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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: De l'Amour - Édition revue et corrigée et précédée d'une étude sur les - œuvres de Stendhal par Sainte-Beuve - -Author: Stendhal - Charles-Augustin Sainte-Beuve - -Release Date: December 8, 2019 [EBook #60882] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'AMOUR *** - - - - -Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online -Distributed Proofreading Teams at DP-test Italia and -www.pgdp.net. (This file was produced from images generously -made available by the Bibliothèque nationale de France -(BnF/Gallica) at http://Gallica.bnf.fr) - - - - - - - - - - - - DE - L'AMOUR - - PAR - DE STENDHAL - - ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE ET PRÉCÉDÉE D'UNE ÉTUDE - SUR LES _OEuvres de Stendhal_ - - Par Sainte-Beuve - - PARIS - GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS - 6, RUE DES SAINTS PÈRES, 6 - - - - -PRÉFACE[1] - - [1] Mai 1826. - - -Quoiqu'il traite de l'amour, ce petit volume n'est point un roman, et -surtout n'est pas amusant comme un roman. C'est tout uniment une -description exacte et scientifique d'une sorte de folie très rare en -France. L'empire des convenances, qui s'accroît tous les jours, plus -encore par l'effet de la crainte du ridicule qu'à cause de la pureté de -nos moeurs, a fait du mot qui sert de titre à cet ouvrage une parole -qu'on évite de prononcer toute seule, et qui peut même sembler -choquante. J'ai été forcé d'en faire usage, mais l'austérité -scientifique du langage me met, je pense, à l'abri de tout reproche à -cet égard. - - * * * * * - -Je connais un ou deux secrétaires de légation qui, à leur retour, -pourront me rendre service. Jusque-là, que pourrais-je dire aux gens qui -nient les faits que je raconte? Les prier de ne pas m'écouter. - -On peut reprocher de l'_égotisme_ à la forme que j'ai adoptée. On permet -à un voyageur de dire: «J'étais à New-York, de là _je_ m'embarquai pour -l'Amérique du sud, _je_ remontai jusqu'à Santa-Fé-de-Bogota. Les cousins -et les moustiques _me_ désolèrent pendant la route, et _je_ fus privé, -pendant trois jours, de l'usage de l'oeil droit.» - -On n'accuse point ce voyageur d'aimer à parler de soi; on lui pardonne -tous ces _je_ et tous ces _moi_, parce que c'est la manière la plus -claire et la plus intéressante de raconter ce qu'il a vu. - -C'est pour être clair et pittoresque, s'il le peut, que l'auteur du -présent voyage dans les régions peu connues du coeur humain dit: -«J'allai avec Mme Gherardi aux mines de sel de Hallein... La princesse -Crescenzi me disait à Rome... Un jour, à Berlin, je vis le beau -capitaine L...» Toutes ces petites choses sont réellement arrivées à -l'auteur, qui a passé quinze ans en Allemagne et en Italie. Mais, plus -curieux que sensible, jamais il n'a rencontré la moindre aventure, -jamais il n'a éprouvé aucun sentiment personnel qui méritât d'être -raconté; et, si on veut lui supposer l'orgueil de croire le contraire, -un orgueil plus grand l'eût empêché d'imprimer son coeur et le vendre au -public pour six francs, comme ces gens qui, de leur vivant, impriment -leurs Mémoires. - -En 1822, lorsqu'il corrigeait les épreuves de cette espèce de voyage -moral en Italie et en Allemagne, l'auteur, qui avait décrit les objets -le jour où il les avait vus, traita le manuscrit qui contenait la -description circonstanciée de toutes les phases de la maladie de l'âme -nommée _amour_, avec ce respect aveugle que montrait un savant du XIVe -siècle pour un manuscrit de Lactance ou de Quinte-Curce qu'on venait de -déterrer. Quand l'auteur rencontrait quelque passage obscur, et, à vrai -dire, souvent cela lui arrivait, il croyait toujours que c'était le -_moi_ d'aujourd'hui qui avait tort. Il avoue que son respect pour -l'ancien manuscrit est allé jusqu'à imprimer plusieurs passages qu'il ne -comprenait plus lui-même. Rien de plus fou pour qui eût songé aux -suffrages du public; mais l'auteur, revoyant Paris après de longs -voyages, croyait impossible d'obtenir un succès sans faire des bassesses -auprès des journaux. Or, quand on fait tant que de faire des bassesses, -il faut les réserver pour le premier ministre. Ce qu'on appelle un -succès étant hors de la question, l'auteur s'amusa à publier ses pensées -exactement telles qu'elles lui étaient venues. C'est ainsi qu'en -agissaient jadis ces philosophes de la Grèce, dont la sagesse pratique -le ravit en admiration. - -Il faut des années pour pénétrer dans l'intimité de la société -italienne. Peut-être aurai-je été le dernier voyageur en ce pays. Depuis -le _carbonarisme_ et l'invasion des Autrichiens, jamais étranger ne sera -reçu en ami dans les salons où régnait une joie si folle. On verra les -monuments, les rues, les places publiques d'une ville, jamais la -société, l'étranger fera toujours peur; les habitants soupçonneront -qu'il est un espion, ou craindront qu'il ne se moque de la bataille -d'Antrodoco et des bassesses indispensables en ce pays pour n'être pas -persécuté par les huit ou dix ministres ou favoris qui entourent le -prince. J'aimais réellement les habitants, et j'ai pu voir la vérité. -Quelquefois, pendant dix mois de suite, je n'ai pas prononcé un seul mot -de français, et sans les troubles et le _carbonarisme_, je ne serais -jamais rentré en France. La bonhomie est ce que je prise avant tout. - -Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide, je ne puis faire des -miracles; je ne puis pas donner des oreilles aux sourds ni des yeux aux -aveugles. Ainsi les gens à argent et à grosse joie, qui ont gagné cent -mille francs dans l'année qui a précédé le moment où ils ouvrent ce -livre, doivent bien vite le fermer, surtout s'ils sont banquiers, -manufacturiers, respectables industriels, c'est-à-dire gens à idées -éminemment positives. Ce livre serait moins inintelligible pour qui -aurait gagné beaucoup d'argent à la Bourse ou à la loterie. Un tel gain -peut se rencontrer à côté de l'habitude de passer des heures entières -dans la rêverie, et à jouir de l'émotion que vient de donner un tableau -de Prud'hon, une phrase de Mozart, ou enfin un certain regard singulier -d'une femme à laquelle vous pensez souvent. Ce n'est point ainsi que -_perdent leur temps_ les gens qui payent deux mille ouvriers à la fin de -chaque semaine; leur esprit est toujours tendu à l'utile et au positif. -Le rêveur dont je parle est l'homme qu'ils haïraient s'ils en avaient le -loisir; c'est celui qu'ils prendraient volontiers pour plastron de leurs -bonnes plaisanteries. L'industriel millionnaire sent confusément qu'un -tel homme place dans son estime une pensée avant un sac de mille francs. - -Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la même année où -l'industriel gagnait cent mille francs, s'est donné la connaissance du -grec moderne, ce dont il est si fier, que déjà il aspire à l'arabe. Je -prie de ne pas ouvrir ce livre tout homme qui n'a pas été malheureux -pour des causes imaginaires _étrangères à la vanité_, et qu'il aurait -grande honte de voir divulguer dans les salons. - -Je suis bien assuré de déplaire à ces femmes qui, dans ces mêmes salons, -emportent d'assaut la considération par une affectation de tous les -instants. J'en ai surpris de bonne foi pour un moment, et tellement -étonnées, qu'en s'interrogeant elles-mêmes, elles ne pouvaient plus -savoir si un tel sentiment qu'elles venaient d'exprimer avait été -naturel ou affecté. Comment ces femmes pourraient-elles juger de la -peinture de sentiments vrais? Aussi cet ouvrage a-t-il été leur _bête -noire_; elles ont dit que l'auteur devait être un homme infâme. - -Rougir tout à coup, lorsqu'on vient à songer à certaines actions de sa -jeunesse; avoir fait des sottises par tendresse d'âme et s'en affliger, -non pas parce qu'on fut ridicule aux yeux du salon, mais bien aux yeux -d'une certaine personne dans ce salon; à vingt-six ans, être amoureux de -bonne foi d'une femme qui en aime un autre, ou bien encore (mais la -chose est si rare, que j'ose à peine l'écrire de peur de retomber dans -les _inintelligibles_, comme lors de la première édition), ou bien -encore, en entrant dans le salon où est la femme que l'on croit aimer, -ne songer qu'à lire dans ses yeux ce qu'elle pense de nous en cet -instant, et n'avoir nulle idée de _mettre de l'amour_ dans nos propres -regards: voilà les antécédents que je demanderai à mon lecteur. C'est la -description de beaucoup de ces sentiments fins et rares qui a semblé -obscure aux hommes à idées positives. Comment faire pour être clair à -leurs yeux? Leur annoncer une hausse de cinquante centimes, ou un -changement dans le tarif des douanes de la Colombie[2]. - - [2] On me dit: «Otez ce morceau, rien de plus vrai; mais gare les - industriels; ils vont crier à l'aristocrate.»--En 1817, je n'ai pas - craint les procureurs généraux; pourquoi aurais-je peur des - millionnaires en 1826? Les vaisseaux fournis au pacha d'Égypte m'ont - ouvert les yeux sur leur compte, et je ne crains que ce que - j'estime. - -Le livre qui suit explique simplement, raisonnablement, -mathématiquement, pour ainsi dire, les divers sentiments qui se -succèdent les uns aux autres, et dont l'ensemble s'appelle la passion de -l'amour. - -Imaginez une figure de géométrie assez compliquée, tracée avec du crayon -blanc sur une grande ardoise: eh bien! je vais expliquer cette figure de -géométrie; mais une condition nécessaire, c'est qu'il faut qu'elle -_existe déjà_ sur l'ardoise; je ne puis la tracer moi-même. Cette -impossibilité est ce qui rend si difficile de faire sur l'amour un livre -qui ne soit pas un roman. Il faut, pour suivre avec intérêt un _examen -philosophique_ de ce sentiment, autre chose que de l'esprit chez le -lecteur; il est de toute nécessité qu'il ait vu l'amour. Or, où peut-on -voir une passion? - -Voilà une cause d'obscurité que je ne pourrai jamais éloigner. - -L'amour est comme ce qu'on appelle au ciel la _voie lactée_, un amas -brillant formé par des milliers de petites étoiles, dont chacune est -souvent une nébuleuse. Les livres ont noté quatre ou cinq cents des -petits sentiments successifs et si difficiles à reconnaître qui -composent cette passion, et les plus grossiers, et encore en se trompant -souvent et prenant l'accessoire pour le principal. Les meilleurs de ces -livres, tels que la _Nouvelle Héloïse_, les romans de Mme Cottin, les -_Lettres_ de Mlle Lespinasse, _Manon Lescaut_, ont été écrits en France, -pays où la plante nommée amour a toujours peur du ridicule, est étouffée -par les exigences de la passion _nationale_, la vanité, et n'arrive -presque jamais à toute sa hauteur. - -Qu'est ce donc que connaître l'amour par les romans? que serait-ce après -l'avoir vu décrit dans des centaines de volumes à réputation, mais ne -l'avoir jamais senti, que chercher dans celui-ci l'explication de cette -folie? je répondrai comme un écho: «C'est folie.» - -Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir encore de ce qui vous -occupa tant il y a quelques années, dont vous n'osâtes parler à -personne, et qui faillit vous perdre d'honneur? C'est pour vous que j'ai -refait ce livre et cherché à le rendre plus clair. Après l'avoir lu, -n'en parlez jamais qu'avec une petite phrase de mépris, et jetez-le dans -votre bibliothèque de citronnier, derrière les autres livres; j'y -laisserais même quelques pages non coupées. - -Ce n'est pas seulement quelques pages non coupées qu'y laissera l'être -imparfait, qui se croit philosophe parce qu'il resta toujours étranger à -ces émotions folles qui font dépendre d'un regard tout notre bonheur -d'une semaine. D'autres, arrivant à l'âge mûr, mettent toute leur vanité -à oublier qu'un jour ils purent s'abaisser au point de faire la cour à -une femme et de s'exposer à l'humiliation d'un refus; ce livre aura leur -haine. Parmi tant de gens d'esprit que j'ai vus condamner cet ouvrage -par diverses raisons, mais toujours avec colère, les seuls qui m'aient -semblé ridicules sont ces hommes qui ont la double vanité de prétendre -avoir toujours été au-dessus des faiblesses du coeur, et toutefois -posséder assez de pénétration pour juger _a priori_ du degré -d'exactitude d'un traité philosophique, qui n'est qu'une description -suivie de toutes ces faiblesses. - -Les personnages graves, qui jouissent dans le monde du renom d'hommes -sages et nullement romanesques, sont bien plus près de comprendre un -roman, quelque passionné qu'il soit, qu'un livre philosophique, où -l'auteur décrit froidement les diverses phases de la maladie de l'âme -nommée _amour_. Le roman les émeut un peu; mais à l'égard du traité -philosophique, ces hommes sages sont comme des aveugles qui se feraient -lire une description des tableaux du Musée, et qui diraient à l'auteur: -«Avouez, monsieur, que votre ouvrage est horriblement obscur.» Et -qu'arrivera-t-il si ces aveugles se trouvent des gens d'esprit, depuis -longtemps en possession de cette dignité, et ayant souverainement la -prétention d'être clairvoyants? Le pauvre auteur sera joliment traité. -C'est aussi ce qui lui est arrivé lors de la première édition. Plusieurs -exemplaires ont été actuellement brûlés par la vanité furibonde de gens -de beaucoup d'esprit. Je ne parle pas des injures, non moins flatteuses -par leur fureur: l'auteur a été déclaré grossier, immoral, écrivant pour -le peuple, homme dangereux, etc. Dans les pays usés par la monarchie, -ces titres sont la récompense la plus assurée de qui s'avise d'écrire -sur la morale et ne dédie pas son livre à la Mme Dubarry du jour. -Heureuse la littérature si elle n'était pas à la mode, et si les seules -personnes pour qui elle est faite voulaient bien s'en occuper! Du temps -du Cid, Corneille n'était qu'_un bon homme_ pour M. le marquis de -Danjeau. Aujourd'hui, tout le monde se croit fait pour lire M. de -Lamartine; tant mieux pour son libraire; mais tant pis et cent fois tant -pis pour ce grand poète. De nos jours, le génie a des ménagements pour -des êtres auxquels il ne devrait jamais songer sous peine de déroger. - -La vie laborieuse, active, tout estimable, toute positive, d'un -conseiller d'État, d'un manufacturier de tissus de coton ou d'un -banquier fort alerte pour les emprunts, est récompensée par des -millions, et non par des sensations tendres. Peu à peu le coeur de ces -messieurs s'ossifie; le positif et l'utile sont tout pour eux, et leur -âme se ferme à celui de tous les sentiments qui a le plus grand besoin -de loisir, et qui rend le plus incapable de toute occupation raisonnable -et suivie. - -Toute cette préface n'est faite que pour crier que ce livre-ci a le -malheur de ne pouvoir être compris que par des gens qui se sont trouvé -le loisir de faire des folies. Beaucoup de personnes se tiendront pour -offensées, et j'espère qu'elles n'iront pas plus loin. - - - - -DEUXIÈME PRÉFACE[3] - - [3] Mai 1854. - - -Je n'écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux, aimables, -charmants, point hypocrites, point _moraux_, auxquels je voudrais -plaire; j'en connais à peine un ou deux. De tout ce qui ment pour avoir -de la considération comme écrivain, je n'en fais aucun cas. Ces belles -dames là doivent lire le compte de leur cuisinière et le sermonnaire à -la mode, qu'il s'appelle Massillon ou Mme Necker, pour pouvoir en parler -avec les femmes graves qui dispensent la considération. Et qu'on le -remarque bien, ce beau grade s'obtient toujours, en France, en se -faisant le grand prêtre de quelque sottise. - -Avez-vous été dans votre vie six mois malheureux par amour? dirais-je à -quelqu'un qui voudrait lire ce livre. - -Ou, si votre âme n'a senti dans la vie d'autre malheur que celui de -penser à un procès, ou de n'être pas nommé député à la dernière -élection, ou de passer pour avoir moins d'esprit qu'à l'ordinaire à la -dernière saison des eaux d'Aix,--je continuerai mes questions -indiscrètes, et vous demanderai si vous avez lu dans l'année quelqu'un -de ces ouvrages insolents qui forcent le lecteur à penser? Par exemple, -l'_Émile_ de J.-J. Rousseau, ou les six volumes de Montaigne? Que si -vous n'avez jamais été malheureux par cette faiblesse des âmes fortes, -que si vous n'avez pas l'habitude, contre nature, de penser en lisant, -ce livre-ci vous donnera de l'humeur contre l'auteur, car il vous fera -soupçonner qu'il existe un certain bonheur que vous ne connaissez pas, -et que connaissait Mlle de Lespinasse. - - - - -TROISIÈME PRÉFACE - - -Je viens solliciter l'indulgence du lecteur pour la forme singulière de -cette _Physiologie de l'Amour_. - -Il y a vingt-huit ans (en 1842) que les bouleversements qui suivirent la -chute de Napoléon me privèrent de mon état. Deux ans auparavant, le -hasard me jeta, immédiatement après les horreurs de la retraite de -Russie, au milieu d'une ville aimable où je comptais bien passer le -reste de mes jours, ce qui m'enchantait. Dans l'heureuse Lombardie, à -Milan, à Venise, la grande, où, pour mieux dire, l'unique affaire de la -vie, c'est le plaisir. Là, aucune attention pour les faits et gestes du -voisin; on ne s'y préoccupe de ce qui nous arrive qu'à peine. Si l'on -aperçoit l'existence du voisin, on ne songe pas à le haïr. Otez l'envie -des occupations d'une ville de province, en France, que reste-t-il? -L'absence, l'impossibilité de la cruelle envie, forme la partie la plus -certaine de ce bonheur, qui attire tous les provinciaux à Paris. - -A la suite des bals masqués du carnaval de 1820, qui furent plus -brillants que de coutume, la société de Milan vit éclater cinq ou six -démarches complètement folles; bien que l'on soit accoutumé dans ce -pays-là à des choses qui passeraient pour incroyables en France, l'on -s'en occupa un mois entier. Le ridicule ferait peur dans ce pays-ci à -des actions tellement baroques; j'ai besoin de beaucoup d'audace -seulement pour oser en parler. - -Un soir, qu'on raisonnait profondément sur les effets et les causes de -ces extravagances, chez l'aimable Mme Pietra Crua, qui, par -extraordinaire, ne se trouvait mêlée à aucune de ces folies, je vins à -penser qu'avant un an, peut-être, il ne me resterait qu'un souvenir bien -incertain de ces faits étranges et des causes qu'on leur attribuait. Je -me saisis d'un programme de concert, sur lequel j'écrivis quelques mots -au crayon. On voulut faire un _pharaon_; nous étions trente assis autour -d'une table verte; mais la conversation était tellement animée, qu'on -oubliait de jouer. Vers la fin de la soirée survint le colonel Scotti, -un des hommes les plus aimables de l'armée italienne; on lui demanda son -contingent de circonstances relatives aux faits bizarres qui nous -occupaient; il nous raconta, en effet, des choses dont le hasard l'avait -rendu le confident, et qui leur donnaient un aspect tout nouveau. Je -repris mon programme de concert, et j'ajoutai ces nouvelles -circonstances. - -Ce recueil de particularités sur l'amour a été continué de la même -manière, au crayon et sur des chiffons de papier, pris dans les salons -où j'entendais raconter les anecdotes. Bientôt je cherchai une loi -commune pour reconnaître les divers degrés. Deux mois après, la peur -d'être pris pour un _carbonaro_ me fit revenir à Paris, seulement pour -quelques mois, à ce que je croyais; mais jamais je n'ai revu Milan où -j'avais passé sept années. - -A Paris je mourais d'ennui; j'eus l'idée de m'occuper encore de -l'aimable pays d'où la peur m'avait chassé; je réunis en liasse mes -morceaux de papier, et je fis cadeau du cahier à un libraire; mais -bientôt une difficulté survint; l'imprimeur déclara qu'il lui était -impossible de travailler sur des notes écrites au crayon. Je vis bien -qu'il trouvait cette sorte de copie au-dessous de sa dignité. Le jeune -apprenti d'imprimerie qui me rapportait mes notes paraissait tout -honteux du mauvais compliment dont on l'avait chargé; il savait écrire: -je lui dictai les notes au crayon. - -Je compris aussi que la discrétion me faisait un devoir de changer les -noms propres et surtout d'écourter les anecdotes. Quoiqu'on ne lise -guère à Milan, ce livre, si on l'y portait, eût pu sembler une atroce -méchanceté. - -Je publiai donc un livre malheureux. J'aurai la hardiesse d'avouer qu'à -cette époque j'avais l'audace de mépriser le style élégant. Je voyais le -jeune apprenti tout occupé d'éviter les terminaisons de phrases peu -sonores et les suites de mots formant des sons baroques. En revanche, il -ne se faisait faute de changer à tout bout de champ les circonstances -des faits difficiles à exprimer: Voltaire, lui-même, a peur des choses -difficiles à dire. - -L'_Essai sur l'Amour_ ne pouvait valoir que par le nombre de petites -nuances de sentiment que je priais le lecteur de vérifier dans ses -souvenirs, s'il était assez heureux pour en avoir. Mais il y avait bien -pis; j'étais alors, comme toujours, fort peu expérimenté en choses -littéraires; le libraire auquel j'avais fait cadeau du manuscrit -l'imprima sur mauvais papier et dans un format ridicule. Aussi, me -dit-il au bout d'un mois, comme je lui demandais des nouvelles du livre: -«On peut dire qu'il est sacré, car personne n'y touche.» - -Je n'avais pas même eu l'idée de solliciter des articles dans les -journaux; une telle chose m'eût semblé une ignominie. Aucun ouvrage, -cependant, n'avait un plus pressant besoin d'être recommandé à la -patience du lecteur. Sous peine de paraître inintelligible dès les -premières pages, il fallait porter le public à accepter le mot nouveau -de _cristallisation_, proposé pour exprimer vivement cet ensemble de -folies étranges que l'on se figure comme vraies et même comme -indubitables à propos de la personne aimée. - -En ce temps-là, tout pénétré, tout amoureux des moindres circonstances -que je venais d'observer dans cette Italie que j'adorais, j'évitais -soigneusement toutes les concessions, toutes les aménités de style qui -eussent pu rendre l'_Essai sur l'Amour_ moins singulièrement baroque aux -yeux des gens de lettres. - -D'ailleurs, je ne flattais point le public; c'était l'époque où, toute -froissée de nos malheurs, si grands et si récents, la littérature -semblait n'avoir d'autre occupation que de consoler notre vanité -malheureuse; elle faisait rimer gloire avec victoire, guerriers avec -lauriers, etc. L'ennuyeuse littérature de cette époque semble ne -chercher jamais les circonstances vraies des sujets qu'elle a l'air de -traiter; elle ne veut qu'une occasion de compliments pour ce peuple -esclave de la mode, qu'un grand homme avait appelé la grande nation, -oubliant qu'elle n'était grande qu'avec la condition de l'avoir pour -chef. - -Le résultat de mon ignorance des conditions du plus humble succès fut de -ne trouver que dix-sept lecteurs de 1822 à 1833; c'est à peine si, après -vingt ans d'existence, l'_Essai sur l'Amour_ a été compris d'une -centaine de curieux. Quelques uns ont eu la patience d'observer les -diverses phases de cette maladie chez les personnes atteintes autour -d'eux; car, pour comprendre cette passion, que depuis trente ans la peur -du ridicule cache avec tant de soin parmi nous, il faut en parler comme -d'une maladie; c'est par ce chemin-là que l'on peut arriver quelquefois -à la guérir. - -Ce n'est, en effet, qu'après un demi-siècle de révolutions qui tour à -tour se sont emparées de toute notre attention; ce n'est, en effet, -qu'après cinq changements complets dans la forme et dans les tendances -de nos gouvernements, que la révolution commence seulement à entrer dans -nos moeurs. L'amour, ou ce qui le remplace le plus communément en lui -volant son nom, l'amour pouvait tout en France sous Louis XV: les femmes -de la cour faisaient des colonels; cette place n'était rien moins que la -plus belle du pays. Après cinquante ans, il n'y a plus de cour, et les -femmes les plus accréditées dans la bourgeoisie régnante, ou dans -l'aristocratie boudante, ne parviendraient pas à faire donner un débit -de tabac dans le moindre bourg. - -Il faut bien l'avouer, les femmes ne sont plus à la mode; dans nos -salons si brillants, les jeunes gens de vingt ans affectent de ne point -leur adresser la parole; ils aiment bien mieux entourer le parleur -grossier qui, avec son accent de province, traite de la question des -_capacités_, et tâcher d'y glisser leur mot. Les jeunes gens riches qui -se piquent de paraître frivoles, afin d'avoir l'air de continuer la -bonne compagnie d'autrefois, aiment bien mieux parler _chevaux_ et jouer -gros jeu dans des _cercles_ où les femmes ne sont point admises. Le -sang-froid mortel qui semble présider aux relations des jeunes gens avec -les femmes de vingt-cinq ans, que l'ennui du mariage rend à la société, -fera peut-être accueillir, par quelques esprits sages, cette description -scrupuleusement exacte des phases successives de la maladie que l'on -appelle amour. - -L'effroyable changement qui nous a précipités dans l'ennui actuel et qui -rend inintelligible la société de 1778, telle que nous la trouvons dans -les lettres de Diderot à Mlle Voland, sa maîtresse, ou dans les Mémoires -de Mme d'Épinay, peut faire rechercher lequel de nos gouvernements -successifs a tué parmi nous la faculté de s'amuser, et nous a rapprochés -du peuple le plus triste de la terre. Nous ne savons pas même copier -leur _parlement_ et l'honnêteté de leurs partis, la seule chose passable -qu'ils aient inventée. En revanche, la plus stupide de leurs tristes -conceptions, l'esprit de dignité, est venu remplacer parmi nous la -gaieté française, qui ne se rencontre plus guère que dans les cinq cents -bals de la banlieue de Paris, ou dans le midi de la France, passé -Bordeaux. - -Mais lequel de nos gouvernements successifs nous a valu l'affreux -malheur de nous _angliser_? Faut-il accuser ce gouvernement énergique de -1793, qui empêcha les étrangers de venir camper sur Montmartre? ce -gouvernement qui, dans peu d'années, nous semblera héroïque, et forme le -digne prélude de celui qui, sous Napoléon, alla porter notre nom dans -toutes les capitales de l'Europe. - -Nous oublierons la bêtise bien intentionnée du Directoire, illustré par -les talents de Carnot et par l'immortelle campagne de 1796-1797, en -Italie. - -La corruption de la cour de Barras rappelait encore la gaieté de -l'ancien régime; les grâces de Mme Bonaparte montraient que nous -n'avions dès lors aucune prédilection pour la maussaderie et la morgue -des Anglais. - -La profonde estime dont, malgré l'esprit d'envie du faubourg -Saint-Germain, nous ne pûmes nous défendre pour la façon de gouverner du -premier consul, et les hommes du premier mérite qui illustrèrent la -société de Paris, tels que les Cretet, les Daru, etc., ne permettent pas -de faire peser sur l'Empire la responsabilité du changement notable qui -s'est opéré dans le caractère français pendant cette première moitié du -XIXe siècle. - -Inutile de pousser plus loin mon examen: le lecteur réfléchira et saura -bien conclure... - - - - -M. DE STENDHAL[4] - -OEUVRES COMPLÈTES - - [4] Extrait des _Causeries du Lundi_, de Sainte-Beuve, tome - IX.--Librairie Garnier frères. - - -Cette fois, ce n'est qu'un chapitre de l'histoire littéraire de la -Restauration. On s'est fort occupé depuis quelque temps du spirituel -auteur, M. Beyle, qui s'était déguisé sous le pseudonyme un peu -teutonique de _Stendhal_[5]. Lorsqu'il mourut à Paris, le 23 mars 1842, -il y eut silence autour de lui; regretté de quelques-uns, il parut vite -oublié de la plupart. Dix ans à peine écoulés, voilà toute une -génération nouvelle qui se met à s'éprendre de ses oeuvres, à le -rechercher, à l'étudier en tous sens presque comme un ancien, presque -comme un classique; c'est autour de lui et de son nom comme une -Renaissance. Il en eût été fort étonné. Ceux qui ont connu -personnellement M. Beyle, et qui ont le plus goûté son esprit, sont -heureux d'avoir à reparler de cet écrivain distingué, et, s'ils le font -quelquefois avec moins d'enthousiasme que les critiques tels que M. de -Balzac, qui ne l'ont vu qu'à la fin et qui l'ont inventé, ils ne sont -pas disposés pour cela à lui rendre moins de justice et à moins -reconnaître sa part notable d'originalité et d'influence, son genre -d'utilité littéraire. - - [5] Steindal est une ville de la Saxe prussienne, lieu natal de - Winckelmann. Il est probable que Beyle y aura songé en prenant le - nom sous lequel il devint un guide de l'art en Italie. - -Il y a dans M. Beyle deux personnes distinctes, le _critique_ et le -_romancier_; le romancier n'est venu que plus tard et à la suite du -critique: celui-ci a commencé dès 1814. C'est du critique seul que je -m'occuperai aujourd'hui, et il le mérite bien par le caractère -singulier, neuf, piquant, paradoxal, bien souvent sensé, qu'il nous -offre encore, et qui frappa si vivement non pas le public, mais les gens -du métier et les esprits attentifs de son temps. - -Henri Beyle est, comme Paul-Louis Courier, du très petit nombre de ceux -qui, au sortir de l'Empire en 1814, et dès le premier jour, se -trouvèrent prêts pour le régime nouveau qui s'essayait, et il a eu cela -de plus que Courier et d'autres encore, qu'il n'était pas un mécontent -ni un boudeur: il servait l'Empire avec zèle; il était un fonctionnaire -et commençait à être un administrateur lorsqu'il tomba de la chute -commune; et il se retrouva à l'instant un homme d'esprit, plein d'idées -et d'aperçus sur les arts, sur les lettres, sur le théâtre, et empressé -de les inoculer aux autres. Beyle, c'est le Français (l'un des premiers) -qui est sorti de chez soi, littérairement parlant, et qui a comparé. En -suivant la Grande Armée et en parcourant l'Europe comme l'un des membres -de l'état-major civil de M. Daru dont il était parent, il regardait à -mille choses, à un opéra de Cimarosa ou de Mozart, à un tableau, à une -statue, à toute production neuve et belle, au génie divers des nations; -et tout bas il réagissait contre la sienne, contre cette nation -française dont il était bien fort en croyant la juger, contre le goût -français qu'il prétendait raviver et régénérer, du moins en causant: -c'était là être bien Français encore. Chose singulière! tandis que M. -Daru, occupé des grandes affaires et portant le dur poids de -l'administration des provinces conquises ou de l'approvisionnement des -armées, trouvait encore le temps d'entretenir avec ses amis littérateurs -de Paris, les Picard et les Andrieux, une correspondance charmante -d'attention, pleine d'aménité et de conseils, il y avait là tout à côté -le plus lettré des commissaires des guerres, le moins classique des -auditeurs du Conseil d'État, Beyle, qui faisait provision d'observations -et de malices, qui amassait toute cette jolie érudition piquante, -imprévue, sans méthode, mais assez forte et abondante, avec laquelle il -devait attaquer bientôt et battre en brèche le système littéraire -régnant. C'est ainsi, je le répète, qu'il se trouva en mesure, dès 1814, -à une date où bien peu de gens l'étaient. En musique, en peinture, en -littérature, il perça aussitôt d'une veine nouvelle; il fut surtout un -excitateur d'idées. - -Dans ce rôle actif qu'il eut avec distinction pendant une douzaine -d'années, je me le figure toujours sous une image. Après les grandes -guerres européennes de conquête et d'invasion, vinrent les guerres de -plume et les luttes de parole pour les systèmes. Or, dans cet ordre -nouveau, imaginez un hussard, un hulan, un chevau-léger d'avant-garde -qui va souvent insulter l'ennemi jusque dans son retranchement, mais qui -aussi, dans ses fuites et refuites, pique d'honneur et aiguillonne la -colonne amie qui cheminait parfois trop lentement et lourdement, et la -force d'accélérer le pas. Ç'a été la manoeuvre et le rôle de Beyle: un -hussard romantique, enveloppé, sous son nom de _Stendhal_, de je ne sais -quel manteau scandinave, narguant d'ailleurs le solennel et le -sentimental, brillant, aventureux, taquin, assez solide à la riposte, -excellent à l'escarmouche. - -Il était né à Grenoble le 23 janvier 1783, fils d'un avocat, petit-fils -d'un médecin, appartenant à la haute bourgeoisie du pays. Il puisa dans -sa famille des sentiments de fierté assez habituels en cette belle et -généreuse province. Il reçut dans la maison de son grand-père une bonne -éducation et une instruction très inégale. Il avait perdu sa mère à sept -ans, et son père vivait assez isolé de ses enfants. Il apprit de ses -maîtres du latin, et le reste au hasard, comme on peut se le figurer en -ces années de troubles civils. Les poètes italiens étaient lus dans la -famille, et il aimait même à croire que cette famille de son grand-père -était originaire d'Italie. A dix ans, il fit en cachette une comédie en -prose, ou du moins un premier acte. Lui aussi, il eut sa période de -Florian. Une terrasse de la maison de son grand-père, d'où l'on avait -une vue magnifique sur la montagne de Sassenage, et qui était le lieu de -réunion les soirs d'été, fut, dit-il, le théâtre de ses principaux -plaisirs durant dix ans (de 1789 à 1799). Il commença à se former et à -s'émanciper en suivant les cours de l'_École centrale_, institution -fondée en 1795 par une loi de la Convention, et, en grande partie, -d'après le plan de M. Destutt-Tracy. Je nomme M. de Tracy parce qu'il -fut un des parrains intellectuels de Beyle, que celui-ci lui garda -toujours de la reconnaissance et lui voua, jusqu'à la fin, de -l'admiration; parce que l'école philosophique de Cabanis et de Tracy fut -la sienne, qu'il affichait au moment où l'on s'y attendait le moins. Ce -romantique si avancé a cela de particulier, d'être en contradiction et -en hostilité avec la renaissance littéraire chrétienne de Chateaubriand -et avec l'effort spiritualiste de Mme de Staël; il procède du pur et -direct XVIIIe siècle. Un des travers de Beyle fut même d'y mettre de -l'affectation. Au moment où il causait le mieux peinture, musique; où -Haydn le conduisait à Milton; où il venait de réciter avec sentiment de -beaux vers de Dante ou de Pétrarque, tout d'un coup il se ravisait et -mettait à son chapeau une petite cocarde d'impiété. Il poussait cette -singularité jusqu'à la petitesse. Son esprit et son coeur valaient mieux -que cela. - -Sa vie a été très bien racontée par un de ses parents et amis, M. -Colomb. Au sortir de l'École centrale où, sur la fin, il avait étudié -avec ardeur les mathématiques, Beyle vint pour la première fois à Paris; -il avait dix-sept ans; il y arriva le 10 novembre 1799, juste le -lendemain du 18 Brumaire: date mémorable et bien faite pour donner le -cachet à une jeune âme! L'année suivante, ayant accompagné MM. Daru en -Italie, il suivit le quartier général et assista en amateur à la -bataille de Marengo. Excité par ces merveilles, il s'ennuya de la vie de -bureau, entra comme maréchal des logis dans un régiment de dragons, et y -devint sous-lieutenant: il donna sa démission deux ans après, lors de la -paix d'Amiens. Dans l'intervalle, et pendant le séjour qu'il fit en -Lombardie, à Milan, à Brescia, à Bergame, à cet âge de moins de vingt -ans, au milieu de ces émotions de la gloire et de la jeunesse, de ces -enchantements du climat, du plaisir et de la beauté, il acheva son -éducation véritable, et il prit la forme intérieure qu'il ne fera plus -que développer et mûrir depuis: il eut son idéal de beaux-arts, de -nature, il eut sa patrie d'élection. Si son roman de _la Chartreuse de -Parme_ a paru le meilleur de ceux qu'il a composés, et s'il saisit tout -d'abord le lecteur, c'est que, dès les premières pages, il a rendu avec -vivacité et avec âme les souvenirs de cette heure brillante. C'est -Montaigne, je crois, qui a dit: «Les hommes se font pires qu'ils ne -peuvent.» Beyle, ce sceptique, ce frondeur redouté, était sensible: «Ma -sensibilité est devenue trop vive, écrivait-il deux ans avant sa mort; -ce qui ne fait qu'effleurer les autres me blesse jusqu'au sang. Tel -j'étais en 1799, tel je suis encore en 1840: mais j'ai appris à cacher -tout cela sous de l'ironie imperceptible au vulgaire.» Cette ironie -n'était pas si imperceptible qu'il le croyait; elle était très marquée -et constituait un travers qui barrait bien de bonnes qualités, et qui -brisait même le talent. C'est là la clef de Beyle. Parlant de -l'impression que cause sur place la vue du Forum contemplé du haut des -ruines du Colisée, et se laissant aller un moment à son enthousiasme -romain, il craint d'en avoir trop dit et de s'être compromis auprès des -lecteurs parisiens: «Je ne parle pas, dit-il, du vulgaire né pour -admirer le pathos de _Corinne_; les gens un peu délicats ont ce malheur -bien grand au XIXe siècle: quand ils aperçoivent de l'exagération, leur -âme n'est plus disposée qu'à inventer de l'ironie.» Ainsi, de ce qu'il y -a de la déclamation voisine de l'éloquence, Beyle se jettera dans le -contraire; il ira à mépriser Bossuet et ce qu'il appelle ses _phrases_. -De ce qu'il y a des esprits moutonniers qui, en admirant Racine, -confondent les parties plus faibles avec les grandes beautés, il sera -bien près de ne pas sentir _Athalie_. De ce qu'il y a des hypocrites de -croyances dans les religions, il ne se croira jamais assez incrédule; de -ce qu'il y a des hypocrites de convenances dans la société, il ira -jusqu'à risquer à l'occasion l'indécent et le cynique. En tout, la _peur -d'être dupe_ le tient en échec et le domine: voilà le défaut. _Son -orgueil serait au désespoir de laisser deviner ses sentiments._ Mais au -moment où ce défaut sommeille, en ces instants reposés où il redevient -Italien, Milanais, ou Parisien du bon temps; quand il se trouve dans un -cercle de gens qui l'entendent, et de la bienveillance de qui il est sûr -(car ce moqueur à la prompte attaque avait, notez-le, un secret besoin -de bienveillance), l'esprit de Beyle, tranquillisé du côté de son -faible, se joue en saillies vives, en aperçus hardis, heureux et gais, -et en parlant des arts, de leur charme pour l'imagination, et de leur -divine influence pour la félicité des délicats, il laisse même entrevoir -je ne sais quoi de doux et de tendre dans ses sentiments, ou du moins -l'éclair d'une mélancolie rapide: «Un salon de huit ou dix personnes -aimables, a-t-il dit, où la conversation est gaie, anecdotique et où -l'on prend du punch léger à minuit et demi[6], est l'endroit du monde où -je me trouve le mieux. Là, dans mon centre, j'aime infiniment mieux -entendre parler un autre que de parler moi-même; volontiers je tombe -dans le _silence du bonheur_, et, si je parle, ce n'est que pour _payer -mon billet d'entrée_.» - - [6] Il met minuit _et demi_, parce qu'il croit avoir observé qu'à - minuit sonnant, les ennuyeux ou les gens d'habitude vident - régulièrement le salon; il ne reste plus qu'un choix de gens - aimables et de ceux qui se plaisent tout de bon. - -En cette année de Marengo et quinze jours auparavant, il assista à Ivrée -à une représentation du _Matrimonio segreto_, de Cimarosa: ce fut un des -grands plaisirs et une des dates de sa vie: «Combien de lieues ne -ferais-je pas à pied, écrivait-il quarante ans plus tard, et à combien -de jours de prison ne me soumettrais-je pas pour entendre _Don Juan_ ou -le _Matrimonio segreto_! Et je ne sais pour quelle autre chose je ferais -cet effort.» - -Je ne le suivrai pas dans ses courses à travers l'Europe sous l'Empire. -Sa correspondance qu'on doit bientôt publier nous le montrera en plus -d'une occurrence mémorable, et notamment à Moscou, en 1812. Ayant perdu -sa place avec l'appui de M. Daru en 1814, il commença sa vie d'homme -d'esprit et de cosmopolite, ou plutôt d'homme du Midi qui revient à -Paris de temps en temps: «A la chute de Napoléon, dit Beyle en tête de -sa _Vie de Rossini_, l'écrivain des pages suivantes, qui trouvait de la -duperie à passer sa jeunesse dans les haines politiques se mit à courir -le monde.» Malgré le soin qu'il prit quelquefois pour le dissimuler, ses -quatorze ans de vie sous le Consulat et sous l'Empire avaient donné à -Beyle une empreinte; il resta marqué au coin de cette grande époque, et -c'est en quoi il se distingue de la génération des novateurs avec -lesquels il allait se mêler en les devançant pour la plupart. Il dut -faire quelques sacrifices au ton du jour et entrer plus ou moins en -composition avec le libéralisme, bientôt général et dominant: il sut -pourtant se soustraire et résister à l'espèce d'oppression morale que -cette opinion d'alors, en tant que celle d'un parti, exerçait sur les -esprits les plus distingués; il sut être indépendant, penser en tout et -marcher de lui-même. «Les Français ont donné leur démission en 1814,» -disait-il souvent avec le regret et le découragement d'un homme qui -avait vu un plus beau soleil et des jours plus glorieux. Mais le propre -du Français n'est-il pas de ne jamais donner sa démission absolue et de -recommencer toujours? - -Je prends Beyle en 1814, et dans le premier volume qu'il ait publié: -_Lettres écrites de Vienne en Autriche sur le célèbre compositeur Joseph -Haydn, suivies d'une Vie de Mozart, etc., par Louis-Alexandre-César -Bombet_. Il n'avait pas encore songé à son masque de _Stendhal_. C'est -une singularité et un travers encore de Beyle, provenant de la source -déjà indiquée (la peur du ridicule), de se travestir ainsi plus ou moins -en écrivant. Il se pique de n'être qu'un amateur. Dans ce volume, la -_Vie de Mozart_ est donnée comme écrite par M. Schlichtegroll et -simplement traduite de l'allemand: ce qui n'est vrai que jusqu'à un -certain point; et quant aux _Lettres sur Haydn_, qui sont en partie -traduites et imitées de l'italien de Carpani, l'auteur ne le dit pas, -bien qu'il semble indiquer dans une note qu'il a travaillé sur des -Lettres originales. Il y a de quoi se perdre dans ce dédale de -remaniements, d'emprunts et de petites ruses. Que de précautions et de -mystifications, bon Dieu, pour une chose si simple! que de _dominos_, -dès son début, il met sur son habit d'auteur[7]! - - [7] Je dois à la science et à l'obligeance de M. Anders, de la - Bibliothèque impériale, la note suivante qui ne laisse rien à - désirer pour l'éclaircissement de l'énigme bibliographique que - présente le premier ouvrage de Beyle: - - «L'ouvrage de Beyle sur Haydn, publié d'abord sous le pseudonyme de - Bombet (1814), puis sous celui de Stendhal (1817), n'est pas une - simple traduction des _Haydine_ de Carpani. Beyle a arrangé ce livre - de manière à se l'approprier, et il a cherché à déguiser son plagiat - par des changements, des additions et des transpositions qui rendent - difficile la recherche des passages que l'on voudrait comparer. - - «Dans Carpani, les lettres sont au nombre de seize; dans Bombet, il - y en a vingt-deux, parce que plusieurs ont été coupées en deux et - entièrement remaniées. - - «Il est à remarquer que, pour quelques-unes de ces lettres, Beyle a - conservé la date des lettres originales, tandis que pour d'autres il - l'a changée. - - «Ce qui est plus curieux, c'est une note qui se trouve à la page - 275, où il est dit: «L'auteur a fait ce qu'il a pu pour ôter les - répétitions qui étaient sans nombre dans les _Lettres originales_.» - - «Il paraît que Beyle a voulu se ménager une excuse contre le - reproche de plagiat; mais alors pourquoi n'a-t-il pas donné cette - indication en tête du livre, dans quelques mots servant de préface? - - «La Vie de Mozart est réellement tirée d'un ouvrage de - Schlichtegroll, auteur très connu en Allemagne, et qu'on a eu le - tort, en France, de prendre pour un nom supposé. Outre des ouvrages - relatifs à la numismatique et à l'archéologie, Schlichtegroll a - publié pendant dix ans une _Nécrologie contenant les détails - biographiques des hommes remarquables morts dans le courant de - l'année_. C'est dans le tome II de la deuxième année (Gotha, 1793) - que se trouve l'article sur Mozart (p. 82-112). La traduction de - Beyle est très libre, ici encore il a supprimé et ajouté beaucoup de - choses. Il a, en outre, divisé cette biographie en chapitres, ce qui - n'a pas lieu dans l'original. Les quatre premiers seulement - contiennent des détails pris dans Schlichtegroll; les trois derniers - sont remplis d'anecdotes tirées d'un ouvrage allemand que Beyle - n'indique pas, mais qui a été traduit en français sous le titre - suivant: «_Anecdotes sur W.-G. Mozart_, traduites de l'allemand, par - Ch.-Fr. Cramer, Paris, 1801; in-8º de 68 pages.» - - «Tout ce qui se trouve dans Beyle, à partir de la page 329 jusqu'à - la page 354, est pris dans cette brochure.» (Note de M. Anders.) - -Le livre, d'ailleurs, est très agréable et l'un des meilleurs de Beyle, -en ce qu'il est un des moins décousus. L'art, le génie de Haydn, le -caractère de cette musique riche, savante, magnifique, pittoresque, -élevée, y sont présentés d'une manière sensible et intelligible à tous. -Beyle y apprend le premier à la France le nom de certains chefs d'oeuvre -que notre nation mettra du temps à goûter; il exprime à merveille, à -propos des Cimarosa et des Mozart, la nature d'âme et la disposition qui -sont le plus favorables au développement musical. En parlant de Vienne, -de Venise, il y montre la politique interdite, une douce volupté -s'emparant des coeurs, et la musique, le plus délicat des plaisirs -sensuels, venant remplir et charmer les loisirs que nulle inquiétude ne -corrompt et que les passions seules animent. Il a les plus fines -remarques sur le contraste du génie des peuples, sur la gaieté italienne -opposée à la gaieté française: «La gaieté italienne, c'est de la gaieté -annonçant le bonheur; parmi nous elle serait bien près du mauvais ton; -ce serait montrer _soi heureux_, et en quelque sorte occuper les autres -de soi. La gaieté française doit montrer aux écoutants qu'on n'est gai -que pour leur plaire... La gaieté française exige beaucoup d'esprit; -c'est celle de Le Sage et de _Gil Blas_: la gaieté d'Italie est fondée -sur la sensibilité, de manière que, quand rien ne l'égaye, l'Italien -n'est point gai.» Il commence cette petite guerre qu'il fera au -caractère de notre nation, chez qui il veut voir toujours la vanité -comme ressort principal et comme trait dominant: «La nature, dit-il, a -fait le Français vain et vif plutôt que gai.» Et il ajoute: «La France -produit les meilleurs grenadiers du monde pour prendre des redoutes à la -baïonnette, et les gens les plus amusants. L'Italie n'a point de Collé -et n'a rien qui approche de la délicieuse gaieté de _la Vérité dans le -Vin_.» J'arrête ici Beyle et je me permets de remarquer que je ne -comprends pas très bien la suite et la liaison de ses idées. Que la -vanité (puisqu'il veut l'appeler ainsi), élevée jusqu'au sentiment de -l'honneur, produise des héros, je l'accorderai encore; mais que cette -vanité produise la gaieté vive, franche, amusante et délicieuse d'un -Collé ou d'un Désaugiers, c'est ce que je conçois difficilement, et tous -les Condillac du monde ne m'expliqueront pas cette transformation d'un -sentiment si personnel en une chose si imprévue, si involontaire. Beyle -abusera ainsi souvent d'une observation vraie en la poussant trop loin -et en voulant la retrouver partout. Il est d'ailleurs très fin et sagace -quand il observe que l'_ennui_ chez les Français, au lieu de chercher à -se consoler et à s'enchanter par les beaux-arts, aime mieux se distraire -et se dissiper par la _conversation_: mais je le retrouve systématique -lorsqu'il en donne pour raison que, dans la conversation, «la vanité, -qui est leur passion dominante, trouve à chaque instant l'occasion de -briller, soit par le fond de ce qu'on dit, soit par la manière de le -dire. La conversation, ajoute-t-il, est pour eux un jeu, une mine -d'événements. Cette conversation française, telle qu'un étranger peut -l'entendre tous les jours au café de Foy et dans les lieux publics, me -paraît le commerce armé de deux vanités.» - -Il faut laisser aux peuples divers leur génie, tout en cherchant à le -féconder et à l'étendre. Le Français est sociable, et il l'est surtout -par la parole; la forme qu'il préfère est celle encore qu'il donne à la -pensée en causant, en raisonnant, en jugeant et en raillant: le chant, -la peinture, la poésie, dans l'ordre de ses goûts, ne viennent qu'après, -et les arts ont besoin en général, pour lui plaire et pour réussir tout -à fait chez lui, de rencontrer cette disposition première de son esprit -et de s'identifier au moins en passant avec elle. A Vienne, à Milan, à -Naples, on sent autrement: mais Beyle, à force de nous expliquer cette -différence et d'en rechercher les raisons, d'en vouloir saisir le -principe unique à la façon de Condillac et d'Helvétius, que fait-il -autre chose lui-même, sinon, tout en frondant le goût français, de -raisonner sur les beaux arts à la française? - -Au fond, quand il s'abandonne à ses goûts et à ses instincts dans les -arts, Beyle me paraît ressembler fort au président de Brosses: il aime -le tendre, le léger, le gracieux, le facile dans le divin, le Cimarosa, -le Rossini, ce par quoi Mozart est à ses yeux le La Fontaine de la -musique. Il adore l'aimable Corrège comme l'Arioste. Son admiration pour -Pétrarque est sincère, celle qu'il a pour Dante me paraît un peu -apprise: dans ces parties élevées et un peu âpres, c'est l'intelligence -qui avertit en lui le sentiment. - -Le fond de son goût et de sa sensibilité est tel qu'on le peut attendre -d'un épicurien délicat: «Quelle folie, écrit-il à un ami de Paris en -1814, à la fin de ses _Lettres sur Mozart_, quelle folie de s'indigner, -de blâmer, de se rendre haïssant, de s'occuper de ces grands intérêts de -politique qui ne nous intéressent point! Que le roi de la Chine fasse -pendre tous les philosophes; que la Norwège se donne une Constitution, -ou sage, ou ridicule, qu'est ce que cela nous fait? Quelle duperie -ridicule de prendre les soucis de la grandeur, et seulement ses soucis! -Ce temps que vous perdez en vaines discussions compte dans votre vie; la -vieillesse arrive, vos beaux jours s'écoulent: _Amiamo, or quando_, -etc.» Et il répète le refrain voluptueux des jardins d'Armide. Un jour à -Rome, assis sur les degrés de l'église de San Pietro in Montorio, -contemplant un magnifique coucher de soleil, il vint à songer qu'il -allait avoir cinquante ans dans trois mois, et il s'en affligea comme -d'un soudain malheur. Il pensait tout à fait comme ce poète grec, «que -bien insensé est l'homme qui pleure la perte de la vie, et qui ne pleure -point la perte de la jeunesse[8].» Il n'avait pas cette doctrine austère -et plus difficile qui élève et perfectionne l'âme en vieillissant, celle -que connurent les Dante, les Milton, les Haydn, les Beethoven, les -Poussin, les Michel-Ange, et qui, à n'y voir qu'une méthode sublime, -serait encore un bienfait. - - [8] Il était assez d'avis qu'on devrait cacher la mort comme on - cacherait une dernière fonction messéante de la vie. - -Beyle passa à Milan et en Italie la plus grande partie des premières -années de la Restauration; il y connut Byron, Pellico, un peu Manzoni; -il commença à y guerroyer pour la cause du romantisme tel qu'il le -concevait. En 1817, il publiait l'_Histoire de la Peinture en Italie_, -dédiée à Napoléon. Il existe de cette Dédicace deux versions, l'une où -se trouve le nom de l'exilé de Sainte-Hélène, l'autre, plus énigmatique -et plus obscure, sans le nom; dans les deux, Napoléon y est traité en -monarque toujours présent, et Beyle, en rattachant _au plus grand des -souverains existants_ (comme il le désigne) la chaîne de ses idées, -prouvait que, dans l'ordre littéraire et des arts, c'était une marche en -avant, non une réaction contre l'Empire, qu'il prétendait tenter. Dans -ces volumes agréables et d'une lecture variée, Beyle parlait de la -peinture et de mille autres choses, de l'histoire, du gouvernement, des -moeurs. On reconnaît en lui tout le contraire de ce provincial dont il -s'est moqué, et dont la plus grande crainte dans un salon est de se -trouver seul de son avis. Beyle est volontiers le contre-pied de cet -homme-là: il est contrariant à plaisir. Il aime en tout à être d'un avis -imprévu; il ne supporte le convenu en rien. Il n'a pas plus de foi qu'il -ne faut au gouvernement représentatif; il ne fait pas chorus avec les -philosophes contre les Jésuites, et, s'il avait été, dit-il, à la place -du pape, il ne les aurait pas supprimés. Il a des professions de -machiavélisme qui sentent l'abbé Galiani, un des hommes (avec le -Montesquieu des _Lettres persanes_) de qui il relève dans le passé. Il -faudrait d'ailleurs l'arrêter à chaque pas si l'on voulait des -explications. A force de rompre avec le traditionnel, il brouille et -entre choque bien des choses. Il n'entre pas dans la raison et dans le -vrai de certains préjugés qui ne sont point pour cela des erreurs. Il y -a du taquin de beaucoup d'esprit chez lui, et qui a de grandes pointes -de bon sens, mais des pointes et des percées seulement. Il regrette -surtout l'âge d'or de l'Italie, celui des Laurent-le-Magnifique et des -Léon X, les jeunes et beaux cardinaux de dix-sept ans, et le -catholicisme d'avant Luther, si splendide, si à l'aise chez soi, si -favorable à l'épanouissement des beaux-arts; il a le culte du beau et -l'adoration de cette contrée où, à la vue de tout ce qui en est digne, -on prononce avec un accent qui ne s'entend point ailleurs: «_O Dio! -com'è bello!_» A tout moment il a des retours plus ou moins offensifs de -notre côté, du côté de la France. Il en veut à mort aux La Harpe, à tous -les professeurs de littérature et de goût, qui précisément corrompent le -goût, dit-il, et qui, en fait de plaisirs dramatiques, vont jusque dans -l'âme du spectateur _fausser la sensation_. Il nous accuse d'être sujets -à l'engouement, et à un engouement prolongé, ce qui tient, selon lui, au -manque de caractère et à ce qu'on a trop de vanité pour _oser être -soi-même_. Il nous reproche d'aimer dans les arts à recevoir les -opinions toutes faites, les recettes commodes, et à les garder -longtemps, même après que l'utilité d'un jour en est passée[9]. La Harpe -fut utile en 1800, quand presque tout le monde, après la Révolution, eut -son éducation à refaire: est-ce une raison pour éterniser les jugements -rapides qu'on a reçus de lui? Il va jusqu'à accuser quelque part ce très -judicieux et très innocent La Harpe qui, dit-il, a appris la littérature -à cent mille Français dont il a fait de mauvais juges, d'avoir _étouffé_ -en revanche _deux ou trois hommes de génie_, surtout dans la province. -Depuis que le règne de La Harpe a cessé et que toutes les entraves ont -disparu, comme on n'a rien vu sortir, on ne croit plus à ces _deux ou -trois hommes de génie_ étouffés. - - [9] Je ne voudrais pas faire de rapprochement forcé; mais il m'est - impossible de ne pas remarquer que Beyle, dans un ordre d'idées plus - léger, ne fait autre chose qu'adresser aux Français de ces reproches - que le comte Joseph de Maistre leur adressait également. Tous les - deux, ils ont cela de commun de dire aux Parisiens bien des duretés, - ou même des impertinences, et de songer beaucoup à l'opinion de - Paris. - -On commence à comprendre quel a été le rôle excitant de Beyle dans les -discussions littéraires de ce temps-là. Ce rôle a perdu beaucoup de son -prix aujourd'hui. En littérature comme en politique, on est généralement -redevenu prudent et sage; c'est qu'on a eu beaucoup de mécomptes. On -opposait sans cesse Racine et Shakespeare; les Shakespeare modernes ne -sont pas venus, et Racine, Corneille, reproduits tout d'un coup, un -jour, par une grande actrice, ont reparu aux yeux des générations déjà -oublieuses avec je ne sais quoi de nouveau et de rajeuni. Cela dit, il -faut, pour être juste, reconnaître que le théâtre moderne, pris dans son -ensemble, n'a pas été sans mérite et sans valeur littéraire; les -théories ont failli; un génie dramatique seul, qui eût bien usé de -toutes ses forces, aurait pu leur donner raison, tout en s'en passant. -Ce génie, qu'il n'appartenait point à la critique de créer, a manqué à -l'appel; des talents se sont présentés en second ordre et ont marché -assez au hasard. A l'heure qu'il est, de guerre lasse, une sorte de -Concordat a été signé entre les systèmes contraires, et les querelles -théoriques semblent épuisées: l'avenir reste ouvert, et il l'est avec -une étendue et une ampleur d'horizon qu'il n'avait certes pas en 1820, -au moment où les critiques comme Beyle guerroyaient pour faire place -nette et pour conquérir au talent toutes ses franchises. - -Justice est donc d'accepter Beyle à son moment et de lui tenir compte -des services qu'il a pu rendre. Ce qu'il a fait en musique pour la cause -de Mozart, de Cimarosa, de Rossini, contre les Paer, les Berton et les -maîtres jurés de la critique musicale d'alors, il l'a fait en -littérature contre les Dussault, les Duvicquet, les Auger, les critiques -de l'ancien _Journal des Débats_, de l'ancien _Constitutionnel_, et les -oracles de l'ancienne Académie. Sa plus vive campagne est celle qu'il -mena en deux brochures ayant pour titre: _Racine et Shakespeare_ -(1823-1825). Quand je dis _campagne_ et quand je prends les termes de -guerre, je ne fais que suivre exactement sa pensée: car dans son séjour -à Milan, dès 1818, je vois qu'il avait préludé à ce projet d'attaque en -traçant une carte du théâtre des opérations, où était représentée la -position respective des deux armées, dites classique et romantique. -L'armée romantique, qui avait à sa tête la _Revue d'Édimbourg_ et qui se -composait de tous les auteurs anglais, de tous les auteurs espagnols, de -tous les auteurs allemands, et des romantiques italiens (quatre corps -d'armée), sans compter Mme de Staël pour auxiliaire, était campée sur la -rive gauche d'un fleuve qu'il s'agissait de passer (le fleuve de -l'_Admiration publique_), et dont l'armée classique occupait la rive -droite; mais je ne veux pas entrer dans un détail très ingénieux, qui ne -s'expliquerait bien que pièce en main, et qui de loin rappelle trop la -_carte de Tendre_. Beyle, depuis son retour en France, était sur la rive -droite du fleuve et, à cette date, en pays à peu près ennemi: il s'en -tira par de hardies escarmouches. Dans ses brochures, il combat les deux -unités de _lieu_ et de _temps_, qui étaient encore rigoureusement -recommandées; il s'attache à montrer que pour des spectateurs qui -viennent après la Révolution, après les guerres de l'Empire; qui n'ont -pas lu Quintilien, et qui ont fait la campagne de Moscou, il faut des -cadres différents, et plus larges que ceux qui convenaient à la noble -société de 1670. Selon la définition qu'il en donne, un auteur -romantique n'est autre qu'un auteur qui est essentiellement actuel et -vivant, qui se conforme à ce que la société exige à son heure; le même -auteur ne devient classique qu'à la seconde ou à la troisième -génération, quand il y a déjà des parties mortes en lui. Ainsi, d'après -cette vue, Sophocle, Euripide, Corneille et Racine, _tous les grands -écrivains, en leur temps_, auraient été aussi romantiques que -Shakespeare l'était à l'heure où il parut: ce n'est que depuis qu'on a -prétendu régler sur leur patron les productions dramatiques nouvelles, -qu'ils seraient devenus classiques, ou plutôt, «ce sont les gens qui les -copient au lieu d'ouvrir les yeux et d'imiter la nature, qui sont -classiques en réalité». Tout cela était dit vivement et gaiement. La -_tirade_, le vers alexandrin, la partie descriptive, épique, ou de -périphrase élégante, qui entrait dans les tragédies du jour, faisaient -matière à sa raillerie. Il en voulait particulièrement au vers -alexandrin, qu'il prétendait n'être souvent qu'un _cache-sottise_; il -voulait «un genre clair, vif, simple, allant droit au but». Il ne -trouvait que la prose qui pût s'y prêter. C'étaient donc des tragédies -ou drames en prose qu'il appelait de tous ses voeux. Il est à remarquer -qu'en fait de style, à force de le vouloir limpide et naturel, Beyle -semblait en exclure la poésie, la couleur, ces images et ces expressions -de génie qui revêtent la passion et qui relèvent le langage des -personnes dramatiques, même dans Shakespeare,--et je dirai mieux, -surtout dans Shakespeare. En ne voulant que des mots courts, il -tarissait le développement, le jet, toutes qualités qui sont très -naturelles aussi à la passion dans les moments où elle s'exhale et se -répand au dehors. Nous avons eu, depuis, ce qui était alors l'idéal pour -Beyle, ces drames ou tragédies en prose «qui durent plusieurs mois, et -dont les événements se passent en des lieux divers»; et pourtant ni -Corneille ni Racine n'ont encore été surpassés. C'est qu'à tel jeu la -recette de la critique ne suffit pas, et il n'est que le génie qui -trouve son art. «Que le Ciel nous envoie bientôt un homme à talent pour -faire une telle tragédie!» s'écriait Beyle. Nous continuons de faire le -même voeu, avec cette différence que, lui, il semblait accuser du retard -tantôt le Gouvernement d'alors avec sa censure, et tantôt le public -français avec ses susceptibilités: «C'est cependant à ceux-ci, disait-il -des Français de 1825, qu'il faut plaire, à ces êtres si fins, si légers, -si susceptibles, toujours aux aguets, toujours en proie à une émotion -fugitive, toujours incapables d'un sentiment profond. Ils ne croient à -rien qu'à la mode...» Hélas! nous sommes bien revenus de ces prises à -partie du public par les auteurs. Ce public, tel que nous le connaissons -aujourd'hui, ne serait pas si difficile sur son plaisir: qu'on lui offre -seulement quelque chose d'un peu vrai, d'un peu touchant, d'honnête, de -naturel et de profond, soit en vers, soit en prose, et vous verrez comme -il applaudira. - -Il y a deux parts très distinctes dans toute cette polémique de Beyle si -leste et si cavalièrement menée. Quand il ne fait que se prendre corps à -corps aux adversaires du moment, à ceux qui parlent de Shakespeare sans -le connaître, de Sophocle et d'Euripide sans les avoir étudiés, d'Homère -pour l'avoir lu en français, et dont toute l'indignation classique -aboutit surtout à défendre leurs propres oeuvres et les pièces qu'ils -font jouer, il a raison, dix fois raison. Il rit très agréablement de M. -Auger qui a prononcé à une séance publique de l'Académie les mots de -_schisme_ et de _secte_. «Tous les Français qui s'avisent de penser -comme les romantiques sont donc des _sectaires_ (ce mot est _odieux_, -dit le Dictionnaire de l'Académie). Je suis un _sectaire_,» s'écrie -Beyle; et il développe ce thème très gaiement, en finissant par opposer -à la liste de l'Académie d'alors une _contre-liste_ de noms qui la -plupart sont arrivés depuis à l'Institut, qui n'en étaient pas encore et -que poussait la faveur du public. Voilà le point triomphant et par où il -mettait les rieurs de son côté. Mais dès que Beyle expose ses plans de -tragédies en prose ou de comédies, dès qu'il s'aventure dans l'idée -d'une création nouvelle, il montre la difficulté et trahit l'embarras. -Sur la comédie surtout, il est en défaut; il nomme trop peu Molière, si -vivant toujours et si présent; Molière, ce classique qui a si peu -vieilli, et qui fait autant de plaisir en 1850 qu'en 1670. Il n'explique -pas ce démenti que donne l'auteur des _Femmes savantes_ et du -_Misanthrope_ à cette théorie d'une _mort partielle_ chez tous les -classiques. Il a senti depuis cette lacune, et, dans un Supplément à ses -brochures qui n'a pas été encore imprimé, il cherche à répondre à -l'objection. L'objection subsiste, et, sous une forme plus générale, il -mérite qu'on la maintienne contre lui. Beyle ne croît pas assez dans les -Lettres à ce qui ne vieillit pas, à l'éternelle jeunesse du génie, à -cette immortalité des oeuvres qui n'est pas un nom, et qui ressemble à -celle que Minerve, chez Homère, après le retour dans Ithaque, a répandue -tout d'un coup sur son héros. - -Quoi qu'il en soit, l'honneur d'avoir détruit quelques-unes des -préventions et des routines qui s'opposaient en 1820 à toute innovation, -même modérée, revient en partie à Beyle et aux critiques qui, comme lui, -ont travaillé à notre éducation littéraire. Il y travaillait à sa -manière, non en nous disant des douceurs et des flatteries comme la -plupart de nos maîtres d'alors, mais en nous harcelant et en nous -piquant d'épigrammes. Il eût craint, en combattant les La Harpe, de leur -ressembler, et il se faisait léger, vif, persifleur, un pur amateur au -passage, un gentilhomme incognito qui écrit et noircit du papier pour -son plaisir. Comme critique, il n'a pas fait de livre proprement dit; -tous ses écrits en ce genre ne sont guère qu'un seul et même ouvrage -qu'on peut lire presque indifféremment à n'importe quel chapitre, et où -il disperse tout ce qui lui vient d'idées neuves et d'aperçus. Le goût -du vrai et du naturel qu'il met en avant a souvent, de sa part, l'air -d'une gageure; c'est moins encore un goût tout simple qu'une revanche, -un gant jeté aux défauts d'alentour dont il est choqué. Dans le bain -russe, au sortir d'une tiède vapeur, on se jette dans la neige, et de la -neige on se replonge dans l'étuve. Le brusque passage du genre -académique au genre naturel, tel que le pratique Beyle, me semble assez -de cette espèce-là. Il prend son disciple (car il en a eu) et il le -soumet à cette violente épreuve: plus d'un tempérament s'y est aguerri. - -Je n'ai point parlé de son livre _de l'Amour_, publié d'abord en 1822, -ni de bien d'autres écrits de lui qui datent de ces années. Dans une -petite brochure, publiée en 1825 (_D'un nouveau Complot contre les -Industriels_), il s'éleva l'un des premiers contre l'industrialisme et -son triomphe exagéré, contre l'espèce de palme que l'école utilitaire se -décernait à elle-même. Je n'entre pas dans le point particulier du -débat, et je n'examine point s'il entendait parfaitement l'idée de -l'école saint-simonienne du _Producteur_ qu'il avait en vue alors; je -note seulement qu'il revendiquait la part éternelle des sentiments -dévoués, des belles choses réputées inutiles, de ce que les Italiens -appellent _la virtù_. - -Aujourd'hui il m'a suffi de donner quelque idée de la nature des -services littéraires que Beyle nous a rendus. Aux sédentaires comme moi -(et il y en avait beaucoup alors), il a fait connaître bien des noms, -bien des particularités étrangères; il a donné des désirs de voir et de -savoir, et a piqué la curiosité par ses demi-mots. Il a jeté des -citations familières de ces poètes divins de l'Italie qu'on est honteux -de ne point savoir par coeur; il avait cette jolie érudition que voulait -le prince de Ligne, et qui sait les bons endroits. Longtemps je n'ai dû -qu'à lui (et quand je dis _je_, c'est par modestie, je parle au nom de -bien du monde) le sentiment italien vif et non solennel, sans sortir de -ma chambre. Il a réveillé et stimulé tant qu'il a pu le vieux fonds -français; il a agacé et taquiné la paresse nationale des élèves de -Fontanes, si Fontanes a eu des élèves. Tel, s'il était sincère, -conviendrait qu'il lui a dû des aiguillons; on profitait de ses -épigrammes plus qu'on ne lui en savait gré. Il nous a tous sollicités, -enfin, de sortir du cercle académique et trop étroitement français, et -de nous mettre plus ou moins au fait du dehors; il a été un critique, -non pour le public, mais pour les artistes, mais pour les critiques -eux-mêmes: Cosaque encore une fois, Cosaque qui pique en courant avec sa -lance, mais Cosaque ami et auxiliaire, dans son rôle de critique, voilà -Beyle. - -Après le critique, dans Beyle, il faudrait parler du romancier; mais il -y a quelque chose à dire du rôle qui est peut-être le sien avant tout, -et de la vocation où il a le plus excellé: Beyle est un guide pénétrant, -agréable et sûr, en Italie. Des divers ouvrages qu'il a publiés et qui -sont à emporter en voyage, on peut surtout conseiller ses _Promenades -dans Rome_; c'est exactement la conversation d'un _cicerone_, homme -d'esprit et de vrai goût, qui vous indique en toute occasion le beau, -assez pour que vous le sentiez ensuite de vous-même si vous en êtes -digne; qui mêle à ce qu'il voit ses souvenirs, ses anecdotes, fait au -besoin une digression, mais courte, instruit et n'ennuie jamais. En face -de cette nature «où le climat est le plus grand des artistes», ses -_Promenades_ ont le mérite de donner la note vive, rapide, élevée; -lisez-les en voiturin ou sur le pont d'un bateau à vapeur, ou le soir -après avoir vu ce que l'auteur a indiqué, vous y trouvez l'impression -vraie, idéale, italienne ou grecque: il a des éclairs de sensibilité -naturelle et d'attendrissement sincère, qu'il secoue vite, mais qu'il -communique. Les défauts de Beyle n'en sont plus quand on le prend de la -sorte à l'état de voyageur et qu'on use de lui pour compagnon. En 1829, -il avait déjà visité Rome six fois. Nommé, après Juillet 1830, consul à -Trieste d'abord, puis, sur le refus de l'_exequatur_ par l'Autriche, -consul à Civita-Vecchia, il était devenu dans les dernières années un -habitant de Rome. En retournant en Italie après cette Révolution de -Juillet, il ne l'avait plus retrouvée tout à fait la même: «L'Italie, -écrivait-il de Civita-Vecchia en décembre 1834, n'est plus comme je l'ai -adorée en 1815; elle est amoureuse d'une chose qu'elle n'a pas. Les -beaux-arts, pour lesquels seuls elle est faite, ne sont plus qu'un -pis-aller: elle est profondément humiliée, dans son amour-propre -excessif, de ne pas avoir une robe lilas comme ses soeurs aînées la -France, l'Espagne, le Portugal. Mais, si elle l'avait, elle ne pourrait -la porter. Avant tout, il faudrait vingt ans de la verge de fer d'un -Frédéric II pour pendre les assassins et emprisonner les voleurs.» Il -continua d'aimer l'Italie qui était selon son coeur, l'Italie des arts -et sans la politique. Il avait coutume de dire que la politique -intervenant tout à coup dans une conversation agréable et désintéressée, -ou dans une oeuvre littéraire, «lui faisait l'effet d'un coup de -pistolet dans un concert». Tous ceux qui sont allés à Rome dans les -années où il était consul à Civita-Vecchia ont pu connaître Beyle, et la -plupart ont eu à profiter de ses indications et de ses lumières; ce -narquois et ce railleur armé d'ironie était le plus obligeant des -hommes. Il avait beau dire du mal des Français; quand il y avait -longtemps qu'il n'en avait vu un, et que le nouveau débarqué à -Civita-Vecchia s'adressait à lui (s'il le trouvait homme d'esprit), -combien il était heureux de se dédommager de son abstinence forcée par -des conversations sans fin! Il l'accompagnait à Rome et devenait -volontiers un cicerone en personne. Dans un voyage que fit en Italie le -savant M. Victor Le Clerc et dont était le spirituel Ampère, Beyle, qui -était de la partie pour la campagne romaine, égayait les autres, à -chaque pas, de ses saillies, et excellait surtout à mettre ses doctes -compagnons en rapport avec l'esprit des gens du pays: «Le Ciel, -disait-il, m'a donné le talent de me faire bien venir des paysans.» Sa -prompte et gaillarde accortise, sa taille déjà ronde et à la Silène, je -ne sais quel air _satyresque_ qui relevait son propos, tout cela -réussissait à merveille auprès des vendangeurs, des moissonneurs, des -jeunes filles qui allaient puiser l'eau aux fontaines de Tivoli comme du -temps d'Horace. Et ce même homme qui aurait joué au naturel dans un mime -antique, était celui qui sentait si bien le grand et le sublime sous la -coupole de Saint-Pierre. Je dis surtout les qualités de l'homme -distingué dont je parle; personne ne niera, en effet, qu'il n'eût -celles-là[10]. - - [10] Quelqu'un a dit de Beyle: «C'est le meilleur des touristes, - l'homme qui fait le moins l'_Itinéraire à Jérusalem_.» - -Ce n'est pas seulement en Italie que Beyle a été un guide, il a donné en -1838 deux volumes d'un voyage en France sous le titre de _Mémoires d'un -Touriste_: un commis marchand comme il y en a peu est censé avoir pris -ces notes dont la suite forme un journal assez varié et amusant. Beyle -n'y est plus cependant sur son terrain; on l'y sent un peu novice sur -cette terre gauloise; quand il se met à parler antiquités ou art -gothique, on s'aperçoit qu'il vient, l'année précédente, de faire un -tour de France avec M. Mérimée, dont il a profité cette fois et de qui, -sur ce point, il tient sa leçon. Pourtant, pour qui sait lire, il y a de -jolies choses comme partout avec lui, et des aperçus d'homme d'esprit -qui font penser. Par exemple, sur la route de Langres à Dijon, il -rencontre une petite colline couverte de bois qui, vu le paysage -d'alentour, est d'un grand effet et enchante le regard: «Quel effet, se -dit Beyle, ne ferait pas ici le mont Ventoux ou la moindre des montagnes -méprisées dans les environs de la fontaine de Vaucluse!» Et il continue -à rêver, à supposer: «Par malheur, se dit-il, il n'y a pas de hautes -montagnes auprès de Paris: si le Ciel eût donné à ce pays un lac et une -montagne passables, la littérature française serait bien autrement -pittoresque. Dans les beaux temps de cette littérature, c'est à peine si -La Bruyère, qui a parlé de toutes choses, ose dire un mot en passant de -l'impression profonde qu'une vue comme celle de Pau ou de Cras en -Dauphiné laisse dans certaines âmes.» Une fois sur le chapitre -_pittoresque_, songeant surtout aux jardins anglais, Beyle le fait venir -d'Angleterre comme les bonnes diligences et les bateaux à vapeur: le -pittoresque littéraire, il l'oublie, nous est surtout venu de Suisse et -de Rousseau; mais ce qui est joli et fin littérairement, c'est la -remarque qui suit: «La première trace d'attention aux choses de la -nature que j'aie trouvée dans les livres qu'on lit, c'est cette rangée -de saules sous laquelle se réfugie le duc de Nemours, réduit au -désespoir par la belle défense de la princesse de Clèves.» Même en -rectifiant et en contredisant ces manières de dire trop exclusives, on -arrive à des idées qu'on n'aurait pas eues autrement et en suivant le -grand chemin battu des écrivains ordinaires. Sur Diderot, à propos de -Langres sa patrie; sur Riouffe, en passant à Dijon où il fut préfet; sur -les bords ravissants de la Saône en approchant de Lyon; sur l'endroit où -Rousseau y passa la nuit à la belle étoile en entendant le rossignol; -sur cet autre endroit où probablement, selon lui, Mme Roland, avant la -Révolution, avait son petit domaine, Mme Roland que Beyle ne nomme pas -et qu'il désigne simplement «la femme que je respecte le plus au monde»; -sur Montesquieu «dont le style est une fête pour l'esprit»; sur une -foule de sujets familiers ou curieux, il y a de ces riens qui ont du -prix pour ceux qui préfèrent un mot vif et senti à une phrase ou même à -une page à l'avance prévue. A la fin du tome II, le Dauphiné est traité -par l'auteur avec une complaisance particulière: Beyle n'est pas ingrat -pour sa belle province; il en rappelle toutes les gloires, surtout -l'illustre Lesdiguières, le représentant et le type du caractère -dauphinois, brave, fin, et _jamais dupe_. Beyle tient fort à ce dernier -trait qui est, à lui, sa prétention: «Lesdiguières, ce fin renard, -dit-il, comme l'appelait le duc de Savoie, habitait ordinairement -Vizille, et y bâtit un château... Au-dessus de la porte principale, on -voit sa statue équestre en bronze; c'est un bas-relief. De loin, les -portraits de Lesdiguières ressemblent à ceux de Louis XIII; mais, en -approchant, la figure belle et vide du faible fils de Henri IV fait -place à la physionomie astucieuse et souriante du grand général -dauphinois, qui fut d'ailleurs un des plus beaux hommes de son temps.» -Les souvenirs de 1815 et du retour de l'île d'Elbe y sont racontés avec -détail et avec le feu d'un contemporain et presque d'un témoin: le passé -chevaleresque y est senti avec noblesse. Sur les bords de l'Isère, -apercevant les ruines du château Bayard: «Ici naquit Pierre Du Terrail, -cet homme si simple, dit Beyle, qui, comme le marquis de Posa de -Schiller, semble appartenir par l'élévation et la sérénité de l'âme à un -siècle plus avancé que celui où il vécut.» Mais pourquoi, à la page -suivante, en visitant le château de Tencin, Beyle, venant à nommer le -cardinal Dubois, tente-t-il en deux mots une réhabilitation qui crie: -«La France l'admirerait, dit-il de ce cardinal, s'il fût né grand -seigneur?» Dubois en regard de Bayard! ces disparates et ces désaccords -d'idées se feront bien plus sentir encore quand Beyle voudra créer pour -son compte des personnages. - -Romancier, Beyle a eu un certain succès. Je viens de relire la plupart -de ses romans. Le premier en date fut _Armance ou quelques Scènes d'un -Salon de Paris_, publié en 1827. _Armance_ ne réussit pas et fut peu -comprise. La duchesse de Duras avait récemment composé d'agréables -romans ou nouvelles qui avaient été très goûtés dans le grand monde; -elle avait de plus fait lecture, dans son salon, d'un petit récit non -publié qui avait pour titre _Olivier_. Cette lecture, plus ou moins -fidèlement rapportée, excita les imaginations au dehors, et il y eut une -sorte de concours malicieux sur le sujet qu'on supposait être celui -d'_Olivier_. Beyle, après Latouche, eut le tort de s'exercer sur ce -thème impossible à raconter et peu agréable à comprendre. Son Octave, -jeune homme riche, blasé, ennuyé, d'un esprit supérieur, nous dit-on, -mais capricieux, inapplicable et ne sachant que faire souffrir ceux dont -il s'est fait aimer, ne réussit qu'à être odieux et impatientant pour le -lecteur. Les salons que l'auteur avait en vue n'y sont pas peints avec -vérité, par la raison très simple que Beyle ne les connaissait pas. Il y -avait encore sous la Restauration une ligne de démarcation dans le grand -monde; n'allait pas dans le faubourg Saint-Germain qui voulait; ceux que -leur naissance n'y installait point tout d'abord n'y étaient pas -introduits, comme depuis, sur la seule étiquette de leur esprit. M. de -Balzac et d'autres, à leur heure, n'ont eu qu'à désirer pour y être -admis: avant 1830 c'était matière à négociations, et, à moins d'être -d'un certain coin politique, on n'y parvenait pas. Beyle, qui vivait -dans des salons charmants, littéraires et autres[11], a donc parlé de -ceux du faubourg Saint-Germain comme on parle d'un pays inconnu où l'on -se figure des monstres; les personnes particulières qu'il a eues en vue -(dans le portrait de Mme de Bonnivet, par exemple) ne sont nullement -ressemblantes; et ce roman, énigmatique par le fond et sans vérité dans -le détail, n'annonçait nulle invention et nul génie. - - [11] Chez Mme Pasta, chez Mlle Schiasetti, des Italiens, celle qui fut - la grande passion de Victor Jacquemont, chez Mme Ancelot, chez M. - Cuvier, etc. - -_Le Rouge et le Noir_, intitulé ainsi on ne sait trop pourquoi, et par -un emblème qu'il faut deviner, devait paraître en 1830, et ne fut publié -que l'année suivante; c'est du moins un roman qui a de l'action. Le -premier volume a de l'intérêt, malgré la manière et les -invraisemblances. L'auteur veut peindre les classes et les partis -d'avant 1830. Il nous offre d'abord la vue d'une jolie petite ville de -Franche-Comté avec son maire royaliste, homme important, riche, -médiocrement sot, qui a une jolie femme simple et deux beaux enfants; il -s'agit pour lui d'avoir un précepteur à domicile, afin de faire pièce à -un rival de l'endroit dont les enfants n'en ont pas. Le petit précepteur -qu'on choisit, Julien, fils d'un menuisier, enfant de dix-neuf ans, qui -sait le latin et qui étudie pour être prêtre, se présente un matin à la -grille du jardin de M. de Rênal (c'est le nom du maire), avec une -chemise bien blanche, et portant sous le bras une veste fort propre de -ratine violette. Il est reçu par Mme de Rênal, un peu étonnée d'abord -que ce soit là le précepteur que son mari ait choisi pour ses enfants. -Il arrive que ce petit Julien, être sensible, passionné, nerveux, -ambitieux, ayant tous les vices d'esprit d'un Jean-Jacques enfant, -nourrissant l'envie du pauvre contre le riche et du protégé contre le -puissant, s'insinue, se fait aimer de la mère, ne s'attache en rien aux -enfants, et ne vise bientôt qu'à une seule chose, faire acte de force et -de vengeance par vanité et par orgueil en tourmentant cette pauvre femme -qu'il séduit et qu'il n'aime pas, et en déshonorant ce mari qu'il a en -haine comme son supérieur. Il y a là une idée. Beyle, au fond, est un -esprit aristocratique: un jour, à la vue des élections, il s'était -demandé si cette habitude électorale n'allait pas nous obliger à faire -la cour aux dernières classes comme en Amérique: «En ce cas, -s'écrie-t-il, je deviens bien vite aristocrate. Je ne veux faire la cour -à personne, mais moins encore au peuple qu'au ministre.» Beyle est donc -très frappé de cette disposition à _faire son chemin_, qui lui semble -désormais l'unique passion sèche de la jeunesse instruite et pauvre, -passion qui domine et détourne à son profit les entraînements mêmes de -l'âge: il la personnifie avec assez de vérité au début dans Julien. Il -avait pour ce commencement de roman un exemple précis, m'assure-t-on, -dans quelqu'un de sa connaissance, et, tant qu'il s'y est tenu d'assez -près, il a pu paraître vrai. La prompte introduction de ce jeune homme -timide et honteux dans ce monde pour lequel il n'avait pas été élevé, -mais qu'il convoitait de loin; ce tour de vanité qui fausse en lui tous -les sentiments, et qui lui fait voir, jusque dans la tendresse touchante -d'une faible femme, bien moins cette tendresse même qu'une occasion -offerte pour la prise de possession des élégances et des jouissances -d'une caste supérieure; cette tyrannie méprisante à laquelle il arrive -si vite envers celle qu'il devrait servir et honorer; l'illusion -prolongée de cette fragile et intéressante victime, Mme de Rênal: tout -cela est bien rendu ou du moins le serait, si l'auteur avait un peu -moins d'inquiétude et d'épigramme dans la manière de raconter. Le défaut -de Beyle comme romancier est de n'être venu à ce genre de composition -que par la critique, et d'après certaines idées antérieures et -préconçues; il n'a point reçu de la nature ce talent large et fécond -d'un récit dans lequel entrent à l'aise et se meuvent ensuite, selon le -cours des choses, les personnages tels qu'on les a créés; il forme ses -personnages avec deux ou trois idées qu'il croit justes et surtout -piquantes, et qu'il est occupé à tout moment à rappeler. Ce ne sont pas -des êtres vivants, mais des automates ingénieusement construits; on y -voit, presque à chaque mouvement, les ressorts que le mécanicien -introduit et touche par le dehors. Dans le cas présent, dans _le Rouge -et le Noir_, Julien, avec les deux ou trois idées fixes que lui a -données l'auteur, ne paraît plus bientôt qu'un petit monstre odieux, -impossible, un scélérat qui ressemble à un Robespierre jeté dans la vie -civile et dans l'intrigue domestique: il finit en effet par l'échafaud. -Le tableau des partis et des cabales du temps, que l'auteur a voulu -peindre, manque aussi de cette suite et de cette modération dans le -développement qui peuvent seules donner idée d'un vrai tableau de -moeurs. Le dirai-je? avoir trop vu l'Italie, avoir trop compris le XVe -siècle romain ou florentin, avoir trop lu Machiavel, son _Prince_ et sa -vie de l'habile tyran Castruccio, a nui à Beyle pour comprendre la -France et pour qu'il pût lui présenter de ces tableaux dans les justes -conditions qu'elle aime et qu'elle applaudit. Parfaitement honnête homme -et homme d'honneur dans son procédé et ses actions, il n'avait pas, en -écrivant, la même mesure morale que nous; il voyait de l'hypocrisie là -où il n'y a qu'un sentiment de convenance légitime et une observation de -la nature raisonnable et honnête, telle que nous la voulons retrouver -même à travers les passions. - -Dans les nouvelles ou romans qui ont des sujets italiens, il a mieux -réussi. Pendant son séjour dans l'État romain, tout en faisant des -fouilles et en déterrant des vases noirs «qui ont 2700 ans, à ce qu'ils -disent (je doute là, comme ailleurs, ajoutait-il)», il avait mis ses -économies à acheter le droit de faire des copies dans des archives de -famille gardées avec une jalousie extrême, et d'autant plus grande que -les possesseurs ne savaient pas lire: «J'ai donc, disait-il, huit -volumes in-folio (mais à page écrite d'un seul côté) parfaitement vrais, -écrits par les contemporains en demi-jargon. Quand je serai de nouveau -pauvre diable, vivant au quatrième étage, je traduirai cela -_fidèlement_; la fidélité, suivant moi, en fait tout le mérite.» Il se -demandait s'il pourrait intituler ce recueil: «_Historiettes romaines, -fidèlement traduites des récits écrits par les contemporains, de 1400 à -1650_.» Son scrupule (car il en avait comme puriste) était de savoir si -l'on pouvait dire _historiette_ d'un récit tragique. _L'Abbesse de -Castro_, publiée d'abord dans la _Revue des Deux Mondes_ (février et -mars 1839), appartenait probablement à cette série d'historiettes -sombres et sanglantes. L'auteur ou le traducteur se plaît à trouver dans -l'amour d'Hélène pour Jules Branciforte un de ces _amours passionnés_ -qui n'existent plus, selon lui, en 1838, et qu'on trouverait fort -ridicules si on les rencontrait; amours «qui se nourrissent de grands -sacrifices, ne peuvent subsister qu'environnés de mystère, et se -trouvent toujours voisins des plus affreux malheurs». Beyle cherche -ainsi dans le roman une pièce à l'appui de son ancienne et constante -théorie, qui lui avait fait dire: «L'amour est une fleur délicieuse, -mais il faut avoir le courage d'aller la cueillir sur les bords d'un -précipice affreux.» Ce genre brigand et ce genre romain est bien saisi -dans _l'Abbesse de Castro_; cependant on sent que, littérairement, cela -devient un genre comme un autre, et qu'il n'en faut pas abuser. Dans une -autre nouvelle de lui, _San Francesco a Ripa_, imprimée depuis sa mort -(_Revue des Deux Mondes_, 1er juillet 1847), je trouve encore une -historiette de passion romaine, dont la scène est, cette fois, au -commencement du XVIIIe siècle; la jalousie d'une jeune princesse du pays -s'y venge de la légèreté d'un Français infidèle et galant: le récit y -est vif, cru et brusqué. Il y a profusion, à la fin, de balles et de -coups de tromblon qui tuent l'infidèle ainsi que son valet de chambre: -«ils étaient percés de plus de vingt balles chacun,» tant on avait peur -de manquer le maître. Dans le genre plus classique de Didon et d'Ariane, -dans les romans du ton et de la couleur de _la Princesse de Clèves_, on -prodigue moins les balles et les coups mortels, on a les plaintes du -monologue, les pensées délicates, les nuances du sentiment; quand on a -poussé à bout l'un des genres, on passe volontiers à l'autre pour se -remettre en goût; mais, abus pour abus, un certain excès poétique de -tendresse et d'effusion dans le langage est encore celui dont on se -lasse le moins. - -_La Chartreuse de Parme_ (1839) est de tous les romans de Beyle celui -qui a donné à quelques personnes la plus grande idée de son talent dans -ce genre. Le début est plein de grâce et d'un vrai charme. On y voit -Milan depuis 1796, époque de la première campagne d'Italie, jusqu'en -1813, la fin des beaux jours de la Cour du prince Eugène. C'est une idée -heureuse que celle de ce jeune Fabrice, enthousiaste de la gloire, qui, -à la nouvelle du débarquement de Napoléon en 1815, se sauve de chez son -père avec l'agrément de sa mère et de sa tante pour aller combattre en -France sous les aigles reparues. Son odyssée bizarre a pourtant beaucoup -de naturel; il existe en anglais un livre qui a donné à Beyle son idée: -ce sont les _Mémoires d'un soldat du 71e régiment_ qui a assisté à la -bataille de Vittoria sans y rien comprendre, à peu près comme Fabrice -assiste à celle de Waterloo en se demandant après si c'est bien à une -bataille qu'il s'est trouvé et s'il peut dire qu'il se soit réellement -battu. Beyle a combiné avec les souvenirs de sa lecture d'autres -souvenirs personnels de sa jeunesse, quand il partait à cheval de Genève -pour assister à la bataille de Marengo. J'aime beaucoup ce commencement; -je n'en dirai pas autant de ce qui suit. Le roman est moins un roman que -des Mémoires sur la vie de Fabrice et de sa tante, Mme de Pietranera, -devenue duchesse de Sanseverina. La morale italienne, dont Beyle abuse -un peu, est décidément trop loin de la nôtre. Fabrice, d'après ses -débuts et son éclair d'enthousiasme en 1815, pouvait devenir un de ces -Italiens distingués, de ces libéraux aristocrates, nobles amis d'une -régénération peut-être impossible, mais tenant par leurs voeux, par -leurs études et par la générosité de leurs désirs, à ce qui nous élève -en idée et à ce que nous comprenons (Santa-Rosa, Cesare Balbo, Capponi). -Mais Beyle, en posant ainsi son héros, aurait eu trop peur de retomber -dans le lieu commun d'en deçà des Alpes. Il a fait de Fabrice un Italien -de pur sang, tel qu'il le conçoit, destiné sans vocation à devenir -archevêque, bientôt coadjuteur, médiocrement et mollement spirituel, -libertin, faible (lâche, on peut dire), courant chaque matin à la chasse -du bonheur ou du plaisir, amoureux d'une Marietta, comédienne de -campagne, s'affichant avec elle sans honte, sans égards pour lui-même et -pour son état, sans délicatesse pour sa famille et pour cette tante qui -l'aime trop. Je sais bien que Beyle a posé en principe qu'un Italien pur -ne ressemble en rien à un Français et n'a pas de vanité, qu'il ne feint -pas l'amour quand il ne le ressent pas, qu'il ne cherche ni à plaire, ni -à étonner, ni à paraître, et qu'il se contente d'être lui-même en -liberté; mais ce que Fabrice est et paraît dans presque tout le roman, -malgré son visage et sa jolie tournure, est fort laid, fort plat, fort -vulgaire; il ne se conduit nulle part comme un homme, mais comme un -animal livré à ses appétits, ou un enfant libertin qui suit ses -caprices. Aucune morale, aucun principe d'honneur: il est seulement -déterminé à ne pas simuler de l'amour quand il n'en a pas; de même qu'à -la fin, quand cet amour lui est venu pour Clélia, la fille du triste -général Fabio Conti, il y sacrifiera tout, même la délicatesse et la -reconnaissance envers sa tante. Beyle, dans ses écrits antérieurs, a -donné une définition de l'_amour passionné_ qu'il attribue presque en -propre à l'Italien et aux natures du Midi: Fabrice est un personnage à -l'appui de sa théorie; il le fait sortir chaque matin à la recherche de -cet amour, et ce n'est que tout à la fin qu'il le lui fait éprouver; -celui-ci alors y sacrifie tout, comme du reste il faisait précédemment -au plaisir. Les jolies descriptions de paysage, les vues si bien -présentées du lac de Côme et de ses environs, ne sauraient par leur -cadre et leur reflet ennoblir un personnage si peu digne d'intérêt, si -peu formé pour l'honneur, et si prêt à tout faire, même à assassiner, -pour son utilité du moment et sa passion. Il y a un moment où Fabrice -tue quelqu'un, en effet; il est vrai que, cette fois, c'est à son corps -défendant. Il se bat d'une manière assez ignoble sur la grande route -avec un certain Giletti, comédien et protecteur de la Marietta dont -Fabrice est l'ami de choix. S'il fallait discuter la vraisemblance de -l'action dans le roman, on pourrait se demander comment il se fait que -cet accident de grande route ait une si singulière influence sur la -destinée future de Fabrice; on demanderait pourquoi celui-ci, ami (ou -qui peut se croire tel) du prince de Parme et de son premier ministre, -coadjuteur et très en crédit dans ce petit État, prend la fuite comme un -malfaiteur, parce qu'il lui est arrivé de tuer devant témoins, en se -défendant, un comédien de bas étage qui l'a menacé et attaqué le -premier. La conduite de Fabrice, sa fuite extravagante, et les -conséquences que l'auteur en a tirées, seraient inexplicables si l'on -cherchait, je le répète, la vraisemblance et la suite dans ce roman, qui -n'est guère d'un bout à l'autre (j'en excepte le commencement) qu'une -spirituelle mascarade italienne. Les scènes de passion, dont -quelques-unes sont assez belles, entre la duchesse tante de Fabrice et -la jeune Clélia, ne rachètent qu'à demi ces impossibilités qui sautent -aux yeux et qui heurtent le bon sens. La part de vérité de détail, qui -peut y être mêlée, ne me fera jamais prendre ce monde-là pour autre -chose que pour un monde de fantaisie, fabriqué tout autant qu'observé -par un homme de beaucoup d'esprit qui fait, à sa manière, du marivaudage -italien. L'affectation et la grimace du genre se marquent de plus en -plus en avançant. Au sortir de cette lecture, j'ai besoin de relire -quelque roman tout simple et tout uni, d'une bonne et large nature -humaine, où les tantes ne soient pas éprises de leurs neveux, où les -coadjuteurs ne soient pas aussi libertins et aussi hypocrites que Retz -pouvait l'être dans sa jeunesse, et beaucoup moins spirituels; où -l'empoisonnement, la tromperie, les lettres anonymes, toutes les -noirceurs, ne soient pas les moyens ordinaires et acceptés comme -indifférents; où, sous prétexte d'être simple et de fuir l'effet, on ne -me jette pas dans des complications incroyables et dans mille dédales -plus effrayants et plus tortueux que ceux de l'antique Crète. - -Depuis que Beyle taquine la France et les sentiments que nous portons -dans notre littérature et dans notre société, il m'a pris plus d'une -fois envie de la défendre. Une de ses grandes théories, et d'après -laquelle il a écrit ensuite ses romans, c'est qu'en France l'amour est à -peu près inconnu; l'amour digne de ce nom, comme il l'entend, -l'_amour-passion_ et maladie, qui, de sa nature, est quelque chose de -tout à fait à part, comme l'est la cristallisation dans le règne minéral -(la comparaison est de lui): mais quand je vois ce que devient sous la -plume de Beyle et dans ses récits cet amour-passion chez les êtres qu'il -semble nous proposer pour exemple, chez Fabrice quand il est atteint -finalement, chez l'abbesse de Castro, chez la princesse Campobasso, chez -Mina de Wangel (autre nouvelle de lui), j'en reviens à aimer et à -honorer l'amour à la française, mélange d'attrait physique sans doute, -mais aussi de goût et d'inclination morale, de galanterie délicate, -d'estime, d'enthousiasme, de raison même et d'esprit, un amour où il -reste un peu de sens commun, où la société n'est pas oubliée -entièrement, où le devoir n'est pas sacrifié à l'aveugle et ignoré. -Pauline, dans Corneille, me représente bien l'idéal de cet amour, où il -entre des sentiments divers, et où l'élévation et l'honneur se font -entendre. On en trouverait, en descendant, d'autres exemples compatibles -avec l'agrément et une certaine décence dans la vie, amour ou liaison, -ou attachement respectueux et tendre, peu importe le nom[12]. -L'amour-passion, tel que me l'ont peint dans Médée, dans Phèdre ou dans -Didon, des chantres immortels, est touchant à voir grâce à eux, et j'en -admire le tableau: mais cet amour-passion, devenu systématique chez -Beyle, m'impatiente; cette espèce de maladie animale, dont Fabrice est -l'idéal à la fin de sa carrière, est fort laide et n'a rien d'attrayant -dans sa conclusion hébétée. Quand on a lu cela, on revient tout -naturellement, ce me semble, en fait de compositions romanesques, au -genre français, ou du moins à un genre qui soit large et plein dans sa -veine; on demande une part de raison, d'émotion saine, et une simplicité -véritable telle que l'offrent l'histoire des _Fiancés_ de Manzoni, tout -bon roman de Walter Scott, ou une adorable et vraiment simple nouvelle -de Xavier de Maistre. Le reste n'est que l'ouvrage d'un homme d'esprit -qui se fatigue à combiner et à lier des paradoxes d'analyse piquants et -imprévus, auxquels il donne des noms d'hommes; mais les personnages -n'ont point pris véritablement naissance dans son imagination ou dans -son coeur, et ils ne vivent pas. - - [12] J'aime à me représenter cet amour français ou cette amitié - tendre, dans ses diversités de nuances, par les noms de Mme de La - Fayette, de Mme de Caylus, de Mme d'Houdetot, de Mme d'Épinay, de - Mme de Beaumont, de Mme de Custine; jamais la grâce n'y est absente. - -On voit combien je suis loin, à l'égard de _la Chartreuse_ de Beyle, de -partager l'enthousiasme de M. de Balzac. Celui ci a tout simplement -parlé de Beyle romancier comme il aurait aimé à ce qu'on parlât de -lui-même: mais lui, du moins, il avait la faculté de concevoir d'un jet -et de faire vivre certains êtres qu'il lançait ensuite dans son monde -réel ou fantastique et qu'on n'oubliait plus. Il a fort loué dans _la -Chartreuse_ le personnage du comte de Mosca, le ministre homme d'esprit -d'un petit État despotique, et dans lequel il avait cru voir un portrait -ressemblant du prince de Metternich: Beyle n'y avait jamais pensé. On ne -peut d'ailleurs se ressembler moins que Beyle et M. de Balzac. Ce -dernier était aussi confiant que l'autre l'était peu; Beyle était -toujours en garde contre le sot, et craignait tout ce qui eût laissé -percé la vanité. Il songeait sans cesse au ridicule et à n'y pas prêter, -et M. de Balzac n'en avait pas même le sentiment. Lorsque M. de Balzac -fit sur Beyle, à propos de _la Chartreuse_, l'article inséré dans les -_Lettres parisiennes_, Beyle, à la fin de sa réponse datée de -Civita-Vecchia (octobre 1840), et après des remerciements confus pour -cette bombe outrageuse d'éloges à laquelle il s'attendait si peu, lui -disait: «Cet article étonnant, tel que jamais écrivain ne le reçut d'un -autre, je l'ai lu, j'ose maintenant vous l'avouer, _en éclatant de -rire_. Toutes les fois que j'arrivais à une louange un peu forte, et -j'en rencontrais à chaque pas, je voyais la mine que feraient mes amis -en le lisant[13].» - - [13] L'anecdote qu'on va lire est authentique, et je la tiens - d'original: «On sait que Balzac admirait Beyle à la folie pour sa - _Chartreuse de Parme_ et qu'il l'a loué à mort dans sa _Revue - Parisienne_. Beyle, vers ce temps, revenait de Rome, de - Civita-Vecchia, à Paris, et dans le premier moment, craignant le - ridicule, il fut tout confus d'un pareil éloge si exorbitant: il ne - savait où se cacher. Cependant il vit Balzac et ne lui sut pas - mauvais gré d'avoir été ainsi bombardé grand homme. Vers ce temps, - Beyle vendait à la _Revue des Deux Mondes_ une série de nouvelles - italiennes qu'il se proposait de faire et dont il n'y eut qu'une ou - deux d'achevées. Il reçut pour cela la somme de 3.000 francs. Or, à - sa mort, on trouva dans ses papiers la preuve que ces 3.000 francs - avaient été donnés ou prêtés par lui à Balzac qui fut ainsi payé de - son éloge: un service d'argent contre un service d'amour-propre. M. - Colomb, ami intime de Beyle, et qui eut à mettre en ordre ses - papiers, a lui-même certifié le fait.»--Et moi je n'ajouterai qu'un - mot qui est celui du poète de la _Métromanie_: - - Ce mélange de gloire et de gain m'importune! - -Tous deux ne différaient pas moins par la manière dont ils concevaient -la forme et le style, ou la façon de s'exprimer. Sur ce point, M. de -Balzac croyait n'en avoir jamais fait assez. Dans ses _Mémoires d'un -Touriste_, Beyle, passant dans je ne sais quelle ville de Bourgogne, a -dit: «J'ai trouvé dans ma chambre un volume de M. de Balzac, c'est -_l'Abbé Biroteau_ de Tours. Que j'admire cet auteur! qu'il a bien su -énumérer les malheurs et petitesses de la province! Je voudrais un style -plus simple: mais, dans ce cas, les provinciaux l'achèteraient-ils? Je -suppose qu'il fait ses romans en deux temps; d'abord raisonnablement, -puis il les habille en beau style néologique, avec les _patiments_ de -l'âme, _il neige dans mon coeur_, et autres belles choses.» De son côté, -M. de Balzac trouvait qu'il manquait quelque chose au style de Beyle, et -nous le trouvons aussi. Celui-ci dictait ou griffonnait comme il -causait; quand il voulait corriger ou retoucher, il refaisait autrement, -et recommençait à tout hasard pour la seconde ou troisième fois, sans -mieux faire nécessairement que la première. Ce qu'il n'avait pas saisi -du premier mot, il ne l'atteignait pas, il ne le réparait pas. Son -style, en appuyant, n'éclaircit pas sa pensée; il se faisait des idées -singulières des écrivains proprement dits: «Quand je me mets à écrire, -disait-il, je ne songe plus à mon _beau idéal_ littéraire; je suis -assiégé par des idées que j'ai besoin de noter. Je suppose que M. -Villemain est assiégé par des formes de phrases; et, ce qu'on appelle un -poète, M. Delille ou Racine, par des formes de vers. Corneille était -agité par des formes de réplique.» Enfin il se donne bien de la peine -pour s'expliquer une chose très simple; il n'était pas de ceux à qui -l'image arrive dans la pensée, ou chez qui l'émotion lyrique, éloquente, -éclate et jaillit par places dans un développement naturel et -harmonieux. L'étude première n'avait rien fait chez lui pour suppléer à -ce défaut; il n'avait pas eu de maître, ni ce professeur de rhétorique -qu'il est toujours bon d'avoir eu, dût-on s'insurger plus tard contre -lui. Il sentait bien, malgré la théorie qu'il s'était faite, que quelque -chose lui manquait. En paraissant mépriser le style, il en était très -préoccupé. - -En critiquant ainsi avec quelque franchise les romans de Beyle, je suis -loin de le blâmer de les avoir écrits. S'il se peut faire encore des -chefs-d'oeuvre, ce n'est qu'en osant derechef tenter la carrière, au -risque de s'exposer à rester en chemin par bien des oeuvres incomplètes. -Beyle eut ce genre de courage. En 1825, il y avait une école ultra -critique et toute raisonneuse qui posait ceci en principe: «Notre siècle -_comprendra_ les chefs-d'oeuvre, mais n'en _fera_ pas. Il y a des -époques d'artistes, il en est d'autres qui ne produisent que des gens -d'esprit, d'infiniment d'esprit si vous voulez.» Beyle répondait à cette -théorie désespérante dans une lettre insérée au _Globe_ le 31 mars 1825: - - «Pour être artiste après les La Harpe, il faut un courage de fer. Il - faut encore moins songer aux critiques qu'un jeune officier de - dragons, chargeant avec sa compagnie, ne songe à l'hôpital et aux - blessures. C'est le manque absolu de ce _courage_ qui cloue dans la - médiocrité tous nos pauvres poètes. Il faut écrire pour se faire - plaisir à soi-même, écrire comme je vous écris cette lettre; l'idée - m'en est venue, et j'ai pris un morceau de papier. C'est faute de - _courage_ que nous n'avons plus d'artistes. Nierez-vous que Canova et - Rossini ne soient de grands artistes? Peu d'hommes ont plus méprisé - les critiques. Vers 1785, il n'y avait peut-être pas un amateur à Rome - qui ne trouvât ridicules les ouvrages de Canova, etc.» - -Toutes les fois que Beyle a eu une idée, il a donc pris un morceau de -papier, et il a écrit, sans s'inquiéter du qu'en dira-t-on, et sans -jamais mendier d'éloges: un vrai galant homme en cela. Ses romans sont -ce qu'ils peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires; ils sont comme sa -critique, surtout à l'usage de ceux qui en font; ils donnent des idées -et ouvrent bien des voies. Entre toutes ces pistes qui s'entre-croisent, -peut-être l'homme de talent dans le genre trouvera la sienne. - -Plusieurs écrivains dans ces derniers temps, et après M. de Balzac, se -sont occupés de Beyle, de sa vie, de son caractère et de ses oeuvres: M. -Arnould Frémy, M. Paulin Limayrac, M. Charles Monselet, ont parlé de lui -tour à tour; il y a à s'instruire sur son compte à leurs discussions et -à leurs spirituelles analyses; mais s'ils me permettent de le dire, pour -juger au net de cet esprit assez compliqué et ne se rien exagérer dans -aucun sens, j'en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de -mes propres impressions et souvenirs, à ce que m'en diront ceux qui -l'ont connu en ses bonnes années et à ses origines, à ce qu'en dira M. -Mérimée, M. Ampère, à ce que m'en dirait Jacquemont s'il vivait, ceux en -un mot qui l'ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première.--Au -physique, et sans être petit, il eut de bonne heure la taille forte et -ramassée, le cou court et sanguin; son visage plein s'encadrait de -favoris et de cheveux bruns frisés, artificiels vers la fin; le front -était beau, le nez retroussé et quelque peu à la kalmouck; la lèvre -inférieure avançait légèrement et s'annonçait pour moqueuse. L'oeil -assez petit, mais très vif, sous une voûte sourcilière prononcée, était -fort joli dans le sourire. Jeune, il avait eu un certain renom dans les -bals de la cour par la beauté de sa jambe, ce qu'on remarquait alors. Il -avait la main petite et fine, dont il était fier. Il devint lourd et -apoplectique dans ses dernières années, mais il était fort soigneux de -dissimuler, même à ses amis, les indices de décadence. Il mourut -subitement à Paris, où il était en congé, le 23 mars 1842, âgé de -cinquante-neuf ans. En continuant littérairement avec originalité et -avec une sorte d'invention la postérité française des Chamfort, des -Rulhière, de ces hommes d'esprit qu'il rappelle par plus d'un trait ou -d'une malice, Beyle avait au fond une droiture et une sûreté dans les -rapports intimes qu'il ne faut jamais oublier de reconnaître quand on -lui a dit d'ailleurs ses vérités. - - - - -DE L'AMOUR - -LIVRE PREMIER - - - - -CHAPITRE PREMIER - -De l'amour. - - -Je cherche à me rendre compte de cette passion dont tous les -développements sincères ont un caractère de beauté. - -Il y a quatre amours différents: - -1º L'amour-passion, celui de la Religieuse portugaise, celui d'Héloïse -pour Abélard, celui du capitaine de Vésel, du gendarme de Cento[14]. - - [14] Les amis de M. Beyle lui ont demandé souvent qui étaient ce - capitaine et ce gendarme; il répondait qu'il avait oublié leur - histoire. P. M. - -2º L'amour-goût, celui qui régnait à Paris vers 1760, et que l'on trouve -dans les mémoires et romans de cette époque, dans Crébillon, Lauzun, -Duclos, Marmontel, Chamfort, Mme d'Épinay, etc., etc. - -C'est un tableau où, jusqu'aux ombres, tout doit être couleur de rose, -où il ne doit entrer rien de désagréable sous aucun prétexte et sous -peine de manquer d'usage, de bon ton, de délicatesse, etc. Un homme bien -né sait d'avance tous les procédés qu'il doit avoir et rencontrer dans -les diverses phases de cet amour; rien n'y étant passion et imprévu, il -a souvent plus de délicatesse que l'amour véritable, car il a toujours -beaucoup d'esprit; c'est une froide et jolie miniature comparée à un -tableau des Carraches; et, tandis que l'amour-passion nous emporte au -travers de tous nos intérêts, l'amour-goût sait toujours s'y conformer. -Il est vrai que, si l'on ôte la vanité à ce pauvre amour, il en reste -bien peu de chose; une fois privé de vanité, c'est un convalescent -affaibli qui peut à peine se traîner. - -3º L'amour physique. - -A la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fuit dans le -bois. Tout le monde connaît l'amour fondé sur ce genre de plaisir; -quelque sec et malheureux que soit le caractère, on commence par là à -seize ans. - -4º L'amour de vanité. - -L'immense majorité des hommes, surtout en France, désire et a une femme -à la mode, comme on a un joli cheval, comme chose nécessaire au luxe -d'un jeune homme. La vanité plus ou moins flattée, plus ou moins piquée, -fait naître des transports. Quelquefois il y a l'amour physique, et -encore pas toujours; souvent il n'y a pas même le plaisir physique. Une -duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois, disait la duchesse -de Chaulnes; et les habitués de la cour de cet homme juste, le roi Louis -de Hollande, se rappellent encore avec gaieté une jolie femme de la Haye -qui ne pouvait se résoudre à ne pas trouver charmant un homme qui était -duc ou prince. Mais, fidèle au principe monarchique, dès qu'un prince -arrivait à la cour, on renvoyait le duc: elle était comme la décoration -du corps diplomatique. - -Le cas le plus heureux de cette plate relation est celui où le plaisir -physique est augmenté par l'habitude. Les souvenirs la font alors -ressembler un peu à l'amour; il y a la pique d'amour-propre et la -tristesse quand on est quitté; et, les idées de roman vous prenant à la -gorge, on croit être amoureux et mélancolique, car la vanité aspire à se -croire une grande passion. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'à quelque genre -d'amour que l'on doive les plaisirs, dès qu'il y a exaltation de l'âme, -ils sont vifs et leur souvenir entraînant; et dans cette passion, au -contraire de la plupart des autres, le souvenir de ce que l'on a perdu -paraît toujours au-dessus de ce qu'on peut attendre de l'avenir. - -Quelquefois, dans l'amour de vanité, l'habitude ou le désespoir de -trouver mieux produit une espèce d'amitié, la moins aimable de toutes -les espèces; elle se vante de sa _sûreté_, etc.[15]. - - [15] Dialogue connu de Pont de Veyle avec Mme du Deffant, au coin du - feu. - -Le plaisir physique, étant dans la nature, est connu de tout le monde, -mais n'a qu'un rang subordonné aux yeux des âmes tendres et passionnées. -Si elles ont des ridicules dans le salon, si souvent les gens du monde, -par leurs intrigues, les rendent malheureuses, en revanche elles -connaissent des plaisirs à jamais inaccessibles aux coeurs qui ne -palpitent que pour la vanité ou pour l'argent. - -Quelques femmes vertueuses et tendres n'ont presque pas d'idée des -plaisirs physiques; elles s'y sont rarement exposées, si l'on peut -parler ainsi, et même alors les transports de l'amour-passion ont -presque fait oublier les plaisirs du corps. - -Il est des hommes victimes et instruments d'un orgueil infernal, d'un -orgueil à l'Alfieri. Ces gens, qui peut-être sont cruels, parce que, -comme Néron, ils tremblent toujours, jugeant tous les hommes d'après -leur propre coeur, ces gens, dis-je, ne peuvent atteindre au plaisir -physique qu'autant qu'il est accompagné de la plus grande jouissance -d'orgueil possible, c'est-à-dire qu'autant qu'ils exercent des cruautés -sur la compagne de leurs plaisirs. De là les horreurs de _Justine_. Ces -hommes ne trouvent pas à moins le sentiment de la sûreté. - -Au reste, au lieu de distinguer quatre amours différents, on peut fort -bien admettre huit ou dix nuances. Il y a peut-être autant de façons de -sentir parmi les hommes que de façons de voir; mais ces différences dans -la nomenclature ne changent rien aux raisonnements qui suivent. Tous les -amours qu'on peut voir ici-bas naissent, vivent et meurent, ou s'élèvent -à l'immortalité, suivant les mêmes lois[16]. - - [16] Ce livre est traduit librement d'un manuscrit italien de M. Lisio - Visconti, jeune homme de la plus haute distinction, qui vient de - mourir à Volterre, sa patrie. Le jour de sa mort imprévue, il permit - au traducteur de publier son essai sur l'Amour, s'il trouvait moyen - de le réduire à une forme honnête. - - Castel Fiorentino, 10 juin 1819. - - - - -CHAPITRE II - -De la naissance de l'amour. - - -Voici ce qui se passe dans l'âme: - -1º L'admiration. - -2º On se dit: «Quel plaisir de lui donner des baisers, d'en recevoir! -etc.» - -3º L'espérance. - -On étudie les perfections; c'est à ce moment qu'une femme devrait se -rendre, pour le plus grand plaisir physique possible. Même chez les -femmes les plus réservées, les yeux rougissent au moment de l'espérance; -la passion est si forte, le plaisir si vif, qu'il se trahit par des -signes frappants. - -4º L'amour est né. - -Aimer, c'est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir par tous les sens, -et d'aussi près que possible, un objet aimable et qui nous aime. - -5º La première cristallisation[17] commence. - - [17] Voir, pour plus ample explication de ce mot, le _Rameau de - Salzbourg_ (fragment inédit), à la fin du volume. - -On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de -laquelle on est sûr; on se détaille tout son bonheur avec une -complaisance infinie. Cela se réduit à s'exagérer une propriété superbe, -qui vient de nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la -possession de laquelle on est assuré. - -Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures, et -voici ce que vous trouverez. - -Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées -de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver; deux ou trois mois -après, on le retire couvert de cristallisations brillantes: les plus -petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une -mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et -éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. - -Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui -tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de -nouvelles perfections. - -Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers à Gênes, sur le -bord de la mer, durant les jours brûlants de l'été: quel plaisir de -goûter cette fraîcheur avec elle! - -Un de vos amis se casse le bras à la chasse: quelle douceur de recevoir -les soins d'une femme qu'on aime! Être toujours avec elle et la voir -sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur; et vous partez -du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique bonté de -votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la -voir dans ce qu'on aime. - -Ce phénomène, que je me permets d'appeler la _cristallisation_, vient de -la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le -sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les -perfections de l'objet aimé, et de l'idée: elle est à moi. Le sauvage -n'a pas le temps d'aller au delà du premier pas. Il a du plaisir, mais -l'activité de son cerveau est employée à suivre le daim qui fuit dans la -forêt, et avec la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite, -sous peine de tomber sous la hache de son ennemi. - -A l'autre extrémité de la civilisation, je ne doute pas qu'une femme -tendre n'arrive à ce point, de ne trouver le plaisir physique qu'auprès -de l'homme qu'elle aime[18]. C'est le contraire du sauvage. Mais, parmi -les nations civilisées, la femme a du loisir, et le sauvage est si près -de ses affaires, qu'il est obligé de traiter sa femelle comme une bête -de somme. Si les femelles de beaucoup d'animaux sont plus heureuses, -c'est que la subsistance des mâles est plus assurée. - - [18] Si cette particularité ne se présente pas chez l'homme, c'est - qu'il n'a pas la pudeur à sacrifier pour un instant. - -Mais quittons les forêts pour revenir à Paris. Un homme passionné voit -toutes les perfections dans ce qu'il aime; cependant l'attention peut -encore être distraite, car l'âme se rassasie de tout ce qui est -uniforme, même du bonheur parfait[19]. - - [19] Ce qui veut dire que la même nuance d'existence ne donne qu'un - instant de bonheur parfait; mais la manière d'être d'un homme - passionné change dix fois par jour. - -Voici ce qui survient pour fixer l'attention: - -6º Le doute naît. - -Après que dix ou douze regards, ou toute autre série d'actions qui -peuvent durer un moment comme plusieurs jours, ont d'abord donné et -ensuite confirmé les espérances, l'amant, revenu de son premier -étonnement, et s'étant accoutumé à son bonheur, ou guidé par la théorie -qui, toujours basée sur les cas les plus fréquents, ne doit s'occuper -que des femmes faciles, l'amant, dis-je, demande des assurances plus -positives et veut pousser son bonheur. - -On lui oppose de l'indifférence[20], de la froideur ou même de la -colère, s'il montre trop d'assurance; en France, une nuance d'ironie qui -semble dire: «Vous vous croyez plus avancé que vous ne l'êtes.» Une -femme se conduit ainsi, soit qu'elle se réveille d'un moment d'ivresse -et obéisse à la pudeur, qu'elle tremble d'avoir enfreinte, soit -simplement par prudence ou par coquetterie. - - [20] Ce que les romans du XVIIe siècle appelaient le _coup de foudre_, - qui décide du destin du héros et de sa maîtresse, est un mouvement - de l'âme qui, pour avoir été gâté par un nombre infini de - barbouilleurs, n'en existe pas moins dans la nature; il provient de - l'impossibilité de cette manoeuvre défensive. La femme qui aime - trouve trop de bonheur dans le sentiment qu'elle éprouve pour - pouvoir réussir à feindre; ennuyée de la prudence, elle néglige - toute précaution et se livre en aveugle au bonheur d'aimer. La - défiance rend le coup de foudre impossible. - -L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait; il devient -sévère sur les raisons d'espérer qu'il a cru voir. - -Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, _il les trouve -anéantis_. La crainte d'un affreux malheur le saisit, et avec elle -l'attention profonde. - -7º Seconde cristallisation. - -Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des -confirmations à cette idée: - -Elle m'aime. - -A chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, -après un moment de malheur affreux, l'amant se dit: Oui, elle m'aime; et -la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes; puis le -doute à l'oeil hagard s'empare de lui, et l'arrête en sursaut. Sa -poitrine oublie de respirer; il se dit: Mais est-ce qu'elle m'aime? Au -milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant -sent vivement: Elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde -peut me donner. - -C'est l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin sur l'extrême bord -d'un précipice affreux, et touchant de l'autre main le bonheur parfait, -qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la -première. - -L'amant erre sans cesse entre ces trois idées: - -1º Elle a toutes les perfections; - -2º Elle m'aime; - -3º Comment faire pour obtenir d'elle la plus grande preuve d'amour -possible? - -Le moment le plus déchirant de l'amour jeune encore est celui où il -s'aperçoit qu'il a fait un faux raisonnement et qu'il faut détruire tout -un pan de cristallisation. - -On entre en doute de la cristallisation elle-même. - - - - -CHAPITRE III - -De l'espérance. - - -Il suffit d'un très petit degré d'espérance pour causer la naissance de -l'amour. - -L'espérance peut ensuite manquer au bout de deux ou trois jours, l'amour -n'en est pas moins né. - -Avec un caractère décidé, téméraire, impétueux, et une imagination -développée par les malheurs de la vie, - -Le degré d'espérance peut être plus petit. - -Elle peut cesser plus tôt, sans tuer l'amour. - -Si l'amant a eu des malheurs, s'il a le caractère tendre et pensif, s'il -désespère des autres femmes, s'il a une admiration vive pour celle dont -il s'agit, aucun plaisir ordinaire ne pourra le distraire de la seconde -cristallisation. Il aimera mieux rêver à la chance la plus incertaine de -lui plaire un jour que recevoir d'une femme vulgaire tout ce qu'elle -peut accorder. - -Il aurait besoin qu'à cette époque, et non plus tard, notez bien, la -femme qu'il aime tuât l'espérance d'une manière atroce, et le comblât de -ces mépris publics qui ne permettent plus de revoir les gens. - -La naissance de l'amour admet de beaucoup plus longs délais entre toutes -ces époques. - -Elle exige beaucoup plus d'espérance, et une espérance beaucoup plus -soutenue, chez les gens froids, flegmatiques, prudents. Il en est de -même des gens âgés. - -Ce qui assure la durée de l'amour, c'est la seconde cristallisation, -pendant laquelle on voit à chaque instant qu'il s'agit d'être aimé ou de -mourir. Comment, après cette conviction de toutes les minutes, tournée -en habitude par plusieurs mois d'amour, pouvoir seulement soutenir la -pensée de cesser d'aimer? Plus un caractère est fort, moins il est sujet -à l'inconstance. - -Cette seconde cristallisation manque presque tout à fait dans les amours -inspirées par les femmes qui se rendent trop vite. - -Dès que les cristallisations ont opéré, surtout la seconde, qui de -beaucoup est la plus forte, les yeux indifférents ne reconnaissent plus -la branche d'arbre: - -Car, 1º elle est ornée de perfections ou de diamants qu'ils ne voient -pas; - -2º Elle est ornée de perfections qui n'en sont pas pour eux. - -La perfection de certains charmes dont lui parle un ancien ami de sa -belle, et une certaine nuance de vivacité aperçue dans ses yeux, sont un -diamant de la cristallisation[21] de Del Rosso. Ces idées aperçues dans -une soirée le font rêver toute une nuit. - - [21] J'ai appelé cet essai un livre d'idéologie. Mon but a été - d'indiquer que, quoiqu'il s'appelât l'_Amour_, ce n'était pas un - roman, et que surtout il n'était pas amusant comme un roman. Je - demande pardon aux philosophes d'avoir pris le mot _idéologie_: mon - intention n'est certainement pas d'usurper un titre qui serait le - droit d'un autre. Si l'idéologie est une description détaillée des - idées et de toutes les parties qui peuvent les composer, le présent - livre est une description détaillée et minutieuse de tous les - sentiments qui composent la passion nommée l'_amour_. Ensuite je - tire quelques conséquences de cette description, par exemple, la - manière de guérir l'amour. Je ne connais pas de mot pour dire, en - grec, discours sur les sentiments, comme idéologie indique discours - sur les idées. J'aurais pu me faire inventer un mot par quelqu'un de - mes amis savants, mais je suis déjà assez contrarié d'avoir dû - adopter le mot nouveau de _cristallisation_, et il est fort possible - que si cet essai trouve des lecteurs, ils ne me passent pas ce mot - nouveau. J'avoue qu'il y aurait eu du talent littéraire à l'éviter; - je m'y suis essayé, mais sans succès. Sans ce mot, qui suivant moi - exprime le principal phénomène de cette folie nommée amour, _folie_ - cependant qui procure à l'homme les plus grands plaisirs qu'il soit - donné aux êtres de son espèce de goûter sur la terre, sans l'emploi - de ce mot qu'il fallait sans cesse remplacer par une périphrase fort - longue, la description que je donne de ce qui se passe dans la tête - et dans le coeur de l'homme amoureux devenait obscure, lourde, - ennuyeuse, même pour moi qui suis l'auteur: qu'aurait-ce été pour le - lecteur? - - J'engage donc le lecteur qui se sentira trop choqué par ce mot de - _cristallisation_ à fermer le livre. Il n'entre pas dans mes voeux, - et sans doute fort heureusement pour moi, d'avoir beaucoup de - lecteurs. Il me serait doux de plaire beaucoup à trente ou quarante - personnes de Paris que je ne verrai jamais, mais que j'aime à la - folie, sans les connaître. Par exemple, quelque jeune Mme Roland, - lisant en cachette quelque volume qu'elle cache bien vite, au - moindre bruit, dans les tiroirs de l'établi de son père, lequel est - graveur de boîtes de montre. Une âme comme celle de Mme Roland me - pardonnera, je l'espère, non seulement le mot de _cristallisation_ - employé pour exprimer cet acte de folie, qui nous fait apercevoir - toutes les beautés, tous les genres de perfection dans la femme que - nous commençons à aimer, mais encore plusieurs ellipses trop - hardies. Il n'y a qu'à prendre un crayon et écrire entre les lignes - les cinq ou six mots qui manquent. - -Une repartie imprévue qui me fait voir plus clairement une âme tendre, -généreuse, ardente, ou, comme dit le vulgaire, _romanesque_[22], et -mettant au-dessus du bonheur des rois le simple plaisir de se promener -seule avec son amant à minuit, dans un bois écarté, me donne aussi à -rêver toute une nuit[23]. - - [22] Toutes ses actions eurent d'abord à mes yeux cet air céleste qui - sur le champ fait d'un homme un être à part, le différencie de tous - les autres. Je croyais lire dans ses yeux cette soif d'un bonheur - plus sublime, cette mélancolie non avouée qui aspire à quelque chose - de mieux que ce que nous trouvons ici-bas, et qui, dans toutes les - situations où la fortune et les révolutions peuvent placer une âme - romanesque, - - ... Still prompts the celestial sight, - For which we wish to live or dare to die. - - (Ultima lettera di Bianca a sua madre. Forlì, 1817.) - - [23] C'est pour _abréger_ et pouvoir peindre l'intérieur des âmes que - l'auteur rapporte, en employant la formule du _je_, plusieurs - sensations qui lui sont étrangères; il n'avait rien de personnel qui - méritât d'être cité. - -Il dira que ma maîtresse est une prude; je dirai que la sienne est une -_fille_. - - - - -CHAPITRE IV - - -Dans une âme parfaitement indifférente--une jeune fille habitant un -château isolé au fond d'une campagne,--le plus petit étonnement peut -amener une petite admiration, et, s'il survient la plus légère -espérance, elle fait naître l'amour et la cristallisation. - -Dans ce cas, l'amour plaît d'abord comme amusant. - -L'étonnement et l'espérance sont puissamment secondés par le besoin -d'amour et la mélancolie que l'on a à seize ans. On sait assez que -l'inquiétude de cet âge est une soif d'aimer, et le propre de la soif -est de n'être pas excessivement difficile sur la nature du breuvage que -le hasard lui présente. - -Récapitulons les sept époques de l'amour; ce sont: - -1º L'admiration; - -2º Quel plaisir, etc.; - -3º L'espérance; - -4º L'amour est né; - -5º Première cristallisation; - -6º Le doute paraît; - -7º Seconde cristallisation. - -Il peut s'écouler un an entre le nº 1 et le nº 2. - -Un mois entre le nº 2 et le nº 3; si l'espérance ne se hâte pas de -venir, l'on renonce insensiblement au nº 2 comme donnant du malheur. - -Un clin d'oeil entre le nº 3 et le nº 4. - -Il n'y a pas d'intervalle entre le nº 4 et le nº 5. Ils ne sauraient -être séparés que par l'intimité. - -Il peut s'écouler quelques jours, suivant le degré d'impétuosité et les -habitudes de hardiesse du caractère, entre les nos 5 et 6, et il n'y a -pas d'intervalle entre le 6 et le 7. - - - - -CHAPITRE V - - -L'homme n'est pas libre de ne pas faire ce qui lui fait plus de plaisir -que toutes les autres actions possibles[24]. - - [24] La bonne éducation, à l'égard des crimes, est de donner des - remords qui, prévus, mettent un poids dans la balance. - -L'amour est comme la fièvre, il naît et s'éteint sans que la volonté y -ait la moindre part. Voilà une des principales différences de -l'amour-goût et de l'amour-passion, et l'on ne peut s'applaudir des -belles qualités de ce qu'on aime que comme d'un hasard heureux. - -Enfin, l'amour est de tous les âges: voyez la passion de Mme Du Deffant -pour le peu gracieux Horace Walpole. L'on se souvient peut-être encore à -Paris d'un exemple plus récent et surtout plus aimable. - -Je n'admets en preuve des grandes passions que celles de leurs -conséquences qui sont ridicules: par exemple, la timidité, preuve de -l'amour; je ne parle pas de la mauvaise honte au sortir du collège. - - - - -CHAPITRE VI - -Le rameau de Salzbourg. - - -La cristallisation ne cesse presque jamais en amour. Voici son histoire: -tant qu'on n'est pas bien avec ce qu'on aime, il y a la cristallisation -à _solution imaginaire_; ce n'est que par l'imagination que vous êtes -sûr que telle perfection existe chez la femme que vous aimez. Après -l'intimité, les craintes sans cesse renaissantes sont apaisées par des -solutions plus réelles. Ainsi, le bonheur n'est jamais uniforme que dans -sa source. Chaque jour a une fleur différente. - -Si la femme aimée cède à la passion qu'elle ressent et tombe dans la -faute énorme de tuer la crainte par la vivacité de ses transports[25], -la cristallisation cesse un instant; mais, quand l'amour perd de sa -vivacité, c'est-à-dire de ses craintes, il acquiert le charme d'un -entier abandon, d'une confiance sans bornes, une douce habitude vient -émousser toutes les peines de la vie et donner aux jouissances un autre -genre d'intérêt. - - [25] Diane de Poitiers, dans la _Princesse de Clèves_. - -Êtes-vous quitté, la cristallisation recommence; et chaque acte -d'admiration, la vue de chaque bonheur qu'elle peut vous donner et -auquel vous ne songiez plus, se termine par cette réflexion déchirante: -«Ce bonheur si charmant, je ne le reverrai _jamais!_ et c'est par ma -faute que je le perds!» Que si vous cherchez le bonheur dans des -sensations d'un autre genre, votre coeur se refuse à les sentir. Votre -imagination vous peint bien la position physique, elle vous met bien sur -un cheval rapide à la chasse, dans les bois du Devonshire[26]; mais vous -voyez, vous sentez évidemment que vous n'y auriez aucun plaisir. Voilà -l'erreur d'optique qui produit le coup de pistolet. - - [26] Car, si vous pouviez vous imaginer là un bonheur, la - cristallisation aurait déféré à votre maîtresse le privilège - exclusif de vous donner ce bonheur. - -Le jeu a aussi sa cristallisation provoquée par l'emploi à faire de la -somme que vous allez gagner. - -Les jeux de la cour, si regrettés par les nobles, sous le nom de -légitimité, n'étaient si attachants que par la cristallisation qu'ils -provoquaient. Il n'y avait pas de courtisan qui ne rêvât la fortune -rapide d'un Luynes ou d'un Lauzun, et de femme aimable qui ne vît en -perspective le duché de madame de Polignac. Aucun gouvernement -raisonnable ne peut redonner cette cristallisation. Rien n'est -anti-imagination comme le gouvernement des États-Unis d'Amérique. Nous -avons vu que leurs voisins les sauvages ne connaissent presque pas la -cristallisation. Les Romains n'en avaient guère d'idée et ne la -trouvaient que par l'amour physique. - -La haine a sa cristallisation; dès qu'on peut espérer de se venger, on -recommence de haïr. - -Si toute croyance où il y a de l'_absurde_ ou du _non-démontré_ tend -toujours à mettre à la tête du parti les gens les plus absurdes, c'est -encore un des effets de la _cristallisation_. Il y a cristallisation -même en mathématiques (voyez les newtoniens en 1740) dans les têtes qui -ne peuvent pas à tout moment se rendre présentes toutes les parties de -la démonstration de ce qu'elles croient. - -Voyez en preuve la destinée des grands philosophes allemands, dont -l'immortalité, tant de fois proclamée, ne peut jamais aller au delà de -trente ou quarante ans. - -C'est parce qu'on ne peut se rendre compte du _pourquoi_ de ses -sentiments que l'homme le plus sage est fanatique en musique. - -On ne peut pas à volonté se prouver qu'on a raison contre tel -contradicteur. - - - - -CHAPITRE VII - -Des différences entre la naissance de l'amour dans les deux sexes. - - -Les femmes s'attachent par les faveurs. Comme les dix-neuf vingtièmes de -leurs rêveries habituelles sont relatives à l'amour, après l'intimité, -ces rêveries se groupent autour d'un seul objet: elles se mettent à -justifier une démarche si extraordinaire, si décisive, si contraire à -toutes les habitudes de pudeur. Ce travail n'existe pas chez les hommes; -ensuite l'imagination des femmes détaille à loisir des instants si -délicieux. - -Comme l'amour fait douter des choses les plus démontrées, cette femme -qui, avant l'intimité, était si sûre que son amant est un homme -au-dessus du vulgaire, aussitôt qu'elle croit n'avoir plus rien à lui -refuser, tremble qu'il n'ait cherché qu'à mettre une femme de plus sur -sa liste. - -Alors seulement paraît la seconde cristallisation, qui, parce que la -crainte l'accompagne, est de beaucoup la plus forte[27]. - - [27] Cette seconde cristallisation manque chez les femmes faciles, qui - sont bien loin de toutes ces idées romanesques. - -Une femme croit de reine s'être faite esclave. Cet état de l'âme et de -l'esprit est aidé par l'ivresse nerveuse que font naître des plaisirs -d'autant plus sensibles qu'ils sont plus rares. Enfin une femme, devant -son métier à broder, ouvrage insipide et qui n'occupe que les mains, -songe à son amant, tandis que celui-ci, galopant dans la plaine avec son -escadron, est mis aux arrêts s'il fait faire un faux mouvement. - -Je croirais donc que la seconde cristallisation est beaucoup plus forte -chez les femmes parce que la crainte est plus vive, la vanité, l'honneur -sont compromis, du moins les distractions sont-elles plus difficiles. - -Une femme ne peut être guidée par l'habitude d'être raisonnable, que -moi, homme, je contracte forcément à mon bureau, en travaillant six -heures tous les jours, à des choses froides et raisonnables. Même hors -de l'amour, elles ont du penchant à se livrer à leur imagination et de -l'exaltation habituelle; la disparition des défauts de l'objet aimé doit -donc être plus rapide. - -Les femmes préfèrent les émotions à la raison, c'est tout simple: comme -en vertu de nos plats usages, elles ne sont chargées d'aucune affaire -dans la famille, _la raison ne leur est jamais utile_, elles ne -l'éprouvent jamais bonne à quelque chose. - -Elle leur est, au contraire, _toujours nuisible_, car elle ne leur -apparaît que pour les gronder d'avoir eu du plaisir hier, ou pour leur -commander de n'en plus avoir demain. - -Donnez à régler à votre femme vos affaires avec les fermiers de deux de -vos terres, je parie que les registres seront mieux tenus que par vous, -et alors, triste despote, vous aurez au moins le _droit_ de vous -plaindre, puisque vous n'avez pas le talent de vous faire aimer. Dès que -les femmes entreprennent des raisonnements généraux, elles font de -l'amour sans s'en apercevoir. Dans les choses de détail, elles se -piquent d'être plus sévères et plus exactes que les hommes. La moitié du -petit commerce est confié aux femmes, qui s'en acquittent mieux que -leurs maris. C'est une maxime connue que, si l'on parle d'affaires avec -elles, on ne saurait avoir trop de gravité. - -C'est qu'elles sont toujours et partout avides d'émotion: voyez les -plaisirs de l'enterrement en Écosse. - - - - -CHAPITRE VIII - - This was her favoured fairy realm, and here she erected her aerial - palaces. - - BRIDE OF LAMMERMOOR, I, 70. - - -Une jeune fille de dix-huit ans n'a pas assez de cristallisation en son -pouvoir, forme des désirs trop bornés par le peu d'expérience qu'elle a -des choses de la vie, pour être en état d'aimer avec autant de passion -qu'une femme de vingt-huit. - -Ce soir j'exposais cette doctrine à une femme d'esprit qui prétend le -contraire. «L'imagination d'une jeune fille n'étant glacée par aucune -expérience désagréable, et le feu de la première jeunesse se trouvant -dans toute sa force, il est possible qu'à propos d'un homme quelconque -elle se crée une image ravissante. Toutes les fois qu'elle rencontrera -son amant, elle jouira non de ce qu'il est en effet, mais de cette image -délicieuse qu'elle se sera créée. - -«Plus tard, détrompée de cet amant et de tous les hommes, l'expérience -de la triste réalité a diminué chez elle le pouvoir de la -cristallisation, la méfiance a coupé les ailes à l'imagination. A propos -de quelque homme que ce soit, fût-il un prodige, elle ne pourra plus se -former une image aussi entraînante; elle ne pourra donc plus aimer avec -le même feu que dans la première jeunesse. Et comme en amour on ne jouit -que de l'illusion qu'on se fait, jamais l'image qu'elle pourra se créer -à vingt-huit ans n'aura le brillant et le sublime de celle sur laquelle -était fondé le premier amour à seize, et le second amour semblera -toujours d'une espèce dégénérée.--Non, madame, la présence de la -méfiance, qui n'existait pas à seize ans, est évidemment ce qui doit -donner une couleur différente à ce second amour. Dans la première -jeunesse, l'amour est comme un fleuve immense qui entraîne tout dans son -cours, et auquel on sent qu'on ne saurait résister. Or, une âme tendre -se connaît à vingt-huit ans; elle sait que si pour elle il est encore du -bonheur dans la vie, c'est à l'amour qu'il faut le demander; il -s'établit dans ce pauvre coeur agité une lutte terrible entre l'amour et -la méfiance. La cristallisation avance lentement; mais celle qui sort -victorieuse de cette épreuve terrible, où l'âme exécute tous ses -mouvements à la vue continue du plus affreux danger, est mille fois plus -brillante et plus solide que la cristallisation de seize ans, où, par le -privilège de l'âge, tout était gaieté et bonheur. - -«Donc l'amour doit être moins gai et plus passionné[28].» - - [28] Épicure disait que le discernement est nécessaire à la possession - du plaisir. - -Cette conversation (Bologne, 9 mars 1820), qui contredit un point qui me -semblait si clair, me fait penser de plus en plus qu'un homme ne peut -presque rien dire de sensé sur ce qui se passe au fond du coeur d'une -femme tendre; quant à une coquette, c'est différent: nous avons aussi -des sens et de la vanité. - -La dissemblance entre la naissance de l'amour chez les deux sexes doit -provenir de la nature de l'espérance, qui n'est pas la même. L'un -attaque et l'autre défend; l'un demande et l'autre refuse; l'un est -hardi, l'autre très timide. - -L'homme se dit: «Pourrai-je lui plaire? voudra-t-elle m'aimer?» - -La femme: «N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il m'aime? est-ce un -caractère solide? peut-il se répondre à soi-même de la durée de ses -sentiments?» C'est ainsi que beaucoup de femmes regardent et traitent -comme un enfant un jeune homme de vingt-trois ans; s'il a fait six -campagnes, tout change pour lui, c'est un jeune héros. - -Chez l'homme, l'espoir dépend simplement des actions de ce qu'il aime; -rien de plus aisé à interpréter. Chez les femmes, l'espérance doit être -fondée sur des considérations morales très difficiles à bien apprécier. -La plupart des hommes sollicitent une preuve d'amour qu'ils regardent -comme dissipant tous les doutes; les femmes ne sont pas assez heureuses -pour pouvoir trouver une telle preuve; et il y a ce malheur dans la vie, -que ce qui fait la sécurité et le bonheur de l'un des amants fait le -danger et presque l'humiliation de l'autre. - -En amour, les hommes courent le hasard du tourment secret de l'âme, les -femmes s'exposent aux plaisanteries du public; elles sont plus timides, -et d'ailleurs l'opinion est beaucoup plus pour elles, car _Sois -considérée, il le faut_[29]. - - [29] On se rappelle la maxime de Beaumarchais: «La nature dit à la - femme: Sois belle si tu peux, sage si tu veux, mais sois considérée, - il le faut.» Sans considération, en France, point d'admiration, - partant point d'amour. - -Elles n'ont pas un moyen sûr de subjuguer l'opinion en exposant un -instant leur vie. - -Les femmes doivent donc être beaucoup plus méfiantes. En vertu de leurs -habitudes, tous les mouvements intellectuels qui forment les époques de -la naissance de l'amour sont chez elles plus doux, plus timides, plus -lents, moins décidés; il y a donc plus de dispositions à la constance; -elles doivent se désister moins facilement d'une cristallisation -commencée. - -Une femme, en voyant son amant, réfléchit avec rapidité ou se livre au -bonheur d'aimer, bonheur dont elle est tirée désagréablement s'il fait -la moindre attaque, car il faut quitter tous les plaisirs pour courir -aux armes. - -Le rôle de l'amant est plus simple, il regarde les yeux de ce qu'il -aime: un seul sourire peut le mettre au comble du bonheur, et il cherche -sans cesse à l'obtenir[30]. Un homme est humilié de la longueur du -siège; elle fait au contraire la gloire d'une femme. - - [30] - - Quando leggemmo il disiato riso - Esser baciato da cotanto amante, - Costui che mai da me non fia diviso, - La bocca mi bacció tutto tremante. - - DANTE, _Inf._, cant. V. - -Une femme est capable d'aimer, et, dans un an entier, de ne dire que dix -ou douze mots à l'homme qu'elle préfère. Elle tient note au fond de son -coeur du nombre de fois qu'elle l'a vu; elle est allée deux fois avec -lui au spectacle, deux fois elle s'est trouvée à dîner avec lui, il l'a -saluée trois fois à la promenade. - -Un soir, à un petit jeu, il lui a baisé la main; on remarque que depuis -elle ne permet plus, sous aucun prétexte et même au risque de paraître -singulière, qu'on lui baise la main. - -Dans un homme, on appellerait cette conduite de l'amour féminin, nous -disait Léonore. - - - - -CHAPITRE IX - - -Je fais tous les efforts possibles pour être _sec_. Je veux imposer -silence à mon coeur, qui croit avoir beaucoup à dire. Je tremble -toujours de n'avoir écrit qu'un soupir, quand je crois avoir noté une -vérité. - - - - -CHAPITRE X - - -Pour preuve de la cristallisation, je me contenterai de rappeler -l'anecdote suivante[31]. - - [31] Empoli, juin 1819. - -Une jeune personne entend dire qu'Édouard, son parent, qui va revenir de -l'armée, est un jeune homme de la plus grande distinction; on lui assure -qu'elle en est aimée sur sa réputation; mais il voudra probablement la -voir avant de se déclarer et de la demander à ses parents. Elle aperçoit -un jeune étranger à l'église, elle l'entend appeler Édouard, elle ne -pense plus qu'à lui, elle l'aime. Huit jours après, arrive le véritable -Édouard; ce n'est pas celui de l'église, elle pâlit, et sera pour -toujours malheureuse si on la force à l'épouser. - -Voilà ce que les pauvres d'esprit appellent une des déraisons de -l'amour. - -Un homme généreux comble une jeune fille malheureuse des bienfaits les -plus délicats; on ne peut pas avoir plus de vertus, et l'amour allait -naître, mais il porte un chapeau mal retapé, et elle le voit monter à -cheval d'une manière gauche; la jeune fille s'avoue en soupirant qu'elle -ne peut répondre aux empressements qu'il lui témoigne. - -Un homme fait la cour à la femme du monde la plus honnête, elle apprend -que ce monsieur a eu des malheurs physiques et ridicules: il lui devient -insupportable. Cependant elle n'avait nul dessein de se jamais donner à -lui, et ces malheurs secrets ne nuisent en rien à son esprit et à son -amabilité. C'est tout simplement que la cristallisation est rendue -impossible. - -Pour qu'un être humain puisse s'occuper avec délices à diviniser un -objet aimable, qu'il soit pris dans la forêt des Ardennes ou au bal de -Coulon, il faut d'abord qu'il lui semble parfait, non pas sous tous les -rapports possibles, mais sous tous les rapports qu'il voit actuellement; -il ne lui semblera parfait à tous égards qu'après plusieurs jours de la -seconde cristallisation. C'est tout simple, il suffit alors d'avoir -l'idée d'une perfection pour la voir dans ce qu'on aime. - -On voit en quoi la _beauté_ est nécessaire à la naissance de l'amour. Il -faut que la laideur ne fasse pas obstacle. L'amant arrive bientôt à -trouver belle sa maîtresse telle qu'elle est, sans songer à la _vraie -beauté_. - -Les traits qui forment la vraie beauté lui promettraient, s'il les -voyait, et si j'ose m'exprimer ainsi, une quantité de bonheur que -j'exprimerai par le nombre un, et les traits de sa maîtresse, tels -qu'ils sont, lui promettent mille unités de bonheur. - -Avant la naissance de l'amour, la beauté est nécessaire comme -_enseigne_; elle prédispose à cette passion par les louanges qu'on -entend donner à ce qu'on aimera. Une admiration très vive rend la plus -petite espérance décisive. - -Dans l'amour-goût, et peut-être dans les premières cinq minutes de -l'amour-passion, une femme, en prenant un amant, tient plus de compte de -la manière dont les autres femmes voient cet homme, que de la manière -dont elle le voit elle-même. - -De là les succès des princes et des officiers[32]. - - [32] Those who remarked in the countenance of this young here a - dissolute audacity mingled with extreme haughtiness and indifference - to the feelings of others, could not yet deny to his countenance - that sort of comeliness which belongs to an open set of features, - well formed by nature, modelled by art to the usual rules of - courtesy, yet so far frank and honest, that they seemed as if they - disclaimed to conceal the natural working of the soul. Such an - expression if often mistaken for _manly frankness_, when in truth it - arises from the reckless indifference of a libertine disposition, - conscious of _superiority of birth_, of _wealth_, or of some other - adventitious advantage totally unconnected with personal merit. - - _Ivanhoe_, tome I, p. 145. - -Les jolies femmes de la cour du vieux Louis XIV étaient amoureuses de ce -prince. - -Il faut bien se garder de présenter des facilités à l'espérance avant -d'être sûr qu'il y a de l'admiration. On ferait naître la fadeur, qui -rend à jamais l'amour impossible, ou du moins que l'on ne peut guérir -que par la pique d'amour-propre. - -On ne sympathise pas avec le _niais_, ni avec le sourire à tout venant; -de là, dans le monde, la nécessité d'un vernis de rouerie; c'est la -noblesse des manières. On ne cueille pas même le _rire_ sur une plante -trop avilie. En amour, notre vanité dédaigne une victoire trop facile; -et, dans tous les genres, l'homme n'est pas sujet à s'exagérer le prix -de ce qu'on lui offre. - - - - -CHAPITRE XI - - -Une fois la cristallisation commencée, l'on jouit avec délices de chaque -nouvelle beauté que l'on découvre dans ce qu'on aime. - -Mais qu'est-ce que la beauté? c'est une nouvelle aptitude à vous donner -du plaisir. - -Les plaisirs de chaque individu sont différents et souvent opposés: cela -explique fort bien comment ce qui est beauté pour un individu est -laideur pour un autre. (Exemple concluant de Del Rosso et de Lisio, le -1er janvier 1820.) - -Pour découvrir la nature de la beauté, il convient de rechercher quelle -est la nature des plaisirs de chaque individu; par exemple, il faut à -Del Rosso une femme qui souffre quelques mouvements hasardés, et qui, -par ses sourires, autorise des choses fort gaies; une femme qui, à -chaque instant, tienne les plaisirs physiques devant son imagination, et -qui excite à la fois le genre d'amabilité de Del Rosso et lui permette -de la déployer. - -Del Rosso entend par amour apparemment l'amour physique, et Lisio -l'amour-passion. Rien de plus évident qu'ils ne doivent pas être -d'accord sur le mot beauté[33]. - - [33] Ma _beauté_, promesse d'un caractère utile à mon âme, est au - dessus de l'attraction des sens; cette attraction n'est qu'une - espèce particulière. 1815. - -La beauté que vous découvrez étant donc une nouvelle aptitude à vous -donner du plaisir, et les plaisirs variant comme les individus. - -La cristallisation formée dans la tête de chaque homme doit porter la -_couleur_ des plaisirs de cet homme. - -La cristallisation de la maîtresse d'un homme, ou sa _BEAUTÉ_, n'est -autre chose que la collection de _TOUTES LES SATISFACTIONS_, de tous les -désirs qu'il a pu former successivement à son égard. - - - - -CHAPITRE XII - -Suite de la cristallisation. - - -Pourquoi jouit-on avec délices de chaque nouvelle beauté que l'on -découvre dans ce qu'on aime? - -C'est que chaque nouvelle beauté nous donne la satisfaction pleine et -entière d'un désir. Vous la voulez tendre, elle est tendre; ensuite vous -la voulez fière comme l'Émilie de Corneille, et, quoique ces qualités -soient probablement incompatibles, elle paraît à l'instant avec une âme -romaine. Voilà la raison morale pour laquelle l'amour est la plus forte -des passions. Dans les autres, les désirs doivent s'accommoder aux -froides réalités; ici ce sont les réalités qui s'empressent de se -modeler sur les désirs; c'est donc celle des passions où les désirs -violents ont les plus grandes jouissances. - -Il y a des conditions générales de bonheur qui étendent leur empire sur -toutes les satisfactions de désirs particuliers: - -1º Elle semble votre propriété, car c'est vous seul qui pouvez la rendre -heureuse. - -2º Elle est juge de votre mérite. Cette condition était fort importante -dans les cours galantes et chevaleresques de François Ier et de Henri -II, et à la cour élégante de Louis XV. Sous un gouvernement -constitutionnel et raisonneur, les femmes perdent toute cette branche -d'influence. - -3º Pour les coeurs romanesques, plus elle aura l'âme sublime, plus -seront célestes et dégagés de la fange de toutes les considérations -vulgaires les plaisirs que vous trouverez dans ses bras. - -La plupart des jeunes Français de dix-huit ans sont élèves de J.-J. -Rousseau; cette condition de bonheur est importante pour eux. - -Au milieu d'opérations si décevantes pour le désir du bonheur, la tête -se perd. - -Du moment qu'il aime, l'homme le plus sage ne voit aucun objet _tel -qu'il est_. Il s'exagère en moins ses propres avantages, et en plus les -moindres faveurs de l'objet aimé. Les craintes et les espoirs prennent à -l'instant quelque chose de _romanesque_ (de Wayward). Il n'attribue plus -rien au hasard; il perd le sentiment de la probabilité; une chose -imaginée est une chose existante pour l'effet sur son bonheur[34]. - - [34] Il y a une cause physique, un commencement de folie, une - affluence du sang au cerveau, un désordre dans les nerfs et dans le - centre cérébral. Voir le courage éphémère des cerfs et la couleur - des pensées d'un _soprano_. En 1922, la physiologie nous donnera - description de la partie physique de ce phénomène. Je le recommande - à l'attention de M. Edwards. - -Une marque effrayante que la tête se perd, c'est qu'en pensant à quelque -petit fait, difficile à observer, vous le voyez blanc, et vous -l'interprétez en faveur de votre amour, un instant après vous vous -apercevez qu'en effet il était noir, et vous le trouvez encore concluant -en faveur de votre amour. - -C'est alors qu'une âme en proie aux incertitudes mortelles sent vivement -le besoin d'un ami; mais pour un amant il n'est plus d'ami. On savait -cela à la cour. Voilà la source du seul genre d'indiscrétion qu'une -femme délicate puisse pardonner. - - - - -CHAPITRE XIII - -Du premier pas, du grand monde, des malheurs. - - -Ce qu'il y a de plus étonnant dans la passion de l'amour, c'est le -premier pas, c'est l'extravagance du changement qui s'opère dans la tête -d'un homme. - -Le grand monde, avec ses fêtes brillantes, sert l'amour comme favorisant -ce _premier pas_. - -Il commence par changer l'admiration simple (nº 1) en admiration tendre -(nº 2): Quel plaisir de lui donner des baisers, etc. - -Une valse rapide, dans un salon éclairé de mille bougies, jette dans les -jeunes coeurs une ivresse qui éclipse la timidité, augmente la -conscience des forces et leur donne enfin l'_audace d'aimer_. Car voir -un objet très aimable ne suffit pas; au contraire, l'extrême amabilité -décourage les âmes tendres, il faut le voir, sinon vous aimant[35], du -moins dépouillé de sa majesté. - - [35] De là la possibilité des passions à origine factice, celles-ci, - et celle de Bénédict, et de Béatrix (Shakespeare). - -Qui s'avise de devenir amoureux d'une reine, à moins qu'elle ne fasse -des avances[36]? - - [36] Voir les _Amours de Struenzee dans les cours du Nord_, de Brown, - 3 vol., 1819. - -Rien n'est donc plus favorable à la naissance de l'amour que le mélange -d'une solitude ennuyeuse et de quelques bals rares et longtemps désirés; -c'est la conduite des bonnes mères de famille qui ont des filles. - -Le vrai grand monde tel qu'on le trouvait à la cour de France[37], et -qui, je crois, n'existe plus depuis 1780[38], était peu favorable à -l'amour, comme rendant presque impossibles la _solitude_ et le loisir -indispensables pour le travail des cristallisations. - - [37] Voir les _Lettres de Mme du Deffant_, de Mlle de Lespinasse, les - _Mémoires de Bezenval_, _de Lauzun_, de Mme d'Épinay, le - _Dictionnaire des Étiquettes_ de Mme de Genlis, les _Mémoires de - Dangeau_, _d'Horace Walpole_. - - [38] Si ce n'est peut-être à la cour de Pétersbourg. - -La vie de la cour donne l'habitude de voir et d'exécuter un grand nombre -de _nuances_, et la plus petite nuance peut être le commencement d'une -admiration et d'une passion[39]. - - [39] Voir Saint-Simon et Werther. Quelque tendre et délicat que soit - un solitaire, son âme est distraite, une partie de son imagination - est employée à prévoir la société. La force de caractère est un des - charmes qui séduisent le plus les coeurs vraiment féminins. De là le - succès des jeunes officiers fort graves. Les femmes savent fort bien - faire la différence de la violence des mouvements de passion, - qu'elles sentent si possibles dans leurs coeurs, à la force de - caractère; les femmes les plus distinguées sont quelquefois dupes - d'un peu de charlatanisme de ce genre. On peut s'en servir sans - nulle crainte, aussitôt que l'on s'aperçoit que la cristallisation a - commencé. - -Quand les malheurs propres de l'amour sont mêlés d'autres malheurs (de -malheurs de _vanité_, si votre maîtresse offense votre juste fierté, vos -sentiments d'honneur et de dignité personnelle; de malheurs de santé, -d'argent, de persécution politique, etc.), ce n'est qu'en apparence que -l'amour est augmenté par ces contre-temps; comme ils occupent à autre -chose l'imagination, ils empêchent, dans l'amour espérant, les -cristallisations, et dans l'amour heureux, la naissance des petits -doutes. La douceur de l'amour et sa folie reviennent quand ces malheurs -ont disparu. - -Remarquez que les malheurs favorisent la naissance de l'amour chez les -caractères légers ou insensibles, et qu'après sa naissance, si les -malheurs sont antérieurs, ils favorisent l'amour en ce que -l'imagination, rebutée des autres circonstances de la vie, qui ne -fournissent que des images tristes, se jette tout entière à opérer la -cristallisation. - - - - -CHAPITRE XIV - - -Voici un effet qui me sera contesté, et que je ne présente qu'aux -hommes, dirai-je, assez malheureux pour avoir aimé avec passion pendant -de longues années et d'un amour contrarié par des obstacles invincibles: - -La vue de tout ce qui est extrêmement beau, dans la nature et dans les -arts, rappelle le souvenir de ce qu'on aime, avec la rapidité de -l'éclair. C'est que, par le mécanisme de la branche d'arbre garnie de -diamants dans la mine de Salzbourg, tout ce qui est beau et sublime au -monde fait partie de la beauté de ce qu'on aime, et cette vue imprévue -du bonheur à l'instant remplit les yeux de larmes. C'est ainsi que -l'amour du beau et l'amour se donnent mutuellement la vie. - -Un des malheurs de la vie, c'est que ce bonheur de voir ce qu'on aime et -de lui parler ne laisse pas de souvenirs distincts. L'âme est -apparemment trop troublée par ses émotions pour être attentive à ce qui -les cause ou à ce qui les accompagne. Elle est la sensation elle-même. -C'est peut-être parce que ces plaisirs ne peuvent pas être usés par des -rappels à volonté, qu'ils se renouvellent avec tant de force, dès que -quelque objet vient nous tirer de la rêverie consacrée à la femme que -nous aimons, et nous la rappeler plus vivement par quelque nouveau -rapport[40]. - - [40] Les parfums. - -Un vieil architecte sec la rencontrait tous les soirs dans le monde. -Entraîné par le _naturel_, et sans faire attention à ce que je lui -disais[41], un jour je lui en fis un éloge tendre et pompeux, et elle se -moqua de moi. Je n'eus pas la force de lui dire: Il vous voit chaque -soir. - - [41] Voir la note 23. - -Cette sensation est si puissante qu'elle s'étend jusqu'à la personne de -mon ennemie qui l'approche sans cesse. Quand je la vois, elle rappelle -tant Léonore, que je ne puis la haïr dans ce moment, quelque effort que -j'y fasse. - -On dirait que par une étrange bizarrerie du coeur, la femme aimée -communique plus de charme qu'elle n'en a elle-même. L'image de la ville -lointaine où on la vit un instant[42] jette une plus profonde et plus -douce rêverie que sa présence elle-même. C'est l'effet des rigueurs. - - [42] - - Nessun maggior dolore - Che ricordarsi del tempo felice - Nella miseria. - - DANTE, _Inf._, cant. V. - -La rêverie de l'amour ne peut se noter. Je remarque que je puis relire -un bon roman tous les trois ans avec le même plaisir. Il me donne des -sentiments conformes au genre de goût tendre qui me domine dans le -moment, ou me procure de la variété dans mes idées, si je ne sens rien. -Je puis aussi écouter avec plaisir la même musique, mais il ne faut pas -que la mémoire cherche à se mettre dans la partie. C'est l'imagination -uniquement qui doit être affectée; si un opéra fait plus de plaisir à la -vingtième représentation, c'est que l'on comprend mieux la musique, ou -qu'il rappelle la sensation du premier jour. - -Quant aux nouvelles vues qu'un roman suggère pour la connaissance du -coeur humain, je me rappelle fort bien les anciennes; j'aime même à les -trouver notées en marge. Mais ce genre de plaisir s'applique aux romans, -comme m'avançant dans la connaissance de l'homme, et nullement à la -rêverie, qui est le vrai plaisir du roman. Cette rêverie est innotable. -La noter, c'est la tuer pour le présent, car l'on tombe dans l'analyse -philosophique du plaisir, c'est la tuer encore plus sûrement pour -l'avenir, car rien ne paralyse l'imagination comme l'appel à la mémoire. -Si je trouve en marge une note peignant ma sensation en lisant _Old -Mortality_ à Florence, il y a trois ans, à l'instant je suis plongé dans -l'histoire de ma vie, dans l'estime du degré de bonheur aux deux -époques, dans la plus haute philosophie, en un mot, et adieu pour -longtemps le laisser-aller des sensations tendres. - -Tout grand poète ayant une vive imagination est timide, c'est-à-dire -qu'il craint les hommes pour les interruptions et les troubles qu'ils -peuvent apporter à ses délicieuses rêveries. C'est pour son _attention_ -qu'il tremble. Les hommes, avec leurs intérêts grossiers, viennent le -tirer des jardins d'Armide pour le pousser dans un bourbier fétide, et -ils ne peuvent guère le rendre attentif à eux qu'en l'irritant. C'est -par l'habitude de nourrir son âme de rêveries touchantes, et par son -horreur pour le vulgaire, qu'un grand artiste est si près de l'amour. - -Plus un homme est grand artiste, plus il doit désirer les titres et -décorations comme rempart. - - - - -CHAPITRE XV - - -On rencontre, au milieu de la passion la plus violente et la plus -contrariée, des moments où l'on croit tout à coup ne plus aimer; c'est -comme une source d'eau douce au milieu de la mer. On n'a presque plus de -plaisir à songer à sa maîtresse, et, quoique accablé de ses rigueurs, -l'on se trouve encore plus malheureux de ne plus prendre intérêt à rien -dans la vie. Le néant le plus triste et le plus découragé succède à une -manière d'être, agitée sans doute, mais qui présentait toute la nature -sous un aspect neuf, passionné, intéressant. - -C'est que la dernière visite que vous avez faite à ce que vous aimez -vous a mis dans une position sur laquelle une autre fois votre -imagination a moissonné tout ce qu'elle peut donner de sensations: par -exemple, après une période de froideur, elle vous traite moins mal, et -vous laisse concevoir exactement le même degré d'espérance, et par les -mêmes signes extérieurs qu'à une autre époque; tout cela peut-être sans -qu'elle s'en doute. L'imagination trouvant en son chemin la mémoire et -ses tristes avis, la cristallisation[43] cesse à l'instant. - - [43] On me conseille d'abord d'ôter ce mot, ou, si je ne puis y - parvenir, faute de talent littéraire, de rappeler souvent que - j'entends par _cristallisation_ une certaine figure d'imagination, - laquelle rend méconnaissable un objet le plus souvent assez - ordinaire, et en fait un être à part. Dans les âmes qui ne - connaissent d'autre chemin que la vanité pour arriver au bonheur, il - est nécessaire que l'homme qui cherche à exciter cette fièvre mette - fort bien sa cravate et soit constamment attentif à mille détails - qui excluent tout laisser-aller. Les femmes de la société avouent - l'effet tout en niant ou ne voyant pas la cause. - - - - -CHAPITRE XVI - - Dans un petit port, dont j'ignore le nom, près Perpignan, 25 février - 1822[44]. - - [44] Copie du journal de Lisio. - - -Je viens d'éprouver ce soir que la musique, quand elle est parfaite, met -le coeur exactement dans la même situation où il se trouve quand il -jouit de la présence de ce qu'il aime, c'est-à-dire qu'elle donne le -bonheur apparemment le plus vif qui existe sur cette terre. - -S'il en était ainsi pour tous les hommes, rien au monde ne disposerait -plus à l'amour. - -Mais j'ai déjà noté à Naples, l'année dernière, que la musique parfaite, -comme la pantomime parfaite[45], me fait songer à ce qui forme -actuellement l'objet de mes rêveries et me fait venir des idées -excellentes; à Naples, c'est le moyen d'armer les Grecs. - - [45] _Othello_ et la _Vestale_, ballets de Vigano, exécutés par le - Pallerini et Mollinari. - -Or, ce soir, je ne puis me dissimuler que j'ai le malheur _of being too -great an admirer of milady L._ - -Et peut-être que la musique parfaite que j'ai eu le bonheur de -rencontrer, après deux ou trois mois de privation, quoique allant tous -les soirs à l'Opéra, n'a produit tout simplement que son effet -anciennement reconnu, je veux dire celui de faire songer vivement à ce -qui occupe. - ---4 mars, huit jours après. - -Je n'ose ni effacer ni approuver l'observation précédente. Il est sûr -que, quand je l'écrivais, je la lisais dans mon coeur. Si je la mets en -doute aujourd'hui, c'est peut être que j'ai perdu le souvenir de ce que -je voyais alors. - -L'habitude de la musique et de sa rêverie prédispose à l'amour. Un air -tendre et triste, pourvu qu'il ne soit pas trop dramatique, que -l'imagination ne soit pas forcée de songer à l'action, excitant purement -à la rêverie de l'amour, est délicieux pour les âmes tendres et -malheureuses: par exemple, le trait prolongé de clarinette, au -commencement du quartetto de _Bianca e Faliero_, et le récit de la -Camporesi vers le milieu du quartetto. - -L'amant qui est bien avec ce qu'il aime jouit avec transport du fameux -duetto d'_Armida e Rinaldo_ de Rossini, qui peint si juste les petits -doutes de l'amour heureux et les moments de délices qui suivent les -raccommodements. Le morceau instrumental qui est au milieu du duetto au -moment où Rinaldo veut fuir, et qui représente d'une manière si -étonnante le combat des passions, lui semble avoir une influence -physique sur son coeur et le toucher réellement. Je n'ose dire ce que je -sens à cet égard; je passerais pour fou auprès des gens du Nord. - - - - -CHAPITRE XVII - -La beauté détrônée par l'amour. - - -Albéric rencontre dans une loge une femme plus belle que sa maîtresse -(je supplie qu'on me permette une évaluation mathématique), c'est-à-dire -dont les traits promettent trois unités de bonheur, au lieu de deux (je -suppose que la beauté parfaite donne une quantité de bonheur exprimée -par le nombre quatre). - -Est-il étonnant qu'il leur préfère les traits de sa maîtresse, qui lui -promettent cent unités de bonheur? Même les petits défauts de sa figure, -une marque de petite vérole, par exemple, donnent de l'attendrissement à -l'homme qui aime, et le jettent dans une rêverie profonde lorsqu'il les -aperçoit chez une autre femme; que sera-ce chez sa maîtresse? C'est -qu'il a éprouvé mille sentiments en présence de cette marque de petite -vérole, que ces sentiments sont pour la plupart délicieux, sont tous du -plus haut intérêt, et que, quels qu'ils soient, ils se renouvellent avec -une incroyable vivacité à la vue de ce signe, même aperçu sur la figure -d'une autre femme. - -Si l'on parvient ainsi à préférer et à aimer la _laideur_, c'est que -dans ce cas la laideur est beauté[46]. Un homme aimait à la passion une -femme très maigre et marquée de petite vérole: la mort la lui ravit. -Trois ans après, à Rome, admis dans la familiarité de deux femmes, l'une -plus belle que le jour, l'autre maigre, marquée de petite vérole, et par -là, si vous voulez, assez laide: je le vois aimer la laide au bout de -huit jours qu'il emploie à effacer sa laideur par ses souvenirs; et, par -une coquetterie bien pardonnable, la moins jolie ne manqua pas de -l'aider en lui fouettant un peu le sang, chose utile à cette -opération[47]. Un homme rencontre une femme et est choqué de sa laideur; -bientôt, si elle n'a pas de prétentions, sa physionomie lui fait oublier -les défauts de ses traits: il la trouve aimable et conçoit qu'on puisse -l'aimer; huit jours après, il a des espérances; huit jours après, on les -lui retire; huit jours après, il est fou. - - [46] La beauté n'est que la promesse du bonheur. Le bonheur d'un Grec - était différent du bonheur d'un Français de 1822. Voyez les yeux de - la Vénus de Médicis et comparez-les aux yeux de la Madeleine de - Pordenone (chez M. de Sommariva). - - [47] Si l'on est sûr de l'amour d'une femme, on examine si elle est - plus ou moins belle; si l'on doute de son coeur, on n'a pas le temps - de songer à sa figure. - - - - -CHAPITRE XVIII - - -On remarque au théâtre une chose analogue envers les acteurs chéris du -public: les spectateurs ne sont plus sensibles à ce qu'ils peuvent avoir -de beauté ou de laideur réelle. Lekain, malgré sa laideur remarquable, -faisait des passions à foison. Garrick aussi, par plusieurs raisons, -mais d'abord parce qu'on ne voyait plus la beauté réelle de leurs traits -ou de leurs manières, mais bien celle que depuis longtemps l'imagination -était habituée à leur prêter, en reconnaissance et en souvenir de tous -les plaisirs qu'ils lui avaient donnés; et, par exemple, la figure seule -d'un acteur comique fait rire dès qu'il entre en scène. - -Une jeune fille qu'on menait aux Français pour la première fois pouvait -bien sentir quelque éloignement pour Lekain durant la première scène; -mais bientôt il la faisait pleurer ou frémir; et comment résister aux -rôles de Tancrède[48] ou d'Orosmane? Si pour elle la laideur était -encore un peu visible, les transports de tout un public, et l'effet -_nerveux_ qu'ils produisent sur un jeune coeur[49] parvenaient bien vite -à l'éclipser. Il ne restait plus de la laideur que le nom, et pas même -le nom, car l'on entendait des femmes enthousiastes de Lekain s'écrier: -«Qu'il est beau!» - - [48] Voir Mme de Staël, dans _Delphine_, je crois: voilà l'artifice - des femmes peu jolies. - - [49] C'est à cette sympathie nerveuse que je serais tenté d'attribuer - l'effet prodigieux et incompréhensible de la musique à la mode (à - Dresde, pour Rossini, 1821). Dès qu'elle n'est plus de mode, elle - n'en devient pas plus mauvaise pour cela, et cependant elle ne fait - plus d'effet sur les coeurs de bonne foi des jeunes filles. Elle - leur plaisait peut-être aussi comme excitant les transports des - jeunes gens. - - Mme de Sévigné (Lettre 202, le 6 mai 1672) dit à sa fille: «Lully - avait fait un dernier effort de toute la musique du roi; ce beau - _Miserere_ y était encore augmenté; il y eut un _Libera_ où tous les - yeux étaient pleins de larmes.» - - On ne peut pas plus douter de la vérité de cet effet que disputer - l'esprit ou la délicatesse à Mme de Sévigné. La musique de Lully, - qui la charmait, ferait fuir à cette heure; alors cette musique - encourageait la _cristallisation_, elle la rend impossible - aujourd'hui. - -Rappelons-nous que la _beauté_ est l'expression du caractère, ou, -autrement dit, des habitudes morales, et qu'elle est par conséquent -exempte de toute passion. Or, c'est de la _passion_ qu'il nous faut; la -beauté ne peut nous fournir que des _probabilités_ sur le compte d'une -femme, et encore des probabilités sur ce qu'elle est de sang-froid; et -les regards de votre maîtresse marquée de petite vérole sont une réalité -charmante qui anéantit toutes les probabilités possibles. - - - - -CHAPITRE XIX - -Suite des exceptions à la beauté. - - -Les femmes spirituelles et tendres, mais à sensibilité timide et -méfiante, qui, le lendemain du jour où elles ont paru dans le monde, -repassent mille fois en revue et avec une timidité souffrante ce -qu'elles ont pu dire ou laisser deviner; ces femmes-là, dis-je, -s'accoutument facilement au manque de beauté chez les hommes, et ce -n'est presque pas un obstacle à leur donner de l'amour. - -C'est par le même principe qu'on est presque indifférent pour le degré -de beauté d'une maîtresse adorée et qui vous comble de rigueurs. Il n'y -a presque plus de cristallisation de beauté; et, quand l'ami guérisseur -vous dit qu'elle n'est pas jolie, on en convient presque, et il croit -avoir fait un grand pas. - -Mon ami, le brave capitaine Trab, me peignait ce soir ce qu'il avait -senti autrefois en voyant Mirabeau. - -Personne, en regardant ce grand homme, n'éprouvait par les yeux un -sentiment désagréable, c'est-à-dire ne le trouvait laid. Entraîné par -ses paroles foudroyantes, on n'était attentif, on ne trouvait du plaisir -à être attentif qu'à ce qui était _beau_ dans sa figure. Comme il n'y -avait en lui presque pas de traits _beaux_ (de la beauté de la -sculpture, ou de la beauté de la peinture), l'on n'était attentif qu'à -ce qui était _beau_ d'une autre beauté[50], de la beauté d'expression. - - [50] C'est là l'avantage d'être à la mode. Faisant abstraction des - défauts de la figure déjà connus, et qui ne font plus rien à - l'imagination, on s'attache à l'une des trois beautés suivantes: - - 1º Dans le peuple, à l'idée de richesse; - - 2º Dans le monde, à l'idée d'élégance, ou matérielle ou morale; - - 3º A la cour, à l'idée: je veux plaire aux femmes; presque partout, - à un mélange de ces trois idées. Le bonheur attaché à l'idée de - richesse se joint à la délicatesse dans le plaisir qui suit l'idée - d'élégance, et le tout s'applique à l'amour. D'une manière ou - d'autre, l'imagination est entraînée par la nouveauté. L'on arrive - ainsi à s'occuper d'un homme très laid sans songer à sa laideur[51], - et à la longue sa laideur devient beauté. A Vienne, en 1788, Mme - Vigano, danseuse, la femme à la mode, était grosse, et les dames - portèrent bientôt des petits ventres _à la Vigano_. Par les mêmes - raisons retournées, rien d'affreux comme une mode surannée. Le - mauvais goût, c'est de confondre la mode, qui ne vit que de - changements, avec le beau durable, fruit de tel gouvernement, - dirigeant tel climat. Un édifice à la mode, dans dix ans, sera à une - mode surannée. Il sera moins déplaisant dans deux cents ans, quand - on aura oublié la mode. Les amants sont bien fous de songer à se - bien mettre; on a bien autre chose à faire en voyant ce qu'on aime - que de songer à sa toilette; on regarde son amant et on ne l'examine - pas, dit Rousseau. Si cet examen a lieu, on a affaire à l'amour-goût - et non plus à l'amour-passion. L'air brillant de la beauté déplaît - presque dans ce qu'on aime; on n'a que faire de la voir belle, on la - voudrait tendre et languissante. La parure n'a d'effet, en amour, - que pour les jeunes filles qui, sévèrement gardées dans la maison - paternelle, prennent souvent une passion par les yeux. - - Dit par L., 15 septembre 1820. - - [51] Le petit Germain, Mémoires de Grammont. - -En même temps que l'attention fermait les yeux à tout ce qui était laid, -pittoresquement parlant, elle s'attachait avec transport aux plus petits -détails passables, par exemple, à la _beauté_ de sa vaste chevelure; -s'il eût porté des cornes, on les eût trouvées belles[52]. - - [52] Soit pour leur poli, soit pour leur grandeur, soit pour leur - forme; c'est ainsi, ou par la liaison de sentiments (voir plus haut - les marques de petite vérole) qu'une femme qui aime s'accoutume aux - défauts de son amant. La princesse russe C. s'est bien accoutumée à - un homme qui, en définitif, n'a pas de nez. L'image du courage et du - pistolet armé pour se tuer de désespoir de ce malheur, et la pitié - pour la profonde infortune, aidées par l'idée qu'il guérira et qu'il - commence à guérir, ont opéré ce miracle. Il faut que le pauvre - blessé n'ait pas l'air de penser à son malheur. - - Berlin, 1807. - -La présence de tous les soirs d'une jolie danseuse donne de l'attention -forcée aux âmes blasées ou privées d'imagination qui garnissent le -balcon de l'Opéra. Par ses mouvements gracieux, hardis et singuliers, -elle réveille l'amour physique et leur procure peut-être la seule -cristallisation qui soit encore possible. C'est ainsi qu'un laideron qui -n'eût pas été honoré d'un regard dans la rue, surtout de la part des -gens usés, s'il paraît souvent sur la scène, trouve à se faire -entretenir fort cher. Geoffroy disait que le théâtre est le piédestal -des femmes. Plus une danseuse est célèbre et usée, plus elle vaut; de là -le proverbe des coulisses: «Telle trouve à se vendre qui n'eût pas -trouvé à se donner.» Ces filles volent une partie de leurs passions à -leurs amants, et sont très susceptibles d'amour _par pique_. - -Comment faire pour ne pas lier des sentiments généreux ou aimables à la -physionomie d'une actrice dont les traits n'ont rien de choquant, que -tous les soirs l'on regarde pendant deux heures exprimant les sentiments -les plus nobles, et que l'on ne connaît pas autrement? Quand enfin l'on -parvient à être admis chez elle, ses traits vous rappellent des -sentiments si agréables, que toute la réalité qui l'entoure, quelque peu -noble qu'elle soit quelquefois, se recouvre à l'instant d'une teinte -romanesque et touchante. - -«Dans ma première jeunesse, enthousiaste de cette ennuyeuse tragédie -française[53], quand j'avais le bonheur de souper avec Mlle Olivier, à -tous les instants, je me surprenais le coeur rempli de respect, croyant -parler à une reine: et réellement je n'ai jamais bien su si, auprès -d'elle, j'avais été amoureux d'une reine ou d'une jolie fille.» - - [53] Phrase inconvenante, copiée des Mémoires de mon ami, feu M. le - baron de Bottmer. C'est par le même artifice que Feramorz plaît à - Lalla-Rook. Voir ce charmant poème. - - - - -CHAPITRE XX - - -Peut-être que les hommes qui ne sont pas susceptibles d'éprouver -l'amour-passion sont ceux qui sentent le plus vivement l'effet de la -beauté; c'est du moins l'impression la plus forte qu'ils puissent -recevoir des femmes. - -L'homme qui a éprouvé le battement de coeur que donne de loin le chapeau -de satin blanc de ce qu'il aime est tout étonné de la froideur où le -laisse l'approche de la plus grande beauté du monde. Observant les -transports des autres, il peut même avoir un mouvement de chagrin. - -Les femmes extrêmement belles étonnent moins le second jour. C'est un -grand malheur, cela décourage la cristallisation. Leur mérite étant -visible à tous et formant décoration, elles doivent compter plus de sots -dans la liste de leurs amants, des princes, des millionnaires, etc.[54]. - - [54] On voit bien que l'auteur n'est ni prince ni millionnaire. J'ai - voulu voler cet esprit-là au lecteur. - - - - -CHAPITRE XXI - -De la première vue. - - -Une âme à imagination est tendre et _défiante_, je dis même l'âme la -plus naïve[55]. Elle peut être méfiante sans s'en douter; elle a trouvé -tant de désappointements dans la vie! Donc tout ce qui est prévu et -officiel dans la présentation d'un homme effarouche l'imagination et -éloigne la possibilité de la cristallisation. L'amour triomphe, au -contraire, dans le romanesque à la première vue. - - [55] La fiancée de Lammermoor, miss Ashton. Un homme qui a vécu trouve - dans sa mémoire une foule d'exemples d'_amours_, et n'a que - l'embarras du choix. Mais, s'il veut écrire, il ne sait plus sur - quoi s'appuyer. Les anecdotes des sociétés particulières dans - lesquelles il a vécu sont ignorées du public, et il faudrait un - nombre de pages immense pour les rapporter avec les nuances - nécessaires. C'est pour cela que je cite des romans comme - généralement connus, mais je n'appuie point les idées que je soumets - au lecteur sur des fictions aussi vides, et calculées la plupart - plutôt pour l'effet pittoresque que pour la vérité. - -Rien de plus simple; l'étonnement qui fait longuement songer à une chose -extraordinaire est déjà la moitié du mouvement cérébral nécessaire pour -la cristallisation. - -Je citerai le commencement des amours de Séraphine (_Gil Blas_, tome II, -p. 142). C'est don Fernando qui raconte sa fuite lorsqu'il était -poursuivi par les sbires de l'inquisition... «Après avoir traversé -quelques allées dans une obscurité profonde, et la pluie continuant à -tomber par torrents, j'arrivai près d'un salon dont je trouvai la porte -ouverte; j'y entrai, et, quand j'en eus remarqué toute la -magnificence... je vis qu'il y avait à l'un des côtés une porte qui -n'était que poussée; je l'entr'ouvris et j'aperçus une enfilade de -chambres dont la dernière seulement était éclairée. Que dois-je faire? -dis-je alors en moi-même... Je ne pus résister à ma curiosité. Je -m'avance, je traverse les chambres, et j'arrive à celle où il y avait de -la lumière, c'est-à-dire une bougie qui brûlait sur une table de marbre, -dans un flambeau de vermeil. Mais bientôt, jetant les yeux sur un lit -dont les rideaux étaient à demi ouverts à cause de la chaleur, je vis un -objet qui s'empara de toute mon attention: c'était une jeune femme qui, -malgré le bruit du tonnerre qui venait de se faire entendre, dormait -d'un profond sommeil... Je m'approchai d'elle... je me sentis saisi... -Pendant que je m'enivrais du plaisir de la contempler, elle se réveilla. - -«Imaginez-vous quelle fut sa surprise de voir dans sa chambre et au -milieu de la nuit un homme qu'elle ne connaissait point. Elle frémit en -m'apercevant et jeta un cri... Je m'efforçai de la rassurer, et, mettant -un genou en terre: «Madame, lui dis-je, ne craignez rien»... Elle appela -ses filles... Devenue un peu plus hardie par la présence de cette petite -servante, elle me demanda fièrement qui j'étais, etc., etc., etc.» - -Voilà une première vue qu'il n'est pas facile d'oublier. Quoi de plus -sot, au contraire, dans nos moeurs actuelles, que la présentation -officielle et presque sentimentale du _futur_ à la jeune fille! Cette -prostitution légale va jusqu'à choquer la pudeur. - -«Je viens de voir, cette après-midi, 17 février 1790 (dit Chamfort, 4, -155), une cérémonie de famille, comme on dit, c'est-à-dire des hommes -réputés honnêtes, une société respectable, applaudir au bonheur de Mlle -de Marille, jeune personne belle, spirituelle, vertueuse, qui obtient -l'avantage de devenir l'épouse de M. R., vieillard malsain, repoussant, -malhonnête, imbécile, mais riche, et qu'elle a vu pour la troisième fois -aujourd'hui en signant le contrat. - -«Si quelque chose caractérise un siècle infâme, c'est un pareil sujet de -triomphe, c'est le ridicule d'une telle joie, et, dans la perspective, -la cruauté prude avec laquelle la même société versera le mépris à -pleines mains sur la moindre imprudence d'une pauvre jeune femme -amoureuse.» - -Tout ce qui est cérémonie, par son essence d'être une chose affectée et -prévue d'avance, dans laquelle il s'agit de se comporter d'_une manière -convenable_, paralyse l'imagination et ne la laisse éveillée que pour ce -qui est contraire au but de la cérémonie et ridicule; de là l'effet -magique de la moindre plaisanterie. Une pauvre jeune fille, comblée de -timidité et de pudeur souffrante durant la présentation officielle du -futur, ne peut songer qu'au rôle qu'elle joue; c'est encore une manière -sûre d'étouffer l'imagination. - -Il est beaucoup plus contre la pudeur de se mettre au lit avec un homme -qu'on n'a vu que deux fois, après trois mots latins dits à l'église, que -de céder malgré soi à un homme qu'on adore depuis deux ans. Mais je -parle un langage absurde. - -C'est le p... qui est la source féconde des vices et du malheur qui -suivent nos mariages actuels. Il rend impossible la liberté pour les -jeunes filles avant le mariage, et le divorce après quand elles se sont -trompées, ou plutôt quand on les a trompées dans le choix qu'on leur -fait faire. Voyez l'Allemagne, ce pays des bons ménages; une aimable -princesse (Mme la duchesse de Sa...) vient de s'y marier en tout bien -tout honneur pour la quatrième fois, et elle n'a pas manqué d'inviter à -la fête ses trois premiers maris, avec lesquels elle est très bien. -Voilà l'excès; mais un seul divorce, qui punit un mari de ses tyrannies, -empêche des milliers de mauvais ménages. Ce qu'il y a de plaisant, c'est -que Rome est l'un des pays où l'on voit le plus de divorces[56]. - - [56] Tout cela a été écrit à Rome vers 1820. - -L'amour aime, à la première vue, une physionomie qui indique à la fois -dans un homme quelque chose à respecter et à plaindre. - - - - -CHAPITRE XXII - -De l'engouement. - - -Des esprits fort délicats sont très susceptibles de curiosité et de -prévention; cela se remarque surtout dans les âmes chez lesquelles s'est -éteint le feu sacré, source des passions, et c'est un des symptômes les -plus funestes. Il y a aussi de l'engouement chez les écoliers qui -entrent dans le monde. Aux deux extrémités de la vie, avec trop ou trop -peu de sensibilité, on ne s'expose pas avec simplicité à sentir le juste -effet des choses, à éprouver la véritable sensation qu'elles doivent -donner. Ces âmes trop ardentes ou ardentes par excès, amoureuses à -crédit, si l'on peut ainsi dire, se jettent aux objets au lieu de les -attendre. - -Avant que la sensation, qui est la conséquence de la nature des objets, -arrive jusqu'à elles, elles les couvrent de loin, et avant de les voir, -de ce charme imaginaire dont elles trouvent en elles-mêmes une source -inépuisable. Puis, en s'en approchant, elles voient ces choses, non -telles qu'elles sont, mais telles qu'elles les ont faites, et, jouissant -d'elles-mêmes sous l'apparence de tel objet, elles croient jouir de cet -objet. Mais, un beau jour, on se lasse de faire tous les frais, on -découvre que l'objet adoré _ne renvoie pas la balle_; l'engouement -tombe, et l'échec qu'éprouve l'amour-propre rend injuste envers l'objet -trop apprécié. - - - - -CHAPITRE XXIII - -Des coups de foudre. - - -Il faudrait changer ce mot ridicule; cependant la chose existe. J'ai vu -l'aimable et noble Wilhelmine, le désespoir des _beaux_ de Berlin, -mépriser l'amour et se moquer de ses folies. Brillante de jeunesse, -d'esprit, de beauté, de bonheurs de tous les genres..., une fortune sans -bornes, en lui donnant l'occasion de développer toutes ses qualités, -semblait conspirer avec la nature pour présenter au monde l'exemple si -rare d'un bonheur parfait accordé à une personne qui en est parfaitement -digne. Elle avait vingt-trois ans; déjà à la cour depuis longtemps, elle -avait éconduit les hommages du plus haut parage; sa vertu modeste, mais -inébranlable, était citée en exemple, et désormais les hommes les plus -aimables, désespérant de lui plaire, n'aspiraient qu'à son amitié. Un -soir elle va au bal chez le prince Ferdinand, elle danse dix minutes -avec un jeune capitaine. - -«De ce moment, écrivait-elle par la suite à une amie[57], il fut le -maître de mon coeur et de moi, et cela à un point qui m'eût remplie de -terreur, si le bonheur de voir Herman m'eût laissé le temps de songer au -reste de l'existence. Ma seule pensée était d'observer s'il m'accordait -quelque attention. - - [57] Traduit _ad litteram_ des Mémoires de Bottmer. - -«Aujourd'hui, la seule consolation que je puisse trouver à mes fautes -est de me bercer de l'illusion qu'une force supérieure m'a ravie à -moi-même et à la raison. Je ne puis par aucune parole peindre, d'une -manière qui approche de la réalité, jusqu'à quel point, seulement à -l'apercevoir, allèrent le désordre et le bouleversement de tout mon -être. Je rougis de penser avec quelle rapidité et quelle violence -j'étais entraînée vers lui. Si sa première parole, quand enfin il me -parla, eût été: «M'adorez-vous?» en vérité je n'aurais pas eu la force -de ne pas lui répondre: «Oui.» J'étais loin de penser que les effets -d'un sentiment pussent être à la fois si subits et si peu prévus. Ce fut -au point qu'un instant je crus être empoisonnée. - -«Malheureusement vous et le monde, ma chère amie, savez que j'ai bien -aimé Herman: eh bien, il me fut si cher au bout d'un quart d'heure, que -depuis il n'a pas pu me le devenir davantage. Je voyais tous ses -défauts, et je les lui pardonnais tous, pourvu qu'il m'aimât. - -«Peu après que j'eus dansé avec lui, le roi s'en alla; Herman, qui était -du détachement de service, fut obligé de le suivre. Avec lui, tout -disparut pour moi dans la nature. C'est en vain que j'essayerais de vous -peindre l'excès de l'ennui dont je me sentis accablée dès que je ne le -vis plus. Il n'était égalé que par la vivacité du désir que j'avais de -me trouver seule avec moi-même. - -«Je pus partir enfin. A peine enfermée à double tour dans mon -appartement, je voulus résister à ma passion. Je crus y réussir. Ah! ma -chère amie, que je payai cher ce soir-là, et les journées suivantes, le -plaisir de pouvoir me croire de la vertu!» - -Ce que l'on vient de lire est la narration exacte d'un événement qui fit -la nouvelle du jour, car au bout d'un mois ou deux la pauvre Wilhelmine -fut assez malheureuse pour qu'on s'aperçût de son sentiment. Telle fut -l'origine de cette longue suite de malheurs qui l'ont fait périr si -jeune et d'une manière si tragique, empoisonnée par elle ou par son -amant. Tout ce que nous pûmes voir dans ce jeune capitaine, c'est qu'il -dansait fort bien; il avait beaucoup de gaieté, encore plus d'assurance, -un grand air de bonté, et vivait avec des filles; du reste, à peine -noble, fort pauvre, et ne venant pas à la cour. - -Non seulement il ne faut pas la méfiance, mais il faut la lassitude de -la méfiance, et pour ainsi dire l'impatience du courage contre les -hasards de la vie. L'âme, à son insu, ennuyée de vivre sans aimer, -convaincue malgré elle par l'exemple des autres femmes, ayant surmonté -toutes les craintes de la vie, mécontente du triste bonheur de -l'orgueil, s'est fait, sans s'en apercevoir, un modèle idéal. Elle -rencontre un jour un être qui ressemble à ce modèle, la cristallisation -reconnaît son objet au trouble qu'il inspire, et consacre pour toujours -au maître de son destin ce qu'elle rêvait depuis longtemps[58]. - - [58] Plusieurs phrases prises à Crébillon, tome III. - -Les femmes sujettes à ce malheur ont trop de hauteur dans l'âme pour -aimer autrement que par passion. Elles seraient sauvées si elles -pouvaient s'abaisser à la galanterie. - -Comme le coup de foudre vient d'une secrète lassitude de ce que le -catéchisme appelle la vertu, et de l'ennui que donne l'uniformité de la -perfection, je croirais assez qu'il doit tomber le plus souvent sur ce -qu'on appelle le monde de mauvais sujets. Je doute fort que l'air Caton -ait jamais occasionné de coup de foudre. - -Ce qui les rend si rares, c'est que, si le coeur qui aime ainsi d'avance -a le plus petit sentiment de sa situation, il n'y a plus de coup de -foudre. - -Une femme rendue méfiante par les malheurs n'est pas susceptible de -cette révolution de l'âme. - -Rien ne facilite les coups de foudre comme les louanges données d'avance -et par des femmes à la personne qui doit en être l'objet. - -Une des sources les plus comiques des aventures d'amour, ce sont les -faux coups de foudre. Une femme ennuyée, mais non sensible, se croit -amoureuse pour la vie pendant toute une soirée. Elle est fière d'avoir -enfin trouvé un de ces grands mouvements de l'âme après lesquels courait -son imagination. Le lendemain, elle ne sait plus où se cacher, et -surtout comment éviter le malheureux objet qu'elle adorait la veille. - -Les gens d'esprit savent voir, c'est-à-dire mettre à profit ces coups de -foudre. - -L'amour physique a aussi ses coups de foudre. Nous avons vu hier la plus -jolie femme et la plus facile de Berlin rougir tout à coup dans sa -calèche où nous étions avec elle. Le beau lieutenant Findorff venait de -passer. Elle est tombée dans la rêverie profonde, dans l'inquiétude. Le -soir, à ce qu'elle m'avoua au spectacle, elle avait des folies, des -transports, elle ne pensait qu'à Findorff, auquel elle n'a jamais parlé. -Si elle eût osé, me disait-elle, elle l'eût envoyé chercher: cette jolie -figure présentait tous les signes de la passion la plus violente. Cela -durait encore le lendemain; au bout de trois jours, Findorff ayant fait -le nigaud, elle n'y pensa plus. Un mois après, il lui était odieux. - - - - -CHAPITRE XXIV - -Voyage dans un pays inconnu. - - -Je conseille à la plupart des gens nés dans le Nord de passer le présent -chapitre. C'est une dissertation obscure sur quelques phénomènes -relatifs à l'oranger, arbre qui ne croît ou qui ne parvient à toute sa -hauteur qu'en Italie et en Espagne. Pour être intelligible ailleurs, -j'aurais dû _diminuer_ les faits. - -C'est à quoi je n'aurais pas manqué si j'avais eu le dessein un seul -instant d'écrire un livre généralement agréable. Mais, le ciel m'ayant -refusé le talent littéraire, j'ai uniquement pensé à décrire avec toute -la maussaderie de la science, mais aussi avec toute son exactitude, -certains faits dont un séjour prolongé dans la patrie de l'oranger m'a -rendu l'involontaire témoin. Frédéric le Grand, ou tel autre homme -distingué du Nord, qui n'a jamais eu occasion de voir l'oranger en -pleine terre, m'aurait sans doute nié les faits suivants et nié de bonne -foi. Je respecte infiniment la bonne foi, et je vois son pourquoi. - -Cette déclaration sincère pouvant paraître de l'orgueil, j'ajoute la -réflexion suivante: - -Nous écrivons au hasard chacun ce qui nous semble vrai, et chacun dément -son voisin. Je vois dans nos livres autant de billets de loterie; ils -n'ont réellement pas plus de valeur. La postérité, en oubliant les uns -et réimprimant les autres, déclarera les billets gagnants. Jusque-là, -chacun de nous, ayant écrit de son mieux ce qui lui semble vrai, n'a -guère de raison de se moquer de son voisin, à moins que la satire ne -soit plaisante, auquel cas il a toujours raison, surtout s'il écrit -comme M. Courrier à Del Furia. - -Après ce préambule, je vais entrer courageusement dans l'examen de faits -qui, j'en suis convaincu, ont rarement été observés à Paris. Mais enfin, -à Paris, ville supérieure à toutes les autres sans doute, l'on ne voit -pas des orangers en pleine terre comme à Sorrento, et c'est à Sorrento, -la patrie du Tasse, sur le golfe de Naples, dans une position à mi côte -de la mer, plus pittoresque encore que celle de Naples elle-même, mais -où on ne lit pas le _Miroir_, que Lisio Visconti a observé et noté les -faits suivants: - -Lorsqu'on doit voir le soir la femme qu'on aime, l'attente d'un si grand -bonheur rend insupportables tous les moments qui en séparent. - -Une fièvre dévorante fait prendre et quitter vingt occupations. L'on -regarde sa montre à chaque instant, et l'on est ravi quand on voit qu'on -a pu faire passer dix minutes sans la regarder; l'heure tant désirée -sonne enfin, et quand on est à sa porte prêt à frapper, l'on serait aise -de ne pas la trouver; ce n'est que par réflexion qu'on s'en affligerait; -en un mot, l'attente de la voir produit un effet désagréable. - -Voilà de ces choses qui font dire aux bonnes gens que l'amour -déraisonne. - -C'est que l'imagination, retirée violemment de rêveries délicieuses où -chaque pas produit le bonheur, est ramenée à la sévère réalité. - -L'âme tendre sait bien que, dans le combat qui va commencer aussitôt que -vous la verrez, la moindre négligence, le moindre manque d'attention ou -de courage, sera puni par une défaite empoisonnant pour longtemps les -rêveries de l'imagination, et hors de l'intérêt de la passion si l'on -cherchait à s'y réfugier, humiliante pour l'amour-propre. On se dit: -«J'ai manqué d'esprit, j'ai manqué de courage»; mais l'on n'a du courage -envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins. - -Ce reste d'attention que l'on arrache avec tant de peine aux rêveries de -la cristallisation fait que, dans les premiers discours à la femme qu'on -aime, il échappe une foule de choses qui n'ont pas de sens, ou qui ont -un sens contraire à ce qu'on sent, ou ce qui est plus poignant encore, -on exagère ses propres sentiments, et ils deviennent ridicules à ses -yeux. Comme on sent vaguement qu'on ne fait pas assez d'attention à ce -qu'on dit, un mouvement machinal fait soigner et charger la déclamation. -Cependant l'on ne peut pas se taire à cause de l'embarras du silence, -durant lequel on pourrait encore moins songer à elle. On dit donc d'un -air senti une foule de choses qu'on ne sent pas, et qu'on serait bien -embarrassé de répéter; l'on s'obstine à se refuser à sa présence pour -être encore plus à elle. Dans les premiers moments que je connus -l'amour, cette bizarrerie que je sentais en moi me faisait croire que je -n'aimais pas. - -Je comprends la lâcheté, et comment les conscrits se tirent de la peur -en se jetant à corps perdu au milieu du feu. Le nombre des sottises que -j'ai dites depuis deux ans pour ne pas me taire me met au désespoir -quand j'y songe. - -Voilà qui devrait bien marquer aux yeux des femmes la différence de -l'amour-passion et de la galanterie, de l'âme tendre et de l'âme -prosaïque[59]. - - [59] C'était un mot de Léonore. - -Dans ces moments décisifs, l'une gagne autant que l'autre perd; l'âme -prosaïque reçoit justement le degré de chaleur qui lui manque -habituellement, tandis que la pauvre âme tendre devient folle par excès -de sentiment, et, qui plus est, a la prétention de cacher sa folie. Tout -occupée à gouverner ses propres transports, elle est bien loin du -sang-froid qu'il faut pour prendre ses avantages, et elle sort brouillée -d'une visite où l'âme prosaïque eût fait un grand pas. Dès qu'il s'agit -des intérêts trop vifs de sa passion, une âme tendre et fière ne peut -pas être éloquente auprès de ce qu'elle aime; ne pas réussir lui fait -trop de mal. L'âme vulgaire, au contraire, calcule juste les chances de -succès, ne s'arrête pas à pressentir la douleur de la défaite, et, fière -de ce qui la rend vulgaire, elle se moque de l'âme tendre, qui, avec -tout l'esprit possible, n'a jamais l'aisance nécessaire pour dire les -choses les plus simples et du succès le plus assuré. L'âme tendre, bien -loin de pouvoir rien arracher par force, doit se résigner à ne rien -obtenir que de la _charité_ de ce qu'elle aime. Si la femme qu'on aime -est vraiment sensible, l'on a toujours lieu de se repentir d'avoir voulu -se faire violence pour lui parler d'amour. On a l'air honteux, on a -l'air glacé, on aurait l'air menteur, si la passion ne se trahissait pas -à d'autres signes certains. Exprimer ce qu'on sent si vivement et si en -détail, à tous les instants de la vie, est une corvée qu'on s'impose, -parce qu'on a lu des romans, car, si l'on était naturel, on -n'entreprendrait jamais une chose si pénible. Au lieu de vouloir parler -de ce qu'on sentait il y a un quart d'heure, et de chercher à faire un -tableau général et intéressant, on exprimerait avec simplicité le détail -de ce qu'on sent dans le moment; mais non, l'on se fait une violence -extrême pour réussir moins bien, et comme l'évidence de la sensation -actuelle manque à ce qu'on dit, et que la mémoire n'est pas libre, on -trouve convenables dans le moment et l'on dit des choses du ridicule le -plus humiliant. - -Quand enfin, après une heure de trouble, cet effort extrêmement pénible -est fait de se retirer des jardins enchantés de l'imagination, pour -jouir tout simplement de la présence de ce qu'on aime, il se trouve -souvent qu'il faut s'en séparer. - -Tout ceci paraît une extravagance. J'ai vu mieux encore, c'était un de -mes amis qu'une femme, qu'il aimait à l'idolâtrie, se prétendant -offensée de je ne sais quel manque de délicatesse qu'on n'a jamais voulu -me confier, avait condamné tout à coup à ne la voir que deux fois par -mois. Ces visites, si rares et si désirées, étaient un accès de folie, -et il fallait toute la force de caractère de Salviati pour qu'elle ne -parût pas au dehors. - -Dès l'abord, l'idée de la fin de la visite est trop présente pour qu'on -puisse trouver du plaisir. L'on parle beaucoup sans s'écouter; souvent -l'on dit le contraire de ce qu'on pense. On s'embarque dans des -raisonnements qu'on est obligé de couper court, à cause de leur -ridicule, si l'on vient à se réveiller et à s'écouter. L'effort qu'on se -fait est si violent, qu'on a l'air froid. L'amour se cache par son -excès. - -Loin d'elle l'imagination était bercée par les plus charmants dialogues; -l'on trouvait les transports les plus tendres et les plus touchants. On -se croit ainsi pendant dix ou douze jours l'audace de lui parler; mais, -l'avant-veille de celui qui devrait être heureux, la fièvre commence et -redouble à mesure qu'on approche de l'instant terrible. - -Au moment d'entrer dans son salon, l'on est réduit, pour ne pas dire ou -faire des sottises incroyables, à se cramponner à la résolution de -garder le silence, et de la regarder pour pouvoir au moins se souvenir -de sa figure. A peine en sa présence, il survient comme une sorte -d'ivresse dans les yeux. On se sent porté comme un maniaque à faire des -actions étranges, on a le sentiment d'avoir deux âmes: l'une pour faire, -et l'autre pour blâmer ce qu'on fait. On sent confusément que -l'attention forcée donnée à la sottise rafraîchirait le sang un moment, -en faisant perdre de vue la fin de la visite et le malheur de la quitter -pour quinze jours. - -S'il se trouve là quelque ennuyeux qui conte une histoire plate, dans -son inexplicable folie, le pauvre amant, comme s'il était curieux de -perdre des moments si rares, y devient tout attention. Cette heure, -qu'il se promettait si délicieuse, passe comme un trait brûlant, et -cependant il sent, avec une indicible amertume, toutes les petites -circonstances qui lui montrent combien il est devenu étranger à ce qu'il -aime. Il se trouve au milieu d'indifférents qui font visite, et il se -voit le seul qui ignore tous les petits détails de sa vie de ces jours -passés. Enfin il sort; et, en lui disant froidement adieu, il a -l'affreux sentiment d'être à quinze jours de la revoir; nul doute qu'il -souffrirait moins à ne jamais voir ce qu'il aime. C'est dans le genre, -mais bien plus noir, du duc de Policastro, qui tous les six mois faisait -cent lieues pour voir un quart d'heure, à Lecce, une maîtresse adorée et -gardée par un jaloux. - -On voit bien ici la volonté sans influence sur l'amour: outré contre sa -maîtresse et contre soi-même, comme l'on se précipiterait dans -l'indifférence avec fureur! Le seul bien de cette visite est de -renouveler le trésor de la cristallisation. - -La vie pour Salviati était divisée en périodes de quinze jours, qui -prenaient la couleur de la soirée où il lui avait été permis de voir Mme -***; par exemple, il fut ravi de bonheur le 21 mai, et le 2 juin il ne -rentrait pas chez lui de peur de céder à la tentation de se brûler la -cervelle. - -J'ai vu ce soir-là que les romanciers ont très mal peint le moment du -suicide. «Je suis altéré, me disait Salviati d'un air simple, j'ai -besoin de prendre ce verre d'eau.» Je ne combattis point sa résolution, -je lui fis mes adieux; et il se mit à pleurer. - -D'après le trouble qui accompagne les discours des amants, il ne serait -pas sage de tirer des conséquences trop pressées d'un détail isolé de la -conversation. Ils n'accusent juste leurs sentiments que dans les mots -imprévus; alors c'est le cri du coeur. Du reste, c'est de la physionomie -de l'ensemble des choses dites que l'on peut tirer des inductions. Il -faut se rappeler qu'assez souvent un être très ému n'a pas le temps -d'apercevoir l'émotion de la personne qui cause la sienne. - - - - -CHAPITRE XXV - -La présentation. - - -A la finesse, à la sûreté de jugement avec lesquelles je vois les femmes -saisir certains détails, je suis plein d'admiration; un instant après, -je les vois porter au ciel un nigaud, se laisser émouvoir jusqu'aux -larmes par une fadeur, peser gravement comme trait de caractère une -plate affectation. Je ne puis concevoir tant de niaiserie. Il faut qu'il -y ait là quelque loi générale que j'ignore. - -Attentives à _un_ mérite d'un homme, et entraînées par _un_ détail, -elles le sentent vivement et n'ont plus d'yeux pour le reste. Tout le -fluide nerveux est employé à jouir de cette qualité, il n'en reste plus -pour voir les autres. - -J'ai vu les hommes les plus remarquables être présentés à des femmes de -beaucoup d'esprit; c'était toujours un grain de prévention qui décidait -de l'effet de la première vue. - -Si l'on veut me permettre un détail familier, je conterai que l'aimable -colonel L. B... allait être présenté à Mme Struve de Koenigsberg; c'est -une femme du premier ordre. Nous nous disions: _Farà colpo?_ (fera-t-il -effet?) Il s'engage un pari. Je m'approche de Mme de Struve, et lui -conte que le colonel porte deux jours de suite ses cravates; le second -jour, il fait la lessive du Gascon; elle pourra remarquer sur sa cravate -des plis verticaux. Rien de plus évidemment faux. - -Comme j'achevais, on annonce cet homme charmant. Le plus petit fat de -Paris eût produit plus d'effet. Remarquez que Mme de Struve aimait; -c'est une femme honnête, et il ne pouvait être question de galanterie -entre eux. - -Jamais deux caractères n'ont été plus faits l'un pour l'autre. On -blâmait Mme de Struve d'être romanesque, et il n'y avait que la vertu, -poussée jusqu'au romanesque, qui pût toucher L. B... Elle l'a fait -fusiller très jeune. - -Il a été donné aux femmes de sentir, d'une manière admirable, les -nuances d'affection, les variations les plus insensibles du corps -humain, les mouvements les plus légers des amours-propres. - -Elles ont à cet égard un organe qui nous manque; voyez-les soigner un -blessé. - -Mais peut-être aussi ne voient-elles pas ce qui est esprit, combinaison -morale. J'ai vu les femmes les plus distinguées se charmer d'un homme -d'esprit qui n'était pas moi, et tout d'un temps, et presque du même -mot, admirer les plus grands sots. Je me trouvais attrapé comme un -connaisseur qui voit prendre les plus beaux diamants pour des strass, et -préférer les strass s'ils sont plus gros. - -J'en concluais qu'il faut tout oser auprès des femmes. Là, où le général -Lassale a échoué, un capitaine à moustaches et à jurements réussit[60]. -Il y a sûrement dans le mérite des hommes tout un côté qui leur échappe. - - [60] Posen, 1807. - -Pour moi, j'en reviens toujours aux lois physiques. Le fluide nerveux, -chez les hommes, s'use par la cervelle, et chez les femmes par le coeur; -c'est pour cela qu'elles sont plus sensibles. Un grand travail obligé et -dans le métier que nous avons fait toute la vie, console, et pour elles -rien ne peut les consoler que la distraction. - -Appiani, qui ne croit à la vertu qu'à la dernière extrémité, et avec -lequel j'allais ce soir à la chasse des idées, en lui exposant celles de -ce chapitre, me répond: - -«La force d'âme qu'Éponine employait avait un dévouement héroïque à -faire vivre son mari dans la caverne sous terre, et à l'empêcher de -tomber dans le désespoir, s'ils eussent vécu tranquillement à Rome, elle -l'eût employée à lui cacher un amant, il faut un aliment aux âmes -fortes.» - - - - -CHAPITRE XXVI - -De la pudeur. - - -Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer ce qu'on cache le plus -ici, mais mourrait de honte plutôt que de montrer son bras. Il est clair -que les trois quarts de la pudeur sont une chose apprise. C'est -peut-être la loi seule, fille de la civilisation, qui ne produise que du -bonheur. - -On a observé que les oiseaux de proie se cachent pour boire, c'est -qu'obligés de plonger la tête dans l'eau, ils sont sans défense en ce -moment. Après avoir considéré ce qui se passe à Otaïti[61], je ne vois -pas d'autre base naturelle à la pudeur. - - [61] Voir les voyages de Bougainville, de Cook, etc. Chez quelques - animaux, la femelle semble se refuser au moment où elle se donne. - C'est à l'anatomie comparée que nous devons demander les plus - importantes révélations sur nous-mêmes. - -L'amour est le miracle de la civilisation. On ne trouve qu'un amour -physique et des plus grossiers chez les peuples sauvages ou trop -barbares. - -Et la pudeur prête à l'amour le secours de l'imagination, c'est lui -donner la vie. - -La pudeur est enseignée de très bonne heure aux petites filles par leurs -mères, et avec une extrême jalousie, on dirait comme par esprit de -corps; c'est que les femmes prennent soin d'avance du bonheur de l'amant -qu'elles auront. - -Pour une femme timide et tendre rien ne doit être au-dessus du supplice -de s'être permis, en présence d'un homme, quelque chose dont elle croit -devoir rougir; je suis convaincu qu'une femme un peu fière préférerait -mille morts. Une légère liberté, prise du côté tendre par l'homme qu'on -aime, donne un moment de plaisir vif[62]; s'il a l'air de la blâmer ou -seulement de ne pas en jouir avec transport, elle doit laisser dans -l'âme un doute affreux. Pour une femme au-dessus du vulgaire, il y a -donc tout à gagner à avoir des manières fort réservées. Le jeu n'est pas -égal; on hasarde contre un petit plaisir, ou contre l'avantage de -paraître un peu plus aimable, le danger d'un remords cuisant et d'un -sentiment de honte qui doit rendre même l'amant moins cher. Une soirée -passée gaiement, à l'étourdie et sans songer à rien, est chèrement payée -à ce prix. La vue d'un amant avec lequel on craint d'avoir eu ce genre -de torts doit devenir odieuse pour plusieurs jours. Peut-on s'étonner de -la force d'une habitude à laquelle les plus légères infractions sont -punies par la honte la plus atroce? - - [62] Fait voir son amour d'une façon nouvelle. - -Quant à l'utilité de la pudeur, elle est la mère de l'amour; on ne -saurait plus lui rien contester. Pour le mécanisme du sentiment, rien -n'est plus simple; l'âme s'occupe à avoir honte, au lieu de s'occuper à -désirer; on s'interdit les désirs, et les désirs conduisent aux actions. - -Il est évident que toute femme tendre et fière, et ces deux choses étant -cause et effet vont difficilement l'une sans l'autre, doit contracter -des habitudes de froideur que les gens qu'elles déconcertent appellent -de la pruderie. - -L'accusation est d'autant plus spécieuse, qu'il est très difficile de -garder un juste milieu; pour peu qu'une femme ait peu d'esprit et -beaucoup d'orgueil, elle doit bientôt en venir à croire qu'en fait de -pudeur on n'en saurait trop faire. C'est ainsi qu'une Anglaise se croit -insultée si l'on prononce devant elle le nom de certains vêtements. Une -Anglaise se garderait bien, le soir à la campagne, de se laisser voir -quittant le salon avec son mari; et, ce qui est plus grave, elle croit -blesser la pudeur si elle montre quelque enjouement devant tout autre -que ce mari[63]. C'est peut-être à cause d'une attention si délicate que -les Anglais, gens d'esprit, laissent voir tant d'ennui de leur bonheur -domestique. A eux la faute, pourquoi tant d'orgueil[64]? - - [63] Voir l'admirable peinture de ces moeurs ennuyeuses à la fin de - _Corinne_; et Mme de Staël a flatté le portrait. - - [64] La Bible et l'aristocratie se vengent cruellement sur les gens - qui croient leur devoir tout. - -En revanche, passant tout à coup de Plymouth à Cadix et Séville, je -trouvai qu'en Espagne la chaleur du climat et des passions faisait un -peu trop oublier une retenue nécessaire. Je remarquai des caresses fort -tendres qu'on se permettait en public et qui, loin de me sembler -touchantes, m'inspiraient un sentiment tout opposé. Rien n'est plus -pénible. - -Il faut s'attendre à trouver _incalculable_ la force des habitudes -inspirées aux femmes sous prétexte de pudeur. Une femme vulgaire, en -outrant la pudeur, croit se faire l'égale d'une femme distinguée. - -L'empire de la pudeur est tel, qu'une femme tendre arrive à se trahir -envers son amant plutôt par des faits que par des paroles. - -La femme la plus jolie, la plus riche et la plus facile de Bologne, -vient de me conter qu'hier soir, un fat français, qui est ici et qui -donne une drôle d'idée de sa nation, s'est avisé de se cacher sous son -lit. Il voulait apparemment ne pas perdre un nombre infini de -déclarations ridicules dont il la poursuit depuis un mois. Mais ce grand -homme a manqué de présence d'esprit; il a bien attendu que Mme M... eût -congédié sa femme de chambre et se fût mise au lit, mais il n'a pas eu -la patience de donner aux gens le temps de s'endormir. Elle s'est jetée -à la sonnette, et l'a fait chasser honteusement au milieu des huées et -des coups de cinq ou six laquais. «Et s'il eût attendu deux heures?» lui -disais-je.--«J'aurais été bien malheureuse: Qui pourra douter, m'eût-il -dit, que je ne sois ici par vos ordres[65].» - - [65] On me conseille de supprimer ce détail: «Vous me prenez pour une - femme bien leste, d'oser conter de telles choses devant moi.» - -Au sortir de chez cette jolie femme, je suis allé chez la femme la plus -digne d'être aimée que je connaisse. Son extrême délicatesse est, s'il -se peut, au-dessus de sa beauté touchante. Je la trouve seule et lui -conte l'histoire de Mme M... Nous raisonnons là-dessus: «Écoutez, me -dit-elle, si l'homme qui se permet cette action était aimable auparavant -aux yeux de cette femme, on lui pardonnera, et, par la suite on -l'aimera.»--J'avoue que je suis resté confondu de cette lumière imprévue -jetée sur les profondeurs du coeur humain. Je lui ai répondu au bout -d'un silence:--«Mais, quand on aime, a-t-on le courage de se porter aux -dernières violences?» - -Il y aurait bien moins de vague dans ce chapitre si une femme l'eût -écrit. Tout ce qui tient à la fierté, à l'orgueil féminin, à l'habitude -de la pudeur et de ses excès, à certaines _délicatesses_, la plupart -dépendant uniquement d'_associations de sensations_[66], qui ne peuvent -pas exister chez les hommes, et souvent _délicatesses_ non fondées dans -la nature; toutes ces choses, dis-je, ne pourraient se trouver ici -qu'autant qu'on se serait permis d'écrire sur ouï-dire. - - [66] La pudeur est une des sources du goût pour la parure; par tel - ajustement une femme se promet plus ou moins. C'est ce qui fait que - la parure est déplacée dans la vieillesse. - - Une femme de province, si elle prétend à Paris suivre la mode, se - promet d'une manière gauche et qui fait rire. Une provinciale - arrivant à Paris doit commencer par se mettre comme si elle avait - trente ans. - -Une femme me disait, dans un moment de franchise philosophique, quelque -chose qui revient à ceci: - -«Si je sacrifiais jamais ma liberté, l'homme que j'arriverais à préférer -apprécierait davantage mes sentiments en voyant combien j'ai toujours -été avare même des préférences les plus légères.» C'est en faveur de cet -amant, qu'elle ne rencontrera peut-être jamais, que telle femme aimable -montre de la froideur à l'homme qui lui parle en ce moment. Voilà la -première exagération de la pudeur: celle-ci est respectable; la seconde -vient de l'orgueil des femmes; la troisième source d'exagération, c'est -l'orgueil des maris. - -Il me semble que cette possibilité d'amour se présente souvent aux -rêveries de la femme même la plus vertueuse, et elles ont raison. Ne pas -aimer quand on a reçu du ciel une âme faite pour l'amour, c'est se -priver soi et autrui d'un grand bonheur. C'est comme un oranger qui ne -fleurirait pas de peur de faire un péché; et remarquez qu'une âme faite -pour l'amour ne peut goûter avec transport aucun autre bonheur. Elle -trouve, dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde, un -vide insupportable; elle croit souvent aimer les beaux-arts et les -aspects sublimes de la nature, mais ils ne font que lui promettre et lui -exagérer l'amour, s'il est possible, et elle s'aperçoit bientôt qu'ils -lui parlent d'un bonheur dont elle a résolu de se priver. - -La seule chose que je voie à blâmer dans la pudeur, c'est de conduire à -l'habitude de mentir; c'est le seul avantage que les femmes faciles -aient sur les femmes tendres. Une femme facile vous dit: «Mon cher ami, -dès que vous me plairez, je vous le dirai, et je serai plus aise que -vous, car j'ai beaucoup d'estime pour vous.» - -Vive satisfaction de _Constance_, s'écriant après la victoire de son -amant: «Que je suis heureuse de ne m'être donnée à personne depuis huit -ans que je suis brouillée avec mon mari!» - -Quelque ridicule que je trouve ce raisonnement, cette joie me semble -pleine de fraîcheur. - -Il faut absolument que je conte ici de quelle nature étaient les regrets -d'une dame de Séville abandonnée par son amant. J'ai besoin qu'on se -rappelle qu'en amour tout est signe, et surtout qu'on veuille bien -accorder un peu d'indulgence à mon style[67]. - - [67] Note 65. - - * * * * * - -Mes yeux d'homme croient distinguer neuf particularités dans la -_pudeur_. - -1º L'on joue beaucoup contre peu, donc être extrêmement réservée, donc -souvent affectation; l'on ne rit pas, par exemple, des choses qui -amusent le plus; donc il faut beaucoup d'esprit pour avoir juste ce -qu'il faut de pudeur[68]. C'est pour cela que beaucoup de femmes n'en -ont pas assez en petit comité, ou, pour parler plus juste, n'exigent pas -que les contes qu'on leur fait soient assez gazés, et ne perdent leurs -voiles qu'à mesure du degré d'ivresse et de folie[69]. - - [68] Voir le ton de la société à Genève, surtout dans les familles _du - haut_; utilité d'une cour pour corriger par le ridicule la tendance - à la pruderie; Duclos faisant des contes à Mme de Rochefort: «En - vérité, vous nous croyez trop honnêtes femmes.» Rien n'est ennuyeux - au monde comme la pudeur non sincère. - - [69] Eh! mon cher Fronsac, il y a vingt bouteilles de champagne entre - le conte que tu nous commences et ce que nous disons à cette heure. - -Serait-ce par un effet de la pudeur et du mortel ennui qu'elle doit -imposer à plusieurs femmes, que la plupart d'entre elles n'estiment rien -tant dans un homme que l'effronterie? ou prennent-elles l'effronterie -pour du caractère? - -2º Deuxième loi: mon amant m'en estimera davantage. - -3º La force de l'habitude l'emporte même dans les instants les plus -passionnés. - -4º La pudeur donne des plaisirs bien flatteurs à l'amant: elle lui fait -sentir quelles lois l'on transgresse pour lui. - -5º Et aux femmes des plaisirs plus _enivrants_; comme ils font vaincre -une habitude puissante, ils jettent plus de trouble dans l'âme. Le comte -de Valmont se trouve à minuit dans la chambre à coucher d'une jolie -femme, cela lui arrive toutes les semaines, et à elle peut-être une fois -tous les deux ans; la rareté et la pudeur doivent donc préparer aux -femmes des plaisirs infiniment plus vifs[70]. - - [70] C'est l'histoire du tempérament mélancolique comparé au - tempérament sanguin. Voyez une femme vertueuse, même de la vertu - mercantile de certains dévots (vertueuse moyennant récompense - centuple dans un paradis), et un roué de quarante ans blasé. Quoique - le Valmont des _Liaisons dangereuses_ n'en soit pas encore là, la - présidente de Tourvel est plus heureuse que lui tout le long du - livre; et, si l'auteur, qui avait tant d'esprit, en eût eu - davantage, telle eût été la moralité de son ingénieux roman. - -6º L'inconvénient de la pudeur, c'est qu'elle jette sans cesse dans le -mensonge. - -7º L'excès de la pudeur et sa sévérité découragent d'aimer les âmes -tendres et timides[71], justement celles qui sont faites pour donner et -sentir les délices de l'amour. - - [71] Le tempérament mélancolique, que l'on peut appeler le tempérament - de l'amour. J'ai vu les femmes les plus distinguées et les plus - faites pour aimer donner la préférence, faute d'esprit, au prosaïque - tempérament sanguin. Histoire d'Alfred, Grande Chartreuse, 1810. - - Je ne connais pas d'idée qui m'engage plus à voir ce qu'on appelle - mauvaise compagnie. - - (Ici le pauvre Visconti se perd dans les nues) - - Toutes les femmes sont les mêmes pour le fond des mouvements de - coeur et des passions; les _formes_ des passions sont différentes. - Il y a la différence que donne une plus grande fortune, une plus - grande culture de l'esprit, l'habitude de plus hautes pensées, et - par-dessus tout, et malheureusement, un orgueil plus irritable. - - Telle parole qui irrite une princesse ne choque pas le moins du - monde une bergère des Alpes. Mais, une fois en colère, la princesse - et la bergère ont les mêmes mouvements de passion. - - (_Note unique de l'éditeur._) - -8º Chez les femmes tendres qui n'ont pas eu plusieurs amants, la pudeur -est un obstacle à l'aisance des manières, c'est ce qui les expose à se -laisser un peu mener par leurs amies qui n'ont pas le même manque[72] à -se reprocher. Elles donnent de l'attention à chaque cas particulier, au -lieu de s'en remettre aveuglément à l'habitude. Leur pudeur délicate -communique à leurs actions quelque chose de contraint; à force de -naturel, elles se donnent l'apparence de manquer de naturel; mais cette -gaucherie tient à la grâce céleste. - - [72] Mot de M... - -Si quelquefois leur familiarité ressemble à de la tendresse, c'est que -ces âmes angéliques sont coquettes sans le savoir. Par paresse -d'interrompre leur rêverie, pour s'éviter la peine de parler, et de -trouver quelque chose d'agréable et de poli, et qui ne soit que poli, à -dire à un ami, elles se mettent à s'appuyer tendrement sur son bras[73]. - - [73] Vol. _Guarna_. - -9º Ce qui fait que les femmes, quand elles se font auteurs, atteignent -bien rarement au sublime, ce qui donne de la grâce à leurs moindres -billets, c'est que jamais elles n'osent être franches qu'à demi: être -franches serait pour elles comme sortir sans fichu. Rien de plus -fréquent pour un homme que d'écrire absolument sous la dictée de son -imagination, et sans savoir où il va. - - -RÉSUMÉ. - -L'erreur commune est d'en agir avec les femmes comme avec des espèces -d'hommes plus généreux, plus mobiles, et surtout avec lesquels il n'y a -pas de rivalité possible. L'on oublie trop facilement qu'il y a deux -lois nouvelles et singulières qui tyrannisent ces êtres si mobiles, en -concurrence avec tous les penchants ordinaires de la nature humaine; je -veux dire: - -L'orgueil féminin et la pudeur, et les habitudes souvent -indéchiffrables, filles de la pudeur. - - - - -CHAPITRE XXVII - -Des regards. - - -C'est la grande arme de la coquetterie vertueuse. On peut tout dire avec -un regard, et cependant on peut toujours nier un regard, car il ne peut -pas être répété textuellement. - -Ceci me rappelle le comte G., le Mirabeau de Rome: l'aimable petit -gouvernement de ce pays-là lui a donné une manière originale de faire -des récits, par des mots entrecoupés qui disent tout et rien. Il fait -tout entendre; mais libre à qui que ce soit de répéter textuellement -toutes ses paroles, impossible de le compromettre. Le cardinal Lante lui -disait qu'il avait volé ce talent aux femmes, je dis même les plus -honnêtes. Cette friponnerie est une représaille cruelle, mais juste, de -la tyrannie des hommes. - - - - -CHAPITRE XXVIII - -De l'orgueil féminin. - - -Les femmes entendent parler toute leur vie, par les hommes, d'objets -prétendus importants, de gros gains d'argent, de succès à la guerre, de -gens tués en duel, de vengeances atroces ou admirables, etc. Celles -d'entre elles qui ont l'âme fière sentent que, ne pouvant atteindre à -ces objets, elles sont hors d'état de déployer un orgueil remarquable -par l'importance des choses sur lesquelles il s'appuie. Elles sentent -palpiter dans leur sein un coeur qui, par la force et la fierté de ses -mouvements, est supérieur à tout ce qui les entoure, et cependant elles -voient le dernier des hommes s'estimer plus qu'elles. Elles -s'aperçoivent qu'elles ne sauraient montrer d'orgueil que pour de -petites choses, ou du moins que pour des choses qui n'ont d'importance -que par le sentiment, et dont un tiers ne peut être juge. Tourmentées -par ce contraste désolant entre la bassesse de leur fortune et la fierté -de leur âme, elles entreprennent de rendre leur orgueil respectable par -la vivacité de ses transports, ou par l'implacable ténacité avec -laquelle elles maintiennent ses arrêts. Avant l'intimité, ces femmes-là -se figurent, en voyant leur amant, qu'il a entrepris un siège contre -elles. Leur imagination est employée à s'irriter de ses démarches, qui, -après tout, ne peuvent pas faire autrement que de marquer de l'amour, -puisqu'il aime. Au lieu de jouir des sentiments de l'homme qu'elles -préfèrent, elles se piquent de vanité à son égard; et, enfin, avec l'âme -la plus tendre, lorsque sa sensibilité n'est pas fixée sur un seul -objet, dès qu'elles aiment, comme une coquette vulgaire, elles n'ont -plus que de la vanité. - -Une femme à caractère généreux sacrifiera mille fois sa vie pour son -amant, et se brouillera à jamais avec lui pour une querelle d'orgueil, à -propos d'une porte ouverte ou fermée. C'est là leur point d'honneur. -Napoléon s'est bien perdu pour ne pas céder un village. - -J'ai vu une querelle de cette espèce durer plus d'un an. Une femme très -distinguée sacrifiait tout son bonheur plutôt que de mettre son amant -dans le cas de pouvoir former le moindre doute sur la magnanimité de son -orgueil. Le raccommodement fut l'effet du hasard, et chez mon amie, d'un -moment de faiblesse qu'elle ne put vaincre, en rencontrant son amant, -qu'elle croyait à quarante lieues de là, et le trouvant dans un lieu où -certainement il ne s'attendait pas à la voir. Elle ne put cacher son -premier transport de bonheur; l'amant s'attendrit plus qu'elle, ils -tombèrent presque aux genoux l'un de l'autre, et jamais je n'ai vu -couler tant de larmes; c'était la vue imprévue du bonheur. Les larmes -sont l'extrême sourire. - -Le duc d'Argyle donna un bel exemple de présence d'esprit en n'engageant -pas un combat d'orgueil féminin dans l'entrevue qu'il eut à Richemont -avec la reine Caroline[74]. Plus il y a d'élévation dans le caractère -d'une femme, plus terribles sont ces orages. - - [74] The heart of Midlothian (tome III). - - As the blackest sky - Foretells the heaviest tempest. - -_D. Juan._ - -Serait-ce que plus une femme jouit avec transport, dans le courant de la -vie, des qualités distinguées de son amant, plus dans ces instants -cruels où la sympathie semble renversée elle cherche à se venger de ce -qu'elle lui voit habituellement de supériorité sur les autres hommes? -Elle craint d'être confondue avec eux. - -Il y a bien du temps que je n'ai lu l'ennuyeuse _Clarisse_; il me semble -pourtant que c'est par orgueil féminin qu'elle se laisse mourir et -n'accepte pas la main de Lovelace. - -La faute de Lovelace était grande; mais, puisqu'elle l'aimait un peu, -elle aurait pu trouver dans son coeur le pardon d'un crime dont l'amour -était cause. - -Monime, au contraire, me semble un touchant modèle de délicatesse -féminine. Quel front ne rougit pas de plaisir en entendant dire par une -actrice digne de ce rôle: - - Et ce fatal amour, dont j'avais triomphé, - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Vos détours l'ont surpris et m'en ont convaincue - Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir; - En vain vous en pourriez perdre le souvenir; - Et cet aveu honteux, où vous m'avez forcée, - Demeurera toujours présent à ma pensée. - Toujours je vous croirais incertain de ma foi; - Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moi - Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage, - Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage, - Et, qui, me préparant un éternel ennui, - M'a fait rougir d'un feu qui n'était pas pour lui. - -RACINE. - -Je m'imagine que les siècles futurs diront: Voilà à quoi la monarchie -était bonne[75], à produire de ces sortes de caractères, et leur -peinture par les grands artistes. - - [75] La monarchie sans charte et sans chambres. - -Cependant, même dans les républiques du moyen âge, je trouve un -admirable exemple de cette délicatesse, qui semble détruire mon système -de l'influence des gouvernements sur les passions, et que je rapporterai -avec candeur. - -Il s'agit de ces vers si touchants de Dante: - - Deh! quando tu sarai tornato al mondo, - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Ricorditi di me, che son la Pia: - Siena mi fè: disfecemi maremma; - Salsi colui, che inannellata pria, - Disposando, m'avea con la sua gemma. - -_Purgatorio_, cant. V[76]. - - [76] Hélas! quand tu seras de retour au monde des vivants, daigne - aussi m'accorder un souvenir. Je suis la Pia; Sienne me donna la - vie: je trouverai la mort dans nos maremmes. Celui qui en m'épousant - m'avait donné son anneau sait mon histoire. - -La femme qui parle avec tant de retenue avait eu en secret le sort de -Desdemona, et pouvait par un mot faire connaître le crime de son mari -aux amis qu'elle avait laissés sur la terre. - -Nello della Pietra obtint la main de madonna Pia, l'unique héritière des -Tolomei, la famille la plus riche et la plus noble de Sienne. Sa beauté, -qui faisait l'admiration de la Toscane, fit naître dans le coeur de son -époux une jalousie qui, envenimée par de faux rapports et des soupçons -sans cesse renaissants, le conduisit à un affreux projet. Il est -difficile de décider aujourd'hui si sa femme fut tout à fait innocente, -mais Dante nous la représente comme telle. - -Son mari la conduisit dans la maremme de Volterre, célèbre alors comme -aujourd'hui par les effets de l'_aria cattiva_. Jamais il ne voulut dire -à sa malheureuse femme la raison de son exil en un lieu si dangereux. -Son orgueil ne daigna prononcer ni plainte ni accusation. Il vivait seul -avec elle, dans une tour abandonnée, dont je suis allé visiter les -ruines sur le bord de la mer; là il ne rompit jamais son dédaigneux -silence, jamais il ne répondit aux questions de sa jeune épouse, jamais -il n'écouta ses prières. Il attendit froidement auprès d'elle que l'air -pestilentiel eût produit son effet. Les vapeurs de ces marais ne -tardèrent pas à flétrir ces traits, les plus beaux, dit-on, qui, dans ce -siècle, eussent paru sur cette terre. En peu de mois elle mourut. -Quelques chroniqueurs de ces temps éloignés rapportent que Nello employa -le poignard pour hâter sa fin: elle mourut dans les maremmes, de quelque -manière horrible; mais le genre de sa mort fut un mystère, même pour les -contemporains. Nello della Pietra survécut pour passer le reste de ses -jours dans un silence qu'il ne rompit jamais. - -Rien de plus noble et de plus délicat que la manière dont la jeune Pia -adresse la parole au Dante. Elle désire être rappelée à la mémoire des -amis que si jeune elle a laissés sur la terre; toutefois, en se nommant -et désignant son mari, elle ne veut pas se permettre la plus petite -plainte d'une cruauté inouïe, mais désormais irréparable, et seulement -indique qu'il sait l'histoire de sa mort. - -Cette constance dans la vengeance de l'orgueil ne se voit guère, je -crois, que dans les pays du Midi. - -En Piémont, je me suis trouvé l'involontaire témoin d'un fait à peu près -semblable; mais alors j'ignorais les détails. Je fus envoyé avec vingt -cinq dragons dans les bois le long de la _Sesia_, pour empêcher la -contrebande. En arrivant le soir dans ce lieu sauvage et désert, -j'aperçus entre les arbres les ruines d'un vieux château; j'y allai: à -mon grand étonnement, il était habité. J'y trouvai un noble du pays, à -figure sinistre; un homme qui avait six pieds de haut et quarante ans: -il me donna deux chambres en rechignant. J'y faisais de la musique avec -mon maréchal des logis: après plusieurs jours, nous découvrîmes que -notre homme gardait une femme que nous appelions Camille en riant; nous -étions loin de soupçonner l'affreuse vérité. Elle mourut au bout de six -semaines. J'eus la triste curiosité de la voir dans son cercueil; je -payai un moine qui la gardait, et vers minuit, sous prétexte de jeter de -l'eau bénite, il m'introduisit dans la chapelle. J'y trouvai une de ces -figures superbes, qui sont belles même dans le sein de la mort, elle -avait un grand nez aquilin dont je n'oublierai jamais le contour noble -et tendre. Je quittai ce lieu funeste; cinq ans après, un détachement de -mon régiment accompagnant l'empereur à son couronnement comme roi -d'Italie, je me fis conter toute l'histoire. J'appris que le mari -jaloux, le comte ***, avait trouvé un matin, accrochée au lit de sa -femme, une montre anglaise appartenant à un jeune homme de la petite -ville qu'ils habitaient. Ce jour même il la conduisit dans le château -ruiné, au milieu des bois de la Sesia. Comme Nello della Pietra, il ne -prononça jamais une seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il -lui présentait froidement et en silence la montre anglaise qu'il avait -toujours sur lui. Il passa ainsi près de trois ans seul avec elle. Elle -mourut enfin de désespoir dans la fleur de l'âge. Son mari chercha à -donner un coup de couteau au maître de la montre, le manqua, passa à -Gênes, s'embarqua, et l'on n'a plus eu de ses nouvelles. Ses biens ont -été divisés. - -Si, auprès des femmes à orgueil féminin, l'on prend les injures avec -grâce, ce qui est facile à cause de l'habitude de la vie militaire, on -ennuie ces âmes fières; elles vous prennent pour un lâche, et arrivent -bien vite à l'outrage. Ces caractères altiers cèdent avec plaisir aux -hommes qu'elles voient intolérants avec les autres hommes. C'est, je -crois, le seul parti à prendre, et il faut souvent avoir une querelle -avec son voisin pour l'éviter avec sa maîtresse. - -Miss Cornel, célèbre actrice de Londres, voit un jour entrer chez elle à -l'improviste le riche colonel qui lui était utile. Elle se trouvait avec -un petit amant qui ne lui était qu'agréable. «M. un tel, dit-elle toute -émue au colonel, est venu pour voir le poney que je veux vendre.--Je -suis ici pour tout autre chose», reprit fièrement ce petit amant, qui -commençait à l'ennuyer, et que depuis cette réponse elle se mit à -réaimer avec fureur[77]. Ces femmes-là sympathisent avec l'orgueil de -leur amant, au lieu d'exercer à ses dépens leur disposition à la fierté. - - [77] Je rentre toujours de chez miss Cornel plein d'admiration et de - vues profondes sur les passions observées à nu. Sa manière de - commander si impérieuse à ses domestiques n'est pas du despotisme; - c'est qu'elle voit avec netteté et rapidité ce qu'il faut faire. - - En colère contre moi au commencement de la visite, elle n'y songe - plus à la fin. Elle me conte toute l'économie de sa passion pour - Mortimer. «J'aime mieux le voir en société que seul avec moi.» Une - femme du plus grand génie ne ferait pas mieux, c'est qu'elle ose - être parfaitement _naturelle_ et qu'elle n'est gênée par aucune - théorie. «Je suis plus heureuse actrice que femme d'un pair.» Grande - âme que je dois me conserver amie pour mon instruction. - -Le caractère du duc de Lauzun (celui de 1660[78]), si le premier jour -elles peuvent lui pardonner le manque de grâces, est séduisant pour ces -femmes-là, et peut-être pour toutes les femmes distinguées; la grandeur -plus élevée leur échappe, elles prennent pour de la froideur le calme de -l'oeil qui voit tout et qui ne s'émeut point d'un détail. N'ai-je pas vu -des femmes de la cour de Saint-Cloud soutenir que Napoléon avait un -caractère sec et prosaïque[79]? Le grand homme est comme l'aigle, plus -il s'élève, moins il est visible, et il est puni de sa grandeur par la -solitude de l'âme. - - [78] La hauteur et le courage dans les petites choses, mais - l'attention passionnée aux petites choses; la véhémence du - tempérament bilieux. Sa conduite avec Mme de Monaco (Saint-Simon, N. - 383); son aventure sous le lit de Mme de Montespan, le roi y étant - avec elle. Sans l'attention aux petites choses, ce caractère reste - invisible aux femmes. - - [79] When Minna Toil heard a tale of woe or of romance, it was then - her blood rushed to her cheeks, and shewed plainly how warm it beat - notwithstanding the generally serious composed and retiring - disposition which her countenance and demeanour seemed to exhibit. - (_The Pirate_, I, 33.) - - Les gens communs trouvent froides les âmes comme Minna Toil, qui ne - jugent pas les circonstances ordinaires dignes de leur émotion. - -De l'orgueil féminin naît ce que les femmes appellent les _manques de -délicatesse_. Je crois que cela ressemble assez à ce que les rois -appellent lèse-majesté, crime d'autant plus dangereux qu'on y tombe sans -s'en douter. L'amant le plus tendre peut être accusé de manquer de -délicatesse s'il n'a pas beaucoup d'esprit, et, ce qui est plus triste, -s'il ose se livrer au plus grand charme de l'amour, au bonheur d'être -parfaitement naturel avec ce qu'on aime, et de ne pas écouter ce qu'on -lui dit. - -Voilà de ces choses dont un coeur bien né ne saurait avoir le soupçon, -et qu'il faut avoir éprouvées pour y croire, car l'on est entraîné par -l'habitude d'en agir avec justice et franchise avec ses amis hommes. - -Il faut se rappeler sans cesse qu'on a affaire à des êtres qui, quoique -à tort, peuvent se croire inférieurs en vigueur de caractère, ou, pour -mieux dire, peuvent penser qu'on les croit inférieurs. - -Le véritable orgueil d'une femme ne devrait-il pas se placer dans -l'énergie du sentiment qu'elle inspire? On plaisantait une fille -d'honneur de la reine épouse de François Ier, sur la légèreté de son -amant, qui, disait-on, ne l'aimait guère. Peu de temps après, cet amant -eut une maladie et reparut muet à la cour. Un jour, au bout de deux ans, -comme on s'étonnait qu'elle l'aimât toujours, elle lui dit: «Parlez.» Et -il parla. - - - - -XXIX - -Du courage des femmes. - - I tell thee proud Templar, that not in thy fiercest battles hadst thou - displayed more of thy vaunted courage, than has been shewn by woman - when called upon to suffer by affection or duty. - - _Ivanhoe_, tome III, page 220. - - -Je me souviens d'avoir rencontré la phrase suivante dans un livre -d'histoire: «Tous les hommes perdaient la tête; c'est le moment où les -femmes prennent sur eux une incontestable supériorité.» - -Leur courage a une _réserve_ qui manque à celui de leur amant; elles se -piquent d'amour-propre à son égard, et trouvent tant de plaisir à -pouvoir, dans le feu du danger, le disputer de fermeté à l'homme qui les -blesse souvent par la fierté de sa protection et de sa force, que -l'énergie de cette jouissance les élève au-dessus de la crainte -quelconque qui, dans ce moment, fait la faiblesse des hommes. Un homme -aussi, s'il recevait un tel secours dans un tel moment, se montrerait -supérieur à tout; car la peur n'est jamais dans le danger, elle est dans -nous. - -Ce n'est pas que je prétende déprécier le courage des femmes: j'en ai -vu, dans l'occasion, de supérieures aux hommes les plus braves. Il faut -seulement qu'elles aient un homme à aimer; comme elles ne sentent plus -que par lui, le danger direct et personnel le plus atroce devient pour -elles comme une rose à cueillir en sa présence[80]. - - [80] Marie Stuart parlant de Leicester après l'entrevue avec Élisabeth - où elle vient de se perdre. - - SCHILLER. - -J'ai trouvé aussi chez des femmes qui n'aimaient pas l'intrépidité la -plus froide, la plus étonnante, la plus exempte de nerfs. - -Il est vrai que je pensais qu'elles ne sont si braves que parce qu'elles -ignorent l'ennui des blessures. - -Quant au courage moral, si supérieur à l'autre, la fermeté d'une femme -qui résiste à son amour est seulement la chose la plus admirable qui -puisse exister sur la terre. Toutes les autres marques possibles de -courage sont des bagatelles auprès d'une chose si fort contre nature et -si pénible. Peut-être trouvent-elles des forces dans cette habitude des -sacrifices que la pudeur fait contracter. - -Un malheur des femmes, c'est que les preuves de ce courage restent -toujours secrètes et soient presque indivulgables. - -Un malheur plus grand, c'est qu'il soit toujours employé contre leur -bonheur: la princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari, et se -donner à M. de Nemours. - -Peut-être que les femmes sont principalement soutenues par l'orgueil de -faire une belle défense, et qu'elles s'imaginent que leur amant met de -la vanité à les avoir; idée petite et misérable: un homme passionné qui -se jette de gaieté de coeur dans tant de situations ridicules a bien le -temps de songer à la vanité! C'est comme les moines qui croient attraper -le diable, et qui se payent par l'orgueil de leurs cilices et de leurs -macérations. - -Je crois que si Mme de Clèves fût arrivée à la vieillesse, à cette -époque où l'on juge la vie et où les jouissances d'orgueil paraissent -dans toute leur misère, elle se fût repentie. Elle aurait voulu avoir -vécu comme Mme de la Fayette[81]. - - [81] On sait assez que cette femme célèbre fit, probablement en - société avec M. de la Rochefoucauld, le roman de la _Princesse de - Clèves_, et que les deux auteurs passèrent ensemble dans une amitié - parfaite les vingt dernières années de leur vie. C'est exactement - l'amour à l'italienne. - - * * * * * - -Je viens de relire cent pages de cet essai; j'ai donné une idée bien -pauvre du véritable amour, de l'amour qui occupe toute l'âme, la remplit -d'images tantôt les plus heureuses, tantôt désespérantes, mais toujours -sublimes, et la rend complètement insensible à tout le reste de ce qui -existe. Je ne sais comment exprimer ce que je vois si bien; je n'ai -jamais senti plus péniblement le manque de talent. Comment rendre -sensible la simplicité de gestes et de caractère, le profond sérieux, le -regard peignant si juste et avec tant de candeur la nuance du sentiment, -et surtout, j'y reviens, cette inexprimable _non-curance_ pour tout ce -qui n'est pas la femme qu'on aime? Un _non_ ou un _oui_ dit par un homme -qui aime a une _onction_ que l'on ne trouve point ailleurs, que l'on ne -trouvait point chez cet homme en d'autres temps. Ce matin (3 août), j'ai -passé à cheval, sur les neuf heures, devant le joli jardin anglais du -marquis Zampieri, placé sur les dernières ondulations de ces collines -couronnées de grands arbres contre lesquelles Bologne est adossée, et -desquelles on jouit d'une si belle vue de cette riche et verdoyante -Lombardie, le plus beau pays du monde. Dans un bosquet de lauriers du -jardin Zampieri qui domine le chemin que je suivais et qui conduit à la -cascade du Reno à Casa-Lecchio, j'ai vu le comte Delfante; il rêvait -profondément, et quoique nous ayons passé la soirée ensemble jusqu'à -deux heures après minuit, à peine m'a-t-il rendu mon salut. Je suis allé -à la cascade. J'ai traversé le Reno; enfin, trois heures après au moins, -en repassant sous le bosquet du jardin Zampieri, je l'ai vu encore; il -était précisément dans la même position, appuyé contre un grand pin qui -s'élève au-dessus du bosquet de lauriers; je crains qu'on ne trouve ce -détail trop simple et ne prouvant rien: il est venu à moi la larme à -l'oeil, me priant de ne pas faire un conte de son immobilité. J'ai été -touché; je lui ai proposé de rebrousser chemin, et d'aller avec lui -passer le reste de la journée à la campagne. Au bout de deux heures, il -m'a tout dit: c'est une belle âme; mais que les pages que l'on vient de -lire sont froides auprès de ce qu'il me disait! - -En second lieu, il se croit _non aimé_; ce n'est pas mon avis. On ne -peut rien lire sur la belle figure de marbre de la comtesse Ghigi, chez -laquelle nous avons passé la soirée. Seulement quelquefois une rougeur -subite et légère, qu'elle ne peut réprimer, vient trahir les émotions de -cette âme que l'orgueil féminin le plus exalté dispute aux émotions -fortes. On voit son cou d'albâtre et ce qu'on aperçoit de ces belles -épaules dignes de Canova rougir aussi. Elle trouve bien l'art de -soustraire ses yeux noirs et sombres à l'observation des gens dont sa -délicatesse de femme redoute la pénétration; mais j'ai vu cette nuit, à -certaine chose que disait Delfante et qu'elle désapprouvait, une subite -rougeur la couvrir tout entière. Cette âme hautaine le trouvait moins -digne d'elle. - -Mais enfin, quand je me tromperais dans mes conjectures sur le bonheur -de Delfante, à la vanité près, je le crois plus heureux que moi -indifférent, qui cependant suis dans une position de bonheur fort bien, -en apparence et en réalité. - -Bologne, 3 août 1818. - - - - -CHAPITRE XXX - -Spectacle singulier et triste. - - -Les femmes, avec leur orgueil féminin, se vengent des sots sur les gens -d'esprit, et des âmes prosaïques à argent et à coups de bâton, sur les -coeurs généreux. Il faut convenir que voilà un beau résultat. - -Les petites considérations de l'orgueil et des convenances du monde ont -fait le malheur de quelques femmes, et par orgueil leurs parents les ont -placées dans une position abominable. Le destin lui avait réservé pour -consolation bien supérieure à tous leurs malheurs le bonheur d'aimer et -d'être aimées avec passion; mais voilà qu'un beau jour elles empruntent -à leurs ennemis ce même orgueil insensé dont elles furent les premières -victimes, et c'est pour tuer le seul bonheur qui leur reste, c'est pour -faire leur propre malheur et le malheur de qui les aime. Une amie qui a -eu dix intrigues connues, et non pas toujours les unes après les autres, -leur persuade gravement que si elles aiment, elles seront déshonorées -aux yeux du public; et cependant ce bon public, qui ne s'élève jamais -qu'à des idées basses, leur donne généreusement un amant tous les ans, -parce que, dit-il, c'est la règle. Ainsi l'âme est attristée par ce -spectacle bizarre: une femme tendre et souverainement délicate, un ange -de pureté, sur l'avis d'une c... sans délicatesse, fuit le seul et -immense bonheur qui lui reste, pour paraître, avec une robe d'une -éclatante blancheur, devant un gros butor de juge qu'on sait aveugle -depuis cent ans, et qui crie à tue-tête: «Elle est vêtue de noir.» - - - - -CHAPITRE XXXI - -Extrait du journal de Salviati. - - Ingenium nobis ipsa puella facit. - - PROPERT., II, 1. - - -Bologne, 29 avril 1818. - -Désespéré du malheur où l'amour me réduit, je maudis mon existence. Je -n'ai le coeur à rien. Le temps est sombre, il pleut, un froid tardif est -venu rattrister la nature qui, après un long hiver, s'élevait au -printemps. - -Schiassetti, un colonel en demi-solde, un ami raisonnable et froid, est -venu passer deux heures avec moi. «Vous devriez renoncer à -l'aimer.--Comment faire? Rendez-moi ma passion pour la guerre.--C'est un -grand malheur pour vous de l'avoir connue.» J'en conviens presque, tant -je me sens abattu et sans courage, tant la mélancolie a aujourd'hui -d'empire sur moi. Nous cherchons ensemble quel intérêt a pu porter son -amie à me calomnier auprès d'elle; nous ne trouvons rien que ce vieux -proverbe napolitain: «Femme qu'amour et jeunesse quittent se pique d'un -rien.» Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette femme cruelle est _enragée_ -contre moi: c'est le mot d'un de ses amis. Je puis me venger d'une -manière atroce; mais contre sa haine je n'ai pas le plus petit moyen de -défense. Schiassetti me quitte. Je sors par la pluie, ne sachant que -devenir. Mon appartement, ce salon que j'ai habité dans les premiers -temps de notre connaissance et quand je la voyais tous les soirs, m'est -devenu insupportable. Chaque gravure, chaque meuble, me reprochent le -bonheur que j'avais rêvé en leur présence, et que j'ai perdu pour -toujours. - -Je cours les rues par une pluie froide; le hasard, si je puis l'appeler -hasard, me fait passer sous ses fenêtres. Il était nuit tombante, et je -marchais les yeux pleins de larmes fixés sur la fenêtre de sa chambre. -Tout à coup le rideau a été un peu entr'ouvert comme pour voir sur la -place et s'est refermé à l'instant. Je me suis senti un mouvement -physique près du coeur. Je ne pouvais me soutenir: je me réfugie sous le -portique de la maison voisine. Mille sentiments inondent mon âme: le -hasard a pu produire ce mouvement du rideau; mais, si c'était sa main -qui l'eût entr'ouvert! - -Il y a deux malheurs au monde: celui de la passion contrariée et celui -du _dead blank_. - -Avec l'amour, je sens qu'il existe à deux pas de moi un bonheur immense -et au delà de tous mes voeux, qui ne dépend que d'un mot, que d'un -sourire. - -Sans passion comme Schiassetti, les jours tristes, je ne vois nulle part -le bonheur, j'arrive à douter qu'il existe pour moi, je tombe dans le -spleen. Il faudrait être sans passions fortes et avoir seulement un peu -de curiosité ou de vanité. - -Il est deux heures du matin, j'ai vu le petit mouvement du rideau; à six -heures j'ai fait des visites, je suis allé au spectacle; mais partout -silencieux et rêveur, j'ai passé la soirée à examiner cette question: -«Après tant de colère et si peu fondée, car, enfin, voulais-je -l'offenser [et quelle est la chose au monde que l'intention n'excuse -pas?] a-t-elle senti un moment d'amour?» - -Le pauvre Salviati, qui a écrit ce qui précède sur son Pétrarque, mourut -quelque temps après; il était notre ami intime à Schiassetti et à moi; -nous connaissions toutes ses pensées, et c'est de lui que je tiens toute -la partie lugubre de cet essai. C'était l'imprudence incarnée; du reste, -la femme pour laquelle il a fait tant de folies est l'être le plus -intéressant que j'aie rencontré. Schiassetti me disait: «Mais -croyez-vous que cette passion malheureuse ait été sans avantages pour -Salviati? D'abord, il éprouva le malheur d'argent le plus piquant qui se -puisse imaginer. Ce malheur, qui le réduisait à une fortune très -médiocre, après une jeunesse brillante, et qui l'eût outré de colère -dans toute autre circonstance, il ne s'en souvenait pas une fois tous -les quinze jours. - -«Ensuite, ce qui est bien autrement important pour une tête de cette -portée, cette passion est le premier véritable cours de logique qu'il -ait jamais fait. Cela paraîtra singulier chez un homme qui a été à la -cour; mais cela s'explique par son extrême courage. Par exemple, il -passa sans sourciller la journée du ***, qui le jetait dans le néant; il -s'étonnait là, comme en Russie, de ne rien sentir d'extraordinaire; il -est de fait qu'il n'a jamais rien craint au point d'y penser deux jours. -Au lieu de cette insouciance, depuis deux ans, il cherchait à chaque -minute à avoir du courage; jusque-là il n'avait pas vu de danger. - -«Quand, par suite de ses imprudences et de sa confiance dans les bonnes -interprétations[82], il se fut fait condamner à ne voir la femme qu'il -aimait que deux fois par mois, nous l'avons vu ivre de joie passer les -nuits à lui parler, parce qu'il en avait été reçu avec cette candeur -noble qu'il adorait en elle. Il tenait que Mme *** et lui avaient deux -âmes hors de pair et qui devaient s'entendre d'un regard. Il ne pouvait -comprendre qu'elle accordât la moindre attention aux petites -interprétations bourgeoises qui pouvaient le faire criminel. Le résultat -de cette belle confiance dans une femme entourée de ses ennemis fut de -se faire fermer sa porte. - - [82] - - Sotto l'usbergo del sentirsi pura. - - DANTE, _Inf._, XXVIII, 117. - ---Avec Mme ***, lui disais-je, vous oubliez vos maximes, et qu'il ne -faut croire à la grandeur d'âme qu'à la dernière -extrémité.--Croyez-vous, répondait-il, qu'il y ait au monde un autre -coeur qui convienne mieux au sien?--Il est vrai, je paye cette manière -d'être passionnée qui me faisait voir Léonore en colère dans la ligne -d'horizon des rochers de Poligny par le malheur de toutes mes -entreprises dans la vie réelle, malheur qui provient du manque de -patiente industrie et d'imprudences produites par la force de -l'impression du moment.» On voit la nuance de folie. - -Pour Salviati, la vie était divisée en périodes de quinze jours, qui -prenaient la couleur de la dernière entrevue qu'on lui avait accordée. -Mais je remarquai plusieurs fois que le bonheur qu'il devait à un -accueil qui lui semblait moins froid était bien inférieur en intensité -au malheur que lui donnait une réception sévère[83]. Mme *** manquait -quelquefois de franchise avec lui: voilà les deux seules objections que -je n'aie jamais osé lui faire. Outre ce que sa douleur avait de plus -intime et dont il eut la délicatesse de ne jamais parler, même à ses -amis les plus chers et les plus exempts d'envie, il voyait dans une -réception sévère de Léonore le triomphe des âmes prosaïques et -intrigantes sur les âmes franches et généreuses. Alors il désespérait de -la vertu et surtout de la gloire. Il ne se permettait de parler à ses -amis que des idées tristes à la vérité auxquelles le conduisait sa -passion, mais qui d'ailleurs pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux de -la philosophie. J'étais curieux d'observer cette âme bizarre; -ordinairement l'amour-passion se rencontre chez des gens un peu niais à -l'allemande[84]. Salviati, au contraire, était au nombre des hommes les -plus fermes et les plus spirituels que j'aie connus. - - [83] C'est une chose que j'ai souvent cru voir dans l'amour, que cette - disposition à tirer plus de malheur des choses malheureuses que de - bonheur des choses heureuses. - - [84] Don Carlos, Saint-Preux, l'Hippolyte et le Bajazet de Racine. - -J'ai cru voir qu'après ces visites sévères, il n'était tranquille que -quand il s'était justifié les rigueurs de Léonore. Tant qu'il trouvait -qu'elle pouvait avoir eu tort de le maltraiter, il était malheureux. Je -n'aurais jamais cru l'amour si exempt de vanité. - -Il nous faisait sans cesse l'éloge de l'amour. «Si un pouvoir surnaturel -me disait: Brisez le verre de cette montre, et Léonore sera pour vous ce -qu'elle était il y a trois ans, une amie indifférente, en vérité, je -crois que dans aucun moment de ma vie je n'aurais le courage de le -briser.» Je le voyais si fou en faisant ce raisonnement, que je n'eus -jamais le courage de lui présenter les objections précédentes. - -Il ajoutait: «Comme la réformation de Luther, à la fin du moyen âge, -ébranlant la société jusque dans ses fondements, renouvela et -reconstitua le monde sur des bases raisonnables, ainsi un caractère -généreux est renouvelé et retrempé par l'amour. - -«Ce n'est qu'alors qu'il dépouille tous les enfantillages de la vie; -sans cette révolution, il eût toujours eu je ne sais quoi d'empesé et de -théâtral. Ce n'est que depuis que j'aime que j'ai appris à avoir de la -grandeur dans le caractère, tant notre éducation d'école militaire est -ridicule. - -«Quoique me conduisant bien, j'étais un enfant à la cour de Napoléon et -à Moscou. Je faisais mon devoir; mais j'ignorais cette simplicité -héroïque, fruit d'un sacrifice entier et de bonne foi. Il n'y a qu'un -an, par exemple, que mon coeur comprend la simplicité des Romains de -Tite-Live. Autrefois je les trouvais froids, comparés à nos brillants -colonels. Ce qu'ils faisaient pour leur Rome, je le trouve dans mon -coeur pour Léonore. Si j'avais le bonheur de pouvoir faire quelque chose -pour elle, mon premier désir serait de le cacher. La conduite des -Régulus, des Décius était une chose convenue d'avance et qui n'avait pas -le droit de les surprendre. J'étais petit avant d'aimer, précisément -parce que j'étais tenté quelquefois de me trouver grand; il y avait un -certain effort que je sentais et dont je m'applaudissais. - -«Et, du côté des affections, que ne doit-on pas à l'amour? Après les -hasards de la première jeunesse, le coeur se ferme à la sympathie. La -mort ou l'absence éloigne-t-elle des compagnons de l'enfance, l'on est -réduit à passer la vie avec de froids associés, la demi-aune à la main, -toujours calculant des idées d'intérêt ou de vanité. Peu à peu, toute la -partie tendre et généreuse de l'âme devient stérile faute de culture, et -à moins de trente ans l'homme se trouve pétrifié à toutes les sensations -douces et tendres. Au milieu de ce désert aride, l'amour fait jaillir -une source de sentiments plus abondante et plus fraîche même que celle -de la première jeunesse. Il y avait alors une espérance vague, folle et -sans cesse distraite[85], jamais de dévouement pour rien, jamais de -désirs constants et profonds; l'âme, toujours légère, avait soif de -nouveauté et négligeait aujourd'hui ce qu'elle adorait hier. Et rien -n'est plus recueilli, plus mystérieux, plus éternellement un dans son -objet, que la cristallisation de l'amour. Alors les seules choses -agréables avaient droit de plaire et de plaire un instant, maintenant -tout ce qui a rapport à ce qu'on aime et même les objets les plus -indifférents touchent profondément. Arrivant dans une grande ville, à -cent milles de celle qu'habite Léonore, je me suis trouvé tout timide et -tremblant: à chaque détour de rue, je frémissais de rencontrer Alviza, -l'amie intime de Mme ***, et amie que je ne connais pas. Tout a pris -pour moi une teinte mystérieuse et sacrée, mon coeur palpitait en -parlant à un vieux savant. Je ne pouvais sans rougir entendre nommer la -porte près de laquelle habite l'amie de Léonore. - - [85] Mordaunt Merton, Ier vol. du _Pirate_. - -«Même les rigueurs de la femme qu'on aime ont des grâces infinies, et -que l'on ne trouve pas dans les moments les plus flatteurs auprès des -autres femmes. C'est ainsi que les grandes ombres des tableaux du -Corrège, loin d'être, comme chez les autres peintres, des passages peu -agréables, mais nécessaires à faire valoir les clairs, et à donner du -relief aux figures, ont par elles-mêmes des grâces charmantes et qui -jettent dans une douce rêverie[86]. - - [86] Puisque j'ai nommé le Corrège, je dirai qu'on trouve dans une - tête d'ange ébauchée, à la tribune de la galerie de Florence, le - regard de l'amour heureux; et à Parme, dans la Madone couronnée par - Jésus, les yeux baissés de l'amour. - -«Oui, la moitié et la plus belle moitié de la vie est cachée à l'homme -qui n'a pas aimé avec passion.» - -Salviati avait besoin de toute la force de sa dialectique pour tenir -tête au sage Schiassetti, qui lui disait toujours: «Voulez-vous être -heureux, contentez-vous d'une vie exempte de peines, et chaque jour -d'une petite quantité de bonheur. Défendez-vous de la loterie des -grandes passions.--Donnez-moi donc votre curiosité,» répondait Salviati. - -Je crois qu'il y avait bien des jours où il aurait voulu pouvoir suivre -les avis de notre sage colonel; il luttait un peu, il croyait réussir; -mais ce parti était absolument au-dessus de ses forces; et cependant -quelle force n'avait pas cette âme! - -Un chapeau de satin blanc, ressemblant un peu à celui de Mme ***, qu'il -voyait de loin dans la rue, arrêtait le battement de son coeur, et le -forçait à s'appuyer contre le mur. Même dans ses plus tristes moments, -le bonheur de la rencontrer lui donnait toujours quelques heures -d'ivresse au-dessus de l'influence de tous les malheurs et de tous les -raisonnements[87]. Du reste, il est de fait qu'à sa mort[88], après deux -ans de cette passion généreuse et sans bornes, son caractère avait -contracté plusieurs nobles habitudes, et qu'à cet égard du moins il se -jugeait correctement: s'il eût vécu, et que les circonstances l'eussent -un peu servi, il eût fait parler de lui. Peut-être aussi qu'à force de -simplicité, son mérite eût passé invisible sur cette terre. - - [87] - - Come what sorrow can, - It cannot countervail the exchange of joy, - That one short moment gives me in her sight. - - _Romeo and Juliet._ - - [88] Peu de jours avant le dernier, il fit une petite ode qui a le - mérite d'exprimer juste les sentiments dont il nous entretenait: - - L'ULTIMO DI - - ANACREONTICA - - A ELVIRA - - Vedi tu dove il rio - Lambendo un mirto va, - Là del riposo mio - La pietra surgerà, - Il passero amoroso. - E il nobile usignuol - Entro quel mirto ombroso - Racoglieranno il vol. - Vieni, diletta Elvira, - A quella tomba vien, - E sulla muta lira, - Appoggia il bianco sen. - Su quella bruna pietra, - Le tortore verran, - E intorno alla mia cetra, - Il nido intrecieran. - E ogni anno, il di che offendere - M'osasti tu infedel, - Farò la su discendere - La folgore del ciel. - Odi d'un uom che muore - Odi l'estremo suon, - Questo appassito fiore - Ti lascio, Elvira, in don. - Quanto prezioso ei sia - Saper tu il devi appien; - Il di che fosti mia, - Te l'involai dal sen. - Simbolo allor d'affetto, - Or pegno di dolor, - Torno a posarti in petto, - Quest'appassito fior. - E avrai nel cuor scolpito, - Se crudo il cor non è, - Come ti fu rapito, - Come fu reso a te. - - S. RADAEL. - - O lasso - Quanti dolci pensier, quanto desio, - Menò costui al doloroso passo! - - Biondo era, e bello, e di gentile aspetto; - Ma l'un de' cigli un colpo avea diviso[89]. - -DANTE. - - [89] Pauvre malheureux! combien de doux pensers et quel désir constant - le conduisirent à sa dernière heure. Sa figure était belle et douce, - sa chevelure blonde, seulement une noble cicatrice venait couper un - de ses sourcils. - - - - -CHAPITRE XXXII - -De l'intimité. - - -Le plus grand bonheur que puisse donner l'amour, c'est le premier -serrement de main d'une femme qu'on aime. - -Le bonheur de la galanterie, au contraire, est beaucoup plus réel, et -beaucoup plus sujet à la plaisanterie. - -Dans l'amour-passion, l'intimité n'est pas tant le bonheur parfait que -le dernier pas pour y arriver. - -Mais comment peindre le bonheur, s'il ne laisse pas de souvenirs? - -Mortimer revenait tremblant d'un long voyage; il adorait Jenny; elle -n'avait pas répondu à ses lettres. En arrivant à Londres, il monte à -cheval et va la chercher à sa maison de campagne. Il arrive, elle se -promenait dans le parc; il y court, le coeur palpitant; il la rencontre, -elle lui tend la main, le reçoit avec trouble: il voit qu'il est aimé. -En parcourant avec elle les allées du parc, la robe de Jenny -s'embarrassa dans un buisson d'acacia épineux. Dans la suite, Mortimer -fut heureux, mais Jenny fut infidèle. Je lui soutiens que Jenny ne l'a -jamais aimé; il me cite comme preuve de son amour la manière dont elle -le reçut à son retour du continent, mais jamais il n'a pu me donner le -moindre détail. Seulement il tressaille visiblement dès qu'il voit un -buisson d'acacia: c'est réellement le seul souvenir distinct qu'il avait -conservé du moment le plus heureux de sa vie[90]. - - [90] _Vie de Haydn._ - -Un homme sensible et franc, un ancien chevalier, me faisait confidence -ce soir (au fond de notre barque battue par un gros temps sur le lac de -Garde[91]) de l'histoire de ses amours, dont à mon tour je ne ferai pas -confidence au public, mais de laquelle je me crois en droit de conclure -que le moment de l'intimité est comme ces belles journées du mois de -mai, une époque délicate pour les plus belles fleurs, un moment qui peut -être fatal et flétrir en un instant les plus belles espérances. - - [91] 20 septembre 1811. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . [92]. - - [92] A la première querelle, Mme Ivernetta donna son congé au pauvre - Bariac. Bariac était véritablement amoureux, ce congé le désespéra; - mais son ami Guillaume Balaon, dont nous écrivons la vie, lui fut - d'un grand secours, et fit si bien qu'il apaisa la sévère Ivernetta. - La paix se fit, et la réconciliation fut accompagnée de - circonstances si délicieuses que Bariac jura à Balaon que le moment - des premières faveurs qu'il avait obtenues de sa maîtresse n'avait - pas été si doux que celui de ce voluptueux raccommodement. Ce - discours tourna la tête à Balaon, il voulut éprouver ce plaisir que - son ami venait de lui écrire, etc., etc. _Vie de quelques - troubadours_, par Nivernois, t. I, p. 32. - -On ne saurait trop louer le _naturel_. C'est la seule coquetterie -permise dans une chose aussi sérieuse que l'amour à la Werther, où l'on -ne sait pas où l'on va; et, en même temps, par un hasard heureux pour la -vertu, c'est la meilleure tactique. Sans s'en douter, un homme vraiment -touché dit des choses charmantes, il parle une langue qu'il ne sait pas. - -Malheur à l'homme le moins du monde affecté! Même quand il aimerait, -même avec tout l'esprit possible, il perd les trois quarts de ses -avantages. Se laisse-t-on aller à l'instant à l'affection, une minute -après, l'on a un moment de sécheresse. - -Tout l'art d'aimer se réduit, ce me semble, à dire exactement ce que le -degré d'ivresse du moment comporte, c'est-à-dire, en d'autres termes, à -écouter son âme. Il ne faut pas croire que cela soit si facile; un homme -qui aime vraiment, quand son amie lui dit des choses qui le rendent -heureux, n'a plus la force de parler. - -Il perd ainsi les actions qu'auraient fait naître ses paroles[93], et il -vaut mieux se taire que de dire hors de temps des choses trop tendres; -ce qui était placé, il y a dix secondes, ne l'est plus du tout, et fait -tache en ce moment. Toutes les fois que je manquais à cette règle[94], -et que je disais une chose qui m'était venue trois minutes auparavant, -et que je trouvais jolie, Léonore ne manquait pas de me battre. Je me -disais ensuite, en sortant: Elle a raison: voilà de ces choses qui -doivent choquer extrêmement une femme délicate; c'est une indécence de -sentiment. Elles admettraient plutôt, comme les rhéteurs de mauvais -goût, un degré de faiblesse et de froideur. N'ayant à redouter au monde -que la fausseté de leur amant, la moindre petite insincérité de détail, -fût-elle la plus innocente du monde, les prive à l'instant de tout -bonheur et les jette dans la méfiance. - - [93] C'est ce genre de timidité qui est décisif, et qui prouve un - amour-passion dans un homme d'esprit. - - [94] On rappelle que si l'auteur emploie quelquefois la tournure du - _je_, c'est pour essayer de jeter quelque variété dans la forme de - cet essai. Il n'a nullement la prétention d'entretenir ses lecteurs - de ses propres sentiments. Il cherche à faire part avec le moins de - monotonie qu'il lui soit possible de ce qu'il a observé chez autrui. - -Les femmes honnêtes ont de l'éloignement pour la véhémence et l'imprévu, -qui sont cependant les caractères de la passion; outre que la véhémence -alarme la pudeur, elles se défendent. - -Quand quelque mouvement de jalousie ou de déplaisir a mis du sang-froid, -on peut en général entreprendre des discours propres à faire naître -cette ivresse favorable à l'amour; et si, après les deux ou trois -premières phases d'exposition, l'on ne manque pas l'occasion de dire -exactement ce que l'âme suggère, on donnera des plaisirs vifs à ce qu'on -aime. L'erreur de la plupart des hommes, c'est qu'ils veulent arriver à -dire telle chose qu'ils trouvent jolie, spirituelle, touchante; au lieu -de détendre leur âme de l'empesé du monde, jusqu'à ce degré d'intimité -et de naturel d'exprimer naïvement ce qu'elle sent dans le moment. Si -l'on a ce courage, l'on recevra à l'instant sa récompense par une espèce -de raccommodement. - -C'est cette récompense aussi rapide qu'involontaire des plaisirs que -l'on donne à ce qu'on aime, qui met cette passion si fort au-dessus des -autres. - -S'il y a le naturel parfait, le bonheur de deux individus arrive à être -confondu[95]. A cause de la sympathie et de plusieurs autres lois de -notre nature, c'est tout simplement le plus grand bonheur qui puisse -exister. - - [95] A se placer exactement dans les mêmes actions. - -Il n'est rien moins que facile de déterminer le sens de cette parole, -_naturel_, condition nécessaire du bonheur par l'amour. - -On appelle _naturel_ ce qui ne s'écarte pas de la manière habituelle -d'agir. Il va sans dire qu'il ne faut jamais non seulement mentir à ce -qu'on aime, mais même embellir le moins du monde et altérer la pureté de -trait de la vérité. Car, si l'on embellit, l'attention est occupée à -embellir, et ne répond plus naïvement, comme la touche d'un piano, au -sentiment qui se montre dans ses yeux. Elle s'en aperçoit bientôt à je -ne sais quel froid qu'elle éprouve, et à son tour a recours à la -coquetterie. Ne serait-ce point ici la raison cachée qui fait qu'on ne -saurait aimer une femme d'un esprit trop inférieur! C'est qu'auprès -d'elle on peut feindre impunément, et comme feindre est plus commode, à -cause de l'habitude, on se livre au manque de naturel. Dès lors l'amour -n'est plus amour, il tombe à n'être qu'une affaire ordinaire: la seule -différence, c'est qu'au lieu d'argent on gagne du plaisir ou de la -vanité, ou un mélange des deux. Mais il est difficile de ne pas éprouver -une nuance de mépris pour une femme avec qui l'on peut impunément jouer -la comédie, et par conséquent il ne manque pour la planter là que de -rencontrer mieux à cet égard. L'habitude ou les serments peuvent -retenir; mais je parle du penchant du coeur, dont le naturel est de -voler au plus grand plaisir. - -Revenant à ce mot _naturel_, naturel et habituel sont deux choses. Si -l'on prend ces mots dans le même sens, il est évident que plus on a de -sensibilité, plus il est difficile d'être _naturel_, car l'habitude a un -empire moins puissant sur la manière d'être et d'agir, et l'homme est -davantage à chaque circonstance. Toutes les pages de la vie d'un être -froid sont les mêmes; prenez-le aujourd'hui, prenez-le hier, c'est -toujours la même main de bois. - -Un homme sensible, dès que son coeur est ému, ne trouve plus en soi de -traces d'habitude pour guider ses actions; et comment pourrait-il suivre -un chemin dont il n'a plus le sentiment? - -Il sent le poids immense qui s'attache à chaque parole qu'il dit à ce -qu'il aime, il lui semble qu'un mot va décider de son sort. Comment -pourra-t-il ne pas chercher à bien dire? ou du moins comment n'aura-t-il -pas le sentiment qu'il dit bien? Dès lors il n'y a plus de candeur. -Donc, il ne faut pas prétendre à la candeur, cette qualité d'une âme qui -ne fait aucun retour sur elle-même. On est ce qu'on peut, mais on sent -ce qu'on est. - -Je crois que nous voilà arrivés au dernier degré de naturel que le coeur -le plus délicat puisse prétendre en amour. - -Un homme passionné ne peut qu'embrasser fortement, comme sa seule -ressource dans la tempête, le serment de ne jamais changer en rien la -vérité et de lire correctement dans son coeur; si la conversation est -vive et entrecoupée, il peut espérer de beaux moments de naturel, -autrement il ne sera parfaitement naturel que dans les heures où il -aimera un peu moins à la folie. - -Auprès de ce qu'on aime, à peine le naturel reste-t-il dans les -_mouvements_, dont cependant les habitudes sont si profondément -enracinées dans les muscles. Quand je donnais le bras à Léonore, il me -semblait toujours être sur le point de tomber, et je pensais à bien -marcher. Tout ce qu'on peut, c'est de n'être jamais affecté -volontairement; il suffit d'être persuadé que le manque de naturel est -le plus grand désavantage possible, et peut aisément être la source des -plus grands malheurs. Le coeur de la femme que vous aimez n'entend plus -le vôtre, vous perdez ce mouvement nerveux et involontaire de la -franchise qui répond à la franchise. C'est perdre tous les moyens de la -toucher, j'ai presque dit de la séduire, ce n'est pas que je prétende -nier qu'une femme digne d'amour peut voir son destin dans cette jolie -devise du lierre, qui _meurt s'il ne s'attache_; c'est une loi de la -nature, mais c'est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire -celui de l'homme qu'on aime. Il me semble qu'une femme raisonnable ne -doit tout accorder à son amant que quand elle ne peut plus se défendre, -et le plus léger soupçon sur la sincérité de votre coeur lui rend -sur-le-champ un peu de force, assez du moins pour retarder encore d'un -jour sa défaite[96]. - - [96] Hæc autem ad acerbam rei memoriam, amara quadam dulcedine, - scribere visum est... ut cogitem nihil esse debere quod amplius mihi - placeat in hac vita. - - PETRARCA, Ed. Marsand. - - 15 janvier 1819. - -Est-il besoin d'ajouter que, pour rendre tout ceci le comble du -ridicule, il suffit de l'appliquer à l'amour-goût? - - - - -CHAPITRE XXXIII - - -Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait la soif de tous les -instants, voilà ce qui fait la vie de l'amour heureux. Comme la crainte -ne l'abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer. Le -caractère de ce bonheur, c'est l'extrême sérieux. - - - - -CHAPITRE XXXIV - -Des confidences. - - -Il n'y a pas au monde d'insolence plus vite punie que celle qui vous -fait confier à un ami intime un amour-passion. Il sait, si ce que vous -dites est vrai, que vous avez des plaisirs mille fois au-dessus des -siens, et qui vous font mépriser les siens. - -C'est bien pis encore entre femmes, la fortune de leur vie étant -d'inspirer une passion, et d'ordinaire, la confidente aussi ayant exposé -son amabilité aux regards de l'amant. - -D'un autre côté, pour l'être dévoré de cette fièvre, il n'est pas au -monde de besoin moral plus impérieux que celui d'un ami devant qui l'on -puisse raisonner sur les doutes affreux qui s'emparent de l'âme à chaque -instant, car dans cette passion terrible, _toujours une chose imaginée -est une chose existante_. - -«Un grand défaut du caractère de Salviati, écrivait-il en 1817, en cela -bien opposé à celui de Napoléon, c'est que, lorsque dans la discussion -des intérêts d'une passion quelque chose vient à être moralement -démontré, il ne peut prendre sur lui de partir de cette base comme d'un -fait à jamais établi; et malgré lui, et à son grand malheur, il le remet -sans cesse en discussion.» C'est qu'il est aisé d'avoir du courage dans -l'ambition. La cristallisation qui n'est pas subjuguée par le désir de -la chose à obtenir s'emploie à fortifier le courage; en amour, elle est -toute au service de l'objet contre lequel on doit avoir du courage. - -Une femme peut trouver une amie perfide, elle peut trouver aussi une -amie ennuyée. - -Une princesse de trente-cinq ans[97], ennuyée et poursuivie par le -besoin d'agir, d'intriguer, etc., etc., mécontente de la tiédeur de son -amant, et cependant ne pouvant espérer de faire naître un autre amour, -ne sachant que faire de l'activité qui la dévore, et n'ayant d'autre -distraction que des accès d'humeur noire, peut fort bien trouver une -occupation, c'est-à-dire un plaisir, et un but dans la vie, à rendre -malheureuse une vraie passion, passion qu'on a l'insolence de sentir -pour une autre qu'elle, tandis que son amant s'endort à ses côtés. - - [97] Venise, 1819. - -C'est le seul cas où la _haine_ produise bonheur; c'est qu'elle procure -occupation et travail. - -Dans les premiers instants, le plaisir de faire quelque chose, dès que -l'entreprise est soupçonnée de la société, la _pique_ de réussir donne -du charme à cette occupation. La jalousie pour l'amie prend le masque de -la haine pour l'amant; autrement comment pourrait-on haïr à la fureur un -homme qu'on n'a jamais vu? On n'a garde de s'avouer l'envie, car il -faudrait d'abord s'avouer le mérite, et l'on a des flatteurs qui ne se -soutiennent à la cour qu'en donnant des ridicules à la bonne amie. - -La confidente perfide, tout en se permettant des actions de la dernière -noirceur, peut fort bien se croire uniquement animée par le désir de ne -pas perdre une amitié précieuse. La femme ennuyée se dit que l'amitié -même languit dans un coeur dévoré par l'amour et ses anxiétés mortelles; -à côté de l'amour l'amitié ne peut se soutenir que par les confidences; -or, quoi de plus odieux pour l'envie que de telles confidences? - -Les seules qui soient bien reçues entre femmes sont celles qu'accompagne -la franchise de ce raisonnement: Ma chère amie, dans la guerre aussi -absurde qu'implacable que nous font les préjugés mis en vogue par nos -tyrans, servez-moi aujourd'hui, demain ce sera mon tour[98]. - - [98] Mémoires de Mme d'Épinay, Geliotte. - - Prague, Klagenfurth, toute la Moravie, etc., etc. Les femmes y sont - fort spirituelles, et les hommes de grands chasseurs. L'amitié y est - fort commune entre femmes. Le beau temps du pays est l'hiver: on - fait successivement des parties de chasse de quinze à vingt jours - chez les grands seigneurs de la province. Un des plus spirituels me - disait un jour que Charles-Quint avait régné légitimement sur toute - l'Italie, et que, par conséquent, c'était bien en vain que les - Italiens voudraient se révolter. La femme de ce brave homme lisait - les lettres de Mlle de Lespinasse. - - Znaym, 1816. - -Avant cette exception il y a celle de la véritable amitié née dans -l'enfance et non gâtée depuis par aucune jalousie. . . . . . . . . . . . -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Les confidences d'amour-passion ne sont bien reçues qu'entre écoliers -amoureux de l'amour, et entre jeunes filles dévorées par la curiosité, -par la tendresse à employer, et peut-être entraînées déjà par -l'instinct[99] qui leur dit que c'est là la grande affaire de leur vie, -et qu'elles ne sauraient trop tôt s'en occuper. - - [99] Grande question. Il me semble qu'outre l'éducation qui commence à - huit ou dix mois, il y a un peu d'instinct. - -Tout le monde a vu des petites filles de trois ans s'acquitter fort bien -des devoirs de la galanterie. - -L'amour-goût s'enflamme et l'amour-passion se refroidit par les -confidences. - -Outre les dangers, il y a la difficulté des confidences. En -amour-passion, ce qu'on ne peut pas exprimer (parce que la langue est -trop grossière pour atteindre à ces nuances) n'en existe pas moins pour -cela; seulement, comme ce sont des choses très fines, on est plus sujet -à se tromper en les observant. - -Et un observateur très ému observe mal; il est injuste envers le hasard. - -Ce qu'il y a peut-être de plus sage, c'est de se faire soi-même son -propre confident. Écrivez ce soir, sous des noms empruntés, mais avec -tous les détails caractéristiques, le dialogue que vous venez d'avoir -avec votre amie et la difficulté qui vous trouble. Dans huit jours, si -vous avez l'amour-passion, vous serez un autre homme: et alors, lisant -votre consultation, vous pourrez vous donner un bon avis. - -Entre hommes, dès qu'on est plus de deux et que l'envie peut paraître, -la politesse oblige à ne parler que d'amour physique: voyez la fin des -dîners d'hommes. Ce sont les sonnets de Baffo[100] que l'on récite et -qui font un plaisir infini, parce que chacun prend au pied de la lettre -les louanges et les transports de son voisin, qui bien souvent ne veut -que paraître gai ou poli. Les charmantes tendresses de Pétrarque ou les -madrigaux français seraient déplacés. - - [100] Le dialecte vénitien a des descriptions de l'amour physique - d'une vivacité qui laisse à mille lieues Horace, Properce, la - Fontaine et tous les poètes. M. Burati, de Venise, est en ce moment - le premier poète satirique de notre triste Europe. Il excelle - surtout dans la description du physique grotesque de ses héros, - aussi le met-on souvent en prison. Voir l'_Elefantéide_, l'_Uomo_, - la _Strefeide_. - - - - -CHAPITRE XXXV - -De la jalousie. - - -Quand on aime, à chaque nouvel objet qui frappe les yeux ou la mémoire, -serré dans une tribune et attentif à écouter une discussion des chambres -ou allant au galop relever une grand'garde sous le feu de l'ennemi, -toujours l'on ajoute une nouvelle perfection à l'idée qu'on a de sa -maîtresse, ou l'on découvre un nouveau moyen, qui d'abord semble -excellent, de s'en faire aimer davantage. - -Chaque pas de l'imagination est payé par un moment de délices. Il n'est -pas étonnant qu'une telle manière d'être soit attachante. - -A l'instant où naît la jalousie, la même habitude de l'âme reste, mais -pour produire un effet contraire. Chaque perfection que vous ajoutez à -la couronne de l'objet que vous aimez, et qui peut-être en aime un -autre, loin de vous procurer une jouissance céleste, vous retourne un -poignard dans le coeur. Une voix vous crie: Ce plaisir si charmant, -c'est ton rival qui en jouira[101]. - - [101] Voilà une folie de l'amour; cette perfection que vous voyez n'en - est pas une pour lui. - -Et les objets qui vous frappent, sans produire ce premier effet, au lieu -de vous montrer comme autrefois un nouveau moyen de vous faire aimer, -vous font voir un nouvel avantage du rival. - -Vous rencontrez une jolie femme galopant dans le parc[102], et le rival -est fameux par ses beaux chevaux, qui lui font faire dix mille en -cinquante minutes. - - [102] Montagnola, 13 avril 1819. - -Dans cet état la fureur naît facilement; l'on ne se rappelle plus qu'en -amour _posséder n'est rien, c'est jouir qui fait tout_; l'on s'exagère -le bonheur du rival, l'on s'exagère l'insolence que lui donne ce -bonheur, et l'on arrive au comble des tourments, c'est-à-dire à -l'extrême malheur, empoisonné encore d'un reste d'espérance. - -Le seul remède est peut-être d'observer de très près le bonheur du -rival. Souvent vous le verrez s'endormir paisiblement dans le salon où -se trouve cette femme, qui, à chaque chapeau qui ressemble au sien et -que vous voyez de loin dans la rue, arrête le battement de votre coeur. - -Voulez-vous le réveiller, il suffit de montrer votre jalousie. Vous -aurez peut-être l'avantage de lui apprendre le prix de la femme qui le -préfère à vous, et il vous devra l'amour qu'il prendra pour elle. - -A l'égard du rival, il n'y a pas de milieu: il faut ou plaisanter avec -lui de la manière la plus dégagée qu'il se pourra, ou lui faire peur. - -La jalousie étant le plus grand de tous les maux, on trouvera qu'exposer -sa vie est une diversion agréable. Car alors nos rêveries ne sont pas -toutes empoisonnées et tournant au noir (par le mécanisme exposé -ci-dessus); l'on peut se figurer quelquefois qu'on tue ce rival. - -D'après ce principe, qu'on ne doit jamais envoyer des forces à l'ennemi, -il faut cacher votre amour au rival, et, sous un prétexte de vanité et -le plus éloigné possible de l'amour, lui dire en grand secret, avec -toute la politesse possible, et de l'air le plus calme et le plus -simple: «Monsieur, je ne sais pourquoi le public s'avise de me donner la -petite une telle; on a même la bonté de croire que j'en suis amoureux; -si vous la voulez, vous, je vous la céderais de grand coeur, si -malheureusement je ne m'exposais à jouer un rôle ridicule. Dans six -mois, prenez-la tant qu'il vous plaira; mais aujourd'hui l'honneur qu'on -attache, je ne sais pourquoi, à ces choses-là, m'oblige de vous dire, à -mon grand regret, que, si par hasard vous n'avez pas la justice -d'attendre que votre tour soit venu, il faut que l'un de nous meure.» - -Votre rival est très probablement un homme non passionné, et peut-être -un homme très prudent, qui, une fois qu'il sera convaincu de votre -résolution, s'empressera de vous céder la femme en question, pour peu -qu'il puisse trouver quelque prétexte honnête. C'est pour cela qu'il -faut mettre de la gaieté dans votre déclaration, et couvrir toute la -démarche du plus profond secret. - -Ce qui rend la douleur de la jalousie si aiguë, c'est que la vanité ne -peut aider à la supporter, et par la méthode dont je parle, votre vanité -a une pâture. Vous pouvez vous estimer comme brave, si vous êtes réduit -à vous mépriser comme aimable. - -Si l'on aime mieux ne pas prendre les choses au tragique, il faut -partir, et aller à quarante lieues de là, entretenir une danseuse dont -les charmes auront l'air de vous arrêter comme vous passiez. - -Pour peu que le rival ait l'âme commune, il vous croira consolé. - -Très souvent le meilleur parti est d'attendre sans sourciller que le -rival _s'use_ auprès de l'objet aimé, par ses propres sottises. Car, à -moins d'une grande passion, prise peu à peu et dans la première -jeunesse, une femme d'esprit n'aime pas longtemps un homme commun[103]. -Dans le cas de la jalousie après l'intimité, il faut encore de -l'indifférence apparente et de l'inconstance réelle, car beaucoup de -femmes, offensées par un amant qu'elles aiment encore, s'attachent à -l'homme pour lequel il montre de la jalousie, et le jeu devient une -réalité[104]. - - [103] La princesse de Tarente, nouvelle de Scarron. - - [104] Comme dans le _Curieux impertinent_, nouvelle de Cervantès. - -Je suis entré dans quelques détails, parce que, dans ces moments de -jalousie, on perd la tête le plus souvent; des conseils écrits depuis -longtemps fort bien, et, l'essentiel étant de feindre du calme, il est à -propos de prendre le ton dans un écrit philosophique. - -Comme l'on n'a de pouvoir sur vous qu'en vous ôtant ou vous faisant -espérer des choses dont la seule passion fait tout le prix, si vous -parvenez à vous faire croire indifférent, tout à coup vos adversaires -n'ont plus d'armes. - -Si l'on n'a aucune action à faire, et que l'on puisse s'amuser à -chercher du soulagement, on trouvera quelque plaisir à lire _Othello_; -il fera douter des apparences les plus concluantes. On arrêtera les yeux -avec délices sur ces paroles. - - Trifles light as air - Seem to the jealous confirmations strong - As proofs from holy writ. - -_Othello_, acte III[105]. - - [105] Des bagatelles légères comme l'air semblent à un jaloux des - preuves aussi fortes que celles qu'on puise dans les promesses du - saint Évangile. - -J'ai éprouvé que la vue d'une belle mer est consolante. - - «The morning which had arisen calm and bright, gave a pleasant effect - to the waste mountain view which was seen from the castle on looking - to the landward and the glorious Ocean crisped with a thousand - rippling waves of silver, extended on the other side in awful yet - complacent majesty to the verge of the horizon. With such scenes of - calm sublimity, the human heart sympathizes even in his most disturbed - moods, and deeds of honour and virtue are inspired by their majestic - influence.» - - (_The Bride of Lammermoor_, I, 193). - -Je trouve écrit par Salviati: «_20 juillet 1818_.--J'applique souvent et -déraisonnablement, je crois, à la vie tout entière le sentiment qu'un -ambitieux ou un bon citoyen éprouve durant une bataille, s'il se trouve -employé à garder le parc de réserve, ou dans tout autre poste sans péril -et sans action. J'aurais eu du regret à quarante ans d'avoir passé l'âge -d'aimer sans passion profonde. J'aurais eu ce déplaisir amer et qui -rabaisse, de m'apercevoir trop tard que j'avais eu la duperie de laisser -passer la vie sans vivre. - -«J'ai passé hier trois heures avec la femme que j'aime, et avec un rival -qu'elle veut me faire croire bien traité. Sans doute il y a eu des -moments d'amertume en observant ses beaux yeux fixés sur lui, et, en -sortant de chez elle, des transports vifs de l'extrême malheur à -l'espérance. Mais que de choses neuves! que de pensées vives! que de -raisonnements rapides! et malgré le bonheur apparent du rival, avec quel -orgueil et quelles délices mon amour se sentait au-dessus du sien! Je me -disais: Ces joues-là pâliraient de la plus vile peur au moindre des -sacrifices que mon amour ferait en se jouant, que dis-je, avec bonheur; -par exemple, mettre la main au chapeau pour tirer l'un de ces deux -billets: _être aimé d'elle_, l'autre _mourir à l'instant_; et ce -sentiment est de si plain-pied chez moi, qu'il ne m'empêchait point -d'être aimable à la conversation. - -«Si l'on m'eût conté cela il y a deux ans, je me serais moqué.» - -Je lis dans le voyage des capitaines Lewis et Clarke, fait aux sources -du Missouri en 1806, page 215. - -«Les _Ricaras_ sont pauvres, mais bons et généreux; nous vécûmes assez -longtemps dans trois de leurs villages. Leurs femmes sont plus belles -que celles de toutes les autres peuplades que nous avons rencontrées; -elles sont aussi très disposées à ne pas faire languir leurs amants. -Nous trouvâmes un nouvel exemple de cette vérité, qu'il suffit de courir -le monde pour voir que tout est variable. Parmi les _Ricaras_, c'est un -grand sujet d'offense, si, sans le consentement de son mari ou de son -frère, une femme accorde ses faveurs. Mais, du reste, les frères et les -maris sont très contents d'avoir l'occasion de faire cette petite -politesse à leurs amis. - -«Nous avions un nègre parmi nos gens; il fit beaucoup de sensation chez -un peuple qui, pour la première fois, voyait un homme de cette couleur. -Il fut bientôt le favori du beau sexe, et, au lieu d'en être jaloux, -nous voyions les maris enchantés de le voir arriver chez eux. Ce qu'il y -a de plaisant, c'est que dans l'intérieur de huttes aussi exiguës, tout -se voit[106].» - - [106] On devrait établir à Philadelphie une académie qui s'occuperait - de recueillir des matériaux pour l'étude de l'homme dans l'état - sauvage, et ne pas attendre que ces peuplades curieuses soient - anéanties. - - Je sais bien que de telles académies existent; mais apparemment avec - des règlements dignes de nos académies d'Europe (Mémoire et - discussion sur le Zodiaque de Dendérah à l'Académie des sciences de - Paris, en 1281). Je vois que l'académie de Massachusetts, je crois, - charge prudemment un membre du clergé (M. Jarvis) de faire un - rapport sur la religion des sauvages. Le prêtre ne manque pas de - réfuter de toutes ses forces un Français impie nommé Volney. Suivant - le prêtre, les sauvages ont les idées les plus exactes et les plus - nobles de la Divinité, etc. S'il habitait l'Angleterre, un tel - rapport vaudrait au digne académicien un _preferment_ de trois ou - quatre cents louis, et la protection de tous les nobles lords du - canton. Mais en Amérique! Au reste, le ridicule de cette académie me - rappelle que les libres Américains attachent le plus grand prix à - voir de belles armoiries peintes aux panneaux de leurs voitures; ce - qui les afflige, c'est que par le peu d'instruction de leurs - peintres de carrosse, il y a souvent des fautes de blason. - - - - -CHAPITRE XXXVI - -Suite de la jalousie. - - -Quant à la femme soupçonnée d'inconstance. - -Elle vous quitte, parce que vous avez découragé la cristallisation, et -vous avez peut-être dans son coeur l'appui de l'habitude. - -Elle vous quitte, parce qu'elle est trop sûre de vous. Vous avez tué la -crainte, et les petits doutes de l'amour heureux ne peuvent plus naître; -inquiétez-la, et surtout gardez-vous de l'absurdité des protestations. - -Dans le long temps que vous avez vécu auprès d'elle, vous aurez sans -doute découvert quelle est la femme de la ville ou de la société qu'elle -jalouse et qu'elle craint le plus. Faites la cour à cette femme; mais, -bien loin d'afficher votre cour, cherchez à la cacher, et cherchez-le de -bonne foi; fiez-vous-en aux yeux de la haine pour tout voir et tout -sentir. Le profond éloignement que vous éprouverez pendant plusieurs -mois pour toutes les femmes[107] doit vous rendre cela facile. Rappelez -vous que, dans la position où vous êtes, on gâte tout par l'apparence de -la passion: voyez peu la femme aimée, et buvez du Champagne en bonne -compagnie. - - [107] On compare la branche d'arbre garnie de diamants à la branche - d'arbre effeuillée, et les contrastes rendent les souvenirs plus - vifs. - -Pour juger de l'amour de votre maîtresse, rappelez-vous: - -1º Que plus il entre de plaisir physique dans la base d'un amour, dans -ce qui autrefois détermina l'intimité, plus il est sujet à l'inconstance -et surtout à l'infidélité. Cela s'applique surtout aux amours dont la -cristallisation a été favorisée par le fort de la jeunesse, à seize ans. - -2º L'amour de deux personnes qui s'aiment n'est presque jamais le -même[108]. L'amour-passion a ses phases durant lesquelles, et tour à -tour, l'un des deux aime davantage. Souvent la simple galanterie ou -l'amour de vanité répond à l'amour-passion, et c'est plutôt la femme qui -aime avec transport. Quel que soit l'amour senti par l'un des deux -amants, dès qu'il est jaloux, il exige que l'autre remplisse les -conditions de l'amour-passion; la vanité simule en lui tous les besoins -d'un coeur tendre. - - [108] Exemple, l'amour d'Alfieri pour cette grande dame anglaise - (milady Ligonier), qui faisait aussi l'amour avec son laquais, et - qui signait plaisamment _Pénélope_. Vita, 2. - -Enfin, rien n'ennuie l'amour-goût comme l'amour-passion dans son -partner. - -Souvent un homme d'esprit, en faisant la cour à une femme, n'a fait que -la faire penser à l'amour et attendrir son âme. Elle reçoit bien cet -homme d'esprit qui lui donne ce plaisir. Il prend des espérances. - -Un beau jour cette femme rencontre l'homme qui lui fait sentir ce que -l'autre a décrit. - -Je ne sais quels sont les effets de la jalousie d'un homme sur le coeur -de la femme qu'il aime. De la part d'un amoureux qui ennuie, la jalousie -doit inspirer un souverain dégoût qui va même jusqu'à la haine, si le -jalousé est plus aimable que le jaloux, car l'on ne veut de la jalousie -que de ceux dont on pourrait être jalouse, disait Mme de Coulanges. - -Si l'on aime le jaloux et qu'il n'ait pas de droits, la jalousie peut -choquer cet orgueil féminin si difficile à ménager et à reconnaître. La -jalousie peut plaire aux femmes qui ont de la fierté, comme une manière -nouvelle de leur montrer leur pouvoir. - -La jalousie peut plaire comme une manière nouvelle de prouver l'amour. -La jalousie peut choquer la pudeur d'une femme ultra-délicate. - -La jalousie peut plaire comme montrant la bravoure de l'amant, _ferrum -est quod amant_. Notez bien que c'est la bravoure qu'on aime, et non pas -le courage à la Turenne, qui peut fort bien s'allier avec un coeur -froid. - -Une des conséquences du principe de la cristallisation, c'est qu'une -femme ne doit jamais dire _oui_ à l'amant qu'elle a trompé si elle veut -jamais faire quelque chose de cet homme. - -Tel est le plaisir de continuer à jouir de cette image parfaite que nous -nous sommes formée de l'objet qui nous engage, que jusqu'à ce _oui_ -fatal, - - L'on va chercher bien loin, plutôt que de mourir, - Quelque prétexte ami pour vivre et pour souffrir. - -ANDRÉ CHÉNIER. - -On connaît en France l'anecdote de Mlle de Sommery, qui, surprise en -flagrant délit par son amant, lui nie le fait hardiment, et comme -l'autre se récrie: «Ah! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m'aimez -plus; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que je vous dis.» - -Se réconcilier avec une maîtresse adorée qui vous a fait une infidélité, -c'est se donner à défaire à coups de poignard une cristallisation sans -cesse renaissante. Il faut que l'amour meure, et votre coeur sentira -avec d'affreux déchirements tous les pas de son agonie. C'est une des -combinaisons les plus malheureuses de cette passion et de la vie: il -faudrait avoir la force de ne se réconcilier que comme ami. - - - - -CHAPITRE XXXVII - -Roxane. - - -Quant à la jalousie chez les femmes, elles sont méfiantes, elles -risquent infiniment plus que nous, elles ont plus sacrifié à l'amour, -elles ont beaucoup moins de moyens de distraction, elles en ont beaucoup -moins surtout de vérifier les actions de leur amant. Une femme se sent -avilie par la jalousie; elle se croit la risée de son amant, et qu'il se -moque surtout de ses plus tendres transports; elle doit pencher à la -cruauté, et cependant elle ne peut tuer légalement sa rivale. - -Chez les femmes, la jalousie doit donc être un mal encore plus -abominable, s'il se peut, que chez les hommes. C'est tout ce que le -coeur humain peut supporter de rage impuissante et de mépris de -soi-même[109] sans se briser. - - [109] Ce mépris est une des grandes causes du suicide; on se tue pour - se faire réparation d'honneur. - -Je ne connais d'autre remède à un mal si cruel que la mort de qui -l'inspire ou de qui l'éprouve. On peut voir la jalousie française dans -l'histoire de Mme de la Pommeraie de _Jacques le Fataliste_. - -La Rochefoucauld dit: «On a honte d'avouer qu'on a de la jalousie, et -l'on se fait honneur d'en avoir eu et d'être capable d'en avoir[110].» -Les pauvres femmes n'osent pas même avouer qu'elles ont éprouvé ce -supplice cruel, tant il leur donne de ridicule. Une plaie si douloureuse -ne doit jamais se cicatriser entièrement. - - [110] Pensée 495. On aura reconnu, sans que je l'aie marqué à chaque - fois, plusieurs autres pensées d'écrivains célèbres. C'est de - l'histoire que je cherche à écrire et de telles pensées sont des - faits. - -Si la froide raison pouvait s'exposer au feu de l'imagination avec -l'ombre de l'apparence du succès, je dirais aux pauvres femmes -malheureuses par jalousie: «Il y a une grande distance entre -l'infidélité chez les hommes et chez vous. Chez vous cette action est en -partie _action directe_, en partie _signe_. Par l'effet de notre -éducation d'école militaire, elle n'est signe de rien chez l'homme. Par -l'effet de la pudeur, elle est au contraire le plus décisif de tous les -signes de dévouement chez la femme. Une mauvaise habitude en fait comme -une nécessité aux hommes. Durant toute la première jeunesse, l'exemple -de ce qu'on appelle les _grands_ au collège fait que nous mettons toute -notre vanité, toute la preuve de notre mérite dans le nombre des succès -de ce genre. Votre éducation, à vous, agit dans le sens inverse.» - -Quant à la valeur d'une action comme _signe_:--dans un mouvement de -colère je renverse une table sur le pied de mon voisin; cela lui fait un -mal du diable, mais peut fort bien s'arranger,--ou bien je fais le geste -de lui donner un soufflet. - -La différence de l'infidélité dans les deux sexes est si réelle, qu'une -femme passionnée peut pardonner une infidélité, ce qui est impossible à -un homme. - -Voici une expérience décisive pour faire la différence de -l'amour-passion et de l'amour _par pique_; chez les femmes, l'infidélité -tue presque l'un et redouble l'autre. - -Les femmes fières dissimulent leur jalousie par orgueil. Elles passent -de longues soirées silencieuses et froides avec cet homme qu'elles -adorent, qu'elles tremblent de perdre, et aux yeux duquel elles se -voient peu aimables. Ce doit être un des plus grands supplices -possibles, c'est aussi une des sources les plus fécondes de malheur en -amour. Pour guérir ces femmes, si dignes de tout notre respect, il faut -dans l'homme quelque démarche bizarre et forte, et surtout qu'il n'ait -pas l'air de voir ce qui se passe: par exemple, un grand voyage avec -elles entrepris en vingt-quatre heures. - - - - -CHAPITRE XXXVIII - -De la pique[111] d'amour-propre. - - [111] Je sais que ce mot n'est pas trop français en ce sens, mais je - ne trouve pas à le remplacer. - - En italien _puntiglio_, en anglais _pique_. - - -La pique est un mouvement de la vanité: je ne veux pas que mon -antagoniste l'emporte sur moi, et _je prends cet antagoniste lui-même -pour juge de mon mérite_. Je veux faire effet sur son coeur. C'est pour -cela qu'on va beaucoup au delà de ce qui est raisonnable. - -Quelquefois, pour justifier sa propre extravagance, l'on en vient au -point de se dire que ce compétiteur a la prétention de nous faire sa -dupe. - -La _pique_, étant une _maladie de l'honneur_, est beaucoup plus -fréquente dans les monarchies, et ne doit se montrer que bien plus -rarement dans les pays où règne l'habitude d'apprécier les actions par -leur degré d'utilité, aux États-Unis d'Amérique, par exemple. - -Tout homme, et un Français plus qu'un autre, abhorre d'être pris pour -dupe; cependant la légèreté de l'ancien caractère monarchique -français[112] empêchait la _pique_ de faire de grands ravages autre part -que dans la galanterie ou l'amour-goût. La pique ne produisait des -noirceurs remarquables que dans les monarchies où, par le climat, le -caractère est plus sombre (le Portugal, le Piémont). - - [112] Les trois quarts des grands seigneurs français, vers 1778, - auraient été dans le cas d'être r de j, dans un pays où les lois - auraient été exécutées sans acception de personnes. - -Les provinciaux, en France, se font un modèle ridicule de ce que doit -être dans le monde la considération d'un galant homme, et puis ils se -mettent à l'affût, et sont là toute leur vie à observer si personne ne -saute le fossé. Ainsi, plus de naturel, ils sont toujours piqués, et -cette manie donne du ridicule même à leur amour. C'est, après l'envie, -ce qui rend le plus insoutenable le séjour des petites villes, et c'est -ce qu'il faut se dire lorsqu'on admire la situation pittoresque de -quelqu'une d'elles. Les émotions les plus généreuses et les plus nobles -sont paralysées par le contact de ce qu'il y a de plus bas dans les -produits de la civilisation. Pour achever de se rendre affreux, ces -bourgeois ne parlent que de la corruption des grandes villes[113]. - - [113] Comme ils se font la police les uns sur les autres, par envie, - pour ce qui regarde l'amour, il y a moins d'amour en province et - plus de libertinage. L'Italie est plus heureuse. - -La pique ne peut pas exister dans l'amour-passion, elle est de l'orgueil -féminin: «Si je me laisse malmener par mon amant, il me méprisera et ne -pourra plus m'aimer»; ou elle est la jalousie avec toutes ses fureurs. - -La jalousie veut la mort de l'objet qu'elle craint. L'homme piqué est -bien loin de là, il veut que son ennemi vive et surtout soit témoin de -son triomphe. - -L'homme piqué verrait avec peine son rival renoncer à la concurrence, -car cet homme peut avoir l'insolence de se dire au fond du coeur: si -j'eusse continué à m'occuper de cet objet, je l'eusse emporté sur lui. - -Dans la _pique_, on n'est nullement occupé du but apparent, il ne s'agit -que de la victoire. C'est ce que l'on voit bien dans les amours des -filles de l'Opéra; si vous éloignez la rivale, la prétendue passion, qui -allait jusqu'à se jeter par la fenêtre, tombe à l'instant. - -L'amour par pique passe en un moment, au contraire de l'amour-passion. -Il suffit que, par une démarche irréfragable, l'antagoniste avoue -renoncer à la lutte. J'hésite cependant à avancer cette maxime, je n'en -ai qu'un exemple et qui me laisse des doutes. Voici le fait, le lecteur -jugera. Dona Diana est une jeune personne de vingt-trois ans, fille d'un -des plus riches et des plus fiers bourgeois de Séville. Elle est belle, -sans doute, mais d'une beauté marquée, et on lui accorde infiniment -d'esprit et encore plus d'orgueil. Elle aimait passionnément, du moins -en apparence, un jeune officier dont sa famille ne voulait pas. -L'officier part pour l'Amérique avec Morillo; ils s'écrivaient sans -cesse. Un jour, chez la mère de Dona Diana, au milieu de beaucoup de -monde, un sot annonce la mort de cet aimable jeune homme. Tous les yeux -se tournent sur elle, elle ne dit que ces mots: _C'est dommage, si -jeune!_ Nous avions justement lu, ce jour-là, une pièce du vieux -Massinger, qui se termine d'une manière tragique, mais dans laquelle -l'héroïne prend avec cette tranquillité apparente la mort de son amant. -Je voyais la mère frémir, malgré son orgueil et sa haine; le père sortit -pour cacher sa joie. Au milieu de tout cela et des spectateurs interdits -et faisant des yeux au sot narrateur, Dona Diana, la seule tranquille, -continua la conversation comme si de rien n'était. Sa mère effrayée la -fit observer par sa femme de chambre, il ne parut rien de changé dans sa -manière d'être. - -Deux ans après, un jeune homme très beau lui fait la cour. Encore cette -fois, et toujours par la même raison, parce que le prétendant n'était -pas noble, les parents de Dona Diana s'opposent violemment à ce mariage; -elle déclare qu'il se fera. Il s'établit une pique d'amour-propre entre -la jeune fille et son père. On interdit au jeune homme l'entrée de la -maison. On ne conduit plus Dona Diana à la campagne et presque plus à -l'église; on lui ôte avec un soin recherché tous les moyens possibles de -rencontrer son amant. Lui se déguise et la voit en secret à de longs -intervalles. Elle s'obstine de plus en plus et refuse les partis les -plus brillants, même un titre et un grand établissement à la cour de -Ferdinand VII. Toute la ville parle des malheurs de ces deux amants et -de leur constance héroïque. Enfin, la majorité de Dona Diana approche; -elle fait entendre à son père qu'elle va jouir du droit de disposer -d'elle-même. La famille, forcée dans ses derniers retranchements, -commence les négociations du mariage; quand il est à moitié conclu, dans -une réunion officielle des deux familles, après six années de constance, -le jeune homme refuse Dona Diana[114]. - - [114] Il y a chaque année plusieurs exemples de femmes abandonnées - aussi vilainement, et je pardonne la défiance aux femmes - honnêtes.--Mirabeau, _Lettres à Sophie_. L'opinion est sans force - dans les pays despotiques, il n'y a de réel que l'amitié du pacha. - -Un quart d'heure après il n'y paraissait plus. Elle était consolée; -aimait-elle par pique? ou est-ce une grande âme qui dédaigne de se -donner, avec sa douleur, en spectacle au monde? - -Souvent l'amour-passion ne peut arriver, dirai-je au bonheur, qu'en -faisant naître une _pique_ d'amour-propre; alors il obtient en apparence -tout ce qu'il saurait désirer, ses plaintes seraient ridicules et -paraîtraient insensées; il ne peut pas faire confidence de son malheur, -et cependant ce malheur, il le touche et le vérifie sans cesse; ses -preuves sont entrelacées, si je puis ainsi dire, avec les circonstances -les plus flatteuses et les plus faites pour donner des illusions -ravissantes. Ce malheur vient présenter sa tête hideuse dans les moments -les plus tendres, comme pour braver l'amant et lui faire sentir à la -fois, et tout le bonheur d'être aimé de l'être charmant et insensible -qu'il serre dans ses bras, et que ce bonheur ne sera jamais sien. C'est -peut-être, après la jalousie, le malheur le plus cruel. - -On se souvient encore, dans une grande ville[115], d'un homme doux et -tendre, entraîné par une rage de cette espèce à donner la mort à sa -maîtresse qui ne l'aimait que par pique contre sa soeur. Il l'engagea un -soir à aller se promener sur mer en tête-à-tête, dans un joli canot -qu'il avait préparé lui-même; arrivé en haute mer, il touche un ressort, -le canot s'ouvre et disparaît pour toujours. - - [115] Livourne, 1819. - -J'ai vu un homme de soixante ans se mettre à entretenir l'actrice la -plus capricieuse, la plus folle, la plus aimable, la plus étonnante du -théâtre de Londres, miss Cornel. «Et vous prétendez qu'elle vous soit -fidèle? lui disait-on.--Pas le moins du monde; seulement elle m'aimera, -et peut-être à la folie.» - -Et elle l'a aimé un an entier, et souvent à en perdre la raison; et elle -a été jusqu'à trois mois de suite sans lui donner de sujets de plainte. -Il avait établi une pique d'amour-propre choquante, sous beaucoup de -rapports, entre sa maîtresse et sa fille. - -La _pique_ triomphe dans l'amour-goût, dont elle fait le destin. C'est -l'expérience par laquelle on différencie le mieux l'amour-goût de -l'amour-passion. C'est une vieille maxime de guerre que l'on dit aux -jeunes gens, lorsqu'ils arrivent au régiment, que si l'on a un billet de -logement pour une maison où il y a deux soeurs, et que l'on veuille être -aimé de l'une d'elles, il faut faire la cour à l'autre. Auprès de la -plupart des femmes espagnoles jeunes, et qui font l'amour, si vous -voulez être aimé, il suffit d'afficher de bonne foi et avec modestie que -vous n'avez rien dans le coeur pour la maîtresse de la maison. C'est de -l'aimable général Lassale que je tiens cette maxime utile. C'est la -manière la plus dangereuse d'attaquer l'amour-passion. - -La pique d'amour-propre fait le lien des mariages les plus heureux, -après ceux que l'amour a formés. Beaucoup de maris s'assurent pour de -longues années l'amour de leur femme en prenant une petite maîtresse -deux mois après le mariage[116]. On fait naître l'habitude de ne penser -qu'à un seul homme, et les liens de famille viennent la rendre -invincible. - - [116] Voir les confessions d'un homme singulier (conte de mistress - Opie). - -Si dans le siècle et à la cour de Louis XV l'on a vu une grande dame -(Mme de Choiseul) adorer son mari[117], c'est qu'il paraissait avoir un -intérêt vif pour sa soeur la duchesse de Grammont. - - [117] Lettres de Mme du Deffant, Mémoires de Lauzun. - -La maîtresse la plus négligée, dès qu'elle nous fait voir qu'elle -préfère un autre homme, nous ôte le repos, et jette dans notre coeur -toutes les apparences de la passion. - -Le courage de l'Italien est un accès de colère, le courage de l'Allemand -un moment d'ivresse, le courage de l'Espagnol un trait d'orgueil. S'il y -avait une nation où le courage fût souvent une pique d'amour-propre -entre les soldats de chaque compagnie, entre les régiments de chaque -division, dans les déroutes, comme il n'y aurait plus de point d'appui, -l'on ne saurait comment arrêter les armées de cette nation. Prévoir le -danger et chercher à y porter remède serait le premier des ridicules -parmi ces fuyards vaniteux. - -«Il ne faut qu'avoir ouvert une relation quelconque d'un voyage chez les -sauvages de l'Amérique-Nord, dit un des plus aimables philosophes -français[118], pour savoir que le sort ordinaire des prisonniers de -guerre est, non pas seulement d'être brûlés vifs et mangés, mais d'être -auparavant liés à un poteau près d'un bûcher enflammé, pour y être, -pendant plusieurs heures, tourmentés par tout ce que la rage peut -imaginer de plus féroce et de plus raffiné. Il faut lire ce que -racontent de ces affreuses scènes les voyageurs témoins de la joie -cannibale des assistants, et surtout de la fureur des femmes et des -enfants, et de leur plaisir atroce à rivaliser de cruauté. Il faut voir -ce qu'ils ajoutent de la fermeté héroïque, du sang-froid inaltérable du -prisonnier, qui non seulement ne donne aucun signe de douleur, mais qui -brave et défie ses bourreaux par tout ce que l'orgueil a de plus -hautain, l'ironie de plus amer, le sarcasme de plus insultant; chantant -ses propres exploits, énumérant les parents, les amis des spectateurs -qu'il a tués, détaillant les supplices qu'il leur a fait souffrir, et -accusant tous ceux qui l'entourent de lâcheté, de pusillanimité, -d'ignorance à savoir tourmenter; jusqu'à ce que, tombant en lambeaux et -dévoré vivant sous ses propres yeux par ses ennemis enivrés de fureur, -le dernier souffle de sa voix et sa dernière injure s'exhalent avec sa -vie[119]. Tout cela serait incroyable chez les nations civilisées, -paraîtra une fable à nos capitaines de grenadiers les plus intrépides, -et sera un jour révoqué en doute par la postérité.» - - [118] Volney, _Tableau des États-Unis d'Amérique_, p. 491-496. - - [119] Un être accoutumé à un tel spectacle, et qui se sent exposé à en - être le héros, peut n'être attentif qu'à la grandeur d'âme, et alors - ce spectacle est le plus intime et le premier des plaisirs non - actifs. - -Ce phénomène physiologique tient à un état particulier de l'âme du -prisonnier qui établit entre lui, d'un côté, et tous ses bourreaux de -l'autre, une lutte d'amour-propre, une gageure de vanité à qui ne cédera -pas. - -Nos braves chirurgiens militaires ont souvent observé que des blessés -qui, dans un état calme d'esprit et de sens, auraient poussé les hauts -cris durant certaines opérations, ne montrent, au contraire, que calme -et grandeur d'âme s'ils sont préparés d'une certaine manière. Il s'agit -de les piquer d'honneur, il faut prétendre, d'abord avec ménagement, -puis avec contradiction irritante, qu'ils ne sont pas en état de -supporter l'opération sans jeter de cris. - - - - -CHAPITRE XXXIX - -De l'amour à querelles. - - -Il y en a de deux espèces: - -1º Celui où le querellant aime; - -2º Celui où il n'aime pas. - -Si l'un des deux amants est trop supérieur dans les avantages qu'ils -estiment tous les deux, il faut que l'amour de l'autre meure, car la -crainte du mépris viendra tôt ou tard arrêter tout court la -cristallisation. - -Rien n'est odieux aux gens médiocres comme la supériorité de l'esprit: -c'est là, dans le monde de nos jours, la source de la haine; et si nous -ne devons pas à ce principe des haines atroces, c'est uniquement que les -gens qu'il sépare ne sont pas obligés de vivre ensemble. Que sera-ce de -l'amour, où, tout étant naturel, surtout de la part de l'être supérieur, -la supériorité n'est masquée par aucune précaution sociale? - -Pour que la passion puisse vivre, il faut que l'inférieur maltraite son -partner, autrement celui-ci ne pourra pas fermer une fenêtre sans que -l'autre ne se croie offensé. - -Quant à l'être supérieur, il se fait illusion, et l'amour qu'il sent, -non seulement ne court aucun risque, mais presque toutes les faiblesses, -dans ce que nous aimons, nous le rendent plus cher. - -Immédiatement après l'amour-passion et payé de retour, entre gens de la -même portée, il faut placer, pour la durée, l'_amour à querelles_, où le -querellant n'aime pas. On en trouvera des exemples dans les anecdotes -relatives à la duchesse de Berri (_Mémoires de Duclos_). - -Participant à la nature des habitudes froides fondées sur le côté -prosaïque et égoïste de la vie et compagnes inséparables de l'homme -jusqu'au tombeau, cet amour peut durer plus longtemps que -l'amour-passion lui-même. Mais ce n'est plus l'amour, c'est une habitude -occasionnée par l'amour, et qui n'a de cette passion que les souvenirs -et le plaisir physique. Cette habitude suppose nécessairement des âmes -moins nobles. Chaque jour il se forme un petit drame. «Me -grondera-t-il?» qui occupe l'imagination, comme dans l'amour-passion -chaque jour on avait besoin de quelque nouvelle preuve de tendresse. -Voir les anecdotes sur Mme d'Houdetot et Saint-Lambert[120]. - - [120] Mémoires de Mme d'Épinay, je crois, ou de Marmontel. - -Il est possible que l'orgueil refuse de s'habituer à ce genre d'intérêt; -alors, après quelques mois de tempêtes, l'orgueil tue l'amour. Mais on -voit cette noble passion résister longtemps avant d'expirer. Les petites -querelles de l'amour heureux font longtemps illusion à un coeur qui aime -encore et qui se voit maltraité. Quelques raccommodements tendres -peuvent rendre la transition plus supportable. Sous le prétexte de -quelque chagrin secret, de quelque malheur de fortune, l'on excuse -l'homme qu'on a beaucoup aimé; on s'habitue enfin à être querellée. Où -trouver, en effet, hors de l'amour-passion, hors du jeu, hors de la -possession du pouvoir[121] quelque autre source d'intérêt de tous les -jours, comparable à celle-là pour la vivacité? Si le querellant vient à -mourir, on voit la victime qui survit ne se consoler jamais. Ce principe -fait le lien de beaucoup de mariages bourgeois; le grondé s'entend -parler toute la journée de ce qu'il aime le mieux. - - [121] Quoi qu'en disent certains ministres hypocrites, le pouvoir est - le premier des plaisirs. Il me semble que l'amour seul peut - l'emporter, et l'amour est une maladie heureuse qu'on ne peut se - procurer comme un ministère. - -Il y a une fausse espèce d'amour à querelles. J'ai pris dans une lettre -d'une femme d'infiniment d'esprit le chapitre 33: - -«Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait la soif de tous les -instants de l'amour-passion... Comme la crainte la plus vive ne -l'abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer.» - -Chez les gens bourrus ou mal élevés, ou d'un naturel extrêmement -violent, ce petit doute à calmer, cette crainte légère se manifestent -par une querelle. - -Si la personne aimée n'est pas l'extrême susceptibilité, fruit d'une -éducation soignée, elle peut trouver plus de vivacité, et par conséquent -plus d'agrément, dans un amour de cette espèce; et même, avec toute la -délicatesse possible, si l'on voit le _furieux_ première victime de ses -transports, il est bien difficile de ne pas l'en aimer davantage. Ce que -lord Mortimer regrette peut-être le plus dans sa maîtresse, ce sont les -chandeliers qu'elle lui jetait à la tête. En effet, si l'orgueil -pardonne et admet de telles sensations, il faut convenir qu'elles font -une cruelle guerre à l'ennui, ce grand ennemi des gens heureux. - -Saint-Simon, l'unique historien qu'ait eu la France, dit (tome 5, page -45): - -«Après maintes passades, la duchesse de Berri s'était éprise, tout de -bon, de Riom, cadet de la maison de d'Aydie, fils d'une soeur de Mme de -Biron. Il n'avait ni figure, ni esprit; c'était un gros garçon, court, -joufflu et pâle, qui, avec beaucoup de bourgeons, ne ressemblait pas mal -à un abcès; il avait de belles dents et n'avait pas imaginé causer une -passion qui, en moins de rien, devint effrénée, et qui dura toujours, -sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse; il -n'avait rien vaillant, mais force frères et soeurs qui n'en avaient pas -davantage. M. et Mme de Pons, dame d'atour de Mme la duchesse de Berri, -étaient de leurs parents et de la même province; ils firent venir le -jeune homme, qui était lieutenant de dragons, pour tâcher d'en faire -quelque chose. A peine fut-il arrivé, que le goût se déclara, et il fut -le maître au Luxembourg. - -«M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait sous cape; il était -ravi et se voyait renaître en lui, au Luxembourg, du temps de -Mademoiselle; il lui donnait des instructions, et Riom qui était doux et -naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon, les écoutait: -mais bientôt il sentit le pouvoir de ses charmes, qui ne pouvaient -captiver que l'incompréhensible fantaisie de cette princesse. Sans en -abuser avec autre personne, il se fit aimer de tout le monde; mais il -traita sa duchesse comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut -bientôt paré des plus riches dentelles, des plus riches habits, muni -d'argent, de boucles, de joyaux; il se faisait désirer, se plaisait à -donner de la jalousie à la princesse, et à paraître jaloux lui-même; -souvent il la faisait pleurer: peu à peu il la mit sur le pied de ne -rien faire sans sa permission, pas même les choses indifférentes: tantôt -prête à sortir pour aller à l'Opéra, il la faisait demeurer; d'autres -fois il l'y faisait aller malgré elle; il l'obligeait à faire du bien à -des dames qu'elle n'aimait point, ou dont elle était jalouse; et du mal -à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa -parure, elle n'avait pas la moindre liberté; il se divertissait à la -faire décoiffer, ou à lui faire changer d'habits, quand elle était toute -prête; et cela si souvent, et quelquefois si publiquement, qu'il l'avait -accoutumée, le soir, à prendre ses ordres pour la parure et l'occupation -du lendemain, et le lendemain il changeait tout, et la princesse -pleurait tant et plus; enfin elle en était venue à lui envoyer des -messages par des valets affidés, car il logea presque en arrivant au -Luxembourg; et les messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa -toilette pour savoir quels rubans elle mettrait, et ainsi de l'habit et -des autres parures, et presque toujours il lui faisait porter ce qu'elle -ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licencier à la moindre -chose sans son congé, il la traitait comme une servante, et les pleurs -duraient souvent plusieurs jours. - -«Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant à montrer et à -exercer le plus démesuré orgueil, s'avilit à faire des repas obscurs -avec lui et avec des gens sans aveu, elle avec qui nul ne pouvait manger -s'il n'était prince du sang. Le jésuite Riglet, qu'elle avait connu -enfant, et qui l'avait cultivée, était admis dans ces repas -particuliers, sans qu'il en eût honte, ni que la duchesse en fût -embarrassée: Mme de Mouchy était la confidente de toutes ces étranges -particularités; elle et Riom mandaient les convives et choisissaient les -jours. Cette dame raccommodait les amants, et cette vie était toute -publique au Luxembourg, où tout s'adressait à Riom, qui, de son côté, -avait soin de bien vivre avec tous, et avec un air de respect qu'il -refusait, en public, à sa seule princesse. Devant tous, il lui faisait -des réponses brusques qui faisaient baisser les yeux aux présents, et -rougir la duchesse, qui ne contraignait point ses manières passionnées -pour lui.» - -Riom était pour la duchesse un remède souverain à l'ennui. - -Une femme célèbre dit tout à coup au général Bonaparte, alors jeune -héros couvert de gloire et sans crimes envers la liberté: «Général, une -femme ne peut être que votre épouse ou votre soeur.» Le héros ne comprit -pas le compliment; l'on s'en est vengé par de belles injures. Ces -femmes-là aiment à être méprisées par leur amant, elles ne l'aiment que -cruel. - - - - -CHAPITRE XXXIX _bis_ - -Remèdes à l'amour. - - -Le saut de Leucade était une belle image dans l'antiquité. En effet, le -remède à l'amour est presque impossible. Il faut non seulement le danger -qui rappelle fortement l'attention de l'homme au soin de sa propre -conservation[122], mais il faut, ce qui est bien plus difficile, la -continuité d'un danger piquant, et que l'on puisse éviter par adresse, -afin que l'habitude de penser à sa propre conservation ait le temps de -naître. Je ne vois guère qu'une tempête de seize jours, comme celle de -don Juan[123] ou le naufrage de M. Cochelet parmi les Maures; autrement -l'on prend bien vite l'habitude du péril, et même l'on se remet à songer -à ce qu'on aime, avec plus de charme encore, quand on est en vedette, à -vingt pas de l'ennemi. - - [122] Le danger de Henri Morton, dans la Clyde. - - _Old Mortality_, tome IV, page 224. - - [123] Du trop vanté lord Byron. - -Nous l'avons répété sans cesse, l'amour d'un homme qui aime bien _jouit_ -ou _frémit_ de tout ce qu'il s'imagine, et il n'y a rien dans la nature -qui ne lui parle de ce qu'il aime. Or, jouir et frémir fait une -occupation fort intéressante, et auprès de laquelle toutes les autres -pâlissent. - -Un ami qui veut procurer la guérison du malade doit d'abord être -toujours du parti de la femme aimée, et tous les amis qui ont plus de -zèle que d'esprit ne manquent pas de faire le contraire. - -C'est attaquer, avec des forces trop ridiculeusement inégales, cet -ensemble d'illusions charmantes que nous avons appelé autrefois -cristallisation[124]. - - [124] Uniquement pour abréger, et en demandant pardon du mot nouveau. - -L'ami guérisseur doit avoir devant les yeux que, s'il se présente une -absurdité à croire, comme il faut pour l'amant ou la dévorer ou renoncer -à tout ce qui l'attache à la vie, il la dévorera, et, avec tout l'esprit -possible, niera dans sa maîtresse les vices les plus évidents et les -infidélités les plus atroces. C'est ainsi que, dans l'amour-passion, -avec un peu de temps, tout se pardonne. - -Dans les caractères raisonnables et froids, il faudra, pour que l'amant -dévore les vices, qu'il ne les aperçoive qu'après plusieurs mois de -passion[125]. - - [125] Mme Dornal et Serigny. Confessions du comte *** de Duclos. Voir - la note 59; mort du général Abdhallah, à Bologne. - -Bien loin de chercher grossièrement et ouvertement à distraire l'amant, -l'ami guérisseur doit lui parler à satiété, et de son amour et de sa -maîtresse, et en même temps faire naître sous ses pas une foule de -petits événements. Quand le voyage _isole_, il n'est pas remède[126], et -même rien ne rappelle plus tendrement ce qu'on aime que les contrastes. -C'est au milieu des brillants salons de Paris, et auprès des femmes -vantées comme les plus aimables, que j'ai le plus aimé ma pauvre -maîtresse, solitaire et triste, dans son petit appartement au fond de la -Romagne[127]. - - [126] J'ai pleuré presque tous les jours (Précieuses paroles du 10 - juin). - - [127] Salviati. - -J'épiais, sur la pendule superbe du brillant salon où j'étais exilé, -l'heure où elle sort à pied, et par la pluie, pour aller voir son amie. -C'est en cherchant à l'oublier que j'ai vu que les contrastes sont la -source de souvenirs moins vifs, mais bien plus célestes que ceux que -l'on va chercher aux lieux où jadis on l'a rencontrée. - -Pour que l'absence soit utile, il faut que l'ami guérisseur soit -toujours là pour faire faire à l'amant toutes les réflexions possibles -sur les événements de son amour, et qu'il tâche de rendre ses réflexions -ennuyeuses par leur longueur ou leur peu d'à-propos, ce qui leur donne -l'effet de lieux communs: par exemple, être tendre et sentimental après -un dîner égayé de bons vins. - -S'il est si difficile d'oublier une femme auprès de laquelle on a trouvé -le bonheur, c'est qu'il est certains moments que l'imagination ne peut -se lasser de représenter et d'embellir. - -Je ne dis rien de l'orgueil, remède cruel et souverain, mais qui n'est -pas à l'usage des âmes tendres. - -Les premières scènes du Roméo de Shakespeare forment un tableau -admirable; il y a loin de l'homme qui se dit tristement: «_She hath -forsworn to love_», à celui qui s'écrie au comble du bonheur: «_Come -what sorrow can!_» - - - - -CHAPITRE XXXIX _ter_ - - Her passion will die like a lamp for want of what the flame should - feed upon. - - BRIDE OF LAMMERMOOR, II, 116. - - -L'amour guérisseur doit bien se garder des mauvaises raisons, par -exemple de parler d'_ingratitude_. C'est ressusciter la cristallisation -que de lui ménager une victoire et un nouveau plaisir. - -Il ne peut pas y avoir d'ingratitude en amour; le plaisir actuel paye -toujours et au delà les sacrifices les plus grands en apparence. Je ne -vois pas d'autres torts possibles que le manque de franchise; il faut -accuser juste l'état de son coeur. - -Pour peu que l'ami guérisseur attaque l'amour de front, l'amant répond: -«Être amoureux, même avec la colère de ce qu'on aime, ce n'en est pas -moins, pour m'abaisser à votre style de marchand, avoir un billet à une -loterie dont le bonheur est à mille lieues au-dessus de tout ce que vous -pouvez m'offrir, dans votre monde d'indifférence et d'intérêt personnel. -Il faut avoir beaucoup de vanité, et de la bien petite, pour être -heureux parce qu'on vous reçoit bien. Je ne blâme point les hommes d'en -agir ainsi dans leur monde. Mais, auprès de Léonore, je trouvais un -monde où tout était céleste, tendre, généreux. La plus sublime et -presque incroyable vertu de votre monde, dans nos entretiens, ne -comptait que pour une vertu ordinaire et de tous les jours. Laissez-moi -au moins rêver au bonheur de passer ma vie auprès d'un tel être. Quoique -je voie bien que la calomnie m'a perdu et que je n'ai plus d'espoir, du -moins je lui ferai le sacrifice de ma vengeance.» - -On ne peut guère arrêter l'amour que dans les commencements. Outre le -prompt départ et les distractions obligées du grand monde, comme dans le -cas de la comtesse Kalember, il y a plusieurs petites ruses que l'ami -guérisseur peut mettre en usage. Par exemple il fera tomber sous vos -yeux, comme par hasard, que la femme que vous aimez n'a pas pour vous, -hors de ce qui fait l'objet de la guerre, les égards de politesse et -d'estime qu'elle accordait à un rival. Les plus petites choses -suffisent, car tout est _signe_ en amour; par exemple, elle ne vous -donne pas le bras pour monter à sa loge; cette niaiserie, prise au -tragique par un coeur passionné, liant une humiliation à chaque jugement -qui forme la cristallisation, empoisonne la source de l'amour et peut le -détruire. - -On peut faire accuser la femme qui se conduit mal avec notre ami d'un -défaut physique et ridicule impossible à vérifier; si l'amant pouvait -vérifier la calomnie, même quand il la trouverait fondée, elle serait -rendue défavorable par l'imagination, et bientôt il n'y paraîtrait pas. -Il n'y a que l'imagination qui puisse se résister à elle-même; Henri III -le savait bien quand il médisait de la célèbre duchesse de Montpensier. - -C'est donc l'imagination qu'il faut surtout garder chez une jeune fille -que l'on veut préserver de l'amour. Et moins elle aura de vulgarité dans -l'esprit, plus son âme sera noble et généreuse, plus en un mot elle sera -digne de nos respects, plus grand sera le danger qu'elle court. - -Il est toujours périlleux pour une jeune personne de souffrir que ses -souvenirs s'attachent d'une manière répétée, et avec trop de -complaisance, au même individu. Si la reconnaissance, l'admiration ou la -curiosité viennent redoubler les liens du souvenir, elle est presque -sûrement sur le bord du précipice. Plus grand est l'ennui de la vie -habituelle, plus sont actifs les poisons nommés gratitude, admiration, -curiosité. Il faut alors une rapide, prompte et énergique distraction. - -C'est ainsi qu'un peu de rudesse et de _non-curance_ dans le premier -abord, si la drogue est administrée avec naturel, est presque un sûr -moyen de se faire respecter d'une femme d'esprit. - - - - -LIVRE SECOND - - - - -CHAPITRE XL - - -Tous les amours, toutes les imaginations, prennent dans les individus la -couleur des six tempéraments: - -Le sanguin, ou le Français, ou M. de Francueil (Mémoires de Mme -d'Épinay); - -Le bilieux, ou l'Espagnol, ou Lauzun (Peguilhen des Mémoires de -Saint-Simon); - -Le mélancolique, ou l'Allemand, ou le don Carlos de Schiller; - -Le flegmatique, ou le Hollandais; - -Le nerveux, ou Voltaire; - -L'athlétique, ou Milon de Crotone[128]. - - [128] Voir Cabanis, influence du physique, etc. - -Si l'influence des tempéraments se fait sentir dans l'ambition, -l'avarice, l'amitié, etc., etc., que sera-ce dans l'amour, qui a un -mélange forcé de physique? - -Supposons que tous les amours puissent se rapporter aux quatre variétés -que nous avons notées: - -Amour-passion, ou Julie d'Étanges; - -Amour-goût, ou galanterie; - -Amour physique; - -Amour de vanité (une duchesse n'a jamais que trente ans pour un -bourgeois). - -Il faut faire passer ces quatre amours par les six variétés dépendantes -des habitudes que les six tempéraments donnent à l'imagination. Tibère -n'avait pas l'imagination folle de Henri VIII. - -Faisons passer ensuite toutes les combinaisons que nous aurons obtenues -par les différences d'habitudes dépendantes des gouvernements ou des -caractères nationaux: - -1º Le despotisme asiatique tel qu'on le voit à Constantinople; - -2º La monarchie absolue à la Louis XIV; - -3º L'aristocratie masquée par une charte, ou le gouvernement d'une -nation au profit des riches, comme l'Angleterre, le tout suivant les -règles de la morale soi-disant biblique; - -4º La république fédérative, ou le gouvernement au profit de tous, comme -aux États-Unis d'Amérique; - -5º La monarchie constitutionnelle, ou... - -6º Un État en révolution, comme l'Espagne, le Portugal, la France. Cette -situation d'un pays, donnant une passion vive à tout le monde, met du -naturel dans les moeurs, détruit les niaiseries, les vertus de -convention, les convenances bêtes[129], donne du sérieux à la jeunesse, -et lui fait mépriser l'amour de vanité et négliger la galanterie. - - [129] Les souliers sans rubans du ministre Roland: «Ah! Monsieur, tout - est perdu», répond Dumourier. A la séance royale, le président de - l'assemblée croise les jambes. - -Cet état peut durer longtemps et former les habitudes d'une génération. -En France, il commença en 1788, fut interrompu en 1802, et recommença en -1815, pour finir Dieu sait quand. - -Après toutes ces manières générales de considérer l'_amour_, on a les -différences d'âge, et l'on arrive enfin aux particularités -individuelles. - -Par exemple, on pourrait dire: - -J'ai trouvé à Dresde, chez le comte Woltstein, l'amour de vanité, le -tempérament mélancolique, les habitudes monarchiques, l'âge de trente -ans, et... les particularités individuelles. - -Cette manière de voir les choses abrège et communique de la froideur à -la tête de celui qui juge de l'amour, chose essentielle et fort -difficile. - -Or, comme en physiologie l'homme ne sait presque rien sur lui-même que -par l'anatomie comparée, de même, dans les passions, la vanité et -plusieurs autres causes d'illusion font que nous ne pouvons être -éclairés sur ce qui se passe dans nous que par les faiblesses que nous -avons observées chez les autres. Si par hasard cet essai a un effet -utile, ce sera de conduire l'esprit à faire de ces sortes de -rapprochements. Pour engager à les faire, je vais essayer d'esquisser -quelques traits généraux du caractère de l'amour chez les diverses -nations. - -Je prie qu'on me pardonne si je reviens souvent à l'Italie: dans l'état -actuel des moeurs de l'Europe, c'est le seul pays où croisse en liberté -la plante que je décris. En France, la vanité; en Allemagne, une -prétendue philosophie folle à mourir de rire; en Angleterre, un orgueil -timide, souffrant, rancunier, la torturent, l'étouffent, ou lui font -prendre une direction baroque[130]. - - [130] On ne se sera que trop aperçu que ce traité est fait de morceaux - écrits à mesure que Lisio Visconti voyait les anecdotes se passer - sous ses yeux, dans ses voyages. L'on trouve toutes ces anecdotes - contées au long dans le journal de sa vie; peut-être aurais-je dû - les insérer, mais on les eût trouvées peu convenables. Les notes les - plus anciennes portent la date de Berlin, 1807, et les dernières - sont de quelques jours avant sa mort, juin 1819. Quelques dates ont - été altérées exprès pour n'être pas indiscret; mais à cela se - bornent tous mes changements: je ne me suis pas cru autorisé à - refondre le style. Ce livre a été écrit en cent lieux divers, - puisse-t-il être lu de même. - - - - -CHAPITRE XLI - -Des nations par rapport à l'amour. - -DE LA FRANCE. - - -Je cherche à me dépouiller de mes affections et à n'être qu'un froid -philosophe. - -Formées par les aimables Français, qui n'ont que de la vanité et des -désirs physiques, les femmes françaises sont des êtres moins agissants, -moins énergiques, moins redoutés, et surtout moins aimés et moins -puissants que les femmes espagnoles et italiennes. - -Une femme n'est puissante que par le degré de malheur dont elle peut -punir son amant; or, quand on n'a que de la vanité, toute femme est -utile, aucune n'est nécessaire; le succès flatteur est de conquérir et -non de conserver. Quand on n'a que des désirs physiques, on trouve les -filles, et c'est pourquoi les filles de France sont charmantes, et -celles de l'Espagne fort mal. En France, les filles peuvent donner à -beaucoup d'hommes autant de bonheur que les femmes honnêtes, -c'est-à-dire du bonheur sans amour, et il y a toujours une chose qu'un -Français respecte plus que sa maîtresse: c'est sa vanité. - -Un jeune homme de Paris prend dans une maîtresse une sorte d'esclave, -destinée surtout à lui donner des jouissances de vanité. Si elle résiste -aux ordres de cette passion dominante, il la quitte, et n'en est que -plus content de lui en disant à ses amis avec quelle supériorité de -manières, avec quel piquant de procédés il l'a plantée là. - -Un Français qui connaissait bien son pays (Meilhan) dit: «En France, les -grandes passions sont aussi rares que les grands hommes.» - -La langue manque de termes pour dire combien est impossible pour un -Français le rôle d'amant quitté, et au désespoir, au vu et au su de -toute une ville. Rien de plus commun à Venise ou à Bologne. - -Pour trouver l'amour à Paris, il faut descendre jusqu'aux classes dans -lesquelles l'absence de l'éducation et de la vanité et la lutte avec les -vrais besoins ont laissé plus d'énergie. - -Se laisser voir avec un grand désir non satisfait, c'est laisser voir -_soi inférieur_, chose impossible en France, si ce n'est pour les gens -au-dessous de tout; c'est prêter le flanc à toutes les mauvaises -plaisanteries possibles: de là les louanges exagérées des filles dans la -bouche des jeunes gens qui redoutent leur coeur. L'appréhension extrême -et grossière de laisser voir _soi inférieur_ fait le principe de la -conversation des gens de province. N'en a-t-on pas vu un dernièrement -qui, en apprenant l'assassinat de monseigneur le duc de Berri, a -répondu: «_Je le savais[131]._» - - [131] Historique. Plusieurs, quoique fort curieux, sont choqués - d'apprendre des nouvelles: ils redoutent de paraître inférieurs à - celui qui les leur conte. - -Au moyen âge, la présence du danger _trempait_ les coeurs, et c'est là, -si je ne me trompe, la seconde cause de l'étonnante supériorité des -hommes du XVIe siècle. L'originalité, qui est chez nous rare, ridicule, -dangereuse et souvent affectée, était alors commune et sans fard. Les -pays où le danger montre encore souvent sa main de fer, comme la -Corse[132], l'Espagne, l'Italie, peuvent encore donner de grands hommes. -Dans ces climats, où une chaleur brûlante exalte la bile pendant trois -mois de l'année, ce n'est que la _direction_ du ressort qui manque; à -Paris, j'ai peur que ce soit le _ressort_ lui-même[133]. - - [132] Mémoires de M. Réalier-Dumas. La Corse, qui, par sa population, - cent quatre-vingt mille âmes, ne formerait pas la moitié de la - plupart des départements français, a donné, dans ces derniers temps, - Salliceti, Pozzo-di-Borgo, le général Sébastiani, Cervioni, - Abbatucci, Lucien et Napoléon Bonaparte, Arena. Le département du - Nord, qui a neuf cent mille habitants, est loin d'une pareille - liste. C'est qu'en Corse chacun, en sortant de chez soi, peut - rencontrer un coup de fusil; et le Corse, au lieu de se soumettre en - vrai chrétien, cherche à se défendre et surtout à se venger. Voilà - comment se fabriquent les âmes à la Napoléon. Il y a loin de là à un - palais garni de menins et de chambellans, et à Fénelon obligé de - raisonner son respect pour _monseigneur_, parlant à monseigneur - lui-même âgé de douze ans. Voir les ouvrages de ce grand écrivain. - - [133] A Paris, pour être bien, il faut faire attention à un million de - petites choses. Cependant voici une objection très forte. L'on - compte beaucoup plus de femmes qui se tuent par amour, à Paris, que - dans toutes les villes d'Italie ensemble. Ce fait m'embarrasse - beaucoup; je ne sais qu'y répondre pour le moment, mais il ne change - pas mon opinion. Peut-être que la mort paraît peu de chose dans ce - moment aux Français, tant la vie ultra civilisée est ennuyeuse, ou - plutôt, on se brûle la cervelle, outré d'un malheur de vanité. - -Beaucoup de nos jeunes gens, si braves d'ailleurs à Montmirail ou au -bois de Boulogne, ont peur d'aimer, et c'est réellement par -pusillanimité qu'on les voit à vingt ans fuir la vue d'une jeune fille -qu'ils ont trouvée jolie. Quand ils se rappellent ce qu'ils ont lu dans -les romans qu'il est _convenable_ qu'un amant fasse, ils se sentent -glacés. Ces âmes froides ne conçoivent pas que l'orage des passions, en -formant les ondes de la mer, enfle les voiles du vaisseau et lui donne -la force de les surmonter. - -L'amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d'aller -la cueillir sur les bords d'un précipice affreux. Outre le ridicule, -l'amour voit toujours à ses côtés le désespoir d'être quitté par ce -qu'on aime, et il ne reste plus qu'un _dead blank_ pour tout le reste de -la vie. - -La perfection de la civilisation serait de combiner tous les plaisirs -délicats du XIXe siècle avec la présence plus fréquente du danger[134]. -Il faudrait que les jouissances de la vie privée pussent être augmentées -à l'infini en s'exposant souvent au danger. Ce n'est pas purement du -danger militaire que je parle. Je voudrais ce danger de tous les -moments, sous toutes les formes, et pour tous les intérêts de -l'existence qui formaient l'essence de la vie au moyen âge. Le danger, -tel que notre civilisation l'a arrangé et paré, s'allie fort bien avec -la plus ennuyeuse faiblesse de caractère. - - [134] J'admire les moeurs du temps de Louis XIV: on passait sans cesse - et en trois jours des salons de Marly aux champs de bataille de - Senef et de Ramillies. Les épouses, les mères, les amantes, étaient - dans des transes continuelles. Voir les Lettres de Mme de Sévigné. - La présence du danger avait conservé dans la langue une énergie et - une franchise que nous n'oserions plus hasarder aujourd'hui; mais - aussi M. de Lameth tuait l'amant de sa femme. Si un Walter Scott - nous faisait un roman du temps de Louis XIV, nous serions bien - étonnés. - -Je vois dans _A voice from Saint-Helena_, de M. O'Meara, ces paroles -d'un grand homme: - -«Dire à Murat: Allez et détruisez ces sept à huit régiments ennemis qui -sont là-bas dans la plaine, près de ce clocher; à l'instant il partait -comme un éclair, et, de quelque peu de cavalerie qu'il fût suivi, -bientôt les régiments ennemis étaient enfoncés, tués, anéantis. Laissez -cet homme à lui-même, vous n'aviez plus qu'un imbécile sans jugement. Je -ne puis concevoir comment un homme si brave était si lâche. Il n'était -brave que devant l'ennemi; mais là, c'était probablement le soldat le -plus brillant et le plus hardi de toute l'Europe. - -«C'était un héros, un Saladin, un Richard Coeur-de-Lion sur le champ de -bataille: faites-le roi et placez-le dans une salle de conseil, vous -n'aviez plus qu'un poltron sans décision ni jugement. Murat et Ney sont -les hommes les plus braves que j'ai connus.» (O'Meara, tome II, page -94.) - - - - -CHAPITRE XLII - -Suite de la France. - - -Je demande la permission de médire encore un peu de la France. Le -lecteur ne doit pas craindre de voir ma satire rester impunie; si cet -essai trouve des lecteurs, mes injures me seront rendues au centuple; -l'honneur national veille. - -La France est importante dans le plan de ce livre, parce que Paris, -grâce à la supériorité de sa conversation et de sa littérature, est et -sera toujours le salon de l'Europe. - -Les trois quarts des billets du matin, à Vienne comme à Londres, sont -écrits en français, ou pleins d'allusions, et de citations aussi en -français[135], et Dieu sait quel français. - - [135] Les écrivains les plus graves croient, en Angleterre, se donner - un air cavalier en citant des mots français qui, la plupart, n'ont - jamais été français que dans les grammaires anglaises. Voir les - rédacteurs de l'_Edinburgh-Review_; voir les Mémoires de la comtesse - de Lichtnau, maîtresse de l'avant-dernier roi de Prusse. - -Sous le rapport des grandes passions, la France est, ce me semble, -privée d'originalité par deux causes: - -1º Le véritable honneur ou le désir de ressembler à Bayard, pour être -honoré dans le monde et y voir chaque jour notre vanité satisfaite; - -2º L'honneur bête ou le désir de ressembler aux gens de bon ton, du -grand monde de Paris. L'art d'entrer dans un salon, de marquer de -l'éloignement à un rival, de se brouiller avec sa maîtresse, etc. - -L'honneur bête, d'abord par lui-même, comme capable d'être compris par -les sots, et ensuite comme s'appliquant à des actions de tous les jours, -et même de toutes les heures, est beaucoup plus utile que l'honneur vrai -aux plaisirs de notre vanité. On voit des gens très bien reçus dans le -monde avec de l'honneur bête sans honneur vrai, et le contraire est -impossible. - -Le ton du grand monde est: - -1º De traiter avec ironie tous les grands intérêts. Rien de plus -naturel; autrefois les gens véritablement du grand monde ne pouvaient -être profondément affectés par rien; ils n'en avaient pas le temps. Le -séjour à la campagne change cela. D'ailleurs, c'est une position contre -nature pour un Français que de se laisser voir _admirant_[136], -c'est-à-dire inférieur, non seulement à ce qu'il admire, passe encore -pour cela, mais même à son voisin, si ce voisin s'avise de se moquer de -ce qu'il admire. - - [136] L'admiration de mode, comme Hume vers 1775, ou Franklin en 1784, - ne fait pas objection. - -En Allemagne, en Italie, en Espagne, l'admiration est, au contraire, -pleine de bonne foi et de bonheur; là l'admirant a orgueil de ses -transports et plaint le siffleur: je ne dis pas le moqueur, c'est un -rôle impossible dans des pays où le seul ridicule est de manquer la -route du bonheur, et non l'imitation d'une certaine manière d'être. Dans -le Midi, la méfiance et l'horreur d'être troublé dans des plaisirs -vivement sentis met une admiration innée pour le luxe et la pompe. Voyez -les cours de Madrid et de Naples, voyez une _funzione_ à Cadix, cela va -jusqu'au délire[137]. - - [137] Voyage en Espagne de M. Semple; il peint vrai, et l'on trouvera - une description de la bataille de Trafalgar, entendue dans le - lointain, qui laisse un souvenir. - -2º Un Français se croit l'homme le plus malheureux et presque le plus -ridicule s'il est obligé de passer son temps seul. Or, qu'est-ce que -l'amour sans solitude? - -3º Un homme passionné ne pense qu'à soi, un homme qui veut de la -considération ne pense qu'à autrui; il y a plus: avant 1789, la sûreté -individuelle ne se trouvait en France qu'en faisant partie d'un _corps_, -la robe, par exemple[138], et étant protégé par les membres de ce corps. -La pensée de votre voisin était donc partie intégrante et nécessaire de -votre bonheur. Cela était encore plus vrai à la cour qu'à Paris. Il est -facile de sentir combien ces habitudes, qui, à la vérité, perdent tous -les jours de leur force, mais dont les Français ont encore pour un -siècle, favorisent les grandes passions. - - [138] Correspondance de Grimm, janvier 1783. - - «M. le comte de N***, capitaine en survivance des gardes de - Monsieur, piqué de ne plus trouver de place au balcon, le jour de - l'ouverture de la nouvelle salle, s'avisa fort mal à propos de - disputer la sienne à un honnête procureur; celui-ci, maître Pernot, - ne voulut jamais désemparer.--Vous prenez ma place.--Je garde la - mienne.--Et qui êtes-vous?--Je suis monsieur six francs... (c'est le - prix de ces places). Et puis des mots plus vifs, des injures, des - coups de coude. Le comte de N*** poussa l'indiscrétion au point de - traiter le pauvre robin de voleur, et prit enfin sur lui d'ordonner - au sergent de service de s'assurer de sa personne et de le conduire - au corps de garde. Maître Pernot s'y rendit avec beaucoup de - dignité, et n'en sortit que pour aller déposer sa plainte chez un - commissaire. Le redoutable corps dont il a l'honneur d'être membre - n'a jamais voulu consentir qu'il s'en désistât. L'affaire vient - d'être jugée au parlement. M. de *** a été condamné à tous les - dépens, à faire réparation au procureur, à lui payer deux mille écus - de dommages et intérêts, applicables, de son consentement, aux - pauvres prisonniers de la Conciergerie; de plus, il est enjoint très - expressément audit comte de ne plus prétexter des ordres du roi pour - troubler le spectacle, etc. Cette aventure a fait beaucoup de bruit, - il s'y est mêlé de grands intérêts: toute la robe a cru être - insultée par l'outrage fait à un homme de sa livrée, etc. M. de ***, - pour faire oublier son aventure, est allé chercher des lauriers au - camp de Saint-Roch. Il ne pouvait mieux faire, a-t-on dit, car on ne - peut douter de son talent pour emporter les places de haute lutte.» - Supposez un philosophe obscur au lieu de maître Pernot. Utilité du - duel. - - Grimm, troisième partie, tome II, p. 102. - - Voir plus loin, p. 496, une lettre assez raisonnable de - Beaumarchais, qui refuse une loge grillée qu'un de ses amis lui - demandait pour _Figaro_. Tant qu'on a cru que cette réponse - s'adressait à un duc, la fermentation a été grande, et l'on parlait - de punitions graves. On n'a plus fait qu'en rire quand Beaumarchais - a déclaré que sa lettre était adressée à M. le président du Paty. Il - y a loin de 1785 à 1822! Nous ne comprenons plus ces sentiments. Et - l'on veut que la même tragédie qui touchait ces gens-là soit bonne - pour nous! - -Je crois voir un homme qui se jette par la fenêtre, mais qui cherche -pourtant à avoir une position gracieuse en arrivant sur le pavé. - -L'homme passionné est comme lui et non comme un autre, source de tous -les ridicules en France; et de plus il offense les autres, ce qui donne -des ailes au ridicule. - - - - -CHAPITRE XLIII - -De l'Italie. - - -Le bonheur de l'Italie est d'être laissée à l'inspiration du moment, -bonheur partagé jusqu'à un certain point par l'Allemagne et -l'Angleterre. - -De plus, l'Italie est un pays où l'utile, qui fut la vertu des -républiques du moyen âge[139], n'a pas été détrôné par l'honneur ou la -vertu arrangée à l'usage des rois[140], et l'honneur vrai ouvre les -voies à l'honneur bête; il accoutume à se demander: Quelle idée le -voisin se fait-il de mon bonheur? et le bonheur de sentiment ne peut -être l'objet de vanité, car il est invisible[141]. Pour preuve de tout -cela, la France est le pays du monde où il y a le moins de mariages -d'inclination[142]. - - [139] G. Pechio nelle sue vivacissime lettere ad una bella giovane - Inglese sopra la Spagna libera, laquale è un medio-evo, non - redidivo, ma sempre vivo dice, pagina 60: - - «Lo scopo degli Spagnuoli non era la gloria, ma la indipendenza. Se - gli Spagnuoli non si fossero battuti che per l'onore, la guerra era - finita colla bataglia di Tudela. L'onore è di una natura bizarra, - macchiato una volta, perde tutta la forza per agire... L'esercito di - linea spagnuolo imbevuto anch' egli, dei pregiudizj d'ell onore - (vale a dire fatto Europeo moderno) vinto che fosse si sbandava col - pensiero che tutto coll' _onore_ era perduto, etc.» - - [140] Un homme s'honore, en 1620, en disant sans cesse, et le plus - servilement qu'il peut: _Le roi mon maître_ (voir les mémoires de - Noailles, de Torcy et de tous les ambassadeurs de Louis XIV); c'est - tout simple: par ce tour de phrase, il proclame le _rang_ qu'il - occupe parmi les sujets. Ce rang qu'il tient du roi remplace, dans - l'attention et dans l'estime de ces hommes, le rang qu'il tenait - dans la Rome antique de l'opinion de ses concitoyens qui l'avaient - vu combattre à Trasimène et parler au Forum. On bat en brèche la - monarchie absolue en ruinant la _vanité_ et ses ouvrages avancés - qu'elle appelle les _convenances_. La dispute entre Shakespeare et - Racine n'est qu'une des formes de la dispute entre Louis XIV et la - Charte. - - [141] On ne peut l'évaluer que sur les actions non réfléchies. - - [142] Miss O'Neil, Mrs Couts, et la plupart des grandes actrices - anglaises quittent le théâtre pour se marier richement. - -D'autres avantages de l'Italie, c'est le loisir profond sous un ciel -admirable et qui porte à être sensible à la beauté sous toutes les -formes. C'est une défiance extrême et pourtant raisonnable qui augmente -l'isolement et double le charme de l'intimité, c'est le manque de la -lecture des romans et presque de toute lecture qui laisse encore plus à -l'inspiration du moment; c'est la passion de la musique qui excite dans -l'âme un mouvement si semblable à celui de l'amour. - -En France, vers 1770, il n'y avait pas de méfiance; au contraire, il -était du bel usage de vivre et de mourir en public, et comme la duchesse -de Luxembourg était intime avec cent amis, il n'y avait pas non plus -d'intimité ou d'amitié proprement dites. - -En Italie, comme avoir une passion n'est pas un avantage très rare, ce -n'est pas un ridicule[143], et l'on entend citer tout haut dans les -salons des maximes générales sur l'amour. Le public connaît les -symptômes et les périodes de cette maladie et s'en occupe beaucoup. On -dit à un homme quitté: «Vous allez être au désespoir pendant six mois; -mais ensuite vous guérirez comme un tel, un tel, etc.» - - [143] On passe la galanterie aux femmes, mais l'amour leur donne du - ridicule, écrivait le judicieux abbé Girard, à Paris, en 1740. - -En Italie, les jugements du public sont les très humbles serviteurs des -passions. Le plaisir réel y exerce le pouvoir qui ailleurs est aux mains -de la société; c'est tout simple, la société ne donnant presque point de -plaisirs à un peuple qui n'a pas le temps d'avoir de la vanité, et qui -veut se faire oublier du pacha, elle n'a que peu d'autorité. Les ennuyés -blâment bien les passionnés, mais on se moque d'eux. Au midi des Alpes, -la société est un despote qui manque de cachots. - -A Paris, comme l'honneur commande de défendre l'épée à la main, ou par -de bons mots si l'on peut, toutes les avenues de tout grand intérêt -avoué, il est bien plus commode de se réfugier dans l'ironie. Plusieurs -jeunes gens ont pris un autre parti, c'est de se faire de l'école de -J.-J. Rousseau et de Mme de Staël. Puisque l'ironie est devenue une -manière vulgaire, il a bien fallu avoir du sentiment. Un de Pezai, de -nos jours, écrivait comme M. Darlincourt; d'ailleurs, depuis 1789, les -événements combattent en faveur de l'_utile_ ou de la sensation -individuelle contre l'_honneur_ ou l'empire de l'opinion; le spectacle -des chambres apprend à tout discuter, même la plaisanterie. La nation -devient sérieuse, la galanterie perd du terrain. - -Je dois dire, comme Français, que ce n'est pas un petit nombre de -fortunes colossales qui fait la richesse d'un pays, mais la multiplicité -des fortunes médiocres. Par tous pays les passions sont rares, et la -galanterie a plus de grâces et de finesse et par conséquent plus de -bonheur en France. Cette grande nation, la première de l'univers[144], -se trouve pour l'amour ce qu'elle est pour les talents de l'esprit. En -1822, nous n'avons assurément ni Moore, ni Walter Scott, ni Crabbe, ni -Byron, ni Monti, ni Pellico; mais il y a chez nous plus de gens d'esprit -éclairés, agréables, et au niveau des lumières du siècle qu'en -Angleterre ou en Italie. C'est pour cela que les discussions de notre -chambre des députés, en 1822, sont si supérieures à celles du parlement -d'Angleterre, et que quand un libéral d'Angleterre vient en France, nous -sommes tout surpris de lui trouver plusieurs opinions gothiques. - - [144] Je n'en veux pour preuve que l'_envie_. Voir l'_Edinburg-Review_ - de 1821; voir les journaux littéraires allemands et italiens, et le - _Scimiatigre_ d'Alfieri. - -Un artiste romain écrivait de Paris: - -«Je me déplais infiniment ici; je crois que c'est parce que je n'ai pas -le loisir d'aimer à mon gré. Ici, la sensibilité se dépense goutte à -goutte à mesure qu'elle se forme, et de manière, au moins pour moi, à -fatiguer la source. A Rome, par le peu d'intérêt des événements de -chaque jour, par le sommeil de la vie extérieure, la sensibilité -s'amoncèle au profit des passions.» - - - - -CHAPITRE XLIV - -Rome. - - -Ce n'est qu'à Rome[145], qu'une femme honnête et à carrosse vient dire -avec effusion à une autre femme sa simple connaissance, comme je l'ai vu -ce matin: «Ah! ma chère amie, ne fais pas l'amour avec Fabio -Vitteleschi; il vaudrait mieux pour toi prendre de l'amour pour un -assassin de grands chemins. Avec son air doux et mesuré, il est capable -de te percer le coeur d'un poignard, et de te dire avec un sourire -aimable en te le plongeant dans la poitrine: Ma petite, est-ce qu'il te -fait mal?» Et cela se passait auprès d'une jolie personne de quinze ans, -fille de la dame qui recevait l'avis et fille très alerte. - - [145] 30 septembre 1819. - -Si l'homme du Nord a le malheur de n'être pas choqué d'abord par le -naturel de cette amabilité du Midi, qui n'est que le développement -simple d'une nature grandiose, favorisé par la double absence du bon ton -et de toute nouveauté intéressante, en un an de séjour les femmes de -tous les autres pays lui deviennent insupportables. - -Il voit les Françaises avec leurs petites grâces[146] tout aimables, -séduisantes les trois premiers jours, mais ennuyeuses le quatrième, jour -fatal, où l'on découvre que toutes ces grâces étudiées d'avance et -apprises par coeur sont éternellement les mêmes tous les jours et pour -tous. - - [146] Outre que l'auteur avait le malheur de n'être pas né à Paris, il - y avait très peu vécu. - - (_Note de l'éditeur._) - -Il voit les Allemandes si naturelles, au contraire, et se livrant avec -tant d'empressement à leur imagination, n'avoir souvent à montrer, avec -tout leur naturel, qu'un fond de stérilité, d'insipidité et de tendresse -de la bibliothèque bleue. La phrase du comte Almaviva semble faite en -Allemagne: «Et l'on est tout étonné, un beau soir, de trouver la satiété -où l'on allait chercher le bonheur.» - -A Rome, l'étranger ne doit pas oublier que si rien n'est ennuyeux dans -les pays où tout est naturel, le mauvais y est plus mauvais qu'ailleurs. -Pour ne parler que des hommes[147], on voit paraître ici, dans la -société, une espèce de monstres qui se cachent ailleurs. Ce sont des -gens également passionnés, clairvoyants et lâches. Un mauvais sort les a -jetés auprès d'une femme à titre quelconque; amoureux fous par exemple, -ils boivent jusqu'à la lie le malheur de la voir préférer un rival. Ils -sont là pour contrecarrer cet amant fortuné. Rien ne leur échappe, et -tout le monde voit que rien ne leur échappe; mais ils n'en continuent -pas moins en dépit de tout sentiment d'honneur, à vexer la femme, son -amant et eux-mêmes, et personne ne les blâme, _car ils font ce qui leur -fait plaisir_. Un soir, l'amant, poussé à bout, leur donne des coups de -pied au cul; le lendemain ils lui en font bien des excuses et -recommencent à scier constamment et imperturbablement la femme, l'amant -et eux-mêmes. On frémit quand on songe à la quantité de malheur que ces -âmes basses ont à dévorer chaque jour, et il ne leur manque sans doute -qu'un grain de lâcheté de moins pour être empoisonneurs. - - [147] - - Heu! male nunc artes miseras hæc secula tractant; - Jam tener assuevit munera velle puer. - - TIBUL., I, IV. - -Ce n'est aussi qu'en Italie qu'on voit de jeunes élégants millionnaires -entretenir magnifiquement des danseuses du grand théâtre, au vu et au su -de toute une ville, moyennant trente sous par jour[148]. Les frères..., -beaux jeunes gens toujours à la chasse, toujours à cheval, sont jaloux -d'un étranger. Au lieu d'aller à lui et de leur conter leurs griefs, ils -répandent sourdement dans le public des bruits défavorables à ce pauvre -étranger. En France, l'opinion forcerait ces gens à prouver leur dire ou -à rendre raison à l'étranger. Ici l'opinion publique et le mépris ne -signifient rien. La richesse est toujours sûre d'être bien reçue -partout. Un millionnaire déshonoré et chassé de partout à Paris peut -aller en toute sûreté à Rome; il y sera considéré juste au _prorata_ de -ses écus. - - [148] Voir dans les moeurs du siècle de Louis XV l'honneur et - l'aristocratie combler de profusions les demoiselles Duthé, la - Guerre et autres. Quatre-vingt ou cent mille francs par an n'avaient - rien d'extraordinaire: un homme du grand monde se fût avili à moins. - - - - -CHAPITRE XLV - -De l'Angleterre. - - -J'ai beaucoup vécu ces temps derniers avec les danseuses du théâtre _Del -Sol_, à Valence. L'on m'assure que plusieurs sont fort chastes; c'est -que leur métier est trop fatigant. Vigano leur fait répéter son ballet -de la _Juive de Tolède_ tous les jours, de dix heures du matin à quatre, -et de minuit à trois heures du matin; outre cela, il faut qu'elles -dansent chaque soir dans les deux ballets. - -Cela me rappelle Rousseau qui prescrit de faire beaucoup marcher Émile. -Je pensais ce soir, à minuit, en me promenant au frais sur le bord de la -mer, avec les petites danseuses, d'abord que cette volupté surhumaine de -la fraîcheur de la brise de mer sous le ciel de Valence, en présence de -ces étoiles resplendissantes qui semblent tout près de vous, est -inconnue à nos tristes pays brumeux. Cela seul vaut les quatre cents -lieues à faire, cela aussi empêche de penser à force de sensations. Je -pensais que la chasteté de mes petites danseuses explique fort bien la -marche que l'orgueil des hommes suit en Angleterre pour recréer -doucement les moeurs du sérail au milieu d'une nation civilisée. On voit -comment quelques-unes de ces jeunes filles d'Angleterre, d'ailleurs si -belles et d'une physionomie si touchante, laissent un peu à désirer pour -les idées. Malgré la liberté qui vient seulement d'être chassée de leur -île, et l'originalité admirable du caractère national, elles manquent -d'idées intéressantes et d'originalité. Elles n'ont souvent de -remarquable que la bizarrerie de leurs délicatesses. C'est tout simple, -la pudeur des femmes, en Angleterre, c'est l'orgueil de leurs maris. -Mais quelque soumise que soit une esclave, sa société est bientôt à -charge. De là, pour les hommes, la nécessité de s'enivrer tristement -chaque soir[149], au lieu de passer, comme en Italie, leurs soirées avec -leur maîtresse. En Angleterre, les gens riches ennuyés de leur maison et -sous prétexte d'un exercice nécessaire font quatre ou cinq lieues tous -les jours, comme si l'homme était créé et mis au monde pour trotter. Ils -usent ainsi le fluide nerveux par les jambes et non par le coeur. Après -quoi ils osent bien parler de délicatesse féminine, et mépriser -l'Espagne et l'Italie. - - [149] Cet usage commence à tomber un peu dans la très bonne compagnie, - qui se francise comme partout; mais je parle de l'immense - généralité. - -Rien de plus désoccupé au contraire que les jeunes Italiens; le -mouvement qui leur ôterait leur sensibilité leur est importun. Ils font -de temps à autre une promenade de demi-lieue comme remède pénible pour -la santé; quant aux femmes, une Romaine ne fait pas en toute l'année les -courses d'une jeune miss en une semaine. - -Il me semble que l'orgueil d'un mari anglais exalte très adroitement la -vanité de sa pauvre femme. Il lui persuade surtout qu'il ne faut pas -être _vulgaire_, et les mères qui préparent leurs jeunes filles pour -trouver des maris ont fort bien saisi cette idée. De là la _mode_ bien -plus absurde et bien plus despotique dans la raisonnable Angleterre -qu'au sein de la France légère; c'est dans Bond-street qu'a été inventé -le _carefully careless_. En Angleterre la mode est un devoir, à Paris -c'est un plaisir. La mode élève un bien autre mur d'airain à Londres -entre New-Bond-street et Fenchurch-street, qu'à Paris entre la Chaussée -d'Antin et la rue Saint-Martin. Les maris permettent volontiers cette -folie aristocratique à leurs femmes en dédommagement de la masse énorme -de tristesse qu'ils leur imposent. Je trouve bien l'image de la société -des femmes en Angleterre, telle que l'a faite le taciturne orgueil des -hommes dans les romans autrefois célèbres de miss Burney. Comme demander -un verre d'eau quand on a soif est vulgaire, les héroïnes de miss Burney -ne manquent pas de se laisser mourir de soif. Pour fuir la vulgarité, -l'on arrive à l'affectation la plus abominable. - -Je compare la prudence d'un jeune Anglais de vingt-deux ans, riche, à la -profonde méfiance du jeune Italien du même âge. L'Italien y est forcé -par sa sûreté, et la dépose, cette méfiance, ou du moins l'oublie dès -qu'il est dans l'intimité, tandis que c'est précisément dans le sein de -la société la plus tendre en apparence que l'on voit redoubler la -prudence et la hauteur du jeune Anglais. J'ai entendu dire: «Depuis sept -mois je ne lui parlais pas du voyage à Brighton.» Il s'agissait d'une -économie obligée de quatre-vingts louis, et c'était un amant de -vingt-deux ans parlant d'une maîtresse, femme mariée, qu'il adorait; -mais, dans les transports de sa passion, la _prudence_ ne l'avait pas -quitté, bien moins encore, avait-il eu l'abandon de dire à cette -maîtresse: «Je n'irai pas à Brighton, parce que cela me gênerait.» - -Remarquez que le sort de Gianone de Pellico, et de cent autres, force -l'Italien à la méfiance, tandis que le jeune _beau_ Anglais n'est forcé -à la prudence que par l'excès et la sensibilité maladive de sa vanité. -Le Français, étant aimable avec ses idées de tous les moments, dit tout -ce qu'il aime. C'est une habitude; sans cela il manquerait d'aisance, et -il sait que sans aisance il n'y a point de grâce. - -C'est avec peine et la larme à l'oeil que j'ai osé écrire tout ce qui -précède; mais, puisqu'il me semble que je ne flatterais pas un roi, -pourquoi dirais-je d'un pays autre chose que ce qui m'en semble, et qui -_of course_ peut être très absurde, uniquement parce que ce pays a donné -naissance à la femme la plus aimable que j'aie connue? - -Ce serait, sous une autre forme, de la bassesse monarchique. Je me -contenterai d'ajouter qu'au milieu de tout cet ensemble de moeurs, parmi -tant d'Anglaises victimes dans leur esprit de l'orgueil des hommes, -comme il existe une originalité parfaite, il suffit d'une famille élevée -loin des tristes restrictions destinées à reproduire les moeurs du -sérail pour donner des caractères charmants. Et que ce mot _charmant_ -est insignifiant, malgré son étymologie, et commun pour rendre ce que je -voudrais exprimer! La douce Imogène, la tendre Ophélie trouveraient bien -des modèles vivants en Angleterre; mais ces modèles sont loin de jouir -de la haute vénération unanimement accordée à la véritable Anglaise -_accomplie_, destinée à satisfaire pleinement à toutes les convenances -et à donner à un mari toutes les jouissances de l'orgueil aristocratique -le plus maladif et un bonheur à mourir d'ennui[150]. - - [150] Voir Richardson. Les moeurs de la famille des Harlowe, traduites - en manières modernes, sont fréquentes en Angleterre: leurs - domestiques valent mieux qu'eux. - -Dans les grandes enfilades de quinze ou vingt pièces extrêmement -fraîches et fort sombres, où les femmes italiennes passent leur vie -mollement couchées sur des divans fort bas, elles entendent parler -d'amour ou de musique six heures de la journée. Le soir, au théâtre, -cachées dans leur loge pendant quatre heures, elles entendent parler de -musique ou d'amour. - -Donc, outre le climat, la constitution de la vie est aussi favorable à -la musique et à l'amour en Espagne et en Italie, qu'elle leur est -contraire en Angleterre. - -Je ne blâme ni n'approuve, j'observe. - - - - -CHAPITRE XLVI - -Suite de l'Angleterre. - - -J'aime trop l'Angleterre et je l'ai trop peu vue pour en parler. Je me -sers des observations d'un ami. - -L'état actuel de l'Irlande (1822) y réalise, pour la vingtième fois -depuis deux siècles[151], cet état singulier de la société si fécond en -résolutions courageuses, et si contraire à l'ennui, où des gens qui -déjeunent gaiement ensemble peuvent se rencontrer dans deux heures sur -un champ de bataille. Rien ne fait un appel plus énergique et plus -direct à la disposition de l'âme la plus favorable aux passions tendres: -le _naturel_. Rien n'éloigne davantage des deux grands vices anglais: le -_cant_ et la _bashfulness_, [hypocrisie de moralité et timidité -orgueilleuse et souffrante. (Voir le voyage de M. Eustace, en Italie.) -Si ce voyageur peint assez mal le pays, en revanche il donne une idée -fort exacte de son propre caractère; et ce caractère, ainsi que celui de -M. Beattie, le poète (voir sa vie écrite par un ami intime), est -malheureusement assez commun en Angleterre. Pour le prêtre honnête -homme, malgré sa place, voir les lettres de l'évêque de Landaff[152].] - - [151] Le jeune enfant de Spencer brûlé vif en Irlande. - - [152] Réfuter autrement que par des injures le portrait d'une certaine - classe d'Anglais présenté dans ces trois ouvrages, me semble la - chose impossible. - - _Satanic school._ - -On croirait l'Irlande assez malheureuse, ensanglantée comme elle l'est -depuis deux siècles par la tyrannie peureuse et cruelle de l'Angleterre; -mais ici fait son entrée dans l'état moral de l'Irlande un personnage -terrible: le *PRÊTRE*... - -Depuis deux siècles, l'Irlande est à peu près aussi mal gouvernée que la -Sicile. Un parallèle approfondi de ces deux îles, en un volume de 500 -pages, fâcherait bien des gens et ferait tomber dans le ridicule bien -des théories respectées. Ce qui est évident, c'est que le plus heureux -de ces deux pays, également gouvernés par des fous, au seul profit du -petit nombre, c'est la Sicile. Ses gouvernants lui ont au moins laissé -l'_amour_ et la volupté; ils les lui auraient bien ravis aussi comme -tout le reste; mais, grâce au ciel, il y a peu en Sicile de ce mal moral -appelé loi et gouvernement[153]. - - [153] J'appelle _mal moral_, en 1822, tout gouvernement qui n'a pas - les deux chambres; il n'y a d'exception que lorsque le chef du - gouvernement est grand par la probité, miracle qui se voit en Saxe - et à Naples. - -Ce sont les gens âgés et les prêtres qui font et font exécuter les lois, -cela paraît bien à l'espèce de jalousie comique avec laquelle la volupté -est poursuivie dans les îles britanniques. Le peuple y pourrait dire à -ses gouvernants comme Diogène à Alexandre: «Contentez-vous de vos -sinécures et laissez-moi, du moins, mon soleil[154].» - - [154] Voir dans le procès de la feue reine d'Angleterre une liste - curieuse des pairs avec les sommes qu'eux et leurs familles - reçoivent de l'État. Par exemple, lord Lauderdale et sa famille, - 36,000 louis. Le demi-pot de bière nécessaire à la chétive - subsistance du plus pauvre Anglais paye un sou d'impôt au profit du - noble pair. Et, ce qui fait beaucoup à notre objet, ils le savent - tous les deux. Dès lors, ni le lord, ni le paysan n'ont plus assez - de loisir pour songer à l'amour; ils aiguisent leurs armes, l'un en - public et avec orgueil, l'autre en secret et avec rage (L'Yeomanry - et les Whiteboys). - -A force de lois, de règlements, de contre-règlements et de supplices, le -gouvernement a créé en Irlande la pomme de terre, et la population de -l'Irlande surpasse de beaucoup celle de la Sicile; c'est-à-dire l'on a -fait venir quelques millions de paysans avilis et hébétés, écrasés de -travail et de misère, traînant pendant quarante ou cinquante ans une vie -malheureuse sur les marais de la vieille Érin, mais payant bien la dîme. -Voilà un beau miracle! Avec la religion païenne, ces pauvres diables -auraient au moins joui d'un bonheur; mais pas du tout, il faut adorer -saint Patrick. - -En Irlande on ne voit guère que des paysans plus malheureux que des -sauvages. Seulement, au lieu d'être cent mille comme ils seraient dans -l'état de nature, ils sont huit millions[155], et font vivre richement -cinq cents _absentees_ à Londres et à Paris. - - [155] Plunkell Craig, _Vie de Curran_. - -La société est infiniment plus avancée en Écosse[156] où, sous plusieurs -rapports, le gouvernement est bon (la rareté des crimes, la lecture, pas -d'évêques, etc.). Les passions tendres y ont donc beaucoup plus de -développement, et nous pouvons quitter les idées noires et arriver aux -ridicules. - - [156] Degré de civilisation du paysan Robert Burns et de sa famille; - club de paysans où l'on payait deux sous par séance; questions qu'on - y discutait. (Voir les Lettres de Burns). - -Il est impossible de ne pas apercevoir un fond de mélancolie chez les -femmes écossaises. Cette mélancolie est surtout séduisante au bal, où -elle donne un singulier piquant à l'ardeur et à l'extrême empressement -avec lesquels elles sautent leurs danses nationales. Édimbourg a un -autre avantage, c'est de s'être soustrait à la vile omnipotence de l'or. -Cette ville forme en cela, aussi bien que pour la singulière et sauvage -beauté du site, un contraste complet avec Londres. Comme Rome, la belle -Édimbourg semble plutôt le séjour de la vie contemplative. Le tourbillon -sans repos et les intérêts inquiets de la vie active avec ses avantages -et ses inconvénients sont à Londres. Édimbourg me semble payer le tribut -au malin par un peu de disposition à la pédanterie. Le temps où Marie -Stuart habitait le vieux Holyrood, et où l'on assassinait Riccio dans -ses bras, valaient mieux pour l'amour, et toutes les femmes en -conviendront, que ceux où l'on discute si longuement, et même en leur -présence, sur la préférence à accorder au système neptunien sur le -vulcanien de... J'aime mieux la discussion sur le nouvel uniforme donné -par le roi à ses gardes ou sur la pairie manquée de sir B. Bloomfield, -qui occupait Londres lorsque je m'y trouvais, que la discussion pour -savoir qui a le mieux exploré la nature des roches, de Werner ou de . . -. . . . . . . . Je ne dirai rien du terrible dimanche écossais, auprès -duquel celui de Londres semble une partie de plaisir. Ce jour destiné à -honorer le ciel est la meilleure image de l'enfer que j'aie jamais vue -sur la terre. Ne marchons pas si vite, disait un Écossais en revenant de -l'église à un Français, son ami, nous aurions l'air de nous -promener[157]. - - [157] Le même fait en Amérique. En Écosse, étalage des titres. - -Celui des trois pays où il y a le moins d'hypocrisie (_Cant_, voyez le -_New-Monthly-Magazine_ de janvier 1822, tonnant contre Mozart et les -_Nozze di Figaro_, écrit dans un pays où l'on joue le Citizen. Mais ce -sont les aristocrates qui, par tout pays, achètent et jugent un journal -littéraire et la littérature; et depuis quatre ans, ceux d'Angleterre -ont fait alliance avec les évêques); celui des trois pays où il y a, ce -me semble, le moins d'hypocrisie, c'est l'Irlande; on y trouve, au -contraire, une vivacité étourdie et fort aimable. En Écosse, il y a la -stricte observance du dimanche, mais le lundi on danse avec une joie et -un abandon inconnus à Londres. Il y a beaucoup d'amour dans la classe -des paysans en Écosse. La toute-puissance de l'imagination a francisé ce -pays au XVIe siècle. - -Le terrible défaut de la société anglaise, celui qui, en un jour donné, -crée une plus grande quantité de tristesse que la dette et ses -conséquences, et même que la guerre à mort des riches contre les -pauvres, c'est cette phrase que l'on me disait cet automne à Croydon, en -présence de la belle statue de l'évêque: «Dans le monde, aucun homme ne -veut se mettre en avant, de peur d'être déçu dans son attente.» - -Qu'on juge quelles lois, sous le nom de _pudeur_, de tels hommes doivent -imposer à leurs femmes et à leurs maîtresses! - - - - -CHAPITRE XLVII - -De l'Espagne. - - -L'Andalousie est un des plus aimables séjours que la volupté se soit -choisis sur la terre. J'avais trois ou quatre anecdotes qui montraient -de quelle manière mes idées sur les trois ou quatre actes de folie -différents dont la réunion forme l'amour sont vraies en Espagne; l'on me -conseille de les sacrifier à la délicatesse française. J'ai eu beau -protester que j'écrivais en langue française, mais non pas certes en -_littérature française_. Dieu me préserve d'avoir rien de commun avec -les littérateurs estimés aujourd'hui! - -Les Maures, en abandonnant l'Andalousie, y ont laissé leur architecture -et presque leurs moeurs. Puisqu'il m'est impossible de parler des -dernières dans la langue de Mme de Sévigné, je dirai du moins de -l'architecture mauresque que son principal trait consiste à faire que -chaque maison ait un petit jardin entouré d'un portique élégant et -svelte. Là, pendant les chaleurs insupportables de l'été, quand, durant -des semaines entières, le thermomètre de Réaumur ne descend jamais et se -soutient à trente degrés, il règne sous les portiques une obscurité -délicieuse. Au milieu du petit jardin, il y a toujours un jet d'eau dont -le bruit uniforme et voluptueux est le seul qui trouble cette retraite -charmante. Le bassin de marbre est environné d'une douzaine d'orangers -et de lauriers-roses. Une toile épaisse en forme de tente recouvre tout -le petit jardin, et, le protégeant contre les rayons du soleil et de la -lumière, ne laisse pénétrer que les petites brises qui, sur le midi, -viennent des montagnes. - -Là vivent et reçoivent les charmantes Andalouses à la démarche si vive -et si légère; une simple robe de soie noire garnie de franges de la même -couleur, et laissant apercevoir un cou-de-pied charmant, un teint pâle, -des yeux où se peignent toutes les nuances les plus fugitives des -passions les plus tendres et les plus ardentes: tels sont les êtres -célestes qu'il m'est défendu de faire entrer en scène. - -Je regarde le peuple espagnol comme le représentant vivant du moyen âge. - -Il ignore une foule de petites vérités (vanité puérile de ses voisins); -mais il sait profondément les grandes, et a assez de caractère et -d'esprit pour suivre leurs conséquences jusque dans leurs effets les -plus éloignés. Le caractère espagnol fait une belle opposition avec -l'esprit français; dur, brusque, peu élégant, plein d'un orgueil -sauvage, jamais occupé des autres: c'est exactement le contraste du XVe -siècle avec le XVIIIe. - -L'Espagne m'est bien utile pour une comparaison: le seul peuple qui ait -su résister à Napoléon me semble absolument pur d'honneur bête, et de ce -qu'il y a de bête dans l'honneur. - -Au lieu de faire de belles ordonnances militaires, de changer d'uniforme -tous les six mois et de porter de grands éperons, il a le général _no -importa_[158]. - - [158] Voir les charmantes Lettres de M. Pecchio. L'Italie est pleine - de gens de cette force; mais, au lieu de se produire, ils se - tiennent tranquilles: _Paese della virtu sconosciuta_. - - - - -CHAPITRE XLVIII - -De l'amour allemand. - - -Si l'Italien, toujours agité entre la haine et l'amour, vit de passions, -et le Français de vanité, c'est d'imagination que vivent les bons et -simples descendants des anciens Germains. A peine sortis des intérêts -sociaux les plus directs et les plus nécessaires à leur subsistance, on -les voit avec étonnement s'élancer dans ce qu'ils appellent leur -philosophie; c'est une espèce de folie douce, aimable, et surtout sans -fiel. Je vais citer, non pas tout à fait de mémoire, mais sur des notes -rapides, un ouvrage qui, quoique fait dans un sens d'opposition, montre -bien, même par les admirations de l'auteur, l'esprit militaire dans tout -son excès: c'est le voyage en Autriche, par M. Cadet-Gassicourt, en -1809. Qu'eût dit le noble et généreux Desaix s'il eût vu le pur héroïsme -de 95 conduire à cet exécrable égoïsme? - -Deux amis se trouvent ensemble à une batterie à la bataille de Talavera: -l'un comme capitaine commandant, l'autre comme lieutenant. Un boulet -arrive qui culbute le capitaine. «Bon, dit le lieutenant tout joyeux, -voilà François mort: c'est moi qui vais être capitaine.--Pas encore tout -à fait! s'écrie François en se relevant. Il n'avait été qu'étourdi par -le boulet. Le lieutenant, ainsi que son capitaine, étaient les meilleurs -garçons du monde, point méchants, seulement un peu bêtes; enthousiastes -de l'empereur, l'ardeur de la chasse et l'égoïsme furieux que cet homme -avait su éveiller en le décorant du nom de gloire leur faisaient oublier -l'humanité. - -Au milieu du spectacle sévère donné par de tels hommes, se disputant aux -parades de la Schoenbrunn un regard du maître et un titre de baron, -voici comment l'apothicaire de l'empereur décrit l'amour allemand, page -188: - -«Rien n'est plus complaisant, plus doux, qu'une Autrichienne. Chez elle, -l'amour est un culte, et, quand elle s'attache à un Français, elle -l'adore dans toute la force du terme. - -«Il y a des femmes légères et capricieuses partout, mais en général les -Viennoises sont fidèles et ne sont nullement coquettes; quand je dis -qu'elles sont fidèles, c'est à l'amant de leur choix, car les maris sont -à Vienne comme partout.» - -7 juin 1809. - -La plus belle personne de Vienne a agréé l'hommage d'un ami à moi, M. -M..., capitaine attaché au quartier général de l'empereur. C'est un -jeune homme doux et spirituel; mais certainement sa taille ni sa figure -n'ont rien de remarquable. - -Depuis quelques jours, sa jeune amie fait la plus vive sensation parmi -nos brillants officiers d'état-major, qui passent leur vie à fureter -tous les coins de Vienne. C'est à qui sera le plus hardi; toutes les -ruses de guerre possibles ont été employées, la maison de la belle a été -mise en état de siège par les plus jolis et les plus riches. Les pages, -les brillants colonels, les généraux de la garde, les princes mêmes, -sont allés perdre leur temps sous les fenêtres de la belle, et leur -argent auprès de ses gens. Tous ont été éconduits. Ces princes n'étaient -guère accoutumés à trouver des cruelles à Paris ou à Milan. Comme je -riais de leur déconvenue avec cette charmante personne: «_Mais, mon -Dieu, me disait-elle, est-ce qu'ils ne savent pas que j'aime M. M...?_» - -Voilà un singulier propos et assurément fort indécent. - -Page 290: «Pendant que nous étions à Schoenbrunn, je remarquai que deux -jeunes gens attachés à l'empereur ne recevaient jamais personne dans -leur logement à Vienne. Nous les plaisantions beaucoup sur cette -discrétion. L'un d'eux me dit un jour: «Je n'aurai pas de secret pour -vous: une jeune femme de la ville s'est donnée à moi, sous la condition -qu'elle ne quitterait jamais mon appartement, et que je ne recevrais qui -que ce soit sans sa permission.» Je fus curieux, dit le voyageur, de -connaître cette recluse volontaire, et ma qualité de médecin me donnant -comme dans l'Orient un prétexte honnête, j'acceptai un déjeuner que mon -ami m'offrit. Je trouvai une femme très éprise, ayant le plus grand soin -du ménage, ne désirant nullement sortir, quoique la saison invitât à la -promenade, et d'ailleurs convaincue que son amant la ramènerait en -France. - -L'autre jeune homme, qu'on ne trouvait non plus jamais à son logement en -ville, me fit bientôt après une confidence pareille. Je vis aussi sa -belle; comme la première, elle était blonde, fort jolie, très bien -faite. - -«L'une, âgée de dix-huit ans, était la fille d'un tapissier fort à son -aise; l'autre, qui avait environ vingt-quatre ans, était la femme d'un -officier autrichien qui faisait la campagne à l'armée de l'archiduc -Jean. Cette dernière poussa l'amour jusqu'à ce qui nous semblerait de -l'héroïsme en pays de vanité. Non seulement son ami lui fut infidèle, -mais il se trouva dans le cas de lui faire les aveux les plus scabreux. -Elle le soigna avec un dévouement parfait, et, s'attachant par la -gravité de la maladie de son amant, qui bientôt fut en péril, elle ne -l'en chérit peut-être que davantage. - -«On sent qu'étranger et vainqueur, et toute la haute société de Vienne -s'étant retirée à notre approche dans ses terres de Hongrie, je n'ai pu -observer l'amour dans les hautes classes; mais j'en ai vu assez pour me -convaincre que ce n'est pas de l'amour comme à Paris. - -«Ce sentiment est regardé par les Allemands comme une vertu, comme une -émanation de la Divinité, comme quelque chose de mystique. Il n'est pas -vif, impétueux, jaloux, tyrannique, comme dans le coeur d'une Italienne: -il est profond et ressemble à l'illuminisme; il y a mille lieues de là à -l'Angleterre. - -«Il y a quelques années, un tailleur de Leipzig, dans un accès de -jalousie, attendit son rival dans le jardin public, et le poignarda. On -le condamna à perdre la tête. Les moralistes de la ville, fidèles à la -bonté et à la facilité d'émotion des Allemands (faisant faiblesse de -caractère), discutèrent le jugement, le trouvèrent sévère, et, -établissant une comparaison entre le tailleur et Orosmane, apitoyèrent -sur son sort. On ne put cependant faire réformer l'arrêt. Mais le jour -de l'exécution toutes les jeunes filles de Leipzig, vêtues de blanc, se -réunirent et accompagnèrent le tailleur à l'échafaud en jetant des -fleurs sur sa route. - -«Personne ne trouva cette cérémonie singulière; cependant, dans un pays -qui croit être raisonneur, on pouvait dire qu'elle honorait une espèce -de meurtre. Mais c'était une cérémonie, et tout ce qui est cérémonie est -sûr de n'être jamais ridicule en Allemagne. Voyez les cérémonies des -cours des petits princes qui nous feraient mourir de rire, et semblent -fort imposantes à Meinungen ou à Koethen. Ils voient dans les six gardes -chasses qui défilent devant leur petit prince, garni de son crachat, les -soldats d'Hermann marchant à la rencontre des légions de Varus. - -«Différence des Allemands à tous les autres peuples: ils s'exaltent par -la méditation, au lieu de se calmer. Seconde nuance: ils meurent d'envie -d'avoir du caractère. - -«Le séjour des cours, ordinairement si favorable au développement de -l'amour, l'hébète en Allemagne. Vous n'avez pas d'idée de l'océan de -minuties incompréhensibles et de petitesses qui forment ce qu'on appelle -une cour d'Allemagne[159], même celle des meilleurs princes (Munich, -1820). - - [159] Voir les _Mémoires de la margrave de Bareuth_, et _Vingt ans de - séjour à Berlin_, par M. Thiébaut. - -«Quand nous arrivions avec un état-major, dans une ville d'Allemagne, au -bout de la première quinzaine, les dames du pays avaient fait leur -choix. Mais ce choix était constant; et j'ai ouï dire que les Français -étaient l'écueil de beaucoup de vertus irréprochables jusqu'à eux.» - - * * * * * - -Les jeunes Allemands que j'ai rencontrés à Goettingue, Dresde, -Koenigsberg, etc., sont élevés au milieu de systèmes prétendus -philosophiques qui ne sont qu'une poésie obscure et mal écrite, mais, -sous le rapport moral, de la plus haute et sainte sublimité. Il me -semble voir qu'ils ont hérité de leur moyen âge, non le républicanisme, -la défiance et le coup de poignard, comme les Italiens, mais une forte -disposition à l'enthousiasme et à la bonne foi. C'est pour cela que, -tous les dix ans, ils ont un nouveau grand homme qui doit effacer tous -les autres (Kant, Steding, Fichte, etc., etc.[160]). - - [160] Voir en 1821 leur enthousiasme pour la tragédie du _Triomphe de - la croix_, qui fait oublier _Guillaume Tell_. - -Luther fit jadis un appel puissant au sens moral, et les Allemands se -battirent trente ans de suite pour obéir à leur conscience. Belle parole -et bien respectable, quelque absurde que soit la croyance; je dis -respectable, même pour l'artiste. Voir les combats dans l'âme de S... -entre le troisième commandement de Dieu: _Tu ne tueras point_, et ce -qu'il croyait l'intérêt de la patrie. - -L'on trouve de l'enthousiasme mystique pour les femmes et l'amour jusque -dans Tacite, si toutefois cet écrivain n'a pas fait uniquement une -satire de Rome[161]. - - [161] J'ai eu le bonheur de rencontrer un homme de l'esprit le plus - vif et en même temps savant comme dix savants allemands, et exposant - ce qu'il a découvert en termes clairs et précis. Si jamais M. F... - imprime, nous verrons le moyen âge sortir brillant de lumière à nos - yeux, et nous l'aimerons. - -L'on n'a pas plutôt fait cinq cents lieues en Allemagne que l'on -distingue, dans ce peuple désuni et morcelé, un fond d'enthousiasme doux -et tendre plutôt qu'ardent et impétueux. - -Si l'on ne voyait pas bien clairement cette disposition, l'on pourrait -relire trois ou quatre des romans d'Auguste la Fontaine que la jolie -Louise, reine de Prusse, fit chanoine de Magdebourg, en récompense -d'avoir si bien peint la _vie paisible_[162]. - - [162] Titre d'un des romans d'Auguste la Fontaine, la _Vie paisible_, - autre grand trait des moeurs allemandes, c'est le _farniente_ de - l'Italien, c'est la critique physiologique du _droski_ russe ou du - _horseback_ anglais. - -Je vois une nouvelle preuve de cette disposition commune aux Allemands -dans le code autrichien, qui exige l'aveu du coupable pour la punition -de presque tous les crimes. Ce code, calculé pour un peuple où les -crimes sont rares, et plutôt un accès de folie chez un être faible que -la suite d'un intérêt courageux, raisonné, et en guerre constante avec -la société, est précisément le contraire de ce qu'il faut à l'Italie, où -l'on cherche à l'implanter; mais c'est une erreur d'honnêtes gens. - -J'ai vu les juges allemands en Italie se désespérer des sentences de -mort, ou l'équivalent, les fers durs, qu'ils étaient obligés de -prononcer sans l'aveu des coupables. - - - - -CHAPITRE XLIX - -Une journée à Florence. - - -Florence, 12 février 1819. - -Ce soir j'ai trouvé dans une loge un homme qui avait quelque chose à -solliciter auprès d'un magistrat de cinquante ans. Sa première demande a -été: «Quelle est sa maîtresse? _Chi avvicina adesso?_» Ici toutes ces -affaires sont de la dernière publicité, elles ont leurs lois, il y a la -manière approuvée de se conduire, qui est basée sur la justice, sans -presque rien de conventionnel, autrement on est un _porco_. - -«Qu'y a-t-il de nouveau?» demandait hier un de mes amis, arrivant de -Volterre. Après un mot de gémissement énergique sur Napoléon et les -Anglais, on ajoute avec le ton du plus vif intérêt: «La Vitteleschi a -changé d'amant: ce pauvre Gherardesca se désespère.--Qui a-t-elle -pris?--Montegalli, ce bel officier à moustaches, qui avait la -principessa Colona; voyez-le là-bas au parterre, cloué sous sa loge; il -est là toute la soirée, car le mari ne veut pas le voir à la maison, et -vous apercevez près de la porte le pauvre Gherardesca se promenant -tristement et comptant de loin les regards que son infidèle lance à son -successeur. Il est très changé, et dans le dernier désespoir; c'est en -vain que ses amis veulent l'envoyer à Paris et à Londres. Il se sent -mourir, dit-il, seulement à l'idée de quitter Florence.» - -Chaque année il y a vingt désespoirs pareils dans la haute société, j'en -ai vu durer trois ou quatre ans. Ces pauvres diables sont sans nulle -vergogne, et prennent pour confidents toute la terre. Au reste, il y a -peu de société ici, et encore, quand on aime, on n'y va presque plus. Il -ne faut pas croire que les grandes passions et les belles âmes soient -communes nulle part, même en Italie; seulement des coeurs plus enflammés -et moins étiolés par les mille petits soins de la vanité y trouvent des -plaisirs délicieux, même dans les espèces subalternes d'amour. J'y ai vu -l'amour-caprice, par exemple, causer des transports et des moments -d'ivresse, que la passion la plus éperdue n'a jamais amenés sous le -méridien de Paris[163]. - - [163] De ce Paris qui a donné au monde Voltaire, Molière et tant - d'hommes distingués par l'esprit; mais l'on ne peut pas tout avoir, - et il y aurait peu d'esprit à en prendre de l'humeur. - -Je remarquais ce soir qu'il y a des noms propres en italien pour mille -circonstances particulières de l'amour, qui, en français, exigeraient -des périphrases à n'en plus finir: par exemple, l'action de se retourner -brusquement, quand du parterre on lorgne dans sa loge la femme qu'on -veut avoir, et que le mari ou le servant viennent à s'approcher du -parapet de la loge. - -Voici les traits principaux du caractère de ce peuple. - -1º L'attention accoutumée à être au service de passions profondes _ne -peut pas_ se mouvoir rapidement, c'est la différence la plus marquante -du Français à l'Italien. Il faut voir un Italien s'embarquer dans une -diligence, ou faire un payement, c'est là la _furia francese_; c'est -pour cela qu'un Français des plus vulgaires, pour peu qu'il ne soit pas -un fat spirituel à la Démasure, paraît toujours un être supérieur à une -Italienne. (L'amant de la princesse D... à Rome.) - -2º Tout le monde fait l'amour, et non pas en cachette comme en France; -le mari est le meilleur ami de l'amant; - -3º Personne ne lit; - -4º Il n'y a pas de société. Un homme ne compte pas pour remplir et -occuper sa vie sur le bonheur qu'il tire chaque jour de deux heures de -conversation et le jeu de vanité dans telle maison. Le mot _causerie_ ne -se traduit pas en italien. L'on parle quand on a quelque chose à dire -pour le service d'une passion, mais rarement l'on parle pour bien parler -et sous tous les sujets venus; - -5º Le _ridicule_ n'existe pas en Italie. - -En France nous cherchons à imiter tous les deux le même modèle et je -suis juge compétent de la manière dont vous le copiez[164]. En Italie je -ne sais pas si cette action singulière que je vois faire ne fait pas -plaisir à celui qui la fait, et peut-être ne m'en ferait pas à moi-même. - - [164] Cette habitude des Français, diminuant tous les jours, éloignera - de nous les héros de Molière. - -Ce qui est affecté dans le langage ou dans les manières à Rome est de -bon ton ou inintelligible à Florence, qui en est à cinquante lieues. On -parle français à Lyon comme à Nantes. Le vénitien, le napolitain, le -génois, le piémontais, sont des langues presque entièrement différentes -et seulement parlées par des gens qui sont convenus de n'imprimer jamais -que dans une langue commune, celle qu'on parle à Rome. Rien n'est -absurde comme une comédie dont la scène est à Milan et dont les -personnages parlent romain. La langue italienne, beaucoup plus faite -pour être chantée et parlée, ne sera soutenue contre la clarté française -qui l'envahit que par la musique. - -En Italie la crainte du pacha et de ses espions fait estimer l'_utile_; -il n'y a pas du tout d'honneur bête[165]. Il est remplacé par une sorte -de petite haine de société, appelée _petegolismo_. - - [165] Toutes les infractions à cet honneur sont _ridicules_ dans les - sociétés bourgeoises en France. (Voir la _Petite Ville_, de M. - Picard.) - -Enfin donner un ridicule, c'est se faire un ennemi mortel, chose fort -dangereuse dans un pays où la force et l'office des gouvernements se -bornent à arracher l'impôt et à punir tout ce qui se distingue. - -6º _Le patriotisme d'antichambre_. - -Cet orgueil qui nous porte à chercher l'estime de nos concitoyens, et à -faire corps avec eux, expulsé de toute noble entreprise, vers l'an 1550, -par le despotisme jaloux des petits princes d'Italie, a donné naissance -à un produit barbare, à une espèce de _Caliban_, à un monstre plein de -fureur et de sottise, le _patriotisme d'antichambre_, comme disait M. -Turgot, à propos du siège de Calais (le _Soldat laboureur_ de ce -temps-là). J'ai vu ce monstre hébéter les gens les plus spirituels. Par -exemple un étranger se fera mal vouloir, même des jolies femmes, s'il -s'avise de trouver des défauts dans le peintre ou dans le poète de -ville, on lui dit fort bien et d'un grand sérieux qu'il ne faut pas -venir chez les gens pour s'en moquer, et on lui cite à ce sujet un mot -de Louis XIV sur Versailles. - -A Florence on dit: il _nostro_ Benvenuti, comme à Brescia, il _nostro_ -Arrici; ils mettent sur le mot _nostro_ une certaine emphase contenue et -pourtant bien comique, à peu près comme le _Miroir_ parlant avec onction -de la musique nationale, et de M. Monsigny, le musicien de l'Europe. - -Pour ne pas rire au nez de ces braves patriotes, il faut se rappeler -que, par suite des dissensions du moyen âge, envenimées par la politique -atroce des papes[166], chaque ville hait mortellement la cité voisine, -et le nom des habitants de celle-ci passe toujours dans la première pour -synonyme de quelque grossier défaut. Les papes ont su faire de ce beau -pays la patrie de la haine. - - [166] Voir l'excellente et curieuse _Histoire de l'Église_, par M. de - Potter. - -Ce patriotisme d'antichambre est la grande plaie morale de l'Italie, -typhus délétère qui aura encore des effets funestes longtemps après -qu'elle aura secoué le joug de ses petits p..... ridicules[167]. Une des -formes de ce patriotisme est la haine inexorable pour tout ce qui est -étranger. Ainsi ils trouvent les Allemands bêtes, et se mettent en -colère quand on leur dit: «Qu'a produit l'Italie dans le XVIIIe siècle -d'égal à Catherine II ou à Frédéric le Grand? Où avez-vous un jardin -anglais comparable au moindre jardin allemand, vous qui par votre climat -avez un véritable besoin d'ombre?» - - [167] 1822. - -7º Au contraire des Anglais et des Français, les Italiens n'ont aucun -préjugé politique; on y sait par coeur le vers de la Fontaine: - - Notre ennemi c'est notre M. - -L'aristocratie, s'appuyant sur les prêtres et sur les sociétés -bibliques, est pour eux un vieux tour de passe-passe qui les fait rire. -En revanche, un Italien a besoin de trois mois de séjour en France pour -concevoir comment un marchand de draps peut être _ultra_. - -8º Je mettrais pour dernier trait de caractère l'intolérance dans la -discussion et la colère, dès qu'ils ne trouvent pas sous la main un -argument à lancer contre celui de leur adversaire. Alors on les voit -pâlir. C'est une des formes de l'extrême sensibilité, mais ce n'est pas -une de ses formes aimables; par conséquent, c'est une de celles que -j'admets le plus volontiers en preuve de son existence. - -J'ai voulu voir l'amour éternel, et après bien des difficultés j'ai -obtenu d'être présenté ce soir au chevalier C... et à sa maîtresse, -auprès de laquelle il vit depuis cinquante-quatre ans. Je suis sorti -attendri de la loge de ces aimables vieillards; voilà l'art d'être -heureux, art ignoré de tant de jeunes gens. - -Il y a deux mois que j'ai vu monsignor R***, duquel j'ai été bien reçu -parce que je lui portais des _Minerves_. Il était à sa maison de -campagne avec Mme D., qu'il _avvicina_, comme on dit, depuis -trente-quatre ans. Elle est encore belle, mais il y a un fond de -mélancolie dans ce ménage, on l'attribue à la perte d'un fils empoisonné -autrefois par le mari. - -Ici, faire l'amour n'est pas, comme à Paris, voir sa maîtresse, un quart -d'heure toutes les semaines, et, le reste du temps, accrocher un regard -ou un serrement de main: l'amant, l'heureux amant, passe quatre ou cinq -heures de chacune de ses journées avec la femme qu'il aime. Il lui parle -de ses procès, de son jardin anglais, de ses parties de chasse, de son -avancement, etc., etc. C'est l'intimité la plus complète et la plus -tendre; il la tutoie en présence du mari, et partout. - -Un jeune homme de ce pays, et fort ambitieux, à ce qu'il croyait, appelé -à une grande place à Vienne (rien moins qu'ambassadeur), n'a pas pu se -faire à l'absence. Il a remercié de la place au bout de six mois, et est -revenu être heureux dans la loge de son amie. - -Ce commerce de tous les instants serait gênant en France, où il est -nécessaire de porter dans le monde une certaine affectation, et où votre -maîtresse vous dit fort bien: «Monsieur un tel, vous êtes maussade ce -soir, _vous ne dites rien_.» En Italie il ne s'agit que de dire à la -femme qu'on aime tout ce qui passe par la tête, il faut exactement -penser tout haut. Il y a un certain effet nerveux de l'intimité et de la -franchise provoquant la franchise, que l'on ne peut attraper que par là. -Mais il y a un grand inconvénient; on trouve que faire l'amour de cette -manière paralyse tous les goûts, et rend insipides toutes les autres -occupations de la vie. Cet amour-là est le meilleur remplaçant de la -passion. - -Nos gens de Paris qui en sont encore à concevoir _qu'on puisse être -Persan_, ne sachant que dire, s'écrieront que ces moeurs sont -indécentes. D'abord je ne suis qu'historien, et puis je me réserve de -leur démontrer un jour, par lourds raisonnements, qu'en fait de moeurs, -et pour le fond des choses, Paris ne doit rien à Bologne. Sans s'en -douter, ces pauvres gens répètent encore leur catéchisme de trois sous. - -12 juillet 1821.--A Bologne il n'y a point d'odieux dans la société. A -Paris, le rôle de mari trompé est exécrable; ici (à Bologne) ce n'est -rien, il n'y a pas de maris trompés. Les moeurs sont donc les mêmes, il -n'y a que la haine de moins, le cavalier servant de la femme est -toujours ami du mari, et cette amitié, cimentée par des services -réciproques, survit bien souvent à d'autres intérêts. La plupart de ces -amours durent cinq ou six ans, plusieurs toujours. On se quitte enfin -quand on ne trouve plus de douceur à se tout dire, et, passé le premier -mois de la rupture, il n'y a pas d'aigreur. - -Janvier 1822.--L'ancienne mode des cavaliers servants, importée en -Italie par Philippe II avec l'orgueil et les moeurs espagnoles, est -entièrement tombée dans les grandes villes. Je ne connais d'exception -que les Calabres, où toujours le frère aîné se fait prêtre, marie le -cadet et s'établit le servant de sa belle-soeur et en même temps -l'amant. - -Napoléon a ôté le libertinage à la haute Italie et même à ce pays-ci -(Naples). - -Les moeurs de la génération actuelle des jolies femmes font honte à -leurs mères; elles sont plus favorables à l'amour-passion. L'amour -physique a beaucoup perdu[168]. - - [168] Vers 1780, la maxime était: - - Molti averne, - Un goderne, - E cambiar spesso. - - Voyage de Shylock. - - - - -CHAPITRE L - -L'amour aux États-Unis. - - -Un gouvernement libre est un gouvernement qui ne fait point de mal aux -citoyens, mais qui, au contraire, leur donne la sûreté et la -tranquillité. Mais il y a encore loin de là au bonheur; il faut que -l'homme le fasse lui-même, car ce serait une âme bien grossière que -celle qui se tiendrait parfaitement heureuse parce qu'elle jouirait de -la sûreté et de la tranquillité. Nous confondons ces choses en Europe, -surtout en Italie; accoutumés que nous sommes à des gouvernements qui -nous font du mal, il nous semble qu'en être délivré serait le suprême -bonheur; semblables en cela à des malades travaillés par des maux -douloureux. L'exemple de l'Amérique montre bien le contraire. Là, le -gouvernement s'acquitte fort bien de son office, et ne fait de mal à -personne. Mais, comme si le destin voulait déconcerter et démentir toute -notre philosophie, ou plutôt l'accuser de ne pas connaître tous les -éléments de l'homme, éloignés comme nous le sommes depuis tant de -siècles par le malheureux état de l'Europe de toute véritable -expérience, nous voyons que lorsque le malheur venant des gouvernements -manque aux Américains, ils semblent se manquer à eux-mêmes. On dirait -que la source de la sensibilité se tarit chez ces gens-là. Ils sont -justes, ils sont raisonnables, et ils ne sont point heureux. - -L. B..., c'est-à-dire les ridicules conséquences et règles de conduite -que des esprits bizarres déduisent de ce recueil de poèmes et de -chansons, suffit-elle pour causer tout ce malheur? L'effet me semble -bien considérable pour la cause. - -M. de Volney racontait que, se trouvant à table à la campagne, chez un -brave Américain, homme à son aise et environné d'enfants déjà grands, il -entre un jeune homme dans la salle: «Bonjour, William, dit le père de -famille; asseyez-vous.» Le voyageur demanda qui était ce jeune homme: -«C'est le second de mes fils.--Et d'où vient-il?--De Canton.» - -L'arrivée d'un fils des bouts de l'univers ne faisait pas plus de -sensation. - -Toute l'attention semble employée aux arrangements raisonnables de la -vie, et à prévenir tous les inconvénients: arrivés enfin au moment de -recueillir le fruit de tant de soins et d'un si long esprit d'ordre, il -ne se trouve plus de vie de reste pour jouir. - -On dirait que les enfants de Penn n'ont jamais lu ce vers qui semble -leur histoire: - - Et propter vitam, vivendi perdere causas. - -Les jeunes gens des deux sexes, lorsque l'hiver est venu, qui comme en -Russie est la saison gaie du pays, courent ensemble en traîneaux sur la -neige le jour et la nuit, ils font des courses de quinze ou vingt milles -fort gaiement et sans personne pour les surveiller; et il n'en résulte -jamais d'inconvénient. - -Il y a la gaieté physique de la jeunesse qui passe bientôt avec la -chaleur du sang et qui est finie à vingt-cinq ans: je ne vois pas les -passions qui font jouir. Il y a tant d'_habitude de raison_ aux -États-Unis, que la cristallisation y a été rendue impossible. - -J'admire ce bonheur et ne l'envie pas; c'est comme le bonheur d'êtres -d'une espèce différente et inférieure. J'augure beaucoup mieux des -Florides et de l'Amérique méridionale[169]. - - [169] Voir les moeurs des îles Açores: l'amour de Dieu et l'autre - amour y occupent tous les instants. La religion chrétienne, - interprétée par les jésuites, est beaucoup moins ennemie de l'homme, - en ce sens, que le protestantisme anglais; elle permet au moins de - danser le dimanche; et un jour de plaisir sur sept, c'est beaucoup - pour le cultivateur, qui travaille assidûment les six autres. - -Ce qui fortifie ma conjecture sur celle du Nord, c'est le manque absolu -d'artistes et d'écrivains. Les États-Unis ne nous ont pas encore envoyé -une scène de tragédie, un tableau ou une vie de Washington. - - - - -CHAPITRE LI - -De l'amour en Provence jusqu'à la conquête de Toulouse en 1328, par les -Barbares du Nord. - - -L'amour eut une singulière forme en Provence, depuis l'an 1100 jusqu'en -1328. Il y avait une législation établie pour les rapports des deux -sexes en amour, aussi sévère et aussi exactement suivie que peuvent -l'être aujourd'hui les lois du _point d'honneur_. Celles de l'amour -faisaient d'abord abstraction complète des droits sacrés des maris. -Elles ne supposaient aucune hypocrisie. Ces lois, prenant la nature -humaine telle qu'elle est, devaient produire beaucoup de bonheur. - -Il y avait la manière officielle de se déclarer amoureux d'une femme, et -celle d'être agréé par elle en qualité d'amant. Après tant de mois de -cour d'une certaine façon, on obtenait de lui baiser la main. La -société, jeune encore, se plaisait dans les formalités et les cérémonies -qui alors montraient la civilisation, et qui aujourd'hui feraient mourir -d'ennui. Le même caractère se retrouve dans la langue des Provençaux, -dans la difficulté et l'entrelacement de leurs rimes, dans leurs mots -masculins et féminins pour exprimer le même objet, enfin dans le nombre -infini de leurs poètes. Tout ce qui est _forme_ dans la société, et qui -aujourd'hui est si insipide, avait alors toute la fraîcheur et la saveur -de la nouveauté. - -Après avoir baisé la main d'une femme, on s'avançait de grade en grade à -force de mérite et sans passe-droits. Il faut bien remarquer que si les -maris étaient toujours hors de la question, d'un autre côté l'avancement -officiel des amants s'arrêtait à ce que nous appellerions les douceurs -de l'amitié la plus tendre entre personnes de sexes différents[170]. -Mais après plusieurs mois ou plusieurs années d'épreuve, une femme étant -parfaitement sûre du caractère et de la discrétion d'un homme, cet -homme, ayant avec elle toutes les apparences et toutes les facilités que -donne l'amitié la plus tendre, cette amitié devait donner à la vertu de -bien fortes alarmes. - - [170] Mémoires de la vie de Chabanon, écrits par lui-même. Les coups - de canne au plafond. - -J'ai parlé de passe-droits, c'est qu'une femme pouvait avoir plusieurs -amants, mais un seul dans les grades supérieurs. Il semble que les -autres ne pouvaient pas être avancés beaucoup au delà du degré -d'_amitié_ qui consistait à lui baiser la main et à la voir tous les -jours. Tout ce qui nous reste de cette singulière civilisation est en -vers et en vers rimés de la manière la plus baroque et la plus -difficile; il ne faut pas s'étonner si les notions que nous tirons des -ballades des troubadours sont vagues et peu précises. On a trouvé -jusqu'à un contrat de mariage en vers. Après la conquête en 1328, pour -cause d'hérésie, les papes prescrivirent à plusieurs reprises de brûler -tout ce qui était écrit dans la langue vulgaire. L'astuce italienne -proclamait le latin, la seule langue digne de gens si spirituels. Ce -serait une mesure bien avantageuse si l'on pouvait la renouveler en -1822. - -Tant de publicité et d'officiel dans l'amour semblent au premier aspect -ne pas s'accorder avec la vraie passion. Si la dame disait à son -servant: «Allez pour l'amour de moi visiter la tombe de notre Seigneur -Jésus-Christ à Jérusalem; vous y passerez trois ans et reviendrez -ensuite; l'amant partait aussitôt: hésiter un instant l'aurait couvert -de la même ignominie qu'aujourd'hui une faiblesse sur le point -d'honneur. La langue de ces gens-là a une finesse extrême pour rendre -les nuances les plus fugitives du sentiment. Une autre marque que ces -moeurs étaient fort avancées sur la route de la véritable civilisation, -c'est qu'à peine sortis des horreurs du moyen âge et de la féodalité, où -la force était tout, nous voyons le sexe le plus faible moins tyrannisé -qu'il ne l'est _légalement_ aujourd'hui; nous voyons les pauvres et -faibles créatures qui ont le plus à perdre en amour et dont les -agréments disparaissent le plus vite, maîtresses du destin des hommes -qui les approchent. Un exil de trois ans en Palestine, le passage d'une -civilisation pleine de gaieté au fanatisme et à l'ennui d'un camp de -croisés devaient être pour tout autre qu'un chrétien exalté une corvée -fort pénible. Que peut faire à son amant une femme lâchement abandonnée -par lui à Paris? - -Il n'y a qu'une réponse que je vois d'ici: aucune femme de Paris, qui se -respecte, n'a d'amant. On voit que la prudence a droit de conseiller -bien plus aux femmes d'aujourd'hui de ne pas se livrer à -l'amour-passion. Mais une autre prudence, qu'assurément je suis loin -d'approuver, ne leur conseille-t-elle pas de se venger avec l'amour -physique? Nous avons gagné à notre hypocrisie et à notre ascétisme[171], -non pas un hommage rendu à la vertu, l'on ne contredit jamais impunément -la nature, mais il y a moins de bonheur sur la terre et infiniment moins -d'inspirations généreuses. - - [171] Principe ascétique de Jérémie Bentham. - -Un amant qui, après dix ans d'intimité, abandonnait sa pauvre maîtresse, -parce qu'il s'apercevait qu'elle avait trente-deux ans, était perdu -d'honneur dans l'aimable Provence; il n'avait d'autre ressource que de -s'enterrer dans la solitude d'un cloître. Un homme non pas généreux, -mais simplement prudent, avait donc intérêt à ne pas jouer alors plus de -passion qu'il n'en avait. - -Nous devinons tout cela, car il nous reste bien peu de monuments donnant -des notions exactes... - -Il faut juger l'ensemble des moeurs d'après quelques faits particuliers. -Vous connaissez l'anecdote de ce poète qui avait offensé sa dame: après -deux ans de désespoir, elle daigna enfin répondre à ses nombreux -messages, et lui fit dire que, s'il se faisait arracher un _ongle_, et -qu'il lui fît présenter cet ongle par cinquante chevaliers amoureux et -fidèles, elle pourrait peut-être lui pardonner. Le poète se hâta de se -soumettre à l'opération douloureuse. Cinquante chevaliers bien venus de -leurs dames allèrent présenter cet ongle à la belle offensée avec toute -la pompe possible. Cela fit une cérémonie aussi imposante que l'entrée -d'un des princes du sang dans une des villes du royaume. L'amant couvert -des livrées du repentir suivait de loin son ongle. La dame, après avoir -vu s'accomplir toute la cérémonie, qui fut fort longue, daigna lui -pardonner; il fut réintégré dans toutes les douceurs de son premier -bonheur. L'histoire dit qu'ils passèrent ensemble de longues et -heureuses années. Il est sûr que les deux ans de malheur prouvent une -passion véritable et l'auraient fait naître quand elle n'eût pas existé -avec cette force auparavant. - -Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout une galanterie -aimable, spirituelle et conduite entre les deux sexes sur les principes -de la justice; je dis galanterie, car en tout temps l'amour-passion est -une exception plus curieuse que fréquente, et l'on ne saurait lui -imposer de lois. En Provence, ce qu'il peut y avoir de calculé et de -soumis à l'empire de la raison était fondé sur la justice et sur -l'égalité de droits entre les deux sexes, voilà ce que j'admire surtout -comme éloignant le malheur autant qu'il est possible. Au contraire, la -monarchie absolue sous Louis XV était parvenue à mettre à la mode la -scélératesse et la noirceur dans ces mêmes rapports[172]. - - [172] Il faut avoir entendu parler l'aimable général Laclos, Naples, - 1802. Si l'on n'a pas eu ce bonheur, l'on peut ouvrir la _Vie privée - du maréchal de Richelieu_, neuf volumes bien plaisamment rédigés. - -Quoique cette jolie langue provençale, si remplie de délicatesse et si -tourmentée par la rime[173], ne fût pas probablement celle du peuple, -les moeurs de la haute classe avaient passé aux classes inférieures, -très peu grossières alors en Provence, parce qu'elles avaient beaucoup -d'aisance. Elles étaient dans les premières joies d'un commerce fort -prospère et fort riche. Les habitants des rives de la Méditerranée -venaient de s'apercevoir (au IXe siècle) que faire le commerce en -hasardant quelques barques sur cette mer était moins pénible et presque -aussi amusant que de détrousser les passants sur le grand chemin voisin, -à la suite de quelque petit seigneur féodal. Peu après, les Provençaux -du Xe siècle virent chez les Arabes qu'il y avait des plaisirs plus doux -que piller, violer et se battre. - - [173] Née à Narbonne; mélange de latin et d'arabe. - -Il faut considérer la Méditerranée comme le foyer de la civilisation -européenne. Les bords heureux de cette belle mer si favorisée par le -climat l'étaient encore par l'état prospère des habitants et par -l'absence de toute religion ou législation triste. Le génie éminemment -gai des Provençaux d'alors avait traversé la religion chrétienne sans en -être altéré. - -Nous voyons une vive image d'un effet semblable de la même cause dans -les villes d'Italie dont l'histoire nous est parvenue d'une manière plus -distincte, et qui d'ailleurs ont été assez heureuses pour nous laisser -le Dante, Pétrarque et la peinture. - -Les Provençaux ne nous ont pas légué un grand poème, comme la _Divine -Comédie_, dans lequel viennent se réfléchir toutes les particularités -des moeurs de l'époque. Ils avaient, ce me semble, moins de passion et -beaucoup plus de gaieté que les Italiens. Ils tenaient de leurs voisins, -les Maures d'Espagne, cette agréable manière de prendre la vie. L'amour -régnait avec l'allégresse, les fêtes et les plaisirs dans les châteaux -de l'heureuse Provence. - -Avez-vous vu à l'Opéra le final d'un bel opéra-comique de Rossini? Tout -est gaieté, beauté, magnificence idéale sur la scène. Nous sommes à -mille lieues des vilains côtés de la nature humaine. L'opéra finit, la -toile tombe, les spectateurs s'en vont, le lustre s'élève, on éteint les -quinquets. L'odeur de lampe mal éteinte remplit la salle, le rideau se -relève à moitié, l'on aperçoit des polissons sales et mal vêtus se -démener sur la scène; ils s'y agitent d'une manière hideuse, ils y -tiennent la place des jeunes femmes qui la remplissaient de leurs grâces -il n'y a qu'un instant. - -Tel fut pour le royaume de Provence l'effet de la conquête de Toulouse -par l'armée des croisés. Au lieu d'amour, de grâces et de gaieté, on eut -les Barbares du Nord et saint Dominique. Je ne noircirai point ces pages -du récit à faire dresser les cheveux des horreurs de l'inquisition dans -toute la ferveur de la jeunesse. Quant aux barbares, c'étaient nos -pères; ils tuaient et saccageaient tout; ils détruisaient pour le -plaisir de détruire ce qu'ils ne pouvaient emporter; une rage sauvage -les animait contre tout ce qui portait quelque trace de civilisation, -surtout ils n'entendaient pas un mot de cette belle langue du Midi, et -leur fureur en était redoublée. Fort superstitieux, et guidés par -l'affreux saint Dominique, ils croyaient gagner le ciel en tuant des -Provençaux. Tout fut fini pour ceux-ci: plus d'amour, plus de gaieté, -plus de poésie; moins de vingt ans après la conquête (1335), ils étaient -presque aussi barbares et aussi grossiers que les Français, que nos -pères[174]. - - [174] Voir l'_État de la puissance militaire de la Russie_, véridique - ouvrage du général sir Robert Wilson. - -D'où était tombée dans ce coin du monde cette charmante forme de -civilisation qui, pendant deux siècles, fit le bonheur des hautes -classes de la société? des Maures d'Espagne apparemment. - - - - -CHAPITRE LII - -La Provence au XIIe siècle. - - -Je vais traduire une anecdote des manuscrits provençaux; le fait que -l'on va lire eut lieu vers l'an 1180, et l'histoire fut écrite vers -1250[175]; l'anecdote est assurément fort connue: toute la nuance des -moeurs est dans le style. Je supplie qu'on me permette de traduire mot à -mot et sans chercher aucunement l'élégance du langage actuel. - - [175] Le manuscrit est à la bibliothèque Laurentiana. M. Raynouard le - rapporte au tome V de ses _Troubadours_, page 189. Il y a plusieurs - fautes dans son texte; il a trop loué et trop peu connu les - troubadours. - -«Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant baron, ainsi que le -savez, et eut pour femme madona Marguerite, la plus belle femme que l'on -connût en ce temps, et la plus douée de toutes belles qualités, de toute -valeur et de toute courtoisie. Il arriva ainsi que Guillaume de -Cabstaing, qui fut fils d'un pauvre chevalier du château Cabstaing, vint -à la cour de Mgr Raymond de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda -s'il lui plaisait qu'il fût varlet de sa cour. Mgr Raymond, qui le vit -beau et avenant, lui dit qu'il fût le bienvenu et qu'il demeurât en sa -cour. Ainsi Guillaume demeura avec lui et sut si gentiment se conduire, -que petits et grands l'aimaient; et il sut tant se distinguer, que -Monseigneur Raymond voulut qu'il fût donzel de madona Marguerite, sa -femme; et ainsi fut fait. Adonc s'efforça Guillaume de valoir encore -plus et en dit et en faits. Mais ainsi, comme il a coutume d'avenir en -amour, il se trouva qu'amour voulut prendre madona Marguerite et -enflammer sa pensée. Tant lui plaisait le faire de Guillaume, et son -dire, et son semblant, qu'elle ne dut se tenir un jour de lui dire: «Or -çà, dis-moi, Guillaume, si une femme te faisait semblant d'amour, -oserais-tu bien l'aimer?» Guillaume, qui s'en était aperçu, lui répondit -tout franchement: «Oui, bien ferais-je, madame, pourvu seulement que le -semblant fût vérité.--Par saint Jean! fit la dame, bien avez répondu -comme un homme de valeur; mais à présent je te veux éprouver si tu -pourras savoir et connaître, en fait de semblants, quels sont de vérité -et quels non.» - -«Quand Guillaume eut entendu ces paroles, il répondit: «Madame, qu'il -soit ainsi comme il vous plaira.» - -«Il commença à être pensif, et Amour aussitôt lui chercha guerre; et les -pensers qu'Amour envoie aux siens lui entrèrent dans le tout profond du -coeur, et de là en avant il fut des servants d'amour et commença à -trouver[176] de petits couplets avenants et gais, et des chansons à -danser, et des chansons de chant[177] plaisant, par quoi il était fort -agréé, et plus de celle pour laquelle il chantait. Or Amour, qui accorde -à ses servants leur récompense quand il lui plaît, voulut à Guillaume -donner le prix du sien; et le voilà qui commence à prendre la dame si -fort de pensers et de réflexions d'amour, que ni jour ni nuit elle ne -pouvait reposer, songeant à la valeur et à la prouesse qui en Guillaume -s'était si copieusement logée et mise. - - [176] Faire. - - [177] Il inventait les airs et les paroles. - -«Un jour, il arriva que la dame prit Guillaume et lui dit: «Guillaume, -or çà, dis-moi, t'es-tu à cette heure aperçu de mes semblants, s'ils -sont véritables ou mensongers?» Guillaume répond: «Madona, ainsi Dieu me -soit en aide, du moment en çà que j'ai été votre servant, il ne m'a pu -entrer au coeur nulle pensée que vous ne fussiez la meilleure qui onc -naquit et la plus véritable et en paroles et en semblants. Cela je crois -et croirai toute ma vie.» Et la dame répondit: - -«Guillaume, je vous dis que si Dieu m'aide que jà ne serez par moi -trompé, et que vos pensers ne seront pas vains ni perdus.» Et elle -étendit les bras et l'embrassa doucement dans la chambre où ils étaient -tous deux aussi, et ils commencèrent leur druerie[178]; et il ne tarda -guère que les médisants, que Dieu ait en ire, se mirent à parler et à -deviser de leur amour, à propos des chansons que Guillaume faisait, -disant qu'il avait mis son amour en madame Marguerite, et tant -dirent-ils à tort et à travers, que la chose vint aux oreilles de -monseigneur Raymond. Alors il fut grandement peiné et fort grièvement -triste, d'abord parce qu'il lui fallait perdre son compagnon-écuyer -qu'il aimait tant, et plus encore pour la honte de sa femme. - - [178] A far all' amore. - -«Un jour, il arriva que Guillaume s'en était allé à la chasse à -l'épervier avec un écuyer seulement; et monseigneur Raymond fit demander -où il était; et un valet lui répondit qu'il était allé à l'épervier, et -tel qui le savait ajouta qu'il était en tel endroit. Sur-le-champ, -Raymond prend des armes cachées et se fait amener son cheval, et prend -tout seul son chemin vers cet endroit où Guillaume était allé: tant il -chevaucha qu'il le trouva. Quand Guillaume le vit venir, il s'en étonna -beaucoup, et sur-le-champ il lui vint de sinistres pensées, et il -s'avança à sa rencontre et lui dit: «Seigneur, soyez le bien arrivé. -Comment êtes-vous ainsi seul?» Monseigneur Raymond répondit: «Guillaume, -c'est que je vais vous cherchant pour me divertir avec vous. N'avez-vous -rien pris?--Je n'ai guère pris, seigneur, car je n'ai guère trouvé; et -qui peu trouve ne peut guère prendre, comme dit le proverbe.--Laissons -là désormais cette conversation dit monseigneur Raymond, et, par la foi -que vous me devez, dites-moi vérité sur tous les sujets que je vous -voudrai demander.--Par Dieu! seigneur, dit Guillaume, si cela est chose -à dire, bien vous la dirai-je.--Je ne veux ici aucune subtilité, ainsi -dit monseigneur Raymond, mais vous me direz tout entièrement sur tout ce -que je vous demanderai.--Seigneur, autant qu'il vous plaira me demander, -dit Guillaume, autant vous dirai-je la vérité.» Et monseigneur Raymond -demande: «Guillaume, si Dieu et la sainte foi vous vaut, avez-vous une -maîtresse pour qui vous chantiez ou pour laquelle Amour vous étreigne?» -Guillaume répond: «Seigneur, et comment ferais-je pour chanter, si Amour -ne me pressait pas? Sachez la vérité, monseigneur, qu'Amour m'a tout en -son pouvoir.» Raymond répond: «Je veux bien le croire, qu'autrement vous -ne pourriez pas si bien chanter; mais je veux savoir s'il vous plaît qui -est votre dame.--Ah! seigneur, au nom de Dieu, dit Guillaume, voyez ce -que vous me demandez. Vous savez trop bien qu'il ne faut pas nommer sa -dame, et que Bernard de Ventadour dit: - - «En une chose ma raison me sert[179]. - «Que jamais homme ne m'a demandé ma joie, - «Que je ne lui en aie menti volontiers. - «Car cela ne me semble pas bonne doctrine, - «Mais plutôt folie et acte d'enfant, - «Que quiconque est bien traité en amour - «En veuille ouvrir son coeur à un autre homme, - «A moins qu'il ne puisse le servir et l'aider. - - [179] On traduit mot à mot les vers provençaux cités par Guillaume. - -«Monseigneur Raymond répond: «Et je vous donne ma foi que je vous -servirai selon mon pouvoir.» Raymond en dit tant que Guillaume lui -répondit: - -«Seigneur, il faut que vous sachiez que j'aime la soeur de madame -Marguerite, votre femme, et que je pense en avoir échange d'amour. -Maintenant que vous le savez, je vous prie de venir à mon aide ou du -moins de ne pas me faire dommage.--Prenez main et foi, fit Raymond, car -je vous jure et vous engage que j'emploierai pour vous tout mon -pouvoir.» Et alors il lui donna sa foi, et quand il la lui eut donnée, -Raymond lui dit: «Je veux que nous allions à son château, car il est -près d'ici.--Et je vous en prie, fit Guillaume, par Dieu.» Et ainsi ils -prirent leur chemin vers le château de Liet. Et, quand ils furent au -château, ils furent bien accueillis par _En_[180] Robert de Tarascon, -qui était mari de madame Agnès, la soeur de madame Marguerite, et par -madame Agnès elle-même. Et monseigneur Raymond prit madame Agnès par la -main, il la mena dans la chambre et ils s'assirent sur le lit. Et -monseigneur Raymond dit: «Maintenant, dites-moi, belle-soeur, par la foi -que vous me devez, aimez-vous d'amour?» Et elle dit: «Oui, seigneur.--Et -qui? fit-il.--Oh! cela, je ne vous le dis pas, répondit-elle; et quels -discours me tenez-vous là?» - - [180] _En_, manière de parler parmi les Provençaux, que nous - traduisons par le _sire_. - -«A la fin, tant la pria, qu'elle dit qu'elle aimait Guillaume de -Cabstaing, elle dit cela parce que elle voyait Guillaume triste et -pensif, et elle savait bien comme quoi il aimait sa soeur; et ainsi elle -craignait que Raymond n'eût de mauvaises pensées de Guillaume. Une telle -réponse causa une grande joie à Raymond. Agnès conta tout à son mari, et -le mari lui répondit qu'elle avait bien fait, et lui donna parole -qu'elle avait la liberté de faire ou dire tout ce qui pourrait sauver -Guillaume. Agnès n'y manqua pas. Elle appela Guillaume dans sa chambre -tout seul, et resta tant avec lui, que Raymond pensa qu'il devait avoir -eu d'elle plaisir d'amour; et tout cela lui plaisait, et il commença à -penser que ce que on lui avait dit de lui n'était pas vrai et qu'on -parlait en l'air. Agnès et Guillaume sortirent de la chambre, le souper -fut préparé, et l'on soupa en grande gaieté. Et après souper Agnès fit -préparer le lit des deux proches de la porte de sa chambre, et si bien -firent de semblant en semblant la dame et Guillaume, que Raymond crut -qu'il couchait avec elle. - -«Et le lendemain ils dînèrent au château avec grande allégresse, et -après dîner ils partirent avec tous les honneurs d'un noble congé et -vinrent à Roussillon. Et aussitôt que Raymond le put, il se sépara de -Guillaume et s'en vint à sa femme, et lui conta ce qu'il avait vu de -Guillaume et de sa soeur, de quoi eut sa femme une grande tristesse -toute la nuit. Et le lendemain elle fit appeler Guillaume, et le reçut -mal, et l'appela faux ami et traître. Et Guillaume lui demanda merci, -comme homme qui n'avait faute aucune de ce dont elle l'accusait, et lui -conta tout ce qui s'était passé mot à mot. Et la femme manda sa soeur, -et par elle sut bien que Guillaume n'avait pas tort. Et pour cela elle -lui dit et commanda qu'il fît une chanson par laquelle il montrât qu'il -n'aimait aucune femme excepté elle, et alors il fit la chanson qui dit: - - «La douce pensée - «Qu'amour souvent me donne.» - -Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que Guillaume avait faite -pour sa femme, il le fit venir pour lui parler assez loin du château et -lui coupa la tête, qu'il mit dans un carnier; il lui tira le coeur du -corps et il le mit avec la tête. Il s'en alla au château; il fit rôtir -le coeur et apporter à table à sa femme, et il le lui fit manger sans -qu'elle le sût. Quand elle l'eut mangé, Raymond se leva et dit à sa -femme que ce qu'elle venait de manger était le coeur du seigneur -Guillaume de Cabstaing, et lui montra la tête, et lui demanda si le -coeur avait été bon à manger. Et elle entendit ce qu'il disait et vit et -connut la tête du seigneur Guillaume. Elle lui répondit et dit que le -coeur avait été si bon et si savoureux, que jamais autre manger ou autre -boire ne lui ôterait de la bouche le goût que le coeur du seigneur -Guillaume y avait laissé. Et Raymond lui courut sus avec une épée. Elle -se prit à fuir, se jeta d'un balcon en bas et se cassa la tête. - -«Cela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes les terres du roi -d'Aragon. Le roi Alphonse et tous les barons de ces contrées eurent -grande douleur et grande tristesse de la mort du seigneur Guillaume et -de la femme que Raymond avait aussi laidement mise à mort. Ils lui -firent la guerre à feu et à sang. Le roi Alphonse d'Aragon ayant pris le -château de Raymond, il fit placer Guillaume et sa dame dans un monument -devant la porte de l'église d'un bourg nommé Perpignac. Tous les -parfaits amants, toutes les parfaites amantes, prièrent Dieu pour leurs -âmes. Le roi d'Aragon prit Raymond, le fit mourir en prison et donna -tous ses biens aux parents de Guillaume et aux parents de la femme qui -mourut pour lui.» - - - - -CHAPITRE LIII - -L'Arabie. - - -C'est sous la tente noirâtre de l'Arabe-Bédouin qu'il faut chercher le -modèle de la patrie du véritable amour. Là, comme ailleurs, la solitude -et un beau climat ont fait naître la plus noble des passions du coeur -humain, celle qui, pour trouver le bonheur, a besoin de l'inspirer au -même degré qu'elle le sent. - -Il fallait pour que l'amour parût tout ce qu'il peut être dans le coeur -de l'homme, que l'égalité entre la maîtresse et son amant fût établie -autant que possible. Elle n'existe point, cette égalité, dans notre -triste Occident: une femme quittée est malheureuse ou déshonorée. Sous -la tente de l'Arabe, la foi donnée _ne peut pas_ se violer. Le mépris et -la mort suivent immédiatement ce crime. - -La générosité est si sacrée chez ce peuple qu'il est permis de _voler_ -pour donner. D'ailleurs les dangers y sont de tous les jours, et la vie -s'écoule toute, pour ainsi dire, dans une solitude passionnée. Même -réunis, les Arabes parlent peu. - -Rien ne change chez l'habitant du désert; tout y est éternel et -immobile. Les moeurs singulières, dont je ne puis, par ignorance, que -donner une faible esquisse, existaient probablement dès le temps -d'Homère[181]. Elles ont été écrites pour la première fois vers l'an 600 -de notre ère, deux siècles avant Charlemagne. - - [181] 900 ans avant Jésus-Christ. - -On voit que c'est nous qui fûmes les barbares à l'égard de l'Orient, -quand nous allâmes le troubler par nos croisades[182]. Aussi devons-nous -ce qu'il y a de noble dans nos moeurs à ces croisades et aux Maures -d'Espagne. - - [182] 1095. - -Si nous nous comparons aux Arabes, l'orgueil de l'homme prosaïque -sourira de pitié. Nos arts sont extrêmement supérieurs aux leurs, nos -législations sont en apparence encore plus supérieures; mais je doute -que nous l'emportions dans l'art du bonheur domestique: il nous a -toujours manqué bonne foi et simplicité; dans les relations de famille, -le trompeur est le premier malheureux. Il n'y a plus de sécurité pour -lui: toujours injuste, il a toujours peur. - -A l'origine des plus anciens monuments historiques, nous voyons les -Arabes divisés de toute antiquité en un grand nombre de tribus -indépendantes, errant dans le désert. Suivant que ces tribus pouvaient, -avec plus ou moins de facilité, pourvoir aux premiers besoins de -l'homme, elle avait des moeurs plus ou moins élégantes. La générosité -était la même partout; mais, suivant le degré d'opulence de la tribu, -elle se montrait par le don du quartier de chevreau nécessaire à la vie -physique, ou par celui de cent chameaux, don provoqué par quelque -relation de famille ou d'hospitalité. - -Le siècle héroïque des Arabes, celui où ces âmes généreuses brillèrent -pures de toute affectation de bel esprit ou de sentiment raffiné, fut -celui qui précéda Mohammed et qui correspond au Ve siècle de notre ère, -à la fondation de Venise et au règne de Clovis. Je supplie notre orgueil -de comparer les chants d'amour qui nous restent des Arabes et les moeurs -nobles retracées dans les _Mille et une Nuits_ aux horreurs dégoûtantes -qui ensanglantent chaque page de Grégoire de Tours, l'historien de -Clovis, ou d'Éginard, l'historien de Charlemagne. - -Mohammed fut un _puritain_, il voulut proscrire les plaisirs qui ne font -de mal à personne; il a tué l'amour dans les pays qui ont admis -l'islamisme[183]; c'est pour cela que sa religion a toujours été moins -pratiquée dans l'Arabie, son berceau, que dans tous les autres pays -mahométans. - - [183] Moeurs de Constantinople. La seule manière de tuer - l'amour-passion est d'empêcher toute cristallisation par la - facilité. - -Les Français ont rapporté d'Égypte quatre volumes in-folio, intitulés: -le _Livre des Chansons_. Ces volumes contiennent: - -1º Les biographies des poètes qui ont fait les chansons. - -2º Les chansons elles-mêmes. Le poète y chante tout ce qui l'intéresse, -il y loue son coursier rapide et son arc, après avoir parlé de sa -maîtresse. Ces chants furent souvent les lettres d'amour de leurs -auteurs; ils y donnaient à l'objet aimé un tableau fidèle de toutes les -affections de leur âme. Ils parlent quelquefois de nuits froides pendant -lesquelles ils ont été obligés de brûler leur arc et leurs flèches. Les -Arabes sont une nation sans maisons. - -3º Les biographies des musiciens qui ont fait la musique de ces -chansons. - -4º Enfin l'indication des formules musicales; ces formules sont des -hiéroglyphes pour nous: cette musique nous restera à jamais inconnue, et -d'ailleurs ne nous plairait pas. - -Il y a un autre recueil intitulé: _Histoire des Arabes qui sont morts -d'amour_. - -Ces livres si curieux sont extrêmement peu connus; le petit nombre de -savants qui pourraient les lire ont eu le coeur desséché par l'étude et -par les habitudes académiques. - -Pour nous reconnaître au milieu de monuments si intéressants par leur -antiquité et par la beauté singulière des moeurs qu'ils font deviner, il -faut demander quelques faits à l'histoire. - -De tout temps, et surtout avant Mohammed, les Arabes se rendaient à la -Mecque pour faire le tour de la _Caaba_ ou maison d'Abraham. J'ai vu à -Londres un modèle fort exact de la ville sainte. Ce sont sept à huit -cents maisons à toits en terrasse, jetées au milieu d'un désert de sable -dévoré par le soleil. A l'une des extrémités de la ville, l'on découvre -un édifice immense à peu près de forme carrée; cet édifice entoure la -Caaba; il se compose d'une longue suite de portiques nécessaires sous le -soleil d'Arabie pour effectuer la promenade sacrée. Ce portique est bien -important dans l'histoire des moeurs et de la poésie arabes: ce fut -apparemment pendant des siècles le seul lieu où les hommes et les femmes -se trouvassent réunis. On faisait pêle-mêle, à pas lents, et en récitant -en choeur des poésies sacrées, le tour de la Caaba; c'est une promenade -de trois quarts d'heure: ces tours se répétaient plusieurs fois dans la -même journée; c'était là le rite sacré pour lequel hommes et femmes -accouraient de toutes les parties du désert. C'est sous le portique de -la _Caaba_ que se sont polies les moeurs arabes. Il s'établit bientôt -une lutte entre les pères et les amants; bientôt ce fut par des odes -d'amour que l'amant dévoila sa passion à la jeune fille sévèrement -surveillée par ses frères ou son père, à côté de laquelle il faisait la -promenade sacrée. Les habitudes généreuses et sentimentales de ce peuple -existaient déjà dans le camp; mais il me semble que la galanterie arabe -est née autour de la Caaba: c'est aussi la patrie de leur littérature. -D'abord elle exprima la passion avec simplicité et véhémence, telle que -la sentait le poète; plus tard le poète, au lieu de songer à toucher son -amie, pensa à écrire de belles choses; alors naquit l'affectation, que -les Maures portèrent en Espagne et qui gâte encore aujourd'hui les -livres de ce peuple[184]. - - [184] Il y a un fort grand nombre de manuscrits arabes à Paris. Ceux - des temps postérieurs ont de l'affectation, mais jamais aucune - imitation des Grecs ou des Romains; c'est ce qui les fait mépriser - des savants. - -Je vois une preuve touchante du respect des Arabes pour le sexe le plus -faible dans la formule de leur divorce. La femme, en l'absence du mari -duquel elle voulait se séparer, détendait la tente et la relevait en -ayant soin d'en placer l'ouverture du côté opposé à celui qu'elle -occupait auparavant. Cette simple cérémonie séparait à jamais les deux -époux. - - - - -FRAGMENTS EXTRAITS ET TRADUITS D'UN RECUEIL ARABE INTITULÉ LE DIVAN DE -L'AMOUR - -Compilé par Ebn-Abi-Hadglat (manuscrits de la bibliothèque du roi, nos -1461 et 1462). - - -Mohammed, fils de Djaâfar Elahouâzadi, raconte que, Djamil étant malade -de la maladie dont il mourut, Elâbas, fils de Sohail, le visita et le -trouva prêt à rendre l'âme. «O fils de Sohail! lui dit Djamil, que -penses-tu d'un homme qui n'a jamais bu de vin, qui n'a jamais fait de -gain illicite, qui n'a jamais donné injustement la mort à nulle créature -vivante que Dieu ait défendu de tuer, et qui rend témoignage qu'il n'y a -d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est son prophète?--Je pense, -répondit Ben Sohail, que cet homme sera sauvé et obtiendra le paradis; -mais quel est-il, cet homme que tu dis?--C'est moi, répliqua Djamil.--Je -ne croyais pas que tu professasses l'islamisme, dit alors Ben Sohail, et -d'ailleurs il y a vingt ans que tu fais l'amour à Bothaina et que tu la -célèbres dans tes vers.--Me voici, répondit Djamil, au premier des jours -de l'autre monde et au dernier des jours de ce monde, et je veux que la -clémence de notre maître Mohammed ne s'étende pas sur moi au jour du -jugement, si j'ai jamais porté la main sur Bothaina pour quelque chose -de répréhensible.» - -Ce Djamil et Bothaina, sa maîtresse, appartenaient tous les deux aux -Benou-Azra, qui sont une tribu célèbre en amour parmi toutes les tribus -des Arabes. Aussi leur manière d'aimer a-t-elle passé en proverbe, et -Dieu n'a point fait de créatures aussi tendres qu'eux en amour. - -Sahid, fils d'Agba, demanda un jour à un Arabe: «De quel peuple -es-tu?--Je suis du peuple chez lequel on meurt quand on aime, répondit -l'Arabe.--Tu es donc de la tribu de Azra? ajouta Sahid.--Oui, par le -maître de la Caaba! répliqua l'Arabe.--D'où vient donc que vous aimez de -la sorte? demanda ensuite Sahid.--Nos femmes sont belles et nos jeunes -gens sont chastes», répondit l'Arabe. - -Quelqu'un demanda un jour à Arouâ-Ben-Hezam[185]: «Est-il donc bien -vrai, comme on le dit de vous, que vous êtes de tous les hommes ceux qui -avez le coeur le plus tendre en amour?--Oui, par Dieu! cela est vrai, -répondit Arouâ, et j'ai connu dans ma tribu trente jeunes gens que la -mort a enlevés, et qui n'avaient d'autre maladie que l'amour.» - - [185] Cet Arouâ-Ben-Hezam était de la tribu de Azra dont il vient - d'être fait mention. Il est célèbre comme poète, et plus célèbre - encore comme un des nombreux martyrs de l'amour que les Arabes - comptent parmi eux. - -Un Arabe des Benou-Fazârat dit un jour à un autre Arabe des Benou-Azra: -«Vous autres, Benou-Azra, vous pensez que mourir d'amour est une douce -et noble mort; mais c'est là une faiblesse manifeste et une stupidité; -et ceux que vous prenez pour des hommes de grand coeur ne sont que des -insensés et de molles créatures.--Tu ne parlerais pas ainsi, lui -répondit l'Arabe de la tribu de Azra, si tu avais vu les grands yeux -noirs de nos femmes voilés par-dessus de leurs longs sourcils, et -décochant des flèches par-dessous; si tu les avais vues sourire, et -leurs dents briller entre leurs lèvres brunes!» - -Abou-el-Hassan, Ali, fils d'Abdalla, Elzagouni, raconte ce qui suit: «Un -musulman aimait une fille chrétienne jusqu'au point d'en perdre la -raison. Il fut obligé de faire un voyage dans un pays étranger avec un -ami qui était dans la confidence de son amour. Ses affaires s'étant -prolongées dans ce pays, il y fut attaqué d'une maladie mortelle, et dit -alors à son ami: «Voilà que mon terme approche, je ne rencontrerai plus -dans ce monde celle que j'aime, et je crains, si je meurs musulman, de -ne pas la rencontrer non plus dans l'autre vie.» Il se fit chrétien et -mourut. Son ami se rendit auprès de la jeune chrétienne, qu'il trouva -malade. Elle lui dit: «Je ne verrai plus mon ami dans ce monde; mais je -veux me retrouver avec lui dans l'autre: ainsi donc je rends témoignage -qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est le prophète de -Dieu.» Là-dessus, elle mourut, et que la miséricorde de Dieu soit sur -elle *.» - -Eltemimi raconte qu'il y avait dans la tribu des Arabes de Tagleb une -fille chrétienne fort riche qui aimait un jeune musulman. Elle lui -offrit sa fortune et tout ce qu'elle avait de précieux sans pouvoir -parvenir à se faire aimer de lui. Quand elle eut perdu toute espérance, -elle donna cent dinars à un artiste pour lui faire une figure du jeune -homme qu'elle aimait. L'artiste fit cette figure, et, quand la jeune -fille l'eut, elle la plaça dans un endroit où elle venait tous les -jours. Là elle commençait par embrasser cette figure et puis s'asseyait -à côté d'elle, et passait le reste de la journée à pleurer. Quand le -soir était venu, elle saluait la figure et se retirait. Elle fit cela -pendant longtemps. Le jeune homme vint à mourir; elle voulut le voir et -l'embrasser mort, après quoi elle retourna auprès de sa figure, la -salua, l'embrassa comme à l'ordinaire, et se coucha à côté d'elle. Le -matin venu, on l'y trouva morte, la main étendue vers des lignes -d'écriture qu'elle avait tracées avant de mourir *. - -Oueddah, du pays de Yamen, était renommé pour sa beauté entre les -Arabes.--Lui et Om-el-Bonain, fille de Abd-el-Aziz, fils de Merouan, -n'étant encore que des enfants, s'aimaient déjà tellement, que l'un ne -pouvait souffrir d'être un moment séparé de l'autre.--Lorsque -Om-el-Bonain devint la femme de Oualid-Ben-Abd-el-Malek, Oueddah en -perdit la raison.--Après être resté longtemps dans un état d'égarement -et de souffrance, il se rendit en Syrie, et commença à rôder chaque jour -autour de l'habitation de Oualid, fils de Malek, sans trouver d'abord de -moyen de parvenir à ce qu'il désirait.--A la fin, il fit la rencontre -d'une jeune fille qu'il réussit à s'attacher à force de persévérance et -de soins. Quand il crut pouvoir se fier à elle, il lui demanda si elle -connaissait Om-el-Bonain.--Sans doute, puisque c'est ma maîtresse, -répondit la jeune fille.--Eh bien! reprit Oueddah, ta maîtresse est ma -cousine, et, si tu veux lui porter de mes nouvelles, tu lui feras -certainement plaisir.--Je lui en porterai volontiers, répondit la jeune -fille.» Et là-dessus elle courut aussitôt vers Om-el-Bonain pour lui -donner des nouvelles de Oueddah. «Prends garde à ce que tu dis! s'écria -celle-ci. Quoi! Oueddah est vivant?--Assurément, dit la jeune fille.--Va -lui dire, poursuivit alors Om-el-Bonain, de ne point s'écarter jusqu'à -ce qu'il lui arrive un messager de ma part.» Elle prit ensuite ses -mesures pour introduire Oueddah chez elle, où elle le garda caché dans -un coffre. Elle l'en faisait sortir pour être avec lui quand elle se -croyait en sûreté; et, quand il arrivait quelqu'un qui aurait pu le -voir, elle le faisait rentrer dans le coffre. - -Il arriva un jour que l'on apporta à Oualid une perle, et il dit à l'un -de ses serviteurs: «Prends cette perle et porte-la à Om-el-Bonain.» Le -serviteur prit la perle et la porta à Om-el-Bonain. Ne s'étant pas fait -annoncer, il entra chez elle dans un moment où elle était avec Oueddah, -de sorte qu'il put lancer un coup d'oeil dans l'appartement de -Om-el-Bonain sans que celle-ci y prît garde. Le serviteur de Oualid -s'acquitta de sa commission, et demanda quelque chose à Om-el-Bonain -pour le bijou qu'il lui avait apporté. Elle le refusa sévèrement, et lui -fit une réprimande. Le serviteur sortit courroucé contre elle, et, -allant dire à Oualid ce qu'il avait vu, il lui décrivit le coffre où il -avait vu entrer Oueddah. «Tu mens, esclave sans mère! tu mens! lui dit -Oualid.» Et il court brusquement chez Om-el-Bonain. Il y avait dans -l'appartement plusieurs coffres; il s'assied sur celui où était renfermé -Oueddah, et que lui avait décrit l'esclave, en disant à Om-el-Bonain: -«Donne-moi un de ces coffres.--Ils sont tous à toi, ainsi que moi-même, -répondit Om-el-Bonain.--Eh bien! poursuivit Oualid, je désire avoir -celui sur lequel je suis assis.--Il y a dans celui-là des choses -nécessaires à une femme, dit Om-el-Bonain--Ce ne sont point ces -choses-là, c'est le coffre que je désire, continua Oualid.--Il est à -toi», répondit-elle. Oualid fit aussitôt emporter le coffre, et fit -appeler deux esclaves auxquels il donna l'ordre de creuser une fosse en -terre jusqu'à la profondeur où il se trouverait de l'eau. Approchant -ensuite sa bouche du coffre: «On m'a dit quelque chose de toi, -cria-t-il. Si l'on m'a dit vrai, que toute ta trace de toi soit séparée, -que toute nouvelle de toi soit ensevelie. Si l'on m'a dit faux, je ne -fais rien de mal en enfouissant un coffre: ce n'est que du bois -enterré.» Il fit pousser alors le coffre dans la fosse, et la fit -combler des pierres et des terres que l'on en avait retirées. Depuis -lors, Om-el-Bonain ne cessa de fréquenter cet endroit, et d'y pleurer -jusqu'à ce qu'on l'y trouvât un jour sans vie, la face contre terre -*[186]. - - [186] Ces fragments sont extraits de divers chapitres du recueil cité. - Les trois marqués d'une * sont tirés du dernier chapitre, qui est - une biographie très sommaire d'un assez grand nombre d'Arabes - martyrs de l'amour. - - - - -CHAPITRE LIV - -De l'éducation des femmes. - - -Par l'éducation actuelle des jeunes filles, qui est le fruit du hasard -et du plus sot orgueil, nous laissons oisives chez elles les facultés -les plus brillantes et les plus riches en bonheur pour elles-mêmes et -pour nous. Mais quel est l'homme qui ne se soit écrié au moins une fois -en sa vie: - - Une femme en sait toujours assez, - Quand la capacité de son esprit se hausse - A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse. - -_Les Femmes savantes_, acte II, scène VII. - -A Paris, la première louange pour une jeune fille à marier est cette -phrase: «Elle a beaucoup de douceur dans le caractère, et par habitude -moutonne.» Rien ne fait plus d'effet sur les sots épouseurs. Voyez-les -deux ans après, déjeunant tête à tête avec leur femme par un temps -sombre, la casquette sur la tête et entourés de trois grands laquais. - -On a vu porter aux États-Unis, en 1818, une loi qui condamne à -trente-quatre coups de fouet l'homme qui montrera à lire à un nègre de -la Virginie[187]. Rien de plus conséquent et de plus raisonnable que -cette loi. - - [187] Je regrette de ne pas trouver dans le manuscrit italien la - citation de la source officielle de ce fait; je désire que l'on - puisse le démentir. - -Les États-Unis d'Amérique eux-mêmes ont-ils été plus utiles à la mère -patrie lorsqu'ils étaient ses esclaves ou depuis qu'ils sont ses égaux? -Si le travail d'un homme libre vaut deux ou trois fois celui du même -homme réduit en esclavage, pourquoi n'en serait-il pas de même de la -pensée de cet homme? - -Si nous l'osions, nous donnerions aux jeunes filles une éducation -d'esclave, la preuve en est qu'elles ne savent d'utile que ce que nous -ne voulons pas leur apprendre. - -_Mais ce peu d'éducation qu'elles accrochent par malheur, elles le -tournent contre nous_, diraient certains maris. Sans doute, et Napoléon -aussi avait raison de ne pas donner des armes à la garde nationale, et -les ultra aussi ont raison de proscrire l'enseignement mutuel; armez un -homme, et puis continuez à l'opprimer, et vous verrez qu'il sera assez -pervers pour tourner, s'il le peut, ses armes contre vous. - -Même quand il nous serait loisible d'élever les jeunes filles en idiotes -avec des _Ave Maria_ et des chansons lubriques, comme dans les couvents -de 1770, il y aurait encore plusieurs petites objections: - -1º En cas de mort du mari, elles sont appelées à gouverner la jeune -famille. - -2º Comme mères, elles donnent aux enfants mâles, aux jeunes tyrans -futurs, la première éducation, celle qui forme le caractère, celle qui -plie l'âme à _chercher le bonheur par telle route plutôt que par telle -autre_, ce qui est toujours une affaire faite à quatre ou cinq ans. - -3º Malgré tout notre orgueil, dans nos petites affaires intérieures, -celles dont surtout dépend notre bonheur, parce qu'en l'absence des -passions le bonheur est fondé sur l'absence des petites vexations de -tous les jours, les conseils de la compagne nécessaire de notre vie ont -la plus grande influence; non pas que nous voulions lui accorder la -moindre influence, mais c'est qu'elle répète les mêmes choses vingt ans -de suite; et où est l'âme qui ait la vigueur romaine de résister à la -même idée répétée pendant toute une vie? Le monde est plein de maris qui -se laissent mener; mais c'est par faiblesse et non par sentiment de -justice et d'égalité. Comme ils accordent par force, on est toujours -tenté d'abuser, et il est quelquefois nécessaire d'abuser pour -conserver. - -4º Enfin, en amour, à cette époque qui, dans les pays du midi, comprend -souvent douze ou quinze années, et les plus belles de la vie, notre -bonheur est en entier entre les mains de la femme que nous aimons. Un -moment d'orgueil déplacé peut nous rendre à jamais malheureux, et -comment un esclave transporté sur le trône ne serait-il pas tenté -d'abuser du pouvoir? De là les fausses délicatesses et l'orgueil -féminin. Rien de plus inutile que ces représentations: les hommes sont -_despotes_, et voyez quels cas font d'autres despotes des conseils les -plus sensés: l'homme qui peut tout ne goûte qu'un seul genre d'avis, -ceux qui lui enseignent à augmenter son pouvoir. Où les pauvres jeunes -filles trouveront-elles un Quiroga et un Riego pour donner aux despotes -qui les oppriment, et les dégradent pour les mieux opprimer, de ces avis -salutaires que l'on récompense par des grâces et des cordons au lieu de -la potence de Porlier? - -Si une telle révolution demande plusieurs siècles, c'est que par un -hasard bien funeste toutes les premières expériences doivent -nécessairement contredire la vérité. Éclairez l'esprit d'une jeune -fille, formez son caractère, donnez-lui enfin une bonne éducation dans -le vrai sens du mot: s'apercevant tôt ou tard de sa supériorité sur les -autres femmes, elle devient pédante, c'est-à-dire l'être le plus -désagréable et le plus dégradé qui existe au monde. Il n'est aucun de -nous qui ne préférât, pour passer la vie avec elle, une servante à une -femme savante. - -Plantez un jeune arbre au milieu d'une épaisse forêt, privé d'air et de -soleil par ses voisins, ses feuilles seront étiolées, il prendra une -forme élancée et ridicule qui _n'est pas celle de la nature_. Il faut -planter à la fois toute la forêt. Quelle est la femme qui s'enorgueillit -de savoir lire? - -Des pédants nous répètent depuis deux mille ans que les femmes ont -l'esprit plus vif et les hommes plus de solidité, que les femmes ont -plus de délicatesse dans les idées, et les hommes plus de force -d'attention. Un badaud de Paris qui se promenait autrefois dans les -jardins de Versailles concluait aussi de tout ce qu'il voyait que les -arbres naissent taillés. - -J'avouerai que les petites filles ont moins de force physique que les -petits garçons: cela est concluant pour l'esprit, car l'on sait que -Voltaire et d'Alembert étaient les premiers hommes de leur siècle pour -donner un coup de poing. On convient qu'une petite fille de dix ans a -vingt fois plus de finesse qu'un petit polisson du même âge. Pourquoi à -vingt ans est-elle une grande idiote, gauche, timide et ayant peur d'une -araignée, et le polisson un homme d'esprit? - -Les femmes ne savent que ce que nous ne voulons pas leur apprendre, que -ce qu'elles lisent dans l'expérience de la vie. De là l'extrême -désavantage pour elles de naître dans une famille très riche; au lieu -d'être en contact avec des êtres _naturels_ à leur égard, elles se -trouvent environnées de femmes de chambre ou de dames de compagnie déjà -corrompues et étiolées par la richesse[188]. Rien de bête comme un -prince. - - [188] Mémoires de Mme de Staël, de Collé, de Duclos, de la margrave de - Bayreuth. - -Les jeunes filles se sentant esclaves ont de bonne heure les yeux -ouverts; elles voient tout, mais sont trop ignorantes pour voir bien. -Une femme de trente ans, en France, n'a pas les connaissances acquises -d'un petit garçon de quinze ans; une femme de cinquante, la raison d'un -homme de vingt-cinq. Voyez Mme de Sévigné admirant les actions les plus -absurdes de Louis XIV. Voyez la puérilité, les raisonnements de Mme -d'Épinay[189]. - - [189] Premier volume. - -_Les femmes doivent nourrir et soigner leurs enfants._--Je nie le -premier article, j'accorde le second.--_Elles doivent de plus régler les -comptes de leur cuisinière._--Donc elles n'ont pas le temps d'égaler un -petit garçon de quinze ans en connaissances acquises. Les hommes doivent -être juges, banquiers, avocats, négociants, médecins, prêtres, etc. Et -cependant ils trouvent du temps pour lire les discours de Fox et la -_Lusiade_ du Camoens. - -A Pékin, le magistrat qui court de bonne heure au palais pour chercher -les moyens de mettre en prison et de ruiner, en tout bien tout honneur, -un pauvre journaliste qui a déplu au sous secrétaire d'État chez lequel -il a eu l'honneur de dîner la veille, est sûrement aussi occupé que sa -femme, qui règle les comptes de sa cuisinière, fait faire son bas à sa -petite fille, lui voit prendre ses leçons de danse et de piano, reçoit -une visite du vicaire de la paroisse qui lui apporte la _Quotidienne_, -et va ensuite choisir un chapeau rue de Richelieu et faire un tour aux -Tuileries. - -Au milieu de ses nobles occupations, ce magistrat trouve encore le temps -de songer à cette promenade que sa femme fait aux Tuileries, et s'il -était aussi bien avec le pouvoir qui règle l'univers qu'avec celui qui -règne dans l'État, il demanderait au ciel d'accorder aux femmes, pour -leur bien, huit ou dix heures de sommeil de plus. Dans la situation -actuelle de la société, le loisir, qui pour l'homme est la source de -tout bonheur et de toute richesse, non seulement n'est pas un avantage -pour les femmes, mais c'est une des funestes libertés dont le digne -magistrat voudrait aider à nous délivrer. - - - - -CHAPITRE LV - -Objections contre l'éducation des femmes. - - -_Mais les femmes sont chargées des petits travaux du ménage._--Mon -colonel, M. S***, a quatre filles, élevées dans les meilleurs principes, -c'est-à-dire qu'elles travaillent toute la journée; quand j'arrive, -elles chantent la musique de Rossini que je leur ai apportée de Naples; -du reste, elles lisent la Bible de Royaumont, elles apprennent le bête -de l'histoire, c'est-à-dire les tables chronologiques et les vers de le -Ragois; elles savent beaucoup de géographie, font des broderies -admirables, et j'estime que chacune de ces jolies petites filles peut -gagner, par son travail, huit sous par jour. Pour trois cents journées, -cela fait quatre cent quatre-vingts francs par an, c'est moins que ce -qu'on donne à un de leurs maîtres. C'est pour quatre cent quatre-vingts -francs par an qu'elles perdent à jamais le temps pendant lequel il est -donné à la machine humaine d'acquérir des idées. - -«Si les femmes lisent avec plaisir les dix ou douze bons volumes qui -paraissent chaque année en Europe, elles abandonneront bientôt le soin -de leurs enfants.» C'est comme si nous avions peur, en plantant d'arbres -le rivage de l'Océan, d'arrêter le mouvement de ses vagues. Ce n'est pas -dans ce sens que l'éducation est toute-puissante. Au reste, depuis -quatre cents ans l'on présente la même objection contre toute espèce -d'éducation. Non seulement une femme de Paris a plus de vertus en 1820 -qu'en 1720, du temps du système de Law et du régent, mais encore la -fille du fermier général le plus riche d'alors avait une moins bonne -éducation que la fille du plus mince avocat d'aujourd'hui. Les devoirs -du ménage en sont-ils moins remplis? non certes. Et pourquoi? c'est que -la misère, la maladie, la honte, l'instinct, forcent à s'en acquitter. -C'est comme si l'on disait d'un officier qui devient trop aimable, qu'il -perdra l'art de monter à cheval; on oublie qu'il se cassera le bras la -première fois qu'il prendra cette liberté. - -L'acquisition des idées produit les mêmes effets bons et mauvais chez -les deux sexes. La vanité ne nous manquera jamais, même dans l'absence -la plus complète de toutes les raisons d'en avoir: voyez les bourgeois -d'une petite ville; forçons-la du moins à s'appuyer sur un vrai mérite, -sur un mérite utile ou agréable à la société. - -Les demi-sots, entraînés par la révolution qui change tout en France, -commencent à avouer, depuis vingt ans, que les femmes peuvent faire -quelque chose; mais elles doivent se livrer aux occupations convenables -à leur sexe: élever des fleurs, former des herbiers, faire nicher des -serins; on appelle cela des plaisirs innocents. - -1º Ces innocents plaisirs valent mieux que de l'oisiveté. Laissons cela -aux sottes, comme nous laissons aux sots la gloire de faire des couplets -pour la fête du maître de la maison. Mais est-ce de bonne foi que l'on -voudrait proposer à Mme Roland ou à Mistress Hutchinson[190] de passer -leur temps à élever un petit rosier du Bengale? - - [190] Voir les Mémoires de ces femmes admirables. J'aurais d'autres - noms à citer, mais ils sont inconnus du public, et d'ailleurs on ne - peut pas même indiquer le mérite vivant. - -Tout ce raisonnement se réduit à ceci: l'on veut pouvoir dire de son -esclave: «Il est trop bête pour être méchant.» - -Mais, au moyen d'une certaine loi nommée _sympathie_, loi de la nature, -qu'à la vérité les yeux vulgaires n'aperçoivent jamais, les défauts de -la compagne de votre vie ne nuisent pas à votre bonheur en raison du mal -direct qu'ils peuvent vous occasionner. J'aimerais presque mieux que ma -femme, dans un moment de colère, essayât de me donner un coup de -poignard une fois par an que de me recevoir avec humeur tous les soirs. - -Enfin, entre gens qui vivent ensemble, le bonheur est contagieux. - -Que votre amie ait passé la matinée, pendant que vous étiez au Champ de -Mars ou à la Chambre des communes, à colorier une rose d'après le bel -ouvrage de Redouté, ou à lire un volume de Shakespeare, ses plaisirs -auront été également innocents; seulement avec les idées qu'elle a -prises dans sa rose, elle vous ennuiera bientôt à votre retour, et de -plus elle aura soif d'aller le soir dans le monde chercher des -sensations un peu plus vives. Si elle a bien lu Shakespeare, au -contraire, elle est aussi fatiguée que vous, a eu autant de plaisir, et -sera plus heureuse d'une promenade solitaire dans le bois de Vincennes, -en vous donnant le bras, que de paraître dans la soirée la plus à la -mode. Les plaisirs du grand monde n'en sont pas pour les femmes -heureuses. - -Les ignorants sont les ennemis nés de l'éducation des femmes. -Aujourd'hui ils passent leur temps avec elles, ils leur font l'amour, et -en sont bien traités; que deviendraient-ils si les femmes venaient à se -dégoûter du boston? Quand nous autres nous revenons d'Amérique ou des -Grandes Indes, avec un teint basané et un ton qui reste un peu grossier -pendant six mois, comment pourraient-ils répondre à nos récits, s'ils -n'avaient cette phrase: «Quant à nous, les femmes sont de notre côté. -Pendant que vous étiez à New-York la couleur des tilburys a changé; -c'est le tête-de-nègre qui est de mode aujourd'hui.» Et nous écoutons -avec attention, car ce savoir-là est utile. Telle jolie femme ne nous -regardera pas si notre calèche est de mauvais goût. - -Ces mêmes sots, se croyant obligés en vertu de la prééminence de leur -sexe à savoir plus que les femmes, seraient ruinés de fond en comble, si -les femmes s'avisaient d'apprendre quelque chose. Un sot de trente ans -se dit, en voyant au château d'un de ses amis des jeunes filles de -douze: «C'est auprès d'elles que je passerai ma vie dans dix ans d'ici.» -Qu'on juge de ses exclamations et de son effroi s'il les voyait étudier -quelque chose d'utile. - -Au lieu de la société et de la conversation des hommes-femmes, une femme -instruite, si elle a acquis des idées sans perdre les grâces de son -sexe, est sûre de trouver parmi les hommes les plus distingués de son -siècle une considération allant presque jusqu'à l'enthousiasme. - -_Les femmes deviendraient les rivales et non les compagnes de -l'homme._--Oui, aussitôt que par un délit vous aurez supprimé l'amour. -En attendant cette belle loi, l'amour redoublera de charmes et de -transports; voilà tout. La base sur laquelle s'établit la -_cristallisation_ deviendra plus large; l'homme pourra jouir de toutes -ses idées auprès de la femme qu'il aime, la nature tout entière prendra -de nouveaux charmes à leurs yeux, et comme les idées réfléchissent -toujours quelques nuances des caractères, ils se connaîtront mieux et -feront moins d'imprudences; l'amour sera moins aveugle et produira moins -de malheurs. - -Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse et toutes les -grâces féminines hors de l'atteinte de toute éducation quelconque. C'est -comme si l'on craignait d'apprendre aux rossignols à ne pas chanter au -printemps. - -Les grâces des femmes ne tiennent pas à l'ignorance; voyez les dignes -épouses des bourgeois de notre village, voyez en Angleterre les femmes -des gros marchands. L'affectation qui est une _pédanterie_ (car -j'appelle pédanterie l'affectation, de me parler hors de propos d'une -robe de Leroy ou d'une romance de Romagnesi, tout comme l'affectation de -citer Fra Paolo et le concile de Trente à propos d'une discussion sur -nos doux missionnaires), la pédanterie de la robe et du bon ton, la -nécessité de dire sur Rossini précisément la phrase convenable, tue les -grâces des femmes de Paris; cependant, malgré les terribles effets de -cette maladie contagieuse, n'est-ce pas à Paris que sont les femmes les -plus aimables de France? Ne serait-ce point que ce sont celles dans la -tête desquelles le hasard a mis le plus d'idées justes et intéressantes? -Or ce sont ces idées-là que je demande aux livres. Je ne leur proposerai -certainement pas de lire Grotius ou Puffendorf depuis que nous avons le -commentaire de Tracy sur Montesquieu. - -La délicatesse des femmes tient à cette hasardeuse position où elles se -trouvent placées de si bonne heure, à cette nécessité de passer leur vie -au milieu d'ennemis cruels et charmants. - -Il y a peut-être cinquante mille femmes en France qui, par leur fortune, -sont dispensées de tout travail. Mais sans travail il n'y a pas de -bonheur. (Les passions forcent elles-mêmes à des travaux, et à des -travaux fort rudes qui emploient toute l'activité de l'âme.) - -Une femme qui a quatre enfants et dix mille livres de rente _travaille_ -en faisant des bas ou une robe pour sa fille. Mais il est impossible -d'accorder qu'une femme qui a carrosse à elle travaille en faisant une -broderie ou un meuble de tapisserie. A part quelques petites lueurs de -vanité, il est impossible qu'elle y mette aucun intérêt; elle ne -travaille pas. - -Donc son bonheur est gravement compromis. - -Et, qui plus est, le bonheur du despote, car une femme dont le coeur -n'est animé depuis deux mois par aucun intérêt autre que celui de la -tapisserie, aura peut-être l'insolence de sentir que l'amour-goût, ou -l'amour de vanité, ou enfin même l'amour physique est un très grand -bonheur comparé à son état habituel. - -_Une femme ne doit pas faire parler de soi._--A quoi je réponds de -nouveau: Quelle est la femme citée parce qu'elle sait lire? - -Et qui empêche les femmes, en attendant la révolution dans leur sort, de -cacher l'étude qui fait habituellement leur occupation et leur fournit -chaque jour une honnête ration de bonheur? Je leur révélerai un secret -en passant. Lorsqu'on s'est donné un but, par exemple de se faire une -idée nette de la conjuration de Fiesque, à Gênes, en 1547, le livre le -plus insipide prend de l'intérêt: c'est comme en amour la rencontre d'un -être indifférent qui vient de voir ce qu'on aime; et cet intérêt double -tous les mois jusqu'à ce qu'on ait abandonné la conjuration de Fiesque. - -_Le vrai théâtre des vertus d'une femme, c'est la chambre d'un -malade._--Mais vous faites-vous fort d'obtenir de la bonté divine -qu'elle redouble la fréquence des maladies pour donner de l'occupation à -nos femmes? C'est raisonner sur l'exception. - -D'ailleurs je dis qu'une femme doit occuper chaque jour trois ou quatre -heures de loisir comme les hommes de sens occupent leurs heures de -loisir. - -Une jeune mère dont le fils a la rougeole ne pourrait pas, quand elle le -voudrait, trouver du plaisir à lire le voyage de Volney en Syrie, pas -plus que son mari, riche banquier, ne pourrait, au moment d'une -faillite, avoir du plaisir à méditer Malthus. - -C'est là l'unique manière pour les femmes riches de se distinguer du -vulgaire des femmes: la supériorité morale. On a ainsi _naturellement_ -d'autres sentiments[191]. - - [191] Voir mistress Hutchinson refusant d'être utile à sa famille et à - son mari qu'elle adorait, en trahissant quelques régicides auprès - des ministres du parjure Charles II (tome II, page 284). - -_Vous voulez faire d'une femme un auteur?_--Exactement comme vous -annoncez le projet de faire chanter votre fille à l'Opéra en lui donnant -un maître de chant. Je dirai qu'une femme ne doit jamais écrire que -comme Mme de Staël (de Launay), des oeuvres posthumes à publier après sa -mort. Imprimer, pour une femme de moins de cinquante ans, c'est mettre -son bonheur à la plus terrible des loteries, si elle a le bonheur -d'avoir un amant, elle commencera par le perdre. - -Je ne vois qu'une exception: c'est une femme qui fait des livres pour -nourrir ou élever sa famille. Alors elle doit toujours se retrancher -dans l'intérêt d'argent en parlant de ses ouvrages, et dire, par -exemple, à un chef d'escadron: «Votre état vous donne quatre mille -francs par an, et moi, avec mes deux traductions de l'anglais, j'ai pu, -l'année dernière, consacrer trois mille cinq cents francs de plus à -l'éducation de mes deux fils.» - -Hors de là, une femme doit imprimer comme le baron d'Holbach ou Mme de -la Fayette; leurs meilleurs amis l'ignoraient. Publier un livre ne peut -être sans inconvénient que pour une _fille_; le vulgaire, pouvant la -mépriser à son aise à cause de son état, la portera aux nues à cause de -son talent, et même s'engouera de ce talent. - -Beaucoup d'hommes en France, parmi ceux qui ont six mille livres de -rente, font leur bonheur habituel par la littérature sans songer à rien -imprimer; lire un bon livre est pour eux un des plus grands plaisirs. Au -bout de dix ans, ils se trouvent avoir doublé leur esprit, et personne -ne niera qu'en général plus on a d'esprit moins on a de passions -incompatibles avec le bonheur des autres[192]. Je ne crois pas que l'on -nie davantage que les fils d'une femme qui lit Gibbon et Schiller auront -plus de génie que les enfants de celle qui dit le chapelet et lit Mme de -Genlis. - - [192] C'est ce qui me fait espérer beaucoup de la génération naissante - des privilégiés. J'espère aussi que les maris qui liront ce chapitre - seront moins despotes pendant trois jours. - -Un jeune avocat, un marchand, un médecin, un ingénieur, peuvent être -lancés dans la vie sans aucune éducation, ils se la donnent tous les -jours en pratiquant leur état. Mais quelles ressources ont leurs femmes -pour acquérir des qualités estimables et nécessaires? Cachées dans la -solitude de leur ménage, le grand livre de la vie et de la nécessité -reste fermé pour elles. Elles dépensent toujours de la même manière, en -discutant un compte avec leur cuisinière, les trois louis que leur mari -leur donne tous les lundis. - -Je dirai, dans l'intérêt des despotes: Le dernier des hommes, s'il a -vingt ans et des joues bien roses, est dangereux pour une femme qui ne -sait rien, car elle est toute à l'instinct; aux yeux d'une femme -d'esprit, il fera justement autant d'effet qu'un beau laquais. - -Le plaisant de l'éducation actuelle, c'est qu'on n'apprend rien aux -jeunes filles qu'elles ne doivent oublier bien vite dès qu'elles seront -mariées. Il faut quatre heures par jour pendant six ans, pour bien jouer -de la harpe; pour bien peindre la miniature ou l'aquarelle, il faut la -moitié de ce temps. La plupart des jeunes filles n'arrivent pas même à -une médiocrité supportable; de là le proverbe si vrai: Qui dit amateur -dit ignorant[193]. - - [193] Le contraire de ce proverbe est vrai en Italie, où les plus - belles voix se trouvent parmi les amateurs étrangers au théâtre. - -Et supposons une jeune fille avec quelque talent; trois ans après -qu'elle est mariée, elle ne prend pas sa harpe ou ses pinceaux une fois -par mois: ces objets de tant de travail lui sont devenus ennuyeux, à -moins que le hasard ne lui ait donné l'âme d'un artiste, chose toujours -fort rare et qui rend peu propre aux soins domestiques. - -C'est ainsi que sous un vain prétexte de décence, l'on n'apprend rien -aux jeunes filles qui puisse les guider dans les circonstances qu'elles -rencontreront dans la vie; on fait plus, on leur cache, on leur nie ces -circonstances afin d'ajouter à leur force: 1º l'effet de la surprise; 2º -l'effet de la défiance rejetée sur toute l'éducation comme ayant été -menteuse[194]. Je soutiens qu'on doit parler de l'amour à des jeunes -filles bien élevées. Qui osera avancer de bonne foi que dans nos moeurs -actuelles les jeunes filles de seize ans ignorent l'existence de -l'amour? par qui reçoivent-elles cette idée si importante et si -difficile à bien donner? Voyez Julie d'Étanges se plaindre des -connaissances qu'elle doit à Chaillot, une femme de chambre de la -maison. Il faut savoir gré à Rousseau d'avoir osé être peintre fidèle en -un siècle de fausse décence. - - [194] Éducation donnée à Mme d'Épinay (Mémoires, tome I). - -L'éducation actuelle des femmes étant peut-être la plus plaisante -absurdité de l'Europe moderne, moins elles ont d'éducation proprement -dite, et plus elles valent[195]. C'est pour cela peut être qu'en Italie, -en Espagne, elles sont si supérieures aux hommes, et je dirais même si -supérieures aux femmes des autres pays. - - [195] J'excepte l'éducation des manières; on entre mieux dans un salon - rue Verte que rue Saint-Martin. - - - - -CHAPITRE LVI - -(_Suite_) - - -Toutes nos idées sur les femmes nous viennent en France du catéchisme de -trois sous; et ce qu'il y a de plaisant, c'est que beaucoup de gens qui -n'admettraient pas l'autorité de ce livre pour régler une affaire de -cinquante francs, la suivent à la lettre et stupidement pour l'objet -qui, dans l'état de vanité des habitudes du XIXe siècle, importe -peut-être le plus à leur bonheur. - -Il ne faut pas de divorce parce que le mariage est un _mystère_, et quel -mystère? l'emblème de l'union de Jésus-Christ avec son église. Et que -devenait ce mystère si l'_Église_ se fût trouvée un nom du genre -masculin[196]? Mais quittons des préjugés qui tombent[197], observons -seulement ce spectacle singulier, la racine de l'arbre a été sapée par -la hache du ridicule; mais les branches continuent à fleurir. Pour -revenir à l'observation des faits et de leurs conséquences: - - [196] - - Tu es Petrus, et super hanc petram - Ædificabo Ecclesiam meam. - - (Voir M. de Potter, _Histoire de l'Église_.) - - [197] La religion est une affaire entre chaque homme et la Divinité. - De quel droit venez-vous vous placer entre mon Dieu et moi? Je ne - prends de procureur fondé par le contrat social que pour les choses - que je ne puis pas faire moi-même. - - Pourquoi un Français ne payerait-il pas son p*** comme son - boulanger? Si nous avons du bon pain à Paris, c'est que l'État ne - s'est pas encore avisé de déclarer gratuite la fourniture du pain et - de mettre tous les boulangers à la charge du trésor. - - Aux États-Unis, chacun paye son prêtre, ces messieurs sont obligés - d'avoir du mérite, et mon voisin ne s'avise pas de mettre son - bonheur à m'imposer son prêtre (Lettre de Birkbeck). - - Que sera-ce si j'ai la conviction, comme nos p...s, que mon prêtre - est l'allié intime de mon é...? Donc, à moins d'un Luther, il n'y - aura plus de catholicisme en F... en 1850. Cette religion ne pouvait - être sauvée, en 1820, que par M. Grégoire: voyez comme on le traite. - -Dans les deux sexes, c'est de la manière dont on a employé la jeunesse -que dépend le sort de l'extrême vieillesse; cela est vrai de meilleure -heure pour les femmes. Comment une femme de quarante-cinq ans est-elle -reçue dans le monde? d'une manière sévère et plutôt inférieure à son -mérite; on les flatte à vingt ans, on les abandonne à quarante. - -Une femme de quarante-cinq ans n'a d'importance que par ses enfants ou -son amant. - -Une mère qui excelle dans les beaux-arts ne peut communiquer son talent -à son fils que dans le cas extrêmement rare où ce fils a reçu de la -nature précisément l'âme de ce talent. Une mère qui a l'esprit cultivé -donnera à son jeune fils une idée, non seulement de tous les talents -purement agréables, mais encore de tous les talents utiles à l'homme en -société, et il pourra choisir. La barbarie des Turcs tient en grande -partie à l'état d'abrutissement moral des belles Géorgiennes. Les jeunes -gens nés à Paris doivent à leurs mères l'incontestable supériorité -qu'ils ont à seize ans sur les jeunes gens provinciaux de leur âge. -C'est de seize à vingt-cinq ans que la chance tourne. - -Tous les jours les gens qui ont inventé le paratonnerre, l'imprimerie, -l'art de faire le drap, contribuent à notre bonheur, et il en est de -même des Montesquieu, des Racine, des la Fontaine. Or, le nombre des -génies que produit une nation est proportionnel au nombre d'hommes qui -reçoivent une culture suffisante[198], et rien ne me prouve que mon -bottier n'ait pas l'âme qu'il faut pour écrire comme Corneille: il lui -manque l'éducation nécessaire pour développer ses sentiments et lui -apprendre à les communiquer au public. - - [198] Voir les généraux en 1795. - -D'après le système actuel de l'éducation des jeunes filles, tous les -génies qui naissent _femmes_ sont perdus pour le bonheur du public; dès -que le hasard leur donne les moyens de se montrer, voyez-les atteindre -aux talents les plus difficiles; voyez de nos jours une Catherine II, -qui n'eut d'autre éducation que le danger et le c...; une Mme Roland, -une Alessandra Mari, qui, dans Arezzo, lève un régiment et le lance -contre les Français; une Caroline, reine de Naples, qui sait arrêter la -contagion du libéralisme mieux que nos Castlereagh et nos P... Quant à -ce qui met obstacle à la supériorité des femmes dans les ouvrages de -l'esprit, on peut voir le chapitre de la pudeur, article 9. Où ne fût -pas arrivée miss Edgeworth si la considération nécessaire à une jeune -miss anglaise ne lui eût fait une nécessité, lorsqu'elle débuta, de -transporter la chaire dans le roman[199]? - - [199] Sous le rapport des arts, c'est là le grand défaut d'un - gouvernement raisonnable, et aussi le seul éloge raisonnable de la - monarchie à la Louis XIV. Voir la stérilité littéraire de - l'Amérique. Pas une seule romance comme celles de Robert Burns ou - des Espagnols du XIIIe siècle[200]. - - [200] Voir les admirables romances des Grecs modernes, celles des - Espagnols et des Danois du XIIIe siècle, et encore mieux les poésies - arabes du VIIe siècle. - -Quel est l'homme, dans l'amour ou dans le mariage, qui a le bonheur de -pouvoir communiquer ses pensées, telles qu'elles se présentent à lui, à -la femme avec laquelle il passe sa vie? Il trouve un bon coeur qui -partage ses peines, mais toujours il est obligé de mettre ses pensées en -petite monnaie s'il veut être entendu, et il serait ridicule d'attendre -des conseils raisonnables d'un esprit qui a besoin d'un tel régiment -pour saisir les objets. La femme la plus parfaite, suivant les idées de -l'éducation actuelle, laisse son partenaire isolé dans les dangers de la -vie, et bientôt court risque de l'ennuyer. - -Quel excellent conseiller un homme ne trouverait-il pas dans sa femme si -elle savait penser! un conseiller dont, après tout, hors un seul objet, -et qui ne dure que le matin de la vie, les intérêts sont exactement -identiques avec les siens! - -Une des plus belles prérogatives de l'esprit, c'est qu'il donne de la -considération à la vieillesse. Voyez l'arrivée de Voltaire à Paris faire -pâlir la majesté royale. Mais, quant aux pauvres femmes, dès qu'elles -n'ont plus le brillant de la jeunesse, leur unique et triste bonheur est -de pouvoir se faire illusion sur le rôle qu'elles jouent dans le monde. - -Les débris des talents de la jeunesse ne sont plus qu'un ridicule, et ce -serait un bonheur pour nos femmes actuelles de mourir à cinquante ans. -Quant à la vraie morale, plus on a d'esprit et plus on voit clairement -que la justice est le seul chemin du bonheur. Le génie est un pouvoir, -mais il est encore plus un flambeau pour découvrir le grand art d'être -heureux. - -La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils peuvent faire -de grandes choses, c'est celui où rien ne leur semble impossible. -L'ignorance des femmes fait perdre au genre humain cette chance -magnifique. L'amour fait tout au plus aujourd'hui bien monter à cheval, -ou bien choisir son tailleur. - -Je n'ai pas le temps de garder les avenues contre la critique, si -j'étais maître d'établir des usages, je donnerais aux jeunes filles, -autant que possible, exactement la même éducation qu'aux jeunes garçons. -Comme je n'ai pas l'intention de faire un livre à propos de botte, on -n'exigera pas que je dise en quoi l'éducation actuelle des hommes est -absurde. (On ne leur enseigne pas les deux premières sciences, la -logique et la morale.) La prenant telle qu'elle est, cette éducation, je -dis qu'il vaut mieux la donner aux jeunes filles que de leur montrer -uniquement à faire de la musique, des aquarelles et de la broderie. - -Donc, apprendre aux jeunes filles à lire, à écrire et l'arithmétique par -l'enseignement mutuel dans les écoles-centrales-couvents, où la présence -de tout homme, les professeurs exceptés, serait sévèrement punie. Le -grand avantage de réunir les enfants, c'est que, quelque bornés que -soient les professeurs, les enfants apprennent malgré eux de leurs -petits camarades l'art de vivre dans le monde et de ménager les -intérêts. Un professeur sensé devrait expliquer aux enfants leurs -petites querelles et leurs amitiés, et commencer ainsi son cours de -morale plutôt que par l'histoire du _Veau d'or_[201]. - - [201] Mon cher élève, monsieur votre père a de la tendresse pour vous; - c'est ce qui fait qu'il me donne quarante francs par mois pour que - je vous apprenne les mathématiques, le dessin, en un mot à gagner de - quoi vivre. Si vous aviez froid faute d'un petit manteau, monsieur - votre père souffrirait. Il souffrirait parce qu'il a de la - sympathie, etc., etc. Mais, quand vous aurez dix-huit ans, il faudra - que vous gagniez vous-même l'argent nécessaire pour acheter ce - manteau. Monsieur votre père a, dit-on, vingt-cinq mille livres de - rente, mais vous êtes quatre enfants; donc il faudra vous - déshabituer de la voiture dont vous jouissez chez monsieur votre - père, etc., etc. - -Sans doute, d'ici à quelques années l'enseignement mutuel sera appliqué -à tout ce qui s'apprend; mais, prenant les choses dans leur état actuel, -je voudrais que les jeunes filles étudiassent le latin comme les petits -garçons; le latin est bon parce qu'il apprend à s'ennuyer; avec le -latin, l'histoire, les mathématiques, la connaissance des plantes utiles -comme nourriture ou comme remède, ensuite la logique et les sciences -morales, etc. La danse, la musique et le dessin doivent se commencer à -cinq ans. - -A seize ans, une jeune fille doit songer à se trouver un mari et -recevoir de sa mère des idées justes sur l'amour, le mariage et le peu -de probité des hommes[202]. - - [202] Hier soir, j'ai vu deux charmantes petites filles de quatre ans - chanter des chansons d'amour fort vives dans une escarpolette que je - faisais aller. Les femmes de chambre leur apprennent ces chansons, - et leur mère leur dit qu'_amour_ et _amant_ sont des mots vides de - sens. - - - - -CHAPITRE LVI _bis_ - -Du mariage. - - -La fidélité des femmes dans le mariage, lorsqu'il n'y a pas d'amour, est -probablement une chose contre nature[203]. - - [203] Anzi certamente. Coll'amore uno non trova gusto a bevere acqua - altra che quella di questo fonte prediletto. Resta naturale allora - la fedeltà. - - Coll matrimonio senza amore, in men di due anni l'acqua di questo - fonte diventa amara. Esiste sempre pero in natura il bisogno - d'acqua. I costumi fanno superare la natura, ma solamente quando si - puo vincerla in un instante: la moglie indiana che si abruccia (21 - octobre 1821) dopo la morte del vecchio marito che odiava, la - ragazza europea che trucida barbaramente il tenero bambino al quale - testè diede vita. Senza l'altissimo muro dell monistero le monache - anderebbero via. - -On a essayé d'obtenir cette chose contre nature par la peur de l'enfer -et les sentiments religieux; l'exemple de l'Espagne et de l'Italie -montre jusqu'à quel point on a réussi. - -On a voulu l'obtenir en France par l'opinion, c'était la seule digue -capable de résister; mais on l'a mal construite. Il est absurde de dire -à une jeune fille: «Vous serez fidèle à l'époux de votre choix»; et -ensuite de la marier par force à un vieillard ennuyeux[204]. - - [204] Même les minuties, tout chez nous est comique en ce qui concerne - l'éducation des femmes. Par exemple, en 1820, sous le règne de ces - mêmes nobles qui ont proscrit le divorce, le ministère envoie à la - ville de Laon un buste et une statue de Gabrielle d'Estrées. La - statue sera placée sur la place publique, apparemment pour répandre - parmi les jeunes filles l'amour des Bourbons, et les engager, en cas - de besoin, à n'être pas cruelles aux rois aimables, et à donner des - rejetons à cette illustre famille. - - Mais, en revanche, le même ministère refuse à la ville de Laon le - buste du maréchal Serrurier, brave homme qui n'était pas galant, et - qui de plus avait grossièrement commencé sa carrière par le métier - de simple soldat. (Discours du général Foy, _Courrier_ du 17 juin - 1820. Dulaure, dans sa curieuse _Histoire de Paris_, article: - _Amours de Henri IV_.) - -_Mais les jeunes filles se marient avec plaisir._--C'est que, dans le -système contraint de l'éducation actuelle, l'esclavage qu'elles -subissent dans la maison de leur mère est d'un intolérable ennui; -d'ailleurs elles manquent de lumières; enfin c'est le voeu de la nature. -Il n'y a qu'un moyen d'obtenir plus de fidélité des femmes dans le -mariage: c'est de donner la liberté aux jeunes filles et le divorce aux -gens mariés. - -Une femme perd toujours dans un premier mariage les plus beaux jours de -la jeunesse, et par le divorce elle donne aux sots quelque chose à dire -contre elle. - -Les jeunes femmes qui ont beaucoup d'amants n'ont que faire du divorce. -Les femmes d'un certain âge qui ont eu beaucoup d'amants croient réparer -leur réputation, et en France y réussissent toujours, en se montrant -extrêmement sévères envers des erreurs qui les ont quittées. Ce sera -quelque pauvre jeune femme vertueuse et éperdument amoureuse qui -demandera le divorce et qui se fera honnir par des femmes qui ont eu -cinquante hommes. - - - - -CHAPITRE LVII - -De ce qu'on appelle vertu. - - -Moi, j'honore du nom de vertu l'habitude de faire des actions pénibles -et utiles aux autres. - -Saint Siméon Stylite, qui se tient vingt-deux ans sur le haut d'une -colonne et qui se donne les étrivières, n'est guère vertueux à mes yeux, -j'en conviens, et c'est ce qui donne un ton trop leste à cet essai. - -Je n'estime guère non plus un chartreux qui ne mange que du poisson et -qui ne se permet de parler que le jeudi. J'avoue que j'aime mieux le -général Carnot, qui, dans un âge avancé, supporte les rigueurs de l'exil -dans une petite ville du Nord plutôt que de faire une bassesse. - -J'ai quelque espoir que cette déclaration extrêmement vulgaire portera à -sauter le reste du chapitre. - -Ce matin, jour de fête, à Pesaro (7 mai 1819), étant obligé d'aller à la -messe, je me suis fait donner un missel et je suis tombé sur ces -paroles: - - Joanna, Alphonsi quinti Lusitaniæ regis filia, tanta divini amoris - flamma præventa fuit, ut ab ipsa pueritia rerum caducarum pertæsa, - solo coelestis patriæ desiderio flagraret. - -La vertu si touchante prêchée par les phrases si belles du _Génie du -christianisme_ se réduit donc à ne pas manger de truffes de peur des -crampes d'estomac. C'est un calcul fort raisonnable si l'on croit à -l'enfer, mais calcul de l'intérêt le plus personnel et le plus -prosaïque. La vertu _philosophique_ qui explique si bien le retour de -Régulus à Carthage, et qui a amené des traits semblables dans notre -révolution[205], prouve au contraire générosité dans l'âme. - - [205] Mémoires de Mme Roland. M. Grangeneuve qui va se promener à huit - heures dans une certaine rue pour se faire tuer par le capucin - Chabot. On croyait une mort utile à la cause de la liberté. - -C'est uniquement pour ne pas être brûlée en l'autre monde, dans une -grande chaudière d'huile bouillante, que Mme de Tourvel résiste à -Valmont. Je ne conçois pas comment l'idée d'être le rival d'une -chaudière d'huile bouillante n'éloigne pas Valmont par le mépris. - -Combien Julie d'Étanges, respectant ses serments et le bonheur de M. de -Wolmar, n'est-elle pas plus touchante? - -Ce que je dis de Mme de Tourvel, je le trouve applicable à la haute -vertu de Mistress Hutchinson. Quelle âme le puritanisme enleva à -l'amour! - -Un des travers les plus plaisants dans le monde, c'est que les hommes -croient toujours savoir ce qu'il leur est évidemment nécessaire de -savoir. Voyez-les parler de politique, cette science si compliquée; -voyez-les parler de mariage et de moeurs. - - - - -CHAPITRE LVIII - -Situation de l'Europe à l'égard du mariage. - - -Jusqu'ici nous n'avons traité la question du mariage que par le -raisonnement[206]; la voici traitée par les faits. - - [206] L'auteur avait lu un chapitre intitulé _dell' Amore_, dans la - traduction italienne de l'idéologie de M. de Tracy. Le lecteur - trouvera dans ce chapitre des idées d'une bien autre portée - philosophique que tout ce qu'il peut rencontrer ici. - -Quel est le pays du monde où il y a le plus de mariages heureux? -incontestablement c'est l'Allemagne protestante. - -J'extrais le morceau suivant du journal du capitaine Salviati, sans y -changer un seul mot: - -«Halberstadt, 25 juin 1807... M. de Bulow cependant est bonnement et -ouvertement amoureux de Mlle de Feltheim; il la suit partout et -toujours, lui parle sans cesse, et très souvent la retient à dix pas de -nous. Cette préférence ouverte choque la société, la rompt, et aux rives -de la Seine passerait pour le comble de l'indécence. Les Allemands -songent bien moins que nous à ce qui rompt la société, et l'indécence -n'est presque qu'un mal de convention. Il y a cinq ans que M. de Bulow -fait ainsi la cour à Mina, qu'il n'a pas pu épouser à cause de la -guerre. Toutes les demoiselles de la société ont leur amant connu de -tout le monde; mais aussi, parmi les Allemands de la connaissance de mon -ami M. de Mermann, il n'en est pas un seul qui ne se soit marié par -amour, savoir: - -«Mermann, son frère George, M. de Voigt, M. de Lazing, etc. Il vient de -m'en nommer une douzaine. - -«La manière ouverte et passionnée dont tous ces amants font la cour à -leurs maîtresses serait le comble de l'indécence, du ridicule et de la -malhonnêteté en France. - -«Mermann me disait ce soir, en revenant du _Chasseur vert_, que, de -toutes les femmes de sa famille très nombreuse, il ne croyait pas qu'il -y en eût une seule qui eût trompé son mari. Mettons qu'il se trompe de -moitié, c'est encore un pays singulier. - -«Sa proposition scabreuse à sa belle-soeur, Mme de Munichow, dont la -famille va s'éteindre faute d'héritiers mâles et les biens très -considérables retourner au prince, reçue avec froideur, mais «ne m'en -reparlez jamais.» - -«Il en dit quelque chose en termes très couverts à la céleste Philippine -(qui vient d'obtenir le divorce contre son mari, qui voulait simplement -la vendre au souverain); indignation non jouée, diminuée dans les termes -au lieu d'être exagérée: «Vous n'avez donc plus d'estime du tout pour -notre sexe? Je crois pour votre honneur que vous plaisantez.» - -«Dans un voyage au Brocken avec cette vraiment belle femme, elle -s'appuyait sur son épaule en dormant, ou feignant de dormir; un cahot la -jette un peu sur lui, il lui serre la taille, elle se jette de l'autre -côté de la voiture; il ne pense pas qu'elle soit inséductible, mais il -croit qu'elle se tuerait le lendemain de sa faute. Ce qu'il y a de -certain, c'est qu'il l'a aimée passionnément, qu'il en a été aimé de -même, qu'ils se voyaient sans cesse et qu'elle est sans reproche; mais -le soleil est bien pâle à Halberstadt, le gouvernement bien minutieux, -et ces deux personnages bien froids. Dans leurs tête-à-tête les plus -passionnés, Kant et Klopstock étaient toujours de la partie. - -«Mermann me contait qu'un homme marié convaincu d'adultère peut être -condamné par les tribunaux de Brunswick à dix ans de prison; la loi est -tombée en désuétude, mais fait du moins que l'on ne plaisante point sur -ces sortes d'affaires; la qualité d'homme à aventures galantes est bien -loin d'être, comme en France, un avantage que l'on ne peut presque -dénier en face à un mari sans l'insulter. - -«Quelqu'un qui dirait à mon colonel ou à Ch... qu'ils n'ont plus de -femmes depuis leur mariage en serait fort mal reçu. - -«Il y a quelques années qu'une femme de ce pays, dans un retour de -religion, dit à son mari, homme de la cour de Brunswick, qu'elle l'avait -trompé six ans de suite. Ce mari, aussi sot que sa femme, alla conter le -propos au duc; le galant fut obligé de donner sa démission de tous ses -emplois et de quitter le pays dans les vingt-quatre heures, sur la -menace du duc de faire agir les lois.» - -«Halberstadt, 7 juillet 1807. - -«Ici les maris ne sont pas trompés, il est vrai, mais quelles femmes, -grands dieux! des statues, des masses à peine organisées. Avant le -mariage elles sont fort agréables, lestes comme des gazelles, et un oeil -vif et tendre qui comprend toujours les allusions de l'amour. C'est -qu'elles sont à la chasse d'un mari. A peine ce mari trouvé, elles ne -sont plus exactement que des faiseuses d'enfant, en perpétuelle -adoration devant le faiseur. Il faut que dans une famille de quatre ou -cinq enfants il y en ait toujours un de malade, puisque la moitié des -enfants meurt avant sept ans, et dans ce pays, dès qu'un des bambins est -malade, la mère ne sort plus. Je les vois trouver un plaisir indicible à -être caressées par leurs enfants. Peu à peu elles perdent toutes leurs -idées. C'est comme à Philadelphie. Des jeunes filles de la gaieté la -plus folle et la plus innocente y deviennent, en moins d'un an, les plus -ennuyeuses des femmes. Pour en finir sur les mariages de l'Allemagne -protestante, la dot de la femme est à peu près nulle à cause des fiefs. -Mlle de Diesdorff, fille d'un homme qui a quarante mille livres de -rente, aura peut-être deux mille écus de dot (sept mille cinq cents -francs). - -«M. de Mermann a eu quatre mille écus de sa femme. - -«Le supplément de dot est payable en vanité à la cour. «On trouverait -dans la bourgeoisie, me disait Mermann, des partis de cent ou cent -cinquante mille écus (six cent mille francs au lieu de quinze). Mais on -ne peut plus être présenté à la cour; on est séquestré de toute société -où se trouve un prince ou une princesse: _c'est affreux_.» Ce sont ses -termes, et c'était le cri du coeur. - -«Une femme allemande qui aurait l'âme de Phi***, avec son esprit, sa -figure noble et sensible, le feu qu'elle devait avoir à dix-huit ans -(elle en a vingt-sept), étant honnête et pleine de naturel par les -moeurs du pays, n'ayant, par la même cause, que la petite dose utile de -religion, rendrait sans doute son mari fort heureux. Mais comment se -flatter d'être constant auprès de mères de famille si insipides?» - -«--_Mais il était marié_,» m'a-t-elle répondu ce matin comme je blâmais -les quatre ans de silence de l'amant de Corinne, lord Oswald. Elle a -veillé jusqu'à trois heures pour lire Corinne; ce roman lui a donné une -profonde émotion, et elle me répond avec sa touchante candeur: «_Mais il -était marié._» - -«Phi*** a tant de naturel et une sensibilité si naïve, que, même en ce -pays du naturel, elle semble prude aux petits esprits montés sur de -petites âmes. Leurs plaisanteries lui font mal au coeur, et elle ne le -cache guère. - -«Quand elle est en bonne compagnie, elle rit comme une folle des -plaisanteries les plus gaies. C'est elle qui m'a conté l'histoire de -cette jeune princesse de seize ans, depuis si célèbre, qui entreprenait -souvent de faire monter dans son appartement l'officier de garde à sa -porte.» - - -LA SUISSE. - -Je connais peu de familles plus heureuses que celles de l'_Oberland_, -partie de la Suisse située près de Berne, et il est de notoriété -publique (1816) que les jeunes filles y passent avec leurs amants les -nuits du samedi au dimanche. - -Les sots qui connaissent le monde pour avoir fait le voyage de Paris à -Saint-Cloud vont se récrier; heureusement je trouve dans un écrivain -suisse la confirmation de ce que j'ai vu moi-même[207] pendant quatre -mois. - - [207] _Principes philosophiques du colonel Weiss_, septième édition, - tome II, page 245. - -«Un bon paysan se plaignait de quelques dégâts faits dans son verger; je -lui demandai pourquoi il n'avait pas de chien: «Mes filles ne se -marieraient jamais.» Je ne comprenais pas sa réponse; il me conte qu'il -avait eu un chien si méchant, qu'il n'y avait plus de garçons qui -osassent escalader ses fenêtres. - -«Un autre paysan, maire de son village, pour me faire l'éloge de sa -femme, me disait que, du temps qu'elle était fille, il n'y en avait -point qui eût plus de _kilter_ ou _veilleurs_ (qui eût plus de jeunes -gens qui allassent passer la nuit avec elle). - -«Un colonel généralement estimé fut obligé, dans une course de -montagnes, de passer la nuit au fond d'une des vallées les plus -solitaires et les plus pittoresques du pays. Il logea chez le premier -magistrat de la vallée, homme riche et accrédité. L'étranger remarqua en -entrant une jeune fille de seize ans, modèle de grâce, de fraîcheur et -de simplicité: c'était la fille du maître de la maison. Il y avait ce -soir-là bal champêtre: l'étranger fit la cour à la jeune fille, qui -était réellement d'une beauté frappante. Enfin, se faisant courage, il -osa lui demander s'il ne pourrait pas _veiller_ avec elle. «Non, -répondit la jeune fille, je couche avec ma cousine; mais je viendrai -moi-même chez vous.» Qu'on juge du trouble que causa cette réponse. On -soupe, l'étranger se lève, la jeune fille prend le flambeau et le suit -dans sa chambre; il croit toucher au bonheur. «Non, lui dit-elle avec -candeur; il faut d'abord que je demande permission à maman.» La foudre -l'eût moins atterré. Elle sort; il reprend courage et se glisse autour -du salon de bois de ces bonnes gens; il entend la fille, qui, d'un ton -caressant, priait sa mère de lui accorder la permission qu'elle -désirait; elle l'obtient enfin. «N'est-ce pas, vieux, dit la mère à son -mari, qui était déjà au lit, tu consens que Trineli passe la nuit avec -M. le colonel?--De bon coeur, répond le père; je crois qu'à un tel homme -je prêterais encore ma femme.--Eh bien! va, dit la mère à Trineli; mais -sois brave fille, et n'ôte pas ta jupe...» Au point du jour, Trineli, -respectée par l'étranger, se leva vierge; elle arrangea les coussins du -lit, prépara du café et de la crème pour son veilleur, et, après que, -assise sur le lit, elle eut déjeuné avec lui, elle coupe un petit -morceau de son _broustpletz_ (pièce de velours qui couvre le sein). -«Tiens, lui dit-elle, conserve ce souvenir d'une nuit heureuse; je ne -l'oublierai jamais. Pourquoi es-tu colonel?» Et, lui ayant donné un -dernier baiser, elle s'enfuit: il ne put plus la revoir[208].» Voilà -l'excès exposé à nos moeurs françaises et que je suis loin d'approuver. - - [208] Je suis heureux de pouvoir dire avec les paroles d'un autre des - faits extraordinaires que j'ai eu l'occasion d'observer. - Certainement sans M. de Weiss je n'eusse pas rapporté ce trait de - moeurs. J'en ai omis d'aussi caractéristiques à Valence et à Vienne. - -Je voudrais, si j'étais législateur, qu'on prît en France, comme en -Allemagne, l'usage des soirées dansantes. Trois fois par semaine, les -jeunes filles iraient avec leurs mères à un bal commencé à sept heures, -finissant à minuit, et exigeant pour tous frais un violon et des verres -d'eau. Dans une pièce voisine, les mères, peut-être un peu jalouses de -l'heureuse éducation de leurs filles, joueraient au boston; dans une -troisième, les pères trouveraient les journaux et parleraient politique. -Entre minuit et une heure, toutes les familles se réuniraient et -regagneraient le toit paternel. Les jeunes filles apprendraient à -connaître les jeunes hommes; la fatuité et l'indiscrétion qui la suit -leur deviendraient bien vite odieuses; enfin, _elles se choisiraient un -mari_. Quelques jeunes filles auraient des amours malheureuses, mais le -nombre des maris trompés et des mauvais ménages diminuerait dans une -immense proportion. Alors il serait moins absurde de chercher à punir -l'infidélité par la honte, la loi dirait aux jeunes femmes: «Vous avez -choisi votre mari; soyez-lui fidèle.» Alors j'admettrais la poursuite et -la punition par les tribunaux de ce que les Anglais appellent _criminal -conversation_. Les tribunaux pourraient imposer, au profit des prisons -et des hôpitaux, une amende égale aux deux tiers de la fortune du -séducteur et une prison de quelques années. - -Une femme pourrait être poursuivie pour adultère devant un jury. Le jury -devrait d'abord déclarer que la conduite du mari a été irréprochable. - -La femme convaincue pourrait être condamnée à la prison pour la vie. Si -le mari avait été absent plus de deux ans, la femme ne pourrait être -condamnée qu'à une prison de quelques années. Les moeurs publiques se -modèleraient bientôt sur ces lois et les perfectionneraient[209]. - - [209] L'_Examiner_, journal anglais, en rendant compte du procès de la - reine (nº 662. du 3 septembre 1820), ajoute: - - «We have a system of sexual morality, under which thousands of women - become mercenary prostitutes whom virtuous women are taught to - scorn, while virtuous men retain the privilege of frequenting those - very women, without its being regarded as any thing more than a - venial offence.» - - Il y a une noble hardiesse dans le pays du _Cant_ à oser exprimer, - sur cet objet une vérité, quelque triviale et palpable qu'elle soit; - cela est encore plus méritoire à un pauvre journal qui ne peut - espérer de succès qu'en étant acheté par les gens riches, lesquels - regardent les évêques et la Bible comme l'unique sauvegarde de leurs - belles livrées. - -Alors les nobles et les prêtres, tout en regrettant amèrement les -siècles décents de Mme de Montespan ou de Mme du Barry, seraient forcés -de permettre le divorce[210]. - - [210] Mme de Sévigné écrivait à sa fille, le 23 décembre 1671: «Je ne - sais si vous avez appris que Villarceaux, en parlant au roi d'une - charge pour son fils, prit habilement l'occasion de lui dire qu'il y - avait des gens qui se mêlaient de dire à sa nièce (Mlle de Rouxel), - que Sa Majesté avait quelque dessein pour elle; que si cela était, - il le suppliait de se servir de lui, que l'affaire serait mieux - entre ses mains que dans celles des autres, et qu'il s'y emploierait - avec succès. Le roi se mit à rire, et dit: _Villarceaux, nous sommes - trop vieux, vous et moi, pour attaquer des demoiselles de quinze - ans_. Et comme un galant homme se moqua de lui et conta ce discours - chez les dames (Tome II, page 340). - - Mémoires de Lauzun, de Bezenval, de Mme d'Épinay, etc., etc. Je - supplie qu'on ne me condamne pas tout à fait sans relire ces - mémoires. - -Il y aurait dans un village, en vue de Paris, un élysée pour les femmes -malheureuses, une maison de refuge où, sous peine des galères, il -n'entrerait d'autre homme que le médecin et l'aumônier. Une femme qui -voudrait obtenir le divorce serait tenue, avant tout, d'aller se -constituer prisonnière dans cet élysée; elle y passerait deux années -sans sortir une seule fois. Elle pourrait écrire, sans jamais recevoir -de réponse. - -Un conseil composé de pairs de France et de quelques magistrats estimés -dirigerait, au nom de la femme, les poursuites pour le divorce, et -réglerait la pension à payer par le mari à l'établissement. La femme qui -succomberait dans sa demande devant les tribunaux serait admise à passer -le reste de sa vie à l'élysée. Le gouvernement compléterait à -l'administration de l'élysée deux mille francs par femme réfugiée. Pour -être reçue à l'élysée, il faudrait avoir eu une dot de plus de vingt -mille francs. La sévérité du régime moral serait extrême. - -Après deux ans d'une totale séparation du monde, une femme divorcée -pourrait se remarier. - -Une fois arrivées à ce point, les chambres pourraient examiner si, pour -établir l'émulation du mérite entre les jeunes filles, il ne -conviendrait pas d'attribuer aux garçons une part double de celles des -soeurs dans le partage de l'héritage paternel. Les filles qui ne -trouveraient pas à se marier auraient une part égale à celles des mâles. -On peut remarquer en passant que ce système détruirait peu à peu -l'habitude des mariages de convenance trop inconvenants. La possibilité -du divorce rendrait inutiles les excès de bassesse. - -Il faudrait établir sur divers points de la France, et dans des villages -pauvres, trente abbayes pour les vieilles filles. Le gouvernement -chercherait à entourer ces établissements de considération, pour -consoler un peu la tristesse des pauvres filles qui y achèveraient leur -vie. Il faudrait leur donner tous les hochets de la dignité. - -Mais laissons ces chimères. - - - - -CHAPITRE LIX - -Werther et don Juan. - - -Parmi les jeunes gens, lorsque l'on s'est bien moqué d'un pauvre -amoureux et qu'il a quitté le salon, ordinairement la conversation finit -par agiter la question de savoir s'il vaut mieux prendre les femmes -comme le don Juan de Mozart, ou comme Werther. Le contraste serait plus -exact si j'eusse cité Saint-Preux, mais c'est un si plat personnage, que -je ferais tort aux âmes tendres en le leur donnant pour représentant. - -Le caractère de don Juan requiert un plus grand nombre de ces vertus -utiles et estimées dans le monde: l'admirable intrépidité, l'esprit de -ressource, la vivacité, le sang-froid, l'esprit amusant, etc. - -Les don Juan ont de grands moments de sécheresse et une vieillesse fort -triste; mais la plupart des hommes n'arrivent pas à la vieillesse. - -Les amoureux jouent un pauvre rôle le soir dans le salon, car l'on n'a -de talent et de force auprès des femmes qu'autant qu'on met à les avoir -exactement le même intérêt qu'à une partie de billard. Comme la société -connaît aux amoureux un grand intérêt dans la vie, quelque esprit qu'ils -aient, ils prêtent le flanc à la plaisanterie; mais le matin en -s'éveillant, au lieu d'avoir de l'humeur jusqu'à ce que quelque chose de -piquant et de malin les soit venu ranimer, ils songent à ce qu'ils -aiment et font des châteaux en Espagne habités par le bonheur. - -L'amour à la Werther ouvre l'âme à tous les arts, à toutes les -impressions douces et romantiques, au clair de lune, à la beauté des -bois, à celle de la peinture, en un mot au sentiment et à la jouissance -du _beau_, sous quelque forme qu'il se présente, fût-ce sous un habit de -bure. Il fait trouver le bonheur même sous les richesses[211]. Ces -âmes-là, au lieu d'être sujettes à se blaser comme Mielhan, Bezenval, -etc., deviennent folles par excès de sensibilité comme Rousseau. Les -femmes douées d'une certaine élévation d'âme qui, après la première -jeunesse, savent voir l'amour où il est, et quel est cet amour, -échappent en général aux don Juan qui ont pour eux plutôt le nombre que -la qualité des conquêtes. Remarquez, au désavantage de la considération -des âmes tendres, que la publicité est nécessaire au triomphe des don -Juan, comme le secret à ceux des Werther. La plupart des gens qui -s'occupent de femmes par état sont nés au sein d'une grande aisance, -c'est-à-dire sont, par le fait de leur éducation et par l'imitation de -ce qui les entourait dans leur jeunesse, égoïstes et secs[212]. - - [211] Premier volume de la _Nouvelle Héloïse_, et tous les volumes, si - Saint-Preux se fût trouvé avoir l'ombre du caractère; mais c'était - un vrai poète, un bavard sans résolution, qui n'avait du coeur - qu'après avoir péroré, d'ailleurs homme fort plat. Ces gens-là ont - l'immense avantage de ne pas choquer l'orgueil féminin, et de ne - jamais donner d'_étonnement_ à leur amie. Qu'on pèse ce mot; c'est - peut-être là tout le secret du succès des hommes plats auprès des - femmes distinguées. Cependant l'amour n'est pas une passion - qu'autant qu'il fait oublier l'amour-propre. Elles ne sentent donc - pas complètement l'amour, les femmes qui, comme L.., lui demandent - les plaisirs de l'orgueil. Sans s'en douter, elles sont à la même - hauteur que l'homme prosaïque, objet de leur mépris, qui cherche - dans l'amour, l'amour et la vanité. Elles, elles veulent l'amour et - l'orgueil; mais l'amour se retire la rougeur sur le front; c'est le - plus orgueilleux des despotes: ou il est tout, ou il n'est rien. - - [212] Voir une page d'André Chénier, _OEuvres_, page 370; ou bien - ouvrir les yeux dans le monde, ce qui est plus difficile. «En - général, ceux que nous appelons patriciens sont plus éloignés que - les autres hommes de rien aimer», dit l'empereur Marc-Aurèle. - (_Pensées_, page 50.) - -Les vrais don Juan finissent même par regarder les femmes comme le parti -ennemi, et par se réjouir de leurs malheurs de tous genres. - -Au contraire, l'aimable duc delle Pignatelle nous montrait à Munich la -vraie manière d'être heureux par la volupté, même sans l'amour-passion. -«Je vois qu'une femme me plaît, me disait-il un soir, quand je me trouve -tout interdit auprès d'elle et que je ne sais que lui dire.» Bien loin -de mettre son amour-propre à rougir et à se venger de ce moment -d'embarras, il le cultivait précieusement comme la source du bonheur. -Chez cet aimable jeune homme, l'amour goût était tout à fait exempt de -la vanité qui corrode; c'était une nuance affaiblie, mais pure et sans -mélange, de l'amour véritable; et il respectait toutes les femmes comme -des êtres charmants envers qui nous sommes bien injustes (20 février -1820). - -Comme on ne se choisit pas un tempérament, c'est-à-dire une âme, l'on ne -se donne pas un rôle supérieur. J.-J. Rousseau et le duc de Richelieu -auraient eu beau faire, malgré tout leur esprit, ils n'auraient pu -changer de carrière auprès des femmes. Je croirais volontiers que le duc -n'a jamais eu de moments comme ceux que Rousseau trouva dans le parc de -la Chevrette, auprès de Mme d'Houdetot; à Venise, en écoutant la musique -des _Scuole_; et à Turin aux pieds de Mme Bazile. Mais aussi il n'eut -jamais à rougir du ridicule dont Rousseau se couvre auprès de Mme de -Larnage et dont le remords le poursuit le reste de sa vie. - -Le rôle des Saint Preux est plus doux et remplit tous les moments de -l'existence; mais il faut convenir que celui de don Juan est bien plus -brillant. Si Saint-Preux change de goût au milieu de sa vie, solitaire -et retiré, avec des habitudes pensives, il se trouve sur la scène du -monde à la dernière place, tandis que don Juan se voit une réputation -superbe parmi les hommes, et pourra peut-être encore plaire à une femme -tendre en lui faisant le sacrifice sincère de ses goûts libertins. - -Par toutes les raisons présentées jusqu'ici, il me semble que la -question se balance. Ce qui me fait croire les Werther plus heureux, -c'est que don Juan réduit l'amour à n'être qu'une affaire ordinaire. Au -lieu d'avoir, comme Werther, des réalités qui se modèlent sur ses -désirs, il a des désirs imparfaitement satisfaits par la froide réalité, -comme dans l'ambition, l'avarice et les autres passions. Au lieu de se -perdre dans les rêveries enchanteresses de la cristallisation, il pense -comme un général au succès de ses manoeuvres[213], et, en un mot, tue -l'amour, au lieu d'en jouir plus qu'un autre, comme croit le vulgaire. - - [213] Comparez _Lovelace_ à _Tom Jones_. - -Ce qui précède me semble sans réplique. Une autre raison qui l'est pour -le moins autant à mes yeux, mais que, grâce à la méchanceté de la -providence, il faut pardonner aux hommes de ne pas reconnaître, c'est -que l'habitude de la justice me paraît, sauf les accidents, la route la -plus assurée pour arriver au bonheur, et les Werther ne sont pas -scélérats[214]. - - [214] Voir la _Vie privée du duc de Richelieu_, 9 volumes in-8º. - Pourquoi, au moment où un assassin tue un homme, ne tombe-t-il pas - mort aux pieds de sa victime? Pourquoi les maladies? et, s'il y a - des maladies, pourquoi un Troistaillons ne meurt-il pas de la - colique? Pourquoi Henri IV règne-t-il vingt et un ans, et Louis XV - cinquante-neuf? Pourquoi la durée de la vie n'est-elle pas en - proportion exacte avec le degré de vertu de chaque homme? Et autres - questions _infâmes_, diront les philosophes anglais, qu'il n'y a - assurément aucun mérite à poser, mais auxquelles il y aurait quelque - mérite à répondre autrement que par des injures et du _cant_. - -Pour être heureux dans le crime, il faudrait exactement n'avoir pas de -remords. Je ne sais si un tel être peut exister[215]; je ne l'ai jamais -rencontré, et je parierais que l'aventure de Mme Michelin troublait les -nuits du duc de Richelieu. - - [215] Voir Néron après le meurtre de sa mère, dans Suétone; et - cependant de quelles belles masses de flatterie n'était-il pas - environné? - -Il faudrait, ce qui est impossible, n'avoir exactement pas de sympathie, -ou pouvoir mettre à mort le genre humain[216]. - - [216] La cruauté n'est qu'une sympathie souffrante. Le _pouvoir_ n'est - le premier des bonheurs, après l'amour, que parce que l'on croît - être en état de _commander la sympathie_. - -Les gens qui ne connaissent l'amour que par les romans éprouveront une -répugnance naturelle en lisant ces phrases en faveur de la vertu en -amour. C'est que, par les lois du roman, la peinture de l'amour vertueux -est essentiellement ennuyeuse et peu intéressante. Le sentiment de la -vertu paraît ainsi de loin neutraliser celui de l'amour, et les paroles -_amour vertueux_ semblent synonymes d'amour faible. Mais tout cela est -une _infirmité_ de l'art de peindre, qui ne fait rien à la passion telle -qu'elle existe dans la nature[217]. - - [217] Si l'on peint aux yeux du spectateur le sentiment de la vertu à - côté du sentiment de l'amour, on se trouve avoir représenté un coeur - partagé entre deux sentiments. La vertu dans les romans n'est bonne - qu'à sacrifier. Julie d'Étanges. - -Je demande la permission de faire le portrait du plus intime de mes -amis. - -Don Juan abjure tous les devoirs qui le lient au reste des hommes. Dans -le grand marché de la vie, c'est un marchand de mauvaise foi qui prend -toujours et ne paye jamais. L'idée de l'égalité lui inspire la rage que -l'eau donne à l'hydrophobe; c'est pour cela que l'orgueil de la -naissance va si bien au caractère de don Juan. Avec l'idée de l'égalité -des droits disparaît celle de la justice, ou plutôt si don Juan est -sorti d'un sang illustre, ces idées communes ne l'ont jamais approché; -et je croirais assez qu'un homme qui porte un nom historique est plus -disposé qu'un autre à mettre le feu à une ville pour se faire cuire un -oeuf[218]. Il faut l'excuser; il est tellement possédé de l'amour de -soi-même, qu'il arrive au point de perdre l'idée du mal qu'il cause, et -de ne voir plus que lui dans l'univers qui puisse jouir ou souffrir. -Dans le feu de la jeunesse, quand toutes les passions font sentir la vie -dans notre propre coeur et éloignent la méfiance de celui des autres, -don Juan, plein de sensations et de bonheur apparent, s'applaudit de ne -songer qu'à soi, tandis qu'il voit les autres hommes sacrifier au -devoir; il croit avoir trouvé le grand art de vivre. Mais, au milieu de -son triomphe, à peine à trente ans, il s'aperçoit avec étonnement que la -vie lui manque, il éprouve un dégoût croissant pour ce qui faisait tous -ses plaisirs. Don Juan me disait à Thorn, dans un accès d'humeur noire: -«Il n'y a pas vingt variétés de femmes, et une fois qu'on en a eu deux -ou trois de chaque variété, la satiété commence.» Je répondais: «Il n'y -a que l'imagination qui échappe pour toujours à la satiété. Chaque femme -inspire un intérêt différent, et bien plus, la même femme, si le hasard -vous la présente deux ou trois ans plus tôt ou plus tard dans le cours -de la vie, et si le hasard veut que vous aimiez, est aimée d'une manière -différente. Mais une femme tendre, même en vous aimant, ne produirait -sur vous, par ses prétentions à l'égalité, que l'irritation de -l'orgueil. Votre manière d'avoir les femmes tue toutes les autres -jouissances de la vie; celle de Werther les centuple.» - - [218] Voir Saint-Simon, fausse couche de Mme la duchesse de Bourgogne, - et Mme de Motteville, _passim_. Cette princesse, qui s'étonnait que - les autres femmes eussent cinq doigts à la main comme elle; ce duc - d'Orléans, Gaston, frère de Louis XIII, trouvant si simple que ses - favoris allassent à l'échafaud pour lui faire plaisir. Voyez, en - 1820, ces messieurs mettre en avant une loi d'élection qui peut - ramener les Robespierre en France, etc., etc.; voyez Naples en 1799. - (Je laisse cette note écrite en 1820. Liste des grands seigneurs de - 1778 avec des notes sur leur moralité, données par le général - Laclos, vue à Naples, chez le marquis Berio; manuscrit de plus de - trois cents pages bien scandaleux.) - -Ce triste drame arrive au dénouement. On voit le don Juan vieillissant -s'en prendre aux choses de sa propre satiété, et jamais à soi. On le -voit, tourmenté du poison qui le dévore, s'agiter en tous sens et -changer continuellement d'objet. Mais, quel que soit le brillant des -apparences, tout se termine pour lui à changer de peine; il se donne de -l'ennui paisible ou de l'ennui agité: voilà le seul choix qui lui reste. - -Enfin il découvre et s'avoue à soi-même cette fatale vérité; dès lors il -est réduit pour toute jouissance à faire sentir son pouvoir, et à faire -ouvertement le mal pour le mal. C'est aussi le dernier degré du malheur -habituel; aucun poète n'a osé en présenter l'image fidèle, ce tableau -ressemblant ferait horreur. - -Mais on peut espérer qu'un homme supérieur détournera ses pas de cette -route fatale, car il y a une contradiction au fond du caractère de don -Juan. Je lui ai supposé beaucoup d'esprit, et beaucoup d'esprit conduit -à la découverte de la vertu par le chemin du temple de la gloire[219]. - - [219] Le caractère du jeune privilégié, en 1822, est assez - correctement représenté par le brave Bothwell, d'_Old Mortality_. - -La Rochefoucauld, qui s'entendait pourtant en amour-propre, et qui dans -la vie réelle n'était rien moins qu'un nigaud d'homme de lettres[220], -dit (267): «Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux -par la passion que l'on a que par celle que l'on inspire.» - - [220] Voir les Mémoires de Retz, et le mauvais moment qu'il fit passer - au coadjuteur, entre deux portes, au Parlement. - -Le bonheur de don Juan n'est que de la vanité basée, il est vrai, sur -des circonstances amenées par beaucoup d'esprit et d'activité; mais il -doit sentir que le moindre général qui gagne une bataille, que le -moindre préfet qui contient un département, a une jouissance plus -remarquable que la sienne; tandis que le bonheur du duc de Nemours quand -Mme de Clèves lui dit qu'elle l'aime est, je crois, au-dessus du bonheur -de Napoléon à Marengo. - -L'amour à la don Juan est un sentiment dans le genre du goût pour la -chasse. C'est un besoin d'activité qui doit être réveillé par des objets -divers et mettant sans cesse en doute votre talent. - -L'amour à la Werther est comme le sentiment d'un écolier qui fait une -tragédie et mille fois mieux; c'est un but nouveau dans la vie, auquel -tout se rapporte, et qui change la face de tout. L'amour-passion jette -aux yeux d'un homme toute la nature avec ses aspects sublimes, comme une -nouveauté inventée d'hier. Il s'étonne de n'avoir jamais vu le spectacle -singulier qui se découvre à son âme. Tout est neuf, tout est vivant, -tout respire l'intérêt le plus passionné[221]. Un amant voit la femme -qu'il aime dans la ligne d'horizon de tous les paysages qu'il rencontre, -et faisant cent lieues pour aller l'entrevoir un instant, chaque arbre, -chaque rocher lui parle d'elle d'une manière différente et lui en -apprend quelque chose de nouveau. Au lieu du fracas de ce spectacle -magique, don Juan a besoin que les objets extérieurs, qui n'ont de prix -pour lui que par leur degré d'utilité, lui soient rendus piquants par -quelque intrigue nouvelle. - - [221] Vol. 1819. Les Chèvrefeuilles à la descente. - -L'amour à la Werther a de singuliers plaisirs; après un an ou deux, -quand l'amant n'a plus, pour ainsi dire, qu'une âme avec ce qu'il aime, -et cela, chose étrange, même indépendamment des succès en amour, même -avec les rigueurs de sa maîtresse, quoi qu'il fasse ou qu'il voie, il se -demande: «Que dirait-elle si elle était avec moi? que lui dirais-je de -cette vue de _Casa-Lecchio_?» Il lui parle, il écoute ses réponses, il -rit des plaisanteries qu'elle lui fait. A cent lieues d'elle et sous le -poids de sa colère, il se surprend à se faire cette réflexion: «Léonore -était fort gaie ce soir.» Il se réveille: «Mais, mon Dieu! se dit-il en -soupirant, il y a des fous à Bedlam qui le sont moins que moi!» - -«--Mais vous m'impatientez, me dit un de mes amis auquel je lis cette -remarque: vous opposez sans cesse l'homme passionné au don Juan, ce -n'est pas là la question. Vous auriez raison si l'on pouvait à volonté -se donner une passion. Mais dans l'indifférence, que -faire?»--L'amour-goût, sans horreurs. Les horreurs viennent toujours -d'une petite âme qui a besoin de se rassurer sur son propre mérite. - -Continuons. Les don Juan doivent avoir bien de la peine à convenir de la -vérité de cet état de l'âme dont je parlais tout à l'heure. Outre qu'ils -ne peuvent le voir ni le sentir, il choque trop leur vanité. L'erreur de -leur vie est de croire conquérir en quinze jours ce qu'un amant transi -obtient à peine en six mois. Ils se fondent sur des expériences faites -aux dépens de ces pauvres diables qui n'ont ni l'âme qu'il faut pour -plaire, en révélant ses mouvements naïfs à une femme tendre, ni l'esprit -nécessaire pour le rôle de don Juan. Ils ne veulent pas voir que ce -qu'ils obtiennent, fût-il même accordé par la même femme, n'est pas la -même chose. - - L'homme prudent sans cesse se méfie. - C'est pour cela que des amants trompeurs - Le nombre est grand. Les dames que l'on prie - Font soupirer longtemps des serviteurs - Qui n'ont jamais été faux de leur vie. - Mais du trésor qu'elles donnent enfin - Le prix n'est su que du coeur qui le goûte; - Plus on l'achète et plus il est divin: - Le lot d'amour ne vaut pas ce qu'il coûte. - -NIVERNAIS, _le Troubadour Guillaume de la Tour_, III, 342. - -L'amour-passion à l'égard des don Juan peut se comparer à une route -singulière, escarpée, incommode, qui commence à la vérité parmi des -bosquets charmants, mais bientôt se perd entre des rochers taillés à -pic, dont l'aspect n'a rien de flatteur pour les yeux vulgaires. Peu à -peu la route s'enfonce dans les hautes montagnes au milieu d'une forêt -sombre dont les arbres immenses, en interceptant le jour par leurs têtes -touffues et élevées jusqu'au ciel, jettent une sorte d'horreur dans les -âmes non trempées par le danger. - -Après avoir erré péniblement comme dans un labyrinthe infini dont les -détours multipliés impatientent l'amour-propre, tout à coup l'on fait un -détour, et l'on se trouve dans un monde nouveau, dans la délicieuse -vallée de Cachemire de Lalla-Rook. - -Comment les don Juan, qui ne s'engagent jamais dans cette route ou qui -n'y font tout au plus que quelques pas, pourraient-ils juger des aspects -qu'elle présente au bout du voyage? - - * * * * * - -«Vous voyez que l'inconstance est bonne: - - «Il me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde.» - ---Bien, vous vous moquez des serments et de la justice. Que cherche-t-on -par l'inconstance? le plaisir apparemment. - -Mais le plaisir que l'on rencontre auprès d'une jolie femme désirée -quinze jours et gardée trois mois, est _différent_ du plaisir que l'on -trouve avec une maîtresse désirée trois ans et gardée dix. - -Si je ne mets pas _toujours_, c'est qu'on dit que la vieillesse, -changeant nos organes, nous rend incapables d'aimer; pour moi, je n'en -crois rien. Votre maîtresse, devenue votre amie intime, vous donne -d'autres plaisirs, les plaisirs de la vieillesse. C'est une fleur qui, -après avoir été rose le matin, dans la saison des fleurs, se change en -un fruit délicieux le soir, quand les roses ne sont plus de saison[222]. - - [222] Voir les Mémoires de Collé; sa femme. - -Une maîtresse désirée trois ans est réellement maîtresse dans toute la -force du terme; on ne l'aborde qu'en tremblant, et, dirais-je aux don -Juan, l'homme qui tremble ne s'ennuie pas. Les plaisirs de l'amour sont -toujours en proportion de la crainte. - -Le malheur de l'inconstance, c'est l'ennui; le malheur de -l'amour-passion, c'est le désespoir et la mort. On remarque les -désespoirs d'amour; ils font anecdote; personne ne fait attention aux -vieux libertins blasés qui crèvent d'ennui et dont Paris est pavé. - -«L'amour brûle la cervelle à plus de gens que l'ennui.»--Je le crois -bien, l'ennui ôte tout, jusqu'au courage de se tuer. - -Il y a tel caractère fait pour ne trouver le plaisir que dans la -variété. Mais un homme qui porte aux nues le vin de Champagne aux dépens -du bordeaux ne fait que dire avec plus ou moins d'éloquence: «J'aime -mieux le Champagne.» - -Chacun de ces vins a ses partisans, et tous ont raison, s'ils se -connaissent bien eux-mêmes, et s'ils courent après le genre de bonheur -qui est le mieux adapté à leurs organes[223] et à leurs habitudes. Ce -qui gâte le parti de l'inconstance, c'est que tous les sots se rangent -de ce côté par manque de courage. - - [223] Les physiologistes qui connaissent les organes vous disent: - «L'injustice, dans les relations de la vie sociale, produit - sécheresse, défiance et malheur.» - -Mais enfin chaque homme, s'il veut se donner la peine de s'étudier -soi-même, a son _beau idéal_, et il me semble qu'il y a toujours un peu -de ridicule à vouloir convertir son voisin. - - - - -CHAPITRE LX - -Des fiasco (inédit). - - -«Tout l'empire amoureux est rempli d'histoires tragiques,» dit Mme de -Sévigné, racontant le malheur de son fils auprès de la célèbre -Champmeslé. - -Montaigne se tire fort bien d'un sujet si scabreux. - -«Je suis encore en ce doute que ces plaisantes liaisons d'aiguillettes, -de quoy nostre monde se void si entraué, qu'il ne se parle d'autre -chose, ce sont volontiers des impressions de l'appréhension et de la -crainte; car ie sçay par expérience que tel de qui ie puis respondre -comme de moy-mesme, en qui il ne pouuoit cheoir soupçon aucun de -foiblesse, et aussi peu d'enchantement, ayant ouy faire le conte à vn -sien compagnon d'vne défaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé -sur le poinct qu'il en avoit le moins de besoin, se trouuant en pareille -occasion, l'horreur de ce conte luy vint à coup si rudement frapper -l'imagination, qu'il encourut vne fortune pareille. Et de là en hors fut -subiect à y recheoir, ce vilain souuenir de son inconuénient le -gourmandant et le tyrannisant. Il trouua quelque remède à cette resuerie -par vne autre resuerie. C'est que, aduouant luy mesme, et preschant, -auant la main, cette sienne subiection, la contention de son asme se -soulageoit sur ce que, apportant ce mal comme attendu, son obligation -s'en amoindrissoit et lui en poisoit moins... - -«Qui en a esté vne fois capable n'en est plus incapable, sinon par iuste -foiblesse. Ce malheur n'est à craindre qu'aux entreprises où notre asme -se trouue outre mesure tendue de desir et de respect... J'en sçay à qui -il a seruy d'y apporter le corps mesme, demy rassasié d'ailleurs... -L'asme de l'assaillant, troublée de plusieurs diuerses allarmes, se perd -aisément... La bru de Pythagoras disait que la femme qui se couche auec -vn homme doit auec sa cotte laisser quant et quant la honte, et la -reprendre auec sa cotte.» - -Cette femme avait raison pour la galanterie et tort pour l'amour. - -Le premier triomphe, mettant à part toute vanité, n'est directement -agréable pour aucun homme: - -1º A moins qu'il n'ait pas eu le temps de désirer cette femme et de la -livrer à son imagination, c'est-à-dire à moins qu'il ne l'ait dans les -premiers moments qu'il la désire. C'est le cas du plus grand plaisir -physique possible; car toute l'âme s'applique encore à voir les beautés -sans songer aux obstacles. - -2º Ou à moins qu'il ne soit question d'une femme absolument sans -conséquence, une jolie femme de chambre, par exemple, une de ces femmes -que l'on ne se souvient de désirer que quand on les voit. S'il entre un -grain de passion dans le coeur, il entre un grain de _fiasco_ possible. - -3º Ou à moins que l'amant n'ait sa maîtresse d'une manière si imprévue, -qu'elle ne lui laisse pas le temps de la moindre réflexion. - -4º Ou à moins d'un amour dévoué et excessif de la part de la femme, et -non senti au même degré par son amant. - -Plus un homme est éperdument amoureux, plus grande est la violence qu'il -est obligé de se faire pour oser toucher aussi familièrement, et risquer -de fâcher un être qui, pour lui, semblable à la Divinité, lui inspire -l'extrême amour et le respect extrême. - -Cette crainte-là, suite d'une passion fort tendre, et dans -l'_amour-goût_ la mauvaise honte qui provient d'un immense désir de -plaire et du manque de courage, forment un sentiment extrêmement pénible -que l'on sent en soi insurmontable, et dont on rougit. Or, si l'âme est -occupée à avoir de la honte et à la surmonter, elle ne peut pas être -employée à avoir du plaisir; car, avant de songer au plaisir, qui est un -luxe, il faut que la _sûreté_, qui est le nécessaire, ne courre aucun -risque. - -Il est des gens qui, comme Rousseau, éprouvent de la mauvaise honte, -même chez les filles; ils n'y vont pas, car on ne les a qu'une fois, et -cette première fois est désagréable. - -Pour voir que, vanité à part, le premier triomphe est très souvent un -effort pénible, il faut distinguer entre le plaisir de l'aventure et le -bonheur du moment qui la suit; on est toujours content: - -1º De se trouver enfin dans cette situation qu'on a tant désirée; d'être -en possession d'un bonheur parfait pour l'avenir, et d'avoir passé le -temps de ces rigueurs si cruelles qui vous faisaient douter de l'amour -de ce que vous aimiez; - -2º De s'en être bien tiré, et d'avoir échappé à un danger; cette -circonstance fait que ce n'est pas de la joie pure dans -l'_amour-passion_; on ne sait ce qu'on fait, et l'on est sûr de ce qu'on -aime; mais dans l'_amour-goût_, qui ne perd jamais la tête, ce moment -est comme le retour d'un voyage; on s'examine, et, si l'amour tient -beaucoup de la vanité, on veut masquer l'examen; - -3º La partie vulgaire de l'âme jouit d'avoir emporté une victoire. - -Pour peu que vous ayez de passion pour une femme, ou que votre -imagination ne soit pas épuisée, si elle a la maladresse de vous dire un -soir, d'un air tendre et interdit: «Venez demain à midi, je ne recevrai -personne.» Par agitation nerveuse, vous ne dormirez pas de la nuit; l'on -se figure de mille manières le bonheur qui nous attend; la matinée est -un supplice; enfin, l'heure sonne, et il semble que chaque coup de -l'horloge vous retentit dans le diaphragme. Vous vous acheminez vers la -rue avec une palpitation; vous n'avez pas la force de faire un pas. Vous -apercevez derrière sa jalousie la femme que vous aimez; vous montez en -vous faisant courage... et vous faites le _fiasco d'imagination_. - -M. Rapture, homme excessivement nerveux, artiste et tête étroite, me -contait à Messine que, non seulement toutes les premières fois, mais -même à tous les rendez-vous, il a toujours eu du malheur. Cependant je -croirais qu'il a été homme tout autant qu'un autre; du moins je lui ai -connu deux maîtresses charmantes. - -Quant au sanguin parfait (le vrai Français, qui prend tout du beau côté, -le colonel Mathis), un rendez-vous pour demain à midi, au lieu de le -tourmenter par excès de sentiment, peint tout en couleur de rose -jusqu'au moment fortuné. S'il n'eût pas eu de rendez-vous, le sanguin se -serait un peu ennuyé. - -Voyez l'analyse de l'amour par Helvétius; je parierais qu'il sentait -ainsi, et il écrivait pour la majorité des hommes. Ces gens-là ne sont -guère susceptibles de l'_amour-passion_; il troublerait leur belle -tranquillité; je crois qu'ils prendraient ses transports pour du -malheur; du moins ils seraient humiliés de sa timidité. - -Le sanguin ne peut connaître tout au plus qu'une espèce de _fiasco_ -moral: c'est lorsqu'il reçoit un rendez-vous de Messaline, et que, au -moment d'entrer dans son lit, il vient à penser devant quel terrible -juge il va se montrer. - -Le timide tempérament mélancolique parvient quelquefois à se rapprocher -du sanguin, comme dit Montaigne, par l'ivresse du vin de Champagne, -pourvu toutefois qu'il ne se la donne pas exprès. Sa consolation doit -être que ces gens si brillants qu'il envie, et dont jamais il ne saurait -approcher, n'ont ni ses plaisirs divins ni ses accidents, et que les -beaux-arts, qui se nourrissent des timidités de l'amour, sont pour eux -lettres closes. L'homme qui ne désire qu'un bonheur commun, comme -Duclos, le trouve souvent, n'est jamais malheureux, et, par conséquent, -n'est pas sensible aux arts. - -Le tempérament athlétique ne trouve ce genre de malheur que par -épuisement ou faiblesse corporelle, au contraire des tempéraments -nerveux et mélancoliques, qui semblent créés tout exprès. - -Souvent, en se fatiguant auprès d'une autre femme, ces pauvres -mélancoliques parviennent à éteindre un peu leur imagination, et par là -à jouer un moins triste rôle auprès de la femme objet de leur passion. - -Que conclure de tout ceci? Qu'une femme sage ne se donne jamais la -première fois par rendez-vous.--Ce doit être un bonheur imprévu. - -Nous parlions ce soir de _fiasco_ à l'état-major du général Michaud, -cinq très beaux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans et moi. Il s'est -trouvé que, à l'exception d'un fat, qui probablement n'a pas dit vrai, -nous avions tous fait _fiasco_ la première fois avec nos maîtresses les -plus célèbres. Il est vrai que peut être aucun de nous n'a connu ce que -Delfante appelle l'_amour-passion_. - -L'idée que ce malheur est extrêmement commun doit diminuer le danger. - -J'ai connu un beau lieutenant de hussards, de vingt-trois ans, qui, à ce -qu'il me semble, par excès d'amour, les trois premières nuits qu'il put -passer avec une maîtresse qu'il adorait depuis six mois, et qui, -pleurant un autre amant tué à la guerre, l'avait traité fort durement, -ne put que l'embrasser et pleurer de joie. Ni lui ni elle n'étaient -attrapés. - -L'ordonnateur H. Mondor, connu de toute l'armée, a fait _fiasco_ trois -jours de suite avec la jeune et séduisante comtesse Koller. - -Mais le roi du _fiasco_, c'est le raisonnable et beau colonel Horse, qui -a fait _fiasco_ seulement trois mois de suite avec l'espiègle et -piquante N... V..., et, enfin, a été réduit à la quitter sans l'avoir -jamais eue. - - - - -FRAGMENTS DIVERS - - -J'ai réuni sous ce titre, que j'aurais voulu rendre encore plus modeste, -un choix fait sans trop de sévérité parmi trois ou quatre cents cartes à -jouer sur lesquelles j'ai trouvé des lignes tracées au crayon; souvent -ce qu'il faut bien appeler le manuscrit original, faute d'un nom plus -simple, est bâti de morceaux de papier de toute grandeur écrits au -crayon, et que Lisio attachait avec de la cire pour ne pas avoir -l'embarras de recopier. Il m'a dit une fois que rien de ce qu'il notait -ne lui semblait une heure après valoir la peine d'être recopié. Je suis -entré dans ce détail avec l'espérance qu'il me servira d'excuse pour les -répétitions. - - -I - -On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du caractère. - - -II - -En 1821, la haine, l'amour et l'avarice, les trois passions les plus -fréquentes, et avec le jeu, presque les seules à Rome. - -Les Romains paraissent _méchants_ au premier abord; ils ne sont -qu'extrêmement méfiants, et avec une imagination qui s'enflamme à la -plus légère apparence. - -S'ils font des méchancetés _gratuites_, c'est un homme rongé par la -peur, et qui cherche à se rassurer en essayant son fusil. - - -III - -Si je disais, comme je le crois, que la _bonté_ est le trait distinctif -du caractère des habitants de Paris, je craindrais beaucoup de les -offenser. - -«Je ne veux pas être bon.» - - -IV - -Une marque de l'amour vient de naître, c'est que tous les plaisirs et -toutes les peines que peuvent donner toutes les autres passions et tous -les autres besoins de l'homme cessent à l'instant de l'affecter. - - -V - -La pruderie est une espèce d'avarice, la pire de toutes. - - -VI - -Avoir le caractère solide, c'est avoir une longue et ferme expérience -des mécomptes et des malheurs de la vie. Alors l'on désire constamment -et l'on ne désire pas du tout. - - -VII - -L'amour tel qu'il est dans la haute société, c'est l'amour des combats, -c'est l'amour du jeu. - - -VIII - -Rien ne tue l'amour-goût comme les bouffées d'amour-passion dans le -partner. - -Contessina L. Forlì, 1819. - - -IX - -Grand défaut des femmes, le plus choquant de tous pour un homme un peu -digne de ce nom: le public, en fait de sentiments, ne s'élève guère qu'à -des idées basses, et elles font le public juge suprême de leur vie; je -dis même les plus distinguées, et souvent sans s'en douter, et même en -croyant et disant le contraire. - -Brescia, 1819. - - -X - -_Prosaïque_ est un mot nouveau qu'autrefois je trouvais ridicule, car -rien de plus froid que nos poésies; s'il y a quelque chaleur en France -depuis cinquante ans, c'est assurément dans la prose. - -Mais enfin la contessina L... se servait du mot _prosaïque_, et j'aime à -l'écrire. - -La définition est dans _Don Quichotte_ et dans le _Contraste parfait du -maître et de l'écuyer_. Le maître, grand et pâle; l'écuyer, gras et -frais. Le premier, tout héroïsme et courtoisie; le second tout égoïsme -et servilité; le premier, toujours rempli d'imaginations romanesques et -touchantes; le second, un modèle d'esprit de conduite, un recueil de -proverbes bien sages; le premier, toujours nourrissant son âme de -quelque contemplation héroïque et hasardée; l'autre, ruminant quelque -plan bien sage et dans lequel il ne manque pas d'admettre soigneusement -en ligne de compte l'influence de tous les petits mouvements honteux et -égoïstes du coeur humain. - -Au moment où le premier devait être détrompé par le _non-succès_ de ses -imaginations d'hier, il est déjà occupé de ses châteaux en Espagne -d'aujourd'hui. - -Il faut avoir un mari prosaïque et prendre un amant romanesque. - -Malborough avec l'âme _prosaïque_; Henri IV amoureux à cinquante-cinq -ans d'une jeune princesse qui n'oubliait pas son âge, un coeur -romanesque[224]. - - [224] Dulaure, _Histoire de Paris_. - - Scène muette dans l'appartement de la reine, le soir de la fête de - la princesse de Condé; les ministres collés contre les murs et - silencieux; le roi se promenant à grands pas. - -Il y a moins d'âmes prosaïques dans la noblesse que dans le tiers état. - -C'est le défaut du commerce, il rend prosaïque. - - -XI - -Rien d'intéressant comme la passion, c'est que tout y est imprévu et que -l'agent y est victime. Rien de plat comme l'amour-goût, où tout est -calcul comme dans toutes les prosaïques affaires de la vie. - - -XII - -On finit toujours, à la fin de la visite, par traiter son amant mieux -qu'on ne voudrait. - -L. 2 novembre 1818. - - -XIII - -L'influence du rang se fait toujours sentir à travers le génie chez un -parvenu. Voyez Rousseau tombant amoureux de toutes les _dames_ qu'il -rencontrait, et pleurant de ravissement, parce que le duc de L***, un -des plus plats courtisans de l'époque, daigne se promener à droite -plutôt qu'à gauche, pour accompagner un M. Coindet, ami de Rousseau. - -L. 3 mai 1820. - - -XIV - -Ravenne, 23 janvier 1820. - -Les femmes ici n'ont que l'éducation des choses; une mère ne se gêne -guère pour être au désespoir ou au comble de la joie, par amour, devant -ses filles de douze à quinze ans. Rappelez-vous que dans ces climats -heureux, beaucoup de femmes sont très bien jusqu'à quarante-cinq ans, et -la plupart sont mariées à dix-huit. - -La Valchiusa, disant hier de Lampugnani: «Ah! celui-là était fait pour -moi, il savait aimer, etc., etc.,» et suivant longtemps ce discours avec -une amie, devant sa fille, jeune personne très alerte, de quatorze à -quinze ans, qu'elle menait aussi aux promenades sentimentales avec cet -amant. - -Quelquefois les jeunes filles accrochent des maximes de conduite -excellentes: par exemple, Mme Guarnacci, adressant à ses deux filles et -à deux hommes qui en toute leur vie ne lui ont fait que cette visite, -des maximes approfondies pendant une demi-heure, et appuyées d'exemples -à leur connaissance (celui de la Cercara en Hongrie), sur l'époque -précise à laquelle il convient de punir, par l'infidélité, les amants -qui se conduisent mal. - - -XV - -Le sanguin, le Français véritable (le colonel M..is), au lieu de se -tourmenter par excès de sentiment comme Rousseau, s'il a un rendez-vous -pour demain soir à sept heures, se peint tout en couleur de rose -jusqu'au moment fortuné. Ces gens-là ne sont guère susceptibles de -l'amour-passion, il troublerait leur belle tranquillité. Je vais jusqu'à -dire que peut être ils prendraient ses transports pour du malheur, du -moins ils seraient humiliés de sa timidité. - - -XVI - -La plupart des hommes du monde, par vanité, par méfiance, par crainte du -malheur, ne se livrent à aimer une femme qu'après l'intimité. - - -XVII - -Les âmes tendres ont besoin de la facilité chez une femme pour -encourager la cristallisation. - - -XVIII - -Une femme croit entendre la voix du public dans le premier sot ou la -première amie perfide qui se déclare auprès d'elle l'interprète fidèle -du public. - - -XIX - -Il y a un plaisir délicieux à serrer dans ses bras une femme qui vous a -fait beaucoup de mal, qui a été votre cruelle ennemie pendant longtemps -et qui est prête à l'être encore. Bonheur des officiers français en -Espagne, 1812. - - -XX - -Il faut la solitude pour jouir de son coeur et pour aimer, mais il faut -être répandu dans le monde pour réussir. - - -XXI - -Toutes les observations des Français sur l'amour sont bien écrites, avec -exactitude, point outrées, mais ne portent que des affectations, -légères, disait l'aimable cardinal Lante. - - -XXII - -Tous les _mouvements de passion_ de la comédie des _Innamorati_ de -Goldoni sont excellents, c'est le style et les pensées qui révoltent par -la plus dégoûtante bassesse: c'est le contraire d'une comédie française. - - -XXIII - -Jeunesse de 1822. Qui dit penchant sérieux, disposition active, dit -sacrifice du présent à l'avenir: rien n'élève l'âme comme le pouvoir et -l'habitude de tels sacrifices. Je vois plus de probabilité pour les -grandes passions en 1832 qu'en 1772. - - -XXIV - -Le tempérament bilieux, quand il n'a pas des formes trop repoussantes, -est peut-être celui de tous qui est le plus propre à frapper et à -nourrir l'imagination des femmes. Si le tempérament bilieux n'est pas -placé dans de belles circonstances, comme le Lauzun de Saint-Simon -(Mémoires, tome V, 380), le difficile, c'est de s'y accoutumer. Mais, -une fois ce caractère saisi par une femme, il doit l'entraîner. Oui, -même le sauvage et fanatique Balfour (_Old Mortality_). C'est pour elles -le contraire du prosaïque. - - -XXV - -En amour on doute souvent de ce qu'on croit le plus (la R. 355). Dans -toute autre passion, l'on ne doute plus de ce qu'on s'est une fois -prouvé. - - -XXVI - -Les vers furent inventés pour aider la mémoire. Plus tard on les -conserva pour augmenter le plaisir par la vue de la difficulté vaincue. -Les garder aujourd'hui dans l'art dramatique, reste de barbarie. -Exemple: l'ordonnance de la cavalerie, mise en vers par M. de Bonnay. - - -XXVII - -Tandis que ce servant jaloux se nourrit d'ennui, d'avarice, de haine et -de passions vénéneuses et froides, je passe une nuit heureuse à rêver à -elle, à elle qui me traite mal par méfiance. - - -XXVIII - -Il n'y a qu'une grande âme qui ose avoir un style simple; c'est pour -cela que Rousseau a mis tant de rhétorique dans la _Nouvelle Héloïse_, -ce qui la rend illisible à trente ans. - - -XXIX - -«Le plus grand reproche que nous puissions nous faire est assurément de -laisser s'évanouir, comme ces fantômes légers que produit le sommeil, -les idées d'honneur et de justice qui de temps en temps s'élèvent dans -notre coeur.» - -Lettre de Jena, mars 1819. - - -XXX - -Une femme honnête est à la campagne, elle passe une heure dans la serre -chaude avec son jardinier; des gens dont elle a contrarié les vues -l'accusent d'avoir trouvé un amant dans ce jardinier. - -Que répondre? Absolument parlant, la chose est possible. Elle pourrait -dire: «Mon caractère jure pour moi, voyez les moeurs de toute ma vie»; -mais ces choses sont également invisibles, et aux méchants qui ne -veulent rien voir, et aux sots qui ne peuvent rien voir. - -SALVIATI, Rome, 23 juillet 1819. - - -XXXI - -J'ai vu un homme découvrir que son rival était aimé, et celui-ci ne pas -le voir à cause de sa passion. - - -XXXII - -Plus un homme est éperdument amoureux, plus grande est la violence qu'il -est obligé de se faire pour oser risquer de fâcher la femme qu'il aime -et lui prendre la main. - - -XXXIII - -Rhétorique ridicule, mais à la différence de celle de Rousseau inspirée -par la vraie passion: Mémoires de M. de Mau***, lettre de S***. - - -XXXIV - -Naturel. - -J'ai vu, ou j'ai cru voir ce soir le triomphe du _naturel_ dans une -jeune personne qui, il est vrai, me semble avoir un grand caractère. -Elle adore un de ses cousins, cela me semble évident, et elle doit -s'être avoué à elle-même l'état de son coeur. Ce cousin l'aime; mais, -comme elle est très sérieuse avec lui, il croit ne pas plaire, et se -laisse entraîner aux marques de préférence que lui donne Clara, une -jeune veuve amie de Mélanie. Je crois qu'il va l'épouser; Mélanie le -voit et souffre tout ce qu'un coeur fier et rempli malgré lui d'une -passion violente peut souffrir. Elle n'aurait qu'à changer un peu ses -manières; mais elle regarde comme une bassesse qui aurait des -conséquences durant toute sa vie de s'écarter un instant du _naturel_. - - -XXXV - -Sapho ne vit dans l'amour que le délire des sens ou le plaisir physique -sublimé par la cristallisation. Anacréon y chercha un amusement pour les -sens et pour l'esprit. Il y avait trop peu de sûreté dans l'antiquité -pour qu'on eût le loisir d'avoir un amour-passion. - - -XXXVI - -Il ne me faut que le fait précédent pour rire un peu des gens qui -trouvent Homère supérieur au Tasse. L'amour-passion existait du temps -d'Homère et pas très loin de la Grèce. - - -XXXVII - -Femme tendre, qui cherchez à voir si l'homme que vous adorez vous aime -d'amour-passion, étudiez la première jeunesse de votre amant. Tout homme -distingué fut d'abord, à ses premiers pas dans la vie, un enthousiaste -ridicule ou un infortuné. L'homme à l'humeur gaie et douce, et au -bonheur facile, ne peut aimer avec la passion qu'il faut à votre coeur. - -Je n'appelle passion que celle qu'ont éprouvée de longs malheurs, et de -ces malheurs que les romans se gardent bien de peindre, et d'ailleurs -qu'ils _ne peuvent pas_ peindre. - - -XXXVIII - -Une résolution forte change sur-le-champ le plus extrême malheur en un -état supportable. Le soir d'une bataille perdue, un homme fuit à toutes -jambes sur un cheval harassé; il entend distinctement le galop du groupe -de cavaliers qui le poursuivent; tout à coup il s'arrête, descend de -cheval, renouvelle l'amorce de sa carabine et de ses pistolets, et prend -la résolution de se défendre. A l'instant, au lieu de voir la mort, il -voit la croix de la Légion d'honneur. - - -XXXIX - -Fond des moeurs anglaises. Vers 1730, quand nous avions déjà Voltaire et -Fontenelle, on inventa en Angleterre une machine pour séparer le grain -qu'on vient de battre des petits fragments de paille; cela s'opérait au -moyen d'une roue qui donnait à l'air le mouvement nécessaire pour -enlever les fragments de paille; mais en ce pays _biblique_ les paysans -prétendirent qu'il était impie d'aller contre la volonté de la divine -Providence, et de produire ainsi un vent factice, au lieu de demander au -ciel, par une ardente prière, le vent nécessaire pour vanner le blé, et -d'attendre le moment marqué par le dieu d'Israël. Comparez cela aux -paysans français[225]. - - [225] Pour l'état actuel des moeurs anglaises, voir la _Vie de M. - Beattie_, écrite par un ami intime. On sera édifié de l'humilité - profonde de M. Beattie recevant dix guinées d'une vieille marquise - pour calomnier Hume. L'aristocratie tremblante s'appuie sur des - évêques à 200 000 livres de rente, et paye en argent ou en - considération des écrivains, _prétendus libéraux_, pour dire des - injures à Chénier (_Edinburg-Review_, 1821). - - Le _cant_ le plus dégoûtant pénètre partout. Tout ce qui n'est pas - peinture de sentiments sauvages et énergiques en est étouffé; - impossible d'écrire une page gaie en anglais. - - -XL - -Nul doute que ce ne soit une folie pour un homme de s'exposer à -l'amour-passion. Quelquefois cependant le remède opère avec trop -d'énergie. Les jeunes Américaines des États-Unis sont tellement -pénétrées et fortifiées d'idées raisonnables, que l'amour, cette fleur -de la vie, y a déserté la jeunesse. On peut laisser en toute sûreté, à -Boston, une jeune fille seule avec un bel étranger, et croire qu'elle ne -songe qu'à la dot du futur. - - -XLI - -En France, les hommes qui ont perdu leur femme sont tristes; les veuves, -au contraire, gaies et heureuses. Il y a un proverbe parmi les femmes -sur la félicité de cet état. Il n'y a donc pas d'égalité dans le contrat -d'union. - - -XLII - -Les gens heureux en amour ont l'air profondément attentif, ce qui, pour -un Français, veut dire profondément triste. - -Dresde, 1818. - - -XLIII - -Plus on plaît généralement, moins on plaît profondément. - - -XLIV - -L'imitation des premiers jours de la vie fait que nous contractons les -passions de nos parents, même quand ces passions empoisonnent notre vie -(Orgueil de L.). - -XLV - -La source la plus respectable de l'_orgueil féminin_, c'est la crainte -de se dégrader aux yeux de son amant par quelque démarche précipitée ou -par quelque action qui peut lui sembler peu féminine. - - -XLVI - -Le véritable amour rend la pensée de la mort fréquente, aisée, sans -terreurs, un simple objet de comparaison, le prix qu'on donnerait pour -bien des choses. - - -XLVII - -Que de fois ne me suis-je pas écrié au milieu de mon courage: «Si -quelqu'un me tirait un coup de pistolet dans la tête, je le remercierais -avant que d'expirer si j'en avais le temps!» On ne peut avoir de courage -envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins. - -S. Février, 1820. - - -XLVIII - -«Je ne saurais aimer, me disait une jeune femme; Mirabeau et les lettres -à Sophie m'ont dégoûté des grandes âmes. Ces lettres fatales m'ont fait -l'impression d'une expérience personnelle.» Cherchez ce qu'on ne voit -jamais dans les romans; que deux ans de constance avant l'intimité vous -assurent du coeur de votre amant. - - -XLIX - -Le _ridicule_ effraye l'amour. Le ridicule impossible en Italie, ce qui -est de bon ton à Venise est bizarre à Naples, donc rien n'est bizarre. -Ensuite rien de ce qui fait plaisir n'est blâmé. Voilà qui tue l'honneur -bête, et une moitié de la comédie. - - -L - -Les enfants commandent par les larmes, et quand on ne les écoute pas, -ils se font mal exprès. Les jeunes femmes se _piquent_ d'amour-propre. - - -LI - -C'est une réflexion commune, mais que sous ce prétexte l'on oublie de -croire, que tous les jours les âmes qui sentent deviennent plus rares, -et les esprits cultivés plus communs. - - -LII - -Orgueil féminin. - -Bologne, 18 avril, 2 heures du matin. - -Je viens de voir un exemple frappant; mais, tout calcul fait, il -faudrait quinze pages pour en donner une idée juste, j'aimerais mieux, -si j'en avais le courage, noter les conséquences de ce que j'ai vu à -n'en pas douter. Voilà donc une conviction qu'il faut renoncer à -communiquer. Il y a trop de petites circonstances. Cet orgueil est -l'opposé de la vanité française. Autant que je puis m'en souvenir, le -seul ouvrage où je l'aie vu esquissé, c'est la partie des Mémoires de -Mme Roland où elle conte les petits raisonnements qu'elle faisait étant -fille. - - -LIII - -En France, la plupart des femmes ne font aucun cas d'un jeune homme -jusqu'à ce qu'elles en aient fait un fat. Ce n'est qu'alors qu'il peut -flatter la vanité. - -DUCLOS. - - -LIV - -Modène, 1820. - -Zilietti me dit à minuit, chez l'aimable Marchesina R...: «Je n'irai pas -dîner à San-Michelle (c'est une auberge); hier j'ai dit des bons mots, -j'ai été plaisant en parlant à Cl***, cela pourrait me faire remarquer.» - -N'allez pas croire que Zilietti soit sot ou timide. C'est un homme -prudent et fort riche de cet heureux pays-ci. - - -LV - -Ce qu'il faut admirer en Amérique, c'est le gouvernement et non la -société. Ailleurs, c'est le gouvernement qui fait le mal. Ils ont changé -de rôle à Boston, et le gouvernement fait l'hypocrite pour ne pas -choquer la société. - - -LVI - -Les jeunes filles d'Italie, si elles aiment, sont livrées entièrement -aux inspirations de la nature. Elles ne peuvent être aidées tout au plus -que par un petit nombre de maximes fort justes qu'elles ont apprises en -écoutant aux portes. - -Comme si le hasard avait décidé que tout ici concourrait à préserver le -_naturel_, elles ne lisent pas de romans par la raison qu'il n'y en a -pas. A Genève et en France, au contraire, on fait l'amour à seize ans -pour faire un roman, et l'on se demande à chaque démarche et presque à -chaque larme: «Ne suis-je pas bien comme Julie d'Étanges?» - - -LVII - -Le mari d'une jeune femme qui est adorée par son amant qu'elle traite -mal, et auquel elle permet à peine de lui baiser la main, n'a tout au -plus que le plaisir physique le plus grossier, là où le premier -trouverait les délices et les transports du bonheur le plus vif qui -existe sur cette terre. - - -LVIII - -Les lois de l'_imagination_ sont encore si peu connues, que j'admets -l'aperçu suivant qui peut-être n'est qu'une erreur. - -Je crois distinguer deux espèces d'imaginations: - -1º L'imagination ardente, impétueuse, prime-sautière, conduisant -sur-le-champ à l'action, se rongeant elle-même et languissant si l'on -diffère seulement de vingt-quatre heures, comme celle de Fabio. -L'impatience est son premier caractère, elle se met en colère contre ce -qu'elle ne peut obtenir. Elle voit tous les objets extérieurs, mais ils -ne font que l'enflammer, elle les assimile à sa propre substance, et les -tourne sur-le-champ au profit de la passion. - -2º L'imagination qui ne s'enflamme que peu à peu, lentement, mais qui -avec le temps ne voit plus les objets extérieurs et parvient à ne plus -s'occuper ni se nourrir que de sa passion. Cette dernière espèce -d'imagination s'accommode fort bien de la lenteur et même de la rareté -des idées. Elle est favorable à la constance. C'est celle de la plupart -des pauvres jeunes filles allemandes mourant d'amour et de phtisie. Ce -triste spectacle, si fréquent au delà du Rhin, ne se rencontre jamais en -Italie. - - -LIX - -Habitudes de l'imagination. Un Français est _réellement_ choqué de huit -changements de décorations par acte de tragédie. Le plaisir de voir -Macbeth est impossible pour cet homme; il se console en _damnant_ -Shakespeare. - - -LX - -En France, la province, pour tout ce qui regarde les femmes, est à -quarante ans en arrière de Paris. A C..., une femme mariée me dit -qu'elle ne s'est permis de lire que certains morceaux des Mémoires de -Lauzun. Cette sottise me glace, je ne trouve plus une parole à lui dire; -c'est bien là, en effet, un livre que l'on quitte. - -Manque de naturel, grand défaut des femmes de province. Leurs gestes -sont multipliés et gracieux. Celles qui jouent le premier rôle dans leur -ville, pires que les autres. - - -LXI - -Goethe, ou tout autre homme de génie allemand, estime l'argent ce qu'il -vaut. Il ne faut penser qu'à sa fortune, tant qu'on n'a pas six mille -francs de rente, et puis n'y plus penser. Le sot, de son côté, ne -comprend pas l'avantage qu'il y a à sentir et penser comme Goethe; toute -sa vie, il ne sent que par l'argent et ne pense qu'à l'argent. C'est par -le mécanisme de ce double vote que dans le monde les prosaïques semblent -l'emporter sur les coeurs nobles. - - -LXII - -En Europe, le désir est enflammé par la contrainte; en Amérique, il -s'émousse par la liberté. - - -LXIII - -Une certaine manie discutante s'est emparée de la jeunesse et l'enlève à -l'amour. En examinant si Napoléon a été utile à la France, on laisse -s'enfuir l'âge d'aimer. Même parmi ceux qui veulent être jeunes, -l'affectation de la cravate, de l'éperon, de l'air martial, l'occupation -de soi, fait oublier de regarder cette jeune fille qui passe d'un air si -simple et à laquelle son peu de fortune ne permet de sortir qu'une fois -tous les huit jours. - - -LXIV - -J'ai supprimé le chapitre _Prude_, et quelques autres. - -Je suis heureux de trouver le passage suivant dans les mémoires d'Horace -Walpole: - -THE TWO ELISABETHS. Let us compare the daughters of two ferocious men, -and see which was sovereign of a civilised nation, which of a barbarous -one. Both were Elisabeths. The daughter of Peter (of Russia) was -absolute yet spared a competitor and a rival; and thought the person of -an empress had sufficient allurements for as many of her subjects as she -chose to honour with the communication. Elisabeth of England could -neither forgive the claim of Mary Stuart nor her charms, but -ungenerously imprisoned her (as George IV did Napoléon), when imploring -protection, and without the sanction of either despotism or law, -sacrificed many to her great and little jealousy. Yet this Elisabeth, -piqued herself on chastity; and while she practised every ridiculous art -of coquetry to be admired at an unseemly age, kept off lovers whom she -encouraged, and neither gratified her own desires nor their ambition. -Who can help preferring the honest, open-hearted barbarian empress? -(LORD OXFORD's _Memoirs_.) - - -LXV - -L'extrême familiarité peut détruire la _cristallisation_. Une charmante -jeune fille de seize ans devenait amoureuse d'un beau jeune homme du -même âge, qui ne manquait pas chaque soir, à la tombée de la nuit[226], -de passer sous ses fenêtres. La mère l'invite à passer huit jours à la -campagne. Le remède était hardi, j'en conviens, mais la jeune fille -avait une âme romanesque, et le beau jeune homme était un peu plat: elle -le méprisa au bout de trois jours. - - [226] A l'_Ave Maria_. - - -LXVI - -Bologne, 17 avril 1817. - -Ave Maria (twilight), en Italie, heure de la tendresse, des plaisirs de -l'âme et de la mélancolie: sensation augmentée par le son de ces belles -cloches. - -Heures des plaisirs, qui ne tiennent aux sens que par les souvenirs. - - -LXVII - -Le premier amour d'un jeune homme qui entre dans le monde est -ordinairement un amour ambitieux. Il se déclare rarement pour une jeune -fille douce, aimable, innocente. Comment trembler, adorer, se sentir en -présence d'une divinité? Un adolescent a besoin d'aimer un être dont les -qualités l'élèvent à ses propres yeux. C'est au déclin de la vie qu'on -en revient tristement à aimer le simple et l'innocent, désespérant du -sublime. Entre les deux se place l'amour véritable, qui ne pense à rien -qu'à soi-même. - - -LXVIII - -Les grandes âmes ne sont pas soupçonnées, elles se cachent; -ordinairement il ne paraît qu'un peu d'originalité. Il y a plus de -grandes âmes qu'on ne le croirait. - - -LXIX - -Quel moment que le premier serrement de main de la femme qu'on aime! Le -seul bonheur à comparer à celui-ci est le ravissant bonheur du Pouvoir, -celui que les ministres et rois font semblant de mépriser. Ce bonheur a -aussi sa _cristallisation_, qui demande une imagination plus froide et -plus raisonnable. Voyez un homme qui vient d'être nommé ministre, depuis -un quart d'heure, par Napoléon. - - -LXX - -La nature a donné la force au Nord et l'esprit au Midi, me disait le -célèbre Jean de Muller à Cassel, en 1808. - - -LXXI - -Rien de plus faux que la maxime: «Nul n'est héros pour son valet de -chambre,» ou plutôt rien de plus vrai dans le sens _monarchique_: héros -affecté comme l'Hippolyte de _Phèdre_. Desaix, par exemple, aurait été -un héros même pour son valet de chambre (je ne sais, il est vrai, s'il -en avait un), et plus héros pour son valet de chambre que pour tout -autre. Sans le bon ton et le degré de comédie indispensable, Turenne et -Fénelon eussent été des Desaix. - - -LXXII - -Voici un blasphème: Moi, Hollandais, j'ose dire: les Français n'ont ni -le vrai plaisir de la conversation, ni le vrai plaisir du théâtre: au -lieu de délassement et de laisser aller parfait, c'est un travail. Au -nombre des fatigues qui ont hâté la mort de Mme de Staël, j'ai ouï -compter le travail de la conversation pendant son dernier hiver[227]. - - [227] Mémoires de Marmontel, conversation de Montesquieu. - -W. - - -LXXIII - -Le degré de tension des nerfs de l'oreille, pour écouter chaque note, -explique assez bien la partie physique du plaisir de la musique. - - -LXXIV - -Ce qui avilit les femmes galantes, c'est l'idée qu'elles ont et qu'on a -qu'elles commettent une grande faute. - - -LXXV - -A l'armée, dans une retraite, avertissez d'un péril inutile à braver un -soldat italien, il vous remercie presque et l'évite soigneusement. -Indiquez le même péril par humanité à un soldat français, il croit que -vous le défiez, se _pique_ d'amour-propre, et court aussitôt s'y -exposer. S'il l'osait, il chercherait à se moquer de vous. - -Gyat, 1812. - - -LXXVI - -Toute idée extrêmement utile, si elle ne peut être exposée qu'en des -termes fort simples, sera nécessairement méprisée en France. Jamais -l'_enseignement_ mutuel n'eût pris, trouvé par un Français. C'est -exactement le contraire en Italie. - - -LXXVII[228] - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - - [228] On a supprimé ici un passage qui se trouve déjà dans le chapitre - LX. - - -LXXVIII - -En amour, quand on _divise_ de l'argent, on augmente l'amour; quand on -en _donne_, on _tue_ l'amour. - -On éloigne le malheur actuel, et pour l'avenir l'odieux de la crainte de -manquer, ou bien l'on fait naître la _politique_ et le sentiment d'être -deux, on détruit la sympathie. - - -LXXIX - -(Messe des Tuileries, 1811.) - -Les cérémonies de la cour avec les poitrines découvertes des femmes, -qu'elles étalent là comme les officiers leurs uniformes, et sans que -tant de charmes fassent plus de sensation, rappellent involontairement à -l'esprit les scènes de l'Arétin. - -On voit ce que tout le monde fait _par intérêt d'argent_ pour plaire à -un homme; on voit tout un public agir à la fois sans morale et surtout -sans passion. Cela joint à la présence de femmes très décolletées avec -la physionomie de la méchanceté et le rire sardonique pour tout ce qui -n'est pas intérêt personnel payé comptant par de bonnes jouissances, -donne l'idée des scènes du Bagno, et jette bien loin toute difficulté -fondée sur la vertu ou sur la satisfaction intérieure d'une âme contente -d'elle-même. - -J'ai vu, au milieu de tout cela, le sentiment de l'isolement disposer -les coeurs tendres à l'amour. - - -LXXX - -Si l'âme est employée à avoir de la mauvaise honte et à la surmonter, -elle ne peut pas avoir du plaisir. Le plaisir est un luxe; pour en -jouir, il faut que la sûreté, qui est le nécessaire, ne coure aucun -risque. - - -LXXXI - -Marque d'amour que ne savent pas feindre les femmes intéressées. Y -a-t-il une véritable joie dans la réconciliation? ou songe-t-on aux -avantages à en retirer? - - -LXXXII - -Les pauvres gens qui peuplent la _Trappe_ sont des malheureux qui n'ont -pas eu tout à fait assez de courage pour se tuer. J'excepte toujours les -chefs qui ont le plaisir d'être chefs. - - -LXXXIII - -C'est un malheur d'avoir connu la beauté italienne: on devient -insensible. Hors de l'Italie, on aime mieux la conversation des hommes. - - -LXXXIV - -La prudence italienne tend à se conserver la vie, ce qui admet le jeu de -l'imagination (Voir une version de la mort du fameux acteur comique -Pertica, le 24 décembre 1821). La prudence anglaise, toute relative à -amasser ou conserver assez d'argent pour couvrir la dépense, réclame au -contraire une exactitude minutieuse et de tous les jours, habitude qui -paralyse l'imagination. Remarquez qu'elle donne en même temps la plus -grande force à l'idée du _devoir_. - - -LXXXV - -L'immense respect pour l'argent, grand et premier défaut de l'Anglais et -de l'Italien, est moins sensible en France, et tout à fait réduit à de -justes bornes en Allemagne. - - -LXXXVI - -Les femmes françaises n'ayant jamais vu le bonheur des passions -_vraies_, sont peu difficiles sur le bonheur intérieur de leur ménage et -le _tous les jours_ de la vie. - -Compiègne. - - -LXXXVII - -«Vous me parlez d'ambition comme chasse-ennui, disait Kamensky; tout le -temps que je faisais chaque soir deux lieues au galop pour aller voir la -princesse à Kolich. J'étais en société intime avec un despote que je -respectais, qui avait tout mon bonheur en son pouvoir et la satisfaction -de tous mes désirs possibles.» - -Wilna, 1812. - - -LXXXVIII - -La perfection dans les petits soins de savoir-vivre et de toilette, une -grande bonté, nul génie, de l'attention pour une centaine de petites -choses chaque jour, l'incapacité de s'occuper plus de trois jours d'un -même événement; joli contraste avec la sévérité puritaine, la cruauté -biblique, la probité stricte, l'amour-propre timide et souffrant, le -_cant_ universel; et cependant voilà les deux premiers peuples du monde! - - -LXXXIX - -Puisque, parmi les princesses, il y a eu une Catherine II impératrice, -pourquoi, parmi les bourgeoises, n'y aurait-il pas une femme Samuel -Bernard ou Lagrange? - - -XC - -Alviza appelle un manque de délicatesse impardonnable d'oser écrire des -lettres où vous parlez d'amour à une femme que vous adorez, et qui, en -vous regardant tendrement, vous jure qu'elle ne vous aimera jamais. - - -XCI - -Il a manqué au plus grand philosophe qu'aient eu les Français de vivre -dans quelque solitude des Alpes, dans quelque séjour éloigné, et de -lancer de là son livre dans Paris sans y venir jamais lui même. Voyant -Helvétius si simple et si honnête homme, jamais des gens musqués et -affectés comme Suard, Marmontel, Diderot, ne purent penser que c'était -là un grand philosophe. Ils furent de bonne foi en méprisant sa raison -profonde; d'abord elle était simple, péché irrémissible en France; en -second lieu, l'homme, non pas le livre, était rabaissé par une -faiblesse: il attachait une importance extrême à avoir ce qu'on appelle -en France de la gloire, à être à la mode parmi les contemporains comme -Balzac, Voiture, Fontenelle. - -Rousseau avait trop de sensibilité et trop peu de raison, Buffon trop -d'hypocrisie à son jardin des plantes, Voltaire trop d'enfantillage dans -la tête, pour pouvoir juger le principe d'Helvétius. - -Ce philosophe commit la petite maladresse d'appeler ce principe -l'_intérêt_, au lieu de lui donner le joli nom de _plaisir_[229], mais -que penser du bon sens de toute une littérature qui se laisse fourvoyer -par une aussi petite faute? - - [229] - - Torva leoena lupum sequitur, lupus ipse capellam; - Florentem cytisum sequitur lasciva capella. - . . . . . Trahit sua quemque voluptas. - - VIRGILE, églogue II. - -Un homme d'esprit ordinaire, le prince Eugène de Savoie, par exemple, à -la place de Régulus, serait resté tranquillement à Rome, où il se serait -même moqué de la bêtise du sénat de Carthage; Régulus y retourne. Le -prince Eugène aurait suivi son _intérêt_ exactement comme Régulus suivit -le sien. - -Dans presque tous les événements de la vie, une âme généreuse voit la -possibilité d'une action dont l'âme commune n'a pas même l'idée. A -l'instant même où la possibilité de cette action devient visible à l'âme -généreuse, il est de _son intérêt_ de la faire. - -Si elle n'exécutait pas cette action qui vient de lui apparaître, elle -se mépriserait soi-même; elle serait malheureuse. On a des devoirs -suivant la portée de son esprit. Le principe d'Helvétius est vrai, même -dans les exaltations les plus folles de l'amour, même dans le suicide. -Il est contre sa nature, il est impossible que l'homme ne fasse pas -toujours, et dans quelque instant que vous vouliez le prendre, ce qui -dans le moment est possible et lui fait le plus de plaisir. - - -XCII - -Avoir de la fermeté dans le caractère, c'est avoir éprouvé l'effet des -autres sur soi-même; donc il faut les autres. - - -XCIII - -L'amour antique. - -L'on n'a point imprimé de lettres d'amour posthumes des dames romaines. -Pétrone a fait un livre charmant, mais n'a peint que la débauche. - -Pour l'_amour_ à Rome, après la Didon[230] et la seconde églogue de -Virgile, nous n'avons rien de plus précis que les écrits des trois -grands poètes, Ovide, Tibulle et Properce. - - [230] Voir le _regard_ de Didon, dans la superbe esquisse de M. Guérin - au Luxembourg. - -Or, les élégies de Parny ou la lettre d'Héloïse à Abeilard, de -Colardeau, sont des peintures bien imparfaites et bien vagues si on les -compare à quelques lettres de la Nouvelle-Héloïse, à celles d'une -Religieuse portugaise, de Mlle de Lespinasse, de la Sophie de Mirabeau, -de Werther, etc., etc. - -La poésie, avec ses comparaisons obligées, sa mythologie que ne croit -pas le poète, sa dignité de style à la Louis XIV, et tout l'attirail de -ses ornements appelés poétiques, est bien au-dessous de la prose dès -qu'il s'agit de donner une idée claire et précise des mouvements du -coeur; or, dans ce genre, on n'émeut que par la clarté. - -Tibulle, Ovide et Properce furent de meilleur goût que nos poètes; ils -ont peint l'amour tel qu'il put exister chez les fiers citoyens de Rome; -encore vécurent-ils sous Auguste, qui, après avoir fermé le temple de -Janus, cherchait à ravaler les citoyens à l'état de sujets loyaux d'une -monarchie. - -Les maîtresses de ces trois grands poètes furent des femmes coquettes, -infidèles et vénales; ils ne cherchèrent auprès d'elles que des plaisirs -physiques, et je croirais qu'ils n'eurent jamais l'idée des sentiments -sublimes[231] qui, treize siècles plus tard, firent palpiter le sein de -la tendre Héloïse. - - [231] Tout ce qu'il y a de beau au monde était devenu partie de la - beauté de la femme que vous aimez, vous vous trouvez disposé à faire - tout ce qu'il y a de beau au monde. - -J'emprunte le passage suivant à un littérateur distingué et qui connaît -beaucoup mieux que moi les poètes latins: - -«Le brillant génie d'Ovide[232], l'imagination de Properce, l'âme -sensible de Tibulle, leur inspirèrent sans doute des vers de nuances -différentes, mais ils aimèrent de la même manière des femmes à peu près -de la même espèce. Ils désirent, ils triomphent, ils ont des rivaux -heureux, ils sont jaloux ils se brouillent et se raccommodent; ils sont -infidèles à leur tour, on leur pardonne et ils retrouvent un bonheur qui -bientôt est troublé par le retour des mêmes chances. - - [232] Guinguené, _Histoire littéraire de l'Italie_, vol. II, page 490. - -«Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui -apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari; quels signes -ils doivent se faire devant lui et devant le monde, pour s'entendre et -n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près; bientôt des -querelles, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant -qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le -pardon. Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques, -au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite -vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or à un -vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette -des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé: -il maudit ses tablettes, qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient -un plus heureux: il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas -interrompre son bonheur. - -«Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour -toutes les femmes. Un instant après, Corinne est aussi infidèle; il ne -peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite -avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme -plus colère que tendre; elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui -jure qu'il n'en est rien, et il écrit à cette esclave; et tout ce qui -avait fâché Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir! Quels -indices les ont trahis? Il demande à la jeune esclave un nouveau -rendez-vous. Si elle le lui refuse, il menace de tout avouer à Corinne. -Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la peine et des plaisirs -qu'ils lui donnent. Peu après c'est Corinne seule qui l'occupe. Elle est -toute à lui. Il chante son triomphe comme si c'était sa première -victoire. Après quelques incidents que, pour plus d'une raison, il faut -laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop long de rappeler, il -se trouve que le mari de Corinne est devenu trop facile. Il n'est plus -jaloux; cela déplaît à l'amant, qui le menace de quitter sa femme s'il -ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop; il fait si bien -surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il se plaint de -cette surveillance qu'il a provoquée, mais il saura bien la tromper; par -malheur il n'est pas le seul à y parvenir. Les infidélités de Corinne -recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si publiques, -que la seule grâce qu'Ovide lui demande, c'est qu'elle prenne quelque -peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins évidemment ce -qu'elle est. Telles furent les moeurs d'Ovide et de sa maîtresse, tel -est le caractère de leurs amours. - -«Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès -qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui -demande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré lui-même -à plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne se rend qu'au -matin auprès d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve -endormie; elle est longtemps sans que tout le bruit qu'il fait, sans que -ses caresses mêmes la réveillent; elle ouvre enfin ses yeux et lui fait -les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie; il fait -à cet ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la -perdre: elle part avec un militaire; elle veut suivre les camps, elle -s'expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point, il -pleure, il fait des voeux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira -point de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant des étrangers qui -l'auront vue; il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est -touchée de tant d'amour. Elle quitte le soldat et reste avec le poète. -Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur -est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par -l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que -d'elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La -mort ne l'effraye pas, il ne craint que de perdre Cinthie; qu'il soit -sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau. - -«Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son amour, mais -bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa -maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour -le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie son amour. -Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans -toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut -plus l'aimer sans honte. Il en rougit, mais il ne peut se détacher -d'elle. Il sera son amant, son époux; jamais il n'aimera que Cinthie. -Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse, il la -rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une -seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possède -jamais assez, il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler à -lui-même, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi -vives que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se -distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il -feint qu'une troupe d'amours le rencontre et le ramène aux pieds de -Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans -un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui -jette les coupes à la tête; il trouve cela charmant. De nouvelles -perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut partir; il va -voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son voyage, mais il -renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux -outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de -ses rivaux; mais une maladie vient la saisir, elle meurt. Elle lui -reproche ses infidélités, ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à -ses derniers moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui -fut toujours fidèle. Telles sont les moeurs et les aventures de Properce -et de sa maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours. -Voilà la femme qu'une âme comme celle de Properce fut réduite à aimer. - -«Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais jamais inconstants. Ce -sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là leurs hommages, -mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne. Corinne et -Cinthie ont toutes les femmes pour rivales: elles n'en ont -particulièrement aucune. La muse de ces deux poètes est fidèle si leur -amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie -ne figure dans leurs vers. Tibulle, amant et poète plus tendre, moins -vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance. -Trois beautés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses -vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée. -Tibulle a perdu sa fortune, mais il lui reste la campagne et Délie; -qu'il la possède dans la paix des champs, qu'il puisse en expirant -presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle suive en pleurant sa -pompe funèbre, il ne forme point d'autres voeux. Délie est enfermée par -un mari jaloux: il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les -triples verrous. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe -malade, et Délie seule l'occupe, il l'engage à être toujours chaste, _à -mépriser l'or_, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais -Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son -infidélité: il y succombe et demande grâce à Délie et à Vénus. Il -cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni -adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de -Délie, trompé comme lui; il lui révèle toutes les ruses dont elle se -sert pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la -garder, qu'il la lui confie: il saura bien les écarter et garantir de -leurs pièges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise, il revient à -elle, il se souvient de la mère de Délie, qui protégeait leurs amours; -le souvenir de cette bonne femme rouvre son coeur à des sentiments -tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt -de plus graves. Elle s'est laissé corrompre par l'or et les présents, -elle est à un autre, à d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne -honteuse, et lui dit adieu pour toujours. - -«Il passe sous les lois de Némésis et n'en est pas plus heureux; elle -n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis -est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice, -mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. Il tâche de la -fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune soeur; il ira -pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette tendre muette. -Les mânes de la soeur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis -fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste image -de sa soeur viendrait la nuit troubler son sommeil... Mais ces tristes -souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce prix -acheter même le bonheur. Nééra est sa troisième maîtresse. Il a joui -longtemps de son amour; il ne demande aux dieux que de vivre et mourir -avec elle; mais elle part, elle est absente; il ne peut s'occuper -d'elle, il ne demande qu'elle aux dieux; il a vu en songe Apollon, qui -lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe; il -ne pourrait survivre à ce malheur, et cependant ce malheur existe. Nééra -est infidèle; il est encore une fois abandonné. Tel fut le caractère et -le sort de Tibulle, tel est le triple et assez triste roman de ses -amours. - -«C'est en lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même -au plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme. -S'il y eut un poète ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut -Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien _sont en -lui_, il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les -faire naître chez ses maîtresses: leurs grâces, leur beauté, sont tout -ce qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette; -leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De -toutes ces femmes devenues célèbres par les vers de trois grands poètes, -Cinthie paraît la plus aimable. L'attrait des talents se joint en elle à -tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais, pour tous ces -talents, qui étaient souvent ceux des courtisanes d'un certain ordre, -elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont pas moins -en ce qui la gouverne; et Properce, qui vante une ou deux fois seulement -en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa passion pour -elle, maîtrisé par une tout autre puissance. - -Ces grands poètes furent apparemment au nombre des âmes les plus tendres -et les plus délicates de leur siècle, et voilà pourtant qui ils aimèrent -et comment ils aimèrent. Ici il faut faire abstraction de toute -considération littéraire. Je ne leur demande qu'un témoignage sur leur -siècle; et dans deux mille ans un roman de Ducray-Duminil sera un -témoignage de nos moeurs. - - -XCIII _bis_. - -Un de mes grands regrets, c'est de n'avoir pu voir Venise de 1760[233]; -une suite de hasards heureux avait réuni apparemment, dans ce petit -espace, et les institutions politiques et les opinions les plus -favorables au bonheur de l'homme. Une douce volupté donnait à tous un -bonheur facile. Il n'y avait point de combat intérieur et point de -crimes. La sérénité était sur tous les visages, personne ne songeait à -paraître plus riche, l'hypocrisie ne menait à rien. Je me figure que ce -devait être le contraire de Londres en 1822. - - [233] Voyage du président de Brosses en Italie, voyage d'Eustace, de - Sharp, de Smolett. - - -XCIV - -Si vous remplacez le manque de sécurité personnelle par la juste crainte -de manquer d'argent, vous verrez que les États-Unis d'Amérique, par -rapport à la passion dont nous essayons une monographie, ressemblent -beaucoup à l'antiquité. - -En parlant des esquisses plus ou moins imparfaites de l'amour-passion -que nous ont laissées les anciens, je vois que j'ai oublié les _Amours -de Médée_ dans _l'Argonautique_. Virgile les a copiées dans sa Didon. -Comparez cela à l'amour tel qu'il est dans un roman moderne: le doyen de -Killerine, par exemple. - - -XCV - -Le roman sent les beautés de la nature et des arts avec une force, une -profondeur, une justesse étonnantes; mais, s'il se met à vouloir -raisonner sur ce qu'il sent avec tant d'énergie, c'est à faire pitié. - -C'est peut-être que le sentiment lui vient de la nature, et sa logique, -du gouvernement. - -On voit sur-le-champ pourquoi les beaux arts, hors de l'Italie, ne sont -qu'une mauvaise plaisanterie; on en raisonne mieux, mais le public ne -sent pas. - - -XCVI - -Londres, 26 novembre 1821. - -Un homme fort raisonnable, et qui est arrivé hier de Madras, me dit en -deux heures de conversation ce que je réduis aux vingt lignes suivantes: - -«Ce _sombre_, qu'une cause inconnue fait peser sur le caractère anglais, -pénètre si avant dans les coeurs, qu'au bout du monde, à Madras, quand -un Anglais peut obtenir quelques jours de vacance, il quitte bien vite -la riche et florissante Madras pour venir se dérider dans la petite -ville française de Pondichéry, qui, sans richesses et presque sans -commerce, fleurit sous l'administration paternelle de M. Dupuy. A Madras -on boit du vin de Bourgogne à trente-six francs la bouteille; la -pauvreté des Français de Pondichéry fait que, dans les sociétés les plus -distinguées, les rafraîchissements consistent en grands verres d'eau. -Mais on y rit.» - -Maintenant il y a plus de liberté en Angleterre qu'en Prusse. Le climat -est le même que celui de Koenigsberg, de Berlin, de Varsovie, villes qui -sont loin de marquer par leur tristesse. Les classes ouvrières y ont -moins de sécurité et y boivent tout aussi peu de vin qu'en Angleterre; -elles sont beaucoup plus mal vêtues. - -Les aristocraties de Venise et de Vienne ne sont pas tristes. - -Je ne vois qu'une différence: dans les pays gais, on lit peu la Bible et -il y a de la galanterie. Je demande pardon de revenir souvent sur une -démonstration dont je doute. Je supprime vingt faits dans le sens du -précédent. - - -XCVII - -Je viens de voir, dans un beau château près de Paris, un jeune homme -très joli, fort spirituel, très riche, de moins de vingt ans; le hasard -l'y a laissé presque seul, et pendant longtemps, avec une fort belle -fille de dix-huit ans, pleine de talents, de l'esprit le plus distingué, -fort riche aussi. Qui ne se serait attendu à une passion? Rien moins que -cela, l'affectation était si grande chez ces deux jolies créatures, que -chacune n'était occupée que de soi et de l'effet qu'elle devait -produire. - - -XCVIII - -J'en conviens, dès le lendemain d'une grande action, un orgueil sauvage -a fait tomber ce peuple dans toutes les fautes et les niaiseries qui se -sont présentées. Voici pourtant ce qui m'empêche d'effacer les louanges -que je donnais autrefois à ce représentant du moyen âge. - -La plus jolie femme de Narbonne est une jeune Espagnole à peine âgée de -vingt ans, qui vit là fort retirée avec son mari, Espagnol aussi et -officier en demi-solde. Cet officier fut obligé, il y a quelque temps, -de donner un soufflet à un fat: le lendemain, sur le champ de bataille, -le fat voit arriver la jeune Espagnole; nouveau déluge de propos -affectés: «Mais, en vérité, c'est une horreur! comment avez-vous pu dire -cela à votre femme? madame vient pour empêcher notre combat!»--_Je viens -vous enterrer_, répond la jeune Espagnole. - -Heureux le mari qui peut tout dire à sa femme. Le résultat ne démentit -pas la fierté du propos. Cette action eût passé pour peu convenable en -Angleterre. Donc la fausse décence diminue le peu de bonheur qui se -trouve ici-bas. - - -XCIX - -L'aimable Donézan disait hier: «Dans ma jeunesse, et jusque bien avant -dans ma carrière, puisque j'avais cinquante ans en 89, les femmes -portaient de la poudre dans leurs cheveux. - -«Je vous avouerai qu'une femme sans poudre me fait répugnance; la -première impression est toujours d'une femme de chambre qui n'a pas eu -le loisir de faire sa toilette.» - -Voilà la seule raison contre Shakespeare et en faveur des unités. - -Les jeunes gens ne lisant que la Harpe, le goût des grands toupets -poudrés, comme ceux que portait la feue reine Marie-Antoinette, peut -encore durer quelques années. Je connais aussi des gens qui méprisent le -Corrège et Michel-Ange, et certes, M. Donézan était homme d'infiniment -d'esprit. - - -C - -Froide, brave, calculatrice, méfiante, discutante, ayant toujours peur -d'être électrisée par quelqu'un qui pourrait se moquer d'elle, -absolument libre d'enthousiasme, un peu jalouse des gens qui ont vu de -grandes choses à la suite de Napoléon, telle était la jeunesse de ce -temps-là, plus estimable qu'aimable. Elle amenait forcément le -gouvernement au rabais du centre gauche. Ce caractère de la jeunesse se -retrouvait jusque parmi les conscrits dont chacun n'aspire qu'à finir -son temps. - -Toutes les éducations, données exprès ou par hasard, forment les hommes -pour une certaine époque de la vie. L'éducation du siècle de Louis XV -plaçait à vingt-cinq ans le plus beau moment de ses élèves[234]. - - [234] M. de Francueil, quand il portait trop de poudre. Mémoires de - Mme d'Épinay. - -C'est à quarante que les jeunes gens de ce temps-là seront le mieux, ils -auront perdu la méfiance et la prétention, et gagné l'aisance et la -gaieté. - - -CI - -Discussion entre l'homme de bonne foi et l'homme d'Académie. - -«Dans cette discussion avec l'académicien, toujours l'académicien se -sauvait en reprenant de petites dates et autres semblables erreurs de -peu d'importance; mais la conséquence et qualification naturelle des -choses, il niait toujours, ou semblait ne pas entendre: par exemple, que -Néron eût été cruel empereur ou Charles II parjure. Or, comment prouver -de telles choses, ou, les prouvant, ne pas arrêter la discussion -générale et en perdre le fil?» - -«Telle manière de discussion ai-je toujours vue entre telles gens, dont -l'un ne cherche que vérité et avancement en icelle, l'autre faveur de -son maître ou parti, et gloire du bien dire. Et j'ai estimé grande -duperie et perdement de temps en l'homme de bonne loi de s'arrêter à -parler avec lesdits académiciens.» (OEuvres badines de Guy Allard de -Voiron) - - -CII - -Il n'y a qu'une très petite partie de l'art d'être heureux qui soit une -science exacte, une sorte d'échelle sur laquelle on soit assuré de -monter sur un échelon chaque siècle: c'est celle qui dépend du -gouvernement: (encore ceci n'est-il qu'une théorie, je vois les -Vénitiens de 1770 plus heureux que les gens de Philadelphie -d'aujourd'hui). - -Du reste, l'art d'être heureux est comme la poésie; malgré le -perfectionnement de toutes choses, Homère, il y a deux mille sept cents -ans, avait plus de talent que lord Byron. - -En lisant attentivement Plutarque, je crois m'apercevoir qu'on était -plus heureux en Sicile du temps de Dion, quoiqu'on n'eût ni imprimerie -ni punch à la glace, que nous ne savons l'être aujourd'hui. - -J'aimerais mieux être un Arabe du Ve siècle qu'un Français du XIXe. - - -CIII - -Ce n'est jamais cette illusion qui renaît et se détruit à chaque seconde -que l'on va chercher au théâtre, mais l'occasion de prouver à son -voisin, ou du moins à soi-même, si l'on a la contrariété de n'avoir -point de voisin, que l'on a bien lu son la Harpe et que l'on est homme -de goût. C'est un plaisir de vieux pédant que se donne la jeunesse. - - -CIV - -Une femme appartient de droit à l'homme qui l'aime et qu'elle aime _plus -que la vie_. - - -CV - -La cristallisation ne peut pas être excitée par des hommes-copies, et -les rivaux les plus dangereux sont les plus différents. - - -CVI - -Dans une société très avancée, l'_amour-passion_ est aussi naturel que -l'amour physique chez les sauvages. - -M. - - -CVII - -Sans les nuances, avoir une femme qu'on adore ne serait pas un bonheur -et même serait impossible. - -L. 7 octobre. - - -CVIII - -D'où vient l'intolérance des stoïciens? de la même source que celles des -dévots outrés. Ils ont de l'humeur parce qu'ils luttent contre la -nature, qu'ils se privent et qu'ils souffrent. S'ils voulaient -s'interroger de bonne foi sur la haine qu'ils portent à ceux qui -professent une morale moins sévère, ils s'avoueraient qu'elle naît de la -jalousie secrète d'un bonheur qu'ils envient et qu'ils se sont interdit, -_sans croire_ aux récompenses qui les dédommageraient de leurs -sacrifices. - -DIDEROT. - - -CIX - -Les femmes qui ont habituellement de l'humeur pourraient se demander si -elles suivent le système de conduite qu'elles _croient sincèrement_ le -chemin du bonheur. N'y a-t-il pas un peu de manque de courage accompagné -d'un peu de vengeance basse au fond du coeur d'une prude? Voir la -mauvaise humeur de Mme Deshoulières dans ses derniers jours (Notice de -M. Lemontey). - - -CX - -Rien de plus indulgent, parce que rien n'est plus heureux, que la vertu -de bonne foi; mais mistress Hutchinson elle-même manque d'indulgence. - - -CXI - -Immédiatement après ce bonheur vient celui d'une femme jeune, jolie, -facile, qui ne se fait point de reproches. A Messine on disait du mal de -la contessina Vicenzella: «Que voulez-vous? disait-elle, je suis jeune, -libre, riche, et peut-être pas laide. J'en souhaite autant à toutes les -femmes de Messine.» Cette femme charmante, et qui ne voulut jamais avoir -pour moi que de l'amitié, est celle qui m'a fait connaître les douces -poésies de l'abbé Melli, en dialecte sicilien; poésies délicieuses, -quoique gâtées encore par la mythologie. - -DELFANTE. - - -CXII - -Le public de Paris a une capacité d'attention, c'est trois jours, après -quoi, présentez-lui la mort de Napoléon ou la condamnation de M. -Béranger à deux mois de prison, absolument la même sensation ou le même -manque de tact à qui en reparle le quatrième jour. Toute grande capitale -doit-elle être ainsi, ou cela tient-il à la bonté et à la légèreté -parisienne? Grâce à l'orgueil aristocratique et à la timidité -souffrante, Londres n'est qu'une nombreuse collection d'ermites. Ce -n'est pas une capitale. Vienne n'est qu'une oligarchie de deux cents -familles environnées de cent cinquante mille artisans ou domestiques qui -les servent. Ce n'est pas là non plus une capitale. Naples et Paris, les -deux seules capitales (Extrait des _Voyages de Birkbeck_, page 371). - - -CXIII - -S'il était une époque où, d'après les théories vulgaires, appelées -raisonnables par les hommes communs, la prison pût être supportable, ce -serait celle où, après une détention de plusieurs années, un pauvre -prisonnier n'est plus séparé que par un mois ou deux du moment qui doit -le mettre en liberté. Mais la _cristallisation_ en ordonne autrement. Le -dernier mois est plus pénible que les trois dernières années. M. -d'Hotelans a vu à la maison d'arrêt de Melun plusieurs prisonniers -détenus depuis longtemps, parvenus à quelques mois du jour qui devait -les rendre à la liberté, _mourir_ d'impatience. - - -CXIV - -Je ne puis résister au plaisir de transcrire une lettre écrite en -mauvais anglais par une jeune Allemande. Il est donc prouvé qu'il y a -des amours constantes, et tous les hommes de génie ne sont pas des -Mirabeau. Klopstock, le grand poète, passe à Hambourg pour avoir été un -homme aimable; voici ce que sa jeune femme écrivait à une amie intime: - -«After having seen him two hours, I was obliged to pass the evening in a -company, which never had been so wearisome to me. I could not speak, I -could not play; I thought I saw nothing but Klopstock; I saw him the -next day, and the following and we were very seriously friends. But the -fourth day he departed. It was a strong hour the hour of his departure! -He wrote soon after; from that time our correspondence began to be a -very diligent one. I sincerely believed my love to be friendship. I -spoke with my friends of nothing but Klopstock, and showed his letters. -They raillied at me and said I was in love. I raillied then again, and -said that they must have a very friendshipless heart, if they had no -idea of friendship to a man as well as to a woman. Thus it continued -eight months, in which time my friends found as much love in Klopstock's -letters as in me. I perceived it likewise, but I would not believe it. -At the last Klopstock said plainly that he loved; and I startled as for -a wrong thing; I answered that it was no love, but friendship, as it was -what I felt for him; we had not seen one another enough to love (as if -love must have more time than friendship). This was sincerely my -meaning, and I had this meaning till Klopstock came again to Hamburg. -This he did a year after we had seen one another the first time. We saw, -we were friends, we loved; and a short time after, I could even tell -Klopstock that I loved. But we were obliged to part again, and wait two -years for our wedding. My mother would not let marry me a stranger. I -could marry then without her consent, as by the death of my father my -fortune depended not on her; but this was a horrible idea for me; and -thank heaven that I have prevailed by prayers! At this time knowing -Klopstock, she loves him as her lifely son, and thanks god that she has -not persisted. We married and I am the happiest wife in the world. In -some few months it will be four years that I am so happy...» -(_Correspondence of Richardson_, vol. III, page 147.) - - -CXV - -Il n'y a d'unions à jamais légitimes que celles qui sont commandées par -une vraie passion. - - -CXVI - -Pour être heureuse avec la facilité des moeurs, il faut une simplicité -de caractère qu'on trouve en Allemagne, en Italie, mais jamais en -France. - -La duchesse de C... - - -CXVII - -Par orgueil, les Turcs privent leurs femmes de tout ce qui peut donner -un aliment à la cristallisation. Je vis depuis trois mois chez un peuple -où, par orgueil, les gens titrés en seront bientôt là. - -Les hommes appellent _pudeur_ les exigences d'un orgueil rendu fou par -l'aristocratie. Comment oser manquer à la pudeur? Aussi, comme à -Athènes, les gens d'esprit ont une tendance marquée à se réfugier auprès -des courtisanes, c'est-à-dire auprès de ces femmes qu'une faute -éclatante a mises à l'abri des affectations de la _pudeur_ (_Vie de -Fox_). - - -CXVIII - -Dans le cas d'amour empêché par victoire trop prompte, j'ai vu la -cristallisation chez les caractères tendres chercher à se former après. -Elle dit en riant: «Non, je ne t'aime pas.» - - -CXIX - -L'éducation actuelle des femmes, ce mélange bizarre de pratiques pieuses -et de chansons fort vives (_di piacer mi balza il cor_ de la _Gazza -ladra_), est la chose du monde la mieux calculée pour éloigner le -bonheur. Cette éducation fait les têtes les plus inconséquentes. Mme de -R... qui craignait la mort, vient de mourir parce qu'elle trouvait drôle -de jeter les médecines par la fenêtre. Ces pauvres petites femmes -prennent l'inconséquence pour de la gaieté, parce que la gaieté est -souvent inconséquente en apparence. C'est comme l'Allemand qui se fait -vif en se jetant par la fenêtre. - - -CXX - -La vulgarité, éteignant l'imagination, produit sur-le-champ pour moi -l'ennui mortel: la charmante comtesse K... me montrant ce soir les -lettres de ses amants, que je trouve grossières. - -Forlì, 17 mars. Henri. - -L'imagination n'était pas éteinte; elle était seulement fourvoyée, et, -par répugnance, cessait bien vite de se figurer la grossièreté de ces -plats amants. - - -CXXI - -Rêverie métaphysique. - -Belgirate, 26 octobre 1816. - -Pour peu qu'une véritable passion rencontre de contrariétés, elle -produit vraisemblablement plus de malheur que de bonheur; cette idée -peut n'être pas vraie pour une âme tendre, mais elle est d'une évidence -parfaite pour la majeure partie des hommes, et en particulier pour les -froids philosophes qui, en fait de passions, ne vivent presque que de -curiosité et d'amour-propre. - -Ce qui précède, je le disais hier soir à la contessina Fulvia, en nous -promenant sur la terrasse de l'Isola-Bella, à l'orient, près du grand -pin. Elle me répondit: «Le malheur produit une beaucoup plus forte -impression sur l'existence humaine que le plaisir. - -«La première vertu de tout ce qui prétend à nous donner du plaisir, -c'est de frapper fort. - -«Ne pourrait-on pas dire que, la vie elle-même n'étant faite que de -sensations, le goût universel de tous les êtres qui ont vie est d'être -avertis qu'ils vivent par les sensations les plus fortes possibles? Les -gens du Nord ont peu de vie; voyez la lenteur de leurs mouvements. Le -_dolce farniente_ des Italiens, c'est le plaisir de jouir des émotions -de son âme, mollement étendu sur un divan, plaisir impossible si l'on -court toute la journée à cheval ou dans un droski, comme l'Anglais ou le -Russe. Ces gens mourraient d'ennui sur un divan. Il n'y a rien à -regarder dans leurs âmes. - -«L'amour donne les sensations les plus fortes possibles; la preuve en -est que, dans ces moments d'_inflammation_, comme diraient les -physiologistes, le coeur forme ces _alliances de sensations_ qui -semblent si absurdes aux philosophes Helvétius, Buffon et autres. -Luizina, l'autre jour, s'est laissé tomber dans le lac, comme vous -savez; c'est qu'elle suivait des yeux une feuille de laurier détachée de -quelque arbre de l'Isola-Madre (îles Borromées). La pauvre femme m'a -avoué qu'un jour son amant, en lui parlant, effeuillait une branche de -laurier dans le lac, et lui disait: «Vos cruautés et les calomnies de -votre amie m'empêchent de profiter de la vie et d'acquérir quelque -gloire.» - -«Une âme qui, par l'effet de quelque grande passion, ambition, jeu, -amour, jalousie, guerre, etc., a connu les moments d'angoisse et -d'extrême malheur, par une bizarrerie bien incompréhensible, _méprise_ -le bonheur d'une vie tranquille et où tout semble fait à souhait: un -joli château dans une position pittoresque, beaucoup d'aisance, une -bonne femme, trois jolis enfants, des amis aimables et en quantité, ce -n'est là qu'une faible esquisse de tout ce que possède notre hôte, le -général C... et cependant vous savez qu'il a dit être tenté d'aller à -Naples prendre le commandement d'une guérilla. Une âme faite pour les -passions sent d'abord que cette vie heureuse l'_ennuie_, et peut-être -aussi qu'elle ne lui donne que des idées communes. «Je voudrais, vous -disait C..., n'avoir jamais connu la fièvre des grandes passions, et -pouvoir me payer de l'apparent bonheur sur lequel on me fait tous les -jours de si sots compliments, auxquels, pour comble d'horreur, je suis -forcé de répondre avec grâce.» Moi, philosophe, j'ajoute: «Voulez-vous -une millième preuve que nous ne sommes pas faits par un être bon? c'est -que le _plaisir_ ne produit pas peut-être la moitié autant d'impression -sur notre être que la _douleur_[235]...» La contessina m'a interrompu: -«Il y a peu de peines morales dans la vie qui ne soient rendues chères -par l'_émotion_ qu'elles excitent; s'il y a un grain de générosité dans -l'âme, ce plaisir se centuple. L'homme condamné à mort en 1815, et sauvé -par hasard (M. de Lavalette par exemple), s'il marchait au supplice avec -courage, doit se rappeler ce moment dix fois par mois; le lâche qui -mourait en pleurant et jetant les hauts cris (le douanier Morris, jeté -dans le lac, _Rob Roy_, III, 120), s'il est aussi sauvé par le hasard, -ne peut tout au plus se souvenir avec plaisir de cet instant qu'à cause -de la circonstance qu'_il a été sauvé_, et non pour les trésors de -générosité qu'il a découverts en lui-même, et qui ôtent à l'avenir -toutes ses craintes.» - - [235] Voir l'analyse du _principe ascétique_, Bentham, _Traité de - législation_, tome I. - - On fait plaisir à un être _bon_ en se faisant souffrir. - -MOI.--«L'amour, même malheureux, donne à une âme tendre, pour qui la -_chose imaginée est la chose existante_, des trésors de jouissance de -cette espèce; il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté chez -soi et chez ce qu'on aime. Que de fois Salviati n'a-t-il pas entendu -Léonore lui dire, comme Mlle Mars dans les _Fausses Confidences_, avec -son sourire enchanteur: «Eh bien! oui, je vous aime!» Or, voilà de ces -illusions qu'un esprit sage n'a jamais. - -FULVIA, _levant les yeux au ciel_.--«Oui, pour vous et pour moi, -l'amour, même malheureux, pourvu que notre admiration pour l'objet aimé -soit infinie, est le premier des bonheurs.» - -(Fulvia a vingt-trois ans; c'est la beauté la plus célèbre de ***; ses -yeux étaient divins en parlant ainsi et se levant vers ce beau ciel des -îles Borromées, à minuit; les astres semblaient lui répondre. J'ai -baissé les yeux, et n'ai plus trouvé de raisons philosophiques pour la -combattre. Elle a continué.) Et tout ce que le monde appelle le bonheur -ne vaut pas ses peines. Je crois que le mépris seul peut guérir de cette -passion; non pas un mépris trop fort, ce serait un supplice, mais, par -exemple, pour vous autres hommes, voir l'objet que vous adorez aimer un -homme grossier et prosaïque, ou vous sacrifier aux jouissances du luxe -aimable et délicat qu'elle trouve chez son amie. - - -CXXII - -Vouloir, c'est avoir le courage de s'exposer à un inconvénient; -s'exposer ainsi, c'est tenter le hasard, c'est jouer. Il y a des -militaires qui ne peuvent vivre sans ce jeu: c'est ce qui les rend -insupportables dans la vie de famille. - - -CXXIII - -Le général Teulié me disait ce soir qu'il avait découvert que ce qui le -rendait d'une sécheresse et d'une stérilité si abominable quand il y -avait dans le salon des femmes affectées, c'est qu'il avait ensuite une -honte amère d'avoir exposé ses sentiments avec feu devant de tels êtres. -(Et quand il ne parlait pas avec son âme, fût-ce de Polichinelle, il -n'avait rien à dire. Je voyais du reste qu'il ne savait sur rien la -phrase convenue et de bon ton. Il était par là réellement ridicule et -baroque aux yeux des femmes affectées. Le ciel ne l'avait pas fait pour -être élégant.) - - -CXXIV - -A la cour, l'i*** est de mauvais ton, parce qu'il est censé qu'elle est -contre l'intérêt des princes: l'i*** est aussi de mauvais ton en -présence des jeunes filles, cela les empêcherait de trouver un mari. Il -faut convenir que s* D*** e***, il doit lui être agréable d'être honoré -pour de tels motifs. - - -CXXV - -Dans l'âme d'un grand peintre ou d'un grand poète, l'amour est divin -comme centuplant le domaine et les plaisirs de l'art, dont les beautés -donnent à son âme le pain quotidien. Que de grands artistes qui ne se -doutent ni de leur âme ni de leur génie! Souvent ils se croient un -médiocre talent pour la chose qu'ils adorent, parce qu'ils ne sont pas -d'accord avec les eunuques du sérail, les la Harpe, etc.: pour ces -gens-là, même l'amour malheureux est bonheur. - - -CXXVI - -L'image du premier amour est la plus généralement touchante; pourquoi? -c'est qu'il est presque le même dans tous les pays, de tous les -caractères. Donc ce premier amour n'est pas le plus passionné. - - -CXXVII - -La raison! la raison! Voilà ce qu'on crie toujours à un pauvre amant. En -1760, dans le moment le plus animé de la guerre de Sept ans, Grimm -écrivait: «... Il n'est point douteux que le roi de Prusse n'eût prévenu -cette guerre avant qu'elle éclatât, en cédant la Silésie. En cela il eût -fait une action très sage. Combien de maux il aurait prévenus! Que peut -avoir de commun la possession d'une province avec le bonheur d'un roi? -et le grand électeur n'était-il pas un prince très heureux et très -respecté sans posséder la Silésie? Voilà comment un roi aurait pu se -conduire en suivant les préceptes de la plus saine raison, et je ne sais -comment il serait arrivé que ce roi eût été l'objet des mépris de toute -la terre, tandis que Frédéric, sacrifiant tout au _besoin_ de conserver -la Silésie, s'est couvert d'une gloire immortelle. - -«Le fils de Cromwell a sans doute fait l'action la plus sage qu'un homme -puisse faire; il a préféré l'obscurité et le repos à l'embarras et au -danger de gouverner un peuple sombre, fougueux et fier. Ce sage a été -méprisé de son vivant et par la postérité, et son père est resté un -grand homme au jugement des nations. - -«La _Belle Pénitente_ est un sujet sublime du théâtre espagnol[236], -gâté en anglais et en français par Otway et Colardeau. Caliste a été -violée par un homme qu'elle adore, que les fougues d'orgueil de son -caractère rendent odieux, mais que ses talents, son esprit, les grâces -de sa figure, tout enfin concourt à rendre séduisant. Lothario eût été -trop aimable s'il eût su modérer de coupables transports; du reste, une -haine héréditaire et atroce divise sa famille et celle de la femme qu'il -aime. Ces familles sont à la tête des deux factions qui partagent une -ville d'Espagne durant les horreurs du moyen âge. Sciolto, le père de -Caliste, est le chef de l'autre faction, qui, dans ce moment, a le -dessus; il sait que Lothario a eu l'insolence de vouloir séduire sa -fille. La faible Caliste succombe sous les tourments de sa honte et de -sa passion. Son père est parvenu à faire donner à son ennemi le -commandement d'une armée navale, qui part pour une expédition lointaine -et dangereuse, où probablement Lothario trouvera la mort. Dans la -tragédie de Colardeau, il vient donner cette nouvelle à sa fille. A ces -mots, la passion de Caliste s'échappe: - - [236] Voir les romances espagnoles et danoises du XIIIe siècle; elles - paraîtraient plates ou grossières au goût français. - - «O dieux! - «Il part!... vous l'ordonnez!... il a pu s'y résoudre? - -«Jugez du danger de cette situation; un mot de plus, et Sciolto va être -éclairé sur la passion de sa fille pour Lothario. Ce père confondu -s'écrie: - - «Qu'entends-je? me trompé-je? où s'égarent tes voeux? - -«A cela Caliste, revenue à elle-même, répond: - - «Ce n'est pas son exil, c'est sa mort que je veux, - «Qu'il périsse! - -«Par ces mots, Caliste étouffe les soupçons naissants de son père, et -c'est cependant sans artifice, car le sentiment qu'elle exprime est -vrai. L'existence d'un homme qu'elle aime et qui a pu l'outrager doit -empoisonner sa vie, fût-il au bout du monde; sa mort seule pourrait lui -rendre le repos, s'il en était pour les amants infortunés... Bientôt -après Lothario est tué, et Caliste a le bonheur de mourir. - -«Voilà bien des pleurs et bien des cris pour peu de chose! ont dit les -gens froids qui se décorent du nom de philosophes. Un homme hardi et -violent abuse de la faiblesse qu'une femme a pour lui; il n'y a pas là -de quoi se désoler, ou du moins il n'y a pas de quoi nous intéresser aux -chagrins de Caliste. Elle n'a qu'à se consoler d'avoir couché avec son -amant, et ce ne sera pas la première femme de mérite qui aura pris son -parti sur ce malheur-là[237].» - - [237] Grimm, tome III, page 107. - -Richard Cromwell, le roi de Prusse, Caliste, avec les âmes que le ciel -leur avait données, ne pouvaient trouver la tranquillité et le bonheur -qu'en agissant ainsi. La conduite de ces deux derniers est éminemment -déraisonnable, et cependant ce sont les seuls qu'on estime. - -Sagan, 1813. - - -CXXVIII - -La constance après le bonheur ne peut se prédire que d'après celle que, -malgré les doutes cruels, la jalousie et les ridicules, on a eue avant -l'intimité. - - -CXXIX - -Chez une femme au désespoir de la mort de son amant, qui vient d'être -tué à l'armée, et qui songe évidemment à le suivre, il faut d'abord -examiner si ce parti n'est pas convenable; et, dans le cas de la -négative, attaquer, par cette habitude si ancienne chez l'être humain, -l'_amour de sa conversation_. Si cette femme a un ennemi, on peut lui -persuader que cet ennemi a obtenu une lettre de cachet pour la mettre en -prison. Si cette menace n'augmente pas son amour pour la mort, elle peut -songer à se cacher pour éviter la prison. Elle se cachera trois -semaines, fuyant de retraite en retraite; elle sera arrêtée et au bout -de trois jours se sauvera. Alors, sous un nom supposé, on lui ménagera -un asile dans une ville fort éloignée, et la plus différente possible de -celle où elle était au désespoir. Mais qui veut se dévouer à consoler un -être aussi malheureux et aussi nul pour l'amitié? - -Varsovie, 1808. - - -CXXX - -Les savants d'académie voient les moeurs d'un peuple dans sa langue: -l'Italie est le pays du monde où l'on prononce le moins le mot -d'_amour_, toujours amicizia et avvicinar (_amicizia_ pour amour et -_avvicinar_ pour faire la cour avec succès). - - -CXXXI - -Le dictionnaire de la musique n'est pas fait, n'est pas même commencé; -ce n'est que par hasard que l'on trouve les phrases qui disent: _je suis -en colère_, ou _je vous aime_, et leurs nuances. Le _maestro_ ne trouve -ces phrases que lorsqu'elles lui sont dictées par la présence de la -passion dans son coeur ou par son souvenir. Les gens qui passent le feu -de la jeunesse à étudier, au lieu de sentir, ne peuvent donc pas être -artistes: rien de plus simple que ce mécanisme. - - -CXXXII - -L'empire des femmes est beaucoup trop grand en France, l'empire de la -femme beaucoup trop restreint. - - -CXXXIII - -La plus grande flatterie que l'imagination la plus exaltée saurait -inventer pour l'adresser à la génération qui s'élève parmi nous, pour -prendre possession de la vie, de l'opinion et du pouvoir, se trouve une -vérité plus claire que le jour. Elle n'a rien à _continuer_, cette -génération, elle a tout à _créer_. Le grand mérite de Napoléon est -d'_avoir fait maison nette_. - - -CXXXIV - -Je voudrais pouvoir dire quelque chose sur la _consolation_. On n'essaye -pas assez de consoler. - -Le principe général, c'est qu'il faut tâcher de former une -_cristallisation_ la plus étrangère possible au motif qui a jeté dans la -douleur. - -Il faut avoir le courage de se livrer à un peu d'anatomie pour découvrir -un principe inconnu. - -Si l'on veut consulter le chapitre II de l'ouvrage de M. Villermé sur -les prisons (Paris, 1820), on verra que les prisonniers _si maritano fra -di loro_ (c'est le mot du langage des prisons). Les femmes _si maritano -anche fra di loro_, et il y a en général beaucoup de fidélité dans ces -unions, ce qui ne s'observe pas chez les hommes, et qui est un effet du -principe de la pudeur. - -«A Saint-Lazare, dit M. Villermé, page 96, à Saint-Lazare, en octobre -1818, une femme s'est donné plusieurs coups de couteau parce qu'elle -s'est vu préférer une arrivante. - -«C'est ordinairement la plus jeune qui est la plus attachée à l'autre.» - - -CXXXV - -Vivacità, leggerezza, soggettissima a prendere puntiglio, occupazione di -ogni momento delle apparenze della propria esistenza agli occhi altrui: -Ecco i tre gran caratteri di questa pianta che risveglia Europa nell -1808. - -Parmi les Italiens, les bons sont ceux qui ont encore un peu de -sauvagerie et de propension au sang: les Romagnols, les Calabrois, et, -parmi les plus civilisés, les Bressans, les Piémontais, les Corses. - -Le bourgeois de Florence est plus mouton que celui de Paris. - -L'espionnage de Léopold l'a avili à jamais. Voir la lettre de M. Courier -sur le bibliothécaire Furia et le chambellan Puccini. - - -CXXXVI - -Je ris de voir des gens de bonne foi ne pouvoir jamais être d'accord, se -dire naturellement de grosses injures et en penser davantage. Vivre, -c'est sentir la vie; c'est avoir des sensations fortes. Comme pour -chaque individu le taux de cette force change, ce qui est pénible pour -un homme comme trop fort est précisément ce qu'il faut à un autre pour -que l'intérêt commence. Par exemple, la sensation d'être épargné par le -canon quand on est au feu, la sensation de s'enfoncer en Russie à la -suite de ces Parthes, de même la tragédie de Shakespeare et la tragédie -de Racine, etc., etc. - -Orcha, 13 août 1812. - - -CXXXVII - -D'abord le plaisir ne produit pas la moitié autant d'impression que la -douleur, ensuite, outre ce désavantage dans la quantité d'émotion, la -_sympathie_ est au moins la moitié moins excitée par la peinture du -bonheur que par celle de l'infortune. Donc les poètes ne sauraient -peindre le malheur avec trop de force; ils n'ont qu'un écueil à -redouter, ce sont les objets qui inspirent le _dégoût_. Encore ici, le -_taux_ de cette sensation dépend-il de la monarchie ou de la république. -Un Louis XIV centuple le nombre des objets répugnants (Poésies de -Crabbe). - -Par le seul fait de l'existence de la monarchie à la Louis XIV -environnée de sa noblesse, tout ce qui est simple dans les arts devient -grossier. Le noble personnage devant qui on l'expose se trouve insulté; -ce sentiment est sincère, et partant respectable. - -Voyez le parti que le tendre Racine a tiré de l'amitié héroïque, et si -consacrée dans l'antiquité, d'Oreste et de Pylade. Oreste tutoie Pylade, -et Pylade lui répond _Seigneur_. Et l'on veut que Racine soit pour nous -l'auteur le plus touchant! Si l'on ne se rend pas à un tel exemple, il -faut parler d'autre chose. - - -CXXXVIII - -Dès qu'on peut espérer de se venger, on recommence de haïr. Je n'eus -l'idée de me sauver et de manquer à la foi que j'avais jurée à mon ami -que les dernières semaines de ma prison. (Deux confidences faites ce -soir devant moi par un assassin de bonne compagnie qui nous fait toute -son histoire.) - -Faenza, 1817. - - -CXXXIX - -Toute l'Europe, en se cotisant, ne pourrait faire un seul de nos bons -volumes français: les _Lettres persanes_, par exemple. - - -CXL - -J'appelle _plaisir_ toute perception que l'âme aime mieux éprouver que -ne pas éprouver[238]. - - [238] Maupertuis. - -J'appelle _peine_ toute perception que l'âme aime mieux ne pas éprouver -qu'éprouver. - -Désiré-je m'endormir plutôt que de sentir ce que j'éprouve, nul doute, -c'est une _peine_. Donc les désirs d'amour ne sont pas des peines, car -l'amant quitte, pour rêver à son aise, les sociétés les plus agréables. - -Par la durée, les plaisirs du corps sont diminués et les peines -augmentées. - -Pour les plaisirs de l'âme, ils sont augmentés ou diminués par la durée, -suivant les passions: par exemple, après six mois passés à étudier -l'astronomie, on aime davantage l'astronomie; après un an d'avarice, on -aime mieux l'argent. - -Les peines de l'âme sont diminuées par la durée; «que de veuves -véritablement fâchées se consolent par le temps!» Milady Waldegrave -d'Horace Walpole. - -Soit un homme dans un état d'indifférence, il lui arrive un plaisir; - -Soit un autre homme dans un état de vive douleur, cette douleur cesse -subitement; le plaisir qu'il ressent est-il de même nature que celui du -premier homme? M. Verri dit que _oui_, et il me semble que _non_. - -Tous les plaisirs ne viennent pas de la cessation de la douleur. - -Un homme avait depuis longtemps six mille livres de rente, il gagné cinq -cent mille francs à la loterie. Cet homme s'était déshabitué de désirer -les choses que l'on ne peut obtenir que par une grande fortune. (Je -dirai, en passant, qu'un des inconvénients de Paris, c'est la facilité -de perdre cette habitude.) - -On invente la machine à tailler les plumes; je l'ai achetée ce matin, et -c'est un grand plaisir pour moi, qui m'impatiente à tailler les plumes; -mais certainement je n'étais pas malheureux hier de ne pas connaître -cette machine. Pétrarque était-il malheureux de ne pas prendre de café? - -Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde le connaît: par -exemple, la première perdrix que l'on tue au vol à douze ans; la -première bataille d'où l'on sort sain et sauf à dix-sept. - -Le plaisir qui n'est que la cessation d'une peine passe bien vite, et au -bout de quelques années le souvenir n'en est pas même agréable. Un de -mes amis fut blessé au côté par un éclat d'obus, à la bataille de la -Moskowa, quelques jours après il fut menacé de gangrène, au bout de -quelques heures on put réunir M. Béclar, M. Larroy et quelques -chirurgiens estimés: on fit une consultation dont le résultat fut -d'annoncer à mon ami qu'il n'avait pas la gangrène. A ce moment je vis -son bonheur, il fut grand, cependant il n'était pas pur. Son âme, en -secret, ne croyait pas en être tout à fait quitte, il refaisait le -travail des chirurgiens, il examinait s'il pouvait entièrement s'en -rapporter à eux. Il entrevoyait encore un peu la possibilité de la -gangrène. Aujourd'hui, au bout de huit ans, quand on lui parle de cette -consultation, il éprouve un sentiment de peine: il a la vue imprévue -d'un des malheurs de la vie. - -Le plaisir causé par la cessation de la douleur consiste: 1º à remporter -la victoire contre toutes les objections qu'on se fait successivement; - -2º A revoir tous les avantages dont on allait être privé. - -Le plaisir causé par le gain de cinq cent mille francs consiste à -prévoir tous les plaisirs nouveaux et extraordinaires qu'on va se -donner. - -Il y a une exception singulière: il faut voir si cet homme a trop ou -trop peu de cette habitude, s'il a la tête étroite, le sentiment -d'embarras durera deux ou trois jours. - -S'il a l'habitude de désirer souvent une grande fortune, il aura usé -d'avance la jouissance par se la trop figurer. - -Ce malheur n'arrive pas dans l'amour-passion. - -Une âme enflammée ne se figure pas la dernière des faveurs, mais la plus -prochaine: par exemple, d'une maîtresse qui vous traite avec sévérité, -l'on se figure un serrement de main. L'imagination ne va pas -naturellement au delà; si on la violente, après un moment, elle -s'éloigne par la crainte de profaner ce qu'elle adore. - -Lorsque le plaisir a entièrement parcouru sa carrière, il est clair que -nous retombons dans l'indifférence; mais cette indifférence n'est pas la -même que celle d'auparavant. Ce second état diffère du premier, en ce -que nous ne serions plus capables de goûter, avec autant de délices, le -plaisir que nous venons d'avoir. - -Les organes qui servent à le cueillir sont fatigués, et l'imagination -n'a plus autant de propension à présenter les images qui seraient -agréables aux désirs qui se trouvent satisfaits. - -Mais, si au milieu du plaisir on vient nous en arracher, il y a -production de douleur. - - -CXLI - -La disposition à l'amour physique, et même au plaisir physique, n'est -point la même chez les deux sexes. Au contraire des hommes, presque -toutes les femmes sont au moins susceptibles d'un genre d'amour. Depuis -le premier roman qu'une femme a ouvert en cachette à quinze ans, elle -attend en secret la venue de l'amour-passion. Elle voit dans une grande -passion la preuve de son mérite. Cette attente redouble vers vingt ans, -lorsqu'elle est revenue des premières étourderies de la vie, tandis qu'à -peine arrivés à trente, les hommes croient l'amour impossible ou -ridicule. - - -CXLII - -Dès l'âge de six ans nous nous accoutumons à chercher le bonheur par la -même route que nos parents. L'orgueil de la mère de la contessina Nella -a commencé le malheur de cette aimable femme, et elle le rend sans -ressource par le même orgueil fou. - -Venise, 1810. - - -CXLIII - -Du genre romantique. - -On m'écrit de Paris qu'on y a vu (exposition de 1822) un millier de -tableaux représentant des sujets de l'Écriture sainte, peints par des -peintres qui n'y croient pas beaucoup, admirés et jugés par des gens qui -n'y croient pas, et enfin payés par des gens qui n'y croient pas. - -On cherche après cela le pourquoi de la décadence de l'art. - -Ne croyant pas en ce qu'il dit, l'artiste craint toujours de paraître -exagéré et ridicule. Comment arriverait-il au _grandiose_? rien ne l'y -porte (_Lettera di Roma_, giugno 1822). - - -CXLIV - -L'un des plus grands poètes, selon moi, qui aient paru dans ces derniers -temps, c'est Robert Burns, paysan écossais mort de misère. Il avait -soixante-dix louis d'appointements comme douanier, pour lui, sa femme et -quatre enfants. Il faut convenir que le tyran Napoléon était plus -généreux envers son ennemi Chénier, par exemple. Burns n'avait rien de -la pruderie anglaise. C'est un génie romain sans chevalerie ni honneur. -Je n'ai pas assez de place pour conter ses amours avec Mary Campbell et -leur triste catastrophe. Seulement je remarque qu'Édimbourg est à la -même latitude que Moscou, ce qui pourrait déranger un peu mon système -des climats. - -«One of Burn's remarks, when he first came to Edimburgh, was that -between the men of rustic life and the polite world he observed little -difference; that in the former, though unpolished by fashion and -unenlightened by science, he had found much observation and much -intelligence; but a refined and accomplished woman was a being almost -new to him, and of which he had formed but a very inadequate idea.» -(Londres, 1er novembre 1821, tome V, page 69.) - - -CXLV - -L'amour est la seule passion qui se paye d'une monnaie qu'elle fabrique -elle-même. - - -CXLVI - -Les compliments qu'on adresse aux petites filles de trois ans forment -précisément la meilleure éducation possible pour leur enseigner la -vanité la plus pernicieuse. Être jolie est la première vertu, le plus -grand avantage au monde. Avoir une jolie robe, c'est être jolie. - -Ces sots compliments ne sont usités que dans la bourgeoisie; ils sont -heureusement de mauvais ton, comme trop aisés à faire chez les gens à -carrosse. - - -CXLVII - -Lorette, 11 septembre 1811. - -Je viens de voir un très beau bataillon de gens de ce pays; c'est le -reste de quatre mille hommes qui étaient allés à Vienne en 1809. J'ai -passé dans les rangs avec le colonel, et fait faire leur histoire à -plusieurs soldats. C'est la vertu des républiques du moyen âge, plus ou -moins abâtardie par les Espagnols[239], le P...[240], et deux siècles -des gouvernements lâches et cruels qui ont tour à tour gâté ce pays-ci. - - [239] Vers 1580, les Espagnols, hors de chez eux, n'étaient que des - agents énergiques de despotisme, ou des joueurs de guitare sous les - fenêtres des belles Italiennes. Les Espagnols passaient alors en - Italie comme aujourd'hui l'on vient à Paris; du reste, ils ne - mettaient leur orgueil qu'à faire triompher le roi, _leur maître_. - Ils ont perdu l'Italie, et l'ont perdue en l'avilissant. En 1626, le - grand poète Calderon était officier à Milan. - - [240] Voir la _Vie de saint Charles Borromée_, qui changea Milan et - l'avilit. Il fit déserter les salles d'armes et aller au chapelet. - Merveilles tue Castiglione, 1533. - -Le brillant _honneur_ chevaleresque, sublime et sans raison, est une -plante exotique importée seulement depuis un petit nombre d'années. - -On n'en trouve pas trace en 1740. Voir de Brosses. Les officiers de -Montenotte et de Rivoli avaient trop d'occasions de montrer la vraie -vertu à leurs voisins pour chercher à _imiter_ un honneur peu connu sous -les chaumières que le soldat de 1796 venait de quitter, et qui leur eût -semblé bien baroque. - -Il n'y avait, en 1796, ni Légion d'honneur, ni enthousiasme pour un -homme, mais beaucoup de simplicité et de vertu à la Desaix. L'_honneur_ -a donc été importé en Italie par des gens trop raisonnables et trop -vertueux pour être bien brillants. On sent qu'il y a loin des soldats de -96 gagnant vingt batailles en un an, et n'ayant souvent ni souliers, ni -habits, aux brillants régiments de Fontenoy, disant poliment aux Anglais -et le chapeau bas: _Messieurs, tirez les premiers_. - - -CXLVIII - -Je croirais assez qu'il faut juger de la bonté d'un système de vie par -son représentant: par exemple, Richard Coeur-de-Lion montra sur le trône -la perfection de l'héroïsme et de la valeur chevaleresque, et ce fut un -roi ridicule. - - -CXLIX - -Opinion publique en 1822. Un homme de trente ans séduit une jeune -personne de quinze ans, c'est la jeune personne qui est déshonorée. - - -CL - -Dix ans plus tard je retrouvai la comtesse Ottavia; elle pleura beaucoup -en me revoyant; je lui rappelais Oginski. «Je ne puis plus aimer», me -disait-elle; je lui répondis avec le poète: «How changed, how saddened, -yet how elevated was her character!» - - -CLI - -Comme les moeurs anglaises sont nées de 1688 à 1730, celles de France -vont naître de 1815 à 1880. Rien ne sera beau, juste, heureux, comme la -France morale vers 1900. Actuellement elle n'est rien. Ce qui est une -infamie dans la rue de Belle-Chasse est une action héroïque rue du -Mont-Blanc, et, au travers de toutes les exagérations, les gens -réellement faits pour le mépris se sauvent de rue en rue. Nous avions -une ressource, la liberté des journaux, qui finissent par dire à chacun -son fait, et quand ce fait se trouve être l'opinion publique, il reste. -On nous arrache ce remède, cela retardera un peu la naissance de la -morale. - - -CLII - -L'abbé Rousseau était un pauvre jeune homme (1784), réduit à courir du -matin au soir tous les quartiers de la ville pour y donner des leçons -d'histoire et de géographie. Amoureux d'une de ses élèves, comme -Abeilard d'Héloïse, comme Saint-Preux de Julie; moins heureux sans -doute, mais probablement assez près de l'être; avec autant de passion -que ce dernier, mais l'âme plus honnête, plus délicate, et surtout plus -courageuse, il paraît s'être immolé à l'objet de sa passion. Voici ce -qu'il a écrit avant de se brûler la cervelle, après avoir dîné chez un -restaurateur au Palais-Royal sans laisser échapper aucune marque de -trouble ni d'aliénation: c'est du procès-verbal dressé sur les lieux par -le commissaire et les officiers de la police qu'on a tiré la copie de ce -billet, assez remarquable pour mériter d'être conservé. - -«Le contraste inconcevable qui se trouve entre la noblesse de mes -sentiments et la bassesse de ma naissance, un amour aussi violent -qu'insurmontable pour une fille adorable[241], la crainte de causer son -déshonneur, la nécessité de choisir entre le crime et la mort, tout m'a -déterminé à abandonner la vie. J'étais né pour la vertu, j'allais être -criminel; j'ai préféré mourir.» (Grimm, troisième partie, tome II, page -395.) - - [241] Il paraît qu'il s'agit de Mlle Gromaire, fille de M. Gromaire, - expéditionnaire en cour de Rome. - -Voilà un suicide admirable, et qui ne serait qu'absurde avec les moeurs -de 1880. - - -CLIII - -On a beau faire, jamais les Français, en fait de beaux-arts, ne -passeront le _joli_. - -Le comique qui suppose de la _verve_ dans le public et du _brio_ dans -l'acteur, les délicieuses plaisanteries de Palomba, à Naples, jouées par -Casaccia, impossibles à Paris; du joli et jamais que du joli, -quelquefois, il est vrai, annoncé comme sublime. - -On voit que je ne spécule pas en général sur l'honneur national. - - -CLIV - -Nous aimons beaucoup un beau talent, ont dit les Français, et ils disent -vrai, mais nous exigeons, comme condition essentielle de la beauté, -qu'il soit fait par un peintre se tenant constamment à cloche-pied -pendant tout le temps qu'il travaille. Les vers dans l'art dramatique. - - -CLV - -Beaucoup moins d'_envie_ en Amérique qu'en France, et beaucoup moins -d'esprit. - - -CLVI - -La tyrannie à la Philippe II a tellement avili les esprits depuis 1530, -qu'elle pèse sur le jardin du monde, que les pauvres auteurs italiens -n'ont pas encore eu le courage d'_inventer_ le roman de leur pays. A -cause de la règle du _naturel_, rien de plus simple pourtant: il faut -oser copier franchement ce qui crève les yeux dans ce monde. Voir le -cardinal Gonzalvi, épluchant gravement pendant trois heures, en 1822, le -livret d'un opéra bouffon, et disant au maestro avec inquiétude: «Mais -vous répéterez souvent ce mot _cozzar, cozzar_.» - - -CLVII - -Héloïse vous parle de l'amour, un fat vous parle de son amour; -sentez-vous que ces choses n'ont presque que le nom de commun? C'est -comme l'amour des concerts et l'amour de la musique. L'amour des -jouissances de vanité que votre harpe vous promet au milieu d'une -société brillante, ou l'amour d'une rêverie tendre, solitaire, timide. - - -CLVIII - -Quand on vient de voir la femme qu'on aime, la vue de toute autre femme -gâte la vue, fait physiquement mal aux yeux; j'en vois le pourquoi. - - -CLIX - -Réponse à une objection. - -Le naturel parfait et l'intimité ne peuvent avoir lieu que dans -l'amour-passion, car dans tous les autres l'on sent la possibilité d'un -rival favorisé. - - -CLX - -Chez l'homme qui, pour se délivrer de la vie, a pris du poison, l'être -moral est mort; étonné de ce qu'il a fait et de ce qu'il va éprouver, il -n'a plus d'attention pour rien: quelques rares exceptions. - - -CLXI - -Un vieux capitaine de vaisseau, oncle de l'auteur, auquel je fais -hommage du présent manuscrit, ne trouve rien de si ridicule que -l'importance donnée pendant six cents pages à une chose aussi frivole -que l'amour. Cette chose si frivole est cependant la seule arme avec -laquelle on puisse frapper les âmes fortes. - -Qu'est-ce qui a empêché, en 1814, M. de M... d'immoler Napoléon dans la -forêt de Fontainebleau? Le regard méprisant d'une jolie femme qui -entrait aux Bains-Chinois[242]. Quelle différence dans les destinées du -monde si Napoléon et son fils eussent été tués en 1814! - - [242] Mémoires, page 88, édition de Londres. - - -CLXII - -Je transcris les lignes suivantes d'une lettre française que je reçois -de Znaïm, en observant qu'il n'y a pas dans toute la province un homme -en état de comprendre la femme d'esprit qui m'écrit: - -«... L'accident fait beaucoup en amour. Lorsque je n'ai pas lu de -l'anglais depuis un an, le premier roman qui me tombe sous la main me -semble délicieux. L'habitude d'aimer une âme prosaïque, c'est-à-dire -lente et timide pour tout ce qui est délicat, et ne sentant avec passion -que les intérêts grossiers de la vie: l'amour des écus, l'orgueil -d'avoir de beaux chevaux, les désirs physiques, etc., etc., peut -facilement faire paraître offensantes les actions d'un génie impétueux, -ardent, à imagination impatiente, ne sentant que l'amour, oubliant tout -le reste, et qui agit sans cesse, et avec impétuosité, là où l'autre se -laissait guider, et n'agissait jamais par lui-même. L'étonnement qu'il -donne pour offenser ce que nous appelions, l'année dernière, à Zithau, -l'orgueil féminin: est-ce français, ça? Avec le second on a de -l'_étonnement_, sentiment que l'on ignorait auprès du premier (et, comme -ce premier est mort à l'armée, à l'improviste, il est resté synonyme de -perfection), et sentiment qu'une âme pleine de hauteur et privée de -cette aisance qui est le fruit d'un certain nombre d'intrigues peut -confondre facilement avec ce qui est offensant.» - - -CLXIII - -«Geoffroy Rudel, de Blaye, fut un très grand gentilhomme, prince de -Blaye, et il devint amoureux de la princesse de Tripoli sans la voir, -pour le grand bien et pour la grande courtoisie qu'il entendit dire -d'elle aux pèlerins qui venaient d'Antioche, et fit pour elle beaucoup -de belles chansons, avec de bons airs et de chétives paroles; et, par -volonté de la voir, il se croisa et se mit en mer pour aller vers elle. -Et advint qu'en le navire le prit une très grande maladie, de telle -sorte que ceux qui étaient avec lui crurent qu'il fût mort, mais tant -firent qu'ils le conduisirent à Tripoli, dans une hôtellerie, comme un -homme mort. On le fit savoir à la comtesse, et elle vint à son lit et le -prit entre ses bras. Il sut qu'elle était la comtesse; il recouvra le -voir, l'entendre, et il loua Dieu, et lui rendit grâce qu'il lui eût -soutenu la vie jusqu'à ce qu'il l'eût vue. Et ainsi il mourut dans les -bras de la comtesse, et elle le fit honorablement ensevelir dans la -maison du Temple, à Tripoli. Et puis en ce même jour elle se fit -religieuse pour la douleur qu'elle eut de lui et de sa mort[243].» - - [243] Traduit d'un manuscrit provençal du XIIIe siècle. - - -CLXIV - -Voici une singulière preuve de la folie nommée cristallisation, que l'on -trouve dans les Mémoires de mistriss Hutchinson: - -... «He told to M. Hutchinson a very true story of a gentleman who not -long before had come for some time to lodge in Richmond, and found all -the people he came in company with, bewailing the death of a gentlewoman -that had lived there. Hearing her so much deplored he made inquiry after -her, and grew so in love with the description, that no other discourse -could at first please him, nor could he at last endure any other; he -grew desperately melancholy, and would go to a mount where the print of -her foot was cut, and lie there pining and kissing of it all the day -long, till at length death in some months space concluded his -languishment. This story was very true.» (Tome I, page 83.) - - -CLXV - -Lisio Visconti n'était rien moins qu'un grand lecteur de livres. Outre -ce qu'il avait pu voir en courant le monde, cet essai est fondé sur les -mémoires de quinze ou vingt personnages célèbres. S'il se rencontrait, -par hasard, un lecteur qui trouvât ces bagatelles dignes d'un instant -d'attention, voici les livres desquels Lisio a tiré ses réflexions et -conclusions: - -_Vie de Benvenuto Cellini_, écrite par lui-même. - -Les _Nouvelles_ de Cervantès et de Scarron. - -_Manon Lescaut_ et le _Doyen de Killerine_, de l'abbé Prévôt. - -_Lettres latines d'Héloïse à Abailard_. - -_Tom Jones_. - -_Lettres d'une Religieuse portugaise_. - -Deux ou trois romans d'Auguste La Fontaine. - -L'_Histoire de Toscane_, de Pignotti. - -_Werther_. - -Brantôme. - -_Mémoires_ de Carlo Gozzi (Venise, 1760), seulement les 80 pages sur -l'histoire de ses amours. - -_Mémoires_ de Lauzun, Saint-Simon, d'Épinay, de Staël, Marmontel, -Bezenval, Roland, Duclos, Horace Walpole, Évelyn, Hutchinson. - -_Lettres_ de Mlle Lespinasse. - - -CLXVI - -Un des plus grands personnages de ce temps-là, un des hommes les plus -marquants dans l'Église et dans l'État, nous a conté, ce soir (janvier -1822), chez Mme de M..., les dangers fort réels qu'il avait courus du -temps de la Terreur. - -«J'avais eu le malheur d'être au nombre des membres les plus marquants -de l'Assemblée constituante: je me tins à Paris, cherchant à me cacher -tant bien que mal, tant qu'il y eut quelque espoir de succès pour la -bonne cause. Enfin, les dangers augmentant et les étrangers ne faisant -rien d'énergique pour nous, je me déterminai à partir mais il fallait -partir sans passeport. Comme tout le monde s'en allait à Coblentz, j'eus -l'idée de sortir par Calais. Mais mon portrait avait été si fort -répandu, dix-huit mois auparavant, que je fus reconnu à la dernière -poste; cependant on me laissa passer. J'arrivai à une auberge à Calais, -où, comme vous pouvez penser, je ne dormis guère, et fort heureusement -pour moi, car vers les quatre heures du matin j'entendis très -distinctement prononcer mon nom. Pendant que je me lève et m'habille à -la hâte, je distingue fort bien, malgré l'obscurité, des gardes -nationaux avec leurs fusils, pour lesquels on ouvre la grande porte et -qui entrent dans la cour de l'auberge. Heureusement il pleuvait à verse; -c'était une matinée d'hiver fort obscure avec un grand vent. L'obscurité -et le bruit du vent me permirent de me sauver par la cour de derrière et -l'écurie des chevaux. Me voilà dans la rue à sept heures du matin, sans -ressource aucune. - -«Je pensai qu'on allait me courir après de mon auberge. Ne sachant trop -ce que je faisais, j'allai près du port, sur la jetée. J'avoue que -j'avais un peu perdu la tête: je ne me voyais pour toute perspective que -la guillotine. - -«Il y avait un paquebot qui sortait du port par une mer fort grosse et -qui était déjà à vingt toises de la jetée. Tout à coup j'entends des -cris du côté de la mer, comme si l'on m'appelait. Je vois s'approcher un -petit bateau. «Allons, donc, monsieur, venez, on vous attend.» Je passe -machinalement dans le bateau. Il y avait un homme qui me dit à -l'oreille: «Vous voyant marcher sur la jetée d'un air effaré, j'ai pensé -que vous pourriez bien être un malheureux proscrit. J'ai dit que vous -étiez mon ami que j'attendais; faites semblant d'avoir le mal de mer et -allez vous cacher en bas dans un coin obscur de la chambre.» - ---Ah! le beau trait, s'écria la maîtresse de la maison respirant à -peine, et qui était émue jusqu'aux larmes par le long récit fort bien -fait des dangers de l'abbé. Que de remercîments vous dûtes faire à ce -généreux inconnu! Comment s'appelait-il? - ---Je ne sais pas son nom, a répondu l'abbé un peu confus. - -Et il y a eu un moment de profond silence dans le salon. - - -CLXVII - -Le père et le fils. - -Dialogue de 1787. - -LE PÈRE (ministre de la...). - -«Je vous félicite, mon fils; c'est une chose fort agréable pour vous -d'être invité chez M. le duc d'...; c'est une distinction pour un homme -de votre âge. Ne manquez pas d'être au Palais à six heures précises. - -LE FILS. - -«Je pense, monsieur, que vous y dînez aussi? - -LE PÈRE - -«M. le duc d'..., toujours parfait pour notre famille, vous engageant -pour la première fois, a bien voulu m'inviter aussi.» - -Le fils, jeune homme fort bien né et de l'esprit le plus distingué, ne -manque pas d'être au Palais... à six heures. On servit à sept. Le fils -se trouva placé vis-à-vis du père. Chaque convive avait à côté de soi -une femme nue. L'on était servi par une vingtaine de laquais en grande -livrée[244]. - - [244] From december 27, 1819 till the 3 june 1820, Mil. - - -CLXVIII - -Londres, août 1817. - -Je n'ai de ma vie été frappé et intimidé de la présence de la beauté -comme ce soir, à un concert que donnait Mme Pasta. - -Elle était environnée, en chantant, de trois rangs de jeunes femmes -tellement belles, d'une beauté tellement pure et céleste, que je me suis -senti baisser les yeux par respect, au lieu de les lever pour admirer et -jouir. Cela ne m'est arrivé dans aucun pays, pas même dans ma chère -Italie. - - -CLXIX - -Une chose est absolument impossible dans les arts, en France, c'est la -verve. Il y aurait trop de ridicule pour l'homme entraîné, _il a l'air -trop heureux_. Voir un Vénitien réciter les satires de Burati. - - -CLXX - -Il y avait à Valence, en Espagne, deux amies, femmes très honnêtes, et -des familles les plus distinguées. L'une d'elles fut courtisée par un -officier français, qui l'aima avec passion, et au point de manquer la -croix après une bataille, en restant dans un cantonnement auprès d'elle, -au lieu d'aller au quartier général faire la cour au général en chef. - -A la fin, il en fut aimé. Après sept mois de froideur aussi désespérante -le dernier jour que le premier, elle lui dit un soir: «Bon Joseph, je -suis à vous.» Il restait l'obstacle d'un mari, homme d'infiniment -d'esprit, mais le plus jaloux des hommes. En ma qualité d'ami, j'ai dû -lire avec lui toute l'histoire de Pologne, de Rulhière, qu'il -n'entendait pas bien. Il s'écoula trois mois sans qu'on pût le tromper. -Il y avait un télégraphe les jours de fêtes, pour indiquer l'église où -l'on irait à la messe. - -Un jour, je vis mon ami plus sombre qu'à l'ordinaire; voici ce qui -allait se passer. L'amie intime de Doña Inezilla était dangereusement -malade. Celle-ci demanda à son mari la permission de passer la nuit -auprès de la malade, ce qui fut aussitôt accordé, à condition que le -mari choisirait le jour. Un soir, il conduit doña Inezilla chez son -amie, et dit, en badinant et comme inopinément, qu'il dormira fort bien -sur un canapé, dans un petit salon attenant à la chambre à coucher, et -dont la porte fut laissée ouverte. Depuis onze jours, tous les soirs, -l'officier français passait deux heures, caché sous le lit de la malade. -Je n'ose ajouter le reste. - -Je ne crois pas que la vanité permette ce degré d'amitié à une -Française. - - - - -APPENDIX - - - - -DES COURS D'AMOUR - - -Il y a eu des cours d'amour en France, de l'an 1150 à l'an 1200. Voilà -ce qui est prouvé. Probablement l'existence des cours d'amour remonte à -une époque beaucoup plus reculée. - -Les dames, réunies dans les cours d'amour, rendaient des arrêts soit sur -des questions de droit, par exemple: L'amour peut-il exister entre gens -mariés? - -Soit sur des cas particuliers que les amants leur mettaient[245]. - - [245] André le chapelain, Nostradamus, Raynouard, Crescimbeni, - d'Aretin. - -Autant que je puis me figurer la partie morale de cette jurisprudence, -cela devait ressembler à ce qu'aurait été la cour des maréchaux de -France, établie pour le _point d'honneur_ par Louis XIV, si toutefois -l'opinion eût soutenu cette institution. - -André, chapelain du roi de France, qui écrivait vers l'an 1170, cite -_les cours d'amour_: - -des dames de Gascogne, - -d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne (1144, 1194), - -de la reine Éléonore, - -de la comtesse de Flandre, - -de la comtesse de Champagne (1174). - -André rapporte neuf jugements prononcés par la comtesse de Champagne. - -Il cite deux jugements prononcés par la comtesse de Flandre. - -Jean de Nostradamus, _Vie des poètes provençaux_, dit (page 15): - -«Les tensons étaient disputes d'amours qui se faisaient entre les -chevaliers et dames poètes entre-parlant ensemble de quelque belle et -subtile question d'amours; et où ils ne s'en pouvaient accorder, ils les -envoyaient, pour en avoir la définition, aux dames illustres -présidentes, qui tenaient cour d'amour ouverte et planière à Signe et -Pierrefeu, ou à Romanin, ou à autres, et là-dessus, en faisaient arrêts -qu'on nommait _LOUS ARRESTS D'AMOURS_.» - -Voici les noms de quelques-unes des dames qui présidaient aux cours -d'amour de Pierrefeu et de Signe: - - «Stephanette, dame de Brulx, fille du comte de Provence; - «Adalarie, vicomtesse d'Avignon; - «Alalète, dame d'Ongle; - «Hermissende, dame de Posquières; - «Bertrane, dame d'Urgon; - «Mabille, dame d'Yères; - «La comtesse de Dye; - «Rostangue, dame de Pierrefeu; - «Bertrane, dame de Signe; - «Jausserande de Claustral.» - -Nostradamus, page 27. - -Il est vraisemblable que la même cour d'amour s'assemblait tantôt dans -le château de Pierrefeu, tantôt dans celui de Signe. Ces deux villages -sont très voisins l'un de l'autre, et situés à peu près à égale distance -de Toulon et de Brignoles. - -Dans la _Vie de Bertrand d'Alamanon_, Nostradamus dit: - -«Ce troubadour fut amoureux de Phanette ou Estephanette de Romanin, dame -dudit lieu, de la maison de Gantelmes, qui tenait de son temps cour -d'amour ouverte et planière en son château de Romanin, près la ville de -Saint-Remy, en Provence, tante de Laurette d'Avignon, de la maison de -Sado, tant célébrée par le poète Pétrarque.» - -A l'article de Laurette, on lit que Laurette de Sade, célébrée par -Pétrarque, vivait à Avignon vers l'an 1341, qu'elle fut instruite par -Phanette de Gantelmes, sa tante, dame de Romanin; que «toutes deux -romansoyent promptement en toute sorte de rithme provensalle, suyvant ce -qu'en a escrit le monge des Isles d'Or, les oeuvres desquelles rendent -ample tesmoignage de leur doctrine... Il est vray (dict le monge) que -Phanette ou Estephanette, comme très excellente en la poésie, avoit une -fureur ou inspiration divine, laquelle fureur estoit estimée un vray don -de Dieu; elles estoyent accompagnées de plusieurs dames illustres et -généreuses[246] de Provence, qui fleurissoyent de ce temps en Avignon, -lorsque la cour romaine y résidoit, qui s'adonnoyent à l'estude des -lettres, tenans cour d'amour ouverte et y deffinissoyent les questions -d'amour qui y estoyent proposées et envoyées... - - [246] - - «Jehanne, dame de Baulx, - «Huguette de Forcarquier, dame de Trects, - «Briande d'Agoult, comtesse de la Lune, - «Mabille de Villeneufve, dame de Vence, - «Béatrix d'Agoult, dame de Sault, - «Ysoarde de Roquefueilh, dame d'Ansoys, - «Anne, vicomtesse de Tallard, - «Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour, - «Doulce, de Monstiers, dame de Clumane, - «Antonette de Cadenet, dame de Lambesc, - «Magdalène de Sallon, dame dudict lieu, - «Rixende du Puyvard, dame de Trans.» - - Nostradamus, page 217. - -«Guillen et Pierre Balbz et Loys des Lascaris, comtes de Vintimille, de -Tende et de la Brigue, personnages de grand renom, estant venus de ce -temps en Avignon visiter Innocent VIe du nom, pape, furent ouyr les -deffinitions et sentences d'amour prononcées par ces dames; lesquels -esmerveillez et ravis de leurs beaultés et savoir, furent surpris de -leur amour.» - -Les troubadours nommaient souvent, à la fin de leurs tensons, les dames -qui devaient prononcer sur les questions qu'ils agitaient entre eux. - -Un arrêt de la cour des dames de Gascogne porte: - -«La cour des dames, assemblée en Gascogne, a établi, du consentement de -_toute la cour_, cette constitution perpétuelle, etc., etc.» - -La comtesse de Champagne, dans l'arrêt de 1174, dit: - -«Ce jugement que nous avons porté avec une extrême prudence, est appuyé -de l'avis d'un très grand nombre de dames...» - -On trouve dans un autre jugement: - -«Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été faite, dénonça toute -cette affaire à la comtesse de Champagne, et demanda humblement que ce -délit fût soumis au jugement de la comtesse de Champagne et des autres -dames. - -«La comtesse, ayant appelé auprès d'elle soixante dames, rendit ce -jugement,» etc. - -André le chapelain, duquel nous tirons ces renseignements, rapporte que -le code d'amour avait été publié par une cour composée d'un grand nombre -de dames et de chevaliers. - -André nous a conservé la supplique qui avait été adressée à la comtesse -de Champagne, lorsqu'elle décida par la négative cette question: _Le -véritable amour peut-il exister entre époux?_ - -Mais quelle était la peine encourue lorsqu'on n'obéissait pas aux arrêts -des cours d'amour? - -Nous voyons la cour de Gascogne ordonner que tel de ses jugements serait -observé comme constitution perpétuelle, et que ces dames qui n'y -obéiraient pas encourraient l'inimitié de toute dame honnête. - -Jusqu'à quel point l'opinion sanctionnait-elle les arrêts des cours -d'amour? - -Y avait-il autant de honte à s'y soustraire qu'aujourd'hui à une affaire -commandée par l'honneur? - -Je ne trouve rien dans André ou dans Nostradamus qui me mette à même de -résoudre cette question. - -Deux troubadours, Simon Doria et Lanfranc Cigalla, agitèrent la -question: «Qui est plus digne d'être aimé, ou celui qui donne -libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passer pour -libéral?» - -Cette question fut soumise aux dames de la cour d'amour de Pierrefeu et -de Signe; mais les deux troubadours ayant été mécontents du jugement, -recoururent à la cour d'amour souveraine des dames de Romain[247]. - - [247] Nostradamus, page 131. - -La rédaction des jugements est conforme à celle des tribunaux -judiciaires de cette époque. - -Quelle que soit l'opinion du lecteur sur le degré d'importance -qu'obtenaient les cours d'amour dans l'attention des contemporains, je -le prie de considérer quels sont aujourd'hui, en 1822, les sujets de -conversation des dames les plus considérées et les plus riches de Toulon -et de Marseille. - -N'étaient-elles pas plus gaies, plus spirituelles, plus heureuses, en -1174 qu'en 1822? - -Presque tous les arrêts des cours d'amour ont des considérants fondés -sur les règles du code d'amour. - -Ce code d'amour se trouve en entier dans l'ouvrage d'André le chapelain. - -Il y a trente et un articles, les voici: - - - - -CODE D'AMOUR DU DOUZIÈME SIÈCLE - - -I - -L'allégation de mariage n'est pas excuse légitime contre l'amour. - -II - -Qui ne sait celer ne sait aimer. - -III - -Personne ne peut se donner à deux amours. - -IV - -L'amour peut toujours croître ou diminuer. - -V - -N'a pas de saveur ce que l'amant prend de force à l'autre amant. - -VI - -Le mâle n'aime d'ordinaire qu'en pleine puberté. - -VII - -On prescrit à l'un des amants, pour la mort de l'autre, une viduité de -deux années. - -VIII - -Personne sans raison plus que suffisante ne doit être privé de son droit -en amour. - -IX - -Personne ne peut aimer s'il n'est engagé par la persuasion d'amour (par -l'espoir d'être aimé). - -X - -L'amour d'ordinaire est chassé de la maison par l'avarice. - -XI - -Il ne convient pas d'aimer celle qu'on aurait honte de désirer en -mariage. - -XII - -L'amour véritable n'a désir de caresses que venant de celle qu'il aime. - -XIII - -Amour divulgué est rarement de durée. - -XIV - -Le succès trop facile ôte bientôt son charme à l'amour: les obstacles -lui donnent du prix. - -XV - -Toute personne qui aime pâlit à l'aspect de ce qu'elle aime. - -XVI - -A la vue imprévue de ce qu'on aime, on tremble. - -XVII - -Nouvel amour chasse l'ancien. - -XVIII - -Le mérite seul rend digne d'amour. - -XIX - -L'amour qui s'éteint tombe rapidement, et rarement se ranime. - -XX - -L'amoureux est toujours craintif. - -XXI - -Par la jalousie véritable l'affection d'amour croît toujours. - -XXII - -Du soupçon et de la jalousie qui en dérive croît l'affection d'amour. - -XXIII - -Moins dort et moins mange celui qu'assiège pensée d'amour. - -XXIV - -Toute action de l'amant se termine par penser à ce qu'il aime. - -XXV - -L'amour véritable ne trouve rien de bien que ce qu'il sait plaire à ce -qu'il aime. - -XXVI - -L'amour ne peut rien refuser à l'amour. - -XXVII - -L'amant ne peut se rassasier de la jouissance de ce qu'il aime. - -XXVIII - -Une faible présomption fait que l'amant soupçonne des choses sinistres -de ce qu'il aime. - -XXIX - -L'habitude trop excessive des plaisirs empêche la naissance de l'amour. - -XXX - -Une personne qui aime est occupée par l'image de ce qu'elle aime -assidûment et sans interruption. - -XXXI - -Rien n'empêche qu'une femme ne soit aimée par deux hommes, et un homme -par deux femmes[248]. - - [248] I. Causa conjugii ab amore non est excusatio recta. - - II. Qui non celat amare non potest. - - III. Nemo duplici potest amore ligari. - - IV. Semper amorem minui vel crescere constat. - - V. Non est sapidum quod amans ab invito sumit amante. - - VI. Masculus non solet nisi in plena pubertate amare. - - VII. Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti præscribitur - amanti. - - VIII. Nemo, sine rationis excessu, suo debet amore privari. - - IX. Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compellitur. - - X. Amor semper ab avaritia consuevit domicilus exulare. - - XI. Non decet amare quarum pudor est nuptias affectare. - - XII. Verus amans alterius nisi suæ coamantis ex affectu non cupit - amplexus. - - XIII. Amor raro consuevit durare vulgatus. - - XIV. Facilis perceptio contemptibilem reddit amorem, difficilis eum - parum facit haberi. - - XV. Omnis consuevit amans in coamantis aspectu pallescere. - - XVI. In repentina coamantis visione, cor tremescit amantis. - - XVII. Novus amor veterem compellit abire. - - XVIII. Probitas sola quemcumque dignum facit amore. - - XIX. Si amor minuatur, cito deficit et raro convalescit. - - XX. Amorosus semper est timorosus. - - XXI. Ex vera zelotypia affectus semper crescit amandi. - - XXII. De coamante suspicione percepta zelus interea et affectus - crescit amandi. - - XXIII. Minus dormit et edit quem amoris cogitatio vexat. - - XXIV. Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione finitur. - - XXV. Verus amans nihil beatum credit, nisi quod cogitat amanti - placere. - - XXVI. Amor nihil posset amori denegare. - - XXVII. Amans coamantis solatus satiari non potest. - - XXVIII. Modica præsumptio cogit amantem de coamante suspicari - sinistra. - - XXIX. Non solet amare quem nimia voluptatis abundantia vexat. - - XXX. Verus amans assidua, sine intermissione, coamantis imagine - detinetur. - - XXXI. Unam feminam nihil prohibet a duobus amari, et a duabus - mulieribus unum. - - Fol. 103. - -Voici le dispositif d'un jugement rendu par une cour d'amour: - -QUESTION: «Le véritable amour peut-il exister entre personnes mariées?» - -JUGEMENT de la comtesse de Champagne: «Nous disons et assurons, par la -teneur des présentes, que l'amour ne peut étendre ses droits sur deux -personnes mariées. En effet, les amants s'accordent tout, mutuellement -et gratuitement, sans être contraints par aucun motif de nécessité, -tandis que les époux sont tenus, par devoir, de subir réciproquement -leurs volontés, et de ne se refuser rien les uns aux autres... - -«Que ce jugement, que nous avons rendu avec une extrême prudence, et -d'après l'avis d'un grand nombre d'autres dames, soit pour vous d'une -vérité constante et irréfragable. Ainsi jugé, l'an 1174, le troisième -jour des calendes de mai, indiction VIIº[249].» - - [249] «Utrum inter conjugatos amor possit habere locum? - - «Dicimus enim et stabilito tenore firmamus amorem non posse inter - duos jugales suas extendere vires, nam amantes sibi invicem gratis - omnia largiuntur, nullius necessitatis ratione cogente; jugales vero - mutuis tementur ex debito voluntatibus obedire et in nullo seipsos - sibi ad invicem denegare... - - «Hoc igitur nostrum judicium, cum nimia moderatione prolatum et - aliarum quamplurium dominarum consilio roboratum, pro indubitabili - vobis sit ac veritate constanti. - - «Ab anno M. C. LXXIV, tertio calend. maii, indictione VII.» - - Fol. 56. - - Ce jugement est conforme à la première règle du code d'amour. - - «Causa conjugii non est ab amore excusatio recta.» - - - - -NOTICE SUR ANDRÉ LE CHAPELAIN - - -André paraît avoir écrit vers l'an 1176. - -On trouve à la Bibliothèque du roi (nº 8758) un manuscrit de l'ouvrage -d'André qui a jadis appartenu à Baluze. Voici le premier titre: «Hic -incipiunt capitula libri de Arte amatoria et reprobatione amoris.» - -Ce titre est suivi de la table des chapitres. - -Ensuite on lit ce second titre: - -«Incipit liber de Arte amandi et de reprobatione amoris, editus et -compillatus a magistro Andrea, Francorum aulæ regiæ capellano, ad -Galterium amicum suum, cupientem in amoris exercitu militare: in quo -quidem libro, cujusque gradus et ordinis mulier ab homine cujusque -conditionis et status ad amorem sapientissime invitatur; et ultimo in -fine ipsius libri de amoris reprobatione subjungitur.» - -Crescimbeni, _Vite de poeti provenzali_, article PERCIVALLE DORIA, cite -un manuscrit de la bibliothèque de Nicolo Bargiacchi à Florence, et en -rapporte divers passages; ce manuscrit est une traduction du traité -d'André le chapelain. L'académie de la Crusca l'a admise parmi les -ouvrages qui ont fourni des exemples pour son dictionnaire. - -Il y a eu diverses éditions de l'original latin. Frid. Otto Menckenius, -dans ses _Miscellanea Lipsiensia nova_, Lipsiæ, 1751, t. VIII, part. I, -p. 545 et suiv., indique une très ancienne édition sans date et sans -lieu d'impression, qu'il juge être du commencement de l'imprimerie: -«Tractatus amoris et de amoris remedio Andreæ capellani Innocentii papæ -quarti.» - -Une seconde édition de 1610 porte ce titre: - -«_Erotica seu amatoria_ Andreæ capellani regii, vetustissimi scriptoris -ad venerandum suum amicum Guualterium scripta, nunquam ante hac edita, -sed sæpius a multis desiderata; nunc tandem fide diversorum mss. codicum -in publicum emissa a Dethmaro Mulhero. Dorpmundæ, typis Westhovianis, -anno Vna Castè et Verè amanda.» - -Une troisième édition porte: «Tremoniæ, typis Westhovianis, anno 1614.» - -André divise ainsi méthodiquement le sujet qu'il se propose de traiter: - -1º Quid sit amor et undè dicatur[250]. - - [250] Ce qu'est l'amour et d'où il prend nom. - - Quel est l'effet d'amour. - - Entre quelles personnes peut exister amour. - - De quelle façon l'amour s'acquiert, se conserve, augmente, diminue, - finit. - - A quels signes connaît-on d'être aimé, et ce que doit faire l'un des - amants quand l'autre manque à sa foi. - -2º Quis sit effectus amoris. - -3º Inter quos possit esse amor. - -4º Qualiter amor acquiratur, retineatur, augmentetur, minuatur, -finiatur. - -5º De notitia mutui amoris, et quid unus amantium agere debeat, altero -fidem fallente. - -Chacune de ces questions est traitée en plusieurs paragraphes. - -André fait parler alternativement l'amant et la dame. La dame fait des -objections, l'amant cherche à la convaincre par des raisons plus ou -moins subtiles. Voici un passage que l'auteur met dans la bouche de -l'amant: - -... Sed si forte horum sermonum te perturbet obscuritas, eorum tibi -sententiam indicabo[251]. - - [251] Mais si par hasard l'obscurité de ce discours vous embarrasse, - je vais vous en donner le sommaire. - - De toute antiquité il y a en amour quatre degrés différents: - - Le premier consiste à donner des espérances, le second dans l'offre - du baiser. - - Le troisième dans la jouissance des embrassements les plus intimes. - - Le quatrième dans l'octroi de toute la personne. - -Ab antiquo igitur quatuor sunt in amore gradus distincti: - -_Primus_, in spei datione consistit. - -_Secundus_, in osculi exhibitione. - -_Tertius_, in amplexus fruitione. - -_Quartus_, in totius concessione personæ finitur. - - - - -LE RAMEAU DE SALZBOURG[252] - - [252] Ce fragment, trouvé dans les papiers de M. Beyle, est publié - aujourd'hui pour la première fois. Il explique le phénomène de la - _cristallisation_ et fait connaître l'origine de ce mot. - - -Aux mines de sel de Hallein, près de Salzbourg, les mineurs jettent dans -les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par -l'hiver; deux ou trois mois après, par l'effet des eaux chargées de -parties salines, qui humectent ce rameau et ensuite le laissent à sec en -se retirant, ils le trouvent tout couvert de cristallisations -brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus -grosses que la patte d'une mésange, sont incrustées d'une infinité de -petits cristaux mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître le -rameau primitif; c'est un petit jouet d'enfant très joli à voir. Les -mineurs d'Hallein ne manquent pas, quand il fait un beau soleil et que -l'air est parfaitement sec, d'offrir de ces rameaux de diamants aux -voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine. Cette descente est -une opération singulière. On se met à cheval sur d'immenses troncs de -sapin, placés en pente à la suite les uns des autres. Ces troncs de -sapin sont fort gros et l'office de cheval, qu'ils font depuis un siècle -ou deux, les a rendus complètement lisses. Devant la selle, sur laquelle -vous êtes posé et qui glisse sur les troncs de sapin placés bout à bout, -s'établit un mineur qui, assis sur son tablier de cuir, glisse devant -vous et se charge de vous empêcher de descendre trop vite. - -Avant d'entreprendre ce voyage rapide, les mineurs engagent les dames à -se revêtir d'un immense pantalon de serge grise, dans lequel entre leur -robe, ce qui leur donne la tournure la plus comique. Je visitai ces -mines si pittoresques d'Hallein, dans l'été de 18..., avec Mme Gherardi. -D'abord, il n'avait été question que de fuir la chaleur insupportable -que nous éprouvions à Bologne, et d'aller prendre le frais au mont -Saint-Gothard. En trois nuits nous eûmes traversé les marais -pestilentiels de Mantoue et le délicieux lac de Garde, et nous arrivâmes -à Riva, à Bolzano, à Inspruck. - -Mme Gherardi trouva ces montagnes si jolies, que, partis pour une -promenade, nous finîmes par un voyage. Suivant les rives de l'Inn et -ensuite celles de la Salza, nous descendîmes jusqu'à Salzbourg. La -fraîcheur charmante de ce revers des Alpes, du côté du Nord, comparée à -l'air étouffé et à la poussière que nous venions de laisser dans la -plaine de Lombardie, nous donnait chaque matin un plaisir nouveau et -nous engageait à pousser plus avant. Nous achetâmes des vestes de -paysans à Golling. Souvent nous trouvions de la difficulté à nous loger -et même à vivre; car notre caravane était nombreuse; mais ces embarras, -ces malheurs, étaient des plaisirs. - -Nous arrivâmes de Golling à Hallein, ignorant jusqu'à l'existence de ces -jolies mines de sel dont je parlais. Nous y trouvâmes une nombreuse -société de curieux, au milieu desquels nous débutâmes en vestes de -paysans et nos dames avec d'énormes capotes de paysannes, dont elles -s'étaient pourvues. Nous allâmes à la mine sans la moindre idée de -descendre dans les galeries souterraines; la pensée de se mettre à -cheval pour une route de trois quarts de lieue, sur une monture de bois, -semblait singulière, et nous craignions d'étouffer au fond de ce vilain -trou noir. Mme Gherardi le considéra un instant et déclara que, pour -elle, elle allait descendre et nous laissait toute liberté. - -Pendant les préparatifs, qui furent longs, car, avant de nous engouffrer -dans cette cavité fort profonde, il fallut chercher à dîner, je m'amusai -à observer ce qui se passait dans la tête d'un joli officier bien blond -des chevau-légers bavarois. Nous venions de faire connaissance avec cet -aimable jeune homme, qui parlait français, et nous était fort utile pour -nous faire entendre des paysans allemands de Hallein. Ce jeune officier, -quoique très joli, n'était point fat, et, au contraire, paraissait homme -d'esprit; ce fut Mme Gherardi qui fit cette découverte. Je voyais -l'officier devenir amoureux à vue d'oeil de la charmante Italienne, qui -était folle de plaisir de descendre dans une mine et de l'idée que -bientôt nous nous trouverions à cinq cents pieds sous terre. Mme -Gherardi, uniquement occupée de la beauté des puits, des grandes -galeries, et de la difficulté vaincue, était à mille lieues de songer à -plaire, et encore plus de songer à être charmée par qui que ce soit. -Bientôt je fus étonné des étranges confidences que me fit, sans s'en -douter, l'officier bavarois. Il était tellement occupé de la figure -céleste, animée par un esprit d'ange, qui se trouvait à la même table -que lui, dans une petite auberge de montagne, à peine éclairée par des -fenêtres garnies de vitres vertes, que je remarquai que souvent il -parlait sans savoir à qui, ni ce qu'il disait. J'avertis Mme Gherardi, -qui, sans moi, perdait ce spectacle, auquel une jeune femme n'est -peut-être jamais insensible. Ce qui me frappait, c'était la nuance de -folie qui, sans cesse, augmentait dans les réflexions de l'officier; -sans cesse il trouvait à cette femme des perfections plus invisibles à -mes yeux. A chaque moment, ce qu'il disait peignait d'une manière _moins -ressemblante_ la femme qu'il commençait à aimer. Je me disais: «La Ghita -n'est assurément que l'occasion de tous les ravissements de ce pauvre -Allemand.» Par exemple, il se mit à vanter la main de Mme Gherardi, -qu'elle avait eue frappée, d'une manière fort étrange, par la petite -vérole, étant enfant, et qui en était restée très marquée et assez -brune. - -«Comment expliquer ce que je vois? me disais-je. Où trouver une -comparaison pour rendre ma pensée plus claire?» - -A ce moment Mme Gherardi jouait avec le joli rameau couvert de diamants -mobiles, que les mineurs venaient de lui donner. Il faisait un beau -soleil: c'était le 3 août, et les petits prismes salins jetaient autant -d'éclat que les beaux diamants dans une salle de bal fort éclairée. -L'officier bavarois, à qui était échu un rameau plus singulier et plus -brillant, demanda à Mme Gherardi de changer avec lui. Elle y consentit; -en recevant ce rameau il le pressa sur son coeur avec un mouvement si -comique, que tous les Italiens se mirent à rire. Dans son trouble, -l'officier adressa à Mme Gherardi les compliments les plus exagérés et -les plus sincères. Comme je l'avais pris sous ma protection, je -cherchais à justifier la folie de ses louanges. Je disais à Ghita: -«L'effet que produit sur ce jeune homme la noblesse de vos traits -italiens, de ces yeux tels qu'il n'en a jamais vus, est précisément -semblable à celui que la cristallisation a opéré sur la petite branche -de charmille que vous tenez et qui vous semble si jolie. Dépouillée de -ses feuilles par l'hiver, assurément elle n'était rien moins -qu'éblouissante. La cristallisation du sel a recouvert les branches -noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand -nombre, que l'on ne peut plus voir qu'à un petit nombre de places ses -branches telles qu'elles sont. - ---Eh bien! que voulez-vous conclure de là? dit Mme Gherardi. - ---Que ce rameau représente fidèlement la Ghita, telle que l'imagination -de ce jeune officier la voit. - ---C'est-à-dire, monsieur, que vous apercevez autant de différence entre -ce que je suis en réalité et la manière dont me voit cet aimable jeune -homme qu'entre une petite branche de charmille desséchée et la jolie -aigrette de diamants que ces mineurs m'ont offerte. - ---Madame, le jeune officier découvre en vous des qualités que nous, vos -anciens amis, nous n'avons jamais vues. Nous ne saurions apercevoir, par -exemple, un air de bonté tendre et compatissante. Comme ce jeune homme -est Allemand, la première qualité d'une femme, à ses yeux, est la -_bonté_, et sur-le-champ, il aperçoit dans vos traits l'expression de la -bonté. S'il était Anglais, il verrait en vous l'air aristocratique et -_lady like_[253] d'une duchesse, mais, s'il était moi, il vous verrait -telle que vous êtes, parce que depuis longtemps, et pour mon malheur, je -ne puis rien me figurer de plus séduisant. - - [253] L'air grande dame. - ---Ah! j'entends, dit Ghita; au moment où vous commencez à vous occuper -d'une femme, vous ne la voyez plus _telle qu'elle est réellement_, mais -telle qu'il vous convient qu'elle soit. Vous comparez les illusions -favorables que produit ce commencement d'intérêt à ces jolis diamants -qui cachent la branche de charmille effeuillée par l'hiver, et qui ne -sont aperçus, remarquez-le bien, que par l'oeil de ce jeune homme qui -commence à aimer. - ---C'est, repris-je, ce qui fait que les propos des amants semblent si -ridicules aux gens sages, qui ignorent le phénomène de la -cristallisation. - ---Ah! vous appelez cela _cristallisation_, dit Ghita; eh bien, monsieur, -cristallisez pour moi.» - -Cette image, singulière peut être, frappa l'imagination de Mme Gherardi, -et quand nous fûmes arrivés dans la grande salle de la mine, illuminée -par cent petites lampes qui paraissaient être dix mille, à cause des -cristaux de sel qui les reflétaient de tous côtés: «Ah! ceci est fort -joli, dit-elle au jeune Bavarois, je cristallise pour cette salle, je -sens que je m'exagère sa beauté; et vous, cristallisez-vous? - ---Oui, madame,» répondit naïvement le jeune officier, ravi d'avoir un -sentiment commun avec cette belle Italienne; mais, pour cela n'en -comprenant pas davantage ce qu'elle lui disait. Cette réponse simple -nous fit rire aux larmes, parce qu'elle décida la jalousie du sot que -Ghita aimait et qui commença à devenir sérieusement jaloux de l'officier -bavarois. Il prit le mot _cristallisation_ en horreur. - -Au sortir de la mine d'Hallein, mon nouvel ami, le jeune officier, dont -les confidences involontaires m'amusaient beaucoup plus que tous les -détails de l'exploitation du sel, apprit de moi que Mme Gherardi -s'appelait _Ghita_, et que l'usage, en Italie, était de l'appeler devant -elle _la Ghita_. Le pauvre garçon, tout tremblant, hasarda de l'appeler, -en lui parlant, _la Ghita_, et Mme Gherardi, amusée de l'air timidement -passionné du jeune homme et de la mine profondément irritée d'une autre -personne, invita l'officier à déjeuner pour le lendemain, avant notre -départ pour l'Italie. Dès qu'il se fut éloigné:--«_Ah çà!_ -expliquez-moi, ma chère amie, dit le personnage irrité, pourquoi vous -nous donnez la compagnie de ce blondin fade et aux yeux hébétés? - ---Parce que, monsieur, après dix jours de voyage, passant toute la -journée avec moi, vous me voyez tous telle que je suis, et ces yeux fort -tendres et que vous appelez _hébétés_ me voient parfaite. N'est-ce pas, -Filippo, ajouta-t-elle en me regardant, ces yeux-là me couvrent d'une -_cristallisation_ brillante; je suis pour eux la perfection; et, ce -qu'il y a d'admirable, c'est que quoi que je fasse, quelque sottise -qu'il m'arrive de dire, aux yeux de ce bel Allemand, je ne sortirai -jamais de la perfection: cela est commode. Par exemple, vous, Annibalino -(l'amant que nous trouvions un peu sot s'appelait le colonel Annibal), -je parie que, dans ce moment, vous ne me trouvez pas exactement -parfaite? Vous pensez que je fais mal d'admettre ce jeune homme dans ma -société. Savez-vous ce qui vous arrive, mon cher? Vous ne _cristallisez_ -plus pour moi.» - -Le mot _cristallisation_ devint à la mode parmi nous, et il avait -tellement frappé l'imagination de la belle Ghita, qu'elle l'adopta pour -tout. - -De retour à Bologne, on ne racontait guère d'anecdotes d'amour dans sa -loge qu'elle ne m'adressât la parole. «Ce trait-ci confirme ou détruit -telle de nos théories,» me disait-elle. Les actes de folie répétés par -lesquels un amant aperçoit toutes les perfections dans la femme qu'il -commence à aimer s'appelèrent toujours _cristallisation_ entre nous. Ce -mot nous rappelait le plus aimable voyage. De ma vie je ne sentis si -bien la beauté touchante et solitaire des rives du lac de Garde, nous -passâmes dans des barques des soirées délicieuses, malgré la chaleur -étouffante. Nous trouvâmes de ces instants qu'on n'oublie plus: ce fut -un des moments brillants de notre jeunesse. - -Un soir, quelqu'un vint nous donner la nouvelle que la princesse -Lanfranchi et la belle Florenza se disputaient le coeur du jeune peintre -Oldofredi. La pauvre princesse semblait en être réellement éprise, et le -jeune artiste milanais ne paraissait occupé que des charmes de Florenza. -On se demandait: «Oldofredi est-il amoureux?» Mais je supplie le lecteur -de croire que je ne prétends pas justifier ce genre de conversation, -dans lequel on a l'impertinence de ne pas se conformer aux règles -imposées par les convenances françaises. Je ne sais pourquoi ce soir-là -notre amour-propre s'obstina à deviner si le peintre milanais était -amoureux de la belle Florenza. - -On se perdit dans la discussion d'un grand nombre de petits faits. Quand -nous fûmes las de fixer notre attention sur des nuances presque -imperceptibles, et qui, au fond, n'étaient guère concluantes, Mme -Gherardi se mit à nous raconter le petit roman qui, suivant elle, se -passait dans le coeur d'Oldofredi. Dès le commencement de son récit, -elle eut le malheur de se servir du mot _cristallisation_; le colonel -Annibal, qui avait toujours sur le coeur la jolie figure de l'officier -bavarois, fit semblant de ne pas comprendre, et nous redemanda pour la -centième fois ce que nous entendions par le mot _cristallisation_. -«C'est ce que je ne sens pas pour vous, lui répondit vivement Mme -Gherardi.» Après quoi, l'abandonnant dans son coin, avec son humeur -noire, et nous adressant la parole: «Je crois, dit-elle, qu'un homme -commence à aimer quand je le vois triste.» Nous nous récriâmes aussitôt: -«Comment, l'amour, _ce sentiment délicieux qui commence si bien_...--Et -qui quelquefois finit si mal, par de l'humeur, par des querelles, dit -Mme Gherardi en riant et regardant Annibal. Je comprends votre -objection. Vous autres, hommes grossiers, vous ne voyez qu'une chose -dans la naissance de l'amour: on aime ou l'on n'aime pas. C'est ainsi -que le vulgaire s'imagine que le chant de tous les rossignols se -ressemble; mais nous, qui prenons plaisir à l'entendre, savons qu'il y a -pourtant dix nuances différentes de rossignol à rossignol.--Il me semble -pourtant, madame, dit quelqu'un, qu'on aime ou qu'on n'aime pas.--Pas du -tout, monsieur; c'est tout comme si vous disiez qu'un homme qui part de -Bologne pour aller à Rome est déjà arrivé aux portes de Rome quand, du -haut de l'Apennin, il voit encore notre tour Garisenda. Il y a loin de -l'une de ces deux villes à l'autre, et l'on peut être au quart du -chemin, à la moitié, aux trois quarts, sans pour cela être arrivé à -Rome, et cependant l'on n'est plus à Bologne.--Dans cette belle -comparaison, dis-je, Bologne représente apparemment l'_indifférence_ et -Rome l'_amour parfait_.--Quand nous sommes à Bologne, reprit Mme -Gherardi, nous sommes tout à fait indifférents, nous ne songeons pas à -admirer d'une manière particulière la femme dont un jour peut-être nous -serons amoureux à la folie; notre imagination songe bien moins encore à -nous exagérer son mérite. En un mot, comme nous disions à Hallein, la -_cristallisation_ n'a pas encore commencé.» - -A ces mots, Annibal se leva furieux, et sortit de la loge en nous -disant: «Je reviendrai quand vous parlerez italien.» Aussitôt la -conversation se fit en français, et tout le monde se prit à rire, même -Mme Gherardi. «Eh bien! voilà l'amour parti, dit-elle, et l'on rit -encore. On sort de Bologne, on monte l'Apennin, l'on prend la route de -Rome...--Mais, madame, dit quelqu'un, nous voilà bien loin du peintre -Oldofredi,» ce qui lui donna un petit mouvement d'impatience qui, -probablement, fit tout à fait oublier Annibal et sa brusque -sortie.--«Voulez-vous savoir, nous dit-elle, ce qui se passe quand on -quitte Bologne? D'abord je crois ce départ complètement involontaire: -c'est un mouvement instinctif. Je ne dis pas qu'il ne soit accompagné de -beaucoup de plaisir. L'on admire, puis on se dit: «Quel plaisir d'être -aimé de cette femme charmante!» Enfin paraît l'espérance; après -l'espérance (souvent conçue bien légèrement, car l'on ne doute de rien, -pour peu que l'on ait de chaleur dans le sang), après l'espérance, -dis-je, on s'exagère avec délices la beauté et les mérites de la femme -dont on espère être aimé.» - -Pendant que Mme Gherardi parlait, je pris une carte à jouer, sur le -revers de laquelle j'écrivis Rome d'un côté et Bologne de l'autre, et, -entre Bologne et Rome, les quatre gîtes que Mme Gherardi venait -d'indiquer. - -1. L'admiration. - -2. L'on arrive à ce second point de la route quand on se dit: «Quel -plaisir d'être aimé de cette femme charmante!» - -3. La naissance de l'espérance marque le troisième gîte. - -4. L'on arrive au quatrième quand on s'exagère avec délices la beauté et -les mérites de la femme qu'on aime. C'est ce que, nous autres adeptes, -nous appelons du mot de _cristallisation_, qui met Carthage en fuite. -Dans le fait, c'est difficile à comprendre. - -Mme Gherardi continua: «Pendant ces quatre mouvements de l'âme, ou -manières d'être, que Filippo vient de dessiner, je ne vois pas la plus -petite raison pour que notre voyageur soit triste. Le fait est que le -plaisir est vif, qu'il réclame toute l'attention dont l'âme est -susceptible. On est sérieux, mais l'on n'est point triste: la différence -est grande.--Nous entendons, madame, dit un des assistants, vous ne -parlez pas de ces malheureux auxquels il semble que tous les rossignols -rendent les mêmes sons--La différence entre être sérieux et être triste -(l'esser serio e l'esser mesto), reprit Mme Gherardi, est décisive -lorsqu'il s'agit de résoudre un problème tel que celui-ci: «Oldofredi -aime-t-il la belle Florenza?» Je crois qu'Oldofredi aime, parce que, -après avoir été fort occupé de la Florenza, je l'ai vu triste et non pas -seulement sérieux. Il est triste, parce que voici ce qui lui est arrivé. -Après s'être exagéré le bonheur que pourrait lui donner le caractère -annoncé par la figure raphaélesque, les belles épaules, les beaux bras, -en un mot les formes dignes de Canova de la belle marchesina Florenza, -il a probablement cherché à obtenir la confirmation des espérances qu'il -avait osé concevoir. Très probablement aussi, la Florenza, effrayée -d'aimer un étranger qui peut quitter Bologne au premier moment, et -surtout très fâchée qu'il ait pu concevoir sitôt des espérances, les lui -aura ôtées avec barbarie.» - -Nous avions le bonheur de voir tous les jours de la vie Mme Gherardi; -une intimité parfaite régnait dans cette société; on s'y comprenait à -demi-mot; souvent j'y ai vu rire de plaisanteries qui n'avaient pas eu -besoin de la parole pour se faire entendre: un coup d'oeil avait tout -dit. Ici, un lecteur français s'apercevra qu'une jolie femme d'Italie se -livre avec folie à toutes les idées bizarres qui lui passent par la -tête. A Rome, à Bologne, à Venise, une jolie femme est reine absolue; -rien ne peut être plus complet que le despotisme qu'elle exerce dans sa -société. A Paris, une jolie femme a toujours peur de l'opinion et du -bourreau de l'opinion: le _ridicule_. Elle a constamment au fond du -coeur la crainte des plaisanteries, comme un roi absolu la crainte d'une -charte. Voilà la secrète pensée qui vient la troubler au milieu d'une -joie de ses plaisirs, et lui donner tout à coup une mine sérieuse. Une -Italienne trouverait bien ridicule cette autorité limitée qu'une femme -de Paris exerce dans son salon. A la lettre, elle est toute-puissante -sur les hommes qui l'approchent, et dont toujours le bonheur, du moins -pendant la soirée, dépend d'un de ses caprices: j'entends le bonheur des -simples amis. Si vous déplaisez à la femme qui règne dans une loge, vous -voyez l'ennui dans ses yeux, et n'avez rien de mieux à faire que de -disparaître pour ce jour-là. - -Un jour, je me promenais avec Mme Gherardi sur la route de la _Cascata -del Reno_; nous rencontrâmes Oldofredi seul, fort animé, l'air très -préoccupé, mais point sombre. Mme Gherardi l'appela et lui parla, afin -de mieux l'observer. «Si je ne me trompe, dis-je à Mme Gherardi, ce -pauvre Oldofredi est tout à fait livré à la passion qu'il prend pour la -Florenza; dites-moi, de grâce, à moi qui suis votre séide, à quel point -de la maladie d'amour le croyez-vous arrivé maintenant?--Je le vois, dit -Mme Gherardi, se promenant seul, et qui se dit à chaque instant: «Oui, -elle m'aime.» Ensuite il s'occupe à lui trouver de nouveaux charmes, à -se détailler de nouvelles raisons de l'aimer à la folie.--Je ne le crois -pas si heureux que vous le supposez. Oldofredi doit avoir souvent des -doutes cruels; il ne peut pas être si sûr d'être aimé de la Florenza; il -ne sait pas comme nous à quel point elle considère peu, dans ces sortes -d'affaires, la richesse, le rang, la manière d'être dans le monde[254]. -Oldofredi est aimable, d'accord, mais ce n'est qu'un pauvre -étranger.--N'importe, dit Mme Gherardi, je parierais que nous venons de -le trouver dans un moment où les raisons pour espérer -l'emportaient.--Mais, dis-je, il avait l'air trop profondément troublé, -il doit avoir des moments de malheur affreux; il se dit: «Mais, est-ce -qu'elle m'aime?»--J'avoue, reprit Mme Gherardi, oubliant presque qu'elle -me parlait, que, quand la réponse qu'on se fait à soi-même est -satisfaisante, il y a des moments de bonheur divin et tels que peut-être -rien au monde ne peut leur être comparé. C'est là sans doute ce qu'il y -a de mieux dans la vie. - - [254] Tout est opposé entre la France et l'Italie. Par exemple, les - richesses, la haute naissance, l'éducation parfaite, disposent à - l'amour au delà des Alpes, et en éloignent en France. - -«Quand, enfin, l'âme, fatiguée et comme accablée de sentiments si -violents, revient à la raison par lassitude, ce qui surnage après tant -de mouvements si opposés, c'est cette certitude: «Je trouverai auprès de -_lui_ un bonheur que _lui seul_ au monde peut me donner.» Je laissai peu -à peu mon cheval s'éloigner de celui de Mme Gherardi. Nous fîmes les -trois milles qui nous séparaient de Bologne sans dire une seule parole, -pratiquant la vertu nommée discrétion.» - - - - -ERNESTINE - -OU - -LA NAISSANCE DE L'AMOUR - - -AVERTISSEMENT - -Une femme de beaucoup d'esprit et de quelque expérience prétendait un -jour que l'amour ne naît pas aussi subitement qu'on le dit. «Il me -semble, disait-elle, que je découvre sept époques tout à fait distinctes -dans la naissance de l'amour»; et, pour prouver son dire, elle conta -l'anecdote suivante. On était à la campagne, il pleuvait à verse, on -était trop heureux d'écouter. - - * * * * * - -Dans une âme parfaitement indifférente, une jeune fille habitant un -château isolé, au fond d'une campagne, le plus petit étonnement excite -profondément l'attention. Par exemple, un jeune chasseur qu'elle -aperçoit à l'improviste, dans le bois, près du château. - -Ce fut par un événement aussi simple que commencèrent les malheurs -d'Ernestine de S... Le château qu'elle habitait seule, avec son vieil -oncle, le comte de S..., bâti dans le moyen âge, près des bords du Drac, -sur une des roches immenses qui resserrent le cours de ce torrent, -dominait un des plus beaux sites du Dauphiné. Ernestine trouva que le -jeune chasseur offert par le hasard à sa vue avait l'air noble. Son -image se présenta plusieurs fois à sa pensée: car à quoi songer dans cet -antique manoir?--Elle y vivait au sein d'une sorte de magnificence; elle -y commandait à un nombreux domestique; mais depuis vingt ans que le -maître et les gens étaient vieux, tout s'y faisait toujours à la même -heure; jamais la conversation ne commençait que pour blâmer tout ce qui -se fait et s'attrister des choses les plus simples. Un soir de -printemps, le jour allait finir, Ernestine était à sa fenêtre; elle -regardait le petit lac et le bois qui est au delà: l'extrême beauté de -ce paysage contribuait peut-être à la plonger dans une sombre rêverie. -Tout à coup elle revit ce jeune chasseur qu'elle avait aperçu quelques -jours auparavant; il était encore dans le petit bois au delà du lac; il -tenait un bouquet de fleurs à la main; il s'arrêta comme pour la -regarder; elle le vit donner un baiser à ce bouquet et ensuite le placer -avec une sorte de respect dans le creux d'un grand chêne sur le bord du -lac. - -Que de pensées cette seule action fit naître! et que de pensées d'un -intérêt très vif, si on les compare aux sensations monotones qui, -jusqu'à ce moment, avaient rempli la vie d'Ernestine! Une nouvelle -existence commence pour elle; osera-t-elle aller voir ce bouquet? «Dieu! -quelle imprudence, se dit-elle en tressaillant; et si, au moment où -j'approcherai du grand chêne, le jeune chasseur vient à sortir des -bosquets voisins! Quelle honte! Quelle idée prendrait-il de moi?» Ce bel -arbre était pourtant le but habituel de ses promenades solitaires, -souvent elle allait s'asseoir sur ses racines gigantesques, qui -s'élèvent au-dessus de la pelouse et forment, tout à l'entour du tronc, -comme autant de bancs naturels abrités par son vaste ombrage. - -La nuit, Ernestine put à peine fermer l'oeil; le lendemain, dès cinq -heures du matin, à peine l'aurore a-t-elle paru, qu'elle monte dans les -combles du château. Ses yeux cherchent le grand chêne au delà du lac; à -peine l'a-t-elle aperçu, qu'elle reste immobile et comme sans -respiration. Le bonheur si agité des passions succède au contentement -sans objet et presque machinal de la première jeunesse. - -Dix jours s'écoulent. Ernestine compte les jours! Une fois seulement, -elle a vu le jeune chasseur; il s'est approché de l'arbre chéri, et il -avait un bouquet qu'il y a placé comme le premier.--Le vieux comte de -S... remarque qu'elle passe sa vie à soigner une volière qu'elle a -établie dans les combles du château; c'est qu'assise auprès d'une petite -fenêtre dont la persienne est fermée, elle domine toute l'étendue du -bois au delà du lac. Elle est bien sûre que son inconnu ne peut -l'apercevoir, et c'est alors qu'elle pense à lui sans contrainte. Une -idée lui vient et la tourmente. S'il croit qu'on ne fait aucune -attention à ses bouquets, il en conclura qu'on méprise son hommage, qui, -après tout, n'est qu'une simple politesse, et, pour peu qu'il ait l'âme -bien placée, il ne paraîtra plus. Quatre jours s'écoulent encore, mais -avec quelle lenteur! Le cinquième, la jeune fille, passant par hasard -auprès du grand chêne, n'a pu résister à la tentation de jeter un coup -d'oeil sur le petit creux où elle a vu déposer les bouquets. Elle était -avec sa gouvernante et n'avait rien à craindre. Ernestine pensait bien -ne trouver que des fleurs fanées; à son inexprimable joie, elle voit un -bouquet composé des fleurs les plus rares et les plus jolies; il est -d'une fraîcheur éblouissante; pas un pétale des fleurs les plus -délicates n'est flétri. A peine a-t-elle aperçu tout cela du coin de -l'oeil, que, sans perdre de vue sa gouvernante, elle a parcouru avec la -légèreté d'une gazelle toute cette partie du bois à cent pas à la ronde. -Elle n'a vu personne; bien sûre de n'être pas observée, elle revient au -grand chêne, elle ose regarder avec délices le bouquet charmant. O ciel! -il y a un petit papier presque imperceptible, il est attaché au noeud du -bouquet. «Qu'avez-vous, mon Ernestine? dit la gouvernante alarmée du -petit cri qui accompagne cette découverte.--Rien, bonne amie, c'est une -perdrix qui s'est levée à mes pieds.»--Il y a quinze jours, Ernestine -n'aurait pas eu l'idée de mentir. Elle se rapproche de plus en plus du -bouquet charmant, elle penche la tête, et, les joues rouges comme le -feu, sans oser y toucher, elle lit sur le petit morceau de papier: - -«Voici un mois que tous les matins j'apporte un bouquet. Celui-ci -sera-t-il assez heureux pour être aperçu?» - -Tout est ravissant dans ce joli billet; l'écriture anglaise qui traça -ces mots est de la forme la plus élégante. Depuis quatre ans qu'elle a -quitté Paris et le couvent le plus à la mode du faubourg Saint-Germain, -Ernestine n'a rien vu d'aussi joli. Tout à coup elle rougit beaucoup, -elle se rapproche de sa gouvernante, et l'engage à retourner au château. -Pour y arriver plus vite, au lieu de remonter dans le vallon et de faire -le tour du lac comme de coutume, Ernestine prend le sentier du petit -pont qui mène au château en ligne droite. Elle est pensive, elle se -promet de ne plus revenir de ce côté; car enfin elle vient de découvrir -que c'est une espèce de billet qu'on a osé lui adresser. Cependant, il -n'était pas fermé, se dit-elle tout bas. De ce moment sa vie est agitée -par une affreuse anxiété. Quoi donc! ne peut-elle pas, même de loin, -aller revoir l'arbre chéri? Le sentiment du devoir s'y oppose. «Si je -vais sur l'autre rive du lac, se dit-elle, je ne pourrai plus compter -sur les promesses que je me fais à moi-même.» Lorsqu'à huit heures elle -entendit le portier fermer la grille du petit pont, ce bruit qui lui -ôtait tout espoir sembla la délivrer d'un poids énorme qui accablait sa -poitrine; elle ne pourrait plus maintenant manquer à son devoir, quand -même elle aurait la faiblesse d'y consentir. - -Le lendemain, rien ne peut la tirer d'une sombre rêverie; elle est -abattue, pâle; son oncle s'en aperçoit; il fait mettre les chevaux à -l'antique berline, on parcourt les environs, on va jusqu'à l'avenue du -château de Mme Dayssin, à trois lieues de là. Au retour, le comte de -S... donne l'ordre d'arrêter dans le petit bois, au delà du lac; la -berline s'avance sur la pelouse, il veut revoir le chêne immense qu'il -n'appelle jamais que le _contemporain de Charlemagne_. «Ce grand -empereur peut l'avoir vu, dit-il, en traversant nos montagnes pour aller -en Lombardie, vaincre le roi Didier;» et cette pensée d'une vie si -longue semble rajeunir un vieillard presque octogénaire Ernestine est -bien loin de suivre les raisonnements de son oncle; ses joues sont -brûlantes; elle va donc se trouver encore une fois auprès du vieux -chêne; elle s'est promis de ne pas regarder dans la petite cachette. Par -un mouvement instinctif, sans savoir ce qu'elle fait, elle y jette les -yeux, elle voit le bouquet, elle pâlit. Il est composé de roses -panachées de noir.--«Je suis bien malheureux, il faut que je m'éloigne -pour toujours. Celle que j'aime ne daigne pas apercevoir mon -hommage.»--Tels sont les mots tracés sur le petit papier fixé au -bouquet. Ernestine les a lus avant d'avoir le temps de se défendre de -les voir. Elle est si faible, qu'elle est obligée de s'appuyer contre -l'arbre; et bientôt elle fond en larmes. Le soir, elle se dit: «Il -s'éloignera pour toujours, et je ne le verrai plus!» - -Le lendemain, en plein midi, par le soleil du mois d'août, comme elle se -promenait avec son oncle sous l'allée de platanes le long du lac, elle -voit sur l'autre rive le jeune homme s'approcher du grand chêne; il -saisit son bouquet, le jette dans le lac et disparaît. Ernestine a -l'idée qu'il y avait du dépit dans son geste, bientôt elle n'en doute -plus. Elle s'étonne d'avoir pu en douter un seul instant; il est évident -que, se voyant méprisé, il va partir; jamais elle ne le reverra. - -Ce jour-là on est fort inquiet au château, où elle seule répand quelque -gaieté. Son oncle prononce qu'elle est décidément indisposée; une pâleur -mortelle, une certaine contraction dans les traits, ont bouleversé cette -figure naïve, où se peignaient naguère les sensations si tranquilles de -la première jeunesse. Le soir, quand l'heure de la promenade est venue, -Ernestine ne s'oppose point à ce que son oncle la dirige vers la pelouse -au delà du lac. Elle regarde en passant, et d'un oeil morne où les -larmes sont à peine retenues, la petite cachette à trois pieds au-dessus -du sol, bien sûre de n'y rien trouver; elle a trop bien vu jeter le -bouquet dans le lac. Mais, ô surprise! elle en aperçoit un autre.--«Par -pitié pour mon affreux malheur, daignez prendre la rose blanche.» -Pendant qu'elle relit ces mots étonnants, sa main, sans qu'elle le -sache, a détaché la rose blanche qui est au milieu du bouquet.--«Il est -donc bien malheureux, se dit-elle!»--En ce moment son oncle l'appelle, -elle le suit, mais elle est heureuse. Elle tient sa rose blanche dans -son petit mouchoir de batiste, et la batiste est si fine, que tout le -temps que dure encore la promenade, elle peut apercevoir la couleur de -la rose à travers le tissu léger. Elle tient son mouchoir de manière à -ne pas faner cette rose chérie. - -A peine rentrée, elle monte en courant l'escalier rapide qui conduit à -sa petite tour, dans l'angle du château. Elle ose enfin contempler sans -contrainte cette rose adorée et en rassasier ses regards à travers les -douces larmes qui s'échappent de ses yeux. - -Que veulent dire ces pleurs? Ernestine l'ignore. Si elle pouvait deviner -le sentiment qui les fait couler, elle aurait le courage de sacrifier la -rose qu'elle vient de placer avec tant de soin dans son verre de -cristal, sur sa petite table d'acajou. Mais, pour peu que le lecteur ait -le chagrin de n'avoir plus vingt ans, il devinera que ces larmes, loin -d'être de la douleur, sont les compagnes inséparables de la vue inopinée -d'un bonheur extrême; elles veulent dire: «_Qu'il est doux d'être -aimé!_»--C'est dans un moment où le saisissement du premier bonheur de -sa vie égarait son jugement qu'Ernestine a eu le tort de prendre cette -fleur. Mais elle n'en est pas encore à voir et à se reprocher cette -inconséquence. - -Pour nous, qui avons moins d'illusions, nous reconnaissons la troisième -période de la naissance de l'amour: l'apparition de l'espoir. Ernestine -ne sait pas que son coeur se dit, en regardant cette rose: «Maintenant, -il est certain qu'il m'aime.» - -Mais peut-il être vrai qu'Ernestine soit sur le point d'aimer? Ce -sentiment ne choque-t-il pas toutes les règles du plus simple bon sens? -Quoi! elle n'a vu que trois fois l'homme qui, dans ce moment, lui fait -verser des larmes brûlantes! Et encore elle ne l'a vu qu'à travers le -lac, à une grande distance, à cinq cents pas peut-être. Bien plus, si -elle le rencontrait sans fusil et sans veste de chasse, peut-être -qu'elle ne le reconnaîtrait pas. Elle ignore son nom, ce qu'il est, et -pourtant ses journées se passent à se nourrir de sentiments passionnés, -dont je suis obligé d'abréger l'expression, car je n'ai pas l'espace -qu'il faut pour faire un roman. Ces sentiments ne sont que des -variations de cette idée: «Quel bonheur d'en être aimée!» Ou bien elle -examine cette autre question bien autrement importante: «Puis-je espérer -d'en être aimée véritablement? N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il -m'aime?» Quoique habitant un château bâti par Lesdiguières, et -appartenant à la famille d'un des plus braves compagnons du fameux -connétable, Ernestine ne s'est point fait cette autre objection: «Il est -peut-être le fils d'un paysan du voisinage.» Pourquoi? Elle vivait dans -une solitude profonde. - -Certainement Ernestine était bien loin de reconnaître la nature des -sentiments qui régnaient dans son coeur. Si elle eût pu prévoir où ils -la conduisaient, elle aurait eu une chance d'échapper à leur empire. Une -jeune Allemande, une Anglaise, une Italienne, eussent reconnu l'amour; -notre sage éducation ayant pris le parti de nier aux jeunes filles -l'existence de l'amour, Ernestine ne s'alarmait que vaguement de ce qui -se passait dans son coeur; quand elle réfléchissait profondément, elle -n'y voyait que de la simple amitié. Si elle avait pris une seule rose, -c'est qu'elle eût craint, en agissant autrement, d'affliger son nouvel -ami et de le perdre. «Et, d'ailleurs, se disait-elle, après y avoir -beaucoup songé, il ne faut pas manquer à la politesse.» - -Le coeur d'Ernestine est agité par les sentiments les plus violents. -Pendant quatre journées, qui paraissent quatre siècles à la jeune -solitaire, elle est retenue par une crainte indéfinissable, elle ne sort -pas du château. Le cinquième jour son oncle, toujours plus inquiet de sa -santé, la force à l'accompagner dans le petit bois; elle se trouve près -de l'arbre fatal; elle lit sur le petit fragment de papier caché dans le -bouquet: - -«Si vous daignez prendre ce camellia panaché, dimanche je serai à -l'église de votre village.» - -Ernestine vit à l'église un homme mis avec une simplicité extrême, et -qui pouvait avoir trente-cinq ans. Elle remarqua qu'il n'avait pas même -de croix. Il lisait, et, en tenant son livre d'heures d'une certaine -manière, il ne cessa presque pas un instant d'avoir les yeux sur elle. -C'est dire que, pendant tout le service, Ernestine fut hors d'état de -penser à rien. Elle laissa choir son livre d'heures, en sortant de -l'antique banc seigneurial, et faillit tomber elle-même en le ramassant. -Elle rougit beaucoup de sa maladresse. «Il m'aura trouvée si gauche, se -dit-elle aussitôt, qu'il aura honte de s'occuper de moi.» En effet, à -partir du moment où ce petit accident était survenu, elle ne vit plus -l'étranger. Ce fut en vain qu'après être montée en voiture elle s'arrêta -pour distribuer quelques pièces de monnaie à tous les petits garçons du -village, elle n'aperçut point, parmi les groupes de paysans qui jasaient -auprès de l'église, la personne que, pendant la messe, elle n'avait -jamais osé regarder. Ernestine, qui jusqu'alors avait été la sincérité -même, prétendit avoir oublié son mouchoir. Un domestique rentra dans -l'église et chercha longtemps dans le banc du seigneur ce mouchoir qu'il -n'avait garde de trouver. Mais le retard amené par cette petite ruse fut -inutile, elle ne revit plus le chasseur, «C'est clair, se dit-elle; Mlle -de C... me dit une fois que je n'étais pas jolie et que j'avais dans le -regard quelque chose d'impérieux et de repoussant; il ne me manquait -plus que de la gaucherie; il me méprise sans doute.» - -Les tristes pensées l'agitèrent pendant deux ou trois visites que son -oncle fit avant de rentrer au château. - -A peine de retour, vers les quatre heures, elle courut sous l'allée de -platanes, le long du lac. La grille de la chaussée était fermée à cause -du dimanche; heureusement, elle aperçut un jardinier; elle l'appela et -le pria de mettre la barque à flot et de la conduire de l'autre côté du -lac. Elle prit terre à cent pas du grand chêne. La barque côtoyait et se -trouvait toujours assez près d'elle pour la rassurer. Les branches -basses et à peu près horizontales du chêne immense s'étendaient presque -jusqu'au lac. D'un pas décidé et avec une sorte de sang-froid sombre et -résolu, elle s'approcha de l'arbre, de l'air dont elle eût marché à la -mort. Elle était bien sûre de ne rien trouver dans la cachette; en -effet, elle n'y vit qu'une fleur fanée qui avait appartenu au bouquet de -la veille:--«S'il eût été content de moi, se dit-elle; il n'eût pas -manqué de me remercier par un bouquet.» - -Elle se fit ramener au château, monta chez elle en courant, et, une fois -dans sa petite tour, bien sûre de n'être pas surprise, fondit en larmes. -«Mlle de C... avait bien raison, se dit-elle; pour me trouver jolie, il -faut me voir à cinq cents pas de distance. Comme dans ce pays de -libéraux, mon oncle ne voit personne que des paysans et des curés, mes -manières doivent avoir contracté quelque chose de rude, peut-être de -grossier. J'aurai dans le regard une expression impérieuse et -repoussante.»--Elle s'approche de son miroir pour observer ce regard, -elle voit des yeux d'un bleu sombre noyés de pleurs.--«Dans ce moment, -dit-elle, je ne puis avoir cet air impérieux qui m'empêchera toujours de -plaire.» - -Le dîner sonna; elle eut beaucoup de peine à sécher ses larmes. Elle -parut enfin dans le salon; elle y trouva M. Villars, vieux botaniste, -qui, tous les ans, venait passer huit jours avec M. de S..., au grand -chagrin de sa bonne, érigée en gouvernante, qui, pendant ce temps, -perdait sa place à la table de M. le comte. Tout se passa fort bien -jusqu'au moment du Champagne; on apporta le seau près d'Ernestine. La -glace était fondue depuis longtemps. Elle appela un domestique et lui -dit: «Changez cette eau et mettez-y de la glace, vite.--Voilà un petit -ton impérieux qui te va fort bien, dit en riant son bon grand-oncle.» Au -mot d'_impérieux_, les larmes inondèrent les yeux d'Ernestine, au point -qu'il lui fut impossible de les cacher; elle fut obligée de quitter le -salon, et comme elle fermait la porte, on entendit que ses sanglots la -suffoquaient. Les vieillards restèrent tout interdits. - -Deux jours après, elle passa près du grand chêne; elle s'approcha et -regarda dans la cachette, comme pour revoir les lieux où elle avait été -heureuse. Quel fut son ravissement en y trouvant deux bouquets! Elle les -saisit avec les petits papiers, les mit dans son mouchoir, et partit en -courant pour le château, sans s'inquiéter si l'inconnu, caché dans le -bois, n'avait point observé ses mouvements, idée qui, jusqu'à ce jour, -ne l'avait jamais abandonnée. Essoufflée et ne pouvant plus courir, elle -fut obligée de s'arrêter vers le milieu de la chaussée. A peine eut-elle -repris un peu sa respiration, qu'elle se remit à courir avec toute la -rapidité dont elle était capable. Enfin, elle se trouva dans sa petite -chambre; elle prit ses bouquets dans son mouchoir et, sans lire ses -petits billets, se mit à baiser ces bouquets avec transport, mouvement -qui la fit rougir, quand elle s'en aperçut. «Ah! jamais je n'aurai l'air -impérieux, se disait-elle; je me corrigerai.» - -Enfin, quand elle eut assez témoigné toute sa tendresse à ces jolis -bouquets, composés des fleurs les plus rares, elle lut les billets (Un -homme eût commencé par là). Le premier, celui qui était daté du -dimanche, à cinq heures, disait: «Je me suis refusé le plaisir de vous -voir après le service; je ne pouvais être seul; je craignais qu'on ne -lût dans mes yeux l'amour dont je brûle pour vous.»--Elle relut trois -fois ces mots: _l'amour dont je brûle pour vous_, puis elle se leva pour -aller voir à sa psyché si elle avait l'air impérieux; elle continua: -«_l'amour dont je brûle pour vous_. Si votre coeur est libre, daignez -emporter ce billet, qui pourrait nous compromettre.» - -Le second billet, celui du lundi, était au crayon, et même assez mal -écrit; mais Ernestine n'en était plus au temps où la jolie écriture -anglaise de son inconnu était un charme à ses yeux; elle avait des -affaires trop sérieuses pour faire attention à ces détails. - -«Je suis venu. J'ai été assez heureux pour que quelqu'un parlât de vous -en ma présence. On m'a dit qu'hier vous avez traversé le lac. Je vois -que vous n'avez pas daigné prendre le billet que j'avais laissé. Il -décide mon sort. Vous aimez, et ce n'est pas moi. Il y avait de la -folie, à mon âge, à m'attacher à une fille du vôtre. Adieu pour -toujours. Je ne joindrai pas le malheur d'être importun à celui de vous -avoir trop longtemps occupée d'une passion peut être ridicule à vos -yeux.»--_D'une passion!_ dit Ernestine en levant les yeux au ciel. Ce -moment fut bien doux. Cette jeune fille, remarquable par sa beauté, et à -la fleur de la jeunesse, s'écria avec ravissement: «Il daigne m'aimer: -ah! mon Dieu! que je suis heureuse!» Elle tomba à genoux devant une -charmante madone de Carlo Dolci rapportée d'Italie par un de ses -aïeux.--«Ah! oui, je serai bonne et vertueuse! s'écria-t-elle les larmes -aux yeux. Mon Dieu, daignez seulement m'indiquer mes défauts, pour que -je puisse m'en corriger, maintenant, tout m'est possible.» - -Elle se releva pour relire les billets vingt fois. Le second surtout la -jeta dans des transports de bonheur. Bientôt elle remarqua une vérité -établie dans son coeur depuis fort longtemps: c'est que jamais elle -n'aurait pu s'attacher à un homme de moins de quarante ans (L'inconnu -parlait à son âge). Elle se souvint qu'à l'église, comme il était un peu -chauve, il lui avait paru avoir trente-quatre ou trente-cinq ans. Mais -elle ne pouvait être sûre de cette idée; elle avait si peu osé le -regarder! et elle était si troublée! Durant la nuit, Ernestine ne ferma -pas l'oeil. De sa vie, elle n'avait eu l'idée d'un semblable bonheur. -Elle se releva pour écrire en anglais sur son livre d'honneur: _N'être -jamais impérieuse._ Je fais ce voeu le 30 septembre 18... - -Pendant cette nuit, elle se décida de plus en plus sur cette vérité: il -est impossible d'aimer un homme qui n'a pas quarante ans. A force de -rêver aux bonnes qualités de cet inconnu, il lui vint dans l'idée -qu'outre l'avantage d'avoir quarante ans, il avait probablement encore -celui d'être pauvre. Il était mis d'une manière si simple à l'église, -que sans doute il était pauvre. Rien ne peut égaler sa joie à cette -découverte. «Il n'aura jamais l'air bête et fat de nos amis, MM. tels et -tels, quand ils viennent, à la Saint-Hubert, faire l'honneur à mon oncle -de tuer ses chevreuils, et qu'à table ils nous comptent leurs exploits -de jeunesse, sans qu'on les en prie. - -«Se pourrait-il bien, grand Dieu! qu'il fût pauvre! En ce cas, rien ne -manque à mon bonheur!» Elle se leva une seconde fois pour allumer sa -bougie à la veilleuse, et rechercher une évaluation de sa fortune qu'un -jour un de ses cousins avait écrite sur un de ses livres. Elle trouva -dix-sept mille livres de rente en se mariant, et, par la suite, quarante -ou cinquante. Comme elle méditait sur ce chiffre, quatre heures -sonnèrent; elle tressaillit. «Peut-être fait-il assez de jour pour que -je puisse apercevoir mon arbre chéri.» Elle ouvrit ses persiennes; en -effet elle vit le grand chêne et sa verdure sombre; mais, grâce au clair -de lune, et non point par le secours des premières lueurs de l'aube, qui -était encore fort éloignée. - -En s'habillant le matin, elle se dit: «Il ne faut pas que l'amie d'un -homme de quarante ans soit mise comme une enfant.» Et pendant une heure -elle chercha dans ses armoires une robe, un chapeau, une ceinture, qui -composèrent un ensemble si original, que, lorsqu'elle parut dans la -salle à manger, son oncle, sa gouvernante et le vieux botaniste ne -purent s'empêcher de partir d'un éclat de rire. «Approche-toi donc, dit -le vieux comte de S..., ancien chevalier de Saint-Louis, blessé à -Quiberon; approche-toi, mon Ernestine; tu es mise comme si tu avais -voulu te déguiser ce matin en femme de quarante ans.» A ces mots elle -rougit, et le plus vif bonheur se peignit sur les traits de la jeune -fille. «Dieu me pardonne! dit le bon oncle à la fin du repas en -s'adressant au vieux botaniste, c'est une gageure; n'est-il pas vrai, -monsieur, que Mlle Ernestine a, ce matin, toutes les manières d'une -femme de trente ans? Elle a surtout un petit air paternel en parlant aux -domestiques qui me charme par son ridicule; je l'ai mise deux ou trois -fois à l'épreuve pour être sûr de mon observation.» Cette remarque -redoubla le bonheur d'Ernestine, si l'on peut se servir de ce mot en -parlant d'une félicité qui déjà était au comble. - -Ce fut avec peine qu'elle put se dégager de la société après déjeuner. -Son oncle et l'ami botaniste ne pouvaient se lasser de l'attaquer sur -son petit air vieux. Elle remonta chez elle, elle regarda le chêne. Pour -la première fois, depuis vingt heures, un nuage vint obscurcir sa -félicité, mais sans qu'elle pût se rendre compte de ce changement -soudain. Ce qui diminua le ravissement auquel elle était livrée depuis -le moment où, la veille, plongée dans le désespoir, elle avait trouvé -les bouquets dans l'arbre, ce fut cette question qu'elle se fit: «Quelle -conduite dois-je tenir avec mon ami pour qu'il m'estime? Un homme -d'autant d'esprit et qui a l'avantage d'avoir quarante ans, doit être -bien sévère. Son estime pour moi tombera tout à fait si je me permets -une fausse démarche.» - -Comme Ernestine se livrait à ce monologue, dans la situation la plus -propre à seconder les méditations sérieuses d'une jeune fille devant sa -psyché, elle observa, avec un étonnement mêlé d'horreur, qu'elle avait à -sa ceinture un crochet en or avec de petites chaînes portant le dé, les -ciseaux et leur petit étui, bijou charmant qu'elle ne pouvait se lasser -d'admirer encore la veille, et que son oncle lui avait donné pour le -jour de sa fête il n'y avait pas quinze jours. Ce qui lui fit regarder -ce bijou avec horreur et le lui fit ôter avec tant d'empressement, c'est -qu'elle se rappela que sa bonne lui avait dit qu'il coûtait huit cent -cinquante francs, et qu'il avait été acheté chez le fameux bijoutier de -Paris, qui s'appelait Laurençot: «Que penserait de moi mon ami, lui qui -a l'honneur d'être pauvre, s'il me voyait un bijou d'un prix si -ridicule? Quoi de plus absurde que d'afficher ainsi les goûts d'une -bonne ménagère; car c'est ce que veulent dire ces ciseaux, cet étui, ce -dé, que l'on porte sans cesse avec soi; et la bonne ménagère ne pense -pas que ce bijou coûte chaque année l'intérêt de son prix.» Elle se mit -à calculer sérieusement et trouva que ce bijou coûtait près de cinquante -francs par an. - -Cette belle réflexion d'économie domestique, qu'Ernestine devait à -l'éducation très forte qu'elle avait reçue d'un conspirateur caché -pendant plusieurs années au château de son oncle, cette réflexion, -dis-je, ne fit qu'éloigner la difficulté. Quand elle eut renfermé dans -sa commode le bijou d'un prix ridicule, il fallut bien revenir à cette -question embarrassante: «Que faut-il faire pour ne pas perdre l'estime -d'un homme d'autant d'esprit?» - -Les méditations d'Ernestine (que le lecteur aura peut-être reconnues -pour être tout simplement la cinquième période de la naissance de -l'amour) nous conduiraient fort loin. Cette jeune fille avait un esprit -juste, pénétrant, vif comme l'air de ses montagnes. Son oncle, qui avait -eu de l'esprit jadis, et à qui il en restait encore sur les deux ou -trois sujets qui l'intéressaient depuis longtemps, son oncle avait -remarqué qu'elle apercevait spontanément toutes les conséquences d'une -idée. Le bon vieillard avait coutume, lorsqu'il était dans ses jours de -gaieté, et la gouvernante avait remarqué que cette plaisanterie en était -le signe indubitable, il avait coutume, dis-je, de plaisanter son -Ernestine sur ce qu'il appelait son _coup d'oeil militaire_. C'est -peut-être cette qualité qui, plus tard, lorsqu'elle a paru dans le monde -et qu'elle a osé parler, lui a fait jouer un rôle si brillant. Mais, à -l'époque dont nous nous entretenons, Ernestine, malgré son esprit, -s'embrouilla tout à fait dans ses raisonnements. Vingt fois elle fut sur -le point de ne pas aller se promener du côté de l'arbre: «Une seule -étourderie, se disait-elle, annonçant l'enfantillage d'une petite fille, -peut me perdre dans l'esprit de mon ami.» Mais, malgré des arguments -extrêmement subtils, et où elle employait toute la force de sa tête, -elle ne possédait pas encore l'art si difficile de dominer ses passions -par son esprit. L'amour dont la pauvre fille était transportée à son -insu faussait tous ses raisonnements et ne l'engagea que trop tôt, pour -son bonheur, à s'acheminer vers l'arbre fatal. Après bien des -hésitations, elle s'y trouva avec sa femme de chambre vers une heure. -Elle s'éloigna de cette femme et s'approcha de l'arbre, brillante de -joie, la pauvre petite! Elle semblait voler sur le gazon et non pas -marcher. Le vieux botaniste, qui était de la promenade, en fit faire -l'observation à la femme de chambre, comme elle s'éloignait d'eux en -courant. - -Tout le bonheur d'Ernestine disparut en un clin d'oeil. Ce n'est pas -qu'elle ne trouvât un bouquet dans le creux de l'arbre; il était -charmant et très frais, ce qui lui fit d'abord un vif plaisir. Il n'y -avait donc pas longtemps que son ami s'était trouvé précisément à la -même place qu'elle. Elle chercha sur le gazon quelques traces de ses -pas; ce qui la charma encore, c'est qu'au lieu d'un simple petit morceau -de papier écrit, il y avait un billet, et un long billet. Elle vola à la -signature; elle avait besoin de savoir son nom de baptême. Elle lut; la -lettre lui tomba des mains, ainsi que le bouquet. Un frisson mortel -s'empara d'elle. Elle avait lu au bas du billet le nom de Philippe -Astézan. Or M. Astézan était connu dans le château du comte de S... pour -être l'amant de Mme Dayssin, femme de Paris fort riche, fort élégante, -qui venait tous les ans scandaliser la province en osant passer quatre -mois seule, dans son château, avec un homme qui n'était pas son mari. -Pour comble de douleur, elle était veuve, jeune, jolie, et pouvait -épouser M. Astézan. Toutes ces tristes choses, qui, telles que nous -venons de les dire, étaient vraies, paraissaient bien autrement -envenimées dans les discours des personnages tristes et grands ennemis -des erreurs du bel âge, qui venaient quelquefois en visite à l'antique -manoir du grand-oncle d'Ernestine. Jamais, en quelques secondes, un -bonheur si pur et si vif, c'était le premier de sa vie, ne fut remplacé -par un malheur poignant et sans espoir. «Le cruel! il a voulu se jouer -de moi, se disait Ernestine, il a voulu se donner un but dans ses -parties de chasse, tourner la tête d'une petite fille, peut-être dans -l'intention d'en amuser Mme Dayssin. Et moi qui songeais à l'épouser! -Quel enfantillage! quel comble d'humiliation!» Comme elle avait cette -triste pensée, Ernestine tomba évanouie à côté de l'arbre fatal que -depuis trois mois elle avait si souvent regardé. Du moins, une -demi-heure après, c'est là que la femme de chambre et le vieux botaniste -la trouvèrent sans mouvement. Pour surcroît de malheur, quand on l'eut -rappelée à la vie, Ernestine aperçut à ses pieds la lettre d'Astézan, -ouverte du côté de la signature et de manière qu'on pouvait la lire. -Elle se leva prompte comme un éclair, et mit le pied sur la lettre. - -Elle expliqua son accident, et put, sans être observée, ramasser la -lettre fatale. De longtemps il ne lui fut pas possible de la lire, car -sa gouvernante la fit asseoir et ne la quitta plus. Le botaniste appela -un ouvrier occupé dans les champs, qui alla chercher la voiture au -château. Ernestine, pour se dispenser de répondre aux réflexions sur son -accident, feignit de ne pouvoir parler; un mal à la tête affreux lui -servit de prétexte pour tenir son mouchoir sur ses yeux. La voiture -arriva. Plus livrée à elle-même, une fois qu'elle y fut placée, on ne -saurait décrire la douleur déchirante qui pénétra son âme pendant le -temps qu'il fallut à la voiture pour revenir au château. Ce qu'il y -avait de plus affreux dans son état, c'est qu'elle était obligée de se -mépriser elle-même. La lettre fatale qu'elle sentait dans son mouchoir -lui brûlait la main. La nuit vint pendant qu'on la ramenait au château; -elle put ouvrir les yeux, sans qu'on la remarquât. La vue des étoiles si -brillantes, pendant une belle nuit du midi de la France, la consola un -peu. Tout en éprouvant les effets de ces mouvements de passion, la -simplicité de son âge était bien loin de pouvoir s'en rendre compte. -Ernestine dut le premier moment de répit, après deux heures de la -douleur morale la plus atroce, à une résolution courageuse. «Je ne lirai -pas cette lettre dont je n'ai vu que la signature; je la brûlerai, se -dit-elle, en arrivant au château.» Alors elle put s'estimer au moins -comme ayant du courage, car le parti de l'amour, quoique vaincu en -apparence, n'avait pas manqué d'insinuer modestement que cette lettre -expliquait peut-être d'une manière satisfaisante les relations de M. -Astézan avec Mme Dayssin. - -En entrant au salon, Ernestine jeta la lettre au feu. Le lendemain, dès -huit heures du matin, elle se remit à travailler à son piano, qu'elle -avait fort négligé depuis deux mois. Elle reprit la collection des -Mémoires sur l'histoire de France, publiés par Petiot, et recommença à -faire de longs extraits des Mémoires du sanguinaire Montluc. Elle eut -l'adresse de se faire offrir de nouveau par le vieux botaniste un cours -d'histoire naturelle. Au bout de quinze jours, ce brave homme, simple -comme ses plantes, ne put se taire sur l'application étonnante qu'il -remarquait chez son élève; il en était émerveillé. Quant à elle, tout -lui était indifférent; toutes les idées la ramenaient également au -désespoir. Son oncle était fort alarmé: Ernestine maigrissait à vue -d'oeil. Comme elle eut, par hasard, un petit rhume, le bon vieillard, -qui, contre l'ordinaire des gens de son âge, n'avait pas rassemblé sur -lui même tout l'intérêt qu'il pouvait prendre aux choses de la vie, -s'imagina qu'elle était attaquée de la poitrine. Ernestine le crut -aussi, et elle dut à cette idée les seuls moments passables qu'elle eut -à cette époque; l'espoir de mourir bientôt lui faisait supporter la vie -sans impatience. - -Pendant tout un long mois, elle n'eut d'autre sentiment que celui d'une -douleur d'autant plus profonde, qu'elle avait sa source dans le mépris -d'elle-même; comme elle n'avait aucun usage de la vie, elle ne put se -consoler en se disant que personne au monde ne pouvait soupçonner ce qui -s'était passé dans son coeur, et que probablement l'homme cruel qui -l'avait tant occupée ne saurait deviner la centième partie de ce qu'elle -avait senti pour lui. Au milieu de son malheur, elle ne manquait pas de -courage; elle n'eut aucune peine à jeter au feu sans les lire deux -lettres sur l'adresse desquelles elle reconnut la funeste écriture -anglaise. - -Elle s'était promis de ne jamais regarder la pelouse au-delà du lac; -dans le salon, jamais elle ne levait les yeux sur les croisées qui -donnaient de ce côté. Un jour, près de six semaines après celui où elle -avait lu le nom de Philippe Astézan, son maître d'histoire naturelle, le -bon M. Villars, eut l'idée de lui faire une leçon sur les plantes -aquatiques; il s'embarqua avec elle et se fit conduire vers la partie du -lac qui remontait dans le vallon. Comme Ernestine entrait dans la -barque, un regard de côté et presque involontaire lui donna la certitude -qu'il n'y avait personne auprès du grand chêne; elle remarqua à peine -une partie de l'écorce de l'arbre, d'un gris plus clair que le reste. -Deux heures plus tard, quand elle repassa, après la leçon, vis-à-vis le -grand chêne, elle frissonna en reconnaissant que ce qu'elle avait pris -pour un accident de l'écorce dans l'arbre était la couleur de la veste -de chasse de Philippe Astézan, qui, depuis deux heures, assis sur une -des racines du chêne, était immobile comme s'il eût été mort. En se -faisant cette comparaison à elle-même, l'esprit d'Ernestine se servit -aussi de ce mot: _comme s'il était mort_; il la frappa. «S'il était -mort, il n'y aurait plus d'inconvenance à me tant occuper de lui.» -Pendant quelques minutes cette supposition fut un prétexte pour se -livrer à un amour rendu tout-puissant par la vue de l'objet aimé. - -Cette découverte la troubla beaucoup. Le lendemain, dans la soirée, un -curé du voisinage, qui était en visite au château, demanda au comte de -S... de lui prêter le _Moniteur_. Pendant que le vieux valet de chambre -allait prendre dans la bibliothèque la collection des _Moniteurs_ du -mois: «Mais, curé, dit le comte, vous n'êtes plus curieux cette année, -voilà la première fois que vous me demandez le _Moniteur_!--Monsieur le -comte, répondit le curé, Mme Dayssin, ma voisine, me l'a prêté tant -qu'elle a été ici; mais elle est partie depuis quinze jours.» - -Ce mot si indifférent causa une telle révolution à Ernestine, qu'elle -crut se trouver mal; elle sentit son coeur tressaillir au mot du curé, -ce qui l'humilia beaucoup. «Voilà donc, se dit-elle, comment je suis -parvenue à l'oublier!» - -Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, il lui arriva de -sourire. «Pourtant, se disait-elle, il est resté à la campagne, à cent -cinquante lieues de Paris, il a laissé Mme Dayssin partir seule.» Son -immobilité sur les racines du chêne lui revint à l'esprit, et elle -souffrit que sa pensée s'arrêtât sur cette idée. Tout son bonheur, -depuis un mois, consistait à se persuader qu'elle avait mal à la -poitrine; le lendemain elle se surprit à penser que, comme la neige -commençait à couvrir les sommets des montagnes, il faisait souvent très -frais le soir; elle songea qu'il était prudent d'avoir des vêtements -plus chauds. Une âme vulgaire n'eût pas manqué de prendre la même -précaution; Ernestine n'y songea qu'après le mot du curé. - -La Saint-Hubert approchait, et avec elle l'époque du seul grand dîner -qui eût lieu au château pendant toute la durée de l'année. On descendit -au salon le piano d'Ernestine. En l'ouvrant le jour d'après, elle trouva -sur les touches un morceau de papier contenant cette ligne: - -«Ne jetez pas de cri quand vous m'apercevrez.» - -Cela était si court, qu'elle le lut avant de reconnaître la main de la -personne qui l'avait écrit: l'écriture était contrefaite. Comme -Ernestine devait au hasard, ou plutôt à l'air des montagnes du Dauphiné, -une âme ferme, bien certainement, avant les paroles du curé sur le -départ de Mme Dayssin, elle serait allée se renfermer dans sa chambre et -n'eût plus reparu qu'après la fête. - -Le surlendemain eut lieu ce grand dîner annuel de la Saint-Hubert. A -table, Ernestine fit les honneurs, placée vis-à-vis de son oncle; elle -était mise avec beaucoup d'élégance. La table présentait la collection à -peu près complète des curés et des maires des environs, plus cinq ou six -fats de province, parlant d'eux et de leurs exploits à la guerre, à la -chasse et même en amour, et surtout de l'ancienneté de leur race. Jamais -ils n'eurent le chagrin de faire moins d'effet sur l'héritière du -château. L'extrême pâleur d'Ernestine, jointe à la beauté de ses traits, -allait jusqu'à lui donner l'air du dédain. Les fats qui cherchaient à -lui parler se sentaient intimidés en lui adressant la parole. Pour elle, -elle était bien loin de rabaisser sa pensée jusqu'à eux. - -Tout le commencement du dîner se passa sans qu'elle vît rien -d'extraordinaire; elle commençait à respirer lorsque, vers la fin du -repas, en levant les yeux, elle rencontra vis-à-vis d'elle ceux d'un -paysan déjà d'un âge mûr, qui paraissait être le valet d'un maire venu -des rives du Drac. Elle éprouva ce mouvement singulier dans la poitrine -que lui avait déjà causé le mot du curé; cependant elle n'était sûre de -rien. Ce paysan ne ressemblait point à Philippe. Elle osa le regarder -une seconde fois; elle n'eut plus de doute, c'était lui. Il s'était -déguisé de manière à se rendre fort laid. - -Il est temps de parler un peu de Philippe Astézan, car il fait là une -action d'homme amoureux, et peut-être trouverons-nous aussi dans son -histoire l'occasion de vérifier la théorie des sept époques de l'amour. -Lorsqu'il était arrivé au château de Lafrey avec Mme Dayssin, cinq mois -auparavant, un des curés qu'elle recevait chez elle, pour faire la cour -au clergé, répéta un mot fort joli. Philippe étonné de voir de l'esprit -dans la bouche d'un tel homme, lui demanda qui avait dit ce mot -singulier. «C'est la nièce du comte de S***, répondit le curé, une fille -qui sera fort riche, mais à qui l'on a donné une bien mauvaise -éducation. Il ne s'écoule pas d'année qu'elle ne reçoive de Paris une -caisse de livres. Je crains bien qu'elle ne fasse une mauvaise fin et -que même elle ne trouve pas à se marier. Qui voudra se charger d'une -telle femme?» etc., etc. - -Philippe fit quelques questions, et le curé ne put s'empêcher de -déplorer la rare beauté d'Ernestine, qui certainement l'entraînerait à -sa perte; il décrivit avec tant de vérité l'ennui du genre de vie qu'on -menait au château du comte, que Mme Dayssin s'écria: «Ah! de grâce, -cessez monsieur le curé, vous allez me faire prendre en horreur vos -belles montagnes.--On ne peut cesser d'aimer un pays où l'on fait tant -de bien, répliqua le curé, et l'argent que madame a donné pour nous -aider à acheter la troisième cloche de notre église lui assure...» -Philippe ne l'écoutait plus, il songeait à Ernestine et à ce qui devait -se passer dans le coeur d'une jeune fille reléguée dans un château qui -semblait ennuyeux même à un curé de campagne. «Il faut que je l'amuse, -se dit-il à lui-même, je lui ferai la cour d'une manière romanesque; -cela donnera quelques pensées nouvelles à cette pauvre fille.» Le -lendemain il alla chasser du côté du château du comte, il remarqua la -situation du bois, séparé du château par le petit lac. Il eut l'idée de -faire hommage d'un bouquet à Ernestine; nous savons déjà ce qu'il fit -avec des bouquets et de petits billets. Quand il chassait du côté du -grand chêne, il allait lui-même les placer, les autres jours il envoyait -son domestique. Philippe faisait tout cela par philanthropie, il ne -pensait pas même à voir Ernestine; il eût été trop difficile et trop -ennuyeux de se faire présenter chez son oncle. Lorsque Philippe aperçut -Ernestine à l'église, sa première pensée fut qu'il était bien âgé pour -plaire à une jeune fille de dix-huit ou vingt ans. Il fut touché de la -beauté de ses traits et surtout d'une sorte de simplicité noble qui -faisait le caractère de sa physionomie. «Il y a de la naïveté dans ce -caractère, se dit-il à lui-même; un instant après elle lui parut -charmante. Lorsqu'il la vit laisser tomber son livre d'heures en sortant -du banc seigneurial et chercher à le ramasser avec une gaucherie si -aimable, il songea à aimer, car il espéra. Il resta dans l'église -lorsqu'elle en sortit; il méditait sur un sujet peu amusant pour un -homme qui commence à être amoureux: il avait trente-cinq ans et un -commencement de rareté dans les cheveux, qui pouvait bien lui faire un -beau front à la manière du Dr Gall, mais qui certainement ajoutait -encore trois ou quatre ans à son âge. «Si ma vieillesse n'a pas tout -perdu à la première vue, se dit-il, il faut qu'elle doute de mon coeur -pour oublier mon âge.» - -Il se rapprocha d'une petite fenêtre gothique qui donnait sur la place, -il vit Ernestine monter en voiture, il lui trouva une taille et un pied -charmants, elle distribua des aumônes; il lui sembla que ses yeux -cherchaient quelqu'un. «Pourquoi, se dit-il, ses yeux regardent-ils au -loin, pendant qu'elle distribue de la petite monnaie tout près de la -voiture? Lui aurais-je inspiré de l'intérêt?» - -Il vit Ernestine donner une commission à un laquais; pendant ce temps il -s'enivrait de sa beauté. Il la vit rougir, ses yeux étaient fort près -d'elle: la voiture ne se trouvait pas à dix pas de la petite fenêtre -gothique; il vit le domestique rentrer dans l'église et chercher quelque -chose dans le banc du seigneur. Pendant l'absence du domestique, il eut -la certitude que les yeux d'Ernestine regardaient bien plus haut que la -foule qui l'entourait, et, par conséquent, cherchaient quelqu'un; mais -ce quelqu'un pouvait fort bien n'être pas Philippe Astézan, qui, aux -yeux de cette jeune fille, avait peut-être cinquante ans, soixante ans, -qui sait? A son âge et avec de la fortune, n'a-t-elle pas un prétendu -parmi les hobereaux du voisinage?--«Cependant je n'ai vu personne -pendant la messe.» - -Dès que la voiture du comte fut partie, Astézan remonta à cheval, fit un -détour dans le bois pour éviter de la rencontrer, et se rendit -rapidement à la pelouse. A son inexprimable plaisir, il put arriver au -grand chêne avant qu'Ernestine eût vu le bouquet et le petit billet -qu'il y avait fait porter le matin, il enleva ce bouquet, s'enfonça dans -le bois, attacha son cheval à un arbre et se promena. Il était fort -agité; l'idée lui vint de se blottir dans la partie la plus touffue d'un -petit mamelon boisé, à cent pas du lac. De ce réduit, qui le cachait à -tous les yeux, grâce à une clairière dans le bois, il pouvait découvrir -le grand chêne et le lac. - -Quel ne fut pas son ravissement lorsqu'il vit peu de temps après la -petite barque d'Ernestine s'avancer sur ces eaux limpides que la brise -du midi agitait mollement! Ce moment fut décisif; l'image de ce lac et -celle d'Ernestine qu'il venait de voir si belle à l'église se gravèrent -profondément dans son coeur. De ce moment, Ernestine eut quelque chose -qui la distinguait à ses yeux de toutes les autres femmes, et il ne lui -manqua plus que de l'espoir pour l'aimer à la folie. Il la vit -s'approcher de l'arbre avec empressement; il vit sa douleur de n'y pas -trouver de bouquet. Ce moment fut si délicieux et si vif, que, quand -Ernestine se fut éloignée en courant, Philippe crut s'être trompé en -pensant voir de la douleur dans son expression lorsqu'elle n'avait pas -trouvé de bouquet dans le creux de l'arbre. Tout le sort de son amour -reposait sur cette circonstance. Il se disait: «Elle avait l'air triste -en descendant de la barque et même avant de s'approcher de -l'arbre.--Mais, répondait le parti de l'espérance, elle n'avait pas -l'air triste à l'église; elle y était, au contraire, brillante de -fraîcheur, de beauté, de jeunesse et un peu troublée; l'esprit le plus -vif animait ses yeux.» - -Lorsque Philippe Astézan ne put plus voir Ernestine, qui était débarquée -sous l'allée des platanes de l'autre côté du lac, il sortit de son -réduit un tout autre homme qu'il n'y était entré. En regagnant au galop -le château de Mme Dayssin, il n'eut que deux idées: «A-t-elle montré de -la tristesse en ne trouvant pas de bouquet dans l'arbre? Cette tristesse -ne vient-elle pas tout simplement de la vanité déçue?» Cette supposition -plus probable finit par s'emparer tout à fait de son esprit et lui -rendit toutes les idées raisonnables d'un homme de trente-cinq ans. Il -était fort sérieux. Il trouva beaucoup de monde chez Mme Dayssin; dans -le courant de la soirée, elle le plaisanta sur sa gravité et sur sa -fatuité. Il ne pouvait plus, disait-elle, passer devant une glace sans -s'y regarder. «J'ai en horreur, disait Mme Dayssin, cette habitude des -jeunes gens à la mode. C'est une grâce que vous n'aviez point; tâchez de -vous en défaire, ou je vous joue le mauvais tour de faire enlever toutes -les glaces.» Philippe était embarrassé; il ne savait comment déguiser -une absence qu'il projetait. D'ailleurs il était très vrai qu'il -examinait dans les glaces s'il avait l'air vieux. - -Le lendemain, il fut reprendre sa position sur le mamelon dont nous -avons parlé, et d'où l'on voyait fort bien le lac; il s'y plaça muni -d'une bonne lunette, et ne quitta ce gîte qu'à la _nuit close_, comme on -dit dans le pays. - -Le jour suivant, il apporta un livre; seulement il eût été bien en peine -de dire ce qu'il y avait dans les pages qu'il lisait; mais, s'il n'eût -pas eu un livre, il en eût souhaité un. Enfin, à son inexprimable -plaisir, vers les trois heures, il vit Ernestine s'avancer lentement -vers l'allée de platanes sur le bord du lac; il la vit prendre la -direction de la chaussée, coiffée d'un grand chapeau de paille d'Italie. -Elle s'approcha de l'arbre fatal; son air était abattu. Avec le secours -de sa lunette, il s'assura parfaitement de l'air abattu. Il la vit -prendre les deux bouquets qu'il y avait placés le matin, les mettre dans -son mouchoir et disparaître en courant avec la rapidité de l'éclair. Ce -trait fort simple acheva la conquête de son coeur. Cette action fut si -vive, si prompte, qu'il n'eut pas le temps de voir si Ernestine avait -conservé l'air triste ou si la joie brillait dans ses yeux. Que -devait-il penser de cette démarche singulière? Allait-elle montrer les -deux bouquets à sa gouvernante? Dans ce cas, Ernestine n'était qu'une -enfant, et lui plus enfant qu'elle de s'occuper à ce point d'une petite -fille. «Heureusement, se dit-il, elle ne sait pas mon nom; moi seul je -sais ma folie, et je m'en suis pardonné bien d'autres.» - -Philippe quitta d'un air très froid son réduit, et alla, tout pensif, -chercher son cheval, qu'il avait laissé chez un paysan à une demi-lieue -de là. «Il faut convenir que je suis encore un grand fou!» se dit-il en -mettant pied à terre dans la cour du château de Mme Dayssin. En entrant -au salon, il avait une figure immobile, étonnée, glacée. Il n'aimait -plus. - -Le lendemain, Philippe se trouva bien vieux en mettant sa cravate. Il -n'avait d'abord guère d'envie de faire trois lieues pour aller se -blottir dans un fourré, afin de regarder un arbre; mais il ne se sentit -le désir d'aller nulle autre part. «Cela est bien ridicule», se -disait-il. Oui, mais ridicule aux yeux de qui? D'ailleurs, il ne faut -jamais manquer à la fortune. Il se mit à écrire une lettre fort bien -faite, par laquelle, comme un autre Lindor, il déclarait son nom et ses -qualités. Cette lettre si bien faite eut, comme on se le rappelle -peut-être, le malheur d'être brûlée sans être lue de personne. Les mots -de la lettre que notre héros écrivit en y pensant le moins, la signature -_Philippe Astézan_, eurent seuls l'honneur de la lecture. Malgré de fort -beaux raisonnements, notre homme raisonnable n'en était pas moins caché -dans son gîte ordinaire au moment où son nom produisit tant d'effet; il -vit l'évanouissement d'Ernestine en ouvrant sa lettre; son étonnement -fut extrême. - -Le jour d'après, il fut obligé de s'avouer qu'il était amoureux; ses -actions le prouvaient. Il revint tous les jours dans le petit bois, où -il avait éprouvé des sensations si vives. Mme Dayssin devant bientôt -retourner à Paris, Philippe se fit écrire une lettre et annonça qu'il -quittait le Dauphiné pour aller passer quinze jours en Bourgogne auprès -d'un oncle malade. Il prit la poste, et fit si bien en revenant par une -autre route, qu'il ne se passa qu'un jour sans aller dans le petit bois. -Il s'établit à deux lieues du château du comte de S***, dans les -solitudes de Crossey, du côté opposé au château de Mme Dayssin, et de -là, chaque jour, il venait au bord du petit lac. Il y vint trente-trois -jours de suite sans y voir Ernestine: elle ne paraissait plus à -l'église; on disait la messe au château; il s'en approcha sous un -déguisement, et deux fois il eut le bonheur de voir Ernestine. Rien ne -lui parut pouvoir égaler l'expression noble et naïve à la fois de ses -traits. Il se disait: «Jamais auprès d'une telle femme je ne connaîtrais -la satiété.» Ce qui touchait le plus Astézan, c'était l'extrême pâleur -d'Ernestine et son air souffrant. J'écrirais dix volumes comme -Richardson si j'entreprenais de noter toutes les manières dont un homme, -qui d'ailleurs ne manquait pas de sens et d'usage, expliquait -l'évanouissement et la tristesse d'Ernestine. Enfin, il résolut d'avoir -un éclaircissement avec elle, et pour cela de pénétrer dans le château. -La timidité, être timide à trente-cinq ans! la timidité l'en avait -longtemps empêché. Ses mesures furent prises avec tout l'esprit -possible, et cependant, sans le hasard, qui mit dans la bouche d'un -indifférent l'annonce du départ de Mme Dayssin, toute l'adresse de -Philippe était perdue, ou du moins il n'aurait pu voir l'amour -d'Ernestine que dans sa colère. Probablement il aurait expliqué cette -colère par l'étonnement de se voir aimée par un homme de son âge. -Philippe se serait cru méprisé, et, pour oublier ce sentiment pénible, -il eût eu recours au jeu ou aux coulisses de l'Opéra, et fût devenu plus -égoïste et plus dur en pensant que la jeunesse était tout à fait finie -pour lui. - -Un _demi-monsieur_, comme on dit dans le pays, maire d'une commune de la -montagne et camarade de Philippe pour la chasse au chamois, consentit à -l'amener, sous le déguisement de son domestique, au grand dîner du -château de S***, où il fut reconnu par Ernestine. - -Ernestine, sentant qu'elle rougissait prodigieusement, eut une idée -affreuse: «Il va croire que je l'aime à l'étourdie, sans le connaître; -il me méprisera comme un enfant, il partira pour Paris, il ira rejoindre -sa Mme Dayssin; je ne le verrai plus.» Cette idée cruelle lui donna le -courage de se lever et de monter chez elle. Elle y était depuis deux -minutes quand elle entendit ouvrir la porte de l'antichambre de son -appartement. Elle pensa que c'était sa gouvernante, et se leva, -cherchant un prétexte pour la renvoyer. Comme elle s'avançait vers la -porte de sa chambre, cette porte s'ouvre: Philippe est à ses pieds. - -«Au nom de Dieu, pardonnez-moi ma démarche, lui dit-il; je suis au -désespoir depuis deux mois; voulez-vous de moi pour époux?» - -Ce moment fut délicieux pour Ernestine. «Il me demande en mariage, se -dit-elle; je ne dois plus craindre Mme Dayssin.» Elle cherchait une -réponse sévère, et, malgré des efforts incroyables, peut-être elle n'eût -rien trouvé. Deux mois de désespoir étaient oubliés; elle se trouvait au -comble du bonheur. Heureusement, à ce moment, on entendit ouvrir la -porte de l'antichambre. Ernestine lui dit: «Vous me -déshonorez.--N'avouez rien!» s'écria Philippe d'une voix contenue, et, -avec beaucoup d'adresse, il se glissa entre la muraille et le joli lit -d'Ernestine, blanc et rose. C'était la gouvernante, fort inquiète de la -santé de sa pupille, et l'état dans lequel elle la retrouva était fait -pour augmenter ses inquiétudes. Cette femme fut longue à renvoyer. -Pendant son séjour dans la chambre, Ernestine eut le temps de -s'accoutumer à son bonheur; elle put reprendre son sang-froid. Elle fit -une réponse superbe à Philippe quand, la gouvernante étant sortie, il -risqua de paraître. - -Ernestine était si belle aux yeux de son amant, l'expression de ses -traits si sévère, que le premier mot de sa réponse donna l'idée à -Philippe que tout ce qu'il avait pensé jusque-là n'était qu'une -illusion, et qu'il n'était pas aimé. Sa physionomie changea tout à coup -et n'offrit plus que l'apparence d'un homme au désespoir. Ernestine, -émue jusqu'au fond de l'âme de son air désespéré, eut cependant la force -de le renvoyer. Tout le souvenir qu'elle conserva de cette singulière -entrevue, c'est que, lorsqu'il l'avait suppliée de lui permettre de -demander sa main, elle avait répondu que ses affaires, comme ses -affections, devaient le rappeler à Paris. Il s'était écrié alors que la -seule affaire au monde était de mériter le coeur d'Ernestine, qu'il -jurait à ses pieds de ne pas quitter le Dauphiné tant qu'elle y serait, -et de ne rentrer de sa vie dans le château qu'il avait habité avant de -la connaître. - -Ernestine fut presque au comble du bonheur. Le jour suivant, elle revint -au pied du grand chêne, mais bien escortée par la gouvernante et le -vieux botaniste. Elle ne manqua pas d'y trouver un bouquet, et surtout -un billet. Au bout de huit jours, Astézan l'avait presque décidée à -répondre à ses lettres lorsque, une semaine après, elle apprit que Mme -Dayssin était revenue de Paris en Dauphiné. Une vive inquiétude remplaça -tous les sentiments dans le coeur d'Ernestine. Les commères du village -voisin, qui, dans cette conjoncture, sans le savoir, décidaient du sort -de sa vie, et qu'elle ne perdait pas une occasion de faire jaser, lui -dirent enfin que Mme Dayssin, remplie de colère et de jalousie, était -venue chercher son amant, Philippe Astézan, qui, disait-on, était resté -dans le pays avec l'intention de se faire chartreux. Pour s'accoutumer -aux austérités de l'ordre, il s'était retiré dans les solitudes de -Crossey. On ajoutait que Mme Dayssin était au désespoir. - -Ernestine sut quelques jours après que jamais Mme Dayssin n'avait pu -parvenir à voir Philippe, et qu'elle était repartie furieuse pour Paris. -Tandis qu'Ernestine cherchait à se faire confirmer cette douce -certitude, Philippe était au désespoir; il l'aimait passionnément et -croyait n'en être point aimé. Il se présenta plusieurs fois sur ses pas, -et fut reçu de manière à lui faire penser que, par ses entreprises, il -avait irrité l'orgueil de sa jeune maîtresse. Deux fois il partit pour -Paris, deux fois, après avoir fait une vingtaine de lieues, il revint à -sa cabane, dans les rochers de Crossey. Après s'être flatté d'espérances -que maintenant il trouvait conçues à la légère, il cherchait à renoncer -à l'amour, et trouvait tous les autres plaisirs de la vie anéantis pour -lui. - -Ernestine, plus heureuse, était aimée, elle aimait. L'amour régnait dans -cette âme que nous avons vue passer successivement par les sept périodes -diverses qui séparent l'indifférence de la passion, et au lieu -desquelles le vulgaire n'aperçoit qu'un seul changement, duquel encore -il ne peut expliquer la nature. - -Quant à Philippe Astézan, pour le punir d'avoir abandonné une ancienne -amie aux approches de ce qu'on peut appeler l'époque de la vieillesse -pour les femmes, nous le laissons en proie à l'un des états les plus -cruels dans lesquels puisse tomber l'âme humaine. Il fut aimé -d'Ernestine, mais ne put obtenir sa main. On la maria l'année suivante à -un vieux lieutenant général fort riche et chevalier de plusieurs ordres. - - - - -EXEMPLE - -DE - -L'AMOUR EN FRANCE DANS LA CLASSE RICHE[255] - - [255] Victor Jacquemont (ce jeune et spirituel écrivain, mort à Bombay - le 7 décembre 1832) adressa à Beyle la lettre qu'on va lire; Beyle, - après l'avoir fait mettre au net, envoya la copie à V. Jacquemont - avec ce billet. - - Mon cher colonel, - - Il est impossible qu'en relisant ceci il ne vous revienne pas une - quantité de petits faits, autrement dits _nuances_. Ajoutez-les à - gauche sur la page blanche. Il y a une bonne foi qui touche dans ce - récit que j'avais oublié. Il y a aussi quelques phrases inélégantes, - que nous rendrons plus rapides. Si j'avais cinquante chapitres comme - celui-ci, le mérite de l'_Amour_ serait _réel_. Ce serait une vraie - monographie. Ne vous occupez pas de la _décence_, c'est mon affaire. - - J'ai trouvé excellent un avis de vous, de septembre 1824, sur la - préface du elle est détestable. - - TEMPÊTE. - - 24 décembre 1825 - - -J'ai reçu beaucoup de lettres à l'occasion de l'_Amour_. Voici une des -plus intéressantes. - - -Saint-Dizier, le juin 1825. - -Je ne sais trop, mon cher philosophe, si vous pourrez appeler -_amour-vanité_ le petit calcul de vanité de la jeune Française que vous -avez rencontrée l'été dernier aux eaux d'Aix-en-Savoie, dont je vous ai -promis l'histoire; car dans toute cette comédie, très plate d'ailleurs, -il n'y a jamais eu l'ombre d'amour; c'est-à-dire de rêverie passionnée, -s'exagérant le bonheur de l'intimité. - -N'allez pas croire à cause de cela que je n'ai pas compris votre livre; -je m'en prends seulement à un mot mal fait. - -Dans toutes les espèces du _genre amour_, il devrait y avoir quelque -caractère commun: le caractère du genre est proprement le désir de -l'intimité parfaite. Or, dans l'_amour-vanité_, ce caractère n'existe -pas. - -Lorsqu'on est habitué à l'exactitude irréprochable du langage des -sciences physiques, on est facilement choqué par l'imperfection du -langage des sciences métaphysiques. - -Mme Félicie Féline est une jeune Française de vingt-cinq ans, qui a des -terres superbes et un château délicieux en Bourgogne. Quant à elle, elle -est, comme vous savez, laide, mais assez bien faite (tempérament -nerveux-lymphatique). Elle est à mille lieues d'être bête, mais, certes, -elle n'a pas d'esprit; de sa vie elle ne trouva une idée forte ou -piquante. Comme elle a été élevée par une mère spirituelle et dans une -société fort distinguée, elle a beaucoup de _métier_ dans l'esprit; elle -répète parfaitement les phrases des autres, et avec un air de propriété -étonnant. En les répétant, elle joue même le petit étonnement qui -accompagne l'invention. Elle passe ainsi, auprès des gens qui l'ont vue -rarement, ou des gens bornés qui la voient souvent, pour une personne -charmante et très spirituelle. - -Elle a en musique précisément le même genre de talent que dans la -conversation. A dix-sept ans, elle jouait parfaitement du piano, assez -pour donner des leçons à huit francs (non pas qu'elle en donne, sa -position de fortune est très belle). Quand elle a vu un opéra nouveau de -Rossini, le lendemain, à son piano, elle s'en rappelle au moins la -moitié. Très musicienne d'instinct, elle joue avec infiniment -d'expression, et à la première vue, les partitions les plus difficiles. -Avec cette espèce de facilité, elle ne _comprend_ pas les _choses_ -difficiles, et cela dans ses lectures comme dans sa musique. Mme -Gherardi, en deux mois, eût compris, j'en suis sûr, la théorie des -proportions chimiques de Berzelius. Mme Féline est, au contraire, -incapable de comprendre un des premiers chapitres de Say ou la théorie -des fractions continues. - -Elle a pris un maître d'harmonie fort célèbre en Allemagne, et n'en a -jamais compris un mot. - -Pour avoir eu quelques leçons de Redouté, elle surpasse, à quelques -égards, le talent de son maître. Ses roses sont plus légères encore que -celles de cet artiste. Je l'ai vue plusieurs années s'amuser de ses -couleurs, et jamais elle n'a regardé d'autres tableaux que ceux de -l'exposition; jamais, lorsqu'elle apprenait à peindre des fleurs, et -quand alors nous possédions encore les chefs-d'oeuvre de la peinture -italienne, elle n'eut la curiosité de les aller voir. Elle ne comprend -pas la perspective dans un paysage ni le clair-obscur (_chiaroscuro_). - -Cette inhabileté de l'esprit à saisir les choses difficiles est un trait -de la femme française; dès qu'une chose est malaisée, elle ennuie et on -la plante là. - -C'est ce qui fait que votre livre de l'_Amour_ n'aura jamais de succès -parmi elles. Elles liront les anecdotes et passeront les conclusions, et -elles se moqueront de tout ce qu'elles auront passé. Je suis bien poli -de mettre tout cela au futur. - -Mme Féline, à dix-huit ans, fit un mariage de convenance. Elle se trouva -unie à un bon jeune homme de trente ans, un peu lymphatique et sanguin, -tout à fait antibilieux et nerveux, bon, doux, égal et très bête. Je ne -sais pas d'homme plus complètement dépourvu d'esprit. Le mari pourtant -avait eu beaucoup de succès dans ses études à l'École polytechnique, où -je l'avais connu et l'on avait bien fait mousser son _mérite_ dans la -société où était élevée Félicie, pour lui dérober sa bêtise, qui s'étend -à tout, hors le talent de conduire supérieurement ses mines et ses -fonderies. - -Le mari la fêta de son mieux, ce qui veut dire ici très bien; mais il -avait affaire à un être glacé auquel rien ne faisait. Cette espèce de -reconnaissance tendre que les maris inspirent ordinairement aux filles -les plus indifférentes ne dura pas huit jours chez elle. - -Seulement, à vivre ainsi avec lui, elle s'aperçut bientôt qu'on lui -avait donné une bête pour le tête-à-tête; et, ce qui est bien plus -affreux, une bête quelquefois _ridicule_ dans le monde. Elle trouva plus -que compensé par là le plaisir d'avoir épousé un homme fort riche et de -recevoir souvent des compliments sur le mérite de son mari. - -Alors elle le prit en déplaisance. - -Le mari, qui n'était pas si bien né qu'elle, crut qu'elle faisait la -duchesse. Il s'éloigna aussitôt de son côté. Cependant, comme c'était un -homme excessivement occupé et très peu difficile, et comme il n'y avait -rien de plus commode pour lui que sa femme entre un compte de -contre-maître à relire et une machine à éprouver, il essayait -quelquefois de lui faire un petit bout de cour. Cette idée ne manquait -pas de changer en aversion la déplaisance de sa femme, lorsqu'il faisait -cette cour devant un tiers, devant moi, par exemple, tant il y était -gauche, commun et de mauvais goût. - -Je crois que j'aurais eu l'idée de l'interrompre par des soufflets, s'il -eût dit et fait ces choses-là devant moi à une autre femme. Mais je -connaissais à Félicie une âme si sèche, une absence si complète de toute -vraie sensibilité, j'étais si souvent impatienté de sa vanité, que je me -contentais de la plaindre un peu quand je la voyais souffrir dans cette -vanité, de par son mari, et je m'éloignais. - -Le ménage alla ainsi quelques années (Félicie n'a jamais eu d'enfants). -Pendant ce temps-là, le mari, vivant en bonne compagnie lorsqu'il était -à Paris (et il ne passait que six semaines de l'été à ses forges de -Bourgogne), en prit le ton et devint beaucoup mieux; en restant toujours -bête, il cessa presque entièrement d'être ridicule, et continua toujours -d'avoir de grands succès dans son état, comme vous avez pu en juger par -les grandes acquisitions qu'il a faites depuis et par le dernier rapport -du jury sur l'exposition des produits de l'industrie nationale. - -A force d'être rebuté par sa femme, M. Féline imagina, à cinq ou six -reprises, d'en être un peu amoureux et de bonne foi. Elle lui tenait la -dragée haute. La coquetterie de Félicie, dans ce temps-là, consistait à -lui dire des choses aimables en public, et à trouver des prétextes pour -lui tenir rigueur dans le tête-à-tête. Elle augmentait ainsi les désirs -de son mari; et quand elle daignait lui permettre... il payait tous les -mémoires de tapissiers, de Leroy, de Corcelet, et la trouvait encore -très modérée dans ses dépenses, qui étaient absurdes. - -Pendant les deux ou trois premières années, jusqu'à vingt ou vingt et un -ans, Félicie n'avait cherché le plaisir que dans la satisfaction des -vanités suivantes: - -«Avoir de plus belles robes que toutes les jeunes femmes de sa société. - -«Donner de meilleurs dîners. - -«Recevoir plus de compliments qu'elles quand elle joue du piano. - -«Passer pour avoir plus d'esprit qu'elles.» - -A vingt et un ans commença la _vanité du sentiment_. - -Elle avait été élevée par une mère athée, et dans une société de -philosophes athées. Elle avait été tout juste une fois à l'église, pour -se marier; encore ne le voulait-elle pas. Depuis son mariage, elle -lisait toutes sortes de livres. Rousseau et Mme de Staël lui tombèrent -entre les mains: ceci fait époque, et prouve combien ces livres sont -dangereux. - -Elle lut d'abord l'_Émile_; après quoi elle se crut le droit de bien -mépriser intellectuellement toutes les jeunes femmes de sa connaissance. -Notez bien qu'elle n'avait pas compris un mot de la métaphysique du -vicaire savoyard. - -Mais les phrases de Rousseau sont très travaillées, subtiles et très -malaisées à retenir. Elle se contentait de risquer quelquefois une -pointe de religiosité, pour _faire effet_ dans une société sans -religiosité, et où il n'était pas plus question de ces choses que du roi -de Siam. - -Elle lut _Corinne_, c'est le livre qu'elle a le plus lu. Les phrases -sont à l'effet et se retiennent bien. Elle s'en mit un bon nombre dans -la tête. Le soir elle choisissait dans son salon les hommes jeunes et un -peu bêtes, et, sans leur dire gare, elle leur répétait très proprement -sa leçon du matin. - -Quelques-uns y furent pris, ils la crurent une personne susceptible de -passion, et lui rendirent des soins. - -Cependant, elle n'avait amené là que les gens les plus communs et les -plus niais de son salon; elle n'était pas bien sûre que les autres ne se -moquaient pas un peu d'elle. Le mari, tenu sans cesse hors de chez lui -par ses affaires et d'ailleurs un bon homme, _What then_ (que -m'importe?), ne s'apercevait pas, ou ne s'occupait en rien de ces -coquetteries d'esprit. - -Félicie lut la _Nouvelle Héloïse_. Elle trouva alors qu'il y avait dans -son âme des trésors de sensibilité; elle confia ce secret à sa mère et à -un vieil oncle qui lui avait servi de père; ils se moquèrent d'elle -comme d'un enfant. Elle n'en persista pas moins à trouver qu'on ne -pouvait vivre sans un amant, et sans un amant dans le genre de -Saint-Preux. - -Il y avait dans sa société un jeune Suédois, qui est un homme assez -bizarre. En sortant de l'Université, quand il n'avait que dix-huit ans, -il fit plusieurs actions d'éclat dans la campagne de 1812, et il obtint -un grade élevé dans les milices de son pays, ensuite il partit pour -l'Amérique et vécut six mois parmi les Indiens. Il n'est ni bête ni -spirituel; mais il a un grand caractère; il a quelques côtés sublimes de -vertu et de grandeur. D'ailleurs, l'homme le plus lymphatique que j'aie -connu; avec une assez belle figure, des manières simples, mais -prodigieusement graves. De là, de grandes démonstrations d'estime et de -considération autour de lui. - -Félicie se dit: «Voilà l'homme qu'il me faut faire semblant d'avoir pour -amant. Comme c'est le plus froid de tous, c'est celui dont la passion me -fera le plus d'honneur.» - -Le Suédois Weilberg était tout à fait ami de la maison. Il y a cinq ans, -dans l'été, on arrangea un voyage avec lui et le mari. - -Comme c'était un homme de moeurs excessivement sévères, surtout comme il -n'était nullement amoureux de Félicie, il la voyait telle qu'elle était, -fort laide. D'ailleurs, on ne lui avait pas dit en partant à quoi on le -destinait. Le mari, que ces airs ennuyaient, et qui désirait aussi -retirer de l'utilité pour lui d'un voyage entrepris pour plaire à sa -femme, la plantait là dès qu'ils arrivaient quelque part; il allait -courir les fabriques, il visitait les usines, les mines, en disant à -Weilberg: «Gustave, je vous laisse ma femme.» - -Weilberg parlait très mal français; il n'avait jamais lu Rousseau ni Mme -de Staël, circonstance admirable pour Félicie. - -La petite femme fit donc bien la malade, pour écarter son mari par -l'ennui, et pour exciter la pitié du bon jeune homme, avec qui elle -restait sans cesse en tête-à-tête. Pour l'attendrir en sa faveur, elle -lui parlait de l'amour qu'elle avait pour son mari, et de son chagrin de -l'y voir répondre si peu. - -Cette musique n'amusait pas Weilberg; il l'écoutait par simple -politesse. Elle se crut plus avancée; elle lui parla de la sympathie qui -existait entre eux. Gustave prit son chapeau et alla se promener. - -Quand il rentra, elle se fâcha contre lui: elle lui dit qu'il l'avait -injuriée en regardant comme un commencement de déclaration une simple -parole de bienveillance. - -La nuit, quand ils la passaient en voiture, elle appuyait sa tête sur -l'épaule de Gustave, qui le souffrait par politesse. - -Ils voyagèrent ainsi deux mois, mangeant beaucoup d'argent, s'ennuyant -plus encore. - -Quand ils furent de retour, Félicie changea toutes ses habitudes. Si -elle avait pu envoyer des lettres de faire part, elle eût fait savoir à -tous ses amis et connaissances qu'elle avait une passion violente pour -M. Weilberg le Suédois, et que M. Weilberg était son amant. - -Plus de bals, plus de toilettes: elle néglige ses anciens amis, fait des -impertinences à ses anciennes connaissances. Enfin elle se condamne au -sacrifice de tous ses goûts, pour faire croire qu'elle aime profondément -ce M. Weilberg, cette espèce de sauvage indien, colonel dans les milices -suédoises à dix-huit ans, et que cet homme est fou d'elle. - -Elle commence par le signifier à sa mère, le jour de son arrivée. Sa -mère, suivant elle, est coupable de l'avoir mariée avec un homme qu'elle -n'aimait pas; elle doit actuellement favoriser de tous ses moyens son -amour pour l'homme qu'elle a choisi et qu'elle adore; il faut donc -qu'elle persuade au mari d'établir en quelque sorte Weilberg dans sa -maison. Si elle ne l'a pas sans cesse chez elle, elle menace de l'aller -trouver chez lui à son hôtel. - -La mère, comme une bête, crut cela, et elle fit si bien auprès de son -gendre, que Weilberg ne pouvait avoir d'autre maison que la sienne. -Charles le priait sans cesse, la mère aussi lui faisait tant de -politesses et lui montrait tant d'empressement, que le pauvre jeune -homme, ne sachant ce qu'on voulait de lui, et craignant à l'excès de -manquer à des gens qui l'avaient parfaitement accueilli, n'osait se -refuser à rien. - -Les femmes pleurent à volonté, comme vous savez. - -Un jour que j'étais seul chez Félicie, elle se prit à pleurer, et, me -serrant la main, elle me dit: «Ah! mon cher Goncelin, votre amitié -clairvoyante a bien deviné mon coeur! Autrefois vous étiez bien avec -Weilberg; depuis notre voyage vous avez changé; vous semblez avoir de la -haine pour lui. (Cela ne semblait pas du tout. Je savais à quoi m'en -tenir.) Ah! mon ami, je n'étais pas heureuse auparavant... Ce n'est que -depuis... Si vous saviez toutes les barbaries de Charles pendant le -voyage!... Si vous connaissiez mieux Gustave!... Si vous saviez que de -soins touchants, que de tendresse!... Pouvais-je résister?... Si vous -saviez quelle âme de feu, quelles passions effrayantes a cet homme, en -apparence si froid! Non, mon ami, vous ne me mépriseriez pas!... Je sens -bien, hélas! qu'il me manque quelque chose... Ce bonheur n'est pas -pur... Je sais bien ce que je devais à _Charles_. Mais, mon ami! ce -spectacle continuel de l'indifférence, des mépris de l'un, des soins et -de l'amour de l'autre... et cette familiarité obligée de la vie en -voyage... Tant de dangers!... Pouvais-je résister à tant d'amour! et -d'ailleurs, pouvais-je résister à ses violences?» etc., etc., etc. - -Voilà donc le pauvre Weilberg, honnête comme Joseph, accusé d'avoir -violé la femme de son ami, et il faut le croire, c'est elle qui le dit: -elle s'en est vantée à deux personnes de ma connaissance, et sans doute -aussi à d'autres que je ne connais pas. - -La déclaration ci-dessus ressemble beaucoup à ce qu'elle me dit: j'ai -conservé le souvenir de ses expressions. Peu de jours après, je vis une -des personnes qui avaient reçu la même confidence. Je la priai de -chercher à s'en rappeler les termes; elle me répéta exactement la -version que j'avais entendue, ce qui me fit rire. - -Après sa confession, Félicie me dit, en me tendant la main, qu'elle -comptait sur ma discrétion; que je devais être avec Weilberg comme par -le passé, et faire semblant de ne m'apercevoir de rien. «La vertu -sauvage de cet homme sublime lui faisait peur.» Quand il la quittait, -elle craignait toujours de ne plus le revoir; elle craignait que par une -résolution inopinée, il ne s'embarquât tout à coup pour retourner en -Suède. Moi, je lui promis sur notre conversation le plus inviolable -secret. - -Cependant tous les amis de la famille trouvaient indigne que ce pauvre -Weilberg eût _séduit_ une jeune femme dans la maison de laquelle il -avait presque reçu l'hospitalité, dont le mari lui avait rendu mille -services, et qui avait jusque-là marché très droit. Je le prévins du sot -rôle qu'on lui faisait jouer. Il m'embrassa en me remerciant de l'avis, -et me dit qu'il ne remettrait plus les pieds dans cette maison. C'est -lui qui me conta alors comment le voyage s'était passé. - -Félicie, privée quelques jours de Weilberg, qui dînait sans cesse chez -elle auparavant, joua le désespoir. Elle dit que c'était une indignité -de son mari, qui avait chassé cet homme vertueux. (Elle avait dit à moi -et à deux autres que cet homme vertueux l'avait violée sur la mousse, au -pied d'un sapin dans le Schwartzwald, comme il convient que cette chose -se fasse.) Elle dit aussi, en termes polis, que sa mère, après lui avoir -servi de complaisante, lui avait soufflé son vertueux amant. (Notez que -la mère est une pauvre vieille femme de soixante ans, qui ne pense plus -à rien depuis vingt ans.) Elle commanda chez un très habile coutelier un -poignard à lame de damas, qu'elle fit apporter un jour au milieu du -dîner, et que je lui ai vu payer quarante francs et serrer très -proprement devant nous tous dans son secrétaire, à côté de sa cire -d'Espagne. Une douzaine de garçons apothicaires apportèrent chacun aussi -une petite bouteille de sirop d'opium, et toutes ces bouteilles réunies -en faisaient une quantité considérable. Elle les serra dans sa toilette. - -Le lendemain, elle signifia à sa mère que, si elle ne faisait pas -revenir Gustave, elle s'empoisonnerait avec l'opium, et se tuerait avec -le poignard qu'elle avait fait faire exprès. - -La mère, qui savait à quoi s'en tenir sur l'amour de Weilberg, et qui -craignait l'esclandre, alla chez celui-ci. Elle lui conta que sa fille -était folle; qu'elle faisait semblant d'être très amoureuse de lui, -qu'elle le disait amoureux d'elle, et qu'elle prétendait se tuer, s'il -ne revenait pas. Elle lui dit: «Revenez chez elle, humiliez-la bien; -elle vous prendra en horreur, et alors vous ne reviendrez plus.» - -Weilberg était un brave homme; il eut pitié de la vieille mère qui -venait le prier ainsi, et il consentit à se prêter à cette ennuyeuse -comédie, pour éviter l'esclandre que la mère craignait. - -Il revint donc. La jeune femme ne lui parla de rien; elle lui fit -seulement quelques reproches aimables sur son absence pendant cinq -jours. Quand ils étaient seuls ensemble, elle ne se serait pas avisée de -lui parler d'amour, depuis qu'il avait pris son chapeau, un jour, en -voyage, et qu'il était parti quand elle allait commencer une -déclaration. Weilberg aime la musique; elle passait le temps à jouer du -piano, et comme elle en joue admirablement, Weilberg restait assez -volontiers à l'entendre. En public, c'était bien différent; elle ne lui -parlait que d'amour; mais il faut avouer qu'elle y mettait beaucoup -d'art. Comme, heureusement, il savait mal le français, elle trouvait -moyen de faire savoir à tous les assistants qu'il était son amant, sans -qu'il pût le comprendre. - -Tous les amis de la maison étaient dans le secret de la comédie; mais -les connaissances n'y étaient pas encore. Il fut de nouveau question, -parmi elles, de l'indignité du procédé de M. Weilberg, et celui-ci de -nouveau se retira et ne voulut plus revenir. - -Félicie se mit au lit et signifia à sa mère qu'elle se laisserait mourir -de faim. Elle se mit à ne prendre que du thé; elle se levait pour -l'heure du dîner; mais elle ne prenait exactement rien. - -Au bout de six jours de ce régime, elle fut gravement indisposée; on -envoya chercher des médecins. Elle déclara qu'elle s'était empoisonnée, -qu'elle ne voulait recevoir de soins de personne, que tout était -inutile. La mère et deux amis étaient là, avec les médecins; elle dit -qu'elle mourait pour M. Weilberg, dont on lui avait aliéné le coeur. Du -reste, elle priait qu'on épargnât cette triste confidence à son pauvre -mari, qui, heureusement, ignorait toutes ces choses, etc., etc. - -Cependant elle consentit à prendre une drogue; on lui donna un vomitif, -et elle, qui n'avait vécu que de thé depuis six jours, rendit trois à -quatre livres de chocolat, sa maladie, son empoisonnement, n'étaient -qu'une épouvantable indigestion. Je l'avais prédit. - -Ne sachant qu'inventer pour émouvoir sa mère et pour la pousser à de -nouvelles démarches qui pussent ramener Weilberg dans sa maison, elle la -menaça de tout avouer à Charles. Le mari qui eût cru sa femme sur -parole, l'aurait plantée là indubitablement. Cet esclandre étant donc -possible, la mère retourna à la charge auprès du bon Gustave, qui -consentit encore à revenir. Lui et moi, nous nous voyions beaucoup -alors; nous faisions un travail en commun; il s'était pris de goût pour -moi, et j'étais à peu près le Français qu'il aimait le mieux à voir. -Nous passions ensemble une partie des journées; il m'apprenait le -suédois. Je lui montrais la géométrie descriptible et le calcul -différentiel; car il s'était pris de passion pour les mathématiques, et -souvent il m'obligeait à rajeunir dans nos livres mes souvenirs déjà -anciens de l'école polytechnique. Je prenais ensuite mon violon, et, -beaucoup plus tolérant que vous, il restait volontiers des heures à -m'entendre. - -Félicie me fit la cour pour que je fusse sans cesse chez elle: elle -savait que c'était un moyen d'attirer Weilberg. Un matin que nous -déjeunions tous trois ensemble chez elle, elle imagina de faire _preuve -d'amour_ à Gustave devant moi, et elle affecta avec lui les privautés de -gens qui vivent dans la plus parfaite intimité. L'autre, d'abord, ne -comprit pas; enfin elle mit tellement les points sur les _i_, qu'il -fallut bien comprendre; il me regarda, rit, et sans bouger avala son -morceau. On lui proposait de faire quelque rajustement à la toilette de -Félicie. Il lui dit brutalement: «Pardieu, vous avez une femme de -chambre pour vous habiller!» Et elle me dit tout bas à l'oreille: -«Voyez-vous comme il est délicat; j'étais sûre que, devant vous, il ne -voudrait pas remettre une épingle à mon fichu.» - -Cependant, elle n'était pas si contente qu'elle me le disait de la -délicatesse et de la retenue de son prétendu amant. C'était, je me le -rappelle, un dimanche de Pâques. Quand nous eûmes fini le déjeuner et -que nous ne prenions plus que du thé, elle dit à son domestique: «Paul, -dites à ma femme de chambre que je n'ai pas besoin d'elle et qu'elle -profite de ce moment pour aller à la messe.» - -Nous restâmes à prendre le thé. Le domestique n'entrant plus, elle -s'approcha très près du feu. «J'ai bien froid,» dit-elle; et tendant la -main à Weilberg: «Est-ce que je n'ai pas la fièvre?--Ma foi, je ne m'y -connais pas; mais voilà Goncelin qui se fait, à sa campagne, le médecin -de ses paysans; il doit se connaître à la fièvre: il vous le dira.» Je -lui tâtai le pouls: «Pas le moins du monde, lui dis-je.--C'est -singulier, reprit-elle; je suis toute je ne sais comment; il me semble -que je vais me trouver mal. Tenez, voilà que je vais me trouver mal; -j'étouffe, desserrez-moi. M. Gustave, desserrez-moi, Goncelin, je vous -en prie, allez chercher dans l'appartement de mon mari...--Quoi?--Du -benjoin, pour le brûler; il y en a dans son médailler.--Je sais où il -est, dit Weilberg; j'y vais. Goncelin va vous aider; je retourne dans -l'instant.» Et il revint cinq minutes après. - -Je m'étais amusé à la délacer. La figure à part, elle était bien, jeune, -bien faite, la peau blanche et douce. Je lui avais découvert la -poitrine; elle se serait laissé mettre toute nue. J'usais passablement -de la partie découverte, et je lui disais: «Votre coeur bat très -doucement; n'ayez pas peur, ce n'est absolument rien.» Elle jouait un -évanouissement modéré. Weilberg, qui faisait exprès d'être longtemps -dehors, rentra à la fin, posa le benjoin sur la cheminée, et se remit -tranquillement à manger des biscuits et à avaler des tasses de thé. -Félicie, qui voyait tout cela, en faisant semblant de ne pas y voir, n'y -tint plus. Aussi bien, comme j'avais dit à Gustave qu'elle n'avait -aucune altération dans le pouls ni dans la respiration, il avait ajouté: -«C'est bien singulier qu'avec cela elle ait une syncope!» Félicie, -poussée à bout, revint peu à peu à elle; elle se rajusta et nous pria de -la laisser seule. - -Comme elle croyait avoir grand intérêt à paraître réellement évanouie -devant Gustave, je crois que si j'avais essayé de satisfaire une -fantaisie, qui ne me prit pas, elle se fût laissé faire, sauf à dire -ensuite que c'était, de ma part, l'excès de l'indignité, et, de la -sienne, l'excès du malheur. Et notez bien que, matériellement honnête -jusque-là, et fort sensible, d'ailleurs, à ce plaisir, elle eût souffert -très certainement d'être ainsi violée. - -Félicie fut si cruellement humiliée de cette manifestation -d'indifférence de Weilberg pour elle devant moi, à qui elle en parlait -toujours comme de l'amant le plus passionné, qu'elle en fut réellement -malade. Weilberg, après cette farce ridicule, ne voulait plus revenir -chez elle. Cependant, comme elle garda le lit quelque temps, et -qu'auparavant on le voyait sans cesse dans cette maison, pour éviter -qu'on ne remarquât son absence, il parut; ses visites, peu à peu, furent -plus rares, et ce ne fut qu'après huit mois qu'il cessa d'y aller tout à -fait. Pendant ces huit mois, elle n'a cessé de le représenter à tous -comme son amant, alors même qu'on ne le voyait presque plus jamais chez -elle. - -Félicie aime beaucoup la musique. N'ayant pas de loge aux Bouffes, elle -avait très rarement l'occasion d'y aller. Un jour, des amis nous -prêtèrent leur loge tout entière, et elle arrangea que Weilberg et moi -nous l'y conduirions; son mari viendrait nous y trouver. Vous -remarquerez qu'alors, au fond de son coeur, elle exécrait Weilberg; elle -l'avait forcé de venir là pour qu'il se mît avec elle sur le devant de -la loge. Gustave dit qu'il faisait trop chaud et sortit du théâtre, me -laissant seul avec elle. Ma foi, comme il lui donnait sans cesse de -pareils démentis, à partir de ce jour elle changea de ton, et, après -avoir parlé pendant un an de la passion, de l'amour de Weilberg, elle -commença à toucher quelques mots de son inconstance et des peines qu'il -lui causait. - -En même temps, il me revint aux oreilles que je passais pour être son -amant. J'allai la trouver, je le lui dis, et j'ajoutai que je ne voulais -pas passer pour l'être, sans en avoir au moins le profit. Je la pris sur -mes genoux, je la brusquai. Comme je savais très positivement qu'il lui -était désagréable d'être violée et qu'elle sentait la chose imminente, -je lui disais que je voulais mériter la réputation qu'elle me faisait, -etc... C'était dans le jour, on pouvait entrer d'un moment à l'autre -dans sa chambre; elle eut une peur du diable; elle me conjura de la -laisser; elle me dit qu'elle n'avait jamais aimé que Weilberg et qu'elle -n'en aimerait jamais d'autre. Enfin elle se dégagea de moi; elle sonna. -Un domestique vint, auquel elle commanda de refaire le feu, d'arranger -les rideaux, de lui apporter du thé. Je sortis. Depuis ce temps, nous -sommes à peu près brouillés. Elle dit partout que je suis une espèce de -scélérat à la _Iago_; que depuis longtemps j'avais pour elle une -abominable passion, et que c'est moi qui ai éloigné d'elle son amant -Weilberg. Elle a été jusqu'à montrer comme des déclarations de ma part -quelques lettres familièrement amicales que je lui avais écrites il y a -six ans, quand j'étais avec vous à Rome. - -A présent, la vanité de Félicie s'exerce sur d'autres objets. Elle dit, -en parlant de Weilberg, des phrases tristes du troisième volume de -_Corinne_; elle joue le deuil d'une grande passion; elle ne va plus dans -le monde; chez elle, plus de toilette; mais elle donne d'excellents -dîners, où viennent de vieux imbéciles qui passent pour avoir été des -gens d'esprit autrefois, et de pauvres diables qui n'ont pas de dîner -chez eux. Elle parle avec admiration de lord Byron, de Canaris, de -Bolivar, de M. de la Fayette. On la plaint, dans son petit monde, comme -une jeune femme bien malheureuse, et on la loue comme une personne -infiniment sensible et spirituelle; elle est passablement contente de la -sorte. Cela fait une de ces maisons bourgeoises que vous détestez tant. - -Avais-je raison de vous dire que cette ennuyeuse histoire ne vous -servirait à rien; elle est plate par sa nature. Tout se passe en -discours dans l'_amour-vanité_. Les discours racontés ennuient; la plus -petite action vaut mieux. - -Ensuite, ce n'est pas, je crois, ici l'_amour-vanité_ comme vous -l'entendez. Félicie a un trait rare, s'il ne lui est point particulier; -c'est que c'est une chose désagréable pour elle que de faire son métier -de femme, et qu'il lui importait fort peu de faire croire à l'homme -qu'elle proclamait son amant, de lui faire croire, dis-je, qu'elle -l'aimait réellement. - -GONCELIN. - - -FIN - - - - -TABLE - - - Préface I - Deuxième préface IX - Troisième préface XI - M. de Stendhal, ses oeuvres complètes 1 - -LIVRE PREMIER - - Chapitre I. De l'amour 1 - -- II. De la naissance de l'amour 4 - -- III. De l'espérance 8 - -- IV. 11 - -- V. 12 - -- VI. Le rameau de Salzbourg 13 - -- VII. Des différences entre la naissance de l'amour dans - les deux sexes 15 - -- VIII. 17 - -- IX. 20 - -- X. Exemples de la _cristallisation_ 20 - -- XI. 23 - -- XII. Suite de la cristallisation 24 - -- XIII. Du premier pas, du grand monde, des malheurs 26 - -- XIV. 28 - -- XV. 30 - -- XVI. 31 - -- XVII. La beauté détrônée par l'amour 33 - -- XVIII. 34 - -- XIX. Suite des exceptions à la beauté 36 - -- XX. 39 - -- XXI. De la première vue 39 - -- XXII. De l'engouement 43 - -- XXIII. Des coups de foudre 44 - -- XXIV. Voyage dans un pays inconnu 47 - -- XXV. La présentation 53 - -- XXVI. De la pudeur 55 - -- XXVII. Des regards 61 - -- XXVIII. De l'orgueil féminin 61 - -- XXIX. Du courage des femmes 72 - -- XXX. Spectacle singulier et triste 76 - -- XXXI. Extrait du journal de Salviati 77 - -- XXXII. De l'intimité 85 - -- XXXIII. 91 - -- XXXIV. Des confidences 91 - -- XXXV. De la jalousie 95 - -- XXXVI. Suite de la jalousie 101 - -- XXXVII. Roxane 104 - -- XXXVIII. De la pique d'amour-propre 106 - -- XXXIX. De l'amour à querelles 113 - -- XXXIX _bis_. Remèdes à l'amour 117 - -- XXXIX _ter_ 120 - -LIVRE SECOND - - Chapitre XL. Des tempéraments et des gouvernements 123 - -- XLI. Des nations par rapport à l'amour.--De la France 126 - -- XLII. Suite de la France 130 - -- XLIII. De l'Italie 133 - -- XLIV. Rome 136 - -- XLV. De l'Angleterre 139 - -- XLVI. Suite de l'Angleterre 143 - -- XLVII. De l'Espagne 147 - -- XLVIII. De l'amour allemand 149 - -- XLIX. Une journée à Florence 155 - -- L. L'amour aux États-Unis 162 - -- LI. De l'amour en Provence jusqu'à la conquête de - Toulouse, en 1328, par les Barbares du Nord 164 - -- LII. La Provence au XIIe siècle 170 - -- LIII. L'Arabie 177 - Fragments extraits et traduits d'un recueil arabe - intitulé le _Divan de l'Amour_ 181 - -- LIV. De l'éducation des femmes 186 - -- LV. Objections contre l'éducation des femmes 191 - -- LVI. Suite 199 - -- LVI _bis_. Du mariage 205 - -- LVII. De ce qu'on appelle vertu 206 - -- LVIII. Situation de l'Europe à l'égard du mariage 208 - La Suisse et l'Oberland 212 - -- LIX. Werther et don Juan 217 - -- LX. Des fiasco 228 - FRAGMENTS DIVERS 233 - Amours de Tibulle et de Properce 261 - Lettre anglaise de la femme de Klopstock 277 - Promenade aux îles Borromées 280 - Qu'est-ce que le plaisir? 292 - -APPENDIX - - Des Cours d'amour 310 - Code d'amour du XIIe siècle 315 - Notice sur André le Chapelain 321 - Le rameau de Salzbourg 324 - Ernestine ou la naissance de l'amour 337 - Exemple de l'amour en France dans la classe riche 367 - - -Mayenne, Imprimerie CH. COLIN. - - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of De l'Amour, by -Stendhal and Charles-Augustin Sainte-Beuve - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'AMOUR *** - -***** This file should be named 60882-8.txt or 60882-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/0/8/8/60882/ - -Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online -Distributed Proofreading Teams at DP-test Italia and -www.pgdp.net. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: De l'Amour - Édition revue et corrigée et précédée d'une étude sur les - œuvres de Stendhal par Sainte-Beuve - -Author: Stendhal - Charles-Augustin Sainte-Beuve - -Release Date: December 8, 2019 [EBook #60882] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'AMOUR *** - - - - -Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online -Distributed Proofreading Teams at DP-test Italia and -www.pgdp.net. (This file was produced from images generously -made available by the Bibliothèque nationale de France -(BnF/Gallica) at http://Gallica.bnf.fr) - - - - - - -</pre> - -<h1><span class="small">DE</span><br /> -<span class="xlarge">L'AMOUR</span></h1> - -<p class="c"><span class="small">PAR</span><br /> -<span class="large">DE STENDHAL</span></p> - -<p class="c"><span class="small">ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE ET PRÉCÉDÉE D'UNE ÉTUDE -SUR LES</span> <i>Œuvres de Stendhal</i></p> - -<p class="c sc">Par Sainte-Beuve</p> - -<p class="c gap">PARIS<br /> -GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br /> -6, <span class="small">RUE DES SAINTS PÈRES</span>, 6</p> - - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" id="preface">PRÉFACE<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a></h2> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Mai 1826.</p> -</div> - -<p>Quoiqu'il traite de l'amour, ce petit volume n'est -point un roman, et surtout n'est pas amusant comme -un roman. C'est tout uniment une description exacte -et scientifique d'une sorte de folie très rare en France. -L'empire des convenances, qui s'accroît tous les jours, -plus encore par l'effet de la crainte du ridicule qu'à -cause de la pureté de nos mœurs, a fait du mot qui -sert de titre à cet ouvrage une parole qu'on évite de -prononcer toute seule, et qui peut même sembler choquante. -J'ai été forcé d'en faire usage, mais l'austérité -scientifique du langage me met, je pense, à l'abri de -tout reproche à cet égard.</p> - -<hr /> - - -<p>Je connais un ou deux secrétaires de légation qui, à -leur retour, pourront me rendre service. Jusque-là, que -pourrais-je dire aux gens qui nient les faits que je -raconte? Les prier de ne pas m'écouter.</p> - -<p>On peut reprocher de l'<i>égotisme</i> à la forme que j'ai -adoptée. On permet à un voyageur de dire: «J'étais à -New-York, de là <i>je</i> m'embarquai pour l'Amérique du -sud, <i>je</i> remontai jusqu'à Santa-Fé-de-Bogota. Les cousins -et les moustiques <i>me</i> désolèrent pendant la route, -et <i>je</i> fus privé, pendant trois jours, de l'usage de l'œil -droit.»</p> - -<p>On n'accuse point ce voyageur d'aimer à parler de -soi; on lui pardonne tous ces <i>je</i> et tous ces <i>moi</i>, parce -que c'est la manière la plus claire et la plus intéressante -de raconter ce qu'il a vu.</p> - -<p>C'est pour être clair et pittoresque, s'il le peut, que -l'auteur du présent voyage dans les régions peu connues -du cœur humain dit: «J'allai avec M<sup>me</sup> Gherardi -aux mines de sel de Hallein… La princesse Crescenzi -me disait à Rome… Un jour, à Berlin, je vis le beau -capitaine L…» Toutes ces petites choses sont réellement -arrivées à l'auteur, qui a passé quinze ans en -Allemagne et en Italie. Mais, plus curieux que sensible, -jamais il n'a rencontré la moindre aventure, -jamais il n'a éprouvé aucun sentiment personnel qui -méritât d'être raconté; et, si on veut lui supposer l'orgueil -de croire le contraire, un orgueil plus grand l'eût -empêché d'imprimer son cœur et le vendre au public -pour six francs, comme ces gens qui, de leur vivant, -impriment leurs Mémoires.</p> - -<p>En 1822, lorsqu'il corrigeait les épreuves de cette -espèce de voyage moral en Italie et en Allemagne, l'auteur, -qui avait décrit les objets le jour où il les avait -vus, traita le manuscrit qui contenait la description circonstanciée -de toutes les phases de la maladie de l'âme -nommée <i>amour</i>, avec ce respect aveugle que montrait -un savant du <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle pour un manuscrit de Lactance -ou de Quinte-Curce qu'on venait de déterrer. -Quand l'auteur rencontrait quelque passage obscur, et, -à vrai dire, souvent cela lui arrivait, il croyait toujours -que c'était le <i>moi</i> d'aujourd'hui qui avait tort. Il avoue -que son respect pour l'ancien manuscrit est allé jusqu'à -imprimer plusieurs passages qu'il ne comprenait -plus lui-même. Rien de plus fou pour qui eût songé aux -suffrages du public; mais l'auteur, revoyant Paris après -de longs voyages, croyait impossible d'obtenir un succès -sans faire des bassesses auprès des journaux. Or, -quand on fait tant que de faire des bassesses, il faut les -réserver pour le premier ministre. Ce qu'on appelle un -succès étant hors de la question, l'auteur s'amusa à -publier ses pensées exactement telles qu'elles lui étaient -venues. C'est ainsi qu'en agissaient jadis ces philosophes -de la Grèce, dont la sagesse pratique le ravit en -admiration.</p> - -<p>Il faut des années pour pénétrer dans l'intimité de la -société italienne. Peut-être aurai-je été le dernier voyageur -en ce pays. Depuis le <i>carbonarisme</i> et l'invasion -des Autrichiens, jamais étranger ne sera reçu en ami -dans les salons où régnait une joie si folle. On verra -les monuments, les rues, les places publiques d'une -ville, jamais la société, l'étranger fera toujours peur; -les habitants soupçonneront qu'il est un espion, ou -craindront qu'il ne se moque de la bataille d'Antrodoco -et des bassesses indispensables en ce pays pour n'être -pas persécuté par les huit ou dix ministres ou favoris -qui entourent le prince. J'aimais réellement les habitants, -et j'ai pu voir la vérité. Quelquefois, pendant dix -mois de suite, je n'ai pas prononcé un seul mot de -français, et sans les troubles et le <i>carbonarisme</i>, je ne -serais jamais rentré en France. La bonhomie est ce que -je prise avant tout.</p> - -<p>Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide, -je ne puis faire des miracles; je ne puis pas donner des -oreilles aux sourds ni des yeux aux aveugles. Ainsi les -gens à argent et à grosse joie, qui ont gagné cent mille -francs dans l'année qui a précédé le moment où ils -ouvrent ce livre, doivent bien vite le fermer, surtout -s'ils sont banquiers, manufacturiers, respectables industriels, -c'est-à-dire gens à idées éminemment positives. -Ce livre serait moins inintelligible pour qui aurait -gagné beaucoup d'argent à la Bourse ou à la loterie. -Un tel gain peut se rencontrer à côté de l'habitude de -passer des heures entières dans la rêverie, et à jouir de -l'émotion que vient de donner un tableau de Prud'hon, -une phrase de Mozart, ou enfin un certain regard singulier -d'une femme à laquelle vous pensez souvent. Ce -n'est point ainsi que <i>perdent leur temps</i> les gens qui -payent deux mille ouvriers à la fin de chaque semaine; -leur esprit est toujours tendu à l'utile et au positif. Le -rêveur dont je parle est l'homme qu'ils haïraient s'ils -en avaient le loisir; c'est celui qu'ils prendraient volontiers -pour plastron de leurs bonnes plaisanteries. L'industriel -millionnaire sent confusément qu'un tel homme -place dans son estime une pensée avant un sac de mille -francs.</p> - -<p>Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la -même année où l'industriel gagnait cent mille francs, -s'est donné la connaissance du grec moderne, ce dont -il est si fier, que déjà il aspire à l'arabe. Je prie de ne -pas ouvrir ce livre tout homme qui n'a pas été malheureux -pour des causes imaginaires <i>étrangères à la vanité</i>, -et qu'il aurait grande honte de voir divulguer dans les -salons.</p> - -<p>Je suis bien assuré de déplaire à ces femmes qui, dans -ces mêmes salons, emportent d'assaut la considération -par une affectation de tous les instants. J'en ai surpris -de bonne foi pour un moment, et tellement étonnées, -qu'en s'interrogeant elles-mêmes, elles ne pouvaient -plus savoir si un tel sentiment qu'elles venaient d'exprimer -avait été naturel ou affecté. Comment ces femmes -pourraient-elles juger de la peinture de sentiments -vrais? Aussi cet ouvrage a-t-il été leur <i>bête noire</i>; elles -ont dit que l'auteur devait être un homme infâme.</p> - -<p>Rougir tout à coup, lorsqu'on vient à songer à certaines -actions de sa jeunesse; avoir fait des sottises par -tendresse d'âme et s'en affliger, non pas parce qu'on -fut ridicule aux yeux du salon, mais bien aux yeux d'une -certaine personne dans ce salon; à vingt-six ans, être -amoureux de bonne foi d'une femme qui en aime un -autre, ou bien encore (mais la chose est si rare, que j'ose -à peine l'écrire de peur de retomber dans les <i>inintelligibles</i>, -comme lors de la première édition), ou bien -encore, en entrant dans le salon où est la femme que -l'on croit aimer, ne songer qu'à lire dans ses yeux ce -qu'elle pense de nous en cet instant, et n'avoir nulle -idée de <i>mettre de l'amour</i> dans nos propres regards: -voilà les antécédents que je demanderai à mon lecteur. -C'est la description de beaucoup de ces sentiments fins -et rares qui a semblé obscure aux hommes à idées positives. -Comment faire pour être clair à leurs yeux? Leur -annoncer une hausse de cinquante centimes, ou un -changement dans le tarif des douanes de la Colombie<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> On me dit: «Otez ce morceau, rien de plus vrai; mais -gare les industriels; ils vont crier à l'aristocrate.»—En 1817, -je n'ai pas craint les procureurs généraux; pourquoi aurais-je -peur des millionnaires en 1826? Les vaisseaux fournis au pacha -d'Égypte m'ont ouvert les yeux sur leur compte, et je ne crains -que ce que j'estime.</p> -</div> -<p>Le livre qui suit explique simplement, raisonnablement, -mathématiquement, pour ainsi dire, les divers -sentiments qui se succèdent les uns aux autres, et dont -l'ensemble s'appelle la passion de l'amour.</p> - -<p>Imaginez une figure de géométrie assez compliquée, -tracée avec du crayon blanc sur une grande ardoise: eh -bien! je vais expliquer cette figure de géométrie; mais -une condition nécessaire, c'est qu'il faut qu'elle <i>existe -déjà</i> sur l'ardoise; je ne puis la tracer moi-même. Cette -impossibilité est ce qui rend si difficile de faire sur -l'amour un livre qui ne soit pas un roman. Il faut, pour -suivre avec intérêt un <i>examen philosophique</i> de ce sentiment, -autre chose que de l'esprit chez le lecteur; -il est de toute nécessité qu'il ait vu l'amour. Or, où -peut-on voir une passion?</p> - -<p>Voilà une cause d'obscurité que je ne pourrai jamais -éloigner.</p> - -<p>L'amour est comme ce qu'on appelle au ciel la <i>voie -lactée</i>, un amas brillant formé par des milliers de petites -étoiles, dont chacune est souvent une nébuleuse. -Les livres ont noté quatre ou cinq cents des petits sentiments -successifs et si difficiles à reconnaître qui composent -cette passion, et les plus grossiers, et encore en -se trompant souvent et prenant l'accessoire pour le -principal. Les meilleurs de ces livres, tels que la <i>Nouvelle -Héloïse</i>, les romans de M<sup>me</sup> Cottin, les <i>Lettres</i> de -M<sup>lle</sup> Lespinasse, <i>Manon Lescaut</i>, ont été écrits en France, -pays où la plante nommée amour a toujours peur du -ridicule, est étouffée par les exigences de la passion -<i>nationale</i>, la vanité, et n'arrive presque jamais à toute -sa hauteur.</p> - -<p>Qu'est ce donc que connaître l'amour par les romans? -que serait-ce après l'avoir vu décrit dans des centaines -de volumes à réputation, mais ne l'avoir jamais senti, -que chercher dans celui-ci l'explication de cette folie? -je répondrai comme un écho: «C'est folie.»</p> - -<p>Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir -encore de ce qui vous occupa tant il y a quelques années, -dont vous n'osâtes parler à personne, et qui faillit vous -perdre d'honneur? C'est pour vous que j'ai refait ce -livre et cherché à le rendre plus clair. Après l'avoir lu, -n'en parlez jamais qu'avec une petite phrase de mépris, -et jetez-le dans votre bibliothèque de citronnier, derrière -les autres livres; j'y laisserais même quelques -pages non coupées.</p> - -<p>Ce n'est pas seulement quelques pages non coupées -qu'y laissera l'être imparfait, qui se croit philosophe -parce qu'il resta toujours étranger à ces émotions folles -qui font dépendre d'un regard tout notre bonheur d'une -semaine. D'autres, arrivant à l'âge mûr, mettent toute -leur vanité à oublier qu'un jour ils purent s'abaisser au -point de faire la cour à une femme et de s'exposer à -l'humiliation d'un refus; ce livre aura leur haine. -Parmi tant de gens d'esprit que j'ai vus condamner cet -ouvrage par diverses raisons, mais toujours avec colère, -les seuls qui m'aient semblé ridicules sont ces hommes -qui ont la double vanité de prétendre avoir toujours été -au-dessus des faiblesses du cœur, et toutefois posséder -assez de pénétration pour juger <i>a priori</i> du degré d'exactitude -d'un traité philosophique, qui n'est qu'une description -suivie de toutes ces faiblesses.</p> - -<p>Les personnages graves, qui jouissent dans le monde -du renom d'hommes sages et nullement romanesques, -sont bien plus près de comprendre un roman, quelque -passionné qu'il soit, qu'un livre philosophique, où l'auteur -décrit froidement les diverses phases de la maladie -de l'âme nommée <i>amour</i>. Le roman les émeut un peu; -mais à l'égard du traité philosophique, ces hommes -sages sont comme des aveugles qui se feraient lire une -description des tableaux du Musée, et qui diraient à -l'auteur: «Avouez, monsieur, que votre ouvrage est -horriblement obscur.» Et qu'arrivera-t-il si ces aveugles -se trouvent des gens d'esprit, depuis longtemps en -possession de cette dignité, et ayant souverainement la -prétention d'être clairvoyants? Le pauvre auteur sera -joliment traité. C'est aussi ce qui lui est arrivé lors de -la première édition. Plusieurs exemplaires ont été -actuellement brûlés par la vanité furibonde de gens de -beaucoup d'esprit. Je ne parle pas des injures, non -moins flatteuses par leur fureur: l'auteur a été déclaré -grossier, immoral, écrivant pour le peuple, homme dangereux, -etc. Dans les pays usés par la monarchie, ces -titres sont la récompense la plus assurée de qui s'avise -d'écrire sur la morale et ne dédie pas son livre à la -M<sup>me</sup> Dubarry du jour. Heureuse la littérature si elle -n'était pas à la mode, et si les seules personnes pour -qui elle est faite voulaient bien s'en occuper! Du temps -du Cid, Corneille n'était qu'<i>un bon homme</i> pour -M. le marquis de Danjeau. Aujourd'hui, tout le monde -se croit fait pour lire M. de Lamartine; tant mieux -pour son libraire; mais tant pis et cent fois tant pis -pour ce grand poète. De nos jours, le génie a des ménagements -pour des êtres auxquels il ne devrait jamais -songer sous peine de déroger.</p> - -<p>La vie laborieuse, active, tout estimable, toute positive, -d'un conseiller d'État, d'un manufacturier de tissus -de coton ou d'un banquier fort alerte pour les -emprunts, est récompensée par des millions, et non par -des sensations tendres. Peu à peu le cœur de ces messieurs -s'ossifie; le positif et l'utile sont tout pour eux, -et leur âme se ferme à celui de tous les sentiments qui -a le plus grand besoin de loisir, et qui rend le plus -incapable de toute occupation raisonnable et suivie.</p> - -<p>Toute cette préface n'est faite que pour crier que ce -livre-ci a le malheur de ne pouvoir être compris que -par des gens qui se sont trouvé le loisir de faire des -folies. Beaucoup de personnes se tiendront pour offensées, -et j'espère qu'elles n'iront pas plus loin.</p> - - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" id="preface2">DEUXIÈME PRÉFACE<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a></h2> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Mai 1854.</p> -</div> - -<p>Je n'écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux, -aimables, charmants, point hypocrites, point -<i>moraux</i>, auxquels je voudrais plaire; j'en connais à -peine un ou deux. De tout ce qui ment pour avoir de la -considération comme écrivain, je n'en fais aucun cas. -Ces belles dames là doivent lire le compte de leur cuisinière -et le sermonnaire à la mode, qu'il s'appelle Massillon -ou M<sup>me</sup> Necker, pour pouvoir en parler avec les -femmes graves qui dispensent la considération. Et qu'on -le remarque bien, ce beau grade s'obtient toujours, en -France, en se faisant le grand prêtre de quelque sottise.</p> - -<p>Avez-vous été dans votre vie six mois malheureux par -amour? dirais-je à quelqu'un qui voudrait lire ce livre.</p> - -<p>Ou, si votre âme n'a senti dans la vie d'autre malheur -que celui de penser à un procès, ou de n'être pas nommé -député à la dernière élection, ou de passer pour avoir -moins d'esprit qu'à l'ordinaire à la dernière saison des -eaux d'Aix,—je continuerai mes questions indiscrètes, -et vous demanderai si vous avez lu dans l'année quelqu'un -de ces ouvrages insolents qui forcent le lecteur à -penser? Par exemple, l'<i>Émile</i> de J.-J. Rousseau, ou -les six volumes de Montaigne? Que si vous n'avez -jamais été malheureux par cette faiblesse des âmes -fortes, que si vous n'avez pas l'habitude, contre nature, -de penser en lisant, ce livre-ci vous donnera de l'humeur -contre l'auteur, car il vous fera soupçonner qu'il existe -un certain bonheur que vous ne connaissez pas, et que -connaissait M<sup>lle</sup> de Lespinasse.</p> - - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" id="preface3">TROISIÈME PRÉFACE</h2> - - -<p>Je viens solliciter l'indulgence du lecteur pour la -forme singulière de cette <i>Physiologie de l'Amour</i>.</p> - -<p>Il y a vingt-huit ans (en 1842) que les bouleversements -qui suivirent la chute de Napoléon me privèrent -de mon état. Deux ans auparavant, le hasard me jeta, -immédiatement après les horreurs de la retraite de Russie, -au milieu d'une ville aimable où je comptais bien -passer le reste de mes jours, ce qui m'enchantait. Dans -l'heureuse Lombardie, à Milan, à Venise, la grande, où, -pour mieux dire, l'unique affaire de la vie, c'est le plaisir. -Là, aucune attention pour les faits et gestes du voisin; -on ne s'y préoccupe de ce qui nous arrive qu'à -peine. Si l'on aperçoit l'existence du voisin, on ne songe -pas à le haïr. Otez l'envie des occupations d'une ville de -province, en France, que reste-t-il? L'absence, l'impossibilité -de la cruelle envie, forme la partie la plus certaine -de ce bonheur, qui attire tous les provinciaux à -Paris.</p> - -<p>A la suite des bals masqués du carnaval de 1820, qui -furent plus brillants que de coutume, la société de Milan -vit éclater cinq ou six démarches complètement folles; -bien que l'on soit accoutumé dans ce pays-là à des -choses qui passeraient pour incroyables en France, l'on -s'en occupa un mois entier. Le ridicule ferait peur dans -ce pays-ci à des actions tellement baroques; j'ai besoin -de beaucoup d'audace seulement pour oser en parler.</p> - -<p>Un soir, qu'on raisonnait profondément sur les effets -et les causes de ces extravagances, chez l'aimable -M<sup>me</sup> Pietra Crua, qui, par extraordinaire, ne se trouvait -mêlée à aucune de ces folies, je vins à penser qu'avant -un an, peut-être, il ne me resterait qu'un souvenir bien -incertain de ces faits étranges et des causes qu'on leur -attribuait. Je me saisis d'un programme de concert, sur -lequel j'écrivis quelques mots au crayon. On voulut -faire un <i>pharaon</i>; nous étions trente assis autour d'une -table verte; mais la conversation était tellement animée, -qu'on oubliait de jouer. Vers la fin de la soirée -survint le colonel Scotti, un des hommes les plus aimables -de l'armée italienne; on lui demanda son contingent -de circonstances relatives aux faits bizarres qui -nous occupaient; il nous raconta, en effet, des choses -dont le hasard l'avait rendu le confident, et qui leur -donnaient un aspect tout nouveau. Je repris mon programme -de concert, et j'ajoutai ces nouvelles circonstances.</p> - -<p>Ce recueil de particularités sur l'amour a été continué -de la même manière, au crayon et sur des chiffons -de papier, pris dans les salons où j'entendais raconter -les anecdotes. Bientôt je cherchai une loi commune -pour reconnaître les divers degrés. Deux mois après, la -peur d'être pris pour un <i>carbonaro</i> me fit revenir à -Paris, seulement pour quelques mois, à ce que je -croyais; mais jamais je n'ai revu Milan où j'avais passé -sept années.</p> - -<p>A Paris je mourais d'ennui; j'eus l'idée de m'occuper -encore de l'aimable pays d'où la peur m'avait -chassé; je réunis en liasse mes morceaux de papier, et -je fis cadeau du cahier à un libraire; mais bientôt une -difficulté survint; l'imprimeur déclara qu'il lui était -impossible de travailler sur des notes écrites au crayon. -Je vis bien qu'il trouvait cette sorte de copie au-dessous -de sa dignité. Le jeune apprenti d'imprimerie qui -me rapportait mes notes paraissait tout honteux du -mauvais compliment dont on l'avait chargé; il savait -écrire: je lui dictai les notes au crayon.</p> - -<p>Je compris aussi que la discrétion me faisait un -devoir de changer les noms propres et surtout d'écourter -les anecdotes. Quoiqu'on ne lise guère à Milan, ce -livre, si on l'y portait, eût pu sembler une atroce -méchanceté.</p> - -<p>Je publiai donc un livre malheureux. J'aurai la hardiesse -d'avouer qu'à cette époque j'avais l'audace de -mépriser le style élégant. Je voyais le jeune apprenti -tout occupé d'éviter les terminaisons de phrases peu -sonores et les suites de mots formant des sons baroques. -En revanche, il ne se faisait faute de changer à -tout bout de champ les circonstances des faits difficiles -à exprimer: Voltaire, lui-même, a peur des choses -difficiles à dire.</p> - -<p>L'<i>Essai sur l'Amour</i> ne pouvait valoir que par le -nombre de petites nuances de sentiment que je priais -le lecteur de vérifier dans ses souvenirs, s'il était assez -heureux pour en avoir. Mais il y avait bien pis; j'étais -alors, comme toujours, fort peu expérimenté en choses -littéraires; le libraire auquel j'avais fait cadeau du -manuscrit l'imprima sur mauvais papier et dans un -format ridicule. Aussi, me dit-il au bout d'un mois, -comme je lui demandais des nouvelles du livre: «On -peut dire qu'il est sacré, car personne n'y touche.»</p> - -<p>Je n'avais pas même eu l'idée de solliciter des articles -dans les journaux; une telle chose m'eût semblé -une ignominie. Aucun ouvrage, cependant, n'avait un -plus pressant besoin d'être recommandé à la patience -du lecteur. Sous peine de paraître inintelligible dès les -premières pages, il fallait porter le public à accepter -le mot nouveau de <i>cristallisation</i>, proposé pour exprimer -vivement cet ensemble de folies étranges que l'on -se figure comme vraies et même comme indubitables -à propos de la personne aimée.</p> - -<p>En ce temps-là, tout pénétré, tout amoureux des -moindres circonstances que je venais d'observer dans -cette Italie que j'adorais, j'évitais soigneusement toutes -les concessions, toutes les aménités de style qui -eussent pu rendre l'<i>Essai sur l'Amour</i> moins singulièrement -baroque aux yeux des gens de lettres.</p> - -<p>D'ailleurs, je ne flattais point le public; c'était l'époque -où, toute froissée de nos malheurs, si grands et -si récents, la littérature semblait n'avoir d'autre occupation -que de consoler notre vanité malheureuse; elle -faisait rimer gloire avec victoire, guerriers avec lauriers, -etc. L'ennuyeuse littérature de cette époque -semble ne chercher jamais les circonstances vraies des -sujets qu'elle a l'air de traiter; elle ne veut qu'une -occasion de compliments pour ce peuple esclave de la -mode, qu'un grand homme avait appelé la grande -nation, oubliant qu'elle n'était grande qu'avec la condition -de l'avoir pour chef.</p> - -<p>Le résultat de mon ignorance des conditions du plus -humble succès fut de ne trouver que dix-sept lecteurs -de 1822 à 1833; c'est à peine si, après vingt ans -d'existence, l'<i>Essai sur l'Amour</i> a été compris d'une -centaine de curieux. Quelques uns ont eu la patience -d'observer les diverses phases de cette maladie chez -les personnes atteintes autour d'eux; car, pour comprendre -cette passion, que depuis trente ans la peur -du ridicule cache avec tant de soin parmi nous, il faut -en parler comme d'une maladie; c'est par ce chemin-là -que l'on peut arriver quelquefois à la guérir.</p> - -<p>Ce n'est, en effet, qu'après un demi-siècle de révolutions -qui tour à tour se sont emparées de toute notre -attention; ce n'est, en effet, qu'après cinq changements -complets dans la forme et dans les tendances de nos -gouvernements, que la révolution commence seulement -à entrer dans nos mœurs. L'amour, ou ce qui le remplace -le plus communément en lui volant son nom, -l'amour pouvait tout en France sous Louis XV: les -femmes de la cour faisaient des colonels; cette place -n'était rien moins que la plus belle du pays. Après -cinquante ans, il n'y a plus de cour, et les femmes -les plus accréditées dans la bourgeoisie régnante, ou -dans l'aristocratie boudante, ne parviendraient pas à -faire donner un débit de tabac dans le moindre bourg.</p> - -<p>Il faut bien l'avouer, les femmes ne sont plus à la -mode; dans nos salons si brillants, les jeunes gens de -vingt ans affectent de ne point leur adresser la parole; -ils aiment bien mieux entourer le parleur grossier qui, -avec son accent de province, traite de la question des -<i>capacités</i>, et tâcher d'y glisser leur mot. Les jeunes -gens riches qui se piquent de paraître frivoles, afin -d'avoir l'air de continuer la bonne compagnie d'autrefois, -aiment bien mieux parler <i>chevaux</i> et jouer gros -jeu dans des <i>cercles</i> où les femmes ne sont point admises. -Le sang-froid mortel qui semble présider aux -relations des jeunes gens avec les femmes de vingt-cinq -ans, que l'ennui du mariage rend à la société, -fera peut-être accueillir, par quelques esprits sages, -cette description scrupuleusement exacte des phases -successives de la maladie que l'on appelle amour.</p> - -<p>L'effroyable changement qui nous a précipités dans -l'ennui actuel et qui rend inintelligible la société de -1778, telle que nous la trouvons dans les lettres de -Diderot à M<sup>lle</sup> Voland, sa maîtresse, ou dans les Mémoires -de M<sup>me</sup> d'Épinay, peut faire rechercher lequel de -nos gouvernements successifs a tué parmi nous la -faculté de s'amuser, et nous a rapprochés du peuple -le plus triste de la terre. Nous ne savons pas même -copier leur <i>parlement</i> et l'honnêteté de leurs partis, -la seule chose passable qu'ils aient inventée. En revanche, -la plus stupide de leurs tristes conceptions, l'esprit -de dignité, est venu remplacer parmi nous la -gaieté française, qui ne se rencontre plus guère que -dans les cinq cents bals de la banlieue de Paris, ou -dans le midi de la France, passé Bordeaux.</p> - -<p>Mais lequel de nos gouvernements successifs nous a -valu l'affreux malheur de nous <i>angliser</i>? Faut-il accuser -ce gouvernement énergique de 1793, qui empêcha -les étrangers de venir camper sur Montmartre? ce gouvernement -qui, dans peu d'années, nous semblera -héroïque, et forme le digne prélude de celui qui, sous -Napoléon, alla porter notre nom dans toutes les capitales -de l'Europe.</p> - -<p>Nous oublierons la bêtise bien intentionnée du Directoire, -illustré par les talents de Carnot et par l'immortelle -campagne de 1796-1797, en Italie.</p> - -<p>La corruption de la cour de Barras rappelait encore -la gaieté de l'ancien régime; les grâces de M<sup>me</sup> Bonaparte -montraient que nous n'avions dès lors aucune -prédilection pour la maussaderie et la morgue des -Anglais.</p> - -<p>La profonde estime dont, malgré l'esprit d'envie du -faubourg Saint-Germain, nous ne pûmes nous défendre -pour la façon de gouverner du premier consul, et -les hommes du premier mérite qui illustrèrent la société -de Paris, tels que les Cretet, les Daru, etc., ne permettent -pas de faire peser sur l'Empire la responsabilité -du changement notable qui s'est opéré dans le caractère -français pendant cette première moitié du -<small>XIX</small><sup>e</sup> siècle.</p> - -<p>Inutile de pousser plus loin mon examen: le lecteur -réfléchira et saura bien conclure…</p> - - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" id="notice">M. DE STENDHAL<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a><br /> -<span class="small">ŒUVRES COMPLÈTES</span></h2> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Extrait des <i>Causeries du Lundi</i>, de Sainte-Beuve, -tome IX.—Librairie Garnier frères.</p> -</div> - -<p>Cette fois, ce n'est qu'un chapitre de l'histoire littéraire -de la Restauration. On s'est fort occupé depuis -quelque temps du spirituel auteur, M. Beyle, qui s'était -déguisé sous le pseudonyme un peu teutonique de -<i>Stendhal</i><a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Lorsqu'il mourut à Paris, le 23 mars 1842, -il y eut silence autour de lui; regretté de quelques-uns, -il parut vite oublié de la plupart. Dix ans à peine écoulés, -voilà toute une génération nouvelle qui se met à -s'éprendre de ses œuvres, à le rechercher, à l'étudier -en tous sens presque comme un ancien, presque comme -un classique; c'est autour de lui et de son nom comme -une Renaissance. Il en eût été fort étonné. Ceux qui -ont connu personnellement M. Beyle, et qui ont le plus -goûté son esprit, sont heureux d'avoir à reparler de cet -écrivain distingué, et, s'ils le font quelquefois avec -moins d'enthousiasme que les critiques tels que M. de -Balzac, qui ne l'ont vu qu'à la fin et qui l'ont inventé, -ils ne sont pas disposés pour cela à lui rendre moins de -justice et à moins reconnaître sa part notable d'originalité -et d'influence, son genre d'utilité littéraire.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Steindal est une ville de la Saxe prussienne, lieu natal -de Winckelmann. Il est probable que Beyle y aura songé en -prenant le nom sous lequel il devint un guide de l'art en Italie.</p> -</div> -<p>Il y a dans M. Beyle deux personnes distinctes, le -<i>critique</i> et le <i>romancier</i>; le romancier n'est venu que -plus tard et à la suite du critique: celui-ci a commencé -dès 1814. C'est du critique seul que je m'occuperai -aujourd'hui, et il le mérite bien par le caractère singulier, -neuf, piquant, paradoxal, bien souvent sensé, qu'il -nous offre encore, et qui frappa si vivement non pas le -public, mais les gens du métier et les esprits attentifs -de son temps.</p> - -<p>Henri Beyle est, comme Paul-Louis Courier, du très -petit nombre de ceux qui, au sortir de l'Empire en 1814, -et dès le premier jour, se trouvèrent prêts pour le régime -nouveau qui s'essayait, et il a eu cela de plus que Courier -et d'autres encore, qu'il n'était pas un mécontent -ni un boudeur: il servait l'Empire avec zèle; il était -un fonctionnaire et commençait à être un administrateur -lorsqu'il tomba de la chute commune; et il se -retrouva à l'instant un homme d'esprit, plein d'idées -et d'aperçus sur les arts, sur les lettres, sur le théâtre, -et empressé de les inoculer aux autres. Beyle, c'est le -Français (l'un des premiers) qui est sorti de chez soi, -littérairement parlant, et qui a comparé. En suivant la -Grande Armée et en parcourant l'Europe comme l'un -des membres de l'état-major civil de M. Daru dont il -était parent, il regardait à mille choses, à un opéra de -Cimarosa ou de Mozart, à un tableau, à une statue, à -toute production neuve et belle, au génie divers des -nations; et tout bas il réagissait contre la sienne, contre -cette nation française dont il était bien fort en -croyant la juger, contre le goût français qu'il prétendait -raviver et régénérer, du moins en causant: c'était là -être bien Français encore. Chose singulière! tandis que -M. Daru, occupé des grandes affaires et portant le dur -poids de l'administration des provinces conquises ou -de l'approvisionnement des armées, trouvait encore le -temps d'entretenir avec ses amis littérateurs de Paris, les -Picard et les Andrieux, une correspondance charmante -d'attention, pleine d'aménité et de conseils, il y avait là -tout à côté le plus lettré des commissaires des guerres, -le moins classique des auditeurs du Conseil d'État, -Beyle, qui faisait provision d'observations et de malices, -qui amassait toute cette jolie érudition piquante, -imprévue, sans méthode, mais assez forte et abondante, -avec laquelle il devait attaquer bientôt et battre en -brèche le système littéraire régnant. C'est ainsi, je le -répète, qu'il se trouva en mesure, dès 1814, à une date -où bien peu de gens l'étaient. En musique, en peinture, -en littérature, il perça aussitôt d'une veine nouvelle; -il fut surtout un excitateur d'idées.</p> - -<p>Dans ce rôle actif qu'il eut avec distinction pendant -une douzaine d'années, je me le figure toujours sous -une image. Après les grandes guerres européennes de -conquête et d'invasion, vinrent les guerres de plume et -les luttes de parole pour les systèmes. Or, dans cet ordre -nouveau, imaginez un hussard, un hulan, un chevau-léger -d'avant-garde qui va souvent insulter l'ennemi -jusque dans son retranchement, mais qui aussi, dans -ses fuites et refuites, pique d'honneur et aiguillonne la -colonne amie qui cheminait parfois trop lentement et -lourdement, et la force d'accélérer le pas. Ç'a été la -manœuvre et le rôle de Beyle: un hussard romantique, -enveloppé, sous son nom de <i>Stendhal</i>, de je ne sais quel -manteau scandinave, narguant d'ailleurs le solennel et -le sentimental, brillant, aventureux, taquin, assez solide -à la riposte, excellent à l'escarmouche.</p> - -<p>Il était né à Grenoble le 23 janvier 1783, fils d'un -avocat, petit-fils d'un médecin, appartenant à la haute -bourgeoisie du pays. Il puisa dans sa famille des sentiments -de fierté assez habituels en cette belle et généreuse -province. Il reçut dans la maison de son grand-père -une bonne éducation et une instruction très inégale. -Il avait perdu sa mère à sept ans, et son père vivait -assez isolé de ses enfants. Il apprit de ses maîtres du -latin, et le reste au hasard, comme on peut se le figurer -en ces années de troubles civils. Les poètes italiens -étaient lus dans la famille, et il aimait même à croire -que cette famille de son grand-père était originaire -d'Italie. A dix ans, il fit en cachette une comédie en -prose, ou du moins un premier acte. Lui aussi, il eut -sa période de Florian. Une terrasse de la maison de son -grand-père, d'où l'on avait une vue magnifique sur la -montagne de Sassenage, et qui était le lieu de réunion -les soirs d'été, fut, dit-il, le théâtre de ses principaux -plaisirs durant dix ans (de 1789 à 1799). Il commença -à se former et à s'émanciper en suivant les cours de -l'<i>École centrale</i>, institution fondée en 1795 par une loi -de la Convention, et, en grande partie, d'après le plan -de M. Destutt-Tracy. Je nomme M. de Tracy parce -qu'il fut un des parrains intellectuels de Beyle, que -celui-ci lui garda toujours de la reconnaissance et lui -voua, jusqu'à la fin, de l'admiration; parce que l'école -philosophique de Cabanis et de Tracy fut la sienne, -qu'il affichait au moment où l'on s'y attendait le moins. -Ce romantique si avancé a cela de particulier, d'être -en contradiction et en hostilité avec la renaissance littéraire -chrétienne de Chateaubriand et avec l'effort spiritualiste -de M<sup>me</sup> de Staël; il procède du pur et direct -<small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. Un des travers de Beyle fut même d'y -mettre de l'affectation. Au moment où il causait le mieux -peinture, musique; où Haydn le conduisait à Milton; -où il venait de réciter avec sentiment de beaux vers de -Dante ou de Pétrarque, tout d'un coup il se ravisait et -mettait à son chapeau une petite cocarde d'impiété. -Il poussait cette singularité jusqu'à la petitesse. Son -esprit et son cœur valaient mieux que cela.</p> - -<p>Sa vie a été très bien racontée par un de ses parents -et amis, M. Colomb. Au sortir de l'École centrale où, -sur la fin, il avait étudié avec ardeur les mathématiques, -Beyle vint pour la première fois à Paris; il avait -dix-sept ans; il y arriva le 10 novembre 1799, juste le -lendemain du 18 Brumaire: date mémorable et bien -faite pour donner le cachet à une jeune âme! L'année -suivante, ayant accompagné MM. Daru en Italie, il -suivit le quartier général et assista en amateur à la -bataille de Marengo. Excité par ces merveilles, il s'ennuya -de la vie de bureau, entra comme maréchal des -logis dans un régiment de dragons, et y devint sous-lieutenant: -il donna sa démission deux ans après, lors -de la paix d'Amiens. Dans l'intervalle, et pendant le -séjour qu'il fit en Lombardie, à Milan, à Brescia, à Bergame, -à cet âge de moins de vingt ans, au milieu de -ces émotions de la gloire et de la jeunesse, de ces enchantements -du climat, du plaisir et de la beauté, il -acheva son éducation véritable, et il prit la forme intérieure -qu'il ne fera plus que développer et mûrir -depuis: il eut son idéal de beaux-arts, de nature, il -eut sa patrie d'élection. Si son roman de <i>la Chartreuse -de Parme</i> a paru le meilleur de ceux qu'il a -composés, et s'il saisit tout d'abord le lecteur, c'est -que, dès les premières pages, il a rendu avec vivacité -et avec âme les souvenirs de cette heure brillante. -C'est Montaigne, je crois, qui a dit: «Les hommes se -font pires qu'ils ne peuvent.» Beyle, ce sceptique, ce -frondeur redouté, était sensible: «Ma sensibilité est -devenue trop vive, écrivait-il deux ans avant sa mort; -ce qui ne fait qu'effleurer les autres me blesse jusqu'au -sang. Tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1840: -mais j'ai appris à cacher tout cela sous de l'ironie imperceptible -au vulgaire.» Cette ironie n'était pas si -imperceptible qu'il le croyait; elle était très marquée -et constituait un travers qui barrait bien de bonnes -qualités, et qui brisait même le talent. C'est là la clef -de Beyle. Parlant de l'impression que cause sur place -la vue du Forum contemplé du haut des ruines du -Colisée, et se laissant aller un moment à son enthousiasme -romain, il craint d'en avoir trop dit et de s'être -compromis auprès des lecteurs parisiens: «Je ne -parle pas, dit-il, du vulgaire né pour admirer le pathos -de <i>Corinne</i>; les gens un peu délicats ont ce malheur -bien grand au <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle: quand ils aperçoivent de -l'exagération, leur âme n'est plus disposée qu'à inventer -de l'ironie.» Ainsi, de ce qu'il y a de la déclamation -voisine de l'éloquence, Beyle se jettera dans le -contraire; il ira à mépriser Bossuet et ce qu'il appelle -ses <i>phrases</i>. De ce qu'il y a des esprits moutonniers -qui, en admirant Racine, confondent les parties plus -faibles avec les grandes beautés, il sera bien près de -ne pas sentir <i>Athalie</i>. De ce qu'il y a des hypocrites -de croyances dans les religions, il ne se croira jamais -assez incrédule; de ce qu'il y a des hypocrites de convenances -dans la société, il ira jusqu'à risquer à l'occasion -l'indécent et le cynique. En tout, la <i>peur d'être -dupe</i> le tient en échec et le domine: voilà le défaut. -<i>Son orgueil serait au désespoir de laisser deviner ses -sentiments.</i> Mais au moment où ce défaut sommeille, -en ces instants reposés où il redevient Italien, Milanais, -ou Parisien du bon temps; quand il se trouve -dans un cercle de gens qui l'entendent, et de la bienveillance -de qui il est sûr (car ce moqueur à la prompte -attaque avait, notez-le, un secret besoin de bienveillance), -l'esprit de Beyle, tranquillisé du côté de son -faible, se joue en saillies vives, en aperçus hardis, heureux -et gais, et en parlant des arts, de leur charme -pour l'imagination, et de leur divine influence pour la -félicité des délicats, il laisse même entrevoir je ne sais -quoi de doux et de tendre dans ses sentiments, ou du -moins l'éclair d'une mélancolie rapide: «Un salon de -huit ou dix personnes aimables, a-t-il dit, où la conversation -est gaie, anecdotique et où l'on prend du -punch léger à minuit et demi<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>, est l'endroit du monde -où je me trouve le mieux. Là, dans mon centre, j'aime -infiniment mieux entendre parler un autre que de parler -moi-même; volontiers je tombe dans le <i>silence du -bonheur</i>, et, si je parle, ce n'est que pour <i>payer mon -billet d'entrée</i>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Il met minuit <i>et demi</i>, parce qu'il croit avoir observé -qu'à minuit sonnant, les ennuyeux ou les gens d'habitude -vident régulièrement le salon; il ne reste plus qu'un choix de -gens aimables et de ceux qui se plaisent tout de bon.</p> -</div> -<p>En cette année de Marengo et quinze jours auparavant, -il assista à Ivrée à une représentation du <i lang="it" xml:lang="it">Matrimonio -segreto</i>, de Cimarosa: ce fut un des grands plaisirs -et une des dates de sa vie: «Combien de lieues ne -ferais-je pas à pied, écrivait-il quarante ans plus tard, -et à combien de jours de prison ne me soumettrais-je -pas pour entendre <i>Don Juan</i> ou le <i lang="it" xml:lang="it">Matrimonio segreto</i>! -Et je ne sais pour quelle autre chose je ferais cet effort.»</p> - -<p>Je ne le suivrai pas dans ses courses à travers l'Europe -sous l'Empire. Sa correspondance qu'on doit bientôt -publier nous le montrera en plus d'une occurrence -mémorable, et notamment à Moscou, en 1812. Ayant -perdu sa place avec l'appui de M. Daru en 1814, il commença -sa vie d'homme d'esprit et de cosmopolite, ou -plutôt d'homme du Midi qui revient à Paris de temps -en temps: «A la chute de Napoléon, dit Beyle en tête -de sa <i>Vie de Rossini</i>, l'écrivain des pages suivantes, qui -trouvait de la duperie à passer sa jeunesse dans les -haines politiques se mit à courir le monde.» Malgré le -soin qu'il prit quelquefois pour le dissimuler, ses quatorze -ans de vie sous le Consulat et sous l'Empire avaient -donné à Beyle une empreinte; il resta marqué au coin -de cette grande époque, et c'est en quoi il se distingue -de la génération des novateurs avec lesquels il allait se -mêler en les devançant pour la plupart. Il dut faire -quelques sacrifices au ton du jour et entrer plus ou -moins en composition avec le libéralisme, bientôt général -et dominant: il sut pourtant se soustraire et résister -à l'espèce d'oppression morale que cette opinion -d'alors, en tant que celle d'un parti, exerçait sur les -esprits les plus distingués; il sut être indépendant, penser -en tout et marcher de lui-même. «Les Français -ont donné leur démission en 1814,» disait-il souvent -avec le regret et le découragement d'un homme qui -avait vu un plus beau soleil et des jours plus glorieux. -Mais le propre du Français n'est-il pas de ne jamais -donner sa démission absolue et de recommencer toujours?</p> - -<p>Je prends Beyle en 1814, et dans le premier volume -qu'il ait publié: <i>Lettres écrites de Vienne en Autriche -sur le célèbre compositeur Joseph Haydn, suivies d'une -Vie de Mozart, etc., par Louis-Alexandre-César Bombet</i>. -Il n'avait pas encore songé à son masque de <i>Stendhal</i>. -C'est une singularité et un travers encore de Beyle, -provenant de la source déjà indiquée (la peur du ridicule), -de se travestir ainsi plus ou moins en écrivant. Il -se pique de n'être qu'un amateur. Dans ce volume, la -<i>Vie de Mozart</i> est donnée comme écrite par M. Schlichtegroll -et simplement traduite de l'allemand: ce qui -n'est vrai que jusqu'à un certain point; et quant aux -<i>Lettres sur Haydn</i>, qui sont en partie traduites et imitées -de l'italien de Carpani, l'auteur ne le dit pas, bien -qu'il semble indiquer dans une note qu'il a travaillé sur -des Lettres originales. Il y a de quoi se perdre dans ce -dédale de remaniements, d'emprunts et de petites ruses. -Que de précautions et de mystifications, bon Dieu, pour -une chose si simple! que de <i>dominos</i>, dès son début, il -met sur son habit d'auteur<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>!</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Je dois à la science et à l'obligeance de M. Anders, de la -Bibliothèque impériale, la note suivante qui ne laisse rien à -désirer pour l'éclaircissement de l'énigme bibliographique que -présente le premier ouvrage de Beyle:</p> - -<p>«L'ouvrage de Beyle sur Haydn, publié d'abord sous le pseudonyme -de Bombet (1814), puis sous celui de Stendhal (1817), -n'est pas une simple traduction des <i lang="it" xml:lang="it">Haydine</i> de Carpani. Beyle -a arrangé ce livre de manière à se l'approprier, et il a cherché -à déguiser son plagiat par des changements, des additions et -des transpositions qui rendent difficile la recherche des passages -que l'on voudrait comparer.</p> - -<p>«Dans Carpani, les lettres sont au nombre de seize; dans -Bombet, il y en a vingt-deux, parce que plusieurs ont été coupées -en deux et entièrement remaniées.</p> - -<p>«Il est à remarquer que, pour quelques-unes de ces lettres, -Beyle a conservé la date des lettres originales, tandis que pour -d'autres il l'a changée.</p> - -<p>«Ce qui est plus curieux, c'est une note qui se trouve à la -page 275, où il est dit: «L'auteur a fait ce qu'il a pu pour -ôter les répétitions qui étaient sans nombre dans les <i>Lettres -originales</i>.»</p> - -<p>«Il paraît que Beyle a voulu se ménager une excuse contre -le reproche de plagiat; mais alors pourquoi n'a-t-il pas donné -cette indication en tête du livre, dans quelques mots servant -de préface?</p> - -<p>«La Vie de Mozart est réellement tirée d'un ouvrage de -Schlichtegroll, auteur très connu en Allemagne, et qu'on a eu -le tort, en France, de prendre pour un nom supposé. Outre des -ouvrages relatifs à la numismatique et à l'archéologie, Schlichtegroll -a publié pendant dix ans une <i>Nécrologie contenant les -détails biographiques des hommes remarquables morts dans le -courant de l'année</i>. C'est dans le tome II de la deuxième année -(Gotha, 1793) que se trouve l'article sur Mozart (p. 82-112). La -traduction de Beyle est très libre, ici encore il a supprimé et -ajouté beaucoup de choses. Il a, en outre, divisé cette biographie -en chapitres, ce qui n'a pas lieu dans l'original. Les -quatre premiers seulement contiennent des détails pris dans -Schlichtegroll; les trois derniers sont remplis d'anecdotes tirées -d'un ouvrage allemand que Beyle n'indique pas, mais qui a été -traduit en français sous le titre suivant: «<i>Anecdotes sur W.-G. -Mozart</i>, traduites de l'allemand, par Ch.-Fr. Cramer, -Paris, 1801; in-8<sup>o</sup> de 68 pages.»</p> - -<p>«Tout ce qui se trouve dans Beyle, à partir de la page 329 -jusqu'à la page 354, est pris dans cette brochure.» (Note de -M. Anders.)</p> -</div> -<p>Le livre, d'ailleurs, est très agréable et l'un des meilleurs -de Beyle, en ce qu'il est un des moins décousus. -L'art, le génie de Haydn, le caractère de cette musique -riche, savante, magnifique, pittoresque, élevée, y sont -présentés d'une manière sensible et intelligible à tous. -Beyle y apprend le premier à la France le nom de certains -chefs d'œuvre que notre nation mettra du temps -à goûter; il exprime à merveille, à propos des Cimarosa -et des Mozart, la nature d'âme et la disposition qui sont -le plus favorables au développement musical. En parlant -de Vienne, de Venise, il y montre la politique -interdite, une douce volupté s'emparant des cœurs, et -la musique, le plus délicat des plaisirs sensuels, venant -remplir et charmer les loisirs que nulle inquiétude ne -corrompt et que les passions seules animent. Il a les plus -fines remarques sur le contraste du génie des peuples, -sur la gaieté italienne opposée à la gaieté française: -«La gaieté italienne, c'est de la gaieté annonçant le -bonheur; parmi nous elle serait bien près du mauvais -ton; ce serait montrer <i>soi heureux</i>, et en quelque sorte -occuper les autres de soi. La gaieté française doit montrer -aux écoutants qu'on n'est gai que pour leur plaire… -La gaieté française exige beaucoup d'esprit; c'est celle -de Le Sage et de <i>Gil Blas</i>: la gaieté d'Italie est fondée -sur la sensibilité, de manière que, quand rien ne l'égaye, -l'Italien n'est point gai.» Il commence cette petite -guerre qu'il fera au caractère de notre nation, chez qui -il veut voir toujours la vanité comme ressort principal -et comme trait dominant: «La nature, dit-il, a fait le -Français vain et vif plutôt que gai.» Et il ajoute: «La -France produit les meilleurs grenadiers du monde pour -prendre des redoutes à la baïonnette, et les gens les plus -amusants. L'Italie n'a point de Collé et n'a rien qui -approche de la délicieuse gaieté de <i>la Vérité dans le -Vin</i>.» J'arrête ici Beyle et je me permets de remarquer -que je ne comprends pas très bien la suite et la liaison -de ses idées. Que la vanité (puisqu'il veut l'appeler -ainsi), élevée jusqu'au sentiment de l'honneur, produise -des héros, je l'accorderai encore; mais que cette vanité -produise la gaieté vive, franche, amusante et délicieuse -d'un Collé ou d'un Désaugiers, c'est ce que je conçois -difficilement, et tous les Condillac du monde ne m'expliqueront -pas cette transformation d'un sentiment si -personnel en une chose si imprévue, si involontaire. -Beyle abusera ainsi souvent d'une observation vraie en -la poussant trop loin et en voulant la retrouver partout. -Il est d'ailleurs très fin et sagace quand il observe que -l'<i>ennui</i> chez les Français, au lieu de chercher à se consoler -et à s'enchanter par les beaux-arts, aime mieux -se distraire et se dissiper par la <i>conversation</i>: mais je -le retrouve systématique lorsqu'il en donne pour raison -que, dans la conversation, «la vanité, qui est leur passion -dominante, trouve à chaque instant l'occasion de -briller, soit par le fond de ce qu'on dit, soit par la manière -de le dire. La conversation, ajoute-t-il, est pour -eux un jeu, une mine d'événements. Cette conversation -française, telle qu'un étranger peut l'entendre tous les -jours au café de Foy et dans les lieux publics, me paraît -le commerce armé de deux vanités.»</p> - -<p>Il faut laisser aux peuples divers leur génie, tout en -cherchant à le féconder et à l'étendre. Le Français est -sociable, et il l'est surtout par la parole; la forme qu'il -préfère est celle encore qu'il donne à la pensée en causant, -en raisonnant, en jugeant et en raillant: le chant, -la peinture, la poésie, dans l'ordre de ses goûts, ne -viennent qu'après, et les arts ont besoin en général, -pour lui plaire et pour réussir tout à fait chez lui, de -rencontrer cette disposition première de son esprit et -de s'identifier au moins en passant avec elle. A Vienne, -à Milan, à Naples, on sent autrement: mais Beyle, à -force de nous expliquer cette différence et d'en rechercher -les raisons, d'en vouloir saisir le principe unique -à la façon de Condillac et d'Helvétius, que fait-il autre -chose lui-même, sinon, tout en frondant le goût français, -de raisonner sur les beaux arts à la française?</p> - -<p>Au fond, quand il s'abandonne à ses goûts et à ses -instincts dans les arts, Beyle me paraît ressembler fort -au président de Brosses: il aime le tendre, le léger, le -gracieux, le facile dans le divin, le Cimarosa, le Rossini, -ce par quoi Mozart est à ses yeux le La Fontaine de la -musique. Il adore l'aimable Corrège comme l'Arioste. -Son admiration pour Pétrarque est sincère, celle qu'il a -pour Dante me paraît un peu apprise: dans ces parties -élevées et un peu âpres, c'est l'intelligence qui avertit -en lui le sentiment.</p> - -<p>Le fond de son goût et de sa sensibilité est tel qu'on -le peut attendre d'un épicurien délicat: «Quelle folie, -écrit-il à un ami de Paris en 1814, à la fin de ses <i>Lettres -sur Mozart</i>, quelle folie de s'indigner, de blâmer, de se -rendre haïssant, de s'occuper de ces grands intérêts de -politique qui ne nous intéressent point! Que le roi de -la Chine fasse pendre tous les philosophes; que la Norwège -se donne une Constitution, ou sage, ou ridicule, -qu'est ce que cela nous fait? Quelle duperie ridicule de -prendre les soucis de la grandeur, et seulement ses -soucis! Ce temps que vous perdez en vaines discussions -compte dans votre vie; la vieillesse arrive, vos beaux -jours s'écoulent: <i lang="it" xml:lang="it">Amiamo, or quando</i>, etc.» Et il répète -le refrain voluptueux des jardins d'Armide. Un jour à -Rome, assis sur les degrés de l'église de San Pietro in -Montorio, contemplant un magnifique coucher de soleil, -il vint à songer qu'il allait avoir cinquante ans dans -trois mois, et il s'en affligea comme d'un soudain -malheur. Il pensait tout à fait comme ce poète grec, -«que bien insensé est l'homme qui pleure la perte de la -vie, et qui ne pleure point la perte de la jeunesse<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.» -Il n'avait pas cette doctrine austère et plus difficile qui -élève et perfectionne l'âme en vieillissant, celle que -connurent les Dante, les Milton, les Haydn, les Beethoven, -les Poussin, les Michel-Ange, et qui, à n'y voir -qu'une méthode sublime, serait encore un bienfait.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Il était assez d'avis qu'on devrait cacher la mort comme -on cacherait une dernière fonction messéante de la vie.</p> -</div> -<p>Beyle passa à Milan et en Italie la plus grande partie -des premières années de la Restauration; il y connut -Byron, Pellico, un peu Manzoni; il commença à y guerroyer -pour la cause du romantisme tel qu'il le concevait. -En 1817, il publiait l'<i>Histoire de la Peinture en Italie</i>, -dédiée à Napoléon. Il existe de cette Dédicace deux -versions, l'une où se trouve le nom de l'exilé de Sainte-Hélène, -l'autre, plus énigmatique et plus obscure, sans -le nom; dans les deux, Napoléon y est traité en monarque -toujours présent, et Beyle, en rattachant <i>au plus -grand des souverains existants</i> (comme il le désigne) la -chaîne de ses idées, prouvait que, dans l'ordre littéraire -et des arts, c'était une marche en avant, non une réaction -contre l'Empire, qu'il prétendait tenter. Dans ces -volumes agréables et d'une lecture variée, Beyle parlait -de la peinture et de mille autres choses, de l'histoire, -du gouvernement, des mœurs. On reconnaît en lui tout -le contraire de ce provincial dont il s'est moqué, et dont -la plus grande crainte dans un salon est de se trouver -seul de son avis. Beyle est volontiers le contre-pied de -cet homme-là: il est contrariant à plaisir. Il aime en -tout à être d'un avis imprévu; il ne supporte le convenu -en rien. Il n'a pas plus de foi qu'il ne faut au gouvernement -représentatif; il ne fait pas chorus avec les philosophes -contre les Jésuites, et, s'il avait été, dit-il, à -la place du pape, il ne les aurait pas supprimés. Il a -des professions de machiavélisme qui sentent l'abbé -Galiani, un des hommes (avec le Montesquieu des <i>Lettres -persanes</i>) de qui il relève dans le passé. Il faudrait -d'ailleurs l'arrêter à chaque pas si l'on voulait des explications. -A force de rompre avec le traditionnel, il -brouille et entre choque bien des choses. Il n'entre pas -dans la raison et dans le vrai de certains préjugés qui -ne sont point pour cela des erreurs. Il y a du taquin -de beaucoup d'esprit chez lui, et qui a de grandes pointes -de bon sens, mais des pointes et des percées seulement. -Il regrette surtout l'âge d'or de l'Italie, celui des -Laurent-le-Magnifique et des Léon X, les jeunes et -beaux cardinaux de dix-sept ans, et le catholicisme -d'avant Luther, si splendide, si à l'aise chez soi, si -favorable à l'épanouissement des beaux-arts; il a le -culte du beau et l'adoration de cette contrée où, à la -vue de tout ce qui en est digne, on prononce avec un -accent qui ne s'entend point ailleurs: «<i lang="it" xml:lang="it">O Dio! com'è -bello!</i>» A tout moment il a des retours plus ou moins -offensifs de notre côté, du côté de la France. Il en veut -à mort aux La Harpe, à tous les professeurs de littérature -et de goût, qui précisément corrompent le goût, -dit-il, et qui, en fait de plaisirs dramatiques, vont jusque -dans l'âme du spectateur <i>fausser la sensation</i>. Il -nous accuse d'être sujets à l'engouement, et à un engouement -prolongé, ce qui tient, selon lui, au manque de -caractère et à ce qu'on a trop de vanité pour <i>oser être -soi-même</i>. Il nous reproche d'aimer dans les arts à recevoir -les opinions toutes faites, les recettes commodes, -et à les garder longtemps, même après que l'utilité d'un -jour en est passée<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. La Harpe fut utile en 1800, quand -presque tout le monde, après la Révolution, eut son -éducation à refaire: est-ce une raison pour éterniser -les jugements rapides qu'on a reçus de lui? Il va jusqu'à -accuser quelque part ce très judicieux et très innocent -La Harpe qui, dit-il, a appris la littérature à cent -mille Français dont il a fait de mauvais juges, d'avoir -<i>étouffé</i> en revanche <i>deux ou trois hommes de génie</i>, -surtout dans la province. Depuis que le règne de -La Harpe a cessé et que toutes les entraves ont disparu, -comme on n'a rien vu sortir, on ne croit plus à -ces <i>deux ou trois hommes de génie</i> étouffés.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Je ne voudrais pas faire de rapprochement forcé; mais il -m'est impossible de ne pas remarquer que Beyle, dans un ordre -d'idées plus léger, ne fait autre chose qu'adresser aux Français -de ces reproches que le comte Joseph de Maistre leur adressait -également. Tous les deux, ils ont cela de commun de dire aux -Parisiens bien des duretés, ou même des impertinences, et de -songer beaucoup à l'opinion de Paris.</p> -</div> -<p>On commence à comprendre quel a été le rôle excitant -de Beyle dans les discussions littéraires de ce -temps-là. Ce rôle a perdu beaucoup de son prix aujourd'hui. -En littérature comme en politique, on est généralement -redevenu prudent et sage; c'est qu'on a eu -beaucoup de mécomptes. On opposait sans cesse Racine -et Shakespeare; les Shakespeare modernes ne sont pas -venus, et Racine, Corneille, reproduits tout d'un coup, -un jour, par une grande actrice, ont reparu aux yeux -des générations déjà oublieuses avec je ne sais quoi de -nouveau et de rajeuni. Cela dit, il faut, pour être juste, -reconnaître que le théâtre moderne, pris dans son -ensemble, n'a pas été sans mérite et sans valeur littéraire; -les théories ont failli; un génie dramatique seul, -qui eût bien usé de toutes ses forces, aurait pu leur donner -raison, tout en s'en passant. Ce génie, qu'il n'appartenait -point à la critique de créer, a manqué à l'appel; -des talents se sont présentés en second ordre et ont -marché assez au hasard. A l'heure qu'il est, de guerre -lasse, une sorte de Concordat a été signé entre les systèmes -contraires, et les querelles théoriques semblent -épuisées: l'avenir reste ouvert, et il l'est avec une étendue -et une ampleur d'horizon qu'il n'avait certes pas en -1820, au moment où les critiques comme Beyle guerroyaient -pour faire place nette et pour conquérir au -talent toutes ses franchises.</p> - -<p>Justice est donc d'accepter Beyle à son moment et de -lui tenir compte des services qu'il a pu rendre. Ce qu'il -a fait en musique pour la cause de Mozart, de Cimarosa, -de Rossini, contre les Paer, les Berton et les maîtres -jurés de la critique musicale d'alors, il l'a fait en littérature -contre les Dussault, les Duvicquet, les Auger, les -critiques de l'ancien <i>Journal des Débats</i>, de l'ancien -<i>Constitutionnel</i>, et les oracles de l'ancienne Académie. -Sa plus vive campagne est celle qu'il mena en deux brochures -ayant pour titre: <i>Racine et Shakespeare</i> (1823-1825). -Quand je dis <i>campagne</i> et quand je prends les -termes de guerre, je ne fais que suivre exactement sa -pensée: car dans son séjour à Milan, dès 1818, je vois -qu'il avait préludé à ce projet d'attaque en traçant une -carte du théâtre des opérations, où était représentée la -position respective des deux armées, dites classique et -romantique. L'armée romantique, qui avait à sa tête la -<i>Revue d'Édimbourg</i> et qui se composait de tous les -auteurs anglais, de tous les auteurs espagnols, de tous -les auteurs allemands, et des romantiques italiens (quatre -corps d'armée), sans compter M<sup>me</sup> de Staël pour -auxiliaire, était campée sur la rive gauche d'un fleuve -qu'il s'agissait de passer (le fleuve de l'<i>Admiration -publique</i>), et dont l'armée classique occupait la rive -droite; mais je ne veux pas entrer dans un détail très -ingénieux, qui ne s'expliquerait bien que pièce en main, -et qui de loin rappelle trop la <i>carte de Tendre</i>. Beyle, -depuis son retour en France, était sur la rive droite du -fleuve et, à cette date, en pays à peu près ennemi: il -s'en tira par de hardies escarmouches. Dans ses brochures, -il combat les deux unités de <i>lieu</i> et de <i>temps</i>, -qui étaient encore rigoureusement recommandées; il -s'attache à montrer que pour des spectateurs qui viennent -après la Révolution, après les guerres de l'Empire; -qui n'ont pas lu Quintilien, et qui ont fait la campagne -de Moscou, il faut des cadres différents, et plus larges -que ceux qui convenaient à la noble société de 1670. -Selon la définition qu'il en donne, un auteur romantique -n'est autre qu'un auteur qui est essentiellement actuel -et vivant, qui se conforme à ce que la société exige à -son heure; le même auteur ne devient classique qu'à la -seconde ou à la troisième génération, quand il y a déjà -des parties mortes en lui. Ainsi, d'après cette vue, -Sophocle, Euripide, Corneille et Racine, <i>tous les grands -écrivains, en leur temps</i>, auraient été aussi romantiques -que Shakespeare l'était à l'heure où il parut: ce n'est -que depuis qu'on a prétendu régler sur leur patron les -productions dramatiques nouvelles, qu'ils seraient devenus -classiques, ou plutôt, «ce sont les gens qui les -copient au lieu d'ouvrir les yeux et d'imiter la nature, -qui sont classiques en réalité». Tout cela était dit vivement -et gaiement. La <i>tirade</i>, le vers alexandrin, la partie -descriptive, épique, ou de périphrase élégante, qui -entrait dans les tragédies du jour, faisaient matière à sa -raillerie. Il en voulait particulièrement au vers alexandrin, -qu'il prétendait n'être souvent qu'un <i>cache-sottise</i>; -il voulait «un genre clair, vif, simple, allant droit -au but». Il ne trouvait que la prose qui pût s'y prêter. -C'étaient donc des tragédies ou drames en prose qu'il -appelait de tous ses vœux. Il est à remarquer qu'en fait -de style, à force de le vouloir limpide et naturel, Beyle -semblait en exclure la poésie, la couleur, ces images et -ces expressions de génie qui revêtent la passion et qui -relèvent le langage des personnes dramatiques, même -dans Shakespeare,—et je dirai mieux, surtout dans -Shakespeare. En ne voulant que des mots courts, il -tarissait le développement, le jet, toutes qualités qui -sont très naturelles aussi à la passion dans les moments -où elle s'exhale et se répand au dehors. Nous avons eu, -depuis, ce qui était alors l'idéal pour Beyle, ces drames -ou tragédies en prose «qui durent plusieurs mois, et -dont les événements se passent en des lieux divers»; -et pourtant ni Corneille ni Racine n'ont encore été -surpassés. C'est qu'à tel jeu la recette de la critique ne -suffit pas, et il n'est que le génie qui trouve son art. -«Que le Ciel nous envoie bientôt un homme à talent -pour faire une telle tragédie!» s'écriait Beyle. Nous -continuons de faire le même vœu, avec cette différence -que, lui, il semblait accuser du retard tantôt le Gouvernement -d'alors avec sa censure, et tantôt le public -français avec ses susceptibilités: «C'est cependant à -ceux-ci, disait-il des Français de 1825, qu'il faut plaire, -à ces êtres si fins, si légers, si susceptibles, toujours -aux aguets, toujours en proie à une émotion fugitive, -toujours incapables d'un sentiment profond. Ils ne -croient à rien qu'à la mode…» Hélas! nous sommes -bien revenus de ces prises à partie du public par les -auteurs. Ce public, tel que nous le connaissons aujourd'hui, -ne serait pas si difficile sur son plaisir: qu'on -lui offre seulement quelque chose d'un peu vrai, d'un -peu touchant, d'honnête, de naturel et de profond, soit -en vers, soit en prose, et vous verrez comme il applaudira.</p> - -<p>Il y a deux parts très distinctes dans toute cette polémique -de Beyle si leste et si cavalièrement menée. -Quand il ne fait que se prendre corps à corps aux adversaires -du moment, à ceux qui parlent de Shakespeare -sans le connaître, de Sophocle et d'Euripide sans les -avoir étudiés, d'Homère pour l'avoir lu en français, et -dont toute l'indignation classique aboutit surtout à -défendre leurs propres œuvres et les pièces qu'ils font -jouer, il a raison, dix fois raison. Il rit très agréablement -de M. Auger qui a prononcé à une séance publique -de l'Académie les mots de <i>schisme</i> et de <i>secte</i>. -«Tous les Français qui s'avisent de penser comme les -romantiques sont donc des <i>sectaires</i> (ce mot est <i>odieux</i>, -dit le Dictionnaire de l'Académie). Je suis un <i>sectaire</i>,» -s'écrie Beyle; et il développe ce thème très gaiement, -en finissant par opposer à la liste de l'Académie d'alors -une <i>contre-liste</i> de noms qui la plupart sont arrivés -depuis à l'Institut, qui n'en étaient pas encore et que -poussait la faveur du public. Voilà le point triomphant -et par où il mettait les rieurs de son côté. Mais dès que -Beyle expose ses plans de tragédies en prose ou de comédies, -dès qu'il s'aventure dans l'idée d'une création nouvelle, -il montre la difficulté et trahit l'embarras. Sur la -comédie surtout, il est en défaut; il nomme trop peu -Molière, si vivant toujours et si présent; Molière, ce -classique qui a si peu vieilli, et qui fait autant de plaisir -en 1850 qu'en 1670. Il n'explique pas ce démenti que -donne l'auteur des <i>Femmes savantes</i> et du <i>Misanthrope</i> -à cette théorie d'une <i>mort partielle</i> chez tous les classiques. -Il a senti depuis cette lacune, et, dans un Supplément -à ses brochures qui n'a pas été encore imprimé, il -cherche à répondre à l'objection. L'objection subsiste, -et, sous une forme plus générale, il mérite qu'on la maintienne -contre lui. Beyle ne croît pas assez dans les Lettres -à ce qui ne vieillit pas, à l'éternelle jeunesse du -génie, à cette immortalité des œuvres qui n'est pas un -nom, et qui ressemble à celle que Minerve, chez Homère, -après le retour dans Ithaque, a répandue tout d'un coup -sur son héros.</p> - -<p>Quoi qu'il en soit, l'honneur d'avoir détruit quelques-unes -des préventions et des routines qui s'opposaient -en 1820 à toute innovation, même modérée, revient en -partie à Beyle et aux critiques qui, comme lui, ont travaillé -à notre éducation littéraire. Il y travaillait à sa -manière, non en nous disant des douceurs et des flatteries -comme la plupart de nos maîtres d'alors, mais en -nous harcelant et en nous piquant d'épigrammes. Il eût -craint, en combattant les La Harpe, de leur ressembler, -et il se faisait léger, vif, persifleur, un pur amateur au -passage, un gentilhomme incognito qui écrit et noircit -du papier pour son plaisir. Comme critique, il n'a pas -fait de livre proprement dit; tous ses écrits en ce genre -ne sont guère qu'un seul et même ouvrage qu'on peut -lire presque indifféremment à n'importe quel chapitre, -et où il disperse tout ce qui lui vient d'idées neuves et -d'aperçus. Le goût du vrai et du naturel qu'il met en -avant a souvent, de sa part, l'air d'une gageure; c'est -moins encore un goût tout simple qu'une revanche, un -gant jeté aux défauts d'alentour dont il est choqué. -Dans le bain russe, au sortir d'une tiède vapeur, on se -jette dans la neige, et de la neige on se replonge dans -l'étuve. Le brusque passage du genre académique au -genre naturel, tel que le pratique Beyle, me semble -assez de cette espèce-là. Il prend son disciple (car il en -a eu) et il le soumet à cette violente épreuve: plus d'un -tempérament s'y est aguerri.</p> - -<p>Je n'ai point parlé de son livre <i>de l'Amour</i>, publié -d'abord en 1822, ni de bien d'autres écrits de lui qui -datent de ces années. Dans une petite brochure, publiée -en 1825 (<i>D'un nouveau Complot contre les Industriels</i>), -il s'éleva l'un des premiers contre l'industrialisme et -son triomphe exagéré, contre l'espèce de palme que -l'école utilitaire se décernait à elle-même. Je n'entre pas -dans le point particulier du débat, et je n'examine point -s'il entendait parfaitement l'idée de l'école saint-simonienne -du <i>Producteur</i> qu'il avait en vue alors; je note -seulement qu'il revendiquait la part éternelle des sentiments -dévoués, des belles choses réputées inutiles, de -ce que les Italiens appellent <i lang="it" xml:lang="it">la virtù</i>.</p> - -<p>Aujourd'hui il m'a suffi de donner quelque idée de -la nature des services littéraires que Beyle nous a rendus. -Aux sédentaires comme moi (et il y en avait beaucoup -alors), il a fait connaître bien des noms, bien des -particularités étrangères; il a donné des désirs de voir -et de savoir, et a piqué la curiosité par ses demi-mots. -Il a jeté des citations familières de ces poètes divins de -l'Italie qu'on est honteux de ne point savoir par cœur; -il avait cette jolie érudition que voulait le prince de -Ligne, et qui sait les bons endroits. Longtemps je n'ai -dû qu'à lui (et quand je dis <i>je</i>, c'est par modestie, je -parle au nom de bien du monde) le sentiment italien -vif et non solennel, sans sortir de ma chambre. Il a -réveillé et stimulé tant qu'il a pu le vieux fonds français; -il a agacé et taquiné la paresse nationale des élèves -de Fontanes, si Fontanes a eu des élèves. Tel, s'il -était sincère, conviendrait qu'il lui a dû des aiguillons; -on profitait de ses épigrammes plus qu'on ne lui en -savait gré. Il nous a tous sollicités, enfin, de sortir du -cercle académique et trop étroitement français, et de -nous mettre plus ou moins au fait du dehors; il a été -un critique, non pour le public, mais pour les artistes, -mais pour les critiques eux-mêmes: Cosaque encore -une fois, Cosaque qui pique en courant avec sa lance, -mais Cosaque ami et auxiliaire, dans son rôle de critique, -voilà Beyle.</p> - -<div class="section"></div> -<p>Après le critique, dans Beyle, il faudrait parler du -romancier; mais il y a quelque chose à dire du rôle qui -est peut-être le sien avant tout, et de la vocation où il -a le plus excellé: Beyle est un guide pénétrant, agréable -et sûr, en Italie. Des divers ouvrages qu'il a publiés -et qui sont à emporter en voyage, on peut surtout conseiller -ses <i>Promenades dans Rome</i>; c'est exactement la -conversation d'un <i lang="it" xml:lang="it">cicerone</i>, homme d'esprit et de vrai -goût, qui vous indique en toute occasion le beau, assez -pour que vous le sentiez ensuite de vous-même si vous -en êtes digne; qui mêle à ce qu'il voit ses souvenirs, -ses anecdotes, fait au besoin une digression, mais courte, -instruit et n'ennuie jamais. En face de cette nature «où -le climat est le plus grand des artistes», ses <i>Promenades</i> -ont le mérite de donner la note vive, rapide, élevée; -lisez-les en voiturin ou sur le pont d'un bateau à -vapeur, ou le soir après avoir vu ce que l'auteur a indiqué, -vous y trouvez l'impression vraie, idéale, italienne -ou grecque: il a des éclairs de sensibilité naturelle et -d'attendrissement sincère, qu'il secoue vite, mais qu'il -communique. Les défauts de Beyle n'en sont plus quand -on le prend de la sorte à l'état de voyageur et qu'on -use de lui pour compagnon. En 1829, il avait déjà visité -Rome six fois. Nommé, après Juillet 1830, consul à -Trieste d'abord, puis, sur le refus de l'<i lang="la" xml:lang="la">exequatur</i> par -l'Autriche, consul à Civita-Vecchia, il était devenu dans -les dernières années un habitant de Rome. En retournant -en Italie après cette Révolution de Juillet, il ne -l'avait plus retrouvée tout à fait la même: «L'Italie, -écrivait-il de Civita-Vecchia en décembre 1834, n'est -plus comme je l'ai adorée en 1815; elle est amoureuse -d'une chose qu'elle n'a pas. Les beaux-arts, pour lesquels -seuls elle est faite, ne sont plus qu'un pis-aller: -elle est profondément humiliée, dans son amour-propre -excessif, de ne pas avoir une robe lilas comme ses -sœurs aînées la France, l'Espagne, le Portugal. Mais, -si elle l'avait, elle ne pourrait la porter. Avant tout, il -faudrait vingt ans de la verge de fer d'un Frédéric II -pour pendre les assassins et emprisonner les voleurs.» -Il continua d'aimer l'Italie qui était selon son cœur, -l'Italie des arts et sans la politique. Il avait coutume -de dire que la politique intervenant tout à coup dans -une conversation agréable et désintéressée, ou dans une -œuvre littéraire, «lui faisait l'effet d'un coup de pistolet -dans un concert». Tous ceux qui sont allés à Rome -dans les années où il était consul à Civita-Vecchia ont -pu connaître Beyle, et la plupart ont eu à profiter de -ses indications et de ses lumières; ce narquois et ce -railleur armé d'ironie était le plus obligeant des hommes. -Il avait beau dire du mal des Français; quand il -y avait longtemps qu'il n'en avait vu un, et que le -nouveau débarqué à Civita-Vecchia s'adressait à lui -(s'il le trouvait homme d'esprit), combien il était heureux -de se dédommager de son abstinence forcée par -des conversations sans fin! Il l'accompagnait à Rome -et devenait volontiers un cicerone en personne. Dans -un voyage que fit en Italie le savant M. Victor Le -Clerc et dont était le spirituel Ampère, Beyle, qui était -de la partie pour la campagne romaine, égayait les -autres, à chaque pas, de ses saillies, et excellait surtout -à mettre ses doctes compagnons en rapport avec -l'esprit des gens du pays: «Le Ciel, disait-il, m'a -donné le talent de me faire bien venir des paysans.» -Sa prompte et gaillarde accortise, sa taille déjà ronde -et à la Silène, je ne sais quel air <i>satyresque</i> qui relevait -son propos, tout cela réussissait à merveille auprès -des vendangeurs, des moissonneurs, des jeunes filles -qui allaient puiser l'eau aux fontaines de Tivoli comme -du temps d'Horace. Et ce même homme qui aurait joué -au naturel dans un mime antique, était celui qui sentait -si bien le grand et le sublime sous la coupole de Saint-Pierre. -Je dis surtout les qualités de l'homme distingué -dont je parle; personne ne niera, en effet, qu'il -n'eût celles-là<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Quelqu'un a dit de Beyle: «C'est le meilleur des touristes, -l'homme qui fait le moins l'<i>Itinéraire à Jérusalem</i>.»</p> -</div> -<p>Ce n'est pas seulement en Italie que Beyle a été un -guide, il a donné en 1838 deux volumes d'un voyage en -France sous le titre de <i>Mémoires d'un Touriste</i>: un -commis marchand comme il y en a peu est censé avoir -pris ces notes dont la suite forme un journal assez varié -et amusant. Beyle n'y est plus cependant sur son terrain; -on l'y sent un peu novice sur cette terre gauloise; -quand il se met à parler antiquités ou art gothique, on -s'aperçoit qu'il vient, l'année précédente, de faire un -tour de France avec M. Mérimée, dont il a profité cette -fois et de qui, sur ce point, il tient sa leçon. Pourtant, -pour qui sait lire, il y a de jolies choses comme partout -avec lui, et des aperçus d'homme d'esprit qui font -penser. Par exemple, sur la route de Langres à Dijon, -il rencontre une petite colline couverte de bois qui, vu -le paysage d'alentour, est d'un grand effet et enchante -le regard: «Quel effet, se dit Beyle, ne ferait pas ici -le mont Ventoux ou la moindre des montagnes méprisées -dans les environs de la fontaine de Vaucluse!» Et -il continue à rêver, à supposer: «Par malheur, se -dit-il, il n'y a pas de hautes montagnes auprès de -Paris: si le Ciel eût donné à ce pays un lac et une -montagne passables, la littérature française serait bien -autrement pittoresque. Dans les beaux temps de cette -littérature, c'est à peine si La Bruyère, qui a parlé de -toutes choses, ose dire un mot en passant de l'impression -profonde qu'une vue comme celle de Pau ou de -Cras en Dauphiné laisse dans certaines âmes.» Une -fois sur le chapitre <i>pittoresque</i>, songeant surtout aux -jardins anglais, Beyle le fait venir d'Angleterre comme -les bonnes diligences et les bateaux à vapeur: le pittoresque -littéraire, il l'oublie, nous est surtout venu -de Suisse et de Rousseau; mais ce qui est joli et fin -littérairement, c'est la remarque qui suit: «La première -trace d'attention aux choses de la nature que -j'aie trouvée dans les livres qu'on lit, c'est cette rangée -de saules sous laquelle se réfugie le duc de Nemours, -réduit au désespoir par la belle défense de la princesse -de Clèves.» Même en rectifiant et en contredisant -ces manières de dire trop exclusives, on arrive à -des idées qu'on n'aurait pas eues autrement et en suivant -le grand chemin battu des écrivains ordinaires. -Sur Diderot, à propos de Langres sa patrie; sur Riouffe, -en passant à Dijon où il fut préfet; sur les bords ravissants -de la Saône en approchant de Lyon; sur l'endroit où -Rousseau y passa la nuit à la belle étoile en entendant -le rossignol; sur cet autre endroit où probablement, -selon lui, M<sup>me</sup> Roland, avant la Révolution, avait son -petit domaine, M<sup>me</sup> Roland que Beyle ne nomme pas -et qu'il désigne simplement «la femme que je respecte -le plus au monde»; sur Montesquieu «dont le style -est une fête pour l'esprit»; sur une foule de sujets -familiers ou curieux, il y a de ces riens qui ont du -prix pour ceux qui préfèrent un mot vif et senti à une -phrase ou même à une page à l'avance prévue. A la -fin du tome II, le Dauphiné est traité par l'auteur avec -une complaisance particulière: Beyle n'est pas ingrat -pour sa belle province; il en rappelle toutes les gloires, -surtout l'illustre Lesdiguières, le représentant et -le type du caractère dauphinois, brave, fin, et <i>jamais -dupe</i>. Beyle tient fort à ce dernier trait qui est, à lui, -sa prétention: «Lesdiguières, ce fin renard, dit-il, -comme l'appelait le duc de Savoie, habitait ordinairement -Vizille, et y bâtit un château… Au-dessus de la -porte principale, on voit sa statue équestre en bronze; -c'est un bas-relief. De loin, les portraits de Lesdiguières -ressemblent à ceux de Louis XIII; mais, en approchant, -la figure belle et vide du faible fils de Henri IV -fait place à la physionomie astucieuse et souriante du -grand général dauphinois, qui fut d'ailleurs un des plus -beaux hommes de son temps.» Les souvenirs de 1815 -et du retour de l'île d'Elbe y sont racontés avec détail -et avec le feu d'un contemporain et presque d'un -témoin: le passé chevaleresque y est senti avec noblesse. -Sur les bords de l'Isère, apercevant les ruines du château -Bayard: «Ici naquit Pierre Du Terrail, cet homme -si simple, dit Beyle, qui, comme le marquis de Posa -de Schiller, semble appartenir par l'élévation et la sérénité -de l'âme à un siècle plus avancé que celui où il -vécut.» Mais pourquoi, à la page suivante, en visitant -le château de Tencin, Beyle, venant à nommer le cardinal -Dubois, tente-t-il en deux mots une réhabilitation -qui crie: «La France l'admirerait, dit-il de ce -cardinal, s'il fût né grand seigneur?» Dubois en regard -de Bayard! ces disparates et ces désaccords d'idées se -feront bien plus sentir encore quand Beyle voudra -créer pour son compte des personnages.</p> - -<p>Romancier, Beyle a eu un certain succès. Je viens -de relire la plupart de ses romans. Le premier en date -fut <i>Armance ou quelques Scènes d'un Salon de Paris</i>, -publié en 1827. <i>Armance</i> ne réussit pas et fut peu comprise. -La duchesse de Duras avait récemment composé -d'agréables romans ou nouvelles qui avaient été très -goûtés dans le grand monde; elle avait de plus fait -lecture, dans son salon, d'un petit récit non publié qui -avait pour titre <i>Olivier</i>. Cette lecture, plus ou moins -fidèlement rapportée, excita les imaginations au dehors, -et il y eut une sorte de concours malicieux sur le -sujet qu'on supposait être celui d'<i>Olivier</i>. Beyle, après -Latouche, eut le tort de s'exercer sur ce thème impossible -à raconter et peu agréable à comprendre. Son -Octave, jeune homme riche, blasé, ennuyé, d'un esprit -supérieur, nous dit-on, mais capricieux, inapplicable -et ne sachant que faire souffrir ceux dont il s'est fait -aimer, ne réussit qu'à être odieux et impatientant -pour le lecteur. Les salons que l'auteur avait en vue -n'y sont pas peints avec vérité, par la raison très simple -que Beyle ne les connaissait pas. Il y avait encore sous -la Restauration une ligne de démarcation dans le grand -monde; n'allait pas dans le faubourg Saint-Germain -qui voulait; ceux que leur naissance n'y installait -point tout d'abord n'y étaient pas introduits, comme -depuis, sur la seule étiquette de leur esprit. M. de Balzac -et d'autres, à leur heure, n'ont eu qu'à désirer -pour y être admis: avant 1830 c'était matière à négociations, -et, à moins d'être d'un certain coin politique, -on n'y parvenait pas. Beyle, qui vivait dans des salons -charmants, littéraires et autres<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>, a donc parlé de ceux -du faubourg Saint-Germain comme on parle d'un pays -inconnu où l'on se figure des monstres; les personnes -particulières qu'il a eues en vue (dans le portrait de -M<sup>me</sup> de Bonnivet, par exemple) ne sont nullement ressemblantes; -et ce roman, énigmatique par le fond et -sans vérité dans le détail, n'annonçait nulle invention -et nul génie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Chez M<sup>me</sup> Pasta, chez M<sup>lle</sup> Schiasetti, des Italiens, celle -qui fut la grande passion de Victor Jacquemont, chez M<sup>me</sup> Ancelot, -chez M. Cuvier, etc.</p> -</div> -<p><i>Le Rouge et le Noir</i>, intitulé ainsi on ne sait trop -pourquoi, et par un emblème qu'il faut deviner, devait -paraître en 1830, et ne fut publié que l'année suivante; -c'est du moins un roman qui a de l'action. Le premier -volume a de l'intérêt, malgré la manière et les invraisemblances. -L'auteur veut peindre les classes et les partis -d'avant 1830. Il nous offre d'abord la vue d'une jolie -petite ville de Franche-Comté avec son maire royaliste, -homme important, riche, médiocrement sot, qui a une -jolie femme simple et deux beaux enfants; il s'agit -pour lui d'avoir un précepteur à domicile, afin de faire -pièce à un rival de l'endroit dont les enfants n'en ont -pas. Le petit précepteur qu'on choisit, Julien, fils d'un -menuisier, enfant de dix-neuf ans, qui sait le latin et -qui étudie pour être prêtre, se présente un matin à la -grille du jardin de M. de Rênal (c'est le nom du maire), -avec une chemise bien blanche, et portant sous le bras -une veste fort propre de ratine violette. Il est reçu par -M<sup>me</sup> de Rênal, un peu étonnée d'abord que ce soit là -le précepteur que son mari ait choisi pour ses enfants. -Il arrive que ce petit Julien, être sensible, passionné, -nerveux, ambitieux, ayant tous les vices d'esprit d'un -Jean-Jacques enfant, nourrissant l'envie du pauvre -contre le riche et du protégé contre le puissant, s'insinue, -se fait aimer de la mère, ne s'attache en rien -aux enfants, et ne vise bientôt qu'à une seule chose, -faire acte de force et de vengeance par vanité et par -orgueil en tourmentant cette pauvre femme qu'il séduit -et qu'il n'aime pas, et en déshonorant ce mari qu'il a -en haine comme son supérieur. Il y a là une idée. Beyle, -au fond, est un esprit aristocratique: un jour, à la vue -des élections, il s'était demandé si cette habitude électorale -n'allait pas nous obliger à faire la cour aux -dernières classes comme en Amérique: «En ce cas, -s'écrie-t-il, je deviens bien vite aristocrate. Je ne veux -faire la cour à personne, mais moins encore au peuple -qu'au ministre.» Beyle est donc très frappé de cette -disposition à <i>faire son chemin</i>, qui lui semble désormais -l'unique passion sèche de la jeunesse instruite et -pauvre, passion qui domine et détourne à son profit les -entraînements mêmes de l'âge: il la personnifie avec -assez de vérité au début dans Julien. Il avait pour ce -commencement de roman un exemple précis, m'assure-t-on, -dans quelqu'un de sa connaissance, et, tant qu'il -s'y est tenu d'assez près, il a pu paraître vrai. La -prompte introduction de ce jeune homme timide et -honteux dans ce monde pour lequel il n'avait pas été -élevé, mais qu'il convoitait de loin; ce tour de vanité -qui fausse en lui tous les sentiments, et qui lui fait -voir, jusque dans la tendresse touchante d'une faible -femme, bien moins cette tendresse même qu'une occasion -offerte pour la prise de possession des élégances -et des jouissances d'une caste supérieure; cette tyrannie -méprisante à laquelle il arrive si vite envers celle -qu'il devrait servir et honorer; l'illusion prolongée de -cette fragile et intéressante victime, M<sup>me</sup> de Rênal: -tout cela est bien rendu ou du moins le serait, si l'auteur -avait un peu moins d'inquiétude et d'épigramme -dans la manière de raconter. Le défaut de Beyle comme -romancier est de n'être venu à ce genre de composition -que par la critique, et d'après certaines idées antérieures -et préconçues; il n'a point reçu de la nature ce -talent large et fécond d'un récit dans lequel entrent à -l'aise et se meuvent ensuite, selon le cours des choses, -les personnages tels qu'on les a créés; il forme ses -personnages avec deux ou trois idées qu'il croit justes -et surtout piquantes, et qu'il est occupé à tout moment -à rappeler. Ce ne sont pas des êtres vivants, mais des -automates ingénieusement construits; on y voit, presque -à chaque mouvement, les ressorts que le mécanicien -introduit et touche par le dehors. Dans le cas présent, -dans <i>le Rouge et le Noir</i>, Julien, avec les deux -ou trois idées fixes que lui a données l'auteur, ne -paraît plus bientôt qu'un petit monstre odieux, impossible, -un scélérat qui ressemble à un Robespierre jeté -dans la vie civile et dans l'intrigue domestique: il finit -en effet par l'échafaud. Le tableau des partis et des -cabales du temps, que l'auteur a voulu peindre, manque -aussi de cette suite et de cette modération dans -le développement qui peuvent seules donner idée d'un -vrai tableau de mœurs. Le dirai-je? avoir trop vu -l'Italie, avoir trop compris le <small>XV</small><sup>e</sup> siècle romain ou florentin, -avoir trop lu Machiavel, son <i>Prince</i> et sa vie -de l'habile tyran Castruccio, a nui à Beyle pour comprendre -la France et pour qu'il pût lui présenter de -ces tableaux dans les justes conditions qu'elle aime et -qu'elle applaudit. Parfaitement honnête homme et -homme d'honneur dans son procédé et ses actions, il -n'avait pas, en écrivant, la même mesure morale que -nous; il voyait de l'hypocrisie là où il n'y a qu'un sentiment -de convenance légitime et une observation de -la nature raisonnable et honnête, telle que nous la -voulons retrouver même à travers les passions.</p> - -<p>Dans les nouvelles ou romans qui ont des sujets italiens, -il a mieux réussi. Pendant son séjour dans l'État -romain, tout en faisant des fouilles et en déterrant des -vases noirs «qui ont 2700 ans, à ce qu'ils disent (je -doute là, comme ailleurs, ajoutait-il)», il avait mis ses -économies à acheter le droit de faire des copies dans des -archives de famille gardées avec une jalousie extrême, -et d'autant plus grande que les possesseurs ne savaient -pas lire: «J'ai donc, disait-il, huit volumes in-folio -(mais à page écrite d'un seul côté) parfaitement vrais, -écrits par les contemporains en demi-jargon. Quand je -serai de nouveau pauvre diable, vivant au quatrième -étage, je traduirai cela <i>fidèlement</i>; la fidélité, suivant -moi, en fait tout le mérite.» Il se demandait s'il pourrait -intituler ce recueil: «<i>Historiettes romaines, fidèlement -traduites des récits écrits par les contemporains, -de 1400 à 1650</i>.» Son scrupule (car il en avait comme -puriste) était de savoir si l'on pouvait dire <i>historiette</i> -d'un récit tragique. <i>L'Abbesse de Castro</i>, publiée -d'abord dans la <i>Revue des Deux Mondes</i> (février et -mars 1839), appartenait probablement à cette série d'historiettes -sombres et sanglantes. L'auteur ou le traducteur -se plaît à trouver dans l'amour d'Hélène pour -Jules Branciforte un de ces <i>amours passionnés</i> qui -n'existent plus, selon lui, en 1838, et qu'on trouverait -fort ridicules si on les rencontrait; amours «qui se -nourrissent de grands sacrifices, ne peuvent subsister -qu'environnés de mystère, et se trouvent toujours voisins -des plus affreux malheurs». Beyle cherche ainsi -dans le roman une pièce à l'appui de son ancienne et -constante théorie, qui lui avait fait dire: «L'amour est -une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d'aller -la cueillir sur les bords d'un précipice affreux.» Ce genre -brigand et ce genre romain est bien saisi dans <i>l'Abbesse -de Castro</i>; cependant on sent que, littérairement, cela -devient un genre comme un autre, et qu'il n'en faut pas -abuser. Dans une autre nouvelle de lui, <i>San Francesco -a Ripa</i>, imprimée depuis sa mort (<i>Revue des Deux -Mondes</i>, 1<sup>er</sup> juillet 1847), je trouve encore une historiette -de passion romaine, dont la scène est, cette fois, au -commencement du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle; la jalousie d'une jeune -princesse du pays s'y venge de la légèreté d'un Français -infidèle et galant: le récit y est vif, cru et brusqué. Il -y a profusion, à la fin, de balles et de coups de tromblon -qui tuent l'infidèle ainsi que son valet de chambre: -«ils étaient percés de plus de vingt balles chacun,» -tant on avait peur de manquer le maître. Dans le genre -plus classique de Didon et d'Ariane, dans les romans du -ton et de la couleur de <i>la Princesse de Clèves</i>, on prodigue -moins les balles et les coups mortels, on a les -plaintes du monologue, les pensées délicates, les nuances -du sentiment; quand on a poussé à bout l'un des genres, -on passe volontiers à l'autre pour se remettre en goût; -mais, abus pour abus, un certain excès poétique de tendresse -et d'effusion dans le langage est encore celui dont -on se lasse le moins.</p> - -<p><i>La Chartreuse de Parme</i> (1839) est de tous les romans -de Beyle celui qui a donné à quelques personnes la plus -grande idée de son talent dans ce genre. Le début est -plein de grâce et d'un vrai charme. On y voit Milan -depuis 1796, époque de la première campagne d'Italie, -jusqu'en 1813, la fin des beaux jours de la Cour du -prince Eugène. C'est une idée heureuse que celle de ce -jeune Fabrice, enthousiaste de la gloire, qui, à la nouvelle -du débarquement de Napoléon en 1815, se sauve -de chez son père avec l'agrément de sa mère et de sa -tante pour aller combattre en France sous les aigles -reparues. Son odyssée bizarre a pourtant beaucoup de -naturel; il existe en anglais un livre qui a donné à Beyle -son idée: ce sont les <i>Mémoires d'un soldat du 71<sup>e</sup> régiment</i> -qui a assisté à la bataille de Vittoria sans y rien -comprendre, à peu près comme Fabrice assiste à celle -de Waterloo en se demandant après si c'est bien à une -bataille qu'il s'est trouvé et s'il peut dire qu'il se soit -réellement battu. Beyle a combiné avec les souvenirs de -sa lecture d'autres souvenirs personnels de sa jeunesse, -quand il partait à cheval de Genève pour assister à la -bataille de Marengo. J'aime beaucoup ce commencement; -je n'en dirai pas autant de ce qui suit. Le roman -est moins un roman que des Mémoires sur la vie de -Fabrice et de sa tante, M<sup>me</sup> de Pietranera, devenue -duchesse de Sanseverina. La morale italienne, dont -Beyle abuse un peu, est décidément trop loin de la nôtre. -Fabrice, d'après ses débuts et son éclair d'enthousiasme -en 1815, pouvait devenir un de ces Italiens distingués, -de ces libéraux aristocrates, nobles amis d'une régénération -peut-être impossible, mais tenant par leurs vœux, -par leurs études et par la générosité de leurs désirs, à -ce qui nous élève en idée et à ce que nous comprenons -(Santa-Rosa, Cesare Balbo, Capponi). Mais Beyle, en -posant ainsi son héros, aurait eu trop peur de retomber -dans le lieu commun d'en deçà des Alpes. Il a fait de -Fabrice un Italien de pur sang, tel qu'il le conçoit, destiné -sans vocation à devenir archevêque, bientôt coadjuteur, -médiocrement et mollement spirituel, libertin, -faible (lâche, on peut dire), courant chaque matin à la -chasse du bonheur ou du plaisir, amoureux d'une -Marietta, comédienne de campagne, s'affichant avec elle -sans honte, sans égards pour lui-même et pour son état, -sans délicatesse pour sa famille et pour cette tante qui -l'aime trop. Je sais bien que Beyle a posé en principe -qu'un Italien pur ne ressemble en rien à un Français et -n'a pas de vanité, qu'il ne feint pas l'amour quand il ne -le ressent pas, qu'il ne cherche ni à plaire, ni à étonner, -ni à paraître, et qu'il se contente d'être lui-même en -liberté; mais ce que Fabrice est et paraît dans presque -tout le roman, malgré son visage et sa jolie tournure, -est fort laid, fort plat, fort vulgaire; il ne se conduit -nulle part comme un homme, mais comme un animal -livré à ses appétits, ou un enfant libertin qui suit ses -caprices. Aucune morale, aucun principe d'honneur: il -est seulement déterminé à ne pas simuler de l'amour -quand il n'en a pas; de même qu'à la fin, quand cet -amour lui est venu pour Clélia, la fille du triste général -Fabio Conti, il y sacrifiera tout, même la délicatesse et -la reconnaissance envers sa tante. Beyle, dans ses écrits -antérieurs, a donné une définition de l'<i>amour passionné</i> -qu'il attribue presque en propre à l'Italien et aux -natures du Midi: Fabrice est un personnage à l'appui -de sa théorie; il le fait sortir chaque matin à la recherche -de cet amour, et ce n'est que tout à la fin qu'il le -lui fait éprouver; celui-ci alors y sacrifie tout, comme -du reste il faisait précédemment au plaisir. Les jolies -descriptions de paysage, les vues si bien présentées du -lac de Côme et de ses environs, ne sauraient par leur -cadre et leur reflet ennoblir un personnage si peu digne -d'intérêt, si peu formé pour l'honneur, et si prêt à tout -faire, même à assassiner, pour son utilité du moment -et sa passion. Il y a un moment où Fabrice tue quelqu'un, -en effet; il est vrai que, cette fois, c'est à son -corps défendant. Il se bat d'une manière assez ignoble -sur la grande route avec un certain Giletti, comédien -et protecteur de la Marietta dont Fabrice est l'ami de -choix. S'il fallait discuter la vraisemblance de l'action -dans le roman, on pourrait se demander comment il se -fait que cet accident de grande route ait une si singulière -influence sur la destinée future de Fabrice; on -demanderait pourquoi celui-ci, ami (ou qui peut se -croire tel) du prince de Parme et de son premier ministre, -coadjuteur et très en crédit dans ce petit État, -prend la fuite comme un malfaiteur, parce qu'il lui est -arrivé de tuer devant témoins, en se défendant, un -comédien de bas étage qui l'a menacé et attaqué le -premier. La conduite de Fabrice, sa fuite extravagante, -et les conséquences que l'auteur en a tirées, seraient -inexplicables si l'on cherchait, je le répète, la vraisemblance -et la suite dans ce roman, qui n'est guère -d'un bout à l'autre (j'en excepte le commencement) -qu'une spirituelle mascarade italienne. Les scènes de -passion, dont quelques-unes sont assez belles, entre la -duchesse tante de Fabrice et la jeune Clélia, ne rachètent -qu'à demi ces impossibilités qui sautent aux yeux -et qui heurtent le bon sens. La part de vérité de détail, -qui peut y être mêlée, ne me fera jamais prendre ce -monde-là pour autre chose que pour un monde de -fantaisie, fabriqué tout autant qu'observé par un homme -de beaucoup d'esprit qui fait, à sa manière, du marivaudage -italien. L'affectation et la grimace du genre se -marquent de plus en plus en avançant. Au sortir de -cette lecture, j'ai besoin de relire quelque roman tout -simple et tout uni, d'une bonne et large nature humaine, -où les tantes ne soient pas éprises de leurs neveux, où -les coadjuteurs ne soient pas aussi libertins et aussi -hypocrites que Retz pouvait l'être dans sa jeunesse, et -beaucoup moins spirituels; où l'empoisonnement, la -tromperie, les lettres anonymes, toutes les noirceurs, ne -soient pas les moyens ordinaires et acceptés comme -indifférents; où, sous prétexte d'être simple et de fuir -l'effet, on ne me jette pas dans des complications -incroyables et dans mille dédales plus effrayants et plus -tortueux que ceux de l'antique Crète.</p> - -<p>Depuis que Beyle taquine la France et les sentiments -que nous portons dans notre littérature et dans -notre société, il m'a pris plus d'une fois envie de la -défendre. Une de ses grandes théories, et d'après laquelle -il a écrit ensuite ses romans, c'est qu'en France -l'amour est à peu près inconnu; l'amour digne de ce -nom, comme il l'entend, l'<i>amour-passion</i> et maladie, -qui, de sa nature, est quelque chose de tout à fait à -part, comme l'est la cristallisation dans le règne minéral -(la comparaison est de lui): mais quand je vois ce -que devient sous la plume de Beyle et dans ses récits -cet amour-passion chez les êtres qu'il semble nous -proposer pour exemple, chez Fabrice quand il est -atteint finalement, chez l'abbesse de Castro, chez la -princesse Campobasso, chez Mina de Wangel (autre -nouvelle de lui), j'en reviens à aimer et à honorer -l'amour à la française, mélange d'attrait physique sans -doute, mais aussi de goût et d'inclination morale, de -galanterie délicate, d'estime, d'enthousiasme, de raison -même et d'esprit, un amour où il reste un peu de -sens commun, où la société n'est pas oubliée entièrement, -où le devoir n'est pas sacrifié à l'aveugle et -ignoré. Pauline, dans Corneille, me représente bien -l'idéal de cet amour, où il entre des sentiments divers, -et où l'élévation et l'honneur se font entendre. On en -trouverait, en descendant, d'autres exemples compatibles -avec l'agrément et une certaine décence dans la -vie, amour ou liaison, ou attachement respectueux et -tendre, peu importe le nom<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>. L'amour-passion, tel -que me l'ont peint dans Médée, dans Phèdre ou dans -Didon, des chantres immortels, est touchant à voir -grâce à eux, et j'en admire le tableau: mais cet amour-passion, -devenu systématique chez Beyle, m'impatiente; -cette espèce de maladie animale, dont Fabrice -est l'idéal à la fin de sa carrière, est fort laide et n'a -rien d'attrayant dans sa conclusion hébétée. Quand on -a lu cela, on revient tout naturellement, ce me semble, -en fait de compositions romanesques, au genre français, -ou du moins à un genre qui soit large et plein -dans sa veine; on demande une part de raison, d'émotion -saine, et une simplicité véritable telle que l'offrent -l'histoire des <i>Fiancés</i> de Manzoni, tout bon roman de -Walter Scott, ou une adorable et vraiment simple nouvelle -de Xavier de Maistre. Le reste n'est que l'ouvrage -d'un homme d'esprit qui se fatigue à combiner -et à lier des paradoxes d'analyse piquants et imprévus, -auxquels il donne des noms d'hommes; mais les personnages -n'ont point pris véritablement naissance dans -son imagination ou dans son cœur, et ils ne vivent -pas.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> J'aime à me représenter cet amour français ou cette amitié -tendre, dans ses diversités de nuances, par les noms de -M<sup>me</sup> de La Fayette, de M<sup>me</sup> de Caylus, de M<sup>me</sup> d'Houdetot, de -M<sup>me</sup> d'Épinay, de M<sup>me</sup> de Beaumont, de M<sup>me</sup> de Custine; -jamais la grâce n'y est absente.</p> -</div> -<p>On voit combien je suis loin, à l'égard de <i>la Chartreuse</i> -de Beyle, de partager l'enthousiasme de M. de -Balzac. Celui ci a tout simplement parlé de Beyle -romancier comme il aurait aimé à ce qu'on parlât de -lui-même: mais lui, du moins, il avait la faculté de -concevoir d'un jet et de faire vivre certains êtres qu'il -lançait ensuite dans son monde réel ou fantastique et -qu'on n'oubliait plus. Il a fort loué dans <i>la Chartreuse</i> -le personnage du comte de Mosca, le ministre homme -d'esprit d'un petit État despotique, et dans lequel il -avait cru voir un portrait ressemblant du prince de -Metternich: Beyle n'y avait jamais pensé. On ne peut -d'ailleurs se ressembler moins que Beyle et M. de Balzac. -Ce dernier était aussi confiant que l'autre l'était -peu; Beyle était toujours en garde contre le sot, et -craignait tout ce qui eût laissé percé la vanité. Il songeait -sans cesse au ridicule et à n'y pas prêter, et -M. de Balzac n'en avait pas même le sentiment. Lorsque -M. de Balzac fit sur Beyle, à propos de <i>la Chartreuse</i>, -l'article inséré dans les <i>Lettres parisiennes</i>, -Beyle, à la fin de sa réponse datée de Civita-Vecchia -(octobre 1840), et après des remerciements confus pour -cette bombe outrageuse d'éloges à laquelle il s'attendait -si peu, lui disait: «Cet article étonnant, tel que -jamais écrivain ne le reçut d'un autre, je l'ai lu, j'ose -maintenant vous l'avouer, <i>en éclatant de rire</i>. Toutes -les fois que j'arrivais à une louange un peu forte, et -j'en rencontrais à chaque pas, je voyais la mine que -feraient mes amis en le lisant<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> L'anecdote qu'on va lire est authentique, et je la tiens -d'original: «On sait que Balzac admirait Beyle à la folie pour -sa <i>Chartreuse de Parme</i> et qu'il l'a loué à mort dans sa <i>Revue -Parisienne</i>. Beyle, vers ce temps, revenait de Rome, de Civita-Vecchia, -à Paris, et dans le premier moment, craignant le -ridicule, il fut tout confus d'un pareil éloge si exorbitant: il -ne savait où se cacher. Cependant il vit Balzac et ne lui sut -pas mauvais gré d'avoir été ainsi bombardé grand homme. -Vers ce temps, Beyle vendait à la <i>Revue des Deux Mondes</i> une -série de nouvelles italiennes qu'il se proposait de faire et dont -il n'y eut qu'une ou deux d'achevées. Il reçut pour cela la -somme de 3.000 francs. Or, à sa mort, on trouva dans ses -papiers la preuve que ces 3.000 francs avaient été donnés ou -prêtés par lui à Balzac qui fut ainsi payé de son éloge: un -service d'argent contre un service d'amour-propre. M. Colomb, -ami intime de Beyle, et qui eut à mettre en ordre ses papiers, -a lui-même certifié le fait.»—Et moi je n'ajouterai qu'un -mot qui est celui du poète de la <i>Métromanie</i>:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ce mélange de gloire et de gain m'importune!</div> -</div> -</div> -<p>Tous deux ne différaient pas moins par la manière -dont ils concevaient la forme et le style, ou la façon -de s'exprimer. Sur ce point, M. de Balzac croyait n'en -avoir jamais fait assez. Dans ses <i>Mémoires d'un Touriste</i>, -Beyle, passant dans je ne sais quelle ville de -Bourgogne, a dit: «J'ai trouvé dans ma chambre un -volume de M. de Balzac, c'est <i>l'Abbé Biroteau</i> de -Tours. Que j'admire cet auteur! qu'il a bien su énumérer -les malheurs et petitesses de la province! Je -voudrais un style plus simple: mais, dans ce cas, -les provinciaux l'achèteraient-ils? Je suppose qu'il -fait ses romans en deux temps; d'abord raisonnablement, -puis il les habille en beau style néologique, -avec les <i>patiments</i> de l'âme, <i>il neige dans mon cœur</i>, -et autres belles choses.» De son côté, M. de Balzac -trouvait qu'il manquait quelque chose au style de -Beyle, et nous le trouvons aussi. Celui-ci dictait ou -griffonnait comme il causait; quand il voulait corriger -ou retoucher, il refaisait autrement, et recommençait -à tout hasard pour la seconde ou troisième fois, sans -mieux faire nécessairement que la première. Ce qu'il -n'avait pas saisi du premier mot, il ne l'atteignait pas, -il ne le réparait pas. Son style, en appuyant, n'éclaircit -pas sa pensée; il se faisait des idées singulières des -écrivains proprement dits: «Quand je me mets à -écrire, disait-il, je ne songe plus à mon <i>beau idéal</i> -littéraire; je suis assiégé par des idées que j'ai besoin -de noter. Je suppose que M. Villemain est assiégé par -des formes de phrases; et, ce qu'on appelle un poète, -M. Delille ou Racine, par des formes de vers. Corneille -était agité par des formes de réplique.» Enfin -il se donne bien de la peine pour s'expliquer une chose -très simple; il n'était pas de ceux à qui l'image arrive -dans la pensée, ou chez qui l'émotion lyrique, éloquente, -éclate et jaillit par places dans un développement -naturel et harmonieux. L'étude première n'avait -rien fait chez lui pour suppléer à ce défaut; il n'avait -pas eu de maître, ni ce professeur de rhétorique qu'il -est toujours bon d'avoir eu, dût-on s'insurger plus tard -contre lui. Il sentait bien, malgré la théorie qu'il -s'était faite, que quelque chose lui manquait. En -paraissant mépriser le style, il en était très préoccupé.</p> - -<p>En critiquant ainsi avec quelque franchise les romans -de Beyle, je suis loin de le blâmer de les avoir écrits. -S'il se peut faire encore des chefs-d'œuvre, ce n'est -qu'en osant derechef tenter la carrière, au risque de -s'exposer à rester en chemin par bien des œuvres incomplètes. -Beyle eut ce genre de courage. En 1825, il -y avait une école ultra critique et toute raisonneuse qui -posait ceci en principe: «Notre siècle <i>comprendra</i> les -chefs-d'œuvre, mais n'en <i>fera</i> pas. Il y a des époques -d'artistes, il en est d'autres qui ne produisent que des -gens d'esprit, d'infiniment d'esprit si vous voulez.» -Beyle répondait à cette théorie désespérante dans une -lettre insérée au <i>Globe</i> le 31 mars 1825:</p> - -<blockquote> -<p>«Pour être artiste après les La Harpe, il faut un courage de -fer. Il faut encore moins songer aux critiques qu'un jeune officier -de dragons, chargeant avec sa compagnie, ne songe à l'hôpital -et aux blessures. C'est le manque absolu de ce <i>courage</i> -qui cloue dans la médiocrité tous nos pauvres poètes. Il faut -écrire pour se faire plaisir à soi-même, écrire comme je vous -écris cette lettre; l'idée m'en est venue, et j'ai pris un morceau -de papier. C'est faute de <i>courage</i> que nous n'avons plus d'artistes. -Nierez-vous que Canova et Rossini ne soient de grands -artistes? Peu d'hommes ont plus méprisé les critiques. Vers -1785, il n'y avait peut-être pas un amateur à Rome qui ne trouvât -ridicules les ouvrages de Canova, etc.»</p> -</blockquote> - -<p>Toutes les fois que Beyle a eu une idée, il a donc pris -un morceau de papier, et il a écrit, sans s'inquiéter du -qu'en dira-t-on, et sans jamais mendier d'éloges: un -vrai galant homme en cela. Ses romans sont ce qu'ils -peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires; ils sont comme -sa critique, surtout à l'usage de ceux qui en font; ils -donnent des idées et ouvrent bien des voies. Entre -toutes ces pistes qui s'entre-croisent, peut-être l'homme -de talent dans le genre trouvera la sienne.</p> - -<p>Plusieurs écrivains dans ces derniers temps, et après -M. de Balzac, se sont occupés de Beyle, de sa vie, de son -caractère et de ses œuvres: M. Arnould Frémy, M. Paulin -Limayrac, M. Charles Monselet, ont parlé de lui tour -à tour; il y a à s'instruire sur son compte à leurs discussions -et à leurs spirituelles analyses; mais s'ils me -permettent de le dire, pour juger au net de cet esprit -assez compliqué et ne se rien exagérer dans aucun sens, -j'en reviendrai toujours de préférence, indépendamment -de mes propres impressions et souvenirs, à ce que m'en -diront ceux qui l'ont connu en ses bonnes années et à -ses origines, à ce qu'en dira M. Mérimée, M. Ampère, à -ce que m'en dirait Jacquemont s'il vivait, ceux en un -mot qui l'ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première.—Au -physique, et sans être petit, il eut de bonne -heure la taille forte et ramassée, le cou court et sanguin; -son visage plein s'encadrait de favoris et de cheveux -bruns frisés, artificiels vers la fin; le front était beau, -le nez retroussé et quelque peu à la kalmouck; la lèvre -inférieure avançait légèrement et s'annonçait pour moqueuse. -L'œil assez petit, mais très vif, sous une voûte -sourcilière prononcée, était fort joli dans le sourire. -Jeune, il avait eu un certain renom dans les bals de -la cour par la beauté de sa jambe, ce qu'on remarquait -alors. Il avait la main petite et fine, dont il était fier. Il -devint lourd et apoplectique dans ses dernières années, -mais il était fort soigneux de dissimuler, même à ses -amis, les indices de décadence. Il mourut subitement à -Paris, où il était en congé, le 23 mars 1842, âgé de cinquante-neuf -ans. En continuant littérairement avec -originalité et avec une sorte d'invention la postérité -française des Chamfort, des Rulhière, de ces hommes -d'esprit qu'il rappelle par plus d'un trait ou d'une malice, -Beyle avait au fond une droiture et une sûreté dans -les rapports intimes qu'il ne faut jamais oublier de reconnaître -quand on lui a dit d'ailleurs ses vérités.</p> - - -<div class="chapter"></div> -<div class="titre">DE L'AMOUR</div> -<h2 class="nobreak">LIVRE PREMIER</h2> - - - - -<h3 id="ch1">CHAPITRE PREMIER<br /> -De l'amour.</h3> - - -<p>Je cherche à me rendre compte de cette passion -dont tous les développements sincères ont un caractère -de beauté.</p> - -<p>Il y a quatre amours différents:</p> - -<p>1<sup>o</sup> L'amour-passion, celui de la Religieuse portugaise, -celui d'Héloïse pour Abélard, celui du capitaine de -Vésel, du gendarme de Cento<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Les amis de M. Beyle lui ont demandé souvent qui étaient -ce capitaine et ce gendarme; il répondait qu'il avait oublié leur -histoire. P. M.</p> -</div> -<p>2<sup>o</sup> L'amour-goût, celui qui régnait à Paris vers 1760, -et que l'on trouve dans les mémoires et romans de -cette époque, dans Crébillon, Lauzun, Duclos, Marmontel, -Chamfort, M<sup>me</sup> d'Épinay, etc., etc.</p> - -<p>C'est un tableau où, jusqu'aux ombres, tout doit être -couleur de rose, où il ne doit entrer rien de désagréable -sous aucun prétexte et sous peine de manquer -d'usage, de bon ton, de délicatesse, etc. Un homme -bien né sait d'avance tous les procédés qu'il doit avoir -et rencontrer dans les diverses phases de cet amour; -rien n'y étant passion et imprévu, il a souvent plus de -délicatesse que l'amour véritable, car il a toujours -beaucoup d'esprit; c'est une froide et jolie miniature -comparée à un tableau des Carraches; et, tandis que -l'amour-passion nous emporte au travers de tous nos -intérêts, l'amour-goût sait toujours s'y conformer. Il -est vrai que, si l'on ôte la vanité à ce pauvre amour, -il en reste bien peu de chose; une fois privé de -vanité, c'est un convalescent affaibli qui peut à peine -se traîner.</p> - -<p>3<sup>o</sup> L'amour physique.</p> - -<p>A la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne -qui fuit dans le bois. Tout le monde connaît l'amour -fondé sur ce genre de plaisir; quelque sec et malheureux -que soit le caractère, on commence par là à -seize ans.</p> - -<p>4<sup>o</sup> L'amour de vanité.</p> - -<p>L'immense majorité des hommes, surtout en France, -désire et a une femme à la mode, comme on a un joli -cheval, comme chose nécessaire au luxe d'un jeune -homme. La vanité plus ou moins flattée, plus ou -moins piquée, fait naître des transports. Quelquefois -il y a l'amour physique, et encore pas toujours; souvent -il n'y a pas même le plaisir physique. Une -duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois, -disait la duchesse de Chaulnes; et les habitués de la -cour de cet homme juste, le roi Louis de Hollande, -se rappellent encore avec gaieté une jolie femme de la -Haye qui ne pouvait se résoudre à ne pas trouver charmant -un homme qui était duc ou prince. Mais, fidèle -au principe monarchique, dès qu'un prince arrivait à -la cour, on renvoyait le duc: elle était comme la décoration -du corps diplomatique.</p> - -<p>Le cas le plus heureux de cette plate relation est -celui où le plaisir physique est augmenté par l'habitude. -Les souvenirs la font alors ressembler un peu à l'amour; -il y a la pique d'amour-propre et la tristesse quand -on est quitté; et, les idées de roman vous prenant à -la gorge, on croit être amoureux et mélancolique, car -la vanité aspire à se croire une grande passion. Ce -qu'il y a de sûr, c'est qu'à quelque genre d'amour que -l'on doive les plaisirs, dès qu'il y a exaltation de l'âme, -ils sont vifs et leur souvenir entraînant; et dans cette -passion, au contraire de la plupart des autres, le souvenir -de ce que l'on a perdu paraît toujours au-dessus -de ce qu'on peut attendre de l'avenir.</p> - -<p>Quelquefois, dans l'amour de vanité, l'habitude ou -le désespoir de trouver mieux produit une espèce -d'amitié, la moins aimable de toutes les espèces; elle -se vante de sa <i>sûreté</i>, etc.<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Dialogue connu de Pont de Veyle avec M<sup>me</sup> du Deffant, -au coin du feu.</p> -</div> -<p>Le plaisir physique, étant dans la nature, est connu -de tout le monde, mais n'a qu'un rang subordonné aux -yeux des âmes tendres et passionnées. Si elles ont des -ridicules dans le salon, si souvent les gens du monde, -par leurs intrigues, les rendent malheureuses, en -revanche elles connaissent des plaisirs à jamais inaccessibles -aux cœurs qui ne palpitent que pour la -vanité ou pour l'argent.</p> - -<p>Quelques femmes vertueuses et tendres n'ont presque -pas d'idée des plaisirs physiques; elles s'y sont -rarement exposées, si l'on peut parler ainsi, et même -alors les transports de l'amour-passion ont presque fait -oublier les plaisirs du corps.</p> - -<p>Il est des hommes victimes et instruments d'un -orgueil infernal, d'un orgueil à l'Alfieri. Ces gens, qui -peut-être sont cruels, parce que, comme Néron, ils -tremblent toujours, jugeant tous les hommes d'après -leur propre cœur, ces gens, dis-je, ne peuvent atteindre -au plaisir physique qu'autant qu'il est accompagné -de la plus grande jouissance d'orgueil possible, c'est-à-dire -qu'autant qu'ils exercent des cruautés sur la -compagne de leurs plaisirs. De là les horreurs de <i>Justine</i>. -Ces hommes ne trouvent pas à moins le sentiment -de la sûreté.</p> - -<p>Au reste, au lieu de distinguer quatre amours différents, -on peut fort bien admettre huit ou dix nuances. -Il y a peut-être autant de façons de sentir parmi les -hommes que de façons de voir; mais ces différences -dans la nomenclature ne changent rien aux raisonnements -qui suivent. Tous les amours qu'on peut voir -ici-bas naissent, vivent et meurent, ou s'élèvent à -l'immortalité, suivant les mêmes lois<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Ce livre est traduit librement d'un manuscrit italien de -M. Lisio Visconti, jeune homme de la plus haute distinction, -qui vient de mourir à Volterre, sa patrie. Le jour de sa mort -imprévue, il permit au traducteur de publier son essai sur -l'Amour, s'il trouvait moyen de le réduire à une forme honnête.</p> - -<div class="date">Castel Fiorentino, 10 juin 1819.</div></div> - - - -<h3 id="ch2">CHAPITRE II<br /> -De la naissance de l'amour.</h3> - - -<p>Voici ce qui se passe dans l'âme:</p> - -<p>1<sup>o</sup> L'admiration.</p> - -<p>2<sup>o</sup> On se dit: «Quel plaisir de lui donner des baisers, -d'en recevoir! etc.»</p> - -<p>3<sup>o</sup> L'espérance.</p> - -<p>On étudie les perfections; c'est à ce moment qu'une -femme devrait se rendre, pour le plus grand plaisir -physique possible. Même chez les femmes les plus -réservées, les yeux rougissent au moment de l'espérance; -la passion est si forte, le plaisir si vif, qu'il se -trahit par des signes frappants.</p> - -<p>4<sup>o</sup> L'amour est né.</p> - -<p>Aimer, c'est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir -par tous les sens, et d'aussi près que possible, un objet -aimable et qui nous aime.</p> - -<p>5<sup>o</sup> La première cristallisation<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a> commence.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Voir, pour plus ample explication de ce mot, le <i>Rameau -de Salzbourg</i> (fragment inédit), à la fin du volume.</p> -</div> -<p>On se plaît à orner de mille perfections une femme -de l'amour de laquelle on est sûr; on se détaille tout -son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se -réduit à s'exagérer une propriété superbe, qui vient de -nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la -possession de laquelle on est assuré.</p> - -<p>Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre -heures, et voici ce que vous trouverez.</p> - -<p>Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les -profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre -effeuillé par l'hiver; deux ou trois mois après, on -le retire couvert de cristallisations brillantes: les plus -petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que -la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de -diamants mobiles et éblouissants; on ne peut plus -reconnaître le rameau primitif.</p> - -<p>Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de -l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte -que l'objet aimé a de nouvelles perfections.</p> - -<p>Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers -à Gênes, sur le bord de la mer, durant les jours -brûlants de l'été: quel plaisir de goûter cette fraîcheur -avec elle!</p> - -<p>Un de vos amis se casse le bras à la chasse: quelle -douceur de recevoir les soins d'une femme qu'on aime! -Être toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant -ferait presque bénir la douleur; et vous partez du bras -cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique -bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser -à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime.</p> - -<p>Ce phénomène, que je me permets d'appeler la <i>cristallisation</i>, -vient de la nature qui nous commande -d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, -du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections -de l'objet aimé, et de l'idée: elle est à moi. -Le sauvage n'a pas le temps d'aller au delà du premier -pas. Il a du plaisir, mais l'activité de son cerveau est -employée à suivre le daim qui fuit dans la forêt, et avec -la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite, -sous peine de tomber sous la hache de son ennemi.</p> - -<p>A l'autre extrémité de la civilisation, je ne doute pas -qu'une femme tendre n'arrive à ce point, de ne trouver -le plaisir physique qu'auprès de l'homme qu'elle aime<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>. -C'est le contraire du sauvage. Mais, parmi les nations -civilisées, la femme a du loisir, et le sauvage est si près -de ses affaires, qu'il est obligé de traiter sa femelle -comme une bête de somme. Si les femelles de beaucoup -d'animaux sont plus heureuses, c'est que la subsistance -des mâles est plus assurée.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Si cette particularité ne se présente pas chez l'homme, c'est -qu'il n'a pas la pudeur à sacrifier pour un instant.</p> -</div> -<p>Mais quittons les forêts pour revenir à Paris. Un -homme passionné voit toutes les perfections dans ce -qu'il aime; cependant l'attention peut encore être distraite, -car l'âme se rassasie de tout ce qui est uniforme, -même du bonheur parfait<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Ce qui veut dire que la même nuance d'existence ne donne -qu'un instant de bonheur parfait; mais la manière d'être d'un -homme passionné change dix fois par jour.</p> -</div> -<p>Voici ce qui survient pour fixer l'attention:</p> - -<p>6<sup>o</sup> Le doute naît.</p> - -<p>Après que dix ou douze regards, ou toute autre série -d'actions qui peuvent durer un moment comme plusieurs -jours, ont d'abord donné et ensuite confirmé les -espérances, l'amant, revenu de son premier étonnement, -et s'étant accoutumé à son bonheur, ou guidé par la -théorie qui, toujours basée sur les cas les plus fréquents, -ne doit s'occuper que des femmes faciles, l'amant, dis-je, -demande des assurances plus positives et veut pousser -son bonheur.</p> - -<p>On lui oppose de l'indifférence<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>, de la froideur ou -même de la colère, s'il montre trop d'assurance; en -France, une nuance d'ironie qui semble dire: «Vous -vous croyez plus avancé que vous ne l'êtes.» Une femme -se conduit ainsi, soit qu'elle se réveille d'un moment -d'ivresse et obéisse à la pudeur, qu'elle tremble d'avoir -enfreinte, soit simplement par prudence ou par coquetterie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Ce que les romans du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle appelaient le <i>coup de -foudre</i>, qui décide du destin du héros et de sa maîtresse, est un -mouvement de l'âme qui, pour avoir été gâté par un nombre -infini de barbouilleurs, n'en existe pas moins dans la nature; -il provient de l'impossibilité de cette manœuvre défensive. La -femme qui aime trouve trop de bonheur dans le sentiment -qu'elle éprouve pour pouvoir réussir à feindre; ennuyée de la -prudence, elle néglige toute précaution et se livre en aveugle -au bonheur d'aimer. La défiance rend le coup de foudre impossible.</p> -</div> -<p>L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait; -il devient sévère sur les raisons d'espérer qu'il -a cru voir.</p> - -<p>Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, <i>il -les trouve anéantis</i>. La crainte d'un affreux malheur le -saisit, et avec elle l'attention profonde.</p> - -<p>7<sup>o</sup> Seconde cristallisation.</p> - -<p>Alors commence la seconde cristallisation produisant -pour diamants des confirmations à cette idée:</p> - -<p>Elle m'aime.</p> - -<p>A chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance -des doutes, après un moment de malheur affreux, -l'amant se dit: Oui, elle m'aime; et la cristallisation -se tourne à découvrir de nouveaux charmes; puis le -doute à l'œil hagard s'empare de lui, et l'arrête en sursaut. -Sa poitrine oublie de respirer; il se dit: Mais -est-ce qu'elle m'aime? Au milieu de ces alternatives -déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement: -Elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au -monde peut me donner.</p> - -<p>C'est l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin sur -l'extrême bord d'un précipice affreux, et touchant de -l'autre main le bonheur parfait, qui donne tant de -supériorité à la seconde cristallisation sur la première.</p> - -<p>L'amant erre sans cesse entre ces trois idées:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Elle a toutes les perfections;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Elle m'aime;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Comment faire pour obtenir d'elle la plus grande -preuve d'amour possible?</p> - -<p>Le moment le plus déchirant de l'amour jeune encore -est celui où il s'aperçoit qu'il a fait un faux raisonnement -et qu'il faut détruire tout un pan de cristallisation.</p> - -<p>On entre en doute de la cristallisation elle-même.</p> - - - - -<h3 id="ch3">CHAPITRE III<br /> -De l'espérance.</h3> - - -<p>Il suffit d'un très petit degré d'espérance pour causer -la naissance de l'amour.</p> - -<p>L'espérance peut ensuite manquer au bout de deux -ou trois jours, l'amour n'en est pas moins né.</p> - -<p>Avec un caractère décidé, téméraire, impétueux, et -une imagination développée par les malheurs de la vie,</p> - -<p>Le degré d'espérance peut être plus petit.</p> - -<p>Elle peut cesser plus tôt, sans tuer l'amour.</p> - -<p>Si l'amant a eu des malheurs, s'il a le caractère tendre -et pensif, s'il désespère des autres femmes, s'il a -une admiration vive pour celle dont il s'agit, aucun -plaisir ordinaire ne pourra le distraire de la seconde -cristallisation. Il aimera mieux rêver à la chance la -plus incertaine de lui plaire un jour que recevoir d'une -femme vulgaire tout ce qu'elle peut accorder.</p> - -<p>Il aurait besoin qu'à cette époque, et non plus tard, -notez bien, la femme qu'il aime tuât l'espérance d'une -manière atroce, et le comblât de ces mépris publics -qui ne permettent plus de revoir les gens.</p> - -<p>La naissance de l'amour admet de beaucoup plus -longs délais entre toutes ces époques.</p> - -<p>Elle exige beaucoup plus d'espérance, et une espérance -beaucoup plus soutenue, chez les gens froids, -flegmatiques, prudents. Il en est de même des gens âgés.</p> - -<p>Ce qui assure la durée de l'amour, c'est la seconde -cristallisation, pendant laquelle on voit à chaque instant -qu'il s'agit d'être aimé ou de mourir. Comment, -après cette conviction de toutes les minutes, tournée -en habitude par plusieurs mois d'amour, pouvoir seulement -soutenir la pensée de cesser d'aimer? Plus un -caractère est fort, moins il est sujet à l'inconstance.</p> - -<p>Cette seconde cristallisation manque presque tout à -fait dans les amours inspirées par les femmes qui se -rendent trop vite.</p> - -<p>Dès que les cristallisations ont opéré, surtout la -seconde, qui de beaucoup est la plus forte, les yeux -indifférents ne reconnaissent plus la branche d'arbre:</p> - -<p>Car, 1<sup>o</sup> elle est ornée de perfections ou de diamants -qu'ils ne voient pas;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Elle est ornée de perfections qui n'en sont pas pour -eux.</p> - -<p>La perfection de certains charmes dont lui parle un -ancien ami de sa belle, et une certaine nuance de vivacité -aperçue dans ses yeux, sont un diamant de la cristallisation<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a> -de Del Rosso. Ces idées aperçues dans une -soirée le font rêver toute une nuit.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> J'ai appelé cet essai un livre d'idéologie. Mon but a été -d'indiquer que, quoiqu'il s'appelât l'<i>Amour</i>, ce n'était pas un -roman, et que surtout il n'était pas amusant comme un roman. -Je demande pardon aux philosophes d'avoir pris le mot <i>idéologie</i>: -mon intention n'est certainement pas d'usurper un titre -qui serait le droit d'un autre. Si l'idéologie est une description -détaillée des idées et de toutes les parties qui peuvent les composer, -le présent livre est une description détaillée et minutieuse -de tous les sentiments qui composent la passion nommée -l'<i>amour</i>. Ensuite je tire quelques conséquences de cette description, -par exemple, la manière de guérir l'amour. Je ne connais -pas de mot pour dire, en grec, discours sur les sentiments, -comme idéologie indique discours sur les idées. J'aurais pu me -faire inventer un mot par quelqu'un de mes amis savants, mais -je suis déjà assez contrarié d'avoir dû adopter le mot nouveau -de <i>cristallisation</i>, et il est fort possible que si cet essai trouve -des lecteurs, ils ne me passent pas ce mot nouveau. J'avoue -qu'il y aurait eu du talent littéraire à l'éviter; je m'y suis -essayé, mais sans succès. Sans ce mot, qui suivant moi exprime -le principal phénomène de cette folie nommée amour, <i>folie</i> -cependant qui procure à l'homme les plus grands plaisirs qu'il -soit donné aux êtres de son espèce de goûter sur la terre, sans -l'emploi de ce mot qu'il fallait sans cesse remplacer par une -périphrase fort longue, la description que je donne de ce qui se -passe dans la tête et dans le cœur de l'homme amoureux devenait -obscure, lourde, ennuyeuse, même pour moi qui suis l'auteur: -qu'aurait-ce été pour le lecteur?</p> - -<p>J'engage donc le lecteur qui se sentira trop choqué par ce -mot de <i>cristallisation</i> à fermer le livre. Il n'entre pas dans mes -vœux, et sans doute fort heureusement pour moi, d'avoir -beaucoup de lecteurs. Il me serait doux de plaire beaucoup à -trente ou quarante personnes de Paris que je ne verrai jamais, -mais que j'aime à la folie, sans les connaître. Par exemple, -quelque jeune M<sup>me</sup> Roland, lisant en cachette quelque volume -qu'elle cache bien vite, au moindre bruit, dans les tiroirs de -l'établi de son père, lequel est graveur de boîtes de montre. -Une âme comme celle de M<sup>me</sup> Roland me pardonnera, je l'espère, -non seulement le mot de <i>cristallisation</i> employé pour -exprimer cet acte de folie, qui nous fait apercevoir toutes les -beautés, tous les genres de perfection dans la femme que nous -commençons à aimer, mais encore plusieurs ellipses trop hardies. -Il n'y a qu'à prendre un crayon et écrire entre les lignes -les cinq ou six mots qui manquent.</p> -</div> -<p>Une repartie imprévue qui me fait voir plus clairement -une âme tendre, généreuse, ardente, ou, comme -dit le vulgaire, <i>romanesque</i><a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>, et mettant au-dessus du -bonheur des rois le simple plaisir de se promener seule -avec son amant à minuit, dans un bois écarté, me donne -aussi à rêver toute une nuit<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Toutes ses actions eurent d'abord à mes yeux cet air -céleste qui sur le champ fait d'un homme un être à part, le -différencie de tous les autres. Je croyais lire dans ses yeux -cette soif d'un bonheur plus sublime, cette mélancolie non -avouée qui aspire à quelque chose de mieux que ce que nous -trouvons ici-bas, et qui, dans toutes les situations où la fortune -et les révolutions peuvent placer une âme romanesque,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">… Still prompts the celestial sight,</div> -<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">For which we wish to live or dare to die.</div> -</div> - -<div class="attr">(<span lang="it" xml:lang="it">Ultima lettera di Bianca a sua madre. -Forlì</span>, 1817.)</div></div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> C'est pour <i>abréger</i> et pouvoir peindre l'intérieur des âmes -que l'auteur rapporte, en employant la formule du <i>je</i>, plusieurs -sensations qui lui sont étrangères; il n'avait rien de personnel -qui méritât d'être cité.</p> -</div> -<p>Il dira que ma maîtresse est une prude; je dirai que -la sienne est une <i>fille</i>.</p> - - - - -<h3 id="ch4">CHAPITRE IV</h3> - - -<p>Dans une âme parfaitement indifférente—une jeune -fille habitant un château isolé au fond d'une campagne,—le -plus petit étonnement peut amener une petite -admiration, et, s'il survient la plus légère espérance, -elle fait naître l'amour et la cristallisation.</p> - -<p>Dans ce cas, l'amour plaît d'abord comme amusant.</p> - -<p>L'étonnement et l'espérance sont puissamment secondés -par le besoin d'amour et la mélancolie que l'on a -à seize ans. On sait assez que l'inquiétude de cet âge -est une soif d'aimer, et le propre de la soif est de n'être -pas excessivement difficile sur la nature du breuvage -que le hasard lui présente.</p> - -<p>Récapitulons les sept époques de l'amour; ce sont:</p> - -<p>1<sup>o</sup> L'admiration;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Quel plaisir, etc.;</p> - -<p>3<sup>o</sup> L'espérance;</p> - -<p>4<sup>o</sup> L'amour est né;</p> - -<p>5<sup>o</sup> Première cristallisation;</p> - -<p>6<sup>o</sup> Le doute paraît;</p> - -<p>7<sup>o</sup> Seconde cristallisation.</p> - -<p>Il peut s'écouler un an entre le n<sup>o</sup> 1 et le n<sup>o</sup> 2.</p> - -<p>Un mois entre le n<sup>o</sup> 2 et le n<sup>o</sup> 3; si l'espérance ne se -hâte pas de venir, l'on renonce insensiblement au n<sup>o</sup> 2 -comme donnant du malheur.</p> - -<p>Un clin d'œil entre le n<sup>o</sup> 3 et le n<sup>o</sup> 4.</p> - -<p>Il n'y a pas d'intervalle entre le n<sup>o</sup> 4 et le n<sup>o</sup> 5. Ils ne -sauraient être séparés que par l'intimité.</p> - -<p>Il peut s'écouler quelques jours, suivant le degré -d'impétuosité et les habitudes de hardiesse du caractère, -entre les n<sup>os</sup> 5 et 6, et il n'y a pas d'intervalle -entre le 6 et le 7.</p> - - - - -<h3 id="ch5">CHAPITRE V</h3> - - -<p>L'homme n'est pas libre de ne pas faire ce qui lui -fait plus de plaisir que toutes les autres actions possibles<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> La bonne éducation, à l'égard des crimes, est de donner -des remords qui, prévus, mettent un poids dans la balance.</p> -</div> -<p>L'amour est comme la fièvre, il naît et s'éteint sans -que la volonté y ait la moindre part. Voilà une des -principales différences de l'amour-goût et de l'amour-passion, -et l'on ne peut s'applaudir des belles qualités -de ce qu'on aime que comme d'un hasard heureux.</p> - -<p>Enfin, l'amour est de tous les âges: voyez la passion -de M<sup>me</sup> Du Deffant pour le peu gracieux Horace Walpole. -L'on se souvient peut-être encore à Paris d'un -exemple plus récent et surtout plus aimable.</p> - -<p>Je n'admets en preuve des grandes passions que -celles de leurs conséquences qui sont ridicules: par -exemple, la timidité, preuve de l'amour; je ne parle -pas de la mauvaise honte au sortir du collège.</p> - - - - -<h3 id="ch6">CHAPITRE VI<br /> -Le rameau de Salzbourg.</h3> - - -<p>La cristallisation ne cesse presque jamais en amour. -Voici son histoire: tant qu'on n'est pas bien avec ce -qu'on aime, il y a la cristallisation à <i>solution imaginaire</i>; -ce n'est que par l'imagination que vous êtes -sûr que telle perfection existe chez la femme que vous -aimez. Après l'intimité, les craintes sans cesse renaissantes -sont apaisées par des solutions plus réelles. -Ainsi, le bonheur n'est jamais uniforme que dans sa -source. Chaque jour a une fleur différente.</p> - -<p>Si la femme aimée cède à la passion qu'elle ressent -et tombe dans la faute énorme de tuer la crainte par -la vivacité de ses transports<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>, la cristallisation cesse un -instant; mais, quand l'amour perd de sa vivacité, c'est-à-dire -de ses craintes, il acquiert le charme d'un entier -abandon, d'une confiance sans bornes, une douce habitude -vient émousser toutes les peines de la vie et donner -aux jouissances un autre genre d'intérêt.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Diane de Poitiers, dans la <i>Princesse de Clèves</i>.</p> -</div> -<p>Êtes-vous quitté, la cristallisation recommence; et -chaque acte d'admiration, la vue de chaque bonheur -qu'elle peut vous donner et auquel vous ne songiez -plus, se termine par cette réflexion déchirante: «Ce -bonheur si charmant, je ne le reverrai <i>jamais!</i> et c'est -par ma faute que je le perds!» Que si vous cherchez -le bonheur dans des sensations d'un autre genre, votre -cœur se refuse à les sentir. Votre imagination vous -peint bien la position physique, elle vous met bien sur -un cheval rapide à la chasse, dans les bois du Devonshire<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>; -mais vous voyez, vous sentez évidemment que -vous n'y auriez aucun plaisir. Voilà l'erreur d'optique qui -produit le coup de pistolet.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Car, si vous pouviez vous imaginer là un bonheur, la cristallisation -aurait déféré à votre maîtresse le privilège exclusif -de vous donner ce bonheur.</p> -</div> -<p>Le jeu a aussi sa cristallisation provoquée par l'emploi -à faire de la somme que vous allez gagner.</p> - -<p>Les jeux de la cour, si regrettés par les nobles, sous -le nom de légitimité, n'étaient si attachants que par -la cristallisation qu'ils provoquaient. Il n'y avait pas -de courtisan qui ne rêvât la fortune rapide d'un Luynes -ou d'un Lauzun, et de femme aimable qui ne vît en -perspective le duché de madame de Polignac. Aucun -gouvernement raisonnable ne peut redonner cette cristallisation. -Rien n'est anti-imagination comme le gouvernement -des États-Unis d'Amérique. Nous avons vu -que leurs voisins les sauvages ne connaissent presque -pas la cristallisation. Les Romains n'en avaient guère -d'idée et ne la trouvaient que par l'amour physique.</p> - -<p>La haine a sa cristallisation; dès qu'on peut espérer -de se venger, on recommence de haïr.</p> - -<p>Si toute croyance où il y a de l'<i>absurde</i> ou du <i>non-démontré</i> -tend toujours à mettre à la tête du parti les -gens les plus absurdes, c'est encore un des effets de la -<i>cristallisation</i>. Il y a cristallisation même en mathématiques -(voyez les newtoniens en 1740) dans les têtes -qui ne peuvent pas à tout moment se rendre présentes -toutes les parties de la démonstration de ce qu'elles -croient.</p> - -<p>Voyez en preuve la destinée des grands philosophes -allemands, dont l'immortalité, tant de fois proclamée, -ne peut jamais aller au delà de trente ou quarante ans.</p> - -<p>C'est parce qu'on ne peut se rendre compte du -<i>pourquoi</i> de ses sentiments que l'homme le plus sage -est fanatique en musique.</p> - -<p>On ne peut pas à volonté se prouver qu'on a raison -contre tel contradicteur.</p> - - - - -<h3 id="ch7">CHAPITRE VII<br /> -Des différences entre la naissance de l'amour -dans les deux sexes.</h3> - - -<p>Les femmes s'attachent par les faveurs. Comme les -dix-neuf vingtièmes de leurs rêveries habituelles sont -relatives à l'amour, après l'intimité, ces rêveries se -groupent autour d'un seul objet: elles se mettent à justifier -une démarche si extraordinaire, si décisive, si -contraire à toutes les habitudes de pudeur. Ce travail -n'existe pas chez les hommes; ensuite l'imagination -des femmes détaille à loisir des instants si délicieux.</p> - -<p>Comme l'amour fait douter des choses les plus -démontrées, cette femme qui, avant l'intimité, était si -sûre que son amant est un homme au-dessus du vulgaire, -aussitôt qu'elle croit n'avoir plus rien à lui refuser, -tremble qu'il n'ait cherché qu'à mettre une femme -de plus sur sa liste.</p> - -<p>Alors seulement paraît la seconde cristallisation, qui, -parce que la crainte l'accompagne, est de beaucoup la -plus forte<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> Cette seconde cristallisation manque chez les femmes -faciles, qui sont bien loin de toutes ces idées romanesques.</p> -</div> -<p>Une femme croit de reine s'être faite esclave. Cet -état de l'âme et de l'esprit est aidé par l'ivresse nerveuse -que font naître des plaisirs d'autant plus sensibles -qu'ils sont plus rares. Enfin une femme, devant -son métier à broder, ouvrage insipide et qui n'occupe -que les mains, songe à son amant, tandis que celui-ci, -galopant dans la plaine avec son escadron, est mis aux -arrêts s'il fait faire un faux mouvement.</p> - -<p>Je croirais donc que la seconde cristallisation est -beaucoup plus forte chez les femmes parce que la -crainte est plus vive, la vanité, l'honneur sont compromis, -du moins les distractions sont-elles plus difficiles.</p> - -<p>Une femme ne peut être guidée par l'habitude d'être -raisonnable, que moi, homme, je contracte forcément -à mon bureau, en travaillant six heures tous les jours, -à des choses froides et raisonnables. Même hors de -l'amour, elles ont du penchant à se livrer à leur imagination -et de l'exaltation habituelle; la disparition des -défauts de l'objet aimé doit donc être plus rapide.</p> - -<p>Les femmes préfèrent les émotions à la raison, c'est -tout simple: comme en vertu de nos plats usages, elles -ne sont chargées d'aucune affaire dans la famille, <i>la -raison ne leur est jamais utile</i>, elles ne l'éprouvent -jamais bonne à quelque chose.</p> - -<p>Elle leur est, au contraire, <i>toujours nuisible</i>, car -elle ne leur apparaît que pour les gronder d'avoir eu -du plaisir hier, ou pour leur commander de n'en plus -avoir demain.</p> - -<p>Donnez à régler à votre femme vos affaires avec les -fermiers de deux de vos terres, je parie que les registres -seront mieux tenus que par vous, et alors, triste -despote, vous aurez au moins le <i>droit</i> de vous plaindre, -puisque vous n'avez pas le talent de vous faire -aimer. Dès que les femmes entreprennent des raisonnements -généraux, elles font de l'amour sans s'en apercevoir. -Dans les choses de détail, elles se piquent -d'être plus sévères et plus exactes que les hommes. -La moitié du petit commerce est confié aux femmes, -qui s'en acquittent mieux que leurs maris. C'est une -maxime connue que, si l'on parle d'affaires avec elles, on -ne saurait avoir trop de gravité.</p> - -<p>C'est qu'elles sont toujours et partout avides d'émotion: -voyez les plaisirs de l'enterrement en Écosse.</p> - - - - -<h3 id="ch8">CHAPITRE VIII</h3> - -<blockquote class="exergue"> -<p lang="en" xml:lang="en">This was her favoured fairy -realm, and here she erected her -aerial palaces.</p> - -<div class="attr"><span class="sc" lang="en" xml:lang="en">Bride of Lammermoor</span>, I, 70.</div> -</blockquote> - -<p>Une jeune fille de dix-huit ans n'a pas assez de cristallisation -en son pouvoir, forme des désirs trop bornés -par le peu d'expérience qu'elle a des choses de la vie, -pour être en état d'aimer avec autant de passion qu'une -femme de vingt-huit.</p> - -<p>Ce soir j'exposais cette doctrine à une femme d'esprit -qui prétend le contraire. «L'imagination d'une -jeune fille n'étant glacée par aucune expérience désagréable, -et le feu de la première jeunesse se trouvant -dans toute sa force, il est possible qu'à propos d'un -homme quelconque elle se crée une image ravissante. -Toutes les fois qu'elle rencontrera son amant, elle jouira -non de ce qu'il est en effet, mais de cette image délicieuse -qu'elle se sera créée.</p> - -<p>«Plus tard, détrompée de cet amant et de tous les -hommes, l'expérience de la triste réalité a diminué chez -elle le pouvoir de la cristallisation, la méfiance a coupé -les ailes à l'imagination. A propos de quelque homme -que ce soit, fût-il un prodige, elle ne pourra plus se -former une image aussi entraînante; elle ne pourra donc -plus aimer avec le même feu que dans la première jeunesse. -Et comme en amour on ne jouit que de l'illusion -qu'on se fait, jamais l'image qu'elle pourra se créer -à vingt-huit ans n'aura le brillant et le sublime de celle -sur laquelle était fondé le premier amour à seize, et le -second amour semblera toujours d'une espèce dégénérée.—Non, -madame, la présence de la méfiance, qui -n'existait pas à seize ans, est évidemment ce qui doit -donner une couleur différente à ce second amour. Dans -la première jeunesse, l'amour est comme un fleuve -immense qui entraîne tout dans son cours, et auquel on -sent qu'on ne saurait résister. Or, une âme tendre -se connaît à vingt-huit ans; elle sait que si pour elle il -est encore du bonheur dans la vie, c'est à l'amour qu'il -faut le demander; il s'établit dans ce pauvre cœur -agité une lutte terrible entre l'amour et la méfiance. -La cristallisation avance lentement; mais celle qui sort -victorieuse de cette épreuve terrible, où l'âme exécute -tous ses mouvements à la vue continue du plus affreux -danger, est mille fois plus brillante et plus solide que -la cristallisation de seize ans, où, par le privilège de -l'âge, tout était gaieté et bonheur.</p> - -<p>«Donc l'amour doit être moins gai et plus passionné<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Épicure disait que le discernement est nécessaire à la possession -du plaisir.</p> -</div> -<p>Cette conversation (Bologne, 9 mars 1820), qui contredit -un point qui me semblait si clair, me fait penser -de plus en plus qu'un homme ne peut presque rien -dire de sensé sur ce qui se passe au fond du cœur d'une -femme tendre; quant à une coquette, c'est différent: -nous avons aussi des sens et de la vanité.</p> - -<p>La dissemblance entre la naissance de l'amour chez -les deux sexes doit provenir de la nature de l'espérance, -qui n'est pas la même. L'un attaque et l'autre défend; -l'un demande et l'autre refuse; l'un est hardi, l'autre -très timide.</p> - -<p>L'homme se dit: «Pourrai-je lui plaire? voudra-t-elle -m'aimer?»</p> - -<p>La femme: «N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il -m'aime? est-ce un caractère solide? peut-il se répondre -à soi-même de la durée de ses sentiments?» C'est -ainsi que beaucoup de femmes regardent et traitent -comme un enfant un jeune homme de vingt-trois ans; -s'il a fait six campagnes, tout change pour lui, c'est un -jeune héros.</p> - -<p>Chez l'homme, l'espoir dépend simplement des -actions de ce qu'il aime; rien de plus aisé à interpréter. -Chez les femmes, l'espérance doit être fondée sur des considérations -morales très difficiles à bien apprécier. La -plupart des hommes sollicitent une preuve d'amour -qu'ils regardent comme dissipant tous les doutes; les -femmes ne sont pas assez heureuses pour pouvoir trouver -une telle preuve; et il y a ce malheur dans la vie, -que ce qui fait la sécurité et le bonheur de l'un des -amants fait le danger et presque l'humiliation de -l'autre.</p> - -<p>En amour, les hommes courent le hasard du tourment -secret de l'âme, les femmes s'exposent aux plaisanteries -du public; elles sont plus timides, et d'ailleurs -l'opinion est beaucoup plus pour elles, car <i>Sois considérée, -il le faut</i><a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> On se rappelle la maxime de Beaumarchais: «La nature -dit à la femme: Sois belle si tu peux, sage si tu veux, mais -sois considérée, il le faut.» Sans considération, en France, -point d'admiration, partant point d'amour.</p> -</div> -<p>Elles n'ont pas un moyen sûr de subjuguer l'opinion -en exposant un instant leur vie.</p> - -<p>Les femmes doivent donc être beaucoup plus méfiantes. -En vertu de leurs habitudes, tous les mouvements -intellectuels qui forment les époques de la naissance -de l'amour sont chez elles plus doux, plus timides, -plus lents, moins décidés; il y a donc plus de dispositions -à la constance; elles doivent se désister moins -facilement d'une cristallisation commencée.</p> - -<p>Une femme, en voyant son amant, réfléchit avec -rapidité ou se livre au bonheur d'aimer, bonheur dont -elle est tirée désagréablement s'il fait la moindre attaque, -car il faut quitter tous les plaisirs pour courir -aux armes.</p> - -<p>Le rôle de l'amant est plus simple, il regarde les -yeux de ce qu'il aime: un seul sourire peut le mettre -au comble du bonheur, et il cherche sans cesse à l'obtenir<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. -Un homme est humilié de la longueur du siège; -elle fait au contraire la gloire d'une femme.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Quando leggemmo il disiato riso</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Esser baciato da cotanto amante,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Costui che mai da me non fia diviso,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">La bocca mi bacció tutto tremante.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">Dante</span>, <i lang="it" xml:lang="it">Inf.</i>, cant. <small>V</small>.</div></div> -<p>Une femme est capable d'aimer, et, dans un an entier, -de ne dire que dix ou douze mots à l'homme qu'elle -préfère. Elle tient note au fond de son cœur du nombre -de fois qu'elle l'a vu; elle est allée deux fois avec lui -au spectacle, deux fois elle s'est trouvée à dîner avec -lui, il l'a saluée trois fois à la promenade.</p> - -<p>Un soir, à un petit jeu, il lui a baisé la main; on -remarque que depuis elle ne permet plus, sous aucun -prétexte et même au risque de paraître singulière, qu'on -lui baise la main.</p> - -<p>Dans un homme, on appellerait cette conduite de -l'amour féminin, nous disait Léonore.</p> - - - - -<h3 id="ch9">CHAPITRE IX</h3> - - -<p>Je fais tous les efforts possibles pour être <i>sec</i>. Je -veux imposer silence à mon cœur, qui croit avoir beaucoup -à dire. Je tremble toujours de n'avoir écrit qu'un -soupir, quand je crois avoir noté une vérité.</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch10">CHAPITRE X</h3> - - -<p>Pour preuve de la cristallisation, je me contenterai -de rappeler l'anecdote suivante<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> Empoli, juin 1819.</p> -</div> -<p>Une jeune personne entend dire qu'Édouard, son -parent, qui va revenir de l'armée, est un jeune homme -de la plus grande distinction; on lui assure qu'elle en -est aimée sur sa réputation; mais il voudra probablement -la voir avant de se déclarer et de la demander à -ses parents. Elle aperçoit un jeune étranger à l'église, -elle l'entend appeler Édouard, elle ne pense plus qu'à -lui, elle l'aime. Huit jours après, arrive le véritable -Édouard; ce n'est pas celui de l'église, elle pâlit, et -sera pour toujours malheureuse si on la force à -l'épouser.</p> - -<p>Voilà ce que les pauvres d'esprit appellent une des -déraisons de l'amour.</p> - -<p>Un homme généreux comble une jeune fille malheureuse -des bienfaits les plus délicats; on ne peut pas -avoir plus de vertus, et l'amour allait naître, mais il -porte un chapeau mal retapé, et elle le voit monter à -cheval d'une manière gauche; la jeune fille s'avoue en -soupirant qu'elle ne peut répondre aux empressements -qu'il lui témoigne.</p> - -<p>Un homme fait la cour à la femme du monde la plus -honnête, elle apprend que ce monsieur a eu des malheurs -physiques et ridicules: il lui devient insupportable. -Cependant elle n'avait nul dessein de se jamais -donner à lui, et ces malheurs secrets ne nuisent en rien -à son esprit et à son amabilité. C'est tout simplement -que la cristallisation est rendue impossible.</p> - -<p>Pour qu'un être humain puisse s'occuper avec délices -à diviniser un objet aimable, qu'il soit pris dans la -forêt des Ardennes ou au bal de Coulon, il faut d'abord -qu'il lui semble parfait, non pas sous tous les rapports -possibles, mais sous tous les rapports qu'il voit actuellement; -il ne lui semblera parfait à tous égards qu'après -plusieurs jours de la seconde cristallisation. C'est tout -simple, il suffit alors d'avoir l'idée d'une perfection pour -la voir dans ce qu'on aime.</p> - -<p>On voit en quoi la <i>beauté</i> est nécessaire à la naissance -de l'amour. Il faut que la laideur ne fasse pas -obstacle. L'amant arrive bientôt à trouver belle sa -maîtresse telle qu'elle est, sans songer à la <i>vraie beauté</i>.</p> - -<p>Les traits qui forment la vraie beauté lui promettraient, -s'il les voyait, et si j'ose m'exprimer ainsi, une -quantité de bonheur que j'exprimerai par le nombre un, -et les traits de sa maîtresse, tels qu'ils sont, lui promettent -mille unités de bonheur.</p> - -<p>Avant la naissance de l'amour, la beauté est nécessaire -comme <i>enseigne</i>; elle prédispose à cette passion -par les louanges qu'on entend donner à ce qu'on -aimera. Une admiration très vive rend la plus petite -espérance décisive.</p> - -<p>Dans l'amour-goût, et peut-être dans les premières -cinq minutes de l'amour-passion, une femme, en prenant -un amant, tient plus de compte de la manière dont -les autres femmes voient cet homme, que de la manière -dont elle le voit elle-même.</p> - -<p>De là les succès des princes et des officiers<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> <span lang="en" xml:lang="en">Those who remarked in the countenance of this young -here a dissolute audacity mingled with extreme haughtiness and -indifference to the feelings of others, could not yet deny to his -countenance that sort of comeliness which belongs to an open -set of features, well formed by nature, modelled by art to the -usual rules of courtesy, yet so far frank and honest, that they -seemed as if they disclaimed to conceal the natural working of -the soul. Such an expression if often mistaken for <i>manly frankness</i>, -when in truth it arises from the reckless indifference of -a libertine disposition, conscious of <i>superiority of birth</i>, of -<i>wealth</i>, or of some other adventitious advantage totally unconnected -with personal merit.</span></p> - -<div class="attr"><i>Ivanhoe</i>, tome I, p. 145.</div></div> -<p>Les jolies femmes de la cour du vieux Louis XIV -étaient amoureuses de ce prince.</p> - -<p>Il faut bien se garder de présenter des facilités à -l'espérance avant d'être sûr qu'il y a de l'admiration. -On ferait naître la fadeur, qui rend à jamais l'amour -impossible, ou du moins que l'on ne peut guérir que -par la pique d'amour-propre.</p> - -<p>On ne sympathise pas avec le <i>niais</i>, ni avec le sourire -à tout venant; de là, dans le monde, la nécessité -d'un vernis de rouerie; c'est la noblesse des manières. -On ne cueille pas même le <i>rire</i> sur une plante trop -avilie. En amour, notre vanité dédaigne une victoire -trop facile; et, dans tous les genres, l'homme n'est pas -sujet à s'exagérer le prix de ce qu'on lui offre.</p> - - - - -<h3 id="ch11">CHAPITRE XI</h3> - - -<p>Une fois la cristallisation commencée, l'on jouit avec -délices de chaque nouvelle beauté que l'on découvre -dans ce qu'on aime.</p> - -<p>Mais qu'est-ce que la beauté? c'est une nouvelle -aptitude à vous donner du plaisir.</p> - -<p>Les plaisirs de chaque individu sont différents et -souvent opposés: cela explique fort bien comment ce -qui est beauté pour un individu est laideur pour un -autre. (Exemple concluant de Del Rosso et de Lisio, le -1<sup>er</sup> janvier 1820.)</p> - -<p>Pour découvrir la nature de la beauté, il convient de -rechercher quelle est la nature des plaisirs de chaque -individu; par exemple, il faut à Del Rosso une femme -qui souffre quelques mouvements hasardés, et qui, par -ses sourires, autorise des choses fort gaies; une femme -qui, à chaque instant, tienne les plaisirs physiques -devant son imagination, et qui excite à la fois le genre -d'amabilité de Del Rosso et lui permette de la déployer.</p> - -<p>Del Rosso entend par amour apparemment l'amour -physique, et Lisio l'amour-passion. Rien de plus évident -qu'ils ne doivent pas être d'accord sur le mot -beauté<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> Ma <i>beauté</i>, promesse d'un caractère utile à mon âme, est -au dessus de l'attraction des sens; cette attraction n'est qu'une -espèce particulière. 1815.</p> -</div> -<p>La beauté que vous découvrez étant donc une nouvelle -aptitude à vous donner du plaisir, et les plaisirs -variant comme les individus.</p> - -<p>La cristallisation formée dans la tête de chaque -homme doit porter la <i>couleur</i> des plaisirs de cet -homme.</p> - -<p>La cristallisation de la maîtresse d'un homme, ou sa -<em class="small">BEAUTÉ</em>, n'est autre chose que la collection -de <em class="small">TOUTES LES -SATISFACTIONS</em>, de tous les désirs qu'il a pu former successivement -à son égard.</p> - - - - -<h3 id="ch12">CHAPITRE XII<br /> -Suite de la cristallisation.</h3> - - -<p>Pourquoi jouit-on avec délices de chaque nouvelle -beauté que l'on découvre dans ce qu'on aime?</p> - -<p>C'est que chaque nouvelle beauté nous donne la -satisfaction pleine et entière d'un désir. Vous la voulez -tendre, elle est tendre; ensuite vous la voulez fière -comme l'Émilie de Corneille, et, quoique ces qualités -soient probablement incompatibles, elle paraît à l'instant -avec une âme romaine. Voilà la raison morale pour -laquelle l'amour est la plus forte des passions. Dans les -autres, les désirs doivent s'accommoder aux froides -réalités; ici ce sont les réalités qui s'empressent de se -modeler sur les désirs; c'est donc celle des passions où -les désirs violents ont les plus grandes jouissances.</p> - -<p>Il y a des conditions générales de bonheur qui étendent -leur empire sur toutes les satisfactions de désirs -particuliers:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Elle semble votre propriété, car c'est vous seul -qui pouvez la rendre heureuse.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Elle est juge de votre mérite. Cette condition -était fort importante dans les cours galantes et chevaleresques -de François I<sup>er</sup> et de Henri II, et à la cour -élégante de Louis XV. Sous un gouvernement constitutionnel -et raisonneur, les femmes perdent toute cette -branche d'influence.</p> - -<p>3<sup>o</sup> Pour les cœurs romanesques, plus elle aura l'âme -sublime, plus seront célestes et dégagés de la fange -de toutes les considérations vulgaires les plaisirs que -vous trouverez dans ses bras.</p> - -<p>La plupart des jeunes Français de dix-huit ans sont -élèves de J.-J. Rousseau; cette condition de bonheur -est importante pour eux.</p> - -<p>Au milieu d'opérations si décevantes pour le désir -du bonheur, la tête se perd.</p> - -<p>Du moment qu'il aime, l'homme le plus sage ne -voit aucun objet <i>tel qu'il est</i>. Il s'exagère en moins -ses propres avantages, et en plus les moindres faveurs -de l'objet aimé. Les craintes et les espoirs prennent à -l'instant quelque chose de <i>romanesque</i> (de Wayward). -Il n'attribue plus rien au hasard; il perd le sentiment -de la probabilité; une chose imaginée est une chose -existante pour l'effet sur son bonheur<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Il y a une cause physique, un commencement de folie, -une affluence du sang au cerveau, un désordre dans les nerfs -et dans le centre cérébral. Voir le courage éphémère des cerfs -et la couleur des pensées d'un <i>soprano</i>. En 1922, la physiologie -nous donnera description de la partie physique de ce -phénomène. Je le recommande à l'attention de M. Edwards.</p> -</div> -<p>Une marque effrayante que la tête se perd, c'est -qu'en pensant à quelque petit fait, difficile à observer, -vous le voyez blanc, et vous l'interprétez en faveur de -votre amour, un instant après vous vous apercevez -qu'en effet il était noir, et vous le trouvez encore concluant -en faveur de votre amour.</p> - -<p>C'est alors qu'une âme en proie aux incertitudes -mortelles sent vivement le besoin d'un ami; mais pour -un amant il n'est plus d'ami. On savait cela à la cour. -Voilà la source du seul genre d'indiscrétion qu'une -femme délicate puisse pardonner.</p> - - - - -<h3 id="ch13">CHAPITRE XIII<br /> -Du premier pas, du grand monde, des malheurs.</h3> - - -<p>Ce qu'il y a de plus étonnant dans la passion de -l'amour, c'est le premier pas, c'est l'extravagance du -changement qui s'opère dans la tête d'un homme.</p> - -<p>Le grand monde, avec ses fêtes brillantes, sert -l'amour comme favorisant ce <i>premier pas</i>.</p> - -<p>Il commence par changer l'admiration simple (n<sup>o</sup> 1) -en admiration tendre (n<sup>o</sup> 2): Quel plaisir de lui donner -des baisers, etc.</p> - -<p>Une valse rapide, dans un salon éclairé de mille -bougies, jette dans les jeunes cœurs une ivresse qui -éclipse la timidité, augmente la conscience des forces -et leur donne enfin l'<i>audace d'aimer</i>. Car voir un -objet très aimable ne suffit pas; au contraire, l'extrême -amabilité décourage les âmes tendres, il faut le voir, -sinon vous aimant<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>, du moins dépouillé de sa majesté.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> De là la possibilité des passions à origine factice, celles-ci, -et celle de Bénédict, et de Béatrix (Shakespeare).</p> -</div> -<p>Qui s'avise de devenir amoureux d'une reine, à -moins qu'elle ne fasse des avances<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> Voir les <i>Amours de Struenzee dans les cours du Nord</i>, de -Brown, 3 vol., 1819.</p> -</div> -<p>Rien n'est donc plus favorable à la naissance de -l'amour que le mélange d'une solitude ennuyeuse et -de quelques bals rares et longtemps désirés; c'est la -conduite des bonnes mères de famille qui ont des filles.</p> - -<p>Le vrai grand monde tel qu'on le trouvait à la cour -de France<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>, et qui, je crois, n'existe plus depuis 1780<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a>, -était peu favorable à l'amour, comme rendant presque -impossibles la <i>solitude</i> et le loisir indispensables pour -le travail des cristallisations.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Voir les <i>Lettres de M<sup>me</sup> du Deffant</i>, de M<sup>lle</sup> de Lespinasse, -les <i>Mémoires de Bezenval</i>, <i>de Lauzun</i>, de M<sup>me</sup> d'Épinay, le -<i>Dictionnaire des Étiquettes</i> de M<sup>me</sup> de Genlis, les <i>Mémoires -de Dangeau</i>, <i>d'Horace Walpole</i>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> Si ce n'est peut-être à la cour de Pétersbourg.</p> -</div> -<p>La vie de la cour donne l'habitude de voir et d'exécuter -un grand nombre de <i>nuances</i>, et la plus petite -nuance peut être le commencement d'une admiration -et d'une passion<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> Voir Saint-Simon et Werther. Quelque tendre et délicat -que soit un solitaire, son âme est distraite, une partie de son -imagination est employée à prévoir la société. La force de -caractère est un des charmes qui séduisent le plus les cœurs -vraiment féminins. De là le succès des jeunes officiers fort -graves. Les femmes savent fort bien faire la différence de la -violence des mouvements de passion, qu'elles sentent si possibles -dans leurs cœurs, à la force de caractère; les femmes les -plus distinguées sont quelquefois dupes d'un peu de charlatanisme -de ce genre. On peut s'en servir sans nulle crainte, aussitôt -que l'on s'aperçoit que la cristallisation a commencé.</p> -</div> -<p>Quand les malheurs propres de l'amour sont mêlés -d'autres malheurs (de malheurs de <i>vanité</i>, si votre -maîtresse offense votre juste fierté, vos sentiments -d'honneur et de dignité personnelle; de malheurs de -santé, d'argent, de persécution politique, etc.), ce n'est -qu'en apparence que l'amour est augmenté par ces -contre-temps; comme ils occupent à autre chose l'imagination, -ils empêchent, dans l'amour espérant, les -cristallisations, et dans l'amour heureux, la naissance -des petits doutes. La douceur de l'amour et sa folie -reviennent quand ces malheurs ont disparu.</p> - -<p>Remarquez que les malheurs favorisent la naissance -de l'amour chez les caractères légers ou insensibles, et -qu'après sa naissance, si les malheurs sont antérieurs, -ils favorisent l'amour en ce que l'imagination, rebutée -des autres circonstances de la vie, qui ne fournissent -que des images tristes, se jette tout entière à opérer -la cristallisation.</p> - - - - -<h3 id="ch14">CHAPITRE XIV</h3> - - -<p>Voici un effet qui me sera contesté, et que je ne -présente qu'aux hommes, dirai-je, assez malheureux -pour avoir aimé avec passion pendant de longues -années et d'un amour contrarié par des obstacles -invincibles:</p> - -<p>La vue de tout ce qui est extrêmement beau, dans -la nature et dans les arts, rappelle le souvenir de ce -qu'on aime, avec la rapidité de l'éclair. C'est que, par -le mécanisme de la branche d'arbre garnie de diamants -dans la mine de Salzbourg, tout ce qui est beau et -sublime au monde fait partie de la beauté de ce qu'on -aime, et cette vue imprévue du bonheur à l'instant -remplit les yeux de larmes. C'est ainsi que l'amour du -beau et l'amour se donnent mutuellement la vie.</p> - -<p>Un des malheurs de la vie, c'est que ce bonheur de -voir ce qu'on aime et de lui parler ne laisse pas de -souvenirs distincts. L'âme est apparemment trop troublée -par ses émotions pour être attentive à ce qui les -cause ou à ce qui les accompagne. Elle est la sensation -elle-même. C'est peut-être parce que ces plaisirs ne -peuvent pas être usés par des rappels à volonté, qu'ils -se renouvellent avec tant de force, dès que quelque -objet vient nous tirer de la rêverie consacrée à la -femme que nous aimons, et nous la rappeler plus -vivement par quelque nouveau rapport<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Les parfums.</p> -</div> -<p>Un vieil architecte sec la rencontrait tous les soirs -dans le monde. Entraîné par le <i>naturel</i>, et sans faire -attention à ce que je lui disais<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>, un jour je lui en fis -un éloge tendre et pompeux, et elle se moqua de moi. -Je n'eus pas la force de lui dire: Il vous voit chaque -soir.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Voir la <a href="#Footnote_23">note 23</a>.</p> -</div> -<p>Cette sensation est si puissante qu'elle s'étend jusqu'à -la personne de mon ennemie qui l'approche sans -cesse. Quand je la vois, elle rappelle tant Léonore, que -je ne puis la haïr dans ce moment, quelque effort que -j'y fasse.</p> - -<p>On dirait que par une étrange bizarrerie du cœur, la -femme aimée communique plus de charme qu'elle n'en -a elle-même. L'image de la ville lointaine où on la vit -un instant<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a> jette une plus profonde et plus douce rêverie -que sa présence elle-même. C'est l'effet des -rigueurs.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Nessun maggior dolore</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Che ricordarsi del tempo felice</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Nella miseria.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">Dante</span>, <i lang="it" xml:lang="it">Inf.</i>, cant. <small>V</small>.</div></div> -<p>La rêverie de l'amour ne peut se noter. Je remarque -que je puis relire un bon roman tous les trois ans avec -le même plaisir. Il me donne des sentiments conformes -au genre de goût tendre qui me domine dans le -moment, ou me procure de la variété dans mes idées, -si je ne sens rien. Je puis aussi écouter avec plaisir -la même musique, mais il ne faut pas que la mémoire -cherche à se mettre dans la partie. C'est l'imagination -uniquement qui doit être affectée; si un opéra fait plus -de plaisir à la vingtième représentation, c'est que l'on -comprend mieux la musique, ou qu'il rappelle la sensation -du premier jour.</p> - -<p>Quant aux nouvelles vues qu'un roman suggère pour -la connaissance du cœur humain, je me rappelle fort -bien les anciennes; j'aime même à les trouver notées -en marge. Mais ce genre de plaisir s'applique aux -romans, comme m'avançant dans la connaissance de -l'homme, et nullement à la rêverie, qui est le vrai plaisir -du roman. Cette rêverie est innotable. La noter, -c'est la tuer pour le présent, car l'on tombe dans l'analyse -philosophique du plaisir, c'est la tuer encore plus -sûrement pour l'avenir, car rien ne paralyse l'imagination -comme l'appel à la mémoire. Si je trouve en -marge une note peignant ma sensation en lisant <i>Old -Mortality</i> à Florence, il y a trois ans, à l'instant je -suis plongé dans l'histoire de ma vie, dans l'estime du -degré de bonheur aux deux époques, dans la plus -haute philosophie, en un mot, et adieu pour longtemps -le laisser-aller des sensations tendres.</p> - -<p>Tout grand poète ayant une vive imagination est -timide, c'est-à-dire qu'il craint les hommes pour les -interruptions et les troubles qu'ils peuvent apporter à -ses délicieuses rêveries. C'est pour son <i>attention</i> qu'il -tremble. Les hommes, avec leurs intérêts grossiers, -viennent le tirer des jardins d'Armide pour le pousser -dans un bourbier fétide, et ils ne peuvent guère le -rendre attentif à eux qu'en l'irritant. C'est par l'habitude -de nourrir son âme de rêveries touchantes, et par -son horreur pour le vulgaire, qu'un grand artiste est si -près de l'amour.</p> - -<p>Plus un homme est grand artiste, plus il doit désirer -les titres et décorations comme rempart.</p> - - - - -<h3 id="ch15">CHAPITRE XV</h3> - - -<p>On rencontre, au milieu de la passion la plus violente -et la plus contrariée, des moments où l'on croit -tout à coup ne plus aimer; c'est comme une source -d'eau douce au milieu de la mer. On n'a presque plus -de plaisir à songer à sa maîtresse, et, quoique accablé -de ses rigueurs, l'on se trouve encore plus malheureux -de ne plus prendre intérêt à rien dans la vie. Le néant -le plus triste et le plus découragé succède à une -manière d'être, agitée sans doute, mais qui présentait -toute la nature sous un aspect neuf, passionné, intéressant.</p> - -<p>C'est que la dernière visite que vous avez faite à ce -que vous aimez vous a mis dans une position sur -laquelle une autre fois votre imagination a moissonné -tout ce qu'elle peut donner de sensations: par exemple, -après une période de froideur, elle vous traite -moins mal, et vous laisse concevoir exactement le -même degré d'espérance, et par les mêmes signes extérieurs -qu'à une autre époque; tout cela peut-être sans -qu'elle s'en doute. L'imagination trouvant en son chemin -la mémoire et ses tristes avis, la cristallisation<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a> -cesse à l'instant.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> On me conseille d'abord d'ôter ce mot, ou, si je ne puis y -parvenir, faute de talent littéraire, de rappeler souvent que -j'entends par <i>cristallisation</i> une certaine figure d'imagination, -laquelle rend méconnaissable un objet le plus souvent assez -ordinaire, et en fait un être à part. Dans les âmes qui ne connaissent -d'autre chemin que la vanité pour arriver au bonheur, -il est nécessaire que l'homme qui cherche à exciter cette fièvre -mette fort bien sa cravate et soit constamment attentif à -mille détails qui excluent tout laisser-aller. Les femmes de la -société avouent l'effet tout en niant ou ne voyant pas la cause.</p> -</div> - - - -<h3 id="ch16">CHAPITRE XVI</h3> - -<blockquote class="exergue"> -<p>Dans un petit port, dont j'ignore -le nom, près Perpignan, 25 février -1822<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>.</p> - -</blockquote> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> Copie du journal de Lisio.</p> -</div> - -<p>Je viens d'éprouver ce soir que la musique, quand -elle est parfaite, met le cœur exactement dans la -même situation où il se trouve quand il jouit de la -présence de ce qu'il aime, c'est-à-dire qu'elle donne -le bonheur apparemment le plus vif qui existe sur -cette terre.</p> - -<p>S'il en était ainsi pour tous les hommes, rien au -monde ne disposerait plus à l'amour.</p> - -<p>Mais j'ai déjà noté à Naples, l'année dernière, que la -musique parfaite, comme la pantomime parfaite<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a>, me -fait songer à ce qui forme actuellement l'objet de mes -rêveries et me fait venir des idées excellentes; à Naples, -c'est le moyen d'armer les Grecs.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> <i>Othello</i> et la <i>Vestale</i>, ballets de Vigano, exécutés par le -Pallerini et Mollinari.</p> -</div> -<p>Or, ce soir, je ne puis me dissimuler que j'ai le -malheur <i lang="en" xml:lang="en">of being too great an admirer of milady L.</i></p> - -<p>Et peut-être que la musique parfaite que j'ai eu le -bonheur de rencontrer, après deux ou trois mois de -privation, quoique allant tous les soirs à l'Opéra, n'a -produit tout simplement que son effet anciennement -reconnu, je veux dire celui de faire songer vivement à -ce qui occupe.</p> - -<p>—4 mars, huit jours après.</p> - -<p>Je n'ose ni effacer ni approuver l'observation précédente. -Il est sûr que, quand je l'écrivais, je la lisais -dans mon cœur. Si je la mets en doute aujourd'hui, -c'est peut être que j'ai perdu le souvenir de ce que je -voyais alors.</p> - -<p>L'habitude de la musique et de sa rêverie prédispose -à l'amour. Un air tendre et triste, pourvu qu'il ne soit -pas trop dramatique, que l'imagination ne soit pas forcée -de songer à l'action, excitant purement à la rêverie -de l'amour, est délicieux pour les âmes tendres et -malheureuses: par exemple, le trait prolongé de clarinette, -au commencement du quartetto de <i lang="it" xml:lang="it">Bianca e -Faliero</i>, et le récit de la Camporesi vers le milieu du -quartetto.</p> - -<p>L'amant qui est bien avec ce qu'il aime jouit avec -transport du fameux duetto d'<i lang="it" xml:lang="it">Armida e Rinaldo</i> de -Rossini, qui peint si juste les petits doutes de l'amour -heureux et les moments de délices qui suivent les raccommodements. -Le morceau instrumental qui est au -milieu du duetto au moment où Rinaldo veut fuir, et -qui représente d'une manière si étonnante le combat -des passions, lui semble avoir une influence physique -sur son cœur et le toucher réellement. Je n'ose dire ce -que je sens à cet égard; je passerais pour fou auprès -des gens du Nord.</p> - - - - -<h3 id="ch17">CHAPITRE XVII<br /> -La beauté détrônée par l'amour.</h3> - - -<p>Albéric rencontre dans une loge une femme plus belle -que sa maîtresse (je supplie qu'on me permette une -évaluation mathématique), c'est-à-dire dont les traits -promettent trois unités de bonheur, au lieu de deux (je -suppose que la beauté parfaite donne une quantité de -bonheur exprimée par le nombre quatre).</p> - -<p>Est-il étonnant qu'il leur préfère les traits de sa maîtresse, -qui lui promettent cent unités de bonheur? -Même les petits défauts de sa figure, une marque de -petite vérole, par exemple, donnent de l'attendrissement -à l'homme qui aime, et le jettent dans une rêverie -profonde lorsqu'il les aperçoit chez une autre femme; -que sera-ce chez sa maîtresse? C'est qu'il a éprouvé -mille sentiments en présence de cette marque de petite -vérole, que ces sentiments sont pour la plupart délicieux, -sont tous du plus haut intérêt, et que, quels -qu'ils soient, ils se renouvellent avec une incroyable -vivacité à la vue de ce signe, même aperçu sur la figure -d'une autre femme.</p> - -<p>Si l'on parvient ainsi à préférer et à aimer la <i>laideur</i>, -c'est que dans ce cas la laideur est beauté<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>. Un homme -aimait à la passion une femme très maigre et marquée -de petite vérole: la mort la lui ravit. Trois ans après, -à Rome, admis dans la familiarité de deux femmes, -l'une plus belle que le jour, l'autre maigre, marquée de -petite vérole, et par là, si vous voulez, assez laide: je -le vois aimer la laide au bout de huit jours qu'il emploie -à effacer sa laideur par ses souvenirs; et, par une -coquetterie bien pardonnable, la moins jolie ne manqua -pas de l'aider en lui fouettant un peu le sang, chose -utile à cette opération<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>. Un homme rencontre une -femme et est choqué de sa laideur; bientôt, si elle n'a -pas de prétentions, sa physionomie lui fait oublier les -défauts de ses traits: il la trouve aimable et conçoit -qu'on puisse l'aimer; huit jours après, il a des espérances; -huit jours après, on les lui retire; huit jours -après, il est fou.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> La beauté n'est que la promesse du bonheur. Le bonheur -d'un Grec était différent du bonheur d'un Français de 1822. -Voyez les yeux de la Vénus de Médicis et comparez-les aux -yeux de la Madeleine de Pordenone (chez M. de Sommariva).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Si l'on est sûr de l'amour d'une femme, on examine si elle -est plus ou moins belle; si l'on doute de son cœur, on n'a pas -le temps de songer à sa figure.</p> -</div> - - - -<h3 id="ch18">CHAPITRE XVIII</h3> - - -<p>On remarque au théâtre une chose analogue envers -les acteurs chéris du public: les spectateurs ne sont -plus sensibles à ce qu'ils peuvent avoir de beauté ou de -laideur réelle. Lekain, malgré sa laideur remarquable, -faisait des passions à foison. Garrick aussi, par plusieurs -raisons, mais d'abord parce qu'on ne voyait plus la -beauté réelle de leurs traits ou de leurs manières, mais -bien celle que depuis longtemps l'imagination était -habituée à leur prêter, en reconnaissance et en souvenir -de tous les plaisirs qu'ils lui avaient donnés; et, -par exemple, la figure seule d'un acteur comique fait -rire dès qu'il entre en scène.</p> - -<p>Une jeune fille qu'on menait aux Français pour la -première fois pouvait bien sentir quelque éloignement -pour Lekain durant la première scène; mais bientôt il -la faisait pleurer ou frémir; et comment résister aux -rôles de Tancrède<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a> ou d'Orosmane? Si pour elle la -laideur était encore un peu visible, les transports de -tout un public, et l'effet <i>nerveux</i> qu'ils produisent sur -un jeune cœur<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a> parvenaient bien vite à l'éclipser. Il -ne restait plus de la laideur que le nom, et pas même -le nom, car l'on entendait des femmes enthousiastes de -Lekain s'écrier: «Qu'il est beau!»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> Voir M<sup>me</sup> de Staël, dans <i>Delphine</i>, je crois: voilà l'artifice -des femmes peu jolies.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> C'est à cette sympathie nerveuse que je serais tenté d'attribuer -l'effet prodigieux et incompréhensible de la musique à -la mode (à Dresde, pour Rossini, 1821). Dès qu'elle n'est plus -de mode, elle n'en devient pas plus mauvaise pour cela, et -cependant elle ne fait plus d'effet sur les cœurs de bonne foi -des jeunes filles. Elle leur plaisait peut-être aussi comme excitant -les transports des jeunes gens.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Sévigné (Lettre 202, le 6 mai 1672) dit à sa fille: -«Lully avait fait un dernier effort de toute la musique du roi; -ce beau <i lang="la" xml:lang="la">Miserere</i> y était encore augmenté; il y eut un <i lang="la" xml:lang="la">Libera</i> -où tous les yeux étaient pleins de larmes.»</p> - -<p>On ne peut pas plus douter de la vérité de cet effet que disputer -l'esprit ou la délicatesse à M<sup>me</sup> de Sévigné. La musique -de Lully, qui la charmait, ferait fuir à cette heure; alors cette -musique encourageait la <i>cristallisation</i>, elle la rend impossible -aujourd'hui.</p> -</div> -<p>Rappelons-nous que la <i>beauté</i> est l'expression du -caractère, ou, autrement dit, des habitudes morales, et -qu'elle est par conséquent exempte de toute passion. -Or, c'est de la <i>passion</i> qu'il nous faut; la beauté ne -peut nous fournir que des <i>probabilités</i> sur le compte -d'une femme, et encore des probabilités sur ce qu'elle -est de sang-froid; et les regards de votre maîtresse -marquée de petite vérole sont une réalité charmante -qui anéantit toutes les probabilités possibles.</p> - - - - -<h3 id="ch19">CHAPITRE XIX<br /> -Suite des exceptions à la beauté.</h3> - - -<p>Les femmes spirituelles et tendres, mais à sensibilité -timide et méfiante, qui, le lendemain du jour où elles -ont paru dans le monde, repassent mille fois en revue -et avec une timidité souffrante ce qu'elles ont pu dire -ou laisser deviner; ces femmes-là, dis-je, s'accoutument -facilement au manque de beauté chez les hommes, et -ce n'est presque pas un obstacle à leur donner de -l'amour.</p> - -<p>C'est par le même principe qu'on est presque indifférent -pour le degré de beauté d'une maîtresse adorée -et qui vous comble de rigueurs. Il n'y a presque plus -de cristallisation de beauté; et, quand l'ami guérisseur -vous dit qu'elle n'est pas jolie, on en convient presque, -et il croit avoir fait un grand pas.</p> - -<p>Mon ami, le brave capitaine Trab, me peignait ce -soir ce qu'il avait senti autrefois en voyant Mirabeau.</p> - -<p>Personne, en regardant ce grand homme, n'éprouvait -par les yeux un sentiment désagréable, c'est-à-dire -ne le trouvait laid. Entraîné par ses paroles foudroyantes, -on n'était attentif, on ne trouvait du plaisir à être -attentif qu'à ce qui était <i>beau</i> dans sa figure. Comme -il n'y avait en lui presque pas de traits <i>beaux</i> (de la -beauté de la sculpture, ou de la beauté de la peinture), -l'on n'était attentif qu'à ce qui était <i>beau</i> d'une autre -beauté<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>, de la beauté d'expression.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> C'est là l'avantage d'être à la mode. Faisant abstraction -des défauts de la figure déjà connus, et qui ne font plus rien à -l'imagination, on s'attache à l'une des trois beautés suivantes:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Dans le peuple, à l'idée de richesse;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Dans le monde, à l'idée d'élégance, ou matérielle ou morale;</p> - -<p>3<sup>o</sup> A la cour, à l'idée: je veux plaire aux femmes; presque -partout, à un mélange de ces trois idées. Le bonheur attaché à -l'idée de richesse se joint à la délicatesse dans le plaisir qui -suit l'idée d'élégance, et le tout s'applique à l'amour. D'une -manière ou d'autre, l'imagination est entraînée par la nouveauté. -L'on arrive ainsi à s'occuper d'un homme très laid sans -songer à sa laideur<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>, et à la longue sa laideur devient beauté. -A Vienne, en 1788, M<sup>me</sup> Vigano, danseuse, la femme à la -mode, était grosse, et les dames portèrent bientôt des petits -ventres <i>à la Vigano</i>. Par les mêmes raisons retournées, rien -d'affreux comme une mode surannée. Le mauvais goût, c'est de -confondre la mode, qui ne vit que de changements, avec le -beau durable, fruit de tel gouvernement, dirigeant tel climat. -Un édifice à la mode, dans dix ans, sera à une mode surannée. -Il sera moins déplaisant dans deux cents ans, quand on aura -oublié la mode. Les amants sont bien fous de songer à se bien -mettre; on a bien autre chose à faire en voyant ce qu'on aime -que de songer à sa toilette; on regarde son amant et on ne -l'examine pas, dit Rousseau. Si cet examen a lieu, on a affaire -à l'amour-goût et non plus à l'amour-passion. L'air brillant de -la beauté déplaît presque dans ce qu'on aime; on n'a que faire -de la voir belle, on la voudrait tendre et languissante. La -parure n'a d'effet, en amour, que pour les jeunes filles qui, -sévèrement gardées dans la maison paternelle, prennent souvent -une passion par les yeux.</p> - -<div class="attr">Dit par L., 15 septembre 1820.</div></div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> Le petit Germain, Mémoires de Grammont.</p> -</div> -<p>En même temps que l'attention fermait les yeux à -tout ce qui était laid, pittoresquement parlant, elle -s'attachait avec transport aux plus petits détails passables, -par exemple, à la <i>beauté</i> de sa vaste chevelure; -s'il eût porté des cornes, on les eût trouvées belles<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> Soit pour leur poli, soit pour leur grandeur, soit pour leur -forme; c'est ainsi, ou par la liaison de sentiments (voir plus -haut les marques de petite vérole) qu'une femme qui aime s'accoutume -aux défauts de son amant. La princesse russe C. s'est -bien accoutumée à un homme qui, en définitif, n'a pas de nez. -L'image du courage et du pistolet armé pour se tuer de désespoir -de ce malheur, et la pitié pour la profonde infortune, -aidées par l'idée qu'il guérira et qu'il commence à guérir, ont -opéré ce miracle. Il faut que le pauvre blessé n'ait pas l'air de -penser à son malheur.</p> - -<div class="attr">Berlin, 1807.</div></div> -<p>La présence de tous les soirs d'une jolie danseuse -donne de l'attention forcée aux âmes blasées ou privées -d'imagination qui garnissent le balcon de l'Opéra. Par -ses mouvements gracieux, hardis et singuliers, elle -réveille l'amour physique et leur procure peut-être la -seule cristallisation qui soit encore possible. C'est ainsi -qu'un laideron qui n'eût pas été honoré d'un regard -dans la rue, surtout de la part des gens usés, s'il paraît -souvent sur la scène, trouve à se faire entretenir fort -cher. Geoffroy disait que le théâtre est le piédestal des -femmes. Plus une danseuse est célèbre et usée, plus -elle vaut; de là le proverbe des coulisses: «Telle -trouve à se vendre qui n'eût pas trouvé à se donner.» -Ces filles volent une partie de leurs passions à leurs -amants, et sont très susceptibles d'amour <i>par pique</i>.</p> - -<p>Comment faire pour ne pas lier des sentiments généreux -ou aimables à la physionomie d'une actrice dont -les traits n'ont rien de choquant, que tous les soirs l'on -regarde pendant deux heures exprimant les sentiments -les plus nobles, et que l'on ne connaît pas autrement? -Quand enfin l'on parvient à être admis chez elle, ses -traits vous rappellent des sentiments si agréables, que -toute la réalité qui l'entoure, quelque peu noble qu'elle -soit quelquefois, se recouvre à l'instant d'une teinte -romanesque et touchante.</p> - -<p>«Dans ma première jeunesse, enthousiaste de cette -ennuyeuse tragédie française<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a>, quand j'avais le bonheur -de souper avec M<sup>lle</sup> Olivier, à tous les instants, je me -surprenais le cœur rempli de respect, croyant parler à -une reine: et réellement je n'ai jamais bien su si, -auprès d'elle, j'avais été amoureux d'une reine ou d'une -jolie fille.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Phrase inconvenante, copiée des Mémoires de mon ami, -feu M. le baron de Bottmer. C'est par le même artifice que -Feramorz plaît à Lalla-Rook. Voir ce charmant poème.</p> -</div> - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch20">CHAPITRE XX</h3> - - -<p>Peut-être que les hommes qui ne sont pas susceptibles -d'éprouver l'amour-passion sont ceux qui sentent -le plus vivement l'effet de la beauté; c'est du moins -l'impression la plus forte qu'ils puissent recevoir des -femmes.</p> - -<p>L'homme qui a éprouvé le battement de cœur que -donne de loin le chapeau de satin blanc de ce qu'il -aime est tout étonné de la froideur où le laisse l'approche -de la plus grande beauté du monde. Observant -les transports des autres, il peut même avoir un mouvement -de chagrin.</p> - -<p>Les femmes extrêmement belles étonnent moins le -second jour. C'est un grand malheur, cela décourage la -cristallisation. Leur mérite étant visible à tous et formant -décoration, elles doivent compter plus de sots -dans la liste de leurs amants, des princes, des millionnaires, -etc.<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> On voit bien que l'auteur n'est ni prince ni millionnaire. -J'ai voulu voler cet esprit-là au lecteur.</p> -</div> - - - -<h3 id="ch21">CHAPITRE XXI<br /> -De la première vue.</h3> - - -<p>Une âme à imagination est tendre et <i>défiante</i>, je dis -même l'âme la plus naïve<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>. Elle peut être méfiante -sans s'en douter; elle a trouvé tant de désappointements -dans la vie! Donc tout ce qui est prévu et officiel -dans la présentation d'un homme effarouche l'imagination -et éloigne la possibilité de la cristallisation. -L'amour triomphe, au contraire, dans le romanesque -à la première vue.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> La fiancée de Lammermoor, miss Ashton. Un homme qui -a vécu trouve dans sa mémoire une foule d'exemples d'<i>amours</i>, -et n'a que l'embarras du choix. Mais, s'il veut écrire, il ne sait -plus sur quoi s'appuyer. Les anecdotes des sociétés particulières -dans lesquelles il a vécu sont ignorées du public, et il -faudrait un nombre de pages immense pour les rapporter avec -les nuances nécessaires. C'est pour cela que je cite des romans -comme généralement connus, mais je n'appuie point les idées -que je soumets au lecteur sur des fictions aussi vides, et calculées -la plupart plutôt pour l'effet pittoresque que pour la -vérité.</p> -</div> -<p>Rien de plus simple; l'étonnement qui fait longuement -songer à une chose extraordinaire est déjà la moitié -du mouvement cérébral nécessaire pour la cristallisation.</p> - -<p>Je citerai le commencement des amours de Séraphine -(<i>Gil Blas</i>, tome II, p. 142). C'est don Fernando -qui raconte sa fuite lorsqu'il était poursuivi par les sbires -de l'inquisition… «Après avoir traversé quelques -allées dans une obscurité profonde, et la pluie -continuant à tomber par torrents, j'arrivai près d'un -salon dont je trouvai la porte ouverte; j'y entrai, et, -quand j'en eus remarqué toute la magnificence… je -vis qu'il y avait à l'un des côtés une porte qui n'était -que poussée; je l'entr'ouvris et j'aperçus une enfilade -de chambres dont la dernière seulement était éclairée. -Que dois-je faire? dis-je alors en moi-même… Je ne -pus résister à ma curiosité. Je m'avance, je traverse -les chambres, et j'arrive à celle où il y avait de la -lumière, c'est-à-dire une bougie qui brûlait sur une -table de marbre, dans un flambeau de vermeil. Mais -bientôt, jetant les yeux sur un lit dont les rideaux -étaient à demi ouverts à cause de la chaleur, je vis un -objet qui s'empara de toute mon attention: c'était une -jeune femme qui, malgré le bruit du tonnerre qui -venait de se faire entendre, dormait d'un profond -sommeil… Je m'approchai d'elle… je me sentis -saisi… Pendant que je m'enivrais du plaisir de la contempler, -elle se réveilla.</p> - -<p>«Imaginez-vous quelle fut sa surprise de voir dans -sa chambre et au milieu de la nuit un homme qu'elle -ne connaissait point. Elle frémit en m'apercevant et -jeta un cri… Je m'efforçai de la rassurer, et, mettant -un genou en terre: «Madame, lui dis-je, ne craignez -rien»… Elle appela ses filles… Devenue un peu plus -hardie par la présence de cette petite servante, elle me -demanda fièrement qui j'étais, etc., etc., etc.»</p> - -<p>Voilà une première vue qu'il n'est pas facile d'oublier. -Quoi de plus sot, au contraire, dans nos mœurs -actuelles, que la présentation officielle et presque sentimentale -du <i>futur</i> à la jeune fille! Cette prostitution -légale va jusqu'à choquer la pudeur.</p> - -<p>«Je viens de voir, cette après-midi, 17 février 1790 -(dit Chamfort, 4, 155), une cérémonie de famille, comme -on dit, c'est-à-dire des hommes réputés honnêtes, une -société respectable, applaudir au bonheur de M<sup>lle</sup> de -Marille, jeune personne belle, spirituelle, vertueuse, -qui obtient l'avantage de devenir l'épouse de M. R., -vieillard malsain, repoussant, malhonnête, imbécile, -mais riche, et qu'elle a vu pour la troisième fois aujourd'hui -en signant le contrat.</p> - -<p>«Si quelque chose caractérise un siècle infâme, c'est -un pareil sujet de triomphe, c'est le ridicule d'une telle -joie, et, dans la perspective, la cruauté prude avec -laquelle la même société versera le mépris à pleines -mains sur la moindre imprudence d'une pauvre jeune -femme amoureuse.»</p> - -<p>Tout ce qui est cérémonie, par son essence d'être -une chose affectée et prévue d'avance, dans laquelle il -s'agit de se comporter d'<i>une manière convenable</i>, paralyse -l'imagination et ne la laisse éveillée que pour ce -qui est contraire au but de la cérémonie et ridicule; de -là l'effet magique de la moindre plaisanterie. Une pauvre -jeune fille, comblée de timidité et de pudeur souffrante -durant la présentation officielle du futur, ne peut -songer qu'au rôle qu'elle joue; c'est encore une -manière sûre d'étouffer l'imagination.</p> - -<p>Il est beaucoup plus contre la pudeur de se mettre -au lit avec un homme qu'on n'a vu que deux fois, après -trois mots latins dits à l'église, que de céder malgré soi -à un homme qu'on adore depuis deux ans. Mais je parle -un langage absurde.</p> - -<p>C'est le p… qui est la source féconde des vices et -du malheur qui suivent nos mariages actuels. Il rend -impossible la liberté pour les jeunes filles avant le -mariage, et le divorce après quand elles se sont trompées, -ou plutôt quand on les a trompées dans le choix -qu'on leur fait faire. Voyez l'Allemagne, ce pays des -bons ménages; une aimable princesse (M<sup>me</sup> la duchesse -de Sa…) vient de s'y marier en tout bien tout -honneur pour la quatrième fois, et elle n'a pas manqué -d'inviter à la fête ses trois premiers maris, avec -lesquels elle est très bien. Voilà l'excès; mais un seul -divorce, qui punit un mari de ses tyrannies, empêche -des milliers de mauvais ménages. Ce qu'il y a de plaisant, -c'est que Rome est l'un des pays où l'on voit le -plus de divorces<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> Tout cela a été écrit à Rome vers 1820.</p> -</div> -<p>L'amour aime, à la première vue, une physionomie -qui indique à la fois dans un homme quelque chose à -respecter et à plaindre.</p> - - - - -<h3 id="ch22">CHAPITRE XXII<br /> -De l'engouement.</h3> - - -<p>Des esprits fort délicats sont très susceptibles de -curiosité et de prévention; cela se remarque surtout -dans les âmes chez lesquelles s'est éteint le feu sacré, -source des passions, et c'est un des symptômes les plus -funestes. Il y a aussi de l'engouement chez les écoliers -qui entrent dans le monde. Aux deux extrémités de la -vie, avec trop ou trop peu de sensibilité, on ne s'expose -pas avec simplicité à sentir le juste effet des choses, -à éprouver la véritable sensation qu'elles doivent -donner. Ces âmes trop ardentes ou ardentes par excès, -amoureuses à crédit, si l'on peut ainsi dire, se jettent -aux objets au lieu de les attendre.</p> - -<p>Avant que la sensation, qui est la conséquence de la -nature des objets, arrive jusqu'à elles, elles les couvrent -de loin, et avant de les voir, de ce charme imaginaire -dont elles trouvent en elles-mêmes une source -inépuisable. Puis, en s'en approchant, elles voient ces -choses, non telles qu'elles sont, mais telles qu'elles les -ont faites, et, jouissant d'elles-mêmes sous l'apparence -de tel objet, elles croient jouir de cet objet. Mais, un -beau jour, on se lasse de faire tous les frais, on découvre -que l'objet adoré <i>ne renvoie pas la balle</i>; l'engouement -tombe, et l'échec qu'éprouve l'amour-propre rend -injuste envers l'objet trop apprécié.</p> - - - - -<h3 id="ch23">CHAPITRE XXIII<br /> -Des coups de foudre.</h3> - - -<p>Il faudrait changer ce mot ridicule; cependant la -chose existe. J'ai vu l'aimable et noble Wilhelmine, le -désespoir des <i>beaux</i> de Berlin, mépriser l'amour et se -moquer de ses folies. Brillante de jeunesse, d'esprit, -de beauté, de bonheurs de tous les genres…, une fortune -sans bornes, en lui donnant l'occasion de développer -toutes ses qualités, semblait conspirer avec -la nature pour présenter au monde l'exemple si rare -d'un bonheur parfait accordé à une personne qui en -est parfaitement digne. Elle avait vingt-trois ans; déjà -à la cour depuis longtemps, elle avait éconduit les -hommages du plus haut parage; sa vertu modeste, mais -inébranlable, était citée en exemple, et désormais les -hommes les plus aimables, désespérant de lui plaire, -n'aspiraient qu'à son amitié. Un soir elle va au bal chez -le prince Ferdinand, elle danse dix minutes avec un -jeune capitaine.</p> - -<p>«De ce moment, écrivait-elle par la suite à une -amie<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a>, il fut le maître de mon cœur et de moi, et cela -à un point qui m'eût remplie de terreur, si le bonheur -de voir Herman m'eût laissé le temps de songer au reste -de l'existence. Ma seule pensée était d'observer s'il -m'accordait quelque attention.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> Traduit <i lang="la" xml:lang="la">ad litteram</i> des Mémoires de Bottmer.</p> -</div> -<p>«Aujourd'hui, la seule consolation que je puisse -trouver à mes fautes est de me bercer de l'illusion -qu'une force supérieure m'a ravie à moi-même et à la -raison. Je ne puis par aucune parole peindre, d'une -manière qui approche de la réalité, jusqu'à quel point, -seulement à l'apercevoir, allèrent le désordre et le bouleversement -de tout mon être. Je rougis de penser avec -quelle rapidité et quelle violence j'étais entraînée vers -lui. Si sa première parole, quand enfin il me parla, eût -été: «M'adorez-vous?» en vérité je n'aurais pas eu -la force de ne pas lui répondre: «Oui.» J'étais loin -de penser que les effets d'un sentiment pussent être à la -fois si subits et si peu prévus. Ce fut au point qu'un -instant je crus être empoisonnée.</p> - -<p>«Malheureusement vous et le monde, ma chère -amie, savez que j'ai bien aimé Herman: eh bien, il me -fut si cher au bout d'un quart d'heure, que depuis il -n'a pas pu me le devenir davantage. Je voyais tous -ses défauts, et je les lui pardonnais tous, pourvu qu'il -m'aimât.</p> - -<p>«Peu après que j'eus dansé avec lui, le roi s'en alla; -Herman, qui était du détachement de service, fut -obligé de le suivre. Avec lui, tout disparut pour moi -dans la nature. C'est en vain que j'essayerais de vous -peindre l'excès de l'ennui dont je me sentis accablée -dès que je ne le vis plus. Il n'était égalé que par la -vivacité du désir que j'avais de me trouver seule avec -moi-même.</p> - -<p>«Je pus partir enfin. A peine enfermée à double -tour dans mon appartement, je voulus résister à ma -passion. Je crus y réussir. Ah! ma chère amie, que je -payai cher ce soir-là, et les journées suivantes, le plaisir -de pouvoir me croire de la vertu!»</p> - -<p>Ce que l'on vient de lire est la narration exacte d'un -événement qui fit la nouvelle du jour, car au bout -d'un mois ou deux la pauvre Wilhelmine fut assez -malheureuse pour qu'on s'aperçût de son sentiment. -Telle fut l'origine de cette longue suite de malheurs -qui l'ont fait périr si jeune et d'une manière si tragique, -empoisonnée par elle ou par son amant. Tout ce -que nous pûmes voir dans ce jeune capitaine, c'est -qu'il dansait fort bien; il avait beaucoup de gaieté, -encore plus d'assurance, un grand air de bonté, et -vivait avec des filles; du reste, à peine noble, fort -pauvre, et ne venant pas à la cour.</p> - -<p>Non seulement il ne faut pas la méfiance, mais il -faut la lassitude de la méfiance, et pour ainsi dire -l'impatience du courage contre les hasards de la vie. -L'âme, à son insu, ennuyée de vivre sans aimer, convaincue -malgré elle par l'exemple des autres femmes, -ayant surmonté toutes les craintes de la vie, mécontente -du triste bonheur de l'orgueil, s'est fait, sans -s'en apercevoir, un modèle idéal. Elle rencontre un -jour un être qui ressemble à ce modèle, la cristallisation -reconnaît son objet au trouble qu'il inspire, et -consacre pour toujours au maître de son destin ce -qu'elle rêvait depuis longtemps<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> Plusieurs phrases prises à Crébillon, tome III.</p> -</div> -<p>Les femmes sujettes à ce malheur ont trop de hauteur -dans l'âme pour aimer autrement que par passion. -Elles seraient sauvées si elles pouvaient s'abaisser à la -galanterie.</p> - -<p>Comme le coup de foudre vient d'une secrète lassitude -de ce que le catéchisme appelle la vertu, et de -l'ennui que donne l'uniformité de la perfection, je -croirais assez qu'il doit tomber le plus souvent sur ce -qu'on appelle le monde de mauvais sujets. Je doute -fort que l'air Caton ait jamais occasionné de coup de -foudre.</p> - -<p>Ce qui les rend si rares, c'est que, si le cœur qui -aime ainsi d'avance a le plus petit sentiment de sa -situation, il n'y a plus de coup de foudre.</p> - -<p>Une femme rendue méfiante par les malheurs n'est -pas susceptible de cette révolution de l'âme.</p> - -<p>Rien ne facilite les coups de foudre comme les -louanges données d'avance et par des femmes à la personne -qui doit en être l'objet.</p> - -<p>Une des sources les plus comiques des aventures -d'amour, ce sont les faux coups de foudre. Une femme -ennuyée, mais non sensible, se croit amoureuse pour -la vie pendant toute une soirée. Elle est fière d'avoir -enfin trouvé un de ces grands mouvements de l'âme -après lesquels courait son imagination. Le lendemain, -elle ne sait plus où se cacher, et surtout comment éviter -le malheureux objet qu'elle adorait la veille.</p> - -<p>Les gens d'esprit savent voir, c'est-à-dire mettre à -profit ces coups de foudre.</p> - -<p>L'amour physique a aussi ses coups de foudre. Nous -avons vu hier la plus jolie femme et la plus facile de -Berlin rougir tout à coup dans sa calèche où nous -étions avec elle. Le beau lieutenant Findorff venait de -passer. Elle est tombée dans la rêverie profonde, dans -l'inquiétude. Le soir, à ce qu'elle m'avoua au spectacle, -elle avait des folies, des transports, elle ne pensait -qu'à Findorff, auquel elle n'a jamais parlé. Si elle -eût osé, me disait-elle, elle l'eût envoyé chercher: -cette jolie figure présentait tous les signes de la passion -la plus violente. Cela durait encore le lendemain; -au bout de trois jours, Findorff ayant fait le nigaud, -elle n'y pensa plus. Un mois après, il lui était odieux.</p> - - - - -<h3 id="ch24">CHAPITRE XXIV<br /> -Voyage dans un pays inconnu.</h3> - - -<p>Je conseille à la plupart des gens nés dans le Nord -de passer le présent chapitre. C'est une dissertation -obscure sur quelques phénomènes relatifs à l'oranger, -arbre qui ne croît ou qui ne parvient à toute sa hauteur -qu'en Italie et en Espagne. Pour être intelligible -ailleurs, j'aurais dû <i>diminuer</i> les faits.</p> - -<p>C'est à quoi je n'aurais pas manqué si j'avais eu le -dessein un seul instant d'écrire un livre généralement -agréable. Mais, le ciel m'ayant refusé le talent littéraire, -j'ai uniquement pensé à décrire avec toute la -maussaderie de la science, mais aussi avec toute son -exactitude, certains faits dont un séjour prolongé dans -la patrie de l'oranger m'a rendu l'involontaire témoin. -Frédéric le Grand, ou tel autre homme distingué du -Nord, qui n'a jamais eu occasion de voir l'oranger en -pleine terre, m'aurait sans doute nié les faits suivants -et nié de bonne foi. Je respecte infiniment la bonne -foi, et je vois son pourquoi.</p> - -<p>Cette déclaration sincère pouvant paraître de l'orgueil, -j'ajoute la réflexion suivante:</p> - -<p>Nous écrivons au hasard chacun ce qui nous semble -vrai, et chacun dément son voisin. Je vois dans nos -livres autant de billets de loterie; ils n'ont réellement -pas plus de valeur. La postérité, en oubliant les uns et -réimprimant les autres, déclarera les billets gagnants. -Jusque-là, chacun de nous, ayant écrit de son mieux -ce qui lui semble vrai, n'a guère de raison de se moquer -de son voisin, à moins que la satire ne soit plaisante, -auquel cas il a toujours raison, surtout s'il écrit -comme M. Courrier à Del Furia.</p> - -<p>Après ce préambule, je vais entrer courageusement -dans l'examen de faits qui, j'en suis convaincu, ont -rarement été observés à Paris. Mais enfin, à Paris, ville -supérieure à toutes les autres sans doute, l'on ne voit -pas des orangers en pleine terre comme à Sorrento, et -c'est à Sorrento, la patrie du Tasse, sur le golfe de -Naples, dans une position à mi côte de la mer, plus -pittoresque encore que celle de Naples elle-même, -mais où on ne lit pas le <i>Miroir</i>, que Lisio Visconti a -observé et noté les faits suivants:</p> - -<p>Lorsqu'on doit voir le soir la femme qu'on aime, -l'attente d'un si grand bonheur rend insupportables -tous les moments qui en séparent.</p> - -<p>Une fièvre dévorante fait prendre et quitter vingt -occupations. L'on regarde sa montre à chaque instant, -et l'on est ravi quand on voit qu'on a pu faire passer -dix minutes sans la regarder; l'heure tant désirée -sonne enfin, et quand on est à sa porte prêt à frapper, -l'on serait aise de ne pas la trouver; ce n'est que par -réflexion qu'on s'en affligerait; en un mot, l'attente de -la voir produit un effet désagréable.</p> - -<p>Voilà de ces choses qui font dire aux bonnes gens -que l'amour déraisonne.</p> - -<p>C'est que l'imagination, retirée violemment de rêveries -délicieuses où chaque pas produit le bonheur, est -ramenée à la sévère réalité.</p> - -<p>L'âme tendre sait bien que, dans le combat qui va -commencer aussitôt que vous la verrez, la moindre -négligence, le moindre manque d'attention ou de courage, -sera puni par une défaite empoisonnant pour longtemps -les rêveries de l'imagination, et hors de l'intérêt -de la passion si l'on cherchait à s'y réfugier, humiliante -pour l'amour-propre. On se dit: «J'ai manqué d'esprit, -j'ai manqué de courage»; mais l'on n'a du courage -envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.</p> - -<p>Ce reste d'attention que l'on arrache avec tant de -peine aux rêveries de la cristallisation fait que, dans les -premiers discours à la femme qu'on aime, il échappe -une foule de choses qui n'ont pas de sens, ou qui ont -un sens contraire à ce qu'on sent, ou ce qui est plus -poignant encore, on exagère ses propres sentiments, -et ils deviennent ridicules à ses yeux. Comme on sent -vaguement qu'on ne fait pas assez d'attention à ce -qu'on dit, un mouvement machinal fait soigner et -charger la déclamation. Cependant l'on ne peut pas -se taire à cause de l'embarras du silence, durant lequel -on pourrait encore moins songer à elle. On dit donc -d'un air senti une foule de choses qu'on ne sent pas, -et qu'on serait bien embarrassé de répéter; l'on s'obstine -à se refuser à sa présence pour être encore plus à -elle. Dans les premiers moments que je connus l'amour, -cette bizarrerie que je sentais en moi me faisait croire -que je n'aimais pas.</p> - -<p>Je comprends la lâcheté, et comment les conscrits -se tirent de la peur en se jetant à corps perdu au -milieu du feu. Le nombre des sottises que j'ai dites -depuis deux ans pour ne pas me taire me met au -désespoir quand j'y songe.</p> - -<p>Voilà qui devrait bien marquer aux yeux des femmes -la différence de l'amour-passion et de la galanterie, -de l'âme tendre et de l'âme prosaïque<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> C'était un mot de Léonore.</p> -</div> -<p>Dans ces moments décisifs, l'une gagne autant que -l'autre perd; l'âme prosaïque reçoit justement le degré -de chaleur qui lui manque habituellement, tandis que -la pauvre âme tendre devient folle par excès de sentiment, -et, qui plus est, a la prétention de cacher sa -folie. Tout occupée à gouverner ses propres transports, -elle est bien loin du sang-froid qu'il faut pour prendre -ses avantages, et elle sort brouillée d'une visite où -l'âme prosaïque eût fait un grand pas. Dès qu'il s'agit -des intérêts trop vifs de sa passion, une âme tendre et -fière ne peut pas être éloquente auprès de ce qu'elle -aime; ne pas réussir lui fait trop de mal. L'âme vulgaire, -au contraire, calcule juste les chances de succès, -ne s'arrête pas à pressentir la douleur de la défaite, -et, fière de ce qui la rend vulgaire, elle se moque de -l'âme tendre, qui, avec tout l'esprit possible, n'a -jamais l'aisance nécessaire pour dire les choses les -plus simples et du succès le plus assuré. L'âme tendre, -bien loin de pouvoir rien arracher par force, doit se -résigner à ne rien obtenir que de la <i>charité</i> de ce -qu'elle aime. Si la femme qu'on aime est vraiment -sensible, l'on a toujours lieu de se repentir d'avoir -voulu se faire violence pour lui parler d'amour. On a -l'air honteux, on a l'air glacé, on aurait l'air menteur, -si la passion ne se trahissait pas à d'autres signes certains. -Exprimer ce qu'on sent si vivement et si en -détail, à tous les instants de la vie, est une corvée -qu'on s'impose, parce qu'on a lu des romans, car, si -l'on était naturel, on n'entreprendrait jamais une chose -si pénible. Au lieu de vouloir parler de ce qu'on sentait -il y a un quart d'heure, et de chercher à faire un -tableau général et intéressant, on exprimerait avec -simplicité le détail de ce qu'on sent dans le moment; -mais non, l'on se fait une violence extrême pour réussir -moins bien, et comme l'évidence de la sensation -actuelle manque à ce qu'on dit, et que la mémoire -n'est pas libre, on trouve convenables dans le moment -et l'on dit des choses du ridicule le plus humiliant.</p> - -<p>Quand enfin, après une heure de trouble, cet effort -extrêmement pénible est fait de se retirer des jardins -enchantés de l'imagination, pour jouir tout simplement -de la présence de ce qu'on aime, il se trouve souvent -qu'il faut s'en séparer.</p> - -<p>Tout ceci paraît une extravagance. J'ai vu mieux -encore, c'était un de mes amis qu'une femme, qu'il -aimait à l'idolâtrie, se prétendant offensée de je ne -sais quel manque de délicatesse qu'on n'a jamais voulu -me confier, avait condamné tout à coup à ne la voir -que deux fois par mois. Ces visites, si rares et si -désirées, étaient un accès de folie, et il fallait toute la -force de caractère de Salviati pour qu'elle ne parût -pas au dehors.</p> - -<p>Dès l'abord, l'idée de la fin de la visite est trop présente -pour qu'on puisse trouver du plaisir. L'on parle -beaucoup sans s'écouter; souvent l'on dit le contraire -de ce qu'on pense. On s'embarque dans des raisonnements -qu'on est obligé de couper court, à cause de leur -ridicule, si l'on vient à se réveiller et à s'écouter. -L'effort qu'on se fait est si violent, qu'on a l'air froid. -L'amour se cache par son excès.</p> - -<p>Loin d'elle l'imagination était bercée par les plus -charmants dialogues; l'on trouvait les transports les -plus tendres et les plus touchants. On se croit ainsi -pendant dix ou douze jours l'audace de lui parler; -mais, l'avant-veille de celui qui devrait être heureux, -la fièvre commence et redouble à mesure qu'on approche -de l'instant terrible.</p> - -<p>Au moment d'entrer dans son salon, l'on est réduit, -pour ne pas dire ou faire des sottises incroyables, à -se cramponner à la résolution de garder le silence, et -de la regarder pour pouvoir au moins se souvenir de sa -figure. A peine en sa présence, il survient comme une -sorte d'ivresse dans les yeux. On se sent porté comme -un maniaque à faire des actions étranges, on a le sentiment -d'avoir deux âmes: l'une pour faire, et l'autre -pour blâmer ce qu'on fait. On sent confusément que -l'attention forcée donnée à la sottise rafraîchirait le -sang un moment, en faisant perdre de vue la fin de -la visite et le malheur de la quitter pour quinze jours.</p> - -<p>S'il se trouve là quelque ennuyeux qui conte une -histoire plate, dans son inexplicable folie, le pauvre -amant, comme s'il était curieux de perdre des moments -si rares, y devient tout attention. Cette heure, qu'il -se promettait si délicieuse, passe comme un trait brûlant, -et cependant il sent, avec une indicible amertume, -toutes les petites circonstances qui lui montrent -combien il est devenu étranger à ce qu'il aime. Il se -trouve au milieu d'indifférents qui font visite, et il se -voit le seul qui ignore tous les petits détails de sa vie -de ces jours passés. Enfin il sort; et, en lui disant -froidement adieu, il a l'affreux sentiment d'être à -quinze jours de la revoir; nul doute qu'il souffrirait -moins à ne jamais voir ce qu'il aime. C'est dans le -genre, mais bien plus noir, du duc de Policastro, qui -tous les six mois faisait cent lieues pour voir un quart -d'heure, à Lecce, une maîtresse adorée et gardée par -un jaloux.</p> - -<p>On voit bien ici la volonté sans influence sur l'amour: -outré contre sa maîtresse et contre soi-même, comme -l'on se précipiterait dans l'indifférence avec fureur! Le -seul bien de cette visite est de renouveler le trésor de -la cristallisation.</p> - -<p>La vie pour Salviati était divisée en périodes de -quinze jours, qui prenaient la couleur de la soirée où -il lui avait été permis de voir M<sup>me</sup> ***; par exemple, il -fut ravi de bonheur le 21 mai, et le 2 juin il ne rentrait -pas chez lui de peur de céder à la tentation de -se brûler la cervelle.</p> - -<p>J'ai vu ce soir-là que les romanciers ont très mal -peint le moment du suicide. «Je suis altéré, me disait -Salviati d'un air simple, j'ai besoin de prendre ce verre -d'eau.» Je ne combattis point sa résolution, je lui fis -mes adieux; et il se mit à pleurer.</p> - -<p>D'après le trouble qui accompagne les discours des -amants, il ne serait pas sage de tirer des conséquences -trop pressées d'un détail isolé de la conversation. Ils -n'accusent juste leurs sentiments que dans les mots -imprévus; alors c'est le cri du cœur. Du reste, c'est -de la physionomie de l'ensemble des choses dites que -l'on peut tirer des inductions. Il faut se rappeler -qu'assez souvent un être très ému n'a pas le temps -d'apercevoir l'émotion de la personne qui cause la -sienne.</p> - - - - -<h3 id="ch25">CHAPITRE XXV<br /> -La présentation.</h3> - - -<p>A la finesse, à la sûreté de jugement avec lesquelles -je vois les femmes saisir certains détails, je suis plein -d'admiration; un instant après, je les vois porter au -ciel un nigaud, se laisser émouvoir jusqu'aux larmes -par une fadeur, peser gravement comme trait de -caractère une plate affectation. Je ne puis concevoir -tant de niaiserie. Il faut qu'il y ait là quelque loi générale -que j'ignore.</p> - -<p>Attentives à <i>un</i> mérite d'un homme, et entraînées -par <i>un</i> détail, elles le sentent vivement et n'ont plus -d'yeux pour le reste. Tout le fluide nerveux est -employé à jouir de cette qualité, il n'en reste plus pour -voir les autres.</p> - -<p>J'ai vu les hommes les plus remarquables être présentés -à des femmes de beaucoup d'esprit; c'était toujours -un grain de prévention qui décidait de l'effet de -la première vue.</p> - -<p>Si l'on veut me permettre un détail familier, je conterai -que l'aimable colonel L. B… allait être présenté -à M<sup>me</sup> Struve de Kœnigsberg; c'est une femme du premier -ordre. Nous nous disions: <i lang="it" xml:lang="it">Farà colpo?</i> (fera-t-il -effet?) Il s'engage un pari. Je m'approche de M<sup>me</sup> de -Struve, et lui conte que le colonel porte deux jours de -suite ses cravates; le second jour, il fait la lessive du -Gascon; elle pourra remarquer sur sa cravate des plis -verticaux. Rien de plus évidemment faux.</p> - -<p>Comme j'achevais, on annonce cet homme charmant. -Le plus petit fat de Paris eût produit plus d'effet. -Remarquez que M<sup>me</sup> de Struve aimait; c'est une femme -honnête, et il ne pouvait être question de galanterie -entre eux.</p> - -<p>Jamais deux caractères n'ont été plus faits l'un pour -l'autre. On blâmait M<sup>me</sup> de Struve d'être romanesque, -et il n'y avait que la vertu, poussée jusqu'au romanesque, -qui pût toucher L. B… Elle l'a fait fusiller -très jeune.</p> - -<p>Il a été donné aux femmes de sentir, d'une manière -admirable, les nuances d'affection, les variations les -plus insensibles du corps humain, les mouvements les -plus légers des amours-propres.</p> - -<p>Elles ont à cet égard un organe qui nous manque; -voyez-les soigner un blessé.</p> - -<p>Mais peut-être aussi ne voient-elles pas ce qui est -esprit, combinaison morale. J'ai vu les femmes les -plus distinguées se charmer d'un homme d'esprit qui -n'était pas moi, et tout d'un temps, et presque du -même mot, admirer les plus grands sots. Je me trouvais -attrapé comme un connaisseur qui voit prendre -les plus beaux diamants pour des strass, et préférer les -strass s'ils sont plus gros.</p> - -<p>J'en concluais qu'il faut tout oser auprès des femmes. -Là, où le général Lassale a échoué, un capitaine à -moustaches et à jurements réussit<a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>. Il y a sûrement -dans le mérite des hommes tout un côté qui leur -échappe.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> Posen, 1807.</p> -</div> -<p>Pour moi, j'en reviens toujours aux lois physiques. -Le fluide nerveux, chez les hommes, s'use par la cervelle, -et chez les femmes par le cœur; c'est pour cela -qu'elles sont plus sensibles. Un grand travail obligé et -dans le métier que nous avons fait toute la vie, console, -et pour elles rien ne peut les consoler que la distraction.</p> - -<p>Appiani, qui ne croit à la vertu qu'à la dernière -extrémité, et avec lequel j'allais ce soir à la chasse -des idées, en lui exposant celles de ce chapitre, me -répond:</p> - -<p>«La force d'âme qu'Éponine employait avait un -dévouement héroïque à faire vivre son mari dans la -caverne sous terre, et à l'empêcher de tomber dans le -désespoir, s'ils eussent vécu tranquillement à Rome, -elle l'eût employée à lui cacher un amant, il faut un -aliment aux âmes fortes.»</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch26">CHAPITRE XXVI<br /> -De la pudeur.</h3> - - -<p>Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer -ce qu'on cache le plus ici, mais mourrait de honte plutôt -que de montrer son bras. Il est clair que les trois -quarts de la pudeur sont une chose apprise. C'est peut-être -la loi seule, fille de la civilisation, qui ne produise -que du bonheur.</p> - -<p>On a observé que les oiseaux de proie se cachent -pour boire, c'est qu'obligés de plonger la tête dans -l'eau, ils sont sans défense en ce moment. Après avoir -considéré ce qui se passe à Otaïti<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>, je ne vois pas d'autre -base naturelle à la pudeur.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> Voir les voyages de Bougainville, de Cook, etc. Chez quelques -animaux, la femelle semble se refuser au moment où elle -se donne. C'est à l'anatomie comparée que nous devons demander -les plus importantes révélations sur nous-mêmes.</p> -</div> -<p>L'amour est le miracle de la civilisation. On ne -trouve qu'un amour physique et des plus grossiers chez -les peuples sauvages ou trop barbares.</p> - -<p>Et la pudeur prête à l'amour le secours de l'imagination, -c'est lui donner la vie.</p> - -<p>La pudeur est enseignée de très bonne heure aux -petites filles par leurs mères, et avec une extrême jalousie, -on dirait comme par esprit de corps; c'est que les -femmes prennent soin d'avance du bonheur de l'amant -qu'elles auront.</p> - -<p>Pour une femme timide et tendre rien ne doit être -au-dessus du supplice de s'être permis, en présence -d'un homme, quelque chose dont elle croit devoir rougir; -je suis convaincu qu'une femme un peu fière préférerait -mille morts. Une légère liberté, prise du côté -tendre par l'homme qu'on aime, donne un moment de -plaisir vif<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a>; s'il a l'air de la blâmer ou seulement de -ne pas en jouir avec transport, elle doit laisser dans -l'âme un doute affreux. Pour une femme au-dessus du -vulgaire, il y a donc tout à gagner à avoir des manières -fort réservées. Le jeu n'est pas égal; on hasarde contre -un petit plaisir, ou contre l'avantage de paraître un -peu plus aimable, le danger d'un remords cuisant et -d'un sentiment de honte qui doit rendre même l'amant -moins cher. Une soirée passée gaiement, à l'étourdie -et sans songer à rien, est chèrement payée à ce prix. -La vue d'un amant avec lequel on craint d'avoir eu -ce genre de torts doit devenir odieuse pour plusieurs -jours. Peut-on s'étonner de la force d'une habitude à -laquelle les plus légères infractions sont punies par la -honte la plus atroce?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> Fait voir son amour d'une façon nouvelle.</p> -</div> -<p>Quant à l'utilité de la pudeur, elle est la mère de -l'amour; on ne saurait plus lui rien contester. Pour le -mécanisme du sentiment, rien n'est plus simple; l'âme -s'occupe à avoir honte, au lieu de s'occuper à désirer; -on s'interdit les désirs, et les désirs conduisent aux -actions.</p> - -<p>Il est évident que toute femme tendre et fière, et ces -deux choses étant cause et effet vont difficilement l'une -sans l'autre, doit contracter des habitudes de froideur -que les gens qu'elles déconcertent appellent de la -pruderie.</p> - -<p>L'accusation est d'autant plus spécieuse, qu'il est -très difficile de garder un juste milieu; pour peu qu'une -femme ait peu d'esprit et beaucoup d'orgueil, elle doit -bientôt en venir à croire qu'en fait de pudeur on n'en -saurait trop faire. C'est ainsi qu'une Anglaise se croit -insultée si l'on prononce devant elle le nom de certains -vêtements. Une Anglaise se garderait bien, le soir à la -campagne, de se laisser voir quittant le salon avec son -mari; et, ce qui est plus grave, elle croit blesser la -pudeur si elle montre quelque enjouement devant tout -autre que ce mari<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a>. C'est peut-être à cause d'une attention -si délicate que les Anglais, gens d'esprit, laissent -voir tant d'ennui de leur bonheur domestique. A eux -la faute, pourquoi tant d'orgueil<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> Voir l'admirable peinture de ces mœurs ennuyeuses à la -fin de <i>Corinne</i>; et M<sup>me</sup> de Staël a flatté le portrait.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> La Bible et l'aristocratie se vengent cruellement sur les -gens qui croient leur devoir tout.</p> -</div> -<p>En revanche, passant tout à coup de Plymouth à -Cadix et Séville, je trouvai qu'en Espagne la chaleur -du climat et des passions faisait un peu trop oublier -une retenue nécessaire. Je remarquai des caresses fort -tendres qu'on se permettait en public et qui, loin de -me sembler touchantes, m'inspiraient un sentiment tout -opposé. Rien n'est plus pénible.</p> - -<p>Il faut s'attendre à trouver <i>incalculable</i> la force des -habitudes inspirées aux femmes sous prétexte de pudeur. -Une femme vulgaire, en outrant la pudeur, croit se -faire l'égale d'une femme distinguée.</p> - -<p>L'empire de la pudeur est tel, qu'une femme tendre -arrive à se trahir envers son amant plutôt par des faits -que par des paroles.</p> - -<p>La femme la plus jolie, la plus riche et la plus facile -de Bologne, vient de me conter qu'hier soir, un fat -français, qui est ici et qui donne une drôle d'idée de sa -nation, s'est avisé de se cacher sous son lit. Il voulait -apparemment ne pas perdre un nombre infini de déclarations -ridicules dont il la poursuit depuis un mois. -Mais ce grand homme a manqué de présence d'esprit; -il a bien attendu que M<sup>me</sup> M… eût congédié sa femme -de chambre et se fût mise au lit, mais il n'a pas eu la -patience de donner aux gens le temps de s'endormir. -Elle s'est jetée à la sonnette, et l'a fait chasser honteusement -au milieu des huées et des coups de cinq ou -six laquais. «Et s'il eût attendu deux heures?» lui -disais-je.—«J'aurais été bien malheureuse: Qui -pourra douter, m'eût-il dit, que je ne sois ici par vos -ordres<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> On me conseille de supprimer ce détail: «Vous me prenez -pour une femme bien leste, d'oser conter de telles choses -devant moi.»</p> -</div> -<p>Au sortir de chez cette jolie femme, je suis allé chez -la femme la plus digne d'être aimée que je connaisse. -Son extrême délicatesse est, s'il se peut, au-dessus de -sa beauté touchante. Je la trouve seule et lui conte -l'histoire de M<sup>me</sup> M… Nous raisonnons là-dessus: -«Écoutez, me dit-elle, si l'homme qui se permet cette -action était aimable auparavant aux yeux de cette -femme, on lui pardonnera, et, par la suite on l'aimera.»—J'avoue -que je suis resté confondu de cette lumière -imprévue jetée sur les profondeurs du cœur humain. -Je lui ai répondu au bout d'un silence:—«Mais, -quand on aime, a-t-on le courage de se porter aux dernières -violences?»</p> - -<p>Il y aurait bien moins de vague dans ce chapitre si -une femme l'eût écrit. Tout ce qui tient à la fierté, à -l'orgueil féminin, à l'habitude de la pudeur et de ses -excès, à certaines <i>délicatesses</i>, la plupart dépendant -uniquement d'<i>associations de sensations</i><a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a>, qui ne peuvent -pas exister chez les hommes, et souvent <i>délicatesses</i> -non fondées dans la nature; toutes ces choses, dis-je, -ne pourraient se trouver ici qu'autant qu'on se serait -permis d'écrire sur ouï-dire.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> La pudeur est une des sources du goût pour la parure; -par tel ajustement une femme se promet plus ou moins. C'est -ce qui fait que la parure est déplacée dans la vieillesse.</p> - -<p>Une femme de province, si elle prétend à Paris suivre la -mode, se promet d'une manière gauche et qui fait rire. Une -provinciale arrivant à Paris doit commencer par se mettre -comme si elle avait trente ans.</p> -</div> -<p>Une femme me disait, dans un moment de franchise -philosophique, quelque chose qui revient à ceci:</p> - -<p>«Si je sacrifiais jamais ma liberté, l'homme que j'arriverais -à préférer apprécierait davantage mes sentiments -en voyant combien j'ai toujours été avare même -des préférences les plus légères.» C'est en faveur de -cet amant, qu'elle ne rencontrera peut-être jamais, que -telle femme aimable montre de la froideur à l'homme -qui lui parle en ce moment. Voilà la première exagération -de la pudeur: celle-ci est respectable; la seconde -vient de l'orgueil des femmes; la troisième source -d'exagération, c'est l'orgueil des maris.</p> - -<p>Il me semble que cette possibilité d'amour se présente -souvent aux rêveries de la femme même la plus -vertueuse, et elles ont raison. Ne pas aimer quand on -a reçu du ciel une âme faite pour l'amour, c'est se priver -soi et autrui d'un grand bonheur. C'est comme un -oranger qui ne fleurirait pas de peur de faire un péché; -et remarquez qu'une âme faite pour l'amour ne peut -goûter avec transport aucun autre bonheur. Elle trouve, -dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde, -un vide insupportable; elle croit souvent aimer les -beaux-arts et les aspects sublimes de la nature, mais -ils ne font que lui promettre et lui exagérer l'amour, -s'il est possible, et elle s'aperçoit bientôt qu'ils lui parlent -d'un bonheur dont elle a résolu de se priver.</p> - -<p>La seule chose que je voie à blâmer dans la pudeur, -c'est de conduire à l'habitude de mentir; c'est le seul -avantage que les femmes faciles aient sur les femmes -tendres. Une femme facile vous dit: «Mon cher ami, -dès que vous me plairez, je vous le dirai, et je serai -plus aise que vous, car j'ai beaucoup d'estime pour -vous.»</p> - -<p>Vive satisfaction de <i>Constance</i>, s'écriant après la victoire -de son amant: «Que je suis heureuse de ne m'être -donnée à personne depuis huit ans que je suis brouillée -avec mon mari!»</p> - -<p>Quelque ridicule que je trouve ce raisonnement, cette -joie me semble pleine de fraîcheur.</p> - -<p>Il faut absolument que je conte ici de quelle nature -étaient les regrets d'une dame de Séville abandonnée -par son amant. J'ai besoin qu'on se rappelle qu'en -amour tout est signe, et surtout qu'on veuille bien -accorder un peu d'indulgence à mon style<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> <a href="#Footnote_65">Note 65</a>.</p> -</div> -<hr /> - - -<p>Mes yeux d'homme croient distinguer neuf particularités -dans la <i>pudeur</i>.</p> - -<p>1<sup>o</sup> L'on joue beaucoup contre peu, donc être extrêmement -réservée, donc souvent affectation; l'on ne rit -pas, par exemple, des choses qui amusent le plus; -donc il faut beaucoup d'esprit pour avoir juste ce qu'il -faut de pudeur<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a>. C'est pour cela que beaucoup de femmes -n'en ont pas assez en petit comité, ou, pour parler -plus juste, n'exigent pas que les contes qu'on leur fait -soient assez gazés, et ne perdent leurs voiles qu'à -mesure du degré d'ivresse et de folie<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> Voir le ton de la société à Genève, surtout dans les familles -<i>du haut</i>; utilité d'une cour pour corriger par le ridicule la -tendance à la pruderie; Duclos faisant des contes à M<sup>me</sup> de Rochefort: -«En vérité, vous nous croyez trop honnêtes femmes.» -Rien n'est ennuyeux au monde comme la pudeur non sincère.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> Eh! mon cher Fronsac, il y a vingt bouteilles de champagne -entre le conte que tu nous commences et ce que nous -disons à cette heure.</p> -</div> -<p>Serait-ce par un effet de la pudeur et du mortel ennui -qu'elle doit imposer à plusieurs femmes, que la plupart -d'entre elles n'estiment rien tant dans un homme que -l'effronterie? ou prennent-elles l'effronterie pour du -caractère?</p> - -<p>2<sup>o</sup> Deuxième loi: mon amant m'en estimera davantage.</p> - -<p>3<sup>o</sup> La force de l'habitude l'emporte même dans les -instants les plus passionnés.</p> - -<p>4<sup>o</sup> La pudeur donne des plaisirs bien flatteurs à -l'amant: elle lui fait sentir quelles lois l'on transgresse -pour lui.</p> - -<p>5<sup>o</sup> Et aux femmes des plaisirs plus <i>enivrants</i>; comme -ils font vaincre une habitude puissante, ils jettent plus -de trouble dans l'âme. Le comte de Valmont se trouve -à minuit dans la chambre à coucher d'une jolie femme, -cela lui arrive toutes les semaines, et à elle peut-être -une fois tous les deux ans; la rareté et la pudeur doivent -donc préparer aux femmes des plaisirs infiniment -plus vifs<a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor">[70]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70"><span class="label">[70]</span></a> C'est l'histoire du tempérament mélancolique comparé au -tempérament sanguin. Voyez une femme vertueuse, même de la -vertu mercantile de certains dévots (vertueuse moyennant -récompense centuple dans un paradis), et un roué de quarante -ans blasé. Quoique le Valmont des <i>Liaisons dangereuses</i> n'en -soit pas encore là, la présidente de Tourvel est plus heureuse -que lui tout le long du livre; et, si l'auteur, qui avait tant d'esprit, -en eût eu davantage, telle eût été la moralité de son ingénieux -roman.</p> -</div> -<p>6<sup>o</sup> L'inconvénient de la pudeur, c'est qu'elle jette -sans cesse dans le mensonge.</p> - -<p>7<sup>o</sup> L'excès de la pudeur et sa sévérité découragent -d'aimer les âmes tendres et timides<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor">[71]</a>, justement celles -qui sont faites pour donner et sentir les délices de -l'amour.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71"><span class="label">[71]</span></a> Le tempérament mélancolique, que l'on peut appeler le -tempérament de l'amour. J'ai vu les femmes les plus distinguées -et les plus faites pour aimer donner la préférence, faute -d'esprit, au prosaïque tempérament sanguin. Histoire d'Alfred, -Grande Chartreuse, 1810.</p> - -<p>Je ne connais pas d'idée qui m'engage plus à voir ce qu'on -appelle mauvaise compagnie.</p> - -<p>(Ici le pauvre Visconti se perd dans les nues)</p> - -<p>Toutes les femmes sont les mêmes pour le fond des mouvements -de cœur et des passions; les <i>formes</i> des passions sont -différentes. Il y a la différence que donne une plus grande fortune, -une plus grande culture de l'esprit, l'habitude de plus -hautes pensées, et par-dessus tout, et malheureusement, un -orgueil plus irritable.</p> - -<p>Telle parole qui irrite une princesse ne choque pas le moins -du monde une bergère des Alpes. Mais, une fois en colère, -la princesse et la bergère ont les mêmes mouvements de passion.</p> - -<div class="attr">(<i>Note unique de l'éditeur.</i>)</div></div> -<p>8<sup>o</sup> Chez les femmes tendres qui n'ont pas eu plusieurs -amants, la pudeur est un obstacle à l'aisance des manières, -c'est ce qui les expose à se laisser un peu mener -par leurs amies qui n'ont pas le même manque<a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor">[72]</a> à se -reprocher. Elles donnent de l'attention à chaque cas -particulier, au lieu de s'en remettre aveuglément à l'habitude. -Leur pudeur délicate communique à leurs actions -quelque chose de contraint; à force de naturel, elles se -donnent l'apparence de manquer de naturel; mais cette -gaucherie tient à la grâce céleste.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72"><span class="label">[72]</span></a> Mot de M…</p> -</div> -<p>Si quelquefois leur familiarité ressemble à de la tendresse, -c'est que ces âmes angéliques sont coquettes -sans le savoir. Par paresse d'interrompre leur rêverie, -pour s'éviter la peine de parler, et de trouver quelque -chose d'agréable et de poli, et qui ne soit que poli, à -dire à un ami, elles se mettent à s'appuyer tendrement -sur son bras<a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor">[73]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73"><span class="label">[73]</span></a> Vol. <i>Guarna</i>.</p> -</div> -<p id="pudeur-article-9">9<sup>o</sup> Ce qui fait que les femmes, quand elles se font -auteurs, atteignent bien rarement au sublime, ce qui -donne de la grâce à leurs moindres billets, c'est que -jamais elles n'osent être franches qu'à demi: être franches -serait pour elles comme sortir sans fichu. Rien de -plus fréquent pour un homme que d'écrire absolument -sous la dictée de son imagination, et sans savoir où -il va.</p> - - -<h4>RÉSUMÉ.</h4> - -<p>L'erreur commune est d'en agir avec les femmes -comme avec des espèces d'hommes plus généreux, plus -mobiles, et surtout avec lesquels il n'y a pas de rivalité -possible. L'on oublie trop facilement qu'il y a deux -lois nouvelles et singulières qui tyrannisent ces êtres -si mobiles, en concurrence avec tous les penchants ordinaires -de la nature humaine; je veux dire:</p> - -<p>L'orgueil féminin et la pudeur, et les habitudes souvent -indéchiffrables, filles de la pudeur.</p> - - - - -<h3 id="ch27">CHAPITRE XXVII<br /> -Des regards.</h3> - - -<p>C'est la grande arme de la coquetterie vertueuse. -On peut tout dire avec un regard, et cependant on -peut toujours nier un regard, car il ne peut pas être -répété textuellement.</p> - -<p>Ceci me rappelle le comte G., le Mirabeau de Rome: -l'aimable petit gouvernement de ce pays-là lui a donné -une manière originale de faire des récits, par des mots -entrecoupés qui disent tout et rien. Il fait tout entendre; -mais libre à qui que ce soit de répéter textuellement -toutes ses paroles, impossible de le compromettre. -Le cardinal Lante lui disait qu'il avait volé ce -talent aux femmes, je dis même les plus honnêtes. -Cette friponnerie est une représaille cruelle, mais juste, -de la tyrannie des hommes.</p> - - - - -<h3 id="ch28">CHAPITRE XXVIII<br /> -De l'orgueil féminin.</h3> - - -<p>Les femmes entendent parler toute leur vie, par les -hommes, d'objets prétendus importants, de gros gains -d'argent, de succès à la guerre, de gens tués en duel, -de vengeances atroces ou admirables, etc. Celles d'entre -elles qui ont l'âme fière sentent que, ne pouvant -atteindre à ces objets, elles sont hors d'état de déployer -un orgueil remarquable par l'importance des choses sur -lesquelles il s'appuie. Elles sentent palpiter dans leur -sein un cœur qui, par la force et la fierté de ses mouvements, -est supérieur à tout ce qui les entoure, et -cependant elles voient le dernier des hommes s'estimer -plus qu'elles. Elles s'aperçoivent qu'elles ne sauraient -montrer d'orgueil que pour de petites choses, ou du -moins que pour des choses qui n'ont d'importance que -par le sentiment, et dont un tiers ne peut être juge. -Tourmentées par ce contraste désolant entre la bassesse -de leur fortune et la fierté de leur âme, elles entreprennent -de rendre leur orgueil respectable par la vivacité -de ses transports, ou par l'implacable ténacité avec -laquelle elles maintiennent ses arrêts. Avant l'intimité, -ces femmes-là se figurent, en voyant leur amant, qu'il -a entrepris un siège contre elles. Leur imagination est -employée à s'irriter de ses démarches, qui, après tout, -ne peuvent pas faire autrement que de marquer de -l'amour, puisqu'il aime. Au lieu de jouir des sentiments -de l'homme qu'elles préfèrent, elles se piquent de vanité -à son égard; et, enfin, avec l'âme la plus tendre, lorsque -sa sensibilité n'est pas fixée sur un seul objet, dès -qu'elles aiment, comme une coquette vulgaire, elles -n'ont plus que de la vanité.</p> - -<p>Une femme à caractère généreux sacrifiera mille fois -sa vie pour son amant, et se brouillera à jamais avec -lui pour une querelle d'orgueil, à propos d'une porte -ouverte ou fermée. C'est là leur point d'honneur. Napoléon -s'est bien perdu pour ne pas céder un village.</p> - -<p>J'ai vu une querelle de cette espèce durer plus d'un -an. Une femme très distinguée sacrifiait tout son -bonheur plutôt que de mettre son amant dans le cas -de pouvoir former le moindre doute sur la magnanimité -de son orgueil. Le raccommodement fut l'effet du -hasard, et chez mon amie, d'un moment de faiblesse -qu'elle ne put vaincre, en rencontrant son amant, qu'elle -croyait à quarante lieues de là, et le trouvant dans un -lieu où certainement il ne s'attendait pas à la voir. Elle -ne put cacher son premier transport de bonheur; -l'amant s'attendrit plus qu'elle, ils tombèrent presque -aux genoux l'un de l'autre, et jamais je n'ai vu couler -tant de larmes; c'était la vue imprévue du bonheur. -Les larmes sont l'extrême sourire.</p> - -<p>Le duc d'Argyle donna un bel exemple de présence -d'esprit en n'engageant pas un combat d'orgueil féminin -dans l'entrevue qu'il eut à Richemont avec la reine -Caroline<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor">[74]</a>. Plus il y a d'élévation dans le caractère -d'une femme, plus terribles sont ces orages.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74"><span class="label">[74]</span></a> <span lang="en" xml:lang="en">The heart of Midlothian</span> (tome III).</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse i6" lang="en" xml:lang="en">As the blackest sky</div> -<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">Foretells the heaviest tempest.</div> -</div> - -<div class="attr"><i>D. Juan.</i></div> -<p>Serait-ce que plus une femme jouit avec transport, -dans le courant de la vie, des qualités distinguées de -son amant, plus dans ces instants cruels où la sympathie -semble renversée elle cherche à se venger de ce -qu'elle lui voit habituellement de supériorité sur les -autres hommes? Elle craint d'être confondue avec eux.</p> - -<p>Il y a bien du temps que je n'ai lu l'ennuyeuse <i>Clarisse</i>; -il me semble pourtant que c'est par orgueil -féminin qu'elle se laisse mourir et n'accepte pas la -main de Lovelace.</p> - -<p>La faute de Lovelace était grande; mais, puisqu'elle -l'aimait un peu, elle aurait pu trouver dans son cœur -le pardon d'un crime dont l'amour était cause.</p> - -<p>Monime, au contraire, me semble un touchant modèle -de délicatesse féminine. Quel front ne rougit pas -de plaisir en entendant dire par une actrice digne de -ce rôle:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Et ce fatal amour, dont j'avais triomphé,</div> -<div class="verse">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</div> -<div class="verse">Vos détours l'ont surpris et m'en ont convaincue</div> -<div class="verse">Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir;</div> -<div class="verse">En vain vous en pourriez perdre le souvenir;</div> -<div class="verse">Et cet aveu honteux, où vous m'avez forcée,</div> -<div class="verse">Demeurera toujours présent à ma pensée.</div> -<div class="verse">Toujours je vous croirais incertain de ma foi;</div> -<div class="verse">Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moi</div> -<div class="verse">Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage,</div> -<div class="verse">Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,</div> -<div class="verse">Et, qui, me préparant un éternel ennui,</div> -<div class="verse">M'a fait rougir d'un feu qui n'était pas pour lui.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">Racine.</span></div> -<p>Je m'imagine que les siècles futurs diront: Voilà à -quoi la monarchie était bonne<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor">[75]</a>, à produire de ces -sortes de caractères, et leur peinture par les grands -artistes.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75"><span class="label">[75]</span></a> La monarchie sans charte et sans chambres.</p> -</div> -<p>Cependant, même dans les républiques du moyen -âge, je trouve un admirable exemple de cette délicatesse, -qui semble détruire mon système de l'influence -des gouvernements sur les passions, et que je rapporterai -avec candeur.</p> - -<p>Il s'agit de ces vers si touchants de Dante:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Deh! quando tu sarai tornato al mondo,</div> -<div class="verse">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Ricorditi di me, che son la Pia:</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Siena mi fè: disfecemi maremma;</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Salsi colui, che inannellata pria,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Disposando, m'avea con la sua gemma.</div> -</div> - -<div class="attr"><i lang="it" xml:lang="it">Purgatorio</i>, cant. <small>V</small><a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor">[76]</a>.</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76"><span class="label">[76]</span></a> Hélas! quand tu seras de retour au monde des vivants, -daigne aussi m'accorder un souvenir. Je suis la Pia; Sienne me -donna la vie: je trouverai la mort dans nos maremmes. Celui -qui en m'épousant m'avait donné son anneau sait mon histoire.</p> -</div> -<p>La femme qui parle avec tant de retenue avait eu -en secret le sort de Desdemona, et pouvait par un mot -faire connaître le crime de son mari aux amis qu'elle -avait laissés sur la terre.</p> - -<p>Nello della Pietra obtint la main de madonna Pia, -l'unique héritière des Tolomei, la famille la plus riche -et la plus noble de Sienne. Sa beauté, qui faisait l'admiration -de la Toscane, fit naître dans le cœur de son -époux une jalousie qui, envenimée par de faux rapports -et des soupçons sans cesse renaissants, le conduisit à -un affreux projet. Il est difficile de décider aujourd'hui -si sa femme fut tout à fait innocente, mais Dante nous -la représente comme telle.</p> - -<p>Son mari la conduisit dans la maremme de Volterre, -célèbre alors comme aujourd'hui par les effets de l'<i>aria -cattiva</i>. Jamais il ne voulut dire à sa malheureuse -femme la raison de son exil en un lieu si dangereux. -Son orgueil ne daigna prononcer ni plainte ni accusation. -Il vivait seul avec elle, dans une tour abandonnée, -dont je suis allé visiter les ruines sur le bord de -la mer; là il ne rompit jamais son dédaigneux silence, -jamais il ne répondit aux questions de sa jeune épouse, -jamais il n'écouta ses prières. Il attendit froidement -auprès d'elle que l'air pestilentiel eût produit son effet. -Les vapeurs de ces marais ne tardèrent pas à flétrir ces -traits, les plus beaux, dit-on, qui, dans ce siècle, eussent -paru sur cette terre. En peu de mois elle mourut. -Quelques chroniqueurs de ces temps éloignés rapportent -que Nello employa le poignard pour hâter sa fin: -elle mourut dans les maremmes, de quelque manière -horrible; mais le genre de sa mort fut un mystère, -même pour les contemporains. Nello della Pietra survécut -pour passer le reste de ses jours dans un silence -qu'il ne rompit jamais.</p> - -<p>Rien de plus noble et de plus délicat que la manière -dont la jeune Pia adresse la parole au Dante. Elle -désire être rappelée à la mémoire des amis que si jeune -elle a laissés sur la terre; toutefois, en se nommant et -désignant son mari, elle ne veut pas se permettre la -plus petite plainte d'une cruauté inouïe, mais désormais -irréparable, et seulement indique qu'il sait l'histoire -de sa mort.</p> - -<p>Cette constance dans la vengeance de l'orgueil ne se -voit guère, je crois, que dans les pays du Midi.</p> - -<p>En Piémont, je me suis trouvé l'involontaire témoin -d'un fait à peu près semblable; mais alors j'ignorais -les détails. Je fus envoyé avec vingt cinq dragons dans -les bois le long de la <i>Sesia</i>, pour empêcher la contrebande. -En arrivant le soir dans ce lieu sauvage et -désert, j'aperçus entre les arbres les ruines d'un vieux -château; j'y allai: à mon grand étonnement, il était -habité. J'y trouvai un noble du pays, à figure sinistre; -un homme qui avait six pieds de haut et quarante ans: -il me donna deux chambres en rechignant. J'y faisais -de la musique avec mon maréchal des logis: après plusieurs -jours, nous découvrîmes que notre homme gardait -une femme que nous appelions Camille en riant; -nous étions loin de soupçonner l'affreuse vérité. Elle -mourut au bout de six semaines. J'eus la triste curiosité -de la voir dans son cercueil; je payai un moine -qui la gardait, et vers minuit, sous prétexte de jeter de -l'eau bénite, il m'introduisit dans la chapelle. J'y trouvai -une de ces figures superbes, qui sont belles même -dans le sein de la mort, elle avait un grand nez aquilin -dont je n'oublierai jamais le contour noble et tendre. -Je quittai ce lieu funeste; cinq ans après, un détachement -de mon régiment accompagnant l'empereur à son -couronnement comme roi d'Italie, je me fis conter toute -l'histoire. J'appris que le mari jaloux, le comte ***, avait -trouvé un matin, accrochée au lit de sa femme, une -montre anglaise appartenant à un jeune homme de la -petite ville qu'ils habitaient. Ce jour même il la conduisit -dans le château ruiné, au milieu des bois de la -Sesia. Comme Nello della Pietra, il ne prononça jamais -une seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il lui -présentait froidement et en silence la montre anglaise -qu'il avait toujours sur lui. Il passa ainsi près de trois -ans seul avec elle. Elle mourut enfin de désespoir dans -la fleur de l'âge. Son mari chercha à donner un coup de -couteau au maître de la montre, le manqua, passa à -Gênes, s'embarqua, et l'on n'a plus eu de ses nouvelles. -Ses biens ont été divisés.</p> - -<p>Si, auprès des femmes à orgueil féminin, l'on prend -les injures avec grâce, ce qui est facile à cause de -l'habitude de la vie militaire, on ennuie ces âmes -fières; elles vous prennent pour un lâche, et arrivent -bien vite à l'outrage. Ces caractères altiers cèdent avec -plaisir aux hommes qu'elles voient intolérants avec -les autres hommes. C'est, je crois, le seul parti à -prendre, et il faut souvent avoir une querelle avec -son voisin pour l'éviter avec sa maîtresse.</p> - -<p>Miss Cornel, célèbre actrice de Londres, voit un -jour entrer chez elle à l'improviste le riche colonel -qui lui était utile. Elle se trouvait avec un petit -amant qui ne lui était qu'agréable. «M. un tel, dit-elle -toute émue au colonel, est venu pour voir le -poney que je veux vendre.—Je suis ici pour tout -autre chose», reprit fièrement ce petit amant, qui -commençait à l'ennuyer, et que depuis cette réponse -elle se mit à réaimer avec fureur<a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor">[77]</a>. Ces femmes-là -sympathisent avec l'orgueil de leur amant, au lieu -d'exercer à ses dépens leur disposition à la fierté.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77"><span class="label">[77]</span></a> Je rentre toujours de chez miss Cornel plein d'admiration -et de vues profondes sur les passions observées à nu. Sa -manière de commander si impérieuse à ses domestiques n'est -pas du despotisme; c'est qu'elle voit avec netteté et rapidité -ce qu'il faut faire.</p> - -<p>En colère contre moi au commencement de la visite, elle -n'y songe plus à la fin. Elle me conte toute l'économie de sa -passion pour Mortimer. «J'aime mieux le voir en société que -seul avec moi.» Une femme du plus grand génie ne ferait pas -mieux, c'est qu'elle ose être parfaitement <i>naturelle</i> et qu'elle -n'est gênée par aucune théorie. «Je suis plus heureuse actrice -que femme d'un pair.» Grande âme que je dois me conserver -amie pour mon instruction.</p> -</div> -<p>Le caractère du duc de Lauzun (celui de 1660<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor">[78]</a>), si -le premier jour elles peuvent lui pardonner le manque -de grâces, est séduisant pour ces femmes-là, et -peut-être pour toutes les femmes distinguées; la -grandeur plus élevée leur échappe, elles prennent pour -de la froideur le calme de l'œil qui voit tout et qui -ne s'émeut point d'un détail. N'ai-je pas vu des femmes -de la cour de Saint-Cloud soutenir que Napoléon -avait un caractère sec et prosaïque<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor">[79]</a>? Le grand homme -est comme l'aigle, plus il s'élève, moins il est visible, -et il est puni de sa grandeur par la solitude de l'âme.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78"><span class="label">[78]</span></a> La hauteur et le courage dans les petites choses, mais -l'attention passionnée aux petites choses; la véhémence du -tempérament bilieux. Sa conduite avec M<sup>me</sup> de Monaco (Saint-Simon, -N. 383); son aventure sous le lit de M<sup>me</sup> de Montespan, -le roi y étant avec elle. Sans l'attention aux petites choses, -ce caractère reste invisible aux femmes.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79"><span class="label">[79]</span></a> <span lang="en" xml:lang="en">When Minna Toil heard a tale of woe or of romance, it -was then her blood rushed to her cheeks, and shewed plainly -how warm it beat notwithstanding the generally serious composed -and retiring disposition which her countenance and -demeanour seemed to exhibit.</span> (<i lang="en" xml:lang="en">The Pirate</i>, I, 33.)</p> - -<p>Les gens communs trouvent froides les âmes comme Minna -Toil, qui ne jugent pas les circonstances ordinaires dignes de -leur émotion.</p> -</div> -<p>De l'orgueil féminin naît ce que les femmes appellent -les <i>manques de délicatesse</i>. Je crois que cela ressemble -assez à ce que les rois appellent lèse-majesté, -crime d'autant plus dangereux qu'on y tombe sans -s'en douter. L'amant le plus tendre peut être accusé -de manquer de délicatesse s'il n'a pas beaucoup d'esprit, -et, ce qui est plus triste, s'il ose se livrer au plus -grand charme de l'amour, au bonheur d'être parfaitement -naturel avec ce qu'on aime, et de ne pas écouter -ce qu'on lui dit.</p> - -<p>Voilà de ces choses dont un cœur bien né ne saurait -avoir le soupçon, et qu'il faut avoir éprouvées -pour y croire, car l'on est entraîné par l'habitude d'en -agir avec justice et franchise avec ses amis hommes.</p> - -<p>Il faut se rappeler sans cesse qu'on a affaire à des -êtres qui, quoique à tort, peuvent se croire inférieurs -en vigueur de caractère, ou, pour mieux dire, peuvent -penser qu'on les croit inférieurs.</p> - -<p>Le véritable orgueil d'une femme ne devrait-il pas -se placer dans l'énergie du sentiment qu'elle inspire? -On plaisantait une fille d'honneur de la reine épouse -de François I<sup>er</sup>, sur la légèreté de son amant, qui, -disait-on, ne l'aimait guère. Peu de temps après, cet -amant eut une maladie et reparut muet à la cour. Un -jour, au bout de deux ans, comme on s'étonnait -qu'elle l'aimât toujours, elle lui dit: «Parlez.» Et -il parla.</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch29">CHAPITRE XXIX<br /> -Du courage des femmes.</h3> - -<blockquote class="exergue"> -<p lang="en" xml:lang="en">I tell thee proud Templar, that not -in thy fiercest battles hadst thou -displayed more of thy vaunted courage, -than has been shewn by -woman when called upon to suffer -by affection or duty.</p> - -<div class="attr"><i>Ivanhoe</i>, tome III, page 220.</div> -</blockquote> - -<p>Je me souviens d'avoir rencontré la phrase suivante -dans un livre d'histoire: «Tous les hommes perdaient -la tête; c'est le moment où les femmes prennent -sur eux une incontestable supériorité.»</p> - -<p>Leur courage a une <i>réserve</i> qui manque à celui de -leur amant; elles se piquent d'amour-propre à son -égard, et trouvent tant de plaisir à pouvoir, dans le -feu du danger, le disputer de fermeté à l'homme qui -les blesse souvent par la fierté de sa protection et de -sa force, que l'énergie de cette jouissance les élève au-dessus -de la crainte quelconque qui, dans ce moment, -fait la faiblesse des hommes. Un homme aussi, s'il -recevait un tel secours dans un tel moment, se montrerait -supérieur à tout; car la peur n'est jamais dans -le danger, elle est dans nous.</p> - -<p>Ce n'est pas que je prétende déprécier le courage -des femmes: j'en ai vu, dans l'occasion, de supérieures -aux hommes les plus braves. Il faut seulement qu'elles -aient un homme à aimer; comme elles ne sentent plus -que par lui, le danger direct et personnel le plus atroce -devient pour elles comme une rose à cueillir en sa présence<a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor">[80]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80"><span class="label">[80]</span></a> Marie Stuart parlant de Leicester après l'entrevue avec -Élisabeth où elle vient de se perdre.</p> - -<div class="attr"><span class="sc">Schiller</span>.</div></div> -<p>J'ai trouvé aussi chez des femmes qui n'aimaient pas -l'intrépidité la plus froide, la plus étonnante, la plus -exempte de nerfs.</p> - -<p>Il est vrai que je pensais qu'elles ne sont si braves -que parce qu'elles ignorent l'ennui des blessures.</p> - -<p>Quant au courage moral, si supérieur à l'autre, la -fermeté d'une femme qui résiste à son amour est seulement -la chose la plus admirable qui puisse exister -sur la terre. Toutes les autres marques possibles de -courage sont des bagatelles auprès d'une chose si fort -contre nature et si pénible. Peut-être trouvent-elles -des forces dans cette habitude des sacrifices que la -pudeur fait contracter.</p> - -<p>Un malheur des femmes, c'est que les preuves de ce -courage restent toujours secrètes et soient presque indivulgables.</p> - -<p>Un malheur plus grand, c'est qu'il soit toujours -employé contre leur bonheur: la princesse de Clèves -devait ne rien dire à son mari, et se donner à M. de -Nemours.</p> - -<p>Peut-être que les femmes sont principalement soutenues -par l'orgueil de faire une belle défense, et -qu'elles s'imaginent que leur amant met de la vanité -à les avoir; idée petite et misérable: un homme passionné -qui se jette de gaieté de cœur dans tant de -situations ridicules a bien le temps de songer à la -vanité! C'est comme les moines qui croient attraper -le diable, et qui se payent par l'orgueil de leurs cilices -et de leurs macérations.</p> - -<p>Je crois que si M<sup>me</sup> de Clèves fût arrivée à la vieillesse, -à cette époque où l'on juge la vie et où les jouissances -d'orgueil paraissent dans toute leur misère, elle -se fût repentie. Elle aurait voulu avoir vécu comme -M<sup>me</sup> de la Fayette<a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor">[81]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81"><span class="label">[81]</span></a> On sait assez que cette femme célèbre fit, probablement -en société avec M. de la Rochefoucauld, le roman de la <i>Princesse -de Clèves</i>, et que les deux auteurs passèrent ensemble -dans une amitié parfaite les vingt dernières années de leur vie. -C'est exactement l'amour à l'italienne.</p> -</div> -<hr /> - - -<p>Je viens de relire cent pages de cet essai; j'ai -donné une idée bien pauvre du véritable amour, de -l'amour qui occupe toute l'âme, la remplit d'images -tantôt les plus heureuses, tantôt désespérantes, mais -toujours sublimes, et la rend complètement insensible -à tout le reste de ce qui existe. Je ne sais comment -exprimer ce que je vois si bien; je n'ai jamais senti -plus péniblement le manque de talent. Comment rendre -sensible la simplicité de gestes et de caractère, le -profond sérieux, le regard peignant si juste et avec -tant de candeur la nuance du sentiment, et surtout, -j'y reviens, cette inexprimable <i>non-curance</i> pour tout -ce qui n'est pas la femme qu'on aime? Un <i>non</i> ou un -<i>oui</i> dit par un homme qui aime a une <i>onction</i> que l'on -ne trouve point ailleurs, que l'on ne trouvait point -chez cet homme en d'autres temps. Ce matin (3 août), -j'ai passé à cheval, sur les neuf heures, devant le joli -jardin anglais du marquis Zampieri, placé sur les dernières -ondulations de ces collines couronnées de grands -arbres contre lesquelles Bologne est adossée, et desquelles -on jouit d'une si belle vue de cette riche et -verdoyante Lombardie, le plus beau pays du monde. -Dans un bosquet de lauriers du jardin Zampieri qui -domine le chemin que je suivais et qui conduit à la -cascade du Reno à Casa-Lecchio, j'ai vu le comte Delfante; -il rêvait profondément, et quoique nous ayons -passé la soirée ensemble jusqu'à deux heures après -minuit, à peine m'a-t-il rendu mon salut. Je suis allé -à la cascade. J'ai traversé le Reno; enfin, trois heures -après au moins, en repassant sous le bosquet du jardin -Zampieri, je l'ai vu encore; il était précisément dans -la même position, appuyé contre un grand pin qui -s'élève au-dessus du bosquet de lauriers; je crains -qu'on ne trouve ce détail trop simple et ne prouvant -rien: il est venu à moi la larme à l'œil, me priant de -ne pas faire un conte de son immobilité. J'ai été touché; -je lui ai proposé de rebrousser chemin, et d'aller -avec lui passer le reste de la journée à la campagne. -Au bout de deux heures, il m'a tout dit: c'est une -belle âme; mais que les pages que l'on vient de lire -sont froides auprès de ce qu'il me disait!</p> - -<p>En second lieu, il se croit <i>non aimé</i>; ce n'est pas -mon avis. On ne peut rien lire sur la belle figure de -marbre de la comtesse Ghigi, chez laquelle nous avons -passé la soirée. Seulement quelquefois une rougeur -subite et légère, qu'elle ne peut réprimer, vient trahir -les émotions de cette âme que l'orgueil féminin le plus -exalté dispute aux émotions fortes. On voit son cou -d'albâtre et ce qu'on aperçoit de ces belles épaules -dignes de Canova rougir aussi. Elle trouve bien l'art -de soustraire ses yeux noirs et sombres à l'observation -des gens dont sa délicatesse de femme redoute la -pénétration; mais j'ai vu cette nuit, à certaine chose -que disait Delfante et qu'elle désapprouvait, une subite -rougeur la couvrir tout entière. Cette âme hautaine le -trouvait moins digne d'elle.</p> - -<p>Mais enfin, quand je me tromperais dans mes conjectures -sur le bonheur de Delfante, à la vanité près, -je le crois plus heureux que moi indifférent, qui cependant -suis dans une position de bonheur fort bien, en -apparence et en réalité.</p> - -<div class="date">Bologne, 3 août 1818.</div> - - - -<h3 id="ch30">CHAPITRE XXX<br /> -Spectacle singulier et triste.</h3> - - -<p>Les femmes, avec leur orgueil féminin, se vengent -des sots sur les gens d'esprit, et des âmes prosaïques -à argent et à coups de bâton, sur les cœurs généreux. -Il faut convenir que voilà un beau résultat.</p> - -<p>Les petites considérations de l'orgueil et des convenances -du monde ont fait le malheur de quelques femmes, -et par orgueil leurs parents les ont placées dans une -position abominable. Le destin lui avait réservé pour -consolation bien supérieure à tous leurs malheurs le -bonheur d'aimer et d'être aimées avec passion; mais -voilà qu'un beau jour elles empruntent à leurs ennemis -ce même orgueil insensé dont elles furent les premières -victimes, et c'est pour tuer le seul bonheur qui leur -reste, c'est pour faire leur propre malheur et le malheur -de qui les aime. Une amie qui a eu dix intrigues connues, -et non pas toujours les unes après les autres, leur persuade -gravement que si elles aiment, elles seront déshonorées -aux yeux du public; et cependant ce bon public, -qui ne s'élève jamais qu'à des idées basses, leur donne -généreusement un amant tous les ans, parce que, dit-il, -c'est la règle. Ainsi l'âme est attristée par ce spectacle -bizarre: une femme tendre et souverainement délicate, -un ange de pureté, sur l'avis d'une c… sans délicatesse, -fuit le seul et immense bonheur qui lui reste, -pour paraître, avec une robe d'une éclatante blancheur, -devant un gros butor de juge qu'on sait aveugle -depuis cent ans, et qui crie à tue-tête: «Elle est vêtue -de noir.»</p> - - - - -<h3 id="ch31">CHAPITRE XXXI<br /> -Extrait du journal de Salviati.</h3> - -<blockquote class="exergue"> -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ingenium nobis ipsa puella facit.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc" lang="la" xml:lang="la">Propert.</span>, <small>II</small>, 1.</div> -</blockquote> - -<div class="date">Bologne, 29 avril 1818.</div> -<p>Désespéré du malheur où l'amour me réduit, je -maudis mon existence. Je n'ai le cœur à rien. Le -temps est sombre, il pleut, un froid tardif est venu rattrister -la nature qui, après un long hiver, s'élevait au -printemps.</p> - -<p>Schiassetti, un colonel en demi-solde, un ami raisonnable -et froid, est venu passer deux heures avec -moi. «Vous devriez renoncer à l'aimer.—Comment -faire? Rendez-moi ma passion pour la guerre.—C'est -un grand malheur pour vous de l'avoir connue.» J'en -conviens presque, tant je me sens abattu et sans courage, -tant la mélancolie a aujourd'hui d'empire sur -moi. Nous cherchons ensemble quel intérêt a pu porter -son amie à me calomnier auprès d'elle; nous ne -trouvons rien que ce vieux proverbe napolitain: -«Femme qu'amour et jeunesse quittent se pique d'un -rien.» Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette femme -cruelle est <i>enragée</i> contre moi: c'est le mot d'un de -ses amis. Je puis me venger d'une manière atroce; -mais contre sa haine je n'ai pas le plus petit moyen de -défense. Schiassetti me quitte. Je sors par la pluie, ne -sachant que devenir. Mon appartement, ce salon que -j'ai habité dans les premiers temps de notre connaissance -et quand je la voyais tous les soirs, m'est devenu -insupportable. Chaque gravure, chaque meuble, me -reprochent le bonheur que j'avais rêvé en leur présence, -et que j'ai perdu pour toujours.</p> - -<p>Je cours les rues par une pluie froide; le hasard, si -je puis l'appeler hasard, me fait passer sous ses fenêtres. -Il était nuit tombante, et je marchais les yeux -pleins de larmes fixés sur la fenêtre de sa chambre. -Tout à coup le rideau a été un peu entr'ouvert comme -pour voir sur la place et s'est refermé à l'instant. Je -me suis senti un mouvement physique près du cœur. -Je ne pouvais me soutenir: je me réfugie sous le portique -de la maison voisine. Mille sentiments inondent -mon âme: le hasard a pu produire ce mouvement du -rideau; mais, si c'était sa main qui l'eût entr'ouvert!</p> - -<p>Il y a deux malheurs au monde: celui de la passion -contrariée et celui du <i lang="en" xml:lang="en">dead blank</i>.</p> - -<p>Avec l'amour, je sens qu'il existe à deux pas de moi -un bonheur immense et au delà de tous mes vœux, qui -ne dépend que d'un mot, que d'un sourire.</p> - -<p>Sans passion comme Schiassetti, les jours tristes, je -ne vois nulle part le bonheur, j'arrive à douter qu'il -existe pour moi, je tombe dans le spleen. Il faudrait -être sans passions fortes et avoir seulement un peu de -curiosité ou de vanité.</p> - -<p>Il est deux heures du matin, j'ai vu le petit mouvement -du rideau; à six heures j'ai fait des visites, je suis -allé au spectacle; mais partout silencieux et rêveur, -j'ai passé la soirée à examiner cette question: «Après -tant de colère et si peu fondée, car, enfin, voulais-je -l'offenser [et quelle est la chose au monde que l'intention -n'excuse pas?] a-t-elle senti un moment d'amour?»</p> - -<p>Le pauvre Salviati, qui a écrit ce qui précède sur son -Pétrarque, mourut quelque temps après; il était notre -ami intime à Schiassetti et à moi; nous connaissions -toutes ses pensées, et c'est de lui que je tiens toute la -partie lugubre de cet essai. C'était l'imprudence incarnée; -du reste, la femme pour laquelle il a fait tant de -folies est l'être le plus intéressant que j'aie rencontré. -Schiassetti me disait: «Mais croyez-vous que cette -passion malheureuse ait été sans avantages pour Salviati? -D'abord, il éprouva le malheur d'argent le plus -piquant qui se puisse imaginer. Ce malheur, qui le -réduisait à une fortune très médiocre, après une jeunesse -brillante, et qui l'eût outré de colère dans toute -autre circonstance, il ne s'en souvenait pas une fois -tous les quinze jours.</p> - -<p>«Ensuite, ce qui est bien autrement important pour -une tête de cette portée, cette passion est le premier -véritable cours de logique qu'il ait jamais fait. Cela -paraîtra singulier chez un homme qui a été à la cour; -mais cela s'explique par son extrême courage. Par -exemple, il passa sans sourciller la journée du ***, qui -le jetait dans le néant; il s'étonnait là, comme en Russie, -de ne rien sentir d'extraordinaire; il est de fait -qu'il n'a jamais rien craint au point d'y penser deux -jours. Au lieu de cette insouciance, depuis deux ans, -il cherchait à chaque minute à avoir du courage; jusque-là -il n'avait pas vu de danger.</p> - -<p>«Quand, par suite de ses imprudences et de sa confiance -dans les bonnes interprétations<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor">[82]</a>, il se fut fait -condamner à ne voir la femme qu'il aimait que deux -fois par mois, nous l'avons vu ivre de joie passer les -nuits à lui parler, parce qu'il en avait été reçu avec -cette candeur noble qu'il adorait en elle. Il tenait que -M<sup>me</sup> *** et lui avaient deux âmes hors de pair et qui -devaient s'entendre d'un regard. Il ne pouvait comprendre -qu'elle accordât la moindre attention aux petites -interprétations bourgeoises qui pouvaient le faire -criminel. Le résultat de cette belle confiance dans une -femme entourée de ses ennemis fut de se faire fermer -sa porte.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82"><span class="label">[82]</span></a></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Sotto l'usbergo del sentirsi pura.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">Dante</span>, <i lang="it" xml:lang="it">Inf.</i>, <small>XXVIII</small>, 117.</div></div> -<p>—Avec M<sup>me</sup> ***, lui disais-je, vous oubliez vos maximes, -et qu'il ne faut croire à la grandeur d'âme qu'à -la dernière extrémité.—Croyez-vous, répondait-il, -qu'il y ait au monde un autre cœur qui convienne mieux -au sien?—Il est vrai, je paye cette manière d'être -passionnée qui me faisait voir Léonore en colère dans -la ligne d'horizon des rochers de Poligny par le malheur -de toutes mes entreprises dans la vie réelle, malheur -qui provient du manque de patiente industrie et d'imprudences -produites par la force de l'impression du -moment.» On voit la nuance de folie.</p> - -<p>Pour Salviati, la vie était divisée en périodes de -quinze jours, qui prenaient la couleur de la dernière -entrevue qu'on lui avait accordée. Mais je remarquai -plusieurs fois que le bonheur qu'il devait à un accueil -qui lui semblait moins froid était bien inférieur en -intensité au malheur que lui donnait une réception -sévère<a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor">[83]</a>. M<sup>me</sup> *** manquait quelquefois de franchise -avec lui: voilà les deux seules objections que je n'aie -jamais osé lui faire. Outre ce que sa douleur avait de -plus intime et dont il eut la délicatesse de ne jamais -parler, même à ses amis les plus chers et les plus -exempts d'envie, il voyait dans une réception sévère de -Léonore le triomphe des âmes prosaïques et intrigantes -sur les âmes franches et généreuses. Alors il désespérait -de la vertu et surtout de la gloire. Il ne se permettait -de parler à ses amis que des idées tristes à la -vérité auxquelles le conduisait sa passion, mais qui -d'ailleurs pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux de -la philosophie. J'étais curieux d'observer cette âme -bizarre; ordinairement l'amour-passion se rencontre -chez des gens un peu niais à l'allemande<a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor">[84]</a>. Salviati, au -contraire, était au nombre des hommes les plus fermes -et les plus spirituels que j'aie connus.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83"><span class="label">[83]</span></a> C'est une chose que j'ai souvent cru voir dans l'amour, -que cette disposition à tirer plus de malheur des choses -malheureuses que de bonheur des choses heureuses.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84"><span class="label">[84]</span></a> Don Carlos, Saint-Preux, l'Hippolyte et le Bajazet de -Racine.</p> -</div> -<p>J'ai cru voir qu'après ces visites sévères, il n'était -tranquille que quand il s'était justifié les rigueurs de -Léonore. Tant qu'il trouvait qu'elle pouvait avoir eu -tort de le maltraiter, il était malheureux. Je n'aurais -jamais cru l'amour si exempt de vanité.</p> - -<p>Il nous faisait sans cesse l'éloge de l'amour. «Si un -pouvoir surnaturel me disait: Brisez le verre de cette -montre, et Léonore sera pour vous ce qu'elle était il y -a trois ans, une amie indifférente, en vérité, je crois -que dans aucun moment de ma vie je n'aurais le courage -de le briser.» Je le voyais si fou en faisant ce -raisonnement, que je n'eus jamais le courage de lui présenter -les objections précédentes.</p> - -<p>Il ajoutait: «Comme la réformation de Luther, à la -fin du moyen âge, ébranlant la société jusque dans ses -fondements, renouvela et reconstitua le monde sur des -bases raisonnables, ainsi un caractère généreux est -renouvelé et retrempé par l'amour.</p> - -<p>«Ce n'est qu'alors qu'il dépouille tous les enfantillages -de la vie; sans cette révolution, il eût toujours -eu je ne sais quoi d'empesé et de théâtral. Ce n'est que -depuis que j'aime que j'ai appris à avoir de la grandeur -dans le caractère, tant notre éducation d'école militaire -est ridicule.</p> - -<p>«Quoique me conduisant bien, j'étais un enfant à la -cour de Napoléon et à Moscou. Je faisais mon devoir; -mais j'ignorais cette simplicité héroïque, fruit d'un -sacrifice entier et de bonne foi. Il n'y a qu'un an, par -exemple, que mon cœur comprend la simplicité des -Romains de Tite-Live. Autrefois je les trouvais froids, -comparés à nos brillants colonels. Ce qu'ils faisaient -pour leur Rome, je le trouve dans mon cœur pour Léonore. -Si j'avais le bonheur de pouvoir faire quelque -chose pour elle, mon premier désir serait de le cacher. -La conduite des Régulus, des Décius était une chose -convenue d'avance et qui n'avait pas le droit de les -surprendre. J'étais petit avant d'aimer, précisément -parce que j'étais tenté quelquefois de me trouver grand; -il y avait un certain effort que je sentais et dont je -m'applaudissais.</p> - -<p>«Et, du côté des affections, que ne doit-on pas à -l'amour? Après les hasards de la première jeunesse, le -cœur se ferme à la sympathie. La mort ou l'absence -éloigne-t-elle des compagnons de l'enfance, l'on est -réduit à passer la vie avec de froids associés, la demi-aune -à la main, toujours calculant des idées d'intérêt -ou de vanité. Peu à peu, toute la partie tendre et généreuse -de l'âme devient stérile faute de culture, et à -moins de trente ans l'homme se trouve pétrifié à toutes -les sensations douces et tendres. Au milieu de ce désert -aride, l'amour fait jaillir une source de sentiments -plus abondante et plus fraîche même que celle de la -première jeunesse. Il y avait alors une espérance -vague, folle et sans cesse distraite<a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor">[85]</a>, jamais de dévouement -pour rien, jamais de désirs constants et profonds; -l'âme, toujours légère, avait soif de nouveauté et négligeait -aujourd'hui ce qu'elle adorait hier. Et rien n'est -plus recueilli, plus mystérieux, plus éternellement un -dans son objet, que la cristallisation de l'amour. Alors -les seules choses agréables avaient droit de plaire et -de plaire un instant, maintenant tout ce qui a rapport -à ce qu'on aime et même les objets les plus indifférents -touchent profondément. Arrivant dans une grande ville, -à cent milles de celle qu'habite Léonore, je me suis -trouvé tout timide et tremblant: à chaque détour de -rue, je frémissais de rencontrer Alviza, l'amie intime -de M<sup>me</sup> ***, et amie que je ne connais pas. Tout a pris -pour moi une teinte mystérieuse et sacrée, mon cœur -palpitait en parlant à un vieux savant. Je ne pouvais -sans rougir entendre nommer la porte près de laquelle -habite l'amie de Léonore.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85"><span class="label">[85]</span></a> Mordaunt Merton, I<sup>er</sup> vol. du <i>Pirate</i>.</p> -</div> -<p>«Même les rigueurs de la femme qu'on aime ont -des grâces infinies, et que l'on ne trouve pas dans les -moments les plus flatteurs auprès des autres femmes. -C'est ainsi que les grandes ombres des tableaux du -Corrège, loin d'être, comme chez les autres peintres, -des passages peu agréables, mais nécessaires à faire -valoir les clairs, et à donner du relief aux figures, ont -par elles-mêmes des grâces charmantes et qui jettent -dans une douce rêverie<a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor">[86]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86"><span class="label">[86]</span></a> Puisque j'ai nommé le Corrège, je dirai qu'on trouve dans -une tête d'ange ébauchée, à la tribune de la galerie de Florence, -le regard de l'amour heureux; et à Parme, dans la Madone -couronnée par Jésus, les yeux baissés de l'amour.</p> -</div> -<p>«Oui, la moitié et la plus belle moitié de la vie est -cachée à l'homme qui n'a pas aimé avec passion.»</p> - -<p>Salviati avait besoin de toute la force de sa dialectique -pour tenir tête au sage Schiassetti, qui lui disait -toujours: «Voulez-vous être heureux, contentez-vous -d'une vie exempte de peines, et chaque jour d'une -petite quantité de bonheur. Défendez-vous de la loterie -des grandes passions.—Donnez-moi donc votre curiosité,» -répondait Salviati.</p> - -<p>Je crois qu'il y avait bien des jours où il aurait voulu -pouvoir suivre les avis de notre sage colonel; il luttait -un peu, il croyait réussir; mais ce parti était absolument -au-dessus de ses forces; et cependant quelle -force n'avait pas cette âme!</p> - -<p>Un chapeau de satin blanc, ressemblant un peu à -celui de M<sup>me</sup> ***, qu'il voyait de loin dans la rue, arrêtait -le battement de son cœur, et le forçait à s'appuyer -contre le mur. Même dans ses plus tristes moments, -le bonheur de la rencontrer lui donnait toujours quelques -heures d'ivresse au-dessus de l'influence de tous -les malheurs et de tous les raisonnements<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor">[87]</a>. Du reste, -il est de fait qu'à sa mort<a id="FNanchor_88" href="#Footnote_88" class="fnanchor">[88]</a>, après deux ans de cette -passion généreuse et sans bornes, son caractère avait -contracté plusieurs nobles habitudes, et qu'à cet égard -du moins il se jugeait correctement: s'il eût vécu, et -que les circonstances l'eussent un peu servi, il eût fait -parler de lui. Peut-être aussi qu'à force de simplicité, -son mérite eût passé invisible sur cette terre.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87"><span class="label">[87]</span></a></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i8" lang="en" xml:lang="en">Come what sorrow can,</div> -<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">It cannot countervail the exchange of joy,</div> -<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">That one short moment gives me in her sight.</div> -</div> - -<div class="attr"><i lang="en" xml:lang="en">Romeo and Juliet.</i></div></div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_88" href="#FNanchor_88"><span class="label">[88]</span></a> Peu de jours avant le dernier, il fit une petite ode qui a -le mérite d'exprimer juste les sentiments dont il nous entretenait:</p> - -<p class="c" lang="it" xml:lang="it">L'ULTIMO DI<br /> -ANACREONTICA</p> - -<p class="c"><span class="sc">A elvira</span></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Vedi tu dove il rio</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Lambendo un mirto va,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Là del riposo mio</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">La pietra surgerà,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Il passero amoroso.</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">E il nobile usignuol</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Entro quel mirto ombroso</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Racoglieranno il vol.</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Vieni, diletta Elvira,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">A quella tomba vien,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">E sulla muta lira,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Appoggia il bianco sen.</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Su quella bruna pietra,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Le tortore verran,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">E intorno alla mia cetra,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Il nido intrecieran.</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">E ogni anno, il di che offendere</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">M'osasti tu infedel,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Farò la su discendere</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">La folgore del ciel.</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Odi d'un uom che muore</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Odi l'estremo suon,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Questo appassito fiore</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Ti lascio, Elvira, in don.</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Quanto prezioso ei sia</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Saper tu il devi appien;</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Il di che fosti mia,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Te l'involai dal sen.</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Simbolo allor d'affetto,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Or pegno di dolor,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Torno a posarti in petto,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Quest'appassito fior.</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">E avrai nel cuor scolpito,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Se crudo il cor non è,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Come ti fu rapito,</div> -<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Come fu reso a te.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">S. Radael.</span></div></div> -<div class="poetry"> -<div class="verse i10" lang="it" xml:lang="it">O lasso</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Quanti dolci pensier, quanto desio,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Menò costui al doloroso passo!</div> - -<div class="verse stanza" lang="it" xml:lang="it">Biondo era, e bello, e di gentile aspetto;</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Ma l'un de' cigli un colpo avea diviso<a id="FNanchor_89" href="#Footnote_89" class="fnanchor">[89]</a>.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">Dante.</span></div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_89" href="#FNanchor_89"><span class="label">[89]</span></a> Pauvre malheureux! combien de doux pensers et quel -désir constant le conduisirent à sa dernière heure. Sa figure -était belle et douce, sa chevelure blonde, seulement une noble -cicatrice venait couper un de ses sourcils.</p> -</div> - - - -<h3 id="ch32">CHAPITRE XXXII<br /> -De l'intimité.</h3> - - -<p>Le plus grand bonheur que puisse donner l'amour, -c'est le premier serrement de main d'une femme qu'on -aime.</p> - -<p>Le bonheur de la galanterie, au contraire, est beaucoup -plus réel, et beaucoup plus sujet à la plaisanterie.</p> - -<p>Dans l'amour-passion, l'intimité n'est pas tant le -bonheur parfait que le dernier pas pour y arriver.</p> - -<p>Mais comment peindre le bonheur, s'il ne laisse pas -de souvenirs?</p> - -<p>Mortimer revenait tremblant d'un long voyage; il -adorait Jenny; elle n'avait pas répondu à ses lettres. -En arrivant à Londres, il monte à cheval et va la chercher -à sa maison de campagne. Il arrive, elle se promenait -dans le parc; il y court, le cœur palpitant; il -la rencontre, elle lui tend la main, le reçoit avec -trouble: il voit qu'il est aimé. En parcourant avec elle -les allées du parc, la robe de Jenny s'embarrassa dans -un buisson d'acacia épineux. Dans la suite, Mortimer -fut heureux, mais Jenny fut infidèle. Je lui soutiens -que Jenny ne l'a jamais aimé; il me cite comme preuve -de son amour la manière dont elle le reçut à son retour -du continent, mais jamais il n'a pu me donner le moindre -détail. Seulement il tressaille visiblement dès qu'il -voit un buisson d'acacia: c'est réellement le seul souvenir -distinct qu'il avait conservé du moment le plus -heureux de sa vie<a id="FNanchor_90" href="#Footnote_90" class="fnanchor">[90]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_90" href="#FNanchor_90"><span class="label">[90]</span></a> <i>Vie de Haydn.</i></p> -</div> -<p>Un homme sensible et franc, un ancien chevalier, me -faisait confidence ce soir (au fond de notre barque battue -par un gros temps sur le lac de Garde<a id="FNanchor_91" href="#Footnote_91" class="fnanchor">[91]</a>) de l'histoire -de ses amours, dont à mon tour je ne ferai pas -confidence au public, mais de laquelle je me crois en -droit de conclure que le moment de l'intimité est -comme ces belles journées du mois de mai, une époque -délicate pour les plus belles fleurs, un moment qui peut -être fatal et flétrir en un instant les plus belles espérances.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_91" href="#FNanchor_91"><span class="label">[91]</span></a> 20 septembre 1811.</p> -</div> -<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . <a id="FNanchor_92" href="#Footnote_92" class="fnanchor">[92]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_92" href="#FNanchor_92"><span class="label">[92]</span></a> A la première querelle, M<sup>me</sup> Ivernetta donna son congé au -pauvre Bariac. Bariac était véritablement amoureux, ce congé -le désespéra; mais son ami Guillaume Balaon, dont nous écrivons -la vie, lui fut d'un grand secours, et fit si bien qu'il -apaisa la sévère Ivernetta. La paix se fit, et la réconciliation -fut accompagnée de circonstances si délicieuses que Bariac jura -à Balaon que le moment des premières faveurs qu'il avait obtenues -de sa maîtresse n'avait pas été si doux que celui de ce -voluptueux raccommodement. Ce discours tourna la tête à -Balaon, il voulut éprouver ce plaisir que son ami venait de lui -écrire, etc., etc. <i>Vie de quelques troubadours</i>, par Nivernois, -t. I, p. 32.</p> -</div> -<p>On ne saurait trop louer le <i>naturel</i>. C'est la seule -coquetterie permise dans une chose aussi sérieuse que -l'amour à la Werther, où l'on ne sait pas où l'on va; -et, en même temps, par un hasard heureux pour la -vertu, c'est la meilleure tactique. Sans s'en douter, un -homme vraiment touché dit des choses charmantes, il -parle une langue qu'il ne sait pas.</p> - -<p>Malheur à l'homme le moins du monde affecté! Même -quand il aimerait, même avec tout l'esprit possible, il -perd les trois quarts de ses avantages. Se laisse-t-on -aller à l'instant à l'affection, une minute après, l'on a -un moment de sécheresse.</p> - -<p>Tout l'art d'aimer se réduit, ce me semble, à dire -exactement ce que le degré d'ivresse du moment comporte, -c'est-à-dire, en d'autres termes, à écouter son -âme. Il ne faut pas croire que cela soit si facile; un -homme qui aime vraiment, quand son amie lui dit des -choses qui le rendent heureux, n'a plus la force de -parler.</p> - -<p>Il perd ainsi les actions qu'auraient fait naître ses -paroles<a id="FNanchor_93" href="#Footnote_93" class="fnanchor">[93]</a>, et il vaut mieux se taire que de dire hors de -temps des choses trop tendres; ce qui était placé, il y -a dix secondes, ne l'est plus du tout, et fait tache en -ce moment. Toutes les fois que je manquais à cette -règle<a id="FNanchor_94" href="#Footnote_94" class="fnanchor">[94]</a>, et que je disais une chose qui m'était venue -trois minutes auparavant, et que je trouvais jolie, Léonore -ne manquait pas de me battre. Je me disais -ensuite, en sortant: Elle a raison: voilà de ces choses -qui doivent choquer extrêmement une femme délicate; -c'est une indécence de sentiment. Elles admettraient -plutôt, comme les rhéteurs de mauvais goût, un degré -de faiblesse et de froideur. N'ayant à redouter au -monde que la fausseté de leur amant, la moindre petite -insincérité de détail, fût-elle la plus innocente du -monde, les prive à l'instant de tout bonheur et les -jette dans la méfiance.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_93" href="#FNanchor_93"><span class="label">[93]</span></a> C'est ce genre de timidité qui est décisif, et qui prouve un -amour-passion dans un homme d'esprit.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_94" href="#FNanchor_94"><span class="label">[94]</span></a> On rappelle que si l'auteur emploie quelquefois la tournure -du <i>je</i>, c'est pour essayer de jeter quelque variété dans la -forme de cet essai. Il n'a nullement la prétention d'entretenir -ses lecteurs de ses propres sentiments. Il cherche à faire part -avec le moins de monotonie qu'il lui soit possible de ce qu'il -a observé chez autrui.</p> -</div> -<p>Les femmes honnêtes ont de l'éloignement pour la -véhémence et l'imprévu, qui sont cependant les caractères -de la passion; outre que la véhémence alarme la -pudeur, elles se défendent.</p> - -<p>Quand quelque mouvement de jalousie ou de déplaisir -a mis du sang-froid, on peut en général entreprendre -des discours propres à faire naître cette ivresse -favorable à l'amour; et si, après les deux ou trois premières -phases d'exposition, l'on ne manque pas l'occasion -de dire exactement ce que l'âme suggère, on -donnera des plaisirs vifs à ce qu'on aime. L'erreur de -la plupart des hommes, c'est qu'ils veulent arriver à -dire telle chose qu'ils trouvent jolie, spirituelle, touchante; -au lieu de détendre leur âme de l'empesé du -monde, jusqu'à ce degré d'intimité et de naturel d'exprimer -naïvement ce qu'elle sent dans le moment. Si -l'on a ce courage, l'on recevra à l'instant sa récompense -par une espèce de raccommodement.</p> - -<p>C'est cette récompense aussi rapide qu'involontaire -des plaisirs que l'on donne à ce qu'on aime, qui met -cette passion si fort au-dessus des autres.</p> - -<p>S'il y a le naturel parfait, le bonheur de deux individus -arrive à être confondu<a id="FNanchor_95" href="#Footnote_95" class="fnanchor">[95]</a>. A cause de la sympathie -et de plusieurs autres lois de notre nature, c'est -tout simplement le plus grand bonheur qui puisse -exister.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_95" href="#FNanchor_95"><span class="label">[95]</span></a> A se placer exactement dans les mêmes actions.</p> -</div> -<p>Il n'est rien moins que facile de déterminer le sens -de cette parole, <i>naturel</i>, condition nécessaire du bonheur -par l'amour.</p> - -<p>On appelle <i>naturel</i> ce qui ne s'écarte pas de la manière -habituelle d'agir. Il va sans dire qu'il ne faut -jamais non seulement mentir à ce qu'on aime, mais -même embellir le moins du monde et altérer la pureté -de trait de la vérité. Car, si l'on embellit, l'attention est -occupée à embellir, et ne répond plus naïvement, -comme la touche d'un piano, au sentiment qui se montre -dans ses yeux. Elle s'en aperçoit bientôt à je ne sais -quel froid qu'elle éprouve, et à son tour a recours à la -coquetterie. Ne serait-ce point ici la raison cachée qui -fait qu'on ne saurait aimer une femme d'un esprit trop -inférieur! C'est qu'auprès d'elle on peut feindre impunément, -et comme feindre est plus commode, à cause -de l'habitude, on se livre au manque de naturel. Dès -lors l'amour n'est plus amour, il tombe à n'être qu'une -affaire ordinaire: la seule différence, c'est qu'au lieu -d'argent on gagne du plaisir ou de la vanité, ou un -mélange des deux. Mais il est difficile de ne pas éprouver -une nuance de mépris pour une femme avec qui -l'on peut impunément jouer la comédie, et par conséquent -il ne manque pour la planter là que de rencontrer -mieux à cet égard. L'habitude ou les serments peuvent -retenir; mais je parle du penchant du cœur, dont -le naturel est de voler au plus grand plaisir.</p> - -<p>Revenant à ce mot <i>naturel</i>, naturel et habituel sont -deux choses. Si l'on prend ces mots dans le même sens, -il est évident que plus on a de sensibilité, plus il est -difficile d'être <i>naturel</i>, car l'habitude a un empire -moins puissant sur la manière d'être et d'agir, et -l'homme est davantage à chaque circonstance. Toutes -les pages de la vie d'un être froid sont les mêmes; prenez-le -aujourd'hui, prenez-le hier, c'est toujours la -même main de bois.</p> - -<p>Un homme sensible, dès que son cœur est ému, ne -trouve plus en soi de traces d'habitude pour guider ses -actions; et comment pourrait-il suivre un chemin dont -il n'a plus le sentiment?</p> - -<p>Il sent le poids immense qui s'attache à chaque -parole qu'il dit à ce qu'il aime, il lui semble qu'un mot -va décider de son sort. Comment pourra-t-il ne pas -chercher à bien dire? ou du moins comment n'aura-t-il -pas le sentiment qu'il dit bien? Dès lors il n'y a plus -de candeur. Donc, il ne faut pas prétendre à la candeur, -cette qualité d'une âme qui ne fait aucun retour -sur elle-même. On est ce qu'on peut, mais on sent ce -qu'on est.</p> - -<p>Je crois que nous voilà arrivés au dernier degré de -naturel que le cœur le plus délicat puisse prétendre -en amour.</p> - -<p>Un homme passionné ne peut qu'embrasser fortement, -comme sa seule ressource dans la tempête, le -serment de ne jamais changer en rien la vérité et de -lire correctement dans son cœur; si la conversation -est vive et entrecoupée, il peut espérer de beaux moments -de naturel, autrement il ne sera parfaitement -naturel que dans les heures où il aimera un peu moins -à la folie.</p> - -<p>Auprès de ce qu'on aime, à peine le naturel reste-t-il -dans les <i>mouvements</i>, dont cependant les habitudes -sont si profondément enracinées dans les muscles. -Quand je donnais le bras à Léonore, il me semblait -toujours être sur le point de tomber, et je pensais à -bien marcher. Tout ce qu'on peut, c'est de n'être -jamais affecté volontairement; il suffit d'être persuadé -que le manque de naturel est le plus grand désavantage -possible, et peut aisément être la source des plus -grands malheurs. Le cœur de la femme que vous aimez -n'entend plus le vôtre, vous perdez ce mouvement -nerveux et involontaire de la franchise qui répond à -la franchise. C'est perdre tous les moyens de la toucher, -j'ai presque dit de la séduire, ce n'est pas que -je prétende nier qu'une femme digne d'amour peut -voir son destin dans cette jolie devise du lierre, qui -<i>meurt s'il ne s'attache</i>; c'est une loi de la nature, mais -c'est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de -faire celui de l'homme qu'on aime. Il me semble qu'une -femme raisonnable ne doit tout accorder à son amant -que quand elle ne peut plus se défendre, et le plus -léger soupçon sur la sincérité de votre cœur lui rend -sur-le-champ un peu de force, assez du moins pour -retarder encore d'un jour sa défaite<a id="FNanchor_96" href="#Footnote_96" class="fnanchor">[96]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_96" href="#FNanchor_96"><span class="label">[96]</span></a> <span lang="la" xml:lang="la">Hæc autem ad acerbam rei memoriam, amara quadam dulcedine, -scribere visum est… ut cogitem nihil esse debere quod -amplius mihi placeat in hac vita.</span></p> - -<div class="attr"><span class="sc">Petrarca</span>, Ed. Marsand.</div> -<div class="date">15 janvier 1819.</div></div> -<p>Est-il besoin d'ajouter que, pour rendre tout ceci le -comble du ridicule, il suffit de l'appliquer à l'amour-goût?</p> - - - - -<h3 id="ch33">CHAPITRE XXXIII</h3> - - -<p>Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait -la soif de tous les instants, voilà ce qui fait la vie de -l'amour heureux. Comme la crainte ne l'abandonne -jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer. Le -caractère de ce bonheur, c'est l'extrême sérieux.</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch34">CHAPITRE XXXIV<br /> -Des confidences.</h3> - - -<p>Il n'y a pas au monde d'insolence plus vite punie -que celle qui vous fait confier à un ami intime un -amour-passion. Il sait, si ce que vous dites est vrai, -que vous avez des plaisirs mille fois au-dessus des -siens, et qui vous font mépriser les siens.</p> - -<p>C'est bien pis encore entre femmes, la fortune de -leur vie étant d'inspirer une passion, et d'ordinaire, la -confidente aussi ayant exposé son amabilité aux regards -de l'amant.</p> - -<p>D'un autre côté, pour l'être dévoré de cette fièvre, -il n'est pas au monde de besoin moral plus impérieux -que celui d'un ami devant qui l'on puisse raisonner -sur les doutes affreux qui s'emparent de l'âme à chaque -instant, car dans cette passion terrible, <i>toujours -une chose imaginée est une chose existante</i>.</p> - -<p>«Un grand défaut du caractère de Salviati, écrivait-il -en 1817, en cela bien opposé à celui de Napoléon, -c'est que, lorsque dans la discussion des intérêts d'une -passion quelque chose vient à être moralement démontré, -il ne peut prendre sur lui de partir de cette base -comme d'un fait à jamais établi; et malgré lui, et à son -grand malheur, il le remet sans cesse en discussion.» -C'est qu'il est aisé d'avoir du courage dans l'ambition. -La cristallisation qui n'est pas subjuguée par le désir -de la chose à obtenir s'emploie à fortifier le courage; -en amour, elle est toute au service de l'objet contre -lequel on doit avoir du courage.</p> - -<p>Une femme peut trouver une amie perfide, elle peut -trouver aussi une amie ennuyée.</p> - -<p>Une princesse de trente-cinq ans<a id="FNanchor_97" href="#Footnote_97" class="fnanchor">[97]</a>, ennuyée et poursuivie -par le besoin d'agir, d'intriguer, etc., etc., mécontente -de la tiédeur de son amant, et cependant ne -pouvant espérer de faire naître un autre amour, ne -sachant que faire de l'activité qui la dévore, et n'ayant -d'autre distraction que des accès d'humeur noire, peut -fort bien trouver une occupation, c'est-à-dire un plaisir, -et un but dans la vie, à rendre malheureuse une -vraie passion, passion qu'on a l'insolence de sentir -pour une autre qu'elle, tandis que son amant s'endort -à ses côtés.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_97" href="#FNanchor_97"><span class="label">[97]</span></a> Venise, 1819.</p> -</div> -<p>C'est le seul cas où la <i>haine</i> produise bonheur; c'est -qu'elle procure occupation et travail.</p> - -<p>Dans les premiers instants, le plaisir de faire quelque -chose, dès que l'entreprise est soupçonnée de la -société, la <i>pique</i> de réussir donne du charme à cette -occupation. La jalousie pour l'amie prend le masque -de la haine pour l'amant; autrement comment pourrait-on -haïr à la fureur un homme qu'on n'a jamais vu? -On n'a garde de s'avouer l'envie, car il faudrait d'abord -s'avouer le mérite, et l'on a des flatteurs qui ne se soutiennent -à la cour qu'en donnant des ridicules à la -bonne amie.</p> - -<p>La confidente perfide, tout en se permettant des -actions de la dernière noirceur, peut fort bien se croire -uniquement animée par le désir de ne pas perdre une -amitié précieuse. La femme ennuyée se dit que l'amitié -même languit dans un cœur dévoré par l'amour et -ses anxiétés mortelles; à côté de l'amour l'amitié ne -peut se soutenir que par les confidences; or, quoi de -plus odieux pour l'envie que de telles confidences?</p> - -<p>Les seules qui soient bien reçues entre femmes sont -celles qu'accompagne la franchise de ce raisonnement: -Ma chère amie, dans la guerre aussi absurde qu'implacable -que nous font les préjugés mis en vogue par nos -tyrans, servez-moi aujourd'hui, demain ce sera mon -tour<a id="FNanchor_98" href="#Footnote_98" class="fnanchor">[98]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_98" href="#FNanchor_98"><span class="label">[98]</span></a> Mémoires de M<sup>me</sup> d'Épinay, Geliotte.</p> - -<p>Prague, Klagenfurth, toute la Moravie, etc., etc. Les femmes -y sont fort spirituelles, et les hommes de grands chasseurs. -L'amitié y est fort commune entre femmes. Le beau temps du -pays est l'hiver: on fait successivement des parties de chasse -de quinze à vingt jours chez les grands seigneurs de la province. -Un des plus spirituels me disait un jour que Charles-Quint -avait régné légitimement sur toute l'Italie, et que, par -conséquent, c'était bien en vain que les Italiens voudraient se -révolter. La femme de ce brave homme lisait les lettres de -M<sup>lle</sup> de Lespinasse.</p> - -<div class="r">Znaym, 1816.</div></div> -<p>Avant cette exception il y a celle de la véritable -amitié née dans l'enfance et non gâtée depuis par -aucune jalousie. . . . . . . . . . . . . -. . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<p class="noindent">Les confidences d'amour-passion ne sont bien reçues -qu'entre écoliers amoureux de l'amour, et entre jeunes -filles dévorées par la curiosité, par la tendresse à -employer, et peut-être entraînées déjà par l'instinct<a id="FNanchor_99" href="#Footnote_99" class="fnanchor">[99]</a> -qui leur dit que c'est là la grande affaire de leur vie, -et qu'elles ne sauraient trop tôt s'en occuper.</p> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_99" href="#FNanchor_99"><span class="label">[99]</span></a> Grande question. Il me semble qu'outre l'éducation qui -commence à huit ou dix mois, il y a un peu d'instinct.</p> -</div> -<p>Tout le monde a vu des petites filles de trois ans -s'acquitter fort bien des devoirs de la galanterie.</p> - -<p>L'amour-goût s'enflamme et l'amour-passion se refroidit -par les confidences.</p> - -<p>Outre les dangers, il y a la difficulté des confidences. -En amour-passion, ce qu'on ne peut pas exprimer -(parce que la langue est trop grossière pour atteindre -à ces nuances) n'en existe pas moins pour cela; seulement, -comme ce sont des choses très fines, on est plus -sujet à se tromper en les observant.</p> - -<p>Et un observateur très ému observe mal; il est injuste -envers le hasard.</p> - -<p>Ce qu'il y a peut-être de plus sage, c'est de se faire -soi-même son propre confident. Écrivez ce soir, sous -des noms empruntés, mais avec tous les détails caractéristiques, -le dialogue que vous venez d'avoir avec -votre amie et la difficulté qui vous trouble. Dans huit -jours, si vous avez l'amour-passion, vous serez un autre -homme: et alors, lisant votre consultation, vous pourrez -vous donner un bon avis.</p> - -<p>Entre hommes, dès qu'on est plus de deux et que -l'envie peut paraître, la politesse oblige à ne parler -que d'amour physique: voyez la fin des dîners d'hommes. -Ce sont les sonnets de Baffo<a id="FNanchor_100" href="#Footnote_100" class="fnanchor">[100]</a> que l'on récite et -qui font un plaisir infini, parce que chacun prend au -pied de la lettre les louanges et les transports de son -voisin, qui bien souvent ne veut que paraître gai ou -poli. Les charmantes tendresses de Pétrarque ou les -madrigaux français seraient déplacés.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_100" href="#FNanchor_100"><span class="label">[100]</span></a> Le dialecte vénitien a des descriptions de l'amour physique -d'une vivacité qui laisse à mille lieues Horace, Properce, -la Fontaine et tous les poètes. M. Burati, de Venise, est en ce -moment le premier poète satirique de notre triste Europe. Il -excelle surtout dans la description du physique grotesque de -ses héros, aussi le met-on souvent en prison. Voir l'<i>Elefantéide</i>, -l'<i>Uomo</i>, la <i>Strefeide</i>.</p> -</div> - - - -<h3 id="ch35">CHAPITRE XXXV<br /> -De la jalousie.</h3> - - -<p>Quand on aime, à chaque nouvel objet qui frappe -les yeux ou la mémoire, serré dans une tribune et -attentif à écouter une discussion des chambres ou allant -au galop relever une grand'garde sous le feu de l'ennemi, -toujours l'on ajoute une nouvelle perfection à -l'idée qu'on a de sa maîtresse, ou l'on découvre un -nouveau moyen, qui d'abord semble excellent, de s'en -faire aimer davantage.</p> - -<p>Chaque pas de l'imagination est payé par un moment -de délices. Il n'est pas étonnant qu'une telle manière -d'être soit attachante.</p> - -<p>A l'instant où naît la jalousie, la même habitude de -l'âme reste, mais pour produire un effet contraire. -Chaque perfection que vous ajoutez à la couronne de -l'objet que vous aimez, et qui peut-être en aime un -autre, loin de vous procurer une jouissance céleste, -vous retourne un poignard dans le cœur. Une voix -vous crie: Ce plaisir si charmant, c'est ton rival qui -en jouira<a id="FNanchor_101" href="#Footnote_101" class="fnanchor">[101]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_101" href="#FNanchor_101"><span class="label">[101]</span></a> Voilà une folie de l'amour; cette perfection que vous voyez -n'en est pas une pour lui.</p> -</div> -<p>Et les objets qui vous frappent, sans produire ce -premier effet, au lieu de vous montrer comme autrefois -un nouveau moyen de vous faire aimer, vous font voir -un nouvel avantage du rival.</p> - -<p>Vous rencontrez une jolie femme galopant dans le -parc<a id="FNanchor_102" href="#Footnote_102" class="fnanchor">[102]</a>, et le rival est fameux par ses beaux chevaux, -qui lui font faire dix mille en cinquante minutes.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_102" href="#FNanchor_102"><span class="label">[102]</span></a> Montagnola, 13 avril 1819.</p> -</div> -<p>Dans cet état la fureur naît facilement; l'on ne se -rappelle plus qu'en amour <i>posséder n'est rien, c'est -jouir qui fait tout</i>; l'on s'exagère le bonheur du rival, -l'on s'exagère l'insolence que lui donne ce bonheur, et -l'on arrive au comble des tourments, c'est-à-dire à -l'extrême malheur, empoisonné encore d'un reste d'espérance.</p> - -<p>Le seul remède est peut-être d'observer de très près -le bonheur du rival. Souvent vous le verrez s'endormir -paisiblement dans le salon où se trouve cette -femme, qui, à chaque chapeau qui ressemble au sien et -que vous voyez de loin dans la rue, arrête le battement -de votre cœur.</p> - -<p>Voulez-vous le réveiller, il suffit de montrer votre -jalousie. Vous aurez peut-être l'avantage de lui apprendre -le prix de la femme qui le préfère à vous, et il vous -devra l'amour qu'il prendra pour elle.</p> - -<p>A l'égard du rival, il n'y a pas de milieu: il faut ou -plaisanter avec lui de la manière la plus dégagée qu'il -se pourra, ou lui faire peur.</p> - -<p>La jalousie étant le plus grand de tous les maux, on -trouvera qu'exposer sa vie est une diversion agréable. -Car alors nos rêveries ne sont pas toutes empoisonnées -et tournant au noir (par le mécanisme exposé ci-dessus); -l'on peut se figurer quelquefois qu'on tue ce -rival.</p> - -<p>D'après ce principe, qu'on ne doit jamais envoyer -des forces à l'ennemi, il faut cacher votre amour au -rival, et, sous un prétexte de vanité et le plus éloigné -possible de l'amour, lui dire en grand secret, avec toute -la politesse possible, et de l'air le plus calme et le plus -simple: «Monsieur, je ne sais pourquoi le public s'avise -de me donner la petite une telle; on a même la bonté -de croire que j'en suis amoureux; si vous la voulez, -vous, je vous la céderais de grand cœur, si malheureusement -je ne m'exposais à jouer un rôle ridicule. Dans -six mois, prenez-la tant qu'il vous plaira; mais aujourd'hui -l'honneur qu'on attache, je ne sais pourquoi, à -ces choses-là, m'oblige de vous dire, à mon grand -regret, que, si par hasard vous n'avez pas la justice -d'attendre que votre tour soit venu, il faut que l'un de -nous meure.»</p> - -<p>Votre rival est très probablement un homme non -passionné, et peut-être un homme très prudent, qui, -une fois qu'il sera convaincu de votre résolution, s'empressera -de vous céder la femme en question, pour peu -qu'il puisse trouver quelque prétexte honnête. C'est -pour cela qu'il faut mettre de la gaieté dans votre -déclaration, et couvrir toute la démarche du plus profond -secret.</p> - -<p>Ce qui rend la douleur de la jalousie si aiguë, c'est -que la vanité ne peut aider à la supporter, et par la -méthode dont je parle, votre vanité a une pâture. Vous -pouvez vous estimer comme brave, si vous êtes réduit -à vous mépriser comme aimable.</p> - -<p>Si l'on aime mieux ne pas prendre les choses au tragique, -il faut partir, et aller à quarante lieues de là, -entretenir une danseuse dont les charmes auront l'air -de vous arrêter comme vous passiez.</p> - -<p>Pour peu que le rival ait l'âme commune, il vous -croira consolé.</p> - -<p>Très souvent le meilleur parti est d'attendre sans -sourciller que le rival <i>s'use</i> auprès de l'objet aimé, par -ses propres sottises. Car, à moins d'une grande passion, -prise peu à peu et dans la première jeunesse, une -femme d'esprit n'aime pas longtemps un homme commun<a id="FNanchor_103" href="#Footnote_103" class="fnanchor">[103]</a>. -Dans le cas de la jalousie après l'intimité, il -faut encore de l'indifférence apparente et de l'inconstance -réelle, car beaucoup de femmes, offensées par un -amant qu'elles aiment encore, s'attachent à l'homme -pour lequel il montre de la jalousie, et le jeu devient -une réalité<a id="FNanchor_104" href="#Footnote_104" class="fnanchor">[104]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_103" href="#FNanchor_103"><span class="label">[103]</span></a> La princesse de Tarente, nouvelle de Scarron.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_104" href="#FNanchor_104"><span class="label">[104]</span></a> Comme dans le <i>Curieux impertinent</i>, nouvelle de Cervantès.</p> -</div> -<p>Je suis entré dans quelques détails, parce que, dans -ces moments de jalousie, on perd la tête le plus souvent; -des conseils écrits depuis longtemps fort bien, -et, l'essentiel étant de feindre du calme, il est à propos -de prendre le ton dans un écrit philosophique.</p> - -<p>Comme l'on n'a de pouvoir sur vous qu'en vous -ôtant ou vous faisant espérer des choses dont la seule -passion fait tout le prix, si vous parvenez à vous faire -croire indifférent, tout à coup vos adversaires n'ont -plus d'armes.</p> - -<p>Si l'on n'a aucune action à faire, et que l'on puisse -s'amuser à chercher du soulagement, on trouvera quelque -plaisir à lire <i>Othello</i>; il fera douter des apparences -les plus concluantes. On arrêtera les yeux avec délices -sur ces paroles.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i9" lang="en" xml:lang="en">Trifles light as air</div> -<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">Seem to the jealous confirmations strong</div> -<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">As proofs from holy writ.</div> -</div> - -<div class="attr"><i>Othello</i>, acte <small>III</small><a id="FNanchor_105" href="#Footnote_105" class="fnanchor">[105]</a>.</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_105" href="#FNanchor_105"><span class="label">[105]</span></a> Des bagatelles légères comme l'air semblent à un jaloux -des preuves aussi fortes que celles qu'on puise dans les promesses -du saint Évangile.</p> -</div> -<p>J'ai éprouvé que la vue d'une belle mer est consolante.</p> - -<blockquote> -<p lang="en" xml:lang="en">«The morning which had arisen calm and bright, -gave a pleasant effect to the waste mountain view -which was seen from the castle on looking to the -landward and the glorious Ocean crisped with a -thousand rippling waves of silver, extended on the -other side in awful yet complacent majesty to the -verge of the horizon. With such scenes of calm -sublimity, the human heart sympathizes even in his -most disturbed moods, and deeds of honour and virtue -are inspired by their majestic influence.»</p> - -<div class="attr">(<i lang="en" xml:lang="en">The Bride of Lammermoor</i>, <small>I</small>, 193).</div></blockquote> - -<p>Je trouve écrit par Salviati: «<i>20 juillet 1818</i>.—J'applique -souvent et déraisonnablement, je crois, à la -vie tout entière le sentiment qu'un ambitieux ou un -bon citoyen éprouve durant une bataille, s'il se trouve -employé à garder le parc de réserve, ou dans tout -autre poste sans péril et sans action. J'aurais eu du -regret à quarante ans d'avoir passé l'âge d'aimer sans -passion profonde. J'aurais eu ce déplaisir amer et qui -rabaisse, de m'apercevoir trop tard que j'avais eu la -duperie de laisser passer la vie sans vivre.</p> - -<p>«J'ai passé hier trois heures avec la femme que -j'aime, et avec un rival qu'elle veut me faire croire -bien traité. Sans doute il y a eu des moments d'amertume -en observant ses beaux yeux fixés sur lui, et, en -sortant de chez elle, des transports vifs de l'extrême -malheur à l'espérance. Mais que de choses neuves! -que de pensées vives! que de raisonnements rapides! -et malgré le bonheur apparent du rival, avec quel -orgueil et quelles délices mon amour se sentait au-dessus -du sien! Je me disais: Ces joues-là pâliraient de -la plus vile peur au moindre des sacrifices que mon -amour ferait en se jouant, que dis-je, avec bonheur; -par exemple, mettre la main au chapeau pour tirer -l'un de ces deux billets: <i>être aimé d'elle</i>, l'autre <i>mourir -à l'instant</i>; et ce sentiment est de si plain-pied -chez moi, qu'il ne m'empêchait point d'être aimable à -la conversation.</p> - -<p>«Si l'on m'eût conté cela il y a deux ans, je me -serais moqué.»</p> - -<p>Je lis dans le voyage des capitaines Lewis et Clarke, -fait aux sources du Missouri en 1806, page 215.</p> - -<p>«Les <i>Ricaras</i> sont pauvres, mais bons et généreux; -nous vécûmes assez longtemps dans trois de leurs villages. -Leurs femmes sont plus belles que celles de -toutes les autres peuplades que nous avons rencontrées; -elles sont aussi très disposées à ne pas faire languir -leurs amants. Nous trouvâmes un nouvel exemple -de cette vérité, qu'il suffit de courir le monde pour -voir que tout est variable. Parmi les <i>Ricaras</i>, c'est un -grand sujet d'offense, si, sans le consentement de son -mari ou de son frère, une femme accorde ses faveurs. -Mais, du reste, les frères et les maris sont très contents -d'avoir l'occasion de faire cette petite politesse à -leurs amis.</p> - -<p>«Nous avions un nègre parmi nos gens; il fit beaucoup -de sensation chez un peuple qui, pour la première -fois, voyait un homme de cette couleur. Il fut -bientôt le favori du beau sexe, et, au lieu d'en être -jaloux, nous voyions les maris enchantés de le voir -arriver chez eux. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que -dans l'intérieur de huttes aussi exiguës, tout se voit<a id="FNanchor_106" href="#Footnote_106" class="fnanchor">[106]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_106" href="#FNanchor_106"><span class="label">[106]</span></a> On devrait établir à Philadelphie une académie qui s'occuperait -de recueillir des matériaux pour l'étude de l'homme -dans l'état sauvage, et ne pas attendre que ces peuplades -curieuses soient anéanties.</p> - -<p>Je sais bien que de telles académies existent; mais apparemment -avec des règlements dignes de nos académies d'Europe -(Mémoire et discussion sur le Zodiaque de Dendérah à l'Académie -des sciences de Paris, en 1281). Je vois que l'académie de -Massachusetts, je crois, charge prudemment un membre du -clergé (M. Jarvis) de faire un rapport sur la religion des sauvages. -Le prêtre ne manque pas de réfuter de toutes ses forces -un Français impie nommé Volney. Suivant le prêtre, les sauvages -ont les idées les plus exactes et les plus nobles de la -Divinité, etc. S'il habitait l'Angleterre, un tel rapport vaudrait -au digne académicien un <i lang="en" xml:lang="en">preferment</i> de trois ou quatre cents -louis, et la protection de tous les nobles lords du canton. Mais -en Amérique! Au reste, le ridicule de cette académie me rappelle -que les libres Américains attachent le plus grand prix à -voir de belles armoiries peintes aux panneaux de leurs voitures; -ce qui les afflige, c'est que par le peu d'instruction de -leurs peintres de carrosse, il y a souvent des fautes de blason.</p> -</div> - - - -<h3 id="ch36">CHAPITRE XXXVI<br /> -Suite de la jalousie.</h3> - - -<p>Quant à la femme soupçonnée d'inconstance.</p> - -<p>Elle vous quitte, parce que vous avez découragé la -cristallisation, et vous avez peut-être dans son cœur -l'appui de l'habitude.</p> - -<p>Elle vous quitte, parce qu'elle est trop sûre de vous. -Vous avez tué la crainte, et les petits doutes de -l'amour heureux ne peuvent plus naître; inquiétez-la, -et surtout gardez-vous de l'absurdité des protestations.</p> - -<p>Dans le long temps que vous avez vécu auprès d'elle, -vous aurez sans doute découvert quelle est la femme -de la ville ou de la société qu'elle jalouse et qu'elle -craint le plus. Faites la cour à cette femme; mais, bien -loin d'afficher votre cour, cherchez à la cacher, et -cherchez-le de bonne foi; fiez-vous-en aux yeux de la -haine pour tout voir et tout sentir. Le profond éloignement -que vous éprouverez pendant plusieurs mois -pour toutes les femmes<a id="FNanchor_107" href="#Footnote_107" class="fnanchor">[107]</a> doit vous rendre cela facile. -Rappelez vous que, dans la position où vous êtes, on -gâte tout par l'apparence de la passion: voyez peu la -femme aimée, et buvez du Champagne en bonne compagnie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_107" href="#FNanchor_107"><span class="label">[107]</span></a> On compare la branche d'arbre garnie de diamants à la -branche d'arbre effeuillée, et les contrastes rendent les souvenirs -plus vifs.</p> -</div> -<p>Pour juger de l'amour de votre maîtresse, rappelez-vous:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Que plus il entre de plaisir physique dans la base -d'un amour, dans ce qui autrefois détermina l'intimité, -plus il est sujet à l'inconstance et surtout à l'infidélité. -Cela s'applique surtout aux amours dont la cristallisation -a été favorisée par le fort de la jeunesse, à seize -ans.</p> - -<p>2<sup>o</sup> L'amour de deux personnes qui s'aiment n'est -presque jamais le même<a id="FNanchor_108" href="#Footnote_108" class="fnanchor">[108]</a>. L'amour-passion a ses phases -durant lesquelles, et tour à tour, l'un des deux aime -davantage. Souvent la simple galanterie ou l'amour de -vanité répond à l'amour-passion, et c'est plutôt la -femme qui aime avec transport. Quel que soit l'amour -senti par l'un des deux amants, dès qu'il est jaloux, il -exige que l'autre remplisse les conditions de l'amour-passion; -la vanité simule en lui tous les besoins d'un -cœur tendre.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_108" href="#FNanchor_108"><span class="label">[108]</span></a> Exemple, l'amour d'Alfieri pour cette grande dame anglaise -(milady Ligonier), qui faisait aussi l'amour avec son laquais, -et qui signait plaisamment <i>Pénélope</i>. Vita, 2.</p> -</div> -<p>Enfin, rien n'ennuie l'amour-goût comme l'amour-passion -dans son partner.</p> - -<p>Souvent un homme d'esprit, en faisant la cour à une -femme, n'a fait que la faire penser à l'amour et attendrir -son âme. Elle reçoit bien cet homme d'esprit qui -lui donne ce plaisir. Il prend des espérances.</p> - -<p>Un beau jour cette femme rencontre l'homme qui -lui fait sentir ce que l'autre a décrit.</p> - -<p>Je ne sais quels sont les effets de la jalousie d'un -homme sur le cœur de la femme qu'il aime. De la part -d'un amoureux qui ennuie, la jalousie doit inspirer -un souverain dégoût qui va même jusqu'à la haine, si -le jalousé est plus aimable que le jaloux, car l'on ne -veut de la jalousie que de ceux dont on pourrait être -jalouse, disait M<sup>me</sup> de Coulanges.</p> - -<p>Si l'on aime le jaloux et qu'il n'ait pas de droits, la -jalousie peut choquer cet orgueil féminin si difficile à -ménager et à reconnaître. La jalousie peut plaire aux -femmes qui ont de la fierté, comme une manière nouvelle -de leur montrer leur pouvoir.</p> - -<p>La jalousie peut plaire comme une manière nouvelle -de prouver l'amour. La jalousie peut choquer la pudeur -d'une femme ultra-délicate.</p> - -<p>La jalousie peut plaire comme montrant la bravoure -de l'amant, <i lang="la" xml:lang="la">ferrum est quod amant</i>. Notez bien que -c'est la bravoure qu'on aime, et non pas le courage à -la Turenne, qui peut fort bien s'allier avec un cœur -froid.</p> - -<p>Une des conséquences du principe de la cristallisation, -c'est qu'une femme ne doit jamais dire <i>oui</i> à -l'amant qu'elle a trompé si elle veut jamais faire quelque -chose de cet homme.</p> - -<p>Tel est le plaisir de continuer à jouir de cette image -parfaite que nous nous sommes formée de l'objet qui -nous engage, que jusqu'à ce <i>oui</i> fatal,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">L'on va chercher bien loin, plutôt que de mourir,</div> -<div class="verse">Quelque prétexte ami pour vivre et pour souffrir.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">André Chénier.</span></div> -<p>On connaît en France l'anecdote de M<sup>lle</sup> de Sommery, -qui, surprise en flagrant délit par son amant, -lui nie le fait hardiment, et comme l'autre se récrie: -«Ah! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m'aimez -plus; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que -je vous dis.»</p> - -<p>Se réconcilier avec une maîtresse adorée qui vous a -fait une infidélité, c'est se donner à défaire à coups de -poignard une cristallisation sans cesse renaissante. Il -faut que l'amour meure, et votre cœur sentira avec -d'affreux déchirements tous les pas de son agonie. -C'est une des combinaisons les plus malheureuses de -cette passion et de la vie: il faudrait avoir la force de -ne se réconcilier que comme ami.</p> - - - - -<h3 id="ch37">CHAPITRE XXXVII<br /> -Roxane.</h3> - - -<p>Quant à la jalousie chez les femmes, elles sont -méfiantes, elles risquent infiniment plus que nous, -elles ont plus sacrifié à l'amour, elles ont beaucoup -moins de moyens de distraction, elles en ont beaucoup -moins surtout de vérifier les actions de leur amant. -Une femme se sent avilie par la jalousie; elle se croit -la risée de son amant, et qu'il se moque surtout de -ses plus tendres transports; elle doit pencher à la -cruauté, et cependant elle ne peut tuer légalement sa -rivale.</p> - -<p>Chez les femmes, la jalousie doit donc être un mal -encore plus abominable, s'il se peut, que chez les -hommes. C'est tout ce que le cœur humain peut supporter -de rage impuissante et de mépris de soi-même<a id="FNanchor_109" href="#Footnote_109" class="fnanchor">[109]</a> -sans se briser.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_109" href="#FNanchor_109"><span class="label">[109]</span></a> Ce mépris est une des grandes causes du suicide; on se -tue pour se faire réparation d'honneur.</p> -</div> -<p>Je ne connais d'autre remède à un mal si cruel que -la mort de qui l'inspire ou de qui l'éprouve. On peut -voir la jalousie française dans l'histoire de M<sup>me</sup> de la -Pommeraie de <i>Jacques le Fataliste</i>.</p> - -<p>La Rochefoucauld dit: «On a honte d'avouer qu'on -a de la jalousie, et l'on se fait honneur d'en avoir eu -et d'être capable d'en avoir<a id="FNanchor_110" href="#Footnote_110" class="fnanchor">[110]</a>.» Les pauvres femmes -n'osent pas même avouer qu'elles ont éprouvé ce supplice -cruel, tant il leur donne de ridicule. Une plaie -si douloureuse ne doit jamais se cicatriser entièrement.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_110" href="#FNanchor_110"><span class="label">[110]</span></a> Pensée 495. On aura reconnu, sans que je l'aie marqué à -chaque fois, plusieurs autres pensées d'écrivains célèbres. -C'est de l'histoire que je cherche à écrire et de telles pensées -sont des faits.</p> -</div> -<p>Si la froide raison pouvait s'exposer au feu de l'imagination -avec l'ombre de l'apparence du succès, je -dirais aux pauvres femmes malheureuses par jalousie: -«Il y a une grande distance entre l'infidélité chez les -hommes et chez vous. Chez vous cette action est en -partie <i>action directe</i>, en partie <i>signe</i>. Par l'effet de -notre éducation d'école militaire, elle n'est signe de -rien chez l'homme. Par l'effet de la pudeur, elle est -au contraire le plus décisif de tous les signes de -dévouement chez la femme. Une mauvaise habitude -en fait comme une nécessité aux hommes. Durant -toute la première jeunesse, l'exemple de ce qu'on -appelle les <i>grands</i> au collège fait que nous mettons -toute notre vanité, toute la preuve de notre mérite -dans le nombre des succès de ce genre. Votre éducation, -à vous, agit dans le sens inverse.»</p> - -<p>Quant à la valeur d'une action comme <i>signe</i>:—dans -un mouvement de colère je renverse une table -sur le pied de mon voisin; cela lui fait un mal du diable, -mais peut fort bien s'arranger,—ou bien je fais -le geste de lui donner un soufflet.</p> - -<p>La différence de l'infidélité dans les deux sexes est -si réelle, qu'une femme passionnée peut pardonner -une infidélité, ce qui est impossible à un homme.</p> - -<p>Voici une expérience décisive pour faire la différence -de l'amour-passion et de l'amour <i>par pique</i>; chez les -femmes, l'infidélité tue presque l'un et redouble l'autre.</p> - -<p>Les femmes fières dissimulent leur jalousie par -orgueil. Elles passent de longues soirées silencieuses -et froides avec cet homme qu'elles adorent, qu'elles -tremblent de perdre, et aux yeux duquel elles se voient -peu aimables. Ce doit être un des plus grands supplices -possibles, c'est aussi une des sources les plus fécondes -de malheur en amour. Pour guérir ces femmes, si -dignes de tout notre respect, il faut dans l'homme -quelque démarche bizarre et forte, et surtout qu'il -n'ait pas l'air de voir ce qui se passe: par exemple, -un grand voyage avec elles entrepris en vingt-quatre -heures.</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch38">CHAPITRE XXXVIII<br /> -De la pique<a id="FNanchor_111" href="#Footnote_111" class="fnanchor">[111]</a> d'amour-propre.</h3> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_111" href="#FNanchor_111"><span class="label">[111]</span></a> Je sais que ce mot n'est pas trop français en ce sens, mais -je ne trouve pas à le remplacer.</p> - -<p>En italien <i lang="it" xml:lang="it">puntiglio</i>, en anglais <i lang="en" xml:lang="en">pique</i>.</p> -</div> - -<p>La pique est un mouvement de la vanité: je ne veux -pas que mon antagoniste l'emporte sur moi, et <i>je prends -cet antagoniste lui-même pour juge de mon mérite</i>. Je -veux faire effet sur son cœur. C'est pour cela qu'on va -beaucoup au delà de ce qui est raisonnable.</p> - -<p>Quelquefois, pour justifier sa propre extravagance, -l'on en vient au point de se dire que ce compétiteur a -la prétention de nous faire sa dupe.</p> - -<p>La <i>pique</i>, étant une <i>maladie de l'honneur</i>, est beaucoup -plus fréquente dans les monarchies, et ne doit -se montrer que bien plus rarement dans les pays où -règne l'habitude d'apprécier les actions par leur degré -d'utilité, aux États-Unis d'Amérique, par exemple.</p> - -<p>Tout homme, et un Français plus qu'un autre, -abhorre d'être pris pour dupe; cependant la légèreté -de l'ancien caractère monarchique français<a id="FNanchor_112" href="#Footnote_112" class="fnanchor">[112]</a> empêchait -la <i>pique</i> de faire de grands ravages autre part que dans -la galanterie ou l'amour-goût. La pique ne produisait -des noirceurs remarquables que dans les monarchies -où, par le climat, le caractère est plus sombre (le Portugal, -le Piémont).</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_112" href="#FNanchor_112"><span class="label">[112]</span></a> Les trois quarts des grands seigneurs français, vers 1778, -auraient été dans le cas d'être r de j, dans un pays où les lois -auraient été exécutées sans acception de personnes.</p> -</div> -<p>Les provinciaux, en France, se font un modèle ridicule -de ce que doit être dans le monde la considération -d'un galant homme, et puis ils se mettent à l'affût, -et sont là toute leur vie à observer si personne ne saute -le fossé. Ainsi, plus de naturel, ils sont toujours piqués, -et cette manie donne du ridicule même à leur amour. -C'est, après l'envie, ce qui rend le plus insoutenable -le séjour des petites villes, et c'est ce qu'il faut se dire -lorsqu'on admire la situation pittoresque de quelqu'une -d'elles. Les émotions les plus généreuses et les plus -nobles sont paralysées par le contact de ce qu'il y a -de plus bas dans les produits de la civilisation. Pour -achever de se rendre affreux, ces bourgeois ne parlent -que de la corruption des grandes villes<a id="FNanchor_113" href="#Footnote_113" class="fnanchor">[113]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_113" href="#FNanchor_113"><span class="label">[113]</span></a> Comme ils se font la police les uns sur les autres, par -envie, pour ce qui regarde l'amour, il y a moins d'amour en -province et plus de libertinage. L'Italie est plus heureuse.</p> -</div> -<p>La pique ne peut pas exister dans l'amour-passion, -elle est de l'orgueil féminin: «Si je me laisse malmener -par mon amant, il me méprisera et ne pourra -plus m'aimer»; ou elle est la jalousie avec toutes ses -fureurs.</p> - -<p>La jalousie veut la mort de l'objet qu'elle craint. -L'homme piqué est bien loin de là, il veut que son -ennemi vive et surtout soit témoin de son triomphe.</p> - -<p>L'homme piqué verrait avec peine son rival renoncer -à la concurrence, car cet homme peut avoir l'insolence -de se dire au fond du cœur: si j'eusse continué à m'occuper -de cet objet, je l'eusse emporté sur lui.</p> - -<p>Dans la <i>pique</i>, on n'est nullement occupé du but -apparent, il ne s'agit que de la victoire. C'est ce que -l'on voit bien dans les amours des filles de l'Opéra; si -vous éloignez la rivale, la prétendue passion, qui allait -jusqu'à se jeter par la fenêtre, tombe à l'instant.</p> - -<p>L'amour par pique passe en un moment, au contraire -de l'amour-passion. Il suffit que, par une démarche -irréfragable, l'antagoniste avoue renoncer à la lutte. -J'hésite cependant à avancer cette maxime, je n'en ai -qu'un exemple et qui me laisse des doutes. Voici le -fait, le lecteur jugera. Dona Diana est une jeune personne -de vingt-trois ans, fille d'un des plus riches et -des plus fiers bourgeois de Séville. Elle est belle, sans -doute, mais d'une beauté marquée, et on lui accorde -infiniment d'esprit et encore plus d'orgueil. Elle aimait -passionnément, du moins en apparence, un jeune officier -dont sa famille ne voulait pas. L'officier part pour -l'Amérique avec Morillo; ils s'écrivaient sans cesse. -Un jour, chez la mère de Dona Diana, au milieu de -beaucoup de monde, un sot annonce la mort de cet -aimable jeune homme. Tous les yeux se tournent sur -elle, elle ne dit que ces mots: <i>C'est dommage, si jeune!</i> -Nous avions justement lu, ce jour-là, une pièce du vieux -Massinger, qui se termine d'une manière tragique, mais -dans laquelle l'héroïne prend avec cette tranquillité -apparente la mort de son amant. Je voyais la mère frémir, -malgré son orgueil et sa haine; le père sortit pour -cacher sa joie. Au milieu de tout cela et des spectateurs -interdits et faisant des yeux au sot narrateur, Dona -Diana, la seule tranquille, continua la conversation -comme si de rien n'était. Sa mère effrayée la fit observer -par sa femme de chambre, il ne parut rien de -changé dans sa manière d'être.</p> - -<p>Deux ans après, un jeune homme très beau lui fait -la cour. Encore cette fois, et toujours par la même raison, -parce que le prétendant n'était pas noble, les -parents de Dona Diana s'opposent violemment à ce -mariage; elle déclare qu'il se fera. Il s'établit une pique -d'amour-propre entre la jeune fille et son père. On -interdit au jeune homme l'entrée de la maison. On -ne conduit plus Dona Diana à la campagne et presque -plus à l'église; on lui ôte avec un soin recherché tous -les moyens possibles de rencontrer son amant. Lui se -déguise et la voit en secret à de longs intervalles. Elle -s'obstine de plus en plus et refuse les partis les plus -brillants, même un titre et un grand établissement à la -cour de Ferdinand VII. Toute la ville parle des malheurs -de ces deux amants et de leur constance héroïque. -Enfin, la majorité de Dona Diana approche; elle fait -entendre à son père qu'elle va jouir du droit de disposer -d'elle-même. La famille, forcée dans ses derniers -retranchements, commence les négociations du mariage; -quand il est à moitié conclu, dans une réunion officielle -des deux familles, après six années de constance, le -jeune homme refuse Dona Diana<a id="FNanchor_114" href="#Footnote_114" class="fnanchor">[114]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_114" href="#FNanchor_114"><span class="label">[114]</span></a> Il y a chaque année plusieurs exemples de femmes abandonnées -aussi vilainement, et je pardonne la défiance aux femmes -honnêtes.—Mirabeau, <i>Lettres à Sophie</i>. L'opinion est -sans force dans les pays despotiques, il n'y a de réel que l'amitié -du pacha.</p> -</div> -<p>Un quart d'heure après il n'y paraissait plus. Elle -était consolée; aimait-elle par pique? ou est-ce une -grande âme qui dédaigne de se donner, avec sa douleur, -en spectacle au monde?</p> - -<p>Souvent l'amour-passion ne peut arriver, dirai-je au -bonheur, qu'en faisant naître une <i>pique</i> d'amour-propre; -alors il obtient en apparence tout ce qu'il saurait -désirer, ses plaintes seraient ridicules et paraîtraient -insensées; il ne peut pas faire confidence de son -malheur, et cependant ce malheur, il le touche et le -vérifie sans cesse; ses preuves sont entrelacées, si je -puis ainsi dire, avec les circonstances les plus flatteuses -et les plus faites pour donner des illusions ravissantes. -Ce malheur vient présenter sa tête hideuse dans -les moments les plus tendres, comme pour braver -l'amant et lui faire sentir à la fois, et tout le bonheur -d'être aimé de l'être charmant et insensible qu'il serre -dans ses bras, et que ce bonheur ne sera jamais sien. -C'est peut-être, après la jalousie, le malheur le plus -cruel.</p> - -<p>On se souvient encore, dans une grande ville<a id="FNanchor_115" href="#Footnote_115" class="fnanchor">[115]</a>, d'un -homme doux et tendre, entraîné par une rage de cette -espèce à donner la mort à sa maîtresse qui ne l'aimait -que par pique contre sa sœur. Il l'engagea un soir à -aller se promener sur mer en tête-à-tête, dans un joli -canot qu'il avait préparé lui-même; arrivé en haute -mer, il touche un ressort, le canot s'ouvre et disparaît -pour toujours.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_115" href="#FNanchor_115"><span class="label">[115]</span></a> Livourne, 1819.</p> -</div> -<p>J'ai vu un homme de soixante ans se mettre à entretenir -l'actrice la plus capricieuse, la plus folle, la plus -aimable, la plus étonnante du théâtre de Londres, miss -Cornel. «Et vous prétendez qu'elle vous soit fidèle? -lui disait-on.—Pas le moins du monde; seulement -elle m'aimera, et peut-être à la folie.»</p> - -<p>Et elle l'a aimé un an entier, et souvent à en perdre -la raison; et elle a été jusqu'à trois mois de suite sans -lui donner de sujets de plainte. Il avait établi une pique -d'amour-propre choquante, sous beaucoup de rapports, -entre sa maîtresse et sa fille.</p> - -<p>La <i>pique</i> triomphe dans l'amour-goût, dont elle fait -le destin. C'est l'expérience par laquelle on différencie -le mieux l'amour-goût de l'amour-passion. C'est une -vieille maxime de guerre que l'on dit aux jeunes gens, -lorsqu'ils arrivent au régiment, que si l'on a un billet -de logement pour une maison où il y a deux sœurs, et -que l'on veuille être aimé de l'une d'elles, il faut faire -la cour à l'autre. Auprès de la plupart des femmes -espagnoles jeunes, et qui font l'amour, si vous voulez -être aimé, il suffit d'afficher de bonne foi et avec -modestie que vous n'avez rien dans le cœur pour la -maîtresse de la maison. C'est de l'aimable général Lassale -que je tiens cette maxime utile. C'est la manière -la plus dangereuse d'attaquer l'amour-passion.</p> - -<p>La pique d'amour-propre fait le lien des mariages -les plus heureux, après ceux que l'amour a formés. -Beaucoup de maris s'assurent pour de longues années -l'amour de leur femme en prenant une petite maîtresse -deux mois après le mariage<a id="FNanchor_116" href="#Footnote_116" class="fnanchor">[116]</a>. On fait naître l'habitude -de ne penser qu'à un seul homme, et les liens de -famille viennent la rendre invincible.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_116" href="#FNanchor_116"><span class="label">[116]</span></a> Voir les confessions d'un homme singulier (conte de mistress -Opie).</p> -</div> -<p>Si dans le siècle et à la cour de Louis XV l'on a vu -une grande dame (M<sup>me</sup> de Choiseul) adorer son mari<a id="FNanchor_117" href="#Footnote_117" class="fnanchor">[117]</a>, -c'est qu'il paraissait avoir un intérêt vif pour sa sœur -la duchesse de Grammont.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_117" href="#FNanchor_117"><span class="label">[117]</span></a> Lettres de M<sup>me</sup> du Deffant, Mémoires de Lauzun.</p> -</div> -<p>La maîtresse la plus négligée, dès qu'elle nous fait -voir qu'elle préfère un autre homme, nous ôte le repos, -et jette dans notre cœur toutes les apparences de la -passion.</p> - -<p>Le courage de l'Italien est un accès de colère, le courage -de l'Allemand un moment d'ivresse, le courage de -l'Espagnol un trait d'orgueil. S'il y avait une nation où -le courage fût souvent une pique d'amour-propre entre -les soldats de chaque compagnie, entre les régiments -de chaque division, dans les déroutes, comme il n'y -aurait plus de point d'appui, l'on ne saurait comment -arrêter les armées de cette nation. Prévoir le danger et -chercher à y porter remède serait le premier des ridicules -parmi ces fuyards vaniteux.</p> - -<p>«Il ne faut qu'avoir ouvert une relation quelconque -d'un voyage chez les sauvages de l'Amérique-Nord, dit -un des plus aimables philosophes français<a id="FNanchor_118" href="#Footnote_118" class="fnanchor">[118]</a>, pour savoir -que le sort ordinaire des prisonniers de guerre est, non -pas seulement d'être brûlés vifs et mangés, mais d'être -auparavant liés à un poteau près d'un bûcher enflammé, -pour y être, pendant plusieurs heures, tourmentés -par tout ce que la rage peut imaginer de plus -féroce et de plus raffiné. Il faut lire ce que racontent de -ces affreuses scènes les voyageurs témoins de la joie -cannibale des assistants, et surtout de la fureur des -femmes et des enfants, et de leur plaisir atroce à rivaliser -de cruauté. Il faut voir ce qu'ils ajoutent de la -fermeté héroïque, du sang-froid inaltérable du prisonnier, -qui non seulement ne donne aucun signe de douleur, -mais qui brave et défie ses bourreaux par tout ce -que l'orgueil a de plus hautain, l'ironie de plus amer, -le sarcasme de plus insultant; chantant ses propres -exploits, énumérant les parents, les amis des spectateurs -qu'il a tués, détaillant les supplices qu'il leur a -fait souffrir, et accusant tous ceux qui l'entourent de -lâcheté, de pusillanimité, d'ignorance à savoir tourmenter; -jusqu'à ce que, tombant en lambeaux et dévoré -vivant sous ses propres yeux par ses ennemis enivrés -de fureur, le dernier souffle de sa voix et sa dernière -injure s'exhalent avec sa vie<a id="FNanchor_119" href="#Footnote_119" class="fnanchor">[119]</a>. Tout cela serait incroyable -chez les nations civilisées, paraîtra une fable à nos -capitaines de grenadiers les plus intrépides, et sera un -jour révoqué en doute par la postérité.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_118" href="#FNanchor_118"><span class="label">[118]</span></a> Volney, <i>Tableau des États-Unis d'Amérique</i>, p. 491-496.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_119" href="#FNanchor_119"><span class="label">[119]</span></a> Un être accoutumé à un tel spectacle, et qui se sent exposé -à en être le héros, peut n'être attentif qu'à la grandeur d'âme, -et alors ce spectacle est le plus intime et le premier des plaisirs -non actifs.</p> -</div> -<p>Ce phénomène physiologique tient à un état particulier -de l'âme du prisonnier qui établit entre lui, d'un -côté, et tous ses bourreaux de l'autre, une lutte d'amour-propre, -une gageure de vanité à qui ne cédera pas.</p> - -<p>Nos braves chirurgiens militaires ont souvent observé -que des blessés qui, dans un état calme d'esprit et de -sens, auraient poussé les hauts cris durant certaines -opérations, ne montrent, au contraire, que calme et -grandeur d'âme s'ils sont préparés d'une certaine manière. -Il s'agit de les piquer d'honneur, il faut prétendre, -d'abord avec ménagement, puis avec contradiction -irritante, qu'ils ne sont pas en état de supporter l'opération -sans jeter de cris.</p> - - - - -<h3 id="ch39">CHAPITRE XXXIX<br /> -De l'amour à querelles.</h3> - - -<p>Il y en a de deux espèces:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Celui où le querellant aime;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Celui où il n'aime pas.</p> - -<p>Si l'un des deux amants est trop supérieur dans les -avantages qu'ils estiment tous les deux, il faut que -l'amour de l'autre meure, car la crainte du mépris -viendra tôt ou tard arrêter tout court la cristallisation.</p> - -<p>Rien n'est odieux aux gens médiocres comme la -supériorité de l'esprit: c'est là, dans le monde de nos -jours, la source de la haine; et si nous ne devons pas -à ce principe des haines atroces, c'est uniquement que -les gens qu'il sépare ne sont pas obligés de vivre -ensemble. Que sera-ce de l'amour, où, tout étant naturel, -surtout de la part de l'être supérieur, la supériorité -n'est masquée par aucune précaution sociale?</p> - -<p>Pour que la passion puisse vivre, il faut que l'inférieur -maltraite son partner, autrement celui-ci ne -pourra pas fermer une fenêtre sans que l'autre ne se -croie offensé.</p> - -<p>Quant à l'être supérieur, il se fait illusion, et l'amour -qu'il sent, non seulement ne court aucun risque, mais -presque toutes les faiblesses, dans ce que nous aimons, -nous le rendent plus cher.</p> - -<p>Immédiatement après l'amour-passion et payé de -retour, entre gens de la même portée, il faut placer, -pour la durée, l'<i>amour à querelles</i>, où le querellant -n'aime pas. On en trouvera des exemples dans les anecdotes -relatives à la duchesse de Berri (<i>Mémoires de -Duclos</i>).</p> - -<p>Participant à la nature des habitudes froides fondées -sur le côté prosaïque et égoïste de la vie et compagnes -inséparables de l'homme jusqu'au tombeau, cet amour -peut durer plus longtemps que l'amour-passion lui-même. -Mais ce n'est plus l'amour, c'est une habitude -occasionnée par l'amour, et qui n'a de cette passion -que les souvenirs et le plaisir physique. Cette habitude -suppose nécessairement des âmes moins nobles. Chaque -jour il se forme un petit drame. «Me grondera-t-il?» -qui occupe l'imagination, comme dans l'amour-passion -chaque jour on avait besoin de quelque nouvelle preuve -de tendresse. Voir les anecdotes sur M<sup>me</sup> d'Houdetot et -Saint-Lambert<a id="FNanchor_120" href="#Footnote_120" class="fnanchor">[120]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_120" href="#FNanchor_120"><span class="label">[120]</span></a> Mémoires de M<sup>me</sup> d'Épinay, je crois, ou de Marmontel.</p> -</div> -<p>Il est possible que l'orgueil refuse de s'habituer à ce -genre d'intérêt; alors, après quelques mois de tempêtes, -l'orgueil tue l'amour. Mais on voit cette noble -passion résister longtemps avant d'expirer. Les petites -querelles de l'amour heureux font longtemps illusion -à un cœur qui aime encore et qui se voit maltraité. -Quelques raccommodements tendres peuvent rendre la -transition plus supportable. Sous le prétexte de quelque -chagrin secret, de quelque malheur de fortune, -l'on excuse l'homme qu'on a beaucoup aimé; on s'habitue -enfin à être querellée. Où trouver, en effet, hors -de l'amour-passion, hors du jeu, hors de la possession -du pouvoir<a id="FNanchor_121" href="#Footnote_121" class="fnanchor">[121]</a> quelque autre source d'intérêt de tous les -jours, comparable à celle-là pour la vivacité? Si le -querellant vient à mourir, on voit la victime qui survit -ne se consoler jamais. Ce principe fait le lien de beaucoup -de mariages bourgeois; le grondé s'entend parler -toute la journée de ce qu'il aime le mieux.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_121" href="#FNanchor_121"><span class="label">[121]</span></a> Quoi qu'en disent certains ministres hypocrites, le pouvoir -est le premier des plaisirs. Il me semble que l'amour -seul peut l'emporter, et l'amour est une maladie heureuse -qu'on ne peut se procurer comme un ministère.</p> -</div> -<p>Il y a une fausse espèce d'amour à querelles. J'ai pris -dans une lettre d'une femme d'infiniment d'esprit le -chapitre 33:</p> - -<p>«Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait -la soif de tous les instants de l'amour-passion… -Comme la crainte la plus vive ne l'abandonne jamais, -ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer.»</p> - -<p>Chez les gens bourrus ou mal élevés, ou d'un naturel -extrêmement violent, ce petit doute à calmer, cette -crainte légère se manifestent par une querelle.</p> - -<p>Si la personne aimée n'est pas l'extrême susceptibilité, -fruit d'une éducation soignée, elle peut trouver -plus de vivacité, et par conséquent plus d'agrément, -dans un amour de cette espèce; et même, avec toute -la délicatesse possible, si l'on voit le <i>furieux</i> première -victime de ses transports, il est bien difficile de ne pas -l'en aimer davantage. Ce que lord Mortimer regrette -peut-être le plus dans sa maîtresse, ce sont les chandeliers -qu'elle lui jetait à la tête. En effet, si l'orgueil -pardonne et admet de telles sensations, il faut convenir -qu'elles font une cruelle guerre à l'ennui, ce grand -ennemi des gens heureux.</p> - -<p>Saint-Simon, l'unique historien qu'ait eu la France, -dit (tome 5, page 45):</p> - -<p>«Après maintes passades, la duchesse de Berri -s'était éprise, tout de bon, de Riom, cadet de la maison -de d'Aydie, fils d'une sœur de M<sup>me</sup> de Biron. Il -n'avait ni figure, ni esprit; c'était un gros garçon, -court, joufflu et pâle, qui, avec beaucoup de bourgeons, -ne ressemblait pas mal à un abcès; il avait de -belles dents et n'avait pas imaginé causer une passion -qui, en moins de rien, devint effrénée, et qui dura -toujours, sans néanmoins empêcher les passades et les -goûts de traverse; il n'avait rien vaillant, mais force -frères et sœurs qui n'en avaient pas davantage. M. et -M<sup>me</sup> de Pons, dame d'atour de M<sup>me</sup> la duchesse de -Berri, étaient de leurs parents et de la même province; -ils firent venir le jeune homme, qui était lieutenant de -dragons, pour tâcher d'en faire quelque chose. A peine -fut-il arrivé, que le goût se déclara, et il fut le maître -au Luxembourg.</p> - -<p>«M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait -sous cape; il était ravi et se voyait renaître en lui, au -Luxembourg, du temps de Mademoiselle; il lui donnait -des instructions, et Riom qui était doux et naturellement -poli et respectueux, bon et honnête garçon, -les écoutait: mais bientôt il sentit le pouvoir de ses -charmes, qui ne pouvaient captiver que l'incompréhensible -fantaisie de cette princesse. Sans en abuser -avec autre personne, il se fit aimer de tout le monde; -mais il traita sa duchesse comme M. de Lauzun avait -traité Mademoiselle. Il fut bientôt paré des plus riches -dentelles, des plus riches habits, muni d'argent, de -boucles, de joyaux; il se faisait désirer, se plaisait à -donner de la jalousie à la princesse, et à paraître jaloux -lui-même; souvent il la faisait pleurer: peu à peu il -la mit sur le pied de ne rien faire sans sa permission, -pas même les choses indifférentes: tantôt prête à sortir -pour aller à l'Opéra, il la faisait demeurer; d'autres -fois il l'y faisait aller malgré elle; il l'obligeait à -faire du bien à des dames qu'elle n'aimait point, ou -dont elle était jalouse; et du mal à des gens qui lui -plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa parure, -elle n'avait pas la moindre liberté; il se divertissait à -la faire décoiffer, ou à lui faire changer d'habits, quand -elle était toute prête; et cela si souvent, et quelquefois -si publiquement, qu'il l'avait accoutumée, le soir, -à prendre ses ordres pour la parure et l'occupation du -lendemain, et le lendemain il changeait tout, et la princesse -pleurait tant et plus; enfin elle en était venue à -lui envoyer des messages par des valets affidés, car il -logea presque en arrivant au Luxembourg; et les messages -se réitéraient plusieurs fois pendant sa toilette -pour savoir quels rubans elle mettrait, et ainsi de l'habit -et des autres parures, et presque toujours il lui -faisait porter ce qu'elle ne voulait point. Si quelquefois -elle osait se licencier à la moindre chose sans son -congé, il la traitait comme une servante, et les pleurs -duraient souvent plusieurs jours.</p> - -<p>«Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant -à montrer et à exercer le plus démesuré orgueil, s'avilit -à faire des repas obscurs avec lui et avec des gens -sans aveu, elle avec qui nul ne pouvait manger s'il -n'était prince du sang. Le jésuite Riglet, qu'elle avait -connu enfant, et qui l'avait cultivée, était admis dans -ces repas particuliers, sans qu'il en eût honte, ni que -la duchesse en fût embarrassée: M<sup>me</sup> de Mouchy était -la confidente de toutes ces étranges particularités; elle -et Riom mandaient les convives et choisissaient les -jours. Cette dame raccommodait les amants, et cette -vie était toute publique au Luxembourg, où tout s'adressait -à Riom, qui, de son côté, avait soin de bien -vivre avec tous, et avec un air de respect qu'il refusait, -en public, à sa seule princesse. Devant tous, il lui faisait -des réponses brusques qui faisaient baisser les -yeux aux présents, et rougir la duchesse, qui ne contraignait -point ses manières passionnées pour lui.»</p> - -<p>Riom était pour la duchesse un remède souverain à -l'ennui.</p> - -<p>Une femme célèbre dit tout à coup au général Bonaparte, -alors jeune héros couvert de gloire et sans crimes -envers la liberté: «Général, une femme ne peut -être que votre épouse ou votre sœur.» Le héros ne -comprit pas le compliment; l'on s'en est vengé par -de belles injures. Ces femmes-là aiment à être méprisées -par leur amant, elles ne l'aiment que cruel.</p> - - - - -<h3 id="ch39bis">CHAPITRE XXXIX <i>bis</i><br /> -Remèdes à l'amour.</h3> - - -<p>Le saut de Leucade était une belle image dans l'antiquité. -En effet, le remède à l'amour est presque impossible. -Il faut non seulement le danger qui rappelle -fortement l'attention de l'homme au soin de sa propre -conservation<a id="FNanchor_122" href="#Footnote_122" class="fnanchor">[122]</a>, mais il faut, ce qui est bien plus difficile, -la continuité d'un danger piquant, et que l'on -puisse éviter par adresse, afin que l'habitude de penser -à sa propre conservation ait le temps de naître. Je ne -vois guère qu'une tempête de seize jours, comme celle -de don Juan<a id="FNanchor_123" href="#Footnote_123" class="fnanchor">[123]</a> ou le naufrage de M. Cochelet parmi -les Maures; autrement l'on prend bien vite l'habitude -du péril, et même l'on se remet à songer à ce qu'on -aime, avec plus de charme encore, quand on est en -vedette, à vingt pas de l'ennemi.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_122" href="#FNanchor_122"><span class="label">[122]</span></a> Le danger de Henri Morton, dans la Clyde.</p> - -<div class="attr"><i>Old Mortality</i>, tome IV, page 224.</div></div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_123" href="#FNanchor_123"><span class="label">[123]</span></a> Du trop vanté lord Byron.</p> -</div> -<p>Nous l'avons répété sans cesse, l'amour d'un homme -qui aime bien <i>jouit</i> ou <i>frémit</i> de tout ce qu'il s'imagine, -et il n'y a rien dans la nature qui ne lui parle de -ce qu'il aime. Or, jouir et frémir fait une occupation -fort intéressante, et auprès de laquelle toutes les autres -pâlissent.</p> - -<p>Un ami qui veut procurer la guérison du malade doit -d'abord être toujours du parti de la femme aimée, et -tous les amis qui ont plus de zèle que d'esprit ne manquent -pas de faire le contraire.</p> - -<p>C'est attaquer, avec des forces trop ridiculeusement -inégales, cet ensemble d'illusions charmantes que nous -avons appelé autrefois cristallisation<a id="FNanchor_124" href="#Footnote_124" class="fnanchor">[124]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_124" href="#FNanchor_124"><span class="label">[124]</span></a> Uniquement pour abréger, et en demandant pardon du -mot nouveau.</p> -</div> -<p>L'ami guérisseur doit avoir devant les yeux que, s'il -se présente une absurdité à croire, comme il faut pour -l'amant ou la dévorer ou renoncer à tout ce qui l'attache -à la vie, il la dévorera, et, avec tout l'esprit possible, -niera dans sa maîtresse les vices les plus évidents -et les infidélités les plus atroces. C'est ainsi que, dans -l'amour-passion, avec un peu de temps, tout se pardonne.</p> - -<p>Dans les caractères raisonnables et froids, il faudra, -pour que l'amant dévore les vices, qu'il ne les aperçoive -qu'après plusieurs mois de passion<a id="FNanchor_125" href="#Footnote_125" class="fnanchor">[125]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_125" href="#FNanchor_125"><span class="label">[125]</span></a> M<sup>me</sup> Dornal et Serigny. Confessions du comte *** de Duclos. -Voir la <a href="#Footnote_59">note 59</a>; mort du général Abdhallah, à -Bologne.</p> -</div> -<p>Bien loin de chercher grossièrement et ouvertement -à distraire l'amant, l'ami guérisseur doit lui parler à -satiété, et de son amour et de sa maîtresse, et en même -temps faire naître sous ses pas une foule de petits événements. -Quand le voyage <i>isole</i>, il n'est pas remède<a id="FNanchor_126" href="#Footnote_126" class="fnanchor">[126]</a>, -et même rien ne rappelle plus tendrement ce qu'on -aime que les contrastes. C'est au milieu des brillants -salons de Paris, et auprès des femmes vantées comme -les plus aimables, que j'ai le plus aimé ma pauvre maîtresse, -solitaire et triste, dans son petit appartement -au fond de la Romagne<a id="FNanchor_127" href="#Footnote_127" class="fnanchor">[127]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_126" href="#FNanchor_126"><span class="label">[126]</span></a> J'ai pleuré presque tous les jours (Précieuses paroles du -10 juin).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_127" href="#FNanchor_127"><span class="label">[127]</span></a> Salviati.</p> -</div> -<p>J'épiais, sur la pendule superbe du brillant salon où -j'étais exilé, l'heure où elle sort à pied, et par la pluie, -pour aller voir son amie. C'est en cherchant à l'oublier -que j'ai vu que les contrastes sont la source de souvenirs -moins vifs, mais bien plus célestes que ceux que -l'on va chercher aux lieux où jadis on l'a rencontrée.</p> - -<p>Pour que l'absence soit utile, il faut que l'ami guérisseur -soit toujours là pour faire faire à l'amant toutes -les réflexions possibles sur les événements de son -amour, et qu'il tâche de rendre ses réflexions ennuyeuses -par leur longueur ou leur peu d'à-propos, ce -qui leur donne l'effet de lieux communs: par exemple, -être tendre et sentimental après un dîner égayé de -bons vins.</p> - -<p>S'il est si difficile d'oublier une femme auprès de -laquelle on a trouvé le bonheur, c'est qu'il est certains -moments que l'imagination ne peut se lasser de représenter -et d'embellir.</p> - -<p>Je ne dis rien de l'orgueil, remède cruel et souverain, -mais qui n'est pas à l'usage des âmes tendres.</p> - -<p>Les premières scènes du Roméo de Shakespeare forment -un tableau admirable; il y a loin de l'homme qui -se dit tristement: «<i lang="en" xml:lang="en">She hath forsworn to love</i>», à -celui qui s'écrie au comble du bonheur: «<i lang="en" xml:lang="en">Come what -sorrow can!</i>»</p> - - - - -<h3 id="ch39ter">CHAPITRE XXXIX <i>ter</i></h3> - -<blockquote class="exergue"> -<p lang="en" xml:lang="en">Her passion will die like a lamp -for want of what the flame should -feed upon.</p> - -<div class="attr"><span class="sc" lang="en" xml:lang="en">Bride of Lammermoor</span>, II, 116.</div> -</blockquote> - -<p>L'amour guérisseur doit bien se garder des mauvaises -raisons, par exemple de parler d'<i>ingratitude</i>. -C'est ressusciter la cristallisation que de lui ménager -une victoire et un nouveau plaisir.</p> - -<p>Il ne peut pas y avoir d'ingratitude en amour; le -plaisir actuel paye toujours et au delà les sacrifices les -plus grands en apparence. Je ne vois pas d'autres torts -possibles que le manque de franchise; il faut accuser -juste l'état de son cœur.</p> - -<p>Pour peu que l'ami guérisseur attaque l'amour de -front, l'amant répond: «Être amoureux, même avec -la colère de ce qu'on aime, ce n'en est pas moins, -pour m'abaisser à votre style de marchand, avoir un -billet à une loterie dont le bonheur est à mille lieues -au-dessus de tout ce que vous pouvez m'offrir, dans -votre monde d'indifférence et d'intérêt personnel. Il -faut avoir beaucoup de vanité, et de la bien petite, -pour être heureux parce qu'on vous reçoit bien. Je ne -blâme point les hommes d'en agir ainsi dans leur -monde. Mais, auprès de Léonore, je trouvais un monde -où tout était céleste, tendre, généreux. La plus sublime -et presque incroyable vertu de votre monde, dans nos -entretiens, ne comptait que pour une vertu ordinaire -et de tous les jours. Laissez-moi au moins rêver au -bonheur de passer ma vie auprès d'un tel être. Quoique -je voie bien que la calomnie m'a perdu et que je -n'ai plus d'espoir, du moins je lui ferai le sacrifice de -ma vengeance.»</p> - -<p>On ne peut guère arrêter l'amour que dans les commencements. -Outre le prompt départ et les distractions -obligées du grand monde, comme dans le cas de -la comtesse Kalember, il y a plusieurs petites ruses -que l'ami guérisseur peut mettre en usage. Par exemple -il fera tomber sous vos yeux, comme par hasard, que -la femme que vous aimez n'a pas pour vous, hors de -ce qui fait l'objet de la guerre, les égards de politesse -et d'estime qu'elle accordait à un rival. Les plus petites -choses suffisent, car tout est <i>signe</i> en amour; par -exemple, elle ne vous donne pas le bras pour monter -à sa loge; cette niaiserie, prise au tragique par un cœur -passionné, liant une humiliation à chaque jugement qui -forme la cristallisation, empoisonne la source de -l'amour et peut le détruire.</p> - -<p>On peut faire accuser la femme qui se conduit mal -avec notre ami d'un défaut physique et ridicule impossible -à vérifier; si l'amant pouvait vérifier la calomnie, -même quand il la trouverait fondée, elle serait rendue -défavorable par l'imagination, et bientôt il n'y paraîtrait -pas. Il n'y a que l'imagination qui puisse se résister -à elle-même; Henri III le savait bien quand il -médisait de la célèbre duchesse de Montpensier.</p> - -<p>C'est donc l'imagination qu'il faut surtout garder chez -une jeune fille que l'on veut préserver de l'amour. Et -moins elle aura de vulgarité dans l'esprit, plus son âme -sera noble et généreuse, plus en un mot elle sera digne -de nos respects, plus grand sera le danger qu'elle -court.</p> - -<p>Il est toujours périlleux pour une jeune personne -de souffrir que ses souvenirs s'attachent d'une manière -répétée, et avec trop de complaisance, au même individu. -Si la reconnaissance, l'admiration ou la curiosité -viennent redoubler les liens du souvenir, elle est presque -sûrement sur le bord du précipice. Plus grand est -l'ennui de la vie habituelle, plus sont actifs les poisons -nommés gratitude, admiration, curiosité. Il faut alors -une rapide, prompte et énergique distraction.</p> - -<p>C'est ainsi qu'un peu de rudesse et de <i>non-curance</i> -dans le premier abord, si la drogue est administrée -avec naturel, est presque un sûr moyen de se faire -respecter d'une femme d'esprit.</p> - - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak">LIVRE SECOND</h2> - - - - -<h3 id="ch40">CHAPITRE XL</h3> - - -<p>Tous les amours, toutes les imaginations, prennent -dans les individus la couleur des six tempéraments:</p> - -<p>Le sanguin, ou le Français, ou M. de Francueil -(Mémoires de M<sup>me</sup> d'Épinay);</p> - -<p>Le bilieux, ou l'Espagnol, ou Lauzun (Peguilhen des -Mémoires de Saint-Simon);</p> - -<p>Le mélancolique, ou l'Allemand, ou le don Carlos de -Schiller;</p> - -<p>Le flegmatique, ou le Hollandais;</p> - -<p>Le nerveux, ou Voltaire;</p> - -<p>L'athlétique, ou Milon de Crotone<a id="FNanchor_128" href="#Footnote_128" class="fnanchor">[128]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_128" href="#FNanchor_128"><span class="label">[128]</span></a> Voir Cabanis, influence du physique, etc.</p> -</div> -<p>Si l'influence des tempéraments se fait sentir dans -l'ambition, l'avarice, l'amitié, etc., etc., que sera-ce -dans l'amour, qui a un mélange forcé de physique?</p> - -<p>Supposons que tous les amours puissent se rapporter -aux quatre variétés que nous avons notées:</p> - -<p>Amour-passion, ou Julie d'Étanges;</p> - -<p>Amour-goût, ou galanterie;</p> - -<p>Amour physique;</p> - -<p>Amour de vanité (une duchesse n'a jamais que trente -ans pour un bourgeois).</p> - -<p>Il faut faire passer ces quatre amours par les six -variétés dépendantes des habitudes que les six tempéraments -donnent à l'imagination. Tibère n'avait pas -l'imagination folle de Henri VIII.</p> - -<p>Faisons passer ensuite toutes les combinaisons que -nous aurons obtenues par les différences d'habitudes -dépendantes des gouvernements ou des caractères -nationaux:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Le despotisme asiatique tel qu'on le voit à Constantinople;</p> - -<p>2<sup>o</sup> La monarchie absolue à la Louis XIV;</p> - -<p>3<sup>o</sup> L'aristocratie masquée par une charte, ou le gouvernement -d'une nation au profit des riches, comme -l'Angleterre, le tout suivant les règles de la morale soi-disant -biblique;</p> - -<p>4<sup>o</sup> La république fédérative, ou le gouvernement au -profit de tous, comme aux États-Unis d'Amérique;</p> - -<p>5<sup>o</sup> La monarchie constitutionnelle, ou…</p> - -<p>6<sup>o</sup> Un État en révolution, comme l'Espagne, le Portugal, -la France. Cette situation d'un pays, donnant -une passion vive à tout le monde, met du naturel dans -les mœurs, détruit les niaiseries, les vertus de convention, -les convenances bêtes<a id="FNanchor_129" href="#Footnote_129" class="fnanchor">[129]</a>, donne du sérieux à -la jeunesse, et lui fait mépriser l'amour de vanité et -négliger la galanterie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_129" href="#FNanchor_129"><span class="label">[129]</span></a> Les souliers sans rubans du ministre Roland: «Ah! Monsieur, -tout est perdu», répond Dumourier. A la séance royale, -le président de l'assemblée croise les jambes.</p> -</div> -<p>Cet état peut durer longtemps et former les habitudes -d'une génération. En France, il commença en 1788, fut -interrompu en 1802, et recommença en 1815, pour -finir Dieu sait quand.</p> - -<p>Après toutes ces manières générales de considérer -l'<i>amour</i>, on a les différences d'âge, et l'on arrive enfin -aux particularités individuelles.</p> - -<p>Par exemple, on pourrait dire:</p> - -<p>J'ai trouvé à Dresde, chez le comte Woltstein, -l'amour de vanité, le tempérament mélancolique, les -habitudes monarchiques, l'âge de trente ans, et… les -particularités individuelles.</p> - -<p>Cette manière de voir les choses abrège et communique -de la froideur à la tête de celui qui juge de -l'amour, chose essentielle et fort difficile.</p> - -<p>Or, comme en physiologie l'homme ne sait presque -rien sur lui-même que par l'anatomie comparée, de -même, dans les passions, la vanité et plusieurs autres -causes d'illusion font que nous ne pouvons être éclairés -sur ce qui se passe dans nous que par les faiblesses -que nous avons observées chez les autres. Si par hasard -cet essai a un effet utile, ce sera de conduire l'esprit -à faire de ces sortes de rapprochements. Pour engager -à les faire, je vais essayer d'esquisser quelques traits -généraux du caractère de l'amour chez les diverses -nations.</p> - -<p>Je prie qu'on me pardonne si je reviens souvent à -l'Italie: dans l'état actuel des mœurs de l'Europe, -c'est le seul pays où croisse en liberté la plante que je -décris. En France, la vanité; en Allemagne, une prétendue -philosophie folle à mourir de rire; en Angleterre, -un orgueil timide, souffrant, rancunier, la torturent, -l'étouffent, ou lui font prendre une direction -baroque<a id="FNanchor_130" href="#Footnote_130" class="fnanchor">[130]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_130" href="#FNanchor_130"><span class="label">[130]</span></a> On ne se sera que trop aperçu que ce traité est fait de -morceaux écrits à mesure que Lisio Visconti voyait les anecdotes -se passer sous ses yeux, dans ses voyages. L'on trouve -toutes ces anecdotes contées au long dans le journal de sa vie; -peut-être aurais-je dû les insérer, mais on les eût trouvées peu -convenables. Les notes les plus anciennes portent la date de -Berlin, 1807, et les dernières sont de quelques jours avant sa -mort, juin 1819. Quelques dates ont été altérées exprès pour -n'être pas indiscret; mais à cela se bornent tous mes changements: -je ne me suis pas cru autorisé à refondre le style. Ce -livre a été écrit en cent lieux divers, puisse-t-il être lu de -même.</p> -</div> - - - -<h3 id="ch41">CHAPITRE XLI<br /> -Des nations par rapport à l'amour.<br /> -DE LA FRANCE.</h3> - - -<p>Je cherche à me dépouiller de mes affections et à -n'être qu'un froid philosophe.</p> - -<p>Formées par les aimables Français, qui n'ont que de -la vanité et des désirs physiques, les femmes françaises -sont des êtres moins agissants, moins énergiques, -moins redoutés, et surtout moins aimés et moins puissants -que les femmes espagnoles et italiennes.</p> - -<p>Une femme n'est puissante que par le degré de -malheur dont elle peut punir son amant; or, quand -on n'a que de la vanité, toute femme est utile, aucune -n'est nécessaire; le succès flatteur est de conquérir et -non de conserver. Quand on n'a que des désirs physiques, -on trouve les filles, et c'est pourquoi les filles de -France sont charmantes, et celles de l'Espagne fort -mal. En France, les filles peuvent donner à beaucoup -d'hommes autant de bonheur que les femmes honnêtes, -c'est-à-dire du bonheur sans amour, et il y a toujours -une chose qu'un Français respecte plus que sa maîtresse: -c'est sa vanité.</p> - -<p>Un jeune homme de Paris prend dans une maîtresse -une sorte d'esclave, destinée surtout à lui donner des -jouissances de vanité. Si elle résiste aux ordres de -cette passion dominante, il la quitte, et n'en est que -plus content de lui en disant à ses amis avec quelle -supériorité de manières, avec quel piquant de procédés -il l'a plantée là.</p> - -<p>Un Français qui connaissait bien son pays (Meilhan) -dit: «En France, les grandes passions sont aussi rares -que les grands hommes.»</p> - -<p>La langue manque de termes pour dire combien est -impossible pour un Français le rôle d'amant quitté, -et au désespoir, au vu et au su de toute une ville. Rien -de plus commun à Venise ou à Bologne.</p> - -<p>Pour trouver l'amour à Paris, il faut descendre jusqu'aux -classes dans lesquelles l'absence de l'éducation -et de la vanité et la lutte avec les vrais besoins ont -laissé plus d'énergie.</p> - -<p>Se laisser voir avec un grand désir non satisfait, -c'est laisser voir <i>soi inférieur</i>, chose impossible en -France, si ce n'est pour les gens au-dessous de tout; -c'est prêter le flanc à toutes les mauvaises plaisanteries -possibles: de là les louanges exagérées des filles -dans la bouche des jeunes gens qui redoutent leur -cœur. L'appréhension extrême et grossière de laisser -voir <i>soi inférieur</i> fait le principe de la conversation -des gens de province. N'en a-t-on pas vu un dernièrement -qui, en apprenant l'assassinat de monseigneur le -duc de Berri, a répondu: «<i>Je le savais<a id="FNanchor_131" href="#Footnote_131" class="fnanchor">[131]</a>.</i>»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_131" href="#FNanchor_131"><span class="label">[131]</span></a> Historique. Plusieurs, quoique fort curieux, sont choqués -d'apprendre des nouvelles: ils redoutent de paraître inférieurs -à celui qui les leur conte.</p> -</div> -<p>Au moyen âge, la présence du danger <i>trempait</i> les -cœurs, et c'est là, si je ne me trompe, la seconde cause -de l'étonnante supériorité des hommes du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle. -L'originalité, qui est chez nous rare, ridicule, dangereuse -et souvent affectée, était alors commune et sans -fard. Les pays où le danger montre encore souvent sa -main de fer, comme la Corse<a id="FNanchor_132" href="#Footnote_132" class="fnanchor">[132]</a>, l'Espagne, l'Italie, peuvent -encore donner de grands hommes. Dans ces climats, -où une chaleur brûlante exalte la bile pendant -trois mois de l'année, ce n'est que la <i>direction</i> du ressort -qui manque; à Paris, j'ai peur que ce soit le <i>ressort</i> -lui-même<a id="FNanchor_133" href="#Footnote_133" class="fnanchor">[133]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_132" href="#FNanchor_132"><span class="label">[132]</span></a> Mémoires de M. Réalier-Dumas. La Corse, qui, par sa population, -cent quatre-vingt mille âmes, ne formerait pas la moitié -de la plupart des départements français, a donné, dans ces -derniers temps, Salliceti, Pozzo-di-Borgo, le général Sébastiani, -Cervioni, Abbatucci, Lucien et Napoléon Bonaparte, -Arena. Le département du Nord, qui a neuf cent mille habitants, -est loin d'une pareille liste. C'est qu'en Corse chacun, en -sortant de chez soi, peut rencontrer un coup de fusil; et le -Corse, au lieu de se soumettre en vrai chrétien, cherche à se -défendre et surtout à se venger. Voilà comment se fabriquent -les âmes à la Napoléon. Il y a loin de là à un palais garni de -menins et de chambellans, et à Fénelon obligé de raisonner -son respect pour <i>monseigneur</i>, parlant à monseigneur lui-même -âgé de douze ans. Voir les ouvrages de ce grand écrivain.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_133" href="#FNanchor_133"><span class="label">[133]</span></a> A Paris, pour être bien, il faut faire attention à un million -de petites choses. Cependant voici une objection très forte. -L'on compte beaucoup plus de femmes qui se tuent par amour, -à Paris, que dans toutes les villes d'Italie ensemble. Ce fait -m'embarrasse beaucoup; je ne sais qu'y répondre pour le -moment, mais il ne change pas mon opinion. Peut-être que la -mort paraît peu de chose dans ce moment aux Français, tant -la vie ultra civilisée est ennuyeuse, ou plutôt, on se brûle la -cervelle, outré d'un malheur de vanité.</p> -</div> -<p>Beaucoup de nos jeunes gens, si braves d'ailleurs à -Montmirail ou au bois de Boulogne, ont peur d'aimer, -et c'est réellement par pusillanimité qu'on les voit à -vingt ans fuir la vue d'une jeune fille qu'ils ont trouvée -jolie. Quand ils se rappellent ce qu'ils ont lu dans -les romans qu'il est <i>convenable</i> qu'un amant fasse, ils -se sentent glacés. Ces âmes froides ne conçoivent pas -que l'orage des passions, en formant les ondes de la -mer, enfle les voiles du vaisseau et lui donne la force -de les surmonter.</p> - -<p>L'amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir -le courage d'aller la cueillir sur les bords d'un précipice -affreux. Outre le ridicule, l'amour voit toujours à ses -côtés le désespoir d'être quitté par ce qu'on aime, et -il ne reste plus qu'un <i>dead blank</i> pour tout le reste de -la vie.</p> - -<p>La perfection de la civilisation serait de combiner -tous les plaisirs délicats du <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle avec la présence -plus fréquente du danger<a id="FNanchor_134" href="#Footnote_134" class="fnanchor">[134]</a>. Il faudrait que les jouissances -de la vie privée pussent être augmentées à l'infini -en s'exposant souvent au danger. Ce n'est pas purement -du danger militaire que je parle. Je voudrais ce -danger de tous les moments, sous toutes les formes, et -pour tous les intérêts de l'existence qui formaient l'essence -de la vie au moyen âge. Le danger, tel que notre -civilisation l'a arrangé et paré, s'allie fort bien avec la -plus ennuyeuse faiblesse de caractère.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_134" href="#FNanchor_134"><span class="label">[134]</span></a> J'admire les mœurs du temps de Louis XIV: on passait -sans cesse et en trois jours des salons de Marly aux champs de -bataille de Senef et de Ramillies. Les épouses, les mères, les -amantes, étaient dans des transes continuelles. Voir les Lettres -de M<sup>me</sup> de Sévigné. La présence du danger avait conservé -dans la langue une énergie et une franchise que nous n'oserions -plus hasarder aujourd'hui; mais aussi M. de Lameth tuait -l'amant de sa femme. Si un Walter Scott nous faisait un roman -du temps de Louis XIV, nous serions bien étonnés.</p> -</div> -<p>Je vois dans <i lang="en" xml:lang="en">A voice from Saint-Helena</i>, de -M. O'Meara, ces paroles d'un grand homme:</p> - -<p>«Dire à Murat: Allez et détruisez ces sept à huit -régiments ennemis qui sont là-bas dans la plaine, près -de ce clocher; à l'instant il partait comme un éclair, et, -de quelque peu de cavalerie qu'il fût suivi, bientôt les -régiments ennemis étaient enfoncés, tués, anéantis. -Laissez cet homme à lui-même, vous n'aviez plus qu'un -imbécile sans jugement. Je ne puis concevoir comment -un homme si brave était si lâche. Il n'était brave que -devant l'ennemi; mais là, c'était probablement le soldat -le plus brillant et le plus hardi de toute l'Europe.</p> - -<p>«C'était un héros, un Saladin, un Richard Cœur-de-Lion -sur le champ de bataille: faites-le roi et placez-le -dans une salle de conseil, vous n'aviez plus qu'un poltron -sans décision ni jugement. Murat et Ney sont les -hommes les plus braves que j'ai connus.» (O'Meara, -tome II, page 94.)</p> - - - - -<h3 id="ch42">CHAPITRE XLII<br /> -Suite de la France.</h3> - - -<p>Je demande la permission de médire encore un peu -de la France. Le lecteur ne doit pas craindre de voir -ma satire rester impunie; si cet essai trouve des lecteurs, -mes injures me seront rendues au centuple; -l'honneur national veille.</p> - -<p>La France est importante dans le plan de ce livre, -parce que Paris, grâce à la supériorité de sa conversation -et de sa littérature, est et sera toujours le salon -de l'Europe.</p> - -<p>Les trois quarts des billets du matin, à Vienne comme -à Londres, sont écrits en français, ou pleins d'allusions, -et de citations aussi en français<a id="FNanchor_135" href="#Footnote_135" class="fnanchor">[135]</a>, et Dieu sait -quel français.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_135" href="#FNanchor_135"><span class="label">[135]</span></a> Les écrivains les plus graves croient, en Angleterre, se -donner un air cavalier en citant des mots français qui, la plupart, -n'ont jamais été français que dans les grammaires anglaises. -Voir les rédacteurs de l'<i>Edinburgh-Review</i>; voir les -Mémoires de la comtesse de Lichtnau, maîtresse de l'avant-dernier -roi de Prusse.</p> -</div> -<p>Sous le rapport des grandes passions, la France est, -ce me semble, privée d'originalité par deux causes:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Le véritable honneur ou le désir de ressembler à -Bayard, pour être honoré dans le monde et y voir chaque -jour notre vanité satisfaite;</p> - -<p>2<sup>o</sup> L'honneur bête ou le désir de ressembler aux -gens de bon ton, du grand monde de Paris. L'art d'entrer -dans un salon, de marquer de l'éloignement à un -rival, de se brouiller avec sa maîtresse, etc.</p> - -<p>L'honneur bête, d'abord par lui-même, comme capable -d'être compris par les sots, et ensuite comme s'appliquant -à des actions de tous les jours, et même de -toutes les heures, est beaucoup plus utile que l'honneur -vrai aux plaisirs de notre vanité. On voit des gens -très bien reçus dans le monde avec de l'honneur bête -sans honneur vrai, et le contraire est impossible.</p> - -<p>Le ton du grand monde est:</p> - -<p>1<sup>o</sup> De traiter avec ironie tous les grands intérêts. -Rien de plus naturel; autrefois les gens véritablement -du grand monde ne pouvaient être profondément affectés -par rien; ils n'en avaient pas le temps. Le séjour à -la campagne change cela. D'ailleurs, c'est une position -contre nature pour un Français que de se laisser voir -<i>admirant</i><a id="FNanchor_136" href="#Footnote_136" class="fnanchor">[136]</a>, c'est-à-dire inférieur, non seulement à ce -qu'il admire, passe encore pour cela, mais même à -son voisin, si ce voisin s'avise de se moquer de ce -qu'il admire.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_136" href="#FNanchor_136"><span class="label">[136]</span></a> L'admiration de mode, comme Hume vers 1775, ou Franklin -en 1784, ne fait pas objection.</p> -</div> -<p>En Allemagne, en Italie, en Espagne, l'admiration -est, au contraire, pleine de bonne foi et de bonheur; -là l'admirant a orgueil de ses transports et plaint le -siffleur: je ne dis pas le moqueur, c'est un rôle impossible -dans des pays où le seul ridicule est de manquer -la route du bonheur, et non l'imitation d'une certaine -manière d'être. Dans le Midi, la méfiance et l'horreur -d'être troublé dans des plaisirs vivement sentis met -une admiration innée pour le luxe et la pompe. Voyez -les cours de Madrid et de Naples, voyez une <i>funzione</i> -à Cadix, cela va jusqu'au délire<a id="FNanchor_137" href="#Footnote_137" class="fnanchor">[137]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_137" href="#FNanchor_137"><span class="label">[137]</span></a> Voyage en Espagne de M. Semple; il peint vrai, et l'on -trouvera une description de la bataille de Trafalgar, entendue -dans le lointain, qui laisse un souvenir.</p> -</div> -<p>2<sup>o</sup> Un Français se croit l'homme le plus malheureux -et presque le plus ridicule s'il est obligé de passer son -temps seul. Or, qu'est-ce que l'amour sans solitude?</p> - -<p>3<sup>o</sup> Un homme passionné ne pense qu'à soi, un homme -qui veut de la considération ne pense qu'à autrui; il y -a plus: avant 1789, la sûreté individuelle ne se trouvait -en France qu'en faisant partie d'un <i>corps</i>, la robe, -par exemple<a id="FNanchor_138" href="#Footnote_138" class="fnanchor">[138]</a>, et étant protégé par les membres de ce -corps. La pensée de votre voisin était donc partie intégrante -et nécessaire de votre bonheur. Cela était encore -plus vrai à la cour qu'à Paris. Il est facile de sentir -combien ces habitudes, qui, à la vérité, perdent tous -les jours de leur force, mais dont les Français ont -encore pour un siècle, favorisent les grandes passions.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_138" href="#FNanchor_138"><span class="label">[138]</span></a> Correspondance de Grimm, janvier 1783.</p> - -<p>«M. le comte de N***, capitaine en survivance des gardes de -Monsieur, piqué de ne plus trouver de place au balcon, le jour -de l'ouverture de la nouvelle salle, s'avisa fort mal à propos de -disputer la sienne à un honnête procureur; celui-ci, maître -Pernot, ne voulut jamais désemparer.—Vous prenez ma place.—Je -garde la mienne.—Et qui êtes-vous?—Je suis monsieur -six francs… (c'est le prix de ces places). Et puis des mots -plus vifs, des injures, des coups de coude. Le comte de N*** -poussa l'indiscrétion au point de traiter le pauvre robin de -voleur, et prit enfin sur lui d'ordonner au sergent de service -de s'assurer de sa personne et de le conduire au corps de -garde. Maître Pernot s'y rendit avec beaucoup de dignité, et -n'en sortit que pour aller déposer sa plainte chez un commissaire. -Le redoutable corps dont il a l'honneur d'être membre -n'a jamais voulu consentir qu'il s'en désistât. L'affaire vient -d'être jugée au parlement. M. de *** a été condamné à tous les -dépens, à faire réparation au procureur, à lui payer deux mille -écus de dommages et intérêts, applicables, de son consentement, -aux pauvres prisonniers de la Conciergerie; de plus, il -est enjoint très expressément audit comte de ne plus prétexter -des ordres du roi pour troubler le spectacle, etc. Cette aventure -a fait beaucoup de bruit, il s'y est mêlé de grands intérêts: -toute la robe a cru être insultée par l'outrage fait à un homme -de sa livrée, etc. M. de ***, pour faire oublier son aventure, est -allé chercher des lauriers au camp de Saint-Roch. Il ne pouvait -mieux faire, a-t-on dit, car on ne peut douter de son talent -pour emporter les places de haute lutte.» Supposez un philosophe -obscur au lieu de maître Pernot. Utilité du duel.</p> - -<p>Grimm, troisième partie, tome II, p. 102.</p> - -<p>Voir plus loin, p. 496, une lettre assez raisonnable de Beaumarchais, -qui refuse une loge grillée qu'un de ses amis lui -demandait pour <i>Figaro</i>. Tant qu'on a cru que cette réponse -s'adressait à un duc, la fermentation a été grande, et l'on parlait -de punitions graves. On n'a plus fait qu'en rire quand Beaumarchais -a déclaré que sa lettre était adressée à M. le président -du Paty. Il y a loin de 1785 à 1822! Nous ne comprenons plus -ces sentiments. Et l'on veut que la même tragédie qui touchait -ces gens-là soit bonne pour nous!</p> -</div> -<p>Je crois voir un homme qui se jette par la fenêtre, -mais qui cherche pourtant à avoir une position gracieuse -en arrivant sur le pavé.</p> - -<p>L'homme passionné est comme lui et non comme un -autre, source de tous les ridicules en France; et de -plus il offense les autres, ce qui donne des ailes au -ridicule.</p> - - - - -<h3 id="ch43">CHAPITRE XLIII<br /> -De l'Italie.</h3> - - -<p>Le bonheur de l'Italie est d'être laissée à l'inspiration -du moment, bonheur partagé jusqu'à un certain -point par l'Allemagne et l'Angleterre.</p> - -<p>De plus, l'Italie est un pays où l'utile, qui fut la -vertu des républiques du moyen âge<a id="FNanchor_139" href="#Footnote_139" class="fnanchor">[139]</a>, n'a pas été -détrôné par l'honneur ou la vertu arrangée à l'usage -des rois<a id="FNanchor_140" href="#Footnote_140" class="fnanchor">[140]</a>, et l'honneur vrai ouvre les voies à l'honneur -bête; il accoutume à se demander: Quelle idée le voisin -se fait-il de mon bonheur? et le bonheur de sentiment -ne peut être l'objet de vanité, car il est invisible<a id="FNanchor_141" href="#Footnote_141" class="fnanchor">[141]</a>. -Pour preuve de tout cela, la France est le pays -du monde où il y a le moins de mariages d'inclination<a id="FNanchor_142" href="#Footnote_142" class="fnanchor">[142]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_139" href="#FNanchor_139"><span class="label">[139]</span></a> <span lang="it" xml:lang="it">G. Pechio nelle sue vivacissime lettere ad una bella giovane -Inglese sopra la Spagna libera, laquale è un medio-evo, -non redidivo, ma sempre vivo dice, pagina 60:</span></p> - -<p lang="it" xml:lang="it">«Lo scopo degli Spagnuoli non era la gloria, ma la indipendenza. -Se gli Spagnuoli non si fossero battuti che per l'onore, -la guerra era finita colla bataglia di Tudela. L'onore è di una -natura bizarra, macchiato una volta, perde tutta la forza per -agire… L'esercito di linea spagnuolo imbevuto anch' egli, dei -pregiudizj d'ell onore (vale a dire fatto Europeo moderno) vinto -che fosse si sbandava col pensiero che tutto coll' <i>onore</i> era -perduto, etc.»</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_140" href="#FNanchor_140"><span class="label">[140]</span></a> Un homme s'honore, en 1620, en disant sans cesse, et le -plus servilement qu'il peut: <i>Le roi mon maître</i> (voir les mémoires -de Noailles, de Torcy et de tous les ambassadeurs de -Louis XIV); c'est tout simple: par ce tour de phrase, il proclame -le <i>rang</i> qu'il occupe parmi les sujets. Ce rang qu'il tient -du roi remplace, dans l'attention et dans l'estime de ces hommes, -le rang qu'il tenait dans la Rome antique de l'opinion de -ses concitoyens qui l'avaient vu combattre à Trasimène et parler -au Forum. On bat en brèche la monarchie absolue en ruinant -la <i>vanité</i> et ses ouvrages avancés qu'elle appelle les <i>convenances</i>. -La dispute entre Shakespeare et Racine n'est qu'une -des formes de la dispute entre Louis XIV et la Charte.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_141" href="#FNanchor_141"><span class="label">[141]</span></a> On ne peut l'évaluer que sur les actions non réfléchies.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_142" href="#FNanchor_142"><span class="label">[142]</span></a> Miss O'Neil, Mrs Couts, et la plupart des grandes actrices -anglaises quittent le théâtre pour se marier richement.</p> -</div> -<p>D'autres avantages de l'Italie, c'est le loisir profond -sous un ciel admirable et qui porte à être sensible à la -beauté sous toutes les formes. C'est une défiance -extrême et pourtant raisonnable qui augmente l'isolement -et double le charme de l'intimité, c'est le manque -de la lecture des romans et presque de toute lecture -qui laisse encore plus à l'inspiration du moment; c'est -la passion de la musique qui excite dans l'âme un mouvement -si semblable à celui de l'amour.</p> - -<p>En France, vers 1770, il n'y avait pas de méfiance; -au contraire, il était du bel usage de vivre et de mourir -en public, et comme la duchesse de Luxembourg -était intime avec cent amis, il n'y avait pas non plus -d'intimité ou d'amitié proprement dites.</p> - -<p>En Italie, comme avoir une passion n'est pas un avantage -très rare, ce n'est pas un ridicule<a id="FNanchor_143" href="#Footnote_143" class="fnanchor">[143]</a>, et l'on entend -citer tout haut dans les salons des maximes générales -sur l'amour. Le public connaît les symptômes et les -périodes de cette maladie et s'en occupe beaucoup. On -dit à un homme quitté: «Vous allez être au désespoir -pendant six mois; mais ensuite vous guérirez comme -un tel, un tel, etc.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_143" href="#FNanchor_143"><span class="label">[143]</span></a> On passe la galanterie aux femmes, mais l'amour leur -donne du ridicule, écrivait le judicieux abbé Girard, à Paris, -en 1740.</p> -</div> -<p>En Italie, les jugements du public sont les très humbles -serviteurs des passions. Le plaisir réel y exerce le -pouvoir qui ailleurs est aux mains de la société; c'est -tout simple, la société ne donnant presque point de -plaisirs à un peuple qui n'a pas le temps d'avoir de la -vanité, et qui veut se faire oublier du pacha, elle n'a -que peu d'autorité. Les ennuyés blâment bien les -passionnés, mais on se moque d'eux. Au midi des -Alpes, la société est un despote qui manque de cachots.</p> - -<p>A Paris, comme l'honneur commande de défendre -l'épée à la main, ou par de bons mots si l'on peut, -toutes les avenues de tout grand intérêt avoué, il est -bien plus commode de se réfugier dans l'ironie. Plusieurs -jeunes gens ont pris un autre parti, c'est de se -faire de l'école de J.-J. Rousseau et de M<sup>me</sup> de Staël. -Puisque l'ironie est devenue une manière vulgaire, il -a bien fallu avoir du sentiment. Un de Pezai, de nos -jours, écrivait comme M. Darlincourt; d'ailleurs, depuis -1789, les événements combattent en faveur de l'<i>utile</i> -ou de la sensation individuelle contre l'<i>honneur</i> ou -l'empire de l'opinion; le spectacle des chambres -apprend à tout discuter, même la plaisanterie. La -nation devient sérieuse, la galanterie perd du terrain.</p> - -<p>Je dois dire, comme Français, que ce n'est pas un -petit nombre de fortunes colossales qui fait la richesse -d'un pays, mais la multiplicité des fortunes médiocres. -Par tous pays les passions sont rares, et la galanterie -a plus de grâces et de finesse et par conséquent -plus de bonheur en France. Cette grande nation, la -première de l'univers<a id="FNanchor_144" href="#Footnote_144" class="fnanchor">[144]</a>, se trouve pour l'amour ce -qu'elle est pour les talents de l'esprit. En 1822, nous -n'avons assurément ni Moore, ni Walter Scott, ni -Crabbe, ni Byron, ni Monti, ni Pellico; mais il y a -chez nous plus de gens d'esprit éclairés, agréables, et -au niveau des lumières du siècle qu'en Angleterre ou -en Italie. C'est pour cela que les discussions de notre -chambre des députés, en 1822, sont si supérieures à -celles du parlement d'Angleterre, et que quand un -libéral d'Angleterre vient en France, nous sommes tout -surpris de lui trouver plusieurs opinions gothiques.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_144" href="#FNanchor_144"><span class="label">[144]</span></a> Je n'en veux pour preuve que l'<i>envie</i>. -Voir l'<i lang="en" xml:lang="en">Edinburg-Review</i> -de 1821; voir les journaux littéraires allemands et italiens, -et le <i>Scimiatigre</i> d'Alfieri.</p> -</div> -<p>Un artiste romain écrivait de Paris:</p> - -<p>«Je me déplais infiniment ici; je crois que c'est -parce que je n'ai pas le loisir d'aimer à mon gré. Ici, -la sensibilité se dépense goutte à goutte à mesure qu'elle -se forme, et de manière, au moins pour moi, à fatiguer -la source. A Rome, par le peu d'intérêt des événements -de chaque jour, par le sommeil de la vie extérieure, -la sensibilité s'amoncèle au profit des passions.»</p> - - - - -<h3 id="ch44">CHAPITRE XLIV<br /> -Rome.</h3> - - -<p>Ce n'est qu'à Rome<a id="FNanchor_145" href="#Footnote_145" class="fnanchor">[145]</a>, qu'une femme honnête et à -carrosse vient dire avec effusion à une autre femme sa -simple connaissance, comme je l'ai vu ce matin: «Ah! -ma chère amie, ne fais pas l'amour avec Fabio Vitteleschi; -il vaudrait mieux pour toi prendre de l'amour -pour un assassin de grands chemins. Avec son air doux -et mesuré, il est capable de te percer le cœur d'un -poignard, et de te dire avec un sourire aimable en te -le plongeant dans la poitrine: Ma petite, est-ce qu'il -te fait mal?» Et cela se passait auprès d'une jolie personne -de quinze ans, fille de la dame qui recevait l'avis -et fille très alerte.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_145" href="#FNanchor_145"><span class="label">[145]</span></a> 30 septembre 1819.</p> -</div> -<p>Si l'homme du Nord a le malheur de n'être pas choqué -d'abord par le naturel de cette amabilité du Midi, -qui n'est que le développement simple d'une nature -grandiose, favorisé par la double absence du bon ton -et de toute nouveauté intéressante, en un an de séjour -les femmes de tous les autres pays lui deviennent insupportables.</p> - -<p>Il voit les Françaises avec leurs petites grâces<a id="FNanchor_146" href="#Footnote_146" class="fnanchor">[146]</a> tout -aimables, séduisantes les trois premiers jours, mais -ennuyeuses le quatrième, jour fatal, où l'on découvre -que toutes ces grâces étudiées d'avance et apprises par -cœur sont éternellement les mêmes tous les jours et -pour tous.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_146" href="#FNanchor_146"><span class="label">[146]</span></a> Outre que l'auteur avait le malheur de n'être pas né à -Paris, il y avait très peu vécu.</p> - -<div class="attr">(<i>Note de l'éditeur.</i>)</div></div> -<p>Il voit les Allemandes si naturelles, au contraire, et -se livrant avec tant d'empressement à leur imagination, -n'avoir souvent à montrer, avec tout leur naturel, -qu'un fond de stérilité, d'insipidité et de tendresse -de la bibliothèque bleue. La phrase du comte Almaviva -semble faite en Allemagne: «Et l'on est tout -étonné, un beau soir, de trouver la satiété où l'on allait -chercher le bonheur.»</p> - -<p>A Rome, l'étranger ne doit pas oublier que si rien -n'est ennuyeux dans les pays où tout est naturel, le -mauvais y est plus mauvais qu'ailleurs. Pour ne parler -que des hommes<a id="FNanchor_147" href="#Footnote_147" class="fnanchor">[147]</a>, on voit paraître ici, dans la société, -une espèce de monstres qui se cachent ailleurs. Ce -sont des gens également passionnés, clairvoyants et -lâches. Un mauvais sort les a jetés auprès d'une femme -à titre quelconque; amoureux fous par exemple, ils -boivent jusqu'à la lie le malheur de la voir préférer -un rival. Ils sont là pour contrecarrer cet amant fortuné. -Rien ne leur échappe, et tout le monde voit que -rien ne leur échappe; mais ils n'en continuent pas -moins en dépit de tout sentiment d'honneur, à vexer -la femme, son amant et eux-mêmes, et personne ne -les blâme, <i>car ils font ce qui leur fait plaisir</i>. Un soir, -l'amant, poussé à bout, leur donne des coups de pied -au cul; le lendemain ils lui en font bien des excuses et -recommencent à scier constamment et imperturbablement -la femme, l'amant et eux-mêmes. On frémit -quand on songe à la quantité de malheur que ces âmes -basses ont à dévorer chaque jour, et il ne leur manque -sans doute qu'un grain de lâcheté de moins pour être -empoisonneurs.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_147" href="#FNanchor_147"><span class="label">[147]</span></a></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Heu! male nunc artes miseras hæc secula tractant;</div> -<div class="verse i2" lang="la" xml:lang="la">Jam tener assuevit munera velle puer.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">Tibul.</span>, I, <small>IV</small>.</div></div> -<p>Ce n'est aussi qu'en Italie qu'on voit de jeunes élégants -millionnaires entretenir magnifiquement des danseuses -du grand théâtre, au vu et au su de toute une -ville, moyennant trente sous par jour<a id="FNanchor_148" href="#Footnote_148" class="fnanchor">[148]</a>. Les frères…, -beaux jeunes gens toujours à la chasse, toujours à cheval, -sont jaloux d'un étranger. Au lieu d'aller à lui et -de leur conter leurs griefs, ils répandent sourdement -dans le public des bruits défavorables à ce pauvre -étranger. En France, l'opinion forcerait ces gens à -prouver leur dire ou à rendre raison à l'étranger. Ici -l'opinion publique et le mépris ne signifient rien. La -richesse est toujours sûre d'être bien reçue partout. -Un millionnaire déshonoré et chassé de partout à Paris -peut aller en toute sûreté à Rome; il y sera considéré -juste au <i>prorata</i> de ses écus.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_148" href="#FNanchor_148"><span class="label">[148]</span></a> Voir dans les mœurs du siècle de Louis XV l'honneur et -l'aristocratie combler de profusions les demoiselles Duthé, la -Guerre et autres. Quatre-vingt ou cent mille francs par an -n'avaient rien d'extraordinaire: un homme du grand monde -se fût avili à moins.</p> -</div> - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch45">CHAPITRE XLV<br /> -De l'Angleterre.</h3> - - -<p>J'ai beaucoup vécu ces temps derniers avec les danseuses -du théâtre <i>Del Sol</i>, à Valence. L'on m'assure que -plusieurs sont fort chastes; c'est que leur métier est -trop fatigant. Vigano leur fait répéter son ballet de la -<i>Juive de Tolède</i> tous les jours, de dix heures du matin -à quatre, et de minuit à trois heures du matin; outre -cela, il faut qu'elles dansent chaque soir dans les deux -ballets.</p> - -<p>Cela me rappelle Rousseau qui prescrit de faire beaucoup -marcher Émile. Je pensais ce soir, à minuit, en -me promenant au frais sur le bord de la mer, avec les -petites danseuses, d'abord que cette volupté surhumaine -de la fraîcheur de la brise de mer sous le ciel -de Valence, en présence de ces étoiles resplendissantes -qui semblent tout près de vous, est inconnue à nos -tristes pays brumeux. Cela seul vaut les quatre cents -lieues à faire, cela aussi empêche de penser à force de -sensations. Je pensais que la chasteté de mes petites -danseuses explique fort bien la marche que l'orgueil -des hommes suit en Angleterre pour recréer doucement -les mœurs du sérail au milieu d'une nation civilisée. On -voit comment quelques-unes de ces jeunes filles d'Angleterre, -d'ailleurs si belles et d'une physionomie si -touchante, laissent un peu à désirer pour les idées. -Malgré la liberté qui vient seulement d'être chassée de -leur île, et l'originalité admirable du caractère national, -elles manquent d'idées intéressantes et d'originalité. -Elles n'ont souvent de remarquable que la bizarrerie -de leurs délicatesses. C'est tout simple, la pudeur -des femmes, en Angleterre, c'est l'orgueil de leurs -maris. Mais quelque soumise que soit une esclave, sa -société est bientôt à charge. De là, pour les hommes, la -nécessité de s'enivrer tristement chaque soir<a id="FNanchor_149" href="#Footnote_149" class="fnanchor">[149]</a>, au lieu -de passer, comme en Italie, leurs soirées avec leur maîtresse. -En Angleterre, les gens riches ennuyés de leur -maison et sous prétexte d'un exercice nécessaire font -quatre ou cinq lieues tous les jours, comme si l'homme -était créé et mis au monde pour trotter. Ils usent ainsi -le fluide nerveux par les jambes et non par le cœur. -Après quoi ils osent bien parler de délicatesse féminine, -et mépriser l'Espagne et l'Italie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_149" href="#FNanchor_149"><span class="label">[149]</span></a> Cet usage commence à tomber un peu dans la très bonne -compagnie, qui se francise comme partout; mais je parle de -l'immense généralité.</p> -</div> -<p>Rien de plus désoccupé au contraire que les jeunes -Italiens; le mouvement qui leur ôterait leur sensibilité -leur est importun. Ils font de temps à autre une -promenade de demi-lieue comme remède pénible pour -la santé; quant aux femmes, une Romaine ne fait pas -en toute l'année les courses d'une jeune miss en une -semaine.</p> - -<p>Il me semble que l'orgueil d'un mari anglais exalte -très adroitement la vanité de sa pauvre femme. Il lui -persuade surtout qu'il ne faut pas être <i>vulgaire</i>, et les -mères qui préparent leurs jeunes filles pour trouver des -maris ont fort bien saisi cette idée. De là la <i>mode</i> -bien plus absurde et bien plus despotique dans la raisonnable -Angleterre qu'au sein de la France légère; c'est -dans Bond-street qu'a été inventé le <i lang="en" xml:lang="en">carefully careless</i>. -En Angleterre la mode est un devoir, à Paris c'est un -plaisir. La mode élève un bien autre mur d'airain à -Londres entre New-Bond-street et Fenchurch-street, -qu'à Paris entre la Chaussée d'Antin et la rue Saint-Martin. -Les maris permettent volontiers cette folie aristocratique -à leurs femmes en dédommagement de la -masse énorme de tristesse qu'ils leur imposent. Je -trouve bien l'image de la société des femmes en Angleterre, -telle que l'a faite le taciturne orgueil des hommes -dans les romans autrefois célèbres de miss Burney. -Comme demander un verre d'eau quand on a soif est -vulgaire, les héroïnes de miss Burney ne manquent pas -de se laisser mourir de soif. Pour fuir la vulgarité, l'on -arrive à l'affectation la plus abominable.</p> - -<p>Je compare la prudence d'un jeune Anglais de vingt-deux -ans, riche, à la profonde méfiance du jeune Italien -du même âge. L'Italien y est forcé par sa sûreté, -et la dépose, cette méfiance, ou du moins l'oublie dès -qu'il est dans l'intimité, tandis que c'est précisément -dans le sein de la société la plus tendre en apparence -que l'on voit redoubler la prudence et la hauteur du -jeune Anglais. J'ai entendu dire: «Depuis sept mois -je ne lui parlais pas du voyage à Brighton.» Il s'agissait -d'une économie obligée de quatre-vingts louis, et -c'était un amant de vingt-deux ans parlant d'une maîtresse, -femme mariée, qu'il adorait; mais, dans les -transports de sa passion, la <i>prudence</i> ne l'avait pas -quitté, bien moins encore, avait-il eu l'abandon de dire -à cette maîtresse: «Je n'irai pas à Brighton, parce que -cela me gênerait.»</p> - -<p>Remarquez que le sort de Gianone de Pellico, et de -cent autres, force l'Italien à la méfiance, tandis que le -jeune <i>beau</i> Anglais n'est forcé à la prudence que par -l'excès et la sensibilité maladive de sa vanité. Le Français, -étant aimable avec ses idées de tous les moments, -dit tout ce qu'il aime. C'est une habitude; sans cela il -manquerait d'aisance, et il sait que sans aisance il n'y -a point de grâce.</p> - -<p>C'est avec peine et la larme à l'œil que j'ai osé écrire -tout ce qui précède; mais, puisqu'il me semble que je -ne flatterais pas un roi, pourquoi dirais-je d'un pays -autre chose que ce qui m'en semble, et qui <i lang="en" xml:lang="en">of course</i> -peut être très absurde, uniquement parce que ce pays -a donné naissance à la femme la plus aimable que j'aie -connue?</p> - -<p>Ce serait, sous une autre forme, de la bassesse monarchique. -Je me contenterai d'ajouter qu'au milieu de -tout cet ensemble de mœurs, parmi tant d'Anglaises -victimes dans leur esprit de l'orgueil des hommes, -comme il existe une originalité parfaite, il suffit d'une -famille élevée loin des tristes restrictions destinées à -reproduire les mœurs du sérail pour donner des caractères -charmants. Et que ce mot <i>charmant</i> est insignifiant, -malgré son étymologie, et commun pour rendre -ce que je voudrais exprimer! La douce Imogène, la -tendre Ophélie trouveraient bien des modèles vivants -en Angleterre; mais ces modèles sont loin de jouir de -la haute vénération unanimement accordée à la véritable -Anglaise <i>accomplie</i>, destinée à satisfaire pleinement -à toutes les convenances et à donner à un mari -toutes les jouissances de l'orgueil aristocratique le plus -maladif et un bonheur à mourir d'ennui<a id="FNanchor_150" href="#Footnote_150" class="fnanchor">[150]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_150" href="#FNanchor_150"><span class="label">[150]</span></a> Voir Richardson. Les mœurs de la famille des Harlowe, -traduites en manières modernes, sont fréquentes en Angleterre: -leurs domestiques valent mieux qu'eux.</p> -</div> -<p>Dans les grandes enfilades de quinze ou vingt pièces -extrêmement fraîches et fort sombres, où les femmes -italiennes passent leur vie mollement couchées sur des -divans fort bas, elles entendent parler d'amour ou de -musique six heures de la journée. Le soir, au théâtre, -cachées dans leur loge pendant quatre heures, elles -entendent parler de musique ou d'amour.</p> - -<p>Donc, outre le climat, la constitution de la vie est -aussi favorable à la musique et à l'amour en Espagne -et en Italie, qu'elle leur est contraire en Angleterre.</p> - -<p>Je ne blâme ni n'approuve, j'observe.</p> - - - - -<h3 id="ch46">CHAPITRE XLVI<br /> -Suite de l'Angleterre.</h3> - - -<p>J'aime trop l'Angleterre et je l'ai trop peu vue pour -en parler. Je me sers des observations d'un ami.</p> - -<p>L'état actuel de l'Irlande (1822) y réalise, pour la -vingtième fois depuis deux siècles<a id="FNanchor_151" href="#Footnote_151" class="fnanchor">[151]</a>, cet état singulier -de la société si fécond en résolutions courageuses, et -si contraire à l'ennui, où des gens qui déjeunent gaiement -ensemble peuvent se rencontrer dans deux heures -sur un champ de bataille. Rien ne fait un appel -plus énergique et plus direct à la disposition de l'âme -la plus favorable aux passions tendres: le <i>naturel</i>. -Rien n'éloigne davantage des deux grands vices anglais: -le <i lang="en" xml:lang="en">cant</i> et la <i lang="en" xml:lang="en">bashfulness</i>, -[hypocrisie de moralité et -timidité orgueilleuse et souffrante. (Voir le voyage de -M. Eustace, en Italie.) Si ce voyageur peint assez mal -le pays, en revanche il donne une idée fort exacte de -son propre caractère; et ce caractère, ainsi que celui -de M. Beattie, le poète (voir sa vie écrite par un ami -intime), est malheureusement assez commun en Angleterre. -Pour le prêtre honnête homme, malgré sa place, -voir les lettres de l'évêque de Landaff<a id="FNanchor_152" href="#Footnote_152" class="fnanchor">[152]</a>.]</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_151" href="#FNanchor_151"><span class="label">[151]</span></a> Le jeune enfant de Spencer brûlé vif en Irlande.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_152" href="#FNanchor_152"><span class="label">[152]</span></a> Réfuter autrement que par des injures le portrait d'une -certaine classe d'Anglais présenté dans ces trois ouvrages, me -semble la chose impossible.</p> - -<div class="attr"><i lang="en" xml:lang="en">Satanic school.</i></div></div> -<p>On croirait l'Irlande assez malheureuse, ensanglantée -comme elle l'est depuis deux siècles par la tyrannie -peureuse et cruelle de l'Angleterre; mais ici fait -son entrée dans l'état moral de l'Irlande un personnage -terrible: le <strong class="small">PRÊTRE</strong>…</p> - -<p>Depuis deux siècles, l'Irlande est à peu près aussi -mal gouvernée que la Sicile. Un parallèle approfondi -de ces deux îles, en un volume de 500 pages, fâcherait -bien des gens et ferait tomber dans le ridicule bien -des théories respectées. Ce qui est évident, c'est que -le plus heureux de ces deux pays, également gouvernés -par des fous, au seul profit du petit nombre, c'est la -Sicile. Ses gouvernants lui ont au moins laissé l'<i>amour</i> -et la volupté; ils les lui auraient bien ravis aussi comme -tout le reste; mais, grâce au ciel, il y a peu en Sicile -de ce mal moral appelé loi et gouvernement<a id="FNanchor_153" href="#Footnote_153" class="fnanchor">[153]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_153" href="#FNanchor_153"><span class="label">[153]</span></a> J'appelle <i>mal moral</i>, en 1822, tout gouvernement qui n'a -pas les deux chambres; il n'y a d'exception que lorsque le chef -du gouvernement est grand par la probité, miracle qui se voit -en Saxe et à Naples.</p> -</div> -<p>Ce sont les gens âgés et les prêtres qui font et font -exécuter les lois, cela paraît bien à l'espèce de jalousie -comique avec laquelle la volupté est poursuivie dans -les îles britanniques. Le peuple y pourrait dire à ses -gouvernants comme Diogène à Alexandre: «Contentez-vous -de vos sinécures et laissez-moi, du moins, -mon soleil<a id="FNanchor_154" href="#Footnote_154" class="fnanchor">[154]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_154" href="#FNanchor_154"><span class="label">[154]</span></a> Voir dans le procès de la feue reine d'Angleterre une liste -curieuse des pairs avec les sommes qu'eux et leurs familles -reçoivent de l'État. Par exemple, lord Lauderdale et sa famille, -36,000 louis. Le demi-pot de bière nécessaire à la chétive subsistance -du plus pauvre Anglais paye un sou d'impôt au profit -du noble pair. Et, ce qui fait beaucoup à notre objet, ils le -savent tous les deux. Dès lors, ni le lord, ni le paysan n'ont -plus assez de loisir pour songer à l'amour; ils aiguisent leurs -armes, l'un en public et avec orgueil, l'autre en secret et avec -rage (L'Yeomanry et les Whiteboys).</p> -</div> -<p>A force de lois, de règlements, de contre-règlements -et de supplices, le gouvernement a créé en Irlande la -pomme de terre, et la population de l'Irlande surpasse -de beaucoup celle de la Sicile; c'est-à-dire l'on a fait -venir quelques millions de paysans avilis et hébétés, -écrasés de travail et de misère, traînant pendant quarante -ou cinquante ans une vie malheureuse sur les -marais de la vieille Érin, mais payant bien la dîme. -Voilà un beau miracle! Avec la religion païenne, ces -pauvres diables auraient au moins joui d'un bonheur; -mais pas du tout, il faut adorer saint Patrick.</p> - -<p>En Irlande on ne voit guère que des paysans plus -malheureux que des sauvages. Seulement, au lieu -d'être cent mille comme ils seraient dans l'état de -nature, ils sont huit millions<a id="FNanchor_155" href="#Footnote_155" class="fnanchor">[155]</a>, et font vivre richement -cinq cents <i lang="en" xml:lang="en">absentees</i> à Londres et à Paris.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_155" href="#FNanchor_155"><span class="label">[155]</span></a> Plunkell Craig, <i>Vie de Curran</i>.</p> -</div> -<p>La société est infiniment plus avancée en Écosse<a id="FNanchor_156" href="#Footnote_156" class="fnanchor">[156]</a> -où, sous plusieurs rapports, le gouvernement est bon -(la rareté des crimes, la lecture, pas d'évêques, etc.). -Les passions tendres y ont donc beaucoup plus de développement, -et nous pouvons quitter les idées noires -et arriver aux ridicules.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_156" href="#FNanchor_156"><span class="label">[156]</span></a> Degré de civilisation du paysan Robert Burns et de sa -famille; club de paysans où l'on payait deux sous par séance; -questions qu'on y discutait. (Voir les Lettres de Burns).</p> -</div> -<p>Il est impossible de ne pas apercevoir un fond de -mélancolie chez les femmes écossaises. Cette mélancolie -est surtout séduisante au bal, où elle donne un singulier -piquant à l'ardeur et à l'extrême empressement -avec lesquels elles sautent leurs danses nationales. -Édimbourg a un autre avantage, c'est de s'être soustrait -à la vile omnipotence de l'or. Cette ville forme -en cela, aussi bien que pour la singulière et sauvage -beauté du site, un contraste complet avec Londres. -Comme Rome, la belle Édimbourg semble plutôt le -séjour de la vie contemplative. Le tourbillon sans -repos et les intérêts inquiets de la vie active avec ses -avantages et ses inconvénients sont à Londres. Édimbourg -me semble payer le tribut au malin par un peu -de disposition à la pédanterie. Le temps où Marie -Stuart habitait le vieux Holyrood, et où l'on assassinait -Riccio dans ses bras, valaient mieux pour l'amour, -et toutes les femmes en conviendront, que ceux où -l'on discute si longuement, et même en leur présence, -sur la préférence à accorder au système neptunien sur -le vulcanien de… J'aime mieux la discussion sur le -nouvel uniforme donné par le roi à ses gardes ou sur -la pairie manquée de sir B. Bloomfield, qui occupait -Londres lorsque je m'y trouvais, que la discussion -pour savoir qui a le mieux exploré la nature des -roches, de Werner ou de . . . . . . . . . . -Je ne dirai rien du terrible dimanche écossais, auprès -duquel celui de Londres semble une partie de plaisir. -Ce jour destiné à honorer le ciel est la meilleure image -de l'enfer que j'aie jamais vue sur la terre. Ne marchons -pas si vite, disait un Écossais en revenant de -l'église à un Français, son ami, nous aurions l'air de -nous promener<a id="FNanchor_157" href="#Footnote_157" class="fnanchor">[157]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_157" href="#FNanchor_157"><span class="label">[157]</span></a> Le même fait en Amérique. En Écosse, étalage des titres.</p> -</div> -<p>Celui des trois pays où il y a le moins d'hypocrisie -(<i lang="en" xml:lang="en">Cant</i>, voyez le <i lang="en" xml:lang="en">New-Monthly-Magazine</i> de janvier -1822, tonnant contre Mozart et les <i lang="it" xml:lang="it">Nozze di Figaro</i>, -écrit dans un pays où l'on joue le Citizen. Mais ce sont -les aristocrates qui, par tout pays, achètent et jugent -un journal littéraire et la littérature; et depuis quatre -ans, ceux d'Angleterre ont fait alliance avec les évêques); -celui des trois pays où il y a, ce me semble, le -moins d'hypocrisie, c'est l'Irlande; on y trouve, au -contraire, une vivacité étourdie et fort aimable. En -Écosse, il y a la stricte observance du dimanche, mais -le lundi on danse avec une joie et un abandon inconnus -à Londres. Il y a beaucoup d'amour dans la classe -des paysans en Écosse. La toute-puissance de l'imagination -a francisé ce pays au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle.</p> - -<p>Le terrible défaut de la société anglaise, celui qui, -en un jour donné, crée une plus grande quantité de -tristesse que la dette et ses conséquences, et même -que la guerre à mort des riches contre les pauvres, -c'est cette phrase que l'on me disait cet automne à -Croydon, en présence de la belle statue de l'évêque: -«Dans le monde, aucun homme ne veut se mettre en -avant, de peur d'être déçu dans son attente.»</p> - -<p>Qu'on juge quelles lois, sous le nom de <i>pudeur</i>, de -tels hommes doivent imposer à leurs femmes et à leurs -maîtresses!</p> - - - - -<h3 id="ch47">CHAPITRE XLVII<br /> -De l'Espagne.</h3> - - -<p>L'Andalousie est un des plus aimables séjours que la -volupté se soit choisis sur la terre. J'avais trois ou quatre -anecdotes qui montraient de quelle manière mes -idées sur les trois ou quatre actes de folie différents -dont la réunion forme l'amour sont vraies en Espagne; -l'on me conseille de les sacrifier à la délicatesse française. -J'ai eu beau protester que j'écrivais en langue -française, mais non pas certes en <i>littérature française</i>. -Dieu me préserve d'avoir rien de commun avec les littérateurs -estimés aujourd'hui!</p> - -<p>Les Maures, en abandonnant l'Andalousie, y ont -laissé leur architecture et presque leurs mœurs. Puisqu'il -m'est impossible de parler des dernières dans la -langue de M<sup>me</sup> de Sévigné, je dirai du moins de l'architecture -mauresque que son principal trait consiste à -faire que chaque maison ait un petit jardin entouré -d'un portique élégant et svelte. Là, pendant les chaleurs -insupportables de l'été, quand, durant des semaines -entières, le thermomètre de Réaumur ne descend -jamais et se soutient à trente degrés, il règne sous les -portiques une obscurité délicieuse. Au milieu du petit -jardin, il y a toujours un jet d'eau dont le bruit uniforme -et voluptueux est le seul qui trouble cette -retraite charmante. Le bassin de marbre est environné -d'une douzaine d'orangers et de lauriers-roses. Une -toile épaisse en forme de tente recouvre tout le petit -jardin, et, le protégeant contre les rayons du soleil et -de la lumière, ne laisse pénétrer que les petites brises -qui, sur le midi, viennent des montagnes.</p> - -<p>Là vivent et reçoivent les charmantes Andalouses à -la démarche si vive et si légère; une simple robe de -soie noire garnie de franges de la même couleur, et laissant -apercevoir un cou-de-pied charmant, un teint pâle, -des yeux où se peignent toutes les nuances les plus -fugitives des passions les plus tendres et les plus ardentes: -tels sont les êtres célestes qu'il m'est défendu de -faire entrer en scène.</p> - -<p>Je regarde le peuple espagnol comme le représentant -vivant du moyen âge.</p> - -<p>Il ignore une foule de petites vérités (vanité puérile -de ses voisins); mais il sait profondément les grandes, -et a assez de caractère et d'esprit pour suivre leurs -conséquences jusque dans leurs effets les plus éloignés. -Le caractère espagnol fait une belle opposition avec -l'esprit français; dur, brusque, peu élégant, plein d'un -orgueil sauvage, jamais occupé des autres: c'est exactement -le contraste du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle avec le <small>XVIII</small><sup>e</sup>.</p> - -<p>L'Espagne m'est bien utile pour une comparaison: -le seul peuple qui ait su résister à Napoléon me semble -absolument pur d'honneur bête, et de ce qu'il y a de -bête dans l'honneur.</p> - -<p>Au lieu de faire de belles ordonnances militaires, de -changer d'uniforme tous les six mois et de porter de -grands éperons, il a le général <i lang="es" xml:lang="es">no importa</i><a id="FNanchor_158" href="#Footnote_158" class="fnanchor">[158]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_158" href="#FNanchor_158"><span class="label">[158]</span></a> Voir les charmantes Lettres de M. Pecchio. L'Italie est -pleine de gens de cette force; mais, au lieu de se produire, ils -se tiennent tranquilles: <i lang="it" xml:lang="it">Paese della virtu sconosciuta</i>.</p> -</div> - - - -<h3 id="ch48">CHAPITRE XLVIII<br /> -De l'amour allemand.</h3> - - -<p>Si l'Italien, toujours agité entre la haine et l'amour, -vit de passions, et le Français de vanité, c'est d'imagination -que vivent les bons et simples descendants -des anciens Germains. A peine sortis des intérêts sociaux -les plus directs et les plus nécessaires à leur subsistance, -on les voit avec étonnement s'élancer dans ce -qu'ils appellent leur philosophie; c'est une espèce de -folie douce, aimable, et surtout sans fiel. Je vais citer, -non pas tout à fait de mémoire, mais sur des notes -rapides, un ouvrage qui, quoique fait dans un sens -d'opposition, montre bien, même par les admirations -de l'auteur, l'esprit militaire dans tout son excès: c'est -le voyage en Autriche, par M. Cadet-Gassicourt, en -1809. Qu'eût dit le noble et généreux Desaix s'il eût -vu le pur héroïsme de 95 conduire à cet exécrable -égoïsme?</p> - -<p>Deux amis se trouvent ensemble à une batterie à la -bataille de Talavera: l'un comme capitaine commandant, -l'autre comme lieutenant. Un boulet arrive qui -culbute le capitaine. «Bon, dit le lieutenant tout -joyeux, voilà François mort: c'est moi qui vais être -capitaine.—Pas encore tout à fait! s'écrie François en -se relevant. Il n'avait été qu'étourdi par le boulet. Le -lieutenant, ainsi que son capitaine, étaient les meilleurs -garçons du monde, point méchants, seulement un peu -bêtes; enthousiastes de l'empereur, l'ardeur de la -chasse et l'égoïsme furieux que cet homme avait su -éveiller en le décorant du nom de gloire leur faisaient -oublier l'humanité.</p> - -<p>Au milieu du spectacle sévère donné par de tels hommes, -se disputant aux parades de la Schœnbrunn un -regard du maître et un titre de baron, voici comment -l'apothicaire de l'empereur décrit l'amour allemand, -page 188:</p> - -<p>«Rien n'est plus complaisant, plus doux, qu'une -Autrichienne. Chez elle, l'amour est un culte, et, quand -elle s'attache à un Français, elle l'adore dans toute la -force du terme.</p> - -<p>«Il y a des femmes légères et capricieuses partout, -mais en général les Viennoises sont fidèles et ne sont -nullement coquettes; quand je dis qu'elles sont fidèles, -c'est à l'amant de leur choix, car les maris sont à -Vienne comme partout.»</p> - -<div class="date">7 juin 1809.</div> -<p>La plus belle personne de Vienne a agréé l'hommage -d'un ami à moi, M. M…, capitaine attaché au quartier -général de l'empereur. C'est un jeune homme doux et -spirituel; mais certainement sa taille ni sa figure n'ont -rien de remarquable.</p> - -<p>Depuis quelques jours, sa jeune amie fait la plus vive -sensation parmi nos brillants officiers d'état-major, qui -passent leur vie à fureter tous les coins de Vienne. -C'est à qui sera le plus hardi; toutes les ruses de -guerre possibles ont été employées, la maison de la -belle a été mise en état de siège par les plus jolis et les -plus riches. Les pages, les brillants colonels, les généraux -de la garde, les princes mêmes, sont allés perdre -leur temps sous les fenêtres de la belle, et leur argent -auprès de ses gens. Tous ont été éconduits. Ces princes -n'étaient guère accoutumés à trouver des cruelles -à Paris ou à Milan. Comme je riais de leur déconvenue -avec cette charmante personne: «<i>Mais, mon Dieu, -me disait-elle, est-ce qu'ils ne savent pas que j'aime -M. M…?</i>»</p> - -<p>Voilà un singulier propos et assurément fort indécent.</p> - -<p>Page 290: «Pendant que nous étions à Schœnbrunn, -je remarquai que deux jeunes gens attachés à l'empereur -ne recevaient jamais personne dans leur logement -à Vienne. Nous les plaisantions beaucoup sur cette -discrétion. L'un d'eux me dit un jour: «Je n'aurai pas -de secret pour vous: une jeune femme de la ville -s'est donnée à moi, sous la condition qu'elle ne quitterait -jamais mon appartement, et que je ne recevrais -qui que ce soit sans sa permission.» Je fus -curieux, dit le voyageur, de connaître cette recluse -volontaire, et ma qualité de médecin me donnant -comme dans l'Orient un prétexte honnête, j'acceptai -un déjeuner que mon ami m'offrit. Je trouvai une -femme très éprise, ayant le plus grand soin du ménage, -ne désirant nullement sortir, quoique la saison invitât -à la promenade, et d'ailleurs convaincue que son -amant la ramènerait en France.</p> - -<p>L'autre jeune homme, qu'on ne trouvait non plus -jamais à son logement en ville, me fit bientôt après -une confidence pareille. Je vis aussi sa belle; comme -la première, elle était blonde, fort jolie, très bien faite.</p> - -<p>«L'une, âgée de dix-huit ans, était la fille d'un -tapissier fort à son aise; l'autre, qui avait environ -vingt-quatre ans, était la femme d'un officier autrichien -qui faisait la campagne à l'armée de l'archiduc Jean. -Cette dernière poussa l'amour jusqu'à ce qui nous -semblerait de l'héroïsme en pays de vanité. Non seulement -son ami lui fut infidèle, mais il se trouva dans -le cas de lui faire les aveux les plus scabreux. Elle le -soigna avec un dévouement parfait, et, s'attachant -par la gravité de la maladie de son amant, qui bientôt -fut en péril, elle ne l'en chérit peut-être que davantage.</p> - -<p>«On sent qu'étranger et vainqueur, et toute la haute -société de Vienne s'étant retirée à notre approche -dans ses terres de Hongrie, je n'ai pu observer l'amour -dans les hautes classes; mais j'en ai vu assez pour -me convaincre que ce n'est pas de l'amour comme à -Paris.</p> - -<p>«Ce sentiment est regardé par les Allemands comme -une vertu, comme une émanation de la Divinité, -comme quelque chose de mystique. Il n'est pas vif, -impétueux, jaloux, tyrannique, comme dans le cœur -d'une Italienne: il est profond et ressemble à l'illuminisme; -il y a mille lieues de là à l'Angleterre.</p> - -<p>«Il y a quelques années, un tailleur de Leipzig, dans -un accès de jalousie, attendit son rival dans le jardin -public, et le poignarda. On le condamna à perdre la -tête. Les moralistes de la ville, fidèles à la bonté et à -la facilité d'émotion des Allemands (faisant faiblesse -de caractère), discutèrent le jugement, le trouvèrent -sévère, et, établissant une comparaison entre le tailleur -et Orosmane, apitoyèrent sur son sort. On ne put -cependant faire réformer l'arrêt. Mais le jour de l'exécution -toutes les jeunes filles de Leipzig, vêtues de -blanc, se réunirent et accompagnèrent le tailleur à -l'échafaud en jetant des fleurs sur sa route.</p> - -<p>«Personne ne trouva cette cérémonie singulière; -cependant, dans un pays qui croit être raisonneur, on -pouvait dire qu'elle honorait une espèce de meurtre. -Mais c'était une cérémonie, et tout ce qui est cérémonie -est sûr de n'être jamais ridicule en Allemagne. -Voyez les cérémonies des cours des petits princes qui -nous feraient mourir de rire, et semblent fort imposantes -à Meinungen ou à Kœthen. Ils voient dans les -six gardes chasses qui défilent devant leur petit prince, -garni de son crachat, les soldats d'Hermann marchant -à la rencontre des légions de Varus.</p> - -<p>«Différence des Allemands à tous les autres peuples: -ils s'exaltent par la méditation, au lieu de se -calmer. Seconde nuance: ils meurent d'envie d'avoir -du caractère.</p> - -<p>«Le séjour des cours, ordinairement si favorable au -développement de l'amour, l'hébète en Allemagne. -Vous n'avez pas d'idée de l'océan de minuties incompréhensibles -et de petitesses qui forment ce qu'on -appelle une cour d'Allemagne<a id="FNanchor_159" href="#Footnote_159" class="fnanchor">[159]</a>, même celle des meilleurs -princes (Munich, 1820).</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_159" href="#FNanchor_159"><span class="label">[159]</span></a> Voir les <i>Mémoires de la margrave de Bareuth</i>, et <i>Vingt -ans de séjour à Berlin</i>, par M. Thiébaut.</p> -</div> -<p>«Quand nous arrivions avec un état-major, dans -une ville d'Allemagne, au bout de la première quinzaine, -les dames du pays avaient fait leur choix. Mais -ce choix était constant; et j'ai ouï dire que les Français -étaient l'écueil de beaucoup de vertus irréprochables -jusqu'à eux.»</p> - -<hr /> - - -<p>Les jeunes Allemands que j'ai rencontrés à Gœttingue, -Dresde, Kœnigsberg, etc., sont élevés au milieu de -systèmes prétendus philosophiques qui ne sont qu'une -poésie obscure et mal écrite, mais, sous le rapport -moral, de la plus haute et sainte sublimité. Il me semble -voir qu'ils ont hérité de leur moyen âge, non le -républicanisme, la défiance et le coup de poignard, -comme les Italiens, mais une forte disposition à l'enthousiasme -et à la bonne foi. C'est pour cela que, -tous les dix ans, ils ont un nouveau grand homme -qui doit effacer tous les autres (Kant, Steding, -Fichte, etc., etc.<a id="FNanchor_160" href="#Footnote_160" class="fnanchor">[160]</a>).</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_160" href="#FNanchor_160"><span class="label">[160]</span></a> Voir en 1821 leur enthousiasme pour la tragédie du <i>Triomphe -de la croix</i>, qui fait oublier <i>Guillaume Tell</i>.</p> -</div> -<p>Luther fit jadis un appel puissant au sens moral, et -les Allemands se battirent trente ans de suite pour -obéir à leur conscience. Belle parole et bien respectable, -quelque absurde que soit la croyance; je dis respectable, -même pour l'artiste. Voir les combats dans -l'âme de S… entre le troisième commandement de -Dieu: <i>Tu ne tueras point</i>, et ce qu'il croyait l'intérêt -de la patrie.</p> - -<p>L'on trouve de l'enthousiasme mystique pour les -femmes et l'amour jusque dans Tacite, si toutefois -cet écrivain n'a pas fait uniquement une satire de -Rome<a id="FNanchor_161" href="#Footnote_161" class="fnanchor">[161]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_161" href="#FNanchor_161"><span class="label">[161]</span></a> J'ai eu le bonheur de rencontrer un homme de l'esprit le -plus vif et en même temps savant comme dix savants allemands, -et exposant ce qu'il a découvert en termes clairs et -précis. Si jamais M. F… imprime, nous verrons le moyen âge -sortir brillant de lumière à nos yeux, et nous l'aimerons.</p> -</div> -<p>L'on n'a pas plutôt fait cinq cents lieues en Allemagne -que l'on distingue, dans ce peuple désuni et -morcelé, un fond d'enthousiasme doux et tendre plutôt -qu'ardent et impétueux.</p> - -<p>Si l'on ne voyait pas bien clairement cette disposition, -l'on pourrait relire trois ou quatre des romans -d'Auguste la Fontaine que la jolie Louise, reine de -Prusse, fit chanoine de Magdebourg, en récompense -d'avoir si bien peint la <i>vie paisible</i><a id="FNanchor_162" href="#Footnote_162" class="fnanchor">[162]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_162" href="#FNanchor_162"><span class="label">[162]</span></a> Titre d'un des romans d'Auguste la Fontaine, la <i>Vie paisible</i>, -autre grand trait des mœurs allemandes, c'est le <i lang="it" xml:lang="it">farniente</i> -de l'Italien, c'est la critique physiologique du <i>droski</i> -russe ou du <i lang="en" xml:lang="en">horseback</i> anglais.</p> -</div> -<p>Je vois une nouvelle preuve de cette disposition -commune aux Allemands dans le code autrichien, qui -exige l'aveu du coupable pour la punition de presque -tous les crimes. Ce code, calculé pour un peuple où -les crimes sont rares, et plutôt un accès de folie chez -un être faible que la suite d'un intérêt courageux, raisonné, -et en guerre constante avec la société, est précisément -le contraire de ce qu'il faut à l'Italie, où l'on -cherche à l'implanter; mais c'est une erreur d'honnêtes -gens.</p> - -<p>J'ai vu les juges allemands en Italie se désespérer -des sentences de mort, ou l'équivalent, les fers durs, -qu'ils étaient obligés de prononcer sans l'aveu des coupables.</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch49">CHAPITRE XLIX<br /> -Une journée à Florence.</h3> - - -<div class="date">Florence, 12 février 1819.</div> -<p>Ce soir j'ai trouvé dans une loge un homme qui -avait quelque chose à solliciter auprès d'un magistrat -de cinquante ans. Sa première demande a été: «Quelle -est sa maîtresse? <i lang="it" xml:lang="it">Chi avvicina adesso?</i>» Ici toutes -ces affaires sont de la dernière publicité, elles ont leurs -lois, il y a la manière approuvée de se conduire, qui -est basée sur la justice, sans presque rien de conventionnel, -autrement on est un <i lang="it" xml:lang="it">porco</i>.</p> - -<p>«Qu'y a-t-il de nouveau?» demandait hier un de -mes amis, arrivant de Volterre. Après un mot de -gémissement énergique sur Napoléon et les Anglais, -on ajoute avec le ton du plus vif intérêt: «La Vitteleschi -a changé d'amant: ce pauvre Gherardesca se -désespère.—Qui a-t-elle pris?—Montegalli, ce bel -officier à moustaches, qui avait la principessa Colona; -voyez-le là-bas au parterre, cloué sous sa loge; il est -là toute la soirée, car le mari ne veut pas le voir à la -maison, et vous apercevez près de la porte le pauvre -Gherardesca se promenant tristement et comptant de -loin les regards que son infidèle lance à son successeur. -Il est très changé, et dans le dernier désespoir; -c'est en vain que ses amis veulent l'envoyer à Paris et -à Londres. Il se sent mourir, dit-il, seulement à l'idée -de quitter Florence.»</p> - -<p>Chaque année il y a vingt désespoirs pareils dans la -haute société, j'en ai vu durer trois ou quatre ans. Ces -pauvres diables sont sans nulle vergogne, et prennent -pour confidents toute la terre. Au reste, il y a peu de -société ici, et encore, quand on aime, on n'y va presque -plus. Il ne faut pas croire que les grandes passions et les -belles âmes soient communes nulle part, même en Italie; -seulement des cœurs plus enflammés et moins étiolés -par les mille petits soins de la vanité y trouvent -des plaisirs délicieux, même dans les espèces subalternes -d'amour. J'y ai vu l'amour-caprice, par exemple, -causer des transports et des moments d'ivresse, que la -passion la plus éperdue n'a jamais amenés sous le méridien -de Paris<a id="FNanchor_163" href="#Footnote_163" class="fnanchor">[163]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_163" href="#FNanchor_163"><span class="label">[163]</span></a> De ce Paris qui a donné au monde Voltaire, Molière et -tant d'hommes distingués par l'esprit; mais l'on ne peut pas -tout avoir, et il y aurait peu d'esprit à en prendre de l'humeur.</p> -</div> -<p>Je remarquais ce soir qu'il y a des noms propres -en italien pour mille circonstances particulières de -l'amour, qui, en français, exigeraient des périphrases -à n'en plus finir: par exemple, l'action de se retourner -brusquement, quand du parterre on lorgne dans sa -loge la femme qu'on veut avoir, et que le mari ou le -servant viennent à s'approcher du parapet de la loge.</p> - -<p>Voici les traits principaux du caractère de ce peuple.</p> - -<p>1<sup>o</sup> L'attention accoutumée à être au service de passions -profondes <i>ne peut pas</i> se mouvoir rapidement, -c'est la différence la plus marquante du Français à l'Italien. -Il faut voir un Italien s'embarquer dans une diligence, -ou faire un payement, c'est là la <i lang="it" xml:lang="it">furia francese</i>; -c'est pour cela qu'un Français des plus vulgaires, pour -peu qu'il ne soit pas un fat spirituel à la Démasure, -paraît toujours un être supérieur à une Italienne. -(L'amant de la princesse D… à Rome.)</p> - -<p>2<sup>o</sup> Tout le monde fait l'amour, et non pas en cachette -comme en France; le mari est le meilleur ami de -l'amant;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Personne ne lit;</p> - -<p>4<sup>o</sup> Il n'y a pas de société. Un homme ne compte pas -pour remplir et occuper sa vie sur le bonheur qu'il -tire chaque jour de deux heures de conversation et le -jeu de vanité dans telle maison. Le mot <i>causerie</i> ne se -traduit pas en italien. L'on parle quand on a quelque -chose à dire pour le service d'une passion, mais rarement -l'on parle pour bien parler et sous tous les sujets -venus;</p> - -<p>5<sup>o</sup> Le <i>ridicule</i> n'existe pas en Italie.</p> - -<p>En France nous cherchons à imiter tous les deux le -même modèle et je suis juge compétent de la manière -dont vous le copiez<a id="FNanchor_164" href="#Footnote_164" class="fnanchor">[164]</a>. En Italie je ne sais pas si cette -action singulière que je vois faire ne fait pas plaisir à -celui qui la fait, et peut-être ne m'en ferait pas à moi-même.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_164" href="#FNanchor_164"><span class="label">[164]</span></a> Cette habitude des Français, diminuant tous les jours, -éloignera de nous les héros de Molière.</p> -</div> -<p>Ce qui est affecté dans le langage ou dans les -manières à Rome est de bon ton ou inintelligible à Florence, -qui en est à cinquante lieues. On parle français -à Lyon comme à Nantes. Le vénitien, le napolitain, le -génois, le piémontais, sont des langues presque entièrement -différentes et seulement parlées par des gens -qui sont convenus de n'imprimer jamais que dans une -langue commune, celle qu'on parle à Rome. Rien n'est -absurde comme une comédie dont la scène est à Milan -et dont les personnages parlent romain. La langue italienne, -beaucoup plus faite pour être chantée et parlée, -ne sera soutenue contre la clarté française qui -l'envahit que par la musique.</p> - -<p>En Italie la crainte du pacha et de ses espions fait -estimer l'<i>utile</i>; il n'y a pas du tout d'honneur bête<a id="FNanchor_165" href="#Footnote_165" class="fnanchor">[165]</a>. Il -est remplacé par une sorte de petite haine de société, -appelée <i lang="it" xml:lang="it">petegolismo</i>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_165" href="#FNanchor_165"><span class="label">[165]</span></a> Toutes les infractions à cet honneur sont <i>ridicules</i> dans -les sociétés bourgeoises en France. (Voir la <i>Petite Ville</i>, de -M. Picard.)</p> -</div> -<p>Enfin donner un ridicule, c'est se faire un ennemi -mortel, chose fort dangereuse dans un pays où la force -et l'office des gouvernements se bornent à arracher -l'impôt et à punir tout ce qui se distingue.</p> - -<p>6<sup>o</sup> <i>Le patriotisme d'antichambre</i>.</p> - -<p>Cet orgueil qui nous porte à chercher l'estime de nos -concitoyens, et à faire corps avec eux, expulsé de toute -noble entreprise, vers l'an 1550, par le despotisme -jaloux des petits princes d'Italie, a donné naissance à -un produit barbare, à une espèce de <i>Caliban</i>, à un -monstre plein de fureur et de sottise, le <i>patriotisme -d'antichambre</i>, comme disait M. Turgot, à propos du -siège de Calais (le <i>Soldat laboureur</i> de ce temps-là). J'ai -vu ce monstre hébéter les gens les plus spirituels. Par -exemple un étranger se fera mal vouloir, même des -jolies femmes, s'il s'avise de trouver des défauts -dans le peintre ou dans le poète de ville, on lui dit fort -bien et d'un grand sérieux qu'il ne faut pas venir -chez les gens pour s'en moquer, et on lui cite à ce sujet -un mot de Louis XIV sur Versailles.</p> - -<p>A Florence on dit: <span lang="it" xml:lang="it">il <i>nostro</i> Benvenuti</span>, comme à -Brescia, <span lang="it" xml:lang="it">il <i>nostro</i> Arrici</span>; -ils mettent sur le mot <i lang="it" xml:lang="it">nostro</i> -une certaine emphase contenue et pourtant bien comique, -à peu près comme le <i>Miroir</i> parlant avec onction -de la musique nationale, et de M. Monsigny, le musicien -de l'Europe.</p> - -<p>Pour ne pas rire au nez de ces braves patriotes, il -faut se rappeler que, par suite des dissensions du -moyen âge, envenimées par la politique atroce des -papes<a id="FNanchor_166" href="#Footnote_166" class="fnanchor">[166]</a>, chaque ville hait mortellement la cité voisine, -et le nom des habitants de celle-ci passe toujours -dans la première pour synonyme de quelque grossier -défaut. Les papes ont su faire de ce beau pays la patrie -de la haine.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_166" href="#FNanchor_166"><span class="label">[166]</span></a> Voir l'excellente et curieuse <i>Histoire de l'Église</i>, par -M. de Potter.</p> -</div> -<p>Ce patriotisme d'antichambre est la grande plaie -morale de l'Italie, typhus délétère qui aura encore des -effets funestes longtemps après qu'elle aura secoué le -joug de ses petits p….. ridicules<a id="FNanchor_167" href="#Footnote_167" class="fnanchor">[167]</a>. Une des formes de -ce patriotisme est la haine inexorable pour tout ce qui -est étranger. Ainsi ils trouvent les Allemands bêtes, -et se mettent en colère quand on leur dit: «Qu'a -produit l'Italie dans le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle d'égal à Catherine -II ou à Frédéric le Grand? Où avez-vous un jardin -anglais comparable au moindre jardin allemand, -vous qui par votre climat avez un véritable besoin -d'ombre?»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_167" href="#FNanchor_167"><span class="label">[167]</span></a> 1822.</p> -</div> -<p>7<sup>o</sup> Au contraire des Anglais et des Français, les Italiens -n'ont aucun préjugé politique; on y sait par cœur -le vers de la Fontaine:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Notre ennemi c'est notre M.</div> -</div> - -<p>L'aristocratie, s'appuyant sur les prêtres et sur les -sociétés bibliques, est pour eux un vieux tour de -passe-passe qui les fait rire. En revanche, un Italien a -besoin de trois mois de séjour en France pour concevoir -comment un marchand de draps peut être <i>ultra</i>.</p> - -<p>8<sup>o</sup> Je mettrais pour dernier trait de caractère l'intolérance -dans la discussion et la colère, dès qu'ils ne -trouvent pas sous la main un argument à lancer contre -celui de leur adversaire. Alors on les voit pâlir. C'est -une des formes de l'extrême sensibilité, mais ce n'est -pas une de ses formes aimables; par conséquent, c'est -une de celles que j'admets le plus volontiers en preuve -de son existence.</p> - -<p>J'ai voulu voir l'amour éternel, et après bien des -difficultés j'ai obtenu d'être présenté ce soir au chevalier -C… et à sa maîtresse, auprès de laquelle il vit -depuis cinquante-quatre ans. Je suis sorti attendri de -la loge de ces aimables vieillards; voilà l'art d'être heureux, -art ignoré de tant de jeunes gens.</p> - -<p>Il y a deux mois que j'ai vu monsignor R***, duquel -j'ai été bien reçu parce que je lui portais des <i>Minerves</i>. -Il était à sa maison de campagne avec M<sup>me</sup> D., -qu'il <i lang="it" xml:lang="it">avvicina</i>, comme on dit, depuis trente-quatre -ans. Elle est encore belle, mais il y a un fond de mélancolie -dans ce ménage, on l'attribue à la perte d'un -fils empoisonné autrefois par le mari.</p> - -<p>Ici, faire l'amour n'est pas, comme à Paris, voir sa -maîtresse, un quart d'heure toutes les semaines, et, le -reste du temps, accrocher un regard ou un serrement -de main: l'amant, l'heureux amant, passe quatre ou -cinq heures de chacune de ses journées avec la femme -qu'il aime. Il lui parle de ses procès, de son jardin -anglais, de ses parties de chasse, de son avancement, -etc., etc. C'est l'intimité la plus complète et la plus -tendre; il la tutoie en présence du mari, et partout.</p> - -<p>Un jeune homme de ce pays, et fort ambitieux, à ce -qu'il croyait, appelé à une grande place à Vienne (rien -moins qu'ambassadeur), n'a pas pu se faire à l'absence. -Il a remercié de la place au bout de six mois, et est -revenu être heureux dans la loge de son amie.</p> - -<p>Ce commerce de tous les instants serait gênant en -France, où il est nécessaire de porter dans le monde -une certaine affectation, et où votre maîtresse vous -dit fort bien: «Monsieur un tel, vous êtes maussade -ce soir, <i>vous ne dites rien</i>.» En Italie il ne s'agit que -de dire à la femme qu'on aime tout ce qui passe par -la tête, il faut exactement penser tout haut. Il y a un -certain effet nerveux de l'intimité et de la franchise -provoquant la franchise, que l'on ne peut attraper -que par là. Mais il y a un grand inconvénient; on -trouve que faire l'amour de cette manière paralyse -tous les goûts, et rend insipides toutes les autres occupations -de la vie. Cet amour-là est le meilleur remplaçant -de la passion.</p> - -<p>Nos gens de Paris qui en sont encore à concevoir -<i>qu'on puisse être Persan</i>, ne sachant que dire, s'écrieront -que ces mœurs sont indécentes. D'abord je ne -suis qu'historien, et puis je me réserve de leur démontrer -un jour, par lourds raisonnements, qu'en fait -de mœurs, et pour le fond des choses, Paris ne doit -rien à Bologne. Sans s'en douter, ces pauvres gens -répètent encore leur catéchisme de trois sous.</p> - -<p>12 juillet 1821.—A Bologne il n'y a point d'odieux -dans la société. A Paris, le rôle de mari trompé est -exécrable; ici (à Bologne) ce n'est rien, il n'y a pas de -maris trompés. Les mœurs sont donc les mêmes, il n'y -a que la haine de moins, le cavalier servant de la -femme est toujours ami du mari, et cette amitié, cimentée -par des services réciproques, survit bien souvent -à d'autres intérêts. La plupart de ces amours durent -cinq ou six ans, plusieurs toujours. On se quitte enfin -quand on ne trouve plus de douceur à se tout dire, -et, passé le premier mois de la rupture, il n'y a pas -d'aigreur.</p> - -<p>Janvier 1822.—L'ancienne mode des cavaliers servants, -importée en Italie par Philippe II avec l'orgueil -et les mœurs espagnoles, est entièrement tombée dans -les grandes villes. Je ne connais d'exception que les -Calabres, où toujours le frère aîné se fait prêtre, marie -le cadet et s'établit le servant de sa belle-sœur et en -même temps l'amant.</p> - -<p>Napoléon a ôté le libertinage à la haute Italie et -même à ce pays-ci (Naples).</p> - -<p>Les mœurs de la génération actuelle des jolies femmes -font honte à leurs mères; elles sont plus favorables -à l'amour-passion. L'amour physique a beaucoup -perdu<a id="FNanchor_168" href="#Footnote_168" class="fnanchor">[168]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_168" href="#FNanchor_168"><span class="label">[168]</span></a> Vers 1780, la maxime était:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Molti averne,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Un goderne,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">E cambiar spesso.</div> -</div> - -<div class="attr">Voyage de Shylock.</div></div> - - - -<h3 id="ch50">CHAPITRE L<br /> -L'amour aux États-Unis.</h3> - - -<p>Un gouvernement libre est un gouvernement qui ne -fait point de mal aux citoyens, mais qui, au contraire, -leur donne la sûreté et la tranquillité. Mais il y a encore -loin de là au bonheur; il faut que l'homme le -fasse lui-même, car ce serait une âme bien grossière -que celle qui se tiendrait parfaitement heureuse parce -qu'elle jouirait de la sûreté et de la tranquillité. Nous -confondons ces choses en Europe, surtout en Italie; -accoutumés que nous sommes à des gouvernements -qui nous font du mal, il nous semble qu'en être délivré -serait le suprême bonheur; semblables en cela à -des malades travaillés par des maux douloureux. -L'exemple de l'Amérique montre bien le contraire. Là, -le gouvernement s'acquitte fort bien de son office, et -ne fait de mal à personne. Mais, comme si le destin -voulait déconcerter et démentir toute notre philosophie, -ou plutôt l'accuser de ne pas connaître tous les -éléments de l'homme, éloignés comme nous le sommes -depuis tant de siècles par le malheureux état de -l'Europe de toute véritable expérience, nous voyons -que lorsque le malheur venant des gouvernements -manque aux Américains, ils semblent se manquer à -eux-mêmes. On dirait que la source de la sensibilité -se tarit chez ces gens-là. Ils sont justes, ils sont raisonnables, -et ils ne sont point heureux.</p> - -<p>L. B…, c'est-à-dire les ridicules conséquences et -règles de conduite que des esprits bizarres déduisent -de ce recueil de poèmes et de chansons, suffit-elle pour -causer tout ce malheur? L'effet me semble bien considérable -pour la cause.</p> - -<p>M. de Volney racontait que, se trouvant à table à la -campagne, chez un brave Américain, homme à son -aise et environné d'enfants déjà grands, il entre un -jeune homme dans la salle: «Bonjour, William, dit -le père de famille; asseyez-vous.» Le voyageur demanda -qui était ce jeune homme: «C'est le second de -mes fils.—Et d'où vient-il?—De Canton.»</p> - -<p>L'arrivée d'un fils des bouts de l'univers ne faisait -pas plus de sensation.</p> - -<p>Toute l'attention semble employée aux arrangements -raisonnables de la vie, et à prévenir tous les inconvénients: -arrivés enfin au moment de recueillir le fruit -de tant de soins et d'un si long esprit d'ordre, il ne se -trouve plus de vie de reste pour jouir.</p> - -<p>On dirait que les enfants de Penn n'ont jamais lu -ce vers qui semble leur histoire:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Et propter vitam, vivendi perdere causas.</div> -</div> - -<p>Les jeunes gens des deux sexes, lorsque l'hiver est -venu, qui comme en Russie est la saison gaie du pays, -courent ensemble en traîneaux sur la neige le jour et -la nuit, ils font des courses de quinze ou vingt milles -fort gaiement et sans personne pour les surveiller; et -il n'en résulte jamais d'inconvénient.</p> - -<p>Il y a la gaieté physique de la jeunesse qui passe -bientôt avec la chaleur du sang et qui est finie à vingt-cinq -ans: je ne vois pas les passions qui font jouir. Il -y a tant d'<i>habitude de raison</i> aux États-Unis, que la -cristallisation y a été rendue impossible.</p> - -<p>J'admire ce bonheur et ne l'envie pas; c'est comme -le bonheur d'êtres d'une espèce différente et inférieure. -J'augure beaucoup mieux des Florides et de -l'Amérique méridionale<a id="FNanchor_169" href="#Footnote_169" class="fnanchor">[169]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_169" href="#FNanchor_169"><span class="label">[169]</span></a> Voir les mœurs des îles Açores: l'amour de Dieu et l'autre -amour y occupent tous les instants. La religion chrétienne, -interprétée par les jésuites, est beaucoup moins ennemie de -l'homme, en ce sens, que le protestantisme anglais; elle permet -au moins de danser le dimanche; et un jour de plaisir -sur sept, c'est beaucoup pour le cultivateur, qui travaille assidûment -les six autres.</p> -</div> -<p>Ce qui fortifie ma conjecture sur celle du Nord, c'est -le manque absolu d'artistes et d'écrivains. Les États-Unis -ne nous ont pas encore envoyé une scène de tragédie, -un tableau ou une vie de Washington.</p> - - - - -<h3 id="ch51">CHAPITRE LI<br /> -De l'amour en Provence jusqu'à la conquête -de Toulouse en 1328, par les Barbares du Nord.</h3> - - -<p>L'amour eut une singulière forme en Provence, -depuis l'an 1100 jusqu'en 1328. Il y avait une législation -établie pour les rapports des deux sexes en amour, -aussi sévère et aussi exactement suivie que peuvent -l'être aujourd'hui les lois du <i>point d'honneur</i>. Celles -de l'amour faisaient d'abord abstraction complète des -droits sacrés des maris. Elles ne supposaient aucune -hypocrisie. Ces lois, prenant la nature humaine telle -qu'elle est, devaient produire beaucoup de bonheur.</p> - -<p>Il y avait la manière officielle de se déclarer amoureux -d'une femme, et celle d'être agréé par elle en qualité -d'amant. Après tant de mois de cour d'une certaine -façon, on obtenait de lui baiser la main. La société, -jeune encore, se plaisait dans les formalités et les cérémonies -qui alors montraient la civilisation, et qui -aujourd'hui feraient mourir d'ennui. Le même caractère -se retrouve dans la langue des Provençaux, dans -la difficulté et l'entrelacement de leurs rimes, dans -leurs mots masculins et féminins pour exprimer le -même objet, enfin dans le nombre infini de leurs poètes. -Tout ce qui est <i>forme</i> dans la société, et qui aujourd'hui -est si insipide, avait alors toute la fraîcheur et la -saveur de la nouveauté.</p> - -<p>Après avoir baisé la main d'une femme, on s'avançait -de grade en grade à force de mérite et sans passe-droits. -Il faut bien remarquer que si les maris étaient -toujours hors de la question, d'un autre côté l'avancement -officiel des amants s'arrêtait à ce que nous appellerions -les douceurs de l'amitié la plus tendre entre -personnes de sexes différents<a id="FNanchor_170" href="#Footnote_170" class="fnanchor">[170]</a>. Mais après plusieurs mois -ou plusieurs années d'épreuve, une femme étant parfaitement -sûre du caractère et de la discrétion d'un -homme, cet homme, ayant avec elle toutes les apparences -et toutes les facilités que donne l'amitié la plus -tendre, cette amitié devait donner à la vertu de bien -fortes alarmes.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_170" href="#FNanchor_170"><span class="label">[170]</span></a> Mémoires de la vie de Chabanon, écrits par lui-même. Les -coups de canne au plafond.</p> -</div> -<p>J'ai parlé de passe-droits, c'est qu'une femme pouvait -avoir plusieurs amants, mais un seul dans les grades -supérieurs. Il semble que les autres ne pouvaient -pas être avancés beaucoup au delà du degré d'<i>amitié</i> -qui consistait à lui baiser la main et à la voir tous les -jours. Tout ce qui nous reste de cette singulière civilisation -est en vers et en vers rimés de la manière la plus -baroque et la plus difficile; il ne faut pas s'étonner si -les notions que nous tirons des ballades des troubadours -sont vagues et peu précises. On a trouvé jusqu'à -un contrat de mariage en vers. Après la conquête en -1328, pour cause d'hérésie, les papes prescrivirent à -plusieurs reprises de brûler tout ce qui était écrit dans -la langue vulgaire. L'astuce italienne proclamait le latin, -la seule langue digne de gens si spirituels. Ce serait une -mesure bien avantageuse si l'on pouvait la renouveler -en 1822.</p> - -<p>Tant de publicité et d'officiel dans l'amour semblent -au premier aspect ne pas s'accorder avec la vraie passion. -Si la dame disait à son servant: «Allez pour -l'amour de moi visiter la tombe de notre Seigneur -Jésus-Christ à Jérusalem; vous y passerez trois ans et -reviendrez ensuite; l'amant partait aussitôt: hésiter -un instant l'aurait couvert de la même ignominie qu'aujourd'hui -une faiblesse sur le point d'honneur. La langue -de ces gens-là a une finesse extrême pour rendre -les nuances les plus fugitives du sentiment. Une autre -marque que ces mœurs étaient fort avancées sur la -route de la véritable civilisation, c'est qu'à peine sortis -des horreurs du moyen âge et de la féodalité, où la -force était tout, nous voyons le sexe le plus faible moins -tyrannisé qu'il ne l'est <i>légalement</i> aujourd'hui; nous -voyons les pauvres et faibles créatures qui ont le plus -à perdre en amour et dont les agréments disparaissent -le plus vite, maîtresses du destin des hommes qui les -approchent. Un exil de trois ans en Palestine, le passage -d'une civilisation pleine de gaieté au fanatisme et -à l'ennui d'un camp de croisés devaient être pour tout -autre qu'un chrétien exalté une corvée fort pénible. -Que peut faire à son amant une femme lâchement abandonnée -par lui à Paris?</p> - -<p>Il n'y a qu'une réponse que je vois d'ici: aucune -femme de Paris, qui se respecte, n'a d'amant. On voit -que la prudence a droit de conseiller bien plus aux -femmes d'aujourd'hui de ne pas se livrer à l'amour-passion. -Mais une autre prudence, qu'assurément je -suis loin d'approuver, ne leur conseille-t-elle pas de se -venger avec l'amour physique? Nous avons gagné à -notre hypocrisie et à notre ascétisme<a id="FNanchor_171" href="#Footnote_171" class="fnanchor">[171]</a>, non pas un hommage -rendu à la vertu, l'on ne contredit jamais impunément -la nature, mais il y a moins de bonheur sur la -terre et infiniment moins d'inspirations généreuses.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_171" href="#FNanchor_171"><span class="label">[171]</span></a> Principe ascétique de Jérémie Bentham.</p> -</div> -<p>Un amant qui, après dix ans d'intimité, abandonnait -sa pauvre maîtresse, parce qu'il s'apercevait qu'elle -avait trente-deux ans, était perdu d'honneur dans -l'aimable Provence; il n'avait d'autre ressource que -de s'enterrer dans la solitude d'un cloître. Un homme -non pas généreux, mais simplement prudent, avait donc -intérêt à ne pas jouer alors plus de passion qu'il n'en -avait.</p> - -<p>Nous devinons tout cela, car il nous reste bien peu -de monuments donnant des notions exactes…</p> - -<p>Il faut juger l'ensemble des mœurs d'après quelques -faits particuliers. Vous connaissez l'anecdote de ce -poète qui avait offensé sa dame: après deux ans de -désespoir, elle daigna enfin répondre à ses nombreux -messages, et lui fit dire que, s'il se faisait arracher un -<i>ongle</i>, et qu'il lui fît présenter cet ongle par cinquante -chevaliers amoureux et fidèles, elle pourrait peut-être -lui pardonner. Le poète se hâta de se soumettre à l'opération -douloureuse. Cinquante chevaliers bien venus -de leurs dames allèrent présenter cet ongle à la belle -offensée avec toute la pompe possible. Cela fit une cérémonie -aussi imposante que l'entrée d'un des princes du -sang dans une des villes du royaume. L'amant couvert -des livrées du repentir suivait de loin son ongle. La -dame, après avoir vu s'accomplir toute la cérémonie, -qui fut fort longue, daigna lui pardonner; il fut réintégré -dans toutes les douceurs de son premier bonheur. -L'histoire dit qu'ils passèrent ensemble de longues et -heureuses années. Il est sûr que les deux ans de -malheur prouvent une passion véritable et l'auraient -fait naître quand elle n'eût pas existé avec cette force -auparavant.</p> - -<p>Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout -une galanterie aimable, spirituelle et conduite -entre les deux sexes sur les principes de la justice; je -dis galanterie, car en tout temps l'amour-passion est -une exception plus curieuse que fréquente, et l'on ne -saurait lui imposer de lois. En Provence, ce qu'il peut -y avoir de calculé et de soumis à l'empire de la raison -était fondé sur la justice et sur l'égalité de droits entre -les deux sexes, voilà ce que j'admire surtout comme -éloignant le malheur autant qu'il est possible. Au contraire, -la monarchie absolue sous Louis XV était parvenue -à mettre à la mode la scélératesse et la noirceur -dans ces mêmes rapports<a id="FNanchor_172" href="#Footnote_172" class="fnanchor">[172]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_172" href="#FNanchor_172"><span class="label">[172]</span></a> Il faut avoir entendu parler l'aimable général Laclos, -Naples, 1802. Si l'on n'a pas eu ce bonheur, l'on peut ouvrir -la <i>Vie privée du maréchal de Richelieu</i>, neuf volumes bien plaisamment -rédigés.</p> -</div> -<p>Quoique cette jolie langue provençale, si remplie de -délicatesse et si tourmentée par la rime<a id="FNanchor_173" href="#Footnote_173" class="fnanchor">[173]</a>, ne fût pas -probablement celle du peuple, les mœurs de la haute -classe avaient passé aux classes inférieures, très peu -grossières alors en Provence, parce qu'elles avaient -beaucoup d'aisance. Elles étaient dans les premières -joies d'un commerce fort prospère et fort riche. Les -habitants des rives de la Méditerranée venaient de -s'apercevoir (au <small>IX</small><sup>e</sup> siècle) que faire le commerce en -hasardant quelques barques sur cette mer était moins -pénible et presque aussi amusant que de détrousser les -passants sur le grand chemin voisin, à la suite de quelque -petit seigneur féodal. Peu après, les Provençaux -du <small>X</small><sup>e</sup> siècle virent chez les Arabes qu'il y avait des plaisirs -plus doux que piller, violer et se battre.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_173" href="#FNanchor_173"><span class="label">[173]</span></a> Née à Narbonne; mélange de latin et d'arabe.</p> -</div> -<p>Il faut considérer la Méditerranée comme le foyer de -la civilisation européenne. Les bords heureux de cette -belle mer si favorisée par le climat l'étaient encore par -l'état prospère des habitants et par l'absence de toute -religion ou législation triste. Le génie éminemment gai -des Provençaux d'alors avait traversé la religion chrétienne -sans en être altéré.</p> - -<p>Nous voyons une vive image d'un effet semblable de -la même cause dans les villes d'Italie dont l'histoire -nous est parvenue d'une manière plus distincte, et qui -d'ailleurs ont été assez heureuses pour nous laisser le -Dante, Pétrarque et la peinture.</p> - -<p>Les Provençaux ne nous ont pas légué un grand -poème, comme la <i>Divine Comédie</i>, dans lequel viennent -se réfléchir toutes les particularités des mœurs de -l'époque. Ils avaient, ce me semble, moins de passion -et beaucoup plus de gaieté que les Italiens. Ils tenaient -de leurs voisins, les Maures d'Espagne, cette agréable -manière de prendre la vie. L'amour régnait avec l'allégresse, -les fêtes et les plaisirs dans les châteaux de -l'heureuse Provence.</p> - -<p>Avez-vous vu à l'Opéra le final d'un bel opéra-comique -de Rossini? Tout est gaieté, beauté, magnificence -idéale sur la scène. Nous sommes à mille lieues des -vilains côtés de la nature humaine. L'opéra finit, la -toile tombe, les spectateurs s'en vont, le lustre s'élève, -on éteint les quinquets. L'odeur de lampe mal éteinte -remplit la salle, le rideau se relève à moitié, l'on aperçoit -des polissons sales et mal vêtus se démener sur la -scène; ils s'y agitent d'une manière hideuse, ils y tiennent -la place des jeunes femmes qui la remplissaient -de leurs grâces il n'y a qu'un instant.</p> - -<p>Tel fut pour le royaume de Provence l'effet de la -conquête de Toulouse par l'armée des croisés. Au lieu -d'amour, de grâces et de gaieté, on eut les Barbares du -Nord et saint Dominique. Je ne noircirai point ces -pages du récit à faire dresser les cheveux des horreurs -de l'inquisition dans toute la ferveur de la jeunesse. -Quant aux barbares, c'étaient nos pères; ils tuaient et -saccageaient tout; ils détruisaient pour le plaisir de -détruire ce qu'ils ne pouvaient emporter; une rage -sauvage les animait contre tout ce qui portait quelque -trace de civilisation, surtout ils n'entendaient pas un -mot de cette belle langue du Midi, et leur fureur en -était redoublée. Fort superstitieux, et guidés par l'affreux -saint Dominique, ils croyaient gagner le ciel en -tuant des Provençaux. Tout fut fini pour ceux-ci: plus -d'amour, plus de gaieté, plus de poésie; moins de -vingt ans après la conquête (1335), ils étaient presque -aussi barbares et aussi grossiers que les Français, que -nos pères<a id="FNanchor_174" href="#Footnote_174" class="fnanchor">[174]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_174" href="#FNanchor_174"><span class="label">[174]</span></a> Voir l'<i>État de la puissance militaire de la Russie</i>, véridique -ouvrage du général sir Robert Wilson.</p> -</div> -<p>D'où était tombée dans ce coin du monde cette charmante -forme de civilisation qui, pendant deux siècles, -fit le bonheur des hautes classes de la société? des -Maures d'Espagne apparemment.</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch52">CHAPITRE LII<br /> -La Provence au <small>XII</small><sup>e</sup> siècle.</h3> - - -<p>Je vais traduire une anecdote des manuscrits provençaux; -le fait que l'on va lire eut lieu vers l'an 1180, -et l'histoire fut écrite vers 1250<a id="FNanchor_175" href="#Footnote_175" class="fnanchor">[175]</a>; l'anecdote est assurément -fort connue: toute la nuance des mœurs est -dans le style. Je supplie qu'on me permette de traduire -mot à mot et sans chercher aucunement l'élégance -du langage actuel.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_175" href="#FNanchor_175"><span class="label">[175]</span></a> Le manuscrit est à la bibliothèque Laurentiana. M. Raynouard -le rapporte au tome V de ses <i>Troubadours</i>, page 189. -Il y a plusieurs fautes dans son texte; il a trop loué et trop peu -connu les troubadours.</p> -</div> -<p>«Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant -baron, ainsi que le savez, et eut pour femme -madona Marguerite, la plus belle femme que l'on connût -en ce temps, et la plus douée de toutes belles qualités, de -toute valeur et de toute courtoisie. Il arriva ainsi que -Guillaume de Cabstaing, qui fut fils d'un pauvre chevalier -du château Cabstaing, vint à la cour de Mgr Raymond -de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda -s'il lui plaisait qu'il fût varlet de sa cour. Mgr Raymond, -qui le vit beau et avenant, lui dit qu'il fût le -bienvenu et qu'il demeurât en sa cour. Ainsi Guillaume -demeura avec lui et sut si gentiment se conduire, que -petits et grands l'aimaient; et il sut tant se distinguer, -que Monseigneur Raymond voulut qu'il fût donzel de -madona Marguerite, sa femme; et ainsi fut fait. Adonc -s'efforça Guillaume de valoir encore plus et en dit et en -faits. Mais ainsi, comme il a coutume d'avenir en amour, -il se trouva qu'amour voulut prendre madona Marguerite -et enflammer sa pensée. Tant lui plaisait le faire -de Guillaume, et son dire, et son semblant, qu'elle ne -dut se tenir un jour de lui dire: «Or çà, dis-moi, -Guillaume, si une femme te faisait semblant d'amour, -oserais-tu bien l'aimer?» Guillaume, qui s'en était -aperçu, lui répondit tout franchement: «Oui, bien -ferais-je, madame, pourvu seulement que le semblant -fût vérité.—Par saint Jean! fit la dame, bien avez -répondu comme un homme de valeur; mais à présent -je te veux éprouver si tu pourras savoir et connaître, -en fait de semblants, quels sont de vérité et -quels non.»</p> - -<p>«Quand Guillaume eut entendu ces paroles, il -répondit: «Madame, qu'il soit ainsi comme il vous -plaira.»</p> - -<p>«Il commença à être pensif, et Amour aussitôt lui -chercha guerre; et les pensers qu'Amour envoie aux -siens lui entrèrent dans le tout profond du cœur, et de -là en avant il fut des servants d'amour et commença à -trouver<a id="FNanchor_176" href="#Footnote_176" class="fnanchor">[176]</a> de petits couplets avenants et gais, et des -chansons à danser, et des chansons de chant<a id="FNanchor_177" href="#Footnote_177" class="fnanchor">[177]</a> plaisant, -par quoi il était fort agréé, et plus de celle pour laquelle -il chantait. Or Amour, qui accorde à ses servants leur -récompense quand il lui plaît, voulut à Guillaume donner -le prix du sien; et le voilà qui commence à prendre -la dame si fort de pensers et de réflexions d'amour, -que ni jour ni nuit elle ne pouvait reposer, songeant à -la valeur et à la prouesse qui en Guillaume s'était si -copieusement logée et mise.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_176" href="#FNanchor_176"><span class="label">[176]</span></a> Faire.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_177" href="#FNanchor_177"><span class="label">[177]</span></a> Il inventait les airs et les paroles.</p> -</div> -<p>«Un jour, il arriva que la dame prit Guillaume et -lui dit: «Guillaume, or çà, dis-moi, t'es-tu à cette -heure aperçu de mes semblants, s'ils sont véritables -ou mensongers?» Guillaume répond: «Madona, -ainsi Dieu me soit en aide, du moment en çà que j'ai -été votre servant, il ne m'a pu entrer au cœur nulle -pensée que vous ne fussiez la meilleure qui onc -naquit et la plus véritable et en paroles et en semblants. -Cela je crois et croirai toute ma vie.» Et la -dame répondit:</p> - -<p>«Guillaume, je vous dis que si Dieu m'aide que jà -ne serez par moi trompé, et que vos pensers ne -seront pas vains ni perdus.» Et elle étendit les bras -et l'embrassa doucement dans la chambre où ils étaient -tous deux aussi, et ils commencèrent leur druerie<a id="FNanchor_178" href="#Footnote_178" class="fnanchor">[178]</a>; -et il ne tarda guère que les médisants, que Dieu ait en -ire, se mirent à parler et à deviser de leur amour, à -propos des chansons que Guillaume faisait, disant qu'il -avait mis son amour en madame Marguerite, et tant -dirent-ils à tort et à travers, que la chose vint aux -oreilles de monseigneur Raymond. Alors il fut grandement -peiné et fort grièvement triste, d'abord parce -qu'il lui fallait perdre son compagnon-écuyer qu'il aimait -tant, et plus encore pour la honte de sa femme.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_178" href="#FNanchor_178"><span class="label">[178]</span></a> A far all' amore.</p> -</div> -<p>«Un jour, il arriva que Guillaume s'en était allé à -la chasse à l'épervier avec un écuyer seulement; et -monseigneur Raymond fit demander où il était; et un -valet lui répondit qu'il était allé à l'épervier, et tel qui -le savait ajouta qu'il était en tel endroit. Sur-le-champ, -Raymond prend des armes cachées et se fait -amener son cheval, et prend tout seul son chemin vers -cet endroit où Guillaume était allé: tant il chevaucha -qu'il le trouva. Quand Guillaume le vit venir, il s'en -étonna beaucoup, et sur-le-champ il lui vint de sinistres -pensées, et il s'avança à sa rencontre et lui dit: -«Seigneur, soyez le bien arrivé. Comment êtes-vous -ainsi seul?» Monseigneur Raymond répondit: «Guillaume, -c'est que je vais vous cherchant pour me -divertir avec vous. N'avez-vous rien pris?—Je n'ai -guère pris, seigneur, car je n'ai guère trouvé; et qui -peu trouve ne peut guère prendre, comme dit le -proverbe.—Laissons là désormais cette conversation -dit monseigneur Raymond, et, par la foi que vous me -devez, dites-moi vérité sur tous les sujets que je vous -voudrai demander.—Par Dieu! seigneur, dit Guillaume, -si cela est chose à dire, bien vous la dirai-je.—Je -ne veux ici aucune subtilité, ainsi dit monseigneur -Raymond, mais vous me direz tout entièrement -sur tout ce que je vous demanderai.—Seigneur, -autant qu'il vous plaira me demander, dit Guillaume, -autant vous dirai-je la vérité.» Et monseigneur Raymond -demande: «Guillaume, si Dieu et la sainte foi -vous vaut, avez-vous une maîtresse pour qui vous -chantiez ou pour laquelle Amour vous étreigne?» -Guillaume répond: «Seigneur, et comment ferais-je -pour chanter, si Amour ne me pressait pas? Sachez -la vérité, monseigneur, qu'Amour m'a tout en son -pouvoir.» Raymond répond: «Je veux bien le -croire, qu'autrement vous ne pourriez pas si bien -chanter; mais je veux savoir s'il vous plaît qui est -votre dame.—Ah! seigneur, au nom de Dieu, dit -Guillaume, voyez ce que vous me demandez. Vous -savez trop bien qu'il ne faut pas nommer sa dame, et -que Bernard de Ventadour dit:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">«En une chose ma raison me sert<a id="FNanchor_179" href="#Footnote_179" class="fnanchor">[179]</a>.</div> -<div class="verse">«Que jamais homme ne m'a demandé ma joie,</div> -<div class="verse">«Que je ne lui en aie menti volontiers.</div> -<div class="verse">«Car cela ne me semble pas bonne doctrine,</div> -<div class="verse">«Mais plutôt folie et acte d'enfant,</div> -<div class="verse">«Que quiconque est bien traité en amour</div> -<div class="verse">«En veuille ouvrir son cœur à un autre homme,</div> -<div class="verse">«A moins qu'il ne puisse le servir et l'aider.</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_179" href="#FNanchor_179"><span class="label">[179]</span></a> On traduit mot à mot les vers provençaux cités par Guillaume.</p> -</div> -<p>«Monseigneur Raymond répond: «Et je vous -donne ma foi que je vous servirai selon mon pouvoir.» -Raymond en dit tant que Guillaume lui répondit:</p> - -<p>«Seigneur, il faut que vous sachiez que j'aime la -sœur de madame Marguerite, votre femme, et que je -pense en avoir échange d'amour. Maintenant que -vous le savez, je vous prie de venir à mon aide ou -du moins de ne pas me faire dommage.—Prenez -main et foi, fit Raymond, car je vous jure et vous -engage que j'emploierai pour vous tout mon pouvoir.» -Et alors il lui donna sa foi, et quand il la lui -eut donnée, Raymond lui dit: «Je veux que nous -allions à son château, car il est près d'ici.—Et je -vous en prie, fit Guillaume, par Dieu.» Et ainsi ils -prirent leur chemin vers le château de Liet. Et, quand -ils furent au château, ils furent bien accueillis par -<i>En</i><a id="FNanchor_180" href="#Footnote_180" class="fnanchor">[180]</a> Robert de Tarascon, qui était mari de madame -Agnès, la sœur de madame Marguerite, et par -madame Agnès elle-même. Et monseigneur Raymond -prit madame Agnès par la main, il la mena dans la -chambre et ils s'assirent sur le lit. Et monseigneur Raymond -dit: «Maintenant, dites-moi, belle-sœur, par la -foi que vous me devez, aimez-vous d'amour?» Et -elle dit: «Oui, seigneur.—Et qui? fit-il.—Oh! -cela, je ne vous le dis pas, répondit-elle; et quels -discours me tenez-vous là?»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_180" href="#FNanchor_180"><span class="label">[180]</span></a> <i>En</i>, manière de parler parmi les Provençaux, que nous -traduisons par le <i>sire</i>.</p> -</div> -<p>«A la fin, tant la pria, qu'elle dit qu'elle aimait -Guillaume de Cabstaing, elle dit cela parce que elle -voyait Guillaume triste et pensif, et elle savait bien -comme quoi il aimait sa sœur; et ainsi elle craignait -que Raymond n'eût de mauvaises pensées de Guillaume. -Une telle réponse causa une grande joie à Raymond. -Agnès conta tout à son mari, et le mari lui -répondit qu'elle avait bien fait, et lui donna parole -qu'elle avait la liberté de faire ou dire tout ce qui -pourrait sauver Guillaume. Agnès n'y manqua pas. -Elle appela Guillaume dans sa chambre tout seul, et -resta tant avec lui, que Raymond pensa qu'il devait -avoir eu d'elle plaisir d'amour; et tout cela lui plaisait, -et il commença à penser que ce que on lui avait dit de -lui n'était pas vrai et qu'on parlait en l'air. Agnès et -Guillaume sortirent de la chambre, le souper fut préparé, -et l'on soupa en grande gaieté. Et après souper -Agnès fit préparer le lit des deux proches de la porte -de sa chambre, et si bien firent de semblant en semblant -la dame et Guillaume, que Raymond crut qu'il -couchait avec elle.</p> - -<p>«Et le lendemain ils dînèrent au château avec -grande allégresse, et après dîner ils partirent avec tous -les honneurs d'un noble congé et vinrent à Roussillon. -Et aussitôt que Raymond le put, il se sépara de Guillaume -et s'en vint à sa femme, et lui conta ce qu'il -avait vu de Guillaume et de sa sœur, de quoi eut sa -femme une grande tristesse toute la nuit. Et le lendemain -elle fit appeler Guillaume, et le reçut mal, et -l'appela faux ami et traître. Et Guillaume lui demanda -merci, comme homme qui n'avait faute aucune de ce -dont elle l'accusait, et lui conta tout ce qui s'était -passé mot à mot. Et la femme manda sa sœur, et par -elle sut bien que Guillaume n'avait pas tort. Et pour -cela elle lui dit et commanda qu'il fît une chanson par -laquelle il montrât qu'il n'aimait aucune femme excepté -elle, et alors il fit la chanson qui dit:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i4">«La douce pensée</div> -<div class="verse">«Qu'amour souvent me donne.»</div> -</div> - -<p class="noindent">Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que -Guillaume avait faite pour sa femme, il le fit venir -pour lui parler assez loin du château et lui coupa la -tête, qu'il mit dans un carnier; il lui tira le cœur du -corps et il le mit avec la tête. Il s'en alla au château; -il fit rôtir le cœur et apporter à table à sa femme, et -il le lui fit manger sans qu'elle le sût. Quand elle l'eut -mangé, Raymond se leva et dit à sa femme que ce -qu'elle venait de manger était le cœur du seigneur -Guillaume de Cabstaing, et lui montra la tête, et lui -demanda si le cœur avait été bon à manger. Et elle -entendit ce qu'il disait et vit et connut la tête du seigneur -Guillaume. Elle lui répondit et dit que le cœur -avait été si bon et si savoureux, que jamais autre manger -ou autre boire ne lui ôterait de la bouche le goût -que le cœur du seigneur Guillaume y avait laissé. Et -Raymond lui courut sus avec une épée. Elle se prit à -fuir, se jeta d'un balcon en bas et se cassa la tête.</p> -<p>«Cela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes -les terres du roi d'Aragon. Le roi Alphonse et tous les -barons de ces contrées eurent grande douleur et grande -tristesse de la mort du seigneur Guillaume et de la -femme que Raymond avait aussi laidement mise à -mort. Ils lui firent la guerre à feu et à sang. Le roi -Alphonse d'Aragon ayant pris le château de Raymond, -il fit placer Guillaume et sa dame dans un monument -devant la porte de l'église d'un bourg nommé Perpignac. -Tous les parfaits amants, toutes les parfaites -amantes, prièrent Dieu pour leurs âmes. Le roi d'Aragon -prit Raymond, le fit mourir en prison et donna -tous ses biens aux parents de Guillaume et aux parents -de la femme qui mourut pour lui.»</p> - - - - -<h3 id="ch53">CHAPITRE LIII<br /> -L'Arabie.</h3> - - -<p>C'est sous la tente noirâtre de l'Arabe-Bédouin qu'il -faut chercher le modèle de la patrie du véritable amour. -Là, comme ailleurs, la solitude et un beau climat ont -fait naître la plus noble des passions du cœur humain, -celle qui, pour trouver le bonheur, a besoin de l'inspirer -au même degré qu'elle le sent.</p> - -<p>Il fallait pour que l'amour parût tout ce qu'il peut -être dans le cœur de l'homme, que l'égalité entre la -maîtresse et son amant fût établie autant que possible. -Elle n'existe point, cette égalité, dans notre triste -Occident: une femme quittée est malheureuse ou déshonorée. -Sous la tente de l'Arabe, la foi donnée <i>ne peut -pas</i> se violer. Le mépris et la mort suivent immédiatement -ce crime.</p> - -<p>La générosité est si sacrée chez ce peuple qu'il est -permis de <i>voler</i> pour donner. D'ailleurs les dangers y -sont de tous les jours, et la vie s'écoule toute, pour ainsi -dire, dans une solitude passionnée. Même réunis, les -Arabes parlent peu.</p> - -<p>Rien ne change chez l'habitant du désert; tout y est -éternel et immobile. Les mœurs singulières, dont je ne -puis, par ignorance, que donner une faible esquisse, -existaient probablement dès le temps d'Homère<a id="FNanchor_181" href="#Footnote_181" class="fnanchor">[181]</a>. Elles -ont été écrites pour la première fois vers l'an 600 de -notre ère, deux siècles avant Charlemagne.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_181" href="#FNanchor_181"><span class="label">[181]</span></a> 900 ans avant Jésus-Christ.</p> -</div> -<p>On voit que c'est nous qui fûmes les barbares à -l'égard de l'Orient, quand nous allâmes le troubler par -nos croisades<a id="FNanchor_182" href="#Footnote_182" class="fnanchor">[182]</a>. Aussi devons-nous ce qu'il y a de -noble dans nos mœurs à ces croisades et aux Maures -d'Espagne.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_182" href="#FNanchor_182"><span class="label">[182]</span></a> 1095.</p> -</div> -<p>Si nous nous comparons aux Arabes, l'orgueil de -l'homme prosaïque sourira de pitié. Nos arts sont -extrêmement supérieurs aux leurs, nos législations sont -en apparence encore plus supérieures; mais je doute -que nous l'emportions dans l'art du bonheur domestique: -il nous a toujours manqué bonne foi et simplicité; -dans les relations de famille, le trompeur est le -premier malheureux. Il n'y a plus de sécurité pour -lui: toujours injuste, il a toujours peur.</p> - -<p>A l'origine des plus anciens monuments historiques, -nous voyons les Arabes divisés de toute antiquité en -un grand nombre de tribus indépendantes, errant dans -le désert. Suivant que ces tribus pouvaient, avec plus -ou moins de facilité, pourvoir aux premiers besoins de -l'homme, elle avait des mœurs plus ou moins élégantes. -La générosité était la même partout; mais, -suivant le degré d'opulence de la tribu, elle se montrait -par le don du quartier de chevreau nécessaire à -la vie physique, ou par celui de cent chameaux, don -provoqué par quelque relation de famille ou d'hospitalité.</p> - -<p>Le siècle héroïque des Arabes, celui où ces âmes -généreuses brillèrent pures de toute affectation de bel -esprit ou de sentiment raffiné, fut celui qui précéda -Mohammed et qui correspond au <small>V</small><sup>e</sup> siècle de notre ère, -à la fondation de Venise et au règne de Clovis. Je -supplie notre orgueil de comparer les chants d'amour -qui nous restent des Arabes et les mœurs nobles retracées -dans les <i>Mille et une Nuits</i> aux horreurs dégoûtantes -qui ensanglantent chaque page de Grégoire de -Tours, l'historien de Clovis, ou d'Éginard, l'historien -de Charlemagne.</p> - -<p>Mohammed fut un <i>puritain</i>, il voulut proscrire les -plaisirs qui ne font de mal à personne; il a tué l'amour -dans les pays qui ont admis l'islamisme<a id="FNanchor_183" href="#Footnote_183" class="fnanchor">[183]</a>; c'est pour -cela que sa religion a toujours été moins pratiquée -dans l'Arabie, son berceau, que dans tous les autres -pays mahométans.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_183" href="#FNanchor_183"><span class="label">[183]</span></a> Mœurs de Constantinople. La seule manière de tuer -l'amour-passion est d'empêcher toute cristallisation par la -facilité.</p> -</div> -<p>Les Français ont rapporté d'Égypte quatre volumes -in-folio, intitulés: le <i>Livre des Chansons</i>. Ces volumes -contiennent:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Les biographies des poètes qui ont fait les chansons.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Les chansons elles-mêmes. Le poète y chante tout -ce qui l'intéresse, il y loue son coursier rapide et son -arc, après avoir parlé de sa maîtresse. Ces chants -furent souvent les lettres d'amour de leurs auteurs; -ils y donnaient à l'objet aimé un tableau fidèle de -toutes les affections de leur âme. Ils parlent quelquefois -de nuits froides pendant lesquelles ils ont été obligés -de brûler leur arc et leurs flèches. Les Arabes sont -une nation sans maisons.</p> - -<p>3<sup>o</sup> Les biographies des musiciens qui ont fait la musique -de ces chansons.</p> - -<p>4<sup>o</sup> Enfin l'indication des formules musicales; ces -formules sont des hiéroglyphes pour nous: cette musique -nous restera à jamais inconnue, et d'ailleurs ne -nous plairait pas.</p> - -<p>Il y a un autre recueil intitulé: <i>Histoire des Arabes -qui sont morts d'amour</i>.</p> - -<p>Ces livres si curieux sont extrêmement peu connus; -le petit nombre de savants qui pourraient les lire ont -eu le cœur desséché par l'étude et par les habitudes -académiques.</p> - -<p>Pour nous reconnaître au milieu de monuments si -intéressants par leur antiquité et par la beauté singulière -des mœurs qu'ils font deviner, il faut demander -quelques faits à l'histoire.</p> - -<p>De tout temps, et surtout avant Mohammed, les -Arabes se rendaient à la Mecque pour faire le tour de -la <i>Caaba</i> ou maison d'Abraham. J'ai vu à Londres un -modèle fort exact de la ville sainte. Ce sont sept à huit -cents maisons à toits en terrasse, jetées au milieu d'un -désert de sable dévoré par le soleil. A l'une des extrémités -de la ville, l'on découvre un édifice immense à -peu près de forme carrée; cet édifice entoure la Caaba; -il se compose d'une longue suite de portiques nécessaires -sous le soleil d'Arabie pour effectuer la promenade -sacrée. Ce portique est bien important dans l'histoire -des mœurs et de la poésie arabes: ce fut -apparemment pendant des siècles le seul lieu où les -hommes et les femmes se trouvassent réunis. On faisait -pêle-mêle, à pas lents, et en récitant en chœur des -poésies sacrées, le tour de la Caaba; c'est une promenade -de trois quarts d'heure: ces tours se répétaient -plusieurs fois dans la même journée; c'était là le rite -sacré pour lequel hommes et femmes accouraient de -toutes les parties du désert. C'est sous le portique de -la <i>Caaba</i> que se sont polies les mœurs arabes. Il s'établit -bientôt une lutte entre les pères et les amants; -bientôt ce fut par des odes d'amour que l'amant -dévoila sa passion à la jeune fille sévèrement surveillée -par ses frères ou son père, à côté de laquelle il faisait -la promenade sacrée. Les habitudes généreuses et sentimentales -de ce peuple existaient déjà dans le camp; -mais il me semble que la galanterie arabe est née -autour de la Caaba: c'est aussi la patrie de leur littérature. -D'abord elle exprima la passion avec simplicité -et véhémence, telle que la sentait le poète; plus tard -le poète, au lieu de songer à toucher son amie, pensa -à écrire de belles choses; alors naquit l'affectation, -que les Maures portèrent en Espagne et qui gâte encore -aujourd'hui les livres de ce peuple<a id="FNanchor_184" href="#Footnote_184" class="fnanchor">[184]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_184" href="#FNanchor_184"><span class="label">[184]</span></a> Il y a un fort grand nombre de manuscrits arabes à Paris. -Ceux des temps postérieurs ont de l'affectation, mais jamais -aucune imitation des Grecs ou des Romains; c'est ce qui les -fait mépriser des savants.</p> -</div> -<p>Je vois une preuve touchante du respect des Arabes -pour le sexe le plus faible dans la formule de leur -divorce. La femme, en l'absence du mari duquel elle -voulait se séparer, détendait la tente et la relevait en -ayant soin d'en placer l'ouverture du côté opposé à -celui qu'elle occupait auparavant. Cette simple cérémonie -séparait à jamais les deux époux.</p> - - - - -<h3 id="ch53bis">FRAGMENTS<br /> -<span class="xsmall">EXTRAITS ET TRADUITS D'UN RECUEIL ARABE INTITULÉ -LE DIVAN DE L'AMOUR</span></h3> - -<p class="c">Compilé par Ebn-Abi-Hadglat (manuscrits de la bibliothèque -du roi, n<sup>os</sup> 1461 et 1462).</p> - - -<p>Mohammed, fils de Djaâfar Elahouâzadi, raconte -que, Djamil étant malade de la maladie dont il mourut, -Elâbas, fils de Sohail, le visita et le trouva prêt à -rendre l'âme. «O fils de Sohail! lui dit Djamil, que -penses-tu d'un homme qui n'a jamais bu de vin, qui -n'a jamais fait de gain illicite, qui n'a jamais donné -injustement la mort à nulle créature vivante que Dieu -ait défendu de tuer, et qui rend témoignage qu'il n'y -a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est son -prophète?—Je pense, répondit Ben Sohail, que cet -homme sera sauvé et obtiendra le paradis; mais quel -est-il, cet homme que tu dis?—C'est moi, répliqua -Djamil.—Je ne croyais pas que tu professasses l'islamisme, -dit alors Ben Sohail, et d'ailleurs il y a vingt -ans que tu fais l'amour à Bothaina et que tu la célèbres -dans tes vers.—Me voici, répondit Djamil, au -premier des jours de l'autre monde et au dernier des -jours de ce monde, et je veux que la clémence de -notre maître Mohammed ne s'étende pas sur moi au -jour du jugement, si j'ai jamais porté la main sur -Bothaina pour quelque chose de répréhensible.»</p> - -<p>Ce Djamil et Bothaina, sa maîtresse, appartenaient -tous les deux aux Benou-Azra, qui sont une tribu célèbre -en amour parmi toutes les tribus des Arabes. Aussi -leur manière d'aimer a-t-elle passé en proverbe, et -Dieu n'a point fait de créatures aussi tendres qu'eux -en amour.</p> - -<p>Sahid, fils d'Agba, demanda un jour à un Arabe: -«De quel peuple es-tu?—Je suis du peuple chez -lequel on meurt quand on aime, répondit l'Arabe.—Tu -es donc de la tribu de Azra? ajouta Sahid.—Oui, -par le maître de la Caaba! répliqua l'Arabe.—D'où -vient donc que vous aimez de la sorte? demanda ensuite -Sahid.—Nos femmes sont belles et nos jeunes -gens sont chastes», répondit l'Arabe.</p> - -<p>Quelqu'un demanda un jour à Arouâ-Ben-Hezam<a id="FNanchor_185" href="#Footnote_185" class="fnanchor">[185]</a>: -«Est-il donc bien vrai, comme on le dit de vous, que -vous êtes de tous les hommes ceux qui avez le cœur le -plus tendre en amour?—Oui, par Dieu! cela est vrai, -répondit Arouâ, et j'ai connu dans ma tribu trente -jeunes gens que la mort a enlevés, et qui n'avaient -d'autre maladie que l'amour.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_185" href="#FNanchor_185"><span class="label">[185]</span></a> Cet Arouâ-Ben-Hezam était de la tribu de Azra dont il -vient d'être fait mention. Il est célèbre comme poète, et plus -célèbre encore comme un des nombreux martyrs de l'amour -que les Arabes comptent parmi eux.</p> -</div> -<p>Un Arabe des Benou-Fazârat dit un jour à un autre -Arabe des Benou-Azra: «Vous autres, Benou-Azra, -vous pensez que mourir d'amour est une douce et -noble mort; mais c'est là une faiblesse manifeste et -une stupidité; et ceux que vous prenez pour des hommes -de grand cœur ne sont que des insensés et de -molles créatures.—Tu ne parlerais pas ainsi, lui -répondit l'Arabe de la tribu de Azra, si tu avais vu les -grands yeux noirs de nos femmes voilés par-dessus de -leurs longs sourcils, et décochant des flèches par-dessous; -si tu les avais vues sourire, et leurs dents briller -entre leurs lèvres brunes!»</p> - -<p>Abou-el-Hassan, Ali, fils d'Abdalla, Elzagouni, -raconte ce qui suit: «Un musulman aimait une fille -chrétienne jusqu'au point d'en perdre la raison. Il fut -obligé de faire un voyage dans un pays étranger avec -un ami qui était dans la confidence de son amour. Ses -affaires s'étant prolongées dans ce pays, il y fut attaqué -d'une maladie mortelle, et dit alors à son ami: -«Voilà que mon terme approche, je ne rencontrerai -plus dans ce monde celle que j'aime, et je crains, si -je meurs musulman, de ne pas la rencontrer non -plus dans l'autre vie.» Il se fit chrétien et mourut. -Son ami se rendit auprès de la jeune chrétienne, qu'il -trouva malade. Elle lui dit: «Je ne verrai plus mon -ami dans ce monde; mais je veux me retrouver -avec lui dans l'autre: ainsi donc je rends témoignage -qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed -est le prophète de Dieu.» Là-dessus, elle -mourut, et que la miséricorde de Dieu soit sur -elle *.»</p> - -<p>Eltemimi raconte qu'il y avait dans la tribu des Arabes -de Tagleb une fille chrétienne fort riche qui aimait -un jeune musulman. Elle lui offrit sa fortune et tout -ce qu'elle avait de précieux sans pouvoir parvenir à -se faire aimer de lui. Quand elle eut perdu toute espérance, -elle donna cent dinars à un artiste pour lui -faire une figure du jeune homme qu'elle aimait. L'artiste -fit cette figure, et, quand la jeune fille l'eut, elle -la plaça dans un endroit où elle venait tous les jours. -Là elle commençait par embrasser cette figure et puis -s'asseyait à côté d'elle, et passait le reste de la journée -à pleurer. Quand le soir était venu, elle saluait la -figure et se retirait. Elle fit cela pendant longtemps. -Le jeune homme vint à mourir; elle voulut le voir et -l'embrasser mort, après quoi elle retourna auprès de -sa figure, la salua, l'embrassa comme à l'ordinaire, et -se coucha à côté d'elle. Le matin venu, on l'y trouva -morte, la main étendue vers des lignes d'écriture qu'elle -avait tracées avant de mourir *.</p> - -<p>Oueddah, du pays de Yamen, était renommé pour -sa beauté entre les Arabes.—Lui et Om-el-Bonain, -fille de Abd-el-Aziz, fils de Merouan, n'étant encore -que des enfants, s'aimaient déjà tellement, que l'un ne -pouvait souffrir d'être un moment séparé de l'autre.—Lorsque -Om-el-Bonain devint la femme de Oualid-Ben-Abd-el-Malek, -Oueddah en perdit la raison.—Après -être resté longtemps dans un état d'égarement -et de souffrance, il se rendit en Syrie, et commença à -rôder chaque jour autour de l'habitation de Oualid, -fils de Malek, sans trouver d'abord de moyen de parvenir -à ce qu'il désirait.—A la fin, il fit la rencontre -d'une jeune fille qu'il réussit à s'attacher à force de -persévérance et de soins. Quand il crut pouvoir se -fier à elle, il lui demanda si elle connaissait Om-el-Bonain.—Sans -doute, puisque c'est ma maîtresse, -répondit la jeune fille.—Eh bien! reprit Oueddah, ta -maîtresse est ma cousine, et, si tu veux lui porter de -mes nouvelles, tu lui feras certainement plaisir.—Je -lui en porterai volontiers, répondit la jeune fille.» Et -là-dessus elle courut aussitôt vers Om-el-Bonain pour -lui donner des nouvelles de Oueddah. «Prends garde -à ce que tu dis! s'écria celle-ci. Quoi! Oueddah est -vivant?—Assurément, dit la jeune fille.—Va lui -dire, poursuivit alors Om-el-Bonain, de ne point s'écarter -jusqu'à ce qu'il lui arrive un messager de ma -part.» Elle prit ensuite ses mesures pour introduire -Oueddah chez elle, où elle le garda caché dans un -coffre. Elle l'en faisait sortir pour être avec lui quand -elle se croyait en sûreté; et, quand il arrivait quelqu'un -qui aurait pu le voir, elle le faisait rentrer dans -le coffre.</p> - -<p>Il arriva un jour que l'on apporta à Oualid une perle, -et il dit à l'un de ses serviteurs: «Prends cette perle -et porte-la à Om-el-Bonain.» Le serviteur prit la -perle et la porta à Om-el-Bonain. Ne s'étant pas fait -annoncer, il entra chez elle dans un moment où elle -était avec Oueddah, de sorte qu'il put lancer un coup -d'œil dans l'appartement de Om-el-Bonain sans que -celle-ci y prît garde. Le serviteur de Oualid s'acquitta -de sa commission, et demanda quelque chose à Om-el-Bonain -pour le bijou qu'il lui avait apporté. Elle le -refusa sévèrement, et lui fit une réprimande. Le serviteur -sortit courroucé contre elle, et, allant dire à -Oualid ce qu'il avait vu, il lui décrivit le coffre où il -avait vu entrer Oueddah. «Tu mens, esclave sans -mère! tu mens! lui dit Oualid.» Et il court brusquement -chez Om-el-Bonain. Il y avait dans l'appartement -plusieurs coffres; il s'assied sur celui où était -renfermé Oueddah, et que lui avait décrit l'esclave, -en disant à Om-el-Bonain: «Donne-moi un de ces -coffres.—Ils sont tous à toi, ainsi que moi-même, -répondit Om-el-Bonain.—Eh bien! poursuivit Oualid, -je désire avoir celui sur lequel je suis assis.—Il -y a dans celui-là des choses nécessaires à une femme, -dit Om-el-Bonain—Ce ne sont point ces choses-là, -c'est le coffre que je désire, continua Oualid.—Il est -à toi», répondit-elle. Oualid fit aussitôt emporter le -coffre, et fit appeler deux esclaves auxquels il donna -l'ordre de creuser une fosse en terre jusqu'à la profondeur -où il se trouverait de l'eau. Approchant ensuite -sa bouche du coffre: «On m'a dit quelque -chose de toi, cria-t-il. Si l'on m'a dit vrai, que toute -ta trace de toi soit séparée, que toute nouvelle de toi -soit ensevelie. Si l'on m'a dit faux, je ne fais rien de -mal en enfouissant un coffre: ce n'est que du bois -enterré.» Il fit pousser alors le coffre dans la fosse, -et la fit combler des pierres et des terres que l'on en -avait retirées. Depuis lors, Om-el-Bonain ne cessa de -fréquenter cet endroit, et d'y pleurer jusqu'à ce qu'on -l'y trouvât un jour sans vie, la face contre terre *<a id="FNanchor_186" href="#Footnote_186" class="fnanchor">[186]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_186" href="#FNanchor_186"><span class="label">[186]</span></a> Ces fragments sont extraits de divers chapitres du recueil -cité. Les trois marqués d'une * sont tirés du dernier chapitre, -qui est une biographie très sommaire d'un assez grand nombre -d'Arabes martyrs de l'amour.</p> -</div> - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch54">CHAPITRE LIV<br /> -De l'éducation des femmes.</h3> - - -<p>Par l'éducation actuelle des jeunes filles, qui est le -fruit du hasard et du plus sot orgueil, nous laissons -oisives chez elles les facultés les plus brillantes et les -plus riches en bonheur pour elles-mêmes et pour nous. -Mais quel est l'homme qui ne se soit écrié au moins -une fois en sa vie:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i5">Une femme en sait toujours assez,</div> -<div class="verse">Quand la capacité de son esprit se hausse</div> -<div class="verse">A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.</div> -</div> - -<div class="attr"><i>Les Femmes savantes</i>, acte II, scène <small>VII</small>.</div> -<p>A Paris, la première louange pour une jeune fille à -marier est cette phrase: «Elle a beaucoup de douceur -dans le caractère, et par habitude moutonne.» -Rien ne fait plus d'effet sur les sots épouseurs. Voyez-les -deux ans après, déjeunant tête à tête avec leur -femme par un temps sombre, la casquette sur la tête -et entourés de trois grands laquais.</p> - -<p>On a vu porter aux États-Unis, en 1818, une loi -qui condamne à trente-quatre coups de fouet l'homme -qui montrera à lire à un nègre de la Virginie<a id="FNanchor_187" href="#Footnote_187" class="fnanchor">[187]</a>. Rien -de plus conséquent et de plus raisonnable que cette -loi.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_187" href="#FNanchor_187"><span class="label">[187]</span></a> Je regrette de ne pas trouver dans le manuscrit italien la -citation de la source officielle de ce fait; je désire que l'on -puisse le démentir.</p> -</div> -<p>Les États-Unis d'Amérique eux-mêmes ont-ils été -plus utiles à la mère patrie lorsqu'ils étaient ses esclaves -ou depuis qu'ils sont ses égaux? Si le travail d'un -homme libre vaut deux ou trois fois celui du même -homme réduit en esclavage, pourquoi n'en serait-il pas -de même de la pensée de cet homme?</p> - -<p>Si nous l'osions, nous donnerions aux jeunes filles -une éducation d'esclave, la preuve en est qu'elles ne -savent d'utile que ce que nous ne voulons pas leur -apprendre.</p> - -<p><i>Mais ce peu d'éducation qu'elles accrochent par -malheur, elles le tournent contre nous</i>, diraient certains -maris. Sans doute, et Napoléon aussi avait raison de -ne pas donner des armes à la garde nationale, et les -ultra aussi ont raison de proscrire l'enseignement -mutuel; armez un homme, et puis continuez à l'opprimer, -et vous verrez qu'il sera assez pervers pour tourner, -s'il le peut, ses armes contre vous.</p> - -<p>Même quand il nous serait loisible d'élever les jeunes -filles en idiotes avec des <i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i> et des chansons -lubriques, comme dans les couvents de 1770, il y aurait -encore plusieurs petites objections:</p> - -<p>1<sup>o</sup> En cas de mort du mari, elles sont appelées à -gouverner la jeune famille.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Comme mères, elles donnent aux enfants mâles, -aux jeunes tyrans futurs, la première éducation, celle -qui forme le caractère, celle qui plie l'âme à <i>chercher -le bonheur par telle route plutôt que par telle autre</i>, -ce qui est toujours une affaire faite à quatre ou cinq ans.</p> - -<p>3<sup>o</sup> Malgré tout notre orgueil, dans nos petites affaires -intérieures, celles dont surtout dépend notre -bonheur, parce qu'en l'absence des passions le bonheur -est fondé sur l'absence des petites vexations de tous -les jours, les conseils de la compagne nécessaire de -notre vie ont la plus grande influence; non pas que -nous voulions lui accorder la moindre influence, mais -c'est qu'elle répète les mêmes choses vingt ans de suite; -et où est l'âme qui ait la vigueur romaine de résister -à la même idée répétée pendant toute une vie? Le -monde est plein de maris qui se laissent mener; mais -c'est par faiblesse et non par sentiment de justice et -d'égalité. Comme ils accordent par force, on est toujours -tenté d'abuser, et il est quelquefois nécessaire -d'abuser pour conserver.</p> - -<p>4<sup>o</sup> Enfin, en amour, à cette époque qui, dans les pays -du midi, comprend souvent douze ou quinze années, -et les plus belles de la vie, notre bonheur est en entier -entre les mains de la femme que nous aimons. Un -moment d'orgueil déplacé peut nous rendre à jamais -malheureux, et comment un esclave transporté sur le -trône ne serait-il pas tenté d'abuser du pouvoir? De là -les fausses délicatesses et l'orgueil féminin. Rien de -plus inutile que ces représentations: les hommes sont -<i>despotes</i>, et voyez quels cas font d'autres despotes des -conseils les plus sensés: l'homme qui peut tout ne -goûte qu'un seul genre d'avis, ceux qui lui enseignent -à augmenter son pouvoir. Où les pauvres jeunes filles -trouveront-elles un Quiroga et un Riego pour donner -aux despotes qui les oppriment, et les dégradent pour -les mieux opprimer, de ces avis salutaires que l'on -récompense par des grâces et des cordons au lieu de -la potence de Porlier?</p> - -<p>Si une telle révolution demande plusieurs siècles, -c'est que par un hasard bien funeste toutes les premières -expériences doivent nécessairement contredire la -vérité. Éclairez l'esprit d'une jeune fille, formez son -caractère, donnez-lui enfin une bonne éducation dans -le vrai sens du mot: s'apercevant tôt ou tard de sa -supériorité sur les autres femmes, elle devient pédante, -c'est-à-dire l'être le plus désagréable et le plus dégradé -qui existe au monde. Il n'est aucun de nous qui ne -préférât, pour passer la vie avec elle, une servante à -une femme savante.</p> - -<p>Plantez un jeune arbre au milieu d'une épaisse forêt, -privé d'air et de soleil par ses voisins, ses feuilles seront -étiolées, il prendra une forme élancée et ridicule qui -<i>n'est pas celle de la nature</i>. Il faut planter à la fois -toute la forêt. Quelle est la femme qui s'enorgueillit -de savoir lire?</p> - -<p>Des pédants nous répètent depuis deux mille ans que -les femmes ont l'esprit plus vif et les hommes plus de -solidité, que les femmes ont plus de délicatesse dans -les idées, et les hommes plus de force d'attention. Un -badaud de Paris qui se promenait autrefois dans les -jardins de Versailles concluait aussi de tout ce qu'il -voyait que les arbres naissent taillés.</p> - -<p>J'avouerai que les petites filles ont moins de force -physique que les petits garçons: cela est concluant pour -l'esprit, car l'on sait que Voltaire et d'Alembert étaient -les premiers hommes de leur siècle pour donner un -coup de poing. On convient qu'une petite fille de dix -ans a vingt fois plus de finesse qu'un petit polisson du -même âge. Pourquoi à vingt ans est-elle une grande -idiote, gauche, timide et ayant peur d'une araignée, et -le polisson un homme d'esprit?</p> - -<p>Les femmes ne savent que ce que nous ne voulons -pas leur apprendre, que ce qu'elles lisent dans l'expérience -de la vie. De là l'extrême désavantage pour elles -de naître dans une famille très riche; au lieu d'être -en contact avec des êtres <i>naturels</i> à leur égard, elles -se trouvent environnées de femmes de chambre ou de -dames de compagnie déjà corrompues et étiolées par -la richesse<a id="FNanchor_188" href="#Footnote_188" class="fnanchor">[188]</a>. Rien de bête comme un prince.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_188" href="#FNanchor_188"><span class="label">[188]</span></a> Mémoires de M<sup>me</sup> de Staël, de Collé, de Duclos, de la -margrave de Bayreuth.</p> -</div> -<p>Les jeunes filles se sentant esclaves ont de bonne -heure les yeux ouverts; elles voient tout, mais sont -trop ignorantes pour voir bien. Une femme de trente -ans, en France, n'a pas les connaissances acquises d'un -petit garçon de quinze ans; une femme de cinquante, -la raison d'un homme de vingt-cinq. Voyez M<sup>me</sup> de Sévigné -admirant les actions les plus absurdes de Louis XIV. -Voyez la puérilité, les raisonnements de M<sup>me</sup> d'Épinay<a id="FNanchor_189" href="#Footnote_189" class="fnanchor">[189]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_189" href="#FNanchor_189"><span class="label">[189]</span></a> Premier volume.</p> -</div> -<p><i>Les femmes doivent nourrir et soigner leurs enfants.</i>—Je -nie le premier article, j'accorde le second.—<i>Elles -doivent de plus régler les comptes de leur cuisinière.</i>—Donc -elles n'ont pas le temps d'égaler un -petit garçon de quinze ans en connaissances acquises. -Les hommes doivent être juges, banquiers, avocats, -négociants, médecins, prêtres, etc. Et cependant ils -trouvent du temps pour lire les discours de Fox et la -<i>Lusiade</i> du Camoens.</p> - -<p>A Pékin, le magistrat qui court de bonne heure au -palais pour chercher les moyens de mettre en prison et -de ruiner, en tout bien tout honneur, un pauvre journaliste -qui a déplu au sous secrétaire d'État chez lequel -il a eu l'honneur de dîner la veille, est sûrement aussi -occupé que sa femme, qui règle les comptes de sa cuisinière, -fait faire son bas à sa petite fille, lui voit prendre -ses leçons de danse et de piano, reçoit une visite -du vicaire de la paroisse qui lui apporte la <i>Quotidienne</i>, -et va ensuite choisir un chapeau rue de Richelieu et -faire un tour aux Tuileries.</p> - -<p>Au milieu de ses nobles occupations, ce magistrat -trouve encore le temps de songer à cette promenade -que sa femme fait aux Tuileries, et s'il était aussi bien -avec le pouvoir qui règle l'univers qu'avec celui qui -règne dans l'État, il demanderait au ciel d'accorder -aux femmes, pour leur bien, huit ou dix heures de -sommeil de plus. Dans la situation actuelle de la -société, le loisir, qui pour l'homme est la source de tout -bonheur et de toute richesse, non seulement n'est pas -un avantage pour les femmes, mais c'est une des funestes -libertés dont le digne magistrat voudrait aider à -nous délivrer.</p> - - - - -<h3 id="ch55">CHAPITRE LV<br /> -Objections contre l'éducation des femmes.</h3> - - -<p><i>Mais les femmes sont chargées des petits travaux du -ménage.</i>—Mon colonel, M. S***, a quatre filles, élevées -dans les meilleurs principes, c'est-à-dire qu'elles -travaillent toute la journée; quand j'arrive, elles chantent -la musique de Rossini que je leur ai apportée de -Naples; du reste, elles lisent la Bible de Royaumont, -elles apprennent le bête de l'histoire, c'est-à-dire les -tables chronologiques et les vers de le Ragois; elles -savent beaucoup de géographie, font des broderies -admirables, et j'estime que chacune de ces jolies petites -filles peut gagner, par son travail, huit sous par -jour. Pour trois cents journées, cela fait quatre cent -quatre-vingts francs par an, c'est moins que ce qu'on -donne à un de leurs maîtres. C'est pour quatre cent -quatre-vingts francs par an qu'elles perdent à jamais le -temps pendant lequel il est donné à la machine humaine -d'acquérir des idées.</p> - -<p>«Si les femmes lisent avec plaisir les dix ou douze -bons volumes qui paraissent chaque année en Europe, -elles abandonneront bientôt le soin de leurs enfants.» -C'est comme si nous avions peur, en plantant d'arbres -le rivage de l'Océan, d'arrêter le mouvement de ses -vagues. Ce n'est pas dans ce sens que l'éducation est -toute-puissante. Au reste, depuis quatre cents ans l'on -présente la même objection contre toute espèce d'éducation. -Non seulement une femme de Paris a plus de -vertus en 1820 qu'en 1720, du temps du système de -Law et du régent, mais encore la fille du fermier général -le plus riche d'alors avait une moins bonne éducation -que la fille du plus mince avocat d'aujourd'hui. -Les devoirs du ménage en sont-ils moins remplis? non -certes. Et pourquoi? c'est que la misère, la maladie, -la honte, l'instinct, forcent à s'en acquitter. C'est -comme si l'on disait d'un officier qui devient trop -aimable, qu'il perdra l'art de monter à cheval; on -oublie qu'il se cassera le bras la première fois qu'il -prendra cette liberté.</p> - -<p>L'acquisition des idées produit les mêmes effets bons -et mauvais chez les deux sexes. La vanité ne nous -manquera jamais, même dans l'absence la plus complète -de toutes les raisons d'en avoir: voyez les bourgeois -d'une petite ville; forçons-la du moins à s'appuyer -sur un vrai mérite, sur un mérite utile ou -agréable à la société.</p> - -<p>Les demi-sots, entraînés par la révolution qui change -tout en France, commencent à avouer, depuis vingt -ans, que les femmes peuvent faire quelque chose; mais -elles doivent se livrer aux occupations convenables à -leur sexe: élever des fleurs, former des herbiers, faire -nicher des serins; on appelle cela des plaisirs innocents.</p> - -<p>1<sup>o</sup> Ces innocents plaisirs valent mieux que de l'oisiveté. -Laissons cela aux sottes, comme nous laissons -aux sots la gloire de faire des couplets pour la fête du -maître de la maison. Mais est-ce de bonne foi que l'on -voudrait proposer à M<sup>me</sup> Roland ou à Mistress Hutchinson<a id="FNanchor_190" href="#Footnote_190" class="fnanchor">[190]</a> -de passer leur temps à élever un petit rosier du -Bengale?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_190" href="#FNanchor_190"><span class="label">[190]</span></a> Voir les Mémoires de ces femmes admirables. J'aurais -d'autres noms à citer, mais ils sont inconnus du public, et d'ailleurs -on ne peut pas même indiquer le mérite vivant.</p> -</div> -<p>Tout ce raisonnement se réduit à ceci: l'on veut -pouvoir dire de son esclave: «Il est trop bête pour -être méchant.»</p> - -<p>Mais, au moyen d'une certaine loi nommée <i>sympathie</i>, -loi de la nature, qu'à la vérité les yeux vulgaires -n'aperçoivent jamais, les défauts de la compagne de -votre vie ne nuisent pas à votre bonheur en raison du -mal direct qu'ils peuvent vous occasionner. J'aimerais -presque mieux que ma femme, dans un moment de -colère, essayât de me donner un coup de poignard une -fois par an que de me recevoir avec humeur tous les -soirs.</p> - -<p>Enfin, entre gens qui vivent ensemble, le bonheur -est contagieux.</p> - -<p>Que votre amie ait passé la matinée, pendant que -vous étiez au Champ de Mars ou à la Chambre des -communes, à colorier une rose d'après le bel ouvrage -de Redouté, ou à lire un volume de Shakespeare, ses -plaisirs auront été également innocents; seulement -avec les idées qu'elle a prises dans sa rose, elle vous -ennuiera bientôt à votre retour, et de plus elle aura -soif d'aller le soir dans le monde chercher des sensations -un peu plus vives. Si elle a bien lu Shakespeare, -au contraire, elle est aussi fatiguée que vous, a eu -autant de plaisir, et sera plus heureuse d'une promenade -solitaire dans le bois de Vincennes, en vous donnant -le bras, que de paraître dans la soirée la plus à -la mode. Les plaisirs du grand monde n'en sont pas -pour les femmes heureuses.</p> - -<p>Les ignorants sont les ennemis nés de l'éducation des -femmes. Aujourd'hui ils passent leur temps avec elles, -ils leur font l'amour, et en sont bien traités; que -deviendraient-ils si les femmes venaient à se dégoûter -du boston? Quand nous autres nous revenons d'Amérique -ou des Grandes Indes, avec un teint basané et un -ton qui reste un peu grossier pendant six mois, comment -pourraient-ils répondre à nos récits, s'ils n'avaient -cette phrase: «Quant à nous, les femmes sont de notre -côté. Pendant que vous étiez à New-York la couleur -des tilburys a changé; c'est le tête-de-nègre qui est de -mode aujourd'hui.» Et nous écoutons avec attention, -car ce savoir-là est utile. Telle jolie femme ne nous -regardera pas si notre calèche est de mauvais goût.</p> - -<p>Ces mêmes sots, se croyant obligés en vertu de la -prééminence de leur sexe à savoir plus que les femmes, -seraient ruinés de fond en comble, si les femmes -s'avisaient d'apprendre quelque chose. Un sot de -trente ans se dit, en voyant au château d'un de ses -amis des jeunes filles de douze: «C'est auprès d'elles -que je passerai ma vie dans dix ans d'ici.» Qu'on juge -de ses exclamations et de son effroi s'il les voyait étudier -quelque chose d'utile.</p> - -<p>Au lieu de la société et de la conversation des hommes-femmes, -une femme instruite, si elle a acquis des -idées sans perdre les grâces de son sexe, est sûre de -trouver parmi les hommes les plus distingués de son -siècle une considération allant presque jusqu'à l'enthousiasme.</p> - -<p><i>Les femmes deviendraient les rivales et non les compagnes -de l'homme.</i>—Oui, aussitôt que par un délit -vous aurez supprimé l'amour. En attendant cette belle -loi, l'amour redoublera de charmes et de transports; -voilà tout. La base sur laquelle s'établit la <i>cristallisation</i> -deviendra plus large; l'homme pourra jouir de -toutes ses idées auprès de la femme qu'il aime, la -nature tout entière prendra de nouveaux charmes à -leurs yeux, et comme les idées réfléchissent toujours -quelques nuances des caractères, ils se connaîtront -mieux et feront moins d'imprudences; l'amour sera -moins aveugle et produira moins de malheurs.</p> - -<p>Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse -et toutes les grâces féminines hors de l'atteinte -de toute éducation quelconque. C'est comme si l'on -craignait d'apprendre aux rossignols à ne pas chanter -au printemps.</p> - -<p>Les grâces des femmes ne tiennent pas à l'ignorance; -voyez les dignes épouses des bourgeois de notre -village, voyez en Angleterre les femmes des gros marchands. -L'affectation qui est une <i>pédanterie</i> (car j'appelle -pédanterie l'affectation, de me parler hors de propos -d'une robe de Leroy ou d'une romance de Romagnesi, -tout comme l'affectation de citer Fra Paolo et le concile -de Trente à propos d'une discussion sur nos doux -missionnaires), la pédanterie de la robe et du bon ton, -la nécessité de dire sur Rossini précisément la phrase -convenable, tue les grâces des femmes de Paris; cependant, -malgré les terribles effets de cette maladie contagieuse, -n'est-ce pas à Paris que sont les femmes les -plus aimables de France? Ne serait-ce point que ce -sont celles dans la tête desquelles le hasard a mis le -plus d'idées justes et intéressantes? Or ce sont ces -idées-là que je demande aux livres. Je ne leur proposerai -certainement pas de lire Grotius ou Puffendorf -depuis que nous avons le commentaire de Tracy sur -Montesquieu.</p> - -<p>La délicatesse des femmes tient à cette hasardeuse -position où elles se trouvent placées de si bonne heure, -à cette nécessité de passer leur vie au milieu d'ennemis -cruels et charmants.</p> - -<p>Il y a peut-être cinquante mille femmes en France -qui, par leur fortune, sont dispensées de tout travail. -Mais sans travail il n'y a pas de bonheur. (Les passions -forcent elles-mêmes à des travaux, et à des travaux -fort rudes qui emploient toute l'activité de -l'âme.)</p> - -<p>Une femme qui a quatre enfants et dix mille livres -de rente <i>travaille</i> en faisant des bas ou une robe pour -sa fille. Mais il est impossible d'accorder qu'une -femme qui a carrosse à elle travaille en faisant une -broderie ou un meuble de tapisserie. A part quelques -petites lueurs de vanité, il est impossible qu'elle y -mette aucun intérêt; elle ne travaille pas.</p> - -<p>Donc son bonheur est gravement compromis.</p> - -<p>Et, qui plus est, le bonheur du despote, car une -femme dont le cœur n'est animé depuis deux mois -par aucun intérêt autre que celui de la tapisserie, aura -peut-être l'insolence de sentir que l'amour-goût, ou -l'amour de vanité, ou enfin même l'amour physique -est un très grand bonheur comparé à son état habituel.</p> - -<p><i>Une femme ne doit pas faire parler de soi.</i>—A quoi -je réponds de nouveau: Quelle est la femme citée -parce qu'elle sait lire?</p> - -<p>Et qui empêche les femmes, en attendant la révolution -dans leur sort, de cacher l'étude qui fait habituellement -leur occupation et leur fournit chaque jour une -honnête ration de bonheur? Je leur révélerai un secret -en passant. Lorsqu'on s'est donné un but, par exemple -de se faire une idée nette de la conjuration de Fiesque, -à Gênes, en 1547, le livre le plus insipide prend de -l'intérêt: c'est comme en amour la rencontre d'un être -indifférent qui vient de voir ce qu'on aime; et cet intérêt -double tous les mois jusqu'à ce qu'on ait abandonné -la conjuration de Fiesque.</p> - -<p><i>Le vrai théâtre des vertus d'une femme, c'est la -chambre d'un malade.</i>—Mais vous faites-vous fort -d'obtenir de la bonté divine qu'elle redouble la fréquence -des maladies pour donner de l'occupation à -nos femmes? C'est raisonner sur l'exception.</p> - -<p>D'ailleurs je dis qu'une femme doit occuper chaque -jour trois ou quatre heures de loisir comme les hommes -de sens occupent leurs heures de loisir.</p> - -<p>Une jeune mère dont le fils a la rougeole ne pourrait -pas, quand elle le voudrait, trouver du plaisir à lire le -voyage de Volney en Syrie, pas plus que son mari, -riche banquier, ne pourrait, au moment d'une faillite, -avoir du plaisir à méditer Malthus.</p> - -<p>C'est là l'unique manière pour les femmes riches -de se distinguer du vulgaire des femmes: la supériorité -morale. On a ainsi <i>naturellement</i> d'autres sentiments<a id="FNanchor_191" href="#Footnote_191" class="fnanchor">[191]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_191" href="#FNanchor_191"><span class="label">[191]</span></a> Voir mistress Hutchinson refusant d'être utile à sa famille -et à son mari qu'elle adorait, en trahissant quelques régicides -auprès des ministres du parjure Charles II (tome II, page 284).</p> -</div> -<p><i>Vous voulez faire d'une femme un auteur?</i>—Exactement -comme vous annoncez le projet de faire chanter -votre fille à l'Opéra en lui donnant un maître de -chant. Je dirai qu'une femme ne doit jamais écrire que -comme M<sup>me</sup> de Staël (de Launay), des œuvres posthumes -à publier après sa mort. Imprimer, pour une -femme de moins de cinquante ans, c'est mettre son -bonheur à la plus terrible des loteries, si elle a le -bonheur d'avoir un amant, elle commencera par le -perdre.</p> - -<p>Je ne vois qu'une exception: c'est une femme qui -fait des livres pour nourrir ou élever sa famille. Alors -elle doit toujours se retrancher dans l'intérêt d'argent -en parlant de ses ouvrages, et dire, par exemple, à un -chef d'escadron: «Votre état vous donne quatre mille -francs par an, et moi, avec mes deux traductions de -l'anglais, j'ai pu, l'année dernière, consacrer trois mille -cinq cents francs de plus à l'éducation de mes deux -fils.»</p> - -<p>Hors de là, une femme doit imprimer comme le -baron d'Holbach ou M<sup>me</sup> de la Fayette; leurs meilleurs -amis l'ignoraient. Publier un livre ne peut être -sans inconvénient que pour une <i>fille</i>; le vulgaire, pouvant -la mépriser à son aise à cause de son état, la portera -aux nues à cause de son talent, et même s'engouera -de ce talent.</p> - -<p>Beaucoup d'hommes en France, parmi ceux qui ont -six mille livres de rente, font leur bonheur habituel -par la littérature sans songer à rien imprimer; lire un -bon livre est pour eux un des plus grands plaisirs. Au -bout de dix ans, ils se trouvent avoir doublé leur -esprit, et personne ne niera qu'en général plus on a -d'esprit moins on a de passions incompatibles avec le -bonheur des autres<a id="FNanchor_192" href="#Footnote_192" class="fnanchor">[192]</a>. Je ne crois pas que l'on nie -davantage que les fils d'une femme qui lit Gibbon et -Schiller auront plus de génie que les enfants de celle -qui dit le chapelet et lit M<sup>me</sup> de Genlis.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_192" href="#FNanchor_192"><span class="label">[192]</span></a> C'est ce qui me fait espérer beaucoup de la génération -naissante des privilégiés. J'espère aussi que les maris qui -liront ce chapitre seront moins despotes pendant trois jours.</p> -</div> -<p>Un jeune avocat, un marchand, un médecin, un ingénieur, -peuvent être lancés dans la vie sans aucune -éducation, ils se la donnent tous les jours en pratiquant -leur état. Mais quelles ressources ont leurs femmes -pour acquérir des qualités estimables et nécessaires? -Cachées dans la solitude de leur ménage, le grand -livre de la vie et de la nécessité reste fermé pour elles. -Elles dépensent toujours de la même manière, en discutant -un compte avec leur cuisinière, les trois louis -que leur mari leur donne tous les lundis.</p> - -<p>Je dirai, dans l'intérêt des despotes: Le dernier des -hommes, s'il a vingt ans et des joues bien roses, est -dangereux pour une femme qui ne sait rien, car elle -est toute à l'instinct; aux yeux d'une femme d'esprit, -il fera justement autant d'effet qu'un beau laquais.</p> - -<p>Le plaisant de l'éducation actuelle, c'est qu'on n'apprend -rien aux jeunes filles qu'elles ne doivent oublier -bien vite dès qu'elles seront mariées. Il faut quatre -heures par jour pendant six ans, pour bien jouer de la -harpe; pour bien peindre la miniature ou l'aquarelle, -il faut la moitié de ce temps. La plupart des jeunes -filles n'arrivent pas même à une médiocrité supportable; -de là le proverbe si vrai: Qui dit amateur dit -ignorant<a id="FNanchor_193" href="#Footnote_193" class="fnanchor">[193]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_193" href="#FNanchor_193"><span class="label">[193]</span></a> Le contraire de ce proverbe est vrai en Italie, où les plus -belles voix se trouvent parmi les amateurs étrangers au théâtre.</p> -</div> -<p>Et supposons une jeune fille avec quelque talent; -trois ans après qu'elle est mariée, elle ne prend pas sa -harpe ou ses pinceaux une fois par mois: ces objets -de tant de travail lui sont devenus ennuyeux, à moins -que le hasard ne lui ait donné l'âme d'un artiste, chose -toujours fort rare et qui rend peu propre aux soins -domestiques.</p> - -<p>C'est ainsi que sous un vain prétexte de décence, -l'on n'apprend rien aux jeunes filles qui puisse les -guider dans les circonstances qu'elles rencontreront -dans la vie; on fait plus, on leur cache, on leur nie -ces circonstances afin d'ajouter à leur force: 1<sup>o</sup> l'effet -de la surprise; 2<sup>o</sup> l'effet de la défiance rejetée sur toute -l'éducation comme ayant été menteuse<a id="FNanchor_194" href="#Footnote_194" class="fnanchor">[194]</a>. Je soutiens -qu'on doit parler de l'amour à des jeunes filles bien -élevées. Qui osera avancer de bonne foi que dans nos -mœurs actuelles les jeunes filles de seize ans ignorent -l'existence de l'amour? par qui reçoivent-elles cette -idée si importante et si difficile à bien donner? Voyez -Julie d'Étanges se plaindre des connaissances qu'elle -doit à Chaillot, une femme de chambre de la maison. -Il faut savoir gré à Rousseau d'avoir osé être peintre -fidèle en un siècle de fausse décence.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_194" href="#FNanchor_194"><span class="label">[194]</span></a> Éducation donnée à M<sup>me</sup> d'Épinay (Mémoires, tome I).</p> -</div> -<p>L'éducation actuelle des femmes étant peut-être la -plus plaisante absurdité de l'Europe moderne, moins -elles ont d'éducation proprement dite, et plus elles -valent<a id="FNanchor_195" href="#Footnote_195" class="fnanchor">[195]</a>. C'est pour cela peut être qu'en Italie, en -Espagne, elles sont si supérieures aux hommes, et je -dirais même si supérieures aux femmes des autres -pays.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_195" href="#FNanchor_195"><span class="label">[195]</span></a> J'excepte l'éducation des manières; on entre mieux dans -un salon rue Verte que rue Saint-Martin.</p> -</div> - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch56">CHAPITRE LVI<br /> -(<i>Suite</i>)</h3> - - -<p>Toutes nos idées sur les femmes nous viennent en -France du catéchisme de trois sous; et ce qu'il y a de -plaisant, c'est que beaucoup de gens qui n'admettraient -pas l'autorité de ce livre pour régler une affaire de -cinquante francs, la suivent à la lettre et stupidement -pour l'objet qui, dans l'état de vanité des habitudes -du <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle, importe peut-être le plus à leur bonheur.</p> - -<p>Il ne faut pas de divorce parce que le mariage est -un <i>mystère</i>, et quel mystère? l'emblème de l'union de -Jésus-Christ avec son église. Et que devenait ce mystère -si l'<i>Église</i> se fût trouvée un nom du genre masculin<a id="FNanchor_196" href="#Footnote_196" class="fnanchor">[196]</a>? -Mais quittons des préjugés qui tombent<a id="FNanchor_197" href="#Footnote_197" class="fnanchor">[197]</a>, observons -seulement ce spectacle singulier, la racine de -l'arbre a été sapée par la hache du ridicule; mais les -branches continuent à fleurir. Pour revenir à l'observation -des faits et de leurs conséquences:</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_196" href="#FNanchor_196"><span class="label">[196]</span></a></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Tu es Petrus, et super hanc petram</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ædificabo Ecclesiam meam.</div> -</div> - -<div class="attr">(Voir M. de Potter, <i>Histoire de l'Église</i>.)</div></div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_197" href="#FNanchor_197"><span class="label">[197]</span></a> La religion est une affaire entre chaque homme et la Divinité. -De quel droit venez-vous vous placer entre mon Dieu et -moi? Je ne prends de procureur fondé par le contrat social -que pour les choses que je ne puis pas faire moi-même.</p> - -<p>Pourquoi un Français ne payerait-il pas son p*** comme son -boulanger? Si nous avons du bon pain à Paris, c'est que -l'État ne s'est pas encore avisé de déclarer gratuite la fourniture -du pain et de mettre tous les boulangers à la charge du -trésor.</p> - -<p>Aux États-Unis, chacun paye son prêtre, ces messieurs sont -obligés d'avoir du mérite, et mon voisin ne s'avise pas de -mettre son bonheur à m'imposer son prêtre (Lettre de Birkbeck).</p> - -<p>Que sera-ce si j'ai la conviction, comme nos p…s, que mon -prêtre est l'allié intime de mon é…? Donc, à moins d'un Luther, -il n'y aura plus de catholicisme en F… en 1850. Cette religion -ne pouvait être sauvée, en 1820, que par M. Grégoire: voyez -comme on le traite.</p> -</div> -<p>Dans les deux sexes, c'est de la manière dont on a -employé la jeunesse que dépend le sort de l'extrême -vieillesse; cela est vrai de meilleure heure pour les -femmes. Comment une femme de quarante-cinq ans -est-elle reçue dans le monde? d'une manière sévère et -plutôt inférieure à son mérite; on les flatte à vingt -ans, on les abandonne à quarante.</p> - -<p>Une femme de quarante-cinq ans n'a d'importance -que par ses enfants ou son amant.</p> - -<p>Une mère qui excelle dans les beaux-arts ne peut -communiquer son talent à son fils que dans le cas -extrêmement rare où ce fils a reçu de la nature précisément -l'âme de ce talent. Une mère qui a l'esprit cultivé -donnera à son jeune fils une idée, non seulement -de tous les talents purement agréables, mais encore de -tous les talents utiles à l'homme en société, et il pourra -choisir. La barbarie des Turcs tient en grande partie -à l'état d'abrutissement moral des belles Géorgiennes. -Les jeunes gens nés à Paris doivent à leurs mères l'incontestable -supériorité qu'ils ont à seize ans sur les -jeunes gens provinciaux de leur âge. C'est de seize à -vingt-cinq ans que la chance tourne.</p> - -<p>Tous les jours les gens qui ont inventé le paratonnerre, -l'imprimerie, l'art de faire le drap, contribuent -à notre bonheur, et il en est de même des Montesquieu, -des Racine, des la Fontaine. Or, le nombre des -génies que produit une nation est proportionnel au -nombre d'hommes qui reçoivent une culture suffisante<a id="FNanchor_198" href="#Footnote_198" class="fnanchor">[198]</a>, -et rien ne me prouve que mon bottier n'ait -pas l'âme qu'il faut pour écrire comme Corneille: il -lui manque l'éducation nécessaire pour développer ses -sentiments et lui apprendre à les communiquer au -public.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_198" href="#FNanchor_198"><span class="label">[198]</span></a> Voir les généraux en 1795.</p> -</div> -<p>D'après le système actuel de l'éducation des jeunes -filles, tous les génies qui naissent <i>femmes</i> sont perdus -pour le bonheur du public; dès que le hasard leur -donne les moyens de se montrer, voyez-les atteindre -aux talents les plus difficiles; voyez de nos jours une -Catherine II, qui n'eut d'autre éducation que le danger -et le c…; une M<sup>me</sup> Roland, une Alessandra Mari, qui, -dans Arezzo, lève un régiment et le lance contre les -Français; une Caroline, reine de Naples, qui sait arrêter -la contagion du libéralisme mieux que nos Castlereagh -et nos P… Quant à ce qui met obstacle à la -supériorité des femmes dans les ouvrages de l'esprit, -on peut voir le chapitre de la pudeur, -<a href="#pudeur-article-9">article 9</a>. Où ne -fût pas arrivée miss Edgeworth si la considération -nécessaire à une jeune miss anglaise ne lui eût fait une -nécessité, lorsqu'elle débuta, de transporter la chaire -dans le roman<a id="FNanchor_199" href="#Footnote_199" class="fnanchor">[199]</a>?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_199" href="#FNanchor_199"><span class="label">[199]</span></a> Sous le rapport des arts, c'est là le grand défaut d'un gouvernement -raisonnable, et aussi le seul éloge raisonnable de -la monarchie à la Louis XIV. Voir la stérilité littéraire de -l'Amérique. Pas une seule romance comme celles de Robert -Burns ou des Espagnols du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle<a id="FNanchor_200" href="#Footnote_200" class="fnanchor">[200]</a>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_200" href="#FNanchor_200"><span class="label">[200]</span></a> Voir les admirables romances des Grecs modernes, celles des -Espagnols et des Danois du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle, et encore mieux les poésies -arabes du <small>VII</small><sup>e</sup> siècle.</p> -</div> -<p>Quel est l'homme, dans l'amour ou dans le mariage, -qui a le bonheur de pouvoir communiquer ses pensées, -telles qu'elles se présentent à lui, à la femme avec -laquelle il passe sa vie? Il trouve un bon cœur qui -partage ses peines, mais toujours il est obligé de mettre -ses pensées en petite monnaie s'il veut être entendu, -et il serait ridicule d'attendre des conseils raisonnables -d'un esprit qui a besoin d'un tel régiment pour saisir -les objets. La femme la plus parfaite, suivant les idées -de l'éducation actuelle, laisse son partenaire isolé -dans les dangers de la vie, et bientôt court risque de -l'ennuyer.</p> - -<p>Quel excellent conseiller un homme ne trouverait-il -pas dans sa femme si elle savait penser! un conseiller -dont, après tout, hors un seul objet, et qui ne dure -que le matin de la vie, les intérêts sont exactement -identiques avec les siens!</p> - -<p>Une des plus belles prérogatives de l'esprit, c'est -qu'il donne de la considération à la vieillesse. Voyez -l'arrivée de Voltaire à Paris faire pâlir la majesté -royale. Mais, quant aux pauvres femmes, dès qu'elles -n'ont plus le brillant de la jeunesse, leur unique et -triste bonheur est de pouvoir se faire illusion sur le -rôle qu'elles jouent dans le monde.</p> - -<p>Les débris des talents de la jeunesse ne sont plus -qu'un ridicule, et ce serait un bonheur pour nos femmes -actuelles de mourir à cinquante ans. Quant à la -vraie morale, plus on a d'esprit et plus on voit clairement -que la justice est le seul chemin du bonheur. -Le génie est un pouvoir, mais il est encore plus un -flambeau pour découvrir le grand art d'être heureux.</p> - -<p>La plupart des hommes ont un moment dans leur -vie où ils peuvent faire de grandes choses, c'est celui -où rien ne leur semble impossible. L'ignorance des -femmes fait perdre au genre humain cette chance -magnifique. L'amour fait tout au plus aujourd'hui bien -monter à cheval, ou bien choisir son tailleur.</p> - -<p>Je n'ai pas le temps de garder les avenues contre la -critique, si j'étais maître d'établir des usages, je donnerais -aux jeunes filles, autant que possible, exactement -la même éducation qu'aux jeunes garçons. Comme -je n'ai pas l'intention de faire un livre à propos de -botte, on n'exigera pas que je dise en quoi l'éducation -actuelle des hommes est absurde. (On ne leur enseigne -pas les deux premières sciences, la logique et la morale.) -La prenant telle qu'elle est, cette éducation, je dis qu'il -vaut mieux la donner aux jeunes filles que de leur -montrer uniquement à faire de la musique, des aquarelles -et de la broderie.</p> - -<p>Donc, apprendre aux jeunes filles à lire, à écrire et -l'arithmétique par l'enseignement mutuel dans les écoles-centrales-couvents, -où la présence de tout homme, -les professeurs exceptés, serait sévèrement punie. Le -grand avantage de réunir les enfants, c'est que, quelque -bornés que soient les professeurs, les enfants -apprennent malgré eux de leurs petits camarades l'art -de vivre dans le monde et de ménager les intérêts. Un -professeur sensé devrait expliquer aux enfants leurs -petites querelles et leurs amitiés, et commencer ainsi -son cours de morale plutôt que par l'histoire du <i>Veau -d'or</i><a id="FNanchor_201" href="#Footnote_201" class="fnanchor">[201]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_201" href="#FNanchor_201"><span class="label">[201]</span></a> Mon cher élève, monsieur votre père a de la tendresse -pour vous; c'est ce qui fait qu'il me donne quarante francs par -mois pour que je vous apprenne les mathématiques, le dessin, -en un mot à gagner de quoi vivre. Si vous aviez froid faute -d'un petit manteau, monsieur votre père souffrirait. Il souffrirait -parce qu'il a de la sympathie, etc., etc. Mais, quand vous -aurez dix-huit ans, il faudra que vous gagniez vous-même l'argent -nécessaire pour acheter ce manteau. Monsieur votre -père a, dit-on, vingt-cinq mille livres de rente, mais vous -êtes quatre enfants; donc il faudra vous déshabituer de la -voiture dont vous jouissez chez monsieur votre père, etc., etc.</p> -</div> -<p>Sans doute, d'ici à quelques années l'enseignement -mutuel sera appliqué à tout ce qui s'apprend; mais, -prenant les choses dans leur état actuel, je voudrais -que les jeunes filles étudiassent le latin comme les -petits garçons; le latin est bon parce qu'il apprend à -s'ennuyer; avec le latin, l'histoire, les mathématiques, -la connaissance des plantes utiles comme nourriture -ou comme remède, ensuite la logique et les sciences -morales, etc. La danse, la musique et le dessin doivent -se commencer à cinq ans.</p> - -<p>A seize ans, une jeune fille doit songer à se trouver -un mari et recevoir de sa mère des idées justes sur -l'amour, le mariage et le peu de probité des hommes<a id="FNanchor_202" href="#Footnote_202" class="fnanchor">[202]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_202" href="#FNanchor_202"><span class="label">[202]</span></a> Hier soir, j'ai vu deux charmantes petites filles de quatre -ans chanter des chansons d'amour fort vives dans une escarpolette -que je faisais aller. Les femmes de chambre leur -apprennent ces chansons, et leur mère leur dit qu'<i>amour</i> et -<i>amant</i> sont des mots vides de sens.</p> -</div> - - - -<h3 id="ch56bis">CHAPITRE LVI <i>bis</i><br /> -Du mariage.</h3> - - -<p>La fidélité des femmes dans le mariage, lorsqu'il n'y -a pas d'amour, est probablement une chose contre -nature<a id="FNanchor_203" href="#Footnote_203" class="fnanchor">[203]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_203" href="#FNanchor_203"><span class="label">[203]</span></a> <span lang="it" xml:lang="it">Anzi certamente. Coll'amore uno non trova gusto a bevere -acqua altra che quella di questo fonte prediletto. Resta naturale -allora la fedeltà.</span></p> - -<p><span lang="it" xml:lang="it">Coll matrimonio senza amore, in men di due anni l'acqua di -questo fonte diventa amara. Esiste sempre pero in natura il -bisogno d'acqua. I costumi fanno superare la natura, ma solamente -quando si puo vincerla in un instante: la moglie indiana -che si abruccia</span> (21 octobre 1821) <span lang="it" xml:lang="it">dopo la morte del vecchio -marito che odiava, la ragazza europea che trucida barbaramente -il tenero bambino al quale testè diede vita. Senza l'altissimo -muro dell monistero le monache anderebbero via.</span></p> -</div> -<p>On a essayé d'obtenir cette chose contre nature par -la peur de l'enfer et les sentiments religieux; l'exemple -de l'Espagne et de l'Italie montre jusqu'à quel point -on a réussi.</p> - -<p>On a voulu l'obtenir en France par l'opinion, c'était -la seule digue capable de résister; mais on l'a mal -construite. Il est absurde de dire à une jeune fille: -«Vous serez fidèle à l'époux de votre choix»; et -ensuite de la marier par force à un vieillard ennuyeux<a id="FNanchor_204" href="#Footnote_204" class="fnanchor">[204]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_204" href="#FNanchor_204"><span class="label">[204]</span></a> Même les minuties, tout chez nous est comique en ce qui -concerne l'éducation des femmes. Par exemple, en 1820, sous -le règne de ces mêmes nobles qui ont proscrit le divorce, le -ministère envoie à la ville de Laon un buste et une statue de -Gabrielle d'Estrées. La statue sera placée sur la place publique, -apparemment pour répandre parmi les jeunes filles l'amour -des Bourbons, et les engager, en cas de besoin, à n'être -pas cruelles aux rois aimables, et à donner des rejetons à -cette illustre famille.</p> - -<p>Mais, en revanche, le même ministère refuse à la ville de -Laon le buste du maréchal Serrurier, brave homme qui n'était -pas galant, et qui de plus avait grossièrement commencé sa -carrière par le métier de simple soldat. (Discours du général -Foy, <i>Courrier</i> du 17 juin 1820. Dulaure, dans sa curieuse <i>Histoire -de Paris</i>, article: <i>Amours de Henri IV</i>.)</p> -</div> -<p><i>Mais les jeunes filles se marient avec plaisir.</i>—C'est -que, dans le système contraint de l'éducation -actuelle, l'esclavage qu'elles subissent dans la maison -de leur mère est d'un intolérable ennui; d'ailleurs elles -manquent de lumières; enfin c'est le vœu de la -nature. Il n'y a qu'un moyen d'obtenir plus de fidélité -des femmes dans le mariage: c'est de donner la liberté -aux jeunes filles et le divorce aux gens mariés.</p> - -<p>Une femme perd toujours dans un premier mariage -les plus beaux jours de la jeunesse, et par le divorce -elle donne aux sots quelque chose à dire contre elle.</p> - -<p>Les jeunes femmes qui ont beaucoup d'amants -n'ont que faire du divorce. Les femmes d'un certain -âge qui ont eu beaucoup d'amants croient réparer -leur réputation, et en France y réussissent toujours, -en se montrant extrêmement sévères envers des erreurs -qui les ont quittées. Ce sera quelque pauvre jeune -femme vertueuse et éperdument amoureuse qui demandera -le divorce et qui se fera honnir par des femmes -qui ont eu cinquante hommes.</p> - - - - -<h3 id="ch57">CHAPITRE LVII<br /> -De ce qu'on appelle vertu.</h3> - - -<p>Moi, j'honore du nom de vertu l'habitude de faire -des actions pénibles et utiles aux autres.</p> - -<p>Saint Siméon Stylite, qui se tient vingt-deux ans -sur le haut d'une colonne et qui se donne les étrivières, -n'est guère vertueux à mes yeux, j'en conviens, -et c'est ce qui donne un ton trop leste à cet essai.</p> - -<p>Je n'estime guère non plus un chartreux qui ne -mange que du poisson et qui ne se permet de parler -que le jeudi. J'avoue que j'aime mieux le général Carnot, -qui, dans un âge avancé, supporte les rigueurs de -l'exil dans une petite ville du Nord plutôt que de faire -une bassesse.</p> - -<p>J'ai quelque espoir que cette déclaration extrêmement -vulgaire portera à sauter le reste du chapitre.</p> - -<p>Ce matin, jour de fête, à Pesaro (7 mai 1819), étant -obligé d'aller à la messe, je me suis fait donner un -missel et je suis tombé sur ces paroles:</p> - -<blockquote> -<p><span lang="la" xml:lang="la">Joanna, Alphonsi quinti Lusitaniæ regis filia, tanta divini -amoris flamma præventa fuit, ut ab ipsa pueritia rerum caducarum -pertæsa, solo cœlestis patriæ desiderio flagraret.</span></p> -</blockquote> - -<p>La vertu si touchante prêchée par les phrases si -belles du <i>Génie du christianisme</i> se réduit donc à ne -pas manger de truffes de peur des crampes d'estomac. -C'est un calcul fort raisonnable si l'on croit à l'enfer, -mais calcul de l'intérêt le plus personnel et le plus -prosaïque. La vertu <i>philosophique</i> qui explique si -bien le retour de Régulus à Carthage, et qui a amené -des traits semblables dans notre révolution<a id="FNanchor_205" href="#Footnote_205" class="fnanchor">[205]</a>, prouve -au contraire générosité dans l'âme.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_205" href="#FNanchor_205"><span class="label">[205]</span></a> Mémoires de M<sup>me</sup> Roland. M. Grangeneuve qui va se promener -à huit heures dans une certaine rue pour se faire tuer -par le capucin Chabot. On croyait une mort utile à la cause -de la liberté.</p> -</div> -<p>C'est uniquement pour ne pas être brûlée en l'autre -monde, dans une grande chaudière d'huile bouillante, -que M<sup>me</sup> de Tourvel résiste à Valmont. Je ne conçois -pas comment l'idée d'être le rival d'une chaudière -d'huile bouillante n'éloigne pas Valmont par le mépris.</p> - -<p>Combien Julie d'Étanges, respectant ses serments -et le bonheur de M. de Wolmar, n'est-elle pas plus -touchante?</p> - -<p>Ce que je dis de M<sup>me</sup> de Tourvel, je le trouve applicable -à la haute vertu de Mistress Hutchinson. Quelle -âme le puritanisme enleva à l'amour!</p> - -<p>Un des travers les plus plaisants dans le monde, -c'est que les hommes croient toujours savoir ce qu'il -leur est évidemment nécessaire de savoir. Voyez-les -parler de politique, cette science si compliquée; voyez-les -parler de mariage et de mœurs.</p> - - - - -<h3 id="ch58">CHAPITRE LVIII<br /> -Situation de l'Europe à l'égard du mariage.</h3> - - -<p>Jusqu'ici nous n'avons traité la question du mariage -que par le raisonnement<a id="FNanchor_206" href="#Footnote_206" class="fnanchor">[206]</a>; la voici traitée par les faits.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_206" href="#FNanchor_206"><span class="label">[206]</span></a> L'auteur avait lu un chapitre intitulé -<i lang="it" xml:lang="it">dell' Amore</i>, dans la -traduction italienne de l'idéologie de M. de Tracy. Le lecteur -trouvera dans ce chapitre des idées d'une bien autre portée -philosophique que tout ce qu'il peut rencontrer ici.</p> -</div> -<p>Quel est le pays du monde où il y a le plus de mariages -heureux? incontestablement c'est l'Allemagne protestante.</p> - -<p>J'extrais le morceau suivant du journal du capitaine -Salviati, sans y changer un seul mot:</p> - -<p>«Halberstadt, 25 juin 1807… M. de Bulow cependant -est bonnement et ouvertement amoureux de -M<sup>lle</sup> de Feltheim; il la suit partout et toujours, lui -parle sans cesse, et très souvent la retient à dix pas de -nous. Cette préférence ouverte choque la société, -la rompt, et aux rives de la Seine passerait pour le -comble de l'indécence. Les Allemands songent bien -moins que nous à ce qui rompt la société, et l'indécence -n'est presque qu'un mal de convention. Il y a -cinq ans que M. de Bulow fait ainsi la cour à Mina, -qu'il n'a pas pu épouser à cause de la guerre. Toutes -les demoiselles de la société ont leur amant connu de -tout le monde; mais aussi, parmi les Allemands de la -connaissance de mon ami M. de Mermann, il n'en est -pas un seul qui ne se soit marié par amour, savoir:</p> - -<p>«Mermann, son frère George, M. de Voigt, M. de -Lazing, etc. Il vient de m'en nommer une douzaine.</p> - -<p>«La manière ouverte et passionnée dont tous ces -amants font la cour à leurs maîtresses serait le comble -de l'indécence, du ridicule et de la malhonnêteté en -France.</p> - -<p>«Mermann me disait ce soir, en revenant du <i>Chasseur -vert</i>, que, de toutes les femmes de sa famille très -nombreuse, il ne croyait pas qu'il y en eût une seule -qui eût trompé son mari. Mettons qu'il se trompe de -moitié, c'est encore un pays singulier.</p> - -<p>«Sa proposition scabreuse à sa belle-sœur, M<sup>me</sup> de Munichow, -dont la famille va s'éteindre faute d'héritiers -mâles et les biens très considérables retourner au -prince, reçue avec froideur, mais «ne m'en reparlez -jamais.»</p> - -<p>«Il en dit quelque chose en termes très couverts à -la céleste Philippine (qui vient d'obtenir le divorce -contre son mari, qui voulait simplement la vendre au -souverain); indignation non jouée, diminuée dans les -termes au lieu d'être exagérée: «Vous n'avez donc -plus d'estime du tout pour notre sexe? Je crois pour -votre honneur que vous plaisantez.»</p> - -<p>«Dans un voyage au Brocken avec cette vraiment -belle femme, elle s'appuyait sur son épaule en dormant, -ou feignant de dormir; un cahot la jette un peu -sur lui, il lui serre la taille, elle se jette de l'autre côté -de la voiture; il ne pense pas qu'elle soit inséductible, -mais il croit qu'elle se tuerait le lendemain de sa faute. -Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il l'a aimée passionnément, -qu'il en a été aimé de même, qu'ils se voyaient -sans cesse et qu'elle est sans reproche; mais le soleil -est bien pâle à Halberstadt, le gouvernement bien -minutieux, et ces deux personnages bien froids. Dans -leurs tête-à-tête les plus passionnés, Kant et Klopstock -étaient toujours de la partie.</p> - -<p>«Mermann me contait qu'un homme marié convaincu -d'adultère peut être condamné par les tribunaux -de Brunswick à dix ans de prison; la loi est tombée -en désuétude, mais fait du moins que l'on ne plaisante -point sur ces sortes d'affaires; la qualité d'homme à -aventures galantes est bien loin d'être, comme en -France, un avantage que l'on ne peut presque dénier -en face à un mari sans l'insulter.</p> - -<p>«Quelqu'un qui dirait à mon colonel ou à Ch… -qu'ils n'ont plus de femmes depuis leur mariage en -serait fort mal reçu.</p> - -<p>«Il y a quelques années qu'une femme de ce pays, -dans un retour de religion, dit à son mari, homme de -la cour de Brunswick, qu'elle l'avait trompé six ans de -suite. Ce mari, aussi sot que sa femme, alla conter le -propos au duc; le galant fut obligé de donner sa démission -de tous ses emplois et de quitter le pays dans les -vingt-quatre heures, sur la menace du duc de faire agir -les lois.»</p> - -<div class="date">«Halberstadt, 7 juillet 1807.</div> -<p>«Ici les maris ne sont pas trompés, il est vrai, mais -quelles femmes, grands dieux! des statues, des masses -à peine organisées. Avant le mariage elles sont fort -agréables, lestes comme des gazelles, et un œil vif et -tendre qui comprend toujours les allusions de l'amour. -C'est qu'elles sont à la chasse d'un mari. A peine ce -mari trouvé, elles ne sont plus exactement que des faiseuses -d'enfant, en perpétuelle adoration devant le -faiseur. Il faut que dans une famille de quatre ou cinq -enfants il y en ait toujours un de malade, puisque la -moitié des enfants meurt avant sept ans, et dans ce -pays, dès qu'un des bambins est malade, la mère ne -sort plus. Je les vois trouver un plaisir indicible à être -caressées par leurs enfants. Peu à peu elles perdent -toutes leurs idées. C'est comme à Philadelphie. Des -jeunes filles de la gaieté la plus folle et la plus innocente -y deviennent, en moins d'un an, les plus ennuyeuses -des femmes. Pour en finir sur les mariages de -l'Allemagne protestante, la dot de la femme est à peu -près nulle à cause des fiefs. M<sup>lle</sup> de Diesdorff, fille d'un -homme qui a quarante mille livres de rente, aura peut-être -deux mille écus de dot (sept mille cinq cents -francs).</p> - -<p>«M. de Mermann a eu quatre mille écus de sa -femme.</p> - -<p>«Le supplément de dot est payable en vanité à la -cour. «On trouverait dans la bourgeoisie, me disait -Mermann, des partis de cent ou cent cinquante mille -écus (six cent mille francs au lieu de quinze). Mais -on ne peut plus être présenté à la cour; on est -séquestré de toute société où se trouve un prince ou -une princesse: <i>c'est affreux</i>.» Ce sont ses termes, -et c'était le cri du cœur.</p> - -<p>«Une femme allemande qui aurait l'âme de Phi***, -avec son esprit, sa figure noble et sensible, le feu -qu'elle devait avoir à dix-huit ans (elle en a vingt-sept), -étant honnête et pleine de naturel par les mœurs -du pays, n'ayant, par la même cause, que la petite dose -utile de religion, rendrait sans doute son mari fort -heureux. Mais comment se flatter d'être constant -auprès de mères de famille si insipides?»</p> - -<p>«—<i>Mais il était marié</i>,» m'a-t-elle répondu ce -matin comme je blâmais les quatre ans de silence de -l'amant de Corinne, lord Oswald. Elle a veillé jusqu'à -trois heures pour lire Corinne; ce roman lui a donné -une profonde émotion, et elle me répond avec sa touchante -candeur: «<i>Mais il était marié.</i>»</p> - -<p>«Phi*** a tant de naturel et une sensibilité si naïve, -que, même en ce pays du naturel, elle semble prude -aux petits esprits montés sur de petites âmes. Leurs -plaisanteries lui font mal au cœur, et elle ne le cache -guère.</p> - -<p>«Quand elle est en bonne compagnie, elle rit comme -une folle des plaisanteries les plus gaies. C'est elle qui -m'a conté l'histoire de cette jeune princesse de seize -ans, depuis si célèbre, qui entreprenait souvent de faire -monter dans son appartement l'officier de garde à sa -porte.»</p> - - -<h4 id="ch58bis">LA SUISSE.</h4> - -<p>Je connais peu de familles plus heureuses que celles -de l'<i>Oberland</i>, partie de la Suisse située près de Berne, -et il est de notoriété publique (1816) que les jeunes -filles y passent avec leurs amants les nuits du samedi -au dimanche.</p> - -<p>Les sots qui connaissent le monde pour avoir fait le -voyage de Paris à Saint-Cloud vont se récrier; heureusement -je trouve dans un écrivain suisse la confirmation -de ce que j'ai vu moi-même<a id="FNanchor_207" href="#Footnote_207" class="fnanchor">[207]</a> pendant quatre -mois.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_207" href="#FNanchor_207"><span class="label">[207]</span></a> <i>Principes philosophiques du colonel Weiss</i>, septième édition, -tome II, page 245.</p> -</div> -<p>«Un bon paysan se plaignait de quelques dégâts -faits dans son verger; je lui demandai pourquoi il -n'avait pas de chien: «Mes filles ne se marieraient -jamais.» Je ne comprenais pas sa réponse; il me -conte qu'il avait eu un chien si méchant, qu'il n'y avait -plus de garçons qui osassent escalader ses fenêtres.</p> - -<p>«Un autre paysan, maire de son village, pour me -faire l'éloge de sa femme, me disait que, du temps -qu'elle était fille, il n'y en avait point qui eût plus de -<i>kilter</i> ou <i>veilleurs</i> (qui eût plus de jeunes gens qui -allassent passer la nuit avec elle).</p> - -<p>«Un colonel généralement estimé fut obligé, dans -une course de montagnes, de passer la nuit au fond -d'une des vallées les plus solitaires et les plus pittoresques -du pays. Il logea chez le premier magistrat de -la vallée, homme riche et accrédité. L'étranger remarqua -en entrant une jeune fille de seize ans, modèle de -grâce, de fraîcheur et de simplicité: c'était la fille du -maître de la maison. Il y avait ce soir-là bal champêtre: -l'étranger fit la cour à la jeune fille, qui était -réellement d'une beauté frappante. Enfin, se faisant -courage, il osa lui demander s'il ne pourrait pas <i>veiller</i> -avec elle. «Non, répondit la jeune fille, je couche avec -ma cousine; mais je viendrai moi-même chez vous.» -Qu'on juge du trouble que causa cette réponse. On -soupe, l'étranger se lève, la jeune fille prend le flambeau -et le suit dans sa chambre; il croit toucher au -bonheur. «Non, lui dit-elle avec candeur; il faut -d'abord que je demande permission à maman.» La -foudre l'eût moins atterré. Elle sort; il reprend courage -et se glisse autour du salon de bois de ces bonnes gens; -il entend la fille, qui, d'un ton caressant, priait sa -mère de lui accorder la permission qu'elle désirait; -elle l'obtient enfin. «N'est-ce pas, vieux, dit la mère à -son mari, qui était déjà au lit, tu consens que Trineli -passe la nuit avec M. le colonel?—De bon -cœur, répond le père; je crois qu'à un tel homme je -prêterais encore ma femme.—Eh bien! va, dit la -mère à Trineli; mais sois brave fille, et n'ôte pas ta -jupe…» Au point du jour, Trineli, respectée par -l'étranger, se leva vierge; elle arrangea les coussins du -lit, prépara du café et de la crème pour son veilleur, -et, après que, assise sur le lit, elle eut déjeuné avec -lui, elle coupe un petit morceau de son <i>broustpletz</i> -(pièce de velours qui couvre le sein). «Tiens, lui dit-elle, -conserve ce souvenir d'une nuit heureuse; je -ne l'oublierai jamais. Pourquoi es-tu colonel?» Et, lui -ayant donné un dernier baiser, elle s'enfuit: il ne put -plus la revoir<a id="FNanchor_208" href="#Footnote_208" class="fnanchor">[208]</a>.» Voilà l'excès exposé à nos mœurs -françaises et que je suis loin d'approuver.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_208" href="#FNanchor_208"><span class="label">[208]</span></a> Je suis heureux de pouvoir dire avec les paroles d'un -autre des faits extraordinaires que j'ai eu l'occasion d'observer. -Certainement sans M. de Weiss je n'eusse pas rapporté -ce trait de mœurs. J'en ai omis d'aussi caractéristiques à -Valence et à Vienne.</p> -</div> -<p>Je voudrais, si j'étais législateur, qu'on prît en -France, comme en Allemagne, l'usage des soirées dansantes. -Trois fois par semaine, les jeunes filles iraient -avec leurs mères à un bal commencé à sept heures, -finissant à minuit, et exigeant pour tous frais un violon -et des verres d'eau. Dans une pièce voisine, les mères, -peut-être un peu jalouses de l'heureuse éducation de -leurs filles, joueraient au boston; dans une troisième, -les pères trouveraient les journaux et parleraient politique. -Entre minuit et une heure, toutes les familles -se réuniraient et regagneraient le toit paternel. Les -jeunes filles apprendraient à connaître les jeunes hommes; -la fatuité et l'indiscrétion qui la suit leur deviendraient -bien vite odieuses; enfin, <i>elles se choisiraient -un mari</i>. Quelques jeunes filles auraient des amours -malheureuses, mais le nombre des maris trompés et -des mauvais ménages diminuerait dans une immense -proportion. Alors il serait moins absurde de chercher -à punir l'infidélité par la honte, la loi dirait aux jeunes -femmes: «Vous avez choisi votre mari; soyez-lui -fidèle.» Alors j'admettrais la poursuite et la punition -par les tribunaux de ce que les Anglais appellent <i lang="en" xml:lang="en">criminal -conversation</i>. Les tribunaux pourraient imposer, -au profit des prisons et des hôpitaux, une amende -égale aux deux tiers de la fortune du séducteur et une -prison de quelques années.</p> - -<p>Une femme pourrait être poursuivie pour adultère -devant un jury. Le jury devrait d'abord déclarer que -la conduite du mari a été irréprochable.</p> - -<p>La femme convaincue pourrait être condamnée à la -prison pour la vie. Si le mari avait été absent plus de -deux ans, la femme ne pourrait être condamnée qu'à -une prison de quelques années. Les mœurs publiques -se modèleraient bientôt sur ces lois et les perfectionneraient<a id="FNanchor_209" href="#Footnote_209" class="fnanchor">[209]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_209" href="#FNanchor_209"><span class="label">[209]</span></a> L'<i lang="en" xml:lang="en">Examiner</i>, journal anglais, en rendant compte du procès -de la reine (n<sup>o</sup> 662. du 3 septembre 1820), ajoute:</p> - -<p>«<span lang="en" xml:lang="en">We have a system of sexual morality, under which thousands -of women become mercenary prostitutes whom virtuous -women are taught to scorn, while virtuous men retain the privilege -of frequenting those very women, without its being -regarded as any thing more than a venial offence.</span>»</p> - -<p>Il y a une noble hardiesse dans le pays du <i lang="en" xml:lang="en">Cant</i> à oser exprimer, -sur cet objet une vérité, quelque triviale et palpable -qu'elle soit; cela est encore plus méritoire à un pauvre journal -qui ne peut espérer de succès qu'en étant acheté par les gens -riches, lesquels regardent les évêques et la Bible comme l'unique -sauvegarde de leurs belles livrées.</p> -</div> -<p>Alors les nobles et les prêtres, tout en regrettant -amèrement les siècles décents de M<sup>me</sup> de Montespan -ou de M<sup>me</sup> du Barry, seraient forcés de permettre le -divorce<a id="FNanchor_210" href="#Footnote_210" class="fnanchor">[210]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_210" href="#FNanchor_210"><span class="label">[210]</span></a> M<sup>me</sup> de Sévigné écrivait à sa fille, le 23 décembre 1671: -«Je ne sais si vous avez appris que Villarceaux, en parlant au -roi d'une charge pour son fils, prit habilement l'occasion de -lui dire qu'il y avait des gens qui se mêlaient de dire à sa -nièce (M<sup>lle</sup> de Rouxel), que Sa Majesté avait quelque dessein -pour elle; que si cela était, il le suppliait de se servir de lui, -que l'affaire serait mieux entre ses mains que dans celles des -autres, et qu'il s'y emploierait avec succès. Le roi se mit à -rire, et dit: <i>Villarceaux, nous sommes trop vieux, vous et -moi, pour attaquer des demoiselles de quinze ans</i>. Et comme -un galant homme se moqua de lui et conta ce discours chez les -dames (Tome II, page 340).</p> - -<p>Mémoires de Lauzun, de Bezenval, de M<sup>me</sup> d'Épinay, etc., -etc. Je supplie qu'on ne me condamne pas tout à fait sans -relire ces mémoires.</p> -</div> -<p>Il y aurait dans un village, en vue de Paris, un élysée -pour les femmes malheureuses, une maison de -refuge où, sous peine des galères, il n'entrerait d'autre -homme que le médecin et l'aumônier. Une femme qui -voudrait obtenir le divorce serait tenue, avant tout, -d'aller se constituer prisonnière dans cet élysée; elle -y passerait deux années sans sortir une seule fois. Elle -pourrait écrire, sans jamais recevoir de réponse.</p> - -<p>Un conseil composé de pairs de France et de quelques -magistrats estimés dirigerait, au nom de la -femme, les poursuites pour le divorce, et réglerait la -pension à payer par le mari à l'établissement. La -femme qui succomberait dans sa demande devant les -tribunaux serait admise à passer le reste de sa vie à -l'élysée. Le gouvernement compléterait à l'administration -de l'élysée deux mille francs par femme réfugiée. -Pour être reçue à l'élysée, il faudrait avoir eu une dot -de plus de vingt mille francs. La sévérité du régime -moral serait extrême.</p> - -<p>Après deux ans d'une totale séparation du monde, -une femme divorcée pourrait se remarier.</p> - -<p>Une fois arrivées à ce point, les chambres pourraient -examiner si, pour établir l'émulation du mérite entre -les jeunes filles, il ne conviendrait pas d'attribuer aux -garçons une part double de celles des sœurs dans le -partage de l'héritage paternel. Les filles qui ne trouveraient -pas à se marier auraient une part égale à -celles des mâles. On peut remarquer en passant que -ce système détruirait peu à peu l'habitude des mariages -de convenance trop inconvenants. La possibilité du -divorce rendrait inutiles les excès de bassesse.</p> - -<p>Il faudrait établir sur divers points de la France, et -dans des villages pauvres, trente abbayes pour les -vieilles filles. Le gouvernement chercherait à entourer -ces établissements de considération, pour consoler un -peu la tristesse des pauvres filles qui y achèveraient -leur vie. Il faudrait leur donner tous les hochets de la -dignité.</p> - -<p>Mais laissons ces chimères.</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch59">CHAPITRE LIX<br /> -Werther et don Juan.</h3> - - -<p>Parmi les jeunes gens, lorsque l'on s'est bien moqué -d'un pauvre amoureux et qu'il a quitté le salon, ordinairement -la conversation finit par agiter la question -de savoir s'il vaut mieux prendre les femmes comme -le don Juan de Mozart, ou comme Werther. Le contraste -serait plus exact si j'eusse cité Saint-Preux, mais -c'est un si plat personnage, que je ferais tort aux âmes -tendres en le leur donnant pour représentant.</p> - -<p>Le caractère de don Juan requiert un plus grand -nombre de ces vertus utiles et estimées dans le monde: -l'admirable intrépidité, l'esprit de ressource, la vivacité, -le sang-froid, l'esprit amusant, etc.</p> - -<p>Les don Juan ont de grands moments de sécheresse -et une vieillesse fort triste; mais la plupart des hommes -n'arrivent pas à la vieillesse.</p> - -<p>Les amoureux jouent un pauvre rôle le soir dans le -salon, car l'on n'a de talent et de force auprès des -femmes qu'autant qu'on met à les avoir exactement le -même intérêt qu'à une partie de billard. Comme la -société connaît aux amoureux un grand intérêt dans -la vie, quelque esprit qu'ils aient, ils prêtent le flanc à -la plaisanterie; mais le matin en s'éveillant, au lieu -d'avoir de l'humeur jusqu'à ce que quelque chose de -piquant et de malin les soit venu ranimer, ils songent -à ce qu'ils aiment et font des châteaux en Espagne -habités par le bonheur.</p> - -<p>L'amour à la Werther ouvre l'âme à tous les arts, -à toutes les impressions douces et romantiques, au clair -de lune, à la beauté des bois, à celle de la peinture, -en un mot au sentiment et à la jouissance du <i>beau</i>, -sous quelque forme qu'il se présente, fût-ce sous un -habit de bure. Il fait trouver le bonheur même sous -les richesses<a id="FNanchor_211" href="#Footnote_211" class="fnanchor">[211]</a>. Ces âmes-là, au lieu d'être sujettes à se -blaser comme Mielhan, Bezenval, etc., deviennent -folles par excès de sensibilité comme Rousseau. Les -femmes douées d'une certaine élévation d'âme qui, -après la première jeunesse, savent voir l'amour où il -est, et quel est cet amour, échappent en général aux -don Juan qui ont pour eux plutôt le nombre que la -qualité des conquêtes. Remarquez, au désavantage de -la considération des âmes tendres, que la publicité est -nécessaire au triomphe des don Juan, comme le secret -à ceux des Werther. La plupart des gens qui s'occupent -de femmes par état sont nés au sein d'une grande -aisance, c'est-à-dire sont, par le fait de leur éducation -et par l'imitation de ce qui les entourait dans leur jeunesse, -égoïstes et secs<a id="FNanchor_212" href="#Footnote_212" class="fnanchor">[212]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_211" href="#FNanchor_211"><span class="label">[211]</span></a> Premier volume de la <i>Nouvelle Héloïse</i>, et tous les volumes, -si Saint-Preux se fût trouvé avoir l'ombre du caractère; -mais c'était un vrai poète, un bavard sans résolution, qui -n'avait du cœur qu'après avoir péroré, d'ailleurs homme fort -plat. Ces gens-là ont l'immense avantage de ne pas choquer -l'orgueil féminin, et de ne jamais donner d'<i>étonnement</i> à leur -amie. Qu'on pèse ce mot; c'est peut-être là tout le secret du -succès des hommes plats auprès des femmes distinguées. Cependant -l'amour n'est pas une passion qu'autant qu'il fait oublier -l'amour-propre. Elles ne sentent donc pas complètement -l'amour, les femmes qui, comme L.., lui demandent les plaisirs -de l'orgueil. Sans s'en douter, elles sont à la même hauteur -que l'homme prosaïque, objet de leur mépris, qui cherche dans -l'amour, l'amour et la vanité. Elles, elles veulent l'amour et -l'orgueil; mais l'amour se retire la rougeur sur le front; c'est -le plus orgueilleux des despotes: ou il est tout, ou il n'est -rien.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_212" href="#FNanchor_212"><span class="label">[212]</span></a> Voir une page d'André Chénier, <i>Œuvres</i>, page 370; ou -bien ouvrir les yeux dans le monde, ce qui est plus difficile. «En -général, ceux que nous appelons patriciens sont plus éloignés -que les autres hommes de rien aimer», dit l'empereur Marc-Aurèle. -(<i>Pensées</i>, page 50.)</p> -</div> -<p>Les vrais don Juan finissent même par regarder les -femmes comme le parti ennemi, et par se réjouir de -leurs malheurs de tous genres.</p> - -<p>Au contraire, l'aimable duc delle Pignatelle nous -montrait à Munich la vraie manière d'être heureux par -la volupté, même sans l'amour-passion. «Je vois qu'une -femme me plaît, me disait-il un soir, quand je me -trouve tout interdit auprès d'elle et que je ne sais que -lui dire.» Bien loin de mettre son amour-propre à -rougir et à se venger de ce moment d'embarras, il le -cultivait précieusement comme la source du bonheur. -Chez cet aimable jeune homme, l'amour goût était tout -à fait exempt de la vanité qui corrode; c'était une -nuance affaiblie, mais pure et sans mélange, de l'amour -véritable; et il respectait toutes les femmes comme -des êtres charmants envers qui nous sommes bien -injustes (20 février 1820).</p> - -<p>Comme on ne se choisit pas un tempérament, c'est-à-dire -une âme, l'on ne se donne pas un rôle supérieur. -J.-J. Rousseau et le duc de Richelieu auraient eu beau -faire, malgré tout leur esprit, ils n'auraient pu changer -de carrière auprès des femmes. Je croirais volontiers -que le duc n'a jamais eu de moments comme -ceux que Rousseau trouva dans le parc de la Chevrette, -auprès de M<sup>me</sup> d'Houdetot; à Venise, en écoutant -la musique des <i lang="it" xml:lang="it">Scuole</i>; et à Turin aux pieds de -M<sup>me</sup> Bazile. Mais aussi il n'eut jamais à rougir du ridicule -dont Rousseau se couvre auprès de M<sup>me</sup> de Larnage -et dont le remords le poursuit le reste de sa -vie.</p> - -<p>Le rôle des Saint Preux est plus doux et remplit -tous les moments de l'existence; mais il faut convenir -que celui de don Juan est bien plus brillant. Si -Saint-Preux change de goût au milieu de sa vie, solitaire -et retiré, avec des habitudes pensives, il se trouve -sur la scène du monde à la dernière place, tandis que -don Juan se voit une réputation superbe parmi les -hommes, et pourra peut-être encore plaire à une -femme tendre en lui faisant le sacrifice sincère de ses -goûts libertins.</p> - -<p>Par toutes les raisons présentées jusqu'ici, il me -semble que la question se balance. Ce qui me fait -croire les Werther plus heureux, c'est que don Juan -réduit l'amour à n'être qu'une affaire ordinaire. Au -lieu d'avoir, comme Werther, des réalités qui se -modèlent sur ses désirs, il a des désirs imparfaitement -satisfaits par la froide réalité, comme dans l'ambition, -l'avarice et les autres passions. Au lieu de se perdre -dans les rêveries enchanteresses de la cristallisation, -il pense comme un général au succès de ses manœuvres<a id="FNanchor_213" href="#Footnote_213" class="fnanchor">[213]</a>, -et, en un mot, tue l'amour, au lieu d'en jouir -plus qu'un autre, comme croit le vulgaire.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_213" href="#FNanchor_213"><span class="label">[213]</span></a> Comparez <i>Lovelace</i> à <i>Tom Jones</i>.</p> -</div> -<p>Ce qui précède me semble sans réplique. Une autre -raison qui l'est pour le moins autant à mes yeux, mais -que, grâce à la méchanceté de la providence, il faut -pardonner aux hommes de ne pas reconnaître, c'est -que l'habitude de la justice me paraît, sauf les accidents, -la route la plus assurée pour arriver au bonheur, et -les Werther ne sont pas scélérats<a id="FNanchor_214" href="#Footnote_214" class="fnanchor">[214]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_214" href="#FNanchor_214"><span class="label">[214]</span></a> Voir la <i>Vie privée du duc de Richelieu</i>, 9 volumes in-8<sup>o</sup>. -Pourquoi, au moment où un assassin tue un homme, ne tombe-t-il -pas mort aux pieds de sa victime? Pourquoi les maladies? -et, s'il y a des maladies, pourquoi un Troistaillons ne meurt-il -pas de la colique? Pourquoi Henri IV règne-t-il vingt et un -ans, et Louis XV cinquante-neuf? Pourquoi la durée de la vie -n'est-elle pas en proportion exacte avec le degré de vertu de -chaque homme? Et autres questions <i>infâmes</i>, diront les philosophes -anglais, qu'il n'y a assurément aucun mérite à poser, -mais auxquelles il y aurait quelque mérite à répondre autrement -que par des injures et du <i lang="en" xml:lang="en">cant</i>.</p> -</div> -<p>Pour être heureux dans le crime, il faudrait exactement -n'avoir pas de remords. Je ne sais si un tel être -peut exister<a id="FNanchor_215" href="#Footnote_215" class="fnanchor">[215]</a>; je ne l'ai jamais rencontré, et je parierais -que l'aventure de M<sup>me</sup> Michelin troublait les nuits -du duc de Richelieu.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_215" href="#FNanchor_215"><span class="label">[215]</span></a> Voir Néron après le meurtre de sa mère, dans Suétone; -et cependant de quelles belles masses de flatterie n'était-il pas -environné?</p> -</div> -<p>Il faudrait, ce qui est impossible, n'avoir exactement -pas de sympathie, ou pouvoir mettre à mort le genre -humain<a id="FNanchor_216" href="#Footnote_216" class="fnanchor">[216]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_216" href="#FNanchor_216"><span class="label">[216]</span></a> La cruauté n'est qu'une sympathie souffrante. Le <i>pouvoir</i> -n'est le premier des bonheurs, après l'amour, que parce que -l'on croît être en état de <i>commander la sympathie</i>.</p> -</div> -<p>Les gens qui ne connaissent l'amour que par les -romans éprouveront une répugnance naturelle en lisant -ces phrases en faveur de la vertu en amour. C'est que, -par les lois du roman, la peinture de l'amour vertueux -est essentiellement ennuyeuse et peu intéressante. Le -sentiment de la vertu paraît ainsi de loin neutraliser -celui de l'amour, et les paroles <i>amour vertueux</i> semblent -synonymes d'amour faible. Mais tout cela est une -<i>infirmité</i> de l'art de peindre, qui ne fait rien à la passion -telle qu'elle existe dans la nature<a id="FNanchor_217" href="#Footnote_217" class="fnanchor">[217]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_217" href="#FNanchor_217"><span class="label">[217]</span></a> Si l'on peint aux yeux du spectateur le sentiment de la -vertu à côté du sentiment de l'amour, on se trouve avoir représenté -un cœur partagé entre deux sentiments. La vertu dans -les romans n'est bonne qu'à sacrifier. Julie d'Étanges.</p> -</div> -<p>Je demande la permission de faire le portrait du plus -intime de mes amis.</p> - -<p>Don Juan abjure tous les devoirs qui le lient au reste -des hommes. Dans le grand marché de la vie, c'est un -marchand de mauvaise foi qui prend toujours et ne -paye jamais. L'idée de l'égalité lui inspire la rage que -l'eau donne à l'hydrophobe; c'est pour cela que l'orgueil -de la naissance va si bien au caractère de don -Juan. Avec l'idée de l'égalité des droits disparaît celle -de la justice, ou plutôt si don Juan est sorti d'un sang -illustre, ces idées communes ne l'ont jamais approché; -et je croirais assez qu'un homme qui porte un nom -historique est plus disposé qu'un autre à mettre le feu -à une ville pour se faire cuire un œuf<a id="FNanchor_218" href="#Footnote_218" class="fnanchor">[218]</a>. Il faut l'excuser; -il est tellement possédé de l'amour de soi-même, -qu'il arrive au point de perdre l'idée du mal qu'il cause, -et de ne voir plus que lui dans l'univers qui puisse -jouir ou souffrir. Dans le feu de la jeunesse, quand -toutes les passions font sentir la vie dans notre propre -cœur et éloignent la méfiance de celui des autres, don -Juan, plein de sensations et de bonheur apparent, s'applaudit -de ne songer qu'à soi, tandis qu'il voit les autres -hommes sacrifier au devoir; il croit avoir trouvé le -grand art de vivre. Mais, au milieu de son triomphe, -à peine à trente ans, il s'aperçoit avec étonnement que -la vie lui manque, il éprouve un dégoût croissant pour -ce qui faisait tous ses plaisirs. Don Juan me disait à -Thorn, dans un accès d'humeur noire: «Il n'y a pas -vingt variétés de femmes, et une fois qu'on en a eu -deux ou trois de chaque variété, la satiété commence.» -Je répondais: «Il n'y a que l'imagination -qui échappe pour toujours à la satiété. Chaque -femme inspire un intérêt différent, et bien plus, la -même femme, si le hasard vous la présente deux ou -trois ans plus tôt ou plus tard dans le cours de la -vie, et si le hasard veut que vous aimiez, est aimée -d'une manière différente. Mais une femme tendre, -même en vous aimant, ne produirait sur vous, par -ses prétentions à l'égalité, que l'irritation de l'orgueil. -Votre manière d'avoir les femmes tue toutes -les autres jouissances de la vie; celle de Werther -les centuple.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_218" href="#FNanchor_218"><span class="label">[218]</span></a> Voir Saint-Simon, fausse couche de M<sup>me</sup> la duchesse de -Bourgogne, et M<sup>me</sup> de Motteville, <i lang="la" xml:lang="la">passim</i>. Cette princesse, qui -s'étonnait que les autres femmes eussent cinq doigts à la main -comme elle; ce duc d'Orléans, Gaston, frère de Louis XIII, -trouvant si simple que ses favoris allassent à l'échafaud pour -lui faire plaisir. Voyez, en 1820, ces messieurs mettre en avant -une loi d'élection qui peut ramener les Robespierre en France, -etc., etc.; voyez Naples en 1799. (Je laisse cette note écrite -en 1820. Liste des grands seigneurs de 1778 avec des notes sur -leur moralité, données par le général Laclos, vue à Naples, -chez le marquis Berio; manuscrit de plus de trois cents pages -bien scandaleux.)</p> -</div> -<p>Ce triste drame arrive au dénouement. On voit le -don Juan vieillissant s'en prendre aux choses de sa -propre satiété, et jamais à soi. On le voit, tourmenté -du poison qui le dévore, s'agiter en tous sens et changer -continuellement d'objet. Mais, quel que soit le -brillant des apparences, tout se termine pour lui à -changer de peine; il se donne de l'ennui paisible ou -de l'ennui agité: voilà le seul choix qui lui reste.</p> - -<p>Enfin il découvre et s'avoue à soi-même cette fatale -vérité; dès lors il est réduit pour toute jouissance à -faire sentir son pouvoir, et à faire ouvertement le mal -pour le mal. C'est aussi le dernier degré du malheur -habituel; aucun poète n'a osé en présenter l'image -fidèle, ce tableau ressemblant ferait horreur.</p> - -<p>Mais on peut espérer qu'un homme supérieur détournera -ses pas de cette route fatale, car il y a une contradiction -au fond du caractère de don Juan. Je lui ai -supposé beaucoup d'esprit, et beaucoup d'esprit conduit -à la découverte de la vertu par le chemin du temple -de la gloire<a id="FNanchor_219" href="#Footnote_219" class="fnanchor">[219]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_219" href="#FNanchor_219"><span class="label">[219]</span></a> Le caractère du jeune privilégié, en 1822, est assez correctement -représenté par le brave Bothwell, d'<i lang="en" xml:lang="en">Old Mortality</i>.</p> -</div> -<p>La Rochefoucauld, qui s'entendait pourtant en -amour-propre, et qui dans la vie réelle n'était rien -moins qu'un nigaud d'homme de lettres<a id="FNanchor_220" href="#Footnote_220" class="fnanchor">[220]</a>, dit (267): -«Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux -par la passion que l'on a que par celle que l'on -inspire.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_220" href="#FNanchor_220"><span class="label">[220]</span></a> Voir les Mémoires de Retz, et le mauvais moment qu'il fit -passer au coadjuteur, entre deux portes, au Parlement.</p> -</div> -<p>Le bonheur de don Juan n'est que de la vanité basée, -il est vrai, sur des circonstances amenées par beaucoup -d'esprit et d'activité; mais il doit sentir que le moindre -général qui gagne une bataille, que le moindre préfet -qui contient un département, a une jouissance plus -remarquable que la sienne; tandis que le bonheur du -duc de Nemours quand M<sup>me</sup> de Clèves lui dit qu'elle -l'aime est, je crois, au-dessus du bonheur de Napoléon -à Marengo.</p> - -<p>L'amour à la don Juan est un sentiment dans le -genre du goût pour la chasse. C'est un besoin d'activité -qui doit être réveillé par des objets divers et mettant -sans cesse en doute votre talent.</p> - -<p>L'amour à la Werther est comme le sentiment d'un -écolier qui fait une tragédie et mille fois mieux; c'est -un but nouveau dans la vie, auquel tout se rapporte, -et qui change la face de tout. L'amour-passion jette -aux yeux d'un homme toute la nature avec ses aspects -sublimes, comme une nouveauté inventée d'hier. Il -s'étonne de n'avoir jamais vu le spectacle singulier qui -se découvre à son âme. Tout est neuf, tout est vivant, -tout respire l'intérêt le plus passionné<a id="FNanchor_221" href="#Footnote_221" class="fnanchor">[221]</a>. Un amant -voit la femme qu'il aime dans la ligne d'horizon de -tous les paysages qu'il rencontre, et faisant cent lieues -pour aller l'entrevoir un instant, chaque arbre, chaque -rocher lui parle d'elle d'une manière différente et lui -en apprend quelque chose de nouveau. Au lieu du fracas -de ce spectacle magique, don Juan a besoin que -les objets extérieurs, qui n'ont de prix pour lui que -par leur degré d'utilité, lui soient rendus piquants par -quelque intrigue nouvelle.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_221" href="#FNanchor_221"><span class="label">[221]</span></a> Vol. 1819. Les Chèvrefeuilles à la descente.</p> -</div> -<p>L'amour à la Werther a de singuliers plaisirs; après -un an ou deux, quand l'amant n'a plus, pour ainsi -dire, qu'une âme avec ce qu'il aime, et cela, chose -étrange, même indépendamment des succès en amour, -même avec les rigueurs de sa maîtresse, quoi qu'il -fasse ou qu'il voie, il se demande: «Que dirait-elle si -elle était avec moi? que lui dirais-je de cette vue de -<i>Casa-Lecchio</i>?» Il lui parle, il écoute ses réponses, -il rit des plaisanteries qu'elle lui fait. A cent lieues -d'elle et sous le poids de sa colère, il se surprend à se -faire cette réflexion: «Léonore était fort gaie ce -soir.» Il se réveille: «Mais, mon Dieu! se dit-il en -soupirant, il y a des fous à Bedlam qui le sont moins -que moi!»</p> - -<p>«—Mais vous m'impatientez, me dit un de mes -amis auquel je lis cette remarque: vous opposez sans -cesse l'homme passionné au don Juan, ce n'est pas là -la question. Vous auriez raison si l'on pouvait à -volonté se donner une passion. Mais dans l'indifférence, -que faire?»—L'amour-goût, sans horreurs. -Les horreurs viennent toujours d'une petite âme qui -a besoin de se rassurer sur son propre mérite.</p> - -<p>Continuons. Les don Juan doivent avoir bien de la -peine à convenir de la vérité de cet état de l'âme dont -je parlais tout à l'heure. Outre qu'ils ne peuvent le -voir ni le sentir, il choque trop leur vanité. L'erreur -de leur vie est de croire conquérir en quinze jours ce -qu'un amant transi obtient à peine en six mois. Ils se -fondent sur des expériences faites aux dépens de ces -pauvres diables qui n'ont ni l'âme qu'il faut pour -plaire, en révélant ses mouvements naïfs à une femme -tendre, ni l'esprit nécessaire pour le rôle de don Juan. -Ils ne veulent pas voir que ce qu'ils obtiennent, fût-il -même accordé par la même femme, n'est pas la même -chose.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">L'homme prudent sans cesse se méfie.</div> -<div class="verse">C'est pour cela que des amants trompeurs</div> -<div class="verse">Le nombre est grand. Les dames que l'on prie</div> -<div class="verse">Font soupirer longtemps des serviteurs</div> -<div class="verse">Qui n'ont jamais été faux de leur vie.</div> -<div class="verse">Mais du trésor qu'elles donnent enfin</div> -<div class="verse">Le prix n'est su que du cœur qui le goûte;</div> -<div class="verse">Plus on l'achète et plus il est divin:</div> -<div class="verse">Le lot d'amour ne vaut pas ce qu'il coûte.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">Nivernais</span>, <i>le Troubadour Guillaume de la Tour</i>, <small>III</small>, 342.</div> -<p>L'amour-passion à l'égard des don Juan peut se -comparer à une route singulière, escarpée, incommode, -qui commence à la vérité parmi des bosquets charmants, -mais bientôt se perd entre des rochers taillés -à pic, dont l'aspect n'a rien de flatteur pour les yeux -vulgaires. Peu à peu la route s'enfonce dans les hautes -montagnes au milieu d'une forêt sombre dont les -arbres immenses, en interceptant le jour par leurs -têtes touffues et élevées jusqu'au ciel, jettent une -sorte d'horreur dans les âmes non trempées par le -danger.</p> - -<p>Après avoir erré péniblement comme dans un labyrinthe -infini dont les détours multipliés impatientent -l'amour-propre, tout à coup l'on fait un détour, et -l'on se trouve dans un monde nouveau, dans la délicieuse -vallée de Cachemire de Lalla-Rook.</p> - -<p>Comment les don Juan, qui ne s'engagent jamais dans -cette route ou qui n'y font tout au plus que quelques -pas, pourraient-ils juger des aspects qu'elle présente -au bout du voyage?</p> - -<hr /> - - -<p>«Vous voyez que l'inconstance est bonne:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">«Il me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde.»</div> -</div> - -<p>—Bien, vous vous moquez des serments et de la -justice. Que cherche-t-on par l'inconstance? le plaisir -apparemment.</p> - -<p>Mais le plaisir que l'on rencontre auprès d'une jolie -femme désirée quinze jours et gardée trois mois, est -<i>différent</i> du plaisir que l'on trouve avec une maîtresse -désirée trois ans et gardée dix.</p> - -<p>Si je ne mets pas <i>toujours</i>, c'est qu'on dit que la -vieillesse, changeant nos organes, nous rend incapables -d'aimer; pour moi, je n'en crois rien. Votre maîtresse, -devenue votre amie intime, vous donne d'autres -plaisirs, les plaisirs de la vieillesse. C'est une fleur -qui, après avoir été rose le matin, dans la saison des -fleurs, se change en un fruit délicieux le soir, quand -les roses ne sont plus de saison<a id="FNanchor_222" href="#Footnote_222" class="fnanchor">[222]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_222" href="#FNanchor_222"><span class="label">[222]</span></a> Voir les Mémoires de Collé; sa femme.</p> -</div> -<p>Une maîtresse désirée trois ans est réellement maîtresse -dans toute la force du terme; on ne l'aborde -qu'en tremblant, et, dirais-je aux don Juan, l'homme -qui tremble ne s'ennuie pas. Les plaisirs de l'amour -sont toujours en proportion de la crainte.</p> - -<p>Le malheur de l'inconstance, c'est l'ennui; le malheur -de l'amour-passion, c'est le désespoir et la mort. On -remarque les désespoirs d'amour; ils font anecdote; -personne ne fait attention aux vieux libertins blasés -qui crèvent d'ennui et dont Paris est pavé.</p> - -<p>«L'amour brûle la cervelle à plus de gens que l'ennui.»—Je -le crois bien, l'ennui ôte tout, jusqu'au -courage de se tuer.</p> - -<p>Il y a tel caractère fait pour ne trouver le plaisir que -dans la variété. Mais un homme qui porte aux nues le -vin de Champagne aux dépens du bordeaux ne fait -que dire avec plus ou moins d'éloquence: «J'aime -mieux le Champagne.»</p> - -<p>Chacun de ces vins a ses partisans, et tous ont raison, -s'ils se connaissent bien eux-mêmes, et s'ils courent -après le genre de bonheur qui est le mieux adapté -à leurs organes<a id="FNanchor_223" href="#Footnote_223" class="fnanchor">[223]</a> et à leurs habitudes. Ce qui gâte le -parti de l'inconstance, c'est que tous les sots se rangent -de ce côté par manque de courage.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_223" href="#FNanchor_223"><span class="label">[223]</span></a> Les physiologistes qui connaissent les organes vous disent: -«L'injustice, dans les relations de la vie sociale, produit sécheresse, -défiance et malheur.»</p> -</div> -<p>Mais enfin chaque homme, s'il veut se donner la -peine de s'étudier soi-même, a son <i>beau idéal</i>, et il me -semble qu'il y a toujours un peu de ridicule à vouloir -convertir son voisin.</p> - - - - -<h3 id="ch60">CHAPITRE LX<br /> -Des fiasco (inédit).</h3> - - -<p>«Tout l'empire amoureux est rempli d'histoires tragiques,» -dit M<sup>me</sup> de Sévigné, racontant le malheur de -son fils auprès de la célèbre Champmeslé.</p> - -<p>Montaigne se tire fort bien d'un sujet si scabreux.</p> - -<p>«Je suis encore en ce doute que ces plaisantes liaisons -d'aiguillettes, de quoy nostre monde se void si -entraué, qu'il ne se parle d'autre chose, ce sont volontiers -des impressions de l'appréhension et de la crainte; -car ie sçay par expérience que tel de qui ie puis respondre -comme de moy-mesme, en qui il ne pouuoit -cheoir soupçon aucun de foiblesse, et aussi peu d'enchantement, -ayant ouy faire le conte à vn sien compagnon -d'vne défaillance extraordinaire, en quoy il estoit -tombé sur le poinct qu'il en avoit le moins de besoin, -se trouuant en pareille occasion, l'horreur de ce conte -luy vint à coup si rudement frapper l'imagination, qu'il -encourut vne fortune pareille. Et de là en hors fut -subiect à y recheoir, ce vilain souuenir de son inconuénient -le gourmandant et le tyrannisant. Il trouua -quelque remède à cette resuerie par vne autre resuerie. -C'est que, aduouant luy mesme, et preschant, auant -la main, cette sienne subiection, la contention de son -asme se soulageoit sur ce que, apportant ce mal comme -attendu, son obligation s'en amoindrissoit et lui en -poisoit moins…</p> - -<p>«Qui en a esté vne fois capable n'en est plus incapable, -sinon par iuste foiblesse. Ce malheur n'est à -craindre qu'aux entreprises où notre asme se trouue -outre mesure tendue de desir et de respect… J'en sçay -à qui il a seruy d'y apporter le corps mesme, demy -rassasié d'ailleurs… L'asme de l'assaillant, troublée de -plusieurs diuerses allarmes, se perd aisément… La bru -de Pythagoras disait que la femme qui se couche auec -vn homme doit auec sa cotte laisser quant et quant la -honte, et la reprendre auec sa cotte.»</p> - -<p>Cette femme avait raison pour la galanterie et tort -pour l'amour.</p> - -<p>Le premier triomphe, mettant à part toute vanité, -n'est directement agréable pour aucun homme:</p> - -<p>1<sup>o</sup> A moins qu'il n'ait pas eu le temps de désirer -cette femme et de la livrer à son imagination, c'est-à-dire -à moins qu'il ne l'ait dans les premiers moments -qu'il la désire. C'est le cas du plus grand plaisir physique -possible; car toute l'âme s'applique encore à voir -les beautés sans songer aux obstacles.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Ou à moins qu'il ne soit question d'une femme -absolument sans conséquence, une jolie femme de -chambre, par exemple, une de ces femmes que l'on ne -se souvient de désirer que quand on les voit. S'il entre -un grain de passion dans le cœur, il entre un grain de -<i>fiasco</i> possible.</p> - -<p>3<sup>o</sup> Ou à moins que l'amant n'ait sa maîtresse d'une -manière si imprévue, qu'elle ne lui laisse pas le temps -de la moindre réflexion.</p> - -<p>4<sup>o</sup> Ou à moins d'un amour dévoué et excessif de la -part de la femme, et non senti au même degré par son -amant.</p> - -<p>Plus un homme est éperdument amoureux, plus -grande est la violence qu'il est obligé de se faire pour -oser toucher aussi familièrement, et risquer de fâcher -un être qui, pour lui, semblable à la Divinité, lui inspire -l'extrême amour et le respect extrême.</p> - -<p>Cette crainte-là, suite d'une passion fort tendre, et -dans l'<i>amour-goût</i> la mauvaise honte qui provient d'un -immense désir de plaire et du manque de courage, forment -un sentiment extrêmement pénible que l'on sent -en soi insurmontable, et dont on rougit. Or, si l'âme -est occupée à avoir de la honte et à la surmonter, elle -ne peut pas être employée à avoir du plaisir; car, -avant de songer au plaisir, qui est un luxe, il faut que -la <i>sûreté</i>, qui est le nécessaire, ne courre aucun -risque.</p> - -<p>Il est des gens qui, comme Rousseau, éprouvent de -la mauvaise honte, même chez les filles; ils n'y vont -pas, car on ne les a qu'une fois, et cette première fois -est désagréable.</p> - -<p>Pour voir que, vanité à part, le premier triomphe est -très souvent un effort pénible, il faut distinguer entre -le plaisir de l'aventure et le bonheur du moment qui la -suit; on est toujours content:</p> - -<p>1<sup>o</sup> De se trouver enfin dans cette situation qu'on a -tant désirée; d'être en possession d'un bonheur parfait -pour l'avenir, et d'avoir passé le temps de ces -rigueurs si cruelles qui vous faisaient douter de l'amour -de ce que vous aimiez;</p> - -<p>2<sup>o</sup> De s'en être bien tiré, et d'avoir échappé à un -danger; cette circonstance fait que ce n'est pas de la -joie pure dans l'<i>amour-passion</i>; on ne sait ce qu'on -fait, et l'on est sûr de ce qu'on aime; mais dans -l'<i>amour-goût</i>, qui ne perd jamais la tête, ce moment -est comme le retour d'un voyage; on s'examine, et, si -l'amour tient beaucoup de la vanité, on veut masquer -l'examen;</p> - -<p>3<sup>o</sup> La partie vulgaire de l'âme jouit d'avoir emporté -une victoire.</p> - -<p>Pour peu que vous ayez de passion pour une femme, -ou que votre imagination ne soit pas épuisée, si elle a -la maladresse de vous dire un soir, d'un air tendre et -interdit: «Venez demain à midi, je ne recevrai personne.» -Par agitation nerveuse, vous ne dormirez pas -de la nuit; l'on se figure de mille manières le bonheur -qui nous attend; la matinée est un supplice; enfin, -l'heure sonne, et il semble que chaque coup de l'horloge -vous retentit dans le diaphragme. Vous vous acheminez -vers la rue avec une palpitation; vous n'avez pas -la force de faire un pas. Vous apercevez derrière sa jalousie -la femme que vous aimez; vous montez en vous -faisant courage… et vous faites le <i>fiasco d'imagination</i>.</p> - -<p>M. Rapture, homme excessivement nerveux, artiste -et tête étroite, me contait à Messine que, non seulement -toutes les premières fois, mais même à tous les -rendez-vous, il a toujours eu du malheur. Cependant -je croirais qu'il a été homme tout autant qu'un autre; -du moins je lui ai connu deux maîtresses charmantes.</p> - -<p>Quant au sanguin parfait (le vrai Français, qui prend -tout du beau côté, le colonel Mathis), un rendez-vous -pour demain à midi, au lieu de le tourmenter par -excès de sentiment, peint tout en couleur de rose jusqu'au -moment fortuné. S'il n'eût pas eu de rendez-vous, -le sanguin se serait un peu ennuyé.</p> - -<p>Voyez l'analyse de l'amour par Helvétius; je parierais -qu'il sentait ainsi, et il écrivait pour la majorité -des hommes. Ces gens-là ne sont guère susceptibles -de l'<i>amour-passion</i>; il troublerait leur belle tranquillité; -je crois qu'ils prendraient ses transports pour du -malheur; du moins ils seraient humiliés de sa timidité.</p> - -<p>Le sanguin ne peut connaître tout au plus qu'une -espèce de <i>fiasco</i> moral: c'est lorsqu'il reçoit un rendez-vous -de Messaline, et que, au moment d'entrer -dans son lit, il vient à penser devant quel terrible juge -il va se montrer.</p> - -<p>Le timide tempérament mélancolique parvient quelquefois -à se rapprocher du sanguin, comme dit Montaigne, -par l'ivresse du vin de Champagne, pourvu -toutefois qu'il ne se la donne pas exprès. Sa consolation -doit être que ces gens si brillants qu'il envie, et -dont jamais il ne saurait approcher, n'ont ni ses plaisirs -divins ni ses accidents, et que les beaux-arts, qui -se nourrissent des timidités de l'amour, sont pour eux -lettres closes. L'homme qui ne désire qu'un bonheur -commun, comme Duclos, le trouve souvent, n'est -jamais malheureux, et, par conséquent, n'est pas sensible -aux arts.</p> - -<p>Le tempérament athlétique ne trouve ce genre de -malheur que par épuisement ou faiblesse corporelle, -au contraire des tempéraments nerveux et mélancoliques, -qui semblent créés tout exprès.</p> - -<p>Souvent, en se fatiguant auprès d'une autre femme, -ces pauvres mélancoliques parviennent à éteindre un -peu leur imagination, et par là à jouer un moins triste -rôle auprès de la femme objet de leur passion.</p> - -<p>Que conclure de tout ceci? Qu'une femme sage ne se -donne jamais la première fois par rendez-vous.—Ce -doit être un bonheur imprévu.</p> - -<p>Nous parlions ce soir de <i>fiasco</i> à l'état-major du -général Michaud, cinq très beaux jeunes gens de vingt-cinq -à trente ans et moi. Il s'est trouvé que, à l'exception -d'un fat, qui probablement n'a pas dit vrai, nous -avions tous fait <i>fiasco</i> la première fois avec nos maîtresses -les plus célèbres. Il est vrai que peut être aucun -de nous n'a connu ce que Delfante appelle l'<i>amour-passion</i>.</p> - -<p>L'idée que ce malheur est extrêmement commun doit -diminuer le danger.</p> - -<p>J'ai connu un beau lieutenant de hussards, de vingt-trois -ans, qui, à ce qu'il me semble, par excès d'amour, -les trois premières nuits qu'il put passer avec une maîtresse -qu'il adorait depuis six mois, et qui, pleurant un -autre amant tué à la guerre, l'avait traité fort durement, -ne put que l'embrasser et pleurer de joie. Ni lui -ni elle n'étaient attrapés.</p> - -<p>L'ordonnateur H. Mondor, connu de toute l'armée, -a fait <i>fiasco</i> trois jours de suite avec la jeune et séduisante -comtesse Koller.</p> - -<p>Mais le roi du <i>fiasco</i>, c'est le raisonnable et beau -colonel Horse, qui a fait <i>fiasco</i> seulement trois mois -de suite avec l'espiègle et piquante N… V…, et, enfin, -a été réduit à la quitter sans l'avoir jamais eue.</p> - - - - -<h3 id="ch61">FRAGMENTS DIVERS</h3> - - -<p>J'ai réuni sous ce titre, que j'aurais voulu rendre -encore plus modeste, un choix fait sans trop de sévérité -parmi trois ou quatre cents cartes à jouer sur lesquelles -j'ai trouvé des lignes tracées au crayon; souvent -ce qu'il faut bien appeler le manuscrit original, -faute d'un nom plus simple, est bâti de morceaux de -papier de toute grandeur écrits au crayon, et que Lisio -attachait avec de la cire pour ne pas avoir l'embarras -de recopier. Il m'a dit une fois que rien de ce qu'il -notait ne lui semblait une heure après valoir la peine -d'être recopié. Je suis entré dans ce détail avec l'espérance -qu'il me servira d'excuse pour les répétitions.</p> - - -<h4>I</h4> - -<p>On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du -caractère.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>En 1821, la haine, l'amour et l'avarice, les trois passions -les plus fréquentes, et avec le jeu, presque les -seules à Rome.</p> - -<p>Les Romains paraissent <i>méchants</i> au premier abord; -ils ne sont qu'extrêmement méfiants, et avec une imagination -qui s'enflamme à la plus légère apparence.</p> - -<p>S'ils font des méchancetés <i>gratuites</i>, c'est un homme -rongé par la peur, et qui cherche à se rassurer en -essayant son fusil.</p> - - -<h4>III</h4> - -<p>Si je disais, comme je le crois, que la <i>bonté</i> est le -trait distinctif du caractère des habitants de Paris, je -craindrais beaucoup de les offenser.</p> - -<p>«Je ne veux pas être bon.»</p> - - -<h4>IV</h4> - -<p>Une marque de l'amour vient de naître, c'est que -tous les plaisirs et toutes les peines que peuvent donner -toutes les autres passions et tous les autres besoins -de l'homme cessent à l'instant de l'affecter.</p> - - -<h4>V</h4> - -<p>La pruderie est une espèce d'avarice, la pire de -toutes.</p> - - -<h4>VI</h4> - -<p>Avoir le caractère solide, c'est avoir une longue et -ferme expérience des mécomptes et des malheurs de -la vie. Alors l'on désire constamment et l'on ne désire -pas du tout.</p> - - -<h4>VII</h4> - -<p>L'amour tel qu'il est dans la haute société, c'est -l'amour des combats, c'est l'amour du jeu.</p> - - -<h4>VIII</h4> - -<p>Rien ne tue l'amour-goût comme les bouffées d'amour-passion -dans le partner.</p> - -<div class="date">Contessina L. Forlì, 1819.</div> - -<h4>IX</h4> - -<p>Grand défaut des femmes, le plus choquant de tous -pour un homme un peu digne de ce nom: le public, -en fait de sentiments, ne s'élève guère qu'à des idées -basses, et elles font le public juge suprême de leur -vie; je dis même les plus distinguées, et souvent sans -s'en douter, et même en croyant et disant le contraire.</p> - -<div class="date">Brescia, 1819.</div> - -<h4>X</h4> - -<p><i>Prosaïque</i> est un mot nouveau qu'autrefois je trouvais -ridicule, car rien de plus froid que nos poésies; -s'il y a quelque chaleur en France depuis cinquante -ans, c'est assurément dans la prose.</p> - -<p>Mais enfin la contessina L… se servait du mot <i>prosaïque</i>, -et j'aime à l'écrire.</p> - -<p>La définition est dans <i>Don Quichotte</i> et dans le <i>Contraste -parfait du maître et de l'écuyer</i>. Le maître, -grand et pâle; l'écuyer, gras et frais. Le premier, tout -héroïsme et courtoisie; le second tout égoïsme et servilité; -le premier, toujours rempli d'imaginations -romanesques et touchantes; le second, un modèle d'esprit -de conduite, un recueil de proverbes bien sages; -le premier, toujours nourrissant son âme de quelque -contemplation héroïque et hasardée; l'autre, ruminant -quelque plan bien sage et dans lequel il ne manque -pas d'admettre soigneusement en ligne de compte l'influence -de tous les petits mouvements honteux et -égoïstes du cœur humain.</p> - -<p>Au moment où le premier devait être détrompé par -le <i>non-succès</i> de ses imaginations d'hier, il est déjà -occupé de ses châteaux en Espagne d'aujourd'hui.</p> - -<p>Il faut avoir un mari prosaïque et prendre un amant -romanesque.</p> - -<p>Malborough avec l'âme <i>prosaïque</i>; Henri IV amoureux -à cinquante-cinq ans d'une jeune princesse qui -n'oubliait pas son âge, un cœur romanesque<a id="FNanchor_224" href="#Footnote_224" class="fnanchor">[224]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_224" href="#FNanchor_224"><span class="label">[224]</span></a> Dulaure, <i>Histoire de Paris</i>.</p> - -<p>Scène muette dans l'appartement de la reine, le soir de la -fête de la princesse de Condé; les ministres collés contre les -murs et silencieux; le roi se promenant à grands pas.</p> -</div> -<p>Il y a moins d'âmes prosaïques dans la noblesse que -dans le tiers état.</p> - -<p>C'est le défaut du commerce, il rend prosaïque.</p> - - -<h4>XI</h4> - -<p>Rien d'intéressant comme la passion, c'est que tout -y est imprévu et que l'agent y est victime. Rien de -plat comme l'amour-goût, où tout est calcul comme -dans toutes les prosaïques affaires de la vie.</p> - - -<h4>XII</h4> - -<p>On finit toujours, à la fin de la visite, par traiter -son amant mieux qu'on ne voudrait.</p> - -<div class="date">L. 2 novembre 1818.</div> -<div class="section"></div> -<h4>XIII</h4> - -<p>L'influence du rang se fait toujours sentir à travers -le génie chez un parvenu. Voyez Rousseau tombant -amoureux de toutes les <i>dames</i> qu'il rencontrait, et -pleurant de ravissement, parce que le duc de L***, un -des plus plats courtisans de l'époque, daigne se promener -à droite plutôt qu'à gauche, pour accompagner un -M. Coindet, ami de Rousseau.</p> - -<div class="date">L. 3 mai 1820.</div> - -<h4>XIV</h4> - -<div class="date">Ravenne, 23 janvier 1820.</div> -<p>Les femmes ici n'ont que l'éducation des choses; -une mère ne se gêne guère pour être au désespoir ou -au comble de la joie, par amour, devant ses filles de -douze à quinze ans. Rappelez-vous que dans ces climats -heureux, beaucoup de femmes sont très bien jusqu'à -quarante-cinq ans, et la plupart sont mariées à -dix-huit.</p> - -<p>La Valchiusa, disant hier de Lampugnani: «Ah! -celui-là était fait pour moi, il savait aimer, etc., etc.,» -et suivant longtemps ce discours avec une amie, devant -sa fille, jeune personne très alerte, de quatorze à quinze -ans, qu'elle menait aussi aux promenades sentimentales -avec cet amant.</p> - -<p>Quelquefois les jeunes filles accrochent des maximes -de conduite excellentes: par exemple, M<sup>me</sup> Guarnacci, -adressant à ses deux filles et à deux hommes qui en -toute leur vie ne lui ont fait que cette visite, des -maximes approfondies pendant une demi-heure, et -appuyées d'exemples à leur connaissance (celui de la -Cercara en Hongrie), sur l'époque précise à laquelle -il convient de punir, par l'infidélité, les amants qui se -conduisent mal.</p> - - -<h4>XV</h4> - -<p>Le sanguin, le Français véritable (le colonel M..is), -au lieu de se tourmenter par excès de sentiment -comme Rousseau, s'il a un rendez-vous pour demain -soir à sept heures, se peint tout en couleur de rose -jusqu'au moment fortuné. Ces gens-là ne sont guère -susceptibles de l'amour-passion, il troublerait leur -belle tranquillité. Je vais jusqu'à dire que peut être ils -prendraient ses transports pour du malheur, du moins -ils seraient humiliés de sa timidité.</p> - - -<h4>XVI</h4> - -<p>La plupart des hommes du monde, par vanité, par -méfiance, par crainte du malheur, ne se livrent à aimer -une femme qu'après l'intimité.</p> - - -<h4>XVII</h4> - -<p>Les âmes tendres ont besoin de la facilité chez une -femme pour encourager la cristallisation.</p> - - -<h4>XVIII</h4> - -<p>Une femme croit entendre la voix du public dans -le premier sot ou la première amie perfide qui se -déclare auprès d'elle l'interprète fidèle du public.</p> - - -<h4>XIX</h4> - -<p>Il y a un plaisir délicieux à serrer dans ses bras une -femme qui vous a fait beaucoup de mal, qui a été -votre cruelle ennemie pendant longtemps et qui est -prête à l'être encore. Bonheur des officiers français en -Espagne, 1812.</p> - - -<h4>XX</h4> - -<p>Il faut la solitude pour jouir de son cœur et pour -aimer, mais il faut être répandu dans le monde pour -réussir.</p> - - -<h4>XXI</h4> - -<p>Toutes les observations des Français sur l'amour -sont bien écrites, avec exactitude, point outrées, mais -ne portent que des affectations, légères, disait l'aimable -cardinal Lante.</p> - - -<h4>XXII</h4> - -<p>Tous les <i>mouvements de passion</i> de la comédie des -<i>Innamorati</i> de Goldoni sont excellents, c'est le style -et les pensées qui révoltent par la plus dégoûtante -bassesse: c'est le contraire d'une comédie française.</p> - - -<h4>XXIII</h4> - -<p>Jeunesse de 1822. Qui dit penchant sérieux, disposition -active, dit sacrifice du présent à l'avenir: rien -n'élève l'âme comme le pouvoir et l'habitude de tels -sacrifices. Je vois plus de probabilité pour les grandes -passions en 1832 qu'en 1772.</p> - - -<h4>XXIV</h4> - -<p>Le tempérament bilieux, quand il n'a pas des formes -trop repoussantes, est peut-être celui de tous qui est -le plus propre à frapper et à nourrir l'imagination des -femmes. Si le tempérament bilieux n'est pas placé dans -de belles circonstances, comme le Lauzun de Saint-Simon -(Mémoires, tome V, 380), le difficile, c'est de -s'y accoutumer. Mais, une fois ce caractère saisi par -une femme, il doit l'entraîner. Oui, même le sauvage -et fanatique Balfour (<i lang="en" xml:lang="en">Old Mortality</i>). C'est pour elles -le contraire du prosaïque.</p> - - -<h4>XXV</h4> - -<p>En amour on doute souvent de ce qu'on croit le plus -(la R. 355). Dans toute autre passion, l'on ne doute -plus de ce qu'on s'est une fois prouvé.</p> - - -<h4>XXVI</h4> - -<p>Les vers furent inventés pour aider la mémoire. -Plus tard on les conserva pour augmenter le plaisir -par la vue de la difficulté vaincue. Les garder aujourd'hui -dans l'art dramatique, reste de barbarie. Exemple: -l'ordonnance de la cavalerie, mise en vers par -M. de Bonnay.</p> - - -<h4>XXVII</h4> - -<p>Tandis que ce servant jaloux se nourrit d'ennui, -d'avarice, de haine et de passions vénéneuses et froides, -je passe une nuit heureuse à rêver à elle, à elle qui -me traite mal par méfiance.</p> - - -<h4>XXVIII</h4> - -<p>Il n'y a qu'une grande âme qui ose avoir un style -simple; c'est pour cela que Rousseau a mis tant de -rhétorique dans la <i>Nouvelle Héloïse</i>, ce qui la rend -illisible à trente ans.</p> - - -<h4>XXIX</h4> - -<p>«Le plus grand reproche que nous puissions nous -faire est assurément de laisser s'évanouir, comme ces -fantômes légers que produit le sommeil, les idées d'honneur -et de justice qui de temps en temps s'élèvent -dans notre cœur.»</p> - -<div class="attr">Lettre de Jena, mars 1819.</div> - -<h4>XXX</h4> - -<p>Une femme honnête est à la campagne, elle passe -une heure dans la serre chaude avec son jardinier; -des gens dont elle a contrarié les vues l'accusent d'avoir -trouvé un amant dans ce jardinier.</p> - -<p>Que répondre? Absolument parlant, la chose est possible. -Elle pourrait dire: «Mon caractère jure pour -moi, voyez les mœurs de toute ma vie»; mais ces -choses sont également invisibles, et aux méchants qui -ne veulent rien voir, et aux sots qui ne peuvent rien -voir.</p> - -<div class="date"><span class="sc">Salviati</span>, Rome, 23 juillet 1819.</div> - -<h4>XXXI</h4> - -<p>J'ai vu un homme découvrir que son rival était aimé, -et celui-ci ne pas le voir à cause de sa passion.</p> - - -<h4>XXXII</h4> - -<p>Plus un homme est éperdument amoureux, plus -grande est la violence qu'il est obligé de se faire pour -oser risquer de fâcher la femme qu'il aime et lui prendre -la main.</p> - - -<h4>XXXIII</h4> - -<p>Rhétorique ridicule, mais à la différence de celle de -Rousseau inspirée par la vraie passion: Mémoires de -M. de Mau***, lettre de S***.</p> - - -<h4>XXXIV</h4> - -<p>Naturel.</p> - -<p>J'ai vu, ou j'ai cru voir ce soir le triomphe du <i>naturel</i> -dans une jeune personne qui, il est vrai, me semble -avoir un grand caractère. Elle adore un de ses cousins, -cela me semble évident, et elle doit s'être avoué -à elle-même l'état de son cœur. Ce cousin l'aime; mais, -comme elle est très sérieuse avec lui, il croit ne pas -plaire, et se laisse entraîner aux marques de préférence -que lui donne Clara, une jeune veuve amie de Mélanie. -Je crois qu'il va l'épouser; Mélanie le voit et -souffre tout ce qu'un cœur fier et rempli malgré lui -d'une passion violente peut souffrir. Elle n'aurait qu'à -changer un peu ses manières; mais elle regarde comme -une bassesse qui aurait des conséquences durant toute -sa vie de s'écarter un instant du <i>naturel</i>.</p> - - -<h4>XXXV</h4> - -<p>Sapho ne vit dans l'amour que le délire des sens ou -le plaisir physique sublimé par la cristallisation. Anacréon -y chercha un amusement pour les sens et pour -l'esprit. Il y avait trop peu de sûreté dans l'antiquité -pour qu'on eût le loisir d'avoir un amour-passion.</p> - - -<h4>XXXVI</h4> - -<p>Il ne me faut que le fait précédent pour rire un peu -des gens qui trouvent Homère supérieur au Tasse. -L'amour-passion existait du temps d'Homère et pas -très loin de la Grèce.</p> - - -<h4>XXXVII</h4> - -<p>Femme tendre, qui cherchez à voir si l'homme que -vous adorez vous aime d'amour-passion, étudiez la -première jeunesse de votre amant. Tout homme distingué -fut d'abord, à ses premiers pas dans la vie, un -enthousiaste ridicule ou un infortuné. L'homme à l'humeur -gaie et douce, et au bonheur facile, ne peut aimer -avec la passion qu'il faut à votre cœur.</p> - -<p>Je n'appelle passion que celle qu'ont éprouvée de -longs malheurs, et de ces malheurs que les romans se -gardent bien de peindre, et d'ailleurs qu'ils <i>ne peuvent -pas</i> peindre.</p> - - -<h4>XXXVIII</h4> - -<p>Une résolution forte change sur-le-champ le plus -extrême malheur en un état supportable. Le soir d'une -bataille perdue, un homme fuit à toutes jambes sur un -cheval harassé; il entend distinctement le galop du -groupe de cavaliers qui le poursuivent; tout à coup il -s'arrête, descend de cheval, renouvelle l'amorce de sa -carabine et de ses pistolets, et prend la résolution de -se défendre. A l'instant, au lieu de voir la mort, il voit -la croix de la Légion d'honneur.</p> - - -<h4>XXXIX</h4> - -<p>Fond des mœurs anglaises. Vers 1730, quand nous -avions déjà Voltaire et Fontenelle, on inventa en Angleterre -une machine pour séparer le grain qu'on vient de -battre des petits fragments de paille; cela s'opérait au -moyen d'une roue qui donnait à l'air le mouvement -nécessaire pour enlever les fragments de paille; mais -en ce pays <i>biblique</i> les paysans prétendirent qu'il était -impie d'aller contre la volonté de la divine Providence, -et de produire ainsi un vent factice, au lieu de demander -au ciel, par une ardente prière, le vent nécessaire -pour vanner le blé, et d'attendre le moment marqué -par le dieu d'Israël. Comparez cela aux paysans -français<a id="FNanchor_225" href="#Footnote_225" class="fnanchor">[225]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_225" href="#FNanchor_225"><span class="label">[225]</span></a> Pour l'état actuel des mœurs anglaises, voir la <i>Vie de -M. Beattie</i>, écrite par un ami intime. On sera édifié de l'humilité -profonde de M. Beattie recevant dix guinées d'une vieille -marquise pour calomnier Hume. L'aristocratie tremblante s'appuie -sur des évêques à 200 000 livres de rente, et paye en -argent ou en considération des écrivains, <i>prétendus libéraux</i>, -pour dire des injures à Chénier (<i lang="en" xml:lang="en">Edinburg-Review</i>, 1821).</p> - -<p>Le <i lang="en" xml:lang="en">cant</i> le plus dégoûtant pénètre partout. Tout ce qui n'est -pas peinture de sentiments sauvages et énergiques en est -étouffé; impossible d'écrire une page gaie en anglais.</p> -</div> - -<h4>XL</h4> - -<p>Nul doute que ce ne soit une folie pour un homme -de s'exposer à l'amour-passion. Quelquefois cependant -le remède opère avec trop d'énergie. Les jeunes Américaines -des États-Unis sont tellement pénétrées et fortifiées -d'idées raisonnables, que l'amour, cette fleur de -la vie, y a déserté la jeunesse. On peut laisser en toute -sûreté, à Boston, une jeune fille seule avec un bel -étranger, et croire qu'elle ne songe qu'à la dot du futur.</p> - - -<h4>XLI</h4> - -<p>En France, les hommes qui ont perdu leur femme -sont tristes; les veuves, au contraire, gaies et heureuses. -Il y a un proverbe parmi les femmes sur la félicité -de cet état. Il n'y a donc pas d'égalité dans le contrat -d'union.</p> - - -<h4>XLII</h4> - -<p>Les gens heureux en amour ont l'air profondément -attentif, ce qui, pour un Français, veut dire profondément -triste.</p> - -<div class="date">Dresde, 1818.</div> - -<h4>XLIII</h4> - -<p>Plus on plaît généralement, moins on plaît profondément.</p> - - -<h4>XLIV</h4> - -<p>L'imitation des premiers jours de la vie fait que nous -contractons les passions de nos parents, même quand -ces passions empoisonnent notre vie (Orgueil de L.).</p> - -<p>XLV</p> - -<p>La source la plus respectable de l'<i>orgueil féminin</i>, -c'est la crainte de se dégrader aux yeux de son amant -par quelque démarche précipitée ou par quelque action -qui peut lui sembler peu féminine.</p> - - -<h4>XLVI</h4> - -<p>Le véritable amour rend la pensée de la mort fréquente, -aisée, sans terreurs, un simple objet de comparaison, -le prix qu'on donnerait pour bien des choses.</p> - - -<h4>XLVII</h4> - -<p>Que de fois ne me suis-je pas écrié au milieu de mon -courage: «Si quelqu'un me tirait un coup de pistolet -dans la tête, je le remercierais avant que d'expirer si -j'en avais le temps!» On ne peut avoir de courage -envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.</p> - -<div class="date">S. Février, 1820.</div> - -<h4>XLVIII</h4> - -<p>«Je ne saurais aimer, me disait une jeune femme; -Mirabeau et les lettres à Sophie m'ont dégoûté des -grandes âmes. Ces lettres fatales m'ont fait l'impression -d'une expérience personnelle.» Cherchez ce qu'on -ne voit jamais dans les romans; que deux ans de constance -avant l'intimité vous assurent du cœur de votre -amant.</p> - - -<h4>XLIX</h4> - -<p>Le <i>ridicule</i> effraye l'amour. Le ridicule impossible -en Italie, ce qui est de bon ton à Venise est bizarre à -Naples, donc rien n'est bizarre. Ensuite rien de ce qui -fait plaisir n'est blâmé. Voilà qui tue l'honneur bête, -et une moitié de la comédie.</p> - - -<h4>L</h4> - -<p>Les enfants commandent par les larmes, et quand on -ne les écoute pas, ils se font mal exprès. Les jeunes -femmes se <i>piquent</i> d'amour-propre.</p> - - -<h4>LI</h4> - -<p>C'est une réflexion commune, mais que sous ce prétexte -l'on oublie de croire, que tous les jours les âmes -qui sentent deviennent plus rares, et les esprits cultivés -plus communs.</p> - - -<h4>LII<br /> -Orgueil féminin.</h4> - -<div class="date">Bologne, 18 avril, 2 heures du matin.</div> -<p>Je viens de voir un exemple frappant; mais, tout -calcul fait, il faudrait quinze pages pour en donner une -idée juste, j'aimerais mieux, si j'en avais le courage, -noter les conséquences de ce que j'ai vu à n'en pas douter. -Voilà donc une conviction qu'il faut renoncer à -communiquer. Il y a trop de petites circonstances. Cet -orgueil est l'opposé de la vanité française. Autant que -je puis m'en souvenir, le seul ouvrage où je l'aie vu -esquissé, c'est la partie des Mémoires de M<sup>me</sup> Roland -où elle conte les petits raisonnements qu'elle faisait -étant fille.</p> - - -<h4>LIII</h4> - -<p>En France, la plupart des femmes ne font aucun cas -d'un jeune homme jusqu'à ce qu'elles en aient fait un -fat. Ce n'est qu'alors qu'il peut flatter la vanité.</p> - -<div class="attr"><span class="sc">Duclos</span>.</div> - -<h4>LIV</h4> - -<div class="date">Modène, 1820.</div> -<p>Zilietti me dit à minuit, chez l'aimable Marchesina R…: -«Je n'irai pas dîner à San-Michelle (c'est une auberge); -hier j'ai dit des bons mots, j'ai été plaisant en parlant -à Cl***, cela pourrait me faire remarquer.»</p> - -<p>N'allez pas croire que Zilietti soit sot ou timide. -C'est un homme prudent et fort riche de cet heureux -pays-ci.</p> - - -<h4>LV</h4> - -<p>Ce qu'il faut admirer en Amérique, c'est le gouvernement -et non la société. Ailleurs, c'est le gouvernement -qui fait le mal. Ils ont changé de rôle à Boston, -et le gouvernement fait l'hypocrite pour ne pas choquer -la société.</p> - - -<h4>LVI</h4> - -<p>Les jeunes filles d'Italie, si elles aiment, sont livrées -entièrement aux inspirations de la nature. Elles ne peuvent -être aidées tout au plus que par un petit nombre -de maximes fort justes qu'elles ont apprises en écoutant -aux portes.</p> - -<p>Comme si le hasard avait décidé que tout ici concourrait -à préserver le <i>naturel</i>, elles ne lisent pas de -romans par la raison qu'il n'y en a pas. A Genève et en -France, au contraire, on fait l'amour à seize ans pour -faire un roman, et l'on se demande à chaque démarche -et presque à chaque larme: «Ne suis-je pas bien -comme Julie d'Étanges?»</p> - - -<h4>LVII</h4> - -<p>Le mari d'une jeune femme qui est adorée par son -amant qu'elle traite mal, et auquel elle permet à peine -de lui baiser la main, n'a tout au plus que le plaisir -physique le plus grossier, là où le premier trouverait -les délices et les transports du bonheur le plus vif qui -existe sur cette terre.</p> - - -<h4>LVIII</h4> - -<p>Les lois de l'<i>imagination</i> sont encore si peu connues, -que j'admets l'aperçu suivant qui peut-être n'est qu'une -erreur.</p> - -<p>Je crois distinguer deux espèces d'imaginations:</p> - -<p>1<sup>o</sup> L'imagination ardente, impétueuse, prime-sautière, -conduisant sur-le-champ à l'action, se rongeant -elle-même et languissant si l'on diffère seulement de -vingt-quatre heures, comme celle de Fabio. L'impatience -est son premier caractère, elle se met en colère -contre ce qu'elle ne peut obtenir. Elle voit tous les -objets extérieurs, mais ils ne font que l'enflammer, -elle les assimile à sa propre substance, et les tourne -sur-le-champ au profit de la passion.</p> - -<p>2<sup>o</sup> L'imagination qui ne s'enflamme que peu à peu, -lentement, mais qui avec le temps ne voit plus les -objets extérieurs et parvient à ne plus s'occuper ni se -nourrir que de sa passion. Cette dernière espèce d'imagination -s'accommode fort bien de la lenteur et même de -la rareté des idées. Elle est favorable à la constance. -C'est celle de la plupart des pauvres jeunes filles allemandes -mourant d'amour et de phtisie. Ce triste spectacle, -si fréquent au delà du Rhin, ne se rencontre -jamais en Italie.</p> - - -<h4>LIX</h4> - -<p>Habitudes de l'imagination. Un Français est <i>réellement</i> -choqué de huit changements de décorations par -acte de tragédie. Le plaisir de voir Macbeth est impossible -pour cet homme; il se console en <i>damnant</i> Shakespeare.</p> - - -<h4>LX</h4> - -<p>En France, la province, pour tout ce qui regarde les -femmes, est à quarante ans en arrière de Paris. A C…, -une femme mariée me dit qu'elle ne s'est permis de -lire que certains morceaux des Mémoires de Lauzun. -Cette sottise me glace, je ne trouve plus une parole à -lui dire; c'est bien là, en effet, un livre que l'on -quitte.</p> - -<p>Manque de naturel, grand défaut des femmes de province. -Leurs gestes sont multipliés et gracieux. Celles -qui jouent le premier rôle dans leur ville, pires que les -autres.</p> - - -<h4>LXI</h4> - -<p>Goethe, ou tout autre homme de génie allemand, -estime l'argent ce qu'il vaut. Il ne faut penser qu'à sa -fortune, tant qu'on n'a pas six mille francs de rente, et -puis n'y plus penser. Le sot, de son côté, ne comprend -pas l'avantage qu'il y a à sentir et penser comme -Goethe; toute sa vie, il ne sent que par l'argent et ne -pense qu'à l'argent. C'est par le mécanisme de ce double -vote que dans le monde les prosaïques semblent -l'emporter sur les cœurs nobles.</p> - - -<h4>LXII</h4> - -<p>En Europe, le désir est enflammé par la contrainte; -en Amérique, il s'émousse par la liberté.</p> - - -<h4>LXIII</h4> - -<p>Une certaine manie discutante s'est emparée de la -jeunesse et l'enlève à l'amour. En examinant si Napoléon -a été utile à la France, on laisse s'enfuir l'âge -d'aimer. Même parmi ceux qui veulent être jeunes, -l'affectation de la cravate, de l'éperon, de l'air martial, -l'occupation de soi, fait oublier de regarder cette jeune -fille qui passe d'un air si simple et à laquelle son peu -de fortune ne permet de sortir qu'une fois tous les huit -jours.</p> - - -<h4>LXIV</h4> - -<p>J'ai supprimé le chapitre <i>Prude</i>, et quelques autres.</p> - -<p>Je suis heureux de trouver le passage suivant dans -les mémoires d'Horace Walpole:</p> - -<p lang="en" xml:lang="en">THE TWO ELISABETHS. Let us compare the -daughters of two ferocious men, and see which was -sovereign of a civilised nation, which of a barbarous -one. Both were Elisabeths. The daughter of Peter (of -Russia) was absolute yet spared a competitor and a -rival; and thought the person of an empress had sufficient -allurements for as many of her subjects as she -chose to honour with the communication. Elisabeth of -England could neither forgive the claim of Mary Stuart -nor her charms, but ungenerously imprisoned her (as -George IV did Napoléon), when imploring protection, -and without the sanction of either despotism or law, -sacrificed many to her great and little jealousy. Yet -this Elisabeth, piqued herself on chastity; and while -she practised every ridiculous art of coquetry to be -admired at an unseemly age, kept off lovers whom she -encouraged, and neither gratified her own desires nor -their ambition. Who can help preferring the honest, -open-hearted barbarian empress? (<span class="sc">Lord Oxford</span>'s -<i>Memoirs</i>.)</p> - - -<h4>LXV</h4> - -<p>L'extrême familiarité peut détruire la <i>cristallisation</i>. -Une charmante jeune fille de seize ans devenait amoureuse -d'un beau jeune homme du même âge, qui ne -manquait pas chaque soir, à la tombée de la nuit<a id="FNanchor_226" href="#Footnote_226" class="fnanchor">[226]</a>, de -passer sous ses fenêtres. La mère l'invite à passer huit -jours à la campagne. Le remède était hardi, j'en conviens, -mais la jeune fille avait une âme romanesque, -et le beau jeune homme était un peu plat: elle le -méprisa au bout de trois jours.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_226" href="#FNanchor_226"><span class="label">[226]</span></a> A l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i>.</p> -</div> - -<h4>LXVI</h4> - -<div class="date">Bologne, 17 avril 1817.</div> -<p><span lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</span> (<span lang="en" xml:lang="en">twilight</span>), -en Italie, heure de la tendresse, -des plaisirs de l'âme et de la mélancolie: sensation -augmentée par le son de ces belles cloches.</p> - -<p>Heures des plaisirs, qui ne tiennent aux sens que -par les souvenirs.</p> - - -<h4>LXVII</h4> - -<p>Le premier amour d'un jeune homme qui entre dans -le monde est ordinairement un amour ambitieux. Il se -déclare rarement pour une jeune fille douce, aimable, -innocente. Comment trembler, adorer, se sentir en -présence d'une divinité? Un adolescent a besoin d'aimer -un être dont les qualités l'élèvent à ses propres -yeux. C'est au déclin de la vie qu'on en revient tristement -à aimer le simple et l'innocent, désespérant du -sublime. Entre les deux se place l'amour véritable, qui -ne pense à rien qu'à soi-même.</p> - - -<h4>LXVIII</h4> - -<p>Les grandes âmes ne sont pas soupçonnées, elles se -cachent; ordinairement il ne paraît qu'un peu d'originalité. -Il y a plus de grandes âmes qu'on ne le croirait.</p> - - -<h4>LXIX</h4> - -<p>Quel moment que le premier serrement de main de -la femme qu'on aime! Le seul bonheur à comparer à -celui-ci est le ravissant bonheur du Pouvoir, celui que -les ministres et rois font semblant de mépriser. Ce -bonheur a aussi sa <i>cristallisation</i>, qui demande une -imagination plus froide et plus raisonnable. Voyez un -homme qui vient d'être nommé ministre, depuis un -quart d'heure, par Napoléon.</p> - - -<h4>LXX</h4> - -<p>La nature a donné la force au Nord et l'esprit au -Midi, me disait le célèbre Jean de Muller à Cassel, en -1808.</p> - - -<h4>LXXI</h4> - -<p>Rien de plus faux que la maxime: «Nul n'est héros -pour son valet de chambre,» ou plutôt rien de plus -vrai dans le sens <i>monarchique</i>: héros affecté comme -l'Hippolyte de <i>Phèdre</i>. Desaix, par exemple, aurait été -un héros même pour son valet de chambre (je ne sais, -il est vrai, s'il en avait un), et plus héros pour son -valet de chambre que pour tout autre. Sans le bon ton -et le degré de comédie indispensable, Turenne et Fénelon -eussent été des Desaix.</p> - - -<h4>LXXII</h4> - -<p>Voici un blasphème: Moi, Hollandais, j'ose dire: -les Français n'ont ni le vrai plaisir de la conversation, -ni le vrai plaisir du théâtre: au lieu de délassement -et de laisser aller parfait, c'est un travail. Au nombre -des fatigues qui ont hâté la mort de M<sup>me</sup> de Staël, j'ai -ouï compter le travail de la conversation pendant son -dernier hiver<a id="FNanchor_227" href="#Footnote_227" class="fnanchor">[227]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_227" href="#FNanchor_227"><span class="label">[227]</span></a> Mémoires de Marmontel, conversation de Montesquieu.</p> -</div> -<div class="attr">W.</div> - -<h4>LXXIII</h4> - -<p>Le degré de tension des nerfs de l'oreille, pour -écouter chaque note, explique assez bien la partie physique -du plaisir de la musique.</p> - - -<h4>LXXIV</h4> - -<p>Ce qui avilit les femmes galantes, c'est l'idée -qu'elles ont et qu'on a qu'elles commettent une grande -faute.</p> - - -<h4>LXXV</h4> - -<p>A l'armée, dans une retraite, avertissez d'un péril -inutile à braver un soldat italien, il vous remercie -presque et l'évite soigneusement. Indiquez le même -péril par humanité à un soldat français, il croit que -vous le défiez, se <i>pique</i> d'amour-propre, et court aussitôt -s'y exposer. S'il l'osait, il chercherait à se moquer -de vous.</p> - -<div class="date">Gyat, 1812.</div> - -<h4>LXXVI</h4> - -<p>Toute idée extrêmement utile, si elle ne peut être -exposée qu'en des termes fort simples, sera nécessairement -méprisée en France. Jamais l'<i>enseignement</i> -mutuel n'eût pris, trouvé par un Français. C'est exactement -le contraire en Italie.</p> - - -<h4>LXXVII<a id="FNanchor_228" href="#Footnote_228" class="fnanchor">[228]</a></h4> - -<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_228" href="#FNanchor_228"><span class="label">[228]</span></a> On a supprimé ici un passage qui se trouve déjà dans le -chapitre LX.</p> -</div> - -<h4>LXXVIII</h4> - -<p>En amour, quand on <i>divise</i> de l'argent, on augmente -l'amour; quand on en <i>donne</i>, on <i>tue</i> l'amour.</p> - -<p>On éloigne le malheur actuel, et pour l'avenir -l'odieux de la crainte de manquer, ou bien l'on fait -naître la <i>politique</i> et le sentiment d'être deux, on -détruit la sympathie.</p> - - -<h4>LXXIX</h4> - -<div class="date">(Messe des Tuileries, 1811.)</div> -<p>Les cérémonies de la cour avec les poitrines découvertes -des femmes, qu'elles étalent là comme les officiers -leurs uniformes, et sans que tant de charmes fassent -plus de sensation, rappellent involontairement à -l'esprit les scènes de l'Arétin.</p> - -<p>On voit ce que tout le monde fait <i>par intérêt d'argent</i> -pour plaire à un homme; on voit tout un public -agir à la fois sans morale et surtout sans passion. Cela -joint à la présence de femmes très décolletées avec la -physionomie de la méchanceté et le rire sardonique -pour tout ce qui n'est pas intérêt personnel payé comptant -par de bonnes jouissances, donne l'idée des scènes -du Bagno, et jette bien loin toute difficulté fondée sur -la vertu ou sur la satisfaction intérieure d'une âme -contente d'elle-même.</p> - -<p>J'ai vu, au milieu de tout cela, le sentiment de l'isolement -disposer les cœurs tendres à l'amour.</p> - - -<h4>LXXX</h4> - -<p>Si l'âme est employée à avoir de la mauvaise honte -et à la surmonter, elle ne peut pas avoir du plaisir. Le -plaisir est un luxe; pour en jouir, il faut que la sûreté, -qui est le nécessaire, ne coure aucun risque.</p> - - -<h4>LXXXI</h4> - -<p>Marque d'amour que ne savent pas feindre les femmes -intéressées. Y a-t-il une véritable joie dans la -réconciliation? ou songe-t-on aux avantages à en -retirer?</p> - - -<h4>LXXXII</h4> - -<p>Les pauvres gens qui peuplent la <i>Trappe</i> sont des -malheureux qui n'ont pas eu tout à fait assez de courage -pour se tuer. J'excepte toujours les chefs qui ont -le plaisir d'être chefs.</p> - - -<h4>LXXXIII</h4> - -<p>C'est un malheur d'avoir connu la beauté italienne: -on devient insensible. Hors de l'Italie, on aime mieux -la conversation des hommes.</p> - - -<h4>LXXXIV</h4> - -<p>La prudence italienne tend à se conserver la vie, ce -qui admet le jeu de l'imagination (Voir une version de -la mort du fameux acteur comique Pertica, le 24 décembre -1821). La prudence anglaise, toute relative à amasser -ou conserver assez d'argent pour couvrir la dépense, -réclame au contraire une exactitude minutieuse et de -tous les jours, habitude qui paralyse l'imagination. -Remarquez qu'elle donne en même temps la plus grande -force à l'idée du <i>devoir</i>.</p> - - -<h4>LXXXV</h4> - -<p>L'immense respect pour l'argent, grand et premier -défaut de l'Anglais et de l'Italien, est moins sensible -en France, et tout à fait réduit à de justes bornes en -Allemagne.</p> - - -<h4>LXXXVI</h4> - -<p>Les femmes françaises n'ayant jamais vu le bonheur -des passions <i>vraies</i>, sont peu difficiles sur le bonheur -intérieur de leur ménage et le <i>tous les jours</i> de la vie.</p> - -<div class="date">Compiègne.</div> - -<h4>LXXXVII</h4> - -<p>«Vous me parlez d'ambition comme chasse-ennui, -disait Kamensky; tout le temps que je faisais chaque -soir deux lieues au galop pour aller voir la princesse à -Kolich. J'étais en société intime avec un despote que -je respectais, qui avait tout mon bonheur en son pouvoir -et la satisfaction de tous mes désirs possibles.»</p> - -<div class="date">Wilna, 1812.</div> - -<h4>LXXXVIII</h4> - -<p>La perfection dans les petits soins de savoir-vivre -et de toilette, une grande bonté, nul génie, de l'attention -pour une centaine de petites choses chaque jour, -l'incapacité de s'occuper plus de trois jours d'un même -événement; joli contraste avec la sévérité puritaine, -la cruauté biblique, la probité stricte, l'amour-propre -timide et souffrant, le <i lang="en" xml:lang="en">cant</i> universel; et cependant -voilà les deux premiers peuples du monde!</p> - - -<h4>LXXXIX</h4> - -<p>Puisque, parmi les princesses, il y a eu une Catherine -II impératrice, pourquoi, parmi les bourgeoises, -n'y aurait-il pas une femme Samuel Bernard ou -Lagrange?</p> - - -<h4>XC</h4> - -<p>Alviza appelle un manque de délicatesse impardonnable -d'oser écrire des lettres où vous parlez d'amour -à une femme que vous adorez, et qui, en vous regardant -tendrement, vous jure qu'elle ne vous aimera -jamais.</p> - - -<h4>XCI</h4> - -<p>Il a manqué au plus grand philosophe qu'aient eu les -Français de vivre dans quelque solitude des Alpes, dans -quelque séjour éloigné, et de lancer de là son livre -dans Paris sans y venir jamais lui même. Voyant Helvétius -si simple et si honnête homme, jamais des gens -musqués et affectés comme Suard, Marmontel, Diderot, -ne purent penser que c'était là un grand philosophe. -Ils furent de bonne foi en méprisant sa raison -profonde; d'abord elle était simple, péché irrémissible -en France; en second lieu, l'homme, non pas le livre, -était rabaissé par une faiblesse: il attachait une importance -extrême à avoir ce qu'on appelle en France de la -gloire, à être à la mode parmi les contemporains -comme Balzac, Voiture, Fontenelle.</p> - -<p>Rousseau avait trop de sensibilité et trop peu de raison, -Buffon trop d'hypocrisie à son jardin des plantes, -Voltaire trop d'enfantillage dans la tête, pour pouvoir -juger le principe d'Helvétius.</p> - -<p>Ce philosophe commit la petite maladresse d'appeler -ce principe l'<i>intérêt</i>, au lieu de lui donner le joli nom -de <i>plaisir</i><a id="FNanchor_229" href="#Footnote_229" class="fnanchor">[229]</a>, mais que penser du bon sens de toute une -littérature qui se laisse fourvoyer par une aussi petite -faute?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_229" href="#FNanchor_229"><span class="label">[229]</span></a></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Torva leœna lupum sequitur, lupus ipse capellam;</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Florentem cytisum sequitur lasciva capella.</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">. . . . . Trahit sua quemque voluptas.</div> -</div> - -<div class="attr"><span class="sc">Virgile</span>, églogue <small>II</small>.</div></div> -<p>Un homme d'esprit ordinaire, le prince Eugène de -Savoie, par exemple, à la place de Régulus, serait resté -tranquillement à Rome, où il se serait même moqué de -la bêtise du sénat de Carthage; Régulus y retourne. -Le prince Eugène aurait suivi son <i>intérêt</i> exactement -comme Régulus suivit le sien.</p> - -<p>Dans presque tous les événements de la vie, une âme -généreuse voit la possibilité d'une action dont l'âme -commune n'a pas même l'idée. A l'instant même où la -possibilité de cette action devient visible à l'âme généreuse, -il est de <i>son intérêt</i> de la faire.</p> - -<p>Si elle n'exécutait pas cette action qui vient de lui -apparaître, elle se mépriserait soi-même; elle serait -malheureuse. On a des devoirs suivant la portée de son -esprit. Le principe d'Helvétius est vrai, même dans les -exaltations les plus folles de l'amour, même dans le -suicide. Il est contre sa nature, il est impossible que -l'homme ne fasse pas toujours, et dans quelque instant -que vous vouliez le prendre, ce qui dans le moment -est possible et lui fait le plus de plaisir.</p> - - -<h4>XCII</h4> - -<p>Avoir de la fermeté dans le caractère, c'est avoir -éprouvé l'effet des autres sur soi-même; donc il faut -les autres.</p> - -<div class="section"></div> -<h4 id="ch62">XCIII<br /> -L'amour antique.</h4> - -<p>L'on n'a point imprimé de lettres d'amour posthumes -des dames romaines. Pétrone a fait un livre charmant, -mais n'a peint que la débauche.</p> - -<p>Pour l'<i>amour</i> à Rome, après la Didon<a id="FNanchor_230" href="#Footnote_230" class="fnanchor">[230]</a> et la seconde -églogue de Virgile, nous n'avons rien de plus précis -que les écrits des trois grands poètes, Ovide, Tibulle -et Properce.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_230" href="#FNanchor_230"><span class="label">[230]</span></a> Voir le <i>regard</i> de Didon, dans la superbe esquisse de -M. Guérin au Luxembourg.</p> -</div> -<p>Or, les élégies de Parny ou la lettre d'Héloïse à -Abeilard, de Colardeau, sont des peintures bien imparfaites -et bien vagues si on les compare à quelques lettres -de la Nouvelle-Héloïse, à celles d'une Religieuse -portugaise, de M<sup>lle</sup> de Lespinasse, de la Sophie de -Mirabeau, de Werther, etc., etc.</p> - -<p>La poésie, avec ses comparaisons obligées, sa mythologie -que ne croit pas le poète, sa dignité de style à la -Louis XIV, et tout l'attirail de ses ornements appelés -poétiques, est bien au-dessous de la prose dès qu'il -s'agit de donner une idée claire et précise des mouvements -du cœur; or, dans ce genre, on n'émeut que -par la clarté.</p> - -<p>Tibulle, Ovide et Properce furent de meilleur goût -que nos poètes; ils ont peint l'amour tel qu'il put exister -chez les fiers citoyens de Rome; encore vécurent-ils -sous Auguste, qui, après avoir fermé le temple de -Janus, cherchait à ravaler les citoyens à l'état de sujets -loyaux d'une monarchie.</p> - -<p>Les maîtresses de ces trois grands poètes furent des -femmes coquettes, infidèles et vénales; ils ne cherchèrent -auprès d'elles que des plaisirs physiques, et je -croirais qu'ils n'eurent jamais l'idée des sentiments -sublimes<a id="FNanchor_231" href="#Footnote_231" class="fnanchor">[231]</a> qui, treize siècles plus tard, firent palpiter -le sein de la tendre Héloïse.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_231" href="#FNanchor_231"><span class="label">[231]</span></a> Tout ce qu'il y a de beau au monde était devenu partie -de la beauté de la femme que vous aimez, vous vous trouvez -disposé à faire tout ce qu'il y a de beau au monde.</p> -</div> -<p>J'emprunte le passage suivant à un littérateur distingué -et qui connaît beaucoup mieux que moi les -poètes latins:</p> - -<p>«Le brillant génie d'Ovide<a id="FNanchor_232" href="#Footnote_232" class="fnanchor">[232]</a>, l'imagination de Properce, -l'âme sensible de Tibulle, leur inspirèrent sans -doute des vers de nuances différentes, mais ils aimèrent -de la même manière des femmes à peu près de la -même espèce. Ils désirent, ils triomphent, ils ont des -rivaux heureux, ils sont jaloux ils se brouillent et se -raccommodent; ils sont infidèles à leur tour, on leur -pardonne et ils retrouvent un bonheur qui bientôt est -troublé par le retour des mêmes chances.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_232" href="#FNanchor_232"><span class="label">[232]</span></a> Guinguené, <i>Histoire littéraire de l'Italie</i>, vol. II, page 490.</p> -</div> -<p>«Corinne est mariée. La première leçon que lui -donne Ovide est pour lui apprendre par quelle adresse -elle doit tromper son mari; quels signes ils doivent se -faire devant lui et devant le monde, pour s'entendre et -n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de -près; bientôt des querelles, et, ce qu'on n'attendrait -pas d'un homme aussi galant qu'Ovide, des injures et -des coups; puis des excuses, des larmes et le pardon. -Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques, -au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la -nuit, à une maudite vieille qui la corrompt et lui -apprend à se donner à prix d'or à un vieil eunuque -qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui -remette des tablettes où il demande un rendez-vous. -Le rendez-vous est refusé: il maudit ses tablettes, qui -ont eu un si mauvais succès. Il en obtient un plus -heureux: il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne -pas interrompre son bonheur.</p> - -<p>«Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, -de son goût pour toutes les femmes. Un instant après, -Corinne est aussi infidèle; il ne peut supporter l'idée -qu'il lui a donné des leçons dont elle profite avec un -autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte -en femme plus colère que tendre; elle l'accuse d'aimer -une jeune esclave. Il lui jure qu'il n'en est rien, -et il écrit à cette esclave; et tout ce qui avait fâché -Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir! -Quels indices les ont trahis? Il demande à la jeune -esclave un nouveau rendez-vous. Si elle le lui refuse, -il menace de tout avouer à Corinne. Il plaisante avec -un ami de ses deux amours, de la peine et des plaisirs -qu'ils lui donnent. Peu après c'est Corinne seule qui -l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe -comme si c'était sa première victoire. Après quelques -incidents que, pour plus d'une raison, il faut laisser -dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop long de rappeler, -il se trouve que le mari de Corinne est devenu -trop facile. Il n'est plus jaloux; cela déplaît à l'amant, -qui le menace de quitter sa femme s'il ne reprend sa -jalousie. Le mari lui obéit trop; il fait si bien surveiller -Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il se -plaint de cette surveillance qu'il a provoquée, mais il -saura bien la tromper; par malheur il n'est pas le seul -à y parvenir. Les infidélités de Corinne recommencent -et se multiplient; ses intrigues deviennent si publiques, -que la seule grâce qu'Ovide lui demande, c'est qu'elle -prenne quelque peine pour le tromper, et qu'elle se -montre un peu moins évidemment ce qu'elle est. Telles -furent les mœurs d'Ovide et de sa maîtresse, tel est -le caractère de leurs amours.</p> - -<p>«Cinthie est le premier amour de Properce, et ce -sera le dernier. Dès qu'il est heureux, il est jaloux. -Cinthie aime trop la parure; il lui demande de fuir le -luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré lui-même à -plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne -se rend qu'au matin auprès d'elle, sortant de table et -pris de vin. Il la trouve endormie; elle est longtemps -sans que tout le bruit qu'il fait, sans que ses caresses -mêmes la réveillent; elle ouvre enfin ses yeux et lui -fait les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher -de Cinthie; il fait à cet ami l'éloge de sa beauté, -de ses talents. Il est menacé de la perdre: elle part -avec un militaire; elle veut suivre les camps, elle s'expose -à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte -point, il pleure, il fait des vœux pour qu'elle -soit heureuse. Il ne sortira point de la maison qu'elle -a quittée; il ira au-devant des étrangers qui l'auront -vue; il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle -est touchée de tant d'amour. Elle quitte le soldat et -reste avec le poète. Il remercie Apollon et les muses; -il est ivre de son bonheur. Ce bonheur est bientôt troublé -par de nouveaux accès de jalousie, interrompu -par l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, -il ne s'occupe que d'elle. Ses infidélités passées lui en -font craindre de nouvelles. La mort ne l'effraye pas, -il ne craint que de perdre Cinthie; qu'il soit sûr -qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.</p> - -<p>«Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré -de son amour, mais bientôt il reprend ses fers. Il fait -le portrait le plus ravissant de sa maîtresse, de sa -beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour -le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie -son amour. Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est -aimable, se déshonore dans toute la ville par des -aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut plus -l'aimer sans honte. Il en rougit, mais il ne peut se -détacher d'elle. Il sera son amant, son époux; jamais -il n'aimera que Cinthie. Ils se quittent et se reprennent -encore. Cinthie est jalouse, il la rassure. Jamais il -n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une -seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. -Il n'en possède jamais assez, il est insatiable de plaisirs. -Il faut, pour le rappeler à lui-même, que Cinthie -l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi vives -que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. -Il se distrait par la débauche. Il s'était enivré comme -à son ordinaire. Il feint qu'une troupe d'amours le rencontre -et le ramène aux pieds de Cinthie. Leur raccommodement -est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans -un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse -la table, lui jette les coupes à la tête; il trouve -cela charmant. De nouvelles perfidies le forcent enfin à -rompre sa chaîne; il veut partir; il va voyager dans la -Grèce; il fait tout le plan de son voyage, mais il renonce -à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux -outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, -elle le rend la risée de ses rivaux; mais une maladie -vient la saisir, elle meurt. Elle lui reproche ses infidélités, -ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à ses -derniers moments, et jure qu'elle-même, malgré les -apparences, lui fut toujours fidèle. Telles sont les -mœurs et les aventures de Properce et de sa maîtresse; -telle est en abrégé l'histoire de leurs amours. Voilà la -femme qu'une âme comme celle de Properce fut -réduite à aimer.</p> - -<p>«Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais -jamais inconstants. Ce sont deux libertins fixés qui -portent souvent çà et là leurs hommages, mais qui -reviennent toujours reprendre la même chaîne. Corinne -et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales: elles -n'en ont particulièrement aucune. La muse de ces deux -poètes est fidèle si leur amour ne l'est pas, et aucun -autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie ne figure -dans leurs vers. Tibulle, amant et poète plus tendre, -moins vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a -pas la même constance. Trois beautés sont l'une après -l'autre les objets de son amour et de ses vers. Délie -est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée. -Tibulle a perdu sa fortune, mais il lui reste la campagne -et Délie; qu'il la possède dans la paix des champs, -qu'il puisse en expirant presser la main de Délie dans -la sienne; qu'elle suive en pleurant sa pompe funèbre, -il ne forme point d'autres vœux. Délie est enfermée -par un mari jaloux: il pénétrera dans sa prison malgré -les Argus et les triples verrous. Il oubliera dans -ses bras toutes ses peines. Il tombe malade, et Délie -seule l'occupe, il l'engage à être toujours chaste, <i>à -mépriser l'or</i>, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu -d'elle. Mais Délie ne suit point ce conseil. Il a cru -pouvoir supporter son infidélité: il y succombe et -demande grâce à Délie et à Vénus. Il cherche dans le -vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni -adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il -s'adresse au mari de Délie, trompé comme lui; il lui -révèle toutes les ruses dont elle se sert pour attirer et -pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder, -qu'il la lui confie: il saura bien les écarter et garantir -de leurs pièges celle qui les outrage tous deux. Il -s'apaise, il revient à elle, il se souvient de la mère de -Délie, qui protégeait leurs amours; le souvenir de -cette bonne femme rouvre son cœur à des sentiments -tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais -elle en a bientôt de plus graves. Elle s'est laissé corrompre -par l'or et les présents, elle est à un autre, à -d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne honteuse, et -lui dit adieu pour toujours.</p> - -<p>«Il passe sous les lois de Némésis et n'en est pas -plus heureux; elle n'aime que l'or, et se soucie peu -des vers et des dons du génie. Némésis est une femme -avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice, -mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. -Il tâche de la fléchir par des images touchantes. Elle -a perdu sa jeune sœur; il ira pleurer sur son tombeau, -et confier ses chagrins à cette tendre muette. Les -mânes de la sœur de Némésis s'offenseront des larmes -que Némésis fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser -leur colère. La triste image de sa sœur viendrait la -nuit troubler son sommeil… Mais ces tristes souvenirs -arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce -prix acheter même le bonheur. Nééra est sa troisième -maîtresse. Il a joui longtemps de son amour; il ne -demande aux dieux que de vivre et mourir avec elle; -mais elle part, elle est absente; il ne peut s'occuper -d'elle, il ne demande qu'elle aux dieux; il a vu en -songe Apollon, qui lui a annoncé que Nééra l'abandonne. -Il refuse de croire à ce songe; il ne pourrait -survivre à ce malheur, et cependant ce malheur existe. -Nééra est infidèle; il est encore une fois abandonné. -Tel fut le caractère et le sort de Tibulle, tel est le triple -et assez triste roman de ses amours.</p> - -<p>«C'est en lui surtout qu'une douce mélancolie -domine, qu'elle donne même au plaisir une teinte de -rêverie et de tristesse qui en fait le charme. S'il y eut -un poète ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut -Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime -si bien <i>sont en lui</i>, il ne songe pas plus que les deux -autres à les chercher ou à les faire naître chez ses maîtresses: -leurs grâces, leur beauté, sont tout ce qui -l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il -regrette; leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce -qui le tourmente. De toutes ces femmes devenues célèbres -par les vers de trois grands poètes, Cinthie paraît -la plus aimable. L'attrait des talents se joint en elle à -tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais, -pour tous ces talents, qui étaient souvent ceux des -courtisanes d'un certain ordre, elle n'en vaut pas -mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont pas moins en -ce qui la gouverne; et Properce, qui vante une ou deux -fois seulement en elle ce goût pour les arts, n'en est -pas moins, dans sa passion pour elle, maîtrisé par une -tout autre puissance.</p> - -<p>Ces grands poètes furent apparemment au nombre -des âmes les plus tendres et les plus délicates de leur -siècle, et voilà pourtant qui ils aimèrent et comment -ils aimèrent. Ici il faut faire abstraction de toute considération -littéraire. Je ne leur demande qu'un témoignage -sur leur siècle; et dans deux mille ans un roman -de Ducray-Duminil sera un témoignage de nos mœurs.</p> - - -<h4>XCIII <i>bis</i>.</h4> - -<p>Un de mes grands regrets, c'est de n'avoir pu voir -Venise de 1760<a id="FNanchor_233" href="#Footnote_233" class="fnanchor">[233]</a>; une suite de hasards heureux avait -réuni apparemment, dans ce petit espace, et les institutions -politiques et les opinions les plus favorables au -bonheur de l'homme. Une douce volupté donnait à -tous un bonheur facile. Il n'y avait point de combat -intérieur et point de crimes. La sérénité était sur tous -les visages, personne ne songeait à paraître plus riche, -l'hypocrisie ne menait à rien. Je me figure que ce -devait être le contraire de Londres en 1822.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_233" href="#FNanchor_233"><span class="label">[233]</span></a> Voyage du président de Brosses en Italie, voyage d'Eustace, -de Sharp, de Smolett.</p> -</div> - -<h4>XCIV</h4> - -<p>Si vous remplacez le manque de sécurité personnelle -par la juste crainte de manquer d'argent, vous verrez -que les États-Unis d'Amérique, par rapport à la passion -dont nous essayons une monographie, ressemblent -beaucoup à l'antiquité.</p> - -<p>En parlant des esquisses plus ou moins imparfaites -de l'amour-passion que nous ont laissées les anciens, -je vois que j'ai oublié les <i>Amours de Médée</i> dans <i>l'Argonautique</i>. -Virgile les a copiées dans sa Didon. Comparez -cela à l'amour tel qu'il est dans un roman -moderne: le doyen de Killerine, par exemple.</p> - - -<h4>XCV</h4> - -<p>Le roman sent les beautés de la nature et des arts -avec une force, une profondeur, une justesse étonnantes; -mais, s'il se met à vouloir raisonner sur ce -qu'il sent avec tant d'énergie, c'est à faire pitié.</p> - -<p>C'est peut-être que le sentiment lui vient de la -nature, et sa logique, du gouvernement.</p> - -<p>On voit sur-le-champ pourquoi les beaux arts, hors -de l'Italie, ne sont qu'une mauvaise plaisanterie; on en -raisonne mieux, mais le public ne sent pas.</p> - - -<h4>XCVI</h4> - -<div class="date">Londres, 26 novembre 1821.</div> -<p>Un homme fort raisonnable, et qui est arrivé hier -de Madras, me dit en deux heures de conversation ce -que je réduis aux vingt lignes suivantes:</p> - -<p>«Ce <i>sombre</i>, qu'une cause inconnue fait peser sur -le caractère anglais, pénètre si avant dans les cœurs, -qu'au bout du monde, à Madras, quand un Anglais -peut obtenir quelques jours de vacance, il quitte bien -vite la riche et florissante Madras pour venir se dérider -dans la petite ville française de Pondichéry, qui, sans -richesses et presque sans commerce, fleurit sous l'administration -paternelle de M. Dupuy. A Madras on -boit du vin de Bourgogne à trente-six francs la bouteille; -la pauvreté des Français de Pondichéry fait -que, dans les sociétés les plus distinguées, les rafraîchissements -consistent en grands verres d'eau. Mais -on y rit.»</p> - -<p>Maintenant il y a plus de liberté en Angleterre qu'en -Prusse. Le climat est le même que celui de Kœnigsberg, -de Berlin, de Varsovie, villes qui sont loin de -marquer par leur tristesse. Les classes ouvrières y ont -moins de sécurité et y boivent tout aussi peu de vin -qu'en Angleterre; elles sont beaucoup plus mal vêtues.</p> - -<p>Les aristocraties de Venise et de Vienne ne sont pas -tristes.</p> - -<p>Je ne vois qu'une différence: dans les pays gais, on -lit peu la Bible et il y a de la galanterie. Je demande -pardon de revenir souvent sur une démonstration dont -je doute. Je supprime vingt faits dans le sens du précédent.</p> - - -<h4>XCVII</h4> - -<p>Je viens de voir, dans un beau château près de Paris, -un jeune homme très joli, fort spirituel, très riche, de -moins de vingt ans; le hasard l'y a laissé presque seul, -et pendant longtemps, avec une fort belle fille de dix-huit -ans, pleine de talents, de l'esprit le plus distingué, -fort riche aussi. Qui ne se serait attendu à une passion? -Rien moins que cela, l'affectation était si grande chez -ces deux jolies créatures, que chacune n'était occupée -que de soi et de l'effet qu'elle devait produire.</p> - - -<h4>XCVIII</h4> - -<p>J'en conviens, dès le lendemain d'une grande action, -un orgueil sauvage a fait tomber ce peuple dans toutes -les fautes et les niaiseries qui se sont présentées. -Voici pourtant ce qui m'empêche d'effacer les louanges -que je donnais autrefois à ce représentant du moyen -âge.</p> - -<p>La plus jolie femme de Narbonne est une jeune -Espagnole à peine âgée de vingt ans, qui vit là fort -retirée avec son mari, Espagnol aussi et officier en -demi-solde. Cet officier fut obligé, il y a quelque temps, -de donner un soufflet à un fat: le lendemain, sur le -champ de bataille, le fat voit arriver la jeune Espagnole; -nouveau déluge de propos affectés: «Mais, en -vérité, c'est une horreur! comment avez-vous pu dire -cela à votre femme? madame vient pour empêcher -notre combat!»—<i>Je viens vous enterrer</i>, répond la -jeune Espagnole.</p> - -<p>Heureux le mari qui peut tout dire à sa femme. Le -résultat ne démentit pas la fierté du propos. Cette -action eût passé pour peu convenable en Angleterre. -Donc la fausse décence diminue le peu de bonheur qui -se trouve ici-bas.</p> - - -<h4>XCIX</h4> - -<p>L'aimable Donézan disait hier: «Dans ma jeunesse, -et jusque bien avant dans ma carrière, puisque j'avais -cinquante ans en 89, les femmes portaient de la poudre -dans leurs cheveux.</p> - -<p>«Je vous avouerai qu'une femme sans poudre me -fait répugnance; la première impression est toujours -d'une femme de chambre qui n'a pas eu le loisir de -faire sa toilette.»</p> - -<p>Voilà la seule raison contre Shakespeare et en faveur -des unités.</p> - -<p>Les jeunes gens ne lisant que la Harpe, le goût des -grands toupets poudrés, comme ceux que portait la feue -reine Marie-Antoinette, peut encore durer quelques -années. Je connais aussi des gens qui méprisent le Corrège -et Michel-Ange, et certes, M. Donézan était -homme d'infiniment d'esprit.</p> - - -<h4>C</h4> - -<p>Froide, brave, calculatrice, méfiante, discutante, -ayant toujours peur d'être électrisée par quelqu'un qui -pourrait se moquer d'elle, absolument libre d'enthousiasme, -un peu jalouse des gens qui ont vu de grandes -choses à la suite de Napoléon, telle était la jeunesse -de ce temps-là, plus estimable qu'aimable. Elle amenait -forcément le gouvernement au rabais du centre -gauche. Ce caractère de la jeunesse se retrouvait jusque -parmi les conscrits dont chacun n'aspire qu'à finir -son temps.</p> - -<p>Toutes les éducations, données exprès ou par hasard, -forment les hommes pour une certaine époque de la -vie. L'éducation du siècle de Louis XV plaçait à vingt-cinq -ans le plus beau moment de ses élèves<a id="FNanchor_234" href="#Footnote_234" class="fnanchor">[234]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_234" href="#FNanchor_234"><span class="label">[234]</span></a> M. de Francueil, quand il portait trop de poudre. Mémoires -de M<sup>me</sup> d'Épinay.</p> -</div> -<p>C'est à quarante que les jeunes gens de ce temps-là -seront le mieux, ils auront perdu la méfiance et la prétention, -et gagné l'aisance et la gaieté.</p> - - -<h4>CI<br /> -Discussion entre l'homme de bonne foi et l'homme d'Académie.</h4> - -<p>«Dans cette discussion avec l'académicien, toujours -l'académicien se sauvait en reprenant de petites dates -et autres semblables erreurs de peu d'importance; mais -la conséquence et qualification naturelle des choses, il -niait toujours, ou semblait ne pas entendre: par exemple, -que Néron eût été cruel empereur ou Charles II -parjure. Or, comment prouver de telles choses, ou, les -prouvant, ne pas arrêter la discussion générale et en -perdre le fil?»</p> - -<p>«Telle manière de discussion ai-je toujours vue -entre telles gens, dont l'un ne cherche que vérité et -avancement en icelle, l'autre faveur de son maître ou -parti, et gloire du bien dire. Et j'ai estimé grande -duperie et perdement de temps en l'homme de bonne -loi de s'arrêter à parler avec lesdits académiciens.» -(Œuvres badines de Guy Allard de Voiron)</p> - - -<h4>CII</h4> - -<p>Il n'y a qu'une très petite partie de l'art d'être heureux -qui soit une science exacte, une sorte d'échelle -sur laquelle on soit assuré de monter sur un échelon -chaque siècle: c'est celle qui dépend du gouvernement: -(encore ceci n'est-il qu'une théorie, je vois les Vénitiens -de 1770 plus heureux que les gens de Philadelphie -d'aujourd'hui).</p> - -<p>Du reste, l'art d'être heureux est comme la poésie; -malgré le perfectionnement de toutes choses, Homère, -il y a deux mille sept cents ans, avait plus de talent -que lord Byron.</p> - -<p>En lisant attentivement Plutarque, je crois m'apercevoir -qu'on était plus heureux en Sicile du temps de -Dion, quoiqu'on n'eût ni imprimerie ni punch à la -glace, que nous ne savons l'être aujourd'hui.</p> - -<p>J'aimerais mieux être un Arabe du <small>V</small><sup>e</sup> siècle qu'un -Français du <small>XIX</small><sup>e</sup>.</p> - - -<h4>CIII</h4> - -<p>Ce n'est jamais cette illusion qui renaît et se détruit à -chaque seconde que l'on va chercher au théâtre, mais -l'occasion de prouver à son voisin, ou du moins à soi-même, -si l'on a la contrariété de n'avoir point de voisin, -que l'on a bien lu son la Harpe et que l'on est -homme de goût. C'est un plaisir de vieux pédant que -se donne la jeunesse.</p> - - -<h4>CIV</h4> - -<p>Une femme appartient de droit à l'homme qui l'aime -et qu'elle aime <i>plus que la vie</i>.</p> - - -<h4>CV</h4> - -<p>La cristallisation ne peut pas être excitée par des -hommes-copies, et les rivaux les plus dangereux sont -les plus différents.</p> - - -<h4>CVI</h4> - -<p>Dans une société très avancée, l'<i>amour-passion</i> est -aussi naturel que l'amour physique chez les sauvages.</p> - -<div class="attr">M.</div> - -<h4>CVII</h4> - -<p>Sans les nuances, avoir une femme qu'on adore ne -serait pas un bonheur et même serait impossible.</p> - -<div class="date">L. 7 octobre.</div> - -<h4>CVIII</h4> - -<p>D'où vient l'intolérance des stoïciens? de la même -source que celles des dévots outrés. Ils ont de l'humeur -parce qu'ils luttent contre la nature, qu'ils se -privent et qu'ils souffrent. S'ils voulaient s'interroger -de bonne foi sur la haine qu'ils portent à ceux qui -professent une morale moins sévère, ils s'avoueraient -qu'elle naît de la jalousie secrète d'un bonheur qu'ils -envient et qu'ils se sont interdit, <i>sans croire</i> aux -récompenses qui les dédommageraient de leurs sacrifices.</p> - -<div class="attr"><span class="sc">Diderot.</span></div> - -<h4>CIX</h4> - -<p>Les femmes qui ont habituellement de l'humeur -pourraient se demander si elles suivent le système de -conduite qu'elles <i>croient sincèrement</i> le chemin du -bonheur. N'y a-t-il pas un peu de manque de courage -accompagné d'un peu de vengeance basse au fond du -cœur d'une prude? Voir la mauvaise humeur de -M<sup>me</sup> Deshoulières dans ses derniers jours (Notice de -M. Lemontey).</p> - - -<h4>CX</h4> - -<p>Rien de plus indulgent, parce que rien n'est plus -heureux, que la vertu de bonne foi; mais mistress Hutchinson -elle-même manque d'indulgence.</p> - - -<h4>CXI</h4> - -<p>Immédiatement après ce bonheur vient celui d'une -femme jeune, jolie, facile, qui ne se fait point de reproches. -A Messine on disait du mal de la contessina -Vicenzella: «Que voulez-vous? disait-elle, je suis -jeune, libre, riche, et peut-être pas laide. J'en souhaite -autant à toutes les femmes de Messine.» Cette -femme charmante, et qui ne voulut jamais avoir pour -moi que de l'amitié, est celle qui m'a fait connaître les -douces poésies de l'abbé Melli, en dialecte sicilien; -poésies délicieuses, quoique gâtées encore par la -mythologie.</p> - -<div class="attr"><span class="sc">Delfante.</span></div> - -<h4>CXII</h4> - -<p>Le public de Paris a une capacité d'attention, c'est -trois jours, après quoi, présentez-lui la mort de Napoléon -ou la condamnation de M. Béranger à deux mois -de prison, absolument la même sensation ou le même -manque de tact à qui en reparle le quatrième jour. -Toute grande capitale doit-elle être ainsi, ou cela -tient-il à la bonté et à la légèreté parisienne? Grâce à -l'orgueil aristocratique et à la timidité souffrante, Londres -n'est qu'une nombreuse collection d'ermites. Ce -n'est pas une capitale. Vienne n'est qu'une oligarchie -de deux cents familles environnées de cent cinquante -mille artisans ou domestiques qui les servent. Ce -n'est pas là non plus une capitale. Naples et Paris, -les deux seules capitales (Extrait des <i>Voyages de -Birkbeck</i>, page 371).</p> - - -<h4>CXIII</h4> - -<p>S'il était une époque où, d'après les théories vulgaires, -appelées raisonnables par les hommes communs, -la prison pût être supportable, ce serait celle où, -après une détention de plusieurs années, un pauvre -prisonnier n'est plus séparé que par un mois ou deux -du moment qui doit le mettre en liberté. Mais la <i>cristallisation</i> -en ordonne autrement. Le dernier mois est -plus pénible que les trois dernières années. M. d'Hotelans -a vu à la maison d'arrêt de Melun plusieurs -prisonniers détenus depuis longtemps, parvenus à -quelques mois du jour qui devait les rendre à la liberté, -<i>mourir</i> d'impatience.</p> - - -<h4 id="ch63">CXIV</h4> - -<p>Je ne puis résister au plaisir de transcrire une lettre -écrite en mauvais anglais par une jeune Allemande. -Il est donc prouvé qu'il y a des amours constantes, et -tous les hommes de génie ne sont pas des Mirabeau. -Klopstock, le grand poète, passe à Hambourg pour -avoir été un homme aimable; voici ce que sa jeune -femme écrivait à une amie intime:</p> - -<p lang="en" xml:lang="en">«After having seen him two hours, I was obliged -to pass the evening in a company, which never had -been so wearisome to me. I could not speak, I could -not play; I thought I saw nothing but Klopstock; I -saw him the next day, and the following and we -were very seriously friends. But the fourth day he departed. -It was a strong hour the hour of his departure! -He wrote soon after; from that time our correspondence -began to be a very diligent one. I sincerely -believed my love to be friendship. I spoke with my -friends of nothing but Klopstock, and showed his letters. -They raillied at me and said I was in love. I raillied -then again, and said that they must have a very -friendshipless heart, if they had no idea of friendship -to a man as well as to a woman. Thus it continued -eight months, in which time my friends found as much -love in Klopstock's letters as in me. I perceived it -likewise, but I would not believe it. At the last -Klopstock said plainly that he loved; and I startled as -for a wrong thing; I answered that it was no love, -but friendship, as it was what I felt for him; we had -not seen one another enough to love (as if love must -have more time than friendship). This was sincerely -my meaning, and I had this meaning till Klopstock -came again to Hamburg. This he did a year after we -had seen one another the first time. We saw, we -were friends, we loved; and a short time after, I -could even tell Klopstock that I loved. But we were -obliged to part again, and wait two years for our wedding. -My mother would not let marry me a stranger. -I could marry then without her consent, as by the -death of my father my fortune depended not on her; -but this was a horrible idea for me; and thank heaven -that I have prevailed by prayers! At this time -knowing Klopstock, she loves him as her lifely son, -and thanks god that she has not persisted. We married -and I am the happiest wife in the world. In -some few months it will be four years that I am so -happy…» (<i>Correspondence of Richardson</i>, vol. III, -page 147.)</p> - - -<h4>CXV</h4> - -<p>Il n'y a d'unions à jamais légitimes que celles qui -sont commandées par une vraie passion.</p> - - -<h4>CXVI</h4> - -<p>Pour être heureuse avec la facilité des mœurs, il -faut une simplicité de caractère qu'on trouve en Allemagne, -en Italie, mais jamais en France.</p> - -<div class="attr">La duchesse de C…</div> - -<h4>CXVII</h4> - -<p>Par orgueil, les Turcs privent leurs femmes de tout -ce qui peut donner un aliment à la cristallisation. Je -vis depuis trois mois chez un peuple où, par orgueil, -les gens titrés en seront bientôt là.</p> - -<p>Les hommes appellent <i>pudeur</i> les exigences d'un -orgueil rendu fou par l'aristocratie. Comment oser -manquer à la pudeur? Aussi, comme à Athènes, les -gens d'esprit ont une tendance marquée à se réfugier -auprès des courtisanes, c'est-à-dire auprès de ces -femmes qu'une faute éclatante a mises à l'abri des -affectations de la <i>pudeur</i> (<i>Vie de Fox</i>).</p> - -<div class="section"></div> -<h4>CXVIII</h4> - -<p>Dans le cas d'amour empêché par victoire trop -prompte, j'ai vu la cristallisation chez les caractères -tendres chercher à se former après. Elle dit en riant: -«Non, je ne t'aime pas.»</p> - - -<h4>CXIX</h4> - -<p>L'éducation actuelle des femmes, ce mélange bizarre -de pratiques pieuses et de chansons fort vives (<i lang="it" xml:lang="it">di piacer -mi balza il cor</i> de la <i lang="it" xml:lang="it">Gazza ladra</i>), est la chose du -monde la mieux calculée pour éloigner le bonheur. -Cette éducation fait les têtes les plus inconséquentes. -M<sup>me</sup> de R… qui craignait la mort, vient de mourir -parce qu'elle trouvait drôle de jeter les médecines par -la fenêtre. Ces pauvres petites femmes prennent l'inconséquence -pour de la gaieté, parce que la gaieté est -souvent inconséquente en apparence. C'est comme l'Allemand -qui se fait vif en se jetant par la fenêtre.</p> - - -<h4>CXX</h4> - -<p>La vulgarité, éteignant l'imagination, produit sur-le-champ -pour moi l'ennui mortel: la charmante comtesse -K… me montrant ce soir les lettres de ses amants, que -je trouve grossières.</p> - -<div class="date">Forlì, 17 mars. Henri.</div> -<p>L'imagination n'était pas éteinte; elle était seulement -fourvoyée, et, par répugnance, cessait bien vite -de se figurer la grossièreté de ces plats amants.</p> - - -<h4 id="ch64">CXXI<br /> -Rêverie métaphysique.</h4> - -<div class="date">Belgirate, 26 octobre 1816.</div> -<p>Pour peu qu'une véritable passion rencontre de contrariétés, -elle produit vraisemblablement plus de malheur -que de bonheur; cette idée peut n'être pas vraie -pour une âme tendre, mais elle est d'une évidence -parfaite pour la majeure partie des hommes, et en -particulier pour les froids philosophes qui, en fait de -passions, ne vivent presque que de curiosité et d'amour-propre.</p> - -<p>Ce qui précède, je le disais hier soir à la contessina -Fulvia, en nous promenant sur la terrasse de l'Isola-Bella, -à l'orient, près du grand pin. Elle me répondit: -«Le malheur produit une beaucoup plus forte impression -sur l'existence humaine que le plaisir.</p> - -<p>«La première vertu de tout ce qui prétend à nous -donner du plaisir, c'est de frapper fort.</p> - -<p>«Ne pourrait-on pas dire que, la vie elle-même -n'étant faite que de sensations, le goût universel de -tous les êtres qui ont vie est d'être avertis qu'ils -vivent par les sensations les plus fortes possibles? Les -gens du Nord ont peu de vie; voyez la lenteur de leurs -mouvements. Le <i lang="it" xml:lang="it">dolce farniente</i> des Italiens, c'est le -plaisir de jouir des émotions de son âme, mollement -étendu sur un divan, plaisir impossible si l'on court -toute la journée à cheval ou dans un droski, comme -l'Anglais ou le Russe. Ces gens mourraient d'ennui sur -un divan. Il n'y a rien à regarder dans leurs âmes.</p> - -<p>«L'amour donne les sensations les plus fortes possibles; -la preuve en est que, dans ces moments d'<i>inflammation</i>, -comme diraient les physiologistes, le cœur -forme ces <i>alliances de sensations</i> qui semblent si -absurdes aux philosophes Helvétius, Buffon et autres. -Luizina, l'autre jour, s'est laissé tomber dans le lac, -comme vous savez; c'est qu'elle suivait des yeux une -feuille de laurier détachée de quelque arbre de l'Isola-Madre -(îles Borromées). La pauvre femme m'a avoué -qu'un jour son amant, en lui parlant, effeuillait une -branche de laurier dans le lac, et lui disait: «Vos -cruautés et les calomnies de votre amie m'empêchent -de profiter de la vie et d'acquérir quelque gloire.»</p> - -<p>«Une âme qui, par l'effet de quelque grande passion, -ambition, jeu, amour, jalousie, guerre, etc., a -connu les moments d'angoisse et d'extrême malheur, -par une bizarrerie bien incompréhensible, <i>méprise</i> le -bonheur d'une vie tranquille et où tout semble fait à -souhait: un joli château dans une position pittoresque, -beaucoup d'aisance, une bonne femme, trois jolis enfants, -des amis aimables et en quantité, ce n'est là qu'une -faible esquisse de tout ce que possède notre hôte, le -général C… et cependant vous savez qu'il a dit être -tenté d'aller à Naples prendre le commandement d'une -guérilla. Une âme faite pour les passions sent d'abord -que cette vie heureuse l'<i>ennuie</i>, et peut-être aussi -qu'elle ne lui donne que des idées communes. «Je -voudrais, vous disait C…, n'avoir jamais connu la -fièvre des grandes passions, et pouvoir me payer de -l'apparent bonheur sur lequel on me fait tous les -jours de si sots compliments, auxquels, pour comble -d'horreur, je suis forcé de répondre avec grâce.» -Moi, philosophe, j'ajoute: «Voulez-vous une millième -preuve que nous ne sommes pas faits par un être -bon? c'est que le <i>plaisir</i> ne produit pas peut-être la -moitié autant d'impression sur notre être que la <i>douleur</i><a id="FNanchor_235" href="#Footnote_235" class="fnanchor">[235]</a>…» -La contessina m'a interrompu: «Il y a peu -de peines morales dans la vie qui ne soient rendues -chères par l'<i>émotion</i> qu'elles excitent; s'il y a un -grain de générosité dans l'âme, ce plaisir se centuple. -L'homme condamné à mort en 1815, et sauvé par -hasard (M. de Lavalette par exemple), s'il marchait -au supplice avec courage, doit se rappeler ce moment -dix fois par mois; le lâche qui mourait en pleurant -et jetant les hauts cris (le douanier Morris, jeté dans -le lac, <i>Rob Roy</i>, III, 120), s'il est aussi sauvé par le -hasard, ne peut tout au plus se souvenir avec plaisir -de cet instant qu'à cause de la circonstance qu'<i>il a -été sauvé</i>, et non pour les trésors de générosité qu'il -a découverts en lui-même, et qui ôtent à l'avenir -toutes ses craintes.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_235" href="#FNanchor_235"><span class="label">[235]</span></a> Voir l'analyse du <i>principe ascétique</i>, Bentham, <i>Traité de -législation</i>, tome I.</p> - -<p>On fait plaisir à un être <i>bon</i> en se faisant souffrir.</p> -</div> -<p><span class="sc">Moi</span>.—«L'amour, même malheureux, donne à une -âme tendre, pour qui la <i>chose imaginée est la chose -existante</i>, des trésors de jouissance de cette espèce; -il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté -chez soi et chez ce qu'on aime. Que de fois Salviati -n'a-t-il pas entendu Léonore lui dire, comme M<sup>lle</sup> Mars -dans les <i>Fausses Confidences</i>, avec son sourire enchanteur: -«Eh bien! oui, je vous aime!» Or, voilà de ces -illusions qu'un esprit sage n'a jamais.</p> - -<p><span class="sc">Fulvia</span>, <i>levant les yeux au ciel</i>.—«Oui, pour vous -et pour moi, l'amour, même malheureux, pourvu que -notre admiration pour l'objet aimé soit infinie, est le -premier des bonheurs.»</p> - -<p>(Fulvia a vingt-trois ans; c'est la beauté la plus célèbre -de ***; ses yeux étaient divins en parlant ainsi et -se levant vers ce beau ciel des îles Borromées, à minuit; -les astres semblaient lui répondre. J'ai baissé les yeux, -et n'ai plus trouvé de raisons philosophiques pour la -combattre. Elle a continué.) Et tout ce que le monde -appelle le bonheur ne vaut pas ses peines. Je crois que -le mépris seul peut guérir de cette passion; non pas -un mépris trop fort, ce serait un supplice, mais, par -exemple, pour vous autres hommes, voir l'objet que -vous adorez aimer un homme grossier et prosaïque, ou -vous sacrifier aux jouissances du luxe aimable et délicat -qu'elle trouve chez son amie.</p> - - -<h4>CXXII</h4> - -<p>Vouloir, c'est avoir le courage de s'exposer à un -inconvénient; s'exposer ainsi, c'est tenter le hasard, -c'est jouer. Il y a des militaires qui ne peuvent vivre -sans ce jeu: c'est ce qui les rend insupportables dans -la vie de famille.</p> - - -<h4>CXXIII</h4> - -<p>Le général Teulié me disait ce soir qu'il avait découvert -que ce qui le rendait d'une sécheresse et d'une -stérilité si abominable quand il y avait dans le salon -des femmes affectées, c'est qu'il avait ensuite une honte -amère d'avoir exposé ses sentiments avec feu devant -de tels êtres. (Et quand il ne parlait pas avec son âme, -fût-ce de Polichinelle, il n'avait rien à dire. Je voyais -du reste qu'il ne savait sur rien la phrase convenue et -de bon ton. Il était par là réellement ridicule et baroque -aux yeux des femmes affectées. Le ciel ne l'avait -pas fait pour être élégant.)</p> - - -<h4>CXXIV</h4> - -<p>A la cour, l'i*** est de mauvais ton, parce qu'il est -censé qu'elle est contre l'intérêt des princes: l'i*** est -aussi de mauvais ton en présence des jeunes filles, cela -les empêcherait de trouver un mari. Il faut convenir -que s* D*** e***, il doit lui être agréable d'être honoré -pour de tels motifs.</p> - - -<h4>CXXV</h4> - -<p>Dans l'âme d'un grand peintre ou d'un grand poète, -l'amour est divin comme centuplant le domaine et les -plaisirs de l'art, dont les beautés donnent à son âme le -pain quotidien. Que de grands artistes qui ne se doutent -ni de leur âme ni de leur génie! Souvent ils se -croient un médiocre talent pour la chose qu'ils adorent, -parce qu'ils ne sont pas d'accord avec les eunuques -du sérail, les la Harpe, etc.: pour ces gens-là, -même l'amour malheureux est bonheur.</p> - - -<h4>CXXVI</h4> - -<p>L'image du premier amour est la plus généralement -touchante; pourquoi? c'est qu'il est presque le même -dans tous les pays, de tous les caractères. Donc ce premier -amour n'est pas le plus passionné.</p> - - -<h4>CXXVII</h4> - -<p>La raison! la raison! Voilà ce qu'on crie toujours à -un pauvre amant. En 1760, dans le moment le plus -animé de la guerre de Sept ans, Grimm écrivait: -«… Il n'est point douteux que le roi de Prusse n'eût -prévenu cette guerre avant qu'elle éclatât, en cédant la -Silésie. En cela il eût fait une action très sage. Combien -de maux il aurait prévenus! Que peut avoir de -commun la possession d'une province avec le bonheur -d'un roi? et le grand électeur n'était-il pas un prince -très heureux et très respecté sans posséder la Silésie? -Voilà comment un roi aurait pu se conduire en suivant -les préceptes de la plus saine raison, et je ne sais -comment il serait arrivé que ce roi eût été l'objet des -mépris de toute la terre, tandis que Frédéric, sacrifiant -tout au <i>besoin</i> de conserver la Silésie, s'est couvert -d'une gloire immortelle.</p> - -<p>«Le fils de Cromwell a sans doute fait l'action la plus -sage qu'un homme puisse faire; il a préféré l'obscurité -et le repos à l'embarras et au danger de gouverner -un peuple sombre, fougueux et fier. Ce sage a été -méprisé de son vivant et par la postérité, et son père -est resté un grand homme au jugement des nations.</p> - -<p>«La <i>Belle Pénitente</i> est un sujet sublime du théâtre -espagnol<a id="FNanchor_236" href="#Footnote_236" class="fnanchor">[236]</a>, gâté en anglais et en français par Otway et -Colardeau. Caliste a été violée par un homme qu'elle -adore, que les fougues d'orgueil de son caractère rendent -odieux, mais que ses talents, son esprit, les grâces -de sa figure, tout enfin concourt à rendre séduisant. -Lothario eût été trop aimable s'il eût su modérer de -coupables transports; du reste, une haine héréditaire -et atroce divise sa famille et celle de la femme qu'il -aime. Ces familles sont à la tête des deux factions qui -partagent une ville d'Espagne durant les horreurs du -moyen âge. Sciolto, le père de Caliste, est le chef de -l'autre faction, qui, dans ce moment, a le dessus; il -sait que Lothario a eu l'insolence de vouloir séduire -sa fille. La faible Caliste succombe sous les tourments -de sa honte et de sa passion. Son père est parvenu à -faire donner à son ennemi le commandement d'une -armée navale, qui part pour une expédition lointaine -et dangereuse, où probablement Lothario trouvera la -mort. Dans la tragédie de Colardeau, il vient donner -cette nouvelle à sa fille. A ces mots, la passion de -Caliste s'échappe:</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_236" href="#FNanchor_236"><span class="label">[236]</span></a> Voir les romances espagnoles et danoises du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle; -elles paraîtraient plates ou grossières au goût français.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse i8">«O dieux!</div> -<div class="verse">«Il part!… vous l'ordonnez!… il a pu s'y résoudre?</div> -</div> - -<p>«Jugez du danger de cette situation; un mot de -plus, et Sciolto va être éclairé sur la passion de sa fille -pour Lothario. Ce père confondu s'écrie:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">«Qu'entends-je? me trompé-je? où s'égarent tes vœux?</div> -</div> - -<p>«A cela Caliste, revenue à elle-même, répond:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">«Ce n'est pas son exil, c'est sa mort que je veux,</div> -<div class="verse">«Qu'il périsse!</div> -</div> - -<p>«Par ces mots, Caliste étouffe les soupçons naissants -de son père, et c'est cependant sans artifice, car -le sentiment qu'elle exprime est vrai. L'existence d'un -homme qu'elle aime et qui a pu l'outrager doit empoisonner -sa vie, fût-il au bout du monde; sa mort seule -pourrait lui rendre le repos, s'il en était pour les amants -infortunés… Bientôt après Lothario est tué, et Caliste -a le bonheur de mourir.</p> - -<p>«Voilà bien des pleurs et bien des cris pour peu de -chose! ont dit les gens froids qui se décorent du nom -de philosophes. Un homme hardi et violent abuse de -la faiblesse qu'une femme a pour lui; il n'y a pas là de -quoi se désoler, ou du moins il n'y a pas de quoi nous -intéresser aux chagrins de Caliste. Elle n'a qu'à se -consoler d'avoir couché avec son amant, et ce ne sera -pas la première femme de mérite qui aura pris son -parti sur ce malheur-là<a id="FNanchor_237" href="#Footnote_237" class="fnanchor">[237]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_237" href="#FNanchor_237"><span class="label">[237]</span></a> Grimm, tome III, page 107.</p> -</div> -<p>Richard Cromwell, le roi de Prusse, Caliste, avec -les âmes que le ciel leur avait données, ne pouvaient -trouver la tranquillité et le bonheur qu'en agissant -ainsi. La conduite de ces deux derniers est éminemment -déraisonnable, et cependant ce sont les seuls -qu'on estime.</p> - -<div class="date">Sagan, 1813.</div> - -<h4>CXXVIII</h4> - -<p>La constance après le bonheur ne peut se prédire -que d'après celle que, malgré les doutes cruels, la -jalousie et les ridicules, on a eue avant l'intimité.</p> - - -<h4>CXXIX</h4> - -<p>Chez une femme au désespoir de la mort de son -amant, qui vient d'être tué à l'armée, et qui songe évidemment -à le suivre, il faut d'abord examiner si ce -parti n'est pas convenable; et, dans le cas de la négative, -attaquer, par cette habitude si ancienne chez l'être -humain, l'<i>amour de sa conversation</i>. Si cette femme a -un ennemi, on peut lui persuader que cet ennemi a -obtenu une lettre de cachet pour la mettre en prison. -Si cette menace n'augmente pas son amour pour la -mort, elle peut songer à se cacher pour éviter la prison. -Elle se cachera trois semaines, fuyant de retraite en -retraite; elle sera arrêtée et au bout de trois jours se -sauvera. Alors, sous un nom supposé, on lui ménagera -un asile dans une ville fort éloignée, et la plus différente -possible de celle où elle était au désespoir. Mais -qui veut se dévouer à consoler un être aussi malheureux -et aussi nul pour l'amitié?</p> - -<div class="date">Varsovie, 1808.</div> - -<h4>CXXX</h4> - -<p>Les savants d'académie voient les mœurs d'un peuple -dans sa langue: l'Italie est le pays du monde où -l'on prononce le moins le mot d'<i>amour</i>, toujours -<span lang="it" xml:lang="it">amicizia</span> -et <span lang="it" xml:lang="it">avvicinar</span> (<i lang="it" xml:lang="it">amicizia</i> -pour amour et <i lang="it" xml:lang="it">avvicinar</i> -pour faire la cour avec succès).</p> - - -<h4>CXXXI</h4> - -<p>Le dictionnaire de la musique n'est pas fait, n'est pas -même commencé; ce n'est que par hasard que l'on -trouve les phrases qui disent: <i>je suis en colère</i>, ou <i>je -vous aime</i>, et leurs nuances. Le <i>maestro</i> ne trouve ces -phrases que lorsqu'elles lui sont dictées par la présence -de la passion dans son cœur ou par son souvenir. Les -gens qui passent le feu de la jeunesse à étudier, au -lieu de sentir, ne peuvent donc pas être artistes: rien -de plus simple que ce mécanisme.</p> - - -<h4>CXXXII</h4> - -<p>L'empire des femmes est beaucoup trop grand en -France, l'empire de la femme beaucoup trop restreint.</p> - - -<h4>CXXXIII</h4> - -<p>La plus grande flatterie que l'imagination la plus -exaltée saurait inventer pour l'adresser à la génération -qui s'élève parmi nous, pour prendre possession de la -vie, de l'opinion et du pouvoir, se trouve une vérité -plus claire que le jour. Elle n'a rien à <i>continuer</i>, cette -génération, elle a tout à <i>créer</i>. Le grand mérite de Napoléon -est d'<i>avoir fait maison nette</i>.</p> - - -<h4>CXXXIV</h4> - -<p>Je voudrais pouvoir dire quelque chose sur la <i>consolation</i>. -On n'essaye pas assez de consoler.</p> - -<p>Le principe général, c'est qu'il faut tâcher de former -une <i>cristallisation</i> la plus étrangère possible au motif -qui a jeté dans la douleur.</p> - -<p>Il faut avoir le courage de se livrer à un peu d'anatomie -pour découvrir un principe inconnu.</p> - -<p>Si l'on veut consulter le chapitre II de l'ouvrage de -M. Villermé sur les prisons (Paris, 1820), on verra que -les prisonniers <i lang="it" xml:lang="it">si maritano fra di loro</i> (c'est le mot du -langage des prisons). Les femmes <i lang="it" xml:lang="it">si maritano anche -fra di loro</i>, et il y a en général beaucoup de fidélité -dans ces unions, ce qui ne s'observe pas chez les hommes, -et qui est un effet du principe de la pudeur.</p> - -<p>«A Saint-Lazare, dit M. Villermé, page 96, à Saint-Lazare, -en octobre 1818, une femme s'est donné plusieurs -coups de couteau parce qu'elle s'est vu préférer -une arrivante.</p> - -<p>«C'est ordinairement la plus jeune qui est la plus -attachée à l'autre.»</p> - - -<h4>CXXXV</h4> - -<p lang="it" xml:lang="it">Vivacità, leggerezza, soggettissima a prendere puntiglio, -occupazione di ogni momento delle apparenze -della propria esistenza agli occhi altrui: Ecco i tre -gran caratteri di questa pianta che risveglia Europa -nell 1808.</p> - -<p>Parmi les Italiens, les bons sont ceux qui ont encore -un peu de sauvagerie et de propension au sang: les -Romagnols, les Calabrois, et, parmi les plus civilisés, -les Bressans, les Piémontais, les Corses.</p> - -<p>Le bourgeois de Florence est plus mouton que celui -de Paris.</p> - -<p>L'espionnage de Léopold l'a avili à jamais. Voir la -lettre de M. Courier sur le bibliothécaire Furia et le -chambellan Puccini.</p> - - -<h4>CXXXVI</h4> - -<p>Je ris de voir des gens de bonne foi ne pouvoir -jamais être d'accord, se dire naturellement de grosses -injures et en penser davantage. Vivre, c'est sentir la -vie; c'est avoir des sensations fortes. Comme pour -chaque individu le taux de cette force change, ce qui -est pénible pour un homme comme trop fort est précisément -ce qu'il faut à un autre pour que l'intérêt -commence. Par exemple, la sensation d'être épargné -par le canon quand on est au feu, la sensation de s'enfoncer -en Russie à la suite de ces Parthes, de même -la tragédie de Shakespeare et la tragédie de Racine, -etc., etc.</p> - -<div class="date">Orcha, 13 août 1812.</div> - -<h4>CXXXVII</h4> - -<p>D'abord le plaisir ne produit pas la moitié autant -d'impression que la douleur, ensuite, outre ce désavantage -dans la quantité d'émotion, la <i>sympathie</i> est au -moins la moitié moins excitée par la peinture du bonheur -que par celle de l'infortune. Donc les poètes ne sauraient -peindre le malheur avec trop de force; ils n'ont -qu'un écueil à redouter, ce sont les objets qui inspirent -le <i>dégoût</i>. Encore ici, le <i>taux</i> de cette sensation -dépend-il de la monarchie ou de la république. Un -Louis XIV centuple le nombre des objets répugnants -(Poésies de Crabbe).</p> - -<p>Par le seul fait de l'existence de la monarchie à la -Louis XIV environnée de sa noblesse, tout ce qui est -simple dans les arts devient grossier. Le noble personnage -devant qui on l'expose se trouve insulté; ce sentiment -est sincère, et partant respectable.</p> - -<p>Voyez le parti que le tendre Racine a tiré de l'amitié -héroïque, et si consacrée dans l'antiquité, d'Oreste et -de Pylade. Oreste tutoie Pylade, et Pylade lui répond -<i>Seigneur</i>. Et l'on veut que Racine soit pour nous l'auteur -le plus touchant! Si l'on ne se rend pas à un tel -exemple, il faut parler d'autre chose.</p> - - -<h4>CXXXVIII</h4> - -<p>Dès qu'on peut espérer de se venger, on recommence -de haïr. Je n'eus l'idée de me sauver et de manquer à la -foi que j'avais jurée à mon ami que les dernières semaines -de ma prison. (Deux confidences faites ce soir devant -moi par un assassin de bonne compagnie qui nous fait -toute son histoire.)</p> - -<div class="date">Faenza, 1817.</div> - -<h4>CXXXIX</h4> - -<p>Toute l'Europe, en se cotisant, ne pourrait faire un -seul de nos bons volumes français: les <i>Lettres persanes</i>, -par exemple.</p> - - -<h4 id="ch65">CXL</h4> - -<p>J'appelle <i>plaisir</i> toute perception que l'âme aime -mieux éprouver que ne pas éprouver<a id="FNanchor_238" href="#Footnote_238" class="fnanchor">[238]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_238" href="#FNanchor_238"><span class="label">[238]</span></a> Maupertuis.</p> -</div> -<p>J'appelle <i>peine</i> toute perception que l'âme aime mieux -ne pas éprouver qu'éprouver.</p> - -<p>Désiré-je m'endormir plutôt que de sentir ce que -j'éprouve, nul doute, c'est une <i>peine</i>. Donc les désirs -d'amour ne sont pas des peines, car l'amant quitte, pour -rêver à son aise, les sociétés les plus agréables.</p> - -<p>Par la durée, les plaisirs du corps sont diminués et -les peines augmentées.</p> - -<p>Pour les plaisirs de l'âme, ils sont augmentés ou diminués -par la durée, suivant les passions: par exemple, -après six mois passés à étudier l'astronomie, on aime -davantage l'astronomie; après un an d'avarice, on aime -mieux l'argent.</p> - -<p>Les peines de l'âme sont diminuées par la durée; -«que de veuves véritablement fâchées se consolent par -le temps!» Milady Waldegrave d'Horace Walpole.</p> - -<p>Soit un homme dans un état d'indifférence, il lui -arrive un plaisir;</p> - -<p>Soit un autre homme dans un état de vive douleur, -cette douleur cesse subitement; le plaisir qu'il ressent -est-il de même nature que celui du premier homme? -M. Verri dit que <i>oui</i>, et il me semble que <i>non</i>.</p> - -<p>Tous les plaisirs ne viennent pas de la cessation de la -douleur.</p> - -<p>Un homme avait depuis longtemps six mille livres de -rente, il gagné cinq cent mille francs à la loterie. Cet -homme s'était déshabitué de désirer les choses que l'on -ne peut obtenir que par une grande fortune. (Je dirai, -en passant, qu'un des inconvénients de Paris, c'est la -facilité de perdre cette habitude.)</p> - -<p>On invente la machine à tailler les plumes; je l'ai -achetée ce matin, et c'est un grand plaisir pour moi, qui -m'impatiente à tailler les plumes; mais certainement je -n'étais pas malheureux hier de ne pas connaître cette -machine. Pétrarque était-il malheureux de ne pas prendre -de café?</p> - -<p>Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde le -connaît: par exemple, la première perdrix que l'on tue -au vol à douze ans; la première bataille d'où l'on sort -sain et sauf à dix-sept.</p> - -<p>Le plaisir qui n'est que la cessation d'une peine -passe bien vite, et au bout de quelques années le souvenir -n'en est pas même agréable. Un de mes amis fut -blessé au côté par un éclat d'obus, à la bataille de la -Moskowa, quelques jours après il fut menacé de gangrène, -au bout de quelques heures on put réunir -M. Béclar, M. Larroy et quelques chirurgiens estimés: -on fit une consultation dont le résultat fut d'annoncer à -mon ami qu'il n'avait pas la gangrène. A ce moment je -vis son bonheur, il fut grand, cependant il n'était pas -pur. Son âme, en secret, ne croyait pas en être tout à fait -quitte, il refaisait le travail des chirurgiens, il examinait -s'il pouvait entièrement s'en rapporter à eux. Il -entrevoyait encore un peu la possibilité de la gangrène. -Aujourd'hui, au bout de huit ans, quand on lui parle -de cette consultation, il éprouve un sentiment de peine: -il a la vue imprévue d'un des malheurs de la vie.</p> - -<p>Le plaisir causé par la cessation de la douleur consiste: -1<sup>o</sup> à remporter la victoire contre toutes les objections -qu'on se fait successivement;</p> - -<p>2<sup>o</sup> A revoir tous les avantages dont on allait être -privé.</p> - -<p>Le plaisir causé par le gain de cinq cent mille francs -consiste à prévoir tous les plaisirs nouveaux et extraordinaires -qu'on va se donner.</p> - -<p>Il y a une exception singulière: il faut voir si cet -homme a trop ou trop peu de cette habitude, s'il a la -tête étroite, le sentiment d'embarras durera deux ou -trois jours.</p> - -<p>S'il a l'habitude de désirer souvent une grande fortune, -il aura usé d'avance la jouissance par se la trop -figurer.</p> - -<p>Ce malheur n'arrive pas dans l'amour-passion.</p> - -<p>Une âme enflammée ne se figure pas la dernière des -faveurs, mais la plus prochaine: par exemple, d'une -maîtresse qui vous traite avec sévérité, l'on se figure un -serrement de main. L'imagination ne va pas naturellement -au delà; si on la violente, après un moment, elle -s'éloigne par la crainte de profaner ce qu'elle adore.</p> - -<p>Lorsque le plaisir a entièrement parcouru sa carrière, -il est clair que nous retombons dans l'indifférence; mais -cette indifférence n'est pas la même que celle d'auparavant. -Ce second état diffère du premier, en ce que -nous ne serions plus capables de goûter, avec autant de -délices, le plaisir que nous venons d'avoir.</p> - -<p>Les organes qui servent à le cueillir sont fatigués, et -l'imagination n'a plus autant de propension à présenter -les images qui seraient agréables aux désirs qui se trouvent -satisfaits.</p> - -<p>Mais, si au milieu du plaisir on vient nous en arracher, -il y a production de douleur.</p> - - -<h4>CXLI</h4> - -<p>La disposition à l'amour physique, et même au plaisir -physique, n'est point la même chez les deux sexes. -Au contraire des hommes, presque toutes les femmes -sont au moins susceptibles d'un genre d'amour. Depuis -le premier roman qu'une femme a ouvert en cachette à -quinze ans, elle attend en secret la venue de l'amour-passion. -Elle voit dans une grande passion la preuve de -son mérite. Cette attente redouble vers vingt ans, lorsqu'elle -est revenue des premières étourderies de la vie, -tandis qu'à peine arrivés à trente, les hommes croient -l'amour impossible ou ridicule.</p> - - -<h4>CXLII</h4> - -<p>Dès l'âge de six ans nous nous accoutumons à chercher -le bonheur par la même route que nos parents. -L'orgueil de la mère de la contessina Nella a commencé -le malheur de cette aimable femme, et elle le rend sans -ressource par le même orgueil fou.</p> - -<div class="date">Venise, 1810.</div> - -<h4>CXLIII<br /> -Du genre romantique.</h4> - -<p>On m'écrit de Paris qu'on y a vu (exposition de -1822) un millier de tableaux représentant des sujets de -l'Écriture sainte, peints par des peintres qui n'y croient -pas beaucoup, admirés et jugés par des gens qui n'y -croient pas, et enfin payés par des gens qui n'y croient -pas.</p> - -<p>On cherche après cela le pourquoi de la décadence -de l'art.</p> - -<p>Ne croyant pas en ce qu'il dit, l'artiste craint toujours -de paraître exagéré et ridicule. Comment arriverait-il -au <i>grandiose</i>? rien ne l'y porte (<i lang="it" xml:lang="it">Lettera di -Roma</i>, <span lang="it" xml:lang="it">giugno</span> 1822).</p> - - -<h4>CXLIV</h4> - -<p>L'un des plus grands poètes, selon moi, qui aient -paru dans ces derniers temps, c'est Robert Burns, paysan -écossais mort de misère. Il avait soixante-dix -louis d'appointements comme douanier, pour lui, sa -femme et quatre enfants. Il faut convenir que le tyran -Napoléon était plus généreux envers son ennemi Chénier, -par exemple. Burns n'avait rien de la pruderie -anglaise. C'est un génie romain sans chevalerie ni honneur. -Je n'ai pas assez de place pour conter ses amours -avec Mary Campbell et leur triste catastrophe. Seulement -je remarque qu'Édimbourg est à la même latitude -que Moscou, ce qui pourrait déranger un peu -mon système des climats.</p> - -<p>«<span lang="en" xml:lang="en">One of Burn's remarks, when he first came to -Edimburgh, was that between the men of rustic life -and the polite world he observed little difference; -that in the former, though unpolished by fashion and -unenlightened by science, he had found much observation -and much intelligence; but a refined and -accomplished woman was a being almost new to him, -and of which he had formed but a very inadequate -idea.</span>» (Londres, 1<sup>er</sup> novembre 1821, tome V, page 69.)</p> - - -<h4>CXLV</h4> - -<p>L'amour est la seule passion qui se paye d'une monnaie -qu'elle fabrique elle-même.</p> - - -<h4>CXLVI</h4> - -<p>Les compliments qu'on adresse aux petites filles de -trois ans forment précisément la meilleure éducation -possible pour leur enseigner la vanité la plus pernicieuse. -Être jolie est la première vertu, le plus grand -avantage au monde. Avoir une jolie robe, c'est être -jolie.</p> - -<p>Ces sots compliments ne sont usités que dans la -bourgeoisie; ils sont heureusement de mauvais ton, -comme trop aisés à faire chez les gens à carrosse.</p> - - -<h4>CXLVII</h4> - -<div class="date">Lorette, 11 septembre 1811.</div> -<p>Je viens de voir un très beau bataillon de gens de -ce pays; c'est le reste de quatre mille hommes qui -étaient allés à Vienne en 1809. J'ai passé dans les -rangs avec le colonel, et fait faire leur histoire à plusieurs -soldats. C'est la vertu des républiques du -moyen âge, plus ou moins abâtardie par les Espagnols<a id="FNanchor_239" href="#Footnote_239" class="fnanchor">[239]</a>, -le P…<a id="FNanchor_240" href="#Footnote_240" class="fnanchor">[240]</a>, et deux siècles des gouvernements -lâches et cruels qui ont tour à tour gâté ce pays-ci.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_239" href="#FNanchor_239"><span class="label">[239]</span></a> Vers 1580, les Espagnols, hors de chez eux, n'étaient que -des agents énergiques de despotisme, ou des joueurs de guitare -sous les fenêtres des belles Italiennes. Les Espagnols passaient -alors en Italie comme aujourd'hui l'on vient à Paris; -du reste, ils ne mettaient leur orgueil qu'à faire triompher le -roi, <i>leur maître</i>. Ils ont perdu l'Italie, et l'ont perdue en -l'avilissant. En 1626, le grand poète Calderon était officier à -Milan.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_240" href="#FNanchor_240"><span class="label">[240]</span></a> Voir la <i>Vie de saint Charles Borromée</i>, qui changea Milan -et l'avilit. Il fit déserter les salles d'armes et aller au chapelet. -Merveilles tue Castiglione, 1533.</p> -</div> -<p>Le brillant <i>honneur</i> chevaleresque, sublime et sans -raison, est une plante exotique importée seulement -depuis un petit nombre d'années.</p> - -<p>On n'en trouve pas trace en 1740. Voir de Brosses. -Les officiers de Montenotte et de Rivoli avaient trop -d'occasions de montrer la vraie vertu à leurs voisins -pour chercher à <i>imiter</i> un honneur peu connu sous -les chaumières que le soldat de 1796 venait de quitter, -et qui leur eût semblé bien baroque.</p> - -<p>Il n'y avait, en 1796, ni Légion d'honneur, ni enthousiasme -pour un homme, mais beaucoup de simplicité -et de vertu à la Desaix. L'<i>honneur</i> a donc été -importé en Italie par des gens trop raisonnables et -trop vertueux pour être bien brillants. On sent qu'il y -a loin des soldats de 96 gagnant vingt batailles en un -an, et n'ayant souvent ni souliers, ni habits, aux brillants -régiments de Fontenoy, disant poliment aux -Anglais et le chapeau bas: <i>Messieurs, tirez les premiers</i>.</p> - - -<h4>CXLVIII</h4> - -<p>Je croirais assez qu'il faut juger de la bonté d'un -système de vie par son représentant: par exemple, -Richard Cœur-de-Lion montra sur le trône la perfection -de l'héroïsme et de la valeur chevaleresque, et ce -fut un roi ridicule.</p> - - -<h4>CXLIX</h4> - -<p>Opinion publique en 1822. Un homme de trente ans -séduit une jeune personne de quinze ans, c'est la -jeune personne qui est déshonorée.</p> - - -<h4>CL</h4> - -<p>Dix ans plus tard je retrouvai la comtesse Ottavia; -elle pleura beaucoup en me revoyant; je lui rappelais -Oginski. «Je ne puis plus aimer», me disait-elle; je -lui répondis avec le poète: «<span lang="en" xml:lang="en">How changed, how saddened, -yet how elevated was her character!</span>»</p> - - -<h4>CLI</h4> - -<p>Comme les mœurs anglaises sont nées de 1688 à -1730, celles de France vont naître de 1815 à 1880. -Rien ne sera beau, juste, heureux, comme la France -morale vers 1900. Actuellement elle n'est rien. Ce qui -est une infamie dans la rue de Belle-Chasse est une -action héroïque rue du Mont-Blanc, et, au travers de -toutes les exagérations, les gens réellement faits pour -le mépris se sauvent de rue en rue. Nous avions une -ressource, la liberté des journaux, qui finissent par -dire à chacun son fait, et quand ce fait se trouve être -l'opinion publique, il reste. On nous arrache ce -remède, cela retardera un peu la naissance de la morale.</p> - - -<h4>CLII</h4> - -<p>L'abbé Rousseau était un pauvre jeune homme -(1784), réduit à courir du matin au soir tous les quartiers -de la ville pour y donner des leçons d'histoire -et de géographie. Amoureux d'une de ses élèves, -comme Abeilard d'Héloïse, comme Saint-Preux de -Julie; moins heureux sans doute, mais probablement -assez près de l'être; avec autant de passion que ce -dernier, mais l'âme plus honnête, plus délicate, et -surtout plus courageuse, il paraît s'être immolé à l'objet -de sa passion. Voici ce qu'il a écrit avant de se -brûler la cervelle, après avoir dîné chez un restaurateur -au Palais-Royal sans laisser échapper aucune -marque de trouble ni d'aliénation: c'est du procès-verbal -dressé sur les lieux par le commissaire et les -officiers de la police qu'on a tiré la copie de ce billet, -assez remarquable pour mériter d'être conservé.</p> - -<p>«Le contraste inconcevable qui se trouve entre la -noblesse de mes sentiments et la bassesse de ma naissance, -un amour aussi violent qu'insurmontable pour -une fille adorable<a id="FNanchor_241" href="#Footnote_241" class="fnanchor">[241]</a>, la crainte de causer son déshonneur, -la nécessité de choisir entre le crime et la mort, -tout m'a déterminé à abandonner la vie. J'étais né -pour la vertu, j'allais être criminel; j'ai préféré mourir.» -(Grimm, troisième partie, tome II, page 395.)</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_241" href="#FNanchor_241"><span class="label">[241]</span></a> Il paraît qu'il s'agit de M<sup>lle</sup> Gromaire, fille de M. Gromaire, -expéditionnaire en cour de Rome.</p> -</div> -<p>Voilà un suicide admirable, et qui ne serait qu'absurde -avec les mœurs de 1880.</p> - - -<h4>CLIII</h4> - -<p>On a beau faire, jamais les Français, en fait de -beaux-arts, ne passeront le <i>joli</i>.</p> - -<p>Le comique qui suppose de la <i>verve</i> dans le public -et du <i>brio</i> dans l'acteur, les délicieuses plaisanteries -de Palomba, à Naples, jouées par Casaccia, impossibles -à Paris; du joli et jamais que du joli, quelquefois, -il est vrai, annoncé comme sublime.</p> - -<p>On voit que je ne spécule pas en général sur l'honneur -national.</p> - - -<h4>CLIV</h4> - -<p>Nous aimons beaucoup un beau talent, ont dit les -Français, et ils disent vrai, mais nous exigeons, comme -condition essentielle de la beauté, qu'il soit fait par -un peintre se tenant constamment à cloche-pied pendant -tout le temps qu'il travaille. Les vers dans l'art -dramatique.</p> - - -<h4>CLV</h4> - -<p>Beaucoup moins d'<i>envie</i> en Amérique qu'en France, -et beaucoup moins d'esprit.</p> - - -<h4>CLVI</h4> - -<p>La tyrannie à la Philippe II a tellement avili les -esprits depuis 1530, qu'elle pèse sur le jardin du monde, -que les pauvres auteurs italiens n'ont pas encore eu le -courage d'<i>inventer</i> le roman de leur pays. A cause de -la règle du <i>naturel</i>, rien de plus simple pourtant: il -faut oser copier franchement ce qui crève les yeux -dans ce monde. Voir le cardinal Gonzalvi, épluchant -gravement pendant trois heures, en 1822, le livret -d'un opéra bouffon, et disant au maestro avec inquiétude: -«Mais vous répéterez souvent ce mot <i>cozzar, -cozzar</i>.»</p> - - -<h4>CLVII</h4> - -<p>Héloïse vous parle de l'amour, un fat vous parle de -son amour; sentez-vous que ces choses n'ont presque -que le nom de commun? C'est comme l'amour des -concerts et l'amour de la musique. L'amour des jouissances -de vanité que votre harpe vous promet au milieu -d'une société brillante, ou l'amour d'une rêverie tendre, -solitaire, timide.</p> - - -<h4>CLVIII</h4> - -<p>Quand on vient de voir la femme qu'on aime, la vue -de toute autre femme gâte la vue, fait physiquement -mal aux yeux; j'en vois le pourquoi.</p> - - -<h4>CLIX</h4> - -<p>Réponse à une objection.</p> - -<p>Le naturel parfait et l'intimité ne peuvent avoir lieu -que dans l'amour-passion, car dans tous les autres -l'on sent la possibilité d'un rival favorisé.</p> - - -<h4>CLX</h4> - -<p>Chez l'homme qui, pour se délivrer de la vie, a pris -du poison, l'être moral est mort; étonné de ce qu'il a -fait et de ce qu'il va éprouver, il n'a plus d'attention -pour rien: quelques rares exceptions.</p> - - -<h4>CLXI</h4> - -<p>Un vieux capitaine de vaisseau, oncle de l'auteur, -auquel je fais hommage du présent manuscrit, ne -trouve rien de si ridicule que l'importance donnée -pendant six cents pages à une chose aussi frivole que -l'amour. Cette chose si frivole est cependant la seule -arme avec laquelle on puisse frapper les âmes fortes.</p> - -<p>Qu'est-ce qui a empêché, en 1814, M. de M… d'immoler -Napoléon dans la forêt de Fontainebleau? Le -regard méprisant d'une jolie femme qui entrait aux -Bains-Chinois<a id="FNanchor_242" href="#Footnote_242" class="fnanchor">[242]</a>. Quelle différence dans les destinées -du monde si Napoléon et son fils eussent été tués en -1814!</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_242" href="#FNanchor_242"><span class="label">[242]</span></a> Mémoires, page 88, édition de Londres.</p> -</div> - -<h4>CLXII</h4> - -<p>Je transcris les lignes suivantes d'une lettre française -que je reçois de Znaïm, en observant qu'il n'y a -pas dans toute la province un homme en état de comprendre -la femme d'esprit qui m'écrit:</p> - -<p>«… L'accident fait beaucoup en amour. Lorsque je -n'ai pas lu de l'anglais depuis un an, le premier roman -qui me tombe sous la main me semble délicieux. L'habitude -d'aimer une âme prosaïque, c'est-à-dire lente -et timide pour tout ce qui est délicat, et ne sentant -avec passion que les intérêts grossiers de la vie: -l'amour des écus, l'orgueil d'avoir de beaux chevaux, -les désirs physiques, etc., etc., peut facilement faire -paraître offensantes les actions d'un génie impétueux, -ardent, à imagination impatiente, ne sentant que -l'amour, oubliant tout le reste, et qui agit sans cesse, -et avec impétuosité, là où l'autre se laissait guider, et -n'agissait jamais par lui-même. L'étonnement qu'il -donne pour offenser ce que nous appelions, l'année -dernière, à Zithau, l'orgueil féminin: est-ce français, -ça? Avec le second on a de l'<i>étonnement</i>, sentiment -que l'on ignorait auprès du premier (et, comme ce premier -est mort à l'armée, à l'improviste, il est resté -synonyme de perfection), et sentiment qu'une âme -pleine de hauteur et privée de cette aisance qui est le -fruit d'un certain nombre d'intrigues peut confondre -facilement avec ce qui est offensant.»</p> - -<div class="section"></div> -<h4>CLXIII</h4> - -<p>«Geoffroy Rudel, de Blaye, fut un très grand gentilhomme, -prince de Blaye, et il devint amoureux de -la princesse de Tripoli sans la voir, pour le grand bien -et pour la grande courtoisie qu'il entendit dire d'elle -aux pèlerins qui venaient d'Antioche, et fit pour elle -beaucoup de belles chansons, avec de bons airs et de -chétives paroles; et, par volonté de la voir, il se croisa -et se mit en mer pour aller vers elle. Et advint qu'en -le navire le prit une très grande maladie, de telle sorte -que ceux qui étaient avec lui crurent qu'il fût mort, -mais tant firent qu'ils le conduisirent à Tripoli, dans -une hôtellerie, comme un homme mort. On le fit savoir -à la comtesse, et elle vint à son lit et le prit entre ses -bras. Il sut qu'elle était la comtesse; il recouvra le voir, -l'entendre, et il loua Dieu, et lui rendit grâce qu'il lui -eût soutenu la vie jusqu'à ce qu'il l'eût vue. Et ainsi il -mourut dans les bras de la comtesse, et elle le fit honorablement -ensevelir dans la maison du Temple, à Tripoli. -Et puis en ce même jour elle se fit religieuse pour la -douleur qu'elle eut de lui et de sa mort<a id="FNanchor_243" href="#Footnote_243" class="fnanchor">[243]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_243" href="#FNanchor_243"><span class="label">[243]</span></a> Traduit d'un manuscrit provençal du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle.</p> -</div> - -<h4>CLXIV</h4> - -<p>Voici une singulière preuve de la folie nommée cristallisation, -que l'on trouve dans les Mémoires de mistriss -Hutchinson:</p> - -<p>… «<span lang="en" xml:lang="en">He told to M. Hutchinson a very true story of -a gentleman who not long before had come for some -time to lodge in Richmond, and found all the people -he came in company with, bewailing the death of a -gentlewoman that had lived there. Hearing her so -much deplored he made inquiry after her, and grew so -in love with the description, that no other discourse -could at first please him, nor could he at last endure -any other; he grew desperately melancholy, and would -go to a mount where the print of her foot was cut, -and lie there pining and kissing of it all the day long, -till at length death in some months space concluded -his languishment. This story was very true.</span>» (Tome I, -page 83.)</p> - - -<h4>CLXV</h4> - -<p>Lisio Visconti n'était rien moins qu'un grand lecteur -de livres. Outre ce qu'il avait pu voir en courant le -monde, cet essai est fondé sur les mémoires de quinze -ou vingt personnages célèbres. S'il se rencontrait, par -hasard, un lecteur qui trouvât ces bagatelles dignes -d'un instant d'attention, voici les livres desquels Lisio -a tiré ses réflexions et conclusions:</p> - -<p><i>Vie de Benvenuto Cellini</i>, écrite par lui-même.</p> - -<p>Les <i>Nouvelles</i> de Cervantès et de Scarron.</p> - -<p><i>Manon Lescaut</i> et le <i>Doyen de Killerine</i>, de l'abbé -Prévôt.</p> - -<p><i>Lettres latines d'Héloïse à Abailard</i>.</p> - -<p><i>Tom Jones</i>.</p> - -<p><i>Lettres d'une Religieuse portugaise</i>.</p> - -<p>Deux ou trois romans d'Auguste La Fontaine.</p> - -<p>L'<i>Histoire de Toscane</i>, de Pignotti.</p> - -<p><i>Werther</i>.</p> - -<p>Brantôme.</p> - -<p><i>Mémoires</i> de Carlo Gozzi (Venise, 1760), seulement -les 80 pages sur l'histoire de ses amours.</p> - -<p><i>Mémoires</i> de Lauzun, Saint-Simon, d'Épinay, de -Staël, Marmontel, Bezenval, Roland, Duclos, Horace -Walpole, Évelyn, Hutchinson.</p> - -<p><i>Lettres</i> de M<sup>lle</sup> Lespinasse.</p> - - -<h4>CLXVI</h4> - -<p>Un des plus grands personnages de ce temps-là, un -des hommes les plus marquants dans l'Église et dans -l'État, nous a conté, ce soir (janvier 1822), chez -M<sup>me</sup> de M…, les dangers fort réels qu'il avait courus -du temps de la Terreur.</p> - -<p>«J'avais eu le malheur d'être au nombre des membres -les plus marquants de l'Assemblée constituante: -je me tins à Paris, cherchant à me cacher tant bien -que mal, tant qu'il y eut quelque espoir de succès pour -la bonne cause. Enfin, les dangers augmentant et les -étrangers ne faisant rien d'énergique pour nous, je me -déterminai à partir mais il fallait partir sans passeport. -Comme tout le monde s'en allait à Coblentz, j'eus l'idée -de sortir par Calais. Mais mon portrait avait été si fort -répandu, dix-huit mois auparavant, que je fus reconnu -à la dernière poste; cependant on me laissa passer. -J'arrivai à une auberge à Calais, où, comme vous pouvez -penser, je ne dormis guère, et fort heureusement -pour moi, car vers les quatre heures du matin j'entendis -très distinctement prononcer mon nom. Pendant -que je me lève et m'habille à la hâte, je distingue fort -bien, malgré l'obscurité, des gardes nationaux avec -leurs fusils, pour lesquels on ouvre la grande porte et -qui entrent dans la cour de l'auberge. Heureusement -il pleuvait à verse; c'était une matinée d'hiver fort -obscure avec un grand vent. L'obscurité et le bruit du -vent me permirent de me sauver par la cour de derrière -et l'écurie des chevaux. Me voilà dans la rue à -sept heures du matin, sans ressource aucune.</p> - -<p>«Je pensai qu'on allait me courir après de mon -auberge. Ne sachant trop ce que je faisais, j'allai près -du port, sur la jetée. J'avoue que j'avais un peu perdu -la tête: je ne me voyais pour toute perspective que la -guillotine.</p> - -<p>«Il y avait un paquebot qui sortait du port par une -mer fort grosse et qui était déjà à vingt toises de la -jetée. Tout à coup j'entends des cris du côté de la mer, -comme si l'on m'appelait. Je vois s'approcher un petit -bateau. «Allons, donc, monsieur, venez, on vous -attend.» Je passe machinalement dans le bateau. Il -y avait un homme qui me dit à l'oreille: «Vous voyant -marcher sur la jetée d'un air effaré, j'ai pensé que -vous pourriez bien être un malheureux proscrit. J'ai -dit que vous étiez mon ami que j'attendais; faites -semblant d'avoir le mal de mer et allez vous cacher -en bas dans un coin obscur de la chambre.»</p> - -<p>—Ah! le beau trait, s'écria la maîtresse de la maison -respirant à peine, et qui était émue jusqu'aux larmes -par le long récit fort bien fait des dangers de l'abbé. -Que de remercîments vous dûtes faire à ce généreux -inconnu! Comment s'appelait-il?</p> - -<p>—Je ne sais pas son nom, a répondu l'abbé un peu -confus.</p> - -<p>Et il y a eu un moment de profond silence dans le -salon.</p> - - -<h4>CLXVII<br /> -Le père et le fils.</h4> - -<p class="c">Dialogue de 1787.</p> - -<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span> (ministre de la…).</p> - -<p>«Je vous félicite, mon fils; c'est une chose fort -agréable pour vous d'être invité chez M. le duc d'…; -c'est une distinction pour un homme de votre âge. Ne -manquez pas d'être au Palais à six heures précises.</p> - -<p class="c"><span class="small">LE FILS</span>.</p> - -<p>«Je pense, monsieur, que vous y dînez aussi?</p> - -<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span></p> - -<p>«M. le duc d'…, toujours parfait pour notre -famille, vous engageant pour la première fois, a bien -voulu m'inviter aussi.»</p> - -<p>Le fils, jeune homme fort bien né et de l'esprit le -plus distingué, ne manque pas d'être au Palais… à -six heures. On servit à sept. Le fils se trouva placé vis-à-vis -du père. Chaque convive avait à côté de soi une -femme nue. L'on était servi par une vingtaine de laquais -en grande livrée<a id="FNanchor_244" href="#Footnote_244" class="fnanchor">[244]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_244" href="#FNanchor_244"><span class="label">[244]</span></a> <span lang="en" xml:lang="en">From december 27, 1819 till the 3 june 1820, -Mil.</span></p> -</div> - -<h4>CLXVIII</h4> - -<div class="date">Londres, août 1817.</div> -<p>Je n'ai de ma vie été frappé et intimidé de la présence -de la beauté comme ce soir, à un concert que -donnait M<sup>me</sup> Pasta.</p> - -<p>Elle était environnée, en chantant, de trois rangs de -jeunes femmes tellement belles, d'une beauté tellement -pure et céleste, que je me suis senti baisser les yeux -par respect, au lieu de les lever pour admirer et jouir. -Cela ne m'est arrivé dans aucun pays, pas même dans -ma chère Italie.</p> - - -<h4>CLXIX</h4> - -<p>Une chose est absolument impossible dans les arts, -en France, c'est la verve. Il y aurait trop de ridicule -pour l'homme entraîné, <i>il a l'air trop heureux</i>. Voir -un Vénitien réciter les satires de Burati.</p> - - -<h4>CLXX</h4> - -<p>Il y avait à Valence, en Espagne, deux amies, femmes -très honnêtes, et des familles les plus distinguées. -L'une d'elles fut courtisée par un officier français, qui -l'aima avec passion, et au point de manquer la croix -après une bataille, en restant dans un cantonnement -auprès d'elle, au lieu d'aller au quartier général faire -la cour au général en chef.</p> - -<p>A la fin, il en fut aimé. Après sept mois de froideur -aussi désespérante le dernier jour que le premier, elle -lui dit un soir: «Bon Joseph, je suis à vous.» Il restait -l'obstacle d'un mari, homme d'infiniment d'esprit, -mais le plus jaloux des hommes. En ma qualité d'ami, -j'ai dû lire avec lui toute l'histoire de Pologne, de -Rulhière, qu'il n'entendait pas bien. Il s'écoula trois -mois sans qu'on pût le tromper. Il y avait un télégraphe -les jours de fêtes, pour indiquer l'église où l'on -irait à la messe.</p> - -<p>Un jour, je vis mon ami plus sombre qu'à l'ordinaire; -voici ce qui allait se passer. L'amie intime de -Doña Inezilla était dangereusement malade. Celle-ci -demanda à son mari la permission de passer la nuit -auprès de la malade, ce qui fut aussitôt accordé, à -condition que le mari choisirait le jour. Un soir, il -conduit doña Inezilla chez son amie, et dit, en badinant -et comme inopinément, qu'il dormira fort bien -sur un canapé, dans un petit salon attenant à la chambre -à coucher, et dont la porte fut laissée ouverte. -Depuis onze jours, tous les soirs, l'officier français passait -deux heures, caché sous le lit de la malade. Je -n'ose ajouter le reste.</p> - -<p>Je ne crois pas que la vanité permette ce degré -d'amitié à une Française.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2>APPENDIX</h2> - - - - -<h3 id="ch66">DES COURS D'AMOUR</h3> - - -<p>Il y a eu des cours d'amour en France, de l'an 1150 -à l'an 1200. Voilà ce qui est prouvé. Probablement -l'existence des cours d'amour remonte à une époque -beaucoup plus reculée.</p> - -<p>Les dames, réunies dans les cours d'amour, rendaient -des arrêts soit sur des questions de droit, par exemple: -L'amour peut-il exister entre gens mariés?</p> - -<p>Soit sur des cas particuliers que les amants leur -mettaient<a id="FNanchor_245" href="#Footnote_245" class="fnanchor">[245]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_245" href="#FNanchor_245"><span class="label">[245]</span></a> André le chapelain, Nostradamus, Raynouard, Crescimbeni, -d'Aretin.</p> -</div> -<p>Autant que je puis me figurer la partie morale de -cette jurisprudence, cela devait ressembler à ce qu'aurait -été la cour des maréchaux de France, établie pour -le <i>point d'honneur</i> par Louis XIV, si toutefois l'opinion -eût soutenu cette institution.</p> - -<p>André, chapelain du roi de France, qui écrivait vers -l'an 1170, cite <i>les cours d'amour</i>:</p> - -<p>des dames de Gascogne,</p> - -<p>d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne (1144, 1194),</p> - -<p>de la reine Éléonore,</p> - -<p>de la comtesse de Flandre,</p> - -<p>de la comtesse de Champagne (1174).</p> - -<p>André rapporte neuf jugements prononcés par la -comtesse de Champagne.</p> - -<p>Il cite deux jugements prononcés par la comtesse de -Flandre.</p> - -<p>Jean de Nostradamus, <i>Vie des poètes provençaux</i>, -dit (page 15):</p> - -<p>«Les tensons étaient disputes d'amours qui se faisaient -entre les chevaliers et dames poètes entre-parlant -ensemble de quelque belle et subtile question -d'amours; et où ils ne s'en pouvaient accorder, ils les -envoyaient, pour en avoir la définition, aux dames -illustres présidentes, qui tenaient cour d'amour ouverte -et planière à Signe et Pierrefeu, ou à Romanin, ou à -autres, et là-dessus, en faisaient arrêts qu'on nommait -<em class="small">LOUS ARRESTS D'AMOURS</em>.»</p> - -<p>Voici les noms de quelques-unes des dames qui présidaient -aux cours d'amour de Pierrefeu et de Signe:</p> - -<ul> -<li>«Stephanette, dame de Brulx, fille du comte de Provence;</li> -<li>«Adalarie, vicomtesse d'Avignon;</li> -<li>«Alalète, dame d'Ongle;</li> -<li>«Hermissende, dame de Posquières;</li> -<li>«Bertrane, dame d'Urgon;</li> -<li>«Mabille, dame d'Yères;</li> -<li>«La comtesse de Dye;</li> -<li>«Rostangue, dame de Pierrefeu;</li> -<li>«Bertrane, dame de Signe;</li> -<li>«Jausserande de Claustral.»</li> -</ul> -<div class="attr">Nostradamus, page 27.</div> -<p>Il est vraisemblable que la même cour d'amour s'assemblait -tantôt dans le château de Pierrefeu, tantôt -dans celui de Signe. Ces deux villages sont très voisins -l'un de l'autre, et situés à peu près à égale distance -de Toulon et de Brignoles.</p> - -<p>Dans la <i>Vie de Bertrand d'Alamanon</i>, Nostradamus -dit:</p> - -<p>«Ce troubadour fut amoureux de Phanette ou Estephanette -de Romanin, dame dudit lieu, de la maison de -Gantelmes, qui tenait de son temps cour d'amour -ouverte et planière en son château de Romanin, près -la ville de Saint-Remy, en Provence, tante de Laurette -d'Avignon, de la maison de Sado, tant célébrée par le -poète Pétrarque.»</p> - -<p>A l'article de Laurette, on lit que Laurette de Sade, -célébrée par Pétrarque, vivait à Avignon vers l'an 1341, -qu'elle fut instruite par Phanette de Gantelmes, sa -tante, dame de Romanin; que «toutes deux romansoyent -promptement en toute sorte de rithme provensalle, -suyvant ce qu'en a escrit le monge des Isles -d'Or, les œuvres desquelles rendent ample tesmoignage -de leur doctrine… Il est vray (dict le monge) que Phanette -ou Estephanette, comme très excellente en la -poésie, avoit une fureur ou inspiration divine, laquelle -fureur estoit estimée un vray don de Dieu; elles -estoyent accompagnées de plusieurs dames illustres et -généreuses<a id="FNanchor_246" href="#Footnote_246" class="fnanchor">[246]</a> de Provence, qui fleurissoyent de ce temps -en Avignon, lorsque la cour romaine y résidoit, qui -s'adonnoyent à l'estude des lettres, tenans cour -d'amour ouverte et y deffinissoyent les questions -d'amour qui y estoyent proposées et envoyées…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_246" href="#FNanchor_246"><span class="label">[246]</span></a></p> - -<ul> -<li>«Jehanne, dame de Baulx,</li> -<li>«Huguette de Forcarquier, dame de Trects,</li> -<li>«Briande d'Agoult, comtesse de la Lune,</li> -<li>«Mabille de Villeneufve, dame de Vence,</li> -<li>«Béatrix d'Agoult, dame de Sault,</li> -<li>«Ysoarde de Roquefueilh, dame d'Ansoys,</li> -<li>«Anne, vicomtesse de Tallard,</li> -<li>«Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour,</li> -<li>«Doulce, de Monstiers, dame de Clumane,</li> -<li>«Antonette de Cadenet, dame de Lambesc,</li> -<li>«Magdalène de Sallon, dame dudict lieu,</li> -<li>«Rixende du Puyvard, dame de Trans.»</li> -</ul> -<div class="attr">Nostradamus, page 217.</div></div> -<p>«Guillen et Pierre Balbz et Loys des Lascaris, comtes -de Vintimille, de Tende et de la Brigue, personnages -de grand renom, estant venus de ce temps en Avignon -visiter Innocent VI<sup>e</sup> du nom, pape, furent ouyr les deffinitions -et sentences d'amour prononcées par ces -dames; lesquels esmerveillez et ravis de leurs beaultés -et savoir, furent surpris de leur amour.»</p> - -<p>Les troubadours nommaient souvent, à la fin de -leurs tensons, les dames qui devaient prononcer sur -les questions qu'ils agitaient entre eux.</p> - -<p>Un arrêt de la cour des dames de Gascogne porte:</p> - -<p>«La cour des dames, assemblée en Gascogne, a établi, -du consentement de <i>toute la cour</i>, cette constitution -perpétuelle, etc., etc.»</p> - -<p>La comtesse de Champagne, dans l'arrêt de 1174, -dit:</p> - -<p>«Ce jugement que nous avons porté avec une -extrême prudence, est appuyé de l'avis d'un très -grand nombre de dames…»</p> - -<p>On trouve dans un autre jugement:</p> - -<p>«Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été faite, -dénonça toute cette affaire à la comtesse de Champagne, -et demanda humblement que ce délit fût soumis -au jugement de la comtesse de Champagne et des -autres dames.</p> - -<p>«La comtesse, ayant appelé auprès d'elle soixante -dames, rendit ce jugement,» etc.</p> - -<p>André le chapelain, duquel nous tirons ces renseignements, -rapporte que le code d'amour avait été -publié par une cour composée d'un grand nombre de -dames et de chevaliers.</p> - -<p>André nous a conservé la supplique qui avait été -adressée à la comtesse de Champagne, lorsqu'elle -décida par la négative cette question: <i>Le véritable -amour peut-il exister entre époux?</i></p> - -<p>Mais quelle était la peine encourue lorsqu'on n'obéissait -pas aux arrêts des cours d'amour?</p> - -<p>Nous voyons la cour de Gascogne ordonner que tel -de ses jugements serait observé comme constitution -perpétuelle, et que ces dames qui n'y obéiraient pas -encourraient l'inimitié de toute dame honnête.</p> - -<p>Jusqu'à quel point l'opinion sanctionnait-elle les -arrêts des cours d'amour?</p> - -<p>Y avait-il autant de honte à s'y soustraire qu'aujourd'hui -à une affaire commandée par l'honneur?</p> - -<p>Je ne trouve rien dans André ou dans Nostradamus -qui me mette à même de résoudre cette question.</p> - -<p>Deux troubadours, Simon Doria et Lanfranc Cigalla, -agitèrent la question: «Qui est plus digne d'être -aimé, ou celui qui donne libéralement, ou celui qui -donne malgré soi, afin de passer pour libéral?»</p> - -<p>Cette question fut soumise aux dames de la cour -d'amour de Pierrefeu et de Signe; mais les deux -troubadours ayant été mécontents du jugement, recoururent -à la cour d'amour souveraine des dames de -Romain<a id="FNanchor_247" href="#Footnote_247" class="fnanchor">[247]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_247" href="#FNanchor_247"><span class="label">[247]</span></a> Nostradamus, page 131.</p> -</div> -<p>La rédaction des jugements est conforme à celle des -tribunaux judiciaires de cette époque.</p> - -<p>Quelle que soit l'opinion du lecteur sur le degré -d'importance qu'obtenaient les cours d'amour dans -l'attention des contemporains, je le prie de considérer -quels sont aujourd'hui, en 1822, les sujets de conversation -des dames les plus considérées et les plus -riches de Toulon et de Marseille.</p> - -<p>N'étaient-elles pas plus gaies, plus spirituelles, plus -heureuses, en 1174 qu'en 1822?</p> - -<p>Presque tous les arrêts des cours d'amour ont des -considérants fondés sur les règles du code d'amour.</p> - -<p>Ce code d'amour se trouve en entier dans l'ouvrage -d'André le chapelain.</p> - -<p>Il y a trente et un articles, les voici:</p> - - - - -<h3 id="ch67">CODE D'AMOUR DU DOUZIÈME SIÈCLE</h3> - - -<p class="c">I</p> - -<p>L'allégation de mariage n'est pas excuse légitime -contre l'amour.</p> - -<p class="c">II</p> - -<p>Qui ne sait celer ne sait aimer.</p> - -<p class="c">III</p> - -<p>Personne ne peut se donner à deux amours.</p> - -<p class="c">IV</p> - -<p>L'amour peut toujours croître ou diminuer.</p> - -<p class="c">V</p> - -<p>N'a pas de saveur ce que l'amant prend de force à -l'autre amant.</p> - -<p class="c">VI</p> - -<p>Le mâle n'aime d'ordinaire qu'en pleine puberté.</p> - -<p class="c">VII</p> - -<p>On prescrit à l'un des amants, pour la mort de l'autre, -une viduité de deux années.</p> - -<p class="c">VIII</p> - -<p>Personne sans raison plus que suffisante ne doit -être privé de son droit en amour.</p> - -<p class="c">IX</p> - -<p>Personne ne peut aimer s'il n'est engagé par la persuasion -d'amour (par l'espoir d'être aimé).</p> - -<p class="c">X</p> - -<p>L'amour d'ordinaire est chassé de la maison par l'avarice.</p> - -<p class="c">XI</p> - -<p>Il ne convient pas d'aimer celle qu'on aurait honte -de désirer en mariage.</p> - -<p class="c">XII</p> - -<p>L'amour véritable n'a désir de caresses que venant -de celle qu'il aime.</p> - -<p class="c">XIII</p> - -<p>Amour divulgué est rarement de durée.</p> - -<p class="c">XIV</p> - -<p>Le succès trop facile ôte bientôt son charme à l'amour: -les obstacles lui donnent du prix.</p> - -<p class="c">XV</p> - -<p>Toute personne qui aime pâlit à l'aspect de ce -qu'elle aime.</p> - -<p class="c">XVI</p> - -<p>A la vue imprévue de ce qu'on aime, on tremble.</p> - -<p class="c">XVII</p> - -<p>Nouvel amour chasse l'ancien.</p> - -<p class="c">XVIII</p> - -<p>Le mérite seul rend digne d'amour.</p> - -<p class="c">XIX</p> - -<p>L'amour qui s'éteint tombe rapidement, et rarement -se ranime.</p> - -<p class="c">XX</p> - -<p>L'amoureux est toujours craintif.</p> - -<p class="c">XXI</p> - -<p>Par la jalousie véritable l'affection d'amour croît -toujours.</p> - -<p class="c">XXII</p> - -<p>Du soupçon et de la jalousie qui en dérive croît -l'affection d'amour.</p> - -<p class="c">XXIII</p> - -<p>Moins dort et moins mange celui qu'assiège pensée -d'amour.</p> - -<p class="c">XXIV</p> - -<p>Toute action de l'amant se termine par penser à ce -qu'il aime.</p> - -<p class="c">XXV</p> - -<p>L'amour véritable ne trouve rien de bien que ce qu'il -sait plaire à ce qu'il aime.</p> - -<p class="c">XXVI</p> - -<p>L'amour ne peut rien refuser à l'amour.</p> - -<p class="c">XXVII</p> - -<p>L'amant ne peut se rassasier de la jouissance de ce -qu'il aime.</p> - -<p class="c">XXVIII</p> - -<p>Une faible présomption fait que l'amant soupçonne -des choses sinistres de ce qu'il aime.</p> - -<p class="c">XXIX</p> - -<p>L'habitude trop excessive des plaisirs empêche la -naissance de l'amour.</p> - -<p class="c">XXX</p> - -<p>Une personne qui aime est occupée par l'image de -ce qu'elle aime assidûment et sans interruption.</p> - -<p class="c">XXXI</p> - -<p>Rien n'empêche qu'une femme ne soit aimée par -deux hommes, et un homme par deux femmes<a id="FNanchor_248" href="#Footnote_248" class="fnanchor">[248]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_248" href="#FNanchor_248"><span class="label">[248]</span></a> <span lang="la" xml:lang="la">I. Causa conjugii ab amore non est excusatio recta.</span></p> - -<p lang="la" xml:lang="la">II. Qui non celat amare non potest.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">III. Nemo duplici potest amore ligari.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">IV. Semper amorem minui vel crescere constat.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">V. Non est sapidum quod amans ab invito sumit amante.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">VI. Masculus non solet nisi in plena pubertate amare.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">VII. Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti præscribitur -amanti.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">VIII. Nemo, sine rationis excessu, suo debet amore privari.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">IX. Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compellitur.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">X. Amor semper ab avaritia consuevit domicilus exulare.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XI. Non decet amare quarum pudor est nuptias affectare.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XII. Verus amans alterius nisi suæ coamantis ex affectu non -cupit amplexus.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XIII. Amor raro consuevit durare vulgatus.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XIV. Facilis perceptio contemptibilem reddit amorem, difficilis -eum parum facit haberi.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XV. Omnis consuevit amans in coamantis aspectu pallescere.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XVI. In repentina coamantis visione, cor tremescit amantis.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XVII. Novus amor veterem compellit abire.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XVIII. Probitas sola quemcumque dignum facit amore.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XIX. Si amor minuatur, cito deficit et raro convalescit.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XX. Amorosus semper est timorosus.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXI. Ex vera zelotypia affectus semper crescit amandi.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXII. De coamante suspicione percepta zelus interea et affectus -crescit amandi.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXIII. Minus dormit et edit quem amoris cogitatio vexat.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXIV. Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione -finitur.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXV. Verus amans nihil beatum credit, nisi quod cogitat -amanti placere.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXVI. Amor nihil posset amori denegare.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXVII. Amans coamantis solatus satiari non potest.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXVIII. Modica præsumptio cogit amantem de coamante suspicari -sinistra.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXIX. Non solet amare quem nimia voluptatis abundantia -vexat.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXX. Verus amans assidua, sine intermissione, coamantis -imagine detinetur.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">XXXI. Unam feminam nihil prohibet a duobus amari, et a -duabus mulieribus unum.</p> - -<div class="attr">Fol. 103.</div></div> -<p>Voici le dispositif d'un jugement rendu par une cour -d'amour:</p> - -<p><span class="sc">Question</span>: «Le véritable amour peut-il exister entre -personnes mariées?»</p> - -<p><span class="sc">Jugement</span> de la comtesse de Champagne: «Nous -disons et assurons, par la teneur des présentes, que -l'amour ne peut étendre ses droits sur deux personnes -mariées. En effet, les amants s'accordent tout, mutuellement -et gratuitement, sans être contraints par aucun -motif de nécessité, tandis que les époux sont tenus, -par devoir, de subir réciproquement leurs volontés, et -de ne se refuser rien les uns aux autres…</p> - -<p>«Que ce jugement, que nous avons rendu avec une -extrême prudence, et d'après l'avis d'un grand nombre -d'autres dames, soit pour vous d'une vérité constante -et irréfragable. Ainsi jugé, l'an 1174, le troisième jour -des calendes de mai, indiction VII<sup>o</sup><a id="FNanchor_249" href="#Footnote_249" class="fnanchor">[249]</a>.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_249" href="#FNanchor_249"><span class="label">[249]</span></a> <span lang="la" xml:lang="la">«Utrum inter conjugatos amor possit habere locum?</span></p> - -<p lang="la" xml:lang="la">«Dicimus enim et stabilito tenore firmamus amorem non -posse inter duos jugales suas extendere vires, nam amantes -sibi invicem gratis omnia largiuntur, nullius necessitatis ratione -cogente; jugales vero mutuis tementur ex debito voluntatibus -obedire et in nullo seipsos sibi ad invicem denegare…</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">«Hoc igitur nostrum judicium, cum nimia moderatione prolatum -et aliarum quamplurium dominarum consilio roboratum, -pro indubitabili vobis sit ac veritate constanti.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">«Ab anno M. C. LXXIV, tertio calend. maii, indictione -VII.»</p> - -<div class="attr">Fol. 56.</div> -<p>Ce jugement est conforme à la première règle du code -d'amour.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">«Causa conjugii non est ab amore excusatio recta.»</p> -</div> - - - -<h3 id="ch68">NOTICE SUR ANDRÉ LE CHAPELAIN</h3> - - -<p>André paraît avoir écrit vers l'an 1176.</p> - -<p>On trouve à la Bibliothèque du roi (n<sup>o</sup> 8758) un manuscrit -de l'ouvrage d'André qui a jadis appartenu à -Baluze. Voici le premier titre: «<span lang="la" xml:lang="la">Hic incipiunt capitula -libri de Arte amatoria et reprobatione amoris.</span>»</p> - -<p>Ce titre est suivi de la table des chapitres.</p> - -<p>Ensuite on lit ce second titre:</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">«Incipit liber de Arte amandi et de reprobatione -amoris, editus et compillatus a magistro Andrea, Francorum -aulæ regiæ capellano, ad Galterium amicum -suum, cupientem in amoris exercitu militare: in quo -quidem libro, cujusque gradus et ordinis mulier ab -homine cujusque conditionis et status ad amorem -sapientissime invitatur; et ultimo in fine ipsius libri de -amoris reprobatione subjungitur.»</p> - -<p>Crescimbeni, <i lang="it" xml:lang="it">Vite de poeti provenzali</i>, article <span class="sc">Percivalle -Doria</span>, cite un manuscrit de la bibliothèque de -Nicolo Bargiacchi à Florence, et en rapporte divers -passages; ce manuscrit est une traduction du traité -d'André le chapelain. L'académie de la Crusca l'a -admise parmi les ouvrages qui ont fourni des exemples -pour son dictionnaire.</p> - -<p>Il y a eu diverses éditions de l'original latin. Frid. -Otto Menckenius, dans ses <i lang="la" xml:lang="la">Miscellanea Lipsiensia -nova</i>, <span lang="la" xml:lang="la">Lipsiæ</span>, 1751, t. VIII, part. I, p. 545 et suiv., -indique une très ancienne édition sans date et sans lieu -d'impression, qu'il juge être du commencement de l'imprimerie: -<span lang="la" xml:lang="la">«Tractatus amoris et de amoris remedio -Andreæ capellani Innocentii papæ quarti.»</span></p> - -<p>Une seconde édition de 1610 porte ce titre:</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">«<i>Erotica seu amatoria</i> Andreæ capellani regii, vetustissimi -scriptoris ad venerandum suum amicum Guualterium -scripta, nunquam ante hac edita, sed sæpius a -multis desiderata; nunc tandem fide diversorum mss. -codicum in publicum emissa a Dethmaro Mulhero. -Dorpmundæ, typis Westhovianis, anno Vna Castè et -Verè amanda.»</p> - -<p>Une troisième édition porte: <span lang="la" xml:lang="la">«Tremoniæ, typis -Westhovianis, anno 1614.»</span></p> - -<p>André divise ainsi méthodiquement le sujet qu'il se -propose de traiter:</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">1<sup>o</sup> Quid sit amor et undè dicatur<a id="FNanchor_250" href="#Footnote_250" class="fnanchor">[250]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_250" href="#FNanchor_250"><span class="label">[250]</span></a> Ce qu'est l'amour et d'où il prend nom.</p> - -<p>Quel est l'effet d'amour.</p> - -<p>Entre quelles personnes peut exister amour.</p> - -<p>De quelle façon l'amour s'acquiert, se conserve, augmente, -diminue, finit.</p> - -<p>A quels signes connaît-on d'être aimé, et ce que doit faire -l'un des amants quand l'autre manque à sa foi.</p> -</div> -<p lang="la" xml:lang="la">2<sup>o</sup> Quis sit effectus amoris.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">3<sup>o</sup> Inter quos possit esse amor.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">4<sup>o</sup> Qualiter amor acquiratur, retineatur, augmentetur, -minuatur, finiatur.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">5<sup>o</sup> De notitia mutui amoris, et quid unus amantium -agere debeat, altero fidem fallente.</p> - -<p>Chacune de ces questions est traitée en plusieurs -paragraphes.</p> - -<p>André fait parler alternativement l'amant et la dame. -La dame fait des objections, l'amant cherche à la convaincre -par des raisons plus ou moins subtiles. Voici -un passage que l'auteur met dans la bouche de l'amant:</p> - -<p lang="la" xml:lang="la">… Sed si forte horum sermonum te perturbet -obscuritas, eorum tibi sententiam indicabo<a id="FNanchor_251" href="#Footnote_251" class="fnanchor">[251]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_251" href="#FNanchor_251"><span class="label">[251]</span></a> Mais si par hasard l'obscurité de ce discours vous embarrasse, -je vais vous en donner le sommaire.</p> - -<p>De toute antiquité il y a en amour quatre degrés différents:</p> - -<p>Le premier consiste à donner des espérances, le second dans -l'offre du baiser.</p> - -<p>Le troisième dans la jouissance des embrassements les plus -intimes.</p> - -<p>Le quatrième dans l'octroi de toute la personne.</p> -</div> -<p lang="la" xml:lang="la">Ab antiquo igitur quatuor sunt in amore gradus distincti:</p> - -<p lang="la" xml:lang="la"><i>Primus</i>, in spei datione consistit.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la"><i>Secundus</i>, in osculi exhibitione.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la"><i>Tertius</i>, in amplexus fruitione.</p> - -<p lang="la" xml:lang="la"><i>Quartus</i>, in totius concessione personæ finitur.</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch69">LE RAMEAU DE SALZBOURG<a id="FNanchor_252" href="#Footnote_252" class="fnanchor">[252]</a></h3> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_252" href="#FNanchor_252"><span class="label">[252]</span></a> Ce fragment, trouvé dans les papiers de M. Beyle, est -publié aujourd'hui pour la première fois. Il explique le phénomène -de la <i>cristallisation</i> et fait connaître l'origine de ce mot.</p> -</div> - -<p>Aux mines de sel de Hallein, près de Salzbourg, les -mineurs jettent dans les profondeurs abandonnées de -la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver; deux -ou trois mois après, par l'effet des eaux chargées de -parties salines, qui humectent ce rameau et ensuite le -laissent à sec en se retirant, ils le trouvent tout couvert -de cristallisations brillantes. Les plus petites branches, -celles qui ne sont pas plus grosses que la patte -d'une mésange, sont incrustées d'une infinité de petits -cristaux mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître -le rameau primitif; c'est un petit jouet d'enfant -très joli à voir. Les mineurs d'Hallein ne manquent -pas, quand il fait un beau soleil et que l'air est parfaitement -sec, d'offrir de ces rameaux de diamants aux -voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine. -Cette descente est une opération singulière. On se met -à cheval sur d'immenses troncs de sapin, placés en -pente à la suite les uns des autres. Ces troncs de sapin -sont fort gros et l'office de cheval, qu'ils font depuis -un siècle ou deux, les a rendus complètement lisses. -Devant la selle, sur laquelle vous êtes posé et qui glisse -sur les troncs de sapin placés bout à bout, s'établit un -mineur qui, assis sur son tablier de cuir, glisse devant -vous et se charge de vous empêcher de descendre trop -vite.</p> - -<p>Avant d'entreprendre ce voyage rapide, les mineurs -engagent les dames à se revêtir d'un immense pantalon -de serge grise, dans lequel entre leur robe, ce qui leur -donne la tournure la plus comique. Je visitai ces mines -si pittoresques d'Hallein, dans l'été de 18…, avec -M<sup>me</sup> Gherardi. D'abord, il n'avait été question que de -fuir la chaleur insupportable que nous éprouvions à -Bologne, et d'aller prendre le frais au mont Saint-Gothard. -En trois nuits nous eûmes traversé les marais -pestilentiels de Mantoue et le délicieux lac de Garde, -et nous arrivâmes à Riva, à Bolzano, à Inspruck.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gherardi trouva ces montagnes si jolies, que, -partis pour une promenade, nous finîmes par un voyage. -Suivant les rives de l'Inn et ensuite celles de la Salza, -nous descendîmes jusqu'à Salzbourg. La fraîcheur charmante -de ce revers des Alpes, du côté du Nord, comparée -à l'air étouffé et à la poussière que nous venions -de laisser dans la plaine de Lombardie, nous donnait -chaque matin un plaisir nouveau et nous engageait à -pousser plus avant. Nous achetâmes des vestes de paysans -à Golling. Souvent nous trouvions de la difficulté -à nous loger et même à vivre; car notre caravane était -nombreuse; mais ces embarras, ces malheurs, étaient -des plaisirs.</p> - -<p>Nous arrivâmes de Golling à Hallein, ignorant jusqu'à -l'existence de ces jolies mines de sel dont je parlais. -Nous y trouvâmes une nombreuse société de -curieux, au milieu desquels nous débutâmes en vestes -de paysans et nos dames avec d'énormes capotes de -paysannes, dont elles s'étaient pourvues. Nous allâmes -à la mine sans la moindre idée de descendre dans les -galeries souterraines; la pensée de se mettre à cheval -pour une route de trois quarts de lieue, sur une monture -de bois, semblait singulière, et nous craignions -d'étouffer au fond de ce vilain trou noir. M<sup>me</sup> Gherardi -le considéra un instant et déclara que, pour elle, elle -allait descendre et nous laissait toute liberté.</p> - -<p>Pendant les préparatifs, qui furent longs, car, avant -de nous engouffrer dans cette cavité fort profonde, il -fallut chercher à dîner, je m'amusai à observer ce qui -se passait dans la tête d'un joli officier bien blond des -chevau-légers bavarois. Nous venions de faire connaissance -avec cet aimable jeune homme, qui parlait français, -et nous était fort utile pour nous faire entendre -des paysans allemands de Hallein. Ce jeune officier, -quoique très joli, n'était point fat, et, au contraire, -paraissait homme d'esprit; ce fut M<sup>me</sup> Gherardi qui fit -cette découverte. Je voyais l'officier devenir amoureux -à vue d'œil de la charmante Italienne, qui était folle -de plaisir de descendre dans une mine et de l'idée que -bientôt nous nous trouverions à cinq cents pieds sous -terre. M<sup>me</sup> Gherardi, uniquement occupée de la beauté -des puits, des grandes galeries, et de la difficulté vaincue, -était à mille lieues de songer à plaire, et encore -plus de songer à être charmée par qui que ce soit. Bientôt -je fus étonné des étranges confidences que me fit, -sans s'en douter, l'officier bavarois. Il était tellement -occupé de la figure céleste, animée par un esprit d'ange, -qui se trouvait à la même table que lui, dans une petite -auberge de montagne, à peine éclairée par des fenêtres -garnies de vitres vertes, que je remarquai que -souvent il parlait sans savoir à qui, ni ce qu'il disait. -J'avertis M<sup>me</sup> Gherardi, qui, sans moi, perdait ce spectacle, -auquel une jeune femme n'est peut-être jamais -insensible. Ce qui me frappait, c'était la nuance de -folie qui, sans cesse, augmentait dans les réflexions de -l'officier; sans cesse il trouvait à cette femme des perfections -plus invisibles à mes yeux. A chaque moment, -ce qu'il disait peignait d'une manière <i>moins ressemblante</i> -la femme qu'il commençait à aimer. Je me -disais: «La Ghita n'est assurément que l'occasion -de tous les ravissements de ce pauvre Allemand.» Par -exemple, il se mit à vanter la main de M<sup>me</sup> Gherardi, -qu'elle avait eue frappée, d'une manière fort étrange, -par la petite vérole, étant enfant, et qui en était restée -très marquée et assez brune.</p> - -<p>«Comment expliquer ce que je vois? me disais-je. -Où trouver une comparaison pour rendre ma pensée -plus claire?»</p> - -<p>A ce moment M<sup>me</sup> Gherardi jouait avec le joli rameau -couvert de diamants mobiles, que les mineurs venaient -de lui donner. Il faisait un beau soleil: c'était le 3 août, -et les petits prismes salins jetaient autant d'éclat que -les beaux diamants dans une salle de bal fort éclairée. -L'officier bavarois, à qui était échu un rameau plus -singulier et plus brillant, demanda à M<sup>me</sup> Gherardi de -changer avec lui. Elle y consentit; en recevant ce -rameau il le pressa sur son cœur avec un mouvement -si comique, que tous les Italiens se mirent à rire. Dans -son trouble, l'officier adressa à M<sup>me</sup> Gherardi les compliments -les plus exagérés et les plus sincères. Comme -je l'avais pris sous ma protection, je cherchais à justifier -la folie de ses louanges. Je disais à Ghita: «L'effet -que produit sur ce jeune homme la noblesse de vos -traits italiens, de ces yeux tels qu'il n'en a jamais vus, -est précisément semblable à celui que la cristallisation -a opéré sur la petite branche de charmille que vous -tenez et qui vous semble si jolie. Dépouillée de ses -feuilles par l'hiver, assurément elle n'était rien moins -qu'éblouissante. La cristallisation du sel a recouvert -les branches noirâtres de ce rameau avec des diamants -si brillants et en si grand nombre, que l'on ne peut -plus voir qu'à un petit nombre de places ses branches -telles qu'elles sont.</p> - -<p>—Eh bien! que voulez-vous conclure de là? dit -M<sup>me</sup> Gherardi.</p> - -<p>—Que ce rameau représente fidèlement la Ghita, -telle que l'imagination de ce jeune officier la voit.</p> - -<p>—C'est-à-dire, monsieur, que vous apercevez autant -de différence entre ce que je suis en réalité et la -manière dont me voit cet aimable jeune homme qu'entre -une petite branche de charmille desséchée et la -jolie aigrette de diamants que ces mineurs m'ont -offerte.</p> - -<p>—Madame, le jeune officier découvre en vous des -qualités que nous, vos anciens amis, nous n'avons -jamais vues. Nous ne saurions apercevoir, par exemple, -un air de bonté tendre et compatissante. Comme ce -jeune homme est Allemand, la première qualité d'une -femme, à ses yeux, est la <i>bonté</i>, et sur-le-champ, il -aperçoit dans vos traits l'expression de la bonté. S'il -était Anglais, il verrait en vous l'air aristocratique et -<i lang="en" xml:lang="en">lady like</i><a id="FNanchor_253" href="#Footnote_253" class="fnanchor">[253]</a> d'une duchesse, mais, s'il était moi, il vous -verrait telle que vous êtes, parce que depuis longtemps, -et pour mon malheur, je ne puis rien me figurer de -plus séduisant.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_253" href="#FNanchor_253"><span class="label">[253]</span></a> L'air grande dame.</p> -</div> -<p>—Ah! j'entends, dit Ghita; au moment où vous -commencez à vous occuper d'une femme, vous ne la -voyez plus <i>telle qu'elle est réellement</i>, mais telle qu'il -vous convient qu'elle soit. Vous comparez les illusions -favorables que produit ce commencement d'intérêt à -ces jolis diamants qui cachent la branche de charmille -effeuillée par l'hiver, et qui ne sont aperçus, remarquez-le -bien, que par l'œil de ce jeune homme qui -commence à aimer.</p> - -<p>—C'est, repris-je, ce qui fait que les propos des -amants semblent si ridicules aux gens sages, qui ignorent -le phénomène de la cristallisation.</p> - -<p>—Ah! vous appelez cela <i>cristallisation</i>, dit Ghita; -eh bien, monsieur, cristallisez pour moi.»</p> - -<p>Cette image, singulière peut être, frappa l'imagination -de M<sup>me</sup> Gherardi, et quand nous fûmes arrivés -dans la grande salle de la mine, illuminée par cent -petites lampes qui paraissaient être dix mille, à cause -des cristaux de sel qui les reflétaient de tous côtés: -«Ah! ceci est fort joli, dit-elle au jeune Bavarois, je -cristallise pour cette salle, je sens que je m'exagère sa -beauté; et vous, cristallisez-vous?</p> - -<p>—Oui, madame,» répondit naïvement le jeune officier, -ravi d'avoir un sentiment commun avec cette belle -Italienne; mais, pour cela n'en comprenant pas davantage -ce qu'elle lui disait. Cette réponse simple nous -fit rire aux larmes, parce qu'elle décida la jalousie du -sot que Ghita aimait et qui commença à devenir -sérieusement jaloux de l'officier bavarois. Il prit le -mot <i>cristallisation</i> en horreur.</p> - -<p>Au sortir de la mine d'Hallein, mon nouvel ami, le -jeune officier, dont les confidences involontaires m'amusaient -beaucoup plus que tous les détails de l'exploitation -du sel, apprit de moi que M<sup>me</sup> Gherardi s'appelait -<i lang="it" xml:lang="it">Ghita</i>, et que l'usage, en Italie, était de l'appeler -devant elle <i lang="it" xml:lang="it">la Ghita</i>. Le pauvre garçon, tout tremblant, -hasarda de l'appeler, en lui parlant, <i lang="it" xml:lang="it">la Ghita</i>, et -M<sup>me</sup> Gherardi, amusée de l'air timidement passionné -du jeune homme et de la mine profondément irritée -d'une autre personne, invita l'officier à déjeuner pour -le lendemain, avant notre départ pour l'Italie. Dès -qu'il se fut éloigné:—«<i>Ah çà!</i> expliquez-moi, ma -chère amie, dit le personnage irrité, pourquoi vous -nous donnez la compagnie de ce blondin fade et aux -yeux hébétés?</p> - -<p>—Parce que, monsieur, après dix jours de voyage, -passant toute la journée avec moi, vous me voyez tous -telle que je suis, et ces yeux fort tendres et que vous -appelez <i>hébétés</i> me voient parfaite. N'est-ce pas, -Filippo, ajouta-t-elle en me regardant, ces yeux-là me -couvrent d'une <i>cristallisation</i> brillante; je suis pour -eux la perfection; et, ce qu'il y a d'admirable, c'est -que quoi que je fasse, quelque sottise qu'il m'arrive -de dire, aux yeux de ce bel Allemand, je ne sortirai -jamais de la perfection: cela est commode. Par exemple, -vous, Annibalino (l'amant que nous trouvions un -peu sot s'appelait le colonel Annibal), je parie que, -dans ce moment, vous ne me trouvez pas exactement -parfaite? Vous pensez que je fais mal d'admettre ce -jeune homme dans ma société. Savez-vous ce qui -vous arrive, mon cher? Vous ne <i>cristallisez</i> plus pour -moi.»</p> - -<p>Le mot <i>cristallisation</i> devint à la mode parmi nous, -et il avait tellement frappé l'imagination de la belle -Ghita, qu'elle l'adopta pour tout.</p> - -<p>De retour à Bologne, on ne racontait guère d'anecdotes -d'amour dans sa loge qu'elle ne m'adressât la -parole. «Ce trait-ci confirme ou détruit telle de nos -théories,» me disait-elle. Les actes de folie répétés -par lesquels un amant aperçoit toutes les perfections -dans la femme qu'il commence à aimer s'appelèrent -toujours <i>cristallisation</i> entre nous. Ce mot nous rappelait -le plus aimable voyage. De ma vie je ne sentis -si bien la beauté touchante et solitaire des rives du lac -de Garde, nous passâmes dans des barques des soirées -délicieuses, malgré la chaleur étouffante. Nous trouvâmes -de ces instants qu'on n'oublie plus: ce fut un -des moments brillants de notre jeunesse.</p> - -<p>Un soir, quelqu'un vint nous donner la nouvelle -que la princesse Lanfranchi et la belle Florenza se disputaient -le cœur du jeune peintre Oldofredi. La pauvre -princesse semblait en être réellement éprise, et le -jeune artiste milanais ne paraissait occupé que des -charmes de Florenza. On se demandait: «Oldofredi -est-il amoureux?» Mais je supplie le lecteur de croire -que je ne prétends pas justifier ce genre de conversation, -dans lequel on a l'impertinence de ne pas se -conformer aux règles imposées par les convenances -françaises. Je ne sais pourquoi ce soir-là notre amour-propre -s'obstina à deviner si le peintre milanais était -amoureux de la belle Florenza.</p> - -<p>On se perdit dans la discussion d'un grand nombre -de petits faits. Quand nous fûmes las de fixer notre -attention sur des nuances presque imperceptibles, et -qui, au fond, n'étaient guère concluantes, M<sup>me</sup> Gherardi -se mit à nous raconter le petit roman qui, suivant -elle, se passait dans le cœur d'Oldofredi. Dès le -commencement de son récit, elle eut le malheur de se -servir du mot <i>cristallisation</i>; le colonel Annibal, qui -avait toujours sur le cœur la jolie figure de l'officier -bavarois, fit semblant de ne pas comprendre, et nous -redemanda pour la centième fois ce que nous entendions -par le mot <i>cristallisation</i>. «C'est ce que je ne -sens pas pour vous, lui répondit vivement M<sup>me</sup> Gherardi.» -Après quoi, l'abandonnant dans son coin, avec -son humeur noire, et nous adressant la parole: «Je -crois, dit-elle, qu'un homme commence à aimer quand -je le vois triste.» Nous nous récriâmes aussitôt: -«Comment, l'amour, <i>ce sentiment délicieux qui commence -si bien</i>…—Et qui quelquefois finit si mal, par -de l'humeur, par des querelles, dit M<sup>me</sup> Gherardi en -riant et regardant Annibal. Je comprends votre objection. -Vous autres, hommes grossiers, vous ne voyez -qu'une chose dans la naissance de l'amour: on aime -ou l'on n'aime pas. C'est ainsi que le vulgaire s'imagine -que le chant de tous les rossignols se ressemble; -mais nous, qui prenons plaisir à l'entendre, savons -qu'il y a pourtant dix nuances différentes de rossignol -à rossignol.—Il me semble pourtant, madame, dit -quelqu'un, qu'on aime ou qu'on n'aime pas.—Pas du -tout, monsieur; c'est tout comme si vous disiez qu'un -homme qui part de Bologne pour aller à Rome est -déjà arrivé aux portes de Rome quand, du haut de -l'Apennin, il voit encore notre tour Garisenda. Il y a -loin de l'une de ces deux villes à l'autre, et l'on peut -être au quart du chemin, à la moitié, aux trois quarts, -sans pour cela être arrivé à Rome, et cependant l'on -n'est plus à Bologne.—Dans cette belle comparaison, -dis-je, Bologne représente apparemment l'<i>indifférence</i> -et Rome l'<i>amour parfait</i>.—Quand nous -sommes à Bologne, reprit M<sup>me</sup> Gherardi, nous sommes -tout à fait indifférents, nous ne songeons pas à -admirer d'une manière particulière la femme dont un -jour peut-être nous serons amoureux à la folie; notre -imagination songe bien moins encore à nous exagérer -son mérite. En un mot, comme nous disions -à Hallein, la <i>cristallisation</i> n'a pas encore commencé.»</p> - -<p>A ces mots, Annibal se leva furieux, et sortit de la -loge en nous disant: «Je reviendrai quand vous parlerez -italien.» Aussitôt la conversation se fit en français, -et tout le monde se prit à rire, même M<sup>me</sup> Gherardi. -«Eh bien! voilà l'amour parti, dit-elle, et l'on -rit encore. On sort de Bologne, on monte l'Apennin, -l'on prend la route de Rome…—Mais, madame, dit -quelqu'un, nous voilà bien loin du peintre Oldofredi,» -ce qui lui donna un petit mouvement d'impatience qui, -probablement, fit tout à fait oublier Annibal et sa -brusque sortie.—«Voulez-vous savoir, nous dit-elle, -ce qui se passe quand on quitte Bologne? D'abord je -crois ce départ complètement involontaire: c'est un -mouvement instinctif. Je ne dis pas qu'il ne soit -accompagné de beaucoup de plaisir. L'on admire, puis -on se dit: «Quel plaisir d'être aimé de cette femme -charmante!» Enfin paraît l'espérance; après l'espérance -(souvent conçue bien légèrement, car l'on ne -doute de rien, pour peu que l'on ait de chaleur dans -le sang), après l'espérance, dis-je, on s'exagère avec -délices la beauté et les mérites de la femme dont on -espère être aimé.»</p> - -<p>Pendant que M<sup>me</sup> Gherardi parlait, je pris une carte -à jouer, sur le revers de laquelle j'écrivis Rome d'un -côté et Bologne de l'autre, et, entre Bologne et -Rome, les quatre gîtes que M<sup>me</sup> Gherardi venait d'indiquer.</p> - -<p>1. L'admiration.</p> - -<p>2. L'on arrive à ce second point de la route quand -on se dit: «Quel plaisir d'être aimé de cette femme -charmante!»</p> - -<p>3. La naissance de l'espérance marque le troisième -gîte.</p> - -<p>4. L'on arrive au quatrième quand on s'exagère avec -délices la beauté et les mérites de la femme qu'on -aime. C'est ce que, nous autres adeptes, nous appelons -du mot de <i>cristallisation</i>, qui met Carthage en -fuite. Dans le fait, c'est difficile à comprendre.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gherardi continua: «Pendant ces quatre mouvements -de l'âme, ou manières d'être, que Filippo vient -de dessiner, je ne vois pas la plus petite raison pour -que notre voyageur soit triste. Le fait est que le plaisir -est vif, qu'il réclame toute l'attention dont l'âme -est susceptible. On est sérieux, mais l'on n'est point -triste: la différence est grande.—Nous entendons, -madame, dit un des assistants, vous ne parlez pas de -ces malheureux auxquels il semble que tous les rossignols -rendent les mêmes sons—La différence entre -être sérieux et être triste (<span lang="it" xml:lang="it">l'esser serio e l'esser mesto</span>), -reprit M<sup>me</sup> Gherardi, est décisive lorsqu'il s'agit de -résoudre un problème tel que celui-ci: «Oldofredi -aime-t-il la belle Florenza?» Je crois qu'Oldofredi -aime, parce que, après avoir été fort occupé de la -Florenza, je l'ai vu triste et non pas seulement sérieux. -Il est triste, parce que voici ce qui lui est -arrivé. Après s'être exagéré le bonheur que pourrait -lui donner le caractère annoncé par la figure raphaélesque, -les belles épaules, les beaux bras, en un mot -les formes dignes de Canova de la belle marchesina -Florenza, il a probablement cherché à obtenir la confirmation -des espérances qu'il avait osé concevoir. Très -probablement aussi, la Florenza, effrayée d'aimer un -étranger qui peut quitter Bologne au premier moment, -et surtout très fâchée qu'il ait pu concevoir -sitôt des espérances, les lui aura ôtées avec barbarie.»</p> - -<p>Nous avions le bonheur de voir tous les jours de la -vie M<sup>me</sup> Gherardi; une intimité parfaite régnait dans -cette société; on s'y comprenait à demi-mot; souvent -j'y ai vu rire de plaisanteries qui n'avaient pas eu -besoin de la parole pour se faire entendre: un coup -d'œil avait tout dit. Ici, un lecteur français s'apercevra -qu'une jolie femme d'Italie se livre avec folie à -toutes les idées bizarres qui lui passent par la tête. -A Rome, à Bologne, à Venise, une jolie femme est -reine absolue; rien ne peut être plus complet que le -despotisme qu'elle exerce dans sa société. A Paris, une -jolie femme a toujours peur de l'opinion et du bourreau -de l'opinion: le <i>ridicule</i>. Elle a constamment au -fond du cœur la crainte des plaisanteries, comme un -roi absolu la crainte d'une charte. Voilà la secrète -pensée qui vient la troubler au milieu d'une joie de -ses plaisirs, et lui donner tout à coup une mine sérieuse. -Une Italienne trouverait bien ridicule cette -autorité limitée qu'une femme de Paris exerce dans -son salon. A la lettre, elle est toute-puissante sur les -hommes qui l'approchent, et dont toujours le bonheur, -du moins pendant la soirée, dépend d'un de ses caprices: -j'entends le bonheur des simples amis. Si vous -déplaisez à la femme qui règne dans une loge, vous -voyez l'ennui dans ses yeux, et n'avez rien de mieux à -faire que de disparaître pour ce jour-là.</p> - -<p>Un jour, je me promenais avec M<sup>me</sup> Gherardi sur la -route de la <i>Cascata del Reno</i>; nous rencontrâmes Oldofredi -seul, fort animé, l'air très préoccupé, mais point -sombre. M<sup>me</sup> Gherardi l'appela et lui parla, afin de -mieux l'observer. «Si je ne me trompe, dis-je à -M<sup>me</sup> Gherardi, ce pauvre Oldofredi est tout à fait livré -à la passion qu'il prend pour la Florenza; dites-moi, -de grâce, à moi qui suis votre séide, à quel point de -la maladie d'amour le croyez-vous arrivé maintenant?—Je -le vois, dit M<sup>me</sup> Gherardi, se promenant seul, et -qui se dit à chaque instant: «Oui, elle m'aime.» -Ensuite il s'occupe à lui trouver de nouveaux charmes, -à se détailler de nouvelles raisons de l'aimer à la folie.—Je -ne le crois pas si heureux que vous le supposez. -Oldofredi doit avoir souvent des doutes cruels; il ne -peut pas être si sûr d'être aimé de la Florenza; il ne -sait pas comme nous à quel point elle considère peu, -dans ces sortes d'affaires, la richesse, le rang, la manière -d'être dans le monde<a id="FNanchor_254" href="#Footnote_254" class="fnanchor">[254]</a>. Oldofredi est aimable, d'accord, -mais ce n'est qu'un pauvre étranger.—N'importe, dit -M<sup>me</sup> Gherardi, je parierais que nous venons de le trouver -dans un moment où les raisons pour espérer l'emportaient.—Mais, -dis-je, il avait l'air trop profondément -troublé, il doit avoir des moments de malheur -affreux; il se dit: «Mais, est-ce qu'elle m'aime?»—J'avoue, -reprit M<sup>me</sup> Gherardi, oubliant presque qu'elle -me parlait, que, quand la réponse qu'on se fait à soi-même -est satisfaisante, il y a des moments de bonheur -divin et tels que peut-être rien au monde ne peut leur -être comparé. C'est là sans doute ce qu'il y a de mieux -dans la vie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_254" href="#FNanchor_254"><span class="label">[254]</span></a> Tout est opposé entre la France et l'Italie. Par exemple, -les richesses, la haute naissance, l'éducation parfaite, disposent -à l'amour au delà des Alpes, et en éloignent en France.</p> -</div> -<p>«Quand, enfin, l'âme, fatiguée et comme accablée -de sentiments si violents, revient à la raison par lassitude, -ce qui surnage après tant de mouvements si opposés, -c'est cette certitude: «Je trouverai auprès de <i>lui</i> -un bonheur que <i>lui seul</i> au monde peut me donner.» -Je laissai peu à peu mon cheval s'éloigner de celui de -M<sup>me</sup> Gherardi. Nous fîmes les trois milles qui nous -séparaient de Bologne sans dire une seule parole, pratiquant -la vertu nommée discrétion.»</p> - - - - -<h3 id="ch70">ERNESTINE<br /> -OU<br /> -LA NAISSANCE DE L'AMOUR</h3> - - -<h4>AVERTISSEMENT</h4> - -<p>Une femme de beaucoup d'esprit et de quelque -expérience prétendait un jour que l'amour ne naît pas -aussi subitement qu'on le dit. «Il me semble, disait-elle, -que je découvre sept époques tout à fait distinctes -dans la naissance de l'amour»; et, pour prouver -son dire, elle conta l'anecdote suivante. On était à la -campagne, il pleuvait à verse, on était trop heureux -d'écouter.</p> - -<hr /> - - -<p>Dans une âme parfaitement indifférente, une jeune -fille habitant un château isolé, au fond d'une campagne, -le plus petit étonnement excite profondément -l'attention. Par exemple, un jeune chasseur qu'elle -aperçoit à l'improviste, dans le bois, près du château.</p> - -<p>Ce fut par un événement aussi simple que commencèrent -les malheurs d'Ernestine de S… Le château -qu'elle habitait seule, avec son vieil oncle, le comte -de S…, bâti dans le moyen âge, près des bords du Drac, -sur une des roches immenses qui resserrent le cours -de ce torrent, dominait un des plus beaux sites du -Dauphiné. Ernestine trouva que le jeune chasseur offert -par le hasard à sa vue avait l'air noble. Son image se -présenta plusieurs fois à sa pensée: car à quoi songer -dans cet antique manoir?—Elle y vivait au sein d'une -sorte de magnificence; elle y commandait à un nombreux -domestique; mais depuis vingt ans que le maître -et les gens étaient vieux, tout s'y faisait toujours à -la même heure; jamais la conversation ne commençait -que pour blâmer tout ce qui se fait et s'attrister des -choses les plus simples. Un soir de printemps, le jour -allait finir, Ernestine était à sa fenêtre; elle regardait -le petit lac et le bois qui est au delà: l'extrême beauté -de ce paysage contribuait peut-être à la plonger dans -une sombre rêverie. Tout à coup elle revit ce jeune -chasseur qu'elle avait aperçu quelques jours auparavant; -il était encore dans le petit bois au delà du lac; -il tenait un bouquet de fleurs à la main; il s'arrêta -comme pour la regarder; elle le vit donner un baiser -à ce bouquet et ensuite le placer avec une sorte de -respect dans le creux d'un grand chêne sur le bord -du lac.</p> - -<p>Que de pensées cette seule action fit naître! et que -de pensées d'un intérêt très vif, si on les compare aux -sensations monotones qui, jusqu'à ce moment, avaient -rempli la vie d'Ernestine! Une nouvelle existence -commence pour elle; osera-t-elle aller voir ce bouquet? -«Dieu! quelle imprudence, se dit-elle en tressaillant; -et si, au moment où j'approcherai du grand chêne, le -jeune chasseur vient à sortir des bosquets voisins! -Quelle honte! Quelle idée prendrait-il de moi?» Ce bel -arbre était pourtant le but habituel de ses promenades -solitaires, souvent elle allait s'asseoir sur ses racines -gigantesques, qui s'élèvent au-dessus de la pelouse et -forment, tout à l'entour du tronc, comme autant de -bancs naturels abrités par son vaste ombrage.</p> - -<p>La nuit, Ernestine put à peine fermer l'œil; le lendemain, -dès cinq heures du matin, à peine l'aurore -a-t-elle paru, qu'elle monte dans les combles du château. -Ses yeux cherchent le grand chêne au delà du -lac; à peine l'a-t-elle aperçu, qu'elle reste immobile et -comme sans respiration. Le bonheur si agité des passions -succède au contentement sans objet et presque -machinal de la première jeunesse.</p> - -<p>Dix jours s'écoulent. Ernestine compte les jours! -Une fois seulement, elle a vu le jeune chasseur; il s'est -approché de l'arbre chéri, et il avait un bouquet qu'il -y a placé comme le premier.—Le vieux comte de S… -remarque qu'elle passe sa vie à soigner une volière -qu'elle a établie dans les combles du château; c'est -qu'assise auprès d'une petite fenêtre dont la persienne -est fermée, elle domine toute l'étendue du bois -au delà du lac. Elle est bien sûre que son inconnu ne -peut l'apercevoir, et c'est alors qu'elle pense à lui sans -contrainte. Une idée lui vient et la tourmente. S'il -croit qu'on ne fait aucune attention à ses bouquets, il -en conclura qu'on méprise son hommage, qui, après -tout, n'est qu'une simple politesse, et, pour peu qu'il -ait l'âme bien placée, il ne paraîtra plus. Quatre jours -s'écoulent encore, mais avec quelle lenteur! Le cinquième, -la jeune fille, passant par hasard auprès du -grand chêne, n'a pu résister à la tentation de jeter un -coup d'œil sur le petit creux où elle a vu déposer les -bouquets. Elle était avec sa gouvernante et n'avait rien -à craindre. Ernestine pensait bien ne trouver que des -fleurs fanées; à son inexprimable joie, elle voit un bouquet -composé des fleurs les plus rares et les plus -jolies; il est d'une fraîcheur éblouissante; pas un pétale -des fleurs les plus délicates n'est flétri. A peine a-t-elle -aperçu tout cela du coin de l'œil, que, sans perdre de -vue sa gouvernante, elle a parcouru avec la légèreté -d'une gazelle toute cette partie du bois à cent pas à la -ronde. Elle n'a vu personne; bien sûre de n'être pas -observée, elle revient au grand chêne, elle ose regarder -avec délices le bouquet charmant. O ciel! il y a un -petit papier presque imperceptible, il est attaché au -nœud du bouquet. «Qu'avez-vous, mon Ernestine? dit -la gouvernante alarmée du petit cri qui accompagne -cette découverte.—Rien, bonne amie, c'est une perdrix -qui s'est levée à mes pieds.»—Il y a quinze -jours, Ernestine n'aurait pas eu l'idée de mentir. Elle -se rapproche de plus en plus du bouquet charmant, -elle penche la tête, et, les joues rouges comme le feu, -sans oser y toucher, elle lit sur le petit morceau de -papier:</p> - -<p>«Voici un mois que tous les matins j'apporte un -bouquet. Celui-ci sera-t-il assez heureux pour être -aperçu?»</p> - -<p>Tout est ravissant dans ce joli billet; l'écriture -anglaise qui traça ces mots est de la forme la plus élégante. -Depuis quatre ans qu'elle a quitté Paris et le -couvent le plus à la mode du faubourg Saint-Germain, -Ernestine n'a rien vu d'aussi joli. Tout à coup elle -rougit beaucoup, elle se rapproche de sa gouvernante, -et l'engage à retourner au château. Pour y arriver plus -vite, au lieu de remonter dans le vallon et de faire le -tour du lac comme de coutume, Ernestine prend le -sentier du petit pont qui mène au château en ligne -droite. Elle est pensive, elle se promet de ne plus -revenir de ce côté; car enfin elle vient de découvrir -que c'est une espèce de billet qu'on a osé lui adresser. -Cependant, il n'était pas fermé, se dit-elle tout bas. De -ce moment sa vie est agitée par une affreuse anxiété. -Quoi donc! ne peut-elle pas, même de loin, aller -revoir l'arbre chéri? Le sentiment du devoir s'y -oppose. «Si je vais sur l'autre rive du lac, se dit-elle, -je ne pourrai plus compter sur les promesses que je -me fais à moi-même.» Lorsqu'à huit heures elle entendit -le portier fermer la grille du petit pont, ce bruit -qui lui ôtait tout espoir sembla la délivrer d'un poids -énorme qui accablait sa poitrine; elle ne pourrait plus -maintenant manquer à son devoir, quand même elle -aurait la faiblesse d'y consentir.</p> - -<p>Le lendemain, rien ne peut la tirer d'une sombre -rêverie; elle est abattue, pâle; son oncle s'en aperçoit; -il fait mettre les chevaux à l'antique berline, on parcourt -les environs, on va jusqu'à l'avenue du château -de M<sup>me</sup> Dayssin, à trois lieues de là. Au retour, le comte -de S… donne l'ordre d'arrêter dans le petit bois, au -delà du lac; la berline s'avance sur la pelouse, il veut -revoir le chêne immense qu'il n'appelle jamais que le -<i>contemporain de Charlemagne</i>. «Ce grand empereur -peut l'avoir vu, dit-il, en traversant nos montagnes -pour aller en Lombardie, vaincre le roi Didier;» et -cette pensée d'une vie si longue semble rajeunir un -vieillard presque octogénaire Ernestine est bien loin -de suivre les raisonnements de son oncle; ses joues -sont brûlantes; elle va donc se trouver encore une -fois auprès du vieux chêne; elle s'est promis de ne pas -regarder dans la petite cachette. Par un mouvement -instinctif, sans savoir ce qu'elle fait, elle y jette les -yeux, elle voit le bouquet, elle pâlit. Il est composé de -roses panachées de noir.—«Je suis bien malheureux, -il faut que je m'éloigne pour toujours. Celle que j'aime -ne daigne pas apercevoir mon hommage.»—Tels sont -les mots tracés sur le petit papier fixé au bouquet. -Ernestine les a lus avant d'avoir le temps de se défendre -de les voir. Elle est si faible, qu'elle est obligée de -s'appuyer contre l'arbre; et bientôt elle fond en larmes. -Le soir, elle se dit: «Il s'éloignera pour toujours, et -je ne le verrai plus!»</p> - -<p>Le lendemain, en plein midi, par le soleil du mois -d'août, comme elle se promenait avec son oncle sous -l'allée de platanes le long du lac, elle voit sur l'autre -rive le jeune homme s'approcher du grand chêne; il -saisit son bouquet, le jette dans le lac et disparaît. -Ernestine a l'idée qu'il y avait du dépit dans son geste, -bientôt elle n'en doute plus. Elle s'étonne d'avoir pu -en douter un seul instant; il est évident que, se voyant -méprisé, il va partir; jamais elle ne le reverra.</p> - -<p>Ce jour-là on est fort inquiet au château, où elle -seule répand quelque gaieté. Son oncle prononce qu'elle -est décidément indisposée; une pâleur mortelle, une -certaine contraction dans les traits, ont bouleversé cette -figure naïve, où se peignaient naguère les sensations si -tranquilles de la première jeunesse. Le soir, quand -l'heure de la promenade est venue, Ernestine ne s'oppose -point à ce que son oncle la dirige vers la pelouse -au delà du lac. Elle regarde en passant, et d'un œil -morne où les larmes sont à peine retenues, la petite -cachette à trois pieds au-dessus du sol, bien sûre de -n'y rien trouver; elle a trop bien vu jeter le bouquet -dans le lac. Mais, ô surprise! elle en aperçoit un autre.—«Par -pitié pour mon affreux malheur, daignez prendre -la rose blanche.» Pendant qu'elle relit ces mots -étonnants, sa main, sans qu'elle le sache, a détaché la -rose blanche qui est au milieu du bouquet.—«Il est -donc bien malheureux, se dit-elle!»—En ce moment -son oncle l'appelle, elle le suit, mais elle est heureuse. -Elle tient sa rose blanche dans son petit mouchoir de -batiste, et la batiste est si fine, que tout le temps que -dure encore la promenade, elle peut apercevoir la couleur -de la rose à travers le tissu léger. Elle tient son -mouchoir de manière à ne pas faner cette rose chérie.</p> - -<p>A peine rentrée, elle monte en courant l'escalier -rapide qui conduit à sa petite tour, dans l'angle du château. -Elle ose enfin contempler sans contrainte cette -rose adorée et en rassasier ses regards à travers les douces -larmes qui s'échappent de ses yeux.</p> - -<p>Que veulent dire ces pleurs? Ernestine l'ignore. Si -elle pouvait deviner le sentiment qui les fait couler, -elle aurait le courage de sacrifier la rose qu'elle vient -de placer avec tant de soin dans son verre de cristal, -sur sa petite table d'acajou. Mais, pour peu que le lecteur -ait le chagrin de n'avoir plus vingt ans, il devinera -que ces larmes, loin d'être de la douleur, sont les -compagnes inséparables de la vue inopinée d'un -bonheur extrême; elles veulent dire: «<i>Qu'il est doux -d'être aimé!</i>»—C'est dans un moment où le saisissement -du premier bonheur de sa vie égarait son jugement -qu'Ernestine a eu le tort de prendre cette fleur. -Mais elle n'en est pas encore à voir et à se reprocher -cette inconséquence.</p> - -<p>Pour nous, qui avons moins d'illusions, nous reconnaissons -la troisième période de la naissance de l'amour: -l'apparition de l'espoir. Ernestine ne sait pas que son -cœur se dit, en regardant cette rose: «Maintenant, il -est certain qu'il m'aime.»</p> - -<p>Mais peut-il être vrai qu'Ernestine soit sur le point -d'aimer? Ce sentiment ne choque-t-il pas toutes les -règles du plus simple bon sens? Quoi! elle n'a vu que -trois fois l'homme qui, dans ce moment, lui fait verser -des larmes brûlantes! Et encore elle ne l'a vu qu'à -travers le lac, à une grande distance, à cinq cents pas -peut-être. Bien plus, si elle le rencontrait sans fusil et -sans veste de chasse, peut-être qu'elle ne le reconnaîtrait -pas. Elle ignore son nom, ce qu'il est, et pourtant -ses journées se passent à se nourrir de sentiments passionnés, -dont je suis obligé d'abréger l'expression, car -je n'ai pas l'espace qu'il faut pour faire un roman. Ces -sentiments ne sont que des variations de cette idée: -«Quel bonheur d'en être aimée!» Ou bien elle examine -cette autre question bien autrement importante: -«Puis-je espérer d'en être aimée véritablement? N'est-ce -point par jeu qu'il me dit qu'il m'aime?» Quoique -habitant un château bâti par Lesdiguières, et appartenant -à la famille d'un des plus braves compagnons du -fameux connétable, Ernestine ne s'est point fait cette -autre objection: «Il est peut-être le fils d'un paysan -du voisinage.» Pourquoi? Elle vivait dans une solitude -profonde.</p> - -<p>Certainement Ernestine était bien loin de reconnaître -la nature des sentiments qui régnaient dans son -cœur. Si elle eût pu prévoir où ils la conduisaient, elle -aurait eu une chance d'échapper à leur empire. Une -jeune Allemande, une Anglaise, une Italienne, eussent -reconnu l'amour; notre sage éducation ayant pris le -parti de nier aux jeunes filles l'existence de l'amour, -Ernestine ne s'alarmait que vaguement de ce qui se -passait dans son cœur; quand elle réfléchissait profondément, -elle n'y voyait que de la simple amitié. Si elle -avait pris une seule rose, c'est qu'elle eût craint, en -agissant autrement, d'affliger son nouvel ami et de le -perdre. «Et, d'ailleurs, se disait-elle, après y avoir -beaucoup songé, il ne faut pas manquer à la politesse.»</p> - -<p>Le cœur d'Ernestine est agité par les sentiments les -plus violents. Pendant quatre journées, qui paraissent -quatre siècles à la jeune solitaire, elle est retenue par -une crainte indéfinissable, elle ne sort pas du château. -Le cinquième jour son oncle, toujours plus inquiet de -sa santé, la force à l'accompagner dans le petit bois; -elle se trouve près de l'arbre fatal; elle lit sur le petit -fragment de papier caché dans le bouquet:</p> - -<p>«Si vous daignez prendre ce camellia panaché, -dimanche je serai à l'église de votre village.»</p> - -<p>Ernestine vit à l'église un homme mis avec une simplicité -extrême, et qui pouvait avoir trente-cinq ans. -Elle remarqua qu'il n'avait pas même de croix. Il lisait, -et, en tenant son livre d'heures d'une certaine manière, -il ne cessa presque pas un instant d'avoir les yeux sur -elle. C'est dire que, pendant tout le service, Ernestine -fut hors d'état de penser à rien. Elle laissa choir son -livre d'heures, en sortant de l'antique banc seigneurial, -et faillit tomber elle-même en le ramassant. Elle -rougit beaucoup de sa maladresse. «Il m'aura trouvée -si gauche, se dit-elle aussitôt, qu'il aura honte de s'occuper -de moi.» En effet, à partir du moment où ce -petit accident était survenu, elle ne vit plus l'étranger. -Ce fut en vain qu'après être montée en voiture elle -s'arrêta pour distribuer quelques pièces de monnaie à -tous les petits garçons du village, elle n'aperçut point, -parmi les groupes de paysans qui jasaient auprès de -l'église, la personne que, pendant la messe, elle n'avait -jamais osé regarder. Ernestine, qui jusqu'alors avait -été la sincérité même, prétendit avoir oublié son mouchoir. -Un domestique rentra dans l'église et chercha -longtemps dans le banc du seigneur ce mouchoir qu'il -n'avait garde de trouver. Mais le retard amené par cette -petite ruse fut inutile, elle ne revit plus le chasseur, -«C'est clair, se dit-elle; M<sup>lle</sup> de C… me dit une fois -que je n'étais pas jolie et que j'avais dans le regard -quelque chose d'impérieux et de repoussant; il ne me -manquait plus que de la gaucherie; il me méprise sans -doute.»</p> - -<p>Les tristes pensées l'agitèrent pendant deux ou trois -visites que son oncle fit avant de rentrer au château.</p> - -<p>A peine de retour, vers les quatre heures, elle courut -sous l'allée de platanes, le long du lac. La grille -de la chaussée était fermée à cause du dimanche; heureusement, -elle aperçut un jardinier; elle l'appela et -le pria de mettre la barque à flot et de la conduire de -l'autre côté du lac. Elle prit terre à cent pas du grand -chêne. La barque côtoyait et se trouvait toujours assez -près d'elle pour la rassurer. Les branches basses et à -peu près horizontales du chêne immense s'étendaient -presque jusqu'au lac. D'un pas décidé et avec une sorte -de sang-froid sombre et résolu, elle s'approcha de l'arbre, -de l'air dont elle eût marché à la mort. Elle était -bien sûre de ne rien trouver dans la cachette; en effet, -elle n'y vit qu'une fleur fanée qui avait appartenu au -bouquet de la veille:—«S'il eût été content de moi, -se dit-elle; il n'eût pas manqué de me remercier par -un bouquet.»</p> - -<p>Elle se fit ramener au château, monta chez elle en -courant, et, une fois dans sa petite tour, bien sûre de -n'être pas surprise, fondit en larmes. «M<sup>lle</sup> de C… -avait bien raison, se dit-elle; pour me trouver jolie, il -faut me voir à cinq cents pas de distance. Comme dans -ce pays de libéraux, mon oncle ne voit personne que -des paysans et des curés, mes manières doivent avoir -contracté quelque chose de rude, peut-être de grossier. -J'aurai dans le regard une expression impérieuse et -repoussante.»—Elle s'approche de son miroir pour -observer ce regard, elle voit des yeux d'un bleu sombre -noyés de pleurs.—«Dans ce moment, dit-elle, je -ne puis avoir cet air impérieux qui m'empêchera toujours -de plaire.»</p> - -<p>Le dîner sonna; elle eut beaucoup de peine à sécher -ses larmes. Elle parut enfin dans le salon; elle y trouva -M. Villars, vieux botaniste, qui, tous les ans, venait -passer huit jours avec M. de S…, au grand chagrin de -sa bonne, érigée en gouvernante, qui, pendant ce temps, -perdait sa place à la table de M. le comte. Tout se -passa fort bien jusqu'au moment du Champagne; on -apporta le seau près d'Ernestine. La glace était fondue -depuis longtemps. Elle appela un domestique et lui -dit: «Changez cette eau et mettez-y de la glace, vite.—Voilà -un petit ton impérieux qui te va fort bien, -dit en riant son bon grand-oncle.» Au mot d'<i>impérieux</i>, -les larmes inondèrent les yeux d'Ernestine, au -point qu'il lui fut impossible de les cacher; elle fut -obligée de quitter le salon, et comme elle fermait la -porte, on entendit que ses sanglots la suffoquaient. Les -vieillards restèrent tout interdits.</p> - -<p>Deux jours après, elle passa près du grand chêne; -elle s'approcha et regarda dans la cachette, comme -pour revoir les lieux où elle avait été heureuse. Quel -fut son ravissement en y trouvant deux bouquets! Elle -les saisit avec les petits papiers, les mit dans son mouchoir, -et partit en courant pour le château, sans s'inquiéter -si l'inconnu, caché dans le bois, n'avait point -observé ses mouvements, idée qui, jusqu'à ce jour, ne -l'avait jamais abandonnée. Essoufflée et ne pouvant -plus courir, elle fut obligée de s'arrêter vers le milieu -de la chaussée. A peine eut-elle repris un peu sa respiration, -qu'elle se remit à courir avec toute la rapidité -dont elle était capable. Enfin, elle se trouva dans -sa petite chambre; elle prit ses bouquets dans son -mouchoir et, sans lire ses petits billets, se mit à baiser -ces bouquets avec transport, mouvement qui la fit -rougir, quand elle s'en aperçut. «Ah! jamais je n'aurai -l'air impérieux, se disait-elle; je me corrigerai.»</p> - -<p>Enfin, quand elle eut assez témoigné toute sa tendresse -à ces jolis bouquets, composés des fleurs les plus -rares, elle lut les billets (Un homme eût commencé par -là). Le premier, celui qui était daté du dimanche, à -cinq heures, disait: «Je me suis refusé le plaisir de -vous voir après le service; je ne pouvais être seul; je -craignais qu'on ne lût dans mes yeux l'amour dont je -brûle pour vous.»—Elle relut trois fois ces mots: -<i>l'amour dont je brûle pour vous</i>, puis elle se leva pour -aller voir à sa psyché si elle avait l'air impérieux; elle -continua: «<i>l'amour dont je brûle pour vous</i>. Si votre -cœur est libre, daignez emporter ce billet, qui pourrait -nous compromettre.»</p> - -<p>Le second billet, celui du lundi, était au crayon, et -même assez mal écrit; mais Ernestine n'en était plus -au temps où la jolie écriture anglaise de son inconnu -était un charme à ses yeux; elle avait des affaires trop -sérieuses pour faire attention à ces détails.</p> - -<p>«Je suis venu. J'ai été assez heureux pour que quelqu'un -parlât de vous en ma présence. On m'a dit qu'hier -vous avez traversé le lac. Je vois que vous n'avez pas -daigné prendre le billet que j'avais laissé. Il décide -mon sort. Vous aimez, et ce n'est pas moi. Il y avait -de la folie, à mon âge, à m'attacher à une fille du -vôtre. Adieu pour toujours. Je ne joindrai pas le -malheur d'être importun à celui de vous avoir trop -longtemps occupée d'une passion peut être ridicule à -vos yeux.»—<i>D'une passion!</i> dit Ernestine en levant -les yeux au ciel. Ce moment fut bien doux. Cette -jeune fille, remarquable par sa beauté, et à la fleur de -la jeunesse, s'écria avec ravissement: «Il daigne m'aimer: -ah! mon Dieu! que je suis heureuse!» Elle -tomba à genoux devant une charmante madone de -Carlo Dolci rapportée d'Italie par un de ses aïeux.—«Ah! -oui, je serai bonne et vertueuse! s'écria-t-elle les -larmes aux yeux. Mon Dieu, daignez seulement m'indiquer -mes défauts, pour que je puisse m'en corriger, -maintenant, tout m'est possible.»</p> - -<p>Elle se releva pour relire les billets vingt fois. Le -second surtout la jeta dans des transports de bonheur. -Bientôt elle remarqua une vérité établie dans son cœur -depuis fort longtemps: c'est que jamais elle n'aurait -pu s'attacher à un homme de moins de quarante ans -(L'inconnu parlait à son âge). Elle se souvint qu'à -l'église, comme il était un peu chauve, il lui avait paru -avoir trente-quatre ou trente-cinq ans. Mais elle ne -pouvait être sûre de cette idée; elle avait si peu osé -le regarder! et elle était si troublée! Durant la nuit, -Ernestine ne ferma pas l'œil. De sa vie, elle n'avait eu -l'idée d'un semblable bonheur. Elle se releva pour -écrire en anglais sur son livre d'honneur: <i>N'être -jamais impérieuse.</i> Je fais ce vœu le 30 septembre -18…</p> - -<p>Pendant cette nuit, elle se décida de plus en plus -sur cette vérité: il est impossible d'aimer un homme -qui n'a pas quarante ans. A force de rêver aux bonnes -qualités de cet inconnu, il lui vint dans l'idée qu'outre -l'avantage d'avoir quarante ans, il avait probablement -encore celui d'être pauvre. Il était mis d'une manière -si simple à l'église, que sans doute il était pauvre. -Rien ne peut égaler sa joie à cette découverte. «Il -n'aura jamais l'air bête et fat de nos amis, MM. tels -et tels, quand ils viennent, à la Saint-Hubert, faire -l'honneur à mon oncle de tuer ses chevreuils, et qu'à -table ils nous comptent leurs exploits de jeunesse, sans -qu'on les en prie.</p> - -<p>«Se pourrait-il bien, grand Dieu! qu'il fût pauvre! -En ce cas, rien ne manque à mon bonheur!» Elle se -leva une seconde fois pour allumer sa bougie à la -veilleuse, et rechercher une évaluation de sa fortune -qu'un jour un de ses cousins avait écrite sur un de ses -livres. Elle trouva dix-sept mille livres de rente en se -mariant, et, par la suite, quarante ou cinquante. Comme -elle méditait sur ce chiffre, quatre heures sonnèrent; -elle tressaillit. «Peut-être fait-il assez de jour pour -que je puisse apercevoir mon arbre chéri.» Elle ouvrit -ses persiennes; en effet elle vit le grand chêne et sa -verdure sombre; mais, grâce au clair de lune, et non -point par le secours des premières lueurs de l'aube, -qui était encore fort éloignée.</p> - -<p>En s'habillant le matin, elle se dit: «Il ne faut pas -que l'amie d'un homme de quarante ans soit mise -comme une enfant.» Et pendant une heure elle chercha -dans ses armoires une robe, un chapeau, une -ceinture, qui composèrent un ensemble si original, -que, lorsqu'elle parut dans la salle à manger, son oncle, -sa gouvernante et le vieux botaniste ne purent s'empêcher -de partir d'un éclat de rire. «Approche-toi -donc, dit le vieux comte de S…, ancien chevalier de -Saint-Louis, blessé à Quiberon; approche-toi, mon -Ernestine; tu es mise comme si tu avais voulu te -déguiser ce matin en femme de quarante ans.» A ces -mots elle rougit, et le plus vif bonheur se peignit sur -les traits de la jeune fille. «Dieu me pardonne! dit le -bon oncle à la fin du repas en s'adressant au vieux -botaniste, c'est une gageure; n'est-il pas vrai, monsieur, -que M<sup>lle</sup> Ernestine a, ce matin, toutes les -manières d'une femme de trente ans? Elle a surtout -un petit air paternel en parlant aux domestiques qui -me charme par son ridicule; je l'ai mise deux ou trois -fois à l'épreuve pour être sûr de mon observation.» -Cette remarque redoubla le bonheur d'Ernestine, si -l'on peut se servir de ce mot en parlant d'une félicité -qui déjà était au comble.</p> - -<p>Ce fut avec peine qu'elle put se dégager de la société -après déjeuner. Son oncle et l'ami botaniste ne pouvaient -se lasser de l'attaquer sur son petit air vieux. -Elle remonta chez elle, elle regarda le chêne. Pour la -première fois, depuis vingt heures, un nuage vint obscurcir -sa félicité, mais sans qu'elle pût se rendre compte -de ce changement soudain. Ce qui diminua le ravissement -auquel elle était livrée depuis le moment où, -la veille, plongée dans le désespoir, elle avait trouvé -les bouquets dans l'arbre, ce fut cette question qu'elle -se fit: «Quelle conduite dois-je tenir avec mon ami -pour qu'il m'estime? Un homme d'autant d'esprit et -qui a l'avantage d'avoir quarante ans, doit être bien -sévère. Son estime pour moi tombera tout à fait si je -me permets une fausse démarche.»</p> - -<p>Comme Ernestine se livrait à ce monologue, dans la -situation la plus propre à seconder les méditations -sérieuses d'une jeune fille devant sa psyché, elle -observa, avec un étonnement mêlé d'horreur, qu'elle -avait à sa ceinture un crochet en or avec de petites -chaînes portant le dé, les ciseaux et leur petit étui, -bijou charmant qu'elle ne pouvait se lasser d'admirer -encore la veille, et que son oncle lui avait donné pour -le jour de sa fête il n'y avait pas quinze jours. Ce qui -lui fit regarder ce bijou avec horreur et le lui fit ôter -avec tant d'empressement, c'est qu'elle se rappela que -sa bonne lui avait dit qu'il coûtait huit cent cinquante -francs, et qu'il avait été acheté chez le fameux -bijoutier de Paris, qui s'appelait Laurençot: «Que penserait -de moi mon ami, lui qui a l'honneur d'être pauvre, -s'il me voyait un bijou d'un prix si ridicule? Quoi -de plus absurde que d'afficher ainsi les goûts d'une -bonne ménagère; car c'est ce que veulent dire ces -ciseaux, cet étui, ce dé, que l'on porte sans cesse avec -soi; et la bonne ménagère ne pense pas que ce bijou -coûte chaque année l'intérêt de son prix.» Elle se mit -à calculer sérieusement et trouva que ce bijou coûtait -près de cinquante francs par an.</p> - -<p>Cette belle réflexion d'économie domestique, qu'Ernestine -devait à l'éducation très forte qu'elle avait reçue -d'un conspirateur caché pendant plusieurs années au -château de son oncle, cette réflexion, dis-je, ne fit -qu'éloigner la difficulté. Quand elle eut renfermé dans -sa commode le bijou d'un prix ridicule, il fallut bien -revenir à cette question embarrassante: «Que faut-il -faire pour ne pas perdre l'estime d'un homme d'autant -d'esprit?»</p> - -<p>Les méditations d'Ernestine (que le lecteur aura peut-être -reconnues pour être tout simplement la cinquième -période de la naissance de l'amour) nous conduiraient -fort loin. Cette jeune fille avait un esprit juste, pénétrant, -vif comme l'air de ses montagnes. Son oncle, -qui avait eu de l'esprit jadis, et à qui il en restait -encore sur les deux ou trois sujets qui l'intéressaient -depuis longtemps, son oncle avait remarqué qu'elle -apercevait spontanément toutes les conséquences d'une -idée. Le bon vieillard avait coutume, lorsqu'il était -dans ses jours de gaieté, et la gouvernante avait remarqué -que cette plaisanterie en était le signe indubitable, -il avait coutume, dis-je, de plaisanter son Ernestine -sur ce qu'il appelait son <i>coup d'œil militaire</i>. C'est -peut-être cette qualité qui, plus tard, lorsqu'elle a paru -dans le monde et qu'elle a osé parler, lui a fait jouer -un rôle si brillant. Mais, à l'époque dont nous nous -entretenons, Ernestine, malgré son esprit, s'embrouilla -tout à fait dans ses raisonnements. Vingt fois elle fut -sur le point de ne pas aller se promener du côté de -l'arbre: «Une seule étourderie, se disait-elle, annonçant -l'enfantillage d'une petite fille, peut me perdre -dans l'esprit de mon ami.» Mais, malgré des arguments -extrêmement subtils, et où elle employait toute la -force de sa tête, elle ne possédait pas encore l'art si -difficile de dominer ses passions par son esprit. L'amour -dont la pauvre fille était transportée à son insu faussait -tous ses raisonnements et ne l'engagea que trop -tôt, pour son bonheur, à s'acheminer vers l'arbre fatal. -Après bien des hésitations, elle s'y trouva avec sa -femme de chambre vers une heure. Elle s'éloigna de -cette femme et s'approcha de l'arbre, brillante de joie, -la pauvre petite! Elle semblait voler sur le gazon et -non pas marcher. Le vieux botaniste, qui était de la -promenade, en fit faire l'observation à la femme de -chambre, comme elle s'éloignait d'eux en courant.</p> - -<p>Tout le bonheur d'Ernestine disparut en un clin -d'œil. Ce n'est pas qu'elle ne trouvât un bouquet dans -le creux de l'arbre; il était charmant et très frais, ce -qui lui fit d'abord un vif plaisir. Il n'y avait donc pas -longtemps que son ami s'était trouvé précisément à -la même place qu'elle. Elle chercha sur le gazon quelques -traces de ses pas; ce qui la charma encore, c'est -qu'au lieu d'un simple petit morceau de papier écrit, -il y avait un billet, et un long billet. Elle vola à la signature; -elle avait besoin de savoir son nom de baptême. -Elle lut; la lettre lui tomba des mains, ainsi que -le bouquet. Un frisson mortel s'empara d'elle. Elle -avait lu au bas du billet le nom de Philippe Astézan. -Or M. Astézan était connu dans le château du comte -de S… pour être l'amant de M<sup>me</sup> Dayssin, femme de -Paris fort riche, fort élégante, qui venait tous les ans -scandaliser la province en osant passer quatre mois -seule, dans son château, avec un homme qui n'était -pas son mari. Pour comble de douleur, elle était -veuve, jeune, jolie, et pouvait épouser M. Astézan. -Toutes ces tristes choses, qui, telles que nous venons -de les dire, étaient vraies, paraissaient bien autrement -envenimées dans les discours des personnages tristes -et grands ennemis des erreurs du bel âge, qui venaient -quelquefois en visite à l'antique manoir du grand-oncle -d'Ernestine. Jamais, en quelques secondes, un -bonheur si pur et si vif, c'était le premier de sa vie, -ne fut remplacé par un malheur poignant et sans -espoir. «Le cruel! il a voulu se jouer de moi, se disait -Ernestine, il a voulu se donner un but dans ses parties -de chasse, tourner la tête d'une petite fille, peut-être -dans l'intention d'en amuser M<sup>me</sup> Dayssin. Et moi -qui songeais à l'épouser! Quel enfantillage! quel comble -d'humiliation!» Comme elle avait cette triste pensée, -Ernestine tomba évanouie à côté de l'arbre fatal -que depuis trois mois elle avait si souvent regardé. -Du moins, une demi-heure après, c'est là que la -femme de chambre et le vieux botaniste la trouvèrent -sans mouvement. Pour surcroît de malheur, quand on -l'eut rappelée à la vie, Ernestine aperçut à ses pieds -la lettre d'Astézan, ouverte du côté de la signature et -de manière qu'on pouvait la lire. Elle se leva prompte -comme un éclair, et mit le pied sur la lettre.</p> - -<p>Elle expliqua son accident, et put, sans être observée, -ramasser la lettre fatale. De longtemps il ne lui -fut pas possible de la lire, car sa gouvernante la fit -asseoir et ne la quitta plus. Le botaniste appela un -ouvrier occupé dans les champs, qui alla chercher la -voiture au château. Ernestine, pour se dispenser de -répondre aux réflexions sur son accident, feignit de ne -pouvoir parler; un mal à la tête affreux lui servit de -prétexte pour tenir son mouchoir sur ses yeux. La -voiture arriva. Plus livrée à elle-même, une fois qu'elle -y fut placée, on ne saurait décrire la douleur déchirante -qui pénétra son âme pendant le temps qu'il fallut -à la voiture pour revenir au château. Ce qu'il y -avait de plus affreux dans son état, c'est qu'elle était -obligée de se mépriser elle-même. La lettre fatale -qu'elle sentait dans son mouchoir lui brûlait la main. -La nuit vint pendant qu'on la ramenait au château; -elle put ouvrir les yeux, sans qu'on la remarquât. La -vue des étoiles si brillantes, pendant une belle nuit du -midi de la France, la consola un peu. Tout en éprouvant -les effets de ces mouvements de passion, la simplicité -de son âge était bien loin de pouvoir s'en rendre -compte. Ernestine dut le premier moment de -répit, après deux heures de la douleur morale la plus -atroce, à une résolution courageuse. «Je ne lirai pas -cette lettre dont je n'ai vu que la signature; je la brûlerai, -se dit-elle, en arrivant au château.» Alors elle -put s'estimer au moins comme ayant du courage, car -le parti de l'amour, quoique vaincu en apparence, -n'avait pas manqué d'insinuer modestement que cette -lettre expliquait peut-être d'une manière satisfaisante -les relations de M. Astézan avec M<sup>me</sup> Dayssin.</p> - -<p>En entrant au salon, Ernestine jeta la lettre au feu. -Le lendemain, dès huit heures du matin, elle se remit -à travailler à son piano, qu'elle avait fort négligé depuis -deux mois. Elle reprit la collection des Mémoires -sur l'histoire de France, publiés par Petiot, et recommença -à faire de longs extraits des Mémoires du sanguinaire -Montluc. Elle eut l'adresse de se faire offrir -de nouveau par le vieux botaniste un cours d'histoire -naturelle. Au bout de quinze jours, ce brave homme, -simple comme ses plantes, ne put se taire sur l'application -étonnante qu'il remarquait chez son élève; il en -était émerveillé. Quant à elle, tout lui était indifférent; -toutes les idées la ramenaient également au désespoir. -Son oncle était fort alarmé: Ernestine maigrissait à vue -d'œil. Comme elle eut, par hasard, un petit rhume, le -bon vieillard, qui, contre l'ordinaire des gens de son -âge, n'avait pas rassemblé sur lui même tout l'intérêt -qu'il pouvait prendre aux choses de la vie, s'imagina -qu'elle était attaquée de la poitrine. Ernestine le crut -aussi, et elle dut à cette idée les seuls moments passables -qu'elle eut à cette époque; l'espoir de mourir -bientôt lui faisait supporter la vie sans impatience.</p> - -<p>Pendant tout un long mois, elle n'eut d'autre sentiment -que celui d'une douleur d'autant plus profonde, -qu'elle avait sa source dans le mépris d'elle-même; -comme elle n'avait aucun usage de la vie, elle ne put -se consoler en se disant que personne au monde ne -pouvait soupçonner ce qui s'était passé dans son cœur, -et que probablement l'homme cruel qui l'avait tant -occupée ne saurait deviner la centième partie de ce -qu'elle avait senti pour lui. Au milieu de son malheur, -elle ne manquait pas de courage; elle n'eut aucune -peine à jeter au feu sans les lire deux lettres sur -l'adresse desquelles elle reconnut la funeste écriture -anglaise.</p> - -<p>Elle s'était promis de ne jamais regarder la pelouse -au-delà du lac; dans le salon, jamais elle ne levait les -yeux sur les croisées qui donnaient de ce côté. Un -jour, près de six semaines après celui où elle avait -lu le nom de Philippe Astézan, son maître d'histoire -naturelle, le bon M. Villars, eut l'idée de lui faire une -leçon sur les plantes aquatiques; il s'embarqua avec -elle et se fit conduire vers la partie du lac qui remontait -dans le vallon. Comme Ernestine entrait dans la -barque, un regard de côté et presque involontaire lui -donna la certitude qu'il n'y avait personne auprès du -grand chêne; elle remarqua à peine une partie de -l'écorce de l'arbre, d'un gris plus clair que le reste. -Deux heures plus tard, quand elle repassa, après la -leçon, vis-à-vis le grand chêne, elle frissonna en reconnaissant -que ce qu'elle avait pris pour un accident de -l'écorce dans l'arbre était la couleur de la veste de -chasse de Philippe Astézan, qui, depuis deux heures, -assis sur une des racines du chêne, était immobile -comme s'il eût été mort. En se faisant cette comparaison -à elle-même, l'esprit d'Ernestine se servit aussi de -ce mot: <i>comme s'il était mort</i>; il la frappa. «S'il était -mort, il n'y aurait plus d'inconvenance à me tant -occuper de lui.» Pendant quelques minutes cette supposition -fut un prétexte pour se livrer à un amour -rendu tout-puissant par la vue de l'objet aimé.</p> - -<p>Cette découverte la troubla beaucoup. Le lendemain, -dans la soirée, un curé du voisinage, qui était en visite -au château, demanda au comte de S… de lui prêter le -<i>Moniteur</i>. Pendant que le vieux valet de chambre -allait prendre dans la bibliothèque la collection des -<i>Moniteurs</i> du mois: «Mais, curé, dit le comte, vous -n'êtes plus curieux cette année, voilà la première fois -que vous me demandez le <i>Moniteur</i>!—Monsieur le -comte, répondit le curé, M<sup>me</sup> Dayssin, ma voisine, me -l'a prêté tant qu'elle a été ici; mais elle est partie depuis -quinze jours.»</p> - -<p>Ce mot si indifférent causa une telle révolution à -Ernestine, qu'elle crut se trouver mal; elle sentit son -cœur tressaillir au mot du curé, ce qui l'humilia beaucoup. -«Voilà donc, se dit-elle, comment je suis parvenue -à l'oublier!»</p> - -<p>Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, -il lui arriva de sourire. «Pourtant, se disait-elle, il est -resté à la campagne, à cent cinquante lieues de Paris, -il a laissé M<sup>me</sup> Dayssin partir seule.» Son immobilité -sur les racines du chêne lui revint à l'esprit, et elle -souffrit que sa pensée s'arrêtât sur cette idée. Tout son -bonheur, depuis un mois, consistait à se persuader -qu'elle avait mal à la poitrine; le lendemain elle se surprit -à penser que, comme la neige commençait à couvrir -les sommets des montagnes, il faisait souvent très -frais le soir; elle songea qu'il était prudent d'avoir des -vêtements plus chauds. Une âme vulgaire n'eût pas -manqué de prendre la même précaution; Ernestine n'y -songea qu'après le mot du curé.</p> - -<p>La Saint-Hubert approchait, et avec elle l'époque du -seul grand dîner qui eût lieu au château pendant toute -la durée de l'année. On descendit au salon le piano -d'Ernestine. En l'ouvrant le jour d'après, elle trouva -sur les touches un morceau de papier contenant cette -ligne:</p> - -<p>«Ne jetez pas de cri quand vous m'apercevrez.»</p> - -<p>Cela était si court, qu'elle le lut avant de reconnaître -la main de la personne qui l'avait écrit: l'écriture -était contrefaite. Comme Ernestine devait au hasard, -ou plutôt à l'air des montagnes du Dauphiné, une âme -ferme, bien certainement, avant les paroles du curé sur -le départ de M<sup>me</sup> Dayssin, elle serait allée se renfermer -dans sa chambre et n'eût plus reparu qu'après la fête.</p> - -<p>Le surlendemain eut lieu ce grand dîner annuel de -la Saint-Hubert. A table, Ernestine fit les honneurs, -placée vis-à-vis de son oncle; elle était mise avec beaucoup -d'élégance. La table présentait la collection à peu -près complète des curés et des maires des environs, plus -cinq ou six fats de province, parlant d'eux et de leurs -exploits à la guerre, à la chasse et même en amour, et -surtout de l'ancienneté de leur race. Jamais ils n'eurent -le chagrin de faire moins d'effet sur l'héritière du -château. L'extrême pâleur d'Ernestine, jointe à la -beauté de ses traits, allait jusqu'à lui donner l'air du -dédain. Les fats qui cherchaient à lui parler se sentaient -intimidés en lui adressant la parole. Pour elle, -elle était bien loin de rabaisser sa pensée jusqu'à eux.</p> - -<p>Tout le commencement du dîner se passa sans qu'elle -vît rien d'extraordinaire; elle commençait à respirer -lorsque, vers la fin du repas, en levant les yeux, elle -rencontra vis-à-vis d'elle ceux d'un paysan déjà d'un -âge mûr, qui paraissait être le valet d'un maire venu -des rives du Drac. Elle éprouva ce mouvement singulier -dans la poitrine que lui avait déjà causé le mot du -curé; cependant elle n'était sûre de rien. Ce paysan ne -ressemblait point à Philippe. Elle osa le regarder une -seconde fois; elle n'eut plus de doute, c'était lui. Il -s'était déguisé de manière à se rendre fort laid.</p> - -<p>Il est temps de parler un peu de Philippe Astézan, -car il fait là une action d'homme amoureux, et peut-être -trouverons-nous aussi dans son histoire l'occasion -de vérifier la théorie des sept époques de l'amour. -Lorsqu'il était arrivé au château de Lafrey avec -M<sup>me</sup> Dayssin, cinq mois auparavant, un des curés -qu'elle recevait chez elle, pour faire la cour au clergé, -répéta un mot fort joli. Philippe étonné de voir de -l'esprit dans la bouche d'un tel homme, lui demanda -qui avait dit ce mot singulier. «C'est la nièce du comte -de S***, répondit le curé, une fille qui sera fort riche, -mais à qui l'on a donné une bien mauvaise éducation. -Il ne s'écoule pas d'année qu'elle ne reçoive de Paris -une caisse de livres. Je crains bien qu'elle ne fasse une -mauvaise fin et que même elle ne trouve pas à se -marier. Qui voudra se charger d'une telle femme?» -etc., etc.</p> - -<p>Philippe fit quelques questions, et le curé ne put -s'empêcher de déplorer la rare beauté d'Ernestine, qui -certainement l'entraînerait à sa perte; il décrivit avec -tant de vérité l'ennui du genre de vie qu'on menait au -château du comte, que M<sup>me</sup> Dayssin s'écria: «Ah! de -grâce, cessez monsieur le curé, vous allez me faire -prendre en horreur vos belles montagnes.—On ne -peut cesser d'aimer un pays où l'on fait tant de bien, -répliqua le curé, et l'argent que madame a donné pour -nous aider à acheter la troisième cloche de notre église -lui assure…» Philippe ne l'écoutait plus, il songeait -à Ernestine et à ce qui devait se passer dans le cœur -d'une jeune fille reléguée dans un château qui semblait -ennuyeux même à un curé de campagne. «Il faut que -je l'amuse, se dit-il à lui-même, je lui ferai la cour -d'une manière romanesque; cela donnera quelques pensées -nouvelles à cette pauvre fille.» Le lendemain il -alla chasser du côté du château du comte, il remarqua -la situation du bois, séparé du château par le petit lac. -Il eut l'idée de faire hommage d'un bouquet à Ernestine; -nous savons déjà ce qu'il fit avec des bouquets et -de petits billets. Quand il chassait du côté du grand -chêne, il allait lui-même les placer, les autres jours il -envoyait son domestique. Philippe faisait tout cela par -philanthropie, il ne pensait pas même à voir Ernestine; -il eût été trop difficile et trop ennuyeux de se faire présenter -chez son oncle. Lorsque Philippe aperçut Ernestine -à l'église, sa première pensée fut qu'il était bien -âgé pour plaire à une jeune fille de dix-huit ou vingt -ans. Il fut touché de la beauté de ses traits et surtout -d'une sorte de simplicité noble qui faisait le caractère -de sa physionomie. «Il y a de la naïveté dans ce caractère, -se dit-il à lui-même; un instant après elle lui -parut charmante. Lorsqu'il la vit laisser tomber son -livre d'heures en sortant du banc seigneurial et chercher -à le ramasser avec une gaucherie si aimable, il -songea à aimer, car il espéra. Il resta dans l'église lorsqu'elle -en sortit; il méditait sur un sujet peu amusant -pour un homme qui commence à être amoureux: il -avait trente-cinq ans et un commencement de rareté -dans les cheveux, qui pouvait bien lui faire un beau -front à la manière du D<sup>r</sup> Gall, mais qui certainement -ajoutait encore trois ou quatre ans à son âge. «Si ma -vieillesse n'a pas tout perdu à la première vue, se -dit-il, il faut qu'elle doute de mon cœur pour oublier -mon âge.»</p> - -<p>Il se rapprocha d'une petite fenêtre gothique qui -donnait sur la place, il vit Ernestine monter en voiture, -il lui trouva une taille et un pied charmants, elle distribua -des aumônes; il lui sembla que ses yeux cherchaient -quelqu'un. «Pourquoi, se dit-il, ses yeux -regardent-ils au loin, pendant qu'elle distribue de la -petite monnaie tout près de la voiture? Lui aurais-je -inspiré de l'intérêt?»</p> - -<p>Il vit Ernestine donner une commission à un laquais; -pendant ce temps il s'enivrait de sa beauté. Il la vit -rougir, ses yeux étaient fort près d'elle: la voiture ne -se trouvait pas à dix pas de la petite fenêtre gothique; -il vit le domestique rentrer dans l'église et chercher -quelque chose dans le banc du seigneur. Pendant -l'absence du domestique, il eut la certitude que les -yeux d'Ernestine regardaient bien plus haut que la -foule qui l'entourait, et, par conséquent, cherchaient -quelqu'un; mais ce quelqu'un pouvait fort bien n'être -pas Philippe Astézan, qui, aux yeux de cette jeune fille, -avait peut-être cinquante ans, soixante ans, qui sait? -A son âge et avec de la fortune, n'a-t-elle pas un prétendu -parmi les hobereaux du voisinage?—«Cependant -je n'ai vu personne pendant la messe.»</p> - -<p>Dès que la voiture du comte fut partie, Astézan -remonta à cheval, fit un détour dans le bois pour éviter -de la rencontrer, et se rendit rapidement à la -pelouse. A son inexprimable plaisir, il put arriver au -grand chêne avant qu'Ernestine eût vu le bouquet et -le petit billet qu'il y avait fait porter le matin, il enleva -ce bouquet, s'enfonça dans le bois, attacha son cheval -à un arbre et se promena. Il était fort agité; l'idée lui -vint de se blottir dans la partie la plus touffue d'un -petit mamelon boisé, à cent pas du lac. De ce réduit, -qui le cachait à tous les yeux, grâce à une clairière -dans le bois, il pouvait découvrir le grand chêne et -le lac.</p> - -<p>Quel ne fut pas son ravissement lorsqu'il vit peu de -temps après la petite barque d'Ernestine s'avancer sur -ces eaux limpides que la brise du midi agitait mollement! -Ce moment fut décisif; l'image de ce lac et celle -d'Ernestine qu'il venait de voir si belle à l'église se -gravèrent profondément dans son cœur. De ce moment, -Ernestine eut quelque chose qui la distinguait à ses -yeux de toutes les autres femmes, et il ne lui manqua -plus que de l'espoir pour l'aimer à la folie. Il la vit -s'approcher de l'arbre avec empressement; il vit sa -douleur de n'y pas trouver de bouquet. Ce moment fut -si délicieux et si vif, que, quand Ernestine se fut éloignée -en courant, Philippe crut s'être trompé en pensant -voir de la douleur dans son expression lorsqu'elle -n'avait pas trouvé de bouquet dans le creux de l'arbre. -Tout le sort de son amour reposait sur cette circonstance. -Il se disait: «Elle avait l'air triste en descendant -de la barque et même avant de s'approcher de -l'arbre.—Mais, répondait le parti de l'espérance, elle -n'avait pas l'air triste à l'église; elle y était, au contraire, -brillante de fraîcheur, de beauté, de jeunesse et -un peu troublée; l'esprit le plus vif animait ses yeux.»</p> - -<p>Lorsque Philippe Astézan ne put plus voir Ernestine, -qui était débarquée sous l'allée des platanes de l'autre -côté du lac, il sortit de son réduit un tout autre homme -qu'il n'y était entré. En regagnant au galop le château -de M<sup>me</sup> Dayssin, il n'eut que deux idées: «A-t-elle -montré de la tristesse en ne trouvant pas de bouquet -dans l'arbre? Cette tristesse ne vient-elle pas tout simplement -de la vanité déçue?» Cette supposition plus -probable finit par s'emparer tout à fait de son esprit -et lui rendit toutes les idées raisonnables d'un homme -de trente-cinq ans. Il était fort sérieux. Il trouva beaucoup -de monde chez M<sup>me</sup> Dayssin; dans le courant de -la soirée, elle le plaisanta sur sa gravité et sur sa fatuité. -Il ne pouvait plus, disait-elle, passer devant une glace -sans s'y regarder. «J'ai en horreur, disait M<sup>me</sup> Dayssin, -cette habitude des jeunes gens à la mode. C'est -une grâce que vous n'aviez point; tâchez de vous en -défaire, ou je vous joue le mauvais tour de faire enlever -toutes les glaces.» Philippe était embarrassé; il -ne savait comment déguiser une absence qu'il projetait. -D'ailleurs il était très vrai qu'il examinait dans les -glaces s'il avait l'air vieux.</p> - -<p>Le lendemain, il fut reprendre sa position sur le -mamelon dont nous avons parlé, et d'où l'on voyait -fort bien le lac; il s'y plaça muni d'une bonne lunette, -et ne quitta ce gîte qu'à la <i>nuit close</i>, comme on dit -dans le pays.</p> - -<p>Le jour suivant, il apporta un livre; seulement il eût -été bien en peine de dire ce qu'il y avait dans les pages -qu'il lisait; mais, s'il n'eût pas eu un livre, il en eût -souhaité un. Enfin, à son inexprimable plaisir, vers les -trois heures, il vit Ernestine s'avancer lentement vers -l'allée de platanes sur le bord du lac; il la vit prendre -la direction de la chaussée, coiffée d'un grand chapeau -de paille d'Italie. Elle s'approcha de l'arbre fatal; son -air était abattu. Avec le secours de sa lunette, il s'assura -parfaitement de l'air abattu. Il la vit prendre les -deux bouquets qu'il y avait placés le matin, les mettre -dans son mouchoir et disparaître en courant avec la -rapidité de l'éclair. Ce trait fort simple acheva la conquête -de son cœur. Cette action fut si vive, si prompte, -qu'il n'eut pas le temps de voir si Ernestine avait conservé -l'air triste ou si la joie brillait dans ses yeux. Que -devait-il penser de cette démarche singulière? Allait-elle -montrer les deux bouquets à sa gouvernante? Dans -ce cas, Ernestine n'était qu'une enfant, et lui plus -enfant qu'elle de s'occuper à ce point d'une petite fille. -«Heureusement, se dit-il, elle ne sait pas mon nom; -moi seul je sais ma folie, et je m'en suis pardonné bien -d'autres.»</p> - -<p>Philippe quitta d'un air très froid son réduit, et alla, -tout pensif, chercher son cheval, qu'il avait laissé chez -un paysan à une demi-lieue de là. «Il faut convenir que -je suis encore un grand fou!» se dit-il en mettant pied -à terre dans la cour du château de M<sup>me</sup> Dayssin. En -entrant au salon, il avait une figure immobile, étonnée, -glacée. Il n'aimait plus.</p> - -<p>Le lendemain, Philippe se trouva bien vieux en mettant -sa cravate. Il n'avait d'abord guère d'envie de faire -trois lieues pour aller se blottir dans un fourré, afin de -regarder un arbre; mais il ne se sentit le désir d'aller -nulle autre part. «Cela est bien ridicule», se disait-il. -Oui, mais ridicule aux yeux de qui? D'ailleurs, il ne -faut jamais manquer à la fortune. Il se mit à écrire -une lettre fort bien faite, par laquelle, comme un autre -Lindor, il déclarait son nom et ses qualités. Cette lettre -si bien faite eut, comme on se le rappelle peut-être, -le malheur d'être brûlée sans être lue de personne. Les -mots de la lettre que notre héros écrivit en y pensant -le moins, la signature <i>Philippe Astézan</i>, eurent seuls -l'honneur de la lecture. Malgré de fort beaux raisonnements, -notre homme raisonnable n'en était pas moins -caché dans son gîte ordinaire au moment où son nom -produisit tant d'effet; il vit l'évanouissement d'Ernestine -en ouvrant sa lettre; son étonnement fut extrême.</p> - -<p>Le jour d'après, il fut obligé de s'avouer qu'il était -amoureux; ses actions le prouvaient. Il revint tous les -jours dans le petit bois, où il avait éprouvé des sensations -si vives. M<sup>me</sup> Dayssin devant bientôt retourner à -Paris, Philippe se fit écrire une lettre et annonça qu'il -quittait le Dauphiné pour aller passer quinze jours en -Bourgogne auprès d'un oncle malade. Il prit la poste, -et fit si bien en revenant par une autre route, qu'il ne -se passa qu'un jour sans aller dans le petit bois. Il s'établit -à deux lieues du château du comte de S***, dans -les solitudes de Crossey, du côté opposé au château de -M<sup>me</sup> Dayssin, et de là, chaque jour, il venait au bord -du petit lac. Il y vint trente-trois jours de suite sans -y voir Ernestine: elle ne paraissait plus à l'église; on -disait la messe au château; il s'en approcha sous un -déguisement, et deux fois il eut le bonheur de voir -Ernestine. Rien ne lui parut pouvoir égaler l'expression -noble et naïve à la fois de ses traits. Il se disait: -«Jamais auprès d'une telle femme je ne connaîtrais la -satiété.» Ce qui touchait le plus Astézan, c'était l'extrême -pâleur d'Ernestine et son air souffrant. J'écrirais -dix volumes comme Richardson si j'entreprenais de -noter toutes les manières dont un homme, qui d'ailleurs -ne manquait pas de sens et d'usage, expliquait l'évanouissement -et la tristesse d'Ernestine. Enfin, il résolut -d'avoir un éclaircissement avec elle, et pour cela -de pénétrer dans le château. La timidité, être timide à -trente-cinq ans! la timidité l'en avait longtemps empêché. -Ses mesures furent prises avec tout l'esprit possible, -et cependant, sans le hasard, qui mit dans la bouche -d'un indifférent l'annonce du départ de M<sup>me</sup> Dayssin, -toute l'adresse de Philippe était perdue, ou du -moins il n'aurait pu voir l'amour d'Ernestine que dans -sa colère. Probablement il aurait expliqué cette colère -par l'étonnement de se voir aimée par un homme de -son âge. Philippe se serait cru méprisé, et, pour oublier -ce sentiment pénible, il eût eu recours au jeu ou aux -coulisses de l'Opéra, et fût devenu plus égoïste et plus -dur en pensant que la jeunesse était tout à fait finie -pour lui.</p> - -<p>Un <i>demi-monsieur</i>, comme on dit dans le pays, -maire d'une commune de la montagne et camarade de -Philippe pour la chasse au chamois, consentit à l'amener, -sous le déguisement de son domestique, au grand -dîner du château de S***, où il fut reconnu par -Ernestine.</p> - -<p>Ernestine, sentant qu'elle rougissait prodigieusement, -eut une idée affreuse: «Il va croire que je l'aime à -l'étourdie, sans le connaître; il me méprisera comme -un enfant, il partira pour Paris, il ira rejoindre sa -M<sup>me</sup> Dayssin; je ne le verrai plus.» Cette idée cruelle -lui donna le courage de se lever et de monter chez elle. -Elle y était depuis deux minutes quand elle entendit -ouvrir la porte de l'antichambre de son appartement. -Elle pensa que c'était sa gouvernante, et se leva, cherchant -un prétexte pour la renvoyer. Comme elle s'avançait -vers la porte de sa chambre, cette porte s'ouvre: -Philippe est à ses pieds.</p> - -<p>«Au nom de Dieu, pardonnez-moi ma démarche, lui -dit-il; je suis au désespoir depuis deux mois; voulez-vous -de moi pour époux?»</p> - -<p>Ce moment fut délicieux pour Ernestine. «Il me -demande en mariage, se dit-elle; je ne dois plus craindre -M<sup>me</sup> Dayssin.» Elle cherchait une réponse sévère, -et, malgré des efforts incroyables, peut-être elle n'eût -rien trouvé. Deux mois de désespoir étaient oubliés; -elle se trouvait au comble du bonheur. Heureusement, -à ce moment, on entendit ouvrir la porte de l'antichambre. -Ernestine lui dit: «Vous me déshonorez.—N'avouez -rien!» s'écria Philippe d'une voix contenue, -et, avec beaucoup d'adresse, il se glissa entre la -muraille et le joli lit d'Ernestine, blanc et rose. C'était -la gouvernante, fort inquiète de la santé de sa pupille, -et l'état dans lequel elle la retrouva était fait pour -augmenter ses inquiétudes. Cette femme fut longue à -renvoyer. Pendant son séjour dans la chambre, Ernestine -eut le temps de s'accoutumer à son bonheur; elle -put reprendre son sang-froid. Elle fit une réponse -superbe à Philippe quand, la gouvernante étant sortie, -il risqua de paraître.</p> - -<p>Ernestine était si belle aux yeux de son amant, l'expression -de ses traits si sévère, que le premier mot de -sa réponse donna l'idée à Philippe que tout ce qu'il -avait pensé jusque-là n'était qu'une illusion, et qu'il -n'était pas aimé. Sa physionomie changea tout à coup -et n'offrit plus que l'apparence d'un homme au désespoir. -Ernestine, émue jusqu'au fond de l'âme de son -air désespéré, eut cependant la force de le renvoyer. -Tout le souvenir qu'elle conserva de cette singulière -entrevue, c'est que, lorsqu'il l'avait suppliée de lui -permettre de demander sa main, elle avait répondu -que ses affaires, comme ses affections, devaient le rappeler -à Paris. Il s'était écrié alors que la seule affaire -au monde était de mériter le cœur d'Ernestine, qu'il -jurait à ses pieds de ne pas quitter le Dauphiné tant -qu'elle y serait, et de ne rentrer de sa vie dans le château -qu'il avait habité avant de la connaître.</p> - -<p>Ernestine fut presque au comble du bonheur. Le -jour suivant, elle revint au pied du grand chêne, mais -bien escortée par la gouvernante et le vieux botaniste. -Elle ne manqua pas d'y trouver un bouquet, et surtout -un billet. Au bout de huit jours, Astézan l'avait presque -décidée à répondre à ses lettres lorsque, une -semaine après, elle apprit que M<sup>me</sup> Dayssin était revenue -de Paris en Dauphiné. Une vive inquiétude remplaça -tous les sentiments dans le cœur d'Ernestine. Les -commères du village voisin, qui, dans cette conjoncture, -sans le savoir, décidaient du sort de sa vie, et -qu'elle ne perdait pas une occasion de faire jaser, lui -dirent enfin que M<sup>me</sup> Dayssin, remplie de colère et de -jalousie, était venue chercher son amant, Philippe -Astézan, qui, disait-on, était resté dans le pays avec -l'intention de se faire chartreux. Pour s'accoutumer -aux austérités de l'ordre, il s'était retiré dans les solitudes -de Crossey. On ajoutait que M<sup>me</sup> Dayssin était -au désespoir.</p> - -<p>Ernestine sut quelques jours après que jamais -M<sup>me</sup> Dayssin n'avait pu parvenir à voir Philippe, et -qu'elle était repartie furieuse pour Paris. Tandis qu'Ernestine -cherchait à se faire confirmer cette douce certitude, -Philippe était au désespoir; il l'aimait passionnément -et croyait n'en être point aimé. Il se présenta -plusieurs fois sur ses pas, et fut reçu de manière à lui -faire penser que, par ses entreprises, il avait irrité -l'orgueil de sa jeune maîtresse. Deux fois il partit pour -Paris, deux fois, après avoir fait une vingtaine de -lieues, il revint à sa cabane, dans les rochers de Crossey. -Après s'être flatté d'espérances que maintenant il -trouvait conçues à la légère, il cherchait à renoncer à -l'amour, et trouvait tous les autres plaisirs de la vie -anéantis pour lui.</p> - -<p>Ernestine, plus heureuse, était aimée, elle aimait. -L'amour régnait dans cette âme que nous avons vue passer -successivement par les sept périodes diverses qui -séparent l'indifférence de la passion, et au lieu desquelles -le vulgaire n'aperçoit qu'un seul changement, -duquel encore il ne peut expliquer la nature.</p> - -<p>Quant à Philippe Astézan, pour le punir d'avoir -abandonné une ancienne amie aux approches de ce -qu'on peut appeler l'époque de la vieillesse pour les -femmes, nous le laissons en proie à l'un des états les -plus cruels dans lesquels puisse tomber l'âme humaine. -Il fut aimé d'Ernestine, mais ne put obtenir sa main. -On la maria l'année suivante à un vieux lieutenant -général fort riche et chevalier de plusieurs ordres.</p> - - -<div class="section"></div> -<h3 id="ch71">EXEMPLE<br /> -<span class="xsmall">DE</span><br /> -L'AMOUR EN FRANCE DANS LA CLASSE RICHE<a id="FNanchor_255" href="#Footnote_255" class="fnanchor">[255]</a></h3> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_255" href="#FNanchor_255"><span class="label">[255]</span></a> Victor Jacquemont (ce jeune et spirituel écrivain, mort à -Bombay le 7 décembre 1832) adressa à Beyle la lettre qu'on va -lire; Beyle, après l'avoir fait mettre au net, envoya la copie à -V. Jacquemont avec ce billet.</p> - -<div class="ind">Mon cher colonel,</div> -<p>Il est impossible qu'en relisant ceci il ne vous revienne pas -une quantité de petits faits, autrement dits <i>nuances</i>. Ajoutez-les -à gauche sur la page blanche. Il y a une bonne foi qui -touche dans ce récit que j'avais oublié. Il y a aussi quelques -phrases inélégantes, que nous rendrons plus rapides. Si j'avais -cinquante chapitres comme celui-ci, le mérite de l'<i>Amour</i> -serait <i>réel</i>. Ce serait une vraie monographie. Ne vous occupez -pas de la <i>décence</i>, c'est mon affaire.</p> - -<p>J'ai trouvé excellent un avis de vous, de septembre 1824, -sur la préface du <span class="espace"> </span> elle est détestable.</p> - -<div class="attr"><span class="sc">Tempête</span>.</div> -<div class="ind">24 décembre 1825</div></div> - -<p>J'ai reçu beaucoup de lettres à l'occasion de l'<i>Amour</i>. -Voici une des plus intéressantes.</p> - - -<div class="date">Saint-Dizier, le juin 1825.</div> -<p>Je ne sais trop, mon cher philosophe, si vous pourrez -appeler <i>amour-vanité</i> le petit calcul de vanité de -la jeune Française que vous avez rencontrée l'été dernier -aux eaux d'Aix-en-Savoie, dont je vous ai promis -l'histoire; car dans toute cette comédie, très plate -d'ailleurs, il n'y a jamais eu l'ombre d'amour; c'est-à-dire -de rêverie passionnée, s'exagérant le bonheur de -l'intimité.</p> - -<p>N'allez pas croire à cause de cela que je n'ai pas -compris votre livre; je m'en prends seulement à un -mot mal fait.</p> - -<p>Dans toutes les espèces du <i>genre amour</i>, il devrait -y avoir quelque caractère commun: le caractère du -genre est proprement le désir de l'intimité parfaite. -Or, dans l'<i>amour-vanité</i>, ce caractère n'existe pas.</p> - -<p>Lorsqu'on est habitué à l'exactitude irréprochable -du langage des sciences physiques, on est facilement -choqué par l'imperfection du langage des sciences métaphysiques.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Félicie Féline est une jeune Française de vingt-cinq -ans, qui a des terres superbes et un château délicieux -en Bourgogne. Quant à elle, elle est, comme -vous savez, laide, mais assez bien faite (tempérament -nerveux-lymphatique). Elle est à mille lieues d'être -bête, mais, certes, elle n'a pas d'esprit; de sa vie elle -ne trouva une idée forte ou piquante. Comme elle a -été élevée par une mère spirituelle et dans une société -fort distinguée, elle a beaucoup de <i>métier</i> dans l'esprit; -elle répète parfaitement les phrases des autres, -et avec un air de propriété étonnant. En les répétant, -elle joue même le petit étonnement qui accompagne -l'invention. Elle passe ainsi, auprès des gens qui l'ont -vue rarement, ou des gens bornés qui la voient souvent, -pour une personne charmante et très spirituelle.</p> - -<p>Elle a en musique précisément le même genre de -talent que dans la conversation. A dix-sept ans, elle -jouait parfaitement du piano, assez pour donner des -leçons à huit francs (non pas qu'elle en donne, sa position -de fortune est très belle). Quand elle a vu un -opéra nouveau de Rossini, le lendemain, à son piano, -elle s'en rappelle au moins la moitié. Très musicienne -d'instinct, elle joue avec infiniment d'expression, et à -la première vue, les partitions les plus difficiles. Avec -cette espèce de facilité, elle ne <i>comprend</i> pas les <i>choses</i> -difficiles, et cela dans ses lectures comme dans sa -musique. M<sup>me</sup> Gherardi, en deux mois, eût compris, -j'en suis sûr, la théorie des proportions chimiques de -Berzelius. M<sup>me</sup> Féline est, au contraire, incapable de -comprendre un des premiers chapitres de Say ou la -théorie des fractions continues.</p> - -<p>Elle a pris un maître d'harmonie fort célèbre en -Allemagne, et n'en a jamais compris un mot.</p> - -<p>Pour avoir eu quelques leçons de Redouté, elle surpasse, -à quelques égards, le talent de son maître. Ses -roses sont plus légères encore que celles de cet artiste. -Je l'ai vue plusieurs années s'amuser de ses couleurs, -et jamais elle n'a regardé d'autres tableaux que ceux -de l'exposition; jamais, lorsqu'elle apprenait à peindre -des fleurs, et quand alors nous possédions encore les -chefs-d'œuvre de la peinture italienne, elle n'eut la -curiosité de les aller voir. Elle ne comprend pas la -perspective dans un paysage ni le clair-obscur (<i lang="it" xml:lang="it">chiaroscuro</i>).</p> - -<p>Cette inhabileté de l'esprit à saisir les choses difficiles -est un trait de la femme française; dès qu'une -chose est malaisée, elle ennuie et on la plante là.</p> - -<p>C'est ce qui fait que votre livre de l'<i>Amour</i> n'aura -jamais de succès parmi elles. Elles liront les anecdotes -et passeront les conclusions, et elles se moqueront -de tout ce qu'elles auront passé. Je suis bien poli de -mettre tout cela au futur.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Féline, à dix-huit ans, fit un mariage de convenance. -Elle se trouva unie à un bon jeune homme de -trente ans, un peu lymphatique et sanguin, tout à fait -antibilieux et nerveux, bon, doux, égal et très bête. Je -ne sais pas d'homme plus complètement dépourvu -d'esprit. Le mari pourtant avait eu beaucoup de succès -dans ses études à l'École polytechnique, où je -l'avais connu et l'on avait bien fait mousser son <i>mérite</i> -dans la société où était élevée Félicie, pour lui dérober -sa bêtise, qui s'étend à tout, hors le talent de -conduire supérieurement ses mines et ses fonderies.</p> - -<p>Le mari la fêta de son mieux, ce qui veut dire ici -très bien; mais il avait affaire à un être glacé auquel -rien ne faisait. Cette espèce de reconnaissance tendre -que les maris inspirent ordinairement aux filles les -plus indifférentes ne dura pas huit jours chez elle.</p> - -<p>Seulement, à vivre ainsi avec lui, elle s'aperçut bientôt -qu'on lui avait donné une bête pour le tête-à-tête; -et, ce qui est bien plus affreux, une bête quelquefois -<i>ridicule</i> dans le monde. Elle trouva plus que compensé -par là le plaisir d'avoir épousé un homme fort -riche et de recevoir souvent des compliments sur le -mérite de son mari.</p> - -<p>Alors elle le prit en déplaisance.</p> - -<p>Le mari, qui n'était pas si bien né qu'elle, crut -qu'elle faisait la duchesse. Il s'éloigna aussitôt de son -côté. Cependant, comme c'était un homme excessivement -occupé et très peu difficile, et comme il n'y avait -rien de plus commode pour lui que sa femme entre un -compte de contre-maître à relire et une machine à -éprouver, il essayait quelquefois de lui faire un petit -bout de cour. Cette idée ne manquait pas de changer -en aversion la déplaisance de sa femme, lorsqu'il faisait -cette cour devant un tiers, devant moi, par -exemple, tant il y était gauche, commun et de mauvais -goût.</p> - -<p>Je crois que j'aurais eu l'idée de l'interrompre par -des soufflets, s'il eût dit et fait ces choses-là devant -moi à une autre femme. Mais je connaissais à Félicie -une âme si sèche, une absence si complète de toute -vraie sensibilité, j'étais si souvent impatienté de sa -vanité, que je me contentais de la plaindre un peu -quand je la voyais souffrir dans cette vanité, de par -son mari, et je m'éloignais.</p> - -<p>Le ménage alla ainsi quelques années (Félicie n'a -jamais eu d'enfants). Pendant ce temps-là, le mari, -vivant en bonne compagnie lorsqu'il était à Paris (et -il ne passait que six semaines de l'été à ses forges de -Bourgogne), en prit le ton et devint beaucoup mieux; -en restant toujours bête, il cessa presque entièrement -d'être ridicule, et continua toujours d'avoir de grands -succès dans son état, comme vous avez pu en juger par -les grandes acquisitions qu'il a faites depuis et par le -dernier rapport du jury sur l'exposition des produits -de l'industrie nationale.</p> - -<p>A force d'être rebuté par sa femme, M. Féline imagina, -à cinq ou six reprises, d'en être un peu amoureux -et de bonne foi. Elle lui tenait la dragée haute. La -coquetterie de Félicie, dans ce temps-là, consistait à -lui dire des choses aimables en public, et à trouver -des prétextes pour lui tenir rigueur dans le tête-à-tête. -Elle augmentait ainsi les désirs de son mari; et quand -elle daignait lui permettre… il payait tous les mémoires -de tapissiers, de Leroy, de Corcelet, et la trouvait -encore très modérée dans ses dépenses, qui étaient -absurdes.</p> - -<p>Pendant les deux ou trois premières années, jusqu'à -vingt ou vingt et un ans, Félicie n'avait cherché le -plaisir que dans la satisfaction des vanités suivantes:</p> - -<p>«Avoir de plus belles robes que toutes les jeunes -femmes de sa société.</p> - -<p>«Donner de meilleurs dîners.</p> - -<p>«Recevoir plus de compliments qu'elles quand elle -joue du piano.</p> - -<p>«Passer pour avoir plus d'esprit qu'elles.»</p> - -<p>A vingt et un ans commença la <i>vanité du sentiment</i>.</p> - -<p>Elle avait été élevée par une mère athée, et dans -une société de philosophes athées. Elle avait été tout -juste une fois à l'église, pour se marier; encore ne le -voulait-elle pas. Depuis son mariage, elle lisait toutes -sortes de livres. Rousseau et M<sup>me</sup> de Staël lui tombèrent -entre les mains: ceci fait époque, et prouve combien -ces livres sont dangereux.</p> - -<p>Elle lut d'abord l'<i>Émile</i>; après quoi elle se crut le -droit de bien mépriser intellectuellement toutes les -jeunes femmes de sa connaissance. Notez bien qu'elle -n'avait pas compris un mot de la métaphysique du -vicaire savoyard.</p> - -<p>Mais les phrases de Rousseau sont très travaillées, -subtiles et très malaisées à retenir. Elle se contentait de -risquer quelquefois une pointe de religiosité, pour <i>faire -effet</i> dans une société sans religiosité, et où il n'était -pas plus question de ces choses que du roi de Siam.</p> - -<p>Elle lut <i>Corinne</i>, c'est le livre qu'elle a le plus lu. -Les phrases sont à l'effet et se retiennent bien. Elle -s'en mit un bon nombre dans la tête. Le soir elle choisissait -dans son salon les hommes jeunes et un peu -bêtes, et, sans leur dire gare, elle leur répétait très -proprement sa leçon du matin.</p> - -<p>Quelques-uns y furent pris, ils la crurent une personne -susceptible de passion, et lui rendirent des -soins.</p> - -<p>Cependant, elle n'avait amené là que les gens les -plus communs et les plus niais de son salon; elle n'était -pas bien sûre que les autres ne se moquaient pas un -peu d'elle. Le mari, tenu sans cesse hors de chez lui -par ses affaires et d'ailleurs un bon homme, <i lang="en" xml:lang="en">What then</i> -(que m'importe?), ne s'apercevait pas, ou ne s'occupait -en rien de ces coquetteries d'esprit.</p> - -<p>Félicie lut la <i>Nouvelle Héloïse</i>. Elle trouva alors -qu'il y avait dans son âme des trésors de sensibilité; -elle confia ce secret à sa mère et à un vieil oncle qui -lui avait servi de père; ils se moquèrent d'elle comme -d'un enfant. Elle n'en persista pas moins à trouver qu'on -ne pouvait vivre sans un amant, et sans un amant dans -le genre de Saint-Preux.</p> - -<p>Il y avait dans sa société un jeune Suédois, qui est -un homme assez bizarre. En sortant de l'Université, -quand il n'avait que dix-huit ans, il fit plusieurs actions -d'éclat dans la campagne de 1812, et il obtint un grade -élevé dans les milices de son pays, ensuite il partit -pour l'Amérique et vécut six mois parmi les Indiens. -Il n'est ni bête ni spirituel; mais il a un grand caractère; -il a quelques côtés sublimes de vertu et de grandeur. -D'ailleurs, l'homme le plus lymphatique que j'aie -connu; avec une assez belle figure, des manières simples, -mais prodigieusement graves. De là, de grandes -démonstrations d'estime et de considération autour -de lui.</p> - -<p>Félicie se dit: «Voilà l'homme qu'il me faut faire -semblant d'avoir pour amant. Comme c'est le plus froid -de tous, c'est celui dont la passion me fera le plus -d'honneur.»</p> - -<p>Le Suédois Weilberg était tout à fait ami de la maison. -Il y a cinq ans, dans l'été, on arrangea un voyage -avec lui et le mari.</p> - -<p>Comme c'était un homme de mœurs excessivement -sévères, surtout comme il n'était nullement amoureux -de Félicie, il la voyait telle qu'elle était, fort laide. -D'ailleurs, on ne lui avait pas dit en partant à quoi on -le destinait. Le mari, que ces airs ennuyaient, et qui -désirait aussi retirer de l'utilité pour lui d'un voyage -entrepris pour plaire à sa femme, la plantait là dès -qu'ils arrivaient quelque part; il allait courir les fabriques, -il visitait les usines, les mines, en disant à Weilberg: -«Gustave, je vous laisse ma femme.»</p> - -<p>Weilberg parlait très mal français; il n'avait jamais -lu Rousseau ni M<sup>me</sup> de Staël, circonstance admirable -pour Félicie.</p> - -<p>La petite femme fit donc bien la malade, pour écarter -son mari par l'ennui, et pour exciter la pitié du -bon jeune homme, avec qui elle restait sans cesse en -tête-à-tête. Pour l'attendrir en sa faveur, elle lui parlait -de l'amour qu'elle avait pour son mari, et de son -chagrin de l'y voir répondre si peu.</p> - -<p>Cette musique n'amusait pas Weilberg; il l'écoutait -par simple politesse. Elle se crut plus avancée; elle lui -parla de la sympathie qui existait entre eux. Gustave -prit son chapeau et alla se promener.</p> - -<p>Quand il rentra, elle se fâcha contre lui: elle lui dit -qu'il l'avait injuriée en regardant comme un commencement -de déclaration une simple parole de bienveillance.</p> - -<p>La nuit, quand ils la passaient en voiture, elle -appuyait sa tête sur l'épaule de Gustave, qui le souffrait -par politesse.</p> - -<p>Ils voyagèrent ainsi deux mois, mangeant beaucoup -d'argent, s'ennuyant plus encore.</p> - -<p>Quand ils furent de retour, Félicie changea toutes -ses habitudes. Si elle avait pu envoyer des lettres de -faire part, elle eût fait savoir à tous ses amis et connaissances -qu'elle avait une passion violente pour -M. Weilberg le Suédois, et que M. Weilberg était son -amant.</p> - -<p>Plus de bals, plus de toilettes: elle néglige ses anciens -amis, fait des impertinences à ses anciennes connaissances. -Enfin elle se condamne au sacrifice de tous ses -goûts, pour faire croire qu'elle aime profondément ce -M. Weilberg, cette espèce de sauvage indien, colonel -dans les milices suédoises à dix-huit ans, et que cet -homme est fou d'elle.</p> - -<p>Elle commence par le signifier à sa mère, le jour de -son arrivée. Sa mère, suivant elle, est coupable de -l'avoir mariée avec un homme qu'elle n'aimait pas; -elle doit actuellement favoriser de tous ses moyens son -amour pour l'homme qu'elle a choisi et qu'elle adore; -il faut donc qu'elle persuade au mari d'établir en quelque -sorte Weilberg dans sa maison. Si elle ne l'a pas -sans cesse chez elle, elle menace de l'aller trouver chez -lui à son hôtel.</p> - -<p>La mère, comme une bête, crut cela, et elle fit si bien -auprès de son gendre, que Weilberg ne pouvait avoir -d'autre maison que la sienne. Charles le priait sans -cesse, la mère aussi lui faisait tant de politesses et lui -montrait tant d'empressement, que le pauvre jeune -homme, ne sachant ce qu'on voulait de lui, et craignant -à l'excès de manquer à des gens qui l'avaient parfaitement -accueilli, n'osait se refuser à rien.</p> - -<p>Les femmes pleurent à volonté, comme vous savez.</p> - -<p>Un jour que j'étais seul chez Félicie, elle se prit à -pleurer, et, me serrant la main, elle me dit: «Ah! -mon cher Goncelin, votre amitié clairvoyante a bien -deviné mon cœur! Autrefois vous étiez bien avec -Weilberg; depuis notre voyage vous avez changé; vous -semblez avoir de la haine pour lui. (Cela ne semblait -pas du tout. Je savais à quoi m'en tenir.) Ah! mon -ami, je n'étais pas heureuse auparavant… Ce n'est -que depuis… Si vous saviez toutes les barbaries de -Charles pendant le voyage!… Si vous connaissiez -mieux Gustave!… Si vous saviez que de soins touchants, -que de tendresse!… Pouvais-je résister?… -Si vous saviez quelle âme de feu, quelles passions -effrayantes a cet homme, en apparence si froid! Non, -mon ami, vous ne me mépriseriez pas!… Je sens bien, -hélas! qu'il me manque quelque chose… Ce bonheur -n'est pas pur… Je sais bien ce que je devais à <i>Charles</i>. -Mais, mon ami! ce spectacle continuel de l'indifférence, -des mépris de l'un, des soins et de l'amour de -l'autre… et cette familiarité obligée de la vie en -voyage… Tant de dangers!… Pouvais-je résister à -tant d'amour! et d'ailleurs, pouvais-je résister à ses -violences?» etc., etc., etc.</p> - -<p>Voilà donc le pauvre Weilberg, honnête comme -Joseph, accusé d'avoir violé la femme de son ami, et il -faut le croire, c'est elle qui le dit: elle s'en est vantée -à deux personnes de ma connaissance, et sans -doute aussi à d'autres que je ne connais pas.</p> - -<p>La déclaration ci-dessus ressemble beaucoup à ce -qu'elle me dit: j'ai conservé le souvenir de ses expressions. -Peu de jours après, je vis une des personnes qui -avaient reçu la même confidence. Je la priai de chercher -à s'en rappeler les termes; elle me répéta exactement -la version que j'avais entendue, ce qui me fit -rire.</p> - -<p>Après sa confession, Félicie me dit, en me tendant -la main, qu'elle comptait sur ma discrétion; que je -devais être avec Weilberg comme par le passé, et faire -semblant de ne m'apercevoir de rien. «La vertu sauvage -de cet homme sublime lui faisait peur.» Quand il -la quittait, elle craignait toujours de ne plus le revoir; -elle craignait que par une résolution inopinée, il ne -s'embarquât tout à coup pour retourner en Suède. -Moi, je lui promis sur notre conversation le plus inviolable -secret.</p> - -<p>Cependant tous les amis de la famille trouvaient indigne -que ce pauvre Weilberg eût <i>séduit</i> une jeune -femme dans la maison de laquelle il avait presque reçu -l'hospitalité, dont le mari lui avait rendu mille services, -et qui avait jusque-là marché très droit. Je le prévins -du sot rôle qu'on lui faisait jouer. Il m'embrassa -en me remerciant de l'avis, et me dit qu'il ne remettrait -plus les pieds dans cette maison. C'est lui qui me -conta alors comment le voyage s'était passé.</p> - -<p>Félicie, privée quelques jours de Weilberg, qui -dînait sans cesse chez elle auparavant, joua le désespoir. -Elle dit que c'était une indignité de son mari, qui -avait chassé cet homme vertueux. (Elle avait dit à moi -et à deux autres que cet homme vertueux l'avait violée -sur la mousse, au pied d'un sapin dans le Schwartzwald, -comme il convient que cette chose se fasse.) Elle -dit aussi, en termes polis, que sa mère, après lui avoir -servi de complaisante, lui avait soufflé son vertueux -amant. (Notez que la mère est une pauvre vieille femme -de soixante ans, qui ne pense plus à rien depuis vingt -ans.) Elle commanda chez un très habile coutelier un -poignard à lame de damas, qu'elle fit apporter un jour -au milieu du dîner, et que je lui ai vu payer quarante -francs et serrer très proprement devant nous tous -dans son secrétaire, à côté de sa cire d'Espagne. Une -douzaine de garçons apothicaires apportèrent chacun -aussi une petite bouteille de sirop d'opium, et toutes -ces bouteilles réunies en faisaient une quantité considérable. -Elle les serra dans sa toilette.</p> - -<p>Le lendemain, elle signifia à sa mère que, si elle ne -faisait pas revenir Gustave, elle s'empoisonnerait avec -l'opium, et se tuerait avec le poignard qu'elle avait fait -faire exprès.</p> - -<p>La mère, qui savait à quoi s'en tenir sur l'amour de -Weilberg, et qui craignait l'esclandre, alla chez celui-ci. -Elle lui conta que sa fille était folle; qu'elle faisait -semblant d'être très amoureuse de lui, qu'elle le disait -amoureux d'elle, et qu'elle prétendait se tuer, s'il ne -revenait pas. Elle lui dit: «Revenez chez elle, humiliez-la -bien; elle vous prendra en horreur, et alors vous -ne reviendrez plus.»</p> - -<p>Weilberg était un brave homme; il eut pitié de la -vieille mère qui venait le prier ainsi, et il consentit à -se prêter à cette ennuyeuse comédie, pour éviter l'esclandre -que la mère craignait.</p> - -<p>Il revint donc. La jeune femme ne lui parla de rien; -elle lui fit seulement quelques reproches aimables sur -son absence pendant cinq jours. Quand ils étaient seuls -ensemble, elle ne se serait pas avisée de lui parler -d'amour, depuis qu'il avait pris son chapeau, un jour, -en voyage, et qu'il était parti quand elle allait commencer -une déclaration. Weilberg aime la musique; -elle passait le temps à jouer du piano, et comme elle -en joue admirablement, Weilberg restait assez volontiers -à l'entendre. En public, c'était bien différent; elle -ne lui parlait que d'amour; mais il faut avouer qu'elle -y mettait beaucoup d'art. Comme, heureusement, il -savait mal le français, elle trouvait moyen de faire -savoir à tous les assistants qu'il était son amant, sans -qu'il pût le comprendre.</p> - -<p>Tous les amis de la maison étaient dans le secret de -la comédie; mais les connaissances n'y étaient pas -encore. Il fut de nouveau question, parmi elles, de -l'indignité du procédé de M. Weilberg, et celui-ci de -nouveau se retira et ne voulut plus revenir.</p> - -<p>Félicie se mit au lit et signifia à sa mère qu'elle se -laisserait mourir de faim. Elle se mit à ne prendre que -du thé; elle se levait pour l'heure du dîner; mais elle -ne prenait exactement rien.</p> - -<p>Au bout de six jours de ce régime, elle fut gravement -indisposée; on envoya chercher des médecins. -Elle déclara qu'elle s'était empoisonnée, qu'elle ne voulait -recevoir de soins de personne, que tout était inutile. -La mère et deux amis étaient là, avec les médecins; -elle dit qu'elle mourait pour M. Weilberg, dont -on lui avait aliéné le cœur. Du reste, elle priait qu'on -épargnât cette triste confidence à son pauvre mari, qui, -heureusement, ignorait toutes ces choses, etc., etc.</p> - -<p>Cependant elle consentit à prendre une drogue; on -lui donna un vomitif, et elle, qui n'avait vécu que de -thé depuis six jours, rendit trois à quatre livres de -chocolat, sa maladie, son empoisonnement, n'étaient -qu'une épouvantable indigestion. Je l'avais prédit.</p> - -<p>Ne sachant qu'inventer pour émouvoir sa mère et -pour la pousser à de nouvelles démarches qui pussent -ramener Weilberg dans sa maison, elle la menaça de -tout avouer à Charles. Le mari qui eût cru sa femme -sur parole, l'aurait plantée là indubitablement. Cet -esclandre étant donc possible, la mère retourna à la -charge auprès du bon Gustave, qui consentit encore à -revenir. Lui et moi, nous nous voyions beaucoup alors; -nous faisions un travail en commun; il s'était pris de -goût pour moi, et j'étais à peu près le Français qu'il -aimait le mieux à voir. Nous passions ensemble une -partie des journées; il m'apprenait le suédois. Je lui -montrais la géométrie descriptible et le calcul différentiel; -car il s'était pris de passion pour les mathématiques, -et souvent il m'obligeait à rajeunir dans nos -livres mes souvenirs déjà anciens de l'école polytechnique. -Je prenais ensuite mon violon, et, beaucoup plus -tolérant que vous, il restait volontiers des heures à -m'entendre.</p> - -<p>Félicie me fit la cour pour que je fusse sans cesse -chez elle: elle savait que c'était un moyen d'attirer -Weilberg. Un matin que nous déjeunions tous trois -ensemble chez elle, elle imagina de faire <i>preuve d'amour</i> -à Gustave devant moi, et elle affecta avec lui les privautés -de gens qui vivent dans la plus parfaite intimité. -L'autre, d'abord, ne comprit pas; enfin elle mit -tellement les points sur les <i>i</i>, qu'il fallut bien comprendre; -il me regarda, rit, et sans bouger avala son -morceau. On lui proposait de faire quelque rajustement -à la toilette de Félicie. Il lui dit brutalement: «Pardieu, -vous avez une femme de chambre pour vous -habiller!» Et elle me dit tout bas à l'oreille: «Voyez-vous -comme il est délicat; j'étais sûre que, devant -vous, il ne voudrait pas remettre une épingle à mon -fichu.»</p> - -<p>Cependant, elle n'était pas si contente qu'elle me le -disait de la délicatesse et de la retenue de son prétendu -amant. C'était, je me le rappelle, un dimanche de -Pâques. Quand nous eûmes fini le déjeuner et que -nous ne prenions plus que du thé, elle dit à son domestique: -«Paul, dites à ma femme de chambre que je -n'ai pas besoin d'elle et qu'elle profite de ce moment -pour aller à la messe.»</p> - -<p>Nous restâmes à prendre le thé. Le domestique n'entrant -plus, elle s'approcha très près du feu. «J'ai bien -froid,» dit-elle; et tendant la main à Weilberg: -«Est-ce que je n'ai pas la fièvre?—Ma foi, je ne m'y -connais pas; mais voilà Goncelin qui se fait, à sa campagne, -le médecin de ses paysans; il doit se connaître -à la fièvre: il vous le dira.» Je lui tâtai le pouls: -«Pas le moins du monde, lui dis-je.—C'est singulier, -reprit-elle; je suis toute je ne sais comment; il me -semble que je vais me trouver mal. Tenez, voilà que -je vais me trouver mal; j'étouffe, desserrez-moi. -M. Gustave, desserrez-moi, Goncelin, je vous en prie, -allez chercher dans l'appartement de mon mari…—Quoi?—Du -benjoin, pour le brûler; il y en a dans -son médailler.—Je sais où il est, dit Weilberg; j'y -vais. Goncelin va vous aider; je retourne dans l'instant.» -Et il revint cinq minutes après.</p> - -<p>Je m'étais amusé à la délacer. La figure à part, elle -était bien, jeune, bien faite, la peau blanche et douce. -Je lui avais découvert la poitrine; elle se serait laissé -mettre toute nue. J'usais passablement de la partie -découverte, et je lui disais: «Votre cœur bat très doucement; -n'ayez pas peur, ce n'est absolument rien.» -Elle jouait un évanouissement modéré. Weilberg, qui -faisait exprès d'être longtemps dehors, rentra à la fin, -posa le benjoin sur la cheminée, et se remit tranquillement -à manger des biscuits et à avaler des tasses de -thé. Félicie, qui voyait tout cela, en faisant semblant -de ne pas y voir, n'y tint plus. Aussi bien, comme -j'avais dit à Gustave qu'elle n'avait aucune altération -dans le pouls ni dans la respiration, il avait ajouté: -«C'est bien singulier qu'avec cela elle ait une -syncope!» Félicie, poussée à bout, revint peu à -peu à elle; elle se rajusta et nous pria de la laisser -seule.</p> - -<p>Comme elle croyait avoir grand intérêt à paraître -réellement évanouie devant Gustave, je crois que si -j'avais essayé de satisfaire une fantaisie, qui ne me prit -pas, elle se fût laissé faire, sauf à dire ensuite que -c'était, de ma part, l'excès de l'indignité, et, de la -sienne, l'excès du malheur. Et notez bien que, matériellement -honnête jusque-là, et fort sensible, d'ailleurs, -à ce plaisir, elle eût souffert très certainement -d'être ainsi violée.</p> - -<p>Félicie fut si cruellement humiliée de cette manifestation -d'indifférence de Weilberg pour elle devant moi, -à qui elle en parlait toujours comme de l'amant le plus -passionné, qu'elle en fut réellement malade. Weilberg, -après cette farce ridicule, ne voulait plus revenir chez -elle. Cependant, comme elle garda le lit quelque -temps, et qu'auparavant on le voyait sans cesse dans -cette maison, pour éviter qu'on ne remarquât son -absence, il parut; ses visites, peu à peu, furent plus -rares, et ce ne fut qu'après huit mois qu'il cessa d'y -aller tout à fait. Pendant ces huit mois, elle n'a cessé -de le représenter à tous comme son amant, alors -même qu'on ne le voyait presque plus jamais chez elle.</p> - -<p>Félicie aime beaucoup la musique. N'ayant pas de -loge aux Bouffes, elle avait très rarement l'occasion d'y -aller. Un jour, des amis nous prêtèrent leur loge tout -entière, et elle arrangea que Weilberg et moi nous l'y -conduirions; son mari viendrait nous y trouver. Vous -remarquerez qu'alors, au fond de son cœur, elle exécrait -Weilberg; elle l'avait forcé de venir là pour qu'il -se mît avec elle sur le devant de la loge. Gustave dit -qu'il faisait trop chaud et sortit du théâtre, me laissant -seul avec elle. Ma foi, comme il lui donnait sans -cesse de pareils démentis, à partir de ce jour elle -changea de ton, et, après avoir parlé pendant un an -de la passion, de l'amour de Weilberg, elle commença -à toucher quelques mots de son inconstance et des peines -qu'il lui causait.</p> - -<p>En même temps, il me revint aux oreilles que je -passais pour être son amant. J'allai la trouver, je le -lui dis, et j'ajoutai que je ne voulais pas passer pour -l'être, sans en avoir au moins le profit. Je la pris sur -mes genoux, je la brusquai. Comme je savais très positivement -qu'il lui était désagréable d'être violée et -qu'elle sentait la chose imminente, je lui disais que je -voulais mériter la réputation qu'elle me faisait, etc… -C'était dans le jour, on pouvait entrer d'un moment à -l'autre dans sa chambre; elle eut une peur du diable; -elle me conjura de la laisser; elle me dit qu'elle n'avait -jamais aimé que Weilberg et qu'elle n'en aimerait -jamais d'autre. Enfin elle se dégagea de moi; elle -sonna. Un domestique vint, auquel elle commanda de -refaire le feu, d'arranger les rideaux, de lui apporter -du thé. Je sortis. Depuis ce temps, nous sommes à -peu près brouillés. Elle dit partout que je suis une -espèce de scélérat à la <i>Iago</i>; que depuis longtemps -j'avais pour elle une abominable passion, et que c'est -moi qui ai éloigné d'elle son amant Weilberg. Elle a -été jusqu'à montrer comme des déclarations de ma -part quelques lettres familièrement amicales que je -lui avais écrites il y a six ans, quand j'étais avec vous -à Rome.</p> - -<p>A présent, la vanité de Félicie s'exerce sur d'autres -objets. Elle dit, en parlant de Weilberg, des phrases -tristes du troisième volume de <i>Corinne</i>; elle joue le -deuil d'une grande passion; elle ne va plus dans le -monde; chez elle, plus de toilette; mais elle donne -d'excellents dîners, où viennent de vieux imbéciles qui -passent pour avoir été des gens d'esprit autrefois, et -de pauvres diables qui n'ont pas de dîner chez eux. -Elle parle avec admiration de lord Byron, de Canaris, -de Bolivar, de M. de la Fayette. On la plaint, dans son -petit monde, comme une jeune femme bien malheureuse, -et on la loue comme une personne infiniment -sensible et spirituelle; elle est passablement contente -de la sorte. Cela fait une de ces maisons bourgeoises -que vous détestez tant.</p> - -<p>Avais-je raison de vous dire que cette ennuyeuse -histoire ne vous servirait à rien; elle est plate par sa -nature. Tout se passe en discours dans l'<i>amour-vanité</i>. -Les discours racontés ennuient; la plus petite action -vaut mieux.</p> - -<p>Ensuite, ce n'est pas, je crois, ici l'<i>amour-vanité</i> -comme vous l'entendez. Félicie a un trait rare, s'il ne -lui est point particulier; c'est que c'est une chose désagréable -pour elle que de faire son métier de femme, -et qu'il lui importait fort peu de faire croire à l'homme -qu'elle proclamait son amant, de lui faire croire, dis-je, -qu'elle l'aimait réellement.</p> - -<div class="attr"><span class="sc">Goncelin</span>.</div> - -<p class="c gap small">FIN</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2>TABLE</h2> - - -<table summary=""> -<tr> -<td class="drap" colspan="2">Préface</td> -<td class="num"><a href="#preface"><small>I</small></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap" colspan="2">Deuxième préface</td> -<td class="num"><a href="#preface2"><small>IX</small></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap" colspan="2">Troisième préface</td> -<td class="num"><a href="#preface3"><small>XI</small></a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap" colspan="2">M. de Stendhal, ses œuvres complètes</td> -<td class="num"><a href="#notice">1</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="3" class="c pad">LIVRE PREMIER</td> -</tr> -<tr> -<td class="sc">Chapitre</td> -<td class="drap">I. De l'amour</td> -<td class="num"><a href="#ch1">1</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">II. De la naissance de l'amour</td> -<td class="num"><a href="#ch2">4</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">III. De l'espérance</td> -<td class="num"><a href="#ch3">8</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">IV.</td> -<td class="num"><a href="#ch4">11</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">V.</td> -<td class="num"><a href="#ch5">12</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">VI. Le rameau de Salzbourg</td> -<td class="num"><a href="#ch6">13</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">VII. Des différences entre la naissance de -l'amour dans les deux sexes</td> -<td class="num"><a href="#ch7">15</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">VIII.</td> -<td class="num"><a href="#ch8">17</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">IX.</td> -<td class="num"><a href="#ch9">20</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">X. Exemples de la <i>cristallisation</i></td> -<td class="num"><a href="#ch10">20</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XI.</td> -<td class="num"><a href="#ch11">23</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XII. Suite de la cristallisation</td> -<td class="num"><a href="#ch12">24</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XIII. Du premier pas, du grand monde, des -malheurs</td> -<td class="num"><a href="#ch13">26</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XIV.</td> -<td class="num"><a href="#ch14">28</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XV.</td> -<td class="num"><a href="#ch15">30</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XVI.</td> -<td class="num"><a href="#ch16">31</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XVII. La beauté détrônée par l'amour</td> -<td class="num"><a href="#ch17">33</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XVIII.</td> -<td class="num"><a href="#ch18">34</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XIX. Suite des exceptions à la beauté</td> -<td class="num"><a href="#ch19">36</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XX.</td> -<td class="num"><a href="#ch20">39</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXI. De la première vue</td> -<td class="num"><a href="#ch21">39</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXII. De l'engouement</td> -<td class="num"><a href="#ch22">43</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXIII. Des coups de foudre</td> -<td class="num"><a href="#ch23">44</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXIV. Voyage dans un pays inconnu</td> -<td class="num"><a href="#ch24">47</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXV. La présentation</td> -<td class="num"><a href="#ch25">53</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXVI. De la pudeur</td> -<td class="num"><a href="#ch26">55</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXVII. Des regards</td> -<td class="num"><a href="#ch27">61</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXVIII. De l'orgueil féminin</td> -<td class="num"><a href="#ch28">61</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXIX. Du courage des femmes</td> -<td class="num"><a href="#ch29">72</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXX. Spectacle singulier et triste</td> -<td class="num"><a href="#ch30">76</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXI. Extrait du journal de Salviati</td> -<td class="num"><a href="#ch31">77</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXII. De l'intimité</td> -<td class="num"><a href="#ch32">85</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXIII.</td> -<td class="num"><a href="#ch33">91</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXIV. Des confidences</td> -<td class="num"><a href="#ch34">91</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXV. De la jalousie</td> -<td class="num"><a href="#ch35">95</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXVI. Suite de la jalousie</td> -<td class="num"><a href="#ch36">101</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXVII. Roxane</td> -<td class="num"><a href="#ch37">104</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXVIII. De la pique d'amour-propre</td> -<td class="num"><a href="#ch38">106</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXIX. De l'amour à querelles</td> -<td class="num"><a href="#ch39">113</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXIX <i>bis</i>. Remèdes à l'amour</td> -<td class="num"><a href="#ch39bis">117</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XXXIX <i>ter</i></td> -<td class="num"><a href="#ch39ter">120</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c pad" colspan="3">LIVRE SECOND</td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XL. Des tempéraments et des gouvernements</td> -<td class="num"><a href="#ch40">123</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XLI. Des nations par rapport à l'amour.—De -la France</td> -<td class="num"><a href="#ch41">126</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XLII. Suite de la France</td> -<td class="num"><a href="#ch42">130</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XLIII. De l'Italie</td> -<td class="num"><a href="#ch43">133</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XLIV. Rome</td> -<td class="num"><a href="#ch44">136</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XLV. De l'Angleterre</td> -<td class="num"><a href="#ch45">139</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XLVI. Suite de l'Angleterre</td> -<td class="num"><a href="#ch46">143</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XLVII. De l'Espagne</td> -<td class="num"><a href="#ch47">147</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XLVIII. De l'amour allemand</td> -<td class="num"><a href="#ch48">149</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">XLIX. Une journée à Florence</td> -<td class="num"><a href="#ch49">155</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">L. L'amour aux États-Unis</td> -<td class="num"><a href="#ch50">162</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LI. De l'amour en Provence jusqu'à la conquête -de Toulouse, en 1328, par les Barbares du Nord</td> -<td class="num"><a href="#ch51">164</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LII. La Provence au <small>XII</small><sup>e</sup> siècle</td> -<td class="num"><a href="#ch52">170</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LIII. L'Arabie</td> -<td class="num"><a href="#ch53">177</a></td> -</tr> -<tr> -<td> </td> -<td class="drap-left-1em">Fragments extraits et traduits d'un recueil -arabe intitulé le <i>Divan de l'Amour</i></td> -<td class="num"><a href="#ch53bis">181</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LIV. De l'éducation des femmes</td> -<td class="num"><a href="#ch54">186</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LV. Objections contre l'éducation des femmes</td> -<td class="num"><a href="#ch55">191</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LVI. Suite</td> -<td class="num"><a href="#ch56">199</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LVI <i>bis</i>. Du mariage</td> -<td class="num"><a href="#ch56bis">205</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LVII. De ce qu'on appelle vertu</td> -<td class="num"><a href="#ch57">206</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LVIII. Situation de l'Europe à l'égard du mariage</td> -<td class="num"><a href="#ch58">208</a></td> -</tr> -<tr> -<td> </td> -<td class="drap-left-1em">La Suisse et l'Oberland</td> -<td class="num"><a href="#ch58bis">212</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LIX. Werther et don Juan</td> -<td class="num"><a href="#ch59">217</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c">—</td> -<td class="drap">LX. Des fiasco</td> -<td class="num"><a href="#ch60">228</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">FRAGMENTS DIVERS</td> -<td class="num"><a href="#ch61">233</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Amours de Tibulle et de Properce</td> -<td class="num"><a href="#ch62">261</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Lettre anglaise de la femme de Klopstock</td> -<td class="num"><a href="#ch63">277</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Promenade aux îles Borromées</td> -<td class="num"><a href="#ch64">280</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Qu'est-ce que le plaisir?</td> -<td class="num"><a href="#ch65">292</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="3" class="c pad">APPENDIX</td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Des Cours d'amour</td> -<td class="num"><a href="#ch66">310</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Code d'amour du <small>XII</small><sup>e</sup> siècle</td> -<td class="num"><a href="#ch67">315</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Notice sur André le Chapelain</td> -<td class="num"><a href="#ch68">321</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Le rameau de Salzbourg</td> -<td class="num"><a href="#ch69">324</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Ernestine ou la naissance de l'amour</td> -<td class="num"><a href="#ch70">337</a></td> -</tr> -<tr> -<td colspan="2" class="drap">Exemple de l'amour en France -dans la classe riche</td> -<td class="num"><a href="#ch71">367</a></td> -</tr> -</table> - -<p class="c gap small">Mayenne, Imprimerie <span class="sc">Ch. COLIN</span>.</p> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of De l'Amour, by -Stendhal and Charles-Augustin Sainte-Beuve - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'AMOUR *** - -***** This file should be named 60882-h.htm or 60882-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/0/8/8/60882/ - -Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online -Distributed Proofreading Teams at DP-test Italia and -www.pgdp.net. 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