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-Project Gutenberg's De l'Amour, by Stendhal and Charles-Augustin Sainte-Beuve
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
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-
-Title: De l'Amour
- Édition revue et corrigée et précédée d'une étude sur les
- œuvres de Stendhal par Sainte-Beuve
-
-Author: Stendhal
- Charles-Augustin Sainte-Beuve
-
-Release Date: December 8, 2019 [EBook #60882]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'AMOUR ***
-
-
-
-
-Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online
-Distributed Proofreading Teams at DP-test Italia and
-www.pgdp.net. (This file was produced from images generously
-made available by the Bibliothèque nationale de France
-(BnF/Gallica) at http://Gallica.bnf.fr)
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- DE
- L'AMOUR
-
- PAR
- DE STENDHAL
-
- ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE ET PRÉCÉDÉE D'UNE ÉTUDE
- SUR LES _OEuvres de Stendhal_
-
- Par Sainte-Beuve
-
- PARIS
- GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
- 6, RUE DES SAINTS PÈRES, 6
-
-
-
-
-PRÉFACE[1]
-
- [1] Mai 1826.
-
-
-Quoiqu'il traite de l'amour, ce petit volume n'est point un roman, et
-surtout n'est pas amusant comme un roman. C'est tout uniment une
-description exacte et scientifique d'une sorte de folie très rare en
-France. L'empire des convenances, qui s'accroît tous les jours, plus
-encore par l'effet de la crainte du ridicule qu'à cause de la pureté de
-nos moeurs, a fait du mot qui sert de titre à cet ouvrage une parole
-qu'on évite de prononcer toute seule, et qui peut même sembler
-choquante. J'ai été forcé d'en faire usage, mais l'austérité
-scientifique du langage me met, je pense, à l'abri de tout reproche à
-cet égard.
-
- * * * * *
-
-Je connais un ou deux secrétaires de légation qui, à leur retour,
-pourront me rendre service. Jusque-là, que pourrais-je dire aux gens qui
-nient les faits que je raconte? Les prier de ne pas m'écouter.
-
-On peut reprocher de l'_égotisme_ à la forme que j'ai adoptée. On permet
-à un voyageur de dire: «J'étais à New-York, de là _je_ m'embarquai pour
-l'Amérique du sud, _je_ remontai jusqu'à Santa-Fé-de-Bogota. Les cousins
-et les moustiques _me_ désolèrent pendant la route, et _je_ fus privé,
-pendant trois jours, de l'usage de l'oeil droit.»
-
-On n'accuse point ce voyageur d'aimer à parler de soi; on lui pardonne
-tous ces _je_ et tous ces _moi_, parce que c'est la manière la plus
-claire et la plus intéressante de raconter ce qu'il a vu.
-
-C'est pour être clair et pittoresque, s'il le peut, que l'auteur du
-présent voyage dans les régions peu connues du coeur humain dit:
-«J'allai avec Mme Gherardi aux mines de sel de Hallein... La princesse
-Crescenzi me disait à Rome... Un jour, à Berlin, je vis le beau
-capitaine L...» Toutes ces petites choses sont réellement arrivées à
-l'auteur, qui a passé quinze ans en Allemagne et en Italie. Mais, plus
-curieux que sensible, jamais il n'a rencontré la moindre aventure,
-jamais il n'a éprouvé aucun sentiment personnel qui méritât d'être
-raconté; et, si on veut lui supposer l'orgueil de croire le contraire,
-un orgueil plus grand l'eût empêché d'imprimer son coeur et le vendre au
-public pour six francs, comme ces gens qui, de leur vivant, impriment
-leurs Mémoires.
-
-En 1822, lorsqu'il corrigeait les épreuves de cette espèce de voyage
-moral en Italie et en Allemagne, l'auteur, qui avait décrit les objets
-le jour où il les avait vus, traita le manuscrit qui contenait la
-description circonstanciée de toutes les phases de la maladie de l'âme
-nommée _amour_, avec ce respect aveugle que montrait un savant du XIVe
-siècle pour un manuscrit de Lactance ou de Quinte-Curce qu'on venait de
-déterrer. Quand l'auteur rencontrait quelque passage obscur, et, à vrai
-dire, souvent cela lui arrivait, il croyait toujours que c'était le
-_moi_ d'aujourd'hui qui avait tort. Il avoue que son respect pour
-l'ancien manuscrit est allé jusqu'à imprimer plusieurs passages qu'il ne
-comprenait plus lui-même. Rien de plus fou pour qui eût songé aux
-suffrages du public; mais l'auteur, revoyant Paris après de longs
-voyages, croyait impossible d'obtenir un succès sans faire des bassesses
-auprès des journaux. Or, quand on fait tant que de faire des bassesses,
-il faut les réserver pour le premier ministre. Ce qu'on appelle un
-succès étant hors de la question, l'auteur s'amusa à publier ses pensées
-exactement telles qu'elles lui étaient venues. C'est ainsi qu'en
-agissaient jadis ces philosophes de la Grèce, dont la sagesse pratique
-le ravit en admiration.
-
-Il faut des années pour pénétrer dans l'intimité de la société
-italienne. Peut-être aurai-je été le dernier voyageur en ce pays. Depuis
-le _carbonarisme_ et l'invasion des Autrichiens, jamais étranger ne sera
-reçu en ami dans les salons où régnait une joie si folle. On verra les
-monuments, les rues, les places publiques d'une ville, jamais la
-société, l'étranger fera toujours peur; les habitants soupçonneront
-qu'il est un espion, ou craindront qu'il ne se moque de la bataille
-d'Antrodoco et des bassesses indispensables en ce pays pour n'être pas
-persécuté par les huit ou dix ministres ou favoris qui entourent le
-prince. J'aimais réellement les habitants, et j'ai pu voir la vérité.
-Quelquefois, pendant dix mois de suite, je n'ai pas prononcé un seul mot
-de français, et sans les troubles et le _carbonarisme_, je ne serais
-jamais rentré en France. La bonhomie est ce que je prise avant tout.
-
-Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide, je ne puis faire des
-miracles; je ne puis pas donner des oreilles aux sourds ni des yeux aux
-aveugles. Ainsi les gens à argent et à grosse joie, qui ont gagné cent
-mille francs dans l'année qui a précédé le moment où ils ouvrent ce
-livre, doivent bien vite le fermer, surtout s'ils sont banquiers,
-manufacturiers, respectables industriels, c'est-à-dire gens à idées
-éminemment positives. Ce livre serait moins inintelligible pour qui
-aurait gagné beaucoup d'argent à la Bourse ou à la loterie. Un tel gain
-peut se rencontrer à côté de l'habitude de passer des heures entières
-dans la rêverie, et à jouir de l'émotion que vient de donner un tableau
-de Prud'hon, une phrase de Mozart, ou enfin un certain regard singulier
-d'une femme à laquelle vous pensez souvent. Ce n'est point ainsi que
-_perdent leur temps_ les gens qui payent deux mille ouvriers à la fin de
-chaque semaine; leur esprit est toujours tendu à l'utile et au positif.
-Le rêveur dont je parle est l'homme qu'ils haïraient s'ils en avaient le
-loisir; c'est celui qu'ils prendraient volontiers pour plastron de leurs
-bonnes plaisanteries. L'industriel millionnaire sent confusément qu'un
-tel homme place dans son estime une pensée avant un sac de mille francs.
-
-Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la même année où
-l'industriel gagnait cent mille francs, s'est donné la connaissance du
-grec moderne, ce dont il est si fier, que déjà il aspire à l'arabe. Je
-prie de ne pas ouvrir ce livre tout homme qui n'a pas été malheureux
-pour des causes imaginaires _étrangères à la vanité_, et qu'il aurait
-grande honte de voir divulguer dans les salons.
-
-Je suis bien assuré de déplaire à ces femmes qui, dans ces mêmes salons,
-emportent d'assaut la considération par une affectation de tous les
-instants. J'en ai surpris de bonne foi pour un moment, et tellement
-étonnées, qu'en s'interrogeant elles-mêmes, elles ne pouvaient plus
-savoir si un tel sentiment qu'elles venaient d'exprimer avait été
-naturel ou affecté. Comment ces femmes pourraient-elles juger de la
-peinture de sentiments vrais? Aussi cet ouvrage a-t-il été leur _bête
-noire_; elles ont dit que l'auteur devait être un homme infâme.
-
-Rougir tout à coup, lorsqu'on vient à songer à certaines actions de sa
-jeunesse; avoir fait des sottises par tendresse d'âme et s'en affliger,
-non pas parce qu'on fut ridicule aux yeux du salon, mais bien aux yeux
-d'une certaine personne dans ce salon; à vingt-six ans, être amoureux de
-bonne foi d'une femme qui en aime un autre, ou bien encore (mais la
-chose est si rare, que j'ose à peine l'écrire de peur de retomber dans
-les _inintelligibles_, comme lors de la première édition), ou bien
-encore, en entrant dans le salon où est la femme que l'on croit aimer,
-ne songer qu'à lire dans ses yeux ce qu'elle pense de nous en cet
-instant, et n'avoir nulle idée de _mettre de l'amour_ dans nos propres
-regards: voilà les antécédents que je demanderai à mon lecteur. C'est la
-description de beaucoup de ces sentiments fins et rares qui a semblé
-obscure aux hommes à idées positives. Comment faire pour être clair à
-leurs yeux? Leur annoncer une hausse de cinquante centimes, ou un
-changement dans le tarif des douanes de la Colombie[2].
-
- [2] On me dit: «Otez ce morceau, rien de plus vrai; mais gare les
- industriels; ils vont crier à l'aristocrate.»--En 1817, je n'ai pas
- craint les procureurs généraux; pourquoi aurais-je peur des
- millionnaires en 1826? Les vaisseaux fournis au pacha d'Égypte m'ont
- ouvert les yeux sur leur compte, et je ne crains que ce que
- j'estime.
-
-Le livre qui suit explique simplement, raisonnablement,
-mathématiquement, pour ainsi dire, les divers sentiments qui se
-succèdent les uns aux autres, et dont l'ensemble s'appelle la passion de
-l'amour.
-
-Imaginez une figure de géométrie assez compliquée, tracée avec du crayon
-blanc sur une grande ardoise: eh bien! je vais expliquer cette figure de
-géométrie; mais une condition nécessaire, c'est qu'il faut qu'elle
-_existe déjà_ sur l'ardoise; je ne puis la tracer moi-même. Cette
-impossibilité est ce qui rend si difficile de faire sur l'amour un livre
-qui ne soit pas un roman. Il faut, pour suivre avec intérêt un _examen
-philosophique_ de ce sentiment, autre chose que de l'esprit chez le
-lecteur; il est de toute nécessité qu'il ait vu l'amour. Or, où peut-on
-voir une passion?
-
-Voilà une cause d'obscurité que je ne pourrai jamais éloigner.
-
-L'amour est comme ce qu'on appelle au ciel la _voie lactée_, un amas
-brillant formé par des milliers de petites étoiles, dont chacune est
-souvent une nébuleuse. Les livres ont noté quatre ou cinq cents des
-petits sentiments successifs et si difficiles à reconnaître qui
-composent cette passion, et les plus grossiers, et encore en se trompant
-souvent et prenant l'accessoire pour le principal. Les meilleurs de ces
-livres, tels que la _Nouvelle Héloïse_, les romans de Mme Cottin, les
-_Lettres_ de Mlle Lespinasse, _Manon Lescaut_, ont été écrits en France,
-pays où la plante nommée amour a toujours peur du ridicule, est étouffée
-par les exigences de la passion _nationale_, la vanité, et n'arrive
-presque jamais à toute sa hauteur.
-
-Qu'est ce donc que connaître l'amour par les romans? que serait-ce après
-l'avoir vu décrit dans des centaines de volumes à réputation, mais ne
-l'avoir jamais senti, que chercher dans celui-ci l'explication de cette
-folie? je répondrai comme un écho: «C'est folie.»
-
-Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir encore de ce qui vous
-occupa tant il y a quelques années, dont vous n'osâtes parler à
-personne, et qui faillit vous perdre d'honneur? C'est pour vous que j'ai
-refait ce livre et cherché à le rendre plus clair. Après l'avoir lu,
-n'en parlez jamais qu'avec une petite phrase de mépris, et jetez-le dans
-votre bibliothèque de citronnier, derrière les autres livres; j'y
-laisserais même quelques pages non coupées.
-
-Ce n'est pas seulement quelques pages non coupées qu'y laissera l'être
-imparfait, qui se croit philosophe parce qu'il resta toujours étranger à
-ces émotions folles qui font dépendre d'un regard tout notre bonheur
-d'une semaine. D'autres, arrivant à l'âge mûr, mettent toute leur vanité
-à oublier qu'un jour ils purent s'abaisser au point de faire la cour à
-une femme et de s'exposer à l'humiliation d'un refus; ce livre aura leur
-haine. Parmi tant de gens d'esprit que j'ai vus condamner cet ouvrage
-par diverses raisons, mais toujours avec colère, les seuls qui m'aient
-semblé ridicules sont ces hommes qui ont la double vanité de prétendre
-avoir toujours été au-dessus des faiblesses du coeur, et toutefois
-posséder assez de pénétration pour juger _a priori_ du degré
-d'exactitude d'un traité philosophique, qui n'est qu'une description
-suivie de toutes ces faiblesses.
-
-Les personnages graves, qui jouissent dans le monde du renom d'hommes
-sages et nullement romanesques, sont bien plus près de comprendre un
-roman, quelque passionné qu'il soit, qu'un livre philosophique, où
-l'auteur décrit froidement les diverses phases de la maladie de l'âme
-nommée _amour_. Le roman les émeut un peu; mais à l'égard du traité
-philosophique, ces hommes sages sont comme des aveugles qui se feraient
-lire une description des tableaux du Musée, et qui diraient à l'auteur:
-«Avouez, monsieur, que votre ouvrage est horriblement obscur.» Et
-qu'arrivera-t-il si ces aveugles se trouvent des gens d'esprit, depuis
-longtemps en possession de cette dignité, et ayant souverainement la
-prétention d'être clairvoyants? Le pauvre auteur sera joliment traité.
-C'est aussi ce qui lui est arrivé lors de la première édition. Plusieurs
-exemplaires ont été actuellement brûlés par la vanité furibonde de gens
-de beaucoup d'esprit. Je ne parle pas des injures, non moins flatteuses
-par leur fureur: l'auteur a été déclaré grossier, immoral, écrivant pour
-le peuple, homme dangereux, etc. Dans les pays usés par la monarchie,
-ces titres sont la récompense la plus assurée de qui s'avise d'écrire
-sur la morale et ne dédie pas son livre à la Mme Dubarry du jour.
-Heureuse la littérature si elle n'était pas à la mode, et si les seules
-personnes pour qui elle est faite voulaient bien s'en occuper! Du temps
-du Cid, Corneille n'était qu'_un bon homme_ pour M. le marquis de
-Danjeau. Aujourd'hui, tout le monde se croit fait pour lire M. de
-Lamartine; tant mieux pour son libraire; mais tant pis et cent fois tant
-pis pour ce grand poète. De nos jours, le génie a des ménagements pour
-des êtres auxquels il ne devrait jamais songer sous peine de déroger.
-
-La vie laborieuse, active, tout estimable, toute positive, d'un
-conseiller d'État, d'un manufacturier de tissus de coton ou d'un
-banquier fort alerte pour les emprunts, est récompensée par des
-millions, et non par des sensations tendres. Peu à peu le coeur de ces
-messieurs s'ossifie; le positif et l'utile sont tout pour eux, et leur
-âme se ferme à celui de tous les sentiments qui a le plus grand besoin
-de loisir, et qui rend le plus incapable de toute occupation raisonnable
-et suivie.
-
-Toute cette préface n'est faite que pour crier que ce livre-ci a le
-malheur de ne pouvoir être compris que par des gens qui se sont trouvé
-le loisir de faire des folies. Beaucoup de personnes se tiendront pour
-offensées, et j'espère qu'elles n'iront pas plus loin.
-
-
-
-
-DEUXIÈME PRÉFACE[3]
-
- [3] Mai 1854.
-
-
-Je n'écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux, aimables,
-charmants, point hypocrites, point _moraux_, auxquels je voudrais
-plaire; j'en connais à peine un ou deux. De tout ce qui ment pour avoir
-de la considération comme écrivain, je n'en fais aucun cas. Ces belles
-dames là doivent lire le compte de leur cuisinière et le sermonnaire à
-la mode, qu'il s'appelle Massillon ou Mme Necker, pour pouvoir en parler
-avec les femmes graves qui dispensent la considération. Et qu'on le
-remarque bien, ce beau grade s'obtient toujours, en France, en se
-faisant le grand prêtre de quelque sottise.
-
-Avez-vous été dans votre vie six mois malheureux par amour? dirais-je à
-quelqu'un qui voudrait lire ce livre.
-
-Ou, si votre âme n'a senti dans la vie d'autre malheur que celui de
-penser à un procès, ou de n'être pas nommé député à la dernière
-élection, ou de passer pour avoir moins d'esprit qu'à l'ordinaire à la
-dernière saison des eaux d'Aix,--je continuerai mes questions
-indiscrètes, et vous demanderai si vous avez lu dans l'année quelqu'un
-de ces ouvrages insolents qui forcent le lecteur à penser? Par exemple,
-l'_Émile_ de J.-J. Rousseau, ou les six volumes de Montaigne? Que si
-vous n'avez jamais été malheureux par cette faiblesse des âmes fortes,
-que si vous n'avez pas l'habitude, contre nature, de penser en lisant,
-ce livre-ci vous donnera de l'humeur contre l'auteur, car il vous fera
-soupçonner qu'il existe un certain bonheur que vous ne connaissez pas,
-et que connaissait Mlle de Lespinasse.
-
-
-
-
-TROISIÈME PRÉFACE
-
-
-Je viens solliciter l'indulgence du lecteur pour la forme singulière de
-cette _Physiologie de l'Amour_.
-
-Il y a vingt-huit ans (en 1842) que les bouleversements qui suivirent la
-chute de Napoléon me privèrent de mon état. Deux ans auparavant, le
-hasard me jeta, immédiatement après les horreurs de la retraite de
-Russie, au milieu d'une ville aimable où je comptais bien passer le
-reste de mes jours, ce qui m'enchantait. Dans l'heureuse Lombardie, à
-Milan, à Venise, la grande, où, pour mieux dire, l'unique affaire de la
-vie, c'est le plaisir. Là, aucune attention pour les faits et gestes du
-voisin; on ne s'y préoccupe de ce qui nous arrive qu'à peine. Si l'on
-aperçoit l'existence du voisin, on ne songe pas à le haïr. Otez l'envie
-des occupations d'une ville de province, en France, que reste-t-il?
-L'absence, l'impossibilité de la cruelle envie, forme la partie la plus
-certaine de ce bonheur, qui attire tous les provinciaux à Paris.
-
-A la suite des bals masqués du carnaval de 1820, qui furent plus
-brillants que de coutume, la société de Milan vit éclater cinq ou six
-démarches complètement folles; bien que l'on soit accoutumé dans ce
-pays-là à des choses qui passeraient pour incroyables en France, l'on
-s'en occupa un mois entier. Le ridicule ferait peur dans ce pays-ci à
-des actions tellement baroques; j'ai besoin de beaucoup d'audace
-seulement pour oser en parler.
-
-Un soir, qu'on raisonnait profondément sur les effets et les causes de
-ces extravagances, chez l'aimable Mme Pietra Crua, qui, par
-extraordinaire, ne se trouvait mêlée à aucune de ces folies, je vins à
-penser qu'avant un an, peut-être, il ne me resterait qu'un souvenir bien
-incertain de ces faits étranges et des causes qu'on leur attribuait. Je
-me saisis d'un programme de concert, sur lequel j'écrivis quelques mots
-au crayon. On voulut faire un _pharaon_; nous étions trente assis autour
-d'une table verte; mais la conversation était tellement animée, qu'on
-oubliait de jouer. Vers la fin de la soirée survint le colonel Scotti,
-un des hommes les plus aimables de l'armée italienne; on lui demanda son
-contingent de circonstances relatives aux faits bizarres qui nous
-occupaient; il nous raconta, en effet, des choses dont le hasard l'avait
-rendu le confident, et qui leur donnaient un aspect tout nouveau. Je
-repris mon programme de concert, et j'ajoutai ces nouvelles
-circonstances.
-
-Ce recueil de particularités sur l'amour a été continué de la même
-manière, au crayon et sur des chiffons de papier, pris dans les salons
-où j'entendais raconter les anecdotes. Bientôt je cherchai une loi
-commune pour reconnaître les divers degrés. Deux mois après, la peur
-d'être pris pour un _carbonaro_ me fit revenir à Paris, seulement pour
-quelques mois, à ce que je croyais; mais jamais je n'ai revu Milan où
-j'avais passé sept années.
-
-A Paris je mourais d'ennui; j'eus l'idée de m'occuper encore de
-l'aimable pays d'où la peur m'avait chassé; je réunis en liasse mes
-morceaux de papier, et je fis cadeau du cahier à un libraire; mais
-bientôt une difficulté survint; l'imprimeur déclara qu'il lui était
-impossible de travailler sur des notes écrites au crayon. Je vis bien
-qu'il trouvait cette sorte de copie au-dessous de sa dignité. Le jeune
-apprenti d'imprimerie qui me rapportait mes notes paraissait tout
-honteux du mauvais compliment dont on l'avait chargé; il savait écrire:
-je lui dictai les notes au crayon.
-
-Je compris aussi que la discrétion me faisait un devoir de changer les
-noms propres et surtout d'écourter les anecdotes. Quoiqu'on ne lise
-guère à Milan, ce livre, si on l'y portait, eût pu sembler une atroce
-méchanceté.
-
-Je publiai donc un livre malheureux. J'aurai la hardiesse d'avouer qu'à
-cette époque j'avais l'audace de mépriser le style élégant. Je voyais le
-jeune apprenti tout occupé d'éviter les terminaisons de phrases peu
-sonores et les suites de mots formant des sons baroques. En revanche, il
-ne se faisait faute de changer à tout bout de champ les circonstances
-des faits difficiles à exprimer: Voltaire, lui-même, a peur des choses
-difficiles à dire.
-
-L'_Essai sur l'Amour_ ne pouvait valoir que par le nombre de petites
-nuances de sentiment que je priais le lecteur de vérifier dans ses
-souvenirs, s'il était assez heureux pour en avoir. Mais il y avait bien
-pis; j'étais alors, comme toujours, fort peu expérimenté en choses
-littéraires; le libraire auquel j'avais fait cadeau du manuscrit
-l'imprima sur mauvais papier et dans un format ridicule. Aussi, me
-dit-il au bout d'un mois, comme je lui demandais des nouvelles du livre:
-«On peut dire qu'il est sacré, car personne n'y touche.»
-
-Je n'avais pas même eu l'idée de solliciter des articles dans les
-journaux; une telle chose m'eût semblé une ignominie. Aucun ouvrage,
-cependant, n'avait un plus pressant besoin d'être recommandé à la
-patience du lecteur. Sous peine de paraître inintelligible dès les
-premières pages, il fallait porter le public à accepter le mot nouveau
-de _cristallisation_, proposé pour exprimer vivement cet ensemble de
-folies étranges que l'on se figure comme vraies et même comme
-indubitables à propos de la personne aimée.
-
-En ce temps-là, tout pénétré, tout amoureux des moindres circonstances
-que je venais d'observer dans cette Italie que j'adorais, j'évitais
-soigneusement toutes les concessions, toutes les aménités de style qui
-eussent pu rendre l'_Essai sur l'Amour_ moins singulièrement baroque aux
-yeux des gens de lettres.
-
-D'ailleurs, je ne flattais point le public; c'était l'époque où, toute
-froissée de nos malheurs, si grands et si récents, la littérature
-semblait n'avoir d'autre occupation que de consoler notre vanité
-malheureuse; elle faisait rimer gloire avec victoire, guerriers avec
-lauriers, etc. L'ennuyeuse littérature de cette époque semble ne
-chercher jamais les circonstances vraies des sujets qu'elle a l'air de
-traiter; elle ne veut qu'une occasion de compliments pour ce peuple
-esclave de la mode, qu'un grand homme avait appelé la grande nation,
-oubliant qu'elle n'était grande qu'avec la condition de l'avoir pour
-chef.
-
-Le résultat de mon ignorance des conditions du plus humble succès fut de
-ne trouver que dix-sept lecteurs de 1822 à 1833; c'est à peine si, après
-vingt ans d'existence, l'_Essai sur l'Amour_ a été compris d'une
-centaine de curieux. Quelques uns ont eu la patience d'observer les
-diverses phases de cette maladie chez les personnes atteintes autour
-d'eux; car, pour comprendre cette passion, que depuis trente ans la peur
-du ridicule cache avec tant de soin parmi nous, il faut en parler comme
-d'une maladie; c'est par ce chemin-là que l'on peut arriver quelquefois
-à la guérir.
-
-Ce n'est, en effet, qu'après un demi-siècle de révolutions qui tour à
-tour se sont emparées de toute notre attention; ce n'est, en effet,
-qu'après cinq changements complets dans la forme et dans les tendances
-de nos gouvernements, que la révolution commence seulement à entrer dans
-nos moeurs. L'amour, ou ce qui le remplace le plus communément en lui
-volant son nom, l'amour pouvait tout en France sous Louis XV: les femmes
-de la cour faisaient des colonels; cette place n'était rien moins que la
-plus belle du pays. Après cinquante ans, il n'y a plus de cour, et les
-femmes les plus accréditées dans la bourgeoisie régnante, ou dans
-l'aristocratie boudante, ne parviendraient pas à faire donner un débit
-de tabac dans le moindre bourg.
-
-Il faut bien l'avouer, les femmes ne sont plus à la mode; dans nos
-salons si brillants, les jeunes gens de vingt ans affectent de ne point
-leur adresser la parole; ils aiment bien mieux entourer le parleur
-grossier qui, avec son accent de province, traite de la question des
-_capacités_, et tâcher d'y glisser leur mot. Les jeunes gens riches qui
-se piquent de paraître frivoles, afin d'avoir l'air de continuer la
-bonne compagnie d'autrefois, aiment bien mieux parler _chevaux_ et jouer
-gros jeu dans des _cercles_ où les femmes ne sont point admises. Le
-sang-froid mortel qui semble présider aux relations des jeunes gens avec
-les femmes de vingt-cinq ans, que l'ennui du mariage rend à la société,
-fera peut-être accueillir, par quelques esprits sages, cette description
-scrupuleusement exacte des phases successives de la maladie que l'on
-appelle amour.
-
-L'effroyable changement qui nous a précipités dans l'ennui actuel et qui
-rend inintelligible la société de 1778, telle que nous la trouvons dans
-les lettres de Diderot à Mlle Voland, sa maîtresse, ou dans les Mémoires
-de Mme d'Épinay, peut faire rechercher lequel de nos gouvernements
-successifs a tué parmi nous la faculté de s'amuser, et nous a rapprochés
-du peuple le plus triste de la terre. Nous ne savons pas même copier
-leur _parlement_ et l'honnêteté de leurs partis, la seule chose passable
-qu'ils aient inventée. En revanche, la plus stupide de leurs tristes
-conceptions, l'esprit de dignité, est venu remplacer parmi nous la
-gaieté française, qui ne se rencontre plus guère que dans les cinq cents
-bals de la banlieue de Paris, ou dans le midi de la France, passé
-Bordeaux.
-
-Mais lequel de nos gouvernements successifs nous a valu l'affreux
-malheur de nous _angliser_? Faut-il accuser ce gouvernement énergique de
-1793, qui empêcha les étrangers de venir camper sur Montmartre? ce
-gouvernement qui, dans peu d'années, nous semblera héroïque, et forme le
-digne prélude de celui qui, sous Napoléon, alla porter notre nom dans
-toutes les capitales de l'Europe.
-
-Nous oublierons la bêtise bien intentionnée du Directoire, illustré par
-les talents de Carnot et par l'immortelle campagne de 1796-1797, en
-Italie.
-
-La corruption de la cour de Barras rappelait encore la gaieté de
-l'ancien régime; les grâces de Mme Bonaparte montraient que nous
-n'avions dès lors aucune prédilection pour la maussaderie et la morgue
-des Anglais.
-
-La profonde estime dont, malgré l'esprit d'envie du faubourg
-Saint-Germain, nous ne pûmes nous défendre pour la façon de gouverner du
-premier consul, et les hommes du premier mérite qui illustrèrent la
-société de Paris, tels que les Cretet, les Daru, etc., ne permettent pas
-de faire peser sur l'Empire la responsabilité du changement notable qui
-s'est opéré dans le caractère français pendant cette première moitié du
-XIXe siècle.
-
-Inutile de pousser plus loin mon examen: le lecteur réfléchira et saura
-bien conclure...
-
-
-
-
-M. DE STENDHAL[4]
-
-OEUVRES COMPLÈTES
-
- [4] Extrait des _Causeries du Lundi_, de Sainte-Beuve, tome
- IX.--Librairie Garnier frères.
-
-
-Cette fois, ce n'est qu'un chapitre de l'histoire littéraire de la
-Restauration. On s'est fort occupé depuis quelque temps du spirituel
-auteur, M. Beyle, qui s'était déguisé sous le pseudonyme un peu
-teutonique de _Stendhal_[5]. Lorsqu'il mourut à Paris, le 23 mars 1842,
-il y eut silence autour de lui; regretté de quelques-uns, il parut vite
-oublié de la plupart. Dix ans à peine écoulés, voilà toute une
-génération nouvelle qui se met à s'éprendre de ses oeuvres, à le
-rechercher, à l'étudier en tous sens presque comme un ancien, presque
-comme un classique; c'est autour de lui et de son nom comme une
-Renaissance. Il en eût été fort étonné. Ceux qui ont connu
-personnellement M. Beyle, et qui ont le plus goûté son esprit, sont
-heureux d'avoir à reparler de cet écrivain distingué, et, s'ils le font
-quelquefois avec moins d'enthousiasme que les critiques tels que M. de
-Balzac, qui ne l'ont vu qu'à la fin et qui l'ont inventé, ils ne sont
-pas disposés pour cela à lui rendre moins de justice et à moins
-reconnaître sa part notable d'originalité et d'influence, son genre
-d'utilité littéraire.
-
- [5] Steindal est une ville de la Saxe prussienne, lieu natal de
- Winckelmann. Il est probable que Beyle y aura songé en prenant le
- nom sous lequel il devint un guide de l'art en Italie.
-
-Il y a dans M. Beyle deux personnes distinctes, le _critique_ et le
-_romancier_; le romancier n'est venu que plus tard et à la suite du
-critique: celui-ci a commencé dès 1814. C'est du critique seul que je
-m'occuperai aujourd'hui, et il le mérite bien par le caractère
-singulier, neuf, piquant, paradoxal, bien souvent sensé, qu'il nous
-offre encore, et qui frappa si vivement non pas le public, mais les gens
-du métier et les esprits attentifs de son temps.
-
-Henri Beyle est, comme Paul-Louis Courier, du très petit nombre de ceux
-qui, au sortir de l'Empire en 1814, et dès le premier jour, se
-trouvèrent prêts pour le régime nouveau qui s'essayait, et il a eu cela
-de plus que Courier et d'autres encore, qu'il n'était pas un mécontent
-ni un boudeur: il servait l'Empire avec zèle; il était un fonctionnaire
-et commençait à être un administrateur lorsqu'il tomba de la chute
-commune; et il se retrouva à l'instant un homme d'esprit, plein d'idées
-et d'aperçus sur les arts, sur les lettres, sur le théâtre, et empressé
-de les inoculer aux autres. Beyle, c'est le Français (l'un des premiers)
-qui est sorti de chez soi, littérairement parlant, et qui a comparé. En
-suivant la Grande Armée et en parcourant l'Europe comme l'un des membres
-de l'état-major civil de M. Daru dont il était parent, il regardait à
-mille choses, à un opéra de Cimarosa ou de Mozart, à un tableau, à une
-statue, à toute production neuve et belle, au génie divers des nations;
-et tout bas il réagissait contre la sienne, contre cette nation
-française dont il était bien fort en croyant la juger, contre le goût
-français qu'il prétendait raviver et régénérer, du moins en causant:
-c'était là être bien Français encore. Chose singulière! tandis que M.
-Daru, occupé des grandes affaires et portant le dur poids de
-l'administration des provinces conquises ou de l'approvisionnement des
-armées, trouvait encore le temps d'entretenir avec ses amis littérateurs
-de Paris, les Picard et les Andrieux, une correspondance charmante
-d'attention, pleine d'aménité et de conseils, il y avait là tout à côté
-le plus lettré des commissaires des guerres, le moins classique des
-auditeurs du Conseil d'État, Beyle, qui faisait provision d'observations
-et de malices, qui amassait toute cette jolie érudition piquante,
-imprévue, sans méthode, mais assez forte et abondante, avec laquelle il
-devait attaquer bientôt et battre en brèche le système littéraire
-régnant. C'est ainsi, je le répète, qu'il se trouva en mesure, dès 1814,
-à une date où bien peu de gens l'étaient. En musique, en peinture, en
-littérature, il perça aussitôt d'une veine nouvelle; il fut surtout un
-excitateur d'idées.
-
-Dans ce rôle actif qu'il eut avec distinction pendant une douzaine
-d'années, je me le figure toujours sous une image. Après les grandes
-guerres européennes de conquête et d'invasion, vinrent les guerres de
-plume et les luttes de parole pour les systèmes. Or, dans cet ordre
-nouveau, imaginez un hussard, un hulan, un chevau-léger d'avant-garde
-qui va souvent insulter l'ennemi jusque dans son retranchement, mais qui
-aussi, dans ses fuites et refuites, pique d'honneur et aiguillonne la
-colonne amie qui cheminait parfois trop lentement et lourdement, et la
-force d'accélérer le pas. Ç'a été la manoeuvre et le rôle de Beyle: un
-hussard romantique, enveloppé, sous son nom de _Stendhal_, de je ne sais
-quel manteau scandinave, narguant d'ailleurs le solennel et le
-sentimental, brillant, aventureux, taquin, assez solide à la riposte,
-excellent à l'escarmouche.
-
-Il était né à Grenoble le 23 janvier 1783, fils d'un avocat, petit-fils
-d'un médecin, appartenant à la haute bourgeoisie du pays. Il puisa dans
-sa famille des sentiments de fierté assez habituels en cette belle et
-généreuse province. Il reçut dans la maison de son grand-père une bonne
-éducation et une instruction très inégale. Il avait perdu sa mère à sept
-ans, et son père vivait assez isolé de ses enfants. Il apprit de ses
-maîtres du latin, et le reste au hasard, comme on peut se le figurer en
-ces années de troubles civils. Les poètes italiens étaient lus dans la
-famille, et il aimait même à croire que cette famille de son grand-père
-était originaire d'Italie. A dix ans, il fit en cachette une comédie en
-prose, ou du moins un premier acte. Lui aussi, il eut sa période de
-Florian. Une terrasse de la maison de son grand-père, d'où l'on avait
-une vue magnifique sur la montagne de Sassenage, et qui était le lieu de
-réunion les soirs d'été, fut, dit-il, le théâtre de ses principaux
-plaisirs durant dix ans (de 1789 à 1799). Il commença à se former et à
-s'émanciper en suivant les cours de l'_École centrale_, institution
-fondée en 1795 par une loi de la Convention, et, en grande partie,
-d'après le plan de M. Destutt-Tracy. Je nomme M. de Tracy parce qu'il
-fut un des parrains intellectuels de Beyle, que celui-ci lui garda
-toujours de la reconnaissance et lui voua, jusqu'à la fin, de
-l'admiration; parce que l'école philosophique de Cabanis et de Tracy fut
-la sienne, qu'il affichait au moment où l'on s'y attendait le moins. Ce
-romantique si avancé a cela de particulier, d'être en contradiction et
-en hostilité avec la renaissance littéraire chrétienne de Chateaubriand
-et avec l'effort spiritualiste de Mme de Staël; il procède du pur et
-direct XVIIIe siècle. Un des travers de Beyle fut même d'y mettre de
-l'affectation. Au moment où il causait le mieux peinture, musique; où
-Haydn le conduisait à Milton; où il venait de réciter avec sentiment de
-beaux vers de Dante ou de Pétrarque, tout d'un coup il se ravisait et
-mettait à son chapeau une petite cocarde d'impiété. Il poussait cette
-singularité jusqu'à la petitesse. Son esprit et son coeur valaient mieux
-que cela.
-
-Sa vie a été très bien racontée par un de ses parents et amis, M.
-Colomb. Au sortir de l'École centrale où, sur la fin, il avait étudié
-avec ardeur les mathématiques, Beyle vint pour la première fois à Paris;
-il avait dix-sept ans; il y arriva le 10 novembre 1799, juste le
-lendemain du 18 Brumaire: date mémorable et bien faite pour donner le
-cachet à une jeune âme! L'année suivante, ayant accompagné MM. Daru en
-Italie, il suivit le quartier général et assista en amateur à la
-bataille de Marengo. Excité par ces merveilles, il s'ennuya de la vie de
-bureau, entra comme maréchal des logis dans un régiment de dragons, et y
-devint sous-lieutenant: il donna sa démission deux ans après, lors de la
-paix d'Amiens. Dans l'intervalle, et pendant le séjour qu'il fit en
-Lombardie, à Milan, à Brescia, à Bergame, à cet âge de moins de vingt
-ans, au milieu de ces émotions de la gloire et de la jeunesse, de ces
-enchantements du climat, du plaisir et de la beauté, il acheva son
-éducation véritable, et il prit la forme intérieure qu'il ne fera plus
-que développer et mûrir depuis: il eut son idéal de beaux-arts, de
-nature, il eut sa patrie d'élection. Si son roman de _la Chartreuse de
-Parme_ a paru le meilleur de ceux qu'il a composés, et s'il saisit tout
-d'abord le lecteur, c'est que, dès les premières pages, il a rendu avec
-vivacité et avec âme les souvenirs de cette heure brillante. C'est
-Montaigne, je crois, qui a dit: «Les hommes se font pires qu'ils ne
-peuvent.» Beyle, ce sceptique, ce frondeur redouté, était sensible: «Ma
-sensibilité est devenue trop vive, écrivait-il deux ans avant sa mort;
-ce qui ne fait qu'effleurer les autres me blesse jusqu'au sang. Tel
-j'étais en 1799, tel je suis encore en 1840: mais j'ai appris à cacher
-tout cela sous de l'ironie imperceptible au vulgaire.» Cette ironie
-n'était pas si imperceptible qu'il le croyait; elle était très marquée
-et constituait un travers qui barrait bien de bonnes qualités, et qui
-brisait même le talent. C'est là la clef de Beyle. Parlant de
-l'impression que cause sur place la vue du Forum contemplé du haut des
-ruines du Colisée, et se laissant aller un moment à son enthousiasme
-romain, il craint d'en avoir trop dit et de s'être compromis auprès des
-lecteurs parisiens: «Je ne parle pas, dit-il, du vulgaire né pour
-admirer le pathos de _Corinne_; les gens un peu délicats ont ce malheur
-bien grand au XIXe siècle: quand ils aperçoivent de l'exagération, leur
-âme n'est plus disposée qu'à inventer de l'ironie.» Ainsi, de ce qu'il y
-a de la déclamation voisine de l'éloquence, Beyle se jettera dans le
-contraire; il ira à mépriser Bossuet et ce qu'il appelle ses _phrases_.
-De ce qu'il y a des esprits moutonniers qui, en admirant Racine,
-confondent les parties plus faibles avec les grandes beautés, il sera
-bien près de ne pas sentir _Athalie_. De ce qu'il y a des hypocrites de
-croyances dans les religions, il ne se croira jamais assez incrédule; de
-ce qu'il y a des hypocrites de convenances dans la société, il ira
-jusqu'à risquer à l'occasion l'indécent et le cynique. En tout, la _peur
-d'être dupe_ le tient en échec et le domine: voilà le défaut. _Son
-orgueil serait au désespoir de laisser deviner ses sentiments._ Mais au
-moment où ce défaut sommeille, en ces instants reposés où il redevient
-Italien, Milanais, ou Parisien du bon temps; quand il se trouve dans un
-cercle de gens qui l'entendent, et de la bienveillance de qui il est sûr
-(car ce moqueur à la prompte attaque avait, notez-le, un secret besoin
-de bienveillance), l'esprit de Beyle, tranquillisé du côté de son
-faible, se joue en saillies vives, en aperçus hardis, heureux et gais,
-et en parlant des arts, de leur charme pour l'imagination, et de leur
-divine influence pour la félicité des délicats, il laisse même entrevoir
-je ne sais quoi de doux et de tendre dans ses sentiments, ou du moins
-l'éclair d'une mélancolie rapide: «Un salon de huit ou dix personnes
-aimables, a-t-il dit, où la conversation est gaie, anecdotique et où
-l'on prend du punch léger à minuit et demi[6], est l'endroit du monde où
-je me trouve le mieux. Là, dans mon centre, j'aime infiniment mieux
-entendre parler un autre que de parler moi-même; volontiers je tombe
-dans le _silence du bonheur_, et, si je parle, ce n'est que pour _payer
-mon billet d'entrée_.»
-
- [6] Il met minuit _et demi_, parce qu'il croit avoir observé qu'à
- minuit sonnant, les ennuyeux ou les gens d'habitude vident
- régulièrement le salon; il ne reste plus qu'un choix de gens
- aimables et de ceux qui se plaisent tout de bon.
-
-En cette année de Marengo et quinze jours auparavant, il assista à Ivrée
-à une représentation du _Matrimonio segreto_, de Cimarosa: ce fut un des
-grands plaisirs et une des dates de sa vie: «Combien de lieues ne
-ferais-je pas à pied, écrivait-il quarante ans plus tard, et à combien
-de jours de prison ne me soumettrais-je pas pour entendre _Don Juan_ ou
-le _Matrimonio segreto_! Et je ne sais pour quelle autre chose je ferais
-cet effort.»
-
-Je ne le suivrai pas dans ses courses à travers l'Europe sous l'Empire.
-Sa correspondance qu'on doit bientôt publier nous le montrera en plus
-d'une occurrence mémorable, et notamment à Moscou, en 1812. Ayant perdu
-sa place avec l'appui de M. Daru en 1814, il commença sa vie d'homme
-d'esprit et de cosmopolite, ou plutôt d'homme du Midi qui revient à
-Paris de temps en temps: «A la chute de Napoléon, dit Beyle en tête de
-sa _Vie de Rossini_, l'écrivain des pages suivantes, qui trouvait de la
-duperie à passer sa jeunesse dans les haines politiques se mit à courir
-le monde.» Malgré le soin qu'il prit quelquefois pour le dissimuler, ses
-quatorze ans de vie sous le Consulat et sous l'Empire avaient donné à
-Beyle une empreinte; il resta marqué au coin de cette grande époque, et
-c'est en quoi il se distingue de la génération des novateurs avec
-lesquels il allait se mêler en les devançant pour la plupart. Il dut
-faire quelques sacrifices au ton du jour et entrer plus ou moins en
-composition avec le libéralisme, bientôt général et dominant: il sut
-pourtant se soustraire et résister à l'espèce d'oppression morale que
-cette opinion d'alors, en tant que celle d'un parti, exerçait sur les
-esprits les plus distingués; il sut être indépendant, penser en tout et
-marcher de lui-même. «Les Français ont donné leur démission en 1814,»
-disait-il souvent avec le regret et le découragement d'un homme qui
-avait vu un plus beau soleil et des jours plus glorieux. Mais le propre
-du Français n'est-il pas de ne jamais donner sa démission absolue et de
-recommencer toujours?
-
-Je prends Beyle en 1814, et dans le premier volume qu'il ait publié:
-_Lettres écrites de Vienne en Autriche sur le célèbre compositeur Joseph
-Haydn, suivies d'une Vie de Mozart, etc., par Louis-Alexandre-César
-Bombet_. Il n'avait pas encore songé à son masque de _Stendhal_. C'est
-une singularité et un travers encore de Beyle, provenant de la source
-déjà indiquée (la peur du ridicule), de se travestir ainsi plus ou moins
-en écrivant. Il se pique de n'être qu'un amateur. Dans ce volume, la
-_Vie de Mozart_ est donnée comme écrite par M. Schlichtegroll et
-simplement traduite de l'allemand: ce qui n'est vrai que jusqu'à un
-certain point; et quant aux _Lettres sur Haydn_, qui sont en partie
-traduites et imitées de l'italien de Carpani, l'auteur ne le dit pas,
-bien qu'il semble indiquer dans une note qu'il a travaillé sur des
-Lettres originales. Il y a de quoi se perdre dans ce dédale de
-remaniements, d'emprunts et de petites ruses. Que de précautions et de
-mystifications, bon Dieu, pour une chose si simple! que de _dominos_,
-dès son début, il met sur son habit d'auteur[7]!
-
- [7] Je dois à la science et à l'obligeance de M. Anders, de la
- Bibliothèque impériale, la note suivante qui ne laisse rien à
- désirer pour l'éclaircissement de l'énigme bibliographique que
- présente le premier ouvrage de Beyle:
-
- «L'ouvrage de Beyle sur Haydn, publié d'abord sous le pseudonyme de
- Bombet (1814), puis sous celui de Stendhal (1817), n'est pas une
- simple traduction des _Haydine_ de Carpani. Beyle a arrangé ce livre
- de manière à se l'approprier, et il a cherché à déguiser son plagiat
- par des changements, des additions et des transpositions qui rendent
- difficile la recherche des passages que l'on voudrait comparer.
-
- «Dans Carpani, les lettres sont au nombre de seize; dans Bombet, il
- y en a vingt-deux, parce que plusieurs ont été coupées en deux et
- entièrement remaniées.
-
- «Il est à remarquer que, pour quelques-unes de ces lettres, Beyle a
- conservé la date des lettres originales, tandis que pour d'autres il
- l'a changée.
-
- «Ce qui est plus curieux, c'est une note qui se trouve à la page
- 275, où il est dit: «L'auteur a fait ce qu'il a pu pour ôter les
- répétitions qui étaient sans nombre dans les _Lettres originales_.»
-
- «Il paraît que Beyle a voulu se ménager une excuse contre le
- reproche de plagiat; mais alors pourquoi n'a-t-il pas donné cette
- indication en tête du livre, dans quelques mots servant de préface?
-
- «La Vie de Mozart est réellement tirée d'un ouvrage de
- Schlichtegroll, auteur très connu en Allemagne, et qu'on a eu le
- tort, en France, de prendre pour un nom supposé. Outre des ouvrages
- relatifs à la numismatique et à l'archéologie, Schlichtegroll a
- publié pendant dix ans une _Nécrologie contenant les détails
- biographiques des hommes remarquables morts dans le courant de
- l'année_. C'est dans le tome II de la deuxième année (Gotha, 1793)
- que se trouve l'article sur Mozart (p. 82-112). La traduction de
- Beyle est très libre, ici encore il a supprimé et ajouté beaucoup de
- choses. Il a, en outre, divisé cette biographie en chapitres, ce qui
- n'a pas lieu dans l'original. Les quatre premiers seulement
- contiennent des détails pris dans Schlichtegroll; les trois derniers
- sont remplis d'anecdotes tirées d'un ouvrage allemand que Beyle
- n'indique pas, mais qui a été traduit en français sous le titre
- suivant: «_Anecdotes sur W.-G. Mozart_, traduites de l'allemand, par
- Ch.-Fr. Cramer, Paris, 1801; in-8º de 68 pages.»
-
- «Tout ce qui se trouve dans Beyle, à partir de la page 329 jusqu'à
- la page 354, est pris dans cette brochure.» (Note de M. Anders.)
-
-Le livre, d'ailleurs, est très agréable et l'un des meilleurs de Beyle,
-en ce qu'il est un des moins décousus. L'art, le génie de Haydn, le
-caractère de cette musique riche, savante, magnifique, pittoresque,
-élevée, y sont présentés d'une manière sensible et intelligible à tous.
-Beyle y apprend le premier à la France le nom de certains chefs d'oeuvre
-que notre nation mettra du temps à goûter; il exprime à merveille, à
-propos des Cimarosa et des Mozart, la nature d'âme et la disposition qui
-sont le plus favorables au développement musical. En parlant de Vienne,
-de Venise, il y montre la politique interdite, une douce volupté
-s'emparant des coeurs, et la musique, le plus délicat des plaisirs
-sensuels, venant remplir et charmer les loisirs que nulle inquiétude ne
-corrompt et que les passions seules animent. Il a les plus fines
-remarques sur le contraste du génie des peuples, sur la gaieté italienne
-opposée à la gaieté française: «La gaieté italienne, c'est de la gaieté
-annonçant le bonheur; parmi nous elle serait bien près du mauvais ton;
-ce serait montrer _soi heureux_, et en quelque sorte occuper les autres
-de soi. La gaieté française doit montrer aux écoutants qu'on n'est gai
-que pour leur plaire... La gaieté française exige beaucoup d'esprit;
-c'est celle de Le Sage et de _Gil Blas_: la gaieté d'Italie est fondée
-sur la sensibilité, de manière que, quand rien ne l'égaye, l'Italien
-n'est point gai.» Il commence cette petite guerre qu'il fera au
-caractère de notre nation, chez qui il veut voir toujours la vanité
-comme ressort principal et comme trait dominant: «La nature, dit-il, a
-fait le Français vain et vif plutôt que gai.» Et il ajoute: «La France
-produit les meilleurs grenadiers du monde pour prendre des redoutes à la
-baïonnette, et les gens les plus amusants. L'Italie n'a point de Collé
-et n'a rien qui approche de la délicieuse gaieté de _la Vérité dans le
-Vin_.» J'arrête ici Beyle et je me permets de remarquer que je ne
-comprends pas très bien la suite et la liaison de ses idées. Que la
-vanité (puisqu'il veut l'appeler ainsi), élevée jusqu'au sentiment de
-l'honneur, produise des héros, je l'accorderai encore; mais que cette
-vanité produise la gaieté vive, franche, amusante et délicieuse d'un
-Collé ou d'un Désaugiers, c'est ce que je conçois difficilement, et tous
-les Condillac du monde ne m'expliqueront pas cette transformation d'un
-sentiment si personnel en une chose si imprévue, si involontaire. Beyle
-abusera ainsi souvent d'une observation vraie en la poussant trop loin
-et en voulant la retrouver partout. Il est d'ailleurs très fin et sagace
-quand il observe que l'_ennui_ chez les Français, au lieu de chercher à
-se consoler et à s'enchanter par les beaux-arts, aime mieux se distraire
-et se dissiper par la _conversation_: mais je le retrouve systématique
-lorsqu'il en donne pour raison que, dans la conversation, «la vanité,
-qui est leur passion dominante, trouve à chaque instant l'occasion de
-briller, soit par le fond de ce qu'on dit, soit par la manière de le
-dire. La conversation, ajoute-t-il, est pour eux un jeu, une mine
-d'événements. Cette conversation française, telle qu'un étranger peut
-l'entendre tous les jours au café de Foy et dans les lieux publics, me
-paraît le commerce armé de deux vanités.»
-
-Il faut laisser aux peuples divers leur génie, tout en cherchant à le
-féconder et à l'étendre. Le Français est sociable, et il l'est surtout
-par la parole; la forme qu'il préfère est celle encore qu'il donne à la
-pensée en causant, en raisonnant, en jugeant et en raillant: le chant,
-la peinture, la poésie, dans l'ordre de ses goûts, ne viennent qu'après,
-et les arts ont besoin en général, pour lui plaire et pour réussir tout
-à fait chez lui, de rencontrer cette disposition première de son esprit
-et de s'identifier au moins en passant avec elle. A Vienne, à Milan, à
-Naples, on sent autrement: mais Beyle, à force de nous expliquer cette
-différence et d'en rechercher les raisons, d'en vouloir saisir le
-principe unique à la façon de Condillac et d'Helvétius, que fait-il
-autre chose lui-même, sinon, tout en frondant le goût français, de
-raisonner sur les beaux arts à la française?
-
-Au fond, quand il s'abandonne à ses goûts et à ses instincts dans les
-arts, Beyle me paraît ressembler fort au président de Brosses: il aime
-le tendre, le léger, le gracieux, le facile dans le divin, le Cimarosa,
-le Rossini, ce par quoi Mozart est à ses yeux le La Fontaine de la
-musique. Il adore l'aimable Corrège comme l'Arioste. Son admiration pour
-Pétrarque est sincère, celle qu'il a pour Dante me paraît un peu
-apprise: dans ces parties élevées et un peu âpres, c'est l'intelligence
-qui avertit en lui le sentiment.
-
-Le fond de son goût et de sa sensibilité est tel qu'on le peut attendre
-d'un épicurien délicat: «Quelle folie, écrit-il à un ami de Paris en
-1814, à la fin de ses _Lettres sur Mozart_, quelle folie de s'indigner,
-de blâmer, de se rendre haïssant, de s'occuper de ces grands intérêts de
-politique qui ne nous intéressent point! Que le roi de la Chine fasse
-pendre tous les philosophes; que la Norwège se donne une Constitution,
-ou sage, ou ridicule, qu'est ce que cela nous fait? Quelle duperie
-ridicule de prendre les soucis de la grandeur, et seulement ses soucis!
-Ce temps que vous perdez en vaines discussions compte dans votre vie; la
-vieillesse arrive, vos beaux jours s'écoulent: _Amiamo, or quando_,
-etc.» Et il répète le refrain voluptueux des jardins d'Armide. Un jour à
-Rome, assis sur les degrés de l'église de San Pietro in Montorio,
-contemplant un magnifique coucher de soleil, il vint à songer qu'il
-allait avoir cinquante ans dans trois mois, et il s'en affligea comme
-d'un soudain malheur. Il pensait tout à fait comme ce poète grec, «que
-bien insensé est l'homme qui pleure la perte de la vie, et qui ne pleure
-point la perte de la jeunesse[8].» Il n'avait pas cette doctrine austère
-et plus difficile qui élève et perfectionne l'âme en vieillissant, celle
-que connurent les Dante, les Milton, les Haydn, les Beethoven, les
-Poussin, les Michel-Ange, et qui, à n'y voir qu'une méthode sublime,
-serait encore un bienfait.
-
- [8] Il était assez d'avis qu'on devrait cacher la mort comme on
- cacherait une dernière fonction messéante de la vie.
-
-Beyle passa à Milan et en Italie la plus grande partie des premières
-années de la Restauration; il y connut Byron, Pellico, un peu Manzoni;
-il commença à y guerroyer pour la cause du romantisme tel qu'il le
-concevait. En 1817, il publiait l'_Histoire de la Peinture en Italie_,
-dédiée à Napoléon. Il existe de cette Dédicace deux versions, l'une où
-se trouve le nom de l'exilé de Sainte-Hélène, l'autre, plus énigmatique
-et plus obscure, sans le nom; dans les deux, Napoléon y est traité en
-monarque toujours présent, et Beyle, en rattachant _au plus grand des
-souverains existants_ (comme il le désigne) la chaîne de ses idées,
-prouvait que, dans l'ordre littéraire et des arts, c'était une marche en
-avant, non une réaction contre l'Empire, qu'il prétendait tenter. Dans
-ces volumes agréables et d'une lecture variée, Beyle parlait de la
-peinture et de mille autres choses, de l'histoire, du gouvernement, des
-moeurs. On reconnaît en lui tout le contraire de ce provincial dont il
-s'est moqué, et dont la plus grande crainte dans un salon est de se
-trouver seul de son avis. Beyle est volontiers le contre-pied de cet
-homme-là: il est contrariant à plaisir. Il aime en tout à être d'un avis
-imprévu; il ne supporte le convenu en rien. Il n'a pas plus de foi qu'il
-ne faut au gouvernement représentatif; il ne fait pas chorus avec les
-philosophes contre les Jésuites, et, s'il avait été, dit-il, à la place
-du pape, il ne les aurait pas supprimés. Il a des professions de
-machiavélisme qui sentent l'abbé Galiani, un des hommes (avec le
-Montesquieu des _Lettres persanes_) de qui il relève dans le passé. Il
-faudrait d'ailleurs l'arrêter à chaque pas si l'on voulait des
-explications. A force de rompre avec le traditionnel, il brouille et
-entre choque bien des choses. Il n'entre pas dans la raison et dans le
-vrai de certains préjugés qui ne sont point pour cela des erreurs. Il y
-a du taquin de beaucoup d'esprit chez lui, et qui a de grandes pointes
-de bon sens, mais des pointes et des percées seulement. Il regrette
-surtout l'âge d'or de l'Italie, celui des Laurent-le-Magnifique et des
-Léon X, les jeunes et beaux cardinaux de dix-sept ans, et le
-catholicisme d'avant Luther, si splendide, si à l'aise chez soi, si
-favorable à l'épanouissement des beaux-arts; il a le culte du beau et
-l'adoration de cette contrée où, à la vue de tout ce qui en est digne,
-on prononce avec un accent qui ne s'entend point ailleurs: «_O Dio!
-com'è bello!_» A tout moment il a des retours plus ou moins offensifs de
-notre côté, du côté de la France. Il en veut à mort aux La Harpe, à tous
-les professeurs de littérature et de goût, qui précisément corrompent le
-goût, dit-il, et qui, en fait de plaisirs dramatiques, vont jusque dans
-l'âme du spectateur _fausser la sensation_. Il nous accuse d'être sujets
-à l'engouement, et à un engouement prolongé, ce qui tient, selon lui, au
-manque de caractère et à ce qu'on a trop de vanité pour _oser être
-soi-même_. Il nous reproche d'aimer dans les arts à recevoir les
-opinions toutes faites, les recettes commodes, et à les garder
-longtemps, même après que l'utilité d'un jour en est passée[9]. La Harpe
-fut utile en 1800, quand presque tout le monde, après la Révolution, eut
-son éducation à refaire: est-ce une raison pour éterniser les jugements
-rapides qu'on a reçus de lui? Il va jusqu'à accuser quelque part ce très
-judicieux et très innocent La Harpe qui, dit-il, a appris la littérature
-à cent mille Français dont il a fait de mauvais juges, d'avoir _étouffé_
-en revanche _deux ou trois hommes de génie_, surtout dans la province.
-Depuis que le règne de La Harpe a cessé et que toutes les entraves ont
-disparu, comme on n'a rien vu sortir, on ne croit plus à ces _deux ou
-trois hommes de génie_ étouffés.
-
- [9] Je ne voudrais pas faire de rapprochement forcé; mais il m'est
- impossible de ne pas remarquer que Beyle, dans un ordre d'idées plus
- léger, ne fait autre chose qu'adresser aux Français de ces reproches
- que le comte Joseph de Maistre leur adressait également. Tous les
- deux, ils ont cela de commun de dire aux Parisiens bien des duretés,
- ou même des impertinences, et de songer beaucoup à l'opinion de
- Paris.
-
-On commence à comprendre quel a été le rôle excitant de Beyle dans les
-discussions littéraires de ce temps-là. Ce rôle a perdu beaucoup de son
-prix aujourd'hui. En littérature comme en politique, on est généralement
-redevenu prudent et sage; c'est qu'on a eu beaucoup de mécomptes. On
-opposait sans cesse Racine et Shakespeare; les Shakespeare modernes ne
-sont pas venus, et Racine, Corneille, reproduits tout d'un coup, un
-jour, par une grande actrice, ont reparu aux yeux des générations déjà
-oublieuses avec je ne sais quoi de nouveau et de rajeuni. Cela dit, il
-faut, pour être juste, reconnaître que le théâtre moderne, pris dans son
-ensemble, n'a pas été sans mérite et sans valeur littéraire; les
-théories ont failli; un génie dramatique seul, qui eût bien usé de
-toutes ses forces, aurait pu leur donner raison, tout en s'en passant.
-Ce génie, qu'il n'appartenait point à la critique de créer, a manqué à
-l'appel; des talents se sont présentés en second ordre et ont marché
-assez au hasard. A l'heure qu'il est, de guerre lasse, une sorte de
-Concordat a été signé entre les systèmes contraires, et les querelles
-théoriques semblent épuisées: l'avenir reste ouvert, et il l'est avec
-une étendue et une ampleur d'horizon qu'il n'avait certes pas en 1820,
-au moment où les critiques comme Beyle guerroyaient pour faire place
-nette et pour conquérir au talent toutes ses franchises.
-
-Justice est donc d'accepter Beyle à son moment et de lui tenir compte
-des services qu'il a pu rendre. Ce qu'il a fait en musique pour la cause
-de Mozart, de Cimarosa, de Rossini, contre les Paer, les Berton et les
-maîtres jurés de la critique musicale d'alors, il l'a fait en
-littérature contre les Dussault, les Duvicquet, les Auger, les critiques
-de l'ancien _Journal des Débats_, de l'ancien _Constitutionnel_, et les
-oracles de l'ancienne Académie. Sa plus vive campagne est celle qu'il
-mena en deux brochures ayant pour titre: _Racine et Shakespeare_
-(1823-1825). Quand je dis _campagne_ et quand je prends les termes de
-guerre, je ne fais que suivre exactement sa pensée: car dans son séjour
-à Milan, dès 1818, je vois qu'il avait préludé à ce projet d'attaque en
-traçant une carte du théâtre des opérations, où était représentée la
-position respective des deux armées, dites classique et romantique.
-L'armée romantique, qui avait à sa tête la _Revue d'Édimbourg_ et qui se
-composait de tous les auteurs anglais, de tous les auteurs espagnols, de
-tous les auteurs allemands, et des romantiques italiens (quatre corps
-d'armée), sans compter Mme de Staël pour auxiliaire, était campée sur la
-rive gauche d'un fleuve qu'il s'agissait de passer (le fleuve de
-l'_Admiration publique_), et dont l'armée classique occupait la rive
-droite; mais je ne veux pas entrer dans un détail très ingénieux, qui ne
-s'expliquerait bien que pièce en main, et qui de loin rappelle trop la
-_carte de Tendre_. Beyle, depuis son retour en France, était sur la rive
-droite du fleuve et, à cette date, en pays à peu près ennemi: il s'en
-tira par de hardies escarmouches. Dans ses brochures, il combat les deux
-unités de _lieu_ et de _temps_, qui étaient encore rigoureusement
-recommandées; il s'attache à montrer que pour des spectateurs qui
-viennent après la Révolution, après les guerres de l'Empire; qui n'ont
-pas lu Quintilien, et qui ont fait la campagne de Moscou, il faut des
-cadres différents, et plus larges que ceux qui convenaient à la noble
-société de 1670. Selon la définition qu'il en donne, un auteur
-romantique n'est autre qu'un auteur qui est essentiellement actuel et
-vivant, qui se conforme à ce que la société exige à son heure; le même
-auteur ne devient classique qu'à la seconde ou à la troisième
-génération, quand il y a déjà des parties mortes en lui. Ainsi, d'après
-cette vue, Sophocle, Euripide, Corneille et Racine, _tous les grands
-écrivains, en leur temps_, auraient été aussi romantiques que
-Shakespeare l'était à l'heure où il parut: ce n'est que depuis qu'on a
-prétendu régler sur leur patron les productions dramatiques nouvelles,
-qu'ils seraient devenus classiques, ou plutôt, «ce sont les gens qui les
-copient au lieu d'ouvrir les yeux et d'imiter la nature, qui sont
-classiques en réalité». Tout cela était dit vivement et gaiement. La
-_tirade_, le vers alexandrin, la partie descriptive, épique, ou de
-périphrase élégante, qui entrait dans les tragédies du jour, faisaient
-matière à sa raillerie. Il en voulait particulièrement au vers
-alexandrin, qu'il prétendait n'être souvent qu'un _cache-sottise_; il
-voulait «un genre clair, vif, simple, allant droit au but». Il ne
-trouvait que la prose qui pût s'y prêter. C'étaient donc des tragédies
-ou drames en prose qu'il appelait de tous ses voeux. Il est à remarquer
-qu'en fait de style, à force de le vouloir limpide et naturel, Beyle
-semblait en exclure la poésie, la couleur, ces images et ces expressions
-de génie qui revêtent la passion et qui relèvent le langage des
-personnes dramatiques, même dans Shakespeare,--et je dirai mieux,
-surtout dans Shakespeare. En ne voulant que des mots courts, il
-tarissait le développement, le jet, toutes qualités qui sont très
-naturelles aussi à la passion dans les moments où elle s'exhale et se
-répand au dehors. Nous avons eu, depuis, ce qui était alors l'idéal pour
-Beyle, ces drames ou tragédies en prose «qui durent plusieurs mois, et
-dont les événements se passent en des lieux divers»; et pourtant ni
-Corneille ni Racine n'ont encore été surpassés. C'est qu'à tel jeu la
-recette de la critique ne suffit pas, et il n'est que le génie qui
-trouve son art. «Que le Ciel nous envoie bientôt un homme à talent pour
-faire une telle tragédie!» s'écriait Beyle. Nous continuons de faire le
-même voeu, avec cette différence que, lui, il semblait accuser du retard
-tantôt le Gouvernement d'alors avec sa censure, et tantôt le public
-français avec ses susceptibilités: «C'est cependant à ceux-ci, disait-il
-des Français de 1825, qu'il faut plaire, à ces êtres si fins, si légers,
-si susceptibles, toujours aux aguets, toujours en proie à une émotion
-fugitive, toujours incapables d'un sentiment profond. Ils ne croient à
-rien qu'à la mode...» Hélas! nous sommes bien revenus de ces prises à
-partie du public par les auteurs. Ce public, tel que nous le connaissons
-aujourd'hui, ne serait pas si difficile sur son plaisir: qu'on lui offre
-seulement quelque chose d'un peu vrai, d'un peu touchant, d'honnête, de
-naturel et de profond, soit en vers, soit en prose, et vous verrez comme
-il applaudira.
-
-Il y a deux parts très distinctes dans toute cette polémique de Beyle si
-leste et si cavalièrement menée. Quand il ne fait que se prendre corps à
-corps aux adversaires du moment, à ceux qui parlent de Shakespeare sans
-le connaître, de Sophocle et d'Euripide sans les avoir étudiés, d'Homère
-pour l'avoir lu en français, et dont toute l'indignation classique
-aboutit surtout à défendre leurs propres oeuvres et les pièces qu'ils
-font jouer, il a raison, dix fois raison. Il rit très agréablement de M.
-Auger qui a prononcé à une séance publique de l'Académie les mots de
-_schisme_ et de _secte_. «Tous les Français qui s'avisent de penser
-comme les romantiques sont donc des _sectaires_ (ce mot est _odieux_,
-dit le Dictionnaire de l'Académie). Je suis un _sectaire_,» s'écrie
-Beyle; et il développe ce thème très gaiement, en finissant par opposer
-à la liste de l'Académie d'alors une _contre-liste_ de noms qui la
-plupart sont arrivés depuis à l'Institut, qui n'en étaient pas encore et
-que poussait la faveur du public. Voilà le point triomphant et par où il
-mettait les rieurs de son côté. Mais dès que Beyle expose ses plans de
-tragédies en prose ou de comédies, dès qu'il s'aventure dans l'idée
-d'une création nouvelle, il montre la difficulté et trahit l'embarras.
-Sur la comédie surtout, il est en défaut; il nomme trop peu Molière, si
-vivant toujours et si présent; Molière, ce classique qui a si peu
-vieilli, et qui fait autant de plaisir en 1850 qu'en 1670. Il n'explique
-pas ce démenti que donne l'auteur des _Femmes savantes_ et du
-_Misanthrope_ à cette théorie d'une _mort partielle_ chez tous les
-classiques. Il a senti depuis cette lacune, et, dans un Supplément à ses
-brochures qui n'a pas été encore imprimé, il cherche à répondre à
-l'objection. L'objection subsiste, et, sous une forme plus générale, il
-mérite qu'on la maintienne contre lui. Beyle ne croît pas assez dans les
-Lettres à ce qui ne vieillit pas, à l'éternelle jeunesse du génie, à
-cette immortalité des oeuvres qui n'est pas un nom, et qui ressemble à
-celle que Minerve, chez Homère, après le retour dans Ithaque, a répandue
-tout d'un coup sur son héros.
-
-Quoi qu'il en soit, l'honneur d'avoir détruit quelques-unes des
-préventions et des routines qui s'opposaient en 1820 à toute innovation,
-même modérée, revient en partie à Beyle et aux critiques qui, comme lui,
-ont travaillé à notre éducation littéraire. Il y travaillait à sa
-manière, non en nous disant des douceurs et des flatteries comme la
-plupart de nos maîtres d'alors, mais en nous harcelant et en nous
-piquant d'épigrammes. Il eût craint, en combattant les La Harpe, de leur
-ressembler, et il se faisait léger, vif, persifleur, un pur amateur au
-passage, un gentilhomme incognito qui écrit et noircit du papier pour
-son plaisir. Comme critique, il n'a pas fait de livre proprement dit;
-tous ses écrits en ce genre ne sont guère qu'un seul et même ouvrage
-qu'on peut lire presque indifféremment à n'importe quel chapitre, et où
-il disperse tout ce qui lui vient d'idées neuves et d'aperçus. Le goût
-du vrai et du naturel qu'il met en avant a souvent, de sa part, l'air
-d'une gageure; c'est moins encore un goût tout simple qu'une revanche,
-un gant jeté aux défauts d'alentour dont il est choqué. Dans le bain
-russe, au sortir d'une tiède vapeur, on se jette dans la neige, et de la
-neige on se replonge dans l'étuve. Le brusque passage du genre
-académique au genre naturel, tel que le pratique Beyle, me semble assez
-de cette espèce-là. Il prend son disciple (car il en a eu) et il le
-soumet à cette violente épreuve: plus d'un tempérament s'y est aguerri.
-
-Je n'ai point parlé de son livre _de l'Amour_, publié d'abord en 1822,
-ni de bien d'autres écrits de lui qui datent de ces années. Dans une
-petite brochure, publiée en 1825 (_D'un nouveau Complot contre les
-Industriels_), il s'éleva l'un des premiers contre l'industrialisme et
-son triomphe exagéré, contre l'espèce de palme que l'école utilitaire se
-décernait à elle-même. Je n'entre pas dans le point particulier du
-débat, et je n'examine point s'il entendait parfaitement l'idée de
-l'école saint-simonienne du _Producteur_ qu'il avait en vue alors; je
-note seulement qu'il revendiquait la part éternelle des sentiments
-dévoués, des belles choses réputées inutiles, de ce que les Italiens
-appellent _la virtù_.
-
-Aujourd'hui il m'a suffi de donner quelque idée de la nature des
-services littéraires que Beyle nous a rendus. Aux sédentaires comme moi
-(et il y en avait beaucoup alors), il a fait connaître bien des noms,
-bien des particularités étrangères; il a donné des désirs de voir et de
-savoir, et a piqué la curiosité par ses demi-mots. Il a jeté des
-citations familières de ces poètes divins de l'Italie qu'on est honteux
-de ne point savoir par coeur; il avait cette jolie érudition que voulait
-le prince de Ligne, et qui sait les bons endroits. Longtemps je n'ai dû
-qu'à lui (et quand je dis _je_, c'est par modestie, je parle au nom de
-bien du monde) le sentiment italien vif et non solennel, sans sortir de
-ma chambre. Il a réveillé et stimulé tant qu'il a pu le vieux fonds
-français; il a agacé et taquiné la paresse nationale des élèves de
-Fontanes, si Fontanes a eu des élèves. Tel, s'il était sincère,
-conviendrait qu'il lui a dû des aiguillons; on profitait de ses
-épigrammes plus qu'on ne lui en savait gré. Il nous a tous sollicités,
-enfin, de sortir du cercle académique et trop étroitement français, et
-de nous mettre plus ou moins au fait du dehors; il a été un critique,
-non pour le public, mais pour les artistes, mais pour les critiques
-eux-mêmes: Cosaque encore une fois, Cosaque qui pique en courant avec sa
-lance, mais Cosaque ami et auxiliaire, dans son rôle de critique, voilà
-Beyle.
-
-Après le critique, dans Beyle, il faudrait parler du romancier; mais il
-y a quelque chose à dire du rôle qui est peut-être le sien avant tout,
-et de la vocation où il a le plus excellé: Beyle est un guide pénétrant,
-agréable et sûr, en Italie. Des divers ouvrages qu'il a publiés et qui
-sont à emporter en voyage, on peut surtout conseiller ses _Promenades
-dans Rome_; c'est exactement la conversation d'un _cicerone_, homme
-d'esprit et de vrai goût, qui vous indique en toute occasion le beau,
-assez pour que vous le sentiez ensuite de vous-même si vous en êtes
-digne; qui mêle à ce qu'il voit ses souvenirs, ses anecdotes, fait au
-besoin une digression, mais courte, instruit et n'ennuie jamais. En face
-de cette nature «où le climat est le plus grand des artistes», ses
-_Promenades_ ont le mérite de donner la note vive, rapide, élevée;
-lisez-les en voiturin ou sur le pont d'un bateau à vapeur, ou le soir
-après avoir vu ce que l'auteur a indiqué, vous y trouvez l'impression
-vraie, idéale, italienne ou grecque: il a des éclairs de sensibilité
-naturelle et d'attendrissement sincère, qu'il secoue vite, mais qu'il
-communique. Les défauts de Beyle n'en sont plus quand on le prend de la
-sorte à l'état de voyageur et qu'on use de lui pour compagnon. En 1829,
-il avait déjà visité Rome six fois. Nommé, après Juillet 1830, consul à
-Trieste d'abord, puis, sur le refus de l'_exequatur_ par l'Autriche,
-consul à Civita-Vecchia, il était devenu dans les dernières années un
-habitant de Rome. En retournant en Italie après cette Révolution de
-Juillet, il ne l'avait plus retrouvée tout à fait la même: «L'Italie,
-écrivait-il de Civita-Vecchia en décembre 1834, n'est plus comme je l'ai
-adorée en 1815; elle est amoureuse d'une chose qu'elle n'a pas. Les
-beaux-arts, pour lesquels seuls elle est faite, ne sont plus qu'un
-pis-aller: elle est profondément humiliée, dans son amour-propre
-excessif, de ne pas avoir une robe lilas comme ses soeurs aînées la
-France, l'Espagne, le Portugal. Mais, si elle l'avait, elle ne pourrait
-la porter. Avant tout, il faudrait vingt ans de la verge de fer d'un
-Frédéric II pour pendre les assassins et emprisonner les voleurs.» Il
-continua d'aimer l'Italie qui était selon son coeur, l'Italie des arts
-et sans la politique. Il avait coutume de dire que la politique
-intervenant tout à coup dans une conversation agréable et désintéressée,
-ou dans une oeuvre littéraire, «lui faisait l'effet d'un coup de
-pistolet dans un concert». Tous ceux qui sont allés à Rome dans les
-années où il était consul à Civita-Vecchia ont pu connaître Beyle, et la
-plupart ont eu à profiter de ses indications et de ses lumières; ce
-narquois et ce railleur armé d'ironie était le plus obligeant des
-hommes. Il avait beau dire du mal des Français; quand il y avait
-longtemps qu'il n'en avait vu un, et que le nouveau débarqué à
-Civita-Vecchia s'adressait à lui (s'il le trouvait homme d'esprit),
-combien il était heureux de se dédommager de son abstinence forcée par
-des conversations sans fin! Il l'accompagnait à Rome et devenait
-volontiers un cicerone en personne. Dans un voyage que fit en Italie le
-savant M. Victor Le Clerc et dont était le spirituel Ampère, Beyle, qui
-était de la partie pour la campagne romaine, égayait les autres, à
-chaque pas, de ses saillies, et excellait surtout à mettre ses doctes
-compagnons en rapport avec l'esprit des gens du pays: «Le Ciel,
-disait-il, m'a donné le talent de me faire bien venir des paysans.» Sa
-prompte et gaillarde accortise, sa taille déjà ronde et à la Silène, je
-ne sais quel air _satyresque_ qui relevait son propos, tout cela
-réussissait à merveille auprès des vendangeurs, des moissonneurs, des
-jeunes filles qui allaient puiser l'eau aux fontaines de Tivoli comme du
-temps d'Horace. Et ce même homme qui aurait joué au naturel dans un mime
-antique, était celui qui sentait si bien le grand et le sublime sous la
-coupole de Saint-Pierre. Je dis surtout les qualités de l'homme
-distingué dont je parle; personne ne niera, en effet, qu'il n'eût
-celles-là[10].
-
- [10] Quelqu'un a dit de Beyle: «C'est le meilleur des touristes,
- l'homme qui fait le moins l'_Itinéraire à Jérusalem_.»
-
-Ce n'est pas seulement en Italie que Beyle a été un guide, il a donné en
-1838 deux volumes d'un voyage en France sous le titre de _Mémoires d'un
-Touriste_: un commis marchand comme il y en a peu est censé avoir pris
-ces notes dont la suite forme un journal assez varié et amusant. Beyle
-n'y est plus cependant sur son terrain; on l'y sent un peu novice sur
-cette terre gauloise; quand il se met à parler antiquités ou art
-gothique, on s'aperçoit qu'il vient, l'année précédente, de faire un
-tour de France avec M. Mérimée, dont il a profité cette fois et de qui,
-sur ce point, il tient sa leçon. Pourtant, pour qui sait lire, il y a de
-jolies choses comme partout avec lui, et des aperçus d'homme d'esprit
-qui font penser. Par exemple, sur la route de Langres à Dijon, il
-rencontre une petite colline couverte de bois qui, vu le paysage
-d'alentour, est d'un grand effet et enchante le regard: «Quel effet, se
-dit Beyle, ne ferait pas ici le mont Ventoux ou la moindre des montagnes
-méprisées dans les environs de la fontaine de Vaucluse!» Et il continue
-à rêver, à supposer: «Par malheur, se dit-il, il n'y a pas de hautes
-montagnes auprès de Paris: si le Ciel eût donné à ce pays un lac et une
-montagne passables, la littérature française serait bien autrement
-pittoresque. Dans les beaux temps de cette littérature, c'est à peine si
-La Bruyère, qui a parlé de toutes choses, ose dire un mot en passant de
-l'impression profonde qu'une vue comme celle de Pau ou de Cras en
-Dauphiné laisse dans certaines âmes.» Une fois sur le chapitre
-_pittoresque_, songeant surtout aux jardins anglais, Beyle le fait venir
-d'Angleterre comme les bonnes diligences et les bateaux à vapeur: le
-pittoresque littéraire, il l'oublie, nous est surtout venu de Suisse et
-de Rousseau; mais ce qui est joli et fin littérairement, c'est la
-remarque qui suit: «La première trace d'attention aux choses de la
-nature que j'aie trouvée dans les livres qu'on lit, c'est cette rangée
-de saules sous laquelle se réfugie le duc de Nemours, réduit au
-désespoir par la belle défense de la princesse de Clèves.» Même en
-rectifiant et en contredisant ces manières de dire trop exclusives, on
-arrive à des idées qu'on n'aurait pas eues autrement et en suivant le
-grand chemin battu des écrivains ordinaires. Sur Diderot, à propos de
-Langres sa patrie; sur Riouffe, en passant à Dijon où il fut préfet; sur
-les bords ravissants de la Saône en approchant de Lyon; sur l'endroit où
-Rousseau y passa la nuit à la belle étoile en entendant le rossignol;
-sur cet autre endroit où probablement, selon lui, Mme Roland, avant la
-Révolution, avait son petit domaine, Mme Roland que Beyle ne nomme pas
-et qu'il désigne simplement «la femme que je respecte le plus au monde»;
-sur Montesquieu «dont le style est une fête pour l'esprit»; sur une
-foule de sujets familiers ou curieux, il y a de ces riens qui ont du
-prix pour ceux qui préfèrent un mot vif et senti à une phrase ou même à
-une page à l'avance prévue. A la fin du tome II, le Dauphiné est traité
-par l'auteur avec une complaisance particulière: Beyle n'est pas ingrat
-pour sa belle province; il en rappelle toutes les gloires, surtout
-l'illustre Lesdiguières, le représentant et le type du caractère
-dauphinois, brave, fin, et _jamais dupe_. Beyle tient fort à ce dernier
-trait qui est, à lui, sa prétention: «Lesdiguières, ce fin renard,
-dit-il, comme l'appelait le duc de Savoie, habitait ordinairement
-Vizille, et y bâtit un château... Au-dessus de la porte principale, on
-voit sa statue équestre en bronze; c'est un bas-relief. De loin, les
-portraits de Lesdiguières ressemblent à ceux de Louis XIII; mais, en
-approchant, la figure belle et vide du faible fils de Henri IV fait
-place à la physionomie astucieuse et souriante du grand général
-dauphinois, qui fut d'ailleurs un des plus beaux hommes de son temps.»
-Les souvenirs de 1815 et du retour de l'île d'Elbe y sont racontés avec
-détail et avec le feu d'un contemporain et presque d'un témoin: le passé
-chevaleresque y est senti avec noblesse. Sur les bords de l'Isère,
-apercevant les ruines du château Bayard: «Ici naquit Pierre Du Terrail,
-cet homme si simple, dit Beyle, qui, comme le marquis de Posa de
-Schiller, semble appartenir par l'élévation et la sérénité de l'âme à un
-siècle plus avancé que celui où il vécut.» Mais pourquoi, à la page
-suivante, en visitant le château de Tencin, Beyle, venant à nommer le
-cardinal Dubois, tente-t-il en deux mots une réhabilitation qui crie:
-«La France l'admirerait, dit-il de ce cardinal, s'il fût né grand
-seigneur?» Dubois en regard de Bayard! ces disparates et ces désaccords
-d'idées se feront bien plus sentir encore quand Beyle voudra créer pour
-son compte des personnages.
-
-Romancier, Beyle a eu un certain succès. Je viens de relire la plupart
-de ses romans. Le premier en date fut _Armance ou quelques Scènes d'un
-Salon de Paris_, publié en 1827. _Armance_ ne réussit pas et fut peu
-comprise. La duchesse de Duras avait récemment composé d'agréables
-romans ou nouvelles qui avaient été très goûtés dans le grand monde;
-elle avait de plus fait lecture, dans son salon, d'un petit récit non
-publié qui avait pour titre _Olivier_. Cette lecture, plus ou moins
-fidèlement rapportée, excita les imaginations au dehors, et il y eut une
-sorte de concours malicieux sur le sujet qu'on supposait être celui
-d'_Olivier_. Beyle, après Latouche, eut le tort de s'exercer sur ce
-thème impossible à raconter et peu agréable à comprendre. Son Octave,
-jeune homme riche, blasé, ennuyé, d'un esprit supérieur, nous dit-on,
-mais capricieux, inapplicable et ne sachant que faire souffrir ceux dont
-il s'est fait aimer, ne réussit qu'à être odieux et impatientant pour le
-lecteur. Les salons que l'auteur avait en vue n'y sont pas peints avec
-vérité, par la raison très simple que Beyle ne les connaissait pas. Il y
-avait encore sous la Restauration une ligne de démarcation dans le grand
-monde; n'allait pas dans le faubourg Saint-Germain qui voulait; ceux que
-leur naissance n'y installait point tout d'abord n'y étaient pas
-introduits, comme depuis, sur la seule étiquette de leur esprit. M. de
-Balzac et d'autres, à leur heure, n'ont eu qu'à désirer pour y être
-admis: avant 1830 c'était matière à négociations, et, à moins d'être
-d'un certain coin politique, on n'y parvenait pas. Beyle, qui vivait
-dans des salons charmants, littéraires et autres[11], a donc parlé de
-ceux du faubourg Saint-Germain comme on parle d'un pays inconnu où l'on
-se figure des monstres; les personnes particulières qu'il a eues en vue
-(dans le portrait de Mme de Bonnivet, par exemple) ne sont nullement
-ressemblantes; et ce roman, énigmatique par le fond et sans vérité dans
-le détail, n'annonçait nulle invention et nul génie.
-
- [11] Chez Mme Pasta, chez Mlle Schiasetti, des Italiens, celle qui fut
- la grande passion de Victor Jacquemont, chez Mme Ancelot, chez M.
- Cuvier, etc.
-
-_Le Rouge et le Noir_, intitulé ainsi on ne sait trop pourquoi, et par
-un emblème qu'il faut deviner, devait paraître en 1830, et ne fut publié
-que l'année suivante; c'est du moins un roman qui a de l'action. Le
-premier volume a de l'intérêt, malgré la manière et les
-invraisemblances. L'auteur veut peindre les classes et les partis
-d'avant 1830. Il nous offre d'abord la vue d'une jolie petite ville de
-Franche-Comté avec son maire royaliste, homme important, riche,
-médiocrement sot, qui a une jolie femme simple et deux beaux enfants; il
-s'agit pour lui d'avoir un précepteur à domicile, afin de faire pièce à
-un rival de l'endroit dont les enfants n'en ont pas. Le petit précepteur
-qu'on choisit, Julien, fils d'un menuisier, enfant de dix-neuf ans, qui
-sait le latin et qui étudie pour être prêtre, se présente un matin à la
-grille du jardin de M. de Rênal (c'est le nom du maire), avec une
-chemise bien blanche, et portant sous le bras une veste fort propre de
-ratine violette. Il est reçu par Mme de Rênal, un peu étonnée d'abord
-que ce soit là le précepteur que son mari ait choisi pour ses enfants.
-Il arrive que ce petit Julien, être sensible, passionné, nerveux,
-ambitieux, ayant tous les vices d'esprit d'un Jean-Jacques enfant,
-nourrissant l'envie du pauvre contre le riche et du protégé contre le
-puissant, s'insinue, se fait aimer de la mère, ne s'attache en rien aux
-enfants, et ne vise bientôt qu'à une seule chose, faire acte de force et
-de vengeance par vanité et par orgueil en tourmentant cette pauvre femme
-qu'il séduit et qu'il n'aime pas, et en déshonorant ce mari qu'il a en
-haine comme son supérieur. Il y a là une idée. Beyle, au fond, est un
-esprit aristocratique: un jour, à la vue des élections, il s'était
-demandé si cette habitude électorale n'allait pas nous obliger à faire
-la cour aux dernières classes comme en Amérique: «En ce cas,
-s'écrie-t-il, je deviens bien vite aristocrate. Je ne veux faire la cour
-à personne, mais moins encore au peuple qu'au ministre.» Beyle est donc
-très frappé de cette disposition à _faire son chemin_, qui lui semble
-désormais l'unique passion sèche de la jeunesse instruite et pauvre,
-passion qui domine et détourne à son profit les entraînements mêmes de
-l'âge: il la personnifie avec assez de vérité au début dans Julien. Il
-avait pour ce commencement de roman un exemple précis, m'assure-t-on,
-dans quelqu'un de sa connaissance, et, tant qu'il s'y est tenu d'assez
-près, il a pu paraître vrai. La prompte introduction de ce jeune homme
-timide et honteux dans ce monde pour lequel il n'avait pas été élevé,
-mais qu'il convoitait de loin; ce tour de vanité qui fausse en lui tous
-les sentiments, et qui lui fait voir, jusque dans la tendresse touchante
-d'une faible femme, bien moins cette tendresse même qu'une occasion
-offerte pour la prise de possession des élégances et des jouissances
-d'une caste supérieure; cette tyrannie méprisante à laquelle il arrive
-si vite envers celle qu'il devrait servir et honorer; l'illusion
-prolongée de cette fragile et intéressante victime, Mme de Rênal: tout
-cela est bien rendu ou du moins le serait, si l'auteur avait un peu
-moins d'inquiétude et d'épigramme dans la manière de raconter. Le défaut
-de Beyle comme romancier est de n'être venu à ce genre de composition
-que par la critique, et d'après certaines idées antérieures et
-préconçues; il n'a point reçu de la nature ce talent large et fécond
-d'un récit dans lequel entrent à l'aise et se meuvent ensuite, selon le
-cours des choses, les personnages tels qu'on les a créés; il forme ses
-personnages avec deux ou trois idées qu'il croit justes et surtout
-piquantes, et qu'il est occupé à tout moment à rappeler. Ce ne sont pas
-des êtres vivants, mais des automates ingénieusement construits; on y
-voit, presque à chaque mouvement, les ressorts que le mécanicien
-introduit et touche par le dehors. Dans le cas présent, dans _le Rouge
-et le Noir_, Julien, avec les deux ou trois idées fixes que lui a
-données l'auteur, ne paraît plus bientôt qu'un petit monstre odieux,
-impossible, un scélérat qui ressemble à un Robespierre jeté dans la vie
-civile et dans l'intrigue domestique: il finit en effet par l'échafaud.
-Le tableau des partis et des cabales du temps, que l'auteur a voulu
-peindre, manque aussi de cette suite et de cette modération dans le
-développement qui peuvent seules donner idée d'un vrai tableau de
-moeurs. Le dirai-je? avoir trop vu l'Italie, avoir trop compris le XVe
-siècle romain ou florentin, avoir trop lu Machiavel, son _Prince_ et sa
-vie de l'habile tyran Castruccio, a nui à Beyle pour comprendre la
-France et pour qu'il pût lui présenter de ces tableaux dans les justes
-conditions qu'elle aime et qu'elle applaudit. Parfaitement honnête homme
-et homme d'honneur dans son procédé et ses actions, il n'avait pas, en
-écrivant, la même mesure morale que nous; il voyait de l'hypocrisie là
-où il n'y a qu'un sentiment de convenance légitime et une observation de
-la nature raisonnable et honnête, telle que nous la voulons retrouver
-même à travers les passions.
-
-Dans les nouvelles ou romans qui ont des sujets italiens, il a mieux
-réussi. Pendant son séjour dans l'État romain, tout en faisant des
-fouilles et en déterrant des vases noirs «qui ont 2700 ans, à ce qu'ils
-disent (je doute là, comme ailleurs, ajoutait-il)», il avait mis ses
-économies à acheter le droit de faire des copies dans des archives de
-famille gardées avec une jalousie extrême, et d'autant plus grande que
-les possesseurs ne savaient pas lire: «J'ai donc, disait-il, huit
-volumes in-folio (mais à page écrite d'un seul côté) parfaitement vrais,
-écrits par les contemporains en demi-jargon. Quand je serai de nouveau
-pauvre diable, vivant au quatrième étage, je traduirai cela
-_fidèlement_; la fidélité, suivant moi, en fait tout le mérite.» Il se
-demandait s'il pourrait intituler ce recueil: «_Historiettes romaines,
-fidèlement traduites des récits écrits par les contemporains, de 1400 à
-1650_.» Son scrupule (car il en avait comme puriste) était de savoir si
-l'on pouvait dire _historiette_ d'un récit tragique. _L'Abbesse de
-Castro_, publiée d'abord dans la _Revue des Deux Mondes_ (février et
-mars 1839), appartenait probablement à cette série d'historiettes
-sombres et sanglantes. L'auteur ou le traducteur se plaît à trouver dans
-l'amour d'Hélène pour Jules Branciforte un de ces _amours passionnés_
-qui n'existent plus, selon lui, en 1838, et qu'on trouverait fort
-ridicules si on les rencontrait; amours «qui se nourrissent de grands
-sacrifices, ne peuvent subsister qu'environnés de mystère, et se
-trouvent toujours voisins des plus affreux malheurs». Beyle cherche
-ainsi dans le roman une pièce à l'appui de son ancienne et constante
-théorie, qui lui avait fait dire: «L'amour est une fleur délicieuse,
-mais il faut avoir le courage d'aller la cueillir sur les bords d'un
-précipice affreux.» Ce genre brigand et ce genre romain est bien saisi
-dans _l'Abbesse de Castro_; cependant on sent que, littérairement, cela
-devient un genre comme un autre, et qu'il n'en faut pas abuser. Dans une
-autre nouvelle de lui, _San Francesco a Ripa_, imprimée depuis sa mort
-(_Revue des Deux Mondes_, 1er juillet 1847), je trouve encore une
-historiette de passion romaine, dont la scène est, cette fois, au
-commencement du XVIIIe siècle; la jalousie d'une jeune princesse du pays
-s'y venge de la légèreté d'un Français infidèle et galant: le récit y
-est vif, cru et brusqué. Il y a profusion, à la fin, de balles et de
-coups de tromblon qui tuent l'infidèle ainsi que son valet de chambre:
-«ils étaient percés de plus de vingt balles chacun,» tant on avait peur
-de manquer le maître. Dans le genre plus classique de Didon et d'Ariane,
-dans les romans du ton et de la couleur de _la Princesse de Clèves_, on
-prodigue moins les balles et les coups mortels, on a les plaintes du
-monologue, les pensées délicates, les nuances du sentiment; quand on a
-poussé à bout l'un des genres, on passe volontiers à l'autre pour se
-remettre en goût; mais, abus pour abus, un certain excès poétique de
-tendresse et d'effusion dans le langage est encore celui dont on se
-lasse le moins.
-
-_La Chartreuse de Parme_ (1839) est de tous les romans de Beyle celui
-qui a donné à quelques personnes la plus grande idée de son talent dans
-ce genre. Le début est plein de grâce et d'un vrai charme. On y voit
-Milan depuis 1796, époque de la première campagne d'Italie, jusqu'en
-1813, la fin des beaux jours de la Cour du prince Eugène. C'est une idée
-heureuse que celle de ce jeune Fabrice, enthousiaste de la gloire, qui,
-à la nouvelle du débarquement de Napoléon en 1815, se sauve de chez son
-père avec l'agrément de sa mère et de sa tante pour aller combattre en
-France sous les aigles reparues. Son odyssée bizarre a pourtant beaucoup
-de naturel; il existe en anglais un livre qui a donné à Beyle son idée:
-ce sont les _Mémoires d'un soldat du 71e régiment_ qui a assisté à la
-bataille de Vittoria sans y rien comprendre, à peu près comme Fabrice
-assiste à celle de Waterloo en se demandant après si c'est bien à une
-bataille qu'il s'est trouvé et s'il peut dire qu'il se soit réellement
-battu. Beyle a combiné avec les souvenirs de sa lecture d'autres
-souvenirs personnels de sa jeunesse, quand il partait à cheval de Genève
-pour assister à la bataille de Marengo. J'aime beaucoup ce commencement;
-je n'en dirai pas autant de ce qui suit. Le roman est moins un roman que
-des Mémoires sur la vie de Fabrice et de sa tante, Mme de Pietranera,
-devenue duchesse de Sanseverina. La morale italienne, dont Beyle abuse
-un peu, est décidément trop loin de la nôtre. Fabrice, d'après ses
-débuts et son éclair d'enthousiasme en 1815, pouvait devenir un de ces
-Italiens distingués, de ces libéraux aristocrates, nobles amis d'une
-régénération peut-être impossible, mais tenant par leurs voeux, par
-leurs études et par la générosité de leurs désirs, à ce qui nous élève
-en idée et à ce que nous comprenons (Santa-Rosa, Cesare Balbo, Capponi).
-Mais Beyle, en posant ainsi son héros, aurait eu trop peur de retomber
-dans le lieu commun d'en deçà des Alpes. Il a fait de Fabrice un Italien
-de pur sang, tel qu'il le conçoit, destiné sans vocation à devenir
-archevêque, bientôt coadjuteur, médiocrement et mollement spirituel,
-libertin, faible (lâche, on peut dire), courant chaque matin à la chasse
-du bonheur ou du plaisir, amoureux d'une Marietta, comédienne de
-campagne, s'affichant avec elle sans honte, sans égards pour lui-même et
-pour son état, sans délicatesse pour sa famille et pour cette tante qui
-l'aime trop. Je sais bien que Beyle a posé en principe qu'un Italien pur
-ne ressemble en rien à un Français et n'a pas de vanité, qu'il ne feint
-pas l'amour quand il ne le ressent pas, qu'il ne cherche ni à plaire, ni
-à étonner, ni à paraître, et qu'il se contente d'être lui-même en
-liberté; mais ce que Fabrice est et paraît dans presque tout le roman,
-malgré son visage et sa jolie tournure, est fort laid, fort plat, fort
-vulgaire; il ne se conduit nulle part comme un homme, mais comme un
-animal livré à ses appétits, ou un enfant libertin qui suit ses
-caprices. Aucune morale, aucun principe d'honneur: il est seulement
-déterminé à ne pas simuler de l'amour quand il n'en a pas; de même qu'à
-la fin, quand cet amour lui est venu pour Clélia, la fille du triste
-général Fabio Conti, il y sacrifiera tout, même la délicatesse et la
-reconnaissance envers sa tante. Beyle, dans ses écrits antérieurs, a
-donné une définition de l'_amour passionné_ qu'il attribue presque en
-propre à l'Italien et aux natures du Midi: Fabrice est un personnage à
-l'appui de sa théorie; il le fait sortir chaque matin à la recherche de
-cet amour, et ce n'est que tout à la fin qu'il le lui fait éprouver;
-celui-ci alors y sacrifie tout, comme du reste il faisait précédemment
-au plaisir. Les jolies descriptions de paysage, les vues si bien
-présentées du lac de Côme et de ses environs, ne sauraient par leur
-cadre et leur reflet ennoblir un personnage si peu digne d'intérêt, si
-peu formé pour l'honneur, et si prêt à tout faire, même à assassiner,
-pour son utilité du moment et sa passion. Il y a un moment où Fabrice
-tue quelqu'un, en effet; il est vrai que, cette fois, c'est à son corps
-défendant. Il se bat d'une manière assez ignoble sur la grande route
-avec un certain Giletti, comédien et protecteur de la Marietta dont
-Fabrice est l'ami de choix. S'il fallait discuter la vraisemblance de
-l'action dans le roman, on pourrait se demander comment il se fait que
-cet accident de grande route ait une si singulière influence sur la
-destinée future de Fabrice; on demanderait pourquoi celui-ci, ami (ou
-qui peut se croire tel) du prince de Parme et de son premier ministre,
-coadjuteur et très en crédit dans ce petit État, prend la fuite comme un
-malfaiteur, parce qu'il lui est arrivé de tuer devant témoins, en se
-défendant, un comédien de bas étage qui l'a menacé et attaqué le
-premier. La conduite de Fabrice, sa fuite extravagante, et les
-conséquences que l'auteur en a tirées, seraient inexplicables si l'on
-cherchait, je le répète, la vraisemblance et la suite dans ce roman, qui
-n'est guère d'un bout à l'autre (j'en excepte le commencement) qu'une
-spirituelle mascarade italienne. Les scènes de passion, dont
-quelques-unes sont assez belles, entre la duchesse tante de Fabrice et
-la jeune Clélia, ne rachètent qu'à demi ces impossibilités qui sautent
-aux yeux et qui heurtent le bon sens. La part de vérité de détail, qui
-peut y être mêlée, ne me fera jamais prendre ce monde-là pour autre
-chose que pour un monde de fantaisie, fabriqué tout autant qu'observé
-par un homme de beaucoup d'esprit qui fait, à sa manière, du marivaudage
-italien. L'affectation et la grimace du genre se marquent de plus en
-plus en avançant. Au sortir de cette lecture, j'ai besoin de relire
-quelque roman tout simple et tout uni, d'une bonne et large nature
-humaine, où les tantes ne soient pas éprises de leurs neveux, où les
-coadjuteurs ne soient pas aussi libertins et aussi hypocrites que Retz
-pouvait l'être dans sa jeunesse, et beaucoup moins spirituels; où
-l'empoisonnement, la tromperie, les lettres anonymes, toutes les
-noirceurs, ne soient pas les moyens ordinaires et acceptés comme
-indifférents; où, sous prétexte d'être simple et de fuir l'effet, on ne
-me jette pas dans des complications incroyables et dans mille dédales
-plus effrayants et plus tortueux que ceux de l'antique Crète.
-
-Depuis que Beyle taquine la France et les sentiments que nous portons
-dans notre littérature et dans notre société, il m'a pris plus d'une
-fois envie de la défendre. Une de ses grandes théories, et d'après
-laquelle il a écrit ensuite ses romans, c'est qu'en France l'amour est à
-peu près inconnu; l'amour digne de ce nom, comme il l'entend,
-l'_amour-passion_ et maladie, qui, de sa nature, est quelque chose de
-tout à fait à part, comme l'est la cristallisation dans le règne minéral
-(la comparaison est de lui): mais quand je vois ce que devient sous la
-plume de Beyle et dans ses récits cet amour-passion chez les êtres qu'il
-semble nous proposer pour exemple, chez Fabrice quand il est atteint
-finalement, chez l'abbesse de Castro, chez la princesse Campobasso, chez
-Mina de Wangel (autre nouvelle de lui), j'en reviens à aimer et à
-honorer l'amour à la française, mélange d'attrait physique sans doute,
-mais aussi de goût et d'inclination morale, de galanterie délicate,
-d'estime, d'enthousiasme, de raison même et d'esprit, un amour où il
-reste un peu de sens commun, où la société n'est pas oubliée
-entièrement, où le devoir n'est pas sacrifié à l'aveugle et ignoré.
-Pauline, dans Corneille, me représente bien l'idéal de cet amour, où il
-entre des sentiments divers, et où l'élévation et l'honneur se font
-entendre. On en trouverait, en descendant, d'autres exemples compatibles
-avec l'agrément et une certaine décence dans la vie, amour ou liaison,
-ou attachement respectueux et tendre, peu importe le nom[12].
-L'amour-passion, tel que me l'ont peint dans Médée, dans Phèdre ou dans
-Didon, des chantres immortels, est touchant à voir grâce à eux, et j'en
-admire le tableau: mais cet amour-passion, devenu systématique chez
-Beyle, m'impatiente; cette espèce de maladie animale, dont Fabrice est
-l'idéal à la fin de sa carrière, est fort laide et n'a rien d'attrayant
-dans sa conclusion hébétée. Quand on a lu cela, on revient tout
-naturellement, ce me semble, en fait de compositions romanesques, au
-genre français, ou du moins à un genre qui soit large et plein dans sa
-veine; on demande une part de raison, d'émotion saine, et une simplicité
-véritable telle que l'offrent l'histoire des _Fiancés_ de Manzoni, tout
-bon roman de Walter Scott, ou une adorable et vraiment simple nouvelle
-de Xavier de Maistre. Le reste n'est que l'ouvrage d'un homme d'esprit
-qui se fatigue à combiner et à lier des paradoxes d'analyse piquants et
-imprévus, auxquels il donne des noms d'hommes; mais les personnages
-n'ont point pris véritablement naissance dans son imagination ou dans
-son coeur, et ils ne vivent pas.
-
- [12] J'aime à me représenter cet amour français ou cette amitié
- tendre, dans ses diversités de nuances, par les noms de Mme de La
- Fayette, de Mme de Caylus, de Mme d'Houdetot, de Mme d'Épinay, de
- Mme de Beaumont, de Mme de Custine; jamais la grâce n'y est absente.
-
-On voit combien je suis loin, à l'égard de _la Chartreuse_ de Beyle, de
-partager l'enthousiasme de M. de Balzac. Celui ci a tout simplement
-parlé de Beyle romancier comme il aurait aimé à ce qu'on parlât de
-lui-même: mais lui, du moins, il avait la faculté de concevoir d'un jet
-et de faire vivre certains êtres qu'il lançait ensuite dans son monde
-réel ou fantastique et qu'on n'oubliait plus. Il a fort loué dans _la
-Chartreuse_ le personnage du comte de Mosca, le ministre homme d'esprit
-d'un petit État despotique, et dans lequel il avait cru voir un portrait
-ressemblant du prince de Metternich: Beyle n'y avait jamais pensé. On ne
-peut d'ailleurs se ressembler moins que Beyle et M. de Balzac. Ce
-dernier était aussi confiant que l'autre l'était peu; Beyle était
-toujours en garde contre le sot, et craignait tout ce qui eût laissé
-percé la vanité. Il songeait sans cesse au ridicule et à n'y pas prêter,
-et M. de Balzac n'en avait pas même le sentiment. Lorsque M. de Balzac
-fit sur Beyle, à propos de _la Chartreuse_, l'article inséré dans les
-_Lettres parisiennes_, Beyle, à la fin de sa réponse datée de
-Civita-Vecchia (octobre 1840), et après des remerciements confus pour
-cette bombe outrageuse d'éloges à laquelle il s'attendait si peu, lui
-disait: «Cet article étonnant, tel que jamais écrivain ne le reçut d'un
-autre, je l'ai lu, j'ose maintenant vous l'avouer, _en éclatant de
-rire_. Toutes les fois que j'arrivais à une louange un peu forte, et
-j'en rencontrais à chaque pas, je voyais la mine que feraient mes amis
-en le lisant[13].»
-
- [13] L'anecdote qu'on va lire est authentique, et je la tiens
- d'original: «On sait que Balzac admirait Beyle à la folie pour sa
- _Chartreuse de Parme_ et qu'il l'a loué à mort dans sa _Revue
- Parisienne_. Beyle, vers ce temps, revenait de Rome, de
- Civita-Vecchia, à Paris, et dans le premier moment, craignant le
- ridicule, il fut tout confus d'un pareil éloge si exorbitant: il ne
- savait où se cacher. Cependant il vit Balzac et ne lui sut pas
- mauvais gré d'avoir été ainsi bombardé grand homme. Vers ce temps,
- Beyle vendait à la _Revue des Deux Mondes_ une série de nouvelles
- italiennes qu'il se proposait de faire et dont il n'y eut qu'une ou
- deux d'achevées. Il reçut pour cela la somme de 3.000 francs. Or, à
- sa mort, on trouva dans ses papiers la preuve que ces 3.000 francs
- avaient été donnés ou prêtés par lui à Balzac qui fut ainsi payé de
- son éloge: un service d'argent contre un service d'amour-propre. M.
- Colomb, ami intime de Beyle, et qui eut à mettre en ordre ses
- papiers, a lui-même certifié le fait.»--Et moi je n'ajouterai qu'un
- mot qui est celui du poète de la _Métromanie_:
-
- Ce mélange de gloire et de gain m'importune!
-
-Tous deux ne différaient pas moins par la manière dont ils concevaient
-la forme et le style, ou la façon de s'exprimer. Sur ce point, M. de
-Balzac croyait n'en avoir jamais fait assez. Dans ses _Mémoires d'un
-Touriste_, Beyle, passant dans je ne sais quelle ville de Bourgogne, a
-dit: «J'ai trouvé dans ma chambre un volume de M. de Balzac, c'est
-_l'Abbé Biroteau_ de Tours. Que j'admire cet auteur! qu'il a bien su
-énumérer les malheurs et petitesses de la province! Je voudrais un style
-plus simple: mais, dans ce cas, les provinciaux l'achèteraient-ils? Je
-suppose qu'il fait ses romans en deux temps; d'abord raisonnablement,
-puis il les habille en beau style néologique, avec les _patiments_ de
-l'âme, _il neige dans mon coeur_, et autres belles choses.» De son côté,
-M. de Balzac trouvait qu'il manquait quelque chose au style de Beyle, et
-nous le trouvons aussi. Celui-ci dictait ou griffonnait comme il
-causait; quand il voulait corriger ou retoucher, il refaisait autrement,
-et recommençait à tout hasard pour la seconde ou troisième fois, sans
-mieux faire nécessairement que la première. Ce qu'il n'avait pas saisi
-du premier mot, il ne l'atteignait pas, il ne le réparait pas. Son
-style, en appuyant, n'éclaircit pas sa pensée; il se faisait des idées
-singulières des écrivains proprement dits: «Quand je me mets à écrire,
-disait-il, je ne songe plus à mon _beau idéal_ littéraire; je suis
-assiégé par des idées que j'ai besoin de noter. Je suppose que M.
-Villemain est assiégé par des formes de phrases; et, ce qu'on appelle un
-poète, M. Delille ou Racine, par des formes de vers. Corneille était
-agité par des formes de réplique.» Enfin il se donne bien de la peine
-pour s'expliquer une chose très simple; il n'était pas de ceux à qui
-l'image arrive dans la pensée, ou chez qui l'émotion lyrique, éloquente,
-éclate et jaillit par places dans un développement naturel et
-harmonieux. L'étude première n'avait rien fait chez lui pour suppléer à
-ce défaut; il n'avait pas eu de maître, ni ce professeur de rhétorique
-qu'il est toujours bon d'avoir eu, dût-on s'insurger plus tard contre
-lui. Il sentait bien, malgré la théorie qu'il s'était faite, que quelque
-chose lui manquait. En paraissant mépriser le style, il en était très
-préoccupé.
-
-En critiquant ainsi avec quelque franchise les romans de Beyle, je suis
-loin de le blâmer de les avoir écrits. S'il se peut faire encore des
-chefs-d'oeuvre, ce n'est qu'en osant derechef tenter la carrière, au
-risque de s'exposer à rester en chemin par bien des oeuvres incomplètes.
-Beyle eut ce genre de courage. En 1825, il y avait une école ultra
-critique et toute raisonneuse qui posait ceci en principe: «Notre siècle
-_comprendra_ les chefs-d'oeuvre, mais n'en _fera_ pas. Il y a des
-époques d'artistes, il en est d'autres qui ne produisent que des gens
-d'esprit, d'infiniment d'esprit si vous voulez.» Beyle répondait à cette
-théorie désespérante dans une lettre insérée au _Globe_ le 31 mars 1825:
-
- «Pour être artiste après les La Harpe, il faut un courage de fer. Il
- faut encore moins songer aux critiques qu'un jeune officier de
- dragons, chargeant avec sa compagnie, ne songe à l'hôpital et aux
- blessures. C'est le manque absolu de ce _courage_ qui cloue dans la
- médiocrité tous nos pauvres poètes. Il faut écrire pour se faire
- plaisir à soi-même, écrire comme je vous écris cette lettre; l'idée
- m'en est venue, et j'ai pris un morceau de papier. C'est faute de
- _courage_ que nous n'avons plus d'artistes. Nierez-vous que Canova et
- Rossini ne soient de grands artistes? Peu d'hommes ont plus méprisé
- les critiques. Vers 1785, il n'y avait peut-être pas un amateur à Rome
- qui ne trouvât ridicules les ouvrages de Canova, etc.»
-
-Toutes les fois que Beyle a eu une idée, il a donc pris un morceau de
-papier, et il a écrit, sans s'inquiéter du qu'en dira-t-on, et sans
-jamais mendier d'éloges: un vrai galant homme en cela. Ses romans sont
-ce qu'ils peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires; ils sont comme sa
-critique, surtout à l'usage de ceux qui en font; ils donnent des idées
-et ouvrent bien des voies. Entre toutes ces pistes qui s'entre-croisent,
-peut-être l'homme de talent dans le genre trouvera la sienne.
-
-Plusieurs écrivains dans ces derniers temps, et après M. de Balzac, se
-sont occupés de Beyle, de sa vie, de son caractère et de ses oeuvres: M.
-Arnould Frémy, M. Paulin Limayrac, M. Charles Monselet, ont parlé de lui
-tour à tour; il y a à s'instruire sur son compte à leurs discussions et
-à leurs spirituelles analyses; mais s'ils me permettent de le dire, pour
-juger au net de cet esprit assez compliqué et ne se rien exagérer dans
-aucun sens, j'en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de
-mes propres impressions et souvenirs, à ce que m'en diront ceux qui
-l'ont connu en ses bonnes années et à ses origines, à ce qu'en dira M.
-Mérimée, M. Ampère, à ce que m'en dirait Jacquemont s'il vivait, ceux en
-un mot qui l'ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première.--Au
-physique, et sans être petit, il eut de bonne heure la taille forte et
-ramassée, le cou court et sanguin; son visage plein s'encadrait de
-favoris et de cheveux bruns frisés, artificiels vers la fin; le front
-était beau, le nez retroussé et quelque peu à la kalmouck; la lèvre
-inférieure avançait légèrement et s'annonçait pour moqueuse. L'oeil
-assez petit, mais très vif, sous une voûte sourcilière prononcée, était
-fort joli dans le sourire. Jeune, il avait eu un certain renom dans les
-bals de la cour par la beauté de sa jambe, ce qu'on remarquait alors. Il
-avait la main petite et fine, dont il était fier. Il devint lourd et
-apoplectique dans ses dernières années, mais il était fort soigneux de
-dissimuler, même à ses amis, les indices de décadence. Il mourut
-subitement à Paris, où il était en congé, le 23 mars 1842, âgé de
-cinquante-neuf ans. En continuant littérairement avec originalité et
-avec une sorte d'invention la postérité française des Chamfort, des
-Rulhière, de ces hommes d'esprit qu'il rappelle par plus d'un trait ou
-d'une malice, Beyle avait au fond une droiture et une sûreté dans les
-rapports intimes qu'il ne faut jamais oublier de reconnaître quand on
-lui a dit d'ailleurs ses vérités.
-
-
-
-
-DE L'AMOUR
-
-LIVRE PREMIER
-
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-De l'amour.
-
-
-Je cherche à me rendre compte de cette passion dont tous les
-développements sincères ont un caractère de beauté.
-
-Il y a quatre amours différents:
-
-1º L'amour-passion, celui de la Religieuse portugaise, celui d'Héloïse
-pour Abélard, celui du capitaine de Vésel, du gendarme de Cento[14].
-
- [14] Les amis de M. Beyle lui ont demandé souvent qui étaient ce
- capitaine et ce gendarme; il répondait qu'il avait oublié leur
- histoire. P. M.
-
-2º L'amour-goût, celui qui régnait à Paris vers 1760, et que l'on trouve
-dans les mémoires et romans de cette époque, dans Crébillon, Lauzun,
-Duclos, Marmontel, Chamfort, Mme d'Épinay, etc., etc.
-
-C'est un tableau où, jusqu'aux ombres, tout doit être couleur de rose,
-où il ne doit entrer rien de désagréable sous aucun prétexte et sous
-peine de manquer d'usage, de bon ton, de délicatesse, etc. Un homme bien
-né sait d'avance tous les procédés qu'il doit avoir et rencontrer dans
-les diverses phases de cet amour; rien n'y étant passion et imprévu, il
-a souvent plus de délicatesse que l'amour véritable, car il a toujours
-beaucoup d'esprit; c'est une froide et jolie miniature comparée à un
-tableau des Carraches; et, tandis que l'amour-passion nous emporte au
-travers de tous nos intérêts, l'amour-goût sait toujours s'y conformer.
-Il est vrai que, si l'on ôte la vanité à ce pauvre amour, il en reste
-bien peu de chose; une fois privé de vanité, c'est un convalescent
-affaibli qui peut à peine se traîner.
-
-3º L'amour physique.
-
-A la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fuit dans le
-bois. Tout le monde connaît l'amour fondé sur ce genre de plaisir;
-quelque sec et malheureux que soit le caractère, on commence par là à
-seize ans.
-
-4º L'amour de vanité.
-
-L'immense majorité des hommes, surtout en France, désire et a une femme
-à la mode, comme on a un joli cheval, comme chose nécessaire au luxe
-d'un jeune homme. La vanité plus ou moins flattée, plus ou moins piquée,
-fait naître des transports. Quelquefois il y a l'amour physique, et
-encore pas toujours; souvent il n'y a pas même le plaisir physique. Une
-duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois, disait la duchesse
-de Chaulnes; et les habitués de la cour de cet homme juste, le roi Louis
-de Hollande, se rappellent encore avec gaieté une jolie femme de la Haye
-qui ne pouvait se résoudre à ne pas trouver charmant un homme qui était
-duc ou prince. Mais, fidèle au principe monarchique, dès qu'un prince
-arrivait à la cour, on renvoyait le duc: elle était comme la décoration
-du corps diplomatique.
-
-Le cas le plus heureux de cette plate relation est celui où le plaisir
-physique est augmenté par l'habitude. Les souvenirs la font alors
-ressembler un peu à l'amour; il y a la pique d'amour-propre et la
-tristesse quand on est quitté; et, les idées de roman vous prenant à la
-gorge, on croit être amoureux et mélancolique, car la vanité aspire à se
-croire une grande passion. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'à quelque genre
-d'amour que l'on doive les plaisirs, dès qu'il y a exaltation de l'âme,
-ils sont vifs et leur souvenir entraînant; et dans cette passion, au
-contraire de la plupart des autres, le souvenir de ce que l'on a perdu
-paraît toujours au-dessus de ce qu'on peut attendre de l'avenir.
-
-Quelquefois, dans l'amour de vanité, l'habitude ou le désespoir de
-trouver mieux produit une espèce d'amitié, la moins aimable de toutes
-les espèces; elle se vante de sa _sûreté_, etc.[15].
-
- [15] Dialogue connu de Pont de Veyle avec Mme du Deffant, au coin du
- feu.
-
-Le plaisir physique, étant dans la nature, est connu de tout le monde,
-mais n'a qu'un rang subordonné aux yeux des âmes tendres et passionnées.
-Si elles ont des ridicules dans le salon, si souvent les gens du monde,
-par leurs intrigues, les rendent malheureuses, en revanche elles
-connaissent des plaisirs à jamais inaccessibles aux coeurs qui ne
-palpitent que pour la vanité ou pour l'argent.
-
-Quelques femmes vertueuses et tendres n'ont presque pas d'idée des
-plaisirs physiques; elles s'y sont rarement exposées, si l'on peut
-parler ainsi, et même alors les transports de l'amour-passion ont
-presque fait oublier les plaisirs du corps.
-
-Il est des hommes victimes et instruments d'un orgueil infernal, d'un
-orgueil à l'Alfieri. Ces gens, qui peut-être sont cruels, parce que,
-comme Néron, ils tremblent toujours, jugeant tous les hommes d'après
-leur propre coeur, ces gens, dis-je, ne peuvent atteindre au plaisir
-physique qu'autant qu'il est accompagné de la plus grande jouissance
-d'orgueil possible, c'est-à-dire qu'autant qu'ils exercent des cruautés
-sur la compagne de leurs plaisirs. De là les horreurs de _Justine_. Ces
-hommes ne trouvent pas à moins le sentiment de la sûreté.
-
-Au reste, au lieu de distinguer quatre amours différents, on peut fort
-bien admettre huit ou dix nuances. Il y a peut-être autant de façons de
-sentir parmi les hommes que de façons de voir; mais ces différences dans
-la nomenclature ne changent rien aux raisonnements qui suivent. Tous les
-amours qu'on peut voir ici-bas naissent, vivent et meurent, ou s'élèvent
-à l'immortalité, suivant les mêmes lois[16].
-
- [16] Ce livre est traduit librement d'un manuscrit italien de M. Lisio
- Visconti, jeune homme de la plus haute distinction, qui vient de
- mourir à Volterre, sa patrie. Le jour de sa mort imprévue, il permit
- au traducteur de publier son essai sur l'Amour, s'il trouvait moyen
- de le réduire à une forme honnête.
-
- Castel Fiorentino, 10 juin 1819.
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-De la naissance de l'amour.
-
-
-Voici ce qui se passe dans l'âme:
-
-1º L'admiration.
-
-2º On se dit: «Quel plaisir de lui donner des baisers, d'en recevoir!
-etc.»
-
-3º L'espérance.
-
-On étudie les perfections; c'est à ce moment qu'une femme devrait se
-rendre, pour le plus grand plaisir physique possible. Même chez les
-femmes les plus réservées, les yeux rougissent au moment de l'espérance;
-la passion est si forte, le plaisir si vif, qu'il se trahit par des
-signes frappants.
-
-4º L'amour est né.
-
-Aimer, c'est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir par tous les sens,
-et d'aussi près que possible, un objet aimable et qui nous aime.
-
-5º La première cristallisation[17] commence.
-
- [17] Voir, pour plus ample explication de ce mot, le _Rameau de
- Salzbourg_ (fragment inédit), à la fin du volume.
-
-On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de
-laquelle on est sûr; on se détaille tout son bonheur avec une
-complaisance infinie. Cela se réduit à s'exagérer une propriété superbe,
-qui vient de nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la
-possession de laquelle on est assuré.
-
-Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures, et
-voici ce que vous trouverez.
-
-Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées
-de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver; deux ou trois mois
-après, on le retire couvert de cristallisations brillantes: les plus
-petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une
-mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et
-éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.
-
-Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui
-tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de
-nouvelles perfections.
-
-Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers à Gênes, sur le
-bord de la mer, durant les jours brûlants de l'été: quel plaisir de
-goûter cette fraîcheur avec elle!
-
-Un de vos amis se casse le bras à la chasse: quelle douceur de recevoir
-les soins d'une femme qu'on aime! Être toujours avec elle et la voir
-sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur; et vous partez
-du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique bonté de
-votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la
-voir dans ce qu'on aime.
-
-Ce phénomène, que je me permets d'appeler la _cristallisation_, vient de
-la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le
-sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les
-perfections de l'objet aimé, et de l'idée: elle est à moi. Le sauvage
-n'a pas le temps d'aller au delà du premier pas. Il a du plaisir, mais
-l'activité de son cerveau est employée à suivre le daim qui fuit dans la
-forêt, et avec la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite,
-sous peine de tomber sous la hache de son ennemi.
-
-A l'autre extrémité de la civilisation, je ne doute pas qu'une femme
-tendre n'arrive à ce point, de ne trouver le plaisir physique qu'auprès
-de l'homme qu'elle aime[18]. C'est le contraire du sauvage. Mais, parmi
-les nations civilisées, la femme a du loisir, et le sauvage est si près
-de ses affaires, qu'il est obligé de traiter sa femelle comme une bête
-de somme. Si les femelles de beaucoup d'animaux sont plus heureuses,
-c'est que la subsistance des mâles est plus assurée.
-
- [18] Si cette particularité ne se présente pas chez l'homme, c'est
- qu'il n'a pas la pudeur à sacrifier pour un instant.
-
-Mais quittons les forêts pour revenir à Paris. Un homme passionné voit
-toutes les perfections dans ce qu'il aime; cependant l'attention peut
-encore être distraite, car l'âme se rassasie de tout ce qui est
-uniforme, même du bonheur parfait[19].
-
- [19] Ce qui veut dire que la même nuance d'existence ne donne qu'un
- instant de bonheur parfait; mais la manière d'être d'un homme
- passionné change dix fois par jour.
-
-Voici ce qui survient pour fixer l'attention:
-
-6º Le doute naît.
-
-Après que dix ou douze regards, ou toute autre série d'actions qui
-peuvent durer un moment comme plusieurs jours, ont d'abord donné et
-ensuite confirmé les espérances, l'amant, revenu de son premier
-étonnement, et s'étant accoutumé à son bonheur, ou guidé par la théorie
-qui, toujours basée sur les cas les plus fréquents, ne doit s'occuper
-que des femmes faciles, l'amant, dis-je, demande des assurances plus
-positives et veut pousser son bonheur.
-
-On lui oppose de l'indifférence[20], de la froideur ou même de la
-colère, s'il montre trop d'assurance; en France, une nuance d'ironie qui
-semble dire: «Vous vous croyez plus avancé que vous ne l'êtes.» Une
-femme se conduit ainsi, soit qu'elle se réveille d'un moment d'ivresse
-et obéisse à la pudeur, qu'elle tremble d'avoir enfreinte, soit
-simplement par prudence ou par coquetterie.
-
- [20] Ce que les romans du XVIIe siècle appelaient le _coup de foudre_,
- qui décide du destin du héros et de sa maîtresse, est un mouvement
- de l'âme qui, pour avoir été gâté par un nombre infini de
- barbouilleurs, n'en existe pas moins dans la nature; il provient de
- l'impossibilité de cette manoeuvre défensive. La femme qui aime
- trouve trop de bonheur dans le sentiment qu'elle éprouve pour
- pouvoir réussir à feindre; ennuyée de la prudence, elle néglige
- toute précaution et se livre en aveugle au bonheur d'aimer. La
- défiance rend le coup de foudre impossible.
-
-L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait; il devient
-sévère sur les raisons d'espérer qu'il a cru voir.
-
-Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, _il les trouve
-anéantis_. La crainte d'un affreux malheur le saisit, et avec elle
-l'attention profonde.
-
-7º Seconde cristallisation.
-
-Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des
-confirmations à cette idée:
-
-Elle m'aime.
-
-A chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance des doutes,
-après un moment de malheur affreux, l'amant se dit: Oui, elle m'aime; et
-la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes; puis le
-doute à l'oeil hagard s'empare de lui, et l'arrête en sursaut. Sa
-poitrine oublie de respirer; il se dit: Mais est-ce qu'elle m'aime? Au
-milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant
-sent vivement: Elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde
-peut me donner.
-
-C'est l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin sur l'extrême bord
-d'un précipice affreux, et touchant de l'autre main le bonheur parfait,
-qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la
-première.
-
-L'amant erre sans cesse entre ces trois idées:
-
-1º Elle a toutes les perfections;
-
-2º Elle m'aime;
-
-3º Comment faire pour obtenir d'elle la plus grande preuve d'amour
-possible?
-
-Le moment le plus déchirant de l'amour jeune encore est celui où il
-s'aperçoit qu'il a fait un faux raisonnement et qu'il faut détruire tout
-un pan de cristallisation.
-
-On entre en doute de la cristallisation elle-même.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-De l'espérance.
-
-
-Il suffit d'un très petit degré d'espérance pour causer la naissance de
-l'amour.
-
-L'espérance peut ensuite manquer au bout de deux ou trois jours, l'amour
-n'en est pas moins né.
-
-Avec un caractère décidé, téméraire, impétueux, et une imagination
-développée par les malheurs de la vie,
-
-Le degré d'espérance peut être plus petit.
-
-Elle peut cesser plus tôt, sans tuer l'amour.
-
-Si l'amant a eu des malheurs, s'il a le caractère tendre et pensif, s'il
-désespère des autres femmes, s'il a une admiration vive pour celle dont
-il s'agit, aucun plaisir ordinaire ne pourra le distraire de la seconde
-cristallisation. Il aimera mieux rêver à la chance la plus incertaine de
-lui plaire un jour que recevoir d'une femme vulgaire tout ce qu'elle
-peut accorder.
-
-Il aurait besoin qu'à cette époque, et non plus tard, notez bien, la
-femme qu'il aime tuât l'espérance d'une manière atroce, et le comblât de
-ces mépris publics qui ne permettent plus de revoir les gens.
-
-La naissance de l'amour admet de beaucoup plus longs délais entre toutes
-ces époques.
-
-Elle exige beaucoup plus d'espérance, et une espérance beaucoup plus
-soutenue, chez les gens froids, flegmatiques, prudents. Il en est de
-même des gens âgés.
-
-Ce qui assure la durée de l'amour, c'est la seconde cristallisation,
-pendant laquelle on voit à chaque instant qu'il s'agit d'être aimé ou de
-mourir. Comment, après cette conviction de toutes les minutes, tournée
-en habitude par plusieurs mois d'amour, pouvoir seulement soutenir la
-pensée de cesser d'aimer? Plus un caractère est fort, moins il est sujet
-à l'inconstance.
-
-Cette seconde cristallisation manque presque tout à fait dans les amours
-inspirées par les femmes qui se rendent trop vite.
-
-Dès que les cristallisations ont opéré, surtout la seconde, qui de
-beaucoup est la plus forte, les yeux indifférents ne reconnaissent plus
-la branche d'arbre:
-
-Car, 1º elle est ornée de perfections ou de diamants qu'ils ne voient
-pas;
-
-2º Elle est ornée de perfections qui n'en sont pas pour eux.
-
-La perfection de certains charmes dont lui parle un ancien ami de sa
-belle, et une certaine nuance de vivacité aperçue dans ses yeux, sont un
-diamant de la cristallisation[21] de Del Rosso. Ces idées aperçues dans
-une soirée le font rêver toute une nuit.
-
- [21] J'ai appelé cet essai un livre d'idéologie. Mon but a été
- d'indiquer que, quoiqu'il s'appelât l'_Amour_, ce n'était pas un
- roman, et que surtout il n'était pas amusant comme un roman. Je
- demande pardon aux philosophes d'avoir pris le mot _idéologie_: mon
- intention n'est certainement pas d'usurper un titre qui serait le
- droit d'un autre. Si l'idéologie est une description détaillée des
- idées et de toutes les parties qui peuvent les composer, le présent
- livre est une description détaillée et minutieuse de tous les
- sentiments qui composent la passion nommée l'_amour_. Ensuite je
- tire quelques conséquences de cette description, par exemple, la
- manière de guérir l'amour. Je ne connais pas de mot pour dire, en
- grec, discours sur les sentiments, comme idéologie indique discours
- sur les idées. J'aurais pu me faire inventer un mot par quelqu'un de
- mes amis savants, mais je suis déjà assez contrarié d'avoir dû
- adopter le mot nouveau de _cristallisation_, et il est fort possible
- que si cet essai trouve des lecteurs, ils ne me passent pas ce mot
- nouveau. J'avoue qu'il y aurait eu du talent littéraire à l'éviter;
- je m'y suis essayé, mais sans succès. Sans ce mot, qui suivant moi
- exprime le principal phénomène de cette folie nommée amour, _folie_
- cependant qui procure à l'homme les plus grands plaisirs qu'il soit
- donné aux êtres de son espèce de goûter sur la terre, sans l'emploi
- de ce mot qu'il fallait sans cesse remplacer par une périphrase fort
- longue, la description que je donne de ce qui se passe dans la tête
- et dans le coeur de l'homme amoureux devenait obscure, lourde,
- ennuyeuse, même pour moi qui suis l'auteur: qu'aurait-ce été pour le
- lecteur?
-
- J'engage donc le lecteur qui se sentira trop choqué par ce mot de
- _cristallisation_ à fermer le livre. Il n'entre pas dans mes voeux,
- et sans doute fort heureusement pour moi, d'avoir beaucoup de
- lecteurs. Il me serait doux de plaire beaucoup à trente ou quarante
- personnes de Paris que je ne verrai jamais, mais que j'aime à la
- folie, sans les connaître. Par exemple, quelque jeune Mme Roland,
- lisant en cachette quelque volume qu'elle cache bien vite, au
- moindre bruit, dans les tiroirs de l'établi de son père, lequel est
- graveur de boîtes de montre. Une âme comme celle de Mme Roland me
- pardonnera, je l'espère, non seulement le mot de _cristallisation_
- employé pour exprimer cet acte de folie, qui nous fait apercevoir
- toutes les beautés, tous les genres de perfection dans la femme que
- nous commençons à aimer, mais encore plusieurs ellipses trop
- hardies. Il n'y a qu'à prendre un crayon et écrire entre les lignes
- les cinq ou six mots qui manquent.
-
-Une repartie imprévue qui me fait voir plus clairement une âme tendre,
-généreuse, ardente, ou, comme dit le vulgaire, _romanesque_[22], et
-mettant au-dessus du bonheur des rois le simple plaisir de se promener
-seule avec son amant à minuit, dans un bois écarté, me donne aussi à
-rêver toute une nuit[23].
-
- [22] Toutes ses actions eurent d'abord à mes yeux cet air céleste qui
- sur le champ fait d'un homme un être à part, le différencie de tous
- les autres. Je croyais lire dans ses yeux cette soif d'un bonheur
- plus sublime, cette mélancolie non avouée qui aspire à quelque chose
- de mieux que ce que nous trouvons ici-bas, et qui, dans toutes les
- situations où la fortune et les révolutions peuvent placer une âme
- romanesque,
-
- ... Still prompts the celestial sight,
- For which we wish to live or dare to die.
-
- (Ultima lettera di Bianca a sua madre. Forlì, 1817.)
-
- [23] C'est pour _abréger_ et pouvoir peindre l'intérieur des âmes que
- l'auteur rapporte, en employant la formule du _je_, plusieurs
- sensations qui lui sont étrangères; il n'avait rien de personnel qui
- méritât d'être cité.
-
-Il dira que ma maîtresse est une prude; je dirai que la sienne est une
-_fille_.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-
-Dans une âme parfaitement indifférente--une jeune fille habitant un
-château isolé au fond d'une campagne,--le plus petit étonnement peut
-amener une petite admiration, et, s'il survient la plus légère
-espérance, elle fait naître l'amour et la cristallisation.
-
-Dans ce cas, l'amour plaît d'abord comme amusant.
-
-L'étonnement et l'espérance sont puissamment secondés par le besoin
-d'amour et la mélancolie que l'on a à seize ans. On sait assez que
-l'inquiétude de cet âge est une soif d'aimer, et le propre de la soif
-est de n'être pas excessivement difficile sur la nature du breuvage que
-le hasard lui présente.
-
-Récapitulons les sept époques de l'amour; ce sont:
-
-1º L'admiration;
-
-2º Quel plaisir, etc.;
-
-3º L'espérance;
-
-4º L'amour est né;
-
-5º Première cristallisation;
-
-6º Le doute paraît;
-
-7º Seconde cristallisation.
-
-Il peut s'écouler un an entre le nº 1 et le nº 2.
-
-Un mois entre le nº 2 et le nº 3; si l'espérance ne se hâte pas de
-venir, l'on renonce insensiblement au nº 2 comme donnant du malheur.
-
-Un clin d'oeil entre le nº 3 et le nº 4.
-
-Il n'y a pas d'intervalle entre le nº 4 et le nº 5. Ils ne sauraient
-être séparés que par l'intimité.
-
-Il peut s'écouler quelques jours, suivant le degré d'impétuosité et les
-habitudes de hardiesse du caractère, entre les nos 5 et 6, et il n'y a
-pas d'intervalle entre le 6 et le 7.
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-
-L'homme n'est pas libre de ne pas faire ce qui lui fait plus de plaisir
-que toutes les autres actions possibles[24].
-
- [24] La bonne éducation, à l'égard des crimes, est de donner des
- remords qui, prévus, mettent un poids dans la balance.
-
-L'amour est comme la fièvre, il naît et s'éteint sans que la volonté y
-ait la moindre part. Voilà une des principales différences de
-l'amour-goût et de l'amour-passion, et l'on ne peut s'applaudir des
-belles qualités de ce qu'on aime que comme d'un hasard heureux.
-
-Enfin, l'amour est de tous les âges: voyez la passion de Mme Du Deffant
-pour le peu gracieux Horace Walpole. L'on se souvient peut-être encore à
-Paris d'un exemple plus récent et surtout plus aimable.
-
-Je n'admets en preuve des grandes passions que celles de leurs
-conséquences qui sont ridicules: par exemple, la timidité, preuve de
-l'amour; je ne parle pas de la mauvaise honte au sortir du collège.
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-Le rameau de Salzbourg.
-
-
-La cristallisation ne cesse presque jamais en amour. Voici son histoire:
-tant qu'on n'est pas bien avec ce qu'on aime, il y a la cristallisation
-à _solution imaginaire_; ce n'est que par l'imagination que vous êtes
-sûr que telle perfection existe chez la femme que vous aimez. Après
-l'intimité, les craintes sans cesse renaissantes sont apaisées par des
-solutions plus réelles. Ainsi, le bonheur n'est jamais uniforme que dans
-sa source. Chaque jour a une fleur différente.
-
-Si la femme aimée cède à la passion qu'elle ressent et tombe dans la
-faute énorme de tuer la crainte par la vivacité de ses transports[25],
-la cristallisation cesse un instant; mais, quand l'amour perd de sa
-vivacité, c'est-à-dire de ses craintes, il acquiert le charme d'un
-entier abandon, d'une confiance sans bornes, une douce habitude vient
-émousser toutes les peines de la vie et donner aux jouissances un autre
-genre d'intérêt.
-
- [25] Diane de Poitiers, dans la _Princesse de Clèves_.
-
-Êtes-vous quitté, la cristallisation recommence; et chaque acte
-d'admiration, la vue de chaque bonheur qu'elle peut vous donner et
-auquel vous ne songiez plus, se termine par cette réflexion déchirante:
-«Ce bonheur si charmant, je ne le reverrai _jamais!_ et c'est par ma
-faute que je le perds!» Que si vous cherchez le bonheur dans des
-sensations d'un autre genre, votre coeur se refuse à les sentir. Votre
-imagination vous peint bien la position physique, elle vous met bien sur
-un cheval rapide à la chasse, dans les bois du Devonshire[26]; mais vous
-voyez, vous sentez évidemment que vous n'y auriez aucun plaisir. Voilà
-l'erreur d'optique qui produit le coup de pistolet.
-
- [26] Car, si vous pouviez vous imaginer là un bonheur, la
- cristallisation aurait déféré à votre maîtresse le privilège
- exclusif de vous donner ce bonheur.
-
-Le jeu a aussi sa cristallisation provoquée par l'emploi à faire de la
-somme que vous allez gagner.
-
-Les jeux de la cour, si regrettés par les nobles, sous le nom de
-légitimité, n'étaient si attachants que par la cristallisation qu'ils
-provoquaient. Il n'y avait pas de courtisan qui ne rêvât la fortune
-rapide d'un Luynes ou d'un Lauzun, et de femme aimable qui ne vît en
-perspective le duché de madame de Polignac. Aucun gouvernement
-raisonnable ne peut redonner cette cristallisation. Rien n'est
-anti-imagination comme le gouvernement des États-Unis d'Amérique. Nous
-avons vu que leurs voisins les sauvages ne connaissent presque pas la
-cristallisation. Les Romains n'en avaient guère d'idée et ne la
-trouvaient que par l'amour physique.
-
-La haine a sa cristallisation; dès qu'on peut espérer de se venger, on
-recommence de haïr.
-
-Si toute croyance où il y a de l'_absurde_ ou du _non-démontré_ tend
-toujours à mettre à la tête du parti les gens les plus absurdes, c'est
-encore un des effets de la _cristallisation_. Il y a cristallisation
-même en mathématiques (voyez les newtoniens en 1740) dans les têtes qui
-ne peuvent pas à tout moment se rendre présentes toutes les parties de
-la démonstration de ce qu'elles croient.
-
-Voyez en preuve la destinée des grands philosophes allemands, dont
-l'immortalité, tant de fois proclamée, ne peut jamais aller au delà de
-trente ou quarante ans.
-
-C'est parce qu'on ne peut se rendre compte du _pourquoi_ de ses
-sentiments que l'homme le plus sage est fanatique en musique.
-
-On ne peut pas à volonté se prouver qu'on a raison contre tel
-contradicteur.
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-Des différences entre la naissance de l'amour dans les deux sexes.
-
-
-Les femmes s'attachent par les faveurs. Comme les dix-neuf vingtièmes de
-leurs rêveries habituelles sont relatives à l'amour, après l'intimité,
-ces rêveries se groupent autour d'un seul objet: elles se mettent à
-justifier une démarche si extraordinaire, si décisive, si contraire à
-toutes les habitudes de pudeur. Ce travail n'existe pas chez les hommes;
-ensuite l'imagination des femmes détaille à loisir des instants si
-délicieux.
-
-Comme l'amour fait douter des choses les plus démontrées, cette femme
-qui, avant l'intimité, était si sûre que son amant est un homme
-au-dessus du vulgaire, aussitôt qu'elle croit n'avoir plus rien à lui
-refuser, tremble qu'il n'ait cherché qu'à mettre une femme de plus sur
-sa liste.
-
-Alors seulement paraît la seconde cristallisation, qui, parce que la
-crainte l'accompagne, est de beaucoup la plus forte[27].
-
- [27] Cette seconde cristallisation manque chez les femmes faciles, qui
- sont bien loin de toutes ces idées romanesques.
-
-Une femme croit de reine s'être faite esclave. Cet état de l'âme et de
-l'esprit est aidé par l'ivresse nerveuse que font naître des plaisirs
-d'autant plus sensibles qu'ils sont plus rares. Enfin une femme, devant
-son métier à broder, ouvrage insipide et qui n'occupe que les mains,
-songe à son amant, tandis que celui-ci, galopant dans la plaine avec son
-escadron, est mis aux arrêts s'il fait faire un faux mouvement.
-
-Je croirais donc que la seconde cristallisation est beaucoup plus forte
-chez les femmes parce que la crainte est plus vive, la vanité, l'honneur
-sont compromis, du moins les distractions sont-elles plus difficiles.
-
-Une femme ne peut être guidée par l'habitude d'être raisonnable, que
-moi, homme, je contracte forcément à mon bureau, en travaillant six
-heures tous les jours, à des choses froides et raisonnables. Même hors
-de l'amour, elles ont du penchant à se livrer à leur imagination et de
-l'exaltation habituelle; la disparition des défauts de l'objet aimé doit
-donc être plus rapide.
-
-Les femmes préfèrent les émotions à la raison, c'est tout simple: comme
-en vertu de nos plats usages, elles ne sont chargées d'aucune affaire
-dans la famille, _la raison ne leur est jamais utile_, elles ne
-l'éprouvent jamais bonne à quelque chose.
-
-Elle leur est, au contraire, _toujours nuisible_, car elle ne leur
-apparaît que pour les gronder d'avoir eu du plaisir hier, ou pour leur
-commander de n'en plus avoir demain.
-
-Donnez à régler à votre femme vos affaires avec les fermiers de deux de
-vos terres, je parie que les registres seront mieux tenus que par vous,
-et alors, triste despote, vous aurez au moins le _droit_ de vous
-plaindre, puisque vous n'avez pas le talent de vous faire aimer. Dès que
-les femmes entreprennent des raisonnements généraux, elles font de
-l'amour sans s'en apercevoir. Dans les choses de détail, elles se
-piquent d'être plus sévères et plus exactes que les hommes. La moitié du
-petit commerce est confié aux femmes, qui s'en acquittent mieux que
-leurs maris. C'est une maxime connue que, si l'on parle d'affaires avec
-elles, on ne saurait avoir trop de gravité.
-
-C'est qu'elles sont toujours et partout avides d'émotion: voyez les
-plaisirs de l'enterrement en Écosse.
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
- This was her favoured fairy realm, and here she erected her aerial
- palaces.
-
- BRIDE OF LAMMERMOOR, I, 70.
-
-
-Une jeune fille de dix-huit ans n'a pas assez de cristallisation en son
-pouvoir, forme des désirs trop bornés par le peu d'expérience qu'elle a
-des choses de la vie, pour être en état d'aimer avec autant de passion
-qu'une femme de vingt-huit.
-
-Ce soir j'exposais cette doctrine à une femme d'esprit qui prétend le
-contraire. «L'imagination d'une jeune fille n'étant glacée par aucune
-expérience désagréable, et le feu de la première jeunesse se trouvant
-dans toute sa force, il est possible qu'à propos d'un homme quelconque
-elle se crée une image ravissante. Toutes les fois qu'elle rencontrera
-son amant, elle jouira non de ce qu'il est en effet, mais de cette image
-délicieuse qu'elle se sera créée.
-
-«Plus tard, détrompée de cet amant et de tous les hommes, l'expérience
-de la triste réalité a diminué chez elle le pouvoir de la
-cristallisation, la méfiance a coupé les ailes à l'imagination. A propos
-de quelque homme que ce soit, fût-il un prodige, elle ne pourra plus se
-former une image aussi entraînante; elle ne pourra donc plus aimer avec
-le même feu que dans la première jeunesse. Et comme en amour on ne jouit
-que de l'illusion qu'on se fait, jamais l'image qu'elle pourra se créer
-à vingt-huit ans n'aura le brillant et le sublime de celle sur laquelle
-était fondé le premier amour à seize, et le second amour semblera
-toujours d'une espèce dégénérée.--Non, madame, la présence de la
-méfiance, qui n'existait pas à seize ans, est évidemment ce qui doit
-donner une couleur différente à ce second amour. Dans la première
-jeunesse, l'amour est comme un fleuve immense qui entraîne tout dans son
-cours, et auquel on sent qu'on ne saurait résister. Or, une âme tendre
-se connaît à vingt-huit ans; elle sait que si pour elle il est encore du
-bonheur dans la vie, c'est à l'amour qu'il faut le demander; il
-s'établit dans ce pauvre coeur agité une lutte terrible entre l'amour et
-la méfiance. La cristallisation avance lentement; mais celle qui sort
-victorieuse de cette épreuve terrible, où l'âme exécute tous ses
-mouvements à la vue continue du plus affreux danger, est mille fois plus
-brillante et plus solide que la cristallisation de seize ans, où, par le
-privilège de l'âge, tout était gaieté et bonheur.
-
-«Donc l'amour doit être moins gai et plus passionné[28].»
-
- [28] Épicure disait que le discernement est nécessaire à la possession
- du plaisir.
-
-Cette conversation (Bologne, 9 mars 1820), qui contredit un point qui me
-semblait si clair, me fait penser de plus en plus qu'un homme ne peut
-presque rien dire de sensé sur ce qui se passe au fond du coeur d'une
-femme tendre; quant à une coquette, c'est différent: nous avons aussi
-des sens et de la vanité.
-
-La dissemblance entre la naissance de l'amour chez les deux sexes doit
-provenir de la nature de l'espérance, qui n'est pas la même. L'un
-attaque et l'autre défend; l'un demande et l'autre refuse; l'un est
-hardi, l'autre très timide.
-
-L'homme se dit: «Pourrai-je lui plaire? voudra-t-elle m'aimer?»
-
-La femme: «N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il m'aime? est-ce un
-caractère solide? peut-il se répondre à soi-même de la durée de ses
-sentiments?» C'est ainsi que beaucoup de femmes regardent et traitent
-comme un enfant un jeune homme de vingt-trois ans; s'il a fait six
-campagnes, tout change pour lui, c'est un jeune héros.
-
-Chez l'homme, l'espoir dépend simplement des actions de ce qu'il aime;
-rien de plus aisé à interpréter. Chez les femmes, l'espérance doit être
-fondée sur des considérations morales très difficiles à bien apprécier.
-La plupart des hommes sollicitent une preuve d'amour qu'ils regardent
-comme dissipant tous les doutes; les femmes ne sont pas assez heureuses
-pour pouvoir trouver une telle preuve; et il y a ce malheur dans la vie,
-que ce qui fait la sécurité et le bonheur de l'un des amants fait le
-danger et presque l'humiliation de l'autre.
-
-En amour, les hommes courent le hasard du tourment secret de l'âme, les
-femmes s'exposent aux plaisanteries du public; elles sont plus timides,
-et d'ailleurs l'opinion est beaucoup plus pour elles, car _Sois
-considérée, il le faut_[29].
-
- [29] On se rappelle la maxime de Beaumarchais: «La nature dit à la
- femme: Sois belle si tu peux, sage si tu veux, mais sois considérée,
- il le faut.» Sans considération, en France, point d'admiration,
- partant point d'amour.
-
-Elles n'ont pas un moyen sûr de subjuguer l'opinion en exposant un
-instant leur vie.
-
-Les femmes doivent donc être beaucoup plus méfiantes. En vertu de leurs
-habitudes, tous les mouvements intellectuels qui forment les époques de
-la naissance de l'amour sont chez elles plus doux, plus timides, plus
-lents, moins décidés; il y a donc plus de dispositions à la constance;
-elles doivent se désister moins facilement d'une cristallisation
-commencée.
-
-Une femme, en voyant son amant, réfléchit avec rapidité ou se livre au
-bonheur d'aimer, bonheur dont elle est tirée désagréablement s'il fait
-la moindre attaque, car il faut quitter tous les plaisirs pour courir
-aux armes.
-
-Le rôle de l'amant est plus simple, il regarde les yeux de ce qu'il
-aime: un seul sourire peut le mettre au comble du bonheur, et il cherche
-sans cesse à l'obtenir[30]. Un homme est humilié de la longueur du
-siège; elle fait au contraire la gloire d'une femme.
-
- [30]
-
- Quando leggemmo il disiato riso
- Esser baciato da cotanto amante,
- Costui che mai da me non fia diviso,
- La bocca mi bacció tutto tremante.
-
- DANTE, _Inf._, cant. V.
-
-Une femme est capable d'aimer, et, dans un an entier, de ne dire que dix
-ou douze mots à l'homme qu'elle préfère. Elle tient note au fond de son
-coeur du nombre de fois qu'elle l'a vu; elle est allée deux fois avec
-lui au spectacle, deux fois elle s'est trouvée à dîner avec lui, il l'a
-saluée trois fois à la promenade.
-
-Un soir, à un petit jeu, il lui a baisé la main; on remarque que depuis
-elle ne permet plus, sous aucun prétexte et même au risque de paraître
-singulière, qu'on lui baise la main.
-
-Dans un homme, on appellerait cette conduite de l'amour féminin, nous
-disait Léonore.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-
-Je fais tous les efforts possibles pour être _sec_. Je veux imposer
-silence à mon coeur, qui croit avoir beaucoup à dire. Je tremble
-toujours de n'avoir écrit qu'un soupir, quand je crois avoir noté une
-vérité.
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-
-Pour preuve de la cristallisation, je me contenterai de rappeler
-l'anecdote suivante[31].
-
- [31] Empoli, juin 1819.
-
-Une jeune personne entend dire qu'Édouard, son parent, qui va revenir de
-l'armée, est un jeune homme de la plus grande distinction; on lui assure
-qu'elle en est aimée sur sa réputation; mais il voudra probablement la
-voir avant de se déclarer et de la demander à ses parents. Elle aperçoit
-un jeune étranger à l'église, elle l'entend appeler Édouard, elle ne
-pense plus qu'à lui, elle l'aime. Huit jours après, arrive le véritable
-Édouard; ce n'est pas celui de l'église, elle pâlit, et sera pour
-toujours malheureuse si on la force à l'épouser.
-
-Voilà ce que les pauvres d'esprit appellent une des déraisons de
-l'amour.
-
-Un homme généreux comble une jeune fille malheureuse des bienfaits les
-plus délicats; on ne peut pas avoir plus de vertus, et l'amour allait
-naître, mais il porte un chapeau mal retapé, et elle le voit monter à
-cheval d'une manière gauche; la jeune fille s'avoue en soupirant qu'elle
-ne peut répondre aux empressements qu'il lui témoigne.
-
-Un homme fait la cour à la femme du monde la plus honnête, elle apprend
-que ce monsieur a eu des malheurs physiques et ridicules: il lui devient
-insupportable. Cependant elle n'avait nul dessein de se jamais donner à
-lui, et ces malheurs secrets ne nuisent en rien à son esprit et à son
-amabilité. C'est tout simplement que la cristallisation est rendue
-impossible.
-
-Pour qu'un être humain puisse s'occuper avec délices à diviniser un
-objet aimable, qu'il soit pris dans la forêt des Ardennes ou au bal de
-Coulon, il faut d'abord qu'il lui semble parfait, non pas sous tous les
-rapports possibles, mais sous tous les rapports qu'il voit actuellement;
-il ne lui semblera parfait à tous égards qu'après plusieurs jours de la
-seconde cristallisation. C'est tout simple, il suffit alors d'avoir
-l'idée d'une perfection pour la voir dans ce qu'on aime.
-
-On voit en quoi la _beauté_ est nécessaire à la naissance de l'amour. Il
-faut que la laideur ne fasse pas obstacle. L'amant arrive bientôt à
-trouver belle sa maîtresse telle qu'elle est, sans songer à la _vraie
-beauté_.
-
-Les traits qui forment la vraie beauté lui promettraient, s'il les
-voyait, et si j'ose m'exprimer ainsi, une quantité de bonheur que
-j'exprimerai par le nombre un, et les traits de sa maîtresse, tels
-qu'ils sont, lui promettent mille unités de bonheur.
-
-Avant la naissance de l'amour, la beauté est nécessaire comme
-_enseigne_; elle prédispose à cette passion par les louanges qu'on
-entend donner à ce qu'on aimera. Une admiration très vive rend la plus
-petite espérance décisive.
-
-Dans l'amour-goût, et peut-être dans les premières cinq minutes de
-l'amour-passion, une femme, en prenant un amant, tient plus de compte de
-la manière dont les autres femmes voient cet homme, que de la manière
-dont elle le voit elle-même.
-
-De là les succès des princes et des officiers[32].
-
- [32] Those who remarked in the countenance of this young here a
- dissolute audacity mingled with extreme haughtiness and indifference
- to the feelings of others, could not yet deny to his countenance
- that sort of comeliness which belongs to an open set of features,
- well formed by nature, modelled by art to the usual rules of
- courtesy, yet so far frank and honest, that they seemed as if they
- disclaimed to conceal the natural working of the soul. Such an
- expression if often mistaken for _manly frankness_, when in truth it
- arises from the reckless indifference of a libertine disposition,
- conscious of _superiority of birth_, of _wealth_, or of some other
- adventitious advantage totally unconnected with personal merit.
-
- _Ivanhoe_, tome I, p. 145.
-
-Les jolies femmes de la cour du vieux Louis XIV étaient amoureuses de ce
-prince.
-
-Il faut bien se garder de présenter des facilités à l'espérance avant
-d'être sûr qu'il y a de l'admiration. On ferait naître la fadeur, qui
-rend à jamais l'amour impossible, ou du moins que l'on ne peut guérir
-que par la pique d'amour-propre.
-
-On ne sympathise pas avec le _niais_, ni avec le sourire à tout venant;
-de là, dans le monde, la nécessité d'un vernis de rouerie; c'est la
-noblesse des manières. On ne cueille pas même le _rire_ sur une plante
-trop avilie. En amour, notre vanité dédaigne une victoire trop facile;
-et, dans tous les genres, l'homme n'est pas sujet à s'exagérer le prix
-de ce qu'on lui offre.
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-
-Une fois la cristallisation commencée, l'on jouit avec délices de chaque
-nouvelle beauté que l'on découvre dans ce qu'on aime.
-
-Mais qu'est-ce que la beauté? c'est une nouvelle aptitude à vous donner
-du plaisir.
-
-Les plaisirs de chaque individu sont différents et souvent opposés: cela
-explique fort bien comment ce qui est beauté pour un individu est
-laideur pour un autre. (Exemple concluant de Del Rosso et de Lisio, le
-1er janvier 1820.)
-
-Pour découvrir la nature de la beauté, il convient de rechercher quelle
-est la nature des plaisirs de chaque individu; par exemple, il faut à
-Del Rosso une femme qui souffre quelques mouvements hasardés, et qui,
-par ses sourires, autorise des choses fort gaies; une femme qui, à
-chaque instant, tienne les plaisirs physiques devant son imagination, et
-qui excite à la fois le genre d'amabilité de Del Rosso et lui permette
-de la déployer.
-
-Del Rosso entend par amour apparemment l'amour physique, et Lisio
-l'amour-passion. Rien de plus évident qu'ils ne doivent pas être
-d'accord sur le mot beauté[33].
-
- [33] Ma _beauté_, promesse d'un caractère utile à mon âme, est au
- dessus de l'attraction des sens; cette attraction n'est qu'une
- espèce particulière. 1815.
-
-La beauté que vous découvrez étant donc une nouvelle aptitude à vous
-donner du plaisir, et les plaisirs variant comme les individus.
-
-La cristallisation formée dans la tête de chaque homme doit porter la
-_couleur_ des plaisirs de cet homme.
-
-La cristallisation de la maîtresse d'un homme, ou sa _BEAUTÉ_, n'est
-autre chose que la collection de _TOUTES LES SATISFACTIONS_, de tous les
-désirs qu'il a pu former successivement à son égard.
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-Suite de la cristallisation.
-
-
-Pourquoi jouit-on avec délices de chaque nouvelle beauté que l'on
-découvre dans ce qu'on aime?
-
-C'est que chaque nouvelle beauté nous donne la satisfaction pleine et
-entière d'un désir. Vous la voulez tendre, elle est tendre; ensuite vous
-la voulez fière comme l'Émilie de Corneille, et, quoique ces qualités
-soient probablement incompatibles, elle paraît à l'instant avec une âme
-romaine. Voilà la raison morale pour laquelle l'amour est la plus forte
-des passions. Dans les autres, les désirs doivent s'accommoder aux
-froides réalités; ici ce sont les réalités qui s'empressent de se
-modeler sur les désirs; c'est donc celle des passions où les désirs
-violents ont les plus grandes jouissances.
-
-Il y a des conditions générales de bonheur qui étendent leur empire sur
-toutes les satisfactions de désirs particuliers:
-
-1º Elle semble votre propriété, car c'est vous seul qui pouvez la rendre
-heureuse.
-
-2º Elle est juge de votre mérite. Cette condition était fort importante
-dans les cours galantes et chevaleresques de François Ier et de Henri
-II, et à la cour élégante de Louis XV. Sous un gouvernement
-constitutionnel et raisonneur, les femmes perdent toute cette branche
-d'influence.
-
-3º Pour les coeurs romanesques, plus elle aura l'âme sublime, plus
-seront célestes et dégagés de la fange de toutes les considérations
-vulgaires les plaisirs que vous trouverez dans ses bras.
-
-La plupart des jeunes Français de dix-huit ans sont élèves de J.-J.
-Rousseau; cette condition de bonheur est importante pour eux.
-
-Au milieu d'opérations si décevantes pour le désir du bonheur, la tête
-se perd.
-
-Du moment qu'il aime, l'homme le plus sage ne voit aucun objet _tel
-qu'il est_. Il s'exagère en moins ses propres avantages, et en plus les
-moindres faveurs de l'objet aimé. Les craintes et les espoirs prennent à
-l'instant quelque chose de _romanesque_ (de Wayward). Il n'attribue plus
-rien au hasard; il perd le sentiment de la probabilité; une chose
-imaginée est une chose existante pour l'effet sur son bonheur[34].
-
- [34] Il y a une cause physique, un commencement de folie, une
- affluence du sang au cerveau, un désordre dans les nerfs et dans le
- centre cérébral. Voir le courage éphémère des cerfs et la couleur
- des pensées d'un _soprano_. En 1922, la physiologie nous donnera
- description de la partie physique de ce phénomène. Je le recommande
- à l'attention de M. Edwards.
-
-Une marque effrayante que la tête se perd, c'est qu'en pensant à quelque
-petit fait, difficile à observer, vous le voyez blanc, et vous
-l'interprétez en faveur de votre amour, un instant après vous vous
-apercevez qu'en effet il était noir, et vous le trouvez encore concluant
-en faveur de votre amour.
-
-C'est alors qu'une âme en proie aux incertitudes mortelles sent vivement
-le besoin d'un ami; mais pour un amant il n'est plus d'ami. On savait
-cela à la cour. Voilà la source du seul genre d'indiscrétion qu'une
-femme délicate puisse pardonner.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII
-
-Du premier pas, du grand monde, des malheurs.
-
-
-Ce qu'il y a de plus étonnant dans la passion de l'amour, c'est le
-premier pas, c'est l'extravagance du changement qui s'opère dans la tête
-d'un homme.
-
-Le grand monde, avec ses fêtes brillantes, sert l'amour comme favorisant
-ce _premier pas_.
-
-Il commence par changer l'admiration simple (nº 1) en admiration tendre
-(nº 2): Quel plaisir de lui donner des baisers, etc.
-
-Une valse rapide, dans un salon éclairé de mille bougies, jette dans les
-jeunes coeurs une ivresse qui éclipse la timidité, augmente la
-conscience des forces et leur donne enfin l'_audace d'aimer_. Car voir
-un objet très aimable ne suffit pas; au contraire, l'extrême amabilité
-décourage les âmes tendres, il faut le voir, sinon vous aimant[35], du
-moins dépouillé de sa majesté.
-
- [35] De là la possibilité des passions à origine factice, celles-ci,
- et celle de Bénédict, et de Béatrix (Shakespeare).
-
-Qui s'avise de devenir amoureux d'une reine, à moins qu'elle ne fasse
-des avances[36]?
-
- [36] Voir les _Amours de Struenzee dans les cours du Nord_, de Brown,
- 3 vol., 1819.
-
-Rien n'est donc plus favorable à la naissance de l'amour que le mélange
-d'une solitude ennuyeuse et de quelques bals rares et longtemps désirés;
-c'est la conduite des bonnes mères de famille qui ont des filles.
-
-Le vrai grand monde tel qu'on le trouvait à la cour de France[37], et
-qui, je crois, n'existe plus depuis 1780[38], était peu favorable à
-l'amour, comme rendant presque impossibles la _solitude_ et le loisir
-indispensables pour le travail des cristallisations.
-
- [37] Voir les _Lettres de Mme du Deffant_, de Mlle de Lespinasse, les
- _Mémoires de Bezenval_, _de Lauzun_, de Mme d'Épinay, le
- _Dictionnaire des Étiquettes_ de Mme de Genlis, les _Mémoires de
- Dangeau_, _d'Horace Walpole_.
-
- [38] Si ce n'est peut-être à la cour de Pétersbourg.
-
-La vie de la cour donne l'habitude de voir et d'exécuter un grand nombre
-de _nuances_, et la plus petite nuance peut être le commencement d'une
-admiration et d'une passion[39].
-
- [39] Voir Saint-Simon et Werther. Quelque tendre et délicat que soit
- un solitaire, son âme est distraite, une partie de son imagination
- est employée à prévoir la société. La force de caractère est un des
- charmes qui séduisent le plus les coeurs vraiment féminins. De là le
- succès des jeunes officiers fort graves. Les femmes savent fort bien
- faire la différence de la violence des mouvements de passion,
- qu'elles sentent si possibles dans leurs coeurs, à la force de
- caractère; les femmes les plus distinguées sont quelquefois dupes
- d'un peu de charlatanisme de ce genre. On peut s'en servir sans
- nulle crainte, aussitôt que l'on s'aperçoit que la cristallisation a
- commencé.
-
-Quand les malheurs propres de l'amour sont mêlés d'autres malheurs (de
-malheurs de _vanité_, si votre maîtresse offense votre juste fierté, vos
-sentiments d'honneur et de dignité personnelle; de malheurs de santé,
-d'argent, de persécution politique, etc.), ce n'est qu'en apparence que
-l'amour est augmenté par ces contre-temps; comme ils occupent à autre
-chose l'imagination, ils empêchent, dans l'amour espérant, les
-cristallisations, et dans l'amour heureux, la naissance des petits
-doutes. La douceur de l'amour et sa folie reviennent quand ces malheurs
-ont disparu.
-
-Remarquez que les malheurs favorisent la naissance de l'amour chez les
-caractères légers ou insensibles, et qu'après sa naissance, si les
-malheurs sont antérieurs, ils favorisent l'amour en ce que
-l'imagination, rebutée des autres circonstances de la vie, qui ne
-fournissent que des images tristes, se jette tout entière à opérer la
-cristallisation.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV
-
-
-Voici un effet qui me sera contesté, et que je ne présente qu'aux
-hommes, dirai-je, assez malheureux pour avoir aimé avec passion pendant
-de longues années et d'un amour contrarié par des obstacles invincibles:
-
-La vue de tout ce qui est extrêmement beau, dans la nature et dans les
-arts, rappelle le souvenir de ce qu'on aime, avec la rapidité de
-l'éclair. C'est que, par le mécanisme de la branche d'arbre garnie de
-diamants dans la mine de Salzbourg, tout ce qui est beau et sublime au
-monde fait partie de la beauté de ce qu'on aime, et cette vue imprévue
-du bonheur à l'instant remplit les yeux de larmes. C'est ainsi que
-l'amour du beau et l'amour se donnent mutuellement la vie.
-
-Un des malheurs de la vie, c'est que ce bonheur de voir ce qu'on aime et
-de lui parler ne laisse pas de souvenirs distincts. L'âme est
-apparemment trop troublée par ses émotions pour être attentive à ce qui
-les cause ou à ce qui les accompagne. Elle est la sensation elle-même.
-C'est peut-être parce que ces plaisirs ne peuvent pas être usés par des
-rappels à volonté, qu'ils se renouvellent avec tant de force, dès que
-quelque objet vient nous tirer de la rêverie consacrée à la femme que
-nous aimons, et nous la rappeler plus vivement par quelque nouveau
-rapport[40].
-
- [40] Les parfums.
-
-Un vieil architecte sec la rencontrait tous les soirs dans le monde.
-Entraîné par le _naturel_, et sans faire attention à ce que je lui
-disais[41], un jour je lui en fis un éloge tendre et pompeux, et elle se
-moqua de moi. Je n'eus pas la force de lui dire: Il vous voit chaque
-soir.
-
- [41] Voir la note 23.
-
-Cette sensation est si puissante qu'elle s'étend jusqu'à la personne de
-mon ennemie qui l'approche sans cesse. Quand je la vois, elle rappelle
-tant Léonore, que je ne puis la haïr dans ce moment, quelque effort que
-j'y fasse.
-
-On dirait que par une étrange bizarrerie du coeur, la femme aimée
-communique plus de charme qu'elle n'en a elle-même. L'image de la ville
-lointaine où on la vit un instant[42] jette une plus profonde et plus
-douce rêverie que sa présence elle-même. C'est l'effet des rigueurs.
-
- [42]
-
- Nessun maggior dolore
- Che ricordarsi del tempo felice
- Nella miseria.
-
- DANTE, _Inf._, cant. V.
-
-La rêverie de l'amour ne peut se noter. Je remarque que je puis relire
-un bon roman tous les trois ans avec le même plaisir. Il me donne des
-sentiments conformes au genre de goût tendre qui me domine dans le
-moment, ou me procure de la variété dans mes idées, si je ne sens rien.
-Je puis aussi écouter avec plaisir la même musique, mais il ne faut pas
-que la mémoire cherche à se mettre dans la partie. C'est l'imagination
-uniquement qui doit être affectée; si un opéra fait plus de plaisir à la
-vingtième représentation, c'est que l'on comprend mieux la musique, ou
-qu'il rappelle la sensation du premier jour.
-
-Quant aux nouvelles vues qu'un roman suggère pour la connaissance du
-coeur humain, je me rappelle fort bien les anciennes; j'aime même à les
-trouver notées en marge. Mais ce genre de plaisir s'applique aux romans,
-comme m'avançant dans la connaissance de l'homme, et nullement à la
-rêverie, qui est le vrai plaisir du roman. Cette rêverie est innotable.
-La noter, c'est la tuer pour le présent, car l'on tombe dans l'analyse
-philosophique du plaisir, c'est la tuer encore plus sûrement pour
-l'avenir, car rien ne paralyse l'imagination comme l'appel à la mémoire.
-Si je trouve en marge une note peignant ma sensation en lisant _Old
-Mortality_ à Florence, il y a trois ans, à l'instant je suis plongé dans
-l'histoire de ma vie, dans l'estime du degré de bonheur aux deux
-époques, dans la plus haute philosophie, en un mot, et adieu pour
-longtemps le laisser-aller des sensations tendres.
-
-Tout grand poète ayant une vive imagination est timide, c'est-à-dire
-qu'il craint les hommes pour les interruptions et les troubles qu'ils
-peuvent apporter à ses délicieuses rêveries. C'est pour son _attention_
-qu'il tremble. Les hommes, avec leurs intérêts grossiers, viennent le
-tirer des jardins d'Armide pour le pousser dans un bourbier fétide, et
-ils ne peuvent guère le rendre attentif à eux qu'en l'irritant. C'est
-par l'habitude de nourrir son âme de rêveries touchantes, et par son
-horreur pour le vulgaire, qu'un grand artiste est si près de l'amour.
-
-Plus un homme est grand artiste, plus il doit désirer les titres et
-décorations comme rempart.
-
-
-
-
-CHAPITRE XV
-
-
-On rencontre, au milieu de la passion la plus violente et la plus
-contrariée, des moments où l'on croit tout à coup ne plus aimer; c'est
-comme une source d'eau douce au milieu de la mer. On n'a presque plus de
-plaisir à songer à sa maîtresse, et, quoique accablé de ses rigueurs,
-l'on se trouve encore plus malheureux de ne plus prendre intérêt à rien
-dans la vie. Le néant le plus triste et le plus découragé succède à une
-manière d'être, agitée sans doute, mais qui présentait toute la nature
-sous un aspect neuf, passionné, intéressant.
-
-C'est que la dernière visite que vous avez faite à ce que vous aimez
-vous a mis dans une position sur laquelle une autre fois votre
-imagination a moissonné tout ce qu'elle peut donner de sensations: par
-exemple, après une période de froideur, elle vous traite moins mal, et
-vous laisse concevoir exactement le même degré d'espérance, et par les
-mêmes signes extérieurs qu'à une autre époque; tout cela peut-être sans
-qu'elle s'en doute. L'imagination trouvant en son chemin la mémoire et
-ses tristes avis, la cristallisation[43] cesse à l'instant.
-
- [43] On me conseille d'abord d'ôter ce mot, ou, si je ne puis y
- parvenir, faute de talent littéraire, de rappeler souvent que
- j'entends par _cristallisation_ une certaine figure d'imagination,
- laquelle rend méconnaissable un objet le plus souvent assez
- ordinaire, et en fait un être à part. Dans les âmes qui ne
- connaissent d'autre chemin que la vanité pour arriver au bonheur, il
- est nécessaire que l'homme qui cherche à exciter cette fièvre mette
- fort bien sa cravate et soit constamment attentif à mille détails
- qui excluent tout laisser-aller. Les femmes de la société avouent
- l'effet tout en niant ou ne voyant pas la cause.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVI
-
- Dans un petit port, dont j'ignore le nom, près Perpignan, 25 février
- 1822[44].
-
- [44] Copie du journal de Lisio.
-
-
-Je viens d'éprouver ce soir que la musique, quand elle est parfaite, met
-le coeur exactement dans la même situation où il se trouve quand il
-jouit de la présence de ce qu'il aime, c'est-à-dire qu'elle donne le
-bonheur apparemment le plus vif qui existe sur cette terre.
-
-S'il en était ainsi pour tous les hommes, rien au monde ne disposerait
-plus à l'amour.
-
-Mais j'ai déjà noté à Naples, l'année dernière, que la musique parfaite,
-comme la pantomime parfaite[45], me fait songer à ce qui forme
-actuellement l'objet de mes rêveries et me fait venir des idées
-excellentes; à Naples, c'est le moyen d'armer les Grecs.
-
- [45] _Othello_ et la _Vestale_, ballets de Vigano, exécutés par le
- Pallerini et Mollinari.
-
-Or, ce soir, je ne puis me dissimuler que j'ai le malheur _of being too
-great an admirer of milady L._
-
-Et peut-être que la musique parfaite que j'ai eu le bonheur de
-rencontrer, après deux ou trois mois de privation, quoique allant tous
-les soirs à l'Opéra, n'a produit tout simplement que son effet
-anciennement reconnu, je veux dire celui de faire songer vivement à ce
-qui occupe.
-
---4 mars, huit jours après.
-
-Je n'ose ni effacer ni approuver l'observation précédente. Il est sûr
-que, quand je l'écrivais, je la lisais dans mon coeur. Si je la mets en
-doute aujourd'hui, c'est peut être que j'ai perdu le souvenir de ce que
-je voyais alors.
-
-L'habitude de la musique et de sa rêverie prédispose à l'amour. Un air
-tendre et triste, pourvu qu'il ne soit pas trop dramatique, que
-l'imagination ne soit pas forcée de songer à l'action, excitant purement
-à la rêverie de l'amour, est délicieux pour les âmes tendres et
-malheureuses: par exemple, le trait prolongé de clarinette, au
-commencement du quartetto de _Bianca e Faliero_, et le récit de la
-Camporesi vers le milieu du quartetto.
-
-L'amant qui est bien avec ce qu'il aime jouit avec transport du fameux
-duetto d'_Armida e Rinaldo_ de Rossini, qui peint si juste les petits
-doutes de l'amour heureux et les moments de délices qui suivent les
-raccommodements. Le morceau instrumental qui est au milieu du duetto au
-moment où Rinaldo veut fuir, et qui représente d'une manière si
-étonnante le combat des passions, lui semble avoir une influence
-physique sur son coeur et le toucher réellement. Je n'ose dire ce que je
-sens à cet égard; je passerais pour fou auprès des gens du Nord.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVII
-
-La beauté détrônée par l'amour.
-
-
-Albéric rencontre dans une loge une femme plus belle que sa maîtresse
-(je supplie qu'on me permette une évaluation mathématique), c'est-à-dire
-dont les traits promettent trois unités de bonheur, au lieu de deux (je
-suppose que la beauté parfaite donne une quantité de bonheur exprimée
-par le nombre quatre).
-
-Est-il étonnant qu'il leur préfère les traits de sa maîtresse, qui lui
-promettent cent unités de bonheur? Même les petits défauts de sa figure,
-une marque de petite vérole, par exemple, donnent de l'attendrissement à
-l'homme qui aime, et le jettent dans une rêverie profonde lorsqu'il les
-aperçoit chez une autre femme; que sera-ce chez sa maîtresse? C'est
-qu'il a éprouvé mille sentiments en présence de cette marque de petite
-vérole, que ces sentiments sont pour la plupart délicieux, sont tous du
-plus haut intérêt, et que, quels qu'ils soient, ils se renouvellent avec
-une incroyable vivacité à la vue de ce signe, même aperçu sur la figure
-d'une autre femme.
-
-Si l'on parvient ainsi à préférer et à aimer la _laideur_, c'est que
-dans ce cas la laideur est beauté[46]. Un homme aimait à la passion une
-femme très maigre et marquée de petite vérole: la mort la lui ravit.
-Trois ans après, à Rome, admis dans la familiarité de deux femmes, l'une
-plus belle que le jour, l'autre maigre, marquée de petite vérole, et par
-là, si vous voulez, assez laide: je le vois aimer la laide au bout de
-huit jours qu'il emploie à effacer sa laideur par ses souvenirs; et, par
-une coquetterie bien pardonnable, la moins jolie ne manqua pas de
-l'aider en lui fouettant un peu le sang, chose utile à cette
-opération[47]. Un homme rencontre une femme et est choqué de sa laideur;
-bientôt, si elle n'a pas de prétentions, sa physionomie lui fait oublier
-les défauts de ses traits: il la trouve aimable et conçoit qu'on puisse
-l'aimer; huit jours après, il a des espérances; huit jours après, on les
-lui retire; huit jours après, il est fou.
-
- [46] La beauté n'est que la promesse du bonheur. Le bonheur d'un Grec
- était différent du bonheur d'un Français de 1822. Voyez les yeux de
- la Vénus de Médicis et comparez-les aux yeux de la Madeleine de
- Pordenone (chez M. de Sommariva).
-
- [47] Si l'on est sûr de l'amour d'une femme, on examine si elle est
- plus ou moins belle; si l'on doute de son coeur, on n'a pas le temps
- de songer à sa figure.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVIII
-
-
-On remarque au théâtre une chose analogue envers les acteurs chéris du
-public: les spectateurs ne sont plus sensibles à ce qu'ils peuvent avoir
-de beauté ou de laideur réelle. Lekain, malgré sa laideur remarquable,
-faisait des passions à foison. Garrick aussi, par plusieurs raisons,
-mais d'abord parce qu'on ne voyait plus la beauté réelle de leurs traits
-ou de leurs manières, mais bien celle que depuis longtemps l'imagination
-était habituée à leur prêter, en reconnaissance et en souvenir de tous
-les plaisirs qu'ils lui avaient donnés; et, par exemple, la figure seule
-d'un acteur comique fait rire dès qu'il entre en scène.
-
-Une jeune fille qu'on menait aux Français pour la première fois pouvait
-bien sentir quelque éloignement pour Lekain durant la première scène;
-mais bientôt il la faisait pleurer ou frémir; et comment résister aux
-rôles de Tancrède[48] ou d'Orosmane? Si pour elle la laideur était
-encore un peu visible, les transports de tout un public, et l'effet
-_nerveux_ qu'ils produisent sur un jeune coeur[49] parvenaient bien vite
-à l'éclipser. Il ne restait plus de la laideur que le nom, et pas même
-le nom, car l'on entendait des femmes enthousiastes de Lekain s'écrier:
-«Qu'il est beau!»
-
- [48] Voir Mme de Staël, dans _Delphine_, je crois: voilà l'artifice
- des femmes peu jolies.
-
- [49] C'est à cette sympathie nerveuse que je serais tenté d'attribuer
- l'effet prodigieux et incompréhensible de la musique à la mode (à
- Dresde, pour Rossini, 1821). Dès qu'elle n'est plus de mode, elle
- n'en devient pas plus mauvaise pour cela, et cependant elle ne fait
- plus d'effet sur les coeurs de bonne foi des jeunes filles. Elle
- leur plaisait peut-être aussi comme excitant les transports des
- jeunes gens.
-
- Mme de Sévigné (Lettre 202, le 6 mai 1672) dit à sa fille: «Lully
- avait fait un dernier effort de toute la musique du roi; ce beau
- _Miserere_ y était encore augmenté; il y eut un _Libera_ où tous les
- yeux étaient pleins de larmes.»
-
- On ne peut pas plus douter de la vérité de cet effet que disputer
- l'esprit ou la délicatesse à Mme de Sévigné. La musique de Lully,
- qui la charmait, ferait fuir à cette heure; alors cette musique
- encourageait la _cristallisation_, elle la rend impossible
- aujourd'hui.
-
-Rappelons-nous que la _beauté_ est l'expression du caractère, ou,
-autrement dit, des habitudes morales, et qu'elle est par conséquent
-exempte de toute passion. Or, c'est de la _passion_ qu'il nous faut; la
-beauté ne peut nous fournir que des _probabilités_ sur le compte d'une
-femme, et encore des probabilités sur ce qu'elle est de sang-froid; et
-les regards de votre maîtresse marquée de petite vérole sont une réalité
-charmante qui anéantit toutes les probabilités possibles.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIX
-
-Suite des exceptions à la beauté.
-
-
-Les femmes spirituelles et tendres, mais à sensibilité timide et
-méfiante, qui, le lendemain du jour où elles ont paru dans le monde,
-repassent mille fois en revue et avec une timidité souffrante ce
-qu'elles ont pu dire ou laisser deviner; ces femmes-là, dis-je,
-s'accoutument facilement au manque de beauté chez les hommes, et ce
-n'est presque pas un obstacle à leur donner de l'amour.
-
-C'est par le même principe qu'on est presque indifférent pour le degré
-de beauté d'une maîtresse adorée et qui vous comble de rigueurs. Il n'y
-a presque plus de cristallisation de beauté; et, quand l'ami guérisseur
-vous dit qu'elle n'est pas jolie, on en convient presque, et il croit
-avoir fait un grand pas.
-
-Mon ami, le brave capitaine Trab, me peignait ce soir ce qu'il avait
-senti autrefois en voyant Mirabeau.
-
-Personne, en regardant ce grand homme, n'éprouvait par les yeux un
-sentiment désagréable, c'est-à-dire ne le trouvait laid. Entraîné par
-ses paroles foudroyantes, on n'était attentif, on ne trouvait du plaisir
-à être attentif qu'à ce qui était _beau_ dans sa figure. Comme il n'y
-avait en lui presque pas de traits _beaux_ (de la beauté de la
-sculpture, ou de la beauté de la peinture), l'on n'était attentif qu'à
-ce qui était _beau_ d'une autre beauté[50], de la beauté d'expression.
-
- [50] C'est là l'avantage d'être à la mode. Faisant abstraction des
- défauts de la figure déjà connus, et qui ne font plus rien à
- l'imagination, on s'attache à l'une des trois beautés suivantes:
-
- 1º Dans le peuple, à l'idée de richesse;
-
- 2º Dans le monde, à l'idée d'élégance, ou matérielle ou morale;
-
- 3º A la cour, à l'idée: je veux plaire aux femmes; presque partout,
- à un mélange de ces trois idées. Le bonheur attaché à l'idée de
- richesse se joint à la délicatesse dans le plaisir qui suit l'idée
- d'élégance, et le tout s'applique à l'amour. D'une manière ou
- d'autre, l'imagination est entraînée par la nouveauté. L'on arrive
- ainsi à s'occuper d'un homme très laid sans songer à sa laideur[51],
- et à la longue sa laideur devient beauté. A Vienne, en 1788, Mme
- Vigano, danseuse, la femme à la mode, était grosse, et les dames
- portèrent bientôt des petits ventres _à la Vigano_. Par les mêmes
- raisons retournées, rien d'affreux comme une mode surannée. Le
- mauvais goût, c'est de confondre la mode, qui ne vit que de
- changements, avec le beau durable, fruit de tel gouvernement,
- dirigeant tel climat. Un édifice à la mode, dans dix ans, sera à une
- mode surannée. Il sera moins déplaisant dans deux cents ans, quand
- on aura oublié la mode. Les amants sont bien fous de songer à se
- bien mettre; on a bien autre chose à faire en voyant ce qu'on aime
- que de songer à sa toilette; on regarde son amant et on ne l'examine
- pas, dit Rousseau. Si cet examen a lieu, on a affaire à l'amour-goût
- et non plus à l'amour-passion. L'air brillant de la beauté déplaît
- presque dans ce qu'on aime; on n'a que faire de la voir belle, on la
- voudrait tendre et languissante. La parure n'a d'effet, en amour,
- que pour les jeunes filles qui, sévèrement gardées dans la maison
- paternelle, prennent souvent une passion par les yeux.
-
- Dit par L., 15 septembre 1820.
-
- [51] Le petit Germain, Mémoires de Grammont.
-
-En même temps que l'attention fermait les yeux à tout ce qui était laid,
-pittoresquement parlant, elle s'attachait avec transport aux plus petits
-détails passables, par exemple, à la _beauté_ de sa vaste chevelure;
-s'il eût porté des cornes, on les eût trouvées belles[52].
-
- [52] Soit pour leur poli, soit pour leur grandeur, soit pour leur
- forme; c'est ainsi, ou par la liaison de sentiments (voir plus haut
- les marques de petite vérole) qu'une femme qui aime s'accoutume aux
- défauts de son amant. La princesse russe C. s'est bien accoutumée à
- un homme qui, en définitif, n'a pas de nez. L'image du courage et du
- pistolet armé pour se tuer de désespoir de ce malheur, et la pitié
- pour la profonde infortune, aidées par l'idée qu'il guérira et qu'il
- commence à guérir, ont opéré ce miracle. Il faut que le pauvre
- blessé n'ait pas l'air de penser à son malheur.
-
- Berlin, 1807.
-
-La présence de tous les soirs d'une jolie danseuse donne de l'attention
-forcée aux âmes blasées ou privées d'imagination qui garnissent le
-balcon de l'Opéra. Par ses mouvements gracieux, hardis et singuliers,
-elle réveille l'amour physique et leur procure peut-être la seule
-cristallisation qui soit encore possible. C'est ainsi qu'un laideron qui
-n'eût pas été honoré d'un regard dans la rue, surtout de la part des
-gens usés, s'il paraît souvent sur la scène, trouve à se faire
-entretenir fort cher. Geoffroy disait que le théâtre est le piédestal
-des femmes. Plus une danseuse est célèbre et usée, plus elle vaut; de là
-le proverbe des coulisses: «Telle trouve à se vendre qui n'eût pas
-trouvé à se donner.» Ces filles volent une partie de leurs passions à
-leurs amants, et sont très susceptibles d'amour _par pique_.
-
-Comment faire pour ne pas lier des sentiments généreux ou aimables à la
-physionomie d'une actrice dont les traits n'ont rien de choquant, que
-tous les soirs l'on regarde pendant deux heures exprimant les sentiments
-les plus nobles, et que l'on ne connaît pas autrement? Quand enfin l'on
-parvient à être admis chez elle, ses traits vous rappellent des
-sentiments si agréables, que toute la réalité qui l'entoure, quelque peu
-noble qu'elle soit quelquefois, se recouvre à l'instant d'une teinte
-romanesque et touchante.
-
-«Dans ma première jeunesse, enthousiaste de cette ennuyeuse tragédie
-française[53], quand j'avais le bonheur de souper avec Mlle Olivier, à
-tous les instants, je me surprenais le coeur rempli de respect, croyant
-parler à une reine: et réellement je n'ai jamais bien su si, auprès
-d'elle, j'avais été amoureux d'une reine ou d'une jolie fille.»
-
- [53] Phrase inconvenante, copiée des Mémoires de mon ami, feu M. le
- baron de Bottmer. C'est par le même artifice que Feramorz plaît à
- Lalla-Rook. Voir ce charmant poème.
-
-
-
-
-CHAPITRE XX
-
-
-Peut-être que les hommes qui ne sont pas susceptibles d'éprouver
-l'amour-passion sont ceux qui sentent le plus vivement l'effet de la
-beauté; c'est du moins l'impression la plus forte qu'ils puissent
-recevoir des femmes.
-
-L'homme qui a éprouvé le battement de coeur que donne de loin le chapeau
-de satin blanc de ce qu'il aime est tout étonné de la froideur où le
-laisse l'approche de la plus grande beauté du monde. Observant les
-transports des autres, il peut même avoir un mouvement de chagrin.
-
-Les femmes extrêmement belles étonnent moins le second jour. C'est un
-grand malheur, cela décourage la cristallisation. Leur mérite étant
-visible à tous et formant décoration, elles doivent compter plus de sots
-dans la liste de leurs amants, des princes, des millionnaires, etc.[54].
-
- [54] On voit bien que l'auteur n'est ni prince ni millionnaire. J'ai
- voulu voler cet esprit-là au lecteur.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXI
-
-De la première vue.
-
-
-Une âme à imagination est tendre et _défiante_, je dis même l'âme la
-plus naïve[55]. Elle peut être méfiante sans s'en douter; elle a trouvé
-tant de désappointements dans la vie! Donc tout ce qui est prévu et
-officiel dans la présentation d'un homme effarouche l'imagination et
-éloigne la possibilité de la cristallisation. L'amour triomphe, au
-contraire, dans le romanesque à la première vue.
-
- [55] La fiancée de Lammermoor, miss Ashton. Un homme qui a vécu trouve
- dans sa mémoire une foule d'exemples d'_amours_, et n'a que
- l'embarras du choix. Mais, s'il veut écrire, il ne sait plus sur
- quoi s'appuyer. Les anecdotes des sociétés particulières dans
- lesquelles il a vécu sont ignorées du public, et il faudrait un
- nombre de pages immense pour les rapporter avec les nuances
- nécessaires. C'est pour cela que je cite des romans comme
- généralement connus, mais je n'appuie point les idées que je soumets
- au lecteur sur des fictions aussi vides, et calculées la plupart
- plutôt pour l'effet pittoresque que pour la vérité.
-
-Rien de plus simple; l'étonnement qui fait longuement songer à une chose
-extraordinaire est déjà la moitié du mouvement cérébral nécessaire pour
-la cristallisation.
-
-Je citerai le commencement des amours de Séraphine (_Gil Blas_, tome II,
-p. 142). C'est don Fernando qui raconte sa fuite lorsqu'il était
-poursuivi par les sbires de l'inquisition... «Après avoir traversé
-quelques allées dans une obscurité profonde, et la pluie continuant à
-tomber par torrents, j'arrivai près d'un salon dont je trouvai la porte
-ouverte; j'y entrai, et, quand j'en eus remarqué toute la
-magnificence... je vis qu'il y avait à l'un des côtés une porte qui
-n'était que poussée; je l'entr'ouvris et j'aperçus une enfilade de
-chambres dont la dernière seulement était éclairée. Que dois-je faire?
-dis-je alors en moi-même... Je ne pus résister à ma curiosité. Je
-m'avance, je traverse les chambres, et j'arrive à celle où il y avait de
-la lumière, c'est-à-dire une bougie qui brûlait sur une table de marbre,
-dans un flambeau de vermeil. Mais bientôt, jetant les yeux sur un lit
-dont les rideaux étaient à demi ouverts à cause de la chaleur, je vis un
-objet qui s'empara de toute mon attention: c'était une jeune femme qui,
-malgré le bruit du tonnerre qui venait de se faire entendre, dormait
-d'un profond sommeil... Je m'approchai d'elle... je me sentis saisi...
-Pendant que je m'enivrais du plaisir de la contempler, elle se réveilla.
-
-«Imaginez-vous quelle fut sa surprise de voir dans sa chambre et au
-milieu de la nuit un homme qu'elle ne connaissait point. Elle frémit en
-m'apercevant et jeta un cri... Je m'efforçai de la rassurer, et, mettant
-un genou en terre: «Madame, lui dis-je, ne craignez rien»... Elle appela
-ses filles... Devenue un peu plus hardie par la présence de cette petite
-servante, elle me demanda fièrement qui j'étais, etc., etc., etc.»
-
-Voilà une première vue qu'il n'est pas facile d'oublier. Quoi de plus
-sot, au contraire, dans nos moeurs actuelles, que la présentation
-officielle et presque sentimentale du _futur_ à la jeune fille! Cette
-prostitution légale va jusqu'à choquer la pudeur.
-
-«Je viens de voir, cette après-midi, 17 février 1790 (dit Chamfort, 4,
-155), une cérémonie de famille, comme on dit, c'est-à-dire des hommes
-réputés honnêtes, une société respectable, applaudir au bonheur de Mlle
-de Marille, jeune personne belle, spirituelle, vertueuse, qui obtient
-l'avantage de devenir l'épouse de M. R., vieillard malsain, repoussant,
-malhonnête, imbécile, mais riche, et qu'elle a vu pour la troisième fois
-aujourd'hui en signant le contrat.
-
-«Si quelque chose caractérise un siècle infâme, c'est un pareil sujet de
-triomphe, c'est le ridicule d'une telle joie, et, dans la perspective,
-la cruauté prude avec laquelle la même société versera le mépris à
-pleines mains sur la moindre imprudence d'une pauvre jeune femme
-amoureuse.»
-
-Tout ce qui est cérémonie, par son essence d'être une chose affectée et
-prévue d'avance, dans laquelle il s'agit de se comporter d'_une manière
-convenable_, paralyse l'imagination et ne la laisse éveillée que pour ce
-qui est contraire au but de la cérémonie et ridicule; de là l'effet
-magique de la moindre plaisanterie. Une pauvre jeune fille, comblée de
-timidité et de pudeur souffrante durant la présentation officielle du
-futur, ne peut songer qu'au rôle qu'elle joue; c'est encore une manière
-sûre d'étouffer l'imagination.
-
-Il est beaucoup plus contre la pudeur de se mettre au lit avec un homme
-qu'on n'a vu que deux fois, après trois mots latins dits à l'église, que
-de céder malgré soi à un homme qu'on adore depuis deux ans. Mais je
-parle un langage absurde.
-
-C'est le p... qui est la source féconde des vices et du malheur qui
-suivent nos mariages actuels. Il rend impossible la liberté pour les
-jeunes filles avant le mariage, et le divorce après quand elles se sont
-trompées, ou plutôt quand on les a trompées dans le choix qu'on leur
-fait faire. Voyez l'Allemagne, ce pays des bons ménages; une aimable
-princesse (Mme la duchesse de Sa...) vient de s'y marier en tout bien
-tout honneur pour la quatrième fois, et elle n'a pas manqué d'inviter à
-la fête ses trois premiers maris, avec lesquels elle est très bien.
-Voilà l'excès; mais un seul divorce, qui punit un mari de ses tyrannies,
-empêche des milliers de mauvais ménages. Ce qu'il y a de plaisant, c'est
-que Rome est l'un des pays où l'on voit le plus de divorces[56].
-
- [56] Tout cela a été écrit à Rome vers 1820.
-
-L'amour aime, à la première vue, une physionomie qui indique à la fois
-dans un homme quelque chose à respecter et à plaindre.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXII
-
-De l'engouement.
-
-
-Des esprits fort délicats sont très susceptibles de curiosité et de
-prévention; cela se remarque surtout dans les âmes chez lesquelles s'est
-éteint le feu sacré, source des passions, et c'est un des symptômes les
-plus funestes. Il y a aussi de l'engouement chez les écoliers qui
-entrent dans le monde. Aux deux extrémités de la vie, avec trop ou trop
-peu de sensibilité, on ne s'expose pas avec simplicité à sentir le juste
-effet des choses, à éprouver la véritable sensation qu'elles doivent
-donner. Ces âmes trop ardentes ou ardentes par excès, amoureuses à
-crédit, si l'on peut ainsi dire, se jettent aux objets au lieu de les
-attendre.
-
-Avant que la sensation, qui est la conséquence de la nature des objets,
-arrive jusqu'à elles, elles les couvrent de loin, et avant de les voir,
-de ce charme imaginaire dont elles trouvent en elles-mêmes une source
-inépuisable. Puis, en s'en approchant, elles voient ces choses, non
-telles qu'elles sont, mais telles qu'elles les ont faites, et, jouissant
-d'elles-mêmes sous l'apparence de tel objet, elles croient jouir de cet
-objet. Mais, un beau jour, on se lasse de faire tous les frais, on
-découvre que l'objet adoré _ne renvoie pas la balle_; l'engouement
-tombe, et l'échec qu'éprouve l'amour-propre rend injuste envers l'objet
-trop apprécié.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIII
-
-Des coups de foudre.
-
-
-Il faudrait changer ce mot ridicule; cependant la chose existe. J'ai vu
-l'aimable et noble Wilhelmine, le désespoir des _beaux_ de Berlin,
-mépriser l'amour et se moquer de ses folies. Brillante de jeunesse,
-d'esprit, de beauté, de bonheurs de tous les genres..., une fortune sans
-bornes, en lui donnant l'occasion de développer toutes ses qualités,
-semblait conspirer avec la nature pour présenter au monde l'exemple si
-rare d'un bonheur parfait accordé à une personne qui en est parfaitement
-digne. Elle avait vingt-trois ans; déjà à la cour depuis longtemps, elle
-avait éconduit les hommages du plus haut parage; sa vertu modeste, mais
-inébranlable, était citée en exemple, et désormais les hommes les plus
-aimables, désespérant de lui plaire, n'aspiraient qu'à son amitié. Un
-soir elle va au bal chez le prince Ferdinand, elle danse dix minutes
-avec un jeune capitaine.
-
-«De ce moment, écrivait-elle par la suite à une amie[57], il fut le
-maître de mon coeur et de moi, et cela à un point qui m'eût remplie de
-terreur, si le bonheur de voir Herman m'eût laissé le temps de songer au
-reste de l'existence. Ma seule pensée était d'observer s'il m'accordait
-quelque attention.
-
- [57] Traduit _ad litteram_ des Mémoires de Bottmer.
-
-«Aujourd'hui, la seule consolation que je puisse trouver à mes fautes
-est de me bercer de l'illusion qu'une force supérieure m'a ravie à
-moi-même et à la raison. Je ne puis par aucune parole peindre, d'une
-manière qui approche de la réalité, jusqu'à quel point, seulement à
-l'apercevoir, allèrent le désordre et le bouleversement de tout mon
-être. Je rougis de penser avec quelle rapidité et quelle violence
-j'étais entraînée vers lui. Si sa première parole, quand enfin il me
-parla, eût été: «M'adorez-vous?» en vérité je n'aurais pas eu la force
-de ne pas lui répondre: «Oui.» J'étais loin de penser que les effets
-d'un sentiment pussent être à la fois si subits et si peu prévus. Ce fut
-au point qu'un instant je crus être empoisonnée.
-
-«Malheureusement vous et le monde, ma chère amie, savez que j'ai bien
-aimé Herman: eh bien, il me fut si cher au bout d'un quart d'heure, que
-depuis il n'a pas pu me le devenir davantage. Je voyais tous ses
-défauts, et je les lui pardonnais tous, pourvu qu'il m'aimât.
-
-«Peu après que j'eus dansé avec lui, le roi s'en alla; Herman, qui était
-du détachement de service, fut obligé de le suivre. Avec lui, tout
-disparut pour moi dans la nature. C'est en vain que j'essayerais de vous
-peindre l'excès de l'ennui dont je me sentis accablée dès que je ne le
-vis plus. Il n'était égalé que par la vivacité du désir que j'avais de
-me trouver seule avec moi-même.
-
-«Je pus partir enfin. A peine enfermée à double tour dans mon
-appartement, je voulus résister à ma passion. Je crus y réussir. Ah! ma
-chère amie, que je payai cher ce soir-là, et les journées suivantes, le
-plaisir de pouvoir me croire de la vertu!»
-
-Ce que l'on vient de lire est la narration exacte d'un événement qui fit
-la nouvelle du jour, car au bout d'un mois ou deux la pauvre Wilhelmine
-fut assez malheureuse pour qu'on s'aperçût de son sentiment. Telle fut
-l'origine de cette longue suite de malheurs qui l'ont fait périr si
-jeune et d'une manière si tragique, empoisonnée par elle ou par son
-amant. Tout ce que nous pûmes voir dans ce jeune capitaine, c'est qu'il
-dansait fort bien; il avait beaucoup de gaieté, encore plus d'assurance,
-un grand air de bonté, et vivait avec des filles; du reste, à peine
-noble, fort pauvre, et ne venant pas à la cour.
-
-Non seulement il ne faut pas la méfiance, mais il faut la lassitude de
-la méfiance, et pour ainsi dire l'impatience du courage contre les
-hasards de la vie. L'âme, à son insu, ennuyée de vivre sans aimer,
-convaincue malgré elle par l'exemple des autres femmes, ayant surmonté
-toutes les craintes de la vie, mécontente du triste bonheur de
-l'orgueil, s'est fait, sans s'en apercevoir, un modèle idéal. Elle
-rencontre un jour un être qui ressemble à ce modèle, la cristallisation
-reconnaît son objet au trouble qu'il inspire, et consacre pour toujours
-au maître de son destin ce qu'elle rêvait depuis longtemps[58].
-
- [58] Plusieurs phrases prises à Crébillon, tome III.
-
-Les femmes sujettes à ce malheur ont trop de hauteur dans l'âme pour
-aimer autrement que par passion. Elles seraient sauvées si elles
-pouvaient s'abaisser à la galanterie.
-
-Comme le coup de foudre vient d'une secrète lassitude de ce que le
-catéchisme appelle la vertu, et de l'ennui que donne l'uniformité de la
-perfection, je croirais assez qu'il doit tomber le plus souvent sur ce
-qu'on appelle le monde de mauvais sujets. Je doute fort que l'air Caton
-ait jamais occasionné de coup de foudre.
-
-Ce qui les rend si rares, c'est que, si le coeur qui aime ainsi d'avance
-a le plus petit sentiment de sa situation, il n'y a plus de coup de
-foudre.
-
-Une femme rendue méfiante par les malheurs n'est pas susceptible de
-cette révolution de l'âme.
-
-Rien ne facilite les coups de foudre comme les louanges données d'avance
-et par des femmes à la personne qui doit en être l'objet.
-
-Une des sources les plus comiques des aventures d'amour, ce sont les
-faux coups de foudre. Une femme ennuyée, mais non sensible, se croit
-amoureuse pour la vie pendant toute une soirée. Elle est fière d'avoir
-enfin trouvé un de ces grands mouvements de l'âme après lesquels courait
-son imagination. Le lendemain, elle ne sait plus où se cacher, et
-surtout comment éviter le malheureux objet qu'elle adorait la veille.
-
-Les gens d'esprit savent voir, c'est-à-dire mettre à profit ces coups de
-foudre.
-
-L'amour physique a aussi ses coups de foudre. Nous avons vu hier la plus
-jolie femme et la plus facile de Berlin rougir tout à coup dans sa
-calèche où nous étions avec elle. Le beau lieutenant Findorff venait de
-passer. Elle est tombée dans la rêverie profonde, dans l'inquiétude. Le
-soir, à ce qu'elle m'avoua au spectacle, elle avait des folies, des
-transports, elle ne pensait qu'à Findorff, auquel elle n'a jamais parlé.
-Si elle eût osé, me disait-elle, elle l'eût envoyé chercher: cette jolie
-figure présentait tous les signes de la passion la plus violente. Cela
-durait encore le lendemain; au bout de trois jours, Findorff ayant fait
-le nigaud, elle n'y pensa plus. Un mois après, il lui était odieux.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIV
-
-Voyage dans un pays inconnu.
-
-
-Je conseille à la plupart des gens nés dans le Nord de passer le présent
-chapitre. C'est une dissertation obscure sur quelques phénomènes
-relatifs à l'oranger, arbre qui ne croît ou qui ne parvient à toute sa
-hauteur qu'en Italie et en Espagne. Pour être intelligible ailleurs,
-j'aurais dû _diminuer_ les faits.
-
-C'est à quoi je n'aurais pas manqué si j'avais eu le dessein un seul
-instant d'écrire un livre généralement agréable. Mais, le ciel m'ayant
-refusé le talent littéraire, j'ai uniquement pensé à décrire avec toute
-la maussaderie de la science, mais aussi avec toute son exactitude,
-certains faits dont un séjour prolongé dans la patrie de l'oranger m'a
-rendu l'involontaire témoin. Frédéric le Grand, ou tel autre homme
-distingué du Nord, qui n'a jamais eu occasion de voir l'oranger en
-pleine terre, m'aurait sans doute nié les faits suivants et nié de bonne
-foi. Je respecte infiniment la bonne foi, et je vois son pourquoi.
-
-Cette déclaration sincère pouvant paraître de l'orgueil, j'ajoute la
-réflexion suivante:
-
-Nous écrivons au hasard chacun ce qui nous semble vrai, et chacun dément
-son voisin. Je vois dans nos livres autant de billets de loterie; ils
-n'ont réellement pas plus de valeur. La postérité, en oubliant les uns
-et réimprimant les autres, déclarera les billets gagnants. Jusque-là,
-chacun de nous, ayant écrit de son mieux ce qui lui semble vrai, n'a
-guère de raison de se moquer de son voisin, à moins que la satire ne
-soit plaisante, auquel cas il a toujours raison, surtout s'il écrit
-comme M. Courrier à Del Furia.
-
-Après ce préambule, je vais entrer courageusement dans l'examen de faits
-qui, j'en suis convaincu, ont rarement été observés à Paris. Mais enfin,
-à Paris, ville supérieure à toutes les autres sans doute, l'on ne voit
-pas des orangers en pleine terre comme à Sorrento, et c'est à Sorrento,
-la patrie du Tasse, sur le golfe de Naples, dans une position à mi côte
-de la mer, plus pittoresque encore que celle de Naples elle-même, mais
-où on ne lit pas le _Miroir_, que Lisio Visconti a observé et noté les
-faits suivants:
-
-Lorsqu'on doit voir le soir la femme qu'on aime, l'attente d'un si grand
-bonheur rend insupportables tous les moments qui en séparent.
-
-Une fièvre dévorante fait prendre et quitter vingt occupations. L'on
-regarde sa montre à chaque instant, et l'on est ravi quand on voit qu'on
-a pu faire passer dix minutes sans la regarder; l'heure tant désirée
-sonne enfin, et quand on est à sa porte prêt à frapper, l'on serait aise
-de ne pas la trouver; ce n'est que par réflexion qu'on s'en affligerait;
-en un mot, l'attente de la voir produit un effet désagréable.
-
-Voilà de ces choses qui font dire aux bonnes gens que l'amour
-déraisonne.
-
-C'est que l'imagination, retirée violemment de rêveries délicieuses où
-chaque pas produit le bonheur, est ramenée à la sévère réalité.
-
-L'âme tendre sait bien que, dans le combat qui va commencer aussitôt que
-vous la verrez, la moindre négligence, le moindre manque d'attention ou
-de courage, sera puni par une défaite empoisonnant pour longtemps les
-rêveries de l'imagination, et hors de l'intérêt de la passion si l'on
-cherchait à s'y réfugier, humiliante pour l'amour-propre. On se dit:
-«J'ai manqué d'esprit, j'ai manqué de courage»; mais l'on n'a du courage
-envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.
-
-Ce reste d'attention que l'on arrache avec tant de peine aux rêveries de
-la cristallisation fait que, dans les premiers discours à la femme qu'on
-aime, il échappe une foule de choses qui n'ont pas de sens, ou qui ont
-un sens contraire à ce qu'on sent, ou ce qui est plus poignant encore,
-on exagère ses propres sentiments, et ils deviennent ridicules à ses
-yeux. Comme on sent vaguement qu'on ne fait pas assez d'attention à ce
-qu'on dit, un mouvement machinal fait soigner et charger la déclamation.
-Cependant l'on ne peut pas se taire à cause de l'embarras du silence,
-durant lequel on pourrait encore moins songer à elle. On dit donc d'un
-air senti une foule de choses qu'on ne sent pas, et qu'on serait bien
-embarrassé de répéter; l'on s'obstine à se refuser à sa présence pour
-être encore plus à elle. Dans les premiers moments que je connus
-l'amour, cette bizarrerie que je sentais en moi me faisait croire que je
-n'aimais pas.
-
-Je comprends la lâcheté, et comment les conscrits se tirent de la peur
-en se jetant à corps perdu au milieu du feu. Le nombre des sottises que
-j'ai dites depuis deux ans pour ne pas me taire me met au désespoir
-quand j'y songe.
-
-Voilà qui devrait bien marquer aux yeux des femmes la différence de
-l'amour-passion et de la galanterie, de l'âme tendre et de l'âme
-prosaïque[59].
-
- [59] C'était un mot de Léonore.
-
-Dans ces moments décisifs, l'une gagne autant que l'autre perd; l'âme
-prosaïque reçoit justement le degré de chaleur qui lui manque
-habituellement, tandis que la pauvre âme tendre devient folle par excès
-de sentiment, et, qui plus est, a la prétention de cacher sa folie. Tout
-occupée à gouverner ses propres transports, elle est bien loin du
-sang-froid qu'il faut pour prendre ses avantages, et elle sort brouillée
-d'une visite où l'âme prosaïque eût fait un grand pas. Dès qu'il s'agit
-des intérêts trop vifs de sa passion, une âme tendre et fière ne peut
-pas être éloquente auprès de ce qu'elle aime; ne pas réussir lui fait
-trop de mal. L'âme vulgaire, au contraire, calcule juste les chances de
-succès, ne s'arrête pas à pressentir la douleur de la défaite, et, fière
-de ce qui la rend vulgaire, elle se moque de l'âme tendre, qui, avec
-tout l'esprit possible, n'a jamais l'aisance nécessaire pour dire les
-choses les plus simples et du succès le plus assuré. L'âme tendre, bien
-loin de pouvoir rien arracher par force, doit se résigner à ne rien
-obtenir que de la _charité_ de ce qu'elle aime. Si la femme qu'on aime
-est vraiment sensible, l'on a toujours lieu de se repentir d'avoir voulu
-se faire violence pour lui parler d'amour. On a l'air honteux, on a
-l'air glacé, on aurait l'air menteur, si la passion ne se trahissait pas
-à d'autres signes certains. Exprimer ce qu'on sent si vivement et si en
-détail, à tous les instants de la vie, est une corvée qu'on s'impose,
-parce qu'on a lu des romans, car, si l'on était naturel, on
-n'entreprendrait jamais une chose si pénible. Au lieu de vouloir parler
-de ce qu'on sentait il y a un quart d'heure, et de chercher à faire un
-tableau général et intéressant, on exprimerait avec simplicité le détail
-de ce qu'on sent dans le moment; mais non, l'on se fait une violence
-extrême pour réussir moins bien, et comme l'évidence de la sensation
-actuelle manque à ce qu'on dit, et que la mémoire n'est pas libre, on
-trouve convenables dans le moment et l'on dit des choses du ridicule le
-plus humiliant.
-
-Quand enfin, après une heure de trouble, cet effort extrêmement pénible
-est fait de se retirer des jardins enchantés de l'imagination, pour
-jouir tout simplement de la présence de ce qu'on aime, il se trouve
-souvent qu'il faut s'en séparer.
-
-Tout ceci paraît une extravagance. J'ai vu mieux encore, c'était un de
-mes amis qu'une femme, qu'il aimait à l'idolâtrie, se prétendant
-offensée de je ne sais quel manque de délicatesse qu'on n'a jamais voulu
-me confier, avait condamné tout à coup à ne la voir que deux fois par
-mois. Ces visites, si rares et si désirées, étaient un accès de folie,
-et il fallait toute la force de caractère de Salviati pour qu'elle ne
-parût pas au dehors.
-
-Dès l'abord, l'idée de la fin de la visite est trop présente pour qu'on
-puisse trouver du plaisir. L'on parle beaucoup sans s'écouter; souvent
-l'on dit le contraire de ce qu'on pense. On s'embarque dans des
-raisonnements qu'on est obligé de couper court, à cause de leur
-ridicule, si l'on vient à se réveiller et à s'écouter. L'effort qu'on se
-fait est si violent, qu'on a l'air froid. L'amour se cache par son
-excès.
-
-Loin d'elle l'imagination était bercée par les plus charmants dialogues;
-l'on trouvait les transports les plus tendres et les plus touchants. On
-se croit ainsi pendant dix ou douze jours l'audace de lui parler; mais,
-l'avant-veille de celui qui devrait être heureux, la fièvre commence et
-redouble à mesure qu'on approche de l'instant terrible.
-
-Au moment d'entrer dans son salon, l'on est réduit, pour ne pas dire ou
-faire des sottises incroyables, à se cramponner à la résolution de
-garder le silence, et de la regarder pour pouvoir au moins se souvenir
-de sa figure. A peine en sa présence, il survient comme une sorte
-d'ivresse dans les yeux. On se sent porté comme un maniaque à faire des
-actions étranges, on a le sentiment d'avoir deux âmes: l'une pour faire,
-et l'autre pour blâmer ce qu'on fait. On sent confusément que
-l'attention forcée donnée à la sottise rafraîchirait le sang un moment,
-en faisant perdre de vue la fin de la visite et le malheur de la quitter
-pour quinze jours.
-
-S'il se trouve là quelque ennuyeux qui conte une histoire plate, dans
-son inexplicable folie, le pauvre amant, comme s'il était curieux de
-perdre des moments si rares, y devient tout attention. Cette heure,
-qu'il se promettait si délicieuse, passe comme un trait brûlant, et
-cependant il sent, avec une indicible amertume, toutes les petites
-circonstances qui lui montrent combien il est devenu étranger à ce qu'il
-aime. Il se trouve au milieu d'indifférents qui font visite, et il se
-voit le seul qui ignore tous les petits détails de sa vie de ces jours
-passés. Enfin il sort; et, en lui disant froidement adieu, il a
-l'affreux sentiment d'être à quinze jours de la revoir; nul doute qu'il
-souffrirait moins à ne jamais voir ce qu'il aime. C'est dans le genre,
-mais bien plus noir, du duc de Policastro, qui tous les six mois faisait
-cent lieues pour voir un quart d'heure, à Lecce, une maîtresse adorée et
-gardée par un jaloux.
-
-On voit bien ici la volonté sans influence sur l'amour: outré contre sa
-maîtresse et contre soi-même, comme l'on se précipiterait dans
-l'indifférence avec fureur! Le seul bien de cette visite est de
-renouveler le trésor de la cristallisation.
-
-La vie pour Salviati était divisée en périodes de quinze jours, qui
-prenaient la couleur de la soirée où il lui avait été permis de voir Mme
-***; par exemple, il fut ravi de bonheur le 21 mai, et le 2 juin il ne
-rentrait pas chez lui de peur de céder à la tentation de se brûler la
-cervelle.
-
-J'ai vu ce soir-là que les romanciers ont très mal peint le moment du
-suicide. «Je suis altéré, me disait Salviati d'un air simple, j'ai
-besoin de prendre ce verre d'eau.» Je ne combattis point sa résolution,
-je lui fis mes adieux; et il se mit à pleurer.
-
-D'après le trouble qui accompagne les discours des amants, il ne serait
-pas sage de tirer des conséquences trop pressées d'un détail isolé de la
-conversation. Ils n'accusent juste leurs sentiments que dans les mots
-imprévus; alors c'est le cri du coeur. Du reste, c'est de la physionomie
-de l'ensemble des choses dites que l'on peut tirer des inductions. Il
-faut se rappeler qu'assez souvent un être très ému n'a pas le temps
-d'apercevoir l'émotion de la personne qui cause la sienne.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXV
-
-La présentation.
-
-
-A la finesse, à la sûreté de jugement avec lesquelles je vois les femmes
-saisir certains détails, je suis plein d'admiration; un instant après,
-je les vois porter au ciel un nigaud, se laisser émouvoir jusqu'aux
-larmes par une fadeur, peser gravement comme trait de caractère une
-plate affectation. Je ne puis concevoir tant de niaiserie. Il faut qu'il
-y ait là quelque loi générale que j'ignore.
-
-Attentives à _un_ mérite d'un homme, et entraînées par _un_ détail,
-elles le sentent vivement et n'ont plus d'yeux pour le reste. Tout le
-fluide nerveux est employé à jouir de cette qualité, il n'en reste plus
-pour voir les autres.
-
-J'ai vu les hommes les plus remarquables être présentés à des femmes de
-beaucoup d'esprit; c'était toujours un grain de prévention qui décidait
-de l'effet de la première vue.
-
-Si l'on veut me permettre un détail familier, je conterai que l'aimable
-colonel L. B... allait être présenté à Mme Struve de Koenigsberg; c'est
-une femme du premier ordre. Nous nous disions: _Farà colpo?_ (fera-t-il
-effet?) Il s'engage un pari. Je m'approche de Mme de Struve, et lui
-conte que le colonel porte deux jours de suite ses cravates; le second
-jour, il fait la lessive du Gascon; elle pourra remarquer sur sa cravate
-des plis verticaux. Rien de plus évidemment faux.
-
-Comme j'achevais, on annonce cet homme charmant. Le plus petit fat de
-Paris eût produit plus d'effet. Remarquez que Mme de Struve aimait;
-c'est une femme honnête, et il ne pouvait être question de galanterie
-entre eux.
-
-Jamais deux caractères n'ont été plus faits l'un pour l'autre. On
-blâmait Mme de Struve d'être romanesque, et il n'y avait que la vertu,
-poussée jusqu'au romanesque, qui pût toucher L. B... Elle l'a fait
-fusiller très jeune.
-
-Il a été donné aux femmes de sentir, d'une manière admirable, les
-nuances d'affection, les variations les plus insensibles du corps
-humain, les mouvements les plus légers des amours-propres.
-
-Elles ont à cet égard un organe qui nous manque; voyez-les soigner un
-blessé.
-
-Mais peut-être aussi ne voient-elles pas ce qui est esprit, combinaison
-morale. J'ai vu les femmes les plus distinguées se charmer d'un homme
-d'esprit qui n'était pas moi, et tout d'un temps, et presque du même
-mot, admirer les plus grands sots. Je me trouvais attrapé comme un
-connaisseur qui voit prendre les plus beaux diamants pour des strass, et
-préférer les strass s'ils sont plus gros.
-
-J'en concluais qu'il faut tout oser auprès des femmes. Là, où le général
-Lassale a échoué, un capitaine à moustaches et à jurements réussit[60].
-Il y a sûrement dans le mérite des hommes tout un côté qui leur échappe.
-
- [60] Posen, 1807.
-
-Pour moi, j'en reviens toujours aux lois physiques. Le fluide nerveux,
-chez les hommes, s'use par la cervelle, et chez les femmes par le coeur;
-c'est pour cela qu'elles sont plus sensibles. Un grand travail obligé et
-dans le métier que nous avons fait toute la vie, console, et pour elles
-rien ne peut les consoler que la distraction.
-
-Appiani, qui ne croit à la vertu qu'à la dernière extrémité, et avec
-lequel j'allais ce soir à la chasse des idées, en lui exposant celles de
-ce chapitre, me répond:
-
-«La force d'âme qu'Éponine employait avait un dévouement héroïque à
-faire vivre son mari dans la caverne sous terre, et à l'empêcher de
-tomber dans le désespoir, s'ils eussent vécu tranquillement à Rome, elle
-l'eût employée à lui cacher un amant, il faut un aliment aux âmes
-fortes.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVI
-
-De la pudeur.
-
-
-Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer ce qu'on cache le plus
-ici, mais mourrait de honte plutôt que de montrer son bras. Il est clair
-que les trois quarts de la pudeur sont une chose apprise. C'est
-peut-être la loi seule, fille de la civilisation, qui ne produise que du
-bonheur.
-
-On a observé que les oiseaux de proie se cachent pour boire, c'est
-qu'obligés de plonger la tête dans l'eau, ils sont sans défense en ce
-moment. Après avoir considéré ce qui se passe à Otaïti[61], je ne vois
-pas d'autre base naturelle à la pudeur.
-
- [61] Voir les voyages de Bougainville, de Cook, etc. Chez quelques
- animaux, la femelle semble se refuser au moment où elle se donne.
- C'est à l'anatomie comparée que nous devons demander les plus
- importantes révélations sur nous-mêmes.
-
-L'amour est le miracle de la civilisation. On ne trouve qu'un amour
-physique et des plus grossiers chez les peuples sauvages ou trop
-barbares.
-
-Et la pudeur prête à l'amour le secours de l'imagination, c'est lui
-donner la vie.
-
-La pudeur est enseignée de très bonne heure aux petites filles par leurs
-mères, et avec une extrême jalousie, on dirait comme par esprit de
-corps; c'est que les femmes prennent soin d'avance du bonheur de l'amant
-qu'elles auront.
-
-Pour une femme timide et tendre rien ne doit être au-dessus du supplice
-de s'être permis, en présence d'un homme, quelque chose dont elle croit
-devoir rougir; je suis convaincu qu'une femme un peu fière préférerait
-mille morts. Une légère liberté, prise du côté tendre par l'homme qu'on
-aime, donne un moment de plaisir vif[62]; s'il a l'air de la blâmer ou
-seulement de ne pas en jouir avec transport, elle doit laisser dans
-l'âme un doute affreux. Pour une femme au-dessus du vulgaire, il y a
-donc tout à gagner à avoir des manières fort réservées. Le jeu n'est pas
-égal; on hasarde contre un petit plaisir, ou contre l'avantage de
-paraître un peu plus aimable, le danger d'un remords cuisant et d'un
-sentiment de honte qui doit rendre même l'amant moins cher. Une soirée
-passée gaiement, à l'étourdie et sans songer à rien, est chèrement payée
-à ce prix. La vue d'un amant avec lequel on craint d'avoir eu ce genre
-de torts doit devenir odieuse pour plusieurs jours. Peut-on s'étonner de
-la force d'une habitude à laquelle les plus légères infractions sont
-punies par la honte la plus atroce?
-
- [62] Fait voir son amour d'une façon nouvelle.
-
-Quant à l'utilité de la pudeur, elle est la mère de l'amour; on ne
-saurait plus lui rien contester. Pour le mécanisme du sentiment, rien
-n'est plus simple; l'âme s'occupe à avoir honte, au lieu de s'occuper à
-désirer; on s'interdit les désirs, et les désirs conduisent aux actions.
-
-Il est évident que toute femme tendre et fière, et ces deux choses étant
-cause et effet vont difficilement l'une sans l'autre, doit contracter
-des habitudes de froideur que les gens qu'elles déconcertent appellent
-de la pruderie.
-
-L'accusation est d'autant plus spécieuse, qu'il est très difficile de
-garder un juste milieu; pour peu qu'une femme ait peu d'esprit et
-beaucoup d'orgueil, elle doit bientôt en venir à croire qu'en fait de
-pudeur on n'en saurait trop faire. C'est ainsi qu'une Anglaise se croit
-insultée si l'on prononce devant elle le nom de certains vêtements. Une
-Anglaise se garderait bien, le soir à la campagne, de se laisser voir
-quittant le salon avec son mari; et, ce qui est plus grave, elle croit
-blesser la pudeur si elle montre quelque enjouement devant tout autre
-que ce mari[63]. C'est peut-être à cause d'une attention si délicate que
-les Anglais, gens d'esprit, laissent voir tant d'ennui de leur bonheur
-domestique. A eux la faute, pourquoi tant d'orgueil[64]?
-
- [63] Voir l'admirable peinture de ces moeurs ennuyeuses à la fin de
- _Corinne_; et Mme de Staël a flatté le portrait.
-
- [64] La Bible et l'aristocratie se vengent cruellement sur les gens
- qui croient leur devoir tout.
-
-En revanche, passant tout à coup de Plymouth à Cadix et Séville, je
-trouvai qu'en Espagne la chaleur du climat et des passions faisait un
-peu trop oublier une retenue nécessaire. Je remarquai des caresses fort
-tendres qu'on se permettait en public et qui, loin de me sembler
-touchantes, m'inspiraient un sentiment tout opposé. Rien n'est plus
-pénible.
-
-Il faut s'attendre à trouver _incalculable_ la force des habitudes
-inspirées aux femmes sous prétexte de pudeur. Une femme vulgaire, en
-outrant la pudeur, croit se faire l'égale d'une femme distinguée.
-
-L'empire de la pudeur est tel, qu'une femme tendre arrive à se trahir
-envers son amant plutôt par des faits que par des paroles.
-
-La femme la plus jolie, la plus riche et la plus facile de Bologne,
-vient de me conter qu'hier soir, un fat français, qui est ici et qui
-donne une drôle d'idée de sa nation, s'est avisé de se cacher sous son
-lit. Il voulait apparemment ne pas perdre un nombre infini de
-déclarations ridicules dont il la poursuit depuis un mois. Mais ce grand
-homme a manqué de présence d'esprit; il a bien attendu que Mme M... eût
-congédié sa femme de chambre et se fût mise au lit, mais il n'a pas eu
-la patience de donner aux gens le temps de s'endormir. Elle s'est jetée
-à la sonnette, et l'a fait chasser honteusement au milieu des huées et
-des coups de cinq ou six laquais. «Et s'il eût attendu deux heures?» lui
-disais-je.--«J'aurais été bien malheureuse: Qui pourra douter, m'eût-il
-dit, que je ne sois ici par vos ordres[65].»
-
- [65] On me conseille de supprimer ce détail: «Vous me prenez pour une
- femme bien leste, d'oser conter de telles choses devant moi.»
-
-Au sortir de chez cette jolie femme, je suis allé chez la femme la plus
-digne d'être aimée que je connaisse. Son extrême délicatesse est, s'il
-se peut, au-dessus de sa beauté touchante. Je la trouve seule et lui
-conte l'histoire de Mme M... Nous raisonnons là-dessus: «Écoutez, me
-dit-elle, si l'homme qui se permet cette action était aimable auparavant
-aux yeux de cette femme, on lui pardonnera, et, par la suite on
-l'aimera.»--J'avoue que je suis resté confondu de cette lumière imprévue
-jetée sur les profondeurs du coeur humain. Je lui ai répondu au bout
-d'un silence:--«Mais, quand on aime, a-t-on le courage de se porter aux
-dernières violences?»
-
-Il y aurait bien moins de vague dans ce chapitre si une femme l'eût
-écrit. Tout ce qui tient à la fierté, à l'orgueil féminin, à l'habitude
-de la pudeur et de ses excès, à certaines _délicatesses_, la plupart
-dépendant uniquement d'_associations de sensations_[66], qui ne peuvent
-pas exister chez les hommes, et souvent _délicatesses_ non fondées dans
-la nature; toutes ces choses, dis-je, ne pourraient se trouver ici
-qu'autant qu'on se serait permis d'écrire sur ouï-dire.
-
- [66] La pudeur est une des sources du goût pour la parure; par tel
- ajustement une femme se promet plus ou moins. C'est ce qui fait que
- la parure est déplacée dans la vieillesse.
-
- Une femme de province, si elle prétend à Paris suivre la mode, se
- promet d'une manière gauche et qui fait rire. Une provinciale
- arrivant à Paris doit commencer par se mettre comme si elle avait
- trente ans.
-
-Une femme me disait, dans un moment de franchise philosophique, quelque
-chose qui revient à ceci:
-
-«Si je sacrifiais jamais ma liberté, l'homme que j'arriverais à préférer
-apprécierait davantage mes sentiments en voyant combien j'ai toujours
-été avare même des préférences les plus légères.» C'est en faveur de cet
-amant, qu'elle ne rencontrera peut-être jamais, que telle femme aimable
-montre de la froideur à l'homme qui lui parle en ce moment. Voilà la
-première exagération de la pudeur: celle-ci est respectable; la seconde
-vient de l'orgueil des femmes; la troisième source d'exagération, c'est
-l'orgueil des maris.
-
-Il me semble que cette possibilité d'amour se présente souvent aux
-rêveries de la femme même la plus vertueuse, et elles ont raison. Ne pas
-aimer quand on a reçu du ciel une âme faite pour l'amour, c'est se
-priver soi et autrui d'un grand bonheur. C'est comme un oranger qui ne
-fleurirait pas de peur de faire un péché; et remarquez qu'une âme faite
-pour l'amour ne peut goûter avec transport aucun autre bonheur. Elle
-trouve, dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde, un
-vide insupportable; elle croit souvent aimer les beaux-arts et les
-aspects sublimes de la nature, mais ils ne font que lui promettre et lui
-exagérer l'amour, s'il est possible, et elle s'aperçoit bientôt qu'ils
-lui parlent d'un bonheur dont elle a résolu de se priver.
-
-La seule chose que je voie à blâmer dans la pudeur, c'est de conduire à
-l'habitude de mentir; c'est le seul avantage que les femmes faciles
-aient sur les femmes tendres. Une femme facile vous dit: «Mon cher ami,
-dès que vous me plairez, je vous le dirai, et je serai plus aise que
-vous, car j'ai beaucoup d'estime pour vous.»
-
-Vive satisfaction de _Constance_, s'écriant après la victoire de son
-amant: «Que je suis heureuse de ne m'être donnée à personne depuis huit
-ans que je suis brouillée avec mon mari!»
-
-Quelque ridicule que je trouve ce raisonnement, cette joie me semble
-pleine de fraîcheur.
-
-Il faut absolument que je conte ici de quelle nature étaient les regrets
-d'une dame de Séville abandonnée par son amant. J'ai besoin qu'on se
-rappelle qu'en amour tout est signe, et surtout qu'on veuille bien
-accorder un peu d'indulgence à mon style[67].
-
- [67] Note 65.
-
- * * * * *
-
-Mes yeux d'homme croient distinguer neuf particularités dans la
-_pudeur_.
-
-1º L'on joue beaucoup contre peu, donc être extrêmement réservée, donc
-souvent affectation; l'on ne rit pas, par exemple, des choses qui
-amusent le plus; donc il faut beaucoup d'esprit pour avoir juste ce
-qu'il faut de pudeur[68]. C'est pour cela que beaucoup de femmes n'en
-ont pas assez en petit comité, ou, pour parler plus juste, n'exigent pas
-que les contes qu'on leur fait soient assez gazés, et ne perdent leurs
-voiles qu'à mesure du degré d'ivresse et de folie[69].
-
- [68] Voir le ton de la société à Genève, surtout dans les familles _du
- haut_; utilité d'une cour pour corriger par le ridicule la tendance
- à la pruderie; Duclos faisant des contes à Mme de Rochefort: «En
- vérité, vous nous croyez trop honnêtes femmes.» Rien n'est ennuyeux
- au monde comme la pudeur non sincère.
-
- [69] Eh! mon cher Fronsac, il y a vingt bouteilles de champagne entre
- le conte que tu nous commences et ce que nous disons à cette heure.
-
-Serait-ce par un effet de la pudeur et du mortel ennui qu'elle doit
-imposer à plusieurs femmes, que la plupart d'entre elles n'estiment rien
-tant dans un homme que l'effronterie? ou prennent-elles l'effronterie
-pour du caractère?
-
-2º Deuxième loi: mon amant m'en estimera davantage.
-
-3º La force de l'habitude l'emporte même dans les instants les plus
-passionnés.
-
-4º La pudeur donne des plaisirs bien flatteurs à l'amant: elle lui fait
-sentir quelles lois l'on transgresse pour lui.
-
-5º Et aux femmes des plaisirs plus _enivrants_; comme ils font vaincre
-une habitude puissante, ils jettent plus de trouble dans l'âme. Le comte
-de Valmont se trouve à minuit dans la chambre à coucher d'une jolie
-femme, cela lui arrive toutes les semaines, et à elle peut-être une fois
-tous les deux ans; la rareté et la pudeur doivent donc préparer aux
-femmes des plaisirs infiniment plus vifs[70].
-
- [70] C'est l'histoire du tempérament mélancolique comparé au
- tempérament sanguin. Voyez une femme vertueuse, même de la vertu
- mercantile de certains dévots (vertueuse moyennant récompense
- centuple dans un paradis), et un roué de quarante ans blasé. Quoique
- le Valmont des _Liaisons dangereuses_ n'en soit pas encore là, la
- présidente de Tourvel est plus heureuse que lui tout le long du
- livre; et, si l'auteur, qui avait tant d'esprit, en eût eu
- davantage, telle eût été la moralité de son ingénieux roman.
-
-6º L'inconvénient de la pudeur, c'est qu'elle jette sans cesse dans le
-mensonge.
-
-7º L'excès de la pudeur et sa sévérité découragent d'aimer les âmes
-tendres et timides[71], justement celles qui sont faites pour donner et
-sentir les délices de l'amour.
-
- [71] Le tempérament mélancolique, que l'on peut appeler le tempérament
- de l'amour. J'ai vu les femmes les plus distinguées et les plus
- faites pour aimer donner la préférence, faute d'esprit, au prosaïque
- tempérament sanguin. Histoire d'Alfred, Grande Chartreuse, 1810.
-
- Je ne connais pas d'idée qui m'engage plus à voir ce qu'on appelle
- mauvaise compagnie.
-
- (Ici le pauvre Visconti se perd dans les nues)
-
- Toutes les femmes sont les mêmes pour le fond des mouvements de
- coeur et des passions; les _formes_ des passions sont différentes.
- Il y a la différence que donne une plus grande fortune, une plus
- grande culture de l'esprit, l'habitude de plus hautes pensées, et
- par-dessus tout, et malheureusement, un orgueil plus irritable.
-
- Telle parole qui irrite une princesse ne choque pas le moins du
- monde une bergère des Alpes. Mais, une fois en colère, la princesse
- et la bergère ont les mêmes mouvements de passion.
-
- (_Note unique de l'éditeur._)
-
-8º Chez les femmes tendres qui n'ont pas eu plusieurs amants, la pudeur
-est un obstacle à l'aisance des manières, c'est ce qui les expose à se
-laisser un peu mener par leurs amies qui n'ont pas le même manque[72] à
-se reprocher. Elles donnent de l'attention à chaque cas particulier, au
-lieu de s'en remettre aveuglément à l'habitude. Leur pudeur délicate
-communique à leurs actions quelque chose de contraint; à force de
-naturel, elles se donnent l'apparence de manquer de naturel; mais cette
-gaucherie tient à la grâce céleste.
-
- [72] Mot de M...
-
-Si quelquefois leur familiarité ressemble à de la tendresse, c'est que
-ces âmes angéliques sont coquettes sans le savoir. Par paresse
-d'interrompre leur rêverie, pour s'éviter la peine de parler, et de
-trouver quelque chose d'agréable et de poli, et qui ne soit que poli, à
-dire à un ami, elles se mettent à s'appuyer tendrement sur son bras[73].
-
- [73] Vol. _Guarna_.
-
-9º Ce qui fait que les femmes, quand elles se font auteurs, atteignent
-bien rarement au sublime, ce qui donne de la grâce à leurs moindres
-billets, c'est que jamais elles n'osent être franches qu'à demi: être
-franches serait pour elles comme sortir sans fichu. Rien de plus
-fréquent pour un homme que d'écrire absolument sous la dictée de son
-imagination, et sans savoir où il va.
-
-
-RÉSUMÉ.
-
-L'erreur commune est d'en agir avec les femmes comme avec des espèces
-d'hommes plus généreux, plus mobiles, et surtout avec lesquels il n'y a
-pas de rivalité possible. L'on oublie trop facilement qu'il y a deux
-lois nouvelles et singulières qui tyrannisent ces êtres si mobiles, en
-concurrence avec tous les penchants ordinaires de la nature humaine; je
-veux dire:
-
-L'orgueil féminin et la pudeur, et les habitudes souvent
-indéchiffrables, filles de la pudeur.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVII
-
-Des regards.
-
-
-C'est la grande arme de la coquetterie vertueuse. On peut tout dire avec
-un regard, et cependant on peut toujours nier un regard, car il ne peut
-pas être répété textuellement.
-
-Ceci me rappelle le comte G., le Mirabeau de Rome: l'aimable petit
-gouvernement de ce pays-là lui a donné une manière originale de faire
-des récits, par des mots entrecoupés qui disent tout et rien. Il fait
-tout entendre; mais libre à qui que ce soit de répéter textuellement
-toutes ses paroles, impossible de le compromettre. Le cardinal Lante lui
-disait qu'il avait volé ce talent aux femmes, je dis même les plus
-honnêtes. Cette friponnerie est une représaille cruelle, mais juste, de
-la tyrannie des hommes.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVIII
-
-De l'orgueil féminin.
-
-
-Les femmes entendent parler toute leur vie, par les hommes, d'objets
-prétendus importants, de gros gains d'argent, de succès à la guerre, de
-gens tués en duel, de vengeances atroces ou admirables, etc. Celles
-d'entre elles qui ont l'âme fière sentent que, ne pouvant atteindre à
-ces objets, elles sont hors d'état de déployer un orgueil remarquable
-par l'importance des choses sur lesquelles il s'appuie. Elles sentent
-palpiter dans leur sein un coeur qui, par la force et la fierté de ses
-mouvements, est supérieur à tout ce qui les entoure, et cependant elles
-voient le dernier des hommes s'estimer plus qu'elles. Elles
-s'aperçoivent qu'elles ne sauraient montrer d'orgueil que pour de
-petites choses, ou du moins que pour des choses qui n'ont d'importance
-que par le sentiment, et dont un tiers ne peut être juge. Tourmentées
-par ce contraste désolant entre la bassesse de leur fortune et la fierté
-de leur âme, elles entreprennent de rendre leur orgueil respectable par
-la vivacité de ses transports, ou par l'implacable ténacité avec
-laquelle elles maintiennent ses arrêts. Avant l'intimité, ces femmes-là
-se figurent, en voyant leur amant, qu'il a entrepris un siège contre
-elles. Leur imagination est employée à s'irriter de ses démarches, qui,
-après tout, ne peuvent pas faire autrement que de marquer de l'amour,
-puisqu'il aime. Au lieu de jouir des sentiments de l'homme qu'elles
-préfèrent, elles se piquent de vanité à son égard; et, enfin, avec l'âme
-la plus tendre, lorsque sa sensibilité n'est pas fixée sur un seul
-objet, dès qu'elles aiment, comme une coquette vulgaire, elles n'ont
-plus que de la vanité.
-
-Une femme à caractère généreux sacrifiera mille fois sa vie pour son
-amant, et se brouillera à jamais avec lui pour une querelle d'orgueil, à
-propos d'une porte ouverte ou fermée. C'est là leur point d'honneur.
-Napoléon s'est bien perdu pour ne pas céder un village.
-
-J'ai vu une querelle de cette espèce durer plus d'un an. Une femme très
-distinguée sacrifiait tout son bonheur plutôt que de mettre son amant
-dans le cas de pouvoir former le moindre doute sur la magnanimité de son
-orgueil. Le raccommodement fut l'effet du hasard, et chez mon amie, d'un
-moment de faiblesse qu'elle ne put vaincre, en rencontrant son amant,
-qu'elle croyait à quarante lieues de là, et le trouvant dans un lieu où
-certainement il ne s'attendait pas à la voir. Elle ne put cacher son
-premier transport de bonheur; l'amant s'attendrit plus qu'elle, ils
-tombèrent presque aux genoux l'un de l'autre, et jamais je n'ai vu
-couler tant de larmes; c'était la vue imprévue du bonheur. Les larmes
-sont l'extrême sourire.
-
-Le duc d'Argyle donna un bel exemple de présence d'esprit en n'engageant
-pas un combat d'orgueil féminin dans l'entrevue qu'il eut à Richemont
-avec la reine Caroline[74]. Plus il y a d'élévation dans le caractère
-d'une femme, plus terribles sont ces orages.
-
- [74] The heart of Midlothian (tome III).
-
- As the blackest sky
- Foretells the heaviest tempest.
-
-_D. Juan._
-
-Serait-ce que plus une femme jouit avec transport, dans le courant de la
-vie, des qualités distinguées de son amant, plus dans ces instants
-cruels où la sympathie semble renversée elle cherche à se venger de ce
-qu'elle lui voit habituellement de supériorité sur les autres hommes?
-Elle craint d'être confondue avec eux.
-
-Il y a bien du temps que je n'ai lu l'ennuyeuse _Clarisse_; il me semble
-pourtant que c'est par orgueil féminin qu'elle se laisse mourir et
-n'accepte pas la main de Lovelace.
-
-La faute de Lovelace était grande; mais, puisqu'elle l'aimait un peu,
-elle aurait pu trouver dans son coeur le pardon d'un crime dont l'amour
-était cause.
-
-Monime, au contraire, me semble un touchant modèle de délicatesse
-féminine. Quel front ne rougit pas de plaisir en entendant dire par une
-actrice digne de ce rôle:
-
- Et ce fatal amour, dont j'avais triomphé,
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Vos détours l'ont surpris et m'en ont convaincue
- Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir;
- En vain vous en pourriez perdre le souvenir;
- Et cet aveu honteux, où vous m'avez forcée,
- Demeurera toujours présent à ma pensée.
- Toujours je vous croirais incertain de ma foi;
- Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moi
- Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage,
- Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,
- Et, qui, me préparant un éternel ennui,
- M'a fait rougir d'un feu qui n'était pas pour lui.
-
-RACINE.
-
-Je m'imagine que les siècles futurs diront: Voilà à quoi la monarchie
-était bonne[75], à produire de ces sortes de caractères, et leur
-peinture par les grands artistes.
-
- [75] La monarchie sans charte et sans chambres.
-
-Cependant, même dans les républiques du moyen âge, je trouve un
-admirable exemple de cette délicatesse, qui semble détruire mon système
-de l'influence des gouvernements sur les passions, et que je rapporterai
-avec candeur.
-
-Il s'agit de ces vers si touchants de Dante:
-
- Deh! quando tu sarai tornato al mondo,
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Ricorditi di me, che son la Pia:
- Siena mi fè: disfecemi maremma;
- Salsi colui, che inannellata pria,
- Disposando, m'avea con la sua gemma.
-
-_Purgatorio_, cant. V[76].
-
- [76] Hélas! quand tu seras de retour au monde des vivants, daigne
- aussi m'accorder un souvenir. Je suis la Pia; Sienne me donna la
- vie: je trouverai la mort dans nos maremmes. Celui qui en m'épousant
- m'avait donné son anneau sait mon histoire.
-
-La femme qui parle avec tant de retenue avait eu en secret le sort de
-Desdemona, et pouvait par un mot faire connaître le crime de son mari
-aux amis qu'elle avait laissés sur la terre.
-
-Nello della Pietra obtint la main de madonna Pia, l'unique héritière des
-Tolomei, la famille la plus riche et la plus noble de Sienne. Sa beauté,
-qui faisait l'admiration de la Toscane, fit naître dans le coeur de son
-époux une jalousie qui, envenimée par de faux rapports et des soupçons
-sans cesse renaissants, le conduisit à un affreux projet. Il est
-difficile de décider aujourd'hui si sa femme fut tout à fait innocente,
-mais Dante nous la représente comme telle.
-
-Son mari la conduisit dans la maremme de Volterre, célèbre alors comme
-aujourd'hui par les effets de l'_aria cattiva_. Jamais il ne voulut dire
-à sa malheureuse femme la raison de son exil en un lieu si dangereux.
-Son orgueil ne daigna prononcer ni plainte ni accusation. Il vivait seul
-avec elle, dans une tour abandonnée, dont je suis allé visiter les
-ruines sur le bord de la mer; là il ne rompit jamais son dédaigneux
-silence, jamais il ne répondit aux questions de sa jeune épouse, jamais
-il n'écouta ses prières. Il attendit froidement auprès d'elle que l'air
-pestilentiel eût produit son effet. Les vapeurs de ces marais ne
-tardèrent pas à flétrir ces traits, les plus beaux, dit-on, qui, dans ce
-siècle, eussent paru sur cette terre. En peu de mois elle mourut.
-Quelques chroniqueurs de ces temps éloignés rapportent que Nello employa
-le poignard pour hâter sa fin: elle mourut dans les maremmes, de quelque
-manière horrible; mais le genre de sa mort fut un mystère, même pour les
-contemporains. Nello della Pietra survécut pour passer le reste de ses
-jours dans un silence qu'il ne rompit jamais.
-
-Rien de plus noble et de plus délicat que la manière dont la jeune Pia
-adresse la parole au Dante. Elle désire être rappelée à la mémoire des
-amis que si jeune elle a laissés sur la terre; toutefois, en se nommant
-et désignant son mari, elle ne veut pas se permettre la plus petite
-plainte d'une cruauté inouïe, mais désormais irréparable, et seulement
-indique qu'il sait l'histoire de sa mort.
-
-Cette constance dans la vengeance de l'orgueil ne se voit guère, je
-crois, que dans les pays du Midi.
-
-En Piémont, je me suis trouvé l'involontaire témoin d'un fait à peu près
-semblable; mais alors j'ignorais les détails. Je fus envoyé avec vingt
-cinq dragons dans les bois le long de la _Sesia_, pour empêcher la
-contrebande. En arrivant le soir dans ce lieu sauvage et désert,
-j'aperçus entre les arbres les ruines d'un vieux château; j'y allai: à
-mon grand étonnement, il était habité. J'y trouvai un noble du pays, à
-figure sinistre; un homme qui avait six pieds de haut et quarante ans:
-il me donna deux chambres en rechignant. J'y faisais de la musique avec
-mon maréchal des logis: après plusieurs jours, nous découvrîmes que
-notre homme gardait une femme que nous appelions Camille en riant; nous
-étions loin de soupçonner l'affreuse vérité. Elle mourut au bout de six
-semaines. J'eus la triste curiosité de la voir dans son cercueil; je
-payai un moine qui la gardait, et vers minuit, sous prétexte de jeter de
-l'eau bénite, il m'introduisit dans la chapelle. J'y trouvai une de ces
-figures superbes, qui sont belles même dans le sein de la mort, elle
-avait un grand nez aquilin dont je n'oublierai jamais le contour noble
-et tendre. Je quittai ce lieu funeste; cinq ans après, un détachement de
-mon régiment accompagnant l'empereur à son couronnement comme roi
-d'Italie, je me fis conter toute l'histoire. J'appris que le mari
-jaloux, le comte ***, avait trouvé un matin, accrochée au lit de sa
-femme, une montre anglaise appartenant à un jeune homme de la petite
-ville qu'ils habitaient. Ce jour même il la conduisit dans le château
-ruiné, au milieu des bois de la Sesia. Comme Nello della Pietra, il ne
-prononça jamais une seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il
-lui présentait froidement et en silence la montre anglaise qu'il avait
-toujours sur lui. Il passa ainsi près de trois ans seul avec elle. Elle
-mourut enfin de désespoir dans la fleur de l'âge. Son mari chercha à
-donner un coup de couteau au maître de la montre, le manqua, passa à
-Gênes, s'embarqua, et l'on n'a plus eu de ses nouvelles. Ses biens ont
-été divisés.
-
-Si, auprès des femmes à orgueil féminin, l'on prend les injures avec
-grâce, ce qui est facile à cause de l'habitude de la vie militaire, on
-ennuie ces âmes fières; elles vous prennent pour un lâche, et arrivent
-bien vite à l'outrage. Ces caractères altiers cèdent avec plaisir aux
-hommes qu'elles voient intolérants avec les autres hommes. C'est, je
-crois, le seul parti à prendre, et il faut souvent avoir une querelle
-avec son voisin pour l'éviter avec sa maîtresse.
-
-Miss Cornel, célèbre actrice de Londres, voit un jour entrer chez elle à
-l'improviste le riche colonel qui lui était utile. Elle se trouvait avec
-un petit amant qui ne lui était qu'agréable. «M. un tel, dit-elle toute
-émue au colonel, est venu pour voir le poney que je veux vendre.--Je
-suis ici pour tout autre chose», reprit fièrement ce petit amant, qui
-commençait à l'ennuyer, et que depuis cette réponse elle se mit à
-réaimer avec fureur[77]. Ces femmes-là sympathisent avec l'orgueil de
-leur amant, au lieu d'exercer à ses dépens leur disposition à la fierté.
-
- [77] Je rentre toujours de chez miss Cornel plein d'admiration et de
- vues profondes sur les passions observées à nu. Sa manière de
- commander si impérieuse à ses domestiques n'est pas du despotisme;
- c'est qu'elle voit avec netteté et rapidité ce qu'il faut faire.
-
- En colère contre moi au commencement de la visite, elle n'y songe
- plus à la fin. Elle me conte toute l'économie de sa passion pour
- Mortimer. «J'aime mieux le voir en société que seul avec moi.» Une
- femme du plus grand génie ne ferait pas mieux, c'est qu'elle ose
- être parfaitement _naturelle_ et qu'elle n'est gênée par aucune
- théorie. «Je suis plus heureuse actrice que femme d'un pair.» Grande
- âme que je dois me conserver amie pour mon instruction.
-
-Le caractère du duc de Lauzun (celui de 1660[78]), si le premier jour
-elles peuvent lui pardonner le manque de grâces, est séduisant pour ces
-femmes-là, et peut-être pour toutes les femmes distinguées; la grandeur
-plus élevée leur échappe, elles prennent pour de la froideur le calme de
-l'oeil qui voit tout et qui ne s'émeut point d'un détail. N'ai-je pas vu
-des femmes de la cour de Saint-Cloud soutenir que Napoléon avait un
-caractère sec et prosaïque[79]? Le grand homme est comme l'aigle, plus
-il s'élève, moins il est visible, et il est puni de sa grandeur par la
-solitude de l'âme.
-
- [78] La hauteur et le courage dans les petites choses, mais
- l'attention passionnée aux petites choses; la véhémence du
- tempérament bilieux. Sa conduite avec Mme de Monaco (Saint-Simon, N.
- 383); son aventure sous le lit de Mme de Montespan, le roi y étant
- avec elle. Sans l'attention aux petites choses, ce caractère reste
- invisible aux femmes.
-
- [79] When Minna Toil heard a tale of woe or of romance, it was then
- her blood rushed to her cheeks, and shewed plainly how warm it beat
- notwithstanding the generally serious composed and retiring
- disposition which her countenance and demeanour seemed to exhibit.
- (_The Pirate_, I, 33.)
-
- Les gens communs trouvent froides les âmes comme Minna Toil, qui ne
- jugent pas les circonstances ordinaires dignes de leur émotion.
-
-De l'orgueil féminin naît ce que les femmes appellent les _manques de
-délicatesse_. Je crois que cela ressemble assez à ce que les rois
-appellent lèse-majesté, crime d'autant plus dangereux qu'on y tombe sans
-s'en douter. L'amant le plus tendre peut être accusé de manquer de
-délicatesse s'il n'a pas beaucoup d'esprit, et, ce qui est plus triste,
-s'il ose se livrer au plus grand charme de l'amour, au bonheur d'être
-parfaitement naturel avec ce qu'on aime, et de ne pas écouter ce qu'on
-lui dit.
-
-Voilà de ces choses dont un coeur bien né ne saurait avoir le soupçon,
-et qu'il faut avoir éprouvées pour y croire, car l'on est entraîné par
-l'habitude d'en agir avec justice et franchise avec ses amis hommes.
-
-Il faut se rappeler sans cesse qu'on a affaire à des êtres qui, quoique
-à tort, peuvent se croire inférieurs en vigueur de caractère, ou, pour
-mieux dire, peuvent penser qu'on les croit inférieurs.
-
-Le véritable orgueil d'une femme ne devrait-il pas se placer dans
-l'énergie du sentiment qu'elle inspire? On plaisantait une fille
-d'honneur de la reine épouse de François Ier, sur la légèreté de son
-amant, qui, disait-on, ne l'aimait guère. Peu de temps après, cet amant
-eut une maladie et reparut muet à la cour. Un jour, au bout de deux ans,
-comme on s'étonnait qu'elle l'aimât toujours, elle lui dit: «Parlez.» Et
-il parla.
-
-
-
-
-XXIX
-
-Du courage des femmes.
-
- I tell thee proud Templar, that not in thy fiercest battles hadst thou
- displayed more of thy vaunted courage, than has been shewn by woman
- when called upon to suffer by affection or duty.
-
- _Ivanhoe_, tome III, page 220.
-
-
-Je me souviens d'avoir rencontré la phrase suivante dans un livre
-d'histoire: «Tous les hommes perdaient la tête; c'est le moment où les
-femmes prennent sur eux une incontestable supériorité.»
-
-Leur courage a une _réserve_ qui manque à celui de leur amant; elles se
-piquent d'amour-propre à son égard, et trouvent tant de plaisir à
-pouvoir, dans le feu du danger, le disputer de fermeté à l'homme qui les
-blesse souvent par la fierté de sa protection et de sa force, que
-l'énergie de cette jouissance les élève au-dessus de la crainte
-quelconque qui, dans ce moment, fait la faiblesse des hommes. Un homme
-aussi, s'il recevait un tel secours dans un tel moment, se montrerait
-supérieur à tout; car la peur n'est jamais dans le danger, elle est dans
-nous.
-
-Ce n'est pas que je prétende déprécier le courage des femmes: j'en ai
-vu, dans l'occasion, de supérieures aux hommes les plus braves. Il faut
-seulement qu'elles aient un homme à aimer; comme elles ne sentent plus
-que par lui, le danger direct et personnel le plus atroce devient pour
-elles comme une rose à cueillir en sa présence[80].
-
- [80] Marie Stuart parlant de Leicester après l'entrevue avec Élisabeth
- où elle vient de se perdre.
-
- SCHILLER.
-
-J'ai trouvé aussi chez des femmes qui n'aimaient pas l'intrépidité la
-plus froide, la plus étonnante, la plus exempte de nerfs.
-
-Il est vrai que je pensais qu'elles ne sont si braves que parce qu'elles
-ignorent l'ennui des blessures.
-
-Quant au courage moral, si supérieur à l'autre, la fermeté d'une femme
-qui résiste à son amour est seulement la chose la plus admirable qui
-puisse exister sur la terre. Toutes les autres marques possibles de
-courage sont des bagatelles auprès d'une chose si fort contre nature et
-si pénible. Peut-être trouvent-elles des forces dans cette habitude des
-sacrifices que la pudeur fait contracter.
-
-Un malheur des femmes, c'est que les preuves de ce courage restent
-toujours secrètes et soient presque indivulgables.
-
-Un malheur plus grand, c'est qu'il soit toujours employé contre leur
-bonheur: la princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari, et se
-donner à M. de Nemours.
-
-Peut-être que les femmes sont principalement soutenues par l'orgueil de
-faire une belle défense, et qu'elles s'imaginent que leur amant met de
-la vanité à les avoir; idée petite et misérable: un homme passionné qui
-se jette de gaieté de coeur dans tant de situations ridicules a bien le
-temps de songer à la vanité! C'est comme les moines qui croient attraper
-le diable, et qui se payent par l'orgueil de leurs cilices et de leurs
-macérations.
-
-Je crois que si Mme de Clèves fût arrivée à la vieillesse, à cette
-époque où l'on juge la vie et où les jouissances d'orgueil paraissent
-dans toute leur misère, elle se fût repentie. Elle aurait voulu avoir
-vécu comme Mme de la Fayette[81].
-
- [81] On sait assez que cette femme célèbre fit, probablement en
- société avec M. de la Rochefoucauld, le roman de la _Princesse de
- Clèves_, et que les deux auteurs passèrent ensemble dans une amitié
- parfaite les vingt dernières années de leur vie. C'est exactement
- l'amour à l'italienne.
-
- * * * * *
-
-Je viens de relire cent pages de cet essai; j'ai donné une idée bien
-pauvre du véritable amour, de l'amour qui occupe toute l'âme, la remplit
-d'images tantôt les plus heureuses, tantôt désespérantes, mais toujours
-sublimes, et la rend complètement insensible à tout le reste de ce qui
-existe. Je ne sais comment exprimer ce que je vois si bien; je n'ai
-jamais senti plus péniblement le manque de talent. Comment rendre
-sensible la simplicité de gestes et de caractère, le profond sérieux, le
-regard peignant si juste et avec tant de candeur la nuance du sentiment,
-et surtout, j'y reviens, cette inexprimable _non-curance_ pour tout ce
-qui n'est pas la femme qu'on aime? Un _non_ ou un _oui_ dit par un homme
-qui aime a une _onction_ que l'on ne trouve point ailleurs, que l'on ne
-trouvait point chez cet homme en d'autres temps. Ce matin (3 août), j'ai
-passé à cheval, sur les neuf heures, devant le joli jardin anglais du
-marquis Zampieri, placé sur les dernières ondulations de ces collines
-couronnées de grands arbres contre lesquelles Bologne est adossée, et
-desquelles on jouit d'une si belle vue de cette riche et verdoyante
-Lombardie, le plus beau pays du monde. Dans un bosquet de lauriers du
-jardin Zampieri qui domine le chemin que je suivais et qui conduit à la
-cascade du Reno à Casa-Lecchio, j'ai vu le comte Delfante; il rêvait
-profondément, et quoique nous ayons passé la soirée ensemble jusqu'à
-deux heures après minuit, à peine m'a-t-il rendu mon salut. Je suis allé
-à la cascade. J'ai traversé le Reno; enfin, trois heures après au moins,
-en repassant sous le bosquet du jardin Zampieri, je l'ai vu encore; il
-était précisément dans la même position, appuyé contre un grand pin qui
-s'élève au-dessus du bosquet de lauriers; je crains qu'on ne trouve ce
-détail trop simple et ne prouvant rien: il est venu à moi la larme à
-l'oeil, me priant de ne pas faire un conte de son immobilité. J'ai été
-touché; je lui ai proposé de rebrousser chemin, et d'aller avec lui
-passer le reste de la journée à la campagne. Au bout de deux heures, il
-m'a tout dit: c'est une belle âme; mais que les pages que l'on vient de
-lire sont froides auprès de ce qu'il me disait!
-
-En second lieu, il se croit _non aimé_; ce n'est pas mon avis. On ne
-peut rien lire sur la belle figure de marbre de la comtesse Ghigi, chez
-laquelle nous avons passé la soirée. Seulement quelquefois une rougeur
-subite et légère, qu'elle ne peut réprimer, vient trahir les émotions de
-cette âme que l'orgueil féminin le plus exalté dispute aux émotions
-fortes. On voit son cou d'albâtre et ce qu'on aperçoit de ces belles
-épaules dignes de Canova rougir aussi. Elle trouve bien l'art de
-soustraire ses yeux noirs et sombres à l'observation des gens dont sa
-délicatesse de femme redoute la pénétration; mais j'ai vu cette nuit, à
-certaine chose que disait Delfante et qu'elle désapprouvait, une subite
-rougeur la couvrir tout entière. Cette âme hautaine le trouvait moins
-digne d'elle.
-
-Mais enfin, quand je me tromperais dans mes conjectures sur le bonheur
-de Delfante, à la vanité près, je le crois plus heureux que moi
-indifférent, qui cependant suis dans une position de bonheur fort bien,
-en apparence et en réalité.
-
-Bologne, 3 août 1818.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXX
-
-Spectacle singulier et triste.
-
-
-Les femmes, avec leur orgueil féminin, se vengent des sots sur les gens
-d'esprit, et des âmes prosaïques à argent et à coups de bâton, sur les
-coeurs généreux. Il faut convenir que voilà un beau résultat.
-
-Les petites considérations de l'orgueil et des convenances du monde ont
-fait le malheur de quelques femmes, et par orgueil leurs parents les ont
-placées dans une position abominable. Le destin lui avait réservé pour
-consolation bien supérieure à tous leurs malheurs le bonheur d'aimer et
-d'être aimées avec passion; mais voilà qu'un beau jour elles empruntent
-à leurs ennemis ce même orgueil insensé dont elles furent les premières
-victimes, et c'est pour tuer le seul bonheur qui leur reste, c'est pour
-faire leur propre malheur et le malheur de qui les aime. Une amie qui a
-eu dix intrigues connues, et non pas toujours les unes après les autres,
-leur persuade gravement que si elles aiment, elles seront déshonorées
-aux yeux du public; et cependant ce bon public, qui ne s'élève jamais
-qu'à des idées basses, leur donne généreusement un amant tous les ans,
-parce que, dit-il, c'est la règle. Ainsi l'âme est attristée par ce
-spectacle bizarre: une femme tendre et souverainement délicate, un ange
-de pureté, sur l'avis d'une c... sans délicatesse, fuit le seul et
-immense bonheur qui lui reste, pour paraître, avec une robe d'une
-éclatante blancheur, devant un gros butor de juge qu'on sait aveugle
-depuis cent ans, et qui crie à tue-tête: «Elle est vêtue de noir.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXI
-
-Extrait du journal de Salviati.
-
- Ingenium nobis ipsa puella facit.
-
- PROPERT., II, 1.
-
-
-Bologne, 29 avril 1818.
-
-Désespéré du malheur où l'amour me réduit, je maudis mon existence. Je
-n'ai le coeur à rien. Le temps est sombre, il pleut, un froid tardif est
-venu rattrister la nature qui, après un long hiver, s'élevait au
-printemps.
-
-Schiassetti, un colonel en demi-solde, un ami raisonnable et froid, est
-venu passer deux heures avec moi. «Vous devriez renoncer à
-l'aimer.--Comment faire? Rendez-moi ma passion pour la guerre.--C'est un
-grand malheur pour vous de l'avoir connue.» J'en conviens presque, tant
-je me sens abattu et sans courage, tant la mélancolie a aujourd'hui
-d'empire sur moi. Nous cherchons ensemble quel intérêt a pu porter son
-amie à me calomnier auprès d'elle; nous ne trouvons rien que ce vieux
-proverbe napolitain: «Femme qu'amour et jeunesse quittent se pique d'un
-rien.» Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette femme cruelle est _enragée_
-contre moi: c'est le mot d'un de ses amis. Je puis me venger d'une
-manière atroce; mais contre sa haine je n'ai pas le plus petit moyen de
-défense. Schiassetti me quitte. Je sors par la pluie, ne sachant que
-devenir. Mon appartement, ce salon que j'ai habité dans les premiers
-temps de notre connaissance et quand je la voyais tous les soirs, m'est
-devenu insupportable. Chaque gravure, chaque meuble, me reprochent le
-bonheur que j'avais rêvé en leur présence, et que j'ai perdu pour
-toujours.
-
-Je cours les rues par une pluie froide; le hasard, si je puis l'appeler
-hasard, me fait passer sous ses fenêtres. Il était nuit tombante, et je
-marchais les yeux pleins de larmes fixés sur la fenêtre de sa chambre.
-Tout à coup le rideau a été un peu entr'ouvert comme pour voir sur la
-place et s'est refermé à l'instant. Je me suis senti un mouvement
-physique près du coeur. Je ne pouvais me soutenir: je me réfugie sous le
-portique de la maison voisine. Mille sentiments inondent mon âme: le
-hasard a pu produire ce mouvement du rideau; mais, si c'était sa main
-qui l'eût entr'ouvert!
-
-Il y a deux malheurs au monde: celui de la passion contrariée et celui
-du _dead blank_.
-
-Avec l'amour, je sens qu'il existe à deux pas de moi un bonheur immense
-et au delà de tous mes voeux, qui ne dépend que d'un mot, que d'un
-sourire.
-
-Sans passion comme Schiassetti, les jours tristes, je ne vois nulle part
-le bonheur, j'arrive à douter qu'il existe pour moi, je tombe dans le
-spleen. Il faudrait être sans passions fortes et avoir seulement un peu
-de curiosité ou de vanité.
-
-Il est deux heures du matin, j'ai vu le petit mouvement du rideau; à six
-heures j'ai fait des visites, je suis allé au spectacle; mais partout
-silencieux et rêveur, j'ai passé la soirée à examiner cette question:
-«Après tant de colère et si peu fondée, car, enfin, voulais-je
-l'offenser [et quelle est la chose au monde que l'intention n'excuse
-pas?] a-t-elle senti un moment d'amour?»
-
-Le pauvre Salviati, qui a écrit ce qui précède sur son Pétrarque, mourut
-quelque temps après; il était notre ami intime à Schiassetti et à moi;
-nous connaissions toutes ses pensées, et c'est de lui que je tiens toute
-la partie lugubre de cet essai. C'était l'imprudence incarnée; du reste,
-la femme pour laquelle il a fait tant de folies est l'être le plus
-intéressant que j'aie rencontré. Schiassetti me disait: «Mais
-croyez-vous que cette passion malheureuse ait été sans avantages pour
-Salviati? D'abord, il éprouva le malheur d'argent le plus piquant qui se
-puisse imaginer. Ce malheur, qui le réduisait à une fortune très
-médiocre, après une jeunesse brillante, et qui l'eût outré de colère
-dans toute autre circonstance, il ne s'en souvenait pas une fois tous
-les quinze jours.
-
-«Ensuite, ce qui est bien autrement important pour une tête de cette
-portée, cette passion est le premier véritable cours de logique qu'il
-ait jamais fait. Cela paraîtra singulier chez un homme qui a été à la
-cour; mais cela s'explique par son extrême courage. Par exemple, il
-passa sans sourciller la journée du ***, qui le jetait dans le néant; il
-s'étonnait là, comme en Russie, de ne rien sentir d'extraordinaire; il
-est de fait qu'il n'a jamais rien craint au point d'y penser deux jours.
-Au lieu de cette insouciance, depuis deux ans, il cherchait à chaque
-minute à avoir du courage; jusque-là il n'avait pas vu de danger.
-
-«Quand, par suite de ses imprudences et de sa confiance dans les bonnes
-interprétations[82], il se fut fait condamner à ne voir la femme qu'il
-aimait que deux fois par mois, nous l'avons vu ivre de joie passer les
-nuits à lui parler, parce qu'il en avait été reçu avec cette candeur
-noble qu'il adorait en elle. Il tenait que Mme *** et lui avaient deux
-âmes hors de pair et qui devaient s'entendre d'un regard. Il ne pouvait
-comprendre qu'elle accordât la moindre attention aux petites
-interprétations bourgeoises qui pouvaient le faire criminel. Le résultat
-de cette belle confiance dans une femme entourée de ses ennemis fut de
-se faire fermer sa porte.
-
- [82]
-
- Sotto l'usbergo del sentirsi pura.
-
- DANTE, _Inf._, XXVIII, 117.
-
---Avec Mme ***, lui disais-je, vous oubliez vos maximes, et qu'il ne
-faut croire à la grandeur d'âme qu'à la dernière
-extrémité.--Croyez-vous, répondait-il, qu'il y ait au monde un autre
-coeur qui convienne mieux au sien?--Il est vrai, je paye cette manière
-d'être passionnée qui me faisait voir Léonore en colère dans la ligne
-d'horizon des rochers de Poligny par le malheur de toutes mes
-entreprises dans la vie réelle, malheur qui provient du manque de
-patiente industrie et d'imprudences produites par la force de
-l'impression du moment.» On voit la nuance de folie.
-
-Pour Salviati, la vie était divisée en périodes de quinze jours, qui
-prenaient la couleur de la dernière entrevue qu'on lui avait accordée.
-Mais je remarquai plusieurs fois que le bonheur qu'il devait à un
-accueil qui lui semblait moins froid était bien inférieur en intensité
-au malheur que lui donnait une réception sévère[83]. Mme *** manquait
-quelquefois de franchise avec lui: voilà les deux seules objections que
-je n'aie jamais osé lui faire. Outre ce que sa douleur avait de plus
-intime et dont il eut la délicatesse de ne jamais parler, même à ses
-amis les plus chers et les plus exempts d'envie, il voyait dans une
-réception sévère de Léonore le triomphe des âmes prosaïques et
-intrigantes sur les âmes franches et généreuses. Alors il désespérait de
-la vertu et surtout de la gloire. Il ne se permettait de parler à ses
-amis que des idées tristes à la vérité auxquelles le conduisait sa
-passion, mais qui d'ailleurs pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux de
-la philosophie. J'étais curieux d'observer cette âme bizarre;
-ordinairement l'amour-passion se rencontre chez des gens un peu niais à
-l'allemande[84]. Salviati, au contraire, était au nombre des hommes les
-plus fermes et les plus spirituels que j'aie connus.
-
- [83] C'est une chose que j'ai souvent cru voir dans l'amour, que cette
- disposition à tirer plus de malheur des choses malheureuses que de
- bonheur des choses heureuses.
-
- [84] Don Carlos, Saint-Preux, l'Hippolyte et le Bajazet de Racine.
-
-J'ai cru voir qu'après ces visites sévères, il n'était tranquille que
-quand il s'était justifié les rigueurs de Léonore. Tant qu'il trouvait
-qu'elle pouvait avoir eu tort de le maltraiter, il était malheureux. Je
-n'aurais jamais cru l'amour si exempt de vanité.
-
-Il nous faisait sans cesse l'éloge de l'amour. «Si un pouvoir surnaturel
-me disait: Brisez le verre de cette montre, et Léonore sera pour vous ce
-qu'elle était il y a trois ans, une amie indifférente, en vérité, je
-crois que dans aucun moment de ma vie je n'aurais le courage de le
-briser.» Je le voyais si fou en faisant ce raisonnement, que je n'eus
-jamais le courage de lui présenter les objections précédentes.
-
-Il ajoutait: «Comme la réformation de Luther, à la fin du moyen âge,
-ébranlant la société jusque dans ses fondements, renouvela et
-reconstitua le monde sur des bases raisonnables, ainsi un caractère
-généreux est renouvelé et retrempé par l'amour.
-
-«Ce n'est qu'alors qu'il dépouille tous les enfantillages de la vie;
-sans cette révolution, il eût toujours eu je ne sais quoi d'empesé et de
-théâtral. Ce n'est que depuis que j'aime que j'ai appris à avoir de la
-grandeur dans le caractère, tant notre éducation d'école militaire est
-ridicule.
-
-«Quoique me conduisant bien, j'étais un enfant à la cour de Napoléon et
-à Moscou. Je faisais mon devoir; mais j'ignorais cette simplicité
-héroïque, fruit d'un sacrifice entier et de bonne foi. Il n'y a qu'un
-an, par exemple, que mon coeur comprend la simplicité des Romains de
-Tite-Live. Autrefois je les trouvais froids, comparés à nos brillants
-colonels. Ce qu'ils faisaient pour leur Rome, je le trouve dans mon
-coeur pour Léonore. Si j'avais le bonheur de pouvoir faire quelque chose
-pour elle, mon premier désir serait de le cacher. La conduite des
-Régulus, des Décius était une chose convenue d'avance et qui n'avait pas
-le droit de les surprendre. J'étais petit avant d'aimer, précisément
-parce que j'étais tenté quelquefois de me trouver grand; il y avait un
-certain effort que je sentais et dont je m'applaudissais.
-
-«Et, du côté des affections, que ne doit-on pas à l'amour? Après les
-hasards de la première jeunesse, le coeur se ferme à la sympathie. La
-mort ou l'absence éloigne-t-elle des compagnons de l'enfance, l'on est
-réduit à passer la vie avec de froids associés, la demi-aune à la main,
-toujours calculant des idées d'intérêt ou de vanité. Peu à peu, toute la
-partie tendre et généreuse de l'âme devient stérile faute de culture, et
-à moins de trente ans l'homme se trouve pétrifié à toutes les sensations
-douces et tendres. Au milieu de ce désert aride, l'amour fait jaillir
-une source de sentiments plus abondante et plus fraîche même que celle
-de la première jeunesse. Il y avait alors une espérance vague, folle et
-sans cesse distraite[85], jamais de dévouement pour rien, jamais de
-désirs constants et profonds; l'âme, toujours légère, avait soif de
-nouveauté et négligeait aujourd'hui ce qu'elle adorait hier. Et rien
-n'est plus recueilli, plus mystérieux, plus éternellement un dans son
-objet, que la cristallisation de l'amour. Alors les seules choses
-agréables avaient droit de plaire et de plaire un instant, maintenant
-tout ce qui a rapport à ce qu'on aime et même les objets les plus
-indifférents touchent profondément. Arrivant dans une grande ville, à
-cent milles de celle qu'habite Léonore, je me suis trouvé tout timide et
-tremblant: à chaque détour de rue, je frémissais de rencontrer Alviza,
-l'amie intime de Mme ***, et amie que je ne connais pas. Tout a pris
-pour moi une teinte mystérieuse et sacrée, mon coeur palpitait en
-parlant à un vieux savant. Je ne pouvais sans rougir entendre nommer la
-porte près de laquelle habite l'amie de Léonore.
-
- [85] Mordaunt Merton, Ier vol. du _Pirate_.
-
-«Même les rigueurs de la femme qu'on aime ont des grâces infinies, et
-que l'on ne trouve pas dans les moments les plus flatteurs auprès des
-autres femmes. C'est ainsi que les grandes ombres des tableaux du
-Corrège, loin d'être, comme chez les autres peintres, des passages peu
-agréables, mais nécessaires à faire valoir les clairs, et à donner du
-relief aux figures, ont par elles-mêmes des grâces charmantes et qui
-jettent dans une douce rêverie[86].
-
- [86] Puisque j'ai nommé le Corrège, je dirai qu'on trouve dans une
- tête d'ange ébauchée, à la tribune de la galerie de Florence, le
- regard de l'amour heureux; et à Parme, dans la Madone couronnée par
- Jésus, les yeux baissés de l'amour.
-
-«Oui, la moitié et la plus belle moitié de la vie est cachée à l'homme
-qui n'a pas aimé avec passion.»
-
-Salviati avait besoin de toute la force de sa dialectique pour tenir
-tête au sage Schiassetti, qui lui disait toujours: «Voulez-vous être
-heureux, contentez-vous d'une vie exempte de peines, et chaque jour
-d'une petite quantité de bonheur. Défendez-vous de la loterie des
-grandes passions.--Donnez-moi donc votre curiosité,» répondait Salviati.
-
-Je crois qu'il y avait bien des jours où il aurait voulu pouvoir suivre
-les avis de notre sage colonel; il luttait un peu, il croyait réussir;
-mais ce parti était absolument au-dessus de ses forces; et cependant
-quelle force n'avait pas cette âme!
-
-Un chapeau de satin blanc, ressemblant un peu à celui de Mme ***, qu'il
-voyait de loin dans la rue, arrêtait le battement de son coeur, et le
-forçait à s'appuyer contre le mur. Même dans ses plus tristes moments,
-le bonheur de la rencontrer lui donnait toujours quelques heures
-d'ivresse au-dessus de l'influence de tous les malheurs et de tous les
-raisonnements[87]. Du reste, il est de fait qu'à sa mort[88], après deux
-ans de cette passion généreuse et sans bornes, son caractère avait
-contracté plusieurs nobles habitudes, et qu'à cet égard du moins il se
-jugeait correctement: s'il eût vécu, et que les circonstances l'eussent
-un peu servi, il eût fait parler de lui. Peut-être aussi qu'à force de
-simplicité, son mérite eût passé invisible sur cette terre.
-
- [87]
-
- Come what sorrow can,
- It cannot countervail the exchange of joy,
- That one short moment gives me in her sight.
-
- _Romeo and Juliet._
-
- [88] Peu de jours avant le dernier, il fit une petite ode qui a le
- mérite d'exprimer juste les sentiments dont il nous entretenait:
-
- L'ULTIMO DI
-
- ANACREONTICA
-
- A ELVIRA
-
- Vedi tu dove il rio
- Lambendo un mirto va,
- Là del riposo mio
- La pietra surgerà,
- Il passero amoroso.
- E il nobile usignuol
- Entro quel mirto ombroso
- Racoglieranno il vol.
- Vieni, diletta Elvira,
- A quella tomba vien,
- E sulla muta lira,
- Appoggia il bianco sen.
- Su quella bruna pietra,
- Le tortore verran,
- E intorno alla mia cetra,
- Il nido intrecieran.
- E ogni anno, il di che offendere
- M'osasti tu infedel,
- Farò la su discendere
- La folgore del ciel.
- Odi d'un uom che muore
- Odi l'estremo suon,
- Questo appassito fiore
- Ti lascio, Elvira, in don.
- Quanto prezioso ei sia
- Saper tu il devi appien;
- Il di che fosti mia,
- Te l'involai dal sen.
- Simbolo allor d'affetto,
- Or pegno di dolor,
- Torno a posarti in petto,
- Quest'appassito fior.
- E avrai nel cuor scolpito,
- Se crudo il cor non è,
- Come ti fu rapito,
- Come fu reso a te.
-
- S. RADAEL.
-
- O lasso
- Quanti dolci pensier, quanto desio,
- Menò costui al doloroso passo!
-
- Biondo era, e bello, e di gentile aspetto;
- Ma l'un de' cigli un colpo avea diviso[89].
-
-DANTE.
-
- [89] Pauvre malheureux! combien de doux pensers et quel désir constant
- le conduisirent à sa dernière heure. Sa figure était belle et douce,
- sa chevelure blonde, seulement une noble cicatrice venait couper un
- de ses sourcils.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXII
-
-De l'intimité.
-
-
-Le plus grand bonheur que puisse donner l'amour, c'est le premier
-serrement de main d'une femme qu'on aime.
-
-Le bonheur de la galanterie, au contraire, est beaucoup plus réel, et
-beaucoup plus sujet à la plaisanterie.
-
-Dans l'amour-passion, l'intimité n'est pas tant le bonheur parfait que
-le dernier pas pour y arriver.
-
-Mais comment peindre le bonheur, s'il ne laisse pas de souvenirs?
-
-Mortimer revenait tremblant d'un long voyage; il adorait Jenny; elle
-n'avait pas répondu à ses lettres. En arrivant à Londres, il monte à
-cheval et va la chercher à sa maison de campagne. Il arrive, elle se
-promenait dans le parc; il y court, le coeur palpitant; il la rencontre,
-elle lui tend la main, le reçoit avec trouble: il voit qu'il est aimé.
-En parcourant avec elle les allées du parc, la robe de Jenny
-s'embarrassa dans un buisson d'acacia épineux. Dans la suite, Mortimer
-fut heureux, mais Jenny fut infidèle. Je lui soutiens que Jenny ne l'a
-jamais aimé; il me cite comme preuve de son amour la manière dont elle
-le reçut à son retour du continent, mais jamais il n'a pu me donner le
-moindre détail. Seulement il tressaille visiblement dès qu'il voit un
-buisson d'acacia: c'est réellement le seul souvenir distinct qu'il avait
-conservé du moment le plus heureux de sa vie[90].
-
- [90] _Vie de Haydn._
-
-Un homme sensible et franc, un ancien chevalier, me faisait confidence
-ce soir (au fond de notre barque battue par un gros temps sur le lac de
-Garde[91]) de l'histoire de ses amours, dont à mon tour je ne ferai pas
-confidence au public, mais de laquelle je me crois en droit de conclure
-que le moment de l'intimité est comme ces belles journées du mois de
-mai, une époque délicate pour les plus belles fleurs, un moment qui peut
-être fatal et flétrir en un instant les plus belles espérances.
-
- [91] 20 septembre 1811.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . [92].
-
- [92] A la première querelle, Mme Ivernetta donna son congé au pauvre
- Bariac. Bariac était véritablement amoureux, ce congé le désespéra;
- mais son ami Guillaume Balaon, dont nous écrivons la vie, lui fut
- d'un grand secours, et fit si bien qu'il apaisa la sévère Ivernetta.
- La paix se fit, et la réconciliation fut accompagnée de
- circonstances si délicieuses que Bariac jura à Balaon que le moment
- des premières faveurs qu'il avait obtenues de sa maîtresse n'avait
- pas été si doux que celui de ce voluptueux raccommodement. Ce
- discours tourna la tête à Balaon, il voulut éprouver ce plaisir que
- son ami venait de lui écrire, etc., etc. _Vie de quelques
- troubadours_, par Nivernois, t. I, p. 32.
-
-On ne saurait trop louer le _naturel_. C'est la seule coquetterie
-permise dans une chose aussi sérieuse que l'amour à la Werther, où l'on
-ne sait pas où l'on va; et, en même temps, par un hasard heureux pour la
-vertu, c'est la meilleure tactique. Sans s'en douter, un homme vraiment
-touché dit des choses charmantes, il parle une langue qu'il ne sait pas.
-
-Malheur à l'homme le moins du monde affecté! Même quand il aimerait,
-même avec tout l'esprit possible, il perd les trois quarts de ses
-avantages. Se laisse-t-on aller à l'instant à l'affection, une minute
-après, l'on a un moment de sécheresse.
-
-Tout l'art d'aimer se réduit, ce me semble, à dire exactement ce que le
-degré d'ivresse du moment comporte, c'est-à-dire, en d'autres termes, à
-écouter son âme. Il ne faut pas croire que cela soit si facile; un homme
-qui aime vraiment, quand son amie lui dit des choses qui le rendent
-heureux, n'a plus la force de parler.
-
-Il perd ainsi les actions qu'auraient fait naître ses paroles[93], et il
-vaut mieux se taire que de dire hors de temps des choses trop tendres;
-ce qui était placé, il y a dix secondes, ne l'est plus du tout, et fait
-tache en ce moment. Toutes les fois que je manquais à cette règle[94],
-et que je disais une chose qui m'était venue trois minutes auparavant,
-et que je trouvais jolie, Léonore ne manquait pas de me battre. Je me
-disais ensuite, en sortant: Elle a raison: voilà de ces choses qui
-doivent choquer extrêmement une femme délicate; c'est une indécence de
-sentiment. Elles admettraient plutôt, comme les rhéteurs de mauvais
-goût, un degré de faiblesse et de froideur. N'ayant à redouter au monde
-que la fausseté de leur amant, la moindre petite insincérité de détail,
-fût-elle la plus innocente du monde, les prive à l'instant de tout
-bonheur et les jette dans la méfiance.
-
- [93] C'est ce genre de timidité qui est décisif, et qui prouve un
- amour-passion dans un homme d'esprit.
-
- [94] On rappelle que si l'auteur emploie quelquefois la tournure du
- _je_, c'est pour essayer de jeter quelque variété dans la forme de
- cet essai. Il n'a nullement la prétention d'entretenir ses lecteurs
- de ses propres sentiments. Il cherche à faire part avec le moins de
- monotonie qu'il lui soit possible de ce qu'il a observé chez autrui.
-
-Les femmes honnêtes ont de l'éloignement pour la véhémence et l'imprévu,
-qui sont cependant les caractères de la passion; outre que la véhémence
-alarme la pudeur, elles se défendent.
-
-Quand quelque mouvement de jalousie ou de déplaisir a mis du sang-froid,
-on peut en général entreprendre des discours propres à faire naître
-cette ivresse favorable à l'amour; et si, après les deux ou trois
-premières phases d'exposition, l'on ne manque pas l'occasion de dire
-exactement ce que l'âme suggère, on donnera des plaisirs vifs à ce qu'on
-aime. L'erreur de la plupart des hommes, c'est qu'ils veulent arriver à
-dire telle chose qu'ils trouvent jolie, spirituelle, touchante; au lieu
-de détendre leur âme de l'empesé du monde, jusqu'à ce degré d'intimité
-et de naturel d'exprimer naïvement ce qu'elle sent dans le moment. Si
-l'on a ce courage, l'on recevra à l'instant sa récompense par une espèce
-de raccommodement.
-
-C'est cette récompense aussi rapide qu'involontaire des plaisirs que
-l'on donne à ce qu'on aime, qui met cette passion si fort au-dessus des
-autres.
-
-S'il y a le naturel parfait, le bonheur de deux individus arrive à être
-confondu[95]. A cause de la sympathie et de plusieurs autres lois de
-notre nature, c'est tout simplement le plus grand bonheur qui puisse
-exister.
-
- [95] A se placer exactement dans les mêmes actions.
-
-Il n'est rien moins que facile de déterminer le sens de cette parole,
-_naturel_, condition nécessaire du bonheur par l'amour.
-
-On appelle _naturel_ ce qui ne s'écarte pas de la manière habituelle
-d'agir. Il va sans dire qu'il ne faut jamais non seulement mentir à ce
-qu'on aime, mais même embellir le moins du monde et altérer la pureté de
-trait de la vérité. Car, si l'on embellit, l'attention est occupée à
-embellir, et ne répond plus naïvement, comme la touche d'un piano, au
-sentiment qui se montre dans ses yeux. Elle s'en aperçoit bientôt à je
-ne sais quel froid qu'elle éprouve, et à son tour a recours à la
-coquetterie. Ne serait-ce point ici la raison cachée qui fait qu'on ne
-saurait aimer une femme d'un esprit trop inférieur! C'est qu'auprès
-d'elle on peut feindre impunément, et comme feindre est plus commode, à
-cause de l'habitude, on se livre au manque de naturel. Dès lors l'amour
-n'est plus amour, il tombe à n'être qu'une affaire ordinaire: la seule
-différence, c'est qu'au lieu d'argent on gagne du plaisir ou de la
-vanité, ou un mélange des deux. Mais il est difficile de ne pas éprouver
-une nuance de mépris pour une femme avec qui l'on peut impunément jouer
-la comédie, et par conséquent il ne manque pour la planter là que de
-rencontrer mieux à cet égard. L'habitude ou les serments peuvent
-retenir; mais je parle du penchant du coeur, dont le naturel est de
-voler au plus grand plaisir.
-
-Revenant à ce mot _naturel_, naturel et habituel sont deux choses. Si
-l'on prend ces mots dans le même sens, il est évident que plus on a de
-sensibilité, plus il est difficile d'être _naturel_, car l'habitude a un
-empire moins puissant sur la manière d'être et d'agir, et l'homme est
-davantage à chaque circonstance. Toutes les pages de la vie d'un être
-froid sont les mêmes; prenez-le aujourd'hui, prenez-le hier, c'est
-toujours la même main de bois.
-
-Un homme sensible, dès que son coeur est ému, ne trouve plus en soi de
-traces d'habitude pour guider ses actions; et comment pourrait-il suivre
-un chemin dont il n'a plus le sentiment?
-
-Il sent le poids immense qui s'attache à chaque parole qu'il dit à ce
-qu'il aime, il lui semble qu'un mot va décider de son sort. Comment
-pourra-t-il ne pas chercher à bien dire? ou du moins comment n'aura-t-il
-pas le sentiment qu'il dit bien? Dès lors il n'y a plus de candeur.
-Donc, il ne faut pas prétendre à la candeur, cette qualité d'une âme qui
-ne fait aucun retour sur elle-même. On est ce qu'on peut, mais on sent
-ce qu'on est.
-
-Je crois que nous voilà arrivés au dernier degré de naturel que le coeur
-le plus délicat puisse prétendre en amour.
-
-Un homme passionné ne peut qu'embrasser fortement, comme sa seule
-ressource dans la tempête, le serment de ne jamais changer en rien la
-vérité et de lire correctement dans son coeur; si la conversation est
-vive et entrecoupée, il peut espérer de beaux moments de naturel,
-autrement il ne sera parfaitement naturel que dans les heures où il
-aimera un peu moins à la folie.
-
-Auprès de ce qu'on aime, à peine le naturel reste-t-il dans les
-_mouvements_, dont cependant les habitudes sont si profondément
-enracinées dans les muscles. Quand je donnais le bras à Léonore, il me
-semblait toujours être sur le point de tomber, et je pensais à bien
-marcher. Tout ce qu'on peut, c'est de n'être jamais affecté
-volontairement; il suffit d'être persuadé que le manque de naturel est
-le plus grand désavantage possible, et peut aisément être la source des
-plus grands malheurs. Le coeur de la femme que vous aimez n'entend plus
-le vôtre, vous perdez ce mouvement nerveux et involontaire de la
-franchise qui répond à la franchise. C'est perdre tous les moyens de la
-toucher, j'ai presque dit de la séduire, ce n'est pas que je prétende
-nier qu'une femme digne d'amour peut voir son destin dans cette jolie
-devise du lierre, qui _meurt s'il ne s'attache_; c'est une loi de la
-nature, mais c'est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire
-celui de l'homme qu'on aime. Il me semble qu'une femme raisonnable ne
-doit tout accorder à son amant que quand elle ne peut plus se défendre,
-et le plus léger soupçon sur la sincérité de votre coeur lui rend
-sur-le-champ un peu de force, assez du moins pour retarder encore d'un
-jour sa défaite[96].
-
- [96] Hæc autem ad acerbam rei memoriam, amara quadam dulcedine,
- scribere visum est... ut cogitem nihil esse debere quod amplius mihi
- placeat in hac vita.
-
- PETRARCA, Ed. Marsand.
-
- 15 janvier 1819.
-
-Est-il besoin d'ajouter que, pour rendre tout ceci le comble du
-ridicule, il suffit de l'appliquer à l'amour-goût?
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXIII
-
-
-Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait la soif de tous les
-instants, voilà ce qui fait la vie de l'amour heureux. Comme la crainte
-ne l'abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer. Le
-caractère de ce bonheur, c'est l'extrême sérieux.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXIV
-
-Des confidences.
-
-
-Il n'y a pas au monde d'insolence plus vite punie que celle qui vous
-fait confier à un ami intime un amour-passion. Il sait, si ce que vous
-dites est vrai, que vous avez des plaisirs mille fois au-dessus des
-siens, et qui vous font mépriser les siens.
-
-C'est bien pis encore entre femmes, la fortune de leur vie étant
-d'inspirer une passion, et d'ordinaire, la confidente aussi ayant exposé
-son amabilité aux regards de l'amant.
-
-D'un autre côté, pour l'être dévoré de cette fièvre, il n'est pas au
-monde de besoin moral plus impérieux que celui d'un ami devant qui l'on
-puisse raisonner sur les doutes affreux qui s'emparent de l'âme à chaque
-instant, car dans cette passion terrible, _toujours une chose imaginée
-est une chose existante_.
-
-«Un grand défaut du caractère de Salviati, écrivait-il en 1817, en cela
-bien opposé à celui de Napoléon, c'est que, lorsque dans la discussion
-des intérêts d'une passion quelque chose vient à être moralement
-démontré, il ne peut prendre sur lui de partir de cette base comme d'un
-fait à jamais établi; et malgré lui, et à son grand malheur, il le remet
-sans cesse en discussion.» C'est qu'il est aisé d'avoir du courage dans
-l'ambition. La cristallisation qui n'est pas subjuguée par le désir de
-la chose à obtenir s'emploie à fortifier le courage; en amour, elle est
-toute au service de l'objet contre lequel on doit avoir du courage.
-
-Une femme peut trouver une amie perfide, elle peut trouver aussi une
-amie ennuyée.
-
-Une princesse de trente-cinq ans[97], ennuyée et poursuivie par le
-besoin d'agir, d'intriguer, etc., etc., mécontente de la tiédeur de son
-amant, et cependant ne pouvant espérer de faire naître un autre amour,
-ne sachant que faire de l'activité qui la dévore, et n'ayant d'autre
-distraction que des accès d'humeur noire, peut fort bien trouver une
-occupation, c'est-à-dire un plaisir, et un but dans la vie, à rendre
-malheureuse une vraie passion, passion qu'on a l'insolence de sentir
-pour une autre qu'elle, tandis que son amant s'endort à ses côtés.
-
- [97] Venise, 1819.
-
-C'est le seul cas où la _haine_ produise bonheur; c'est qu'elle procure
-occupation et travail.
-
-Dans les premiers instants, le plaisir de faire quelque chose, dès que
-l'entreprise est soupçonnée de la société, la _pique_ de réussir donne
-du charme à cette occupation. La jalousie pour l'amie prend le masque de
-la haine pour l'amant; autrement comment pourrait-on haïr à la fureur un
-homme qu'on n'a jamais vu? On n'a garde de s'avouer l'envie, car il
-faudrait d'abord s'avouer le mérite, et l'on a des flatteurs qui ne se
-soutiennent à la cour qu'en donnant des ridicules à la bonne amie.
-
-La confidente perfide, tout en se permettant des actions de la dernière
-noirceur, peut fort bien se croire uniquement animée par le désir de ne
-pas perdre une amitié précieuse. La femme ennuyée se dit que l'amitié
-même languit dans un coeur dévoré par l'amour et ses anxiétés mortelles;
-à côté de l'amour l'amitié ne peut se soutenir que par les confidences;
-or, quoi de plus odieux pour l'envie que de telles confidences?
-
-Les seules qui soient bien reçues entre femmes sont celles qu'accompagne
-la franchise de ce raisonnement: Ma chère amie, dans la guerre aussi
-absurde qu'implacable que nous font les préjugés mis en vogue par nos
-tyrans, servez-moi aujourd'hui, demain ce sera mon tour[98].
-
- [98] Mémoires de Mme d'Épinay, Geliotte.
-
- Prague, Klagenfurth, toute la Moravie, etc., etc. Les femmes y sont
- fort spirituelles, et les hommes de grands chasseurs. L'amitié y est
- fort commune entre femmes. Le beau temps du pays est l'hiver: on
- fait successivement des parties de chasse de quinze à vingt jours
- chez les grands seigneurs de la province. Un des plus spirituels me
- disait un jour que Charles-Quint avait régné légitimement sur toute
- l'Italie, et que, par conséquent, c'était bien en vain que les
- Italiens voudraient se révolter. La femme de ce brave homme lisait
- les lettres de Mlle de Lespinasse.
-
- Znaym, 1816.
-
-Avant cette exception il y a celle de la véritable amitié née dans
-l'enfance et non gâtée depuis par aucune jalousie. . . . . . . . . . . .
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Les confidences d'amour-passion ne sont bien reçues qu'entre écoliers
-amoureux de l'amour, et entre jeunes filles dévorées par la curiosité,
-par la tendresse à employer, et peut-être entraînées déjà par
-l'instinct[99] qui leur dit que c'est là la grande affaire de leur vie,
-et qu'elles ne sauraient trop tôt s'en occuper.
-
- [99] Grande question. Il me semble qu'outre l'éducation qui commence à
- huit ou dix mois, il y a un peu d'instinct.
-
-Tout le monde a vu des petites filles de trois ans s'acquitter fort bien
-des devoirs de la galanterie.
-
-L'amour-goût s'enflamme et l'amour-passion se refroidit par les
-confidences.
-
-Outre les dangers, il y a la difficulté des confidences. En
-amour-passion, ce qu'on ne peut pas exprimer (parce que la langue est
-trop grossière pour atteindre à ces nuances) n'en existe pas moins pour
-cela; seulement, comme ce sont des choses très fines, on est plus sujet
-à se tromper en les observant.
-
-Et un observateur très ému observe mal; il est injuste envers le hasard.
-
-Ce qu'il y a peut-être de plus sage, c'est de se faire soi-même son
-propre confident. Écrivez ce soir, sous des noms empruntés, mais avec
-tous les détails caractéristiques, le dialogue que vous venez d'avoir
-avec votre amie et la difficulté qui vous trouble. Dans huit jours, si
-vous avez l'amour-passion, vous serez un autre homme: et alors, lisant
-votre consultation, vous pourrez vous donner un bon avis.
-
-Entre hommes, dès qu'on est plus de deux et que l'envie peut paraître,
-la politesse oblige à ne parler que d'amour physique: voyez la fin des
-dîners d'hommes. Ce sont les sonnets de Baffo[100] que l'on récite et
-qui font un plaisir infini, parce que chacun prend au pied de la lettre
-les louanges et les transports de son voisin, qui bien souvent ne veut
-que paraître gai ou poli. Les charmantes tendresses de Pétrarque ou les
-madrigaux français seraient déplacés.
-
- [100] Le dialecte vénitien a des descriptions de l'amour physique
- d'une vivacité qui laisse à mille lieues Horace, Properce, la
- Fontaine et tous les poètes. M. Burati, de Venise, est en ce moment
- le premier poète satirique de notre triste Europe. Il excelle
- surtout dans la description du physique grotesque de ses héros,
- aussi le met-on souvent en prison. Voir l'_Elefantéide_, l'_Uomo_,
- la _Strefeide_.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXV
-
-De la jalousie.
-
-
-Quand on aime, à chaque nouvel objet qui frappe les yeux ou la mémoire,
-serré dans une tribune et attentif à écouter une discussion des chambres
-ou allant au galop relever une grand'garde sous le feu de l'ennemi,
-toujours l'on ajoute une nouvelle perfection à l'idée qu'on a de sa
-maîtresse, ou l'on découvre un nouveau moyen, qui d'abord semble
-excellent, de s'en faire aimer davantage.
-
-Chaque pas de l'imagination est payé par un moment de délices. Il n'est
-pas étonnant qu'une telle manière d'être soit attachante.
-
-A l'instant où naît la jalousie, la même habitude de l'âme reste, mais
-pour produire un effet contraire. Chaque perfection que vous ajoutez à
-la couronne de l'objet que vous aimez, et qui peut-être en aime un
-autre, loin de vous procurer une jouissance céleste, vous retourne un
-poignard dans le coeur. Une voix vous crie: Ce plaisir si charmant,
-c'est ton rival qui en jouira[101].
-
- [101] Voilà une folie de l'amour; cette perfection que vous voyez n'en
- est pas une pour lui.
-
-Et les objets qui vous frappent, sans produire ce premier effet, au lieu
-de vous montrer comme autrefois un nouveau moyen de vous faire aimer,
-vous font voir un nouvel avantage du rival.
-
-Vous rencontrez une jolie femme galopant dans le parc[102], et le rival
-est fameux par ses beaux chevaux, qui lui font faire dix mille en
-cinquante minutes.
-
- [102] Montagnola, 13 avril 1819.
-
-Dans cet état la fureur naît facilement; l'on ne se rappelle plus qu'en
-amour _posséder n'est rien, c'est jouir qui fait tout_; l'on s'exagère
-le bonheur du rival, l'on s'exagère l'insolence que lui donne ce
-bonheur, et l'on arrive au comble des tourments, c'est-à-dire à
-l'extrême malheur, empoisonné encore d'un reste d'espérance.
-
-Le seul remède est peut-être d'observer de très près le bonheur du
-rival. Souvent vous le verrez s'endormir paisiblement dans le salon où
-se trouve cette femme, qui, à chaque chapeau qui ressemble au sien et
-que vous voyez de loin dans la rue, arrête le battement de votre coeur.
-
-Voulez-vous le réveiller, il suffit de montrer votre jalousie. Vous
-aurez peut-être l'avantage de lui apprendre le prix de la femme qui le
-préfère à vous, et il vous devra l'amour qu'il prendra pour elle.
-
-A l'égard du rival, il n'y a pas de milieu: il faut ou plaisanter avec
-lui de la manière la plus dégagée qu'il se pourra, ou lui faire peur.
-
-La jalousie étant le plus grand de tous les maux, on trouvera qu'exposer
-sa vie est une diversion agréable. Car alors nos rêveries ne sont pas
-toutes empoisonnées et tournant au noir (par le mécanisme exposé
-ci-dessus); l'on peut se figurer quelquefois qu'on tue ce rival.
-
-D'après ce principe, qu'on ne doit jamais envoyer des forces à l'ennemi,
-il faut cacher votre amour au rival, et, sous un prétexte de vanité et
-le plus éloigné possible de l'amour, lui dire en grand secret, avec
-toute la politesse possible, et de l'air le plus calme et le plus
-simple: «Monsieur, je ne sais pourquoi le public s'avise de me donner la
-petite une telle; on a même la bonté de croire que j'en suis amoureux;
-si vous la voulez, vous, je vous la céderais de grand coeur, si
-malheureusement je ne m'exposais à jouer un rôle ridicule. Dans six
-mois, prenez-la tant qu'il vous plaira; mais aujourd'hui l'honneur qu'on
-attache, je ne sais pourquoi, à ces choses-là, m'oblige de vous dire, à
-mon grand regret, que, si par hasard vous n'avez pas la justice
-d'attendre que votre tour soit venu, il faut que l'un de nous meure.»
-
-Votre rival est très probablement un homme non passionné, et peut-être
-un homme très prudent, qui, une fois qu'il sera convaincu de votre
-résolution, s'empressera de vous céder la femme en question, pour peu
-qu'il puisse trouver quelque prétexte honnête. C'est pour cela qu'il
-faut mettre de la gaieté dans votre déclaration, et couvrir toute la
-démarche du plus profond secret.
-
-Ce qui rend la douleur de la jalousie si aiguë, c'est que la vanité ne
-peut aider à la supporter, et par la méthode dont je parle, votre vanité
-a une pâture. Vous pouvez vous estimer comme brave, si vous êtes réduit
-à vous mépriser comme aimable.
-
-Si l'on aime mieux ne pas prendre les choses au tragique, il faut
-partir, et aller à quarante lieues de là, entretenir une danseuse dont
-les charmes auront l'air de vous arrêter comme vous passiez.
-
-Pour peu que le rival ait l'âme commune, il vous croira consolé.
-
-Très souvent le meilleur parti est d'attendre sans sourciller que le
-rival _s'use_ auprès de l'objet aimé, par ses propres sottises. Car, à
-moins d'une grande passion, prise peu à peu et dans la première
-jeunesse, une femme d'esprit n'aime pas longtemps un homme commun[103].
-Dans le cas de la jalousie après l'intimité, il faut encore de
-l'indifférence apparente et de l'inconstance réelle, car beaucoup de
-femmes, offensées par un amant qu'elles aiment encore, s'attachent à
-l'homme pour lequel il montre de la jalousie, et le jeu devient une
-réalité[104].
-
- [103] La princesse de Tarente, nouvelle de Scarron.
-
- [104] Comme dans le _Curieux impertinent_, nouvelle de Cervantès.
-
-Je suis entré dans quelques détails, parce que, dans ces moments de
-jalousie, on perd la tête le plus souvent; des conseils écrits depuis
-longtemps fort bien, et, l'essentiel étant de feindre du calme, il est à
-propos de prendre le ton dans un écrit philosophique.
-
-Comme l'on n'a de pouvoir sur vous qu'en vous ôtant ou vous faisant
-espérer des choses dont la seule passion fait tout le prix, si vous
-parvenez à vous faire croire indifférent, tout à coup vos adversaires
-n'ont plus d'armes.
-
-Si l'on n'a aucune action à faire, et que l'on puisse s'amuser à
-chercher du soulagement, on trouvera quelque plaisir à lire _Othello_;
-il fera douter des apparences les plus concluantes. On arrêtera les yeux
-avec délices sur ces paroles.
-
- Trifles light as air
- Seem to the jealous confirmations strong
- As proofs from holy writ.
-
-_Othello_, acte III[105].
-
- [105] Des bagatelles légères comme l'air semblent à un jaloux des
- preuves aussi fortes que celles qu'on puise dans les promesses du
- saint Évangile.
-
-J'ai éprouvé que la vue d'une belle mer est consolante.
-
- «The morning which had arisen calm and bright, gave a pleasant effect
- to the waste mountain view which was seen from the castle on looking
- to the landward and the glorious Ocean crisped with a thousand
- rippling waves of silver, extended on the other side in awful yet
- complacent majesty to the verge of the horizon. With such scenes of
- calm sublimity, the human heart sympathizes even in his most disturbed
- moods, and deeds of honour and virtue are inspired by their majestic
- influence.»
-
- (_The Bride of Lammermoor_, I, 193).
-
-Je trouve écrit par Salviati: «_20 juillet 1818_.--J'applique souvent et
-déraisonnablement, je crois, à la vie tout entière le sentiment qu'un
-ambitieux ou un bon citoyen éprouve durant une bataille, s'il se trouve
-employé à garder le parc de réserve, ou dans tout autre poste sans péril
-et sans action. J'aurais eu du regret à quarante ans d'avoir passé l'âge
-d'aimer sans passion profonde. J'aurais eu ce déplaisir amer et qui
-rabaisse, de m'apercevoir trop tard que j'avais eu la duperie de laisser
-passer la vie sans vivre.
-
-«J'ai passé hier trois heures avec la femme que j'aime, et avec un rival
-qu'elle veut me faire croire bien traité. Sans doute il y a eu des
-moments d'amertume en observant ses beaux yeux fixés sur lui, et, en
-sortant de chez elle, des transports vifs de l'extrême malheur à
-l'espérance. Mais que de choses neuves! que de pensées vives! que de
-raisonnements rapides! et malgré le bonheur apparent du rival, avec quel
-orgueil et quelles délices mon amour se sentait au-dessus du sien! Je me
-disais: Ces joues-là pâliraient de la plus vile peur au moindre des
-sacrifices que mon amour ferait en se jouant, que dis-je, avec bonheur;
-par exemple, mettre la main au chapeau pour tirer l'un de ces deux
-billets: _être aimé d'elle_, l'autre _mourir à l'instant_; et ce
-sentiment est de si plain-pied chez moi, qu'il ne m'empêchait point
-d'être aimable à la conversation.
-
-«Si l'on m'eût conté cela il y a deux ans, je me serais moqué.»
-
-Je lis dans le voyage des capitaines Lewis et Clarke, fait aux sources
-du Missouri en 1806, page 215.
-
-«Les _Ricaras_ sont pauvres, mais bons et généreux; nous vécûmes assez
-longtemps dans trois de leurs villages. Leurs femmes sont plus belles
-que celles de toutes les autres peuplades que nous avons rencontrées;
-elles sont aussi très disposées à ne pas faire languir leurs amants.
-Nous trouvâmes un nouvel exemple de cette vérité, qu'il suffit de courir
-le monde pour voir que tout est variable. Parmi les _Ricaras_, c'est un
-grand sujet d'offense, si, sans le consentement de son mari ou de son
-frère, une femme accorde ses faveurs. Mais, du reste, les frères et les
-maris sont très contents d'avoir l'occasion de faire cette petite
-politesse à leurs amis.
-
-«Nous avions un nègre parmi nos gens; il fit beaucoup de sensation chez
-un peuple qui, pour la première fois, voyait un homme de cette couleur.
-Il fut bientôt le favori du beau sexe, et, au lieu d'en être jaloux,
-nous voyions les maris enchantés de le voir arriver chez eux. Ce qu'il y
-a de plaisant, c'est que dans l'intérieur de huttes aussi exiguës, tout
-se voit[106].»
-
- [106] On devrait établir à Philadelphie une académie qui s'occuperait
- de recueillir des matériaux pour l'étude de l'homme dans l'état
- sauvage, et ne pas attendre que ces peuplades curieuses soient
- anéanties.
-
- Je sais bien que de telles académies existent; mais apparemment avec
- des règlements dignes de nos académies d'Europe (Mémoire et
- discussion sur le Zodiaque de Dendérah à l'Académie des sciences de
- Paris, en 1281). Je vois que l'académie de Massachusetts, je crois,
- charge prudemment un membre du clergé (M. Jarvis) de faire un
- rapport sur la religion des sauvages. Le prêtre ne manque pas de
- réfuter de toutes ses forces un Français impie nommé Volney. Suivant
- le prêtre, les sauvages ont les idées les plus exactes et les plus
- nobles de la Divinité, etc. S'il habitait l'Angleterre, un tel
- rapport vaudrait au digne académicien un _preferment_ de trois ou
- quatre cents louis, et la protection de tous les nobles lords du
- canton. Mais en Amérique! Au reste, le ridicule de cette académie me
- rappelle que les libres Américains attachent le plus grand prix à
- voir de belles armoiries peintes aux panneaux de leurs voitures; ce
- qui les afflige, c'est que par le peu d'instruction de leurs
- peintres de carrosse, il y a souvent des fautes de blason.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXVI
-
-Suite de la jalousie.
-
-
-Quant à la femme soupçonnée d'inconstance.
-
-Elle vous quitte, parce que vous avez découragé la cristallisation, et
-vous avez peut-être dans son coeur l'appui de l'habitude.
-
-Elle vous quitte, parce qu'elle est trop sûre de vous. Vous avez tué la
-crainte, et les petits doutes de l'amour heureux ne peuvent plus naître;
-inquiétez-la, et surtout gardez-vous de l'absurdité des protestations.
-
-Dans le long temps que vous avez vécu auprès d'elle, vous aurez sans
-doute découvert quelle est la femme de la ville ou de la société qu'elle
-jalouse et qu'elle craint le plus. Faites la cour à cette femme; mais,
-bien loin d'afficher votre cour, cherchez à la cacher, et cherchez-le de
-bonne foi; fiez-vous-en aux yeux de la haine pour tout voir et tout
-sentir. Le profond éloignement que vous éprouverez pendant plusieurs
-mois pour toutes les femmes[107] doit vous rendre cela facile. Rappelez
-vous que, dans la position où vous êtes, on gâte tout par l'apparence de
-la passion: voyez peu la femme aimée, et buvez du Champagne en bonne
-compagnie.
-
- [107] On compare la branche d'arbre garnie de diamants à la branche
- d'arbre effeuillée, et les contrastes rendent les souvenirs plus
- vifs.
-
-Pour juger de l'amour de votre maîtresse, rappelez-vous:
-
-1º Que plus il entre de plaisir physique dans la base d'un amour, dans
-ce qui autrefois détermina l'intimité, plus il est sujet à l'inconstance
-et surtout à l'infidélité. Cela s'applique surtout aux amours dont la
-cristallisation a été favorisée par le fort de la jeunesse, à seize ans.
-
-2º L'amour de deux personnes qui s'aiment n'est presque jamais le
-même[108]. L'amour-passion a ses phases durant lesquelles, et tour à
-tour, l'un des deux aime davantage. Souvent la simple galanterie ou
-l'amour de vanité répond à l'amour-passion, et c'est plutôt la femme qui
-aime avec transport. Quel que soit l'amour senti par l'un des deux
-amants, dès qu'il est jaloux, il exige que l'autre remplisse les
-conditions de l'amour-passion; la vanité simule en lui tous les besoins
-d'un coeur tendre.
-
- [108] Exemple, l'amour d'Alfieri pour cette grande dame anglaise
- (milady Ligonier), qui faisait aussi l'amour avec son laquais, et
- qui signait plaisamment _Pénélope_. Vita, 2.
-
-Enfin, rien n'ennuie l'amour-goût comme l'amour-passion dans son
-partner.
-
-Souvent un homme d'esprit, en faisant la cour à une femme, n'a fait que
-la faire penser à l'amour et attendrir son âme. Elle reçoit bien cet
-homme d'esprit qui lui donne ce plaisir. Il prend des espérances.
-
-Un beau jour cette femme rencontre l'homme qui lui fait sentir ce que
-l'autre a décrit.
-
-Je ne sais quels sont les effets de la jalousie d'un homme sur le coeur
-de la femme qu'il aime. De la part d'un amoureux qui ennuie, la jalousie
-doit inspirer un souverain dégoût qui va même jusqu'à la haine, si le
-jalousé est plus aimable que le jaloux, car l'on ne veut de la jalousie
-que de ceux dont on pourrait être jalouse, disait Mme de Coulanges.
-
-Si l'on aime le jaloux et qu'il n'ait pas de droits, la jalousie peut
-choquer cet orgueil féminin si difficile à ménager et à reconnaître. La
-jalousie peut plaire aux femmes qui ont de la fierté, comme une manière
-nouvelle de leur montrer leur pouvoir.
-
-La jalousie peut plaire comme une manière nouvelle de prouver l'amour.
-La jalousie peut choquer la pudeur d'une femme ultra-délicate.
-
-La jalousie peut plaire comme montrant la bravoure de l'amant, _ferrum
-est quod amant_. Notez bien que c'est la bravoure qu'on aime, et non pas
-le courage à la Turenne, qui peut fort bien s'allier avec un coeur
-froid.
-
-Une des conséquences du principe de la cristallisation, c'est qu'une
-femme ne doit jamais dire _oui_ à l'amant qu'elle a trompé si elle veut
-jamais faire quelque chose de cet homme.
-
-Tel est le plaisir de continuer à jouir de cette image parfaite que nous
-nous sommes formée de l'objet qui nous engage, que jusqu'à ce _oui_
-fatal,
-
- L'on va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
- Quelque prétexte ami pour vivre et pour souffrir.
-
-ANDRÉ CHÉNIER.
-
-On connaît en France l'anecdote de Mlle de Sommery, qui, surprise en
-flagrant délit par son amant, lui nie le fait hardiment, et comme
-l'autre se récrie: «Ah! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m'aimez
-plus; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que je vous dis.»
-
-Se réconcilier avec une maîtresse adorée qui vous a fait une infidélité,
-c'est se donner à défaire à coups de poignard une cristallisation sans
-cesse renaissante. Il faut que l'amour meure, et votre coeur sentira
-avec d'affreux déchirements tous les pas de son agonie. C'est une des
-combinaisons les plus malheureuses de cette passion et de la vie: il
-faudrait avoir la force de ne se réconcilier que comme ami.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXVII
-
-Roxane.
-
-
-Quant à la jalousie chez les femmes, elles sont méfiantes, elles
-risquent infiniment plus que nous, elles ont plus sacrifié à l'amour,
-elles ont beaucoup moins de moyens de distraction, elles en ont beaucoup
-moins surtout de vérifier les actions de leur amant. Une femme se sent
-avilie par la jalousie; elle se croit la risée de son amant, et qu'il se
-moque surtout de ses plus tendres transports; elle doit pencher à la
-cruauté, et cependant elle ne peut tuer légalement sa rivale.
-
-Chez les femmes, la jalousie doit donc être un mal encore plus
-abominable, s'il se peut, que chez les hommes. C'est tout ce que le
-coeur humain peut supporter de rage impuissante et de mépris de
-soi-même[109] sans se briser.
-
- [109] Ce mépris est une des grandes causes du suicide; on se tue pour
- se faire réparation d'honneur.
-
-Je ne connais d'autre remède à un mal si cruel que la mort de qui
-l'inspire ou de qui l'éprouve. On peut voir la jalousie française dans
-l'histoire de Mme de la Pommeraie de _Jacques le Fataliste_.
-
-La Rochefoucauld dit: «On a honte d'avouer qu'on a de la jalousie, et
-l'on se fait honneur d'en avoir eu et d'être capable d'en avoir[110].»
-Les pauvres femmes n'osent pas même avouer qu'elles ont éprouvé ce
-supplice cruel, tant il leur donne de ridicule. Une plaie si douloureuse
-ne doit jamais se cicatriser entièrement.
-
- [110] Pensée 495. On aura reconnu, sans que je l'aie marqué à chaque
- fois, plusieurs autres pensées d'écrivains célèbres. C'est de
- l'histoire que je cherche à écrire et de telles pensées sont des
- faits.
-
-Si la froide raison pouvait s'exposer au feu de l'imagination avec
-l'ombre de l'apparence du succès, je dirais aux pauvres femmes
-malheureuses par jalousie: «Il y a une grande distance entre
-l'infidélité chez les hommes et chez vous. Chez vous cette action est en
-partie _action directe_, en partie _signe_. Par l'effet de notre
-éducation d'école militaire, elle n'est signe de rien chez l'homme. Par
-l'effet de la pudeur, elle est au contraire le plus décisif de tous les
-signes de dévouement chez la femme. Une mauvaise habitude en fait comme
-une nécessité aux hommes. Durant toute la première jeunesse, l'exemple
-de ce qu'on appelle les _grands_ au collège fait que nous mettons toute
-notre vanité, toute la preuve de notre mérite dans le nombre des succès
-de ce genre. Votre éducation, à vous, agit dans le sens inverse.»
-
-Quant à la valeur d'une action comme _signe_:--dans un mouvement de
-colère je renverse une table sur le pied de mon voisin; cela lui fait un
-mal du diable, mais peut fort bien s'arranger,--ou bien je fais le geste
-de lui donner un soufflet.
-
-La différence de l'infidélité dans les deux sexes est si réelle, qu'une
-femme passionnée peut pardonner une infidélité, ce qui est impossible à
-un homme.
-
-Voici une expérience décisive pour faire la différence de
-l'amour-passion et de l'amour _par pique_; chez les femmes, l'infidélité
-tue presque l'un et redouble l'autre.
-
-Les femmes fières dissimulent leur jalousie par orgueil. Elles passent
-de longues soirées silencieuses et froides avec cet homme qu'elles
-adorent, qu'elles tremblent de perdre, et aux yeux duquel elles se
-voient peu aimables. Ce doit être un des plus grands supplices
-possibles, c'est aussi une des sources les plus fécondes de malheur en
-amour. Pour guérir ces femmes, si dignes de tout notre respect, il faut
-dans l'homme quelque démarche bizarre et forte, et surtout qu'il n'ait
-pas l'air de voir ce qui se passe: par exemple, un grand voyage avec
-elles entrepris en vingt-quatre heures.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXVIII
-
-De la pique[111] d'amour-propre.
-
- [111] Je sais que ce mot n'est pas trop français en ce sens, mais je
- ne trouve pas à le remplacer.
-
- En italien _puntiglio_, en anglais _pique_.
-
-
-La pique est un mouvement de la vanité: je ne veux pas que mon
-antagoniste l'emporte sur moi, et _je prends cet antagoniste lui-même
-pour juge de mon mérite_. Je veux faire effet sur son coeur. C'est pour
-cela qu'on va beaucoup au delà de ce qui est raisonnable.
-
-Quelquefois, pour justifier sa propre extravagance, l'on en vient au
-point de se dire que ce compétiteur a la prétention de nous faire sa
-dupe.
-
-La _pique_, étant une _maladie de l'honneur_, est beaucoup plus
-fréquente dans les monarchies, et ne doit se montrer que bien plus
-rarement dans les pays où règne l'habitude d'apprécier les actions par
-leur degré d'utilité, aux États-Unis d'Amérique, par exemple.
-
-Tout homme, et un Français plus qu'un autre, abhorre d'être pris pour
-dupe; cependant la légèreté de l'ancien caractère monarchique
-français[112] empêchait la _pique_ de faire de grands ravages autre part
-que dans la galanterie ou l'amour-goût. La pique ne produisait des
-noirceurs remarquables que dans les monarchies où, par le climat, le
-caractère est plus sombre (le Portugal, le Piémont).
-
- [112] Les trois quarts des grands seigneurs français, vers 1778,
- auraient été dans le cas d'être r de j, dans un pays où les lois
- auraient été exécutées sans acception de personnes.
-
-Les provinciaux, en France, se font un modèle ridicule de ce que doit
-être dans le monde la considération d'un galant homme, et puis ils se
-mettent à l'affût, et sont là toute leur vie à observer si personne ne
-saute le fossé. Ainsi, plus de naturel, ils sont toujours piqués, et
-cette manie donne du ridicule même à leur amour. C'est, après l'envie,
-ce qui rend le plus insoutenable le séjour des petites villes, et c'est
-ce qu'il faut se dire lorsqu'on admire la situation pittoresque de
-quelqu'une d'elles. Les émotions les plus généreuses et les plus nobles
-sont paralysées par le contact de ce qu'il y a de plus bas dans les
-produits de la civilisation. Pour achever de se rendre affreux, ces
-bourgeois ne parlent que de la corruption des grandes villes[113].
-
- [113] Comme ils se font la police les uns sur les autres, par envie,
- pour ce qui regarde l'amour, il y a moins d'amour en province et
- plus de libertinage. L'Italie est plus heureuse.
-
-La pique ne peut pas exister dans l'amour-passion, elle est de l'orgueil
-féminin: «Si je me laisse malmener par mon amant, il me méprisera et ne
-pourra plus m'aimer»; ou elle est la jalousie avec toutes ses fureurs.
-
-La jalousie veut la mort de l'objet qu'elle craint. L'homme piqué est
-bien loin de là, il veut que son ennemi vive et surtout soit témoin de
-son triomphe.
-
-L'homme piqué verrait avec peine son rival renoncer à la concurrence,
-car cet homme peut avoir l'insolence de se dire au fond du coeur: si
-j'eusse continué à m'occuper de cet objet, je l'eusse emporté sur lui.
-
-Dans la _pique_, on n'est nullement occupé du but apparent, il ne s'agit
-que de la victoire. C'est ce que l'on voit bien dans les amours des
-filles de l'Opéra; si vous éloignez la rivale, la prétendue passion, qui
-allait jusqu'à se jeter par la fenêtre, tombe à l'instant.
-
-L'amour par pique passe en un moment, au contraire de l'amour-passion.
-Il suffit que, par une démarche irréfragable, l'antagoniste avoue
-renoncer à la lutte. J'hésite cependant à avancer cette maxime, je n'en
-ai qu'un exemple et qui me laisse des doutes. Voici le fait, le lecteur
-jugera. Dona Diana est une jeune personne de vingt-trois ans, fille d'un
-des plus riches et des plus fiers bourgeois de Séville. Elle est belle,
-sans doute, mais d'une beauté marquée, et on lui accorde infiniment
-d'esprit et encore plus d'orgueil. Elle aimait passionnément, du moins
-en apparence, un jeune officier dont sa famille ne voulait pas.
-L'officier part pour l'Amérique avec Morillo; ils s'écrivaient sans
-cesse. Un jour, chez la mère de Dona Diana, au milieu de beaucoup de
-monde, un sot annonce la mort de cet aimable jeune homme. Tous les yeux
-se tournent sur elle, elle ne dit que ces mots: _C'est dommage, si
-jeune!_ Nous avions justement lu, ce jour-là, une pièce du vieux
-Massinger, qui se termine d'une manière tragique, mais dans laquelle
-l'héroïne prend avec cette tranquillité apparente la mort de son amant.
-Je voyais la mère frémir, malgré son orgueil et sa haine; le père sortit
-pour cacher sa joie. Au milieu de tout cela et des spectateurs interdits
-et faisant des yeux au sot narrateur, Dona Diana, la seule tranquille,
-continua la conversation comme si de rien n'était. Sa mère effrayée la
-fit observer par sa femme de chambre, il ne parut rien de changé dans sa
-manière d'être.
-
-Deux ans après, un jeune homme très beau lui fait la cour. Encore cette
-fois, et toujours par la même raison, parce que le prétendant n'était
-pas noble, les parents de Dona Diana s'opposent violemment à ce mariage;
-elle déclare qu'il se fera. Il s'établit une pique d'amour-propre entre
-la jeune fille et son père. On interdit au jeune homme l'entrée de la
-maison. On ne conduit plus Dona Diana à la campagne et presque plus à
-l'église; on lui ôte avec un soin recherché tous les moyens possibles de
-rencontrer son amant. Lui se déguise et la voit en secret à de longs
-intervalles. Elle s'obstine de plus en plus et refuse les partis les
-plus brillants, même un titre et un grand établissement à la cour de
-Ferdinand VII. Toute la ville parle des malheurs de ces deux amants et
-de leur constance héroïque. Enfin, la majorité de Dona Diana approche;
-elle fait entendre à son père qu'elle va jouir du droit de disposer
-d'elle-même. La famille, forcée dans ses derniers retranchements,
-commence les négociations du mariage; quand il est à moitié conclu, dans
-une réunion officielle des deux familles, après six années de constance,
-le jeune homme refuse Dona Diana[114].
-
- [114] Il y a chaque année plusieurs exemples de femmes abandonnées
- aussi vilainement, et je pardonne la défiance aux femmes
- honnêtes.--Mirabeau, _Lettres à Sophie_. L'opinion est sans force
- dans les pays despotiques, il n'y a de réel que l'amitié du pacha.
-
-Un quart d'heure après il n'y paraissait plus. Elle était consolée;
-aimait-elle par pique? ou est-ce une grande âme qui dédaigne de se
-donner, avec sa douleur, en spectacle au monde?
-
-Souvent l'amour-passion ne peut arriver, dirai-je au bonheur, qu'en
-faisant naître une _pique_ d'amour-propre; alors il obtient en apparence
-tout ce qu'il saurait désirer, ses plaintes seraient ridicules et
-paraîtraient insensées; il ne peut pas faire confidence de son malheur,
-et cependant ce malheur, il le touche et le vérifie sans cesse; ses
-preuves sont entrelacées, si je puis ainsi dire, avec les circonstances
-les plus flatteuses et les plus faites pour donner des illusions
-ravissantes. Ce malheur vient présenter sa tête hideuse dans les moments
-les plus tendres, comme pour braver l'amant et lui faire sentir à la
-fois, et tout le bonheur d'être aimé de l'être charmant et insensible
-qu'il serre dans ses bras, et que ce bonheur ne sera jamais sien. C'est
-peut-être, après la jalousie, le malheur le plus cruel.
-
-On se souvient encore, dans une grande ville[115], d'un homme doux et
-tendre, entraîné par une rage de cette espèce à donner la mort à sa
-maîtresse qui ne l'aimait que par pique contre sa soeur. Il l'engagea un
-soir à aller se promener sur mer en tête-à-tête, dans un joli canot
-qu'il avait préparé lui-même; arrivé en haute mer, il touche un ressort,
-le canot s'ouvre et disparaît pour toujours.
-
- [115] Livourne, 1819.
-
-J'ai vu un homme de soixante ans se mettre à entretenir l'actrice la
-plus capricieuse, la plus folle, la plus aimable, la plus étonnante du
-théâtre de Londres, miss Cornel. «Et vous prétendez qu'elle vous soit
-fidèle? lui disait-on.--Pas le moins du monde; seulement elle m'aimera,
-et peut-être à la folie.»
-
-Et elle l'a aimé un an entier, et souvent à en perdre la raison; et elle
-a été jusqu'à trois mois de suite sans lui donner de sujets de plainte.
-Il avait établi une pique d'amour-propre choquante, sous beaucoup de
-rapports, entre sa maîtresse et sa fille.
-
-La _pique_ triomphe dans l'amour-goût, dont elle fait le destin. C'est
-l'expérience par laquelle on différencie le mieux l'amour-goût de
-l'amour-passion. C'est une vieille maxime de guerre que l'on dit aux
-jeunes gens, lorsqu'ils arrivent au régiment, que si l'on a un billet de
-logement pour une maison où il y a deux soeurs, et que l'on veuille être
-aimé de l'une d'elles, il faut faire la cour à l'autre. Auprès de la
-plupart des femmes espagnoles jeunes, et qui font l'amour, si vous
-voulez être aimé, il suffit d'afficher de bonne foi et avec modestie que
-vous n'avez rien dans le coeur pour la maîtresse de la maison. C'est de
-l'aimable général Lassale que je tiens cette maxime utile. C'est la
-manière la plus dangereuse d'attaquer l'amour-passion.
-
-La pique d'amour-propre fait le lien des mariages les plus heureux,
-après ceux que l'amour a formés. Beaucoup de maris s'assurent pour de
-longues années l'amour de leur femme en prenant une petite maîtresse
-deux mois après le mariage[116]. On fait naître l'habitude de ne penser
-qu'à un seul homme, et les liens de famille viennent la rendre
-invincible.
-
- [116] Voir les confessions d'un homme singulier (conte de mistress
- Opie).
-
-Si dans le siècle et à la cour de Louis XV l'on a vu une grande dame
-(Mme de Choiseul) adorer son mari[117], c'est qu'il paraissait avoir un
-intérêt vif pour sa soeur la duchesse de Grammont.
-
- [117] Lettres de Mme du Deffant, Mémoires de Lauzun.
-
-La maîtresse la plus négligée, dès qu'elle nous fait voir qu'elle
-préfère un autre homme, nous ôte le repos, et jette dans notre coeur
-toutes les apparences de la passion.
-
-Le courage de l'Italien est un accès de colère, le courage de l'Allemand
-un moment d'ivresse, le courage de l'Espagnol un trait d'orgueil. S'il y
-avait une nation où le courage fût souvent une pique d'amour-propre
-entre les soldats de chaque compagnie, entre les régiments de chaque
-division, dans les déroutes, comme il n'y aurait plus de point d'appui,
-l'on ne saurait comment arrêter les armées de cette nation. Prévoir le
-danger et chercher à y porter remède serait le premier des ridicules
-parmi ces fuyards vaniteux.
-
-«Il ne faut qu'avoir ouvert une relation quelconque d'un voyage chez les
-sauvages de l'Amérique-Nord, dit un des plus aimables philosophes
-français[118], pour savoir que le sort ordinaire des prisonniers de
-guerre est, non pas seulement d'être brûlés vifs et mangés, mais d'être
-auparavant liés à un poteau près d'un bûcher enflammé, pour y être,
-pendant plusieurs heures, tourmentés par tout ce que la rage peut
-imaginer de plus féroce et de plus raffiné. Il faut lire ce que
-racontent de ces affreuses scènes les voyageurs témoins de la joie
-cannibale des assistants, et surtout de la fureur des femmes et des
-enfants, et de leur plaisir atroce à rivaliser de cruauté. Il faut voir
-ce qu'ils ajoutent de la fermeté héroïque, du sang-froid inaltérable du
-prisonnier, qui non seulement ne donne aucun signe de douleur, mais qui
-brave et défie ses bourreaux par tout ce que l'orgueil a de plus
-hautain, l'ironie de plus amer, le sarcasme de plus insultant; chantant
-ses propres exploits, énumérant les parents, les amis des spectateurs
-qu'il a tués, détaillant les supplices qu'il leur a fait souffrir, et
-accusant tous ceux qui l'entourent de lâcheté, de pusillanimité,
-d'ignorance à savoir tourmenter; jusqu'à ce que, tombant en lambeaux et
-dévoré vivant sous ses propres yeux par ses ennemis enivrés de fureur,
-le dernier souffle de sa voix et sa dernière injure s'exhalent avec sa
-vie[119]. Tout cela serait incroyable chez les nations civilisées,
-paraîtra une fable à nos capitaines de grenadiers les plus intrépides,
-et sera un jour révoqué en doute par la postérité.»
-
- [118] Volney, _Tableau des États-Unis d'Amérique_, p. 491-496.
-
- [119] Un être accoutumé à un tel spectacle, et qui se sent exposé à en
- être le héros, peut n'être attentif qu'à la grandeur d'âme, et alors
- ce spectacle est le plus intime et le premier des plaisirs non
- actifs.
-
-Ce phénomène physiologique tient à un état particulier de l'âme du
-prisonnier qui établit entre lui, d'un côté, et tous ses bourreaux de
-l'autre, une lutte d'amour-propre, une gageure de vanité à qui ne cédera
-pas.
-
-Nos braves chirurgiens militaires ont souvent observé que des blessés
-qui, dans un état calme d'esprit et de sens, auraient poussé les hauts
-cris durant certaines opérations, ne montrent, au contraire, que calme
-et grandeur d'âme s'ils sont préparés d'une certaine manière. Il s'agit
-de les piquer d'honneur, il faut prétendre, d'abord avec ménagement,
-puis avec contradiction irritante, qu'ils ne sont pas en état de
-supporter l'opération sans jeter de cris.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXIX
-
-De l'amour à querelles.
-
-
-Il y en a de deux espèces:
-
-1º Celui où le querellant aime;
-
-2º Celui où il n'aime pas.
-
-Si l'un des deux amants est trop supérieur dans les avantages qu'ils
-estiment tous les deux, il faut que l'amour de l'autre meure, car la
-crainte du mépris viendra tôt ou tard arrêter tout court la
-cristallisation.
-
-Rien n'est odieux aux gens médiocres comme la supériorité de l'esprit:
-c'est là, dans le monde de nos jours, la source de la haine; et si nous
-ne devons pas à ce principe des haines atroces, c'est uniquement que les
-gens qu'il sépare ne sont pas obligés de vivre ensemble. Que sera-ce de
-l'amour, où, tout étant naturel, surtout de la part de l'être supérieur,
-la supériorité n'est masquée par aucune précaution sociale?
-
-Pour que la passion puisse vivre, il faut que l'inférieur maltraite son
-partner, autrement celui-ci ne pourra pas fermer une fenêtre sans que
-l'autre ne se croie offensé.
-
-Quant à l'être supérieur, il se fait illusion, et l'amour qu'il sent,
-non seulement ne court aucun risque, mais presque toutes les faiblesses,
-dans ce que nous aimons, nous le rendent plus cher.
-
-Immédiatement après l'amour-passion et payé de retour, entre gens de la
-même portée, il faut placer, pour la durée, l'_amour à querelles_, où le
-querellant n'aime pas. On en trouvera des exemples dans les anecdotes
-relatives à la duchesse de Berri (_Mémoires de Duclos_).
-
-Participant à la nature des habitudes froides fondées sur le côté
-prosaïque et égoïste de la vie et compagnes inséparables de l'homme
-jusqu'au tombeau, cet amour peut durer plus longtemps que
-l'amour-passion lui-même. Mais ce n'est plus l'amour, c'est une habitude
-occasionnée par l'amour, et qui n'a de cette passion que les souvenirs
-et le plaisir physique. Cette habitude suppose nécessairement des âmes
-moins nobles. Chaque jour il se forme un petit drame. «Me
-grondera-t-il?» qui occupe l'imagination, comme dans l'amour-passion
-chaque jour on avait besoin de quelque nouvelle preuve de tendresse.
-Voir les anecdotes sur Mme d'Houdetot et Saint-Lambert[120].
-
- [120] Mémoires de Mme d'Épinay, je crois, ou de Marmontel.
-
-Il est possible que l'orgueil refuse de s'habituer à ce genre d'intérêt;
-alors, après quelques mois de tempêtes, l'orgueil tue l'amour. Mais on
-voit cette noble passion résister longtemps avant d'expirer. Les petites
-querelles de l'amour heureux font longtemps illusion à un coeur qui aime
-encore et qui se voit maltraité. Quelques raccommodements tendres
-peuvent rendre la transition plus supportable. Sous le prétexte de
-quelque chagrin secret, de quelque malheur de fortune, l'on excuse
-l'homme qu'on a beaucoup aimé; on s'habitue enfin à être querellée. Où
-trouver, en effet, hors de l'amour-passion, hors du jeu, hors de la
-possession du pouvoir[121] quelque autre source d'intérêt de tous les
-jours, comparable à celle-là pour la vivacité? Si le querellant vient à
-mourir, on voit la victime qui survit ne se consoler jamais. Ce principe
-fait le lien de beaucoup de mariages bourgeois; le grondé s'entend
-parler toute la journée de ce qu'il aime le mieux.
-
- [121] Quoi qu'en disent certains ministres hypocrites, le pouvoir est
- le premier des plaisirs. Il me semble que l'amour seul peut
- l'emporter, et l'amour est une maladie heureuse qu'on ne peut se
- procurer comme un ministère.
-
-Il y a une fausse espèce d'amour à querelles. J'ai pris dans une lettre
-d'une femme d'infiniment d'esprit le chapitre 33:
-
-«Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait la soif de tous les
-instants de l'amour-passion... Comme la crainte la plus vive ne
-l'abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer.»
-
-Chez les gens bourrus ou mal élevés, ou d'un naturel extrêmement
-violent, ce petit doute à calmer, cette crainte légère se manifestent
-par une querelle.
-
-Si la personne aimée n'est pas l'extrême susceptibilité, fruit d'une
-éducation soignée, elle peut trouver plus de vivacité, et par conséquent
-plus d'agrément, dans un amour de cette espèce; et même, avec toute la
-délicatesse possible, si l'on voit le _furieux_ première victime de ses
-transports, il est bien difficile de ne pas l'en aimer davantage. Ce que
-lord Mortimer regrette peut-être le plus dans sa maîtresse, ce sont les
-chandeliers qu'elle lui jetait à la tête. En effet, si l'orgueil
-pardonne et admet de telles sensations, il faut convenir qu'elles font
-une cruelle guerre à l'ennui, ce grand ennemi des gens heureux.
-
-Saint-Simon, l'unique historien qu'ait eu la France, dit (tome 5, page
-45):
-
-«Après maintes passades, la duchesse de Berri s'était éprise, tout de
-bon, de Riom, cadet de la maison de d'Aydie, fils d'une soeur de Mme de
-Biron. Il n'avait ni figure, ni esprit; c'était un gros garçon, court,
-joufflu et pâle, qui, avec beaucoup de bourgeons, ne ressemblait pas mal
-à un abcès; il avait de belles dents et n'avait pas imaginé causer une
-passion qui, en moins de rien, devint effrénée, et qui dura toujours,
-sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse; il
-n'avait rien vaillant, mais force frères et soeurs qui n'en avaient pas
-davantage. M. et Mme de Pons, dame d'atour de Mme la duchesse de Berri,
-étaient de leurs parents et de la même province; ils firent venir le
-jeune homme, qui était lieutenant de dragons, pour tâcher d'en faire
-quelque chose. A peine fut-il arrivé, que le goût se déclara, et il fut
-le maître au Luxembourg.
-
-«M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait sous cape; il était
-ravi et se voyait renaître en lui, au Luxembourg, du temps de
-Mademoiselle; il lui donnait des instructions, et Riom qui était doux et
-naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon, les écoutait:
-mais bientôt il sentit le pouvoir de ses charmes, qui ne pouvaient
-captiver que l'incompréhensible fantaisie de cette princesse. Sans en
-abuser avec autre personne, il se fit aimer de tout le monde; mais il
-traita sa duchesse comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut
-bientôt paré des plus riches dentelles, des plus riches habits, muni
-d'argent, de boucles, de joyaux; il se faisait désirer, se plaisait à
-donner de la jalousie à la princesse, et à paraître jaloux lui-même;
-souvent il la faisait pleurer: peu à peu il la mit sur le pied de ne
-rien faire sans sa permission, pas même les choses indifférentes: tantôt
-prête à sortir pour aller à l'Opéra, il la faisait demeurer; d'autres
-fois il l'y faisait aller malgré elle; il l'obligeait à faire du bien à
-des dames qu'elle n'aimait point, ou dont elle était jalouse; et du mal
-à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa
-parure, elle n'avait pas la moindre liberté; il se divertissait à la
-faire décoiffer, ou à lui faire changer d'habits, quand elle était toute
-prête; et cela si souvent, et quelquefois si publiquement, qu'il l'avait
-accoutumée, le soir, à prendre ses ordres pour la parure et l'occupation
-du lendemain, et le lendemain il changeait tout, et la princesse
-pleurait tant et plus; enfin elle en était venue à lui envoyer des
-messages par des valets affidés, car il logea presque en arrivant au
-Luxembourg; et les messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa
-toilette pour savoir quels rubans elle mettrait, et ainsi de l'habit et
-des autres parures, et presque toujours il lui faisait porter ce qu'elle
-ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licencier à la moindre
-chose sans son congé, il la traitait comme une servante, et les pleurs
-duraient souvent plusieurs jours.
-
-«Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant à montrer et à
-exercer le plus démesuré orgueil, s'avilit à faire des repas obscurs
-avec lui et avec des gens sans aveu, elle avec qui nul ne pouvait manger
-s'il n'était prince du sang. Le jésuite Riglet, qu'elle avait connu
-enfant, et qui l'avait cultivée, était admis dans ces repas
-particuliers, sans qu'il en eût honte, ni que la duchesse en fût
-embarrassée: Mme de Mouchy était la confidente de toutes ces étranges
-particularités; elle et Riom mandaient les convives et choisissaient les
-jours. Cette dame raccommodait les amants, et cette vie était toute
-publique au Luxembourg, où tout s'adressait à Riom, qui, de son côté,
-avait soin de bien vivre avec tous, et avec un air de respect qu'il
-refusait, en public, à sa seule princesse. Devant tous, il lui faisait
-des réponses brusques qui faisaient baisser les yeux aux présents, et
-rougir la duchesse, qui ne contraignait point ses manières passionnées
-pour lui.»
-
-Riom était pour la duchesse un remède souverain à l'ennui.
-
-Une femme célèbre dit tout à coup au général Bonaparte, alors jeune
-héros couvert de gloire et sans crimes envers la liberté: «Général, une
-femme ne peut être que votre épouse ou votre soeur.» Le héros ne comprit
-pas le compliment; l'on s'en est vengé par de belles injures. Ces
-femmes-là aiment à être méprisées par leur amant, elles ne l'aiment que
-cruel.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXIX _bis_
-
-Remèdes à l'amour.
-
-
-Le saut de Leucade était une belle image dans l'antiquité. En effet, le
-remède à l'amour est presque impossible. Il faut non seulement le danger
-qui rappelle fortement l'attention de l'homme au soin de sa propre
-conservation[122], mais il faut, ce qui est bien plus difficile, la
-continuité d'un danger piquant, et que l'on puisse éviter par adresse,
-afin que l'habitude de penser à sa propre conservation ait le temps de
-naître. Je ne vois guère qu'une tempête de seize jours, comme celle de
-don Juan[123] ou le naufrage de M. Cochelet parmi les Maures; autrement
-l'on prend bien vite l'habitude du péril, et même l'on se remet à songer
-à ce qu'on aime, avec plus de charme encore, quand on est en vedette, à
-vingt pas de l'ennemi.
-
- [122] Le danger de Henri Morton, dans la Clyde.
-
- _Old Mortality_, tome IV, page 224.
-
- [123] Du trop vanté lord Byron.
-
-Nous l'avons répété sans cesse, l'amour d'un homme qui aime bien _jouit_
-ou _frémit_ de tout ce qu'il s'imagine, et il n'y a rien dans la nature
-qui ne lui parle de ce qu'il aime. Or, jouir et frémir fait une
-occupation fort intéressante, et auprès de laquelle toutes les autres
-pâlissent.
-
-Un ami qui veut procurer la guérison du malade doit d'abord être
-toujours du parti de la femme aimée, et tous les amis qui ont plus de
-zèle que d'esprit ne manquent pas de faire le contraire.
-
-C'est attaquer, avec des forces trop ridiculeusement inégales, cet
-ensemble d'illusions charmantes que nous avons appelé autrefois
-cristallisation[124].
-
- [124] Uniquement pour abréger, et en demandant pardon du mot nouveau.
-
-L'ami guérisseur doit avoir devant les yeux que, s'il se présente une
-absurdité à croire, comme il faut pour l'amant ou la dévorer ou renoncer
-à tout ce qui l'attache à la vie, il la dévorera, et, avec tout l'esprit
-possible, niera dans sa maîtresse les vices les plus évidents et les
-infidélités les plus atroces. C'est ainsi que, dans l'amour-passion,
-avec un peu de temps, tout se pardonne.
-
-Dans les caractères raisonnables et froids, il faudra, pour que l'amant
-dévore les vices, qu'il ne les aperçoive qu'après plusieurs mois de
-passion[125].
-
- [125] Mme Dornal et Serigny. Confessions du comte *** de Duclos. Voir
- la note 59; mort du général Abdhallah, à Bologne.
-
-Bien loin de chercher grossièrement et ouvertement à distraire l'amant,
-l'ami guérisseur doit lui parler à satiété, et de son amour et de sa
-maîtresse, et en même temps faire naître sous ses pas une foule de
-petits événements. Quand le voyage _isole_, il n'est pas remède[126], et
-même rien ne rappelle plus tendrement ce qu'on aime que les contrastes.
-C'est au milieu des brillants salons de Paris, et auprès des femmes
-vantées comme les plus aimables, que j'ai le plus aimé ma pauvre
-maîtresse, solitaire et triste, dans son petit appartement au fond de la
-Romagne[127].
-
- [126] J'ai pleuré presque tous les jours (Précieuses paroles du 10
- juin).
-
- [127] Salviati.
-
-J'épiais, sur la pendule superbe du brillant salon où j'étais exilé,
-l'heure où elle sort à pied, et par la pluie, pour aller voir son amie.
-C'est en cherchant à l'oublier que j'ai vu que les contrastes sont la
-source de souvenirs moins vifs, mais bien plus célestes que ceux que
-l'on va chercher aux lieux où jadis on l'a rencontrée.
-
-Pour que l'absence soit utile, il faut que l'ami guérisseur soit
-toujours là pour faire faire à l'amant toutes les réflexions possibles
-sur les événements de son amour, et qu'il tâche de rendre ses réflexions
-ennuyeuses par leur longueur ou leur peu d'à-propos, ce qui leur donne
-l'effet de lieux communs: par exemple, être tendre et sentimental après
-un dîner égayé de bons vins.
-
-S'il est si difficile d'oublier une femme auprès de laquelle on a trouvé
-le bonheur, c'est qu'il est certains moments que l'imagination ne peut
-se lasser de représenter et d'embellir.
-
-Je ne dis rien de l'orgueil, remède cruel et souverain, mais qui n'est
-pas à l'usage des âmes tendres.
-
-Les premières scènes du Roméo de Shakespeare forment un tableau
-admirable; il y a loin de l'homme qui se dit tristement: «_She hath
-forsworn to love_», à celui qui s'écrie au comble du bonheur: «_Come
-what sorrow can!_»
-
-
-
-
-CHAPITRE XXXIX _ter_
-
- Her passion will die like a lamp for want of what the flame should
- feed upon.
-
- BRIDE OF LAMMERMOOR, II, 116.
-
-
-L'amour guérisseur doit bien se garder des mauvaises raisons, par
-exemple de parler d'_ingratitude_. C'est ressusciter la cristallisation
-que de lui ménager une victoire et un nouveau plaisir.
-
-Il ne peut pas y avoir d'ingratitude en amour; le plaisir actuel paye
-toujours et au delà les sacrifices les plus grands en apparence. Je ne
-vois pas d'autres torts possibles que le manque de franchise; il faut
-accuser juste l'état de son coeur.
-
-Pour peu que l'ami guérisseur attaque l'amour de front, l'amant répond:
-«Être amoureux, même avec la colère de ce qu'on aime, ce n'en est pas
-moins, pour m'abaisser à votre style de marchand, avoir un billet à une
-loterie dont le bonheur est à mille lieues au-dessus de tout ce que vous
-pouvez m'offrir, dans votre monde d'indifférence et d'intérêt personnel.
-Il faut avoir beaucoup de vanité, et de la bien petite, pour être
-heureux parce qu'on vous reçoit bien. Je ne blâme point les hommes d'en
-agir ainsi dans leur monde. Mais, auprès de Léonore, je trouvais un
-monde où tout était céleste, tendre, généreux. La plus sublime et
-presque incroyable vertu de votre monde, dans nos entretiens, ne
-comptait que pour une vertu ordinaire et de tous les jours. Laissez-moi
-au moins rêver au bonheur de passer ma vie auprès d'un tel être. Quoique
-je voie bien que la calomnie m'a perdu et que je n'ai plus d'espoir, du
-moins je lui ferai le sacrifice de ma vengeance.»
-
-On ne peut guère arrêter l'amour que dans les commencements. Outre le
-prompt départ et les distractions obligées du grand monde, comme dans le
-cas de la comtesse Kalember, il y a plusieurs petites ruses que l'ami
-guérisseur peut mettre en usage. Par exemple il fera tomber sous vos
-yeux, comme par hasard, que la femme que vous aimez n'a pas pour vous,
-hors de ce qui fait l'objet de la guerre, les égards de politesse et
-d'estime qu'elle accordait à un rival. Les plus petites choses
-suffisent, car tout est _signe_ en amour; par exemple, elle ne vous
-donne pas le bras pour monter à sa loge; cette niaiserie, prise au
-tragique par un coeur passionné, liant une humiliation à chaque jugement
-qui forme la cristallisation, empoisonne la source de l'amour et peut le
-détruire.
-
-On peut faire accuser la femme qui se conduit mal avec notre ami d'un
-défaut physique et ridicule impossible à vérifier; si l'amant pouvait
-vérifier la calomnie, même quand il la trouverait fondée, elle serait
-rendue défavorable par l'imagination, et bientôt il n'y paraîtrait pas.
-Il n'y a que l'imagination qui puisse se résister à elle-même; Henri III
-le savait bien quand il médisait de la célèbre duchesse de Montpensier.
-
-C'est donc l'imagination qu'il faut surtout garder chez une jeune fille
-que l'on veut préserver de l'amour. Et moins elle aura de vulgarité dans
-l'esprit, plus son âme sera noble et généreuse, plus en un mot elle sera
-digne de nos respects, plus grand sera le danger qu'elle court.
-
-Il est toujours périlleux pour une jeune personne de souffrir que ses
-souvenirs s'attachent d'une manière répétée, et avec trop de
-complaisance, au même individu. Si la reconnaissance, l'admiration ou la
-curiosité viennent redoubler les liens du souvenir, elle est presque
-sûrement sur le bord du précipice. Plus grand est l'ennui de la vie
-habituelle, plus sont actifs les poisons nommés gratitude, admiration,
-curiosité. Il faut alors une rapide, prompte et énergique distraction.
-
-C'est ainsi qu'un peu de rudesse et de _non-curance_ dans le premier
-abord, si la drogue est administrée avec naturel, est presque un sûr
-moyen de se faire respecter d'une femme d'esprit.
-
-
-
-
-LIVRE SECOND
-
-
-
-
-CHAPITRE XL
-
-
-Tous les amours, toutes les imaginations, prennent dans les individus la
-couleur des six tempéraments:
-
-Le sanguin, ou le Français, ou M. de Francueil (Mémoires de Mme
-d'Épinay);
-
-Le bilieux, ou l'Espagnol, ou Lauzun (Peguilhen des Mémoires de
-Saint-Simon);
-
-Le mélancolique, ou l'Allemand, ou le don Carlos de Schiller;
-
-Le flegmatique, ou le Hollandais;
-
-Le nerveux, ou Voltaire;
-
-L'athlétique, ou Milon de Crotone[128].
-
- [128] Voir Cabanis, influence du physique, etc.
-
-Si l'influence des tempéraments se fait sentir dans l'ambition,
-l'avarice, l'amitié, etc., etc., que sera-ce dans l'amour, qui a un
-mélange forcé de physique?
-
-Supposons que tous les amours puissent se rapporter aux quatre variétés
-que nous avons notées:
-
-Amour-passion, ou Julie d'Étanges;
-
-Amour-goût, ou galanterie;
-
-Amour physique;
-
-Amour de vanité (une duchesse n'a jamais que trente ans pour un
-bourgeois).
-
-Il faut faire passer ces quatre amours par les six variétés dépendantes
-des habitudes que les six tempéraments donnent à l'imagination. Tibère
-n'avait pas l'imagination folle de Henri VIII.
-
-Faisons passer ensuite toutes les combinaisons que nous aurons obtenues
-par les différences d'habitudes dépendantes des gouvernements ou des
-caractères nationaux:
-
-1º Le despotisme asiatique tel qu'on le voit à Constantinople;
-
-2º La monarchie absolue à la Louis XIV;
-
-3º L'aristocratie masquée par une charte, ou le gouvernement d'une
-nation au profit des riches, comme l'Angleterre, le tout suivant les
-règles de la morale soi-disant biblique;
-
-4º La république fédérative, ou le gouvernement au profit de tous, comme
-aux États-Unis d'Amérique;
-
-5º La monarchie constitutionnelle, ou...
-
-6º Un État en révolution, comme l'Espagne, le Portugal, la France. Cette
-situation d'un pays, donnant une passion vive à tout le monde, met du
-naturel dans les moeurs, détruit les niaiseries, les vertus de
-convention, les convenances bêtes[129], donne du sérieux à la jeunesse,
-et lui fait mépriser l'amour de vanité et négliger la galanterie.
-
- [129] Les souliers sans rubans du ministre Roland: «Ah! Monsieur, tout
- est perdu», répond Dumourier. A la séance royale, le président de
- l'assemblée croise les jambes.
-
-Cet état peut durer longtemps et former les habitudes d'une génération.
-En France, il commença en 1788, fut interrompu en 1802, et recommença en
-1815, pour finir Dieu sait quand.
-
-Après toutes ces manières générales de considérer l'_amour_, on a les
-différences d'âge, et l'on arrive enfin aux particularités
-individuelles.
-
-Par exemple, on pourrait dire:
-
-J'ai trouvé à Dresde, chez le comte Woltstein, l'amour de vanité, le
-tempérament mélancolique, les habitudes monarchiques, l'âge de trente
-ans, et... les particularités individuelles.
-
-Cette manière de voir les choses abrège et communique de la froideur à
-la tête de celui qui juge de l'amour, chose essentielle et fort
-difficile.
-
-Or, comme en physiologie l'homme ne sait presque rien sur lui-même que
-par l'anatomie comparée, de même, dans les passions, la vanité et
-plusieurs autres causes d'illusion font que nous ne pouvons être
-éclairés sur ce qui se passe dans nous que par les faiblesses que nous
-avons observées chez les autres. Si par hasard cet essai a un effet
-utile, ce sera de conduire l'esprit à faire de ces sortes de
-rapprochements. Pour engager à les faire, je vais essayer d'esquisser
-quelques traits généraux du caractère de l'amour chez les diverses
-nations.
-
-Je prie qu'on me pardonne si je reviens souvent à l'Italie: dans l'état
-actuel des moeurs de l'Europe, c'est le seul pays où croisse en liberté
-la plante que je décris. En France, la vanité; en Allemagne, une
-prétendue philosophie folle à mourir de rire; en Angleterre, un orgueil
-timide, souffrant, rancunier, la torturent, l'étouffent, ou lui font
-prendre une direction baroque[130].
-
- [130] On ne se sera que trop aperçu que ce traité est fait de morceaux
- écrits à mesure que Lisio Visconti voyait les anecdotes se passer
- sous ses yeux, dans ses voyages. L'on trouve toutes ces anecdotes
- contées au long dans le journal de sa vie; peut-être aurais-je dû
- les insérer, mais on les eût trouvées peu convenables. Les notes les
- plus anciennes portent la date de Berlin, 1807, et les dernières
- sont de quelques jours avant sa mort, juin 1819. Quelques dates ont
- été altérées exprès pour n'être pas indiscret; mais à cela se
- bornent tous mes changements: je ne me suis pas cru autorisé à
- refondre le style. Ce livre a été écrit en cent lieux divers,
- puisse-t-il être lu de même.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLI
-
-Des nations par rapport à l'amour.
-
-DE LA FRANCE.
-
-
-Je cherche à me dépouiller de mes affections et à n'être qu'un froid
-philosophe.
-
-Formées par les aimables Français, qui n'ont que de la vanité et des
-désirs physiques, les femmes françaises sont des êtres moins agissants,
-moins énergiques, moins redoutés, et surtout moins aimés et moins
-puissants que les femmes espagnoles et italiennes.
-
-Une femme n'est puissante que par le degré de malheur dont elle peut
-punir son amant; or, quand on n'a que de la vanité, toute femme est
-utile, aucune n'est nécessaire; le succès flatteur est de conquérir et
-non de conserver. Quand on n'a que des désirs physiques, on trouve les
-filles, et c'est pourquoi les filles de France sont charmantes, et
-celles de l'Espagne fort mal. En France, les filles peuvent donner à
-beaucoup d'hommes autant de bonheur que les femmes honnêtes,
-c'est-à-dire du bonheur sans amour, et il y a toujours une chose qu'un
-Français respecte plus que sa maîtresse: c'est sa vanité.
-
-Un jeune homme de Paris prend dans une maîtresse une sorte d'esclave,
-destinée surtout à lui donner des jouissances de vanité. Si elle résiste
-aux ordres de cette passion dominante, il la quitte, et n'en est que
-plus content de lui en disant à ses amis avec quelle supériorité de
-manières, avec quel piquant de procédés il l'a plantée là.
-
-Un Français qui connaissait bien son pays (Meilhan) dit: «En France, les
-grandes passions sont aussi rares que les grands hommes.»
-
-La langue manque de termes pour dire combien est impossible pour un
-Français le rôle d'amant quitté, et au désespoir, au vu et au su de
-toute une ville. Rien de plus commun à Venise ou à Bologne.
-
-Pour trouver l'amour à Paris, il faut descendre jusqu'aux classes dans
-lesquelles l'absence de l'éducation et de la vanité et la lutte avec les
-vrais besoins ont laissé plus d'énergie.
-
-Se laisser voir avec un grand désir non satisfait, c'est laisser voir
-_soi inférieur_, chose impossible en France, si ce n'est pour les gens
-au-dessous de tout; c'est prêter le flanc à toutes les mauvaises
-plaisanteries possibles: de là les louanges exagérées des filles dans la
-bouche des jeunes gens qui redoutent leur coeur. L'appréhension extrême
-et grossière de laisser voir _soi inférieur_ fait le principe de la
-conversation des gens de province. N'en a-t-on pas vu un dernièrement
-qui, en apprenant l'assassinat de monseigneur le duc de Berri, a
-répondu: «_Je le savais[131]._»
-
- [131] Historique. Plusieurs, quoique fort curieux, sont choqués
- d'apprendre des nouvelles: ils redoutent de paraître inférieurs à
- celui qui les leur conte.
-
-Au moyen âge, la présence du danger _trempait_ les coeurs, et c'est là,
-si je ne me trompe, la seconde cause de l'étonnante supériorité des
-hommes du XVIe siècle. L'originalité, qui est chez nous rare, ridicule,
-dangereuse et souvent affectée, était alors commune et sans fard. Les
-pays où le danger montre encore souvent sa main de fer, comme la
-Corse[132], l'Espagne, l'Italie, peuvent encore donner de grands hommes.
-Dans ces climats, où une chaleur brûlante exalte la bile pendant trois
-mois de l'année, ce n'est que la _direction_ du ressort qui manque; à
-Paris, j'ai peur que ce soit le _ressort_ lui-même[133].
-
- [132] Mémoires de M. Réalier-Dumas. La Corse, qui, par sa population,
- cent quatre-vingt mille âmes, ne formerait pas la moitié de la
- plupart des départements français, a donné, dans ces derniers temps,
- Salliceti, Pozzo-di-Borgo, le général Sébastiani, Cervioni,
- Abbatucci, Lucien et Napoléon Bonaparte, Arena. Le département du
- Nord, qui a neuf cent mille habitants, est loin d'une pareille
- liste. C'est qu'en Corse chacun, en sortant de chez soi, peut
- rencontrer un coup de fusil; et le Corse, au lieu de se soumettre en
- vrai chrétien, cherche à se défendre et surtout à se venger. Voilà
- comment se fabriquent les âmes à la Napoléon. Il y a loin de là à un
- palais garni de menins et de chambellans, et à Fénelon obligé de
- raisonner son respect pour _monseigneur_, parlant à monseigneur
- lui-même âgé de douze ans. Voir les ouvrages de ce grand écrivain.
-
- [133] A Paris, pour être bien, il faut faire attention à un million de
- petites choses. Cependant voici une objection très forte. L'on
- compte beaucoup plus de femmes qui se tuent par amour, à Paris, que
- dans toutes les villes d'Italie ensemble. Ce fait m'embarrasse
- beaucoup; je ne sais qu'y répondre pour le moment, mais il ne change
- pas mon opinion. Peut-être que la mort paraît peu de chose dans ce
- moment aux Français, tant la vie ultra civilisée est ennuyeuse, ou
- plutôt, on se brûle la cervelle, outré d'un malheur de vanité.
-
-Beaucoup de nos jeunes gens, si braves d'ailleurs à Montmirail ou au
-bois de Boulogne, ont peur d'aimer, et c'est réellement par
-pusillanimité qu'on les voit à vingt ans fuir la vue d'une jeune fille
-qu'ils ont trouvée jolie. Quand ils se rappellent ce qu'ils ont lu dans
-les romans qu'il est _convenable_ qu'un amant fasse, ils se sentent
-glacés. Ces âmes froides ne conçoivent pas que l'orage des passions, en
-formant les ondes de la mer, enfle les voiles du vaisseau et lui donne
-la force de les surmonter.
-
-L'amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d'aller
-la cueillir sur les bords d'un précipice affreux. Outre le ridicule,
-l'amour voit toujours à ses côtés le désespoir d'être quitté par ce
-qu'on aime, et il ne reste plus qu'un _dead blank_ pour tout le reste de
-la vie.
-
-La perfection de la civilisation serait de combiner tous les plaisirs
-délicats du XIXe siècle avec la présence plus fréquente du danger[134].
-Il faudrait que les jouissances de la vie privée pussent être augmentées
-à l'infini en s'exposant souvent au danger. Ce n'est pas purement du
-danger militaire que je parle. Je voudrais ce danger de tous les
-moments, sous toutes les formes, et pour tous les intérêts de
-l'existence qui formaient l'essence de la vie au moyen âge. Le danger,
-tel que notre civilisation l'a arrangé et paré, s'allie fort bien avec
-la plus ennuyeuse faiblesse de caractère.
-
- [134] J'admire les moeurs du temps de Louis XIV: on passait sans cesse
- et en trois jours des salons de Marly aux champs de bataille de
- Senef et de Ramillies. Les épouses, les mères, les amantes, étaient
- dans des transes continuelles. Voir les Lettres de Mme de Sévigné.
- La présence du danger avait conservé dans la langue une énergie et
- une franchise que nous n'oserions plus hasarder aujourd'hui; mais
- aussi M. de Lameth tuait l'amant de sa femme. Si un Walter Scott
- nous faisait un roman du temps de Louis XIV, nous serions bien
- étonnés.
-
-Je vois dans _A voice from Saint-Helena_, de M. O'Meara, ces paroles
-d'un grand homme:
-
-«Dire à Murat: Allez et détruisez ces sept à huit régiments ennemis qui
-sont là-bas dans la plaine, près de ce clocher; à l'instant il partait
-comme un éclair, et, de quelque peu de cavalerie qu'il fût suivi,
-bientôt les régiments ennemis étaient enfoncés, tués, anéantis. Laissez
-cet homme à lui-même, vous n'aviez plus qu'un imbécile sans jugement. Je
-ne puis concevoir comment un homme si brave était si lâche. Il n'était
-brave que devant l'ennemi; mais là, c'était probablement le soldat le
-plus brillant et le plus hardi de toute l'Europe.
-
-«C'était un héros, un Saladin, un Richard Coeur-de-Lion sur le champ de
-bataille: faites-le roi et placez-le dans une salle de conseil, vous
-n'aviez plus qu'un poltron sans décision ni jugement. Murat et Ney sont
-les hommes les plus braves que j'ai connus.» (O'Meara, tome II, page
-94.)
-
-
-
-
-CHAPITRE XLII
-
-Suite de la France.
-
-
-Je demande la permission de médire encore un peu de la France. Le
-lecteur ne doit pas craindre de voir ma satire rester impunie; si cet
-essai trouve des lecteurs, mes injures me seront rendues au centuple;
-l'honneur national veille.
-
-La France est importante dans le plan de ce livre, parce que Paris,
-grâce à la supériorité de sa conversation et de sa littérature, est et
-sera toujours le salon de l'Europe.
-
-Les trois quarts des billets du matin, à Vienne comme à Londres, sont
-écrits en français, ou pleins d'allusions, et de citations aussi en
-français[135], et Dieu sait quel français.
-
- [135] Les écrivains les plus graves croient, en Angleterre, se donner
- un air cavalier en citant des mots français qui, la plupart, n'ont
- jamais été français que dans les grammaires anglaises. Voir les
- rédacteurs de l'_Edinburgh-Review_; voir les Mémoires de la comtesse
- de Lichtnau, maîtresse de l'avant-dernier roi de Prusse.
-
-Sous le rapport des grandes passions, la France est, ce me semble,
-privée d'originalité par deux causes:
-
-1º Le véritable honneur ou le désir de ressembler à Bayard, pour être
-honoré dans le monde et y voir chaque jour notre vanité satisfaite;
-
-2º L'honneur bête ou le désir de ressembler aux gens de bon ton, du
-grand monde de Paris. L'art d'entrer dans un salon, de marquer de
-l'éloignement à un rival, de se brouiller avec sa maîtresse, etc.
-
-L'honneur bête, d'abord par lui-même, comme capable d'être compris par
-les sots, et ensuite comme s'appliquant à des actions de tous les jours,
-et même de toutes les heures, est beaucoup plus utile que l'honneur vrai
-aux plaisirs de notre vanité. On voit des gens très bien reçus dans le
-monde avec de l'honneur bête sans honneur vrai, et le contraire est
-impossible.
-
-Le ton du grand monde est:
-
-1º De traiter avec ironie tous les grands intérêts. Rien de plus
-naturel; autrefois les gens véritablement du grand monde ne pouvaient
-être profondément affectés par rien; ils n'en avaient pas le temps. Le
-séjour à la campagne change cela. D'ailleurs, c'est une position contre
-nature pour un Français que de se laisser voir _admirant_[136],
-c'est-à-dire inférieur, non seulement à ce qu'il admire, passe encore
-pour cela, mais même à son voisin, si ce voisin s'avise de se moquer de
-ce qu'il admire.
-
- [136] L'admiration de mode, comme Hume vers 1775, ou Franklin en 1784,
- ne fait pas objection.
-
-En Allemagne, en Italie, en Espagne, l'admiration est, au contraire,
-pleine de bonne foi et de bonheur; là l'admirant a orgueil de ses
-transports et plaint le siffleur: je ne dis pas le moqueur, c'est un
-rôle impossible dans des pays où le seul ridicule est de manquer la
-route du bonheur, et non l'imitation d'une certaine manière d'être. Dans
-le Midi, la méfiance et l'horreur d'être troublé dans des plaisirs
-vivement sentis met une admiration innée pour le luxe et la pompe. Voyez
-les cours de Madrid et de Naples, voyez une _funzione_ à Cadix, cela va
-jusqu'au délire[137].
-
- [137] Voyage en Espagne de M. Semple; il peint vrai, et l'on trouvera
- une description de la bataille de Trafalgar, entendue dans le
- lointain, qui laisse un souvenir.
-
-2º Un Français se croit l'homme le plus malheureux et presque le plus
-ridicule s'il est obligé de passer son temps seul. Or, qu'est-ce que
-l'amour sans solitude?
-
-3º Un homme passionné ne pense qu'à soi, un homme qui veut de la
-considération ne pense qu'à autrui; il y a plus: avant 1789, la sûreté
-individuelle ne se trouvait en France qu'en faisant partie d'un _corps_,
-la robe, par exemple[138], et étant protégé par les membres de ce corps.
-La pensée de votre voisin était donc partie intégrante et nécessaire de
-votre bonheur. Cela était encore plus vrai à la cour qu'à Paris. Il est
-facile de sentir combien ces habitudes, qui, à la vérité, perdent tous
-les jours de leur force, mais dont les Français ont encore pour un
-siècle, favorisent les grandes passions.
-
- [138] Correspondance de Grimm, janvier 1783.
-
- «M. le comte de N***, capitaine en survivance des gardes de
- Monsieur, piqué de ne plus trouver de place au balcon, le jour de
- l'ouverture de la nouvelle salle, s'avisa fort mal à propos de
- disputer la sienne à un honnête procureur; celui-ci, maître Pernot,
- ne voulut jamais désemparer.--Vous prenez ma place.--Je garde la
- mienne.--Et qui êtes-vous?--Je suis monsieur six francs... (c'est le
- prix de ces places). Et puis des mots plus vifs, des injures, des
- coups de coude. Le comte de N*** poussa l'indiscrétion au point de
- traiter le pauvre robin de voleur, et prit enfin sur lui d'ordonner
- au sergent de service de s'assurer de sa personne et de le conduire
- au corps de garde. Maître Pernot s'y rendit avec beaucoup de
- dignité, et n'en sortit que pour aller déposer sa plainte chez un
- commissaire. Le redoutable corps dont il a l'honneur d'être membre
- n'a jamais voulu consentir qu'il s'en désistât. L'affaire vient
- d'être jugée au parlement. M. de *** a été condamné à tous les
- dépens, à faire réparation au procureur, à lui payer deux mille écus
- de dommages et intérêts, applicables, de son consentement, aux
- pauvres prisonniers de la Conciergerie; de plus, il est enjoint très
- expressément audit comte de ne plus prétexter des ordres du roi pour
- troubler le spectacle, etc. Cette aventure a fait beaucoup de bruit,
- il s'y est mêlé de grands intérêts: toute la robe a cru être
- insultée par l'outrage fait à un homme de sa livrée, etc. M. de ***,
- pour faire oublier son aventure, est allé chercher des lauriers au
- camp de Saint-Roch. Il ne pouvait mieux faire, a-t-on dit, car on ne
- peut douter de son talent pour emporter les places de haute lutte.»
- Supposez un philosophe obscur au lieu de maître Pernot. Utilité du
- duel.
-
- Grimm, troisième partie, tome II, p. 102.
-
- Voir plus loin, p. 496, une lettre assez raisonnable de
- Beaumarchais, qui refuse une loge grillée qu'un de ses amis lui
- demandait pour _Figaro_. Tant qu'on a cru que cette réponse
- s'adressait à un duc, la fermentation a été grande, et l'on parlait
- de punitions graves. On n'a plus fait qu'en rire quand Beaumarchais
- a déclaré que sa lettre était adressée à M. le président du Paty. Il
- y a loin de 1785 à 1822! Nous ne comprenons plus ces sentiments. Et
- l'on veut que la même tragédie qui touchait ces gens-là soit bonne
- pour nous!
-
-Je crois voir un homme qui se jette par la fenêtre, mais qui cherche
-pourtant à avoir une position gracieuse en arrivant sur le pavé.
-
-L'homme passionné est comme lui et non comme un autre, source de tous
-les ridicules en France; et de plus il offense les autres, ce qui donne
-des ailes au ridicule.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLIII
-
-De l'Italie.
-
-
-Le bonheur de l'Italie est d'être laissée à l'inspiration du moment,
-bonheur partagé jusqu'à un certain point par l'Allemagne et
-l'Angleterre.
-
-De plus, l'Italie est un pays où l'utile, qui fut la vertu des
-républiques du moyen âge[139], n'a pas été détrôné par l'honneur ou la
-vertu arrangée à l'usage des rois[140], et l'honneur vrai ouvre les
-voies à l'honneur bête; il accoutume à se demander: Quelle idée le
-voisin se fait-il de mon bonheur? et le bonheur de sentiment ne peut
-être l'objet de vanité, car il est invisible[141]. Pour preuve de tout
-cela, la France est le pays du monde où il y a le moins de mariages
-d'inclination[142].
-
- [139] G. Pechio nelle sue vivacissime lettere ad una bella giovane
- Inglese sopra la Spagna libera, laquale è un medio-evo, non
- redidivo, ma sempre vivo dice, pagina 60:
-
- «Lo scopo degli Spagnuoli non era la gloria, ma la indipendenza. Se
- gli Spagnuoli non si fossero battuti che per l'onore, la guerra era
- finita colla bataglia di Tudela. L'onore è di una natura bizarra,
- macchiato una volta, perde tutta la forza per agire... L'esercito di
- linea spagnuolo imbevuto anch' egli, dei pregiudizj d'ell onore
- (vale a dire fatto Europeo moderno) vinto che fosse si sbandava col
- pensiero che tutto coll' _onore_ era perduto, etc.»
-
- [140] Un homme s'honore, en 1620, en disant sans cesse, et le plus
- servilement qu'il peut: _Le roi mon maître_ (voir les mémoires de
- Noailles, de Torcy et de tous les ambassadeurs de Louis XIV); c'est
- tout simple: par ce tour de phrase, il proclame le _rang_ qu'il
- occupe parmi les sujets. Ce rang qu'il tient du roi remplace, dans
- l'attention et dans l'estime de ces hommes, le rang qu'il tenait
- dans la Rome antique de l'opinion de ses concitoyens qui l'avaient
- vu combattre à Trasimène et parler au Forum. On bat en brèche la
- monarchie absolue en ruinant la _vanité_ et ses ouvrages avancés
- qu'elle appelle les _convenances_. La dispute entre Shakespeare et
- Racine n'est qu'une des formes de la dispute entre Louis XIV et la
- Charte.
-
- [141] On ne peut l'évaluer que sur les actions non réfléchies.
-
- [142] Miss O'Neil, Mrs Couts, et la plupart des grandes actrices
- anglaises quittent le théâtre pour se marier richement.
-
-D'autres avantages de l'Italie, c'est le loisir profond sous un ciel
-admirable et qui porte à être sensible à la beauté sous toutes les
-formes. C'est une défiance extrême et pourtant raisonnable qui augmente
-l'isolement et double le charme de l'intimité, c'est le manque de la
-lecture des romans et presque de toute lecture qui laisse encore plus à
-l'inspiration du moment; c'est la passion de la musique qui excite dans
-l'âme un mouvement si semblable à celui de l'amour.
-
-En France, vers 1770, il n'y avait pas de méfiance; au contraire, il
-était du bel usage de vivre et de mourir en public, et comme la duchesse
-de Luxembourg était intime avec cent amis, il n'y avait pas non plus
-d'intimité ou d'amitié proprement dites.
-
-En Italie, comme avoir une passion n'est pas un avantage très rare, ce
-n'est pas un ridicule[143], et l'on entend citer tout haut dans les
-salons des maximes générales sur l'amour. Le public connaît les
-symptômes et les périodes de cette maladie et s'en occupe beaucoup. On
-dit à un homme quitté: «Vous allez être au désespoir pendant six mois;
-mais ensuite vous guérirez comme un tel, un tel, etc.»
-
- [143] On passe la galanterie aux femmes, mais l'amour leur donne du
- ridicule, écrivait le judicieux abbé Girard, à Paris, en 1740.
-
-En Italie, les jugements du public sont les très humbles serviteurs des
-passions. Le plaisir réel y exerce le pouvoir qui ailleurs est aux mains
-de la société; c'est tout simple, la société ne donnant presque point de
-plaisirs à un peuple qui n'a pas le temps d'avoir de la vanité, et qui
-veut se faire oublier du pacha, elle n'a que peu d'autorité. Les ennuyés
-blâment bien les passionnés, mais on se moque d'eux. Au midi des Alpes,
-la société est un despote qui manque de cachots.
-
-A Paris, comme l'honneur commande de défendre l'épée à la main, ou par
-de bons mots si l'on peut, toutes les avenues de tout grand intérêt
-avoué, il est bien plus commode de se réfugier dans l'ironie. Plusieurs
-jeunes gens ont pris un autre parti, c'est de se faire de l'école de
-J.-J. Rousseau et de Mme de Staël. Puisque l'ironie est devenue une
-manière vulgaire, il a bien fallu avoir du sentiment. Un de Pezai, de
-nos jours, écrivait comme M. Darlincourt; d'ailleurs, depuis 1789, les
-événements combattent en faveur de l'_utile_ ou de la sensation
-individuelle contre l'_honneur_ ou l'empire de l'opinion; le spectacle
-des chambres apprend à tout discuter, même la plaisanterie. La nation
-devient sérieuse, la galanterie perd du terrain.
-
-Je dois dire, comme Français, que ce n'est pas un petit nombre de
-fortunes colossales qui fait la richesse d'un pays, mais la multiplicité
-des fortunes médiocres. Par tous pays les passions sont rares, et la
-galanterie a plus de grâces et de finesse et par conséquent plus de
-bonheur en France. Cette grande nation, la première de l'univers[144],
-se trouve pour l'amour ce qu'elle est pour les talents de l'esprit. En
-1822, nous n'avons assurément ni Moore, ni Walter Scott, ni Crabbe, ni
-Byron, ni Monti, ni Pellico; mais il y a chez nous plus de gens d'esprit
-éclairés, agréables, et au niveau des lumières du siècle qu'en
-Angleterre ou en Italie. C'est pour cela que les discussions de notre
-chambre des députés, en 1822, sont si supérieures à celles du parlement
-d'Angleterre, et que quand un libéral d'Angleterre vient en France, nous
-sommes tout surpris de lui trouver plusieurs opinions gothiques.
-
- [144] Je n'en veux pour preuve que l'_envie_. Voir l'_Edinburg-Review_
- de 1821; voir les journaux littéraires allemands et italiens, et le
- _Scimiatigre_ d'Alfieri.
-
-Un artiste romain écrivait de Paris:
-
-«Je me déplais infiniment ici; je crois que c'est parce que je n'ai pas
-le loisir d'aimer à mon gré. Ici, la sensibilité se dépense goutte à
-goutte à mesure qu'elle se forme, et de manière, au moins pour moi, à
-fatiguer la source. A Rome, par le peu d'intérêt des événements de
-chaque jour, par le sommeil de la vie extérieure, la sensibilité
-s'amoncèle au profit des passions.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XLIV
-
-Rome.
-
-
-Ce n'est qu'à Rome[145], qu'une femme honnête et à carrosse vient dire
-avec effusion à une autre femme sa simple connaissance, comme je l'ai vu
-ce matin: «Ah! ma chère amie, ne fais pas l'amour avec Fabio
-Vitteleschi; il vaudrait mieux pour toi prendre de l'amour pour un
-assassin de grands chemins. Avec son air doux et mesuré, il est capable
-de te percer le coeur d'un poignard, et de te dire avec un sourire
-aimable en te le plongeant dans la poitrine: Ma petite, est-ce qu'il te
-fait mal?» Et cela se passait auprès d'une jolie personne de quinze ans,
-fille de la dame qui recevait l'avis et fille très alerte.
-
- [145] 30 septembre 1819.
-
-Si l'homme du Nord a le malheur de n'être pas choqué d'abord par le
-naturel de cette amabilité du Midi, qui n'est que le développement
-simple d'une nature grandiose, favorisé par la double absence du bon ton
-et de toute nouveauté intéressante, en un an de séjour les femmes de
-tous les autres pays lui deviennent insupportables.
-
-Il voit les Françaises avec leurs petites grâces[146] tout aimables,
-séduisantes les trois premiers jours, mais ennuyeuses le quatrième, jour
-fatal, où l'on découvre que toutes ces grâces étudiées d'avance et
-apprises par coeur sont éternellement les mêmes tous les jours et pour
-tous.
-
- [146] Outre que l'auteur avait le malheur de n'être pas né à Paris, il
- y avait très peu vécu.
-
- (_Note de l'éditeur._)
-
-Il voit les Allemandes si naturelles, au contraire, et se livrant avec
-tant d'empressement à leur imagination, n'avoir souvent à montrer, avec
-tout leur naturel, qu'un fond de stérilité, d'insipidité et de tendresse
-de la bibliothèque bleue. La phrase du comte Almaviva semble faite en
-Allemagne: «Et l'on est tout étonné, un beau soir, de trouver la satiété
-où l'on allait chercher le bonheur.»
-
-A Rome, l'étranger ne doit pas oublier que si rien n'est ennuyeux dans
-les pays où tout est naturel, le mauvais y est plus mauvais qu'ailleurs.
-Pour ne parler que des hommes[147], on voit paraître ici, dans la
-société, une espèce de monstres qui se cachent ailleurs. Ce sont des
-gens également passionnés, clairvoyants et lâches. Un mauvais sort les a
-jetés auprès d'une femme à titre quelconque; amoureux fous par exemple,
-ils boivent jusqu'à la lie le malheur de la voir préférer un rival. Ils
-sont là pour contrecarrer cet amant fortuné. Rien ne leur échappe, et
-tout le monde voit que rien ne leur échappe; mais ils n'en continuent
-pas moins en dépit de tout sentiment d'honneur, à vexer la femme, son
-amant et eux-mêmes, et personne ne les blâme, _car ils font ce qui leur
-fait plaisir_. Un soir, l'amant, poussé à bout, leur donne des coups de
-pied au cul; le lendemain ils lui en font bien des excuses et
-recommencent à scier constamment et imperturbablement la femme, l'amant
-et eux-mêmes. On frémit quand on songe à la quantité de malheur que ces
-âmes basses ont à dévorer chaque jour, et il ne leur manque sans doute
-qu'un grain de lâcheté de moins pour être empoisonneurs.
-
- [147]
-
- Heu! male nunc artes miseras hæc secula tractant;
- Jam tener assuevit munera velle puer.
-
- TIBUL., I, IV.
-
-Ce n'est aussi qu'en Italie qu'on voit de jeunes élégants millionnaires
-entretenir magnifiquement des danseuses du grand théâtre, au vu et au su
-de toute une ville, moyennant trente sous par jour[148]. Les frères...,
-beaux jeunes gens toujours à la chasse, toujours à cheval, sont jaloux
-d'un étranger. Au lieu d'aller à lui et de leur conter leurs griefs, ils
-répandent sourdement dans le public des bruits défavorables à ce pauvre
-étranger. En France, l'opinion forcerait ces gens à prouver leur dire ou
-à rendre raison à l'étranger. Ici l'opinion publique et le mépris ne
-signifient rien. La richesse est toujours sûre d'être bien reçue
-partout. Un millionnaire déshonoré et chassé de partout à Paris peut
-aller en toute sûreté à Rome; il y sera considéré juste au _prorata_ de
-ses écus.
-
- [148] Voir dans les moeurs du siècle de Louis XV l'honneur et
- l'aristocratie combler de profusions les demoiselles Duthé, la
- Guerre et autres. Quatre-vingt ou cent mille francs par an n'avaient
- rien d'extraordinaire: un homme du grand monde se fût avili à moins.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLV
-
-De l'Angleterre.
-
-
-J'ai beaucoup vécu ces temps derniers avec les danseuses du théâtre _Del
-Sol_, à Valence. L'on m'assure que plusieurs sont fort chastes; c'est
-que leur métier est trop fatigant. Vigano leur fait répéter son ballet
-de la _Juive de Tolède_ tous les jours, de dix heures du matin à quatre,
-et de minuit à trois heures du matin; outre cela, il faut qu'elles
-dansent chaque soir dans les deux ballets.
-
-Cela me rappelle Rousseau qui prescrit de faire beaucoup marcher Émile.
-Je pensais ce soir, à minuit, en me promenant au frais sur le bord de la
-mer, avec les petites danseuses, d'abord que cette volupté surhumaine de
-la fraîcheur de la brise de mer sous le ciel de Valence, en présence de
-ces étoiles resplendissantes qui semblent tout près de vous, est
-inconnue à nos tristes pays brumeux. Cela seul vaut les quatre cents
-lieues à faire, cela aussi empêche de penser à force de sensations. Je
-pensais que la chasteté de mes petites danseuses explique fort bien la
-marche que l'orgueil des hommes suit en Angleterre pour recréer
-doucement les moeurs du sérail au milieu d'une nation civilisée. On voit
-comment quelques-unes de ces jeunes filles d'Angleterre, d'ailleurs si
-belles et d'une physionomie si touchante, laissent un peu à désirer pour
-les idées. Malgré la liberté qui vient seulement d'être chassée de leur
-île, et l'originalité admirable du caractère national, elles manquent
-d'idées intéressantes et d'originalité. Elles n'ont souvent de
-remarquable que la bizarrerie de leurs délicatesses. C'est tout simple,
-la pudeur des femmes, en Angleterre, c'est l'orgueil de leurs maris.
-Mais quelque soumise que soit une esclave, sa société est bientôt à
-charge. De là, pour les hommes, la nécessité de s'enivrer tristement
-chaque soir[149], au lieu de passer, comme en Italie, leurs soirées avec
-leur maîtresse. En Angleterre, les gens riches ennuyés de leur maison et
-sous prétexte d'un exercice nécessaire font quatre ou cinq lieues tous
-les jours, comme si l'homme était créé et mis au monde pour trotter. Ils
-usent ainsi le fluide nerveux par les jambes et non par le coeur. Après
-quoi ils osent bien parler de délicatesse féminine, et mépriser
-l'Espagne et l'Italie.
-
- [149] Cet usage commence à tomber un peu dans la très bonne compagnie,
- qui se francise comme partout; mais je parle de l'immense
- généralité.
-
-Rien de plus désoccupé au contraire que les jeunes Italiens; le
-mouvement qui leur ôterait leur sensibilité leur est importun. Ils font
-de temps à autre une promenade de demi-lieue comme remède pénible pour
-la santé; quant aux femmes, une Romaine ne fait pas en toute l'année les
-courses d'une jeune miss en une semaine.
-
-Il me semble que l'orgueil d'un mari anglais exalte très adroitement la
-vanité de sa pauvre femme. Il lui persuade surtout qu'il ne faut pas
-être _vulgaire_, et les mères qui préparent leurs jeunes filles pour
-trouver des maris ont fort bien saisi cette idée. De là la _mode_ bien
-plus absurde et bien plus despotique dans la raisonnable Angleterre
-qu'au sein de la France légère; c'est dans Bond-street qu'a été inventé
-le _carefully careless_. En Angleterre la mode est un devoir, à Paris
-c'est un plaisir. La mode élève un bien autre mur d'airain à Londres
-entre New-Bond-street et Fenchurch-street, qu'à Paris entre la Chaussée
-d'Antin et la rue Saint-Martin. Les maris permettent volontiers cette
-folie aristocratique à leurs femmes en dédommagement de la masse énorme
-de tristesse qu'ils leur imposent. Je trouve bien l'image de la société
-des femmes en Angleterre, telle que l'a faite le taciturne orgueil des
-hommes dans les romans autrefois célèbres de miss Burney. Comme demander
-un verre d'eau quand on a soif est vulgaire, les héroïnes de miss Burney
-ne manquent pas de se laisser mourir de soif. Pour fuir la vulgarité,
-l'on arrive à l'affectation la plus abominable.
-
-Je compare la prudence d'un jeune Anglais de vingt-deux ans, riche, à la
-profonde méfiance du jeune Italien du même âge. L'Italien y est forcé
-par sa sûreté, et la dépose, cette méfiance, ou du moins l'oublie dès
-qu'il est dans l'intimité, tandis que c'est précisément dans le sein de
-la société la plus tendre en apparence que l'on voit redoubler la
-prudence et la hauteur du jeune Anglais. J'ai entendu dire: «Depuis sept
-mois je ne lui parlais pas du voyage à Brighton.» Il s'agissait d'une
-économie obligée de quatre-vingts louis, et c'était un amant de
-vingt-deux ans parlant d'une maîtresse, femme mariée, qu'il adorait;
-mais, dans les transports de sa passion, la _prudence_ ne l'avait pas
-quitté, bien moins encore, avait-il eu l'abandon de dire à cette
-maîtresse: «Je n'irai pas à Brighton, parce que cela me gênerait.»
-
-Remarquez que le sort de Gianone de Pellico, et de cent autres, force
-l'Italien à la méfiance, tandis que le jeune _beau_ Anglais n'est forcé
-à la prudence que par l'excès et la sensibilité maladive de sa vanité.
-Le Français, étant aimable avec ses idées de tous les moments, dit tout
-ce qu'il aime. C'est une habitude; sans cela il manquerait d'aisance, et
-il sait que sans aisance il n'y a point de grâce.
-
-C'est avec peine et la larme à l'oeil que j'ai osé écrire tout ce qui
-précède; mais, puisqu'il me semble que je ne flatterais pas un roi,
-pourquoi dirais-je d'un pays autre chose que ce qui m'en semble, et qui
-_of course_ peut être très absurde, uniquement parce que ce pays a donné
-naissance à la femme la plus aimable que j'aie connue?
-
-Ce serait, sous une autre forme, de la bassesse monarchique. Je me
-contenterai d'ajouter qu'au milieu de tout cet ensemble de moeurs, parmi
-tant d'Anglaises victimes dans leur esprit de l'orgueil des hommes,
-comme il existe une originalité parfaite, il suffit d'une famille élevée
-loin des tristes restrictions destinées à reproduire les moeurs du
-sérail pour donner des caractères charmants. Et que ce mot _charmant_
-est insignifiant, malgré son étymologie, et commun pour rendre ce que je
-voudrais exprimer! La douce Imogène, la tendre Ophélie trouveraient bien
-des modèles vivants en Angleterre; mais ces modèles sont loin de jouir
-de la haute vénération unanimement accordée à la véritable Anglaise
-_accomplie_, destinée à satisfaire pleinement à toutes les convenances
-et à donner à un mari toutes les jouissances de l'orgueil aristocratique
-le plus maladif et un bonheur à mourir d'ennui[150].
-
- [150] Voir Richardson. Les moeurs de la famille des Harlowe, traduites
- en manières modernes, sont fréquentes en Angleterre: leurs
- domestiques valent mieux qu'eux.
-
-Dans les grandes enfilades de quinze ou vingt pièces extrêmement
-fraîches et fort sombres, où les femmes italiennes passent leur vie
-mollement couchées sur des divans fort bas, elles entendent parler
-d'amour ou de musique six heures de la journée. Le soir, au théâtre,
-cachées dans leur loge pendant quatre heures, elles entendent parler de
-musique ou d'amour.
-
-Donc, outre le climat, la constitution de la vie est aussi favorable à
-la musique et à l'amour en Espagne et en Italie, qu'elle leur est
-contraire en Angleterre.
-
-Je ne blâme ni n'approuve, j'observe.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLVI
-
-Suite de l'Angleterre.
-
-
-J'aime trop l'Angleterre et je l'ai trop peu vue pour en parler. Je me
-sers des observations d'un ami.
-
-L'état actuel de l'Irlande (1822) y réalise, pour la vingtième fois
-depuis deux siècles[151], cet état singulier de la société si fécond en
-résolutions courageuses, et si contraire à l'ennui, où des gens qui
-déjeunent gaiement ensemble peuvent se rencontrer dans deux heures sur
-un champ de bataille. Rien ne fait un appel plus énergique et plus
-direct à la disposition de l'âme la plus favorable aux passions tendres:
-le _naturel_. Rien n'éloigne davantage des deux grands vices anglais: le
-_cant_ et la _bashfulness_, [hypocrisie de moralité et timidité
-orgueilleuse et souffrante. (Voir le voyage de M. Eustace, en Italie.)
-Si ce voyageur peint assez mal le pays, en revanche il donne une idée
-fort exacte de son propre caractère; et ce caractère, ainsi que celui de
-M. Beattie, le poète (voir sa vie écrite par un ami intime), est
-malheureusement assez commun en Angleterre. Pour le prêtre honnête
-homme, malgré sa place, voir les lettres de l'évêque de Landaff[152].]
-
- [151] Le jeune enfant de Spencer brûlé vif en Irlande.
-
- [152] Réfuter autrement que par des injures le portrait d'une certaine
- classe d'Anglais présenté dans ces trois ouvrages, me semble la
- chose impossible.
-
- _Satanic school._
-
-On croirait l'Irlande assez malheureuse, ensanglantée comme elle l'est
-depuis deux siècles par la tyrannie peureuse et cruelle de l'Angleterre;
-mais ici fait son entrée dans l'état moral de l'Irlande un personnage
-terrible: le *PRÊTRE*...
-
-Depuis deux siècles, l'Irlande est à peu près aussi mal gouvernée que la
-Sicile. Un parallèle approfondi de ces deux îles, en un volume de 500
-pages, fâcherait bien des gens et ferait tomber dans le ridicule bien
-des théories respectées. Ce qui est évident, c'est que le plus heureux
-de ces deux pays, également gouvernés par des fous, au seul profit du
-petit nombre, c'est la Sicile. Ses gouvernants lui ont au moins laissé
-l'_amour_ et la volupté; ils les lui auraient bien ravis aussi comme
-tout le reste; mais, grâce au ciel, il y a peu en Sicile de ce mal moral
-appelé loi et gouvernement[153].
-
- [153] J'appelle _mal moral_, en 1822, tout gouvernement qui n'a pas
- les deux chambres; il n'y a d'exception que lorsque le chef du
- gouvernement est grand par la probité, miracle qui se voit en Saxe
- et à Naples.
-
-Ce sont les gens âgés et les prêtres qui font et font exécuter les lois,
-cela paraît bien à l'espèce de jalousie comique avec laquelle la volupté
-est poursuivie dans les îles britanniques. Le peuple y pourrait dire à
-ses gouvernants comme Diogène à Alexandre: «Contentez-vous de vos
-sinécures et laissez-moi, du moins, mon soleil[154].»
-
- [154] Voir dans le procès de la feue reine d'Angleterre une liste
- curieuse des pairs avec les sommes qu'eux et leurs familles
- reçoivent de l'État. Par exemple, lord Lauderdale et sa famille,
- 36,000 louis. Le demi-pot de bière nécessaire à la chétive
- subsistance du plus pauvre Anglais paye un sou d'impôt au profit du
- noble pair. Et, ce qui fait beaucoup à notre objet, ils le savent
- tous les deux. Dès lors, ni le lord, ni le paysan n'ont plus assez
- de loisir pour songer à l'amour; ils aiguisent leurs armes, l'un en
- public et avec orgueil, l'autre en secret et avec rage (L'Yeomanry
- et les Whiteboys).
-
-A force de lois, de règlements, de contre-règlements et de supplices, le
-gouvernement a créé en Irlande la pomme de terre, et la population de
-l'Irlande surpasse de beaucoup celle de la Sicile; c'est-à-dire l'on a
-fait venir quelques millions de paysans avilis et hébétés, écrasés de
-travail et de misère, traînant pendant quarante ou cinquante ans une vie
-malheureuse sur les marais de la vieille Érin, mais payant bien la dîme.
-Voilà un beau miracle! Avec la religion païenne, ces pauvres diables
-auraient au moins joui d'un bonheur; mais pas du tout, il faut adorer
-saint Patrick.
-
-En Irlande on ne voit guère que des paysans plus malheureux que des
-sauvages. Seulement, au lieu d'être cent mille comme ils seraient dans
-l'état de nature, ils sont huit millions[155], et font vivre richement
-cinq cents _absentees_ à Londres et à Paris.
-
- [155] Plunkell Craig, _Vie de Curran_.
-
-La société est infiniment plus avancée en Écosse[156] où, sous plusieurs
-rapports, le gouvernement est bon (la rareté des crimes, la lecture, pas
-d'évêques, etc.). Les passions tendres y ont donc beaucoup plus de
-développement, et nous pouvons quitter les idées noires et arriver aux
-ridicules.
-
- [156] Degré de civilisation du paysan Robert Burns et de sa famille;
- club de paysans où l'on payait deux sous par séance; questions qu'on
- y discutait. (Voir les Lettres de Burns).
-
-Il est impossible de ne pas apercevoir un fond de mélancolie chez les
-femmes écossaises. Cette mélancolie est surtout séduisante au bal, où
-elle donne un singulier piquant à l'ardeur et à l'extrême empressement
-avec lesquels elles sautent leurs danses nationales. Édimbourg a un
-autre avantage, c'est de s'être soustrait à la vile omnipotence de l'or.
-Cette ville forme en cela, aussi bien que pour la singulière et sauvage
-beauté du site, un contraste complet avec Londres. Comme Rome, la belle
-Édimbourg semble plutôt le séjour de la vie contemplative. Le tourbillon
-sans repos et les intérêts inquiets de la vie active avec ses avantages
-et ses inconvénients sont à Londres. Édimbourg me semble payer le tribut
-au malin par un peu de disposition à la pédanterie. Le temps où Marie
-Stuart habitait le vieux Holyrood, et où l'on assassinait Riccio dans
-ses bras, valaient mieux pour l'amour, et toutes les femmes en
-conviendront, que ceux où l'on discute si longuement, et même en leur
-présence, sur la préférence à accorder au système neptunien sur le
-vulcanien de... J'aime mieux la discussion sur le nouvel uniforme donné
-par le roi à ses gardes ou sur la pairie manquée de sir B. Bloomfield,
-qui occupait Londres lorsque je m'y trouvais, que la discussion pour
-savoir qui a le mieux exploré la nature des roches, de Werner ou de . .
-. . . . . . . . Je ne dirai rien du terrible dimanche écossais, auprès
-duquel celui de Londres semble une partie de plaisir. Ce jour destiné à
-honorer le ciel est la meilleure image de l'enfer que j'aie jamais vue
-sur la terre. Ne marchons pas si vite, disait un Écossais en revenant de
-l'église à un Français, son ami, nous aurions l'air de nous
-promener[157].
-
- [157] Le même fait en Amérique. En Écosse, étalage des titres.
-
-Celui des trois pays où il y a le moins d'hypocrisie (_Cant_, voyez le
-_New-Monthly-Magazine_ de janvier 1822, tonnant contre Mozart et les
-_Nozze di Figaro_, écrit dans un pays où l'on joue le Citizen. Mais ce
-sont les aristocrates qui, par tout pays, achètent et jugent un journal
-littéraire et la littérature; et depuis quatre ans, ceux d'Angleterre
-ont fait alliance avec les évêques); celui des trois pays où il y a, ce
-me semble, le moins d'hypocrisie, c'est l'Irlande; on y trouve, au
-contraire, une vivacité étourdie et fort aimable. En Écosse, il y a la
-stricte observance du dimanche, mais le lundi on danse avec une joie et
-un abandon inconnus à Londres. Il y a beaucoup d'amour dans la classe
-des paysans en Écosse. La toute-puissance de l'imagination a francisé ce
-pays au XVIe siècle.
-
-Le terrible défaut de la société anglaise, celui qui, en un jour donné,
-crée une plus grande quantité de tristesse que la dette et ses
-conséquences, et même que la guerre à mort des riches contre les
-pauvres, c'est cette phrase que l'on me disait cet automne à Croydon, en
-présence de la belle statue de l'évêque: «Dans le monde, aucun homme ne
-veut se mettre en avant, de peur d'être déçu dans son attente.»
-
-Qu'on juge quelles lois, sous le nom de _pudeur_, de tels hommes doivent
-imposer à leurs femmes et à leurs maîtresses!
-
-
-
-
-CHAPITRE XLVII
-
-De l'Espagne.
-
-
-L'Andalousie est un des plus aimables séjours que la volupté se soit
-choisis sur la terre. J'avais trois ou quatre anecdotes qui montraient
-de quelle manière mes idées sur les trois ou quatre actes de folie
-différents dont la réunion forme l'amour sont vraies en Espagne; l'on me
-conseille de les sacrifier à la délicatesse française. J'ai eu beau
-protester que j'écrivais en langue française, mais non pas certes en
-_littérature française_. Dieu me préserve d'avoir rien de commun avec
-les littérateurs estimés aujourd'hui!
-
-Les Maures, en abandonnant l'Andalousie, y ont laissé leur architecture
-et presque leurs moeurs. Puisqu'il m'est impossible de parler des
-dernières dans la langue de Mme de Sévigné, je dirai du moins de
-l'architecture mauresque que son principal trait consiste à faire que
-chaque maison ait un petit jardin entouré d'un portique élégant et
-svelte. Là, pendant les chaleurs insupportables de l'été, quand, durant
-des semaines entières, le thermomètre de Réaumur ne descend jamais et se
-soutient à trente degrés, il règne sous les portiques une obscurité
-délicieuse. Au milieu du petit jardin, il y a toujours un jet d'eau dont
-le bruit uniforme et voluptueux est le seul qui trouble cette retraite
-charmante. Le bassin de marbre est environné d'une douzaine d'orangers
-et de lauriers-roses. Une toile épaisse en forme de tente recouvre tout
-le petit jardin, et, le protégeant contre les rayons du soleil et de la
-lumière, ne laisse pénétrer que les petites brises qui, sur le midi,
-viennent des montagnes.
-
-Là vivent et reçoivent les charmantes Andalouses à la démarche si vive
-et si légère; une simple robe de soie noire garnie de franges de la même
-couleur, et laissant apercevoir un cou-de-pied charmant, un teint pâle,
-des yeux où se peignent toutes les nuances les plus fugitives des
-passions les plus tendres et les plus ardentes: tels sont les êtres
-célestes qu'il m'est défendu de faire entrer en scène.
-
-Je regarde le peuple espagnol comme le représentant vivant du moyen âge.
-
-Il ignore une foule de petites vérités (vanité puérile de ses voisins);
-mais il sait profondément les grandes, et a assez de caractère et
-d'esprit pour suivre leurs conséquences jusque dans leurs effets les
-plus éloignés. Le caractère espagnol fait une belle opposition avec
-l'esprit français; dur, brusque, peu élégant, plein d'un orgueil
-sauvage, jamais occupé des autres: c'est exactement le contraste du XVe
-siècle avec le XVIIIe.
-
-L'Espagne m'est bien utile pour une comparaison: le seul peuple qui ait
-su résister à Napoléon me semble absolument pur d'honneur bête, et de ce
-qu'il y a de bête dans l'honneur.
-
-Au lieu de faire de belles ordonnances militaires, de changer d'uniforme
-tous les six mois et de porter de grands éperons, il a le général _no
-importa_[158].
-
- [158] Voir les charmantes Lettres de M. Pecchio. L'Italie est pleine
- de gens de cette force; mais, au lieu de se produire, ils se
- tiennent tranquilles: _Paese della virtu sconosciuta_.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLVIII
-
-De l'amour allemand.
-
-
-Si l'Italien, toujours agité entre la haine et l'amour, vit de passions,
-et le Français de vanité, c'est d'imagination que vivent les bons et
-simples descendants des anciens Germains. A peine sortis des intérêts
-sociaux les plus directs et les plus nécessaires à leur subsistance, on
-les voit avec étonnement s'élancer dans ce qu'ils appellent leur
-philosophie; c'est une espèce de folie douce, aimable, et surtout sans
-fiel. Je vais citer, non pas tout à fait de mémoire, mais sur des notes
-rapides, un ouvrage qui, quoique fait dans un sens d'opposition, montre
-bien, même par les admirations de l'auteur, l'esprit militaire dans tout
-son excès: c'est le voyage en Autriche, par M. Cadet-Gassicourt, en
-1809. Qu'eût dit le noble et généreux Desaix s'il eût vu le pur héroïsme
-de 95 conduire à cet exécrable égoïsme?
-
-Deux amis se trouvent ensemble à une batterie à la bataille de Talavera:
-l'un comme capitaine commandant, l'autre comme lieutenant. Un boulet
-arrive qui culbute le capitaine. «Bon, dit le lieutenant tout joyeux,
-voilà François mort: c'est moi qui vais être capitaine.--Pas encore tout
-à fait! s'écrie François en se relevant. Il n'avait été qu'étourdi par
-le boulet. Le lieutenant, ainsi que son capitaine, étaient les meilleurs
-garçons du monde, point méchants, seulement un peu bêtes; enthousiastes
-de l'empereur, l'ardeur de la chasse et l'égoïsme furieux que cet homme
-avait su éveiller en le décorant du nom de gloire leur faisaient oublier
-l'humanité.
-
-Au milieu du spectacle sévère donné par de tels hommes, se disputant aux
-parades de la Schoenbrunn un regard du maître et un titre de baron,
-voici comment l'apothicaire de l'empereur décrit l'amour allemand, page
-188:
-
-«Rien n'est plus complaisant, plus doux, qu'une Autrichienne. Chez elle,
-l'amour est un culte, et, quand elle s'attache à un Français, elle
-l'adore dans toute la force du terme.
-
-«Il y a des femmes légères et capricieuses partout, mais en général les
-Viennoises sont fidèles et ne sont nullement coquettes; quand je dis
-qu'elles sont fidèles, c'est à l'amant de leur choix, car les maris sont
-à Vienne comme partout.»
-
-7 juin 1809.
-
-La plus belle personne de Vienne a agréé l'hommage d'un ami à moi, M.
-M..., capitaine attaché au quartier général de l'empereur. C'est un
-jeune homme doux et spirituel; mais certainement sa taille ni sa figure
-n'ont rien de remarquable.
-
-Depuis quelques jours, sa jeune amie fait la plus vive sensation parmi
-nos brillants officiers d'état-major, qui passent leur vie à fureter
-tous les coins de Vienne. C'est à qui sera le plus hardi; toutes les
-ruses de guerre possibles ont été employées, la maison de la belle a été
-mise en état de siège par les plus jolis et les plus riches. Les pages,
-les brillants colonels, les généraux de la garde, les princes mêmes,
-sont allés perdre leur temps sous les fenêtres de la belle, et leur
-argent auprès de ses gens. Tous ont été éconduits. Ces princes n'étaient
-guère accoutumés à trouver des cruelles à Paris ou à Milan. Comme je
-riais de leur déconvenue avec cette charmante personne: «_Mais, mon
-Dieu, me disait-elle, est-ce qu'ils ne savent pas que j'aime M. M...?_»
-
-Voilà un singulier propos et assurément fort indécent.
-
-Page 290: «Pendant que nous étions à Schoenbrunn, je remarquai que deux
-jeunes gens attachés à l'empereur ne recevaient jamais personne dans
-leur logement à Vienne. Nous les plaisantions beaucoup sur cette
-discrétion. L'un d'eux me dit un jour: «Je n'aurai pas de secret pour
-vous: une jeune femme de la ville s'est donnée à moi, sous la condition
-qu'elle ne quitterait jamais mon appartement, et que je ne recevrais qui
-que ce soit sans sa permission.» Je fus curieux, dit le voyageur, de
-connaître cette recluse volontaire, et ma qualité de médecin me donnant
-comme dans l'Orient un prétexte honnête, j'acceptai un déjeuner que mon
-ami m'offrit. Je trouvai une femme très éprise, ayant le plus grand soin
-du ménage, ne désirant nullement sortir, quoique la saison invitât à la
-promenade, et d'ailleurs convaincue que son amant la ramènerait en
-France.
-
-L'autre jeune homme, qu'on ne trouvait non plus jamais à son logement en
-ville, me fit bientôt après une confidence pareille. Je vis aussi sa
-belle; comme la première, elle était blonde, fort jolie, très bien
-faite.
-
-«L'une, âgée de dix-huit ans, était la fille d'un tapissier fort à son
-aise; l'autre, qui avait environ vingt-quatre ans, était la femme d'un
-officier autrichien qui faisait la campagne à l'armée de l'archiduc
-Jean. Cette dernière poussa l'amour jusqu'à ce qui nous semblerait de
-l'héroïsme en pays de vanité. Non seulement son ami lui fut infidèle,
-mais il se trouva dans le cas de lui faire les aveux les plus scabreux.
-Elle le soigna avec un dévouement parfait, et, s'attachant par la
-gravité de la maladie de son amant, qui bientôt fut en péril, elle ne
-l'en chérit peut-être que davantage.
-
-«On sent qu'étranger et vainqueur, et toute la haute société de Vienne
-s'étant retirée à notre approche dans ses terres de Hongrie, je n'ai pu
-observer l'amour dans les hautes classes; mais j'en ai vu assez pour me
-convaincre que ce n'est pas de l'amour comme à Paris.
-
-«Ce sentiment est regardé par les Allemands comme une vertu, comme une
-émanation de la Divinité, comme quelque chose de mystique. Il n'est pas
-vif, impétueux, jaloux, tyrannique, comme dans le coeur d'une Italienne:
-il est profond et ressemble à l'illuminisme; il y a mille lieues de là à
-l'Angleterre.
-
-«Il y a quelques années, un tailleur de Leipzig, dans un accès de
-jalousie, attendit son rival dans le jardin public, et le poignarda. On
-le condamna à perdre la tête. Les moralistes de la ville, fidèles à la
-bonté et à la facilité d'émotion des Allemands (faisant faiblesse de
-caractère), discutèrent le jugement, le trouvèrent sévère, et,
-établissant une comparaison entre le tailleur et Orosmane, apitoyèrent
-sur son sort. On ne put cependant faire réformer l'arrêt. Mais le jour
-de l'exécution toutes les jeunes filles de Leipzig, vêtues de blanc, se
-réunirent et accompagnèrent le tailleur à l'échafaud en jetant des
-fleurs sur sa route.
-
-«Personne ne trouva cette cérémonie singulière; cependant, dans un pays
-qui croit être raisonneur, on pouvait dire qu'elle honorait une espèce
-de meurtre. Mais c'était une cérémonie, et tout ce qui est cérémonie est
-sûr de n'être jamais ridicule en Allemagne. Voyez les cérémonies des
-cours des petits princes qui nous feraient mourir de rire, et semblent
-fort imposantes à Meinungen ou à Koethen. Ils voient dans les six gardes
-chasses qui défilent devant leur petit prince, garni de son crachat, les
-soldats d'Hermann marchant à la rencontre des légions de Varus.
-
-«Différence des Allemands à tous les autres peuples: ils s'exaltent par
-la méditation, au lieu de se calmer. Seconde nuance: ils meurent d'envie
-d'avoir du caractère.
-
-«Le séjour des cours, ordinairement si favorable au développement de
-l'amour, l'hébète en Allemagne. Vous n'avez pas d'idée de l'océan de
-minuties incompréhensibles et de petitesses qui forment ce qu'on appelle
-une cour d'Allemagne[159], même celle des meilleurs princes (Munich,
-1820).
-
- [159] Voir les _Mémoires de la margrave de Bareuth_, et _Vingt ans de
- séjour à Berlin_, par M. Thiébaut.
-
-«Quand nous arrivions avec un état-major, dans une ville d'Allemagne, au
-bout de la première quinzaine, les dames du pays avaient fait leur
-choix. Mais ce choix était constant; et j'ai ouï dire que les Français
-étaient l'écueil de beaucoup de vertus irréprochables jusqu'à eux.»
-
- * * * * *
-
-Les jeunes Allemands que j'ai rencontrés à Goettingue, Dresde,
-Koenigsberg, etc., sont élevés au milieu de systèmes prétendus
-philosophiques qui ne sont qu'une poésie obscure et mal écrite, mais,
-sous le rapport moral, de la plus haute et sainte sublimité. Il me
-semble voir qu'ils ont hérité de leur moyen âge, non le républicanisme,
-la défiance et le coup de poignard, comme les Italiens, mais une forte
-disposition à l'enthousiasme et à la bonne foi. C'est pour cela que,
-tous les dix ans, ils ont un nouveau grand homme qui doit effacer tous
-les autres (Kant, Steding, Fichte, etc., etc.[160]).
-
- [160] Voir en 1821 leur enthousiasme pour la tragédie du _Triomphe de
- la croix_, qui fait oublier _Guillaume Tell_.
-
-Luther fit jadis un appel puissant au sens moral, et les Allemands se
-battirent trente ans de suite pour obéir à leur conscience. Belle parole
-et bien respectable, quelque absurde que soit la croyance; je dis
-respectable, même pour l'artiste. Voir les combats dans l'âme de S...
-entre le troisième commandement de Dieu: _Tu ne tueras point_, et ce
-qu'il croyait l'intérêt de la patrie.
-
-L'on trouve de l'enthousiasme mystique pour les femmes et l'amour jusque
-dans Tacite, si toutefois cet écrivain n'a pas fait uniquement une
-satire de Rome[161].
-
- [161] J'ai eu le bonheur de rencontrer un homme de l'esprit le plus
- vif et en même temps savant comme dix savants allemands, et exposant
- ce qu'il a découvert en termes clairs et précis. Si jamais M. F...
- imprime, nous verrons le moyen âge sortir brillant de lumière à nos
- yeux, et nous l'aimerons.
-
-L'on n'a pas plutôt fait cinq cents lieues en Allemagne que l'on
-distingue, dans ce peuple désuni et morcelé, un fond d'enthousiasme doux
-et tendre plutôt qu'ardent et impétueux.
-
-Si l'on ne voyait pas bien clairement cette disposition, l'on pourrait
-relire trois ou quatre des romans d'Auguste la Fontaine que la jolie
-Louise, reine de Prusse, fit chanoine de Magdebourg, en récompense
-d'avoir si bien peint la _vie paisible_[162].
-
- [162] Titre d'un des romans d'Auguste la Fontaine, la _Vie paisible_,
- autre grand trait des moeurs allemandes, c'est le _farniente_ de
- l'Italien, c'est la critique physiologique du _droski_ russe ou du
- _horseback_ anglais.
-
-Je vois une nouvelle preuve de cette disposition commune aux Allemands
-dans le code autrichien, qui exige l'aveu du coupable pour la punition
-de presque tous les crimes. Ce code, calculé pour un peuple où les
-crimes sont rares, et plutôt un accès de folie chez un être faible que
-la suite d'un intérêt courageux, raisonné, et en guerre constante avec
-la société, est précisément le contraire de ce qu'il faut à l'Italie, où
-l'on cherche à l'implanter; mais c'est une erreur d'honnêtes gens.
-
-J'ai vu les juges allemands en Italie se désespérer des sentences de
-mort, ou l'équivalent, les fers durs, qu'ils étaient obligés de
-prononcer sans l'aveu des coupables.
-
-
-
-
-CHAPITRE XLIX
-
-Une journée à Florence.
-
-
-Florence, 12 février 1819.
-
-Ce soir j'ai trouvé dans une loge un homme qui avait quelque chose à
-solliciter auprès d'un magistrat de cinquante ans. Sa première demande a
-été: «Quelle est sa maîtresse? _Chi avvicina adesso?_» Ici toutes ces
-affaires sont de la dernière publicité, elles ont leurs lois, il y a la
-manière approuvée de se conduire, qui est basée sur la justice, sans
-presque rien de conventionnel, autrement on est un _porco_.
-
-«Qu'y a-t-il de nouveau?» demandait hier un de mes amis, arrivant de
-Volterre. Après un mot de gémissement énergique sur Napoléon et les
-Anglais, on ajoute avec le ton du plus vif intérêt: «La Vitteleschi a
-changé d'amant: ce pauvre Gherardesca se désespère.--Qui a-t-elle
-pris?--Montegalli, ce bel officier à moustaches, qui avait la
-principessa Colona; voyez-le là-bas au parterre, cloué sous sa loge; il
-est là toute la soirée, car le mari ne veut pas le voir à la maison, et
-vous apercevez près de la porte le pauvre Gherardesca se promenant
-tristement et comptant de loin les regards que son infidèle lance à son
-successeur. Il est très changé, et dans le dernier désespoir; c'est en
-vain que ses amis veulent l'envoyer à Paris et à Londres. Il se sent
-mourir, dit-il, seulement à l'idée de quitter Florence.»
-
-Chaque année il y a vingt désespoirs pareils dans la haute société, j'en
-ai vu durer trois ou quatre ans. Ces pauvres diables sont sans nulle
-vergogne, et prennent pour confidents toute la terre. Au reste, il y a
-peu de société ici, et encore, quand on aime, on n'y va presque plus. Il
-ne faut pas croire que les grandes passions et les belles âmes soient
-communes nulle part, même en Italie; seulement des coeurs plus enflammés
-et moins étiolés par les mille petits soins de la vanité y trouvent des
-plaisirs délicieux, même dans les espèces subalternes d'amour. J'y ai vu
-l'amour-caprice, par exemple, causer des transports et des moments
-d'ivresse, que la passion la plus éperdue n'a jamais amenés sous le
-méridien de Paris[163].
-
- [163] De ce Paris qui a donné au monde Voltaire, Molière et tant
- d'hommes distingués par l'esprit; mais l'on ne peut pas tout avoir,
- et il y aurait peu d'esprit à en prendre de l'humeur.
-
-Je remarquais ce soir qu'il y a des noms propres en italien pour mille
-circonstances particulières de l'amour, qui, en français, exigeraient
-des périphrases à n'en plus finir: par exemple, l'action de se retourner
-brusquement, quand du parterre on lorgne dans sa loge la femme qu'on
-veut avoir, et que le mari ou le servant viennent à s'approcher du
-parapet de la loge.
-
-Voici les traits principaux du caractère de ce peuple.
-
-1º L'attention accoutumée à être au service de passions profondes _ne
-peut pas_ se mouvoir rapidement, c'est la différence la plus marquante
-du Français à l'Italien. Il faut voir un Italien s'embarquer dans une
-diligence, ou faire un payement, c'est là la _furia francese_; c'est
-pour cela qu'un Français des plus vulgaires, pour peu qu'il ne soit pas
-un fat spirituel à la Démasure, paraît toujours un être supérieur à une
-Italienne. (L'amant de la princesse D... à Rome.)
-
-2º Tout le monde fait l'amour, et non pas en cachette comme en France;
-le mari est le meilleur ami de l'amant;
-
-3º Personne ne lit;
-
-4º Il n'y a pas de société. Un homme ne compte pas pour remplir et
-occuper sa vie sur le bonheur qu'il tire chaque jour de deux heures de
-conversation et le jeu de vanité dans telle maison. Le mot _causerie_ ne
-se traduit pas en italien. L'on parle quand on a quelque chose à dire
-pour le service d'une passion, mais rarement l'on parle pour bien parler
-et sous tous les sujets venus;
-
-5º Le _ridicule_ n'existe pas en Italie.
-
-En France nous cherchons à imiter tous les deux le même modèle et je
-suis juge compétent de la manière dont vous le copiez[164]. En Italie je
-ne sais pas si cette action singulière que je vois faire ne fait pas
-plaisir à celui qui la fait, et peut-être ne m'en ferait pas à moi-même.
-
- [164] Cette habitude des Français, diminuant tous les jours, éloignera
- de nous les héros de Molière.
-
-Ce qui est affecté dans le langage ou dans les manières à Rome est de
-bon ton ou inintelligible à Florence, qui en est à cinquante lieues. On
-parle français à Lyon comme à Nantes. Le vénitien, le napolitain, le
-génois, le piémontais, sont des langues presque entièrement différentes
-et seulement parlées par des gens qui sont convenus de n'imprimer jamais
-que dans une langue commune, celle qu'on parle à Rome. Rien n'est
-absurde comme une comédie dont la scène est à Milan et dont les
-personnages parlent romain. La langue italienne, beaucoup plus faite
-pour être chantée et parlée, ne sera soutenue contre la clarté française
-qui l'envahit que par la musique.
-
-En Italie la crainte du pacha et de ses espions fait estimer l'_utile_;
-il n'y a pas du tout d'honneur bête[165]. Il est remplacé par une sorte
-de petite haine de société, appelée _petegolismo_.
-
- [165] Toutes les infractions à cet honneur sont _ridicules_ dans les
- sociétés bourgeoises en France. (Voir la _Petite Ville_, de M.
- Picard.)
-
-Enfin donner un ridicule, c'est se faire un ennemi mortel, chose fort
-dangereuse dans un pays où la force et l'office des gouvernements se
-bornent à arracher l'impôt et à punir tout ce qui se distingue.
-
-6º _Le patriotisme d'antichambre_.
-
-Cet orgueil qui nous porte à chercher l'estime de nos concitoyens, et à
-faire corps avec eux, expulsé de toute noble entreprise, vers l'an 1550,
-par le despotisme jaloux des petits princes d'Italie, a donné naissance
-à un produit barbare, à une espèce de _Caliban_, à un monstre plein de
-fureur et de sottise, le _patriotisme d'antichambre_, comme disait M.
-Turgot, à propos du siège de Calais (le _Soldat laboureur_ de ce
-temps-là). J'ai vu ce monstre hébéter les gens les plus spirituels. Par
-exemple un étranger se fera mal vouloir, même des jolies femmes, s'il
-s'avise de trouver des défauts dans le peintre ou dans le poète de
-ville, on lui dit fort bien et d'un grand sérieux qu'il ne faut pas
-venir chez les gens pour s'en moquer, et on lui cite à ce sujet un mot
-de Louis XIV sur Versailles.
-
-A Florence on dit: il _nostro_ Benvenuti, comme à Brescia, il _nostro_
-Arrici; ils mettent sur le mot _nostro_ une certaine emphase contenue et
-pourtant bien comique, à peu près comme le _Miroir_ parlant avec onction
-de la musique nationale, et de M. Monsigny, le musicien de l'Europe.
-
-Pour ne pas rire au nez de ces braves patriotes, il faut se rappeler
-que, par suite des dissensions du moyen âge, envenimées par la politique
-atroce des papes[166], chaque ville hait mortellement la cité voisine,
-et le nom des habitants de celle-ci passe toujours dans la première pour
-synonyme de quelque grossier défaut. Les papes ont su faire de ce beau
-pays la patrie de la haine.
-
- [166] Voir l'excellente et curieuse _Histoire de l'Église_, par M. de
- Potter.
-
-Ce patriotisme d'antichambre est la grande plaie morale de l'Italie,
-typhus délétère qui aura encore des effets funestes longtemps après
-qu'elle aura secoué le joug de ses petits p..... ridicules[167]. Une des
-formes de ce patriotisme est la haine inexorable pour tout ce qui est
-étranger. Ainsi ils trouvent les Allemands bêtes, et se mettent en
-colère quand on leur dit: «Qu'a produit l'Italie dans le XVIIIe siècle
-d'égal à Catherine II ou à Frédéric le Grand? Où avez-vous un jardin
-anglais comparable au moindre jardin allemand, vous qui par votre climat
-avez un véritable besoin d'ombre?»
-
- [167] 1822.
-
-7º Au contraire des Anglais et des Français, les Italiens n'ont aucun
-préjugé politique; on y sait par coeur le vers de la Fontaine:
-
- Notre ennemi c'est notre M.
-
-L'aristocratie, s'appuyant sur les prêtres et sur les sociétés
-bibliques, est pour eux un vieux tour de passe-passe qui les fait rire.
-En revanche, un Italien a besoin de trois mois de séjour en France pour
-concevoir comment un marchand de draps peut être _ultra_.
-
-8º Je mettrais pour dernier trait de caractère l'intolérance dans la
-discussion et la colère, dès qu'ils ne trouvent pas sous la main un
-argument à lancer contre celui de leur adversaire. Alors on les voit
-pâlir. C'est une des formes de l'extrême sensibilité, mais ce n'est pas
-une de ses formes aimables; par conséquent, c'est une de celles que
-j'admets le plus volontiers en preuve de son existence.
-
-J'ai voulu voir l'amour éternel, et après bien des difficultés j'ai
-obtenu d'être présenté ce soir au chevalier C... et à sa maîtresse,
-auprès de laquelle il vit depuis cinquante-quatre ans. Je suis sorti
-attendri de la loge de ces aimables vieillards; voilà l'art d'être
-heureux, art ignoré de tant de jeunes gens.
-
-Il y a deux mois que j'ai vu monsignor R***, duquel j'ai été bien reçu
-parce que je lui portais des _Minerves_. Il était à sa maison de
-campagne avec Mme D., qu'il _avvicina_, comme on dit, depuis
-trente-quatre ans. Elle est encore belle, mais il y a un fond de
-mélancolie dans ce ménage, on l'attribue à la perte d'un fils empoisonné
-autrefois par le mari.
-
-Ici, faire l'amour n'est pas, comme à Paris, voir sa maîtresse, un quart
-d'heure toutes les semaines, et, le reste du temps, accrocher un regard
-ou un serrement de main: l'amant, l'heureux amant, passe quatre ou cinq
-heures de chacune de ses journées avec la femme qu'il aime. Il lui parle
-de ses procès, de son jardin anglais, de ses parties de chasse, de son
-avancement, etc., etc. C'est l'intimité la plus complète et la plus
-tendre; il la tutoie en présence du mari, et partout.
-
-Un jeune homme de ce pays, et fort ambitieux, à ce qu'il croyait, appelé
-à une grande place à Vienne (rien moins qu'ambassadeur), n'a pas pu se
-faire à l'absence. Il a remercié de la place au bout de six mois, et est
-revenu être heureux dans la loge de son amie.
-
-Ce commerce de tous les instants serait gênant en France, où il est
-nécessaire de porter dans le monde une certaine affectation, et où votre
-maîtresse vous dit fort bien: «Monsieur un tel, vous êtes maussade ce
-soir, _vous ne dites rien_.» En Italie il ne s'agit que de dire à la
-femme qu'on aime tout ce qui passe par la tête, il faut exactement
-penser tout haut. Il y a un certain effet nerveux de l'intimité et de la
-franchise provoquant la franchise, que l'on ne peut attraper que par là.
-Mais il y a un grand inconvénient; on trouve que faire l'amour de cette
-manière paralyse tous les goûts, et rend insipides toutes les autres
-occupations de la vie. Cet amour-là est le meilleur remplaçant de la
-passion.
-
-Nos gens de Paris qui en sont encore à concevoir _qu'on puisse être
-Persan_, ne sachant que dire, s'écrieront que ces moeurs sont
-indécentes. D'abord je ne suis qu'historien, et puis je me réserve de
-leur démontrer un jour, par lourds raisonnements, qu'en fait de moeurs,
-et pour le fond des choses, Paris ne doit rien à Bologne. Sans s'en
-douter, ces pauvres gens répètent encore leur catéchisme de trois sous.
-
-12 juillet 1821.--A Bologne il n'y a point d'odieux dans la société. A
-Paris, le rôle de mari trompé est exécrable; ici (à Bologne) ce n'est
-rien, il n'y a pas de maris trompés. Les moeurs sont donc les mêmes, il
-n'y a que la haine de moins, le cavalier servant de la femme est
-toujours ami du mari, et cette amitié, cimentée par des services
-réciproques, survit bien souvent à d'autres intérêts. La plupart de ces
-amours durent cinq ou six ans, plusieurs toujours. On se quitte enfin
-quand on ne trouve plus de douceur à se tout dire, et, passé le premier
-mois de la rupture, il n'y a pas d'aigreur.
-
-Janvier 1822.--L'ancienne mode des cavaliers servants, importée en
-Italie par Philippe II avec l'orgueil et les moeurs espagnoles, est
-entièrement tombée dans les grandes villes. Je ne connais d'exception
-que les Calabres, où toujours le frère aîné se fait prêtre, marie le
-cadet et s'établit le servant de sa belle-soeur et en même temps
-l'amant.
-
-Napoléon a ôté le libertinage à la haute Italie et même à ce pays-ci
-(Naples).
-
-Les moeurs de la génération actuelle des jolies femmes font honte à
-leurs mères; elles sont plus favorables à l'amour-passion. L'amour
-physique a beaucoup perdu[168].
-
- [168] Vers 1780, la maxime était:
-
- Molti averne,
- Un goderne,
- E cambiar spesso.
-
- Voyage de Shylock.
-
-
-
-
-CHAPITRE L
-
-L'amour aux États-Unis.
-
-
-Un gouvernement libre est un gouvernement qui ne fait point de mal aux
-citoyens, mais qui, au contraire, leur donne la sûreté et la
-tranquillité. Mais il y a encore loin de là au bonheur; il faut que
-l'homme le fasse lui-même, car ce serait une âme bien grossière que
-celle qui se tiendrait parfaitement heureuse parce qu'elle jouirait de
-la sûreté et de la tranquillité. Nous confondons ces choses en Europe,
-surtout en Italie; accoutumés que nous sommes à des gouvernements qui
-nous font du mal, il nous semble qu'en être délivré serait le suprême
-bonheur; semblables en cela à des malades travaillés par des maux
-douloureux. L'exemple de l'Amérique montre bien le contraire. Là, le
-gouvernement s'acquitte fort bien de son office, et ne fait de mal à
-personne. Mais, comme si le destin voulait déconcerter et démentir toute
-notre philosophie, ou plutôt l'accuser de ne pas connaître tous les
-éléments de l'homme, éloignés comme nous le sommes depuis tant de
-siècles par le malheureux état de l'Europe de toute véritable
-expérience, nous voyons que lorsque le malheur venant des gouvernements
-manque aux Américains, ils semblent se manquer à eux-mêmes. On dirait
-que la source de la sensibilité se tarit chez ces gens-là. Ils sont
-justes, ils sont raisonnables, et ils ne sont point heureux.
-
-L. B..., c'est-à-dire les ridicules conséquences et règles de conduite
-que des esprits bizarres déduisent de ce recueil de poèmes et de
-chansons, suffit-elle pour causer tout ce malheur? L'effet me semble
-bien considérable pour la cause.
-
-M. de Volney racontait que, se trouvant à table à la campagne, chez un
-brave Américain, homme à son aise et environné d'enfants déjà grands, il
-entre un jeune homme dans la salle: «Bonjour, William, dit le père de
-famille; asseyez-vous.» Le voyageur demanda qui était ce jeune homme:
-«C'est le second de mes fils.--Et d'où vient-il?--De Canton.»
-
-L'arrivée d'un fils des bouts de l'univers ne faisait pas plus de
-sensation.
-
-Toute l'attention semble employée aux arrangements raisonnables de la
-vie, et à prévenir tous les inconvénients: arrivés enfin au moment de
-recueillir le fruit de tant de soins et d'un si long esprit d'ordre, il
-ne se trouve plus de vie de reste pour jouir.
-
-On dirait que les enfants de Penn n'ont jamais lu ce vers qui semble
-leur histoire:
-
- Et propter vitam, vivendi perdere causas.
-
-Les jeunes gens des deux sexes, lorsque l'hiver est venu, qui comme en
-Russie est la saison gaie du pays, courent ensemble en traîneaux sur la
-neige le jour et la nuit, ils font des courses de quinze ou vingt milles
-fort gaiement et sans personne pour les surveiller; et il n'en résulte
-jamais d'inconvénient.
-
-Il y a la gaieté physique de la jeunesse qui passe bientôt avec la
-chaleur du sang et qui est finie à vingt-cinq ans: je ne vois pas les
-passions qui font jouir. Il y a tant d'_habitude de raison_ aux
-États-Unis, que la cristallisation y a été rendue impossible.
-
-J'admire ce bonheur et ne l'envie pas; c'est comme le bonheur d'êtres
-d'une espèce différente et inférieure. J'augure beaucoup mieux des
-Florides et de l'Amérique méridionale[169].
-
- [169] Voir les moeurs des îles Açores: l'amour de Dieu et l'autre
- amour y occupent tous les instants. La religion chrétienne,
- interprétée par les jésuites, est beaucoup moins ennemie de l'homme,
- en ce sens, que le protestantisme anglais; elle permet au moins de
- danser le dimanche; et un jour de plaisir sur sept, c'est beaucoup
- pour le cultivateur, qui travaille assidûment les six autres.
-
-Ce qui fortifie ma conjecture sur celle du Nord, c'est le manque absolu
-d'artistes et d'écrivains. Les États-Unis ne nous ont pas encore envoyé
-une scène de tragédie, un tableau ou une vie de Washington.
-
-
-
-
-CHAPITRE LI
-
-De l'amour en Provence jusqu'à la conquête de Toulouse en 1328, par les
-Barbares du Nord.
-
-
-L'amour eut une singulière forme en Provence, depuis l'an 1100 jusqu'en
-1328. Il y avait une législation établie pour les rapports des deux
-sexes en amour, aussi sévère et aussi exactement suivie que peuvent
-l'être aujourd'hui les lois du _point d'honneur_. Celles de l'amour
-faisaient d'abord abstraction complète des droits sacrés des maris.
-Elles ne supposaient aucune hypocrisie. Ces lois, prenant la nature
-humaine telle qu'elle est, devaient produire beaucoup de bonheur.
-
-Il y avait la manière officielle de se déclarer amoureux d'une femme, et
-celle d'être agréé par elle en qualité d'amant. Après tant de mois de
-cour d'une certaine façon, on obtenait de lui baiser la main. La
-société, jeune encore, se plaisait dans les formalités et les cérémonies
-qui alors montraient la civilisation, et qui aujourd'hui feraient mourir
-d'ennui. Le même caractère se retrouve dans la langue des Provençaux,
-dans la difficulté et l'entrelacement de leurs rimes, dans leurs mots
-masculins et féminins pour exprimer le même objet, enfin dans le nombre
-infini de leurs poètes. Tout ce qui est _forme_ dans la société, et qui
-aujourd'hui est si insipide, avait alors toute la fraîcheur et la saveur
-de la nouveauté.
-
-Après avoir baisé la main d'une femme, on s'avançait de grade en grade à
-force de mérite et sans passe-droits. Il faut bien remarquer que si les
-maris étaient toujours hors de la question, d'un autre côté l'avancement
-officiel des amants s'arrêtait à ce que nous appellerions les douceurs
-de l'amitié la plus tendre entre personnes de sexes différents[170].
-Mais après plusieurs mois ou plusieurs années d'épreuve, une femme étant
-parfaitement sûre du caractère et de la discrétion d'un homme, cet
-homme, ayant avec elle toutes les apparences et toutes les facilités que
-donne l'amitié la plus tendre, cette amitié devait donner à la vertu de
-bien fortes alarmes.
-
- [170] Mémoires de la vie de Chabanon, écrits par lui-même. Les coups
- de canne au plafond.
-
-J'ai parlé de passe-droits, c'est qu'une femme pouvait avoir plusieurs
-amants, mais un seul dans les grades supérieurs. Il semble que les
-autres ne pouvaient pas être avancés beaucoup au delà du degré
-d'_amitié_ qui consistait à lui baiser la main et à la voir tous les
-jours. Tout ce qui nous reste de cette singulière civilisation est en
-vers et en vers rimés de la manière la plus baroque et la plus
-difficile; il ne faut pas s'étonner si les notions que nous tirons des
-ballades des troubadours sont vagues et peu précises. On a trouvé
-jusqu'à un contrat de mariage en vers. Après la conquête en 1328, pour
-cause d'hérésie, les papes prescrivirent à plusieurs reprises de brûler
-tout ce qui était écrit dans la langue vulgaire. L'astuce italienne
-proclamait le latin, la seule langue digne de gens si spirituels. Ce
-serait une mesure bien avantageuse si l'on pouvait la renouveler en
-1822.
-
-Tant de publicité et d'officiel dans l'amour semblent au premier aspect
-ne pas s'accorder avec la vraie passion. Si la dame disait à son
-servant: «Allez pour l'amour de moi visiter la tombe de notre Seigneur
-Jésus-Christ à Jérusalem; vous y passerez trois ans et reviendrez
-ensuite; l'amant partait aussitôt: hésiter un instant l'aurait couvert
-de la même ignominie qu'aujourd'hui une faiblesse sur le point
-d'honneur. La langue de ces gens-là a une finesse extrême pour rendre
-les nuances les plus fugitives du sentiment. Une autre marque que ces
-moeurs étaient fort avancées sur la route de la véritable civilisation,
-c'est qu'à peine sortis des horreurs du moyen âge et de la féodalité, où
-la force était tout, nous voyons le sexe le plus faible moins tyrannisé
-qu'il ne l'est _légalement_ aujourd'hui; nous voyons les pauvres et
-faibles créatures qui ont le plus à perdre en amour et dont les
-agréments disparaissent le plus vite, maîtresses du destin des hommes
-qui les approchent. Un exil de trois ans en Palestine, le passage d'une
-civilisation pleine de gaieté au fanatisme et à l'ennui d'un camp de
-croisés devaient être pour tout autre qu'un chrétien exalté une corvée
-fort pénible. Que peut faire à son amant une femme lâchement abandonnée
-par lui à Paris?
-
-Il n'y a qu'une réponse que je vois d'ici: aucune femme de Paris, qui se
-respecte, n'a d'amant. On voit que la prudence a droit de conseiller
-bien plus aux femmes d'aujourd'hui de ne pas se livrer à
-l'amour-passion. Mais une autre prudence, qu'assurément je suis loin
-d'approuver, ne leur conseille-t-elle pas de se venger avec l'amour
-physique? Nous avons gagné à notre hypocrisie et à notre ascétisme[171],
-non pas un hommage rendu à la vertu, l'on ne contredit jamais impunément
-la nature, mais il y a moins de bonheur sur la terre et infiniment moins
-d'inspirations généreuses.
-
- [171] Principe ascétique de Jérémie Bentham.
-
-Un amant qui, après dix ans d'intimité, abandonnait sa pauvre maîtresse,
-parce qu'il s'apercevait qu'elle avait trente-deux ans, était perdu
-d'honneur dans l'aimable Provence; il n'avait d'autre ressource que de
-s'enterrer dans la solitude d'un cloître. Un homme non pas généreux,
-mais simplement prudent, avait donc intérêt à ne pas jouer alors plus de
-passion qu'il n'en avait.
-
-Nous devinons tout cela, car il nous reste bien peu de monuments donnant
-des notions exactes...
-
-Il faut juger l'ensemble des moeurs d'après quelques faits particuliers.
-Vous connaissez l'anecdote de ce poète qui avait offensé sa dame: après
-deux ans de désespoir, elle daigna enfin répondre à ses nombreux
-messages, et lui fit dire que, s'il se faisait arracher un _ongle_, et
-qu'il lui fît présenter cet ongle par cinquante chevaliers amoureux et
-fidèles, elle pourrait peut-être lui pardonner. Le poète se hâta de se
-soumettre à l'opération douloureuse. Cinquante chevaliers bien venus de
-leurs dames allèrent présenter cet ongle à la belle offensée avec toute
-la pompe possible. Cela fit une cérémonie aussi imposante que l'entrée
-d'un des princes du sang dans une des villes du royaume. L'amant couvert
-des livrées du repentir suivait de loin son ongle. La dame, après avoir
-vu s'accomplir toute la cérémonie, qui fut fort longue, daigna lui
-pardonner; il fut réintégré dans toutes les douceurs de son premier
-bonheur. L'histoire dit qu'ils passèrent ensemble de longues et
-heureuses années. Il est sûr que les deux ans de malheur prouvent une
-passion véritable et l'auraient fait naître quand elle n'eût pas existé
-avec cette force auparavant.
-
-Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout une galanterie
-aimable, spirituelle et conduite entre les deux sexes sur les principes
-de la justice; je dis galanterie, car en tout temps l'amour-passion est
-une exception plus curieuse que fréquente, et l'on ne saurait lui
-imposer de lois. En Provence, ce qu'il peut y avoir de calculé et de
-soumis à l'empire de la raison était fondé sur la justice et sur
-l'égalité de droits entre les deux sexes, voilà ce que j'admire surtout
-comme éloignant le malheur autant qu'il est possible. Au contraire, la
-monarchie absolue sous Louis XV était parvenue à mettre à la mode la
-scélératesse et la noirceur dans ces mêmes rapports[172].
-
- [172] Il faut avoir entendu parler l'aimable général Laclos, Naples,
- 1802. Si l'on n'a pas eu ce bonheur, l'on peut ouvrir la _Vie privée
- du maréchal de Richelieu_, neuf volumes bien plaisamment rédigés.
-
-Quoique cette jolie langue provençale, si remplie de délicatesse et si
-tourmentée par la rime[173], ne fût pas probablement celle du peuple,
-les moeurs de la haute classe avaient passé aux classes inférieures,
-très peu grossières alors en Provence, parce qu'elles avaient beaucoup
-d'aisance. Elles étaient dans les premières joies d'un commerce fort
-prospère et fort riche. Les habitants des rives de la Méditerranée
-venaient de s'apercevoir (au IXe siècle) que faire le commerce en
-hasardant quelques barques sur cette mer était moins pénible et presque
-aussi amusant que de détrousser les passants sur le grand chemin voisin,
-à la suite de quelque petit seigneur féodal. Peu après, les Provençaux
-du Xe siècle virent chez les Arabes qu'il y avait des plaisirs plus doux
-que piller, violer et se battre.
-
- [173] Née à Narbonne; mélange de latin et d'arabe.
-
-Il faut considérer la Méditerranée comme le foyer de la civilisation
-européenne. Les bords heureux de cette belle mer si favorisée par le
-climat l'étaient encore par l'état prospère des habitants et par
-l'absence de toute religion ou législation triste. Le génie éminemment
-gai des Provençaux d'alors avait traversé la religion chrétienne sans en
-être altéré.
-
-Nous voyons une vive image d'un effet semblable de la même cause dans
-les villes d'Italie dont l'histoire nous est parvenue d'une manière plus
-distincte, et qui d'ailleurs ont été assez heureuses pour nous laisser
-le Dante, Pétrarque et la peinture.
-
-Les Provençaux ne nous ont pas légué un grand poème, comme la _Divine
-Comédie_, dans lequel viennent se réfléchir toutes les particularités
-des moeurs de l'époque. Ils avaient, ce me semble, moins de passion et
-beaucoup plus de gaieté que les Italiens. Ils tenaient de leurs voisins,
-les Maures d'Espagne, cette agréable manière de prendre la vie. L'amour
-régnait avec l'allégresse, les fêtes et les plaisirs dans les châteaux
-de l'heureuse Provence.
-
-Avez-vous vu à l'Opéra le final d'un bel opéra-comique de Rossini? Tout
-est gaieté, beauté, magnificence idéale sur la scène. Nous sommes à
-mille lieues des vilains côtés de la nature humaine. L'opéra finit, la
-toile tombe, les spectateurs s'en vont, le lustre s'élève, on éteint les
-quinquets. L'odeur de lampe mal éteinte remplit la salle, le rideau se
-relève à moitié, l'on aperçoit des polissons sales et mal vêtus se
-démener sur la scène; ils s'y agitent d'une manière hideuse, ils y
-tiennent la place des jeunes femmes qui la remplissaient de leurs grâces
-il n'y a qu'un instant.
-
-Tel fut pour le royaume de Provence l'effet de la conquête de Toulouse
-par l'armée des croisés. Au lieu d'amour, de grâces et de gaieté, on eut
-les Barbares du Nord et saint Dominique. Je ne noircirai point ces pages
-du récit à faire dresser les cheveux des horreurs de l'inquisition dans
-toute la ferveur de la jeunesse. Quant aux barbares, c'étaient nos
-pères; ils tuaient et saccageaient tout; ils détruisaient pour le
-plaisir de détruire ce qu'ils ne pouvaient emporter; une rage sauvage
-les animait contre tout ce qui portait quelque trace de civilisation,
-surtout ils n'entendaient pas un mot de cette belle langue du Midi, et
-leur fureur en était redoublée. Fort superstitieux, et guidés par
-l'affreux saint Dominique, ils croyaient gagner le ciel en tuant des
-Provençaux. Tout fut fini pour ceux-ci: plus d'amour, plus de gaieté,
-plus de poésie; moins de vingt ans après la conquête (1335), ils étaient
-presque aussi barbares et aussi grossiers que les Français, que nos
-pères[174].
-
- [174] Voir l'_État de la puissance militaire de la Russie_, véridique
- ouvrage du général sir Robert Wilson.
-
-D'où était tombée dans ce coin du monde cette charmante forme de
-civilisation qui, pendant deux siècles, fit le bonheur des hautes
-classes de la société? des Maures d'Espagne apparemment.
-
-
-
-
-CHAPITRE LII
-
-La Provence au XIIe siècle.
-
-
-Je vais traduire une anecdote des manuscrits provençaux; le fait que
-l'on va lire eut lieu vers l'an 1180, et l'histoire fut écrite vers
-1250[175]; l'anecdote est assurément fort connue: toute la nuance des
-moeurs est dans le style. Je supplie qu'on me permette de traduire mot à
-mot et sans chercher aucunement l'élégance du langage actuel.
-
- [175] Le manuscrit est à la bibliothèque Laurentiana. M. Raynouard le
- rapporte au tome V de ses _Troubadours_, page 189. Il y a plusieurs
- fautes dans son texte; il a trop loué et trop peu connu les
- troubadours.
-
-«Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant baron, ainsi que le
-savez, et eut pour femme madona Marguerite, la plus belle femme que l'on
-connût en ce temps, et la plus douée de toutes belles qualités, de toute
-valeur et de toute courtoisie. Il arriva ainsi que Guillaume de
-Cabstaing, qui fut fils d'un pauvre chevalier du château Cabstaing, vint
-à la cour de Mgr Raymond de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda
-s'il lui plaisait qu'il fût varlet de sa cour. Mgr Raymond, qui le vit
-beau et avenant, lui dit qu'il fût le bienvenu et qu'il demeurât en sa
-cour. Ainsi Guillaume demeura avec lui et sut si gentiment se conduire,
-que petits et grands l'aimaient; et il sut tant se distinguer, que
-Monseigneur Raymond voulut qu'il fût donzel de madona Marguerite, sa
-femme; et ainsi fut fait. Adonc s'efforça Guillaume de valoir encore
-plus et en dit et en faits. Mais ainsi, comme il a coutume d'avenir en
-amour, il se trouva qu'amour voulut prendre madona Marguerite et
-enflammer sa pensée. Tant lui plaisait le faire de Guillaume, et son
-dire, et son semblant, qu'elle ne dut se tenir un jour de lui dire: «Or
-çà, dis-moi, Guillaume, si une femme te faisait semblant d'amour,
-oserais-tu bien l'aimer?» Guillaume, qui s'en était aperçu, lui répondit
-tout franchement: «Oui, bien ferais-je, madame, pourvu seulement que le
-semblant fût vérité.--Par saint Jean! fit la dame, bien avez répondu
-comme un homme de valeur; mais à présent je te veux éprouver si tu
-pourras savoir et connaître, en fait de semblants, quels sont de vérité
-et quels non.»
-
-«Quand Guillaume eut entendu ces paroles, il répondit: «Madame, qu'il
-soit ainsi comme il vous plaira.»
-
-«Il commença à être pensif, et Amour aussitôt lui chercha guerre; et les
-pensers qu'Amour envoie aux siens lui entrèrent dans le tout profond du
-coeur, et de là en avant il fut des servants d'amour et commença à
-trouver[176] de petits couplets avenants et gais, et des chansons à
-danser, et des chansons de chant[177] plaisant, par quoi il était fort
-agréé, et plus de celle pour laquelle il chantait. Or Amour, qui accorde
-à ses servants leur récompense quand il lui plaît, voulut à Guillaume
-donner le prix du sien; et le voilà qui commence à prendre la dame si
-fort de pensers et de réflexions d'amour, que ni jour ni nuit elle ne
-pouvait reposer, songeant à la valeur et à la prouesse qui en Guillaume
-s'était si copieusement logée et mise.
-
- [176] Faire.
-
- [177] Il inventait les airs et les paroles.
-
-«Un jour, il arriva que la dame prit Guillaume et lui dit: «Guillaume,
-or çà, dis-moi, t'es-tu à cette heure aperçu de mes semblants, s'ils
-sont véritables ou mensongers?» Guillaume répond: «Madona, ainsi Dieu me
-soit en aide, du moment en çà que j'ai été votre servant, il ne m'a pu
-entrer au coeur nulle pensée que vous ne fussiez la meilleure qui onc
-naquit et la plus véritable et en paroles et en semblants. Cela je crois
-et croirai toute ma vie.» Et la dame répondit:
-
-«Guillaume, je vous dis que si Dieu m'aide que jà ne serez par moi
-trompé, et que vos pensers ne seront pas vains ni perdus.» Et elle
-étendit les bras et l'embrassa doucement dans la chambre où ils étaient
-tous deux aussi, et ils commencèrent leur druerie[178]; et il ne tarda
-guère que les médisants, que Dieu ait en ire, se mirent à parler et à
-deviser de leur amour, à propos des chansons que Guillaume faisait,
-disant qu'il avait mis son amour en madame Marguerite, et tant
-dirent-ils à tort et à travers, que la chose vint aux oreilles de
-monseigneur Raymond. Alors il fut grandement peiné et fort grièvement
-triste, d'abord parce qu'il lui fallait perdre son compagnon-écuyer
-qu'il aimait tant, et plus encore pour la honte de sa femme.
-
- [178] A far all' amore.
-
-«Un jour, il arriva que Guillaume s'en était allé à la chasse à
-l'épervier avec un écuyer seulement; et monseigneur Raymond fit demander
-où il était; et un valet lui répondit qu'il était allé à l'épervier, et
-tel qui le savait ajouta qu'il était en tel endroit. Sur-le-champ,
-Raymond prend des armes cachées et se fait amener son cheval, et prend
-tout seul son chemin vers cet endroit où Guillaume était allé: tant il
-chevaucha qu'il le trouva. Quand Guillaume le vit venir, il s'en étonna
-beaucoup, et sur-le-champ il lui vint de sinistres pensées, et il
-s'avança à sa rencontre et lui dit: «Seigneur, soyez le bien arrivé.
-Comment êtes-vous ainsi seul?» Monseigneur Raymond répondit: «Guillaume,
-c'est que je vais vous cherchant pour me divertir avec vous. N'avez-vous
-rien pris?--Je n'ai guère pris, seigneur, car je n'ai guère trouvé; et
-qui peu trouve ne peut guère prendre, comme dit le proverbe.--Laissons
-là désormais cette conversation dit monseigneur Raymond, et, par la foi
-que vous me devez, dites-moi vérité sur tous les sujets que je vous
-voudrai demander.--Par Dieu! seigneur, dit Guillaume, si cela est chose
-à dire, bien vous la dirai-je.--Je ne veux ici aucune subtilité, ainsi
-dit monseigneur Raymond, mais vous me direz tout entièrement sur tout ce
-que je vous demanderai.--Seigneur, autant qu'il vous plaira me demander,
-dit Guillaume, autant vous dirai-je la vérité.» Et monseigneur Raymond
-demande: «Guillaume, si Dieu et la sainte foi vous vaut, avez-vous une
-maîtresse pour qui vous chantiez ou pour laquelle Amour vous étreigne?»
-Guillaume répond: «Seigneur, et comment ferais-je pour chanter, si Amour
-ne me pressait pas? Sachez la vérité, monseigneur, qu'Amour m'a tout en
-son pouvoir.» Raymond répond: «Je veux bien le croire, qu'autrement vous
-ne pourriez pas si bien chanter; mais je veux savoir s'il vous plaît qui
-est votre dame.--Ah! seigneur, au nom de Dieu, dit Guillaume, voyez ce
-que vous me demandez. Vous savez trop bien qu'il ne faut pas nommer sa
-dame, et que Bernard de Ventadour dit:
-
- «En une chose ma raison me sert[179].
- «Que jamais homme ne m'a demandé ma joie,
- «Que je ne lui en aie menti volontiers.
- «Car cela ne me semble pas bonne doctrine,
- «Mais plutôt folie et acte d'enfant,
- «Que quiconque est bien traité en amour
- «En veuille ouvrir son coeur à un autre homme,
- «A moins qu'il ne puisse le servir et l'aider.
-
- [179] On traduit mot à mot les vers provençaux cités par Guillaume.
-
-«Monseigneur Raymond répond: «Et je vous donne ma foi que je vous
-servirai selon mon pouvoir.» Raymond en dit tant que Guillaume lui
-répondit:
-
-«Seigneur, il faut que vous sachiez que j'aime la soeur de madame
-Marguerite, votre femme, et que je pense en avoir échange d'amour.
-Maintenant que vous le savez, je vous prie de venir à mon aide ou du
-moins de ne pas me faire dommage.--Prenez main et foi, fit Raymond, car
-je vous jure et vous engage que j'emploierai pour vous tout mon
-pouvoir.» Et alors il lui donna sa foi, et quand il la lui eut donnée,
-Raymond lui dit: «Je veux que nous allions à son château, car il est
-près d'ici.--Et je vous en prie, fit Guillaume, par Dieu.» Et ainsi ils
-prirent leur chemin vers le château de Liet. Et, quand ils furent au
-château, ils furent bien accueillis par _En_[180] Robert de Tarascon,
-qui était mari de madame Agnès, la soeur de madame Marguerite, et par
-madame Agnès elle-même. Et monseigneur Raymond prit madame Agnès par la
-main, il la mena dans la chambre et ils s'assirent sur le lit. Et
-monseigneur Raymond dit: «Maintenant, dites-moi, belle-soeur, par la foi
-que vous me devez, aimez-vous d'amour?» Et elle dit: «Oui, seigneur.--Et
-qui? fit-il.--Oh! cela, je ne vous le dis pas, répondit-elle; et quels
-discours me tenez-vous là?»
-
- [180] _En_, manière de parler parmi les Provençaux, que nous
- traduisons par le _sire_.
-
-«A la fin, tant la pria, qu'elle dit qu'elle aimait Guillaume de
-Cabstaing, elle dit cela parce que elle voyait Guillaume triste et
-pensif, et elle savait bien comme quoi il aimait sa soeur; et ainsi elle
-craignait que Raymond n'eût de mauvaises pensées de Guillaume. Une telle
-réponse causa une grande joie à Raymond. Agnès conta tout à son mari, et
-le mari lui répondit qu'elle avait bien fait, et lui donna parole
-qu'elle avait la liberté de faire ou dire tout ce qui pourrait sauver
-Guillaume. Agnès n'y manqua pas. Elle appela Guillaume dans sa chambre
-tout seul, et resta tant avec lui, que Raymond pensa qu'il devait avoir
-eu d'elle plaisir d'amour; et tout cela lui plaisait, et il commença à
-penser que ce que on lui avait dit de lui n'était pas vrai et qu'on
-parlait en l'air. Agnès et Guillaume sortirent de la chambre, le souper
-fut préparé, et l'on soupa en grande gaieté. Et après souper Agnès fit
-préparer le lit des deux proches de la porte de sa chambre, et si bien
-firent de semblant en semblant la dame et Guillaume, que Raymond crut
-qu'il couchait avec elle.
-
-«Et le lendemain ils dînèrent au château avec grande allégresse, et
-après dîner ils partirent avec tous les honneurs d'un noble congé et
-vinrent à Roussillon. Et aussitôt que Raymond le put, il se sépara de
-Guillaume et s'en vint à sa femme, et lui conta ce qu'il avait vu de
-Guillaume et de sa soeur, de quoi eut sa femme une grande tristesse
-toute la nuit. Et le lendemain elle fit appeler Guillaume, et le reçut
-mal, et l'appela faux ami et traître. Et Guillaume lui demanda merci,
-comme homme qui n'avait faute aucune de ce dont elle l'accusait, et lui
-conta tout ce qui s'était passé mot à mot. Et la femme manda sa soeur,
-et par elle sut bien que Guillaume n'avait pas tort. Et pour cela elle
-lui dit et commanda qu'il fît une chanson par laquelle il montrât qu'il
-n'aimait aucune femme excepté elle, et alors il fit la chanson qui dit:
-
- «La douce pensée
- «Qu'amour souvent me donne.»
-
-Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que Guillaume avait faite
-pour sa femme, il le fit venir pour lui parler assez loin du château et
-lui coupa la tête, qu'il mit dans un carnier; il lui tira le coeur du
-corps et il le mit avec la tête. Il s'en alla au château; il fit rôtir
-le coeur et apporter à table à sa femme, et il le lui fit manger sans
-qu'elle le sût. Quand elle l'eut mangé, Raymond se leva et dit à sa
-femme que ce qu'elle venait de manger était le coeur du seigneur
-Guillaume de Cabstaing, et lui montra la tête, et lui demanda si le
-coeur avait été bon à manger. Et elle entendit ce qu'il disait et vit et
-connut la tête du seigneur Guillaume. Elle lui répondit et dit que le
-coeur avait été si bon et si savoureux, que jamais autre manger ou autre
-boire ne lui ôterait de la bouche le goût que le coeur du seigneur
-Guillaume y avait laissé. Et Raymond lui courut sus avec une épée. Elle
-se prit à fuir, se jeta d'un balcon en bas et se cassa la tête.
-
-«Cela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes les terres du roi
-d'Aragon. Le roi Alphonse et tous les barons de ces contrées eurent
-grande douleur et grande tristesse de la mort du seigneur Guillaume et
-de la femme que Raymond avait aussi laidement mise à mort. Ils lui
-firent la guerre à feu et à sang. Le roi Alphonse d'Aragon ayant pris le
-château de Raymond, il fit placer Guillaume et sa dame dans un monument
-devant la porte de l'église d'un bourg nommé Perpignac. Tous les
-parfaits amants, toutes les parfaites amantes, prièrent Dieu pour leurs
-âmes. Le roi d'Aragon prit Raymond, le fit mourir en prison et donna
-tous ses biens aux parents de Guillaume et aux parents de la femme qui
-mourut pour lui.»
-
-
-
-
-CHAPITRE LIII
-
-L'Arabie.
-
-
-C'est sous la tente noirâtre de l'Arabe-Bédouin qu'il faut chercher le
-modèle de la patrie du véritable amour. Là, comme ailleurs, la solitude
-et un beau climat ont fait naître la plus noble des passions du coeur
-humain, celle qui, pour trouver le bonheur, a besoin de l'inspirer au
-même degré qu'elle le sent.
-
-Il fallait pour que l'amour parût tout ce qu'il peut être dans le coeur
-de l'homme, que l'égalité entre la maîtresse et son amant fût établie
-autant que possible. Elle n'existe point, cette égalité, dans notre
-triste Occident: une femme quittée est malheureuse ou déshonorée. Sous
-la tente de l'Arabe, la foi donnée _ne peut pas_ se violer. Le mépris et
-la mort suivent immédiatement ce crime.
-
-La générosité est si sacrée chez ce peuple qu'il est permis de _voler_
-pour donner. D'ailleurs les dangers y sont de tous les jours, et la vie
-s'écoule toute, pour ainsi dire, dans une solitude passionnée. Même
-réunis, les Arabes parlent peu.
-
-Rien ne change chez l'habitant du désert; tout y est éternel et
-immobile. Les moeurs singulières, dont je ne puis, par ignorance, que
-donner une faible esquisse, existaient probablement dès le temps
-d'Homère[181]. Elles ont été écrites pour la première fois vers l'an 600
-de notre ère, deux siècles avant Charlemagne.
-
- [181] 900 ans avant Jésus-Christ.
-
-On voit que c'est nous qui fûmes les barbares à l'égard de l'Orient,
-quand nous allâmes le troubler par nos croisades[182]. Aussi devons-nous
-ce qu'il y a de noble dans nos moeurs à ces croisades et aux Maures
-d'Espagne.
-
- [182] 1095.
-
-Si nous nous comparons aux Arabes, l'orgueil de l'homme prosaïque
-sourira de pitié. Nos arts sont extrêmement supérieurs aux leurs, nos
-législations sont en apparence encore plus supérieures; mais je doute
-que nous l'emportions dans l'art du bonheur domestique: il nous a
-toujours manqué bonne foi et simplicité; dans les relations de famille,
-le trompeur est le premier malheureux. Il n'y a plus de sécurité pour
-lui: toujours injuste, il a toujours peur.
-
-A l'origine des plus anciens monuments historiques, nous voyons les
-Arabes divisés de toute antiquité en un grand nombre de tribus
-indépendantes, errant dans le désert. Suivant que ces tribus pouvaient,
-avec plus ou moins de facilité, pourvoir aux premiers besoins de
-l'homme, elle avait des moeurs plus ou moins élégantes. La générosité
-était la même partout; mais, suivant le degré d'opulence de la tribu,
-elle se montrait par le don du quartier de chevreau nécessaire à la vie
-physique, ou par celui de cent chameaux, don provoqué par quelque
-relation de famille ou d'hospitalité.
-
-Le siècle héroïque des Arabes, celui où ces âmes généreuses brillèrent
-pures de toute affectation de bel esprit ou de sentiment raffiné, fut
-celui qui précéda Mohammed et qui correspond au Ve siècle de notre ère,
-à la fondation de Venise et au règne de Clovis. Je supplie notre orgueil
-de comparer les chants d'amour qui nous restent des Arabes et les moeurs
-nobles retracées dans les _Mille et une Nuits_ aux horreurs dégoûtantes
-qui ensanglantent chaque page de Grégoire de Tours, l'historien de
-Clovis, ou d'Éginard, l'historien de Charlemagne.
-
-Mohammed fut un _puritain_, il voulut proscrire les plaisirs qui ne font
-de mal à personne; il a tué l'amour dans les pays qui ont admis
-l'islamisme[183]; c'est pour cela que sa religion a toujours été moins
-pratiquée dans l'Arabie, son berceau, que dans tous les autres pays
-mahométans.
-
- [183] Moeurs de Constantinople. La seule manière de tuer
- l'amour-passion est d'empêcher toute cristallisation par la
- facilité.
-
-Les Français ont rapporté d'Égypte quatre volumes in-folio, intitulés:
-le _Livre des Chansons_. Ces volumes contiennent:
-
-1º Les biographies des poètes qui ont fait les chansons.
-
-2º Les chansons elles-mêmes. Le poète y chante tout ce qui l'intéresse,
-il y loue son coursier rapide et son arc, après avoir parlé de sa
-maîtresse. Ces chants furent souvent les lettres d'amour de leurs
-auteurs; ils y donnaient à l'objet aimé un tableau fidèle de toutes les
-affections de leur âme. Ils parlent quelquefois de nuits froides pendant
-lesquelles ils ont été obligés de brûler leur arc et leurs flèches. Les
-Arabes sont une nation sans maisons.
-
-3º Les biographies des musiciens qui ont fait la musique de ces
-chansons.
-
-4º Enfin l'indication des formules musicales; ces formules sont des
-hiéroglyphes pour nous: cette musique nous restera à jamais inconnue, et
-d'ailleurs ne nous plairait pas.
-
-Il y a un autre recueil intitulé: _Histoire des Arabes qui sont morts
-d'amour_.
-
-Ces livres si curieux sont extrêmement peu connus; le petit nombre de
-savants qui pourraient les lire ont eu le coeur desséché par l'étude et
-par les habitudes académiques.
-
-Pour nous reconnaître au milieu de monuments si intéressants par leur
-antiquité et par la beauté singulière des moeurs qu'ils font deviner, il
-faut demander quelques faits à l'histoire.
-
-De tout temps, et surtout avant Mohammed, les Arabes se rendaient à la
-Mecque pour faire le tour de la _Caaba_ ou maison d'Abraham. J'ai vu à
-Londres un modèle fort exact de la ville sainte. Ce sont sept à huit
-cents maisons à toits en terrasse, jetées au milieu d'un désert de sable
-dévoré par le soleil. A l'une des extrémités de la ville, l'on découvre
-un édifice immense à peu près de forme carrée; cet édifice entoure la
-Caaba; il se compose d'une longue suite de portiques nécessaires sous le
-soleil d'Arabie pour effectuer la promenade sacrée. Ce portique est bien
-important dans l'histoire des moeurs et de la poésie arabes: ce fut
-apparemment pendant des siècles le seul lieu où les hommes et les femmes
-se trouvassent réunis. On faisait pêle-mêle, à pas lents, et en récitant
-en choeur des poésies sacrées, le tour de la Caaba; c'est une promenade
-de trois quarts d'heure: ces tours se répétaient plusieurs fois dans la
-même journée; c'était là le rite sacré pour lequel hommes et femmes
-accouraient de toutes les parties du désert. C'est sous le portique de
-la _Caaba_ que se sont polies les moeurs arabes. Il s'établit bientôt
-une lutte entre les pères et les amants; bientôt ce fut par des odes
-d'amour que l'amant dévoila sa passion à la jeune fille sévèrement
-surveillée par ses frères ou son père, à côté de laquelle il faisait la
-promenade sacrée. Les habitudes généreuses et sentimentales de ce peuple
-existaient déjà dans le camp; mais il me semble que la galanterie arabe
-est née autour de la Caaba: c'est aussi la patrie de leur littérature.
-D'abord elle exprima la passion avec simplicité et véhémence, telle que
-la sentait le poète; plus tard le poète, au lieu de songer à toucher son
-amie, pensa à écrire de belles choses; alors naquit l'affectation, que
-les Maures portèrent en Espagne et qui gâte encore aujourd'hui les
-livres de ce peuple[184].
-
- [184] Il y a un fort grand nombre de manuscrits arabes à Paris. Ceux
- des temps postérieurs ont de l'affectation, mais jamais aucune
- imitation des Grecs ou des Romains; c'est ce qui les fait mépriser
- des savants.
-
-Je vois une preuve touchante du respect des Arabes pour le sexe le plus
-faible dans la formule de leur divorce. La femme, en l'absence du mari
-duquel elle voulait se séparer, détendait la tente et la relevait en
-ayant soin d'en placer l'ouverture du côté opposé à celui qu'elle
-occupait auparavant. Cette simple cérémonie séparait à jamais les deux
-époux.
-
-
-
-
-FRAGMENTS EXTRAITS ET TRADUITS D'UN RECUEIL ARABE INTITULÉ LE DIVAN DE
-L'AMOUR
-
-Compilé par Ebn-Abi-Hadglat (manuscrits de la bibliothèque du roi, nos
-1461 et 1462).
-
-
-Mohammed, fils de Djaâfar Elahouâzadi, raconte que, Djamil étant malade
-de la maladie dont il mourut, Elâbas, fils de Sohail, le visita et le
-trouva prêt à rendre l'âme. «O fils de Sohail! lui dit Djamil, que
-penses-tu d'un homme qui n'a jamais bu de vin, qui n'a jamais fait de
-gain illicite, qui n'a jamais donné injustement la mort à nulle créature
-vivante que Dieu ait défendu de tuer, et qui rend témoignage qu'il n'y a
-d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est son prophète?--Je pense,
-répondit Ben Sohail, que cet homme sera sauvé et obtiendra le paradis;
-mais quel est-il, cet homme que tu dis?--C'est moi, répliqua Djamil.--Je
-ne croyais pas que tu professasses l'islamisme, dit alors Ben Sohail, et
-d'ailleurs il y a vingt ans que tu fais l'amour à Bothaina et que tu la
-célèbres dans tes vers.--Me voici, répondit Djamil, au premier des jours
-de l'autre monde et au dernier des jours de ce monde, et je veux que la
-clémence de notre maître Mohammed ne s'étende pas sur moi au jour du
-jugement, si j'ai jamais porté la main sur Bothaina pour quelque chose
-de répréhensible.»
-
-Ce Djamil et Bothaina, sa maîtresse, appartenaient tous les deux aux
-Benou-Azra, qui sont une tribu célèbre en amour parmi toutes les tribus
-des Arabes. Aussi leur manière d'aimer a-t-elle passé en proverbe, et
-Dieu n'a point fait de créatures aussi tendres qu'eux en amour.
-
-Sahid, fils d'Agba, demanda un jour à un Arabe: «De quel peuple
-es-tu?--Je suis du peuple chez lequel on meurt quand on aime, répondit
-l'Arabe.--Tu es donc de la tribu de Azra? ajouta Sahid.--Oui, par le
-maître de la Caaba! répliqua l'Arabe.--D'où vient donc que vous aimez de
-la sorte? demanda ensuite Sahid.--Nos femmes sont belles et nos jeunes
-gens sont chastes», répondit l'Arabe.
-
-Quelqu'un demanda un jour à Arouâ-Ben-Hezam[185]: «Est-il donc bien
-vrai, comme on le dit de vous, que vous êtes de tous les hommes ceux qui
-avez le coeur le plus tendre en amour?--Oui, par Dieu! cela est vrai,
-répondit Arouâ, et j'ai connu dans ma tribu trente jeunes gens que la
-mort a enlevés, et qui n'avaient d'autre maladie que l'amour.»
-
- [185] Cet Arouâ-Ben-Hezam était de la tribu de Azra dont il vient
- d'être fait mention. Il est célèbre comme poète, et plus célèbre
- encore comme un des nombreux martyrs de l'amour que les Arabes
- comptent parmi eux.
-
-Un Arabe des Benou-Fazârat dit un jour à un autre Arabe des Benou-Azra:
-«Vous autres, Benou-Azra, vous pensez que mourir d'amour est une douce
-et noble mort; mais c'est là une faiblesse manifeste et une stupidité;
-et ceux que vous prenez pour des hommes de grand coeur ne sont que des
-insensés et de molles créatures.--Tu ne parlerais pas ainsi, lui
-répondit l'Arabe de la tribu de Azra, si tu avais vu les grands yeux
-noirs de nos femmes voilés par-dessus de leurs longs sourcils, et
-décochant des flèches par-dessous; si tu les avais vues sourire, et
-leurs dents briller entre leurs lèvres brunes!»
-
-Abou-el-Hassan, Ali, fils d'Abdalla, Elzagouni, raconte ce qui suit: «Un
-musulman aimait une fille chrétienne jusqu'au point d'en perdre la
-raison. Il fut obligé de faire un voyage dans un pays étranger avec un
-ami qui était dans la confidence de son amour. Ses affaires s'étant
-prolongées dans ce pays, il y fut attaqué d'une maladie mortelle, et dit
-alors à son ami: «Voilà que mon terme approche, je ne rencontrerai plus
-dans ce monde celle que j'aime, et je crains, si je meurs musulman, de
-ne pas la rencontrer non plus dans l'autre vie.» Il se fit chrétien et
-mourut. Son ami se rendit auprès de la jeune chrétienne, qu'il trouva
-malade. Elle lui dit: «Je ne verrai plus mon ami dans ce monde; mais je
-veux me retrouver avec lui dans l'autre: ainsi donc je rends témoignage
-qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est le prophète de
-Dieu.» Là-dessus, elle mourut, et que la miséricorde de Dieu soit sur
-elle *.»
-
-Eltemimi raconte qu'il y avait dans la tribu des Arabes de Tagleb une
-fille chrétienne fort riche qui aimait un jeune musulman. Elle lui
-offrit sa fortune et tout ce qu'elle avait de précieux sans pouvoir
-parvenir à se faire aimer de lui. Quand elle eut perdu toute espérance,
-elle donna cent dinars à un artiste pour lui faire une figure du jeune
-homme qu'elle aimait. L'artiste fit cette figure, et, quand la jeune
-fille l'eut, elle la plaça dans un endroit où elle venait tous les
-jours. Là elle commençait par embrasser cette figure et puis s'asseyait
-à côté d'elle, et passait le reste de la journée à pleurer. Quand le
-soir était venu, elle saluait la figure et se retirait. Elle fit cela
-pendant longtemps. Le jeune homme vint à mourir; elle voulut le voir et
-l'embrasser mort, après quoi elle retourna auprès de sa figure, la
-salua, l'embrassa comme à l'ordinaire, et se coucha à côté d'elle. Le
-matin venu, on l'y trouva morte, la main étendue vers des lignes
-d'écriture qu'elle avait tracées avant de mourir *.
-
-Oueddah, du pays de Yamen, était renommé pour sa beauté entre les
-Arabes.--Lui et Om-el-Bonain, fille de Abd-el-Aziz, fils de Merouan,
-n'étant encore que des enfants, s'aimaient déjà tellement, que l'un ne
-pouvait souffrir d'être un moment séparé de l'autre.--Lorsque
-Om-el-Bonain devint la femme de Oualid-Ben-Abd-el-Malek, Oueddah en
-perdit la raison.--Après être resté longtemps dans un état d'égarement
-et de souffrance, il se rendit en Syrie, et commença à rôder chaque jour
-autour de l'habitation de Oualid, fils de Malek, sans trouver d'abord de
-moyen de parvenir à ce qu'il désirait.--A la fin, il fit la rencontre
-d'une jeune fille qu'il réussit à s'attacher à force de persévérance et
-de soins. Quand il crut pouvoir se fier à elle, il lui demanda si elle
-connaissait Om-el-Bonain.--Sans doute, puisque c'est ma maîtresse,
-répondit la jeune fille.--Eh bien! reprit Oueddah, ta maîtresse est ma
-cousine, et, si tu veux lui porter de mes nouvelles, tu lui feras
-certainement plaisir.--Je lui en porterai volontiers, répondit la jeune
-fille.» Et là-dessus elle courut aussitôt vers Om-el-Bonain pour lui
-donner des nouvelles de Oueddah. «Prends garde à ce que tu dis! s'écria
-celle-ci. Quoi! Oueddah est vivant?--Assurément, dit la jeune fille.--Va
-lui dire, poursuivit alors Om-el-Bonain, de ne point s'écarter jusqu'à
-ce qu'il lui arrive un messager de ma part.» Elle prit ensuite ses
-mesures pour introduire Oueddah chez elle, où elle le garda caché dans
-un coffre. Elle l'en faisait sortir pour être avec lui quand elle se
-croyait en sûreté; et, quand il arrivait quelqu'un qui aurait pu le
-voir, elle le faisait rentrer dans le coffre.
-
-Il arriva un jour que l'on apporta à Oualid une perle, et il dit à l'un
-de ses serviteurs: «Prends cette perle et porte-la à Om-el-Bonain.» Le
-serviteur prit la perle et la porta à Om-el-Bonain. Ne s'étant pas fait
-annoncer, il entra chez elle dans un moment où elle était avec Oueddah,
-de sorte qu'il put lancer un coup d'oeil dans l'appartement de
-Om-el-Bonain sans que celle-ci y prît garde. Le serviteur de Oualid
-s'acquitta de sa commission, et demanda quelque chose à Om-el-Bonain
-pour le bijou qu'il lui avait apporté. Elle le refusa sévèrement, et lui
-fit une réprimande. Le serviteur sortit courroucé contre elle, et,
-allant dire à Oualid ce qu'il avait vu, il lui décrivit le coffre où il
-avait vu entrer Oueddah. «Tu mens, esclave sans mère! tu mens! lui dit
-Oualid.» Et il court brusquement chez Om-el-Bonain. Il y avait dans
-l'appartement plusieurs coffres; il s'assied sur celui où était renfermé
-Oueddah, et que lui avait décrit l'esclave, en disant à Om-el-Bonain:
-«Donne-moi un de ces coffres.--Ils sont tous à toi, ainsi que moi-même,
-répondit Om-el-Bonain.--Eh bien! poursuivit Oualid, je désire avoir
-celui sur lequel je suis assis.--Il y a dans celui-là des choses
-nécessaires à une femme, dit Om-el-Bonain--Ce ne sont point ces
-choses-là, c'est le coffre que je désire, continua Oualid.--Il est à
-toi», répondit-elle. Oualid fit aussitôt emporter le coffre, et fit
-appeler deux esclaves auxquels il donna l'ordre de creuser une fosse en
-terre jusqu'à la profondeur où il se trouverait de l'eau. Approchant
-ensuite sa bouche du coffre: «On m'a dit quelque chose de toi,
-cria-t-il. Si l'on m'a dit vrai, que toute ta trace de toi soit séparée,
-que toute nouvelle de toi soit ensevelie. Si l'on m'a dit faux, je ne
-fais rien de mal en enfouissant un coffre: ce n'est que du bois
-enterré.» Il fit pousser alors le coffre dans la fosse, et la fit
-combler des pierres et des terres que l'on en avait retirées. Depuis
-lors, Om-el-Bonain ne cessa de fréquenter cet endroit, et d'y pleurer
-jusqu'à ce qu'on l'y trouvât un jour sans vie, la face contre terre
-*[186].
-
- [186] Ces fragments sont extraits de divers chapitres du recueil cité.
- Les trois marqués d'une * sont tirés du dernier chapitre, qui est
- une biographie très sommaire d'un assez grand nombre d'Arabes
- martyrs de l'amour.
-
-
-
-
-CHAPITRE LIV
-
-De l'éducation des femmes.
-
-
-Par l'éducation actuelle des jeunes filles, qui est le fruit du hasard
-et du plus sot orgueil, nous laissons oisives chez elles les facultés
-les plus brillantes et les plus riches en bonheur pour elles-mêmes et
-pour nous. Mais quel est l'homme qui ne se soit écrié au moins une fois
-en sa vie:
-
- Une femme en sait toujours assez,
- Quand la capacité de son esprit se hausse
- A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
-
-_Les Femmes savantes_, acte II, scène VII.
-
-A Paris, la première louange pour une jeune fille à marier est cette
-phrase: «Elle a beaucoup de douceur dans le caractère, et par habitude
-moutonne.» Rien ne fait plus d'effet sur les sots épouseurs. Voyez-les
-deux ans après, déjeunant tête à tête avec leur femme par un temps
-sombre, la casquette sur la tête et entourés de trois grands laquais.
-
-On a vu porter aux États-Unis, en 1818, une loi qui condamne à
-trente-quatre coups de fouet l'homme qui montrera à lire à un nègre de
-la Virginie[187]. Rien de plus conséquent et de plus raisonnable que
-cette loi.
-
- [187] Je regrette de ne pas trouver dans le manuscrit italien la
- citation de la source officielle de ce fait; je désire que l'on
- puisse le démentir.
-
-Les États-Unis d'Amérique eux-mêmes ont-ils été plus utiles à la mère
-patrie lorsqu'ils étaient ses esclaves ou depuis qu'ils sont ses égaux?
-Si le travail d'un homme libre vaut deux ou trois fois celui du même
-homme réduit en esclavage, pourquoi n'en serait-il pas de même de la
-pensée de cet homme?
-
-Si nous l'osions, nous donnerions aux jeunes filles une éducation
-d'esclave, la preuve en est qu'elles ne savent d'utile que ce que nous
-ne voulons pas leur apprendre.
-
-_Mais ce peu d'éducation qu'elles accrochent par malheur, elles le
-tournent contre nous_, diraient certains maris. Sans doute, et Napoléon
-aussi avait raison de ne pas donner des armes à la garde nationale, et
-les ultra aussi ont raison de proscrire l'enseignement mutuel; armez un
-homme, et puis continuez à l'opprimer, et vous verrez qu'il sera assez
-pervers pour tourner, s'il le peut, ses armes contre vous.
-
-Même quand il nous serait loisible d'élever les jeunes filles en idiotes
-avec des _Ave Maria_ et des chansons lubriques, comme dans les couvents
-de 1770, il y aurait encore plusieurs petites objections:
-
-1º En cas de mort du mari, elles sont appelées à gouverner la jeune
-famille.
-
-2º Comme mères, elles donnent aux enfants mâles, aux jeunes tyrans
-futurs, la première éducation, celle qui forme le caractère, celle qui
-plie l'âme à _chercher le bonheur par telle route plutôt que par telle
-autre_, ce qui est toujours une affaire faite à quatre ou cinq ans.
-
-3º Malgré tout notre orgueil, dans nos petites affaires intérieures,
-celles dont surtout dépend notre bonheur, parce qu'en l'absence des
-passions le bonheur est fondé sur l'absence des petites vexations de
-tous les jours, les conseils de la compagne nécessaire de notre vie ont
-la plus grande influence; non pas que nous voulions lui accorder la
-moindre influence, mais c'est qu'elle répète les mêmes choses vingt ans
-de suite; et où est l'âme qui ait la vigueur romaine de résister à la
-même idée répétée pendant toute une vie? Le monde est plein de maris qui
-se laissent mener; mais c'est par faiblesse et non par sentiment de
-justice et d'égalité. Comme ils accordent par force, on est toujours
-tenté d'abuser, et il est quelquefois nécessaire d'abuser pour
-conserver.
-
-4º Enfin, en amour, à cette époque qui, dans les pays du midi, comprend
-souvent douze ou quinze années, et les plus belles de la vie, notre
-bonheur est en entier entre les mains de la femme que nous aimons. Un
-moment d'orgueil déplacé peut nous rendre à jamais malheureux, et
-comment un esclave transporté sur le trône ne serait-il pas tenté
-d'abuser du pouvoir? De là les fausses délicatesses et l'orgueil
-féminin. Rien de plus inutile que ces représentations: les hommes sont
-_despotes_, et voyez quels cas font d'autres despotes des conseils les
-plus sensés: l'homme qui peut tout ne goûte qu'un seul genre d'avis,
-ceux qui lui enseignent à augmenter son pouvoir. Où les pauvres jeunes
-filles trouveront-elles un Quiroga et un Riego pour donner aux despotes
-qui les oppriment, et les dégradent pour les mieux opprimer, de ces avis
-salutaires que l'on récompense par des grâces et des cordons au lieu de
-la potence de Porlier?
-
-Si une telle révolution demande plusieurs siècles, c'est que par un
-hasard bien funeste toutes les premières expériences doivent
-nécessairement contredire la vérité. Éclairez l'esprit d'une jeune
-fille, formez son caractère, donnez-lui enfin une bonne éducation dans
-le vrai sens du mot: s'apercevant tôt ou tard de sa supériorité sur les
-autres femmes, elle devient pédante, c'est-à-dire l'être le plus
-désagréable et le plus dégradé qui existe au monde. Il n'est aucun de
-nous qui ne préférât, pour passer la vie avec elle, une servante à une
-femme savante.
-
-Plantez un jeune arbre au milieu d'une épaisse forêt, privé d'air et de
-soleil par ses voisins, ses feuilles seront étiolées, il prendra une
-forme élancée et ridicule qui _n'est pas celle de la nature_. Il faut
-planter à la fois toute la forêt. Quelle est la femme qui s'enorgueillit
-de savoir lire?
-
-Des pédants nous répètent depuis deux mille ans que les femmes ont
-l'esprit plus vif et les hommes plus de solidité, que les femmes ont
-plus de délicatesse dans les idées, et les hommes plus de force
-d'attention. Un badaud de Paris qui se promenait autrefois dans les
-jardins de Versailles concluait aussi de tout ce qu'il voyait que les
-arbres naissent taillés.
-
-J'avouerai que les petites filles ont moins de force physique que les
-petits garçons: cela est concluant pour l'esprit, car l'on sait que
-Voltaire et d'Alembert étaient les premiers hommes de leur siècle pour
-donner un coup de poing. On convient qu'une petite fille de dix ans a
-vingt fois plus de finesse qu'un petit polisson du même âge. Pourquoi à
-vingt ans est-elle une grande idiote, gauche, timide et ayant peur d'une
-araignée, et le polisson un homme d'esprit?
-
-Les femmes ne savent que ce que nous ne voulons pas leur apprendre, que
-ce qu'elles lisent dans l'expérience de la vie. De là l'extrême
-désavantage pour elles de naître dans une famille très riche; au lieu
-d'être en contact avec des êtres _naturels_ à leur égard, elles se
-trouvent environnées de femmes de chambre ou de dames de compagnie déjà
-corrompues et étiolées par la richesse[188]. Rien de bête comme un
-prince.
-
- [188] Mémoires de Mme de Staël, de Collé, de Duclos, de la margrave de
- Bayreuth.
-
-Les jeunes filles se sentant esclaves ont de bonne heure les yeux
-ouverts; elles voient tout, mais sont trop ignorantes pour voir bien.
-Une femme de trente ans, en France, n'a pas les connaissances acquises
-d'un petit garçon de quinze ans; une femme de cinquante, la raison d'un
-homme de vingt-cinq. Voyez Mme de Sévigné admirant les actions les plus
-absurdes de Louis XIV. Voyez la puérilité, les raisonnements de Mme
-d'Épinay[189].
-
- [189] Premier volume.
-
-_Les femmes doivent nourrir et soigner leurs enfants._--Je nie le
-premier article, j'accorde le second.--_Elles doivent de plus régler les
-comptes de leur cuisinière._--Donc elles n'ont pas le temps d'égaler un
-petit garçon de quinze ans en connaissances acquises. Les hommes doivent
-être juges, banquiers, avocats, négociants, médecins, prêtres, etc. Et
-cependant ils trouvent du temps pour lire les discours de Fox et la
-_Lusiade_ du Camoens.
-
-A Pékin, le magistrat qui court de bonne heure au palais pour chercher
-les moyens de mettre en prison et de ruiner, en tout bien tout honneur,
-un pauvre journaliste qui a déplu au sous secrétaire d'État chez lequel
-il a eu l'honneur de dîner la veille, est sûrement aussi occupé que sa
-femme, qui règle les comptes de sa cuisinière, fait faire son bas à sa
-petite fille, lui voit prendre ses leçons de danse et de piano, reçoit
-une visite du vicaire de la paroisse qui lui apporte la _Quotidienne_,
-et va ensuite choisir un chapeau rue de Richelieu et faire un tour aux
-Tuileries.
-
-Au milieu de ses nobles occupations, ce magistrat trouve encore le temps
-de songer à cette promenade que sa femme fait aux Tuileries, et s'il
-était aussi bien avec le pouvoir qui règle l'univers qu'avec celui qui
-règne dans l'État, il demanderait au ciel d'accorder aux femmes, pour
-leur bien, huit ou dix heures de sommeil de plus. Dans la situation
-actuelle de la société, le loisir, qui pour l'homme est la source de
-tout bonheur et de toute richesse, non seulement n'est pas un avantage
-pour les femmes, mais c'est une des funestes libertés dont le digne
-magistrat voudrait aider à nous délivrer.
-
-
-
-
-CHAPITRE LV
-
-Objections contre l'éducation des femmes.
-
-
-_Mais les femmes sont chargées des petits travaux du ménage._--Mon
-colonel, M. S***, a quatre filles, élevées dans les meilleurs principes,
-c'est-à-dire qu'elles travaillent toute la journée; quand j'arrive,
-elles chantent la musique de Rossini que je leur ai apportée de Naples;
-du reste, elles lisent la Bible de Royaumont, elles apprennent le bête
-de l'histoire, c'est-à-dire les tables chronologiques et les vers de le
-Ragois; elles savent beaucoup de géographie, font des broderies
-admirables, et j'estime que chacune de ces jolies petites filles peut
-gagner, par son travail, huit sous par jour. Pour trois cents journées,
-cela fait quatre cent quatre-vingts francs par an, c'est moins que ce
-qu'on donne à un de leurs maîtres. C'est pour quatre cent quatre-vingts
-francs par an qu'elles perdent à jamais le temps pendant lequel il est
-donné à la machine humaine d'acquérir des idées.
-
-«Si les femmes lisent avec plaisir les dix ou douze bons volumes qui
-paraissent chaque année en Europe, elles abandonneront bientôt le soin
-de leurs enfants.» C'est comme si nous avions peur, en plantant d'arbres
-le rivage de l'Océan, d'arrêter le mouvement de ses vagues. Ce n'est pas
-dans ce sens que l'éducation est toute-puissante. Au reste, depuis
-quatre cents ans l'on présente la même objection contre toute espèce
-d'éducation. Non seulement une femme de Paris a plus de vertus en 1820
-qu'en 1720, du temps du système de Law et du régent, mais encore la
-fille du fermier général le plus riche d'alors avait une moins bonne
-éducation que la fille du plus mince avocat d'aujourd'hui. Les devoirs
-du ménage en sont-ils moins remplis? non certes. Et pourquoi? c'est que
-la misère, la maladie, la honte, l'instinct, forcent à s'en acquitter.
-C'est comme si l'on disait d'un officier qui devient trop aimable, qu'il
-perdra l'art de monter à cheval; on oublie qu'il se cassera le bras la
-première fois qu'il prendra cette liberté.
-
-L'acquisition des idées produit les mêmes effets bons et mauvais chez
-les deux sexes. La vanité ne nous manquera jamais, même dans l'absence
-la plus complète de toutes les raisons d'en avoir: voyez les bourgeois
-d'une petite ville; forçons-la du moins à s'appuyer sur un vrai mérite,
-sur un mérite utile ou agréable à la société.
-
-Les demi-sots, entraînés par la révolution qui change tout en France,
-commencent à avouer, depuis vingt ans, que les femmes peuvent faire
-quelque chose; mais elles doivent se livrer aux occupations convenables
-à leur sexe: élever des fleurs, former des herbiers, faire nicher des
-serins; on appelle cela des plaisirs innocents.
-
-1º Ces innocents plaisirs valent mieux que de l'oisiveté. Laissons cela
-aux sottes, comme nous laissons aux sots la gloire de faire des couplets
-pour la fête du maître de la maison. Mais est-ce de bonne foi que l'on
-voudrait proposer à Mme Roland ou à Mistress Hutchinson[190] de passer
-leur temps à élever un petit rosier du Bengale?
-
- [190] Voir les Mémoires de ces femmes admirables. J'aurais d'autres
- noms à citer, mais ils sont inconnus du public, et d'ailleurs on ne
- peut pas même indiquer le mérite vivant.
-
-Tout ce raisonnement se réduit à ceci: l'on veut pouvoir dire de son
-esclave: «Il est trop bête pour être méchant.»
-
-Mais, au moyen d'une certaine loi nommée _sympathie_, loi de la nature,
-qu'à la vérité les yeux vulgaires n'aperçoivent jamais, les défauts de
-la compagne de votre vie ne nuisent pas à votre bonheur en raison du mal
-direct qu'ils peuvent vous occasionner. J'aimerais presque mieux que ma
-femme, dans un moment de colère, essayât de me donner un coup de
-poignard une fois par an que de me recevoir avec humeur tous les soirs.
-
-Enfin, entre gens qui vivent ensemble, le bonheur est contagieux.
-
-Que votre amie ait passé la matinée, pendant que vous étiez au Champ de
-Mars ou à la Chambre des communes, à colorier une rose d'après le bel
-ouvrage de Redouté, ou à lire un volume de Shakespeare, ses plaisirs
-auront été également innocents; seulement avec les idées qu'elle a
-prises dans sa rose, elle vous ennuiera bientôt à votre retour, et de
-plus elle aura soif d'aller le soir dans le monde chercher des
-sensations un peu plus vives. Si elle a bien lu Shakespeare, au
-contraire, elle est aussi fatiguée que vous, a eu autant de plaisir, et
-sera plus heureuse d'une promenade solitaire dans le bois de Vincennes,
-en vous donnant le bras, que de paraître dans la soirée la plus à la
-mode. Les plaisirs du grand monde n'en sont pas pour les femmes
-heureuses.
-
-Les ignorants sont les ennemis nés de l'éducation des femmes.
-Aujourd'hui ils passent leur temps avec elles, ils leur font l'amour, et
-en sont bien traités; que deviendraient-ils si les femmes venaient à se
-dégoûter du boston? Quand nous autres nous revenons d'Amérique ou des
-Grandes Indes, avec un teint basané et un ton qui reste un peu grossier
-pendant six mois, comment pourraient-ils répondre à nos récits, s'ils
-n'avaient cette phrase: «Quant à nous, les femmes sont de notre côté.
-Pendant que vous étiez à New-York la couleur des tilburys a changé;
-c'est le tête-de-nègre qui est de mode aujourd'hui.» Et nous écoutons
-avec attention, car ce savoir-là est utile. Telle jolie femme ne nous
-regardera pas si notre calèche est de mauvais goût.
-
-Ces mêmes sots, se croyant obligés en vertu de la prééminence de leur
-sexe à savoir plus que les femmes, seraient ruinés de fond en comble, si
-les femmes s'avisaient d'apprendre quelque chose. Un sot de trente ans
-se dit, en voyant au château d'un de ses amis des jeunes filles de
-douze: «C'est auprès d'elles que je passerai ma vie dans dix ans d'ici.»
-Qu'on juge de ses exclamations et de son effroi s'il les voyait étudier
-quelque chose d'utile.
-
-Au lieu de la société et de la conversation des hommes-femmes, une femme
-instruite, si elle a acquis des idées sans perdre les grâces de son
-sexe, est sûre de trouver parmi les hommes les plus distingués de son
-siècle une considération allant presque jusqu'à l'enthousiasme.
-
-_Les femmes deviendraient les rivales et non les compagnes de
-l'homme._--Oui, aussitôt que par un délit vous aurez supprimé l'amour.
-En attendant cette belle loi, l'amour redoublera de charmes et de
-transports; voilà tout. La base sur laquelle s'établit la
-_cristallisation_ deviendra plus large; l'homme pourra jouir de toutes
-ses idées auprès de la femme qu'il aime, la nature tout entière prendra
-de nouveaux charmes à leurs yeux, et comme les idées réfléchissent
-toujours quelques nuances des caractères, ils se connaîtront mieux et
-feront moins d'imprudences; l'amour sera moins aveugle et produira moins
-de malheurs.
-
-Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse et toutes les
-grâces féminines hors de l'atteinte de toute éducation quelconque. C'est
-comme si l'on craignait d'apprendre aux rossignols à ne pas chanter au
-printemps.
-
-Les grâces des femmes ne tiennent pas à l'ignorance; voyez les dignes
-épouses des bourgeois de notre village, voyez en Angleterre les femmes
-des gros marchands. L'affectation qui est une _pédanterie_ (car
-j'appelle pédanterie l'affectation, de me parler hors de propos d'une
-robe de Leroy ou d'une romance de Romagnesi, tout comme l'affectation de
-citer Fra Paolo et le concile de Trente à propos d'une discussion sur
-nos doux missionnaires), la pédanterie de la robe et du bon ton, la
-nécessité de dire sur Rossini précisément la phrase convenable, tue les
-grâces des femmes de Paris; cependant, malgré les terribles effets de
-cette maladie contagieuse, n'est-ce pas à Paris que sont les femmes les
-plus aimables de France? Ne serait-ce point que ce sont celles dans la
-tête desquelles le hasard a mis le plus d'idées justes et intéressantes?
-Or ce sont ces idées-là que je demande aux livres. Je ne leur proposerai
-certainement pas de lire Grotius ou Puffendorf depuis que nous avons le
-commentaire de Tracy sur Montesquieu.
-
-La délicatesse des femmes tient à cette hasardeuse position où elles se
-trouvent placées de si bonne heure, à cette nécessité de passer leur vie
-au milieu d'ennemis cruels et charmants.
-
-Il y a peut-être cinquante mille femmes en France qui, par leur fortune,
-sont dispensées de tout travail. Mais sans travail il n'y a pas de
-bonheur. (Les passions forcent elles-mêmes à des travaux, et à des
-travaux fort rudes qui emploient toute l'activité de l'âme.)
-
-Une femme qui a quatre enfants et dix mille livres de rente _travaille_
-en faisant des bas ou une robe pour sa fille. Mais il est impossible
-d'accorder qu'une femme qui a carrosse à elle travaille en faisant une
-broderie ou un meuble de tapisserie. A part quelques petites lueurs de
-vanité, il est impossible qu'elle y mette aucun intérêt; elle ne
-travaille pas.
-
-Donc son bonheur est gravement compromis.
-
-Et, qui plus est, le bonheur du despote, car une femme dont le coeur
-n'est animé depuis deux mois par aucun intérêt autre que celui de la
-tapisserie, aura peut-être l'insolence de sentir que l'amour-goût, ou
-l'amour de vanité, ou enfin même l'amour physique est un très grand
-bonheur comparé à son état habituel.
-
-_Une femme ne doit pas faire parler de soi._--A quoi je réponds de
-nouveau: Quelle est la femme citée parce qu'elle sait lire?
-
-Et qui empêche les femmes, en attendant la révolution dans leur sort, de
-cacher l'étude qui fait habituellement leur occupation et leur fournit
-chaque jour une honnête ration de bonheur? Je leur révélerai un secret
-en passant. Lorsqu'on s'est donné un but, par exemple de se faire une
-idée nette de la conjuration de Fiesque, à Gênes, en 1547, le livre le
-plus insipide prend de l'intérêt: c'est comme en amour la rencontre d'un
-être indifférent qui vient de voir ce qu'on aime; et cet intérêt double
-tous les mois jusqu'à ce qu'on ait abandonné la conjuration de Fiesque.
-
-_Le vrai théâtre des vertus d'une femme, c'est la chambre d'un
-malade._--Mais vous faites-vous fort d'obtenir de la bonté divine
-qu'elle redouble la fréquence des maladies pour donner de l'occupation à
-nos femmes? C'est raisonner sur l'exception.
-
-D'ailleurs je dis qu'une femme doit occuper chaque jour trois ou quatre
-heures de loisir comme les hommes de sens occupent leurs heures de
-loisir.
-
-Une jeune mère dont le fils a la rougeole ne pourrait pas, quand elle le
-voudrait, trouver du plaisir à lire le voyage de Volney en Syrie, pas
-plus que son mari, riche banquier, ne pourrait, au moment d'une
-faillite, avoir du plaisir à méditer Malthus.
-
-C'est là l'unique manière pour les femmes riches de se distinguer du
-vulgaire des femmes: la supériorité morale. On a ainsi _naturellement_
-d'autres sentiments[191].
-
- [191] Voir mistress Hutchinson refusant d'être utile à sa famille et à
- son mari qu'elle adorait, en trahissant quelques régicides auprès
- des ministres du parjure Charles II (tome II, page 284).
-
-_Vous voulez faire d'une femme un auteur?_--Exactement comme vous
-annoncez le projet de faire chanter votre fille à l'Opéra en lui donnant
-un maître de chant. Je dirai qu'une femme ne doit jamais écrire que
-comme Mme de Staël (de Launay), des oeuvres posthumes à publier après sa
-mort. Imprimer, pour une femme de moins de cinquante ans, c'est mettre
-son bonheur à la plus terrible des loteries, si elle a le bonheur
-d'avoir un amant, elle commencera par le perdre.
-
-Je ne vois qu'une exception: c'est une femme qui fait des livres pour
-nourrir ou élever sa famille. Alors elle doit toujours se retrancher
-dans l'intérêt d'argent en parlant de ses ouvrages, et dire, par
-exemple, à un chef d'escadron: «Votre état vous donne quatre mille
-francs par an, et moi, avec mes deux traductions de l'anglais, j'ai pu,
-l'année dernière, consacrer trois mille cinq cents francs de plus à
-l'éducation de mes deux fils.»
-
-Hors de là, une femme doit imprimer comme le baron d'Holbach ou Mme de
-la Fayette; leurs meilleurs amis l'ignoraient. Publier un livre ne peut
-être sans inconvénient que pour une _fille_; le vulgaire, pouvant la
-mépriser à son aise à cause de son état, la portera aux nues à cause de
-son talent, et même s'engouera de ce talent.
-
-Beaucoup d'hommes en France, parmi ceux qui ont six mille livres de
-rente, font leur bonheur habituel par la littérature sans songer à rien
-imprimer; lire un bon livre est pour eux un des plus grands plaisirs. Au
-bout de dix ans, ils se trouvent avoir doublé leur esprit, et personne
-ne niera qu'en général plus on a d'esprit moins on a de passions
-incompatibles avec le bonheur des autres[192]. Je ne crois pas que l'on
-nie davantage que les fils d'une femme qui lit Gibbon et Schiller auront
-plus de génie que les enfants de celle qui dit le chapelet et lit Mme de
-Genlis.
-
- [192] C'est ce qui me fait espérer beaucoup de la génération naissante
- des privilégiés. J'espère aussi que les maris qui liront ce chapitre
- seront moins despotes pendant trois jours.
-
-Un jeune avocat, un marchand, un médecin, un ingénieur, peuvent être
-lancés dans la vie sans aucune éducation, ils se la donnent tous les
-jours en pratiquant leur état. Mais quelles ressources ont leurs femmes
-pour acquérir des qualités estimables et nécessaires? Cachées dans la
-solitude de leur ménage, le grand livre de la vie et de la nécessité
-reste fermé pour elles. Elles dépensent toujours de la même manière, en
-discutant un compte avec leur cuisinière, les trois louis que leur mari
-leur donne tous les lundis.
-
-Je dirai, dans l'intérêt des despotes: Le dernier des hommes, s'il a
-vingt ans et des joues bien roses, est dangereux pour une femme qui ne
-sait rien, car elle est toute à l'instinct; aux yeux d'une femme
-d'esprit, il fera justement autant d'effet qu'un beau laquais.
-
-Le plaisant de l'éducation actuelle, c'est qu'on n'apprend rien aux
-jeunes filles qu'elles ne doivent oublier bien vite dès qu'elles seront
-mariées. Il faut quatre heures par jour pendant six ans, pour bien jouer
-de la harpe; pour bien peindre la miniature ou l'aquarelle, il faut la
-moitié de ce temps. La plupart des jeunes filles n'arrivent pas même à
-une médiocrité supportable; de là le proverbe si vrai: Qui dit amateur
-dit ignorant[193].
-
- [193] Le contraire de ce proverbe est vrai en Italie, où les plus
- belles voix se trouvent parmi les amateurs étrangers au théâtre.
-
-Et supposons une jeune fille avec quelque talent; trois ans après
-qu'elle est mariée, elle ne prend pas sa harpe ou ses pinceaux une fois
-par mois: ces objets de tant de travail lui sont devenus ennuyeux, à
-moins que le hasard ne lui ait donné l'âme d'un artiste, chose toujours
-fort rare et qui rend peu propre aux soins domestiques.
-
-C'est ainsi que sous un vain prétexte de décence, l'on n'apprend rien
-aux jeunes filles qui puisse les guider dans les circonstances qu'elles
-rencontreront dans la vie; on fait plus, on leur cache, on leur nie ces
-circonstances afin d'ajouter à leur force: 1º l'effet de la surprise; 2º
-l'effet de la défiance rejetée sur toute l'éducation comme ayant été
-menteuse[194]. Je soutiens qu'on doit parler de l'amour à des jeunes
-filles bien élevées. Qui osera avancer de bonne foi que dans nos moeurs
-actuelles les jeunes filles de seize ans ignorent l'existence de
-l'amour? par qui reçoivent-elles cette idée si importante et si
-difficile à bien donner? Voyez Julie d'Étanges se plaindre des
-connaissances qu'elle doit à Chaillot, une femme de chambre de la
-maison. Il faut savoir gré à Rousseau d'avoir osé être peintre fidèle en
-un siècle de fausse décence.
-
- [194] Éducation donnée à Mme d'Épinay (Mémoires, tome I).
-
-L'éducation actuelle des femmes étant peut-être la plus plaisante
-absurdité de l'Europe moderne, moins elles ont d'éducation proprement
-dite, et plus elles valent[195]. C'est pour cela peut être qu'en Italie,
-en Espagne, elles sont si supérieures aux hommes, et je dirais même si
-supérieures aux femmes des autres pays.
-
- [195] J'excepte l'éducation des manières; on entre mieux dans un salon
- rue Verte que rue Saint-Martin.
-
-
-
-
-CHAPITRE LVI
-
-(_Suite_)
-
-
-Toutes nos idées sur les femmes nous viennent en France du catéchisme de
-trois sous; et ce qu'il y a de plaisant, c'est que beaucoup de gens qui
-n'admettraient pas l'autorité de ce livre pour régler une affaire de
-cinquante francs, la suivent à la lettre et stupidement pour l'objet
-qui, dans l'état de vanité des habitudes du XIXe siècle, importe
-peut-être le plus à leur bonheur.
-
-Il ne faut pas de divorce parce que le mariage est un _mystère_, et quel
-mystère? l'emblème de l'union de Jésus-Christ avec son église. Et que
-devenait ce mystère si l'_Église_ se fût trouvée un nom du genre
-masculin[196]? Mais quittons des préjugés qui tombent[197], observons
-seulement ce spectacle singulier, la racine de l'arbre a été sapée par
-la hache du ridicule; mais les branches continuent à fleurir. Pour
-revenir à l'observation des faits et de leurs conséquences:
-
- [196]
-
- Tu es Petrus, et super hanc petram
- Ædificabo Ecclesiam meam.
-
- (Voir M. de Potter, _Histoire de l'Église_.)
-
- [197] La religion est une affaire entre chaque homme et la Divinité.
- De quel droit venez-vous vous placer entre mon Dieu et moi? Je ne
- prends de procureur fondé par le contrat social que pour les choses
- que je ne puis pas faire moi-même.
-
- Pourquoi un Français ne payerait-il pas son p*** comme son
- boulanger? Si nous avons du bon pain à Paris, c'est que l'État ne
- s'est pas encore avisé de déclarer gratuite la fourniture du pain et
- de mettre tous les boulangers à la charge du trésor.
-
- Aux États-Unis, chacun paye son prêtre, ces messieurs sont obligés
- d'avoir du mérite, et mon voisin ne s'avise pas de mettre son
- bonheur à m'imposer son prêtre (Lettre de Birkbeck).
-
- Que sera-ce si j'ai la conviction, comme nos p...s, que mon prêtre
- est l'allié intime de mon é...? Donc, à moins d'un Luther, il n'y
- aura plus de catholicisme en F... en 1850. Cette religion ne pouvait
- être sauvée, en 1820, que par M. Grégoire: voyez comme on le traite.
-
-Dans les deux sexes, c'est de la manière dont on a employé la jeunesse
-que dépend le sort de l'extrême vieillesse; cela est vrai de meilleure
-heure pour les femmes. Comment une femme de quarante-cinq ans est-elle
-reçue dans le monde? d'une manière sévère et plutôt inférieure à son
-mérite; on les flatte à vingt ans, on les abandonne à quarante.
-
-Une femme de quarante-cinq ans n'a d'importance que par ses enfants ou
-son amant.
-
-Une mère qui excelle dans les beaux-arts ne peut communiquer son talent
-à son fils que dans le cas extrêmement rare où ce fils a reçu de la
-nature précisément l'âme de ce talent. Une mère qui a l'esprit cultivé
-donnera à son jeune fils une idée, non seulement de tous les talents
-purement agréables, mais encore de tous les talents utiles à l'homme en
-société, et il pourra choisir. La barbarie des Turcs tient en grande
-partie à l'état d'abrutissement moral des belles Géorgiennes. Les jeunes
-gens nés à Paris doivent à leurs mères l'incontestable supériorité
-qu'ils ont à seize ans sur les jeunes gens provinciaux de leur âge.
-C'est de seize à vingt-cinq ans que la chance tourne.
-
-Tous les jours les gens qui ont inventé le paratonnerre, l'imprimerie,
-l'art de faire le drap, contribuent à notre bonheur, et il en est de
-même des Montesquieu, des Racine, des la Fontaine. Or, le nombre des
-génies que produit une nation est proportionnel au nombre d'hommes qui
-reçoivent une culture suffisante[198], et rien ne me prouve que mon
-bottier n'ait pas l'âme qu'il faut pour écrire comme Corneille: il lui
-manque l'éducation nécessaire pour développer ses sentiments et lui
-apprendre à les communiquer au public.
-
- [198] Voir les généraux en 1795.
-
-D'après le système actuel de l'éducation des jeunes filles, tous les
-génies qui naissent _femmes_ sont perdus pour le bonheur du public; dès
-que le hasard leur donne les moyens de se montrer, voyez-les atteindre
-aux talents les plus difficiles; voyez de nos jours une Catherine II,
-qui n'eut d'autre éducation que le danger et le c...; une Mme Roland,
-une Alessandra Mari, qui, dans Arezzo, lève un régiment et le lance
-contre les Français; une Caroline, reine de Naples, qui sait arrêter la
-contagion du libéralisme mieux que nos Castlereagh et nos P... Quant à
-ce qui met obstacle à la supériorité des femmes dans les ouvrages de
-l'esprit, on peut voir le chapitre de la pudeur, article 9. Où ne fût
-pas arrivée miss Edgeworth si la considération nécessaire à une jeune
-miss anglaise ne lui eût fait une nécessité, lorsqu'elle débuta, de
-transporter la chaire dans le roman[199]?
-
- [199] Sous le rapport des arts, c'est là le grand défaut d'un
- gouvernement raisonnable, et aussi le seul éloge raisonnable de la
- monarchie à la Louis XIV. Voir la stérilité littéraire de
- l'Amérique. Pas une seule romance comme celles de Robert Burns ou
- des Espagnols du XIIIe siècle[200].
-
- [200] Voir les admirables romances des Grecs modernes, celles des
- Espagnols et des Danois du XIIIe siècle, et encore mieux les poésies
- arabes du VIIe siècle.
-
-Quel est l'homme, dans l'amour ou dans le mariage, qui a le bonheur de
-pouvoir communiquer ses pensées, telles qu'elles se présentent à lui, à
-la femme avec laquelle il passe sa vie? Il trouve un bon coeur qui
-partage ses peines, mais toujours il est obligé de mettre ses pensées en
-petite monnaie s'il veut être entendu, et il serait ridicule d'attendre
-des conseils raisonnables d'un esprit qui a besoin d'un tel régiment
-pour saisir les objets. La femme la plus parfaite, suivant les idées de
-l'éducation actuelle, laisse son partenaire isolé dans les dangers de la
-vie, et bientôt court risque de l'ennuyer.
-
-Quel excellent conseiller un homme ne trouverait-il pas dans sa femme si
-elle savait penser! un conseiller dont, après tout, hors un seul objet,
-et qui ne dure que le matin de la vie, les intérêts sont exactement
-identiques avec les siens!
-
-Une des plus belles prérogatives de l'esprit, c'est qu'il donne de la
-considération à la vieillesse. Voyez l'arrivée de Voltaire à Paris faire
-pâlir la majesté royale. Mais, quant aux pauvres femmes, dès qu'elles
-n'ont plus le brillant de la jeunesse, leur unique et triste bonheur est
-de pouvoir se faire illusion sur le rôle qu'elles jouent dans le monde.
-
-Les débris des talents de la jeunesse ne sont plus qu'un ridicule, et ce
-serait un bonheur pour nos femmes actuelles de mourir à cinquante ans.
-Quant à la vraie morale, plus on a d'esprit et plus on voit clairement
-que la justice est le seul chemin du bonheur. Le génie est un pouvoir,
-mais il est encore plus un flambeau pour découvrir le grand art d'être
-heureux.
-
-La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils peuvent faire
-de grandes choses, c'est celui où rien ne leur semble impossible.
-L'ignorance des femmes fait perdre au genre humain cette chance
-magnifique. L'amour fait tout au plus aujourd'hui bien monter à cheval,
-ou bien choisir son tailleur.
-
-Je n'ai pas le temps de garder les avenues contre la critique, si
-j'étais maître d'établir des usages, je donnerais aux jeunes filles,
-autant que possible, exactement la même éducation qu'aux jeunes garçons.
-Comme je n'ai pas l'intention de faire un livre à propos de botte, on
-n'exigera pas que je dise en quoi l'éducation actuelle des hommes est
-absurde. (On ne leur enseigne pas les deux premières sciences, la
-logique et la morale.) La prenant telle qu'elle est, cette éducation, je
-dis qu'il vaut mieux la donner aux jeunes filles que de leur montrer
-uniquement à faire de la musique, des aquarelles et de la broderie.
-
-Donc, apprendre aux jeunes filles à lire, à écrire et l'arithmétique par
-l'enseignement mutuel dans les écoles-centrales-couvents, où la présence
-de tout homme, les professeurs exceptés, serait sévèrement punie. Le
-grand avantage de réunir les enfants, c'est que, quelque bornés que
-soient les professeurs, les enfants apprennent malgré eux de leurs
-petits camarades l'art de vivre dans le monde et de ménager les
-intérêts. Un professeur sensé devrait expliquer aux enfants leurs
-petites querelles et leurs amitiés, et commencer ainsi son cours de
-morale plutôt que par l'histoire du _Veau d'or_[201].
-
- [201] Mon cher élève, monsieur votre père a de la tendresse pour vous;
- c'est ce qui fait qu'il me donne quarante francs par mois pour que
- je vous apprenne les mathématiques, le dessin, en un mot à gagner de
- quoi vivre. Si vous aviez froid faute d'un petit manteau, monsieur
- votre père souffrirait. Il souffrirait parce qu'il a de la
- sympathie, etc., etc. Mais, quand vous aurez dix-huit ans, il faudra
- que vous gagniez vous-même l'argent nécessaire pour acheter ce
- manteau. Monsieur votre père a, dit-on, vingt-cinq mille livres de
- rente, mais vous êtes quatre enfants; donc il faudra vous
- déshabituer de la voiture dont vous jouissez chez monsieur votre
- père, etc., etc.
-
-Sans doute, d'ici à quelques années l'enseignement mutuel sera appliqué
-à tout ce qui s'apprend; mais, prenant les choses dans leur état actuel,
-je voudrais que les jeunes filles étudiassent le latin comme les petits
-garçons; le latin est bon parce qu'il apprend à s'ennuyer; avec le
-latin, l'histoire, les mathématiques, la connaissance des plantes utiles
-comme nourriture ou comme remède, ensuite la logique et les sciences
-morales, etc. La danse, la musique et le dessin doivent se commencer à
-cinq ans.
-
-A seize ans, une jeune fille doit songer à se trouver un mari et
-recevoir de sa mère des idées justes sur l'amour, le mariage et le peu
-de probité des hommes[202].
-
- [202] Hier soir, j'ai vu deux charmantes petites filles de quatre ans
- chanter des chansons d'amour fort vives dans une escarpolette que je
- faisais aller. Les femmes de chambre leur apprennent ces chansons,
- et leur mère leur dit qu'_amour_ et _amant_ sont des mots vides de
- sens.
-
-
-
-
-CHAPITRE LVI _bis_
-
-Du mariage.
-
-
-La fidélité des femmes dans le mariage, lorsqu'il n'y a pas d'amour, est
-probablement une chose contre nature[203].
-
- [203] Anzi certamente. Coll'amore uno non trova gusto a bevere acqua
- altra che quella di questo fonte prediletto. Resta naturale allora
- la fedeltà.
-
- Coll matrimonio senza amore, in men di due anni l'acqua di questo
- fonte diventa amara. Esiste sempre pero in natura il bisogno
- d'acqua. I costumi fanno superare la natura, ma solamente quando si
- puo vincerla in un instante: la moglie indiana che si abruccia (21
- octobre 1821) dopo la morte del vecchio marito che odiava, la
- ragazza europea che trucida barbaramente il tenero bambino al quale
- testè diede vita. Senza l'altissimo muro dell monistero le monache
- anderebbero via.
-
-On a essayé d'obtenir cette chose contre nature par la peur de l'enfer
-et les sentiments religieux; l'exemple de l'Espagne et de l'Italie
-montre jusqu'à quel point on a réussi.
-
-On a voulu l'obtenir en France par l'opinion, c'était la seule digue
-capable de résister; mais on l'a mal construite. Il est absurde de dire
-à une jeune fille: «Vous serez fidèle à l'époux de votre choix»; et
-ensuite de la marier par force à un vieillard ennuyeux[204].
-
- [204] Même les minuties, tout chez nous est comique en ce qui concerne
- l'éducation des femmes. Par exemple, en 1820, sous le règne de ces
- mêmes nobles qui ont proscrit le divorce, le ministère envoie à la
- ville de Laon un buste et une statue de Gabrielle d'Estrées. La
- statue sera placée sur la place publique, apparemment pour répandre
- parmi les jeunes filles l'amour des Bourbons, et les engager, en cas
- de besoin, à n'être pas cruelles aux rois aimables, et à donner des
- rejetons à cette illustre famille.
-
- Mais, en revanche, le même ministère refuse à la ville de Laon le
- buste du maréchal Serrurier, brave homme qui n'était pas galant, et
- qui de plus avait grossièrement commencé sa carrière par le métier
- de simple soldat. (Discours du général Foy, _Courrier_ du 17 juin
- 1820. Dulaure, dans sa curieuse _Histoire de Paris_, article:
- _Amours de Henri IV_.)
-
-_Mais les jeunes filles se marient avec plaisir._--C'est que, dans le
-système contraint de l'éducation actuelle, l'esclavage qu'elles
-subissent dans la maison de leur mère est d'un intolérable ennui;
-d'ailleurs elles manquent de lumières; enfin c'est le voeu de la nature.
-Il n'y a qu'un moyen d'obtenir plus de fidélité des femmes dans le
-mariage: c'est de donner la liberté aux jeunes filles et le divorce aux
-gens mariés.
-
-Une femme perd toujours dans un premier mariage les plus beaux jours de
-la jeunesse, et par le divorce elle donne aux sots quelque chose à dire
-contre elle.
-
-Les jeunes femmes qui ont beaucoup d'amants n'ont que faire du divorce.
-Les femmes d'un certain âge qui ont eu beaucoup d'amants croient réparer
-leur réputation, et en France y réussissent toujours, en se montrant
-extrêmement sévères envers des erreurs qui les ont quittées. Ce sera
-quelque pauvre jeune femme vertueuse et éperdument amoureuse qui
-demandera le divorce et qui se fera honnir par des femmes qui ont eu
-cinquante hommes.
-
-
-
-
-CHAPITRE LVII
-
-De ce qu'on appelle vertu.
-
-
-Moi, j'honore du nom de vertu l'habitude de faire des actions pénibles
-et utiles aux autres.
-
-Saint Siméon Stylite, qui se tient vingt-deux ans sur le haut d'une
-colonne et qui se donne les étrivières, n'est guère vertueux à mes yeux,
-j'en conviens, et c'est ce qui donne un ton trop leste à cet essai.
-
-Je n'estime guère non plus un chartreux qui ne mange que du poisson et
-qui ne se permet de parler que le jeudi. J'avoue que j'aime mieux le
-général Carnot, qui, dans un âge avancé, supporte les rigueurs de l'exil
-dans une petite ville du Nord plutôt que de faire une bassesse.
-
-J'ai quelque espoir que cette déclaration extrêmement vulgaire portera à
-sauter le reste du chapitre.
-
-Ce matin, jour de fête, à Pesaro (7 mai 1819), étant obligé d'aller à la
-messe, je me suis fait donner un missel et je suis tombé sur ces
-paroles:
-
- Joanna, Alphonsi quinti Lusitaniæ regis filia, tanta divini amoris
- flamma præventa fuit, ut ab ipsa pueritia rerum caducarum pertæsa,
- solo coelestis patriæ desiderio flagraret.
-
-La vertu si touchante prêchée par les phrases si belles du _Génie du
-christianisme_ se réduit donc à ne pas manger de truffes de peur des
-crampes d'estomac. C'est un calcul fort raisonnable si l'on croit à
-l'enfer, mais calcul de l'intérêt le plus personnel et le plus
-prosaïque. La vertu _philosophique_ qui explique si bien le retour de
-Régulus à Carthage, et qui a amené des traits semblables dans notre
-révolution[205], prouve au contraire générosité dans l'âme.
-
- [205] Mémoires de Mme Roland. M. Grangeneuve qui va se promener à huit
- heures dans une certaine rue pour se faire tuer par le capucin
- Chabot. On croyait une mort utile à la cause de la liberté.
-
-C'est uniquement pour ne pas être brûlée en l'autre monde, dans une
-grande chaudière d'huile bouillante, que Mme de Tourvel résiste à
-Valmont. Je ne conçois pas comment l'idée d'être le rival d'une
-chaudière d'huile bouillante n'éloigne pas Valmont par le mépris.
-
-Combien Julie d'Étanges, respectant ses serments et le bonheur de M. de
-Wolmar, n'est-elle pas plus touchante?
-
-Ce que je dis de Mme de Tourvel, je le trouve applicable à la haute
-vertu de Mistress Hutchinson. Quelle âme le puritanisme enleva à
-l'amour!
-
-Un des travers les plus plaisants dans le monde, c'est que les hommes
-croient toujours savoir ce qu'il leur est évidemment nécessaire de
-savoir. Voyez-les parler de politique, cette science si compliquée;
-voyez-les parler de mariage et de moeurs.
-
-
-
-
-CHAPITRE LVIII
-
-Situation de l'Europe à l'égard du mariage.
-
-
-Jusqu'ici nous n'avons traité la question du mariage que par le
-raisonnement[206]; la voici traitée par les faits.
-
- [206] L'auteur avait lu un chapitre intitulé _dell' Amore_, dans la
- traduction italienne de l'idéologie de M. de Tracy. Le lecteur
- trouvera dans ce chapitre des idées d'une bien autre portée
- philosophique que tout ce qu'il peut rencontrer ici.
-
-Quel est le pays du monde où il y a le plus de mariages heureux?
-incontestablement c'est l'Allemagne protestante.
-
-J'extrais le morceau suivant du journal du capitaine Salviati, sans y
-changer un seul mot:
-
-«Halberstadt, 25 juin 1807... M. de Bulow cependant est bonnement et
-ouvertement amoureux de Mlle de Feltheim; il la suit partout et
-toujours, lui parle sans cesse, et très souvent la retient à dix pas de
-nous. Cette préférence ouverte choque la société, la rompt, et aux rives
-de la Seine passerait pour le comble de l'indécence. Les Allemands
-songent bien moins que nous à ce qui rompt la société, et l'indécence
-n'est presque qu'un mal de convention. Il y a cinq ans que M. de Bulow
-fait ainsi la cour à Mina, qu'il n'a pas pu épouser à cause de la
-guerre. Toutes les demoiselles de la société ont leur amant connu de
-tout le monde; mais aussi, parmi les Allemands de la connaissance de mon
-ami M. de Mermann, il n'en est pas un seul qui ne se soit marié par
-amour, savoir:
-
-«Mermann, son frère George, M. de Voigt, M. de Lazing, etc. Il vient de
-m'en nommer une douzaine.
-
-«La manière ouverte et passionnée dont tous ces amants font la cour à
-leurs maîtresses serait le comble de l'indécence, du ridicule et de la
-malhonnêteté en France.
-
-«Mermann me disait ce soir, en revenant du _Chasseur vert_, que, de
-toutes les femmes de sa famille très nombreuse, il ne croyait pas qu'il
-y en eût une seule qui eût trompé son mari. Mettons qu'il se trompe de
-moitié, c'est encore un pays singulier.
-
-«Sa proposition scabreuse à sa belle-soeur, Mme de Munichow, dont la
-famille va s'éteindre faute d'héritiers mâles et les biens très
-considérables retourner au prince, reçue avec froideur, mais «ne m'en
-reparlez jamais.»
-
-«Il en dit quelque chose en termes très couverts à la céleste Philippine
-(qui vient d'obtenir le divorce contre son mari, qui voulait simplement
-la vendre au souverain); indignation non jouée, diminuée dans les termes
-au lieu d'être exagérée: «Vous n'avez donc plus d'estime du tout pour
-notre sexe? Je crois pour votre honneur que vous plaisantez.»
-
-«Dans un voyage au Brocken avec cette vraiment belle femme, elle
-s'appuyait sur son épaule en dormant, ou feignant de dormir; un cahot la
-jette un peu sur lui, il lui serre la taille, elle se jette de l'autre
-côté de la voiture; il ne pense pas qu'elle soit inséductible, mais il
-croit qu'elle se tuerait le lendemain de sa faute. Ce qu'il y a de
-certain, c'est qu'il l'a aimée passionnément, qu'il en a été aimé de
-même, qu'ils se voyaient sans cesse et qu'elle est sans reproche; mais
-le soleil est bien pâle à Halberstadt, le gouvernement bien minutieux,
-et ces deux personnages bien froids. Dans leurs tête-à-tête les plus
-passionnés, Kant et Klopstock étaient toujours de la partie.
-
-«Mermann me contait qu'un homme marié convaincu d'adultère peut être
-condamné par les tribunaux de Brunswick à dix ans de prison; la loi est
-tombée en désuétude, mais fait du moins que l'on ne plaisante point sur
-ces sortes d'affaires; la qualité d'homme à aventures galantes est bien
-loin d'être, comme en France, un avantage que l'on ne peut presque
-dénier en face à un mari sans l'insulter.
-
-«Quelqu'un qui dirait à mon colonel ou à Ch... qu'ils n'ont plus de
-femmes depuis leur mariage en serait fort mal reçu.
-
-«Il y a quelques années qu'une femme de ce pays, dans un retour de
-religion, dit à son mari, homme de la cour de Brunswick, qu'elle l'avait
-trompé six ans de suite. Ce mari, aussi sot que sa femme, alla conter le
-propos au duc; le galant fut obligé de donner sa démission de tous ses
-emplois et de quitter le pays dans les vingt-quatre heures, sur la
-menace du duc de faire agir les lois.»
-
-«Halberstadt, 7 juillet 1807.
-
-«Ici les maris ne sont pas trompés, il est vrai, mais quelles femmes,
-grands dieux! des statues, des masses à peine organisées. Avant le
-mariage elles sont fort agréables, lestes comme des gazelles, et un oeil
-vif et tendre qui comprend toujours les allusions de l'amour. C'est
-qu'elles sont à la chasse d'un mari. A peine ce mari trouvé, elles ne
-sont plus exactement que des faiseuses d'enfant, en perpétuelle
-adoration devant le faiseur. Il faut que dans une famille de quatre ou
-cinq enfants il y en ait toujours un de malade, puisque la moitié des
-enfants meurt avant sept ans, et dans ce pays, dès qu'un des bambins est
-malade, la mère ne sort plus. Je les vois trouver un plaisir indicible à
-être caressées par leurs enfants. Peu à peu elles perdent toutes leurs
-idées. C'est comme à Philadelphie. Des jeunes filles de la gaieté la
-plus folle et la plus innocente y deviennent, en moins d'un an, les plus
-ennuyeuses des femmes. Pour en finir sur les mariages de l'Allemagne
-protestante, la dot de la femme est à peu près nulle à cause des fiefs.
-Mlle de Diesdorff, fille d'un homme qui a quarante mille livres de
-rente, aura peut-être deux mille écus de dot (sept mille cinq cents
-francs).
-
-«M. de Mermann a eu quatre mille écus de sa femme.
-
-«Le supplément de dot est payable en vanité à la cour. «On trouverait
-dans la bourgeoisie, me disait Mermann, des partis de cent ou cent
-cinquante mille écus (six cent mille francs au lieu de quinze). Mais on
-ne peut plus être présenté à la cour; on est séquestré de toute société
-où se trouve un prince ou une princesse: _c'est affreux_.» Ce sont ses
-termes, et c'était le cri du coeur.
-
-«Une femme allemande qui aurait l'âme de Phi***, avec son esprit, sa
-figure noble et sensible, le feu qu'elle devait avoir à dix-huit ans
-(elle en a vingt-sept), étant honnête et pleine de naturel par les
-moeurs du pays, n'ayant, par la même cause, que la petite dose utile de
-religion, rendrait sans doute son mari fort heureux. Mais comment se
-flatter d'être constant auprès de mères de famille si insipides?»
-
-«--_Mais il était marié_,» m'a-t-elle répondu ce matin comme je blâmais
-les quatre ans de silence de l'amant de Corinne, lord Oswald. Elle a
-veillé jusqu'à trois heures pour lire Corinne; ce roman lui a donné une
-profonde émotion, et elle me répond avec sa touchante candeur: «_Mais il
-était marié._»
-
-«Phi*** a tant de naturel et une sensibilité si naïve, que, même en ce
-pays du naturel, elle semble prude aux petits esprits montés sur de
-petites âmes. Leurs plaisanteries lui font mal au coeur, et elle ne le
-cache guère.
-
-«Quand elle est en bonne compagnie, elle rit comme une folle des
-plaisanteries les plus gaies. C'est elle qui m'a conté l'histoire de
-cette jeune princesse de seize ans, depuis si célèbre, qui entreprenait
-souvent de faire monter dans son appartement l'officier de garde à sa
-porte.»
-
-
-LA SUISSE.
-
-Je connais peu de familles plus heureuses que celles de l'_Oberland_,
-partie de la Suisse située près de Berne, et il est de notoriété
-publique (1816) que les jeunes filles y passent avec leurs amants les
-nuits du samedi au dimanche.
-
-Les sots qui connaissent le monde pour avoir fait le voyage de Paris à
-Saint-Cloud vont se récrier; heureusement je trouve dans un écrivain
-suisse la confirmation de ce que j'ai vu moi-même[207] pendant quatre
-mois.
-
- [207] _Principes philosophiques du colonel Weiss_, septième édition,
- tome II, page 245.
-
-«Un bon paysan se plaignait de quelques dégâts faits dans son verger; je
-lui demandai pourquoi il n'avait pas de chien: «Mes filles ne se
-marieraient jamais.» Je ne comprenais pas sa réponse; il me conte qu'il
-avait eu un chien si méchant, qu'il n'y avait plus de garçons qui
-osassent escalader ses fenêtres.
-
-«Un autre paysan, maire de son village, pour me faire l'éloge de sa
-femme, me disait que, du temps qu'elle était fille, il n'y en avait
-point qui eût plus de _kilter_ ou _veilleurs_ (qui eût plus de jeunes
-gens qui allassent passer la nuit avec elle).
-
-«Un colonel généralement estimé fut obligé, dans une course de
-montagnes, de passer la nuit au fond d'une des vallées les plus
-solitaires et les plus pittoresques du pays. Il logea chez le premier
-magistrat de la vallée, homme riche et accrédité. L'étranger remarqua en
-entrant une jeune fille de seize ans, modèle de grâce, de fraîcheur et
-de simplicité: c'était la fille du maître de la maison. Il y avait ce
-soir-là bal champêtre: l'étranger fit la cour à la jeune fille, qui
-était réellement d'une beauté frappante. Enfin, se faisant courage, il
-osa lui demander s'il ne pourrait pas _veiller_ avec elle. «Non,
-répondit la jeune fille, je couche avec ma cousine; mais je viendrai
-moi-même chez vous.» Qu'on juge du trouble que causa cette réponse. On
-soupe, l'étranger se lève, la jeune fille prend le flambeau et le suit
-dans sa chambre; il croit toucher au bonheur. «Non, lui dit-elle avec
-candeur; il faut d'abord que je demande permission à maman.» La foudre
-l'eût moins atterré. Elle sort; il reprend courage et se glisse autour
-du salon de bois de ces bonnes gens; il entend la fille, qui, d'un ton
-caressant, priait sa mère de lui accorder la permission qu'elle
-désirait; elle l'obtient enfin. «N'est-ce pas, vieux, dit la mère à son
-mari, qui était déjà au lit, tu consens que Trineli passe la nuit avec
-M. le colonel?--De bon coeur, répond le père; je crois qu'à un tel homme
-je prêterais encore ma femme.--Eh bien! va, dit la mère à Trineli; mais
-sois brave fille, et n'ôte pas ta jupe...» Au point du jour, Trineli,
-respectée par l'étranger, se leva vierge; elle arrangea les coussins du
-lit, prépara du café et de la crème pour son veilleur, et, après que,
-assise sur le lit, elle eut déjeuné avec lui, elle coupe un petit
-morceau de son _broustpletz_ (pièce de velours qui couvre le sein).
-«Tiens, lui dit-elle, conserve ce souvenir d'une nuit heureuse; je ne
-l'oublierai jamais. Pourquoi es-tu colonel?» Et, lui ayant donné un
-dernier baiser, elle s'enfuit: il ne put plus la revoir[208].» Voilà
-l'excès exposé à nos moeurs françaises et que je suis loin d'approuver.
-
- [208] Je suis heureux de pouvoir dire avec les paroles d'un autre des
- faits extraordinaires que j'ai eu l'occasion d'observer.
- Certainement sans M. de Weiss je n'eusse pas rapporté ce trait de
- moeurs. J'en ai omis d'aussi caractéristiques à Valence et à Vienne.
-
-Je voudrais, si j'étais législateur, qu'on prît en France, comme en
-Allemagne, l'usage des soirées dansantes. Trois fois par semaine, les
-jeunes filles iraient avec leurs mères à un bal commencé à sept heures,
-finissant à minuit, et exigeant pour tous frais un violon et des verres
-d'eau. Dans une pièce voisine, les mères, peut-être un peu jalouses de
-l'heureuse éducation de leurs filles, joueraient au boston; dans une
-troisième, les pères trouveraient les journaux et parleraient politique.
-Entre minuit et une heure, toutes les familles se réuniraient et
-regagneraient le toit paternel. Les jeunes filles apprendraient à
-connaître les jeunes hommes; la fatuité et l'indiscrétion qui la suit
-leur deviendraient bien vite odieuses; enfin, _elles se choisiraient un
-mari_. Quelques jeunes filles auraient des amours malheureuses, mais le
-nombre des maris trompés et des mauvais ménages diminuerait dans une
-immense proportion. Alors il serait moins absurde de chercher à punir
-l'infidélité par la honte, la loi dirait aux jeunes femmes: «Vous avez
-choisi votre mari; soyez-lui fidèle.» Alors j'admettrais la poursuite et
-la punition par les tribunaux de ce que les Anglais appellent _criminal
-conversation_. Les tribunaux pourraient imposer, au profit des prisons
-et des hôpitaux, une amende égale aux deux tiers de la fortune du
-séducteur et une prison de quelques années.
-
-Une femme pourrait être poursuivie pour adultère devant un jury. Le jury
-devrait d'abord déclarer que la conduite du mari a été irréprochable.
-
-La femme convaincue pourrait être condamnée à la prison pour la vie. Si
-le mari avait été absent plus de deux ans, la femme ne pourrait être
-condamnée qu'à une prison de quelques années. Les moeurs publiques se
-modèleraient bientôt sur ces lois et les perfectionneraient[209].
-
- [209] L'_Examiner_, journal anglais, en rendant compte du procès de la
- reine (nº 662. du 3 septembre 1820), ajoute:
-
- «We have a system of sexual morality, under which thousands of women
- become mercenary prostitutes whom virtuous women are taught to
- scorn, while virtuous men retain the privilege of frequenting those
- very women, without its being regarded as any thing more than a
- venial offence.»
-
- Il y a une noble hardiesse dans le pays du _Cant_ à oser exprimer,
- sur cet objet une vérité, quelque triviale et palpable qu'elle soit;
- cela est encore plus méritoire à un pauvre journal qui ne peut
- espérer de succès qu'en étant acheté par les gens riches, lesquels
- regardent les évêques et la Bible comme l'unique sauvegarde de leurs
- belles livrées.
-
-Alors les nobles et les prêtres, tout en regrettant amèrement les
-siècles décents de Mme de Montespan ou de Mme du Barry, seraient forcés
-de permettre le divorce[210].
-
- [210] Mme de Sévigné écrivait à sa fille, le 23 décembre 1671: «Je ne
- sais si vous avez appris que Villarceaux, en parlant au roi d'une
- charge pour son fils, prit habilement l'occasion de lui dire qu'il y
- avait des gens qui se mêlaient de dire à sa nièce (Mlle de Rouxel),
- que Sa Majesté avait quelque dessein pour elle; que si cela était,
- il le suppliait de se servir de lui, que l'affaire serait mieux
- entre ses mains que dans celles des autres, et qu'il s'y emploierait
- avec succès. Le roi se mit à rire, et dit: _Villarceaux, nous sommes
- trop vieux, vous et moi, pour attaquer des demoiselles de quinze
- ans_. Et comme un galant homme se moqua de lui et conta ce discours
- chez les dames (Tome II, page 340).
-
- Mémoires de Lauzun, de Bezenval, de Mme d'Épinay, etc., etc. Je
- supplie qu'on ne me condamne pas tout à fait sans relire ces
- mémoires.
-
-Il y aurait dans un village, en vue de Paris, un élysée pour les femmes
-malheureuses, une maison de refuge où, sous peine des galères, il
-n'entrerait d'autre homme que le médecin et l'aumônier. Une femme qui
-voudrait obtenir le divorce serait tenue, avant tout, d'aller se
-constituer prisonnière dans cet élysée; elle y passerait deux années
-sans sortir une seule fois. Elle pourrait écrire, sans jamais recevoir
-de réponse.
-
-Un conseil composé de pairs de France et de quelques magistrats estimés
-dirigerait, au nom de la femme, les poursuites pour le divorce, et
-réglerait la pension à payer par le mari à l'établissement. La femme qui
-succomberait dans sa demande devant les tribunaux serait admise à passer
-le reste de sa vie à l'élysée. Le gouvernement compléterait à
-l'administration de l'élysée deux mille francs par femme réfugiée. Pour
-être reçue à l'élysée, il faudrait avoir eu une dot de plus de vingt
-mille francs. La sévérité du régime moral serait extrême.
-
-Après deux ans d'une totale séparation du monde, une femme divorcée
-pourrait se remarier.
-
-Une fois arrivées à ce point, les chambres pourraient examiner si, pour
-établir l'émulation du mérite entre les jeunes filles, il ne
-conviendrait pas d'attribuer aux garçons une part double de celles des
-soeurs dans le partage de l'héritage paternel. Les filles qui ne
-trouveraient pas à se marier auraient une part égale à celles des mâles.
-On peut remarquer en passant que ce système détruirait peu à peu
-l'habitude des mariages de convenance trop inconvenants. La possibilité
-du divorce rendrait inutiles les excès de bassesse.
-
-Il faudrait établir sur divers points de la France, et dans des villages
-pauvres, trente abbayes pour les vieilles filles. Le gouvernement
-chercherait à entourer ces établissements de considération, pour
-consoler un peu la tristesse des pauvres filles qui y achèveraient leur
-vie. Il faudrait leur donner tous les hochets de la dignité.
-
-Mais laissons ces chimères.
-
-
-
-
-CHAPITRE LIX
-
-Werther et don Juan.
-
-
-Parmi les jeunes gens, lorsque l'on s'est bien moqué d'un pauvre
-amoureux et qu'il a quitté le salon, ordinairement la conversation finit
-par agiter la question de savoir s'il vaut mieux prendre les femmes
-comme le don Juan de Mozart, ou comme Werther. Le contraste serait plus
-exact si j'eusse cité Saint-Preux, mais c'est un si plat personnage, que
-je ferais tort aux âmes tendres en le leur donnant pour représentant.
-
-Le caractère de don Juan requiert un plus grand nombre de ces vertus
-utiles et estimées dans le monde: l'admirable intrépidité, l'esprit de
-ressource, la vivacité, le sang-froid, l'esprit amusant, etc.
-
-Les don Juan ont de grands moments de sécheresse et une vieillesse fort
-triste; mais la plupart des hommes n'arrivent pas à la vieillesse.
-
-Les amoureux jouent un pauvre rôle le soir dans le salon, car l'on n'a
-de talent et de force auprès des femmes qu'autant qu'on met à les avoir
-exactement le même intérêt qu'à une partie de billard. Comme la société
-connaît aux amoureux un grand intérêt dans la vie, quelque esprit qu'ils
-aient, ils prêtent le flanc à la plaisanterie; mais le matin en
-s'éveillant, au lieu d'avoir de l'humeur jusqu'à ce que quelque chose de
-piquant et de malin les soit venu ranimer, ils songent à ce qu'ils
-aiment et font des châteaux en Espagne habités par le bonheur.
-
-L'amour à la Werther ouvre l'âme à tous les arts, à toutes les
-impressions douces et romantiques, au clair de lune, à la beauté des
-bois, à celle de la peinture, en un mot au sentiment et à la jouissance
-du _beau_, sous quelque forme qu'il se présente, fût-ce sous un habit de
-bure. Il fait trouver le bonheur même sous les richesses[211]. Ces
-âmes-là, au lieu d'être sujettes à se blaser comme Mielhan, Bezenval,
-etc., deviennent folles par excès de sensibilité comme Rousseau. Les
-femmes douées d'une certaine élévation d'âme qui, après la première
-jeunesse, savent voir l'amour où il est, et quel est cet amour,
-échappent en général aux don Juan qui ont pour eux plutôt le nombre que
-la qualité des conquêtes. Remarquez, au désavantage de la considération
-des âmes tendres, que la publicité est nécessaire au triomphe des don
-Juan, comme le secret à ceux des Werther. La plupart des gens qui
-s'occupent de femmes par état sont nés au sein d'une grande aisance,
-c'est-à-dire sont, par le fait de leur éducation et par l'imitation de
-ce qui les entourait dans leur jeunesse, égoïstes et secs[212].
-
- [211] Premier volume de la _Nouvelle Héloïse_, et tous les volumes, si
- Saint-Preux se fût trouvé avoir l'ombre du caractère; mais c'était
- un vrai poète, un bavard sans résolution, qui n'avait du coeur
- qu'après avoir péroré, d'ailleurs homme fort plat. Ces gens-là ont
- l'immense avantage de ne pas choquer l'orgueil féminin, et de ne
- jamais donner d'_étonnement_ à leur amie. Qu'on pèse ce mot; c'est
- peut-être là tout le secret du succès des hommes plats auprès des
- femmes distinguées. Cependant l'amour n'est pas une passion
- qu'autant qu'il fait oublier l'amour-propre. Elles ne sentent donc
- pas complètement l'amour, les femmes qui, comme L.., lui demandent
- les plaisirs de l'orgueil. Sans s'en douter, elles sont à la même
- hauteur que l'homme prosaïque, objet de leur mépris, qui cherche
- dans l'amour, l'amour et la vanité. Elles, elles veulent l'amour et
- l'orgueil; mais l'amour se retire la rougeur sur le front; c'est le
- plus orgueilleux des despotes: ou il est tout, ou il n'est rien.
-
- [212] Voir une page d'André Chénier, _OEuvres_, page 370; ou bien
- ouvrir les yeux dans le monde, ce qui est plus difficile. «En
- général, ceux que nous appelons patriciens sont plus éloignés que
- les autres hommes de rien aimer», dit l'empereur Marc-Aurèle.
- (_Pensées_, page 50.)
-
-Les vrais don Juan finissent même par regarder les femmes comme le parti
-ennemi, et par se réjouir de leurs malheurs de tous genres.
-
-Au contraire, l'aimable duc delle Pignatelle nous montrait à Munich la
-vraie manière d'être heureux par la volupté, même sans l'amour-passion.
-«Je vois qu'une femme me plaît, me disait-il un soir, quand je me trouve
-tout interdit auprès d'elle et que je ne sais que lui dire.» Bien loin
-de mettre son amour-propre à rougir et à se venger de ce moment
-d'embarras, il le cultivait précieusement comme la source du bonheur.
-Chez cet aimable jeune homme, l'amour goût était tout à fait exempt de
-la vanité qui corrode; c'était une nuance affaiblie, mais pure et sans
-mélange, de l'amour véritable; et il respectait toutes les femmes comme
-des êtres charmants envers qui nous sommes bien injustes (20 février
-1820).
-
-Comme on ne se choisit pas un tempérament, c'est-à-dire une âme, l'on ne
-se donne pas un rôle supérieur. J.-J. Rousseau et le duc de Richelieu
-auraient eu beau faire, malgré tout leur esprit, ils n'auraient pu
-changer de carrière auprès des femmes. Je croirais volontiers que le duc
-n'a jamais eu de moments comme ceux que Rousseau trouva dans le parc de
-la Chevrette, auprès de Mme d'Houdetot; à Venise, en écoutant la musique
-des _Scuole_; et à Turin aux pieds de Mme Bazile. Mais aussi il n'eut
-jamais à rougir du ridicule dont Rousseau se couvre auprès de Mme de
-Larnage et dont le remords le poursuit le reste de sa vie.
-
-Le rôle des Saint Preux est plus doux et remplit tous les moments de
-l'existence; mais il faut convenir que celui de don Juan est bien plus
-brillant. Si Saint-Preux change de goût au milieu de sa vie, solitaire
-et retiré, avec des habitudes pensives, il se trouve sur la scène du
-monde à la dernière place, tandis que don Juan se voit une réputation
-superbe parmi les hommes, et pourra peut-être encore plaire à une femme
-tendre en lui faisant le sacrifice sincère de ses goûts libertins.
-
-Par toutes les raisons présentées jusqu'ici, il me semble que la
-question se balance. Ce qui me fait croire les Werther plus heureux,
-c'est que don Juan réduit l'amour à n'être qu'une affaire ordinaire. Au
-lieu d'avoir, comme Werther, des réalités qui se modèlent sur ses
-désirs, il a des désirs imparfaitement satisfaits par la froide réalité,
-comme dans l'ambition, l'avarice et les autres passions. Au lieu de se
-perdre dans les rêveries enchanteresses de la cristallisation, il pense
-comme un général au succès de ses manoeuvres[213], et, en un mot, tue
-l'amour, au lieu d'en jouir plus qu'un autre, comme croit le vulgaire.
-
- [213] Comparez _Lovelace_ à _Tom Jones_.
-
-Ce qui précède me semble sans réplique. Une autre raison qui l'est pour
-le moins autant à mes yeux, mais que, grâce à la méchanceté de la
-providence, il faut pardonner aux hommes de ne pas reconnaître, c'est
-que l'habitude de la justice me paraît, sauf les accidents, la route la
-plus assurée pour arriver au bonheur, et les Werther ne sont pas
-scélérats[214].
-
- [214] Voir la _Vie privée du duc de Richelieu_, 9 volumes in-8º.
- Pourquoi, au moment où un assassin tue un homme, ne tombe-t-il pas
- mort aux pieds de sa victime? Pourquoi les maladies? et, s'il y a
- des maladies, pourquoi un Troistaillons ne meurt-il pas de la
- colique? Pourquoi Henri IV règne-t-il vingt et un ans, et Louis XV
- cinquante-neuf? Pourquoi la durée de la vie n'est-elle pas en
- proportion exacte avec le degré de vertu de chaque homme? Et autres
- questions _infâmes_, diront les philosophes anglais, qu'il n'y a
- assurément aucun mérite à poser, mais auxquelles il y aurait quelque
- mérite à répondre autrement que par des injures et du _cant_.
-
-Pour être heureux dans le crime, il faudrait exactement n'avoir pas de
-remords. Je ne sais si un tel être peut exister[215]; je ne l'ai jamais
-rencontré, et je parierais que l'aventure de Mme Michelin troublait les
-nuits du duc de Richelieu.
-
- [215] Voir Néron après le meurtre de sa mère, dans Suétone; et
- cependant de quelles belles masses de flatterie n'était-il pas
- environné?
-
-Il faudrait, ce qui est impossible, n'avoir exactement pas de sympathie,
-ou pouvoir mettre à mort le genre humain[216].
-
- [216] La cruauté n'est qu'une sympathie souffrante. Le _pouvoir_ n'est
- le premier des bonheurs, après l'amour, que parce que l'on croît
- être en état de _commander la sympathie_.
-
-Les gens qui ne connaissent l'amour que par les romans éprouveront une
-répugnance naturelle en lisant ces phrases en faveur de la vertu en
-amour. C'est que, par les lois du roman, la peinture de l'amour vertueux
-est essentiellement ennuyeuse et peu intéressante. Le sentiment de la
-vertu paraît ainsi de loin neutraliser celui de l'amour, et les paroles
-_amour vertueux_ semblent synonymes d'amour faible. Mais tout cela est
-une _infirmité_ de l'art de peindre, qui ne fait rien à la passion telle
-qu'elle existe dans la nature[217].
-
- [217] Si l'on peint aux yeux du spectateur le sentiment de la vertu à
- côté du sentiment de l'amour, on se trouve avoir représenté un coeur
- partagé entre deux sentiments. La vertu dans les romans n'est bonne
- qu'à sacrifier. Julie d'Étanges.
-
-Je demande la permission de faire le portrait du plus intime de mes
-amis.
-
-Don Juan abjure tous les devoirs qui le lient au reste des hommes. Dans
-le grand marché de la vie, c'est un marchand de mauvaise foi qui prend
-toujours et ne paye jamais. L'idée de l'égalité lui inspire la rage que
-l'eau donne à l'hydrophobe; c'est pour cela que l'orgueil de la
-naissance va si bien au caractère de don Juan. Avec l'idée de l'égalité
-des droits disparaît celle de la justice, ou plutôt si don Juan est
-sorti d'un sang illustre, ces idées communes ne l'ont jamais approché;
-et je croirais assez qu'un homme qui porte un nom historique est plus
-disposé qu'un autre à mettre le feu à une ville pour se faire cuire un
-oeuf[218]. Il faut l'excuser; il est tellement possédé de l'amour de
-soi-même, qu'il arrive au point de perdre l'idée du mal qu'il cause, et
-de ne voir plus que lui dans l'univers qui puisse jouir ou souffrir.
-Dans le feu de la jeunesse, quand toutes les passions font sentir la vie
-dans notre propre coeur et éloignent la méfiance de celui des autres,
-don Juan, plein de sensations et de bonheur apparent, s'applaudit de ne
-songer qu'à soi, tandis qu'il voit les autres hommes sacrifier au
-devoir; il croit avoir trouvé le grand art de vivre. Mais, au milieu de
-son triomphe, à peine à trente ans, il s'aperçoit avec étonnement que la
-vie lui manque, il éprouve un dégoût croissant pour ce qui faisait tous
-ses plaisirs. Don Juan me disait à Thorn, dans un accès d'humeur noire:
-«Il n'y a pas vingt variétés de femmes, et une fois qu'on en a eu deux
-ou trois de chaque variété, la satiété commence.» Je répondais: «Il n'y
-a que l'imagination qui échappe pour toujours à la satiété. Chaque femme
-inspire un intérêt différent, et bien plus, la même femme, si le hasard
-vous la présente deux ou trois ans plus tôt ou plus tard dans le cours
-de la vie, et si le hasard veut que vous aimiez, est aimée d'une manière
-différente. Mais une femme tendre, même en vous aimant, ne produirait
-sur vous, par ses prétentions à l'égalité, que l'irritation de
-l'orgueil. Votre manière d'avoir les femmes tue toutes les autres
-jouissances de la vie; celle de Werther les centuple.»
-
- [218] Voir Saint-Simon, fausse couche de Mme la duchesse de Bourgogne,
- et Mme de Motteville, _passim_. Cette princesse, qui s'étonnait que
- les autres femmes eussent cinq doigts à la main comme elle; ce duc
- d'Orléans, Gaston, frère de Louis XIII, trouvant si simple que ses
- favoris allassent à l'échafaud pour lui faire plaisir. Voyez, en
- 1820, ces messieurs mettre en avant une loi d'élection qui peut
- ramener les Robespierre en France, etc., etc.; voyez Naples en 1799.
- (Je laisse cette note écrite en 1820. Liste des grands seigneurs de
- 1778 avec des notes sur leur moralité, données par le général
- Laclos, vue à Naples, chez le marquis Berio; manuscrit de plus de
- trois cents pages bien scandaleux.)
-
-Ce triste drame arrive au dénouement. On voit le don Juan vieillissant
-s'en prendre aux choses de sa propre satiété, et jamais à soi. On le
-voit, tourmenté du poison qui le dévore, s'agiter en tous sens et
-changer continuellement d'objet. Mais, quel que soit le brillant des
-apparences, tout se termine pour lui à changer de peine; il se donne de
-l'ennui paisible ou de l'ennui agité: voilà le seul choix qui lui reste.
-
-Enfin il découvre et s'avoue à soi-même cette fatale vérité; dès lors il
-est réduit pour toute jouissance à faire sentir son pouvoir, et à faire
-ouvertement le mal pour le mal. C'est aussi le dernier degré du malheur
-habituel; aucun poète n'a osé en présenter l'image fidèle, ce tableau
-ressemblant ferait horreur.
-
-Mais on peut espérer qu'un homme supérieur détournera ses pas de cette
-route fatale, car il y a une contradiction au fond du caractère de don
-Juan. Je lui ai supposé beaucoup d'esprit, et beaucoup d'esprit conduit
-à la découverte de la vertu par le chemin du temple de la gloire[219].
-
- [219] Le caractère du jeune privilégié, en 1822, est assez
- correctement représenté par le brave Bothwell, d'_Old Mortality_.
-
-La Rochefoucauld, qui s'entendait pourtant en amour-propre, et qui dans
-la vie réelle n'était rien moins qu'un nigaud d'homme de lettres[220],
-dit (267): «Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux
-par la passion que l'on a que par celle que l'on inspire.»
-
- [220] Voir les Mémoires de Retz, et le mauvais moment qu'il fit passer
- au coadjuteur, entre deux portes, au Parlement.
-
-Le bonheur de don Juan n'est que de la vanité basée, il est vrai, sur
-des circonstances amenées par beaucoup d'esprit et d'activité; mais il
-doit sentir que le moindre général qui gagne une bataille, que le
-moindre préfet qui contient un département, a une jouissance plus
-remarquable que la sienne; tandis que le bonheur du duc de Nemours quand
-Mme de Clèves lui dit qu'elle l'aime est, je crois, au-dessus du bonheur
-de Napoléon à Marengo.
-
-L'amour à la don Juan est un sentiment dans le genre du goût pour la
-chasse. C'est un besoin d'activité qui doit être réveillé par des objets
-divers et mettant sans cesse en doute votre talent.
-
-L'amour à la Werther est comme le sentiment d'un écolier qui fait une
-tragédie et mille fois mieux; c'est un but nouveau dans la vie, auquel
-tout se rapporte, et qui change la face de tout. L'amour-passion jette
-aux yeux d'un homme toute la nature avec ses aspects sublimes, comme une
-nouveauté inventée d'hier. Il s'étonne de n'avoir jamais vu le spectacle
-singulier qui se découvre à son âme. Tout est neuf, tout est vivant,
-tout respire l'intérêt le plus passionné[221]. Un amant voit la femme
-qu'il aime dans la ligne d'horizon de tous les paysages qu'il rencontre,
-et faisant cent lieues pour aller l'entrevoir un instant, chaque arbre,
-chaque rocher lui parle d'elle d'une manière différente et lui en
-apprend quelque chose de nouveau. Au lieu du fracas de ce spectacle
-magique, don Juan a besoin que les objets extérieurs, qui n'ont de prix
-pour lui que par leur degré d'utilité, lui soient rendus piquants par
-quelque intrigue nouvelle.
-
- [221] Vol. 1819. Les Chèvrefeuilles à la descente.
-
-L'amour à la Werther a de singuliers plaisirs; après un an ou deux,
-quand l'amant n'a plus, pour ainsi dire, qu'une âme avec ce qu'il aime,
-et cela, chose étrange, même indépendamment des succès en amour, même
-avec les rigueurs de sa maîtresse, quoi qu'il fasse ou qu'il voie, il se
-demande: «Que dirait-elle si elle était avec moi? que lui dirais-je de
-cette vue de _Casa-Lecchio_?» Il lui parle, il écoute ses réponses, il
-rit des plaisanteries qu'elle lui fait. A cent lieues d'elle et sous le
-poids de sa colère, il se surprend à se faire cette réflexion: «Léonore
-était fort gaie ce soir.» Il se réveille: «Mais, mon Dieu! se dit-il en
-soupirant, il y a des fous à Bedlam qui le sont moins que moi!»
-
-«--Mais vous m'impatientez, me dit un de mes amis auquel je lis cette
-remarque: vous opposez sans cesse l'homme passionné au don Juan, ce
-n'est pas là la question. Vous auriez raison si l'on pouvait à volonté
-se donner une passion. Mais dans l'indifférence, que
-faire?»--L'amour-goût, sans horreurs. Les horreurs viennent toujours
-d'une petite âme qui a besoin de se rassurer sur son propre mérite.
-
-Continuons. Les don Juan doivent avoir bien de la peine à convenir de la
-vérité de cet état de l'âme dont je parlais tout à l'heure. Outre qu'ils
-ne peuvent le voir ni le sentir, il choque trop leur vanité. L'erreur de
-leur vie est de croire conquérir en quinze jours ce qu'un amant transi
-obtient à peine en six mois. Ils se fondent sur des expériences faites
-aux dépens de ces pauvres diables qui n'ont ni l'âme qu'il faut pour
-plaire, en révélant ses mouvements naïfs à une femme tendre, ni l'esprit
-nécessaire pour le rôle de don Juan. Ils ne veulent pas voir que ce
-qu'ils obtiennent, fût-il même accordé par la même femme, n'est pas la
-même chose.
-
- L'homme prudent sans cesse se méfie.
- C'est pour cela que des amants trompeurs
- Le nombre est grand. Les dames que l'on prie
- Font soupirer longtemps des serviteurs
- Qui n'ont jamais été faux de leur vie.
- Mais du trésor qu'elles donnent enfin
- Le prix n'est su que du coeur qui le goûte;
- Plus on l'achète et plus il est divin:
- Le lot d'amour ne vaut pas ce qu'il coûte.
-
-NIVERNAIS, _le Troubadour Guillaume de la Tour_, III, 342.
-
-L'amour-passion à l'égard des don Juan peut se comparer à une route
-singulière, escarpée, incommode, qui commence à la vérité parmi des
-bosquets charmants, mais bientôt se perd entre des rochers taillés à
-pic, dont l'aspect n'a rien de flatteur pour les yeux vulgaires. Peu à
-peu la route s'enfonce dans les hautes montagnes au milieu d'une forêt
-sombre dont les arbres immenses, en interceptant le jour par leurs têtes
-touffues et élevées jusqu'au ciel, jettent une sorte d'horreur dans les
-âmes non trempées par le danger.
-
-Après avoir erré péniblement comme dans un labyrinthe infini dont les
-détours multipliés impatientent l'amour-propre, tout à coup l'on fait un
-détour, et l'on se trouve dans un monde nouveau, dans la délicieuse
-vallée de Cachemire de Lalla-Rook.
-
-Comment les don Juan, qui ne s'engagent jamais dans cette route ou qui
-n'y font tout au plus que quelques pas, pourraient-ils juger des aspects
-qu'elle présente au bout du voyage?
-
- * * * * *
-
-«Vous voyez que l'inconstance est bonne:
-
- «Il me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde.»
-
---Bien, vous vous moquez des serments et de la justice. Que cherche-t-on
-par l'inconstance? le plaisir apparemment.
-
-Mais le plaisir que l'on rencontre auprès d'une jolie femme désirée
-quinze jours et gardée trois mois, est _différent_ du plaisir que l'on
-trouve avec une maîtresse désirée trois ans et gardée dix.
-
-Si je ne mets pas _toujours_, c'est qu'on dit que la vieillesse,
-changeant nos organes, nous rend incapables d'aimer; pour moi, je n'en
-crois rien. Votre maîtresse, devenue votre amie intime, vous donne
-d'autres plaisirs, les plaisirs de la vieillesse. C'est une fleur qui,
-après avoir été rose le matin, dans la saison des fleurs, se change en
-un fruit délicieux le soir, quand les roses ne sont plus de saison[222].
-
- [222] Voir les Mémoires de Collé; sa femme.
-
-Une maîtresse désirée trois ans est réellement maîtresse dans toute la
-force du terme; on ne l'aborde qu'en tremblant, et, dirais-je aux don
-Juan, l'homme qui tremble ne s'ennuie pas. Les plaisirs de l'amour sont
-toujours en proportion de la crainte.
-
-Le malheur de l'inconstance, c'est l'ennui; le malheur de
-l'amour-passion, c'est le désespoir et la mort. On remarque les
-désespoirs d'amour; ils font anecdote; personne ne fait attention aux
-vieux libertins blasés qui crèvent d'ennui et dont Paris est pavé.
-
-«L'amour brûle la cervelle à plus de gens que l'ennui.»--Je le crois
-bien, l'ennui ôte tout, jusqu'au courage de se tuer.
-
-Il y a tel caractère fait pour ne trouver le plaisir que dans la
-variété. Mais un homme qui porte aux nues le vin de Champagne aux dépens
-du bordeaux ne fait que dire avec plus ou moins d'éloquence: «J'aime
-mieux le Champagne.»
-
-Chacun de ces vins a ses partisans, et tous ont raison, s'ils se
-connaissent bien eux-mêmes, et s'ils courent après le genre de bonheur
-qui est le mieux adapté à leurs organes[223] et à leurs habitudes. Ce
-qui gâte le parti de l'inconstance, c'est que tous les sots se rangent
-de ce côté par manque de courage.
-
- [223] Les physiologistes qui connaissent les organes vous disent:
- «L'injustice, dans les relations de la vie sociale, produit
- sécheresse, défiance et malheur.»
-
-Mais enfin chaque homme, s'il veut se donner la peine de s'étudier
-soi-même, a son _beau idéal_, et il me semble qu'il y a toujours un peu
-de ridicule à vouloir convertir son voisin.
-
-
-
-
-CHAPITRE LX
-
-Des fiasco (inédit).
-
-
-«Tout l'empire amoureux est rempli d'histoires tragiques,» dit Mme de
-Sévigné, racontant le malheur de son fils auprès de la célèbre
-Champmeslé.
-
-Montaigne se tire fort bien d'un sujet si scabreux.
-
-«Je suis encore en ce doute que ces plaisantes liaisons d'aiguillettes,
-de quoy nostre monde se void si entraué, qu'il ne se parle d'autre
-chose, ce sont volontiers des impressions de l'appréhension et de la
-crainte; car ie sçay par expérience que tel de qui ie puis respondre
-comme de moy-mesme, en qui il ne pouuoit cheoir soupçon aucun de
-foiblesse, et aussi peu d'enchantement, ayant ouy faire le conte à vn
-sien compagnon d'vne défaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé
-sur le poinct qu'il en avoit le moins de besoin, se trouuant en pareille
-occasion, l'horreur de ce conte luy vint à coup si rudement frapper
-l'imagination, qu'il encourut vne fortune pareille. Et de là en hors fut
-subiect à y recheoir, ce vilain souuenir de son inconuénient le
-gourmandant et le tyrannisant. Il trouua quelque remède à cette resuerie
-par vne autre resuerie. C'est que, aduouant luy mesme, et preschant,
-auant la main, cette sienne subiection, la contention de son asme se
-soulageoit sur ce que, apportant ce mal comme attendu, son obligation
-s'en amoindrissoit et lui en poisoit moins...
-
-«Qui en a esté vne fois capable n'en est plus incapable, sinon par iuste
-foiblesse. Ce malheur n'est à craindre qu'aux entreprises où notre asme
-se trouue outre mesure tendue de desir et de respect... J'en sçay à qui
-il a seruy d'y apporter le corps mesme, demy rassasié d'ailleurs...
-L'asme de l'assaillant, troublée de plusieurs diuerses allarmes, se perd
-aisément... La bru de Pythagoras disait que la femme qui se couche auec
-vn homme doit auec sa cotte laisser quant et quant la honte, et la
-reprendre auec sa cotte.»
-
-Cette femme avait raison pour la galanterie et tort pour l'amour.
-
-Le premier triomphe, mettant à part toute vanité, n'est directement
-agréable pour aucun homme:
-
-1º A moins qu'il n'ait pas eu le temps de désirer cette femme et de la
-livrer à son imagination, c'est-à-dire à moins qu'il ne l'ait dans les
-premiers moments qu'il la désire. C'est le cas du plus grand plaisir
-physique possible; car toute l'âme s'applique encore à voir les beautés
-sans songer aux obstacles.
-
-2º Ou à moins qu'il ne soit question d'une femme absolument sans
-conséquence, une jolie femme de chambre, par exemple, une de ces femmes
-que l'on ne se souvient de désirer que quand on les voit. S'il entre un
-grain de passion dans le coeur, il entre un grain de _fiasco_ possible.
-
-3º Ou à moins que l'amant n'ait sa maîtresse d'une manière si imprévue,
-qu'elle ne lui laisse pas le temps de la moindre réflexion.
-
-4º Ou à moins d'un amour dévoué et excessif de la part de la femme, et
-non senti au même degré par son amant.
-
-Plus un homme est éperdument amoureux, plus grande est la violence qu'il
-est obligé de se faire pour oser toucher aussi familièrement, et risquer
-de fâcher un être qui, pour lui, semblable à la Divinité, lui inspire
-l'extrême amour et le respect extrême.
-
-Cette crainte-là, suite d'une passion fort tendre, et dans
-l'_amour-goût_ la mauvaise honte qui provient d'un immense désir de
-plaire et du manque de courage, forment un sentiment extrêmement pénible
-que l'on sent en soi insurmontable, et dont on rougit. Or, si l'âme est
-occupée à avoir de la honte et à la surmonter, elle ne peut pas être
-employée à avoir du plaisir; car, avant de songer au plaisir, qui est un
-luxe, il faut que la _sûreté_, qui est le nécessaire, ne courre aucun
-risque.
-
-Il est des gens qui, comme Rousseau, éprouvent de la mauvaise honte,
-même chez les filles; ils n'y vont pas, car on ne les a qu'une fois, et
-cette première fois est désagréable.
-
-Pour voir que, vanité à part, le premier triomphe est très souvent un
-effort pénible, il faut distinguer entre le plaisir de l'aventure et le
-bonheur du moment qui la suit; on est toujours content:
-
-1º De se trouver enfin dans cette situation qu'on a tant désirée; d'être
-en possession d'un bonheur parfait pour l'avenir, et d'avoir passé le
-temps de ces rigueurs si cruelles qui vous faisaient douter de l'amour
-de ce que vous aimiez;
-
-2º De s'en être bien tiré, et d'avoir échappé à un danger; cette
-circonstance fait que ce n'est pas de la joie pure dans
-l'_amour-passion_; on ne sait ce qu'on fait, et l'on est sûr de ce qu'on
-aime; mais dans l'_amour-goût_, qui ne perd jamais la tête, ce moment
-est comme le retour d'un voyage; on s'examine, et, si l'amour tient
-beaucoup de la vanité, on veut masquer l'examen;
-
-3º La partie vulgaire de l'âme jouit d'avoir emporté une victoire.
-
-Pour peu que vous ayez de passion pour une femme, ou que votre
-imagination ne soit pas épuisée, si elle a la maladresse de vous dire un
-soir, d'un air tendre et interdit: «Venez demain à midi, je ne recevrai
-personne.» Par agitation nerveuse, vous ne dormirez pas de la nuit; l'on
-se figure de mille manières le bonheur qui nous attend; la matinée est
-un supplice; enfin, l'heure sonne, et il semble que chaque coup de
-l'horloge vous retentit dans le diaphragme. Vous vous acheminez vers la
-rue avec une palpitation; vous n'avez pas la force de faire un pas. Vous
-apercevez derrière sa jalousie la femme que vous aimez; vous montez en
-vous faisant courage... et vous faites le _fiasco d'imagination_.
-
-M. Rapture, homme excessivement nerveux, artiste et tête étroite, me
-contait à Messine que, non seulement toutes les premières fois, mais
-même à tous les rendez-vous, il a toujours eu du malheur. Cependant je
-croirais qu'il a été homme tout autant qu'un autre; du moins je lui ai
-connu deux maîtresses charmantes.
-
-Quant au sanguin parfait (le vrai Français, qui prend tout du beau côté,
-le colonel Mathis), un rendez-vous pour demain à midi, au lieu de le
-tourmenter par excès de sentiment, peint tout en couleur de rose
-jusqu'au moment fortuné. S'il n'eût pas eu de rendez-vous, le sanguin se
-serait un peu ennuyé.
-
-Voyez l'analyse de l'amour par Helvétius; je parierais qu'il sentait
-ainsi, et il écrivait pour la majorité des hommes. Ces gens-là ne sont
-guère susceptibles de l'_amour-passion_; il troublerait leur belle
-tranquillité; je crois qu'ils prendraient ses transports pour du
-malheur; du moins ils seraient humiliés de sa timidité.
-
-Le sanguin ne peut connaître tout au plus qu'une espèce de _fiasco_
-moral: c'est lorsqu'il reçoit un rendez-vous de Messaline, et que, au
-moment d'entrer dans son lit, il vient à penser devant quel terrible
-juge il va se montrer.
-
-Le timide tempérament mélancolique parvient quelquefois à se rapprocher
-du sanguin, comme dit Montaigne, par l'ivresse du vin de Champagne,
-pourvu toutefois qu'il ne se la donne pas exprès. Sa consolation doit
-être que ces gens si brillants qu'il envie, et dont jamais il ne saurait
-approcher, n'ont ni ses plaisirs divins ni ses accidents, et que les
-beaux-arts, qui se nourrissent des timidités de l'amour, sont pour eux
-lettres closes. L'homme qui ne désire qu'un bonheur commun, comme
-Duclos, le trouve souvent, n'est jamais malheureux, et, par conséquent,
-n'est pas sensible aux arts.
-
-Le tempérament athlétique ne trouve ce genre de malheur que par
-épuisement ou faiblesse corporelle, au contraire des tempéraments
-nerveux et mélancoliques, qui semblent créés tout exprès.
-
-Souvent, en se fatiguant auprès d'une autre femme, ces pauvres
-mélancoliques parviennent à éteindre un peu leur imagination, et par là
-à jouer un moins triste rôle auprès de la femme objet de leur passion.
-
-Que conclure de tout ceci? Qu'une femme sage ne se donne jamais la
-première fois par rendez-vous.--Ce doit être un bonheur imprévu.
-
-Nous parlions ce soir de _fiasco_ à l'état-major du général Michaud,
-cinq très beaux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans et moi. Il s'est
-trouvé que, à l'exception d'un fat, qui probablement n'a pas dit vrai,
-nous avions tous fait _fiasco_ la première fois avec nos maîtresses les
-plus célèbres. Il est vrai que peut être aucun de nous n'a connu ce que
-Delfante appelle l'_amour-passion_.
-
-L'idée que ce malheur est extrêmement commun doit diminuer le danger.
-
-J'ai connu un beau lieutenant de hussards, de vingt-trois ans, qui, à ce
-qu'il me semble, par excès d'amour, les trois premières nuits qu'il put
-passer avec une maîtresse qu'il adorait depuis six mois, et qui,
-pleurant un autre amant tué à la guerre, l'avait traité fort durement,
-ne put que l'embrasser et pleurer de joie. Ni lui ni elle n'étaient
-attrapés.
-
-L'ordonnateur H. Mondor, connu de toute l'armée, a fait _fiasco_ trois
-jours de suite avec la jeune et séduisante comtesse Koller.
-
-Mais le roi du _fiasco_, c'est le raisonnable et beau colonel Horse, qui
-a fait _fiasco_ seulement trois mois de suite avec l'espiègle et
-piquante N... V..., et, enfin, a été réduit à la quitter sans l'avoir
-jamais eue.
-
-
-
-
-FRAGMENTS DIVERS
-
-
-J'ai réuni sous ce titre, que j'aurais voulu rendre encore plus modeste,
-un choix fait sans trop de sévérité parmi trois ou quatre cents cartes à
-jouer sur lesquelles j'ai trouvé des lignes tracées au crayon; souvent
-ce qu'il faut bien appeler le manuscrit original, faute d'un nom plus
-simple, est bâti de morceaux de papier de toute grandeur écrits au
-crayon, et que Lisio attachait avec de la cire pour ne pas avoir
-l'embarras de recopier. Il m'a dit une fois que rien de ce qu'il notait
-ne lui semblait une heure après valoir la peine d'être recopié. Je suis
-entré dans ce détail avec l'espérance qu'il me servira d'excuse pour les
-répétitions.
-
-
-I
-
-On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du caractère.
-
-
-II
-
-En 1821, la haine, l'amour et l'avarice, les trois passions les plus
-fréquentes, et avec le jeu, presque les seules à Rome.
-
-Les Romains paraissent _méchants_ au premier abord; ils ne sont
-qu'extrêmement méfiants, et avec une imagination qui s'enflamme à la
-plus légère apparence.
-
-S'ils font des méchancetés _gratuites_, c'est un homme rongé par la
-peur, et qui cherche à se rassurer en essayant son fusil.
-
-
-III
-
-Si je disais, comme je le crois, que la _bonté_ est le trait distinctif
-du caractère des habitants de Paris, je craindrais beaucoup de les
-offenser.
-
-«Je ne veux pas être bon.»
-
-
-IV
-
-Une marque de l'amour vient de naître, c'est que tous les plaisirs et
-toutes les peines que peuvent donner toutes les autres passions et tous
-les autres besoins de l'homme cessent à l'instant de l'affecter.
-
-
-V
-
-La pruderie est une espèce d'avarice, la pire de toutes.
-
-
-VI
-
-Avoir le caractère solide, c'est avoir une longue et ferme expérience
-des mécomptes et des malheurs de la vie. Alors l'on désire constamment
-et l'on ne désire pas du tout.
-
-
-VII
-
-L'amour tel qu'il est dans la haute société, c'est l'amour des combats,
-c'est l'amour du jeu.
-
-
-VIII
-
-Rien ne tue l'amour-goût comme les bouffées d'amour-passion dans le
-partner.
-
-Contessina L. Forlì, 1819.
-
-
-IX
-
-Grand défaut des femmes, le plus choquant de tous pour un homme un peu
-digne de ce nom: le public, en fait de sentiments, ne s'élève guère qu'à
-des idées basses, et elles font le public juge suprême de leur vie; je
-dis même les plus distinguées, et souvent sans s'en douter, et même en
-croyant et disant le contraire.
-
-Brescia, 1819.
-
-
-X
-
-_Prosaïque_ est un mot nouveau qu'autrefois je trouvais ridicule, car
-rien de plus froid que nos poésies; s'il y a quelque chaleur en France
-depuis cinquante ans, c'est assurément dans la prose.
-
-Mais enfin la contessina L... se servait du mot _prosaïque_, et j'aime à
-l'écrire.
-
-La définition est dans _Don Quichotte_ et dans le _Contraste parfait du
-maître et de l'écuyer_. Le maître, grand et pâle; l'écuyer, gras et
-frais. Le premier, tout héroïsme et courtoisie; le second tout égoïsme
-et servilité; le premier, toujours rempli d'imaginations romanesques et
-touchantes; le second, un modèle d'esprit de conduite, un recueil de
-proverbes bien sages; le premier, toujours nourrissant son âme de
-quelque contemplation héroïque et hasardée; l'autre, ruminant quelque
-plan bien sage et dans lequel il ne manque pas d'admettre soigneusement
-en ligne de compte l'influence de tous les petits mouvements honteux et
-égoïstes du coeur humain.
-
-Au moment où le premier devait être détrompé par le _non-succès_ de ses
-imaginations d'hier, il est déjà occupé de ses châteaux en Espagne
-d'aujourd'hui.
-
-Il faut avoir un mari prosaïque et prendre un amant romanesque.
-
-Malborough avec l'âme _prosaïque_; Henri IV amoureux à cinquante-cinq
-ans d'une jeune princesse qui n'oubliait pas son âge, un coeur
-romanesque[224].
-
- [224] Dulaure, _Histoire de Paris_.
-
- Scène muette dans l'appartement de la reine, le soir de la fête de
- la princesse de Condé; les ministres collés contre les murs et
- silencieux; le roi se promenant à grands pas.
-
-Il y a moins d'âmes prosaïques dans la noblesse que dans le tiers état.
-
-C'est le défaut du commerce, il rend prosaïque.
-
-
-XI
-
-Rien d'intéressant comme la passion, c'est que tout y est imprévu et que
-l'agent y est victime. Rien de plat comme l'amour-goût, où tout est
-calcul comme dans toutes les prosaïques affaires de la vie.
-
-
-XII
-
-On finit toujours, à la fin de la visite, par traiter son amant mieux
-qu'on ne voudrait.
-
-L. 2 novembre 1818.
-
-
-XIII
-
-L'influence du rang se fait toujours sentir à travers le génie chez un
-parvenu. Voyez Rousseau tombant amoureux de toutes les _dames_ qu'il
-rencontrait, et pleurant de ravissement, parce que le duc de L***, un
-des plus plats courtisans de l'époque, daigne se promener à droite
-plutôt qu'à gauche, pour accompagner un M. Coindet, ami de Rousseau.
-
-L. 3 mai 1820.
-
-
-XIV
-
-Ravenne, 23 janvier 1820.
-
-Les femmes ici n'ont que l'éducation des choses; une mère ne se gêne
-guère pour être au désespoir ou au comble de la joie, par amour, devant
-ses filles de douze à quinze ans. Rappelez-vous que dans ces climats
-heureux, beaucoup de femmes sont très bien jusqu'à quarante-cinq ans, et
-la plupart sont mariées à dix-huit.
-
-La Valchiusa, disant hier de Lampugnani: «Ah! celui-là était fait pour
-moi, il savait aimer, etc., etc.,» et suivant longtemps ce discours avec
-une amie, devant sa fille, jeune personne très alerte, de quatorze à
-quinze ans, qu'elle menait aussi aux promenades sentimentales avec cet
-amant.
-
-Quelquefois les jeunes filles accrochent des maximes de conduite
-excellentes: par exemple, Mme Guarnacci, adressant à ses deux filles et
-à deux hommes qui en toute leur vie ne lui ont fait que cette visite,
-des maximes approfondies pendant une demi-heure, et appuyées d'exemples
-à leur connaissance (celui de la Cercara en Hongrie), sur l'époque
-précise à laquelle il convient de punir, par l'infidélité, les amants
-qui se conduisent mal.
-
-
-XV
-
-Le sanguin, le Français véritable (le colonel M..is), au lieu de se
-tourmenter par excès de sentiment comme Rousseau, s'il a un rendez-vous
-pour demain soir à sept heures, se peint tout en couleur de rose
-jusqu'au moment fortuné. Ces gens-là ne sont guère susceptibles de
-l'amour-passion, il troublerait leur belle tranquillité. Je vais jusqu'à
-dire que peut être ils prendraient ses transports pour du malheur, du
-moins ils seraient humiliés de sa timidité.
-
-
-XVI
-
-La plupart des hommes du monde, par vanité, par méfiance, par crainte du
-malheur, ne se livrent à aimer une femme qu'après l'intimité.
-
-
-XVII
-
-Les âmes tendres ont besoin de la facilité chez une femme pour
-encourager la cristallisation.
-
-
-XVIII
-
-Une femme croit entendre la voix du public dans le premier sot ou la
-première amie perfide qui se déclare auprès d'elle l'interprète fidèle
-du public.
-
-
-XIX
-
-Il y a un plaisir délicieux à serrer dans ses bras une femme qui vous a
-fait beaucoup de mal, qui a été votre cruelle ennemie pendant longtemps
-et qui est prête à l'être encore. Bonheur des officiers français en
-Espagne, 1812.
-
-
-XX
-
-Il faut la solitude pour jouir de son coeur et pour aimer, mais il faut
-être répandu dans le monde pour réussir.
-
-
-XXI
-
-Toutes les observations des Français sur l'amour sont bien écrites, avec
-exactitude, point outrées, mais ne portent que des affectations,
-légères, disait l'aimable cardinal Lante.
-
-
-XXII
-
-Tous les _mouvements de passion_ de la comédie des _Innamorati_ de
-Goldoni sont excellents, c'est le style et les pensées qui révoltent par
-la plus dégoûtante bassesse: c'est le contraire d'une comédie française.
-
-
-XXIII
-
-Jeunesse de 1822. Qui dit penchant sérieux, disposition active, dit
-sacrifice du présent à l'avenir: rien n'élève l'âme comme le pouvoir et
-l'habitude de tels sacrifices. Je vois plus de probabilité pour les
-grandes passions en 1832 qu'en 1772.
-
-
-XXIV
-
-Le tempérament bilieux, quand il n'a pas des formes trop repoussantes,
-est peut-être celui de tous qui est le plus propre à frapper et à
-nourrir l'imagination des femmes. Si le tempérament bilieux n'est pas
-placé dans de belles circonstances, comme le Lauzun de Saint-Simon
-(Mémoires, tome V, 380), le difficile, c'est de s'y accoutumer. Mais,
-une fois ce caractère saisi par une femme, il doit l'entraîner. Oui,
-même le sauvage et fanatique Balfour (_Old Mortality_). C'est pour elles
-le contraire du prosaïque.
-
-
-XXV
-
-En amour on doute souvent de ce qu'on croit le plus (la R. 355). Dans
-toute autre passion, l'on ne doute plus de ce qu'on s'est une fois
-prouvé.
-
-
-XXVI
-
-Les vers furent inventés pour aider la mémoire. Plus tard on les
-conserva pour augmenter le plaisir par la vue de la difficulté vaincue.
-Les garder aujourd'hui dans l'art dramatique, reste de barbarie.
-Exemple: l'ordonnance de la cavalerie, mise en vers par M. de Bonnay.
-
-
-XXVII
-
-Tandis que ce servant jaloux se nourrit d'ennui, d'avarice, de haine et
-de passions vénéneuses et froides, je passe une nuit heureuse à rêver à
-elle, à elle qui me traite mal par méfiance.
-
-
-XXVIII
-
-Il n'y a qu'une grande âme qui ose avoir un style simple; c'est pour
-cela que Rousseau a mis tant de rhétorique dans la _Nouvelle Héloïse_,
-ce qui la rend illisible à trente ans.
-
-
-XXIX
-
-«Le plus grand reproche que nous puissions nous faire est assurément de
-laisser s'évanouir, comme ces fantômes légers que produit le sommeil,
-les idées d'honneur et de justice qui de temps en temps s'élèvent dans
-notre coeur.»
-
-Lettre de Jena, mars 1819.
-
-
-XXX
-
-Une femme honnête est à la campagne, elle passe une heure dans la serre
-chaude avec son jardinier; des gens dont elle a contrarié les vues
-l'accusent d'avoir trouvé un amant dans ce jardinier.
-
-Que répondre? Absolument parlant, la chose est possible. Elle pourrait
-dire: «Mon caractère jure pour moi, voyez les moeurs de toute ma vie»;
-mais ces choses sont également invisibles, et aux méchants qui ne
-veulent rien voir, et aux sots qui ne peuvent rien voir.
-
-SALVIATI, Rome, 23 juillet 1819.
-
-
-XXXI
-
-J'ai vu un homme découvrir que son rival était aimé, et celui-ci ne pas
-le voir à cause de sa passion.
-
-
-XXXII
-
-Plus un homme est éperdument amoureux, plus grande est la violence qu'il
-est obligé de se faire pour oser risquer de fâcher la femme qu'il aime
-et lui prendre la main.
-
-
-XXXIII
-
-Rhétorique ridicule, mais à la différence de celle de Rousseau inspirée
-par la vraie passion: Mémoires de M. de Mau***, lettre de S***.
-
-
-XXXIV
-
-Naturel.
-
-J'ai vu, ou j'ai cru voir ce soir le triomphe du _naturel_ dans une
-jeune personne qui, il est vrai, me semble avoir un grand caractère.
-Elle adore un de ses cousins, cela me semble évident, et elle doit
-s'être avoué à elle-même l'état de son coeur. Ce cousin l'aime; mais,
-comme elle est très sérieuse avec lui, il croit ne pas plaire, et se
-laisse entraîner aux marques de préférence que lui donne Clara, une
-jeune veuve amie de Mélanie. Je crois qu'il va l'épouser; Mélanie le
-voit et souffre tout ce qu'un coeur fier et rempli malgré lui d'une
-passion violente peut souffrir. Elle n'aurait qu'à changer un peu ses
-manières; mais elle regarde comme une bassesse qui aurait des
-conséquences durant toute sa vie de s'écarter un instant du _naturel_.
-
-
-XXXV
-
-Sapho ne vit dans l'amour que le délire des sens ou le plaisir physique
-sublimé par la cristallisation. Anacréon y chercha un amusement pour les
-sens et pour l'esprit. Il y avait trop peu de sûreté dans l'antiquité
-pour qu'on eût le loisir d'avoir un amour-passion.
-
-
-XXXVI
-
-Il ne me faut que le fait précédent pour rire un peu des gens qui
-trouvent Homère supérieur au Tasse. L'amour-passion existait du temps
-d'Homère et pas très loin de la Grèce.
-
-
-XXXVII
-
-Femme tendre, qui cherchez à voir si l'homme que vous adorez vous aime
-d'amour-passion, étudiez la première jeunesse de votre amant. Tout homme
-distingué fut d'abord, à ses premiers pas dans la vie, un enthousiaste
-ridicule ou un infortuné. L'homme à l'humeur gaie et douce, et au
-bonheur facile, ne peut aimer avec la passion qu'il faut à votre coeur.
-
-Je n'appelle passion que celle qu'ont éprouvée de longs malheurs, et de
-ces malheurs que les romans se gardent bien de peindre, et d'ailleurs
-qu'ils _ne peuvent pas_ peindre.
-
-
-XXXVIII
-
-Une résolution forte change sur-le-champ le plus extrême malheur en un
-état supportable. Le soir d'une bataille perdue, un homme fuit à toutes
-jambes sur un cheval harassé; il entend distinctement le galop du groupe
-de cavaliers qui le poursuivent; tout à coup il s'arrête, descend de
-cheval, renouvelle l'amorce de sa carabine et de ses pistolets, et prend
-la résolution de se défendre. A l'instant, au lieu de voir la mort, il
-voit la croix de la Légion d'honneur.
-
-
-XXXIX
-
-Fond des moeurs anglaises. Vers 1730, quand nous avions déjà Voltaire et
-Fontenelle, on inventa en Angleterre une machine pour séparer le grain
-qu'on vient de battre des petits fragments de paille; cela s'opérait au
-moyen d'une roue qui donnait à l'air le mouvement nécessaire pour
-enlever les fragments de paille; mais en ce pays _biblique_ les paysans
-prétendirent qu'il était impie d'aller contre la volonté de la divine
-Providence, et de produire ainsi un vent factice, au lieu de demander au
-ciel, par une ardente prière, le vent nécessaire pour vanner le blé, et
-d'attendre le moment marqué par le dieu d'Israël. Comparez cela aux
-paysans français[225].
-
- [225] Pour l'état actuel des moeurs anglaises, voir la _Vie de M.
- Beattie_, écrite par un ami intime. On sera édifié de l'humilité
- profonde de M. Beattie recevant dix guinées d'une vieille marquise
- pour calomnier Hume. L'aristocratie tremblante s'appuie sur des
- évêques à 200 000 livres de rente, et paye en argent ou en
- considération des écrivains, _prétendus libéraux_, pour dire des
- injures à Chénier (_Edinburg-Review_, 1821).
-
- Le _cant_ le plus dégoûtant pénètre partout. Tout ce qui n'est pas
- peinture de sentiments sauvages et énergiques en est étouffé;
- impossible d'écrire une page gaie en anglais.
-
-
-XL
-
-Nul doute que ce ne soit une folie pour un homme de s'exposer à
-l'amour-passion. Quelquefois cependant le remède opère avec trop
-d'énergie. Les jeunes Américaines des États-Unis sont tellement
-pénétrées et fortifiées d'idées raisonnables, que l'amour, cette fleur
-de la vie, y a déserté la jeunesse. On peut laisser en toute sûreté, à
-Boston, une jeune fille seule avec un bel étranger, et croire qu'elle ne
-songe qu'à la dot du futur.
-
-
-XLI
-
-En France, les hommes qui ont perdu leur femme sont tristes; les veuves,
-au contraire, gaies et heureuses. Il y a un proverbe parmi les femmes
-sur la félicité de cet état. Il n'y a donc pas d'égalité dans le contrat
-d'union.
-
-
-XLII
-
-Les gens heureux en amour ont l'air profondément attentif, ce qui, pour
-un Français, veut dire profondément triste.
-
-Dresde, 1818.
-
-
-XLIII
-
-Plus on plaît généralement, moins on plaît profondément.
-
-
-XLIV
-
-L'imitation des premiers jours de la vie fait que nous contractons les
-passions de nos parents, même quand ces passions empoisonnent notre vie
-(Orgueil de L.).
-
-XLV
-
-La source la plus respectable de l'_orgueil féminin_, c'est la crainte
-de se dégrader aux yeux de son amant par quelque démarche précipitée ou
-par quelque action qui peut lui sembler peu féminine.
-
-
-XLVI
-
-Le véritable amour rend la pensée de la mort fréquente, aisée, sans
-terreurs, un simple objet de comparaison, le prix qu'on donnerait pour
-bien des choses.
-
-
-XLVII
-
-Que de fois ne me suis-je pas écrié au milieu de mon courage: «Si
-quelqu'un me tirait un coup de pistolet dans la tête, je le remercierais
-avant que d'expirer si j'en avais le temps!» On ne peut avoir de courage
-envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.
-
-S. Février, 1820.
-
-
-XLVIII
-
-«Je ne saurais aimer, me disait une jeune femme; Mirabeau et les lettres
-à Sophie m'ont dégoûté des grandes âmes. Ces lettres fatales m'ont fait
-l'impression d'une expérience personnelle.» Cherchez ce qu'on ne voit
-jamais dans les romans; que deux ans de constance avant l'intimité vous
-assurent du coeur de votre amant.
-
-
-XLIX
-
-Le _ridicule_ effraye l'amour. Le ridicule impossible en Italie, ce qui
-est de bon ton à Venise est bizarre à Naples, donc rien n'est bizarre.
-Ensuite rien de ce qui fait plaisir n'est blâmé. Voilà qui tue l'honneur
-bête, et une moitié de la comédie.
-
-
-L
-
-Les enfants commandent par les larmes, et quand on ne les écoute pas,
-ils se font mal exprès. Les jeunes femmes se _piquent_ d'amour-propre.
-
-
-LI
-
-C'est une réflexion commune, mais que sous ce prétexte l'on oublie de
-croire, que tous les jours les âmes qui sentent deviennent plus rares,
-et les esprits cultivés plus communs.
-
-
-LII
-
-Orgueil féminin.
-
-Bologne, 18 avril, 2 heures du matin.
-
-Je viens de voir un exemple frappant; mais, tout calcul fait, il
-faudrait quinze pages pour en donner une idée juste, j'aimerais mieux,
-si j'en avais le courage, noter les conséquences de ce que j'ai vu à
-n'en pas douter. Voilà donc une conviction qu'il faut renoncer à
-communiquer. Il y a trop de petites circonstances. Cet orgueil est
-l'opposé de la vanité française. Autant que je puis m'en souvenir, le
-seul ouvrage où je l'aie vu esquissé, c'est la partie des Mémoires de
-Mme Roland où elle conte les petits raisonnements qu'elle faisait étant
-fille.
-
-
-LIII
-
-En France, la plupart des femmes ne font aucun cas d'un jeune homme
-jusqu'à ce qu'elles en aient fait un fat. Ce n'est qu'alors qu'il peut
-flatter la vanité.
-
-DUCLOS.
-
-
-LIV
-
-Modène, 1820.
-
-Zilietti me dit à minuit, chez l'aimable Marchesina R...: «Je n'irai pas
-dîner à San-Michelle (c'est une auberge); hier j'ai dit des bons mots,
-j'ai été plaisant en parlant à Cl***, cela pourrait me faire remarquer.»
-
-N'allez pas croire que Zilietti soit sot ou timide. C'est un homme
-prudent et fort riche de cet heureux pays-ci.
-
-
-LV
-
-Ce qu'il faut admirer en Amérique, c'est le gouvernement et non la
-société. Ailleurs, c'est le gouvernement qui fait le mal. Ils ont changé
-de rôle à Boston, et le gouvernement fait l'hypocrite pour ne pas
-choquer la société.
-
-
-LVI
-
-Les jeunes filles d'Italie, si elles aiment, sont livrées entièrement
-aux inspirations de la nature. Elles ne peuvent être aidées tout au plus
-que par un petit nombre de maximes fort justes qu'elles ont apprises en
-écoutant aux portes.
-
-Comme si le hasard avait décidé que tout ici concourrait à préserver le
-_naturel_, elles ne lisent pas de romans par la raison qu'il n'y en a
-pas. A Genève et en France, au contraire, on fait l'amour à seize ans
-pour faire un roman, et l'on se demande à chaque démarche et presque à
-chaque larme: «Ne suis-je pas bien comme Julie d'Étanges?»
-
-
-LVII
-
-Le mari d'une jeune femme qui est adorée par son amant qu'elle traite
-mal, et auquel elle permet à peine de lui baiser la main, n'a tout au
-plus que le plaisir physique le plus grossier, là où le premier
-trouverait les délices et les transports du bonheur le plus vif qui
-existe sur cette terre.
-
-
-LVIII
-
-Les lois de l'_imagination_ sont encore si peu connues, que j'admets
-l'aperçu suivant qui peut-être n'est qu'une erreur.
-
-Je crois distinguer deux espèces d'imaginations:
-
-1º L'imagination ardente, impétueuse, prime-sautière, conduisant
-sur-le-champ à l'action, se rongeant elle-même et languissant si l'on
-diffère seulement de vingt-quatre heures, comme celle de Fabio.
-L'impatience est son premier caractère, elle se met en colère contre ce
-qu'elle ne peut obtenir. Elle voit tous les objets extérieurs, mais ils
-ne font que l'enflammer, elle les assimile à sa propre substance, et les
-tourne sur-le-champ au profit de la passion.
-
-2º L'imagination qui ne s'enflamme que peu à peu, lentement, mais qui
-avec le temps ne voit plus les objets extérieurs et parvient à ne plus
-s'occuper ni se nourrir que de sa passion. Cette dernière espèce
-d'imagination s'accommode fort bien de la lenteur et même de la rareté
-des idées. Elle est favorable à la constance. C'est celle de la plupart
-des pauvres jeunes filles allemandes mourant d'amour et de phtisie. Ce
-triste spectacle, si fréquent au delà du Rhin, ne se rencontre jamais en
-Italie.
-
-
-LIX
-
-Habitudes de l'imagination. Un Français est _réellement_ choqué de huit
-changements de décorations par acte de tragédie. Le plaisir de voir
-Macbeth est impossible pour cet homme; il se console en _damnant_
-Shakespeare.
-
-
-LX
-
-En France, la province, pour tout ce qui regarde les femmes, est à
-quarante ans en arrière de Paris. A C..., une femme mariée me dit
-qu'elle ne s'est permis de lire que certains morceaux des Mémoires de
-Lauzun. Cette sottise me glace, je ne trouve plus une parole à lui dire;
-c'est bien là, en effet, un livre que l'on quitte.
-
-Manque de naturel, grand défaut des femmes de province. Leurs gestes
-sont multipliés et gracieux. Celles qui jouent le premier rôle dans leur
-ville, pires que les autres.
-
-
-LXI
-
-Goethe, ou tout autre homme de génie allemand, estime l'argent ce qu'il
-vaut. Il ne faut penser qu'à sa fortune, tant qu'on n'a pas six mille
-francs de rente, et puis n'y plus penser. Le sot, de son côté, ne
-comprend pas l'avantage qu'il y a à sentir et penser comme Goethe; toute
-sa vie, il ne sent que par l'argent et ne pense qu'à l'argent. C'est par
-le mécanisme de ce double vote que dans le monde les prosaïques semblent
-l'emporter sur les coeurs nobles.
-
-
-LXII
-
-En Europe, le désir est enflammé par la contrainte; en Amérique, il
-s'émousse par la liberté.
-
-
-LXIII
-
-Une certaine manie discutante s'est emparée de la jeunesse et l'enlève à
-l'amour. En examinant si Napoléon a été utile à la France, on laisse
-s'enfuir l'âge d'aimer. Même parmi ceux qui veulent être jeunes,
-l'affectation de la cravate, de l'éperon, de l'air martial, l'occupation
-de soi, fait oublier de regarder cette jeune fille qui passe d'un air si
-simple et à laquelle son peu de fortune ne permet de sortir qu'une fois
-tous les huit jours.
-
-
-LXIV
-
-J'ai supprimé le chapitre _Prude_, et quelques autres.
-
-Je suis heureux de trouver le passage suivant dans les mémoires d'Horace
-Walpole:
-
-THE TWO ELISABETHS. Let us compare the daughters of two ferocious men,
-and see which was sovereign of a civilised nation, which of a barbarous
-one. Both were Elisabeths. The daughter of Peter (of Russia) was
-absolute yet spared a competitor and a rival; and thought the person of
-an empress had sufficient allurements for as many of her subjects as she
-chose to honour with the communication. Elisabeth of England could
-neither forgive the claim of Mary Stuart nor her charms, but
-ungenerously imprisoned her (as George IV did Napoléon), when imploring
-protection, and without the sanction of either despotism or law,
-sacrificed many to her great and little jealousy. Yet this Elisabeth,
-piqued herself on chastity; and while she practised every ridiculous art
-of coquetry to be admired at an unseemly age, kept off lovers whom she
-encouraged, and neither gratified her own desires nor their ambition.
-Who can help preferring the honest, open-hearted barbarian empress?
-(LORD OXFORD's _Memoirs_.)
-
-
-LXV
-
-L'extrême familiarité peut détruire la _cristallisation_. Une charmante
-jeune fille de seize ans devenait amoureuse d'un beau jeune homme du
-même âge, qui ne manquait pas chaque soir, à la tombée de la nuit[226],
-de passer sous ses fenêtres. La mère l'invite à passer huit jours à la
-campagne. Le remède était hardi, j'en conviens, mais la jeune fille
-avait une âme romanesque, et le beau jeune homme était un peu plat: elle
-le méprisa au bout de trois jours.
-
- [226] A l'_Ave Maria_.
-
-
-LXVI
-
-Bologne, 17 avril 1817.
-
-Ave Maria (twilight), en Italie, heure de la tendresse, des plaisirs de
-l'âme et de la mélancolie: sensation augmentée par le son de ces belles
-cloches.
-
-Heures des plaisirs, qui ne tiennent aux sens que par les souvenirs.
-
-
-LXVII
-
-Le premier amour d'un jeune homme qui entre dans le monde est
-ordinairement un amour ambitieux. Il se déclare rarement pour une jeune
-fille douce, aimable, innocente. Comment trembler, adorer, se sentir en
-présence d'une divinité? Un adolescent a besoin d'aimer un être dont les
-qualités l'élèvent à ses propres yeux. C'est au déclin de la vie qu'on
-en revient tristement à aimer le simple et l'innocent, désespérant du
-sublime. Entre les deux se place l'amour véritable, qui ne pense à rien
-qu'à soi-même.
-
-
-LXVIII
-
-Les grandes âmes ne sont pas soupçonnées, elles se cachent;
-ordinairement il ne paraît qu'un peu d'originalité. Il y a plus de
-grandes âmes qu'on ne le croirait.
-
-
-LXIX
-
-Quel moment que le premier serrement de main de la femme qu'on aime! Le
-seul bonheur à comparer à celui-ci est le ravissant bonheur du Pouvoir,
-celui que les ministres et rois font semblant de mépriser. Ce bonheur a
-aussi sa _cristallisation_, qui demande une imagination plus froide et
-plus raisonnable. Voyez un homme qui vient d'être nommé ministre, depuis
-un quart d'heure, par Napoléon.
-
-
-LXX
-
-La nature a donné la force au Nord et l'esprit au Midi, me disait le
-célèbre Jean de Muller à Cassel, en 1808.
-
-
-LXXI
-
-Rien de plus faux que la maxime: «Nul n'est héros pour son valet de
-chambre,» ou plutôt rien de plus vrai dans le sens _monarchique_: héros
-affecté comme l'Hippolyte de _Phèdre_. Desaix, par exemple, aurait été
-un héros même pour son valet de chambre (je ne sais, il est vrai, s'il
-en avait un), et plus héros pour son valet de chambre que pour tout
-autre. Sans le bon ton et le degré de comédie indispensable, Turenne et
-Fénelon eussent été des Desaix.
-
-
-LXXII
-
-Voici un blasphème: Moi, Hollandais, j'ose dire: les Français n'ont ni
-le vrai plaisir de la conversation, ni le vrai plaisir du théâtre: au
-lieu de délassement et de laisser aller parfait, c'est un travail. Au
-nombre des fatigues qui ont hâté la mort de Mme de Staël, j'ai ouï
-compter le travail de la conversation pendant son dernier hiver[227].
-
- [227] Mémoires de Marmontel, conversation de Montesquieu.
-
-W.
-
-
-LXXIII
-
-Le degré de tension des nerfs de l'oreille, pour écouter chaque note,
-explique assez bien la partie physique du plaisir de la musique.
-
-
-LXXIV
-
-Ce qui avilit les femmes galantes, c'est l'idée qu'elles ont et qu'on a
-qu'elles commettent une grande faute.
-
-
-LXXV
-
-A l'armée, dans une retraite, avertissez d'un péril inutile à braver un
-soldat italien, il vous remercie presque et l'évite soigneusement.
-Indiquez le même péril par humanité à un soldat français, il croit que
-vous le défiez, se _pique_ d'amour-propre, et court aussitôt s'y
-exposer. S'il l'osait, il chercherait à se moquer de vous.
-
-Gyat, 1812.
-
-
-LXXVI
-
-Toute idée extrêmement utile, si elle ne peut être exposée qu'en des
-termes fort simples, sera nécessairement méprisée en France. Jamais
-l'_enseignement_ mutuel n'eût pris, trouvé par un Français. C'est
-exactement le contraire en Italie.
-
-
-LXXVII[228]
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- [228] On a supprimé ici un passage qui se trouve déjà dans le chapitre
- LX.
-
-
-LXXVIII
-
-En amour, quand on _divise_ de l'argent, on augmente l'amour; quand on
-en _donne_, on _tue_ l'amour.
-
-On éloigne le malheur actuel, et pour l'avenir l'odieux de la crainte de
-manquer, ou bien l'on fait naître la _politique_ et le sentiment d'être
-deux, on détruit la sympathie.
-
-
-LXXIX
-
-(Messe des Tuileries, 1811.)
-
-Les cérémonies de la cour avec les poitrines découvertes des femmes,
-qu'elles étalent là comme les officiers leurs uniformes, et sans que
-tant de charmes fassent plus de sensation, rappellent involontairement à
-l'esprit les scènes de l'Arétin.
-
-On voit ce que tout le monde fait _par intérêt d'argent_ pour plaire à
-un homme; on voit tout un public agir à la fois sans morale et surtout
-sans passion. Cela joint à la présence de femmes très décolletées avec
-la physionomie de la méchanceté et le rire sardonique pour tout ce qui
-n'est pas intérêt personnel payé comptant par de bonnes jouissances,
-donne l'idée des scènes du Bagno, et jette bien loin toute difficulté
-fondée sur la vertu ou sur la satisfaction intérieure d'une âme contente
-d'elle-même.
-
-J'ai vu, au milieu de tout cela, le sentiment de l'isolement disposer
-les coeurs tendres à l'amour.
-
-
-LXXX
-
-Si l'âme est employée à avoir de la mauvaise honte et à la surmonter,
-elle ne peut pas avoir du plaisir. Le plaisir est un luxe; pour en
-jouir, il faut que la sûreté, qui est le nécessaire, ne coure aucun
-risque.
-
-
-LXXXI
-
-Marque d'amour que ne savent pas feindre les femmes intéressées. Y
-a-t-il une véritable joie dans la réconciliation? ou songe-t-on aux
-avantages à en retirer?
-
-
-LXXXII
-
-Les pauvres gens qui peuplent la _Trappe_ sont des malheureux qui n'ont
-pas eu tout à fait assez de courage pour se tuer. J'excepte toujours les
-chefs qui ont le plaisir d'être chefs.
-
-
-LXXXIII
-
-C'est un malheur d'avoir connu la beauté italienne: on devient
-insensible. Hors de l'Italie, on aime mieux la conversation des hommes.
-
-
-LXXXIV
-
-La prudence italienne tend à se conserver la vie, ce qui admet le jeu de
-l'imagination (Voir une version de la mort du fameux acteur comique
-Pertica, le 24 décembre 1821). La prudence anglaise, toute relative à
-amasser ou conserver assez d'argent pour couvrir la dépense, réclame au
-contraire une exactitude minutieuse et de tous les jours, habitude qui
-paralyse l'imagination. Remarquez qu'elle donne en même temps la plus
-grande force à l'idée du _devoir_.
-
-
-LXXXV
-
-L'immense respect pour l'argent, grand et premier défaut de l'Anglais et
-de l'Italien, est moins sensible en France, et tout à fait réduit à de
-justes bornes en Allemagne.
-
-
-LXXXVI
-
-Les femmes françaises n'ayant jamais vu le bonheur des passions
-_vraies_, sont peu difficiles sur le bonheur intérieur de leur ménage et
-le _tous les jours_ de la vie.
-
-Compiègne.
-
-
-LXXXVII
-
-«Vous me parlez d'ambition comme chasse-ennui, disait Kamensky; tout le
-temps que je faisais chaque soir deux lieues au galop pour aller voir la
-princesse à Kolich. J'étais en société intime avec un despote que je
-respectais, qui avait tout mon bonheur en son pouvoir et la satisfaction
-de tous mes désirs possibles.»
-
-Wilna, 1812.
-
-
-LXXXVIII
-
-La perfection dans les petits soins de savoir-vivre et de toilette, une
-grande bonté, nul génie, de l'attention pour une centaine de petites
-choses chaque jour, l'incapacité de s'occuper plus de trois jours d'un
-même événement; joli contraste avec la sévérité puritaine, la cruauté
-biblique, la probité stricte, l'amour-propre timide et souffrant, le
-_cant_ universel; et cependant voilà les deux premiers peuples du monde!
-
-
-LXXXIX
-
-Puisque, parmi les princesses, il y a eu une Catherine II impératrice,
-pourquoi, parmi les bourgeoises, n'y aurait-il pas une femme Samuel
-Bernard ou Lagrange?
-
-
-XC
-
-Alviza appelle un manque de délicatesse impardonnable d'oser écrire des
-lettres où vous parlez d'amour à une femme que vous adorez, et qui, en
-vous regardant tendrement, vous jure qu'elle ne vous aimera jamais.
-
-
-XCI
-
-Il a manqué au plus grand philosophe qu'aient eu les Français de vivre
-dans quelque solitude des Alpes, dans quelque séjour éloigné, et de
-lancer de là son livre dans Paris sans y venir jamais lui même. Voyant
-Helvétius si simple et si honnête homme, jamais des gens musqués et
-affectés comme Suard, Marmontel, Diderot, ne purent penser que c'était
-là un grand philosophe. Ils furent de bonne foi en méprisant sa raison
-profonde; d'abord elle était simple, péché irrémissible en France; en
-second lieu, l'homme, non pas le livre, était rabaissé par une
-faiblesse: il attachait une importance extrême à avoir ce qu'on appelle
-en France de la gloire, à être à la mode parmi les contemporains comme
-Balzac, Voiture, Fontenelle.
-
-Rousseau avait trop de sensibilité et trop peu de raison, Buffon trop
-d'hypocrisie à son jardin des plantes, Voltaire trop d'enfantillage dans
-la tête, pour pouvoir juger le principe d'Helvétius.
-
-Ce philosophe commit la petite maladresse d'appeler ce principe
-l'_intérêt_, au lieu de lui donner le joli nom de _plaisir_[229], mais
-que penser du bon sens de toute une littérature qui se laisse fourvoyer
-par une aussi petite faute?
-
- [229]
-
- Torva leoena lupum sequitur, lupus ipse capellam;
- Florentem cytisum sequitur lasciva capella.
- . . . . . Trahit sua quemque voluptas.
-
- VIRGILE, églogue II.
-
-Un homme d'esprit ordinaire, le prince Eugène de Savoie, par exemple, à
-la place de Régulus, serait resté tranquillement à Rome, où il se serait
-même moqué de la bêtise du sénat de Carthage; Régulus y retourne. Le
-prince Eugène aurait suivi son _intérêt_ exactement comme Régulus suivit
-le sien.
-
-Dans presque tous les événements de la vie, une âme généreuse voit la
-possibilité d'une action dont l'âme commune n'a pas même l'idée. A
-l'instant même où la possibilité de cette action devient visible à l'âme
-généreuse, il est de _son intérêt_ de la faire.
-
-Si elle n'exécutait pas cette action qui vient de lui apparaître, elle
-se mépriserait soi-même; elle serait malheureuse. On a des devoirs
-suivant la portée de son esprit. Le principe d'Helvétius est vrai, même
-dans les exaltations les plus folles de l'amour, même dans le suicide.
-Il est contre sa nature, il est impossible que l'homme ne fasse pas
-toujours, et dans quelque instant que vous vouliez le prendre, ce qui
-dans le moment est possible et lui fait le plus de plaisir.
-
-
-XCII
-
-Avoir de la fermeté dans le caractère, c'est avoir éprouvé l'effet des
-autres sur soi-même; donc il faut les autres.
-
-
-XCIII
-
-L'amour antique.
-
-L'on n'a point imprimé de lettres d'amour posthumes des dames romaines.
-Pétrone a fait un livre charmant, mais n'a peint que la débauche.
-
-Pour l'_amour_ à Rome, après la Didon[230] et la seconde églogue de
-Virgile, nous n'avons rien de plus précis que les écrits des trois
-grands poètes, Ovide, Tibulle et Properce.
-
- [230] Voir le _regard_ de Didon, dans la superbe esquisse de M. Guérin
- au Luxembourg.
-
-Or, les élégies de Parny ou la lettre d'Héloïse à Abeilard, de
-Colardeau, sont des peintures bien imparfaites et bien vagues si on les
-compare à quelques lettres de la Nouvelle-Héloïse, à celles d'une
-Religieuse portugaise, de Mlle de Lespinasse, de la Sophie de Mirabeau,
-de Werther, etc., etc.
-
-La poésie, avec ses comparaisons obligées, sa mythologie que ne croit
-pas le poète, sa dignité de style à la Louis XIV, et tout l'attirail de
-ses ornements appelés poétiques, est bien au-dessous de la prose dès
-qu'il s'agit de donner une idée claire et précise des mouvements du
-coeur; or, dans ce genre, on n'émeut que par la clarté.
-
-Tibulle, Ovide et Properce furent de meilleur goût que nos poètes; ils
-ont peint l'amour tel qu'il put exister chez les fiers citoyens de Rome;
-encore vécurent-ils sous Auguste, qui, après avoir fermé le temple de
-Janus, cherchait à ravaler les citoyens à l'état de sujets loyaux d'une
-monarchie.
-
-Les maîtresses de ces trois grands poètes furent des femmes coquettes,
-infidèles et vénales; ils ne cherchèrent auprès d'elles que des plaisirs
-physiques, et je croirais qu'ils n'eurent jamais l'idée des sentiments
-sublimes[231] qui, treize siècles plus tard, firent palpiter le sein de
-la tendre Héloïse.
-
- [231] Tout ce qu'il y a de beau au monde était devenu partie de la
- beauté de la femme que vous aimez, vous vous trouvez disposé à faire
- tout ce qu'il y a de beau au monde.
-
-J'emprunte le passage suivant à un littérateur distingué et qui connaît
-beaucoup mieux que moi les poètes latins:
-
-«Le brillant génie d'Ovide[232], l'imagination de Properce, l'âme
-sensible de Tibulle, leur inspirèrent sans doute des vers de nuances
-différentes, mais ils aimèrent de la même manière des femmes à peu près
-de la même espèce. Ils désirent, ils triomphent, ils ont des rivaux
-heureux, ils sont jaloux ils se brouillent et se raccommodent; ils sont
-infidèles à leur tour, on leur pardonne et ils retrouvent un bonheur qui
-bientôt est troublé par le retour des mêmes chances.
-
- [232] Guinguené, _Histoire littéraire de l'Italie_, vol. II, page 490.
-
-«Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui
-apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari; quels signes
-ils doivent se faire devant lui et devant le monde, pour s'entendre et
-n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près; bientôt des
-querelles, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant
-qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le
-pardon. Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques,
-au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite
-vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or à un
-vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette
-des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé:
-il maudit ses tablettes, qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient
-un plus heureux: il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas
-interrompre son bonheur.
-
-«Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour
-toutes les femmes. Un instant après, Corinne est aussi infidèle; il ne
-peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite
-avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme
-plus colère que tendre; elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui
-jure qu'il n'en est rien, et il écrit à cette esclave; et tout ce qui
-avait fâché Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir! Quels
-indices les ont trahis? Il demande à la jeune esclave un nouveau
-rendez-vous. Si elle le lui refuse, il menace de tout avouer à Corinne.
-Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la peine et des plaisirs
-qu'ils lui donnent. Peu après c'est Corinne seule qui l'occupe. Elle est
-toute à lui. Il chante son triomphe comme si c'était sa première
-victoire. Après quelques incidents que, pour plus d'une raison, il faut
-laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop long de rappeler, il
-se trouve que le mari de Corinne est devenu trop facile. Il n'est plus
-jaloux; cela déplaît à l'amant, qui le menace de quitter sa femme s'il
-ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop; il fait si bien
-surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il se plaint de
-cette surveillance qu'il a provoquée, mais il saura bien la tromper; par
-malheur il n'est pas le seul à y parvenir. Les infidélités de Corinne
-recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si publiques,
-que la seule grâce qu'Ovide lui demande, c'est qu'elle prenne quelque
-peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins évidemment ce
-qu'elle est. Telles furent les moeurs d'Ovide et de sa maîtresse, tel
-est le caractère de leurs amours.
-
-«Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès
-qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui
-demande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré lui-même
-à plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne se rend qu'au
-matin auprès d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve
-endormie; elle est longtemps sans que tout le bruit qu'il fait, sans que
-ses caresses mêmes la réveillent; elle ouvre enfin ses yeux et lui fait
-les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie; il fait
-à cet ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la
-perdre: elle part avec un militaire; elle veut suivre les camps, elle
-s'expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point, il
-pleure, il fait des voeux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira
-point de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant des étrangers qui
-l'auront vue; il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est
-touchée de tant d'amour. Elle quitte le soldat et reste avec le poète.
-Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur
-est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par
-l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que
-d'elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La
-mort ne l'effraye pas, il ne craint que de perdre Cinthie; qu'il soit
-sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.
-
-«Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son amour, mais
-bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa
-maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour
-le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie son amour.
-Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans
-toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut
-plus l'aimer sans honte. Il en rougit, mais il ne peut se détacher
-d'elle. Il sera son amant, son époux; jamais il n'aimera que Cinthie.
-Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse, il la
-rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une
-seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possède
-jamais assez, il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler à
-lui-même, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi
-vives que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se
-distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il
-feint qu'une troupe d'amours le rencontre et le ramène aux pieds de
-Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans
-un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui
-jette les coupes à la tête; il trouve cela charmant. De nouvelles
-perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut partir; il va
-voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son voyage, mais il
-renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux
-outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de
-ses rivaux; mais une maladie vient la saisir, elle meurt. Elle lui
-reproche ses infidélités, ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à
-ses derniers moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui
-fut toujours fidèle. Telles sont les moeurs et les aventures de Properce
-et de sa maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours.
-Voilà la femme qu'une âme comme celle de Properce fut réduite à aimer.
-
-«Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais jamais inconstants. Ce
-sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là leurs hommages,
-mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne. Corinne et
-Cinthie ont toutes les femmes pour rivales: elles n'en ont
-particulièrement aucune. La muse de ces deux poètes est fidèle si leur
-amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie
-ne figure dans leurs vers. Tibulle, amant et poète plus tendre, moins
-vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance.
-Trois beautés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses
-vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée.
-Tibulle a perdu sa fortune, mais il lui reste la campagne et Délie;
-qu'il la possède dans la paix des champs, qu'il puisse en expirant
-presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle suive en pleurant sa
-pompe funèbre, il ne forme point d'autres voeux. Délie est enfermée par
-un mari jaloux: il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les
-triples verrous. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe
-malade, et Délie seule l'occupe, il l'engage à être toujours chaste, _à
-mépriser l'or_, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais
-Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son
-infidélité: il y succombe et demande grâce à Délie et à Vénus. Il
-cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni
-adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de
-Délie, trompé comme lui; il lui révèle toutes les ruses dont elle se
-sert pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la
-garder, qu'il la lui confie: il saura bien les écarter et garantir de
-leurs pièges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise, il revient à
-elle, il se souvient de la mère de Délie, qui protégeait leurs amours;
-le souvenir de cette bonne femme rouvre son coeur à des sentiments
-tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt
-de plus graves. Elle s'est laissé corrompre par l'or et les présents,
-elle est à un autre, à d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne
-honteuse, et lui dit adieu pour toujours.
-
-«Il passe sous les lois de Némésis et n'en est pas plus heureux; elle
-n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis
-est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice,
-mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. Il tâche de la
-fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune soeur; il ira
-pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette tendre muette.
-Les mânes de la soeur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis
-fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste image
-de sa soeur viendrait la nuit troubler son sommeil... Mais ces tristes
-souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce prix
-acheter même le bonheur. Nééra est sa troisième maîtresse. Il a joui
-longtemps de son amour; il ne demande aux dieux que de vivre et mourir
-avec elle; mais elle part, elle est absente; il ne peut s'occuper
-d'elle, il ne demande qu'elle aux dieux; il a vu en songe Apollon, qui
-lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe; il
-ne pourrait survivre à ce malheur, et cependant ce malheur existe. Nééra
-est infidèle; il est encore une fois abandonné. Tel fut le caractère et
-le sort de Tibulle, tel est le triple et assez triste roman de ses
-amours.
-
-«C'est en lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même
-au plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme.
-S'il y eut un poète ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut
-Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien _sont en
-lui_, il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les
-faire naître chez ses maîtresses: leurs grâces, leur beauté, sont tout
-ce qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette;
-leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De
-toutes ces femmes devenues célèbres par les vers de trois grands poètes,
-Cinthie paraît la plus aimable. L'attrait des talents se joint en elle à
-tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais, pour tous ces
-talents, qui étaient souvent ceux des courtisanes d'un certain ordre,
-elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont pas moins
-en ce qui la gouverne; et Properce, qui vante une ou deux fois seulement
-en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa passion pour
-elle, maîtrisé par une tout autre puissance.
-
-Ces grands poètes furent apparemment au nombre des âmes les plus tendres
-et les plus délicates de leur siècle, et voilà pourtant qui ils aimèrent
-et comment ils aimèrent. Ici il faut faire abstraction de toute
-considération littéraire. Je ne leur demande qu'un témoignage sur leur
-siècle; et dans deux mille ans un roman de Ducray-Duminil sera un
-témoignage de nos moeurs.
-
-
-XCIII _bis_.
-
-Un de mes grands regrets, c'est de n'avoir pu voir Venise de 1760[233];
-une suite de hasards heureux avait réuni apparemment, dans ce petit
-espace, et les institutions politiques et les opinions les plus
-favorables au bonheur de l'homme. Une douce volupté donnait à tous un
-bonheur facile. Il n'y avait point de combat intérieur et point de
-crimes. La sérénité était sur tous les visages, personne ne songeait à
-paraître plus riche, l'hypocrisie ne menait à rien. Je me figure que ce
-devait être le contraire de Londres en 1822.
-
- [233] Voyage du président de Brosses en Italie, voyage d'Eustace, de
- Sharp, de Smolett.
-
-
-XCIV
-
-Si vous remplacez le manque de sécurité personnelle par la juste crainte
-de manquer d'argent, vous verrez que les États-Unis d'Amérique, par
-rapport à la passion dont nous essayons une monographie, ressemblent
-beaucoup à l'antiquité.
-
-En parlant des esquisses plus ou moins imparfaites de l'amour-passion
-que nous ont laissées les anciens, je vois que j'ai oublié les _Amours
-de Médée_ dans _l'Argonautique_. Virgile les a copiées dans sa Didon.
-Comparez cela à l'amour tel qu'il est dans un roman moderne: le doyen de
-Killerine, par exemple.
-
-
-XCV
-
-Le roman sent les beautés de la nature et des arts avec une force, une
-profondeur, une justesse étonnantes; mais, s'il se met à vouloir
-raisonner sur ce qu'il sent avec tant d'énergie, c'est à faire pitié.
-
-C'est peut-être que le sentiment lui vient de la nature, et sa logique,
-du gouvernement.
-
-On voit sur-le-champ pourquoi les beaux arts, hors de l'Italie, ne sont
-qu'une mauvaise plaisanterie; on en raisonne mieux, mais le public ne
-sent pas.
-
-
-XCVI
-
-Londres, 26 novembre 1821.
-
-Un homme fort raisonnable, et qui est arrivé hier de Madras, me dit en
-deux heures de conversation ce que je réduis aux vingt lignes suivantes:
-
-«Ce _sombre_, qu'une cause inconnue fait peser sur le caractère anglais,
-pénètre si avant dans les coeurs, qu'au bout du monde, à Madras, quand
-un Anglais peut obtenir quelques jours de vacance, il quitte bien vite
-la riche et florissante Madras pour venir se dérider dans la petite
-ville française de Pondichéry, qui, sans richesses et presque sans
-commerce, fleurit sous l'administration paternelle de M. Dupuy. A Madras
-on boit du vin de Bourgogne à trente-six francs la bouteille; la
-pauvreté des Français de Pondichéry fait que, dans les sociétés les plus
-distinguées, les rafraîchissements consistent en grands verres d'eau.
-Mais on y rit.»
-
-Maintenant il y a plus de liberté en Angleterre qu'en Prusse. Le climat
-est le même que celui de Koenigsberg, de Berlin, de Varsovie, villes qui
-sont loin de marquer par leur tristesse. Les classes ouvrières y ont
-moins de sécurité et y boivent tout aussi peu de vin qu'en Angleterre;
-elles sont beaucoup plus mal vêtues.
-
-Les aristocraties de Venise et de Vienne ne sont pas tristes.
-
-Je ne vois qu'une différence: dans les pays gais, on lit peu la Bible et
-il y a de la galanterie. Je demande pardon de revenir souvent sur une
-démonstration dont je doute. Je supprime vingt faits dans le sens du
-précédent.
-
-
-XCVII
-
-Je viens de voir, dans un beau château près de Paris, un jeune homme
-très joli, fort spirituel, très riche, de moins de vingt ans; le hasard
-l'y a laissé presque seul, et pendant longtemps, avec une fort belle
-fille de dix-huit ans, pleine de talents, de l'esprit le plus distingué,
-fort riche aussi. Qui ne se serait attendu à une passion? Rien moins que
-cela, l'affectation était si grande chez ces deux jolies créatures, que
-chacune n'était occupée que de soi et de l'effet qu'elle devait
-produire.
-
-
-XCVIII
-
-J'en conviens, dès le lendemain d'une grande action, un orgueil sauvage
-a fait tomber ce peuple dans toutes les fautes et les niaiseries qui se
-sont présentées. Voici pourtant ce qui m'empêche d'effacer les louanges
-que je donnais autrefois à ce représentant du moyen âge.
-
-La plus jolie femme de Narbonne est une jeune Espagnole à peine âgée de
-vingt ans, qui vit là fort retirée avec son mari, Espagnol aussi et
-officier en demi-solde. Cet officier fut obligé, il y a quelque temps,
-de donner un soufflet à un fat: le lendemain, sur le champ de bataille,
-le fat voit arriver la jeune Espagnole; nouveau déluge de propos
-affectés: «Mais, en vérité, c'est une horreur! comment avez-vous pu dire
-cela à votre femme? madame vient pour empêcher notre combat!»--_Je viens
-vous enterrer_, répond la jeune Espagnole.
-
-Heureux le mari qui peut tout dire à sa femme. Le résultat ne démentit
-pas la fierté du propos. Cette action eût passé pour peu convenable en
-Angleterre. Donc la fausse décence diminue le peu de bonheur qui se
-trouve ici-bas.
-
-
-XCIX
-
-L'aimable Donézan disait hier: «Dans ma jeunesse, et jusque bien avant
-dans ma carrière, puisque j'avais cinquante ans en 89, les femmes
-portaient de la poudre dans leurs cheveux.
-
-«Je vous avouerai qu'une femme sans poudre me fait répugnance; la
-première impression est toujours d'une femme de chambre qui n'a pas eu
-le loisir de faire sa toilette.»
-
-Voilà la seule raison contre Shakespeare et en faveur des unités.
-
-Les jeunes gens ne lisant que la Harpe, le goût des grands toupets
-poudrés, comme ceux que portait la feue reine Marie-Antoinette, peut
-encore durer quelques années. Je connais aussi des gens qui méprisent le
-Corrège et Michel-Ange, et certes, M. Donézan était homme d'infiniment
-d'esprit.
-
-
-C
-
-Froide, brave, calculatrice, méfiante, discutante, ayant toujours peur
-d'être électrisée par quelqu'un qui pourrait se moquer d'elle,
-absolument libre d'enthousiasme, un peu jalouse des gens qui ont vu de
-grandes choses à la suite de Napoléon, telle était la jeunesse de ce
-temps-là, plus estimable qu'aimable. Elle amenait forcément le
-gouvernement au rabais du centre gauche. Ce caractère de la jeunesse se
-retrouvait jusque parmi les conscrits dont chacun n'aspire qu'à finir
-son temps.
-
-Toutes les éducations, données exprès ou par hasard, forment les hommes
-pour une certaine époque de la vie. L'éducation du siècle de Louis XV
-plaçait à vingt-cinq ans le plus beau moment de ses élèves[234].
-
- [234] M. de Francueil, quand il portait trop de poudre. Mémoires de
- Mme d'Épinay.
-
-C'est à quarante que les jeunes gens de ce temps-là seront le mieux, ils
-auront perdu la méfiance et la prétention, et gagné l'aisance et la
-gaieté.
-
-
-CI
-
-Discussion entre l'homme de bonne foi et l'homme d'Académie.
-
-«Dans cette discussion avec l'académicien, toujours l'académicien se
-sauvait en reprenant de petites dates et autres semblables erreurs de
-peu d'importance; mais la conséquence et qualification naturelle des
-choses, il niait toujours, ou semblait ne pas entendre: par exemple, que
-Néron eût été cruel empereur ou Charles II parjure. Or, comment prouver
-de telles choses, ou, les prouvant, ne pas arrêter la discussion
-générale et en perdre le fil?»
-
-«Telle manière de discussion ai-je toujours vue entre telles gens, dont
-l'un ne cherche que vérité et avancement en icelle, l'autre faveur de
-son maître ou parti, et gloire du bien dire. Et j'ai estimé grande
-duperie et perdement de temps en l'homme de bonne loi de s'arrêter à
-parler avec lesdits académiciens.» (OEuvres badines de Guy Allard de
-Voiron)
-
-
-CII
-
-Il n'y a qu'une très petite partie de l'art d'être heureux qui soit une
-science exacte, une sorte d'échelle sur laquelle on soit assuré de
-monter sur un échelon chaque siècle: c'est celle qui dépend du
-gouvernement: (encore ceci n'est-il qu'une théorie, je vois les
-Vénitiens de 1770 plus heureux que les gens de Philadelphie
-d'aujourd'hui).
-
-Du reste, l'art d'être heureux est comme la poésie; malgré le
-perfectionnement de toutes choses, Homère, il y a deux mille sept cents
-ans, avait plus de talent que lord Byron.
-
-En lisant attentivement Plutarque, je crois m'apercevoir qu'on était
-plus heureux en Sicile du temps de Dion, quoiqu'on n'eût ni imprimerie
-ni punch à la glace, que nous ne savons l'être aujourd'hui.
-
-J'aimerais mieux être un Arabe du Ve siècle qu'un Français du XIXe.
-
-
-CIII
-
-Ce n'est jamais cette illusion qui renaît et se détruit à chaque seconde
-que l'on va chercher au théâtre, mais l'occasion de prouver à son
-voisin, ou du moins à soi-même, si l'on a la contrariété de n'avoir
-point de voisin, que l'on a bien lu son la Harpe et que l'on est homme
-de goût. C'est un plaisir de vieux pédant que se donne la jeunesse.
-
-
-CIV
-
-Une femme appartient de droit à l'homme qui l'aime et qu'elle aime _plus
-que la vie_.
-
-
-CV
-
-La cristallisation ne peut pas être excitée par des hommes-copies, et
-les rivaux les plus dangereux sont les plus différents.
-
-
-CVI
-
-Dans une société très avancée, l'_amour-passion_ est aussi naturel que
-l'amour physique chez les sauvages.
-
-M.
-
-
-CVII
-
-Sans les nuances, avoir une femme qu'on adore ne serait pas un bonheur
-et même serait impossible.
-
-L. 7 octobre.
-
-
-CVIII
-
-D'où vient l'intolérance des stoïciens? de la même source que celles des
-dévots outrés. Ils ont de l'humeur parce qu'ils luttent contre la
-nature, qu'ils se privent et qu'ils souffrent. S'ils voulaient
-s'interroger de bonne foi sur la haine qu'ils portent à ceux qui
-professent une morale moins sévère, ils s'avoueraient qu'elle naît de la
-jalousie secrète d'un bonheur qu'ils envient et qu'ils se sont interdit,
-_sans croire_ aux récompenses qui les dédommageraient de leurs
-sacrifices.
-
-DIDEROT.
-
-
-CIX
-
-Les femmes qui ont habituellement de l'humeur pourraient se demander si
-elles suivent le système de conduite qu'elles _croient sincèrement_ le
-chemin du bonheur. N'y a-t-il pas un peu de manque de courage accompagné
-d'un peu de vengeance basse au fond du coeur d'une prude? Voir la
-mauvaise humeur de Mme Deshoulières dans ses derniers jours (Notice de
-M. Lemontey).
-
-
-CX
-
-Rien de plus indulgent, parce que rien n'est plus heureux, que la vertu
-de bonne foi; mais mistress Hutchinson elle-même manque d'indulgence.
-
-
-CXI
-
-Immédiatement après ce bonheur vient celui d'une femme jeune, jolie,
-facile, qui ne se fait point de reproches. A Messine on disait du mal de
-la contessina Vicenzella: «Que voulez-vous? disait-elle, je suis jeune,
-libre, riche, et peut-être pas laide. J'en souhaite autant à toutes les
-femmes de Messine.» Cette femme charmante, et qui ne voulut jamais avoir
-pour moi que de l'amitié, est celle qui m'a fait connaître les douces
-poésies de l'abbé Melli, en dialecte sicilien; poésies délicieuses,
-quoique gâtées encore par la mythologie.
-
-DELFANTE.
-
-
-CXII
-
-Le public de Paris a une capacité d'attention, c'est trois jours, après
-quoi, présentez-lui la mort de Napoléon ou la condamnation de M.
-Béranger à deux mois de prison, absolument la même sensation ou le même
-manque de tact à qui en reparle le quatrième jour. Toute grande capitale
-doit-elle être ainsi, ou cela tient-il à la bonté et à la légèreté
-parisienne? Grâce à l'orgueil aristocratique et à la timidité
-souffrante, Londres n'est qu'une nombreuse collection d'ermites. Ce
-n'est pas une capitale. Vienne n'est qu'une oligarchie de deux cents
-familles environnées de cent cinquante mille artisans ou domestiques qui
-les servent. Ce n'est pas là non plus une capitale. Naples et Paris, les
-deux seules capitales (Extrait des _Voyages de Birkbeck_, page 371).
-
-
-CXIII
-
-S'il était une époque où, d'après les théories vulgaires, appelées
-raisonnables par les hommes communs, la prison pût être supportable, ce
-serait celle où, après une détention de plusieurs années, un pauvre
-prisonnier n'est plus séparé que par un mois ou deux du moment qui doit
-le mettre en liberté. Mais la _cristallisation_ en ordonne autrement. Le
-dernier mois est plus pénible que les trois dernières années. M.
-d'Hotelans a vu à la maison d'arrêt de Melun plusieurs prisonniers
-détenus depuis longtemps, parvenus à quelques mois du jour qui devait
-les rendre à la liberté, _mourir_ d'impatience.
-
-
-CXIV
-
-Je ne puis résister au plaisir de transcrire une lettre écrite en
-mauvais anglais par une jeune Allemande. Il est donc prouvé qu'il y a
-des amours constantes, et tous les hommes de génie ne sont pas des
-Mirabeau. Klopstock, le grand poète, passe à Hambourg pour avoir été un
-homme aimable; voici ce que sa jeune femme écrivait à une amie intime:
-
-«After having seen him two hours, I was obliged to pass the evening in a
-company, which never had been so wearisome to me. I could not speak, I
-could not play; I thought I saw nothing but Klopstock; I saw him the
-next day, and the following and we were very seriously friends. But the
-fourth day he departed. It was a strong hour the hour of his departure!
-He wrote soon after; from that time our correspondence began to be a
-very diligent one. I sincerely believed my love to be friendship. I
-spoke with my friends of nothing but Klopstock, and showed his letters.
-They raillied at me and said I was in love. I raillied then again, and
-said that they must have a very friendshipless heart, if they had no
-idea of friendship to a man as well as to a woman. Thus it continued
-eight months, in which time my friends found as much love in Klopstock's
-letters as in me. I perceived it likewise, but I would not believe it.
-At the last Klopstock said plainly that he loved; and I startled as for
-a wrong thing; I answered that it was no love, but friendship, as it was
-what I felt for him; we had not seen one another enough to love (as if
-love must have more time than friendship). This was sincerely my
-meaning, and I had this meaning till Klopstock came again to Hamburg.
-This he did a year after we had seen one another the first time. We saw,
-we were friends, we loved; and a short time after, I could even tell
-Klopstock that I loved. But we were obliged to part again, and wait two
-years for our wedding. My mother would not let marry me a stranger. I
-could marry then without her consent, as by the death of my father my
-fortune depended not on her; but this was a horrible idea for me; and
-thank heaven that I have prevailed by prayers! At this time knowing
-Klopstock, she loves him as her lifely son, and thanks god that she has
-not persisted. We married and I am the happiest wife in the world. In
-some few months it will be four years that I am so happy...»
-(_Correspondence of Richardson_, vol. III, page 147.)
-
-
-CXV
-
-Il n'y a d'unions à jamais légitimes que celles qui sont commandées par
-une vraie passion.
-
-
-CXVI
-
-Pour être heureuse avec la facilité des moeurs, il faut une simplicité
-de caractère qu'on trouve en Allemagne, en Italie, mais jamais en
-France.
-
-La duchesse de C...
-
-
-CXVII
-
-Par orgueil, les Turcs privent leurs femmes de tout ce qui peut donner
-un aliment à la cristallisation. Je vis depuis trois mois chez un peuple
-où, par orgueil, les gens titrés en seront bientôt là.
-
-Les hommes appellent _pudeur_ les exigences d'un orgueil rendu fou par
-l'aristocratie. Comment oser manquer à la pudeur? Aussi, comme à
-Athènes, les gens d'esprit ont une tendance marquée à se réfugier auprès
-des courtisanes, c'est-à-dire auprès de ces femmes qu'une faute
-éclatante a mises à l'abri des affectations de la _pudeur_ (_Vie de
-Fox_).
-
-
-CXVIII
-
-Dans le cas d'amour empêché par victoire trop prompte, j'ai vu la
-cristallisation chez les caractères tendres chercher à se former après.
-Elle dit en riant: «Non, je ne t'aime pas.»
-
-
-CXIX
-
-L'éducation actuelle des femmes, ce mélange bizarre de pratiques pieuses
-et de chansons fort vives (_di piacer mi balza il cor_ de la _Gazza
-ladra_), est la chose du monde la mieux calculée pour éloigner le
-bonheur. Cette éducation fait les têtes les plus inconséquentes. Mme de
-R... qui craignait la mort, vient de mourir parce qu'elle trouvait drôle
-de jeter les médecines par la fenêtre. Ces pauvres petites femmes
-prennent l'inconséquence pour de la gaieté, parce que la gaieté est
-souvent inconséquente en apparence. C'est comme l'Allemand qui se fait
-vif en se jetant par la fenêtre.
-
-
-CXX
-
-La vulgarité, éteignant l'imagination, produit sur-le-champ pour moi
-l'ennui mortel: la charmante comtesse K... me montrant ce soir les
-lettres de ses amants, que je trouve grossières.
-
-Forlì, 17 mars. Henri.
-
-L'imagination n'était pas éteinte; elle était seulement fourvoyée, et,
-par répugnance, cessait bien vite de se figurer la grossièreté de ces
-plats amants.
-
-
-CXXI
-
-Rêverie métaphysique.
-
-Belgirate, 26 octobre 1816.
-
-Pour peu qu'une véritable passion rencontre de contrariétés, elle
-produit vraisemblablement plus de malheur que de bonheur; cette idée
-peut n'être pas vraie pour une âme tendre, mais elle est d'une évidence
-parfaite pour la majeure partie des hommes, et en particulier pour les
-froids philosophes qui, en fait de passions, ne vivent presque que de
-curiosité et d'amour-propre.
-
-Ce qui précède, je le disais hier soir à la contessina Fulvia, en nous
-promenant sur la terrasse de l'Isola-Bella, à l'orient, près du grand
-pin. Elle me répondit: «Le malheur produit une beaucoup plus forte
-impression sur l'existence humaine que le plaisir.
-
-«La première vertu de tout ce qui prétend à nous donner du plaisir,
-c'est de frapper fort.
-
-«Ne pourrait-on pas dire que, la vie elle-même n'étant faite que de
-sensations, le goût universel de tous les êtres qui ont vie est d'être
-avertis qu'ils vivent par les sensations les plus fortes possibles? Les
-gens du Nord ont peu de vie; voyez la lenteur de leurs mouvements. Le
-_dolce farniente_ des Italiens, c'est le plaisir de jouir des émotions
-de son âme, mollement étendu sur un divan, plaisir impossible si l'on
-court toute la journée à cheval ou dans un droski, comme l'Anglais ou le
-Russe. Ces gens mourraient d'ennui sur un divan. Il n'y a rien à
-regarder dans leurs âmes.
-
-«L'amour donne les sensations les plus fortes possibles; la preuve en
-est que, dans ces moments d'_inflammation_, comme diraient les
-physiologistes, le coeur forme ces _alliances de sensations_ qui
-semblent si absurdes aux philosophes Helvétius, Buffon et autres.
-Luizina, l'autre jour, s'est laissé tomber dans le lac, comme vous
-savez; c'est qu'elle suivait des yeux une feuille de laurier détachée de
-quelque arbre de l'Isola-Madre (îles Borromées). La pauvre femme m'a
-avoué qu'un jour son amant, en lui parlant, effeuillait une branche de
-laurier dans le lac, et lui disait: «Vos cruautés et les calomnies de
-votre amie m'empêchent de profiter de la vie et d'acquérir quelque
-gloire.»
-
-«Une âme qui, par l'effet de quelque grande passion, ambition, jeu,
-amour, jalousie, guerre, etc., a connu les moments d'angoisse et
-d'extrême malheur, par une bizarrerie bien incompréhensible, _méprise_
-le bonheur d'une vie tranquille et où tout semble fait à souhait: un
-joli château dans une position pittoresque, beaucoup d'aisance, une
-bonne femme, trois jolis enfants, des amis aimables et en quantité, ce
-n'est là qu'une faible esquisse de tout ce que possède notre hôte, le
-général C... et cependant vous savez qu'il a dit être tenté d'aller à
-Naples prendre le commandement d'une guérilla. Une âme faite pour les
-passions sent d'abord que cette vie heureuse l'_ennuie_, et peut-être
-aussi qu'elle ne lui donne que des idées communes. «Je voudrais, vous
-disait C..., n'avoir jamais connu la fièvre des grandes passions, et
-pouvoir me payer de l'apparent bonheur sur lequel on me fait tous les
-jours de si sots compliments, auxquels, pour comble d'horreur, je suis
-forcé de répondre avec grâce.» Moi, philosophe, j'ajoute: «Voulez-vous
-une millième preuve que nous ne sommes pas faits par un être bon? c'est
-que le _plaisir_ ne produit pas peut-être la moitié autant d'impression
-sur notre être que la _douleur_[235]...» La contessina m'a interrompu:
-«Il y a peu de peines morales dans la vie qui ne soient rendues chères
-par l'_émotion_ qu'elles excitent; s'il y a un grain de générosité dans
-l'âme, ce plaisir se centuple. L'homme condamné à mort en 1815, et sauvé
-par hasard (M. de Lavalette par exemple), s'il marchait au supplice avec
-courage, doit se rappeler ce moment dix fois par mois; le lâche qui
-mourait en pleurant et jetant les hauts cris (le douanier Morris, jeté
-dans le lac, _Rob Roy_, III, 120), s'il est aussi sauvé par le hasard,
-ne peut tout au plus se souvenir avec plaisir de cet instant qu'à cause
-de la circonstance qu'_il a été sauvé_, et non pour les trésors de
-générosité qu'il a découverts en lui-même, et qui ôtent à l'avenir
-toutes ses craintes.»
-
- [235] Voir l'analyse du _principe ascétique_, Bentham, _Traité de
- législation_, tome I.
-
- On fait plaisir à un être _bon_ en se faisant souffrir.
-
-MOI.--«L'amour, même malheureux, donne à une âme tendre, pour qui la
-_chose imaginée est la chose existante_, des trésors de jouissance de
-cette espèce; il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté chez
-soi et chez ce qu'on aime. Que de fois Salviati n'a-t-il pas entendu
-Léonore lui dire, comme Mlle Mars dans les _Fausses Confidences_, avec
-son sourire enchanteur: «Eh bien! oui, je vous aime!» Or, voilà de ces
-illusions qu'un esprit sage n'a jamais.
-
-FULVIA, _levant les yeux au ciel_.--«Oui, pour vous et pour moi,
-l'amour, même malheureux, pourvu que notre admiration pour l'objet aimé
-soit infinie, est le premier des bonheurs.»
-
-(Fulvia a vingt-trois ans; c'est la beauté la plus célèbre de ***; ses
-yeux étaient divins en parlant ainsi et se levant vers ce beau ciel des
-îles Borromées, à minuit; les astres semblaient lui répondre. J'ai
-baissé les yeux, et n'ai plus trouvé de raisons philosophiques pour la
-combattre. Elle a continué.) Et tout ce que le monde appelle le bonheur
-ne vaut pas ses peines. Je crois que le mépris seul peut guérir de cette
-passion; non pas un mépris trop fort, ce serait un supplice, mais, par
-exemple, pour vous autres hommes, voir l'objet que vous adorez aimer un
-homme grossier et prosaïque, ou vous sacrifier aux jouissances du luxe
-aimable et délicat qu'elle trouve chez son amie.
-
-
-CXXII
-
-Vouloir, c'est avoir le courage de s'exposer à un inconvénient;
-s'exposer ainsi, c'est tenter le hasard, c'est jouer. Il y a des
-militaires qui ne peuvent vivre sans ce jeu: c'est ce qui les rend
-insupportables dans la vie de famille.
-
-
-CXXIII
-
-Le général Teulié me disait ce soir qu'il avait découvert que ce qui le
-rendait d'une sécheresse et d'une stérilité si abominable quand il y
-avait dans le salon des femmes affectées, c'est qu'il avait ensuite une
-honte amère d'avoir exposé ses sentiments avec feu devant de tels êtres.
-(Et quand il ne parlait pas avec son âme, fût-ce de Polichinelle, il
-n'avait rien à dire. Je voyais du reste qu'il ne savait sur rien la
-phrase convenue et de bon ton. Il était par là réellement ridicule et
-baroque aux yeux des femmes affectées. Le ciel ne l'avait pas fait pour
-être élégant.)
-
-
-CXXIV
-
-A la cour, l'i*** est de mauvais ton, parce qu'il est censé qu'elle est
-contre l'intérêt des princes: l'i*** est aussi de mauvais ton en
-présence des jeunes filles, cela les empêcherait de trouver un mari. Il
-faut convenir que s* D*** e***, il doit lui être agréable d'être honoré
-pour de tels motifs.
-
-
-CXXV
-
-Dans l'âme d'un grand peintre ou d'un grand poète, l'amour est divin
-comme centuplant le domaine et les plaisirs de l'art, dont les beautés
-donnent à son âme le pain quotidien. Que de grands artistes qui ne se
-doutent ni de leur âme ni de leur génie! Souvent ils se croient un
-médiocre talent pour la chose qu'ils adorent, parce qu'ils ne sont pas
-d'accord avec les eunuques du sérail, les la Harpe, etc.: pour ces
-gens-là, même l'amour malheureux est bonheur.
-
-
-CXXVI
-
-L'image du premier amour est la plus généralement touchante; pourquoi?
-c'est qu'il est presque le même dans tous les pays, de tous les
-caractères. Donc ce premier amour n'est pas le plus passionné.
-
-
-CXXVII
-
-La raison! la raison! Voilà ce qu'on crie toujours à un pauvre amant. En
-1760, dans le moment le plus animé de la guerre de Sept ans, Grimm
-écrivait: «... Il n'est point douteux que le roi de Prusse n'eût prévenu
-cette guerre avant qu'elle éclatât, en cédant la Silésie. En cela il eût
-fait une action très sage. Combien de maux il aurait prévenus! Que peut
-avoir de commun la possession d'une province avec le bonheur d'un roi?
-et le grand électeur n'était-il pas un prince très heureux et très
-respecté sans posséder la Silésie? Voilà comment un roi aurait pu se
-conduire en suivant les préceptes de la plus saine raison, et je ne sais
-comment il serait arrivé que ce roi eût été l'objet des mépris de toute
-la terre, tandis que Frédéric, sacrifiant tout au _besoin_ de conserver
-la Silésie, s'est couvert d'une gloire immortelle.
-
-«Le fils de Cromwell a sans doute fait l'action la plus sage qu'un homme
-puisse faire; il a préféré l'obscurité et le repos à l'embarras et au
-danger de gouverner un peuple sombre, fougueux et fier. Ce sage a été
-méprisé de son vivant et par la postérité, et son père est resté un
-grand homme au jugement des nations.
-
-«La _Belle Pénitente_ est un sujet sublime du théâtre espagnol[236],
-gâté en anglais et en français par Otway et Colardeau. Caliste a été
-violée par un homme qu'elle adore, que les fougues d'orgueil de son
-caractère rendent odieux, mais que ses talents, son esprit, les grâces
-de sa figure, tout enfin concourt à rendre séduisant. Lothario eût été
-trop aimable s'il eût su modérer de coupables transports; du reste, une
-haine héréditaire et atroce divise sa famille et celle de la femme qu'il
-aime. Ces familles sont à la tête des deux factions qui partagent une
-ville d'Espagne durant les horreurs du moyen âge. Sciolto, le père de
-Caliste, est le chef de l'autre faction, qui, dans ce moment, a le
-dessus; il sait que Lothario a eu l'insolence de vouloir séduire sa
-fille. La faible Caliste succombe sous les tourments de sa honte et de
-sa passion. Son père est parvenu à faire donner à son ennemi le
-commandement d'une armée navale, qui part pour une expédition lointaine
-et dangereuse, où probablement Lothario trouvera la mort. Dans la
-tragédie de Colardeau, il vient donner cette nouvelle à sa fille. A ces
-mots, la passion de Caliste s'échappe:
-
- [236] Voir les romances espagnoles et danoises du XIIIe siècle; elles
- paraîtraient plates ou grossières au goût français.
-
- «O dieux!
- «Il part!... vous l'ordonnez!... il a pu s'y résoudre?
-
-«Jugez du danger de cette situation; un mot de plus, et Sciolto va être
-éclairé sur la passion de sa fille pour Lothario. Ce père confondu
-s'écrie:
-
- «Qu'entends-je? me trompé-je? où s'égarent tes voeux?
-
-«A cela Caliste, revenue à elle-même, répond:
-
- «Ce n'est pas son exil, c'est sa mort que je veux,
- «Qu'il périsse!
-
-«Par ces mots, Caliste étouffe les soupçons naissants de son père, et
-c'est cependant sans artifice, car le sentiment qu'elle exprime est
-vrai. L'existence d'un homme qu'elle aime et qui a pu l'outrager doit
-empoisonner sa vie, fût-il au bout du monde; sa mort seule pourrait lui
-rendre le repos, s'il en était pour les amants infortunés... Bientôt
-après Lothario est tué, et Caliste a le bonheur de mourir.
-
-«Voilà bien des pleurs et bien des cris pour peu de chose! ont dit les
-gens froids qui se décorent du nom de philosophes. Un homme hardi et
-violent abuse de la faiblesse qu'une femme a pour lui; il n'y a pas là
-de quoi se désoler, ou du moins il n'y a pas de quoi nous intéresser aux
-chagrins de Caliste. Elle n'a qu'à se consoler d'avoir couché avec son
-amant, et ce ne sera pas la première femme de mérite qui aura pris son
-parti sur ce malheur-là[237].»
-
- [237] Grimm, tome III, page 107.
-
-Richard Cromwell, le roi de Prusse, Caliste, avec les âmes que le ciel
-leur avait données, ne pouvaient trouver la tranquillité et le bonheur
-qu'en agissant ainsi. La conduite de ces deux derniers est éminemment
-déraisonnable, et cependant ce sont les seuls qu'on estime.
-
-Sagan, 1813.
-
-
-CXXVIII
-
-La constance après le bonheur ne peut se prédire que d'après celle que,
-malgré les doutes cruels, la jalousie et les ridicules, on a eue avant
-l'intimité.
-
-
-CXXIX
-
-Chez une femme au désespoir de la mort de son amant, qui vient d'être
-tué à l'armée, et qui songe évidemment à le suivre, il faut d'abord
-examiner si ce parti n'est pas convenable; et, dans le cas de la
-négative, attaquer, par cette habitude si ancienne chez l'être humain,
-l'_amour de sa conversation_. Si cette femme a un ennemi, on peut lui
-persuader que cet ennemi a obtenu une lettre de cachet pour la mettre en
-prison. Si cette menace n'augmente pas son amour pour la mort, elle peut
-songer à se cacher pour éviter la prison. Elle se cachera trois
-semaines, fuyant de retraite en retraite; elle sera arrêtée et au bout
-de trois jours se sauvera. Alors, sous un nom supposé, on lui ménagera
-un asile dans une ville fort éloignée, et la plus différente possible de
-celle où elle était au désespoir. Mais qui veut se dévouer à consoler un
-être aussi malheureux et aussi nul pour l'amitié?
-
-Varsovie, 1808.
-
-
-CXXX
-
-Les savants d'académie voient les moeurs d'un peuple dans sa langue:
-l'Italie est le pays du monde où l'on prononce le moins le mot
-d'_amour_, toujours amicizia et avvicinar (_amicizia_ pour amour et
-_avvicinar_ pour faire la cour avec succès).
-
-
-CXXXI
-
-Le dictionnaire de la musique n'est pas fait, n'est pas même commencé;
-ce n'est que par hasard que l'on trouve les phrases qui disent: _je suis
-en colère_, ou _je vous aime_, et leurs nuances. Le _maestro_ ne trouve
-ces phrases que lorsqu'elles lui sont dictées par la présence de la
-passion dans son coeur ou par son souvenir. Les gens qui passent le feu
-de la jeunesse à étudier, au lieu de sentir, ne peuvent donc pas être
-artistes: rien de plus simple que ce mécanisme.
-
-
-CXXXII
-
-L'empire des femmes est beaucoup trop grand en France, l'empire de la
-femme beaucoup trop restreint.
-
-
-CXXXIII
-
-La plus grande flatterie que l'imagination la plus exaltée saurait
-inventer pour l'adresser à la génération qui s'élève parmi nous, pour
-prendre possession de la vie, de l'opinion et du pouvoir, se trouve une
-vérité plus claire que le jour. Elle n'a rien à _continuer_, cette
-génération, elle a tout à _créer_. Le grand mérite de Napoléon est
-d'_avoir fait maison nette_.
-
-
-CXXXIV
-
-Je voudrais pouvoir dire quelque chose sur la _consolation_. On n'essaye
-pas assez de consoler.
-
-Le principe général, c'est qu'il faut tâcher de former une
-_cristallisation_ la plus étrangère possible au motif qui a jeté dans la
-douleur.
-
-Il faut avoir le courage de se livrer à un peu d'anatomie pour découvrir
-un principe inconnu.
-
-Si l'on veut consulter le chapitre II de l'ouvrage de M. Villermé sur
-les prisons (Paris, 1820), on verra que les prisonniers _si maritano fra
-di loro_ (c'est le mot du langage des prisons). Les femmes _si maritano
-anche fra di loro_, et il y a en général beaucoup de fidélité dans ces
-unions, ce qui ne s'observe pas chez les hommes, et qui est un effet du
-principe de la pudeur.
-
-«A Saint-Lazare, dit M. Villermé, page 96, à Saint-Lazare, en octobre
-1818, une femme s'est donné plusieurs coups de couteau parce qu'elle
-s'est vu préférer une arrivante.
-
-«C'est ordinairement la plus jeune qui est la plus attachée à l'autre.»
-
-
-CXXXV
-
-Vivacità, leggerezza, soggettissima a prendere puntiglio, occupazione di
-ogni momento delle apparenze della propria esistenza agli occhi altrui:
-Ecco i tre gran caratteri di questa pianta che risveglia Europa nell
-1808.
-
-Parmi les Italiens, les bons sont ceux qui ont encore un peu de
-sauvagerie et de propension au sang: les Romagnols, les Calabrois, et,
-parmi les plus civilisés, les Bressans, les Piémontais, les Corses.
-
-Le bourgeois de Florence est plus mouton que celui de Paris.
-
-L'espionnage de Léopold l'a avili à jamais. Voir la lettre de M. Courier
-sur le bibliothécaire Furia et le chambellan Puccini.
-
-
-CXXXVI
-
-Je ris de voir des gens de bonne foi ne pouvoir jamais être d'accord, se
-dire naturellement de grosses injures et en penser davantage. Vivre,
-c'est sentir la vie; c'est avoir des sensations fortes. Comme pour
-chaque individu le taux de cette force change, ce qui est pénible pour
-un homme comme trop fort est précisément ce qu'il faut à un autre pour
-que l'intérêt commence. Par exemple, la sensation d'être épargné par le
-canon quand on est au feu, la sensation de s'enfoncer en Russie à la
-suite de ces Parthes, de même la tragédie de Shakespeare et la tragédie
-de Racine, etc., etc.
-
-Orcha, 13 août 1812.
-
-
-CXXXVII
-
-D'abord le plaisir ne produit pas la moitié autant d'impression que la
-douleur, ensuite, outre ce désavantage dans la quantité d'émotion, la
-_sympathie_ est au moins la moitié moins excitée par la peinture du
-bonheur que par celle de l'infortune. Donc les poètes ne sauraient
-peindre le malheur avec trop de force; ils n'ont qu'un écueil à
-redouter, ce sont les objets qui inspirent le _dégoût_. Encore ici, le
-_taux_ de cette sensation dépend-il de la monarchie ou de la république.
-Un Louis XIV centuple le nombre des objets répugnants (Poésies de
-Crabbe).
-
-Par le seul fait de l'existence de la monarchie à la Louis XIV
-environnée de sa noblesse, tout ce qui est simple dans les arts devient
-grossier. Le noble personnage devant qui on l'expose se trouve insulté;
-ce sentiment est sincère, et partant respectable.
-
-Voyez le parti que le tendre Racine a tiré de l'amitié héroïque, et si
-consacrée dans l'antiquité, d'Oreste et de Pylade. Oreste tutoie Pylade,
-et Pylade lui répond _Seigneur_. Et l'on veut que Racine soit pour nous
-l'auteur le plus touchant! Si l'on ne se rend pas à un tel exemple, il
-faut parler d'autre chose.
-
-
-CXXXVIII
-
-Dès qu'on peut espérer de se venger, on recommence de haïr. Je n'eus
-l'idée de me sauver et de manquer à la foi que j'avais jurée à mon ami
-que les dernières semaines de ma prison. (Deux confidences faites ce
-soir devant moi par un assassin de bonne compagnie qui nous fait toute
-son histoire.)
-
-Faenza, 1817.
-
-
-CXXXIX
-
-Toute l'Europe, en se cotisant, ne pourrait faire un seul de nos bons
-volumes français: les _Lettres persanes_, par exemple.
-
-
-CXL
-
-J'appelle _plaisir_ toute perception que l'âme aime mieux éprouver que
-ne pas éprouver[238].
-
- [238] Maupertuis.
-
-J'appelle _peine_ toute perception que l'âme aime mieux ne pas éprouver
-qu'éprouver.
-
-Désiré-je m'endormir plutôt que de sentir ce que j'éprouve, nul doute,
-c'est une _peine_. Donc les désirs d'amour ne sont pas des peines, car
-l'amant quitte, pour rêver à son aise, les sociétés les plus agréables.
-
-Par la durée, les plaisirs du corps sont diminués et les peines
-augmentées.
-
-Pour les plaisirs de l'âme, ils sont augmentés ou diminués par la durée,
-suivant les passions: par exemple, après six mois passés à étudier
-l'astronomie, on aime davantage l'astronomie; après un an d'avarice, on
-aime mieux l'argent.
-
-Les peines de l'âme sont diminuées par la durée; «que de veuves
-véritablement fâchées se consolent par le temps!» Milady Waldegrave
-d'Horace Walpole.
-
-Soit un homme dans un état d'indifférence, il lui arrive un plaisir;
-
-Soit un autre homme dans un état de vive douleur, cette douleur cesse
-subitement; le plaisir qu'il ressent est-il de même nature que celui du
-premier homme? M. Verri dit que _oui_, et il me semble que _non_.
-
-Tous les plaisirs ne viennent pas de la cessation de la douleur.
-
-Un homme avait depuis longtemps six mille livres de rente, il gagné cinq
-cent mille francs à la loterie. Cet homme s'était déshabitué de désirer
-les choses que l'on ne peut obtenir que par une grande fortune. (Je
-dirai, en passant, qu'un des inconvénients de Paris, c'est la facilité
-de perdre cette habitude.)
-
-On invente la machine à tailler les plumes; je l'ai achetée ce matin, et
-c'est un grand plaisir pour moi, qui m'impatiente à tailler les plumes;
-mais certainement je n'étais pas malheureux hier de ne pas connaître
-cette machine. Pétrarque était-il malheureux de ne pas prendre de café?
-
-Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde le connaît: par
-exemple, la première perdrix que l'on tue au vol à douze ans; la
-première bataille d'où l'on sort sain et sauf à dix-sept.
-
-Le plaisir qui n'est que la cessation d'une peine passe bien vite, et au
-bout de quelques années le souvenir n'en est pas même agréable. Un de
-mes amis fut blessé au côté par un éclat d'obus, à la bataille de la
-Moskowa, quelques jours après il fut menacé de gangrène, au bout de
-quelques heures on put réunir M. Béclar, M. Larroy et quelques
-chirurgiens estimés: on fit une consultation dont le résultat fut
-d'annoncer à mon ami qu'il n'avait pas la gangrène. A ce moment je vis
-son bonheur, il fut grand, cependant il n'était pas pur. Son âme, en
-secret, ne croyait pas en être tout à fait quitte, il refaisait le
-travail des chirurgiens, il examinait s'il pouvait entièrement s'en
-rapporter à eux. Il entrevoyait encore un peu la possibilité de la
-gangrène. Aujourd'hui, au bout de huit ans, quand on lui parle de cette
-consultation, il éprouve un sentiment de peine: il a la vue imprévue
-d'un des malheurs de la vie.
-
-Le plaisir causé par la cessation de la douleur consiste: 1º à remporter
-la victoire contre toutes les objections qu'on se fait successivement;
-
-2º A revoir tous les avantages dont on allait être privé.
-
-Le plaisir causé par le gain de cinq cent mille francs consiste à
-prévoir tous les plaisirs nouveaux et extraordinaires qu'on va se
-donner.
-
-Il y a une exception singulière: il faut voir si cet homme a trop ou
-trop peu de cette habitude, s'il a la tête étroite, le sentiment
-d'embarras durera deux ou trois jours.
-
-S'il a l'habitude de désirer souvent une grande fortune, il aura usé
-d'avance la jouissance par se la trop figurer.
-
-Ce malheur n'arrive pas dans l'amour-passion.
-
-Une âme enflammée ne se figure pas la dernière des faveurs, mais la plus
-prochaine: par exemple, d'une maîtresse qui vous traite avec sévérité,
-l'on se figure un serrement de main. L'imagination ne va pas
-naturellement au delà; si on la violente, après un moment, elle
-s'éloigne par la crainte de profaner ce qu'elle adore.
-
-Lorsque le plaisir a entièrement parcouru sa carrière, il est clair que
-nous retombons dans l'indifférence; mais cette indifférence n'est pas la
-même que celle d'auparavant. Ce second état diffère du premier, en ce
-que nous ne serions plus capables de goûter, avec autant de délices, le
-plaisir que nous venons d'avoir.
-
-Les organes qui servent à le cueillir sont fatigués, et l'imagination
-n'a plus autant de propension à présenter les images qui seraient
-agréables aux désirs qui se trouvent satisfaits.
-
-Mais, si au milieu du plaisir on vient nous en arracher, il y a
-production de douleur.
-
-
-CXLI
-
-La disposition à l'amour physique, et même au plaisir physique, n'est
-point la même chez les deux sexes. Au contraire des hommes, presque
-toutes les femmes sont au moins susceptibles d'un genre d'amour. Depuis
-le premier roman qu'une femme a ouvert en cachette à quinze ans, elle
-attend en secret la venue de l'amour-passion. Elle voit dans une grande
-passion la preuve de son mérite. Cette attente redouble vers vingt ans,
-lorsqu'elle est revenue des premières étourderies de la vie, tandis qu'à
-peine arrivés à trente, les hommes croient l'amour impossible ou
-ridicule.
-
-
-CXLII
-
-Dès l'âge de six ans nous nous accoutumons à chercher le bonheur par la
-même route que nos parents. L'orgueil de la mère de la contessina Nella
-a commencé le malheur de cette aimable femme, et elle le rend sans
-ressource par le même orgueil fou.
-
-Venise, 1810.
-
-
-CXLIII
-
-Du genre romantique.
-
-On m'écrit de Paris qu'on y a vu (exposition de 1822) un millier de
-tableaux représentant des sujets de l'Écriture sainte, peints par des
-peintres qui n'y croient pas beaucoup, admirés et jugés par des gens qui
-n'y croient pas, et enfin payés par des gens qui n'y croient pas.
-
-On cherche après cela le pourquoi de la décadence de l'art.
-
-Ne croyant pas en ce qu'il dit, l'artiste craint toujours de paraître
-exagéré et ridicule. Comment arriverait-il au _grandiose_? rien ne l'y
-porte (_Lettera di Roma_, giugno 1822).
-
-
-CXLIV
-
-L'un des plus grands poètes, selon moi, qui aient paru dans ces derniers
-temps, c'est Robert Burns, paysan écossais mort de misère. Il avait
-soixante-dix louis d'appointements comme douanier, pour lui, sa femme et
-quatre enfants. Il faut convenir que le tyran Napoléon était plus
-généreux envers son ennemi Chénier, par exemple. Burns n'avait rien de
-la pruderie anglaise. C'est un génie romain sans chevalerie ni honneur.
-Je n'ai pas assez de place pour conter ses amours avec Mary Campbell et
-leur triste catastrophe. Seulement je remarque qu'Édimbourg est à la
-même latitude que Moscou, ce qui pourrait déranger un peu mon système
-des climats.
-
-«One of Burn's remarks, when he first came to Edimburgh, was that
-between the men of rustic life and the polite world he observed little
-difference; that in the former, though unpolished by fashion and
-unenlightened by science, he had found much observation and much
-intelligence; but a refined and accomplished woman was a being almost
-new to him, and of which he had formed but a very inadequate idea.»
-(Londres, 1er novembre 1821, tome V, page 69.)
-
-
-CXLV
-
-L'amour est la seule passion qui se paye d'une monnaie qu'elle fabrique
-elle-même.
-
-
-CXLVI
-
-Les compliments qu'on adresse aux petites filles de trois ans forment
-précisément la meilleure éducation possible pour leur enseigner la
-vanité la plus pernicieuse. Être jolie est la première vertu, le plus
-grand avantage au monde. Avoir une jolie robe, c'est être jolie.
-
-Ces sots compliments ne sont usités que dans la bourgeoisie; ils sont
-heureusement de mauvais ton, comme trop aisés à faire chez les gens à
-carrosse.
-
-
-CXLVII
-
-Lorette, 11 septembre 1811.
-
-Je viens de voir un très beau bataillon de gens de ce pays; c'est le
-reste de quatre mille hommes qui étaient allés à Vienne en 1809. J'ai
-passé dans les rangs avec le colonel, et fait faire leur histoire à
-plusieurs soldats. C'est la vertu des républiques du moyen âge, plus ou
-moins abâtardie par les Espagnols[239], le P...[240], et deux siècles
-des gouvernements lâches et cruels qui ont tour à tour gâté ce pays-ci.
-
- [239] Vers 1580, les Espagnols, hors de chez eux, n'étaient que des
- agents énergiques de despotisme, ou des joueurs de guitare sous les
- fenêtres des belles Italiennes. Les Espagnols passaient alors en
- Italie comme aujourd'hui l'on vient à Paris; du reste, ils ne
- mettaient leur orgueil qu'à faire triompher le roi, _leur maître_.
- Ils ont perdu l'Italie, et l'ont perdue en l'avilissant. En 1626, le
- grand poète Calderon était officier à Milan.
-
- [240] Voir la _Vie de saint Charles Borromée_, qui changea Milan et
- l'avilit. Il fit déserter les salles d'armes et aller au chapelet.
- Merveilles tue Castiglione, 1533.
-
-Le brillant _honneur_ chevaleresque, sublime et sans raison, est une
-plante exotique importée seulement depuis un petit nombre d'années.
-
-On n'en trouve pas trace en 1740. Voir de Brosses. Les officiers de
-Montenotte et de Rivoli avaient trop d'occasions de montrer la vraie
-vertu à leurs voisins pour chercher à _imiter_ un honneur peu connu sous
-les chaumières que le soldat de 1796 venait de quitter, et qui leur eût
-semblé bien baroque.
-
-Il n'y avait, en 1796, ni Légion d'honneur, ni enthousiasme pour un
-homme, mais beaucoup de simplicité et de vertu à la Desaix. L'_honneur_
-a donc été importé en Italie par des gens trop raisonnables et trop
-vertueux pour être bien brillants. On sent qu'il y a loin des soldats de
-96 gagnant vingt batailles en un an, et n'ayant souvent ni souliers, ni
-habits, aux brillants régiments de Fontenoy, disant poliment aux Anglais
-et le chapeau bas: _Messieurs, tirez les premiers_.
-
-
-CXLVIII
-
-Je croirais assez qu'il faut juger de la bonté d'un système de vie par
-son représentant: par exemple, Richard Coeur-de-Lion montra sur le trône
-la perfection de l'héroïsme et de la valeur chevaleresque, et ce fut un
-roi ridicule.
-
-
-CXLIX
-
-Opinion publique en 1822. Un homme de trente ans séduit une jeune
-personne de quinze ans, c'est la jeune personne qui est déshonorée.
-
-
-CL
-
-Dix ans plus tard je retrouvai la comtesse Ottavia; elle pleura beaucoup
-en me revoyant; je lui rappelais Oginski. «Je ne puis plus aimer», me
-disait-elle; je lui répondis avec le poète: «How changed, how saddened,
-yet how elevated was her character!»
-
-
-CLI
-
-Comme les moeurs anglaises sont nées de 1688 à 1730, celles de France
-vont naître de 1815 à 1880. Rien ne sera beau, juste, heureux, comme la
-France morale vers 1900. Actuellement elle n'est rien. Ce qui est une
-infamie dans la rue de Belle-Chasse est une action héroïque rue du
-Mont-Blanc, et, au travers de toutes les exagérations, les gens
-réellement faits pour le mépris se sauvent de rue en rue. Nous avions
-une ressource, la liberté des journaux, qui finissent par dire à chacun
-son fait, et quand ce fait se trouve être l'opinion publique, il reste.
-On nous arrache ce remède, cela retardera un peu la naissance de la
-morale.
-
-
-CLII
-
-L'abbé Rousseau était un pauvre jeune homme (1784), réduit à courir du
-matin au soir tous les quartiers de la ville pour y donner des leçons
-d'histoire et de géographie. Amoureux d'une de ses élèves, comme
-Abeilard d'Héloïse, comme Saint-Preux de Julie; moins heureux sans
-doute, mais probablement assez près de l'être; avec autant de passion
-que ce dernier, mais l'âme plus honnête, plus délicate, et surtout plus
-courageuse, il paraît s'être immolé à l'objet de sa passion. Voici ce
-qu'il a écrit avant de se brûler la cervelle, après avoir dîné chez un
-restaurateur au Palais-Royal sans laisser échapper aucune marque de
-trouble ni d'aliénation: c'est du procès-verbal dressé sur les lieux par
-le commissaire et les officiers de la police qu'on a tiré la copie de ce
-billet, assez remarquable pour mériter d'être conservé.
-
-«Le contraste inconcevable qui se trouve entre la noblesse de mes
-sentiments et la bassesse de ma naissance, un amour aussi violent
-qu'insurmontable pour une fille adorable[241], la crainte de causer son
-déshonneur, la nécessité de choisir entre le crime et la mort, tout m'a
-déterminé à abandonner la vie. J'étais né pour la vertu, j'allais être
-criminel; j'ai préféré mourir.» (Grimm, troisième partie, tome II, page
-395.)
-
- [241] Il paraît qu'il s'agit de Mlle Gromaire, fille de M. Gromaire,
- expéditionnaire en cour de Rome.
-
-Voilà un suicide admirable, et qui ne serait qu'absurde avec les moeurs
-de 1880.
-
-
-CLIII
-
-On a beau faire, jamais les Français, en fait de beaux-arts, ne
-passeront le _joli_.
-
-Le comique qui suppose de la _verve_ dans le public et du _brio_ dans
-l'acteur, les délicieuses plaisanteries de Palomba, à Naples, jouées par
-Casaccia, impossibles à Paris; du joli et jamais que du joli,
-quelquefois, il est vrai, annoncé comme sublime.
-
-On voit que je ne spécule pas en général sur l'honneur national.
-
-
-CLIV
-
-Nous aimons beaucoup un beau talent, ont dit les Français, et ils disent
-vrai, mais nous exigeons, comme condition essentielle de la beauté,
-qu'il soit fait par un peintre se tenant constamment à cloche-pied
-pendant tout le temps qu'il travaille. Les vers dans l'art dramatique.
-
-
-CLV
-
-Beaucoup moins d'_envie_ en Amérique qu'en France, et beaucoup moins
-d'esprit.
-
-
-CLVI
-
-La tyrannie à la Philippe II a tellement avili les esprits depuis 1530,
-qu'elle pèse sur le jardin du monde, que les pauvres auteurs italiens
-n'ont pas encore eu le courage d'_inventer_ le roman de leur pays. A
-cause de la règle du _naturel_, rien de plus simple pourtant: il faut
-oser copier franchement ce qui crève les yeux dans ce monde. Voir le
-cardinal Gonzalvi, épluchant gravement pendant trois heures, en 1822, le
-livret d'un opéra bouffon, et disant au maestro avec inquiétude: «Mais
-vous répéterez souvent ce mot _cozzar, cozzar_.»
-
-
-CLVII
-
-Héloïse vous parle de l'amour, un fat vous parle de son amour;
-sentez-vous que ces choses n'ont presque que le nom de commun? C'est
-comme l'amour des concerts et l'amour de la musique. L'amour des
-jouissances de vanité que votre harpe vous promet au milieu d'une
-société brillante, ou l'amour d'une rêverie tendre, solitaire, timide.
-
-
-CLVIII
-
-Quand on vient de voir la femme qu'on aime, la vue de toute autre femme
-gâte la vue, fait physiquement mal aux yeux; j'en vois le pourquoi.
-
-
-CLIX
-
-Réponse à une objection.
-
-Le naturel parfait et l'intimité ne peuvent avoir lieu que dans
-l'amour-passion, car dans tous les autres l'on sent la possibilité d'un
-rival favorisé.
-
-
-CLX
-
-Chez l'homme qui, pour se délivrer de la vie, a pris du poison, l'être
-moral est mort; étonné de ce qu'il a fait et de ce qu'il va éprouver, il
-n'a plus d'attention pour rien: quelques rares exceptions.
-
-
-CLXI
-
-Un vieux capitaine de vaisseau, oncle de l'auteur, auquel je fais
-hommage du présent manuscrit, ne trouve rien de si ridicule que
-l'importance donnée pendant six cents pages à une chose aussi frivole
-que l'amour. Cette chose si frivole est cependant la seule arme avec
-laquelle on puisse frapper les âmes fortes.
-
-Qu'est-ce qui a empêché, en 1814, M. de M... d'immoler Napoléon dans la
-forêt de Fontainebleau? Le regard méprisant d'une jolie femme qui
-entrait aux Bains-Chinois[242]. Quelle différence dans les destinées du
-monde si Napoléon et son fils eussent été tués en 1814!
-
- [242] Mémoires, page 88, édition de Londres.
-
-
-CLXII
-
-Je transcris les lignes suivantes d'une lettre française que je reçois
-de Znaïm, en observant qu'il n'y a pas dans toute la province un homme
-en état de comprendre la femme d'esprit qui m'écrit:
-
-«... L'accident fait beaucoup en amour. Lorsque je n'ai pas lu de
-l'anglais depuis un an, le premier roman qui me tombe sous la main me
-semble délicieux. L'habitude d'aimer une âme prosaïque, c'est-à-dire
-lente et timide pour tout ce qui est délicat, et ne sentant avec passion
-que les intérêts grossiers de la vie: l'amour des écus, l'orgueil
-d'avoir de beaux chevaux, les désirs physiques, etc., etc., peut
-facilement faire paraître offensantes les actions d'un génie impétueux,
-ardent, à imagination impatiente, ne sentant que l'amour, oubliant tout
-le reste, et qui agit sans cesse, et avec impétuosité, là où l'autre se
-laissait guider, et n'agissait jamais par lui-même. L'étonnement qu'il
-donne pour offenser ce que nous appelions, l'année dernière, à Zithau,
-l'orgueil féminin: est-ce français, ça? Avec le second on a de
-l'_étonnement_, sentiment que l'on ignorait auprès du premier (et, comme
-ce premier est mort à l'armée, à l'improviste, il est resté synonyme de
-perfection), et sentiment qu'une âme pleine de hauteur et privée de
-cette aisance qui est le fruit d'un certain nombre d'intrigues peut
-confondre facilement avec ce qui est offensant.»
-
-
-CLXIII
-
-«Geoffroy Rudel, de Blaye, fut un très grand gentilhomme, prince de
-Blaye, et il devint amoureux de la princesse de Tripoli sans la voir,
-pour le grand bien et pour la grande courtoisie qu'il entendit dire
-d'elle aux pèlerins qui venaient d'Antioche, et fit pour elle beaucoup
-de belles chansons, avec de bons airs et de chétives paroles; et, par
-volonté de la voir, il se croisa et se mit en mer pour aller vers elle.
-Et advint qu'en le navire le prit une très grande maladie, de telle
-sorte que ceux qui étaient avec lui crurent qu'il fût mort, mais tant
-firent qu'ils le conduisirent à Tripoli, dans une hôtellerie, comme un
-homme mort. On le fit savoir à la comtesse, et elle vint à son lit et le
-prit entre ses bras. Il sut qu'elle était la comtesse; il recouvra le
-voir, l'entendre, et il loua Dieu, et lui rendit grâce qu'il lui eût
-soutenu la vie jusqu'à ce qu'il l'eût vue. Et ainsi il mourut dans les
-bras de la comtesse, et elle le fit honorablement ensevelir dans la
-maison du Temple, à Tripoli. Et puis en ce même jour elle se fit
-religieuse pour la douleur qu'elle eut de lui et de sa mort[243].»
-
- [243] Traduit d'un manuscrit provençal du XIIIe siècle.
-
-
-CLXIV
-
-Voici une singulière preuve de la folie nommée cristallisation, que l'on
-trouve dans les Mémoires de mistriss Hutchinson:
-
-... «He told to M. Hutchinson a very true story of a gentleman who not
-long before had come for some time to lodge in Richmond, and found all
-the people he came in company with, bewailing the death of a gentlewoman
-that had lived there. Hearing her so much deplored he made inquiry after
-her, and grew so in love with the description, that no other discourse
-could at first please him, nor could he at last endure any other; he
-grew desperately melancholy, and would go to a mount where the print of
-her foot was cut, and lie there pining and kissing of it all the day
-long, till at length death in some months space concluded his
-languishment. This story was very true.» (Tome I, page 83.)
-
-
-CLXV
-
-Lisio Visconti n'était rien moins qu'un grand lecteur de livres. Outre
-ce qu'il avait pu voir en courant le monde, cet essai est fondé sur les
-mémoires de quinze ou vingt personnages célèbres. S'il se rencontrait,
-par hasard, un lecteur qui trouvât ces bagatelles dignes d'un instant
-d'attention, voici les livres desquels Lisio a tiré ses réflexions et
-conclusions:
-
-_Vie de Benvenuto Cellini_, écrite par lui-même.
-
-Les _Nouvelles_ de Cervantès et de Scarron.
-
-_Manon Lescaut_ et le _Doyen de Killerine_, de l'abbé Prévôt.
-
-_Lettres latines d'Héloïse à Abailard_.
-
-_Tom Jones_.
-
-_Lettres d'une Religieuse portugaise_.
-
-Deux ou trois romans d'Auguste La Fontaine.
-
-L'_Histoire de Toscane_, de Pignotti.
-
-_Werther_.
-
-Brantôme.
-
-_Mémoires_ de Carlo Gozzi (Venise, 1760), seulement les 80 pages sur
-l'histoire de ses amours.
-
-_Mémoires_ de Lauzun, Saint-Simon, d'Épinay, de Staël, Marmontel,
-Bezenval, Roland, Duclos, Horace Walpole, Évelyn, Hutchinson.
-
-_Lettres_ de Mlle Lespinasse.
-
-
-CLXVI
-
-Un des plus grands personnages de ce temps-là, un des hommes les plus
-marquants dans l'Église et dans l'État, nous a conté, ce soir (janvier
-1822), chez Mme de M..., les dangers fort réels qu'il avait courus du
-temps de la Terreur.
-
-«J'avais eu le malheur d'être au nombre des membres les plus marquants
-de l'Assemblée constituante: je me tins à Paris, cherchant à me cacher
-tant bien que mal, tant qu'il y eut quelque espoir de succès pour la
-bonne cause. Enfin, les dangers augmentant et les étrangers ne faisant
-rien d'énergique pour nous, je me déterminai à partir mais il fallait
-partir sans passeport. Comme tout le monde s'en allait à Coblentz, j'eus
-l'idée de sortir par Calais. Mais mon portrait avait été si fort
-répandu, dix-huit mois auparavant, que je fus reconnu à la dernière
-poste; cependant on me laissa passer. J'arrivai à une auberge à Calais,
-où, comme vous pouvez penser, je ne dormis guère, et fort heureusement
-pour moi, car vers les quatre heures du matin j'entendis très
-distinctement prononcer mon nom. Pendant que je me lève et m'habille à
-la hâte, je distingue fort bien, malgré l'obscurité, des gardes
-nationaux avec leurs fusils, pour lesquels on ouvre la grande porte et
-qui entrent dans la cour de l'auberge. Heureusement il pleuvait à verse;
-c'était une matinée d'hiver fort obscure avec un grand vent. L'obscurité
-et le bruit du vent me permirent de me sauver par la cour de derrière et
-l'écurie des chevaux. Me voilà dans la rue à sept heures du matin, sans
-ressource aucune.
-
-«Je pensai qu'on allait me courir après de mon auberge. Ne sachant trop
-ce que je faisais, j'allai près du port, sur la jetée. J'avoue que
-j'avais un peu perdu la tête: je ne me voyais pour toute perspective que
-la guillotine.
-
-«Il y avait un paquebot qui sortait du port par une mer fort grosse et
-qui était déjà à vingt toises de la jetée. Tout à coup j'entends des
-cris du côté de la mer, comme si l'on m'appelait. Je vois s'approcher un
-petit bateau. «Allons, donc, monsieur, venez, on vous attend.» Je passe
-machinalement dans le bateau. Il y avait un homme qui me dit à
-l'oreille: «Vous voyant marcher sur la jetée d'un air effaré, j'ai pensé
-que vous pourriez bien être un malheureux proscrit. J'ai dit que vous
-étiez mon ami que j'attendais; faites semblant d'avoir le mal de mer et
-allez vous cacher en bas dans un coin obscur de la chambre.»
-
---Ah! le beau trait, s'écria la maîtresse de la maison respirant à
-peine, et qui était émue jusqu'aux larmes par le long récit fort bien
-fait des dangers de l'abbé. Que de remercîments vous dûtes faire à ce
-généreux inconnu! Comment s'appelait-il?
-
---Je ne sais pas son nom, a répondu l'abbé un peu confus.
-
-Et il y a eu un moment de profond silence dans le salon.
-
-
-CLXVII
-
-Le père et le fils.
-
-Dialogue de 1787.
-
-LE PÈRE (ministre de la...).
-
-«Je vous félicite, mon fils; c'est une chose fort agréable pour vous
-d'être invité chez M. le duc d'...; c'est une distinction pour un homme
-de votre âge. Ne manquez pas d'être au Palais à six heures précises.
-
-LE FILS.
-
-«Je pense, monsieur, que vous y dînez aussi?
-
-LE PÈRE
-
-«M. le duc d'..., toujours parfait pour notre famille, vous engageant
-pour la première fois, a bien voulu m'inviter aussi.»
-
-Le fils, jeune homme fort bien né et de l'esprit le plus distingué, ne
-manque pas d'être au Palais... à six heures. On servit à sept. Le fils
-se trouva placé vis-à-vis du père. Chaque convive avait à côté de soi
-une femme nue. L'on était servi par une vingtaine de laquais en grande
-livrée[244].
-
- [244] From december 27, 1819 till the 3 june 1820, Mil.
-
-
-CLXVIII
-
-Londres, août 1817.
-
-Je n'ai de ma vie été frappé et intimidé de la présence de la beauté
-comme ce soir, à un concert que donnait Mme Pasta.
-
-Elle était environnée, en chantant, de trois rangs de jeunes femmes
-tellement belles, d'une beauté tellement pure et céleste, que je me suis
-senti baisser les yeux par respect, au lieu de les lever pour admirer et
-jouir. Cela ne m'est arrivé dans aucun pays, pas même dans ma chère
-Italie.
-
-
-CLXIX
-
-Une chose est absolument impossible dans les arts, en France, c'est la
-verve. Il y aurait trop de ridicule pour l'homme entraîné, _il a l'air
-trop heureux_. Voir un Vénitien réciter les satires de Burati.
-
-
-CLXX
-
-Il y avait à Valence, en Espagne, deux amies, femmes très honnêtes, et
-des familles les plus distinguées. L'une d'elles fut courtisée par un
-officier français, qui l'aima avec passion, et au point de manquer la
-croix après une bataille, en restant dans un cantonnement auprès d'elle,
-au lieu d'aller au quartier général faire la cour au général en chef.
-
-A la fin, il en fut aimé. Après sept mois de froideur aussi désespérante
-le dernier jour que le premier, elle lui dit un soir: «Bon Joseph, je
-suis à vous.» Il restait l'obstacle d'un mari, homme d'infiniment
-d'esprit, mais le plus jaloux des hommes. En ma qualité d'ami, j'ai dû
-lire avec lui toute l'histoire de Pologne, de Rulhière, qu'il
-n'entendait pas bien. Il s'écoula trois mois sans qu'on pût le tromper.
-Il y avait un télégraphe les jours de fêtes, pour indiquer l'église où
-l'on irait à la messe.
-
-Un jour, je vis mon ami plus sombre qu'à l'ordinaire; voici ce qui
-allait se passer. L'amie intime de Doña Inezilla était dangereusement
-malade. Celle-ci demanda à son mari la permission de passer la nuit
-auprès de la malade, ce qui fut aussitôt accordé, à condition que le
-mari choisirait le jour. Un soir, il conduit doña Inezilla chez son
-amie, et dit, en badinant et comme inopinément, qu'il dormira fort bien
-sur un canapé, dans un petit salon attenant à la chambre à coucher, et
-dont la porte fut laissée ouverte. Depuis onze jours, tous les soirs,
-l'officier français passait deux heures, caché sous le lit de la malade.
-Je n'ose ajouter le reste.
-
-Je ne crois pas que la vanité permette ce degré d'amitié à une
-Française.
-
-
-
-
-APPENDIX
-
-
-
-
-DES COURS D'AMOUR
-
-
-Il y a eu des cours d'amour en France, de l'an 1150 à l'an 1200. Voilà
-ce qui est prouvé. Probablement l'existence des cours d'amour remonte à
-une époque beaucoup plus reculée.
-
-Les dames, réunies dans les cours d'amour, rendaient des arrêts soit sur
-des questions de droit, par exemple: L'amour peut-il exister entre gens
-mariés?
-
-Soit sur des cas particuliers que les amants leur mettaient[245].
-
- [245] André le chapelain, Nostradamus, Raynouard, Crescimbeni,
- d'Aretin.
-
-Autant que je puis me figurer la partie morale de cette jurisprudence,
-cela devait ressembler à ce qu'aurait été la cour des maréchaux de
-France, établie pour le _point d'honneur_ par Louis XIV, si toutefois
-l'opinion eût soutenu cette institution.
-
-André, chapelain du roi de France, qui écrivait vers l'an 1170, cite
-_les cours d'amour_:
-
-des dames de Gascogne,
-
-d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne (1144, 1194),
-
-de la reine Éléonore,
-
-de la comtesse de Flandre,
-
-de la comtesse de Champagne (1174).
-
-André rapporte neuf jugements prononcés par la comtesse de Champagne.
-
-Il cite deux jugements prononcés par la comtesse de Flandre.
-
-Jean de Nostradamus, _Vie des poètes provençaux_, dit (page 15):
-
-«Les tensons étaient disputes d'amours qui se faisaient entre les
-chevaliers et dames poètes entre-parlant ensemble de quelque belle et
-subtile question d'amours; et où ils ne s'en pouvaient accorder, ils les
-envoyaient, pour en avoir la définition, aux dames illustres
-présidentes, qui tenaient cour d'amour ouverte et planière à Signe et
-Pierrefeu, ou à Romanin, ou à autres, et là-dessus, en faisaient arrêts
-qu'on nommait _LOUS ARRESTS D'AMOURS_.»
-
-Voici les noms de quelques-unes des dames qui présidaient aux cours
-d'amour de Pierrefeu et de Signe:
-
- «Stephanette, dame de Brulx, fille du comte de Provence;
- «Adalarie, vicomtesse d'Avignon;
- «Alalète, dame d'Ongle;
- «Hermissende, dame de Posquières;
- «Bertrane, dame d'Urgon;
- «Mabille, dame d'Yères;
- «La comtesse de Dye;
- «Rostangue, dame de Pierrefeu;
- «Bertrane, dame de Signe;
- «Jausserande de Claustral.»
-
-Nostradamus, page 27.
-
-Il est vraisemblable que la même cour d'amour s'assemblait tantôt dans
-le château de Pierrefeu, tantôt dans celui de Signe. Ces deux villages
-sont très voisins l'un de l'autre, et situés à peu près à égale distance
-de Toulon et de Brignoles.
-
-Dans la _Vie de Bertrand d'Alamanon_, Nostradamus dit:
-
-«Ce troubadour fut amoureux de Phanette ou Estephanette de Romanin, dame
-dudit lieu, de la maison de Gantelmes, qui tenait de son temps cour
-d'amour ouverte et planière en son château de Romanin, près la ville de
-Saint-Remy, en Provence, tante de Laurette d'Avignon, de la maison de
-Sado, tant célébrée par le poète Pétrarque.»
-
-A l'article de Laurette, on lit que Laurette de Sade, célébrée par
-Pétrarque, vivait à Avignon vers l'an 1341, qu'elle fut instruite par
-Phanette de Gantelmes, sa tante, dame de Romanin; que «toutes deux
-romansoyent promptement en toute sorte de rithme provensalle, suyvant ce
-qu'en a escrit le monge des Isles d'Or, les oeuvres desquelles rendent
-ample tesmoignage de leur doctrine... Il est vray (dict le monge) que
-Phanette ou Estephanette, comme très excellente en la poésie, avoit une
-fureur ou inspiration divine, laquelle fureur estoit estimée un vray don
-de Dieu; elles estoyent accompagnées de plusieurs dames illustres et
-généreuses[246] de Provence, qui fleurissoyent de ce temps en Avignon,
-lorsque la cour romaine y résidoit, qui s'adonnoyent à l'estude des
-lettres, tenans cour d'amour ouverte et y deffinissoyent les questions
-d'amour qui y estoyent proposées et envoyées...
-
- [246]
-
- «Jehanne, dame de Baulx,
- «Huguette de Forcarquier, dame de Trects,
- «Briande d'Agoult, comtesse de la Lune,
- «Mabille de Villeneufve, dame de Vence,
- «Béatrix d'Agoult, dame de Sault,
- «Ysoarde de Roquefueilh, dame d'Ansoys,
- «Anne, vicomtesse de Tallard,
- «Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour,
- «Doulce, de Monstiers, dame de Clumane,
- «Antonette de Cadenet, dame de Lambesc,
- «Magdalène de Sallon, dame dudict lieu,
- «Rixende du Puyvard, dame de Trans.»
-
- Nostradamus, page 217.
-
-«Guillen et Pierre Balbz et Loys des Lascaris, comtes de Vintimille, de
-Tende et de la Brigue, personnages de grand renom, estant venus de ce
-temps en Avignon visiter Innocent VIe du nom, pape, furent ouyr les
-deffinitions et sentences d'amour prononcées par ces dames; lesquels
-esmerveillez et ravis de leurs beaultés et savoir, furent surpris de
-leur amour.»
-
-Les troubadours nommaient souvent, à la fin de leurs tensons, les dames
-qui devaient prononcer sur les questions qu'ils agitaient entre eux.
-
-Un arrêt de la cour des dames de Gascogne porte:
-
-«La cour des dames, assemblée en Gascogne, a établi, du consentement de
-_toute la cour_, cette constitution perpétuelle, etc., etc.»
-
-La comtesse de Champagne, dans l'arrêt de 1174, dit:
-
-«Ce jugement que nous avons porté avec une extrême prudence, est appuyé
-de l'avis d'un très grand nombre de dames...»
-
-On trouve dans un autre jugement:
-
-«Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été faite, dénonça toute
-cette affaire à la comtesse de Champagne, et demanda humblement que ce
-délit fût soumis au jugement de la comtesse de Champagne et des autres
-dames.
-
-«La comtesse, ayant appelé auprès d'elle soixante dames, rendit ce
-jugement,» etc.
-
-André le chapelain, duquel nous tirons ces renseignements, rapporte que
-le code d'amour avait été publié par une cour composée d'un grand nombre
-de dames et de chevaliers.
-
-André nous a conservé la supplique qui avait été adressée à la comtesse
-de Champagne, lorsqu'elle décida par la négative cette question: _Le
-véritable amour peut-il exister entre époux?_
-
-Mais quelle était la peine encourue lorsqu'on n'obéissait pas aux arrêts
-des cours d'amour?
-
-Nous voyons la cour de Gascogne ordonner que tel de ses jugements serait
-observé comme constitution perpétuelle, et que ces dames qui n'y
-obéiraient pas encourraient l'inimitié de toute dame honnête.
-
-Jusqu'à quel point l'opinion sanctionnait-elle les arrêts des cours
-d'amour?
-
-Y avait-il autant de honte à s'y soustraire qu'aujourd'hui à une affaire
-commandée par l'honneur?
-
-Je ne trouve rien dans André ou dans Nostradamus qui me mette à même de
-résoudre cette question.
-
-Deux troubadours, Simon Doria et Lanfranc Cigalla, agitèrent la
-question: «Qui est plus digne d'être aimé, ou celui qui donne
-libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passer pour
-libéral?»
-
-Cette question fut soumise aux dames de la cour d'amour de Pierrefeu et
-de Signe; mais les deux troubadours ayant été mécontents du jugement,
-recoururent à la cour d'amour souveraine des dames de Romain[247].
-
- [247] Nostradamus, page 131.
-
-La rédaction des jugements est conforme à celle des tribunaux
-judiciaires de cette époque.
-
-Quelle que soit l'opinion du lecteur sur le degré d'importance
-qu'obtenaient les cours d'amour dans l'attention des contemporains, je
-le prie de considérer quels sont aujourd'hui, en 1822, les sujets de
-conversation des dames les plus considérées et les plus riches de Toulon
-et de Marseille.
-
-N'étaient-elles pas plus gaies, plus spirituelles, plus heureuses, en
-1174 qu'en 1822?
-
-Presque tous les arrêts des cours d'amour ont des considérants fondés
-sur les règles du code d'amour.
-
-Ce code d'amour se trouve en entier dans l'ouvrage d'André le chapelain.
-
-Il y a trente et un articles, les voici:
-
-
-
-
-CODE D'AMOUR DU DOUZIÈME SIÈCLE
-
-
-I
-
-L'allégation de mariage n'est pas excuse légitime contre l'amour.
-
-II
-
-Qui ne sait celer ne sait aimer.
-
-III
-
-Personne ne peut se donner à deux amours.
-
-IV
-
-L'amour peut toujours croître ou diminuer.
-
-V
-
-N'a pas de saveur ce que l'amant prend de force à l'autre amant.
-
-VI
-
-Le mâle n'aime d'ordinaire qu'en pleine puberté.
-
-VII
-
-On prescrit à l'un des amants, pour la mort de l'autre, une viduité de
-deux années.
-
-VIII
-
-Personne sans raison plus que suffisante ne doit être privé de son droit
-en amour.
-
-IX
-
-Personne ne peut aimer s'il n'est engagé par la persuasion d'amour (par
-l'espoir d'être aimé).
-
-X
-
-L'amour d'ordinaire est chassé de la maison par l'avarice.
-
-XI
-
-Il ne convient pas d'aimer celle qu'on aurait honte de désirer en
-mariage.
-
-XII
-
-L'amour véritable n'a désir de caresses que venant de celle qu'il aime.
-
-XIII
-
-Amour divulgué est rarement de durée.
-
-XIV
-
-Le succès trop facile ôte bientôt son charme à l'amour: les obstacles
-lui donnent du prix.
-
-XV
-
-Toute personne qui aime pâlit à l'aspect de ce qu'elle aime.
-
-XVI
-
-A la vue imprévue de ce qu'on aime, on tremble.
-
-XVII
-
-Nouvel amour chasse l'ancien.
-
-XVIII
-
-Le mérite seul rend digne d'amour.
-
-XIX
-
-L'amour qui s'éteint tombe rapidement, et rarement se ranime.
-
-XX
-
-L'amoureux est toujours craintif.
-
-XXI
-
-Par la jalousie véritable l'affection d'amour croît toujours.
-
-XXII
-
-Du soupçon et de la jalousie qui en dérive croît l'affection d'amour.
-
-XXIII
-
-Moins dort et moins mange celui qu'assiège pensée d'amour.
-
-XXIV
-
-Toute action de l'amant se termine par penser à ce qu'il aime.
-
-XXV
-
-L'amour véritable ne trouve rien de bien que ce qu'il sait plaire à ce
-qu'il aime.
-
-XXVI
-
-L'amour ne peut rien refuser à l'amour.
-
-XXVII
-
-L'amant ne peut se rassasier de la jouissance de ce qu'il aime.
-
-XXVIII
-
-Une faible présomption fait que l'amant soupçonne des choses sinistres
-de ce qu'il aime.
-
-XXIX
-
-L'habitude trop excessive des plaisirs empêche la naissance de l'amour.
-
-XXX
-
-Une personne qui aime est occupée par l'image de ce qu'elle aime
-assidûment et sans interruption.
-
-XXXI
-
-Rien n'empêche qu'une femme ne soit aimée par deux hommes, et un homme
-par deux femmes[248].
-
- [248] I. Causa conjugii ab amore non est excusatio recta.
-
- II. Qui non celat amare non potest.
-
- III. Nemo duplici potest amore ligari.
-
- IV. Semper amorem minui vel crescere constat.
-
- V. Non est sapidum quod amans ab invito sumit amante.
-
- VI. Masculus non solet nisi in plena pubertate amare.
-
- VII. Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti præscribitur
- amanti.
-
- VIII. Nemo, sine rationis excessu, suo debet amore privari.
-
- IX. Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compellitur.
-
- X. Amor semper ab avaritia consuevit domicilus exulare.
-
- XI. Non decet amare quarum pudor est nuptias affectare.
-
- XII. Verus amans alterius nisi suæ coamantis ex affectu non cupit
- amplexus.
-
- XIII. Amor raro consuevit durare vulgatus.
-
- XIV. Facilis perceptio contemptibilem reddit amorem, difficilis eum
- parum facit haberi.
-
- XV. Omnis consuevit amans in coamantis aspectu pallescere.
-
- XVI. In repentina coamantis visione, cor tremescit amantis.
-
- XVII. Novus amor veterem compellit abire.
-
- XVIII. Probitas sola quemcumque dignum facit amore.
-
- XIX. Si amor minuatur, cito deficit et raro convalescit.
-
- XX. Amorosus semper est timorosus.
-
- XXI. Ex vera zelotypia affectus semper crescit amandi.
-
- XXII. De coamante suspicione percepta zelus interea et affectus
- crescit amandi.
-
- XXIII. Minus dormit et edit quem amoris cogitatio vexat.
-
- XXIV. Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione finitur.
-
- XXV. Verus amans nihil beatum credit, nisi quod cogitat amanti
- placere.
-
- XXVI. Amor nihil posset amori denegare.
-
- XXVII. Amans coamantis solatus satiari non potest.
-
- XXVIII. Modica præsumptio cogit amantem de coamante suspicari
- sinistra.
-
- XXIX. Non solet amare quem nimia voluptatis abundantia vexat.
-
- XXX. Verus amans assidua, sine intermissione, coamantis imagine
- detinetur.
-
- XXXI. Unam feminam nihil prohibet a duobus amari, et a duabus
- mulieribus unum.
-
- Fol. 103.
-
-Voici le dispositif d'un jugement rendu par une cour d'amour:
-
-QUESTION: «Le véritable amour peut-il exister entre personnes mariées?»
-
-JUGEMENT de la comtesse de Champagne: «Nous disons et assurons, par la
-teneur des présentes, que l'amour ne peut étendre ses droits sur deux
-personnes mariées. En effet, les amants s'accordent tout, mutuellement
-et gratuitement, sans être contraints par aucun motif de nécessité,
-tandis que les époux sont tenus, par devoir, de subir réciproquement
-leurs volontés, et de ne se refuser rien les uns aux autres...
-
-«Que ce jugement, que nous avons rendu avec une extrême prudence, et
-d'après l'avis d'un grand nombre d'autres dames, soit pour vous d'une
-vérité constante et irréfragable. Ainsi jugé, l'an 1174, le troisième
-jour des calendes de mai, indiction VIIº[249].»
-
- [249] «Utrum inter conjugatos amor possit habere locum?
-
- «Dicimus enim et stabilito tenore firmamus amorem non posse inter
- duos jugales suas extendere vires, nam amantes sibi invicem gratis
- omnia largiuntur, nullius necessitatis ratione cogente; jugales vero
- mutuis tementur ex debito voluntatibus obedire et in nullo seipsos
- sibi ad invicem denegare...
-
- «Hoc igitur nostrum judicium, cum nimia moderatione prolatum et
- aliarum quamplurium dominarum consilio roboratum, pro indubitabili
- vobis sit ac veritate constanti.
-
- «Ab anno M. C. LXXIV, tertio calend. maii, indictione VII.»
-
- Fol. 56.
-
- Ce jugement est conforme à la première règle du code d'amour.
-
- «Causa conjugii non est ab amore excusatio recta.»
-
-
-
-
-NOTICE SUR ANDRÉ LE CHAPELAIN
-
-
-André paraît avoir écrit vers l'an 1176.
-
-On trouve à la Bibliothèque du roi (nº 8758) un manuscrit de l'ouvrage
-d'André qui a jadis appartenu à Baluze. Voici le premier titre: «Hic
-incipiunt capitula libri de Arte amatoria et reprobatione amoris.»
-
-Ce titre est suivi de la table des chapitres.
-
-Ensuite on lit ce second titre:
-
-«Incipit liber de Arte amandi et de reprobatione amoris, editus et
-compillatus a magistro Andrea, Francorum aulæ regiæ capellano, ad
-Galterium amicum suum, cupientem in amoris exercitu militare: in quo
-quidem libro, cujusque gradus et ordinis mulier ab homine cujusque
-conditionis et status ad amorem sapientissime invitatur; et ultimo in
-fine ipsius libri de amoris reprobatione subjungitur.»
-
-Crescimbeni, _Vite de poeti provenzali_, article PERCIVALLE DORIA, cite
-un manuscrit de la bibliothèque de Nicolo Bargiacchi à Florence, et en
-rapporte divers passages; ce manuscrit est une traduction du traité
-d'André le chapelain. L'académie de la Crusca l'a admise parmi les
-ouvrages qui ont fourni des exemples pour son dictionnaire.
-
-Il y a eu diverses éditions de l'original latin. Frid. Otto Menckenius,
-dans ses _Miscellanea Lipsiensia nova_, Lipsiæ, 1751, t. VIII, part. I,
-p. 545 et suiv., indique une très ancienne édition sans date et sans
-lieu d'impression, qu'il juge être du commencement de l'imprimerie:
-«Tractatus amoris et de amoris remedio Andreæ capellani Innocentii papæ
-quarti.»
-
-Une seconde édition de 1610 porte ce titre:
-
-«_Erotica seu amatoria_ Andreæ capellani regii, vetustissimi scriptoris
-ad venerandum suum amicum Guualterium scripta, nunquam ante hac edita,
-sed sæpius a multis desiderata; nunc tandem fide diversorum mss. codicum
-in publicum emissa a Dethmaro Mulhero. Dorpmundæ, typis Westhovianis,
-anno Vna Castè et Verè amanda.»
-
-Une troisième édition porte: «Tremoniæ, typis Westhovianis, anno 1614.»
-
-André divise ainsi méthodiquement le sujet qu'il se propose de traiter:
-
-1º Quid sit amor et undè dicatur[250].
-
- [250] Ce qu'est l'amour et d'où il prend nom.
-
- Quel est l'effet d'amour.
-
- Entre quelles personnes peut exister amour.
-
- De quelle façon l'amour s'acquiert, se conserve, augmente, diminue,
- finit.
-
- A quels signes connaît-on d'être aimé, et ce que doit faire l'un des
- amants quand l'autre manque à sa foi.
-
-2º Quis sit effectus amoris.
-
-3º Inter quos possit esse amor.
-
-4º Qualiter amor acquiratur, retineatur, augmentetur, minuatur,
-finiatur.
-
-5º De notitia mutui amoris, et quid unus amantium agere debeat, altero
-fidem fallente.
-
-Chacune de ces questions est traitée en plusieurs paragraphes.
-
-André fait parler alternativement l'amant et la dame. La dame fait des
-objections, l'amant cherche à la convaincre par des raisons plus ou
-moins subtiles. Voici un passage que l'auteur met dans la bouche de
-l'amant:
-
-... Sed si forte horum sermonum te perturbet obscuritas, eorum tibi
-sententiam indicabo[251].
-
- [251] Mais si par hasard l'obscurité de ce discours vous embarrasse,
- je vais vous en donner le sommaire.
-
- De toute antiquité il y a en amour quatre degrés différents:
-
- Le premier consiste à donner des espérances, le second dans l'offre
- du baiser.
-
- Le troisième dans la jouissance des embrassements les plus intimes.
-
- Le quatrième dans l'octroi de toute la personne.
-
-Ab antiquo igitur quatuor sunt in amore gradus distincti:
-
-_Primus_, in spei datione consistit.
-
-_Secundus_, in osculi exhibitione.
-
-_Tertius_, in amplexus fruitione.
-
-_Quartus_, in totius concessione personæ finitur.
-
-
-
-
-LE RAMEAU DE SALZBOURG[252]
-
- [252] Ce fragment, trouvé dans les papiers de M. Beyle, est publié
- aujourd'hui pour la première fois. Il explique le phénomène de la
- _cristallisation_ et fait connaître l'origine de ce mot.
-
-
-Aux mines de sel de Hallein, près de Salzbourg, les mineurs jettent dans
-les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par
-l'hiver; deux ou trois mois après, par l'effet des eaux chargées de
-parties salines, qui humectent ce rameau et ensuite le laissent à sec en
-se retirant, ils le trouvent tout couvert de cristallisations
-brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus
-grosses que la patte d'une mésange, sont incrustées d'une infinité de
-petits cristaux mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître le
-rameau primitif; c'est un petit jouet d'enfant très joli à voir. Les
-mineurs d'Hallein ne manquent pas, quand il fait un beau soleil et que
-l'air est parfaitement sec, d'offrir de ces rameaux de diamants aux
-voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine. Cette descente est
-une opération singulière. On se met à cheval sur d'immenses troncs de
-sapin, placés en pente à la suite les uns des autres. Ces troncs de
-sapin sont fort gros et l'office de cheval, qu'ils font depuis un siècle
-ou deux, les a rendus complètement lisses. Devant la selle, sur laquelle
-vous êtes posé et qui glisse sur les troncs de sapin placés bout à bout,
-s'établit un mineur qui, assis sur son tablier de cuir, glisse devant
-vous et se charge de vous empêcher de descendre trop vite.
-
-Avant d'entreprendre ce voyage rapide, les mineurs engagent les dames à
-se revêtir d'un immense pantalon de serge grise, dans lequel entre leur
-robe, ce qui leur donne la tournure la plus comique. Je visitai ces
-mines si pittoresques d'Hallein, dans l'été de 18..., avec Mme Gherardi.
-D'abord, il n'avait été question que de fuir la chaleur insupportable
-que nous éprouvions à Bologne, et d'aller prendre le frais au mont
-Saint-Gothard. En trois nuits nous eûmes traversé les marais
-pestilentiels de Mantoue et le délicieux lac de Garde, et nous arrivâmes
-à Riva, à Bolzano, à Inspruck.
-
-Mme Gherardi trouva ces montagnes si jolies, que, partis pour une
-promenade, nous finîmes par un voyage. Suivant les rives de l'Inn et
-ensuite celles de la Salza, nous descendîmes jusqu'à Salzbourg. La
-fraîcheur charmante de ce revers des Alpes, du côté du Nord, comparée à
-l'air étouffé et à la poussière que nous venions de laisser dans la
-plaine de Lombardie, nous donnait chaque matin un plaisir nouveau et
-nous engageait à pousser plus avant. Nous achetâmes des vestes de
-paysans à Golling. Souvent nous trouvions de la difficulté à nous loger
-et même à vivre; car notre caravane était nombreuse; mais ces embarras,
-ces malheurs, étaient des plaisirs.
-
-Nous arrivâmes de Golling à Hallein, ignorant jusqu'à l'existence de ces
-jolies mines de sel dont je parlais. Nous y trouvâmes une nombreuse
-société de curieux, au milieu desquels nous débutâmes en vestes de
-paysans et nos dames avec d'énormes capotes de paysannes, dont elles
-s'étaient pourvues. Nous allâmes à la mine sans la moindre idée de
-descendre dans les galeries souterraines; la pensée de se mettre à
-cheval pour une route de trois quarts de lieue, sur une monture de bois,
-semblait singulière, et nous craignions d'étouffer au fond de ce vilain
-trou noir. Mme Gherardi le considéra un instant et déclara que, pour
-elle, elle allait descendre et nous laissait toute liberté.
-
-Pendant les préparatifs, qui furent longs, car, avant de nous engouffrer
-dans cette cavité fort profonde, il fallut chercher à dîner, je m'amusai
-à observer ce qui se passait dans la tête d'un joli officier bien blond
-des chevau-légers bavarois. Nous venions de faire connaissance avec cet
-aimable jeune homme, qui parlait français, et nous était fort utile pour
-nous faire entendre des paysans allemands de Hallein. Ce jeune officier,
-quoique très joli, n'était point fat, et, au contraire, paraissait homme
-d'esprit; ce fut Mme Gherardi qui fit cette découverte. Je voyais
-l'officier devenir amoureux à vue d'oeil de la charmante Italienne, qui
-était folle de plaisir de descendre dans une mine et de l'idée que
-bientôt nous nous trouverions à cinq cents pieds sous terre. Mme
-Gherardi, uniquement occupée de la beauté des puits, des grandes
-galeries, et de la difficulté vaincue, était à mille lieues de songer à
-plaire, et encore plus de songer à être charmée par qui que ce soit.
-Bientôt je fus étonné des étranges confidences que me fit, sans s'en
-douter, l'officier bavarois. Il était tellement occupé de la figure
-céleste, animée par un esprit d'ange, qui se trouvait à la même table
-que lui, dans une petite auberge de montagne, à peine éclairée par des
-fenêtres garnies de vitres vertes, que je remarquai que souvent il
-parlait sans savoir à qui, ni ce qu'il disait. J'avertis Mme Gherardi,
-qui, sans moi, perdait ce spectacle, auquel une jeune femme n'est
-peut-être jamais insensible. Ce qui me frappait, c'était la nuance de
-folie qui, sans cesse, augmentait dans les réflexions de l'officier;
-sans cesse il trouvait à cette femme des perfections plus invisibles à
-mes yeux. A chaque moment, ce qu'il disait peignait d'une manière _moins
-ressemblante_ la femme qu'il commençait à aimer. Je me disais: «La Ghita
-n'est assurément que l'occasion de tous les ravissements de ce pauvre
-Allemand.» Par exemple, il se mit à vanter la main de Mme Gherardi,
-qu'elle avait eue frappée, d'une manière fort étrange, par la petite
-vérole, étant enfant, et qui en était restée très marquée et assez
-brune.
-
-«Comment expliquer ce que je vois? me disais-je. Où trouver une
-comparaison pour rendre ma pensée plus claire?»
-
-A ce moment Mme Gherardi jouait avec le joli rameau couvert de diamants
-mobiles, que les mineurs venaient de lui donner. Il faisait un beau
-soleil: c'était le 3 août, et les petits prismes salins jetaient autant
-d'éclat que les beaux diamants dans une salle de bal fort éclairée.
-L'officier bavarois, à qui était échu un rameau plus singulier et plus
-brillant, demanda à Mme Gherardi de changer avec lui. Elle y consentit;
-en recevant ce rameau il le pressa sur son coeur avec un mouvement si
-comique, que tous les Italiens se mirent à rire. Dans son trouble,
-l'officier adressa à Mme Gherardi les compliments les plus exagérés et
-les plus sincères. Comme je l'avais pris sous ma protection, je
-cherchais à justifier la folie de ses louanges. Je disais à Ghita:
-«L'effet que produit sur ce jeune homme la noblesse de vos traits
-italiens, de ces yeux tels qu'il n'en a jamais vus, est précisément
-semblable à celui que la cristallisation a opéré sur la petite branche
-de charmille que vous tenez et qui vous semble si jolie. Dépouillée de
-ses feuilles par l'hiver, assurément elle n'était rien moins
-qu'éblouissante. La cristallisation du sel a recouvert les branches
-noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand
-nombre, que l'on ne peut plus voir qu'à un petit nombre de places ses
-branches telles qu'elles sont.
-
---Eh bien! que voulez-vous conclure de là? dit Mme Gherardi.
-
---Que ce rameau représente fidèlement la Ghita, telle que l'imagination
-de ce jeune officier la voit.
-
---C'est-à-dire, monsieur, que vous apercevez autant de différence entre
-ce que je suis en réalité et la manière dont me voit cet aimable jeune
-homme qu'entre une petite branche de charmille desséchée et la jolie
-aigrette de diamants que ces mineurs m'ont offerte.
-
---Madame, le jeune officier découvre en vous des qualités que nous, vos
-anciens amis, nous n'avons jamais vues. Nous ne saurions apercevoir, par
-exemple, un air de bonté tendre et compatissante. Comme ce jeune homme
-est Allemand, la première qualité d'une femme, à ses yeux, est la
-_bonté_, et sur-le-champ, il aperçoit dans vos traits l'expression de la
-bonté. S'il était Anglais, il verrait en vous l'air aristocratique et
-_lady like_[253] d'une duchesse, mais, s'il était moi, il vous verrait
-telle que vous êtes, parce que depuis longtemps, et pour mon malheur, je
-ne puis rien me figurer de plus séduisant.
-
- [253] L'air grande dame.
-
---Ah! j'entends, dit Ghita; au moment où vous commencez à vous occuper
-d'une femme, vous ne la voyez plus _telle qu'elle est réellement_, mais
-telle qu'il vous convient qu'elle soit. Vous comparez les illusions
-favorables que produit ce commencement d'intérêt à ces jolis diamants
-qui cachent la branche de charmille effeuillée par l'hiver, et qui ne
-sont aperçus, remarquez-le bien, que par l'oeil de ce jeune homme qui
-commence à aimer.
-
---C'est, repris-je, ce qui fait que les propos des amants semblent si
-ridicules aux gens sages, qui ignorent le phénomène de la
-cristallisation.
-
---Ah! vous appelez cela _cristallisation_, dit Ghita; eh bien, monsieur,
-cristallisez pour moi.»
-
-Cette image, singulière peut être, frappa l'imagination de Mme Gherardi,
-et quand nous fûmes arrivés dans la grande salle de la mine, illuminée
-par cent petites lampes qui paraissaient être dix mille, à cause des
-cristaux de sel qui les reflétaient de tous côtés: «Ah! ceci est fort
-joli, dit-elle au jeune Bavarois, je cristallise pour cette salle, je
-sens que je m'exagère sa beauté; et vous, cristallisez-vous?
-
---Oui, madame,» répondit naïvement le jeune officier, ravi d'avoir un
-sentiment commun avec cette belle Italienne; mais, pour cela n'en
-comprenant pas davantage ce qu'elle lui disait. Cette réponse simple
-nous fit rire aux larmes, parce qu'elle décida la jalousie du sot que
-Ghita aimait et qui commença à devenir sérieusement jaloux de l'officier
-bavarois. Il prit le mot _cristallisation_ en horreur.
-
-Au sortir de la mine d'Hallein, mon nouvel ami, le jeune officier, dont
-les confidences involontaires m'amusaient beaucoup plus que tous les
-détails de l'exploitation du sel, apprit de moi que Mme Gherardi
-s'appelait _Ghita_, et que l'usage, en Italie, était de l'appeler devant
-elle _la Ghita_. Le pauvre garçon, tout tremblant, hasarda de l'appeler,
-en lui parlant, _la Ghita_, et Mme Gherardi, amusée de l'air timidement
-passionné du jeune homme et de la mine profondément irritée d'une autre
-personne, invita l'officier à déjeuner pour le lendemain, avant notre
-départ pour l'Italie. Dès qu'il se fut éloigné:--«_Ah çà!_
-expliquez-moi, ma chère amie, dit le personnage irrité, pourquoi vous
-nous donnez la compagnie de ce blondin fade et aux yeux hébétés?
-
---Parce que, monsieur, après dix jours de voyage, passant toute la
-journée avec moi, vous me voyez tous telle que je suis, et ces yeux fort
-tendres et que vous appelez _hébétés_ me voient parfaite. N'est-ce pas,
-Filippo, ajouta-t-elle en me regardant, ces yeux-là me couvrent d'une
-_cristallisation_ brillante; je suis pour eux la perfection; et, ce
-qu'il y a d'admirable, c'est que quoi que je fasse, quelque sottise
-qu'il m'arrive de dire, aux yeux de ce bel Allemand, je ne sortirai
-jamais de la perfection: cela est commode. Par exemple, vous, Annibalino
-(l'amant que nous trouvions un peu sot s'appelait le colonel Annibal),
-je parie que, dans ce moment, vous ne me trouvez pas exactement
-parfaite? Vous pensez que je fais mal d'admettre ce jeune homme dans ma
-société. Savez-vous ce qui vous arrive, mon cher? Vous ne _cristallisez_
-plus pour moi.»
-
-Le mot _cristallisation_ devint à la mode parmi nous, et il avait
-tellement frappé l'imagination de la belle Ghita, qu'elle l'adopta pour
-tout.
-
-De retour à Bologne, on ne racontait guère d'anecdotes d'amour dans sa
-loge qu'elle ne m'adressât la parole. «Ce trait-ci confirme ou détruit
-telle de nos théories,» me disait-elle. Les actes de folie répétés par
-lesquels un amant aperçoit toutes les perfections dans la femme qu'il
-commence à aimer s'appelèrent toujours _cristallisation_ entre nous. Ce
-mot nous rappelait le plus aimable voyage. De ma vie je ne sentis si
-bien la beauté touchante et solitaire des rives du lac de Garde, nous
-passâmes dans des barques des soirées délicieuses, malgré la chaleur
-étouffante. Nous trouvâmes de ces instants qu'on n'oublie plus: ce fut
-un des moments brillants de notre jeunesse.
-
-Un soir, quelqu'un vint nous donner la nouvelle que la princesse
-Lanfranchi et la belle Florenza se disputaient le coeur du jeune peintre
-Oldofredi. La pauvre princesse semblait en être réellement éprise, et le
-jeune artiste milanais ne paraissait occupé que des charmes de Florenza.
-On se demandait: «Oldofredi est-il amoureux?» Mais je supplie le lecteur
-de croire que je ne prétends pas justifier ce genre de conversation,
-dans lequel on a l'impertinence de ne pas se conformer aux règles
-imposées par les convenances françaises. Je ne sais pourquoi ce soir-là
-notre amour-propre s'obstina à deviner si le peintre milanais était
-amoureux de la belle Florenza.
-
-On se perdit dans la discussion d'un grand nombre de petits faits. Quand
-nous fûmes las de fixer notre attention sur des nuances presque
-imperceptibles, et qui, au fond, n'étaient guère concluantes, Mme
-Gherardi se mit à nous raconter le petit roman qui, suivant elle, se
-passait dans le coeur d'Oldofredi. Dès le commencement de son récit,
-elle eut le malheur de se servir du mot _cristallisation_; le colonel
-Annibal, qui avait toujours sur le coeur la jolie figure de l'officier
-bavarois, fit semblant de ne pas comprendre, et nous redemanda pour la
-centième fois ce que nous entendions par le mot _cristallisation_.
-«C'est ce que je ne sens pas pour vous, lui répondit vivement Mme
-Gherardi.» Après quoi, l'abandonnant dans son coin, avec son humeur
-noire, et nous adressant la parole: «Je crois, dit-elle, qu'un homme
-commence à aimer quand je le vois triste.» Nous nous récriâmes aussitôt:
-«Comment, l'amour, _ce sentiment délicieux qui commence si bien_...--Et
-qui quelquefois finit si mal, par de l'humeur, par des querelles, dit
-Mme Gherardi en riant et regardant Annibal. Je comprends votre
-objection. Vous autres, hommes grossiers, vous ne voyez qu'une chose
-dans la naissance de l'amour: on aime ou l'on n'aime pas. C'est ainsi
-que le vulgaire s'imagine que le chant de tous les rossignols se
-ressemble; mais nous, qui prenons plaisir à l'entendre, savons qu'il y a
-pourtant dix nuances différentes de rossignol à rossignol.--Il me semble
-pourtant, madame, dit quelqu'un, qu'on aime ou qu'on n'aime pas.--Pas du
-tout, monsieur; c'est tout comme si vous disiez qu'un homme qui part de
-Bologne pour aller à Rome est déjà arrivé aux portes de Rome quand, du
-haut de l'Apennin, il voit encore notre tour Garisenda. Il y a loin de
-l'une de ces deux villes à l'autre, et l'on peut être au quart du
-chemin, à la moitié, aux trois quarts, sans pour cela être arrivé à
-Rome, et cependant l'on n'est plus à Bologne.--Dans cette belle
-comparaison, dis-je, Bologne représente apparemment l'_indifférence_ et
-Rome l'_amour parfait_.--Quand nous sommes à Bologne, reprit Mme
-Gherardi, nous sommes tout à fait indifférents, nous ne songeons pas à
-admirer d'une manière particulière la femme dont un jour peut-être nous
-serons amoureux à la folie; notre imagination songe bien moins encore à
-nous exagérer son mérite. En un mot, comme nous disions à Hallein, la
-_cristallisation_ n'a pas encore commencé.»
-
-A ces mots, Annibal se leva furieux, et sortit de la loge en nous
-disant: «Je reviendrai quand vous parlerez italien.» Aussitôt la
-conversation se fit en français, et tout le monde se prit à rire, même
-Mme Gherardi. «Eh bien! voilà l'amour parti, dit-elle, et l'on rit
-encore. On sort de Bologne, on monte l'Apennin, l'on prend la route de
-Rome...--Mais, madame, dit quelqu'un, nous voilà bien loin du peintre
-Oldofredi,» ce qui lui donna un petit mouvement d'impatience qui,
-probablement, fit tout à fait oublier Annibal et sa brusque
-sortie.--«Voulez-vous savoir, nous dit-elle, ce qui se passe quand on
-quitte Bologne? D'abord je crois ce départ complètement involontaire:
-c'est un mouvement instinctif. Je ne dis pas qu'il ne soit accompagné de
-beaucoup de plaisir. L'on admire, puis on se dit: «Quel plaisir d'être
-aimé de cette femme charmante!» Enfin paraît l'espérance; après
-l'espérance (souvent conçue bien légèrement, car l'on ne doute de rien,
-pour peu que l'on ait de chaleur dans le sang), après l'espérance,
-dis-je, on s'exagère avec délices la beauté et les mérites de la femme
-dont on espère être aimé.»
-
-Pendant que Mme Gherardi parlait, je pris une carte à jouer, sur le
-revers de laquelle j'écrivis Rome d'un côté et Bologne de l'autre, et,
-entre Bologne et Rome, les quatre gîtes que Mme Gherardi venait
-d'indiquer.
-
-1. L'admiration.
-
-2. L'on arrive à ce second point de la route quand on se dit: «Quel
-plaisir d'être aimé de cette femme charmante!»
-
-3. La naissance de l'espérance marque le troisième gîte.
-
-4. L'on arrive au quatrième quand on s'exagère avec délices la beauté et
-les mérites de la femme qu'on aime. C'est ce que, nous autres adeptes,
-nous appelons du mot de _cristallisation_, qui met Carthage en fuite.
-Dans le fait, c'est difficile à comprendre.
-
-Mme Gherardi continua: «Pendant ces quatre mouvements de l'âme, ou
-manières d'être, que Filippo vient de dessiner, je ne vois pas la plus
-petite raison pour que notre voyageur soit triste. Le fait est que le
-plaisir est vif, qu'il réclame toute l'attention dont l'âme est
-susceptible. On est sérieux, mais l'on n'est point triste: la différence
-est grande.--Nous entendons, madame, dit un des assistants, vous ne
-parlez pas de ces malheureux auxquels il semble que tous les rossignols
-rendent les mêmes sons--La différence entre être sérieux et être triste
-(l'esser serio e l'esser mesto), reprit Mme Gherardi, est décisive
-lorsqu'il s'agit de résoudre un problème tel que celui-ci: «Oldofredi
-aime-t-il la belle Florenza?» Je crois qu'Oldofredi aime, parce que,
-après avoir été fort occupé de la Florenza, je l'ai vu triste et non pas
-seulement sérieux. Il est triste, parce que voici ce qui lui est arrivé.
-Après s'être exagéré le bonheur que pourrait lui donner le caractère
-annoncé par la figure raphaélesque, les belles épaules, les beaux bras,
-en un mot les formes dignes de Canova de la belle marchesina Florenza,
-il a probablement cherché à obtenir la confirmation des espérances qu'il
-avait osé concevoir. Très probablement aussi, la Florenza, effrayée
-d'aimer un étranger qui peut quitter Bologne au premier moment, et
-surtout très fâchée qu'il ait pu concevoir sitôt des espérances, les lui
-aura ôtées avec barbarie.»
-
-Nous avions le bonheur de voir tous les jours de la vie Mme Gherardi;
-une intimité parfaite régnait dans cette société; on s'y comprenait à
-demi-mot; souvent j'y ai vu rire de plaisanteries qui n'avaient pas eu
-besoin de la parole pour se faire entendre: un coup d'oeil avait tout
-dit. Ici, un lecteur français s'apercevra qu'une jolie femme d'Italie se
-livre avec folie à toutes les idées bizarres qui lui passent par la
-tête. A Rome, à Bologne, à Venise, une jolie femme est reine absolue;
-rien ne peut être plus complet que le despotisme qu'elle exerce dans sa
-société. A Paris, une jolie femme a toujours peur de l'opinion et du
-bourreau de l'opinion: le _ridicule_. Elle a constamment au fond du
-coeur la crainte des plaisanteries, comme un roi absolu la crainte d'une
-charte. Voilà la secrète pensée qui vient la troubler au milieu d'une
-joie de ses plaisirs, et lui donner tout à coup une mine sérieuse. Une
-Italienne trouverait bien ridicule cette autorité limitée qu'une femme
-de Paris exerce dans son salon. A la lettre, elle est toute-puissante
-sur les hommes qui l'approchent, et dont toujours le bonheur, du moins
-pendant la soirée, dépend d'un de ses caprices: j'entends le bonheur des
-simples amis. Si vous déplaisez à la femme qui règne dans une loge, vous
-voyez l'ennui dans ses yeux, et n'avez rien de mieux à faire que de
-disparaître pour ce jour-là.
-
-Un jour, je me promenais avec Mme Gherardi sur la route de la _Cascata
-del Reno_; nous rencontrâmes Oldofredi seul, fort animé, l'air très
-préoccupé, mais point sombre. Mme Gherardi l'appela et lui parla, afin
-de mieux l'observer. «Si je ne me trompe, dis-je à Mme Gherardi, ce
-pauvre Oldofredi est tout à fait livré à la passion qu'il prend pour la
-Florenza; dites-moi, de grâce, à moi qui suis votre séide, à quel point
-de la maladie d'amour le croyez-vous arrivé maintenant?--Je le vois, dit
-Mme Gherardi, se promenant seul, et qui se dit à chaque instant: «Oui,
-elle m'aime.» Ensuite il s'occupe à lui trouver de nouveaux charmes, à
-se détailler de nouvelles raisons de l'aimer à la folie.--Je ne le crois
-pas si heureux que vous le supposez. Oldofredi doit avoir souvent des
-doutes cruels; il ne peut pas être si sûr d'être aimé de la Florenza; il
-ne sait pas comme nous à quel point elle considère peu, dans ces sortes
-d'affaires, la richesse, le rang, la manière d'être dans le monde[254].
-Oldofredi est aimable, d'accord, mais ce n'est qu'un pauvre
-étranger.--N'importe, dit Mme Gherardi, je parierais que nous venons de
-le trouver dans un moment où les raisons pour espérer
-l'emportaient.--Mais, dis-je, il avait l'air trop profondément troublé,
-il doit avoir des moments de malheur affreux; il se dit: «Mais, est-ce
-qu'elle m'aime?»--J'avoue, reprit Mme Gherardi, oubliant presque qu'elle
-me parlait, que, quand la réponse qu'on se fait à soi-même est
-satisfaisante, il y a des moments de bonheur divin et tels que peut-être
-rien au monde ne peut leur être comparé. C'est là sans doute ce qu'il y
-a de mieux dans la vie.
-
- [254] Tout est opposé entre la France et l'Italie. Par exemple, les
- richesses, la haute naissance, l'éducation parfaite, disposent à
- l'amour au delà des Alpes, et en éloignent en France.
-
-«Quand, enfin, l'âme, fatiguée et comme accablée de sentiments si
-violents, revient à la raison par lassitude, ce qui surnage après tant
-de mouvements si opposés, c'est cette certitude: «Je trouverai auprès de
-_lui_ un bonheur que _lui seul_ au monde peut me donner.» Je laissai peu
-à peu mon cheval s'éloigner de celui de Mme Gherardi. Nous fîmes les
-trois milles qui nous séparaient de Bologne sans dire une seule parole,
-pratiquant la vertu nommée discrétion.»
-
-
-
-
-ERNESTINE
-
-OU
-
-LA NAISSANCE DE L'AMOUR
-
-
-AVERTISSEMENT
-
-Une femme de beaucoup d'esprit et de quelque expérience prétendait un
-jour que l'amour ne naît pas aussi subitement qu'on le dit. «Il me
-semble, disait-elle, que je découvre sept époques tout à fait distinctes
-dans la naissance de l'amour»; et, pour prouver son dire, elle conta
-l'anecdote suivante. On était à la campagne, il pleuvait à verse, on
-était trop heureux d'écouter.
-
- * * * * *
-
-Dans une âme parfaitement indifférente, une jeune fille habitant un
-château isolé, au fond d'une campagne, le plus petit étonnement excite
-profondément l'attention. Par exemple, un jeune chasseur qu'elle
-aperçoit à l'improviste, dans le bois, près du château.
-
-Ce fut par un événement aussi simple que commencèrent les malheurs
-d'Ernestine de S... Le château qu'elle habitait seule, avec son vieil
-oncle, le comte de S..., bâti dans le moyen âge, près des bords du Drac,
-sur une des roches immenses qui resserrent le cours de ce torrent,
-dominait un des plus beaux sites du Dauphiné. Ernestine trouva que le
-jeune chasseur offert par le hasard à sa vue avait l'air noble. Son
-image se présenta plusieurs fois à sa pensée: car à quoi songer dans cet
-antique manoir?--Elle y vivait au sein d'une sorte de magnificence; elle
-y commandait à un nombreux domestique; mais depuis vingt ans que le
-maître et les gens étaient vieux, tout s'y faisait toujours à la même
-heure; jamais la conversation ne commençait que pour blâmer tout ce qui
-se fait et s'attrister des choses les plus simples. Un soir de
-printemps, le jour allait finir, Ernestine était à sa fenêtre; elle
-regardait le petit lac et le bois qui est au delà: l'extrême beauté de
-ce paysage contribuait peut-être à la plonger dans une sombre rêverie.
-Tout à coup elle revit ce jeune chasseur qu'elle avait aperçu quelques
-jours auparavant; il était encore dans le petit bois au delà du lac; il
-tenait un bouquet de fleurs à la main; il s'arrêta comme pour la
-regarder; elle le vit donner un baiser à ce bouquet et ensuite le placer
-avec une sorte de respect dans le creux d'un grand chêne sur le bord du
-lac.
-
-Que de pensées cette seule action fit naître! et que de pensées d'un
-intérêt très vif, si on les compare aux sensations monotones qui,
-jusqu'à ce moment, avaient rempli la vie d'Ernestine! Une nouvelle
-existence commence pour elle; osera-t-elle aller voir ce bouquet? «Dieu!
-quelle imprudence, se dit-elle en tressaillant; et si, au moment où
-j'approcherai du grand chêne, le jeune chasseur vient à sortir des
-bosquets voisins! Quelle honte! Quelle idée prendrait-il de moi?» Ce bel
-arbre était pourtant le but habituel de ses promenades solitaires,
-souvent elle allait s'asseoir sur ses racines gigantesques, qui
-s'élèvent au-dessus de la pelouse et forment, tout à l'entour du tronc,
-comme autant de bancs naturels abrités par son vaste ombrage.
-
-La nuit, Ernestine put à peine fermer l'oeil; le lendemain, dès cinq
-heures du matin, à peine l'aurore a-t-elle paru, qu'elle monte dans les
-combles du château. Ses yeux cherchent le grand chêne au delà du lac; à
-peine l'a-t-elle aperçu, qu'elle reste immobile et comme sans
-respiration. Le bonheur si agité des passions succède au contentement
-sans objet et presque machinal de la première jeunesse.
-
-Dix jours s'écoulent. Ernestine compte les jours! Une fois seulement,
-elle a vu le jeune chasseur; il s'est approché de l'arbre chéri, et il
-avait un bouquet qu'il y a placé comme le premier.--Le vieux comte de
-S... remarque qu'elle passe sa vie à soigner une volière qu'elle a
-établie dans les combles du château; c'est qu'assise auprès d'une petite
-fenêtre dont la persienne est fermée, elle domine toute l'étendue du
-bois au delà du lac. Elle est bien sûre que son inconnu ne peut
-l'apercevoir, et c'est alors qu'elle pense à lui sans contrainte. Une
-idée lui vient et la tourmente. S'il croit qu'on ne fait aucune
-attention à ses bouquets, il en conclura qu'on méprise son hommage, qui,
-après tout, n'est qu'une simple politesse, et, pour peu qu'il ait l'âme
-bien placée, il ne paraîtra plus. Quatre jours s'écoulent encore, mais
-avec quelle lenteur! Le cinquième, la jeune fille, passant par hasard
-auprès du grand chêne, n'a pu résister à la tentation de jeter un coup
-d'oeil sur le petit creux où elle a vu déposer les bouquets. Elle était
-avec sa gouvernante et n'avait rien à craindre. Ernestine pensait bien
-ne trouver que des fleurs fanées; à son inexprimable joie, elle voit un
-bouquet composé des fleurs les plus rares et les plus jolies; il est
-d'une fraîcheur éblouissante; pas un pétale des fleurs les plus
-délicates n'est flétri. A peine a-t-elle aperçu tout cela du coin de
-l'oeil, que, sans perdre de vue sa gouvernante, elle a parcouru avec la
-légèreté d'une gazelle toute cette partie du bois à cent pas à la ronde.
-Elle n'a vu personne; bien sûre de n'être pas observée, elle revient au
-grand chêne, elle ose regarder avec délices le bouquet charmant. O ciel!
-il y a un petit papier presque imperceptible, il est attaché au noeud du
-bouquet. «Qu'avez-vous, mon Ernestine? dit la gouvernante alarmée du
-petit cri qui accompagne cette découverte.--Rien, bonne amie, c'est une
-perdrix qui s'est levée à mes pieds.»--Il y a quinze jours, Ernestine
-n'aurait pas eu l'idée de mentir. Elle se rapproche de plus en plus du
-bouquet charmant, elle penche la tête, et, les joues rouges comme le
-feu, sans oser y toucher, elle lit sur le petit morceau de papier:
-
-«Voici un mois que tous les matins j'apporte un bouquet. Celui-ci
-sera-t-il assez heureux pour être aperçu?»
-
-Tout est ravissant dans ce joli billet; l'écriture anglaise qui traça
-ces mots est de la forme la plus élégante. Depuis quatre ans qu'elle a
-quitté Paris et le couvent le plus à la mode du faubourg Saint-Germain,
-Ernestine n'a rien vu d'aussi joli. Tout à coup elle rougit beaucoup,
-elle se rapproche de sa gouvernante, et l'engage à retourner au château.
-Pour y arriver plus vite, au lieu de remonter dans le vallon et de faire
-le tour du lac comme de coutume, Ernestine prend le sentier du petit
-pont qui mène au château en ligne droite. Elle est pensive, elle se
-promet de ne plus revenir de ce côté; car enfin elle vient de découvrir
-que c'est une espèce de billet qu'on a osé lui adresser. Cependant, il
-n'était pas fermé, se dit-elle tout bas. De ce moment sa vie est agitée
-par une affreuse anxiété. Quoi donc! ne peut-elle pas, même de loin,
-aller revoir l'arbre chéri? Le sentiment du devoir s'y oppose. «Si je
-vais sur l'autre rive du lac, se dit-elle, je ne pourrai plus compter
-sur les promesses que je me fais à moi-même.» Lorsqu'à huit heures elle
-entendit le portier fermer la grille du petit pont, ce bruit qui lui
-ôtait tout espoir sembla la délivrer d'un poids énorme qui accablait sa
-poitrine; elle ne pourrait plus maintenant manquer à son devoir, quand
-même elle aurait la faiblesse d'y consentir.
-
-Le lendemain, rien ne peut la tirer d'une sombre rêverie; elle est
-abattue, pâle; son oncle s'en aperçoit; il fait mettre les chevaux à
-l'antique berline, on parcourt les environs, on va jusqu'à l'avenue du
-château de Mme Dayssin, à trois lieues de là. Au retour, le comte de
-S... donne l'ordre d'arrêter dans le petit bois, au delà du lac; la
-berline s'avance sur la pelouse, il veut revoir le chêne immense qu'il
-n'appelle jamais que le _contemporain de Charlemagne_. «Ce grand
-empereur peut l'avoir vu, dit-il, en traversant nos montagnes pour aller
-en Lombardie, vaincre le roi Didier;» et cette pensée d'une vie si
-longue semble rajeunir un vieillard presque octogénaire Ernestine est
-bien loin de suivre les raisonnements de son oncle; ses joues sont
-brûlantes; elle va donc se trouver encore une fois auprès du vieux
-chêne; elle s'est promis de ne pas regarder dans la petite cachette. Par
-un mouvement instinctif, sans savoir ce qu'elle fait, elle y jette les
-yeux, elle voit le bouquet, elle pâlit. Il est composé de roses
-panachées de noir.--«Je suis bien malheureux, il faut que je m'éloigne
-pour toujours. Celle que j'aime ne daigne pas apercevoir mon
-hommage.»--Tels sont les mots tracés sur le petit papier fixé au
-bouquet. Ernestine les a lus avant d'avoir le temps de se défendre de
-les voir. Elle est si faible, qu'elle est obligée de s'appuyer contre
-l'arbre; et bientôt elle fond en larmes. Le soir, elle se dit: «Il
-s'éloignera pour toujours, et je ne le verrai plus!»
-
-Le lendemain, en plein midi, par le soleil du mois d'août, comme elle se
-promenait avec son oncle sous l'allée de platanes le long du lac, elle
-voit sur l'autre rive le jeune homme s'approcher du grand chêne; il
-saisit son bouquet, le jette dans le lac et disparaît. Ernestine a
-l'idée qu'il y avait du dépit dans son geste, bientôt elle n'en doute
-plus. Elle s'étonne d'avoir pu en douter un seul instant; il est évident
-que, se voyant méprisé, il va partir; jamais elle ne le reverra.
-
-Ce jour-là on est fort inquiet au château, où elle seule répand quelque
-gaieté. Son oncle prononce qu'elle est décidément indisposée; une pâleur
-mortelle, une certaine contraction dans les traits, ont bouleversé cette
-figure naïve, où se peignaient naguère les sensations si tranquilles de
-la première jeunesse. Le soir, quand l'heure de la promenade est venue,
-Ernestine ne s'oppose point à ce que son oncle la dirige vers la pelouse
-au delà du lac. Elle regarde en passant, et d'un oeil morne où les
-larmes sont à peine retenues, la petite cachette à trois pieds au-dessus
-du sol, bien sûre de n'y rien trouver; elle a trop bien vu jeter le
-bouquet dans le lac. Mais, ô surprise! elle en aperçoit un autre.--«Par
-pitié pour mon affreux malheur, daignez prendre la rose blanche.»
-Pendant qu'elle relit ces mots étonnants, sa main, sans qu'elle le
-sache, a détaché la rose blanche qui est au milieu du bouquet.--«Il est
-donc bien malheureux, se dit-elle!»--En ce moment son oncle l'appelle,
-elle le suit, mais elle est heureuse. Elle tient sa rose blanche dans
-son petit mouchoir de batiste, et la batiste est si fine, que tout le
-temps que dure encore la promenade, elle peut apercevoir la couleur de
-la rose à travers le tissu léger. Elle tient son mouchoir de manière à
-ne pas faner cette rose chérie.
-
-A peine rentrée, elle monte en courant l'escalier rapide qui conduit à
-sa petite tour, dans l'angle du château. Elle ose enfin contempler sans
-contrainte cette rose adorée et en rassasier ses regards à travers les
-douces larmes qui s'échappent de ses yeux.
-
-Que veulent dire ces pleurs? Ernestine l'ignore. Si elle pouvait deviner
-le sentiment qui les fait couler, elle aurait le courage de sacrifier la
-rose qu'elle vient de placer avec tant de soin dans son verre de
-cristal, sur sa petite table d'acajou. Mais, pour peu que le lecteur ait
-le chagrin de n'avoir plus vingt ans, il devinera que ces larmes, loin
-d'être de la douleur, sont les compagnes inséparables de la vue inopinée
-d'un bonheur extrême; elles veulent dire: «_Qu'il est doux d'être
-aimé!_»--C'est dans un moment où le saisissement du premier bonheur de
-sa vie égarait son jugement qu'Ernestine a eu le tort de prendre cette
-fleur. Mais elle n'en est pas encore à voir et à se reprocher cette
-inconséquence.
-
-Pour nous, qui avons moins d'illusions, nous reconnaissons la troisième
-période de la naissance de l'amour: l'apparition de l'espoir. Ernestine
-ne sait pas que son coeur se dit, en regardant cette rose: «Maintenant,
-il est certain qu'il m'aime.»
-
-Mais peut-il être vrai qu'Ernestine soit sur le point d'aimer? Ce
-sentiment ne choque-t-il pas toutes les règles du plus simple bon sens?
-Quoi! elle n'a vu que trois fois l'homme qui, dans ce moment, lui fait
-verser des larmes brûlantes! Et encore elle ne l'a vu qu'à travers le
-lac, à une grande distance, à cinq cents pas peut-être. Bien plus, si
-elle le rencontrait sans fusil et sans veste de chasse, peut-être
-qu'elle ne le reconnaîtrait pas. Elle ignore son nom, ce qu'il est, et
-pourtant ses journées se passent à se nourrir de sentiments passionnés,
-dont je suis obligé d'abréger l'expression, car je n'ai pas l'espace
-qu'il faut pour faire un roman. Ces sentiments ne sont que des
-variations de cette idée: «Quel bonheur d'en être aimée!» Ou bien elle
-examine cette autre question bien autrement importante: «Puis-je espérer
-d'en être aimée véritablement? N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il
-m'aime?» Quoique habitant un château bâti par Lesdiguières, et
-appartenant à la famille d'un des plus braves compagnons du fameux
-connétable, Ernestine ne s'est point fait cette autre objection: «Il est
-peut-être le fils d'un paysan du voisinage.» Pourquoi? Elle vivait dans
-une solitude profonde.
-
-Certainement Ernestine était bien loin de reconnaître la nature des
-sentiments qui régnaient dans son coeur. Si elle eût pu prévoir où ils
-la conduisaient, elle aurait eu une chance d'échapper à leur empire. Une
-jeune Allemande, une Anglaise, une Italienne, eussent reconnu l'amour;
-notre sage éducation ayant pris le parti de nier aux jeunes filles
-l'existence de l'amour, Ernestine ne s'alarmait que vaguement de ce qui
-se passait dans son coeur; quand elle réfléchissait profondément, elle
-n'y voyait que de la simple amitié. Si elle avait pris une seule rose,
-c'est qu'elle eût craint, en agissant autrement, d'affliger son nouvel
-ami et de le perdre. «Et, d'ailleurs, se disait-elle, après y avoir
-beaucoup songé, il ne faut pas manquer à la politesse.»
-
-Le coeur d'Ernestine est agité par les sentiments les plus violents.
-Pendant quatre journées, qui paraissent quatre siècles à la jeune
-solitaire, elle est retenue par une crainte indéfinissable, elle ne sort
-pas du château. Le cinquième jour son oncle, toujours plus inquiet de sa
-santé, la force à l'accompagner dans le petit bois; elle se trouve près
-de l'arbre fatal; elle lit sur le petit fragment de papier caché dans le
-bouquet:
-
-«Si vous daignez prendre ce camellia panaché, dimanche je serai à
-l'église de votre village.»
-
-Ernestine vit à l'église un homme mis avec une simplicité extrême, et
-qui pouvait avoir trente-cinq ans. Elle remarqua qu'il n'avait pas même
-de croix. Il lisait, et, en tenant son livre d'heures d'une certaine
-manière, il ne cessa presque pas un instant d'avoir les yeux sur elle.
-C'est dire que, pendant tout le service, Ernestine fut hors d'état de
-penser à rien. Elle laissa choir son livre d'heures, en sortant de
-l'antique banc seigneurial, et faillit tomber elle-même en le ramassant.
-Elle rougit beaucoup de sa maladresse. «Il m'aura trouvée si gauche, se
-dit-elle aussitôt, qu'il aura honte de s'occuper de moi.» En effet, à
-partir du moment où ce petit accident était survenu, elle ne vit plus
-l'étranger. Ce fut en vain qu'après être montée en voiture elle s'arrêta
-pour distribuer quelques pièces de monnaie à tous les petits garçons du
-village, elle n'aperçut point, parmi les groupes de paysans qui jasaient
-auprès de l'église, la personne que, pendant la messe, elle n'avait
-jamais osé regarder. Ernestine, qui jusqu'alors avait été la sincérité
-même, prétendit avoir oublié son mouchoir. Un domestique rentra dans
-l'église et chercha longtemps dans le banc du seigneur ce mouchoir qu'il
-n'avait garde de trouver. Mais le retard amené par cette petite ruse fut
-inutile, elle ne revit plus le chasseur, «C'est clair, se dit-elle; Mlle
-de C... me dit une fois que je n'étais pas jolie et que j'avais dans le
-regard quelque chose d'impérieux et de repoussant; il ne me manquait
-plus que de la gaucherie; il me méprise sans doute.»
-
-Les tristes pensées l'agitèrent pendant deux ou trois visites que son
-oncle fit avant de rentrer au château.
-
-A peine de retour, vers les quatre heures, elle courut sous l'allée de
-platanes, le long du lac. La grille de la chaussée était fermée à cause
-du dimanche; heureusement, elle aperçut un jardinier; elle l'appela et
-le pria de mettre la barque à flot et de la conduire de l'autre côté du
-lac. Elle prit terre à cent pas du grand chêne. La barque côtoyait et se
-trouvait toujours assez près d'elle pour la rassurer. Les branches
-basses et à peu près horizontales du chêne immense s'étendaient presque
-jusqu'au lac. D'un pas décidé et avec une sorte de sang-froid sombre et
-résolu, elle s'approcha de l'arbre, de l'air dont elle eût marché à la
-mort. Elle était bien sûre de ne rien trouver dans la cachette; en
-effet, elle n'y vit qu'une fleur fanée qui avait appartenu au bouquet de
-la veille:--«S'il eût été content de moi, se dit-elle; il n'eût pas
-manqué de me remercier par un bouquet.»
-
-Elle se fit ramener au château, monta chez elle en courant, et, une fois
-dans sa petite tour, bien sûre de n'être pas surprise, fondit en larmes.
-«Mlle de C... avait bien raison, se dit-elle; pour me trouver jolie, il
-faut me voir à cinq cents pas de distance. Comme dans ce pays de
-libéraux, mon oncle ne voit personne que des paysans et des curés, mes
-manières doivent avoir contracté quelque chose de rude, peut-être de
-grossier. J'aurai dans le regard une expression impérieuse et
-repoussante.»--Elle s'approche de son miroir pour observer ce regard,
-elle voit des yeux d'un bleu sombre noyés de pleurs.--«Dans ce moment,
-dit-elle, je ne puis avoir cet air impérieux qui m'empêchera toujours de
-plaire.»
-
-Le dîner sonna; elle eut beaucoup de peine à sécher ses larmes. Elle
-parut enfin dans le salon; elle y trouva M. Villars, vieux botaniste,
-qui, tous les ans, venait passer huit jours avec M. de S..., au grand
-chagrin de sa bonne, érigée en gouvernante, qui, pendant ce temps,
-perdait sa place à la table de M. le comte. Tout se passa fort bien
-jusqu'au moment du Champagne; on apporta le seau près d'Ernestine. La
-glace était fondue depuis longtemps. Elle appela un domestique et lui
-dit: «Changez cette eau et mettez-y de la glace, vite.--Voilà un petit
-ton impérieux qui te va fort bien, dit en riant son bon grand-oncle.» Au
-mot d'_impérieux_, les larmes inondèrent les yeux d'Ernestine, au point
-qu'il lui fut impossible de les cacher; elle fut obligée de quitter le
-salon, et comme elle fermait la porte, on entendit que ses sanglots la
-suffoquaient. Les vieillards restèrent tout interdits.
-
-Deux jours après, elle passa près du grand chêne; elle s'approcha et
-regarda dans la cachette, comme pour revoir les lieux où elle avait été
-heureuse. Quel fut son ravissement en y trouvant deux bouquets! Elle les
-saisit avec les petits papiers, les mit dans son mouchoir, et partit en
-courant pour le château, sans s'inquiéter si l'inconnu, caché dans le
-bois, n'avait point observé ses mouvements, idée qui, jusqu'à ce jour,
-ne l'avait jamais abandonnée. Essoufflée et ne pouvant plus courir, elle
-fut obligée de s'arrêter vers le milieu de la chaussée. A peine eut-elle
-repris un peu sa respiration, qu'elle se remit à courir avec toute la
-rapidité dont elle était capable. Enfin, elle se trouva dans sa petite
-chambre; elle prit ses bouquets dans son mouchoir et, sans lire ses
-petits billets, se mit à baiser ces bouquets avec transport, mouvement
-qui la fit rougir, quand elle s'en aperçut. «Ah! jamais je n'aurai l'air
-impérieux, se disait-elle; je me corrigerai.»
-
-Enfin, quand elle eut assez témoigné toute sa tendresse à ces jolis
-bouquets, composés des fleurs les plus rares, elle lut les billets (Un
-homme eût commencé par là). Le premier, celui qui était daté du
-dimanche, à cinq heures, disait: «Je me suis refusé le plaisir de vous
-voir après le service; je ne pouvais être seul; je craignais qu'on ne
-lût dans mes yeux l'amour dont je brûle pour vous.»--Elle relut trois
-fois ces mots: _l'amour dont je brûle pour vous_, puis elle se leva pour
-aller voir à sa psyché si elle avait l'air impérieux; elle continua:
-«_l'amour dont je brûle pour vous_. Si votre coeur est libre, daignez
-emporter ce billet, qui pourrait nous compromettre.»
-
-Le second billet, celui du lundi, était au crayon, et même assez mal
-écrit; mais Ernestine n'en était plus au temps où la jolie écriture
-anglaise de son inconnu était un charme à ses yeux; elle avait des
-affaires trop sérieuses pour faire attention à ces détails.
-
-«Je suis venu. J'ai été assez heureux pour que quelqu'un parlât de vous
-en ma présence. On m'a dit qu'hier vous avez traversé le lac. Je vois
-que vous n'avez pas daigné prendre le billet que j'avais laissé. Il
-décide mon sort. Vous aimez, et ce n'est pas moi. Il y avait de la
-folie, à mon âge, à m'attacher à une fille du vôtre. Adieu pour
-toujours. Je ne joindrai pas le malheur d'être importun à celui de vous
-avoir trop longtemps occupée d'une passion peut être ridicule à vos
-yeux.»--_D'une passion!_ dit Ernestine en levant les yeux au ciel. Ce
-moment fut bien doux. Cette jeune fille, remarquable par sa beauté, et à
-la fleur de la jeunesse, s'écria avec ravissement: «Il daigne m'aimer:
-ah! mon Dieu! que je suis heureuse!» Elle tomba à genoux devant une
-charmante madone de Carlo Dolci rapportée d'Italie par un de ses
-aïeux.--«Ah! oui, je serai bonne et vertueuse! s'écria-t-elle les larmes
-aux yeux. Mon Dieu, daignez seulement m'indiquer mes défauts, pour que
-je puisse m'en corriger, maintenant, tout m'est possible.»
-
-Elle se releva pour relire les billets vingt fois. Le second surtout la
-jeta dans des transports de bonheur. Bientôt elle remarqua une vérité
-établie dans son coeur depuis fort longtemps: c'est que jamais elle
-n'aurait pu s'attacher à un homme de moins de quarante ans (L'inconnu
-parlait à son âge). Elle se souvint qu'à l'église, comme il était un peu
-chauve, il lui avait paru avoir trente-quatre ou trente-cinq ans. Mais
-elle ne pouvait être sûre de cette idée; elle avait si peu osé le
-regarder! et elle était si troublée! Durant la nuit, Ernestine ne ferma
-pas l'oeil. De sa vie, elle n'avait eu l'idée d'un semblable bonheur.
-Elle se releva pour écrire en anglais sur son livre d'honneur: _N'être
-jamais impérieuse._ Je fais ce voeu le 30 septembre 18...
-
-Pendant cette nuit, elle se décida de plus en plus sur cette vérité: il
-est impossible d'aimer un homme qui n'a pas quarante ans. A force de
-rêver aux bonnes qualités de cet inconnu, il lui vint dans l'idée
-qu'outre l'avantage d'avoir quarante ans, il avait probablement encore
-celui d'être pauvre. Il était mis d'une manière si simple à l'église,
-que sans doute il était pauvre. Rien ne peut égaler sa joie à cette
-découverte. «Il n'aura jamais l'air bête et fat de nos amis, MM. tels et
-tels, quand ils viennent, à la Saint-Hubert, faire l'honneur à mon oncle
-de tuer ses chevreuils, et qu'à table ils nous comptent leurs exploits
-de jeunesse, sans qu'on les en prie.
-
-«Se pourrait-il bien, grand Dieu! qu'il fût pauvre! En ce cas, rien ne
-manque à mon bonheur!» Elle se leva une seconde fois pour allumer sa
-bougie à la veilleuse, et rechercher une évaluation de sa fortune qu'un
-jour un de ses cousins avait écrite sur un de ses livres. Elle trouva
-dix-sept mille livres de rente en se mariant, et, par la suite, quarante
-ou cinquante. Comme elle méditait sur ce chiffre, quatre heures
-sonnèrent; elle tressaillit. «Peut-être fait-il assez de jour pour que
-je puisse apercevoir mon arbre chéri.» Elle ouvrit ses persiennes; en
-effet elle vit le grand chêne et sa verdure sombre; mais, grâce au clair
-de lune, et non point par le secours des premières lueurs de l'aube, qui
-était encore fort éloignée.
-
-En s'habillant le matin, elle se dit: «Il ne faut pas que l'amie d'un
-homme de quarante ans soit mise comme une enfant.» Et pendant une heure
-elle chercha dans ses armoires une robe, un chapeau, une ceinture, qui
-composèrent un ensemble si original, que, lorsqu'elle parut dans la
-salle à manger, son oncle, sa gouvernante et le vieux botaniste ne
-purent s'empêcher de partir d'un éclat de rire. «Approche-toi donc, dit
-le vieux comte de S..., ancien chevalier de Saint-Louis, blessé à
-Quiberon; approche-toi, mon Ernestine; tu es mise comme si tu avais
-voulu te déguiser ce matin en femme de quarante ans.» A ces mots elle
-rougit, et le plus vif bonheur se peignit sur les traits de la jeune
-fille. «Dieu me pardonne! dit le bon oncle à la fin du repas en
-s'adressant au vieux botaniste, c'est une gageure; n'est-il pas vrai,
-monsieur, que Mlle Ernestine a, ce matin, toutes les manières d'une
-femme de trente ans? Elle a surtout un petit air paternel en parlant aux
-domestiques qui me charme par son ridicule; je l'ai mise deux ou trois
-fois à l'épreuve pour être sûr de mon observation.» Cette remarque
-redoubla le bonheur d'Ernestine, si l'on peut se servir de ce mot en
-parlant d'une félicité qui déjà était au comble.
-
-Ce fut avec peine qu'elle put se dégager de la société après déjeuner.
-Son oncle et l'ami botaniste ne pouvaient se lasser de l'attaquer sur
-son petit air vieux. Elle remonta chez elle, elle regarda le chêne. Pour
-la première fois, depuis vingt heures, un nuage vint obscurcir sa
-félicité, mais sans qu'elle pût se rendre compte de ce changement
-soudain. Ce qui diminua le ravissement auquel elle était livrée depuis
-le moment où, la veille, plongée dans le désespoir, elle avait trouvé
-les bouquets dans l'arbre, ce fut cette question qu'elle se fit: «Quelle
-conduite dois-je tenir avec mon ami pour qu'il m'estime? Un homme
-d'autant d'esprit et qui a l'avantage d'avoir quarante ans, doit être
-bien sévère. Son estime pour moi tombera tout à fait si je me permets
-une fausse démarche.»
-
-Comme Ernestine se livrait à ce monologue, dans la situation la plus
-propre à seconder les méditations sérieuses d'une jeune fille devant sa
-psyché, elle observa, avec un étonnement mêlé d'horreur, qu'elle avait à
-sa ceinture un crochet en or avec de petites chaînes portant le dé, les
-ciseaux et leur petit étui, bijou charmant qu'elle ne pouvait se lasser
-d'admirer encore la veille, et que son oncle lui avait donné pour le
-jour de sa fête il n'y avait pas quinze jours. Ce qui lui fit regarder
-ce bijou avec horreur et le lui fit ôter avec tant d'empressement, c'est
-qu'elle se rappela que sa bonne lui avait dit qu'il coûtait huit cent
-cinquante francs, et qu'il avait été acheté chez le fameux bijoutier de
-Paris, qui s'appelait Laurençot: «Que penserait de moi mon ami, lui qui
-a l'honneur d'être pauvre, s'il me voyait un bijou d'un prix si
-ridicule? Quoi de plus absurde que d'afficher ainsi les goûts d'une
-bonne ménagère; car c'est ce que veulent dire ces ciseaux, cet étui, ce
-dé, que l'on porte sans cesse avec soi; et la bonne ménagère ne pense
-pas que ce bijou coûte chaque année l'intérêt de son prix.» Elle se mit
-à calculer sérieusement et trouva que ce bijou coûtait près de cinquante
-francs par an.
-
-Cette belle réflexion d'économie domestique, qu'Ernestine devait à
-l'éducation très forte qu'elle avait reçue d'un conspirateur caché
-pendant plusieurs années au château de son oncle, cette réflexion,
-dis-je, ne fit qu'éloigner la difficulté. Quand elle eut renfermé dans
-sa commode le bijou d'un prix ridicule, il fallut bien revenir à cette
-question embarrassante: «Que faut-il faire pour ne pas perdre l'estime
-d'un homme d'autant d'esprit?»
-
-Les méditations d'Ernestine (que le lecteur aura peut-être reconnues
-pour être tout simplement la cinquième période de la naissance de
-l'amour) nous conduiraient fort loin. Cette jeune fille avait un esprit
-juste, pénétrant, vif comme l'air de ses montagnes. Son oncle, qui avait
-eu de l'esprit jadis, et à qui il en restait encore sur les deux ou
-trois sujets qui l'intéressaient depuis longtemps, son oncle avait
-remarqué qu'elle apercevait spontanément toutes les conséquences d'une
-idée. Le bon vieillard avait coutume, lorsqu'il était dans ses jours de
-gaieté, et la gouvernante avait remarqué que cette plaisanterie en était
-le signe indubitable, il avait coutume, dis-je, de plaisanter son
-Ernestine sur ce qu'il appelait son _coup d'oeil militaire_. C'est
-peut-être cette qualité qui, plus tard, lorsqu'elle a paru dans le monde
-et qu'elle a osé parler, lui a fait jouer un rôle si brillant. Mais, à
-l'époque dont nous nous entretenons, Ernestine, malgré son esprit,
-s'embrouilla tout à fait dans ses raisonnements. Vingt fois elle fut sur
-le point de ne pas aller se promener du côté de l'arbre: «Une seule
-étourderie, se disait-elle, annonçant l'enfantillage d'une petite fille,
-peut me perdre dans l'esprit de mon ami.» Mais, malgré des arguments
-extrêmement subtils, et où elle employait toute la force de sa tête,
-elle ne possédait pas encore l'art si difficile de dominer ses passions
-par son esprit. L'amour dont la pauvre fille était transportée à son
-insu faussait tous ses raisonnements et ne l'engagea que trop tôt, pour
-son bonheur, à s'acheminer vers l'arbre fatal. Après bien des
-hésitations, elle s'y trouva avec sa femme de chambre vers une heure.
-Elle s'éloigna de cette femme et s'approcha de l'arbre, brillante de
-joie, la pauvre petite! Elle semblait voler sur le gazon et non pas
-marcher. Le vieux botaniste, qui était de la promenade, en fit faire
-l'observation à la femme de chambre, comme elle s'éloignait d'eux en
-courant.
-
-Tout le bonheur d'Ernestine disparut en un clin d'oeil. Ce n'est pas
-qu'elle ne trouvât un bouquet dans le creux de l'arbre; il était
-charmant et très frais, ce qui lui fit d'abord un vif plaisir. Il n'y
-avait donc pas longtemps que son ami s'était trouvé précisément à la
-même place qu'elle. Elle chercha sur le gazon quelques traces de ses
-pas; ce qui la charma encore, c'est qu'au lieu d'un simple petit morceau
-de papier écrit, il y avait un billet, et un long billet. Elle vola à la
-signature; elle avait besoin de savoir son nom de baptême. Elle lut; la
-lettre lui tomba des mains, ainsi que le bouquet. Un frisson mortel
-s'empara d'elle. Elle avait lu au bas du billet le nom de Philippe
-Astézan. Or M. Astézan était connu dans le château du comte de S... pour
-être l'amant de Mme Dayssin, femme de Paris fort riche, fort élégante,
-qui venait tous les ans scandaliser la province en osant passer quatre
-mois seule, dans son château, avec un homme qui n'était pas son mari.
-Pour comble de douleur, elle était veuve, jeune, jolie, et pouvait
-épouser M. Astézan. Toutes ces tristes choses, qui, telles que nous
-venons de les dire, étaient vraies, paraissaient bien autrement
-envenimées dans les discours des personnages tristes et grands ennemis
-des erreurs du bel âge, qui venaient quelquefois en visite à l'antique
-manoir du grand-oncle d'Ernestine. Jamais, en quelques secondes, un
-bonheur si pur et si vif, c'était le premier de sa vie, ne fut remplacé
-par un malheur poignant et sans espoir. «Le cruel! il a voulu se jouer
-de moi, se disait Ernestine, il a voulu se donner un but dans ses
-parties de chasse, tourner la tête d'une petite fille, peut-être dans
-l'intention d'en amuser Mme Dayssin. Et moi qui songeais à l'épouser!
-Quel enfantillage! quel comble d'humiliation!» Comme elle avait cette
-triste pensée, Ernestine tomba évanouie à côté de l'arbre fatal que
-depuis trois mois elle avait si souvent regardé. Du moins, une
-demi-heure après, c'est là que la femme de chambre et le vieux botaniste
-la trouvèrent sans mouvement. Pour surcroît de malheur, quand on l'eut
-rappelée à la vie, Ernestine aperçut à ses pieds la lettre d'Astézan,
-ouverte du côté de la signature et de manière qu'on pouvait la lire.
-Elle se leva prompte comme un éclair, et mit le pied sur la lettre.
-
-Elle expliqua son accident, et put, sans être observée, ramasser la
-lettre fatale. De longtemps il ne lui fut pas possible de la lire, car
-sa gouvernante la fit asseoir et ne la quitta plus. Le botaniste appela
-un ouvrier occupé dans les champs, qui alla chercher la voiture au
-château. Ernestine, pour se dispenser de répondre aux réflexions sur son
-accident, feignit de ne pouvoir parler; un mal à la tête affreux lui
-servit de prétexte pour tenir son mouchoir sur ses yeux. La voiture
-arriva. Plus livrée à elle-même, une fois qu'elle y fut placée, on ne
-saurait décrire la douleur déchirante qui pénétra son âme pendant le
-temps qu'il fallut à la voiture pour revenir au château. Ce qu'il y
-avait de plus affreux dans son état, c'est qu'elle était obligée de se
-mépriser elle-même. La lettre fatale qu'elle sentait dans son mouchoir
-lui brûlait la main. La nuit vint pendant qu'on la ramenait au château;
-elle put ouvrir les yeux, sans qu'on la remarquât. La vue des étoiles si
-brillantes, pendant une belle nuit du midi de la France, la consola un
-peu. Tout en éprouvant les effets de ces mouvements de passion, la
-simplicité de son âge était bien loin de pouvoir s'en rendre compte.
-Ernestine dut le premier moment de répit, après deux heures de la
-douleur morale la plus atroce, à une résolution courageuse. «Je ne lirai
-pas cette lettre dont je n'ai vu que la signature; je la brûlerai, se
-dit-elle, en arrivant au château.» Alors elle put s'estimer au moins
-comme ayant du courage, car le parti de l'amour, quoique vaincu en
-apparence, n'avait pas manqué d'insinuer modestement que cette lettre
-expliquait peut-être d'une manière satisfaisante les relations de M.
-Astézan avec Mme Dayssin.
-
-En entrant au salon, Ernestine jeta la lettre au feu. Le lendemain, dès
-huit heures du matin, elle se remit à travailler à son piano, qu'elle
-avait fort négligé depuis deux mois. Elle reprit la collection des
-Mémoires sur l'histoire de France, publiés par Petiot, et recommença à
-faire de longs extraits des Mémoires du sanguinaire Montluc. Elle eut
-l'adresse de se faire offrir de nouveau par le vieux botaniste un cours
-d'histoire naturelle. Au bout de quinze jours, ce brave homme, simple
-comme ses plantes, ne put se taire sur l'application étonnante qu'il
-remarquait chez son élève; il en était émerveillé. Quant à elle, tout
-lui était indifférent; toutes les idées la ramenaient également au
-désespoir. Son oncle était fort alarmé: Ernestine maigrissait à vue
-d'oeil. Comme elle eut, par hasard, un petit rhume, le bon vieillard,
-qui, contre l'ordinaire des gens de son âge, n'avait pas rassemblé sur
-lui même tout l'intérêt qu'il pouvait prendre aux choses de la vie,
-s'imagina qu'elle était attaquée de la poitrine. Ernestine le crut
-aussi, et elle dut à cette idée les seuls moments passables qu'elle eut
-à cette époque; l'espoir de mourir bientôt lui faisait supporter la vie
-sans impatience.
-
-Pendant tout un long mois, elle n'eut d'autre sentiment que celui d'une
-douleur d'autant plus profonde, qu'elle avait sa source dans le mépris
-d'elle-même; comme elle n'avait aucun usage de la vie, elle ne put se
-consoler en se disant que personne au monde ne pouvait soupçonner ce qui
-s'était passé dans son coeur, et que probablement l'homme cruel qui
-l'avait tant occupée ne saurait deviner la centième partie de ce qu'elle
-avait senti pour lui. Au milieu de son malheur, elle ne manquait pas de
-courage; elle n'eut aucune peine à jeter au feu sans les lire deux
-lettres sur l'adresse desquelles elle reconnut la funeste écriture
-anglaise.
-
-Elle s'était promis de ne jamais regarder la pelouse au-delà du lac;
-dans le salon, jamais elle ne levait les yeux sur les croisées qui
-donnaient de ce côté. Un jour, près de six semaines après celui où elle
-avait lu le nom de Philippe Astézan, son maître d'histoire naturelle, le
-bon M. Villars, eut l'idée de lui faire une leçon sur les plantes
-aquatiques; il s'embarqua avec elle et se fit conduire vers la partie du
-lac qui remontait dans le vallon. Comme Ernestine entrait dans la
-barque, un regard de côté et presque involontaire lui donna la certitude
-qu'il n'y avait personne auprès du grand chêne; elle remarqua à peine
-une partie de l'écorce de l'arbre, d'un gris plus clair que le reste.
-Deux heures plus tard, quand elle repassa, après la leçon, vis-à-vis le
-grand chêne, elle frissonna en reconnaissant que ce qu'elle avait pris
-pour un accident de l'écorce dans l'arbre était la couleur de la veste
-de chasse de Philippe Astézan, qui, depuis deux heures, assis sur une
-des racines du chêne, était immobile comme s'il eût été mort. En se
-faisant cette comparaison à elle-même, l'esprit d'Ernestine se servit
-aussi de ce mot: _comme s'il était mort_; il la frappa. «S'il était
-mort, il n'y aurait plus d'inconvenance à me tant occuper de lui.»
-Pendant quelques minutes cette supposition fut un prétexte pour se
-livrer à un amour rendu tout-puissant par la vue de l'objet aimé.
-
-Cette découverte la troubla beaucoup. Le lendemain, dans la soirée, un
-curé du voisinage, qui était en visite au château, demanda au comte de
-S... de lui prêter le _Moniteur_. Pendant que le vieux valet de chambre
-allait prendre dans la bibliothèque la collection des _Moniteurs_ du
-mois: «Mais, curé, dit le comte, vous n'êtes plus curieux cette année,
-voilà la première fois que vous me demandez le _Moniteur_!--Monsieur le
-comte, répondit le curé, Mme Dayssin, ma voisine, me l'a prêté tant
-qu'elle a été ici; mais elle est partie depuis quinze jours.»
-
-Ce mot si indifférent causa une telle révolution à Ernestine, qu'elle
-crut se trouver mal; elle sentit son coeur tressaillir au mot du curé,
-ce qui l'humilia beaucoup. «Voilà donc, se dit-elle, comment je suis
-parvenue à l'oublier!»
-
-Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, il lui arriva de
-sourire. «Pourtant, se disait-elle, il est resté à la campagne, à cent
-cinquante lieues de Paris, il a laissé Mme Dayssin partir seule.» Son
-immobilité sur les racines du chêne lui revint à l'esprit, et elle
-souffrit que sa pensée s'arrêtât sur cette idée. Tout son bonheur,
-depuis un mois, consistait à se persuader qu'elle avait mal à la
-poitrine; le lendemain elle se surprit à penser que, comme la neige
-commençait à couvrir les sommets des montagnes, il faisait souvent très
-frais le soir; elle songea qu'il était prudent d'avoir des vêtements
-plus chauds. Une âme vulgaire n'eût pas manqué de prendre la même
-précaution; Ernestine n'y songea qu'après le mot du curé.
-
-La Saint-Hubert approchait, et avec elle l'époque du seul grand dîner
-qui eût lieu au château pendant toute la durée de l'année. On descendit
-au salon le piano d'Ernestine. En l'ouvrant le jour d'après, elle trouva
-sur les touches un morceau de papier contenant cette ligne:
-
-«Ne jetez pas de cri quand vous m'apercevrez.»
-
-Cela était si court, qu'elle le lut avant de reconnaître la main de la
-personne qui l'avait écrit: l'écriture était contrefaite. Comme
-Ernestine devait au hasard, ou plutôt à l'air des montagnes du Dauphiné,
-une âme ferme, bien certainement, avant les paroles du curé sur le
-départ de Mme Dayssin, elle serait allée se renfermer dans sa chambre et
-n'eût plus reparu qu'après la fête.
-
-Le surlendemain eut lieu ce grand dîner annuel de la Saint-Hubert. A
-table, Ernestine fit les honneurs, placée vis-à-vis de son oncle; elle
-était mise avec beaucoup d'élégance. La table présentait la collection à
-peu près complète des curés et des maires des environs, plus cinq ou six
-fats de province, parlant d'eux et de leurs exploits à la guerre, à la
-chasse et même en amour, et surtout de l'ancienneté de leur race. Jamais
-ils n'eurent le chagrin de faire moins d'effet sur l'héritière du
-château. L'extrême pâleur d'Ernestine, jointe à la beauté de ses traits,
-allait jusqu'à lui donner l'air du dédain. Les fats qui cherchaient à
-lui parler se sentaient intimidés en lui adressant la parole. Pour elle,
-elle était bien loin de rabaisser sa pensée jusqu'à eux.
-
-Tout le commencement du dîner se passa sans qu'elle vît rien
-d'extraordinaire; elle commençait à respirer lorsque, vers la fin du
-repas, en levant les yeux, elle rencontra vis-à-vis d'elle ceux d'un
-paysan déjà d'un âge mûr, qui paraissait être le valet d'un maire venu
-des rives du Drac. Elle éprouva ce mouvement singulier dans la poitrine
-que lui avait déjà causé le mot du curé; cependant elle n'était sûre de
-rien. Ce paysan ne ressemblait point à Philippe. Elle osa le regarder
-une seconde fois; elle n'eut plus de doute, c'était lui. Il s'était
-déguisé de manière à se rendre fort laid.
-
-Il est temps de parler un peu de Philippe Astézan, car il fait là une
-action d'homme amoureux, et peut-être trouverons-nous aussi dans son
-histoire l'occasion de vérifier la théorie des sept époques de l'amour.
-Lorsqu'il était arrivé au château de Lafrey avec Mme Dayssin, cinq mois
-auparavant, un des curés qu'elle recevait chez elle, pour faire la cour
-au clergé, répéta un mot fort joli. Philippe étonné de voir de l'esprit
-dans la bouche d'un tel homme, lui demanda qui avait dit ce mot
-singulier. «C'est la nièce du comte de S***, répondit le curé, une fille
-qui sera fort riche, mais à qui l'on a donné une bien mauvaise
-éducation. Il ne s'écoule pas d'année qu'elle ne reçoive de Paris une
-caisse de livres. Je crains bien qu'elle ne fasse une mauvaise fin et
-que même elle ne trouve pas à se marier. Qui voudra se charger d'une
-telle femme?» etc., etc.
-
-Philippe fit quelques questions, et le curé ne put s'empêcher de
-déplorer la rare beauté d'Ernestine, qui certainement l'entraînerait à
-sa perte; il décrivit avec tant de vérité l'ennui du genre de vie qu'on
-menait au château du comte, que Mme Dayssin s'écria: «Ah! de grâce,
-cessez monsieur le curé, vous allez me faire prendre en horreur vos
-belles montagnes.--On ne peut cesser d'aimer un pays où l'on fait tant
-de bien, répliqua le curé, et l'argent que madame a donné pour nous
-aider à acheter la troisième cloche de notre église lui assure...»
-Philippe ne l'écoutait plus, il songeait à Ernestine et à ce qui devait
-se passer dans le coeur d'une jeune fille reléguée dans un château qui
-semblait ennuyeux même à un curé de campagne. «Il faut que je l'amuse,
-se dit-il à lui-même, je lui ferai la cour d'une manière romanesque;
-cela donnera quelques pensées nouvelles à cette pauvre fille.» Le
-lendemain il alla chasser du côté du château du comte, il remarqua la
-situation du bois, séparé du château par le petit lac. Il eut l'idée de
-faire hommage d'un bouquet à Ernestine; nous savons déjà ce qu'il fit
-avec des bouquets et de petits billets. Quand il chassait du côté du
-grand chêne, il allait lui-même les placer, les autres jours il envoyait
-son domestique. Philippe faisait tout cela par philanthropie, il ne
-pensait pas même à voir Ernestine; il eût été trop difficile et trop
-ennuyeux de se faire présenter chez son oncle. Lorsque Philippe aperçut
-Ernestine à l'église, sa première pensée fut qu'il était bien âgé pour
-plaire à une jeune fille de dix-huit ou vingt ans. Il fut touché de la
-beauté de ses traits et surtout d'une sorte de simplicité noble qui
-faisait le caractère de sa physionomie. «Il y a de la naïveté dans ce
-caractère, se dit-il à lui-même; un instant après elle lui parut
-charmante. Lorsqu'il la vit laisser tomber son livre d'heures en sortant
-du banc seigneurial et chercher à le ramasser avec une gaucherie si
-aimable, il songea à aimer, car il espéra. Il resta dans l'église
-lorsqu'elle en sortit; il méditait sur un sujet peu amusant pour un
-homme qui commence à être amoureux: il avait trente-cinq ans et un
-commencement de rareté dans les cheveux, qui pouvait bien lui faire un
-beau front à la manière du Dr Gall, mais qui certainement ajoutait
-encore trois ou quatre ans à son âge. «Si ma vieillesse n'a pas tout
-perdu à la première vue, se dit-il, il faut qu'elle doute de mon coeur
-pour oublier mon âge.»
-
-Il se rapprocha d'une petite fenêtre gothique qui donnait sur la place,
-il vit Ernestine monter en voiture, il lui trouva une taille et un pied
-charmants, elle distribua des aumônes; il lui sembla que ses yeux
-cherchaient quelqu'un. «Pourquoi, se dit-il, ses yeux regardent-ils au
-loin, pendant qu'elle distribue de la petite monnaie tout près de la
-voiture? Lui aurais-je inspiré de l'intérêt?»
-
-Il vit Ernestine donner une commission à un laquais; pendant ce temps il
-s'enivrait de sa beauté. Il la vit rougir, ses yeux étaient fort près
-d'elle: la voiture ne se trouvait pas à dix pas de la petite fenêtre
-gothique; il vit le domestique rentrer dans l'église et chercher quelque
-chose dans le banc du seigneur. Pendant l'absence du domestique, il eut
-la certitude que les yeux d'Ernestine regardaient bien plus haut que la
-foule qui l'entourait, et, par conséquent, cherchaient quelqu'un; mais
-ce quelqu'un pouvait fort bien n'être pas Philippe Astézan, qui, aux
-yeux de cette jeune fille, avait peut-être cinquante ans, soixante ans,
-qui sait? A son âge et avec de la fortune, n'a-t-elle pas un prétendu
-parmi les hobereaux du voisinage?--«Cependant je n'ai vu personne
-pendant la messe.»
-
-Dès que la voiture du comte fut partie, Astézan remonta à cheval, fit un
-détour dans le bois pour éviter de la rencontrer, et se rendit
-rapidement à la pelouse. A son inexprimable plaisir, il put arriver au
-grand chêne avant qu'Ernestine eût vu le bouquet et le petit billet
-qu'il y avait fait porter le matin, il enleva ce bouquet, s'enfonça dans
-le bois, attacha son cheval à un arbre et se promena. Il était fort
-agité; l'idée lui vint de se blottir dans la partie la plus touffue d'un
-petit mamelon boisé, à cent pas du lac. De ce réduit, qui le cachait à
-tous les yeux, grâce à une clairière dans le bois, il pouvait découvrir
-le grand chêne et le lac.
-
-Quel ne fut pas son ravissement lorsqu'il vit peu de temps après la
-petite barque d'Ernestine s'avancer sur ces eaux limpides que la brise
-du midi agitait mollement! Ce moment fut décisif; l'image de ce lac et
-celle d'Ernestine qu'il venait de voir si belle à l'église se gravèrent
-profondément dans son coeur. De ce moment, Ernestine eut quelque chose
-qui la distinguait à ses yeux de toutes les autres femmes, et il ne lui
-manqua plus que de l'espoir pour l'aimer à la folie. Il la vit
-s'approcher de l'arbre avec empressement; il vit sa douleur de n'y pas
-trouver de bouquet. Ce moment fut si délicieux et si vif, que, quand
-Ernestine se fut éloignée en courant, Philippe crut s'être trompé en
-pensant voir de la douleur dans son expression lorsqu'elle n'avait pas
-trouvé de bouquet dans le creux de l'arbre. Tout le sort de son amour
-reposait sur cette circonstance. Il se disait: «Elle avait l'air triste
-en descendant de la barque et même avant de s'approcher de
-l'arbre.--Mais, répondait le parti de l'espérance, elle n'avait pas
-l'air triste à l'église; elle y était, au contraire, brillante de
-fraîcheur, de beauté, de jeunesse et un peu troublée; l'esprit le plus
-vif animait ses yeux.»
-
-Lorsque Philippe Astézan ne put plus voir Ernestine, qui était débarquée
-sous l'allée des platanes de l'autre côté du lac, il sortit de son
-réduit un tout autre homme qu'il n'y était entré. En regagnant au galop
-le château de Mme Dayssin, il n'eut que deux idées: «A-t-elle montré de
-la tristesse en ne trouvant pas de bouquet dans l'arbre? Cette tristesse
-ne vient-elle pas tout simplement de la vanité déçue?» Cette supposition
-plus probable finit par s'emparer tout à fait de son esprit et lui
-rendit toutes les idées raisonnables d'un homme de trente-cinq ans. Il
-était fort sérieux. Il trouva beaucoup de monde chez Mme Dayssin; dans
-le courant de la soirée, elle le plaisanta sur sa gravité et sur sa
-fatuité. Il ne pouvait plus, disait-elle, passer devant une glace sans
-s'y regarder. «J'ai en horreur, disait Mme Dayssin, cette habitude des
-jeunes gens à la mode. C'est une grâce que vous n'aviez point; tâchez de
-vous en défaire, ou je vous joue le mauvais tour de faire enlever toutes
-les glaces.» Philippe était embarrassé; il ne savait comment déguiser
-une absence qu'il projetait. D'ailleurs il était très vrai qu'il
-examinait dans les glaces s'il avait l'air vieux.
-
-Le lendemain, il fut reprendre sa position sur le mamelon dont nous
-avons parlé, et d'où l'on voyait fort bien le lac; il s'y plaça muni
-d'une bonne lunette, et ne quitta ce gîte qu'à la _nuit close_, comme on
-dit dans le pays.
-
-Le jour suivant, il apporta un livre; seulement il eût été bien en peine
-de dire ce qu'il y avait dans les pages qu'il lisait; mais, s'il n'eût
-pas eu un livre, il en eût souhaité un. Enfin, à son inexprimable
-plaisir, vers les trois heures, il vit Ernestine s'avancer lentement
-vers l'allée de platanes sur le bord du lac; il la vit prendre la
-direction de la chaussée, coiffée d'un grand chapeau de paille d'Italie.
-Elle s'approcha de l'arbre fatal; son air était abattu. Avec le secours
-de sa lunette, il s'assura parfaitement de l'air abattu. Il la vit
-prendre les deux bouquets qu'il y avait placés le matin, les mettre dans
-son mouchoir et disparaître en courant avec la rapidité de l'éclair. Ce
-trait fort simple acheva la conquête de son coeur. Cette action fut si
-vive, si prompte, qu'il n'eut pas le temps de voir si Ernestine avait
-conservé l'air triste ou si la joie brillait dans ses yeux. Que
-devait-il penser de cette démarche singulière? Allait-elle montrer les
-deux bouquets à sa gouvernante? Dans ce cas, Ernestine n'était qu'une
-enfant, et lui plus enfant qu'elle de s'occuper à ce point d'une petite
-fille. «Heureusement, se dit-il, elle ne sait pas mon nom; moi seul je
-sais ma folie, et je m'en suis pardonné bien d'autres.»
-
-Philippe quitta d'un air très froid son réduit, et alla, tout pensif,
-chercher son cheval, qu'il avait laissé chez un paysan à une demi-lieue
-de là. «Il faut convenir que je suis encore un grand fou!» se dit-il en
-mettant pied à terre dans la cour du château de Mme Dayssin. En entrant
-au salon, il avait une figure immobile, étonnée, glacée. Il n'aimait
-plus.
-
-Le lendemain, Philippe se trouva bien vieux en mettant sa cravate. Il
-n'avait d'abord guère d'envie de faire trois lieues pour aller se
-blottir dans un fourré, afin de regarder un arbre; mais il ne se sentit
-le désir d'aller nulle autre part. «Cela est bien ridicule», se
-disait-il. Oui, mais ridicule aux yeux de qui? D'ailleurs, il ne faut
-jamais manquer à la fortune. Il se mit à écrire une lettre fort bien
-faite, par laquelle, comme un autre Lindor, il déclarait son nom et ses
-qualités. Cette lettre si bien faite eut, comme on se le rappelle
-peut-être, le malheur d'être brûlée sans être lue de personne. Les mots
-de la lettre que notre héros écrivit en y pensant le moins, la signature
-_Philippe Astézan_, eurent seuls l'honneur de la lecture. Malgré de fort
-beaux raisonnements, notre homme raisonnable n'en était pas moins caché
-dans son gîte ordinaire au moment où son nom produisit tant d'effet; il
-vit l'évanouissement d'Ernestine en ouvrant sa lettre; son étonnement
-fut extrême.
-
-Le jour d'après, il fut obligé de s'avouer qu'il était amoureux; ses
-actions le prouvaient. Il revint tous les jours dans le petit bois, où
-il avait éprouvé des sensations si vives. Mme Dayssin devant bientôt
-retourner à Paris, Philippe se fit écrire une lettre et annonça qu'il
-quittait le Dauphiné pour aller passer quinze jours en Bourgogne auprès
-d'un oncle malade. Il prit la poste, et fit si bien en revenant par une
-autre route, qu'il ne se passa qu'un jour sans aller dans le petit bois.
-Il s'établit à deux lieues du château du comte de S***, dans les
-solitudes de Crossey, du côté opposé au château de Mme Dayssin, et de
-là, chaque jour, il venait au bord du petit lac. Il y vint trente-trois
-jours de suite sans y voir Ernestine: elle ne paraissait plus à
-l'église; on disait la messe au château; il s'en approcha sous un
-déguisement, et deux fois il eut le bonheur de voir Ernestine. Rien ne
-lui parut pouvoir égaler l'expression noble et naïve à la fois de ses
-traits. Il se disait: «Jamais auprès d'une telle femme je ne connaîtrais
-la satiété.» Ce qui touchait le plus Astézan, c'était l'extrême pâleur
-d'Ernestine et son air souffrant. J'écrirais dix volumes comme
-Richardson si j'entreprenais de noter toutes les manières dont un homme,
-qui d'ailleurs ne manquait pas de sens et d'usage, expliquait
-l'évanouissement et la tristesse d'Ernestine. Enfin, il résolut d'avoir
-un éclaircissement avec elle, et pour cela de pénétrer dans le château.
-La timidité, être timide à trente-cinq ans! la timidité l'en avait
-longtemps empêché. Ses mesures furent prises avec tout l'esprit
-possible, et cependant, sans le hasard, qui mit dans la bouche d'un
-indifférent l'annonce du départ de Mme Dayssin, toute l'adresse de
-Philippe était perdue, ou du moins il n'aurait pu voir l'amour
-d'Ernestine que dans sa colère. Probablement il aurait expliqué cette
-colère par l'étonnement de se voir aimée par un homme de son âge.
-Philippe se serait cru méprisé, et, pour oublier ce sentiment pénible,
-il eût eu recours au jeu ou aux coulisses de l'Opéra, et fût devenu plus
-égoïste et plus dur en pensant que la jeunesse était tout à fait finie
-pour lui.
-
-Un _demi-monsieur_, comme on dit dans le pays, maire d'une commune de la
-montagne et camarade de Philippe pour la chasse au chamois, consentit à
-l'amener, sous le déguisement de son domestique, au grand dîner du
-château de S***, où il fut reconnu par Ernestine.
-
-Ernestine, sentant qu'elle rougissait prodigieusement, eut une idée
-affreuse: «Il va croire que je l'aime à l'étourdie, sans le connaître;
-il me méprisera comme un enfant, il partira pour Paris, il ira rejoindre
-sa Mme Dayssin; je ne le verrai plus.» Cette idée cruelle lui donna le
-courage de se lever et de monter chez elle. Elle y était depuis deux
-minutes quand elle entendit ouvrir la porte de l'antichambre de son
-appartement. Elle pensa que c'était sa gouvernante, et se leva,
-cherchant un prétexte pour la renvoyer. Comme elle s'avançait vers la
-porte de sa chambre, cette porte s'ouvre: Philippe est à ses pieds.
-
-«Au nom de Dieu, pardonnez-moi ma démarche, lui dit-il; je suis au
-désespoir depuis deux mois; voulez-vous de moi pour époux?»
-
-Ce moment fut délicieux pour Ernestine. «Il me demande en mariage, se
-dit-elle; je ne dois plus craindre Mme Dayssin.» Elle cherchait une
-réponse sévère, et, malgré des efforts incroyables, peut-être elle n'eût
-rien trouvé. Deux mois de désespoir étaient oubliés; elle se trouvait au
-comble du bonheur. Heureusement, à ce moment, on entendit ouvrir la
-porte de l'antichambre. Ernestine lui dit: «Vous me
-déshonorez.--N'avouez rien!» s'écria Philippe d'une voix contenue, et,
-avec beaucoup d'adresse, il se glissa entre la muraille et le joli lit
-d'Ernestine, blanc et rose. C'était la gouvernante, fort inquiète de la
-santé de sa pupille, et l'état dans lequel elle la retrouva était fait
-pour augmenter ses inquiétudes. Cette femme fut longue à renvoyer.
-Pendant son séjour dans la chambre, Ernestine eut le temps de
-s'accoutumer à son bonheur; elle put reprendre son sang-froid. Elle fit
-une réponse superbe à Philippe quand, la gouvernante étant sortie, il
-risqua de paraître.
-
-Ernestine était si belle aux yeux de son amant, l'expression de ses
-traits si sévère, que le premier mot de sa réponse donna l'idée à
-Philippe que tout ce qu'il avait pensé jusque-là n'était qu'une
-illusion, et qu'il n'était pas aimé. Sa physionomie changea tout à coup
-et n'offrit plus que l'apparence d'un homme au désespoir. Ernestine,
-émue jusqu'au fond de l'âme de son air désespéré, eut cependant la force
-de le renvoyer. Tout le souvenir qu'elle conserva de cette singulière
-entrevue, c'est que, lorsqu'il l'avait suppliée de lui permettre de
-demander sa main, elle avait répondu que ses affaires, comme ses
-affections, devaient le rappeler à Paris. Il s'était écrié alors que la
-seule affaire au monde était de mériter le coeur d'Ernestine, qu'il
-jurait à ses pieds de ne pas quitter le Dauphiné tant qu'elle y serait,
-et de ne rentrer de sa vie dans le château qu'il avait habité avant de
-la connaître.
-
-Ernestine fut presque au comble du bonheur. Le jour suivant, elle revint
-au pied du grand chêne, mais bien escortée par la gouvernante et le
-vieux botaniste. Elle ne manqua pas d'y trouver un bouquet, et surtout
-un billet. Au bout de huit jours, Astézan l'avait presque décidée à
-répondre à ses lettres lorsque, une semaine après, elle apprit que Mme
-Dayssin était revenue de Paris en Dauphiné. Une vive inquiétude remplaça
-tous les sentiments dans le coeur d'Ernestine. Les commères du village
-voisin, qui, dans cette conjoncture, sans le savoir, décidaient du sort
-de sa vie, et qu'elle ne perdait pas une occasion de faire jaser, lui
-dirent enfin que Mme Dayssin, remplie de colère et de jalousie, était
-venue chercher son amant, Philippe Astézan, qui, disait-on, était resté
-dans le pays avec l'intention de se faire chartreux. Pour s'accoutumer
-aux austérités de l'ordre, il s'était retiré dans les solitudes de
-Crossey. On ajoutait que Mme Dayssin était au désespoir.
-
-Ernestine sut quelques jours après que jamais Mme Dayssin n'avait pu
-parvenir à voir Philippe, et qu'elle était repartie furieuse pour Paris.
-Tandis qu'Ernestine cherchait à se faire confirmer cette douce
-certitude, Philippe était au désespoir; il l'aimait passionnément et
-croyait n'en être point aimé. Il se présenta plusieurs fois sur ses pas,
-et fut reçu de manière à lui faire penser que, par ses entreprises, il
-avait irrité l'orgueil de sa jeune maîtresse. Deux fois il partit pour
-Paris, deux fois, après avoir fait une vingtaine de lieues, il revint à
-sa cabane, dans les rochers de Crossey. Après s'être flatté d'espérances
-que maintenant il trouvait conçues à la légère, il cherchait à renoncer
-à l'amour, et trouvait tous les autres plaisirs de la vie anéantis pour
-lui.
-
-Ernestine, plus heureuse, était aimée, elle aimait. L'amour régnait dans
-cette âme que nous avons vue passer successivement par les sept périodes
-diverses qui séparent l'indifférence de la passion, et au lieu
-desquelles le vulgaire n'aperçoit qu'un seul changement, duquel encore
-il ne peut expliquer la nature.
-
-Quant à Philippe Astézan, pour le punir d'avoir abandonné une ancienne
-amie aux approches de ce qu'on peut appeler l'époque de la vieillesse
-pour les femmes, nous le laissons en proie à l'un des états les plus
-cruels dans lesquels puisse tomber l'âme humaine. Il fut aimé
-d'Ernestine, mais ne put obtenir sa main. On la maria l'année suivante à
-un vieux lieutenant général fort riche et chevalier de plusieurs ordres.
-
-
-
-
-EXEMPLE
-
-DE
-
-L'AMOUR EN FRANCE DANS LA CLASSE RICHE[255]
-
- [255] Victor Jacquemont (ce jeune et spirituel écrivain, mort à Bombay
- le 7 décembre 1832) adressa à Beyle la lettre qu'on va lire; Beyle,
- après l'avoir fait mettre au net, envoya la copie à V. Jacquemont
- avec ce billet.
-
- Mon cher colonel,
-
- Il est impossible qu'en relisant ceci il ne vous revienne pas une
- quantité de petits faits, autrement dits _nuances_. Ajoutez-les à
- gauche sur la page blanche. Il y a une bonne foi qui touche dans ce
- récit que j'avais oublié. Il y a aussi quelques phrases inélégantes,
- que nous rendrons plus rapides. Si j'avais cinquante chapitres comme
- celui-ci, le mérite de l'_Amour_ serait _réel_. Ce serait une vraie
- monographie. Ne vous occupez pas de la _décence_, c'est mon affaire.
-
- J'ai trouvé excellent un avis de vous, de septembre 1824, sur la
- préface du elle est détestable.
-
- TEMPÊTE.
-
- 24 décembre 1825
-
-
-J'ai reçu beaucoup de lettres à l'occasion de l'_Amour_. Voici une des
-plus intéressantes.
-
-
-Saint-Dizier, le juin 1825.
-
-Je ne sais trop, mon cher philosophe, si vous pourrez appeler
-_amour-vanité_ le petit calcul de vanité de la jeune Française que vous
-avez rencontrée l'été dernier aux eaux d'Aix-en-Savoie, dont je vous ai
-promis l'histoire; car dans toute cette comédie, très plate d'ailleurs,
-il n'y a jamais eu l'ombre d'amour; c'est-à-dire de rêverie passionnée,
-s'exagérant le bonheur de l'intimité.
-
-N'allez pas croire à cause de cela que je n'ai pas compris votre livre;
-je m'en prends seulement à un mot mal fait.
-
-Dans toutes les espèces du _genre amour_, il devrait y avoir quelque
-caractère commun: le caractère du genre est proprement le désir de
-l'intimité parfaite. Or, dans l'_amour-vanité_, ce caractère n'existe
-pas.
-
-Lorsqu'on est habitué à l'exactitude irréprochable du langage des
-sciences physiques, on est facilement choqué par l'imperfection du
-langage des sciences métaphysiques.
-
-Mme Félicie Féline est une jeune Française de vingt-cinq ans, qui a des
-terres superbes et un château délicieux en Bourgogne. Quant à elle, elle
-est, comme vous savez, laide, mais assez bien faite (tempérament
-nerveux-lymphatique). Elle est à mille lieues d'être bête, mais, certes,
-elle n'a pas d'esprit; de sa vie elle ne trouva une idée forte ou
-piquante. Comme elle a été élevée par une mère spirituelle et dans une
-société fort distinguée, elle a beaucoup de _métier_ dans l'esprit; elle
-répète parfaitement les phrases des autres, et avec un air de propriété
-étonnant. En les répétant, elle joue même le petit étonnement qui
-accompagne l'invention. Elle passe ainsi, auprès des gens qui l'ont vue
-rarement, ou des gens bornés qui la voient souvent, pour une personne
-charmante et très spirituelle.
-
-Elle a en musique précisément le même genre de talent que dans la
-conversation. A dix-sept ans, elle jouait parfaitement du piano, assez
-pour donner des leçons à huit francs (non pas qu'elle en donne, sa
-position de fortune est très belle). Quand elle a vu un opéra nouveau de
-Rossini, le lendemain, à son piano, elle s'en rappelle au moins la
-moitié. Très musicienne d'instinct, elle joue avec infiniment
-d'expression, et à la première vue, les partitions les plus difficiles.
-Avec cette espèce de facilité, elle ne _comprend_ pas les _choses_
-difficiles, et cela dans ses lectures comme dans sa musique. Mme
-Gherardi, en deux mois, eût compris, j'en suis sûr, la théorie des
-proportions chimiques de Berzelius. Mme Féline est, au contraire,
-incapable de comprendre un des premiers chapitres de Say ou la théorie
-des fractions continues.
-
-Elle a pris un maître d'harmonie fort célèbre en Allemagne, et n'en a
-jamais compris un mot.
-
-Pour avoir eu quelques leçons de Redouté, elle surpasse, à quelques
-égards, le talent de son maître. Ses roses sont plus légères encore que
-celles de cet artiste. Je l'ai vue plusieurs années s'amuser de ses
-couleurs, et jamais elle n'a regardé d'autres tableaux que ceux de
-l'exposition; jamais, lorsqu'elle apprenait à peindre des fleurs, et
-quand alors nous possédions encore les chefs-d'oeuvre de la peinture
-italienne, elle n'eut la curiosité de les aller voir. Elle ne comprend
-pas la perspective dans un paysage ni le clair-obscur (_chiaroscuro_).
-
-Cette inhabileté de l'esprit à saisir les choses difficiles est un trait
-de la femme française; dès qu'une chose est malaisée, elle ennuie et on
-la plante là.
-
-C'est ce qui fait que votre livre de l'_Amour_ n'aura jamais de succès
-parmi elles. Elles liront les anecdotes et passeront les conclusions, et
-elles se moqueront de tout ce qu'elles auront passé. Je suis bien poli
-de mettre tout cela au futur.
-
-Mme Féline, à dix-huit ans, fit un mariage de convenance. Elle se trouva
-unie à un bon jeune homme de trente ans, un peu lymphatique et sanguin,
-tout à fait antibilieux et nerveux, bon, doux, égal et très bête. Je ne
-sais pas d'homme plus complètement dépourvu d'esprit. Le mari pourtant
-avait eu beaucoup de succès dans ses études à l'École polytechnique, où
-je l'avais connu et l'on avait bien fait mousser son _mérite_ dans la
-société où était élevée Félicie, pour lui dérober sa bêtise, qui s'étend
-à tout, hors le talent de conduire supérieurement ses mines et ses
-fonderies.
-
-Le mari la fêta de son mieux, ce qui veut dire ici très bien; mais il
-avait affaire à un être glacé auquel rien ne faisait. Cette espèce de
-reconnaissance tendre que les maris inspirent ordinairement aux filles
-les plus indifférentes ne dura pas huit jours chez elle.
-
-Seulement, à vivre ainsi avec lui, elle s'aperçut bientôt qu'on lui
-avait donné une bête pour le tête-à-tête; et, ce qui est bien plus
-affreux, une bête quelquefois _ridicule_ dans le monde. Elle trouva plus
-que compensé par là le plaisir d'avoir épousé un homme fort riche et de
-recevoir souvent des compliments sur le mérite de son mari.
-
-Alors elle le prit en déplaisance.
-
-Le mari, qui n'était pas si bien né qu'elle, crut qu'elle faisait la
-duchesse. Il s'éloigna aussitôt de son côté. Cependant, comme c'était un
-homme excessivement occupé et très peu difficile, et comme il n'y avait
-rien de plus commode pour lui que sa femme entre un compte de
-contre-maître à relire et une machine à éprouver, il essayait
-quelquefois de lui faire un petit bout de cour. Cette idée ne manquait
-pas de changer en aversion la déplaisance de sa femme, lorsqu'il faisait
-cette cour devant un tiers, devant moi, par exemple, tant il y était
-gauche, commun et de mauvais goût.
-
-Je crois que j'aurais eu l'idée de l'interrompre par des soufflets, s'il
-eût dit et fait ces choses-là devant moi à une autre femme. Mais je
-connaissais à Félicie une âme si sèche, une absence si complète de toute
-vraie sensibilité, j'étais si souvent impatienté de sa vanité, que je me
-contentais de la plaindre un peu quand je la voyais souffrir dans cette
-vanité, de par son mari, et je m'éloignais.
-
-Le ménage alla ainsi quelques années (Félicie n'a jamais eu d'enfants).
-Pendant ce temps-là, le mari, vivant en bonne compagnie lorsqu'il était
-à Paris (et il ne passait que six semaines de l'été à ses forges de
-Bourgogne), en prit le ton et devint beaucoup mieux; en restant toujours
-bête, il cessa presque entièrement d'être ridicule, et continua toujours
-d'avoir de grands succès dans son état, comme vous avez pu en juger par
-les grandes acquisitions qu'il a faites depuis et par le dernier rapport
-du jury sur l'exposition des produits de l'industrie nationale.
-
-A force d'être rebuté par sa femme, M. Féline imagina, à cinq ou six
-reprises, d'en être un peu amoureux et de bonne foi. Elle lui tenait la
-dragée haute. La coquetterie de Félicie, dans ce temps-là, consistait à
-lui dire des choses aimables en public, et à trouver des prétextes pour
-lui tenir rigueur dans le tête-à-tête. Elle augmentait ainsi les désirs
-de son mari; et quand elle daignait lui permettre... il payait tous les
-mémoires de tapissiers, de Leroy, de Corcelet, et la trouvait encore
-très modérée dans ses dépenses, qui étaient absurdes.
-
-Pendant les deux ou trois premières années, jusqu'à vingt ou vingt et un
-ans, Félicie n'avait cherché le plaisir que dans la satisfaction des
-vanités suivantes:
-
-«Avoir de plus belles robes que toutes les jeunes femmes de sa société.
-
-«Donner de meilleurs dîners.
-
-«Recevoir plus de compliments qu'elles quand elle joue du piano.
-
-«Passer pour avoir plus d'esprit qu'elles.»
-
-A vingt et un ans commença la _vanité du sentiment_.
-
-Elle avait été élevée par une mère athée, et dans une société de
-philosophes athées. Elle avait été tout juste une fois à l'église, pour
-se marier; encore ne le voulait-elle pas. Depuis son mariage, elle
-lisait toutes sortes de livres. Rousseau et Mme de Staël lui tombèrent
-entre les mains: ceci fait époque, et prouve combien ces livres sont
-dangereux.
-
-Elle lut d'abord l'_Émile_; après quoi elle se crut le droit de bien
-mépriser intellectuellement toutes les jeunes femmes de sa connaissance.
-Notez bien qu'elle n'avait pas compris un mot de la métaphysique du
-vicaire savoyard.
-
-Mais les phrases de Rousseau sont très travaillées, subtiles et très
-malaisées à retenir. Elle se contentait de risquer quelquefois une
-pointe de religiosité, pour _faire effet_ dans une société sans
-religiosité, et où il n'était pas plus question de ces choses que du roi
-de Siam.
-
-Elle lut _Corinne_, c'est le livre qu'elle a le plus lu. Les phrases
-sont à l'effet et se retiennent bien. Elle s'en mit un bon nombre dans
-la tête. Le soir elle choisissait dans son salon les hommes jeunes et un
-peu bêtes, et, sans leur dire gare, elle leur répétait très proprement
-sa leçon du matin.
-
-Quelques-uns y furent pris, ils la crurent une personne susceptible de
-passion, et lui rendirent des soins.
-
-Cependant, elle n'avait amené là que les gens les plus communs et les
-plus niais de son salon; elle n'était pas bien sûre que les autres ne se
-moquaient pas un peu d'elle. Le mari, tenu sans cesse hors de chez lui
-par ses affaires et d'ailleurs un bon homme, _What then_ (que
-m'importe?), ne s'apercevait pas, ou ne s'occupait en rien de ces
-coquetteries d'esprit.
-
-Félicie lut la _Nouvelle Héloïse_. Elle trouva alors qu'il y avait dans
-son âme des trésors de sensibilité; elle confia ce secret à sa mère et à
-un vieil oncle qui lui avait servi de père; ils se moquèrent d'elle
-comme d'un enfant. Elle n'en persista pas moins à trouver qu'on ne
-pouvait vivre sans un amant, et sans un amant dans le genre de
-Saint-Preux.
-
-Il y avait dans sa société un jeune Suédois, qui est un homme assez
-bizarre. En sortant de l'Université, quand il n'avait que dix-huit ans,
-il fit plusieurs actions d'éclat dans la campagne de 1812, et il obtint
-un grade élevé dans les milices de son pays, ensuite il partit pour
-l'Amérique et vécut six mois parmi les Indiens. Il n'est ni bête ni
-spirituel; mais il a un grand caractère; il a quelques côtés sublimes de
-vertu et de grandeur. D'ailleurs, l'homme le plus lymphatique que j'aie
-connu; avec une assez belle figure, des manières simples, mais
-prodigieusement graves. De là, de grandes démonstrations d'estime et de
-considération autour de lui.
-
-Félicie se dit: «Voilà l'homme qu'il me faut faire semblant d'avoir pour
-amant. Comme c'est le plus froid de tous, c'est celui dont la passion me
-fera le plus d'honneur.»
-
-Le Suédois Weilberg était tout à fait ami de la maison. Il y a cinq ans,
-dans l'été, on arrangea un voyage avec lui et le mari.
-
-Comme c'était un homme de moeurs excessivement sévères, surtout comme il
-n'était nullement amoureux de Félicie, il la voyait telle qu'elle était,
-fort laide. D'ailleurs, on ne lui avait pas dit en partant à quoi on le
-destinait. Le mari, que ces airs ennuyaient, et qui désirait aussi
-retirer de l'utilité pour lui d'un voyage entrepris pour plaire à sa
-femme, la plantait là dès qu'ils arrivaient quelque part; il allait
-courir les fabriques, il visitait les usines, les mines, en disant à
-Weilberg: «Gustave, je vous laisse ma femme.»
-
-Weilberg parlait très mal français; il n'avait jamais lu Rousseau ni Mme
-de Staël, circonstance admirable pour Félicie.
-
-La petite femme fit donc bien la malade, pour écarter son mari par
-l'ennui, et pour exciter la pitié du bon jeune homme, avec qui elle
-restait sans cesse en tête-à-tête. Pour l'attendrir en sa faveur, elle
-lui parlait de l'amour qu'elle avait pour son mari, et de son chagrin de
-l'y voir répondre si peu.
-
-Cette musique n'amusait pas Weilberg; il l'écoutait par simple
-politesse. Elle se crut plus avancée; elle lui parla de la sympathie qui
-existait entre eux. Gustave prit son chapeau et alla se promener.
-
-Quand il rentra, elle se fâcha contre lui: elle lui dit qu'il l'avait
-injuriée en regardant comme un commencement de déclaration une simple
-parole de bienveillance.
-
-La nuit, quand ils la passaient en voiture, elle appuyait sa tête sur
-l'épaule de Gustave, qui le souffrait par politesse.
-
-Ils voyagèrent ainsi deux mois, mangeant beaucoup d'argent, s'ennuyant
-plus encore.
-
-Quand ils furent de retour, Félicie changea toutes ses habitudes. Si
-elle avait pu envoyer des lettres de faire part, elle eût fait savoir à
-tous ses amis et connaissances qu'elle avait une passion violente pour
-M. Weilberg le Suédois, et que M. Weilberg était son amant.
-
-Plus de bals, plus de toilettes: elle néglige ses anciens amis, fait des
-impertinences à ses anciennes connaissances. Enfin elle se condamne au
-sacrifice de tous ses goûts, pour faire croire qu'elle aime profondément
-ce M. Weilberg, cette espèce de sauvage indien, colonel dans les milices
-suédoises à dix-huit ans, et que cet homme est fou d'elle.
-
-Elle commence par le signifier à sa mère, le jour de son arrivée. Sa
-mère, suivant elle, est coupable de l'avoir mariée avec un homme qu'elle
-n'aimait pas; elle doit actuellement favoriser de tous ses moyens son
-amour pour l'homme qu'elle a choisi et qu'elle adore; il faut donc
-qu'elle persuade au mari d'établir en quelque sorte Weilberg dans sa
-maison. Si elle ne l'a pas sans cesse chez elle, elle menace de l'aller
-trouver chez lui à son hôtel.
-
-La mère, comme une bête, crut cela, et elle fit si bien auprès de son
-gendre, que Weilberg ne pouvait avoir d'autre maison que la sienne.
-Charles le priait sans cesse, la mère aussi lui faisait tant de
-politesses et lui montrait tant d'empressement, que le pauvre jeune
-homme, ne sachant ce qu'on voulait de lui, et craignant à l'excès de
-manquer à des gens qui l'avaient parfaitement accueilli, n'osait se
-refuser à rien.
-
-Les femmes pleurent à volonté, comme vous savez.
-
-Un jour que j'étais seul chez Félicie, elle se prit à pleurer, et, me
-serrant la main, elle me dit: «Ah! mon cher Goncelin, votre amitié
-clairvoyante a bien deviné mon coeur! Autrefois vous étiez bien avec
-Weilberg; depuis notre voyage vous avez changé; vous semblez avoir de la
-haine pour lui. (Cela ne semblait pas du tout. Je savais à quoi m'en
-tenir.) Ah! mon ami, je n'étais pas heureuse auparavant... Ce n'est que
-depuis... Si vous saviez toutes les barbaries de Charles pendant le
-voyage!... Si vous connaissiez mieux Gustave!... Si vous saviez que de
-soins touchants, que de tendresse!... Pouvais-je résister?... Si vous
-saviez quelle âme de feu, quelles passions effrayantes a cet homme, en
-apparence si froid! Non, mon ami, vous ne me mépriseriez pas!... Je sens
-bien, hélas! qu'il me manque quelque chose... Ce bonheur n'est pas
-pur... Je sais bien ce que je devais à _Charles_. Mais, mon ami! ce
-spectacle continuel de l'indifférence, des mépris de l'un, des soins et
-de l'amour de l'autre... et cette familiarité obligée de la vie en
-voyage... Tant de dangers!... Pouvais-je résister à tant d'amour! et
-d'ailleurs, pouvais-je résister à ses violences?» etc., etc., etc.
-
-Voilà donc le pauvre Weilberg, honnête comme Joseph, accusé d'avoir
-violé la femme de son ami, et il faut le croire, c'est elle qui le dit:
-elle s'en est vantée à deux personnes de ma connaissance, et sans doute
-aussi à d'autres que je ne connais pas.
-
-La déclaration ci-dessus ressemble beaucoup à ce qu'elle me dit: j'ai
-conservé le souvenir de ses expressions. Peu de jours après, je vis une
-des personnes qui avaient reçu la même confidence. Je la priai de
-chercher à s'en rappeler les termes; elle me répéta exactement la
-version que j'avais entendue, ce qui me fit rire.
-
-Après sa confession, Félicie me dit, en me tendant la main, qu'elle
-comptait sur ma discrétion; que je devais être avec Weilberg comme par
-le passé, et faire semblant de ne m'apercevoir de rien. «La vertu
-sauvage de cet homme sublime lui faisait peur.» Quand il la quittait,
-elle craignait toujours de ne plus le revoir; elle craignait que par une
-résolution inopinée, il ne s'embarquât tout à coup pour retourner en
-Suède. Moi, je lui promis sur notre conversation le plus inviolable
-secret.
-
-Cependant tous les amis de la famille trouvaient indigne que ce pauvre
-Weilberg eût _séduit_ une jeune femme dans la maison de laquelle il
-avait presque reçu l'hospitalité, dont le mari lui avait rendu mille
-services, et qui avait jusque-là marché très droit. Je le prévins du sot
-rôle qu'on lui faisait jouer. Il m'embrassa en me remerciant de l'avis,
-et me dit qu'il ne remettrait plus les pieds dans cette maison. C'est
-lui qui me conta alors comment le voyage s'était passé.
-
-Félicie, privée quelques jours de Weilberg, qui dînait sans cesse chez
-elle auparavant, joua le désespoir. Elle dit que c'était une indignité
-de son mari, qui avait chassé cet homme vertueux. (Elle avait dit à moi
-et à deux autres que cet homme vertueux l'avait violée sur la mousse, au
-pied d'un sapin dans le Schwartzwald, comme il convient que cette chose
-se fasse.) Elle dit aussi, en termes polis, que sa mère, après lui avoir
-servi de complaisante, lui avait soufflé son vertueux amant. (Notez que
-la mère est une pauvre vieille femme de soixante ans, qui ne pense plus
-à rien depuis vingt ans.) Elle commanda chez un très habile coutelier un
-poignard à lame de damas, qu'elle fit apporter un jour au milieu du
-dîner, et que je lui ai vu payer quarante francs et serrer très
-proprement devant nous tous dans son secrétaire, à côté de sa cire
-d'Espagne. Une douzaine de garçons apothicaires apportèrent chacun aussi
-une petite bouteille de sirop d'opium, et toutes ces bouteilles réunies
-en faisaient une quantité considérable. Elle les serra dans sa toilette.
-
-Le lendemain, elle signifia à sa mère que, si elle ne faisait pas
-revenir Gustave, elle s'empoisonnerait avec l'opium, et se tuerait avec
-le poignard qu'elle avait fait faire exprès.
-
-La mère, qui savait à quoi s'en tenir sur l'amour de Weilberg, et qui
-craignait l'esclandre, alla chez celui-ci. Elle lui conta que sa fille
-était folle; qu'elle faisait semblant d'être très amoureuse de lui,
-qu'elle le disait amoureux d'elle, et qu'elle prétendait se tuer, s'il
-ne revenait pas. Elle lui dit: «Revenez chez elle, humiliez-la bien;
-elle vous prendra en horreur, et alors vous ne reviendrez plus.»
-
-Weilberg était un brave homme; il eut pitié de la vieille mère qui
-venait le prier ainsi, et il consentit à se prêter à cette ennuyeuse
-comédie, pour éviter l'esclandre que la mère craignait.
-
-Il revint donc. La jeune femme ne lui parla de rien; elle lui fit
-seulement quelques reproches aimables sur son absence pendant cinq
-jours. Quand ils étaient seuls ensemble, elle ne se serait pas avisée de
-lui parler d'amour, depuis qu'il avait pris son chapeau, un jour, en
-voyage, et qu'il était parti quand elle allait commencer une
-déclaration. Weilberg aime la musique; elle passait le temps à jouer du
-piano, et comme elle en joue admirablement, Weilberg restait assez
-volontiers à l'entendre. En public, c'était bien différent; elle ne lui
-parlait que d'amour; mais il faut avouer qu'elle y mettait beaucoup
-d'art. Comme, heureusement, il savait mal le français, elle trouvait
-moyen de faire savoir à tous les assistants qu'il était son amant, sans
-qu'il pût le comprendre.
-
-Tous les amis de la maison étaient dans le secret de la comédie; mais
-les connaissances n'y étaient pas encore. Il fut de nouveau question,
-parmi elles, de l'indignité du procédé de M. Weilberg, et celui-ci de
-nouveau se retira et ne voulut plus revenir.
-
-Félicie se mit au lit et signifia à sa mère qu'elle se laisserait mourir
-de faim. Elle se mit à ne prendre que du thé; elle se levait pour
-l'heure du dîner; mais elle ne prenait exactement rien.
-
-Au bout de six jours de ce régime, elle fut gravement indisposée; on
-envoya chercher des médecins. Elle déclara qu'elle s'était empoisonnée,
-qu'elle ne voulait recevoir de soins de personne, que tout était
-inutile. La mère et deux amis étaient là, avec les médecins; elle dit
-qu'elle mourait pour M. Weilberg, dont on lui avait aliéné le coeur. Du
-reste, elle priait qu'on épargnât cette triste confidence à son pauvre
-mari, qui, heureusement, ignorait toutes ces choses, etc., etc.
-
-Cependant elle consentit à prendre une drogue; on lui donna un vomitif,
-et elle, qui n'avait vécu que de thé depuis six jours, rendit trois à
-quatre livres de chocolat, sa maladie, son empoisonnement, n'étaient
-qu'une épouvantable indigestion. Je l'avais prédit.
-
-Ne sachant qu'inventer pour émouvoir sa mère et pour la pousser à de
-nouvelles démarches qui pussent ramener Weilberg dans sa maison, elle la
-menaça de tout avouer à Charles. Le mari qui eût cru sa femme sur
-parole, l'aurait plantée là indubitablement. Cet esclandre étant donc
-possible, la mère retourna à la charge auprès du bon Gustave, qui
-consentit encore à revenir. Lui et moi, nous nous voyions beaucoup
-alors; nous faisions un travail en commun; il s'était pris de goût pour
-moi, et j'étais à peu près le Français qu'il aimait le mieux à voir.
-Nous passions ensemble une partie des journées; il m'apprenait le
-suédois. Je lui montrais la géométrie descriptible et le calcul
-différentiel; car il s'était pris de passion pour les mathématiques, et
-souvent il m'obligeait à rajeunir dans nos livres mes souvenirs déjà
-anciens de l'école polytechnique. Je prenais ensuite mon violon, et,
-beaucoup plus tolérant que vous, il restait volontiers des heures à
-m'entendre.
-
-Félicie me fit la cour pour que je fusse sans cesse chez elle: elle
-savait que c'était un moyen d'attirer Weilberg. Un matin que nous
-déjeunions tous trois ensemble chez elle, elle imagina de faire _preuve
-d'amour_ à Gustave devant moi, et elle affecta avec lui les privautés de
-gens qui vivent dans la plus parfaite intimité. L'autre, d'abord, ne
-comprit pas; enfin elle mit tellement les points sur les _i_, qu'il
-fallut bien comprendre; il me regarda, rit, et sans bouger avala son
-morceau. On lui proposait de faire quelque rajustement à la toilette de
-Félicie. Il lui dit brutalement: «Pardieu, vous avez une femme de
-chambre pour vous habiller!» Et elle me dit tout bas à l'oreille:
-«Voyez-vous comme il est délicat; j'étais sûre que, devant vous, il ne
-voudrait pas remettre une épingle à mon fichu.»
-
-Cependant, elle n'était pas si contente qu'elle me le disait de la
-délicatesse et de la retenue de son prétendu amant. C'était, je me le
-rappelle, un dimanche de Pâques. Quand nous eûmes fini le déjeuner et
-que nous ne prenions plus que du thé, elle dit à son domestique: «Paul,
-dites à ma femme de chambre que je n'ai pas besoin d'elle et qu'elle
-profite de ce moment pour aller à la messe.»
-
-Nous restâmes à prendre le thé. Le domestique n'entrant plus, elle
-s'approcha très près du feu. «J'ai bien froid,» dit-elle; et tendant la
-main à Weilberg: «Est-ce que je n'ai pas la fièvre?--Ma foi, je ne m'y
-connais pas; mais voilà Goncelin qui se fait, à sa campagne, le médecin
-de ses paysans; il doit se connaître à la fièvre: il vous le dira.» Je
-lui tâtai le pouls: «Pas le moins du monde, lui dis-je.--C'est
-singulier, reprit-elle; je suis toute je ne sais comment; il me semble
-que je vais me trouver mal. Tenez, voilà que je vais me trouver mal;
-j'étouffe, desserrez-moi. M. Gustave, desserrez-moi, Goncelin, je vous
-en prie, allez chercher dans l'appartement de mon mari...--Quoi?--Du
-benjoin, pour le brûler; il y en a dans son médailler.--Je sais où il
-est, dit Weilberg; j'y vais. Goncelin va vous aider; je retourne dans
-l'instant.» Et il revint cinq minutes après.
-
-Je m'étais amusé à la délacer. La figure à part, elle était bien, jeune,
-bien faite, la peau blanche et douce. Je lui avais découvert la
-poitrine; elle se serait laissé mettre toute nue. J'usais passablement
-de la partie découverte, et je lui disais: «Votre coeur bat très
-doucement; n'ayez pas peur, ce n'est absolument rien.» Elle jouait un
-évanouissement modéré. Weilberg, qui faisait exprès d'être longtemps
-dehors, rentra à la fin, posa le benjoin sur la cheminée, et se remit
-tranquillement à manger des biscuits et à avaler des tasses de thé.
-Félicie, qui voyait tout cela, en faisant semblant de ne pas y voir, n'y
-tint plus. Aussi bien, comme j'avais dit à Gustave qu'elle n'avait
-aucune altération dans le pouls ni dans la respiration, il avait ajouté:
-«C'est bien singulier qu'avec cela elle ait une syncope!» Félicie,
-poussée à bout, revint peu à peu à elle; elle se rajusta et nous pria de
-la laisser seule.
-
-Comme elle croyait avoir grand intérêt à paraître réellement évanouie
-devant Gustave, je crois que si j'avais essayé de satisfaire une
-fantaisie, qui ne me prit pas, elle se fût laissé faire, sauf à dire
-ensuite que c'était, de ma part, l'excès de l'indignité, et, de la
-sienne, l'excès du malheur. Et notez bien que, matériellement honnête
-jusque-là, et fort sensible, d'ailleurs, à ce plaisir, elle eût souffert
-très certainement d'être ainsi violée.
-
-Félicie fut si cruellement humiliée de cette manifestation
-d'indifférence de Weilberg pour elle devant moi, à qui elle en parlait
-toujours comme de l'amant le plus passionné, qu'elle en fut réellement
-malade. Weilberg, après cette farce ridicule, ne voulait plus revenir
-chez elle. Cependant, comme elle garda le lit quelque temps, et
-qu'auparavant on le voyait sans cesse dans cette maison, pour éviter
-qu'on ne remarquât son absence, il parut; ses visites, peu à peu, furent
-plus rares, et ce ne fut qu'après huit mois qu'il cessa d'y aller tout à
-fait. Pendant ces huit mois, elle n'a cessé de le représenter à tous
-comme son amant, alors même qu'on ne le voyait presque plus jamais chez
-elle.
-
-Félicie aime beaucoup la musique. N'ayant pas de loge aux Bouffes, elle
-avait très rarement l'occasion d'y aller. Un jour, des amis nous
-prêtèrent leur loge tout entière, et elle arrangea que Weilberg et moi
-nous l'y conduirions; son mari viendrait nous y trouver. Vous
-remarquerez qu'alors, au fond de son coeur, elle exécrait Weilberg; elle
-l'avait forcé de venir là pour qu'il se mît avec elle sur le devant de
-la loge. Gustave dit qu'il faisait trop chaud et sortit du théâtre, me
-laissant seul avec elle. Ma foi, comme il lui donnait sans cesse de
-pareils démentis, à partir de ce jour elle changea de ton, et, après
-avoir parlé pendant un an de la passion, de l'amour de Weilberg, elle
-commença à toucher quelques mots de son inconstance et des peines qu'il
-lui causait.
-
-En même temps, il me revint aux oreilles que je passais pour être son
-amant. J'allai la trouver, je le lui dis, et j'ajoutai que je ne voulais
-pas passer pour l'être, sans en avoir au moins le profit. Je la pris sur
-mes genoux, je la brusquai. Comme je savais très positivement qu'il lui
-était désagréable d'être violée et qu'elle sentait la chose imminente,
-je lui disais que je voulais mériter la réputation qu'elle me faisait,
-etc... C'était dans le jour, on pouvait entrer d'un moment à l'autre
-dans sa chambre; elle eut une peur du diable; elle me conjura de la
-laisser; elle me dit qu'elle n'avait jamais aimé que Weilberg et qu'elle
-n'en aimerait jamais d'autre. Enfin elle se dégagea de moi; elle sonna.
-Un domestique vint, auquel elle commanda de refaire le feu, d'arranger
-les rideaux, de lui apporter du thé. Je sortis. Depuis ce temps, nous
-sommes à peu près brouillés. Elle dit partout que je suis une espèce de
-scélérat à la _Iago_; que depuis longtemps j'avais pour elle une
-abominable passion, et que c'est moi qui ai éloigné d'elle son amant
-Weilberg. Elle a été jusqu'à montrer comme des déclarations de ma part
-quelques lettres familièrement amicales que je lui avais écrites il y a
-six ans, quand j'étais avec vous à Rome.
-
-A présent, la vanité de Félicie s'exerce sur d'autres objets. Elle dit,
-en parlant de Weilberg, des phrases tristes du troisième volume de
-_Corinne_; elle joue le deuil d'une grande passion; elle ne va plus dans
-le monde; chez elle, plus de toilette; mais elle donne d'excellents
-dîners, où viennent de vieux imbéciles qui passent pour avoir été des
-gens d'esprit autrefois, et de pauvres diables qui n'ont pas de dîner
-chez eux. Elle parle avec admiration de lord Byron, de Canaris, de
-Bolivar, de M. de la Fayette. On la plaint, dans son petit monde, comme
-une jeune femme bien malheureuse, et on la loue comme une personne
-infiniment sensible et spirituelle; elle est passablement contente de la
-sorte. Cela fait une de ces maisons bourgeoises que vous détestez tant.
-
-Avais-je raison de vous dire que cette ennuyeuse histoire ne vous
-servirait à rien; elle est plate par sa nature. Tout se passe en
-discours dans l'_amour-vanité_. Les discours racontés ennuient; la plus
-petite action vaut mieux.
-
-Ensuite, ce n'est pas, je crois, ici l'_amour-vanité_ comme vous
-l'entendez. Félicie a un trait rare, s'il ne lui est point particulier;
-c'est que c'est une chose désagréable pour elle que de faire son métier
-de femme, et qu'il lui importait fort peu de faire croire à l'homme
-qu'elle proclamait son amant, de lui faire croire, dis-je, qu'elle
-l'aimait réellement.
-
-GONCELIN.
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- Préface I
- Deuxième préface IX
- Troisième préface XI
- M. de Stendhal, ses oeuvres complètes 1
-
-LIVRE PREMIER
-
- Chapitre I. De l'amour 1
- -- II. De la naissance de l'amour 4
- -- III. De l'espérance 8
- -- IV. 11
- -- V. 12
- -- VI. Le rameau de Salzbourg 13
- -- VII. Des différences entre la naissance de l'amour dans
- les deux sexes 15
- -- VIII. 17
- -- IX. 20
- -- X. Exemples de la _cristallisation_ 20
- -- XI. 23
- -- XII. Suite de la cristallisation 24
- -- XIII. Du premier pas, du grand monde, des malheurs 26
- -- XIV. 28
- -- XV. 30
- -- XVI. 31
- -- XVII. La beauté détrônée par l'amour 33
- -- XVIII. 34
- -- XIX. Suite des exceptions à la beauté 36
- -- XX. 39
- -- XXI. De la première vue 39
- -- XXII. De l'engouement 43
- -- XXIII. Des coups de foudre 44
- -- XXIV. Voyage dans un pays inconnu 47
- -- XXV. La présentation 53
- -- XXVI. De la pudeur 55
- -- XXVII. Des regards 61
- -- XXVIII. De l'orgueil féminin 61
- -- XXIX. Du courage des femmes 72
- -- XXX. Spectacle singulier et triste 76
- -- XXXI. Extrait du journal de Salviati 77
- -- XXXII. De l'intimité 85
- -- XXXIII. 91
- -- XXXIV. Des confidences 91
- -- XXXV. De la jalousie 95
- -- XXXVI. Suite de la jalousie 101
- -- XXXVII. Roxane 104
- -- XXXVIII. De la pique d'amour-propre 106
- -- XXXIX. De l'amour à querelles 113
- -- XXXIX _bis_. Remèdes à l'amour 117
- -- XXXIX _ter_ 120
-
-LIVRE SECOND
-
- Chapitre XL. Des tempéraments et des gouvernements 123
- -- XLI. Des nations par rapport à l'amour.--De la France 126
- -- XLII. Suite de la France 130
- -- XLIII. De l'Italie 133
- -- XLIV. Rome 136
- -- XLV. De l'Angleterre 139
- -- XLVI. Suite de l'Angleterre 143
- -- XLVII. De l'Espagne 147
- -- XLVIII. De l'amour allemand 149
- -- XLIX. Une journée à Florence 155
- -- L. L'amour aux États-Unis 162
- -- LI. De l'amour en Provence jusqu'à la conquête de
- Toulouse, en 1328, par les Barbares du Nord 164
- -- LII. La Provence au XIIe siècle 170
- -- LIII. L'Arabie 177
- Fragments extraits et traduits d'un recueil arabe
- intitulé le _Divan de l'Amour_ 181
- -- LIV. De l'éducation des femmes 186
- -- LV. Objections contre l'éducation des femmes 191
- -- LVI. Suite 199
- -- LVI _bis_. Du mariage 205
- -- LVII. De ce qu'on appelle vertu 206
- -- LVIII. Situation de l'Europe à l'égard du mariage 208
- La Suisse et l'Oberland 212
- -- LIX. Werther et don Juan 217
- -- LX. Des fiasco 228
- FRAGMENTS DIVERS 233
- Amours de Tibulle et de Properce 261
- Lettre anglaise de la femme de Klopstock 277
- Promenade aux îles Borromées 280
- Qu'est-ce que le plaisir? 292
-
-APPENDIX
-
- Des Cours d'amour 310
- Code d'amour du XIIe siècle 315
- Notice sur André le Chapelain 321
- Le rameau de Salzbourg 324
- Ernestine ou la naissance de l'amour 337
- Exemple de l'amour en France dans la classe riche 367
-
-
-Mayenne, Imprimerie CH. COLIN.
-
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of De l'Amour, by
-Stendhal and Charles-Augustin Sainte-Beuve
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'AMOUR ***
-
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- The Project Gutenberg eBook of De l'amour, by Stendhal.
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-
-
-<pre>
-
-Project Gutenberg's De l'Amour, by Stendhal and Charles-Augustin Sainte-Beuve
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: De l'Amour
- Édition revue et corrigée et précédée d'une étude sur les
- œuvres de Stendhal par Sainte-Beuve
-
-Author: Stendhal
- Charles-Augustin Sainte-Beuve
-
-Release Date: December 8, 2019 [EBook #60882]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'AMOUR ***
-
-
-
-
-Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online
-Distributed Proofreading Teams at DP-test Italia and
-www.pgdp.net. (This file was produced from images generously
-made available by the Bibliothèque nationale de France
-(BnF/Gallica) at http://Gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<h1><span class="small">DE</span><br />
-<span class="xlarge">L'AMOUR</span></h1>
-
-<p class="c"><span class="small">PAR</span><br />
-<span class="large">DE STENDHAL</span></p>
-
-<p class="c"><span class="small">ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE ET PRÉCÉDÉE D'UNE ÉTUDE
-SUR LES</span> <i>&OElig;uvres de Stendhal</i></p>
-
-<p class="c sc">Par Sainte-Beuve</p>
-
-<p class="c gap">PARIS<br />
-GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br />
-6, <span class="small">RUE DES SAINTS PÈRES</span>, 6</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" id="preface">PRÉFACE<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a></h2>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Mai 1826.</p>
-</div>
-
-<p>Quoiqu'il traite de l'amour, ce petit volume n'est
-point un roman, et surtout n'est pas amusant comme
-un roman. C'est tout uniment une description exacte
-et scientifique d'une sorte de folie très rare en France.
-L'empire des convenances, qui s'accroît tous les jours,
-plus encore par l'effet de la crainte du ridicule qu'à
-cause de la pureté de nos m&oelig;urs, a fait du mot qui
-sert de titre à cet ouvrage une parole qu'on évite de
-prononcer toute seule, et qui peut même sembler choquante.
-J'ai été forcé d'en faire usage, mais l'austérité
-scientifique du langage me met, je pense, à l'abri de
-tout reproche à cet égard.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Je connais un ou deux secrétaires de légation qui, à
-leur retour, pourront me rendre service. Jusque-là, que
-pourrais-je dire aux gens qui nient les faits que je
-raconte? Les prier de ne pas m'écouter.</p>
-
-<p>On peut reprocher de l'<i>égotisme</i> à la forme que j'ai
-adoptée. On permet à un voyageur de dire: «J'étais à
-New-York, de là <i>je</i> m'embarquai pour l'Amérique du
-sud, <i>je</i> remontai jusqu'à Santa-Fé-de-Bogota. Les cousins
-et les moustiques <i>me</i> désolèrent pendant la route,
-et <i>je</i> fus privé, pendant trois jours, de l'usage de l'&oelig;il
-droit.»</p>
-
-<p>On n'accuse point ce voyageur d'aimer à parler de
-soi; on lui pardonne tous ces <i>je</i> et tous ces <i>moi</i>, parce
-que c'est la manière la plus claire et la plus intéressante
-de raconter ce qu'il a vu.</p>
-
-<p>C'est pour être clair et pittoresque, s'il le peut, que
-l'auteur du présent voyage dans les régions peu connues
-du c&oelig;ur humain dit: «J'allai avec M<sup>me</sup> Gherardi
-aux mines de sel de Hallein&hellip; La princesse Crescenzi
-me disait à Rome&hellip; Un jour, à Berlin, je vis le beau
-capitaine L&hellip;» Toutes ces petites choses sont réellement
-arrivées à l'auteur, qui a passé quinze ans en
-Allemagne et en Italie. Mais, plus curieux que sensible,
-jamais il n'a rencontré la moindre aventure,
-jamais il n'a éprouvé aucun sentiment personnel qui
-méritât d'être raconté; et, si on veut lui supposer l'orgueil
-de croire le contraire, un orgueil plus grand l'eût
-empêché d'imprimer son c&oelig;ur et le vendre au public
-pour six francs, comme ces gens qui, de leur vivant,
-impriment leurs Mémoires.</p>
-
-<p>En 1822, lorsqu'il corrigeait les épreuves de cette
-espèce de voyage moral en Italie et en Allemagne, l'auteur,
-qui avait décrit les objets le jour où il les avait
-vus, traita le manuscrit qui contenait la description circonstanciée
-de toutes les phases de la maladie de l'âme
-nommée <i>amour</i>, avec ce respect aveugle que montrait
-un savant du <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle pour un manuscrit de Lactance
-ou de Quinte-Curce qu'on venait de déterrer.
-Quand l'auteur rencontrait quelque passage obscur, et,
-à vrai dire, souvent cela lui arrivait, il croyait toujours
-que c'était le <i>moi</i> d'aujourd'hui qui avait tort. Il avoue
-que son respect pour l'ancien manuscrit est allé jusqu'à
-imprimer plusieurs passages qu'il ne comprenait
-plus lui-même. Rien de plus fou pour qui eût songé aux
-suffrages du public; mais l'auteur, revoyant Paris après
-de longs voyages, croyait impossible d'obtenir un succès
-sans faire des bassesses auprès des journaux. Or,
-quand on fait tant que de faire des bassesses, il faut les
-réserver pour le premier ministre. Ce qu'on appelle un
-succès étant hors de la question, l'auteur s'amusa à
-publier ses pensées exactement telles qu'elles lui étaient
-venues. C'est ainsi qu'en agissaient jadis ces philosophes
-de la Grèce, dont la sagesse pratique le ravit en
-admiration.</p>
-
-<p>Il faut des années pour pénétrer dans l'intimité de la
-société italienne. Peut-être aurai-je été le dernier voyageur
-en ce pays. Depuis le <i>carbonarisme</i> et l'invasion
-des Autrichiens, jamais étranger ne sera reçu en ami
-dans les salons où régnait une joie si folle. On verra
-les monuments, les rues, les places publiques d'une
-ville, jamais la société, l'étranger fera toujours peur;
-les habitants soupçonneront qu'il est un espion, ou
-craindront qu'il ne se moque de la bataille d'Antrodoco
-et des bassesses indispensables en ce pays pour n'être
-pas persécuté par les huit ou dix ministres ou favoris
-qui entourent le prince. J'aimais réellement les habitants,
-et j'ai pu voir la vérité. Quelquefois, pendant dix
-mois de suite, je n'ai pas prononcé un seul mot de
-français, et sans les troubles et le <i>carbonarisme</i>, je ne
-serais jamais rentré en France. La bonhomie est ce que
-je prise avant tout.</p>
-
-<p>Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide,
-je ne puis faire des miracles; je ne puis pas donner des
-oreilles aux sourds ni des yeux aux aveugles. Ainsi les
-gens à argent et à grosse joie, qui ont gagné cent mille
-francs dans l'année qui a précédé le moment où ils
-ouvrent ce livre, doivent bien vite le fermer, surtout
-s'ils sont banquiers, manufacturiers, respectables industriels,
-c'est-à-dire gens à idées éminemment positives.
-Ce livre serait moins inintelligible pour qui aurait
-gagné beaucoup d'argent à la Bourse ou à la loterie.
-Un tel gain peut se rencontrer à côté de l'habitude de
-passer des heures entières dans la rêverie, et à jouir de
-l'émotion que vient de donner un tableau de Prud'hon,
-une phrase de Mozart, ou enfin un certain regard singulier
-d'une femme à laquelle vous pensez souvent. Ce
-n'est point ainsi que <i>perdent leur temps</i> les gens qui
-payent deux mille ouvriers à la fin de chaque semaine;
-leur esprit est toujours tendu à l'utile et au positif. Le
-rêveur dont je parle est l'homme qu'ils haïraient s'ils
-en avaient le loisir; c'est celui qu'ils prendraient volontiers
-pour plastron de leurs bonnes plaisanteries. L'industriel
-millionnaire sent confusément qu'un tel homme
-place dans son estime une pensée avant un sac de mille
-francs.</p>
-
-<p>Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la
-même année où l'industriel gagnait cent mille francs,
-s'est donné la connaissance du grec moderne, ce dont
-il est si fier, que déjà il aspire à l'arabe. Je prie de ne
-pas ouvrir ce livre tout homme qui n'a pas été malheureux
-pour des causes imaginaires <i>étrangères à la vanité</i>,
-et qu'il aurait grande honte de voir divulguer dans les
-salons.</p>
-
-<p>Je suis bien assuré de déplaire à ces femmes qui, dans
-ces mêmes salons, emportent d'assaut la considération
-par une affectation de tous les instants. J'en ai surpris
-de bonne foi pour un moment, et tellement étonnées,
-qu'en s'interrogeant elles-mêmes, elles ne pouvaient
-plus savoir si un tel sentiment qu'elles venaient d'exprimer
-avait été naturel ou affecté. Comment ces femmes
-pourraient-elles juger de la peinture de sentiments
-vrais? Aussi cet ouvrage a-t-il été leur <i>bête noire</i>; elles
-ont dit que l'auteur devait être un homme infâme.</p>
-
-<p>Rougir tout à coup, lorsqu'on vient à songer à certaines
-actions de sa jeunesse; avoir fait des sottises par
-tendresse d'âme et s'en affliger, non pas parce qu'on
-fut ridicule aux yeux du salon, mais bien aux yeux d'une
-certaine personne dans ce salon; à vingt-six ans, être
-amoureux de bonne foi d'une femme qui en aime un
-autre, ou bien encore (mais la chose est si rare, que j'ose
-à peine l'écrire de peur de retomber dans les <i>inintelligibles</i>,
-comme lors de la première édition), ou bien
-encore, en entrant dans le salon où est la femme que
-l'on croit aimer, ne songer qu'à lire dans ses yeux ce
-qu'elle pense de nous en cet instant, et n'avoir nulle
-idée de <i>mettre de l'amour</i> dans nos propres regards:
-voilà les antécédents que je demanderai à mon lecteur.
-C'est la description de beaucoup de ces sentiments fins
-et rares qui a semblé obscure aux hommes à idées positives.
-Comment faire pour être clair à leurs yeux? Leur
-annoncer une hausse de cinquante centimes, ou un
-changement dans le tarif des douanes de la Colombie<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> On me dit: «Otez ce morceau, rien de plus vrai; mais
-gare les industriels; ils vont crier à l'aristocrate.»&mdash;En 1817,
-je n'ai pas craint les procureurs généraux; pourquoi aurais-je
-peur des millionnaires en 1826? Les vaisseaux fournis au pacha
-d'Égypte m'ont ouvert les yeux sur leur compte, et je ne crains
-que ce que j'estime.</p>
-</div>
-<p>Le livre qui suit explique simplement, raisonnablement,
-mathématiquement, pour ainsi dire, les divers
-sentiments qui se succèdent les uns aux autres, et dont
-l'ensemble s'appelle la passion de l'amour.</p>
-
-<p>Imaginez une figure de géométrie assez compliquée,
-tracée avec du crayon blanc sur une grande ardoise: eh
-bien! je vais expliquer cette figure de géométrie; mais
-une condition nécessaire, c'est qu'il faut qu'elle <i>existe
-déjà</i> sur l'ardoise; je ne puis la tracer moi-même. Cette
-impossibilité est ce qui rend si difficile de faire sur
-l'amour un livre qui ne soit pas un roman. Il faut, pour
-suivre avec intérêt un <i>examen philosophique</i> de ce sentiment,
-autre chose que de l'esprit chez le lecteur;
-il est de toute nécessité qu'il ait vu l'amour. Or, où
-peut-on voir une passion?</p>
-
-<p>Voilà une cause d'obscurité que je ne pourrai jamais
-éloigner.</p>
-
-<p>L'amour est comme ce qu'on appelle au ciel la <i>voie
-lactée</i>, un amas brillant formé par des milliers de petites
-étoiles, dont chacune est souvent une nébuleuse.
-Les livres ont noté quatre ou cinq cents des petits sentiments
-successifs et si difficiles à reconnaître qui composent
-cette passion, et les plus grossiers, et encore en
-se trompant souvent et prenant l'accessoire pour le
-principal. Les meilleurs de ces livres, tels que la <i>Nouvelle
-Héloïse</i>, les romans de M<sup>me</sup> Cottin, les <i>Lettres</i> de
-M<sup>lle</sup> Lespinasse, <i>Manon Lescaut</i>, ont été écrits en France,
-pays où la plante nommée amour a toujours peur du
-ridicule, est étouffée par les exigences de la passion
-<i>nationale</i>, la vanité, et n'arrive presque jamais à toute
-sa hauteur.</p>
-
-<p>Qu'est ce donc que connaître l'amour par les romans?
-que serait-ce après l'avoir vu décrit dans des centaines
-de volumes à réputation, mais ne l'avoir jamais senti,
-que chercher dans celui-ci l'explication de cette folie?
-je répondrai comme un écho: «C'est folie.»</p>
-
-<p>Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir
-encore de ce qui vous occupa tant il y a quelques années,
-dont vous n'osâtes parler à personne, et qui faillit vous
-perdre d'honneur? C'est pour vous que j'ai refait ce
-livre et cherché à le rendre plus clair. Après l'avoir lu,
-n'en parlez jamais qu'avec une petite phrase de mépris,
-et jetez-le dans votre bibliothèque de citronnier, derrière
-les autres livres; j'y laisserais même quelques
-pages non coupées.</p>
-
-<p>Ce n'est pas seulement quelques pages non coupées
-qu'y laissera l'être imparfait, qui se croit philosophe
-parce qu'il resta toujours étranger à ces émotions folles
-qui font dépendre d'un regard tout notre bonheur d'une
-semaine. D'autres, arrivant à l'âge mûr, mettent toute
-leur vanité à oublier qu'un jour ils purent s'abaisser au
-point de faire la cour à une femme et de s'exposer à
-l'humiliation d'un refus; ce livre aura leur haine.
-Parmi tant de gens d'esprit que j'ai vus condamner cet
-ouvrage par diverses raisons, mais toujours avec colère,
-les seuls qui m'aient semblé ridicules sont ces hommes
-qui ont la double vanité de prétendre avoir toujours été
-au-dessus des faiblesses du c&oelig;ur, et toutefois posséder
-assez de pénétration pour juger <i>a priori</i> du degré d'exactitude
-d'un traité philosophique, qui n'est qu'une description
-suivie de toutes ces faiblesses.</p>
-
-<p>Les personnages graves, qui jouissent dans le monde
-du renom d'hommes sages et nullement romanesques,
-sont bien plus près de comprendre un roman, quelque
-passionné qu'il soit, qu'un livre philosophique, où l'auteur
-décrit froidement les diverses phases de la maladie
-de l'âme nommée <i>amour</i>. Le roman les émeut un peu;
-mais à l'égard du traité philosophique, ces hommes
-sages sont comme des aveugles qui se feraient lire une
-description des tableaux du Musée, et qui diraient à
-l'auteur: «Avouez, monsieur, que votre ouvrage est
-horriblement obscur.» Et qu'arrivera-t-il si ces aveugles
-se trouvent des gens d'esprit, depuis longtemps en
-possession de cette dignité, et ayant souverainement la
-prétention d'être clairvoyants? Le pauvre auteur sera
-joliment traité. C'est aussi ce qui lui est arrivé lors de
-la première édition. Plusieurs exemplaires ont été
-actuellement brûlés par la vanité furibonde de gens de
-beaucoup d'esprit. Je ne parle pas des injures, non
-moins flatteuses par leur fureur: l'auteur a été déclaré
-grossier, immoral, écrivant pour le peuple, homme dangereux,
-etc. Dans les pays usés par la monarchie, ces
-titres sont la récompense la plus assurée de qui s'avise
-d'écrire sur la morale et ne dédie pas son livre à la
-M<sup>me</sup> Dubarry du jour. Heureuse la littérature si elle
-n'était pas à la mode, et si les seules personnes pour
-qui elle est faite voulaient bien s'en occuper! Du temps
-du Cid, Corneille n'était qu'<i>un bon homme</i> pour
-M. le marquis de Danjeau. Aujourd'hui, tout le monde
-se croit fait pour lire M. de Lamartine; tant mieux
-pour son libraire; mais tant pis et cent fois tant pis
-pour ce grand poète. De nos jours, le génie a des ménagements
-pour des êtres auxquels il ne devrait jamais
-songer sous peine de déroger.</p>
-
-<p>La vie laborieuse, active, tout estimable, toute positive,
-d'un conseiller d'État, d'un manufacturier de tissus
-de coton ou d'un banquier fort alerte pour les
-emprunts, est récompensée par des millions, et non par
-des sensations tendres. Peu à peu le c&oelig;ur de ces messieurs
-s'ossifie; le positif et l'utile sont tout pour eux,
-et leur âme se ferme à celui de tous les sentiments qui
-a le plus grand besoin de loisir, et qui rend le plus
-incapable de toute occupation raisonnable et suivie.</p>
-
-<p>Toute cette préface n'est faite que pour crier que ce
-livre-ci a le malheur de ne pouvoir être compris que
-par des gens qui se sont trouvé le loisir de faire des
-folies. Beaucoup de personnes se tiendront pour offensées,
-et j'espère qu'elles n'iront pas plus loin.</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" id="preface2">DEUXIÈME PRÉFACE<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a></h2>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Mai 1854.</p>
-</div>
-
-<p>Je n'écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux,
-aimables, charmants, point hypocrites, point
-<i>moraux</i>, auxquels je voudrais plaire; j'en connais à
-peine un ou deux. De tout ce qui ment pour avoir de la
-considération comme écrivain, je n'en fais aucun cas.
-Ces belles dames là doivent lire le compte de leur cuisinière
-et le sermonnaire à la mode, qu'il s'appelle Massillon
-ou M<sup>me</sup> Necker, pour pouvoir en parler avec les
-femmes graves qui dispensent la considération. Et qu'on
-le remarque bien, ce beau grade s'obtient toujours, en
-France, en se faisant le grand prêtre de quelque sottise.</p>
-
-<p>Avez-vous été dans votre vie six mois malheureux par
-amour? dirais-je à quelqu'un qui voudrait lire ce livre.</p>
-
-<p>Ou, si votre âme n'a senti dans la vie d'autre malheur
-que celui de penser à un procès, ou de n'être pas nommé
-député à la dernière élection, ou de passer pour avoir
-moins d'esprit qu'à l'ordinaire à la dernière saison des
-eaux d'Aix,&mdash;je continuerai mes questions indiscrètes,
-et vous demanderai si vous avez lu dans l'année quelqu'un
-de ces ouvrages insolents qui forcent le lecteur à
-penser? Par exemple, l'<i>Émile</i> de J.-J. Rousseau, ou
-les six volumes de Montaigne? Que si vous n'avez
-jamais été malheureux par cette faiblesse des âmes
-fortes, que si vous n'avez pas l'habitude, contre nature,
-de penser en lisant, ce livre-ci vous donnera de l'humeur
-contre l'auteur, car il vous fera soupçonner qu'il existe
-un certain bonheur que vous ne connaissez pas, et que
-connaissait M<sup>lle</sup> de Lespinasse.</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" id="preface3">TROISIÈME PRÉFACE</h2>
-
-
-<p>Je viens solliciter l'indulgence du lecteur pour la
-forme singulière de cette <i>Physiologie de l'Amour</i>.</p>
-
-<p>Il y a vingt-huit ans (en 1842) que les bouleversements
-qui suivirent la chute de Napoléon me privèrent
-de mon état. Deux ans auparavant, le hasard me jeta,
-immédiatement après les horreurs de la retraite de Russie,
-au milieu d'une ville aimable où je comptais bien
-passer le reste de mes jours, ce qui m'enchantait. Dans
-l'heureuse Lombardie, à Milan, à Venise, la grande, où,
-pour mieux dire, l'unique affaire de la vie, c'est le plaisir.
-Là, aucune attention pour les faits et gestes du voisin;
-on ne s'y préoccupe de ce qui nous arrive qu'à
-peine. Si l'on aperçoit l'existence du voisin, on ne songe
-pas à le haïr. Otez l'envie des occupations d'une ville de
-province, en France, que reste-t-il? L'absence, l'impossibilité
-de la cruelle envie, forme la partie la plus certaine
-de ce bonheur, qui attire tous les provinciaux à
-Paris.</p>
-
-<p>A la suite des bals masqués du carnaval de 1820, qui
-furent plus brillants que de coutume, la société de Milan
-vit éclater cinq ou six démarches complètement folles;
-bien que l'on soit accoutumé dans ce pays-là à des
-choses qui passeraient pour incroyables en France, l'on
-s'en occupa un mois entier. Le ridicule ferait peur dans
-ce pays-ci à des actions tellement baroques; j'ai besoin
-de beaucoup d'audace seulement pour oser en parler.</p>
-
-<p>Un soir, qu'on raisonnait profondément sur les effets
-et les causes de ces extravagances, chez l'aimable
-M<sup>me</sup> Pietra Crua, qui, par extraordinaire, ne se trouvait
-mêlée à aucune de ces folies, je vins à penser qu'avant
-un an, peut-être, il ne me resterait qu'un souvenir bien
-incertain de ces faits étranges et des causes qu'on leur
-attribuait. Je me saisis d'un programme de concert, sur
-lequel j'écrivis quelques mots au crayon. On voulut
-faire un <i>pharaon</i>; nous étions trente assis autour d'une
-table verte; mais la conversation était tellement animée,
-qu'on oubliait de jouer. Vers la fin de la soirée
-survint le colonel Scotti, un des hommes les plus aimables
-de l'armée italienne; on lui demanda son contingent
-de circonstances relatives aux faits bizarres qui
-nous occupaient; il nous raconta, en effet, des choses
-dont le hasard l'avait rendu le confident, et qui leur
-donnaient un aspect tout nouveau. Je repris mon programme
-de concert, et j'ajoutai ces nouvelles circonstances.</p>
-
-<p>Ce recueil de particularités sur l'amour a été continué
-de la même manière, au crayon et sur des chiffons
-de papier, pris dans les salons où j'entendais raconter
-les anecdotes. Bientôt je cherchai une loi commune
-pour reconnaître les divers degrés. Deux mois après, la
-peur d'être pris pour un <i>carbonaro</i> me fit revenir à
-Paris, seulement pour quelques mois, à ce que je
-croyais; mais jamais je n'ai revu Milan où j'avais passé
-sept années.</p>
-
-<p>A Paris je mourais d'ennui; j'eus l'idée de m'occuper
-encore de l'aimable pays d'où la peur m'avait
-chassé; je réunis en liasse mes morceaux de papier, et
-je fis cadeau du cahier à un libraire; mais bientôt une
-difficulté survint; l'imprimeur déclara qu'il lui était
-impossible de travailler sur des notes écrites au crayon.
-Je vis bien qu'il trouvait cette sorte de copie au-dessous
-de sa dignité. Le jeune apprenti d'imprimerie qui
-me rapportait mes notes paraissait tout honteux du
-mauvais compliment dont on l'avait chargé; il savait
-écrire: je lui dictai les notes au crayon.</p>
-
-<p>Je compris aussi que la discrétion me faisait un
-devoir de changer les noms propres et surtout d'écourter
-les anecdotes. Quoiqu'on ne lise guère à Milan, ce
-livre, si on l'y portait, eût pu sembler une atroce
-méchanceté.</p>
-
-<p>Je publiai donc un livre malheureux. J'aurai la hardiesse
-d'avouer qu'à cette époque j'avais l'audace de
-mépriser le style élégant. Je voyais le jeune apprenti
-tout occupé d'éviter les terminaisons de phrases peu
-sonores et les suites de mots formant des sons baroques.
-En revanche, il ne se faisait faute de changer à
-tout bout de champ les circonstances des faits difficiles
-à exprimer: Voltaire, lui-même, a peur des choses
-difficiles à dire.</p>
-
-<p>L'<i>Essai sur l'Amour</i> ne pouvait valoir que par le
-nombre de petites nuances de sentiment que je priais
-le lecteur de vérifier dans ses souvenirs, s'il était assez
-heureux pour en avoir. Mais il y avait bien pis; j'étais
-alors, comme toujours, fort peu expérimenté en choses
-littéraires; le libraire auquel j'avais fait cadeau du
-manuscrit l'imprima sur mauvais papier et dans un
-format ridicule. Aussi, me dit-il au bout d'un mois,
-comme je lui demandais des nouvelles du livre: «On
-peut dire qu'il est sacré, car personne n'y touche.»</p>
-
-<p>Je n'avais pas même eu l'idée de solliciter des articles
-dans les journaux; une telle chose m'eût semblé
-une ignominie. Aucun ouvrage, cependant, n'avait un
-plus pressant besoin d'être recommandé à la patience
-du lecteur. Sous peine de paraître inintelligible dès les
-premières pages, il fallait porter le public à accepter
-le mot nouveau de <i>cristallisation</i>, proposé pour exprimer
-vivement cet ensemble de folies étranges que l'on
-se figure comme vraies et même comme indubitables
-à propos de la personne aimée.</p>
-
-<p>En ce temps-là, tout pénétré, tout amoureux des
-moindres circonstances que je venais d'observer dans
-cette Italie que j'adorais, j'évitais soigneusement toutes
-les concessions, toutes les aménités de style qui
-eussent pu rendre l'<i>Essai sur l'Amour</i> moins singulièrement
-baroque aux yeux des gens de lettres.</p>
-
-<p>D'ailleurs, je ne flattais point le public; c'était l'époque
-où, toute froissée de nos malheurs, si grands et
-si récents, la littérature semblait n'avoir d'autre occupation
-que de consoler notre vanité malheureuse; elle
-faisait rimer gloire avec victoire, guerriers avec lauriers,
-etc. L'ennuyeuse littérature de cette époque
-semble ne chercher jamais les circonstances vraies des
-sujets qu'elle a l'air de traiter; elle ne veut qu'une
-occasion de compliments pour ce peuple esclave de la
-mode, qu'un grand homme avait appelé la grande
-nation, oubliant qu'elle n'était grande qu'avec la condition
-de l'avoir pour chef.</p>
-
-<p>Le résultat de mon ignorance des conditions du plus
-humble succès fut de ne trouver que dix-sept lecteurs
-de 1822 à 1833; c'est à peine si, après vingt ans
-d'existence, l'<i>Essai sur l'Amour</i> a été compris d'une
-centaine de curieux. Quelques uns ont eu la patience
-d'observer les diverses phases de cette maladie chez
-les personnes atteintes autour d'eux; car, pour comprendre
-cette passion, que depuis trente ans la peur
-du ridicule cache avec tant de soin parmi nous, il faut
-en parler comme d'une maladie; c'est par ce chemin-là
-que l'on peut arriver quelquefois à la guérir.</p>
-
-<p>Ce n'est, en effet, qu'après un demi-siècle de révolutions
-qui tour à tour se sont emparées de toute notre
-attention; ce n'est, en effet, qu'après cinq changements
-complets dans la forme et dans les tendances de nos
-gouvernements, que la révolution commence seulement
-à entrer dans nos m&oelig;urs. L'amour, ou ce qui le remplace
-le plus communément en lui volant son nom,
-l'amour pouvait tout en France sous Louis XV: les
-femmes de la cour faisaient des colonels; cette place
-n'était rien moins que la plus belle du pays. Après
-cinquante ans, il n'y a plus de cour, et les femmes
-les plus accréditées dans la bourgeoisie régnante, ou
-dans l'aristocratie boudante, ne parviendraient pas à
-faire donner un débit de tabac dans le moindre bourg.</p>
-
-<p>Il faut bien l'avouer, les femmes ne sont plus à la
-mode; dans nos salons si brillants, les jeunes gens de
-vingt ans affectent de ne point leur adresser la parole;
-ils aiment bien mieux entourer le parleur grossier qui,
-avec son accent de province, traite de la question des
-<i>capacités</i>, et tâcher d'y glisser leur mot. Les jeunes
-gens riches qui se piquent de paraître frivoles, afin
-d'avoir l'air de continuer la bonne compagnie d'autrefois,
-aiment bien mieux parler <i>chevaux</i> et jouer gros
-jeu dans des <i>cercles</i> où les femmes ne sont point admises.
-Le sang-froid mortel qui semble présider aux
-relations des jeunes gens avec les femmes de vingt-cinq
-ans, que l'ennui du mariage rend à la société,
-fera peut-être accueillir, par quelques esprits sages,
-cette description scrupuleusement exacte des phases
-successives de la maladie que l'on appelle amour.</p>
-
-<p>L'effroyable changement qui nous a précipités dans
-l'ennui actuel et qui rend inintelligible la société de
-1778, telle que nous la trouvons dans les lettres de
-Diderot à M<sup>lle</sup> Voland, sa maîtresse, ou dans les Mémoires
-de M<sup>me</sup> d'Épinay, peut faire rechercher lequel de
-nos gouvernements successifs a tué parmi nous la
-faculté de s'amuser, et nous a rapprochés du peuple
-le plus triste de la terre. Nous ne savons pas même
-copier leur <i>parlement</i> et l'honnêteté de leurs partis,
-la seule chose passable qu'ils aient inventée. En revanche,
-la plus stupide de leurs tristes conceptions, l'esprit
-de dignité, est venu remplacer parmi nous la
-gaieté française, qui ne se rencontre plus guère que
-dans les cinq cents bals de la banlieue de Paris, ou
-dans le midi de la France, passé Bordeaux.</p>
-
-<p>Mais lequel de nos gouvernements successifs nous a
-valu l'affreux malheur de nous <i>angliser</i>? Faut-il accuser
-ce gouvernement énergique de 1793, qui empêcha
-les étrangers de venir camper sur Montmartre? ce gouvernement
-qui, dans peu d'années, nous semblera
-héroïque, et forme le digne prélude de celui qui, sous
-Napoléon, alla porter notre nom dans toutes les capitales
-de l'Europe.</p>
-
-<p>Nous oublierons la bêtise bien intentionnée du Directoire,
-illustré par les talents de Carnot et par l'immortelle
-campagne de 1796-1797, en Italie.</p>
-
-<p>La corruption de la cour de Barras rappelait encore
-la gaieté de l'ancien régime; les grâces de M<sup>me</sup> Bonaparte
-montraient que nous n'avions dès lors aucune
-prédilection pour la maussaderie et la morgue des
-Anglais.</p>
-
-<p>La profonde estime dont, malgré l'esprit d'envie du
-faubourg Saint-Germain, nous ne pûmes nous défendre
-pour la façon de gouverner du premier consul, et
-les hommes du premier mérite qui illustrèrent la société
-de Paris, tels que les Cretet, les Daru, etc., ne permettent
-pas de faire peser sur l'Empire la responsabilité
-du changement notable qui s'est opéré dans le caractère
-français pendant cette première moitié du
-<small>XIX</small><sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p>Inutile de pousser plus loin mon examen: le lecteur
-réfléchira et saura bien conclure&hellip;</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" id="notice">M. DE STENDHAL<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a><br />
-<span class="small">&OElig;UVRES COMPLÈTES</span></h2>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Extrait des <i>Causeries du Lundi</i>, de Sainte-Beuve,
-tome IX.&mdash;Librairie Garnier frères.</p>
-</div>
-
-<p>Cette fois, ce n'est qu'un chapitre de l'histoire littéraire
-de la Restauration. On s'est fort occupé depuis
-quelque temps du spirituel auteur, M. Beyle, qui s'était
-déguisé sous le pseudonyme un peu teutonique de
-<i>Stendhal</i><a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Lorsqu'il mourut à Paris, le 23 mars 1842,
-il y eut silence autour de lui; regretté de quelques-uns,
-il parut vite oublié de la plupart. Dix ans à peine écoulés,
-voilà toute une génération nouvelle qui se met à
-s'éprendre de ses &oelig;uvres, à le rechercher, à l'étudier
-en tous sens presque comme un ancien, presque comme
-un classique; c'est autour de lui et de son nom comme
-une Renaissance. Il en eût été fort étonné. Ceux qui
-ont connu personnellement M. Beyle, et qui ont le plus
-goûté son esprit, sont heureux d'avoir à reparler de cet
-écrivain distingué, et, s'ils le font quelquefois avec
-moins d'enthousiasme que les critiques tels que M. de
-Balzac, qui ne l'ont vu qu'à la fin et qui l'ont inventé,
-ils ne sont pas disposés pour cela à lui rendre moins de
-justice et à moins reconnaître sa part notable d'originalité
-et d'influence, son genre d'utilité littéraire.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Steindal est une ville de la Saxe prussienne, lieu natal
-de Winckelmann. Il est probable que Beyle y aura songé en
-prenant le nom sous lequel il devint un guide de l'art en Italie.</p>
-</div>
-<p>Il y a dans M. Beyle deux personnes distinctes, le
-<i>critique</i> et le <i>romancier</i>; le romancier n'est venu que
-plus tard et à la suite du critique: celui-ci a commencé
-dès 1814. C'est du critique seul que je m'occuperai
-aujourd'hui, et il le mérite bien par le caractère singulier,
-neuf, piquant, paradoxal, bien souvent sensé, qu'il
-nous offre encore, et qui frappa si vivement non pas le
-public, mais les gens du métier et les esprits attentifs
-de son temps.</p>
-
-<p>Henri Beyle est, comme Paul-Louis Courier, du très
-petit nombre de ceux qui, au sortir de l'Empire en 1814,
-et dès le premier jour, se trouvèrent prêts pour le régime
-nouveau qui s'essayait, et il a eu cela de plus que Courier
-et d'autres encore, qu'il n'était pas un mécontent
-ni un boudeur: il servait l'Empire avec zèle; il était
-un fonctionnaire et commençait à être un administrateur
-lorsqu'il tomba de la chute commune; et il se
-retrouva à l'instant un homme d'esprit, plein d'idées
-et d'aperçus sur les arts, sur les lettres, sur le théâtre,
-et empressé de les inoculer aux autres. Beyle, c'est le
-Français (l'un des premiers) qui est sorti de chez soi,
-littérairement parlant, et qui a comparé. En suivant la
-Grande Armée et en parcourant l'Europe comme l'un
-des membres de l'état-major civil de M. Daru dont il
-était parent, il regardait à mille choses, à un opéra de
-Cimarosa ou de Mozart, à un tableau, à une statue, à
-toute production neuve et belle, au génie divers des
-nations; et tout bas il réagissait contre la sienne, contre
-cette nation française dont il était bien fort en
-croyant la juger, contre le goût français qu'il prétendait
-raviver et régénérer, du moins en causant: c'était là
-être bien Français encore. Chose singulière! tandis que
-M. Daru, occupé des grandes affaires et portant le dur
-poids de l'administration des provinces conquises ou
-de l'approvisionnement des armées, trouvait encore le
-temps d'entretenir avec ses amis littérateurs de Paris, les
-Picard et les Andrieux, une correspondance charmante
-d'attention, pleine d'aménité et de conseils, il y avait là
-tout à côté le plus lettré des commissaires des guerres,
-le moins classique des auditeurs du Conseil d'État,
-Beyle, qui faisait provision d'observations et de malices,
-qui amassait toute cette jolie érudition piquante,
-imprévue, sans méthode, mais assez forte et abondante,
-avec laquelle il devait attaquer bientôt et battre en
-brèche le système littéraire régnant. C'est ainsi, je le
-répète, qu'il se trouva en mesure, dès 1814, à une date
-où bien peu de gens l'étaient. En musique, en peinture,
-en littérature, il perça aussitôt d'une veine nouvelle;
-il fut surtout un excitateur d'idées.</p>
-
-<p>Dans ce rôle actif qu'il eut avec distinction pendant
-une douzaine d'années, je me le figure toujours sous
-une image. Après les grandes guerres européennes de
-conquête et d'invasion, vinrent les guerres de plume et
-les luttes de parole pour les systèmes. Or, dans cet ordre
-nouveau, imaginez un hussard, un hulan, un chevau-léger
-d'avant-garde qui va souvent insulter l'ennemi
-jusque dans son retranchement, mais qui aussi, dans
-ses fuites et refuites, pique d'honneur et aiguillonne la
-colonne amie qui cheminait parfois trop lentement et
-lourdement, et la force d'accélérer le pas. Ç'a été la
-man&oelig;uvre et le rôle de Beyle: un hussard romantique,
-enveloppé, sous son nom de <i>Stendhal</i>, de je ne sais quel
-manteau scandinave, narguant d'ailleurs le solennel et
-le sentimental, brillant, aventureux, taquin, assez solide
-à la riposte, excellent à l'escarmouche.</p>
-
-<p>Il était né à Grenoble le 23 janvier 1783, fils d'un
-avocat, petit-fils d'un médecin, appartenant à la haute
-bourgeoisie du pays. Il puisa dans sa famille des sentiments
-de fierté assez habituels en cette belle et généreuse
-province. Il reçut dans la maison de son grand-père
-une bonne éducation et une instruction très inégale.
-Il avait perdu sa mère à sept ans, et son père vivait
-assez isolé de ses enfants. Il apprit de ses maîtres du
-latin, et le reste au hasard, comme on peut se le figurer
-en ces années de troubles civils. Les poètes italiens
-étaient lus dans la famille, et il aimait même à croire
-que cette famille de son grand-père était originaire
-d'Italie. A dix ans, il fit en cachette une comédie en
-prose, ou du moins un premier acte. Lui aussi, il eut
-sa période de Florian. Une terrasse de la maison de son
-grand-père, d'où l'on avait une vue magnifique sur la
-montagne de Sassenage, et qui était le lieu de réunion
-les soirs d'été, fut, dit-il, le théâtre de ses principaux
-plaisirs durant dix ans (de 1789 à 1799). Il commença
-à se former et à s'émanciper en suivant les cours de
-l'<i>École centrale</i>, institution fondée en 1795 par une loi
-de la Convention, et, en grande partie, d'après le plan
-de M. Destutt-Tracy. Je nomme M. de Tracy parce
-qu'il fut un des parrains intellectuels de Beyle, que
-celui-ci lui garda toujours de la reconnaissance et lui
-voua, jusqu'à la fin, de l'admiration; parce que l'école
-philosophique de Cabanis et de Tracy fut la sienne,
-qu'il affichait au moment où l'on s'y attendait le moins.
-Ce romantique si avancé a cela de particulier, d'être
-en contradiction et en hostilité avec la renaissance littéraire
-chrétienne de Chateaubriand et avec l'effort spiritualiste
-de M<sup>me</sup> de Staël; il procède du pur et direct
-<small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. Un des travers de Beyle fut même d'y
-mettre de l'affectation. Au moment où il causait le mieux
-peinture, musique; où Haydn le conduisait à Milton;
-où il venait de réciter avec sentiment de beaux vers de
-Dante ou de Pétrarque, tout d'un coup il se ravisait et
-mettait à son chapeau une petite cocarde d'impiété.
-Il poussait cette singularité jusqu'à la petitesse. Son
-esprit et son c&oelig;ur valaient mieux que cela.</p>
-
-<p>Sa vie a été très bien racontée par un de ses parents
-et amis, M. Colomb. Au sortir de l'École centrale où,
-sur la fin, il avait étudié avec ardeur les mathématiques,
-Beyle vint pour la première fois à Paris; il avait
-dix-sept ans; il y arriva le 10 novembre 1799, juste le
-lendemain du 18 Brumaire: date mémorable et bien
-faite pour donner le cachet à une jeune âme! L'année
-suivante, ayant accompagné MM. Daru en Italie, il
-suivit le quartier général et assista en amateur à la
-bataille de Marengo. Excité par ces merveilles, il s'ennuya
-de la vie de bureau, entra comme maréchal des
-logis dans un régiment de dragons, et y devint sous-lieutenant:
-il donna sa démission deux ans après, lors
-de la paix d'Amiens. Dans l'intervalle, et pendant le
-séjour qu'il fit en Lombardie, à Milan, à Brescia, à Bergame,
-à cet âge de moins de vingt ans, au milieu de
-ces émotions de la gloire et de la jeunesse, de ces enchantements
-du climat, du plaisir et de la beauté, il
-acheva son éducation véritable, et il prit la forme intérieure
-qu'il ne fera plus que développer et mûrir
-depuis: il eut son idéal de beaux-arts, de nature, il
-eut sa patrie d'élection. Si son roman de <i>la Chartreuse
-de Parme</i> a paru le meilleur de ceux qu'il a
-composés, et s'il saisit tout d'abord le lecteur, c'est
-que, dès les premières pages, il a rendu avec vivacité
-et avec âme les souvenirs de cette heure brillante.
-C'est Montaigne, je crois, qui a dit: «Les hommes se
-font pires qu'ils ne peuvent.» Beyle, ce sceptique, ce
-frondeur redouté, était sensible: «Ma sensibilité est
-devenue trop vive, écrivait-il deux ans avant sa mort;
-ce qui ne fait qu'effleurer les autres me blesse jusqu'au
-sang. Tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1840:
-mais j'ai appris à cacher tout cela sous de l'ironie imperceptible
-au vulgaire.» Cette ironie n'était pas si
-imperceptible qu'il le croyait; elle était très marquée
-et constituait un travers qui barrait bien de bonnes
-qualités, et qui brisait même le talent. C'est là la clef
-de Beyle. Parlant de l'impression que cause sur place
-la vue du Forum contemplé du haut des ruines du
-Colisée, et se laissant aller un moment à son enthousiasme
-romain, il craint d'en avoir trop dit et de s'être
-compromis auprès des lecteurs parisiens: «Je ne
-parle pas, dit-il, du vulgaire né pour admirer le pathos
-de <i>Corinne</i>; les gens un peu délicats ont ce malheur
-bien grand au <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle: quand ils aperçoivent de
-l'exagération, leur âme n'est plus disposée qu'à inventer
-de l'ironie.» Ainsi, de ce qu'il y a de la déclamation
-voisine de l'éloquence, Beyle se jettera dans le
-contraire; il ira à mépriser Bossuet et ce qu'il appelle
-ses <i>phrases</i>. De ce qu'il y a des esprits moutonniers
-qui, en admirant Racine, confondent les parties plus
-faibles avec les grandes beautés, il sera bien près de
-ne pas sentir <i>Athalie</i>. De ce qu'il y a des hypocrites
-de croyances dans les religions, il ne se croira jamais
-assez incrédule; de ce qu'il y a des hypocrites de convenances
-dans la société, il ira jusqu'à risquer à l'occasion
-l'indécent et le cynique. En tout, la <i>peur d'être
-dupe</i> le tient en échec et le domine: voilà le défaut.
-<i>Son orgueil serait au désespoir de laisser deviner ses
-sentiments.</i> Mais au moment où ce défaut sommeille,
-en ces instants reposés où il redevient Italien, Milanais,
-ou Parisien du bon temps; quand il se trouve
-dans un cercle de gens qui l'entendent, et de la bienveillance
-de qui il est sûr (car ce moqueur à la prompte
-attaque avait, notez-le, un secret besoin de bienveillance),
-l'esprit de Beyle, tranquillisé du côté de son
-faible, se joue en saillies vives, en aperçus hardis, heureux
-et gais, et en parlant des arts, de leur charme
-pour l'imagination, et de leur divine influence pour la
-félicité des délicats, il laisse même entrevoir je ne sais
-quoi de doux et de tendre dans ses sentiments, ou du
-moins l'éclair d'une mélancolie rapide: «Un salon de
-huit ou dix personnes aimables, a-t-il dit, où la conversation
-est gaie, anecdotique et où l'on prend du
-punch léger à minuit et demi<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>, est l'endroit du monde
-où je me trouve le mieux. Là, dans mon centre, j'aime
-infiniment mieux entendre parler un autre que de parler
-moi-même; volontiers je tombe dans le <i>silence du
-bonheur</i>, et, si je parle, ce n'est que pour <i>payer mon
-billet d'entrée</i>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Il met minuit <i>et demi</i>, parce qu'il croit avoir observé
-qu'à minuit sonnant, les ennuyeux ou les gens d'habitude
-vident régulièrement le salon; il ne reste plus qu'un choix de
-gens aimables et de ceux qui se plaisent tout de bon.</p>
-</div>
-<p>En cette année de Marengo et quinze jours auparavant,
-il assista à Ivrée à une représentation du <i lang="it" xml:lang="it">Matrimonio
-segreto</i>, de Cimarosa: ce fut un des grands plaisirs
-et une des dates de sa vie: «Combien de lieues ne
-ferais-je pas à pied, écrivait-il quarante ans plus tard,
-et à combien de jours de prison ne me soumettrais-je
-pas pour entendre <i>Don Juan</i> ou le <i lang="it" xml:lang="it">Matrimonio segreto</i>!
-Et je ne sais pour quelle autre chose je ferais cet effort.»</p>
-
-<p>Je ne le suivrai pas dans ses courses à travers l'Europe
-sous l'Empire. Sa correspondance qu'on doit bientôt
-publier nous le montrera en plus d'une occurrence
-mémorable, et notamment à Moscou, en 1812. Ayant
-perdu sa place avec l'appui de M. Daru en 1814, il commença
-sa vie d'homme d'esprit et de cosmopolite, ou
-plutôt d'homme du Midi qui revient à Paris de temps
-en temps: «A la chute de Napoléon, dit Beyle en tête
-de sa <i>Vie de Rossini</i>, l'écrivain des pages suivantes, qui
-trouvait de la duperie à passer sa jeunesse dans les
-haines politiques se mit à courir le monde.» Malgré le
-soin qu'il prit quelquefois pour le dissimuler, ses quatorze
-ans de vie sous le Consulat et sous l'Empire avaient
-donné à Beyle une empreinte; il resta marqué au coin
-de cette grande époque, et c'est en quoi il se distingue
-de la génération des novateurs avec lesquels il allait se
-mêler en les devançant pour la plupart. Il dut faire
-quelques sacrifices au ton du jour et entrer plus ou
-moins en composition avec le libéralisme, bientôt général
-et dominant: il sut pourtant se soustraire et résister
-à l'espèce d'oppression morale que cette opinion
-d'alors, en tant que celle d'un parti, exerçait sur les
-esprits les plus distingués; il sut être indépendant, penser
-en tout et marcher de lui-même. «Les Français
-ont donné leur démission en 1814,» disait-il souvent
-avec le regret et le découragement d'un homme qui
-avait vu un plus beau soleil et des jours plus glorieux.
-Mais le propre du Français n'est-il pas de ne jamais
-donner sa démission absolue et de recommencer toujours?</p>
-
-<p>Je prends Beyle en 1814, et dans le premier volume
-qu'il ait publié: <i>Lettres écrites de Vienne en Autriche
-sur le célèbre compositeur Joseph Haydn, suivies d'une
-Vie de Mozart, etc., par Louis-Alexandre-César Bombet</i>.
-Il n'avait pas encore songé à son masque de <i>Stendhal</i>.
-C'est une singularité et un travers encore de Beyle,
-provenant de la source déjà indiquée (la peur du ridicule),
-de se travestir ainsi plus ou moins en écrivant. Il
-se pique de n'être qu'un amateur. Dans ce volume, la
-<i>Vie de Mozart</i> est donnée comme écrite par M. Schlichtegroll
-et simplement traduite de l'allemand: ce qui
-n'est vrai que jusqu'à un certain point; et quant aux
-<i>Lettres sur Haydn</i>, qui sont en partie traduites et imitées
-de l'italien de Carpani, l'auteur ne le dit pas, bien
-qu'il semble indiquer dans une note qu'il a travaillé sur
-des Lettres originales. Il y a de quoi se perdre dans ce
-dédale de remaniements, d'emprunts et de petites ruses.
-Que de précautions et de mystifications, bon Dieu, pour
-une chose si simple! que de <i>dominos</i>, dès son début, il
-met sur son habit d'auteur<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>!</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Je dois à la science et à l'obligeance de M. Anders, de la
-Bibliothèque impériale, la note suivante qui ne laisse rien à
-désirer pour l'éclaircissement de l'énigme bibliographique que
-présente le premier ouvrage de Beyle:</p>
-
-<p>«L'ouvrage de Beyle sur Haydn, publié d'abord sous le pseudonyme
-de Bombet (1814), puis sous celui de Stendhal (1817),
-n'est pas une simple traduction des <i lang="it" xml:lang="it">Haydine</i> de Carpani. Beyle
-a arrangé ce livre de manière à se l'approprier, et il a cherché
-à déguiser son plagiat par des changements, des additions et
-des transpositions qui rendent difficile la recherche des passages
-que l'on voudrait comparer.</p>
-
-<p>«Dans Carpani, les lettres sont au nombre de seize; dans
-Bombet, il y en a vingt-deux, parce que plusieurs ont été coupées
-en deux et entièrement remaniées.</p>
-
-<p>«Il est à remarquer que, pour quelques-unes de ces lettres,
-Beyle a conservé la date des lettres originales, tandis que pour
-d'autres il l'a changée.</p>
-
-<p>«Ce qui est plus curieux, c'est une note qui se trouve à la
-page 275, où il est dit: «L'auteur a fait ce qu'il a pu pour
-ôter les répétitions qui étaient sans nombre dans les <i>Lettres
-originales</i>.»</p>
-
-<p>«Il paraît que Beyle a voulu se ménager une excuse contre
-le reproche de plagiat; mais alors pourquoi n'a-t-il pas donné
-cette indication en tête du livre, dans quelques mots servant
-de préface?</p>
-
-<p>«La Vie de Mozart est réellement tirée d'un ouvrage de
-Schlichtegroll, auteur très connu en Allemagne, et qu'on a eu
-le tort, en France, de prendre pour un nom supposé. Outre des
-ouvrages relatifs à la numismatique et à l'archéologie, Schlichtegroll
-a publié pendant dix ans une <i>Nécrologie contenant les
-détails biographiques des hommes remarquables morts dans le
-courant de l'année</i>. C'est dans le tome II de la deuxième année
-(Gotha, 1793) que se trouve l'article sur Mozart (p. 82-112). La
-traduction de Beyle est très libre, ici encore il a supprimé et
-ajouté beaucoup de choses. Il a, en outre, divisé cette biographie
-en chapitres, ce qui n'a pas lieu dans l'original. Les
-quatre premiers seulement contiennent des détails pris dans
-Schlichtegroll; les trois derniers sont remplis d'anecdotes tirées
-d'un ouvrage allemand que Beyle n'indique pas, mais qui a été
-traduit en français sous le titre suivant: «<i>Anecdotes sur W.-G.
-Mozart</i>, traduites de l'allemand, par Ch.-Fr. Cramer,
-Paris, 1801; in-8<sup>o</sup> de 68 pages.»</p>
-
-<p>«Tout ce qui se trouve dans Beyle, à partir de la page 329
-jusqu'à la page 354, est pris dans cette brochure.» (Note de
-M. Anders.)</p>
-</div>
-<p>Le livre, d'ailleurs, est très agréable et l'un des meilleurs
-de Beyle, en ce qu'il est un des moins décousus.
-L'art, le génie de Haydn, le caractère de cette musique
-riche, savante, magnifique, pittoresque, élevée, y sont
-présentés d'une manière sensible et intelligible à tous.
-Beyle y apprend le premier à la France le nom de certains
-chefs d'&oelig;uvre que notre nation mettra du temps
-à goûter; il exprime à merveille, à propos des Cimarosa
-et des Mozart, la nature d'âme et la disposition qui sont
-le plus favorables au développement musical. En parlant
-de Vienne, de Venise, il y montre la politique
-interdite, une douce volupté s'emparant des c&oelig;urs, et
-la musique, le plus délicat des plaisirs sensuels, venant
-remplir et charmer les loisirs que nulle inquiétude ne
-corrompt et que les passions seules animent. Il a les plus
-fines remarques sur le contraste du génie des peuples,
-sur la gaieté italienne opposée à la gaieté française:
-«La gaieté italienne, c'est de la gaieté annonçant le
-bonheur; parmi nous elle serait bien près du mauvais
-ton; ce serait montrer <i>soi heureux</i>, et en quelque sorte
-occuper les autres de soi. La gaieté française doit montrer
-aux écoutants qu'on n'est gai que pour leur plaire&hellip;
-La gaieté française exige beaucoup d'esprit; c'est celle
-de Le Sage et de <i>Gil Blas</i>: la gaieté d'Italie est fondée
-sur la sensibilité, de manière que, quand rien ne l'égaye,
-l'Italien n'est point gai.» Il commence cette petite
-guerre qu'il fera au caractère de notre nation, chez qui
-il veut voir toujours la vanité comme ressort principal
-et comme trait dominant: «La nature, dit-il, a fait le
-Français vain et vif plutôt que gai.» Et il ajoute: «La
-France produit les meilleurs grenadiers du monde pour
-prendre des redoutes à la baïonnette, et les gens les plus
-amusants. L'Italie n'a point de Collé et n'a rien qui
-approche de la délicieuse gaieté de <i>la Vérité dans le
-Vin</i>.» J'arrête ici Beyle et je me permets de remarquer
-que je ne comprends pas très bien la suite et la liaison
-de ses idées. Que la vanité (puisqu'il veut l'appeler
-ainsi), élevée jusqu'au sentiment de l'honneur, produise
-des héros, je l'accorderai encore; mais que cette vanité
-produise la gaieté vive, franche, amusante et délicieuse
-d'un Collé ou d'un Désaugiers, c'est ce que je conçois
-difficilement, et tous les Condillac du monde ne m'expliqueront
-pas cette transformation d'un sentiment si
-personnel en une chose si imprévue, si involontaire.
-Beyle abusera ainsi souvent d'une observation vraie en
-la poussant trop loin et en voulant la retrouver partout.
-Il est d'ailleurs très fin et sagace quand il observe que
-l'<i>ennui</i> chez les Français, au lieu de chercher à se consoler
-et à s'enchanter par les beaux-arts, aime mieux
-se distraire et se dissiper par la <i>conversation</i>: mais je
-le retrouve systématique lorsqu'il en donne pour raison
-que, dans la conversation, «la vanité, qui est leur passion
-dominante, trouve à chaque instant l'occasion de
-briller, soit par le fond de ce qu'on dit, soit par la manière
-de le dire. La conversation, ajoute-t-il, est pour
-eux un jeu, une mine d'événements. Cette conversation
-française, telle qu'un étranger peut l'entendre tous les
-jours au café de Foy et dans les lieux publics, me paraît
-le commerce armé de deux vanités.»</p>
-
-<p>Il faut laisser aux peuples divers leur génie, tout en
-cherchant à le féconder et à l'étendre. Le Français est
-sociable, et il l'est surtout par la parole; la forme qu'il
-préfère est celle encore qu'il donne à la pensée en causant,
-en raisonnant, en jugeant et en raillant: le chant,
-la peinture, la poésie, dans l'ordre de ses goûts, ne
-viennent qu'après, et les arts ont besoin en général,
-pour lui plaire et pour réussir tout à fait chez lui, de
-rencontrer cette disposition première de son esprit et
-de s'identifier au moins en passant avec elle. A Vienne,
-à Milan, à Naples, on sent autrement: mais Beyle, à
-force de nous expliquer cette différence et d'en rechercher
-les raisons, d'en vouloir saisir le principe unique
-à la façon de Condillac et d'Helvétius, que fait-il autre
-chose lui-même, sinon, tout en frondant le goût français,
-de raisonner sur les beaux arts à la française?</p>
-
-<p>Au fond, quand il s'abandonne à ses goûts et à ses
-instincts dans les arts, Beyle me paraît ressembler fort
-au président de Brosses: il aime le tendre, le léger, le
-gracieux, le facile dans le divin, le Cimarosa, le Rossini,
-ce par quoi Mozart est à ses yeux le La Fontaine de la
-musique. Il adore l'aimable Corrège comme l'Arioste.
-Son admiration pour Pétrarque est sincère, celle qu'il a
-pour Dante me paraît un peu apprise: dans ces parties
-élevées et un peu âpres, c'est l'intelligence qui avertit
-en lui le sentiment.</p>
-
-<p>Le fond de son goût et de sa sensibilité est tel qu'on
-le peut attendre d'un épicurien délicat: «Quelle folie,
-écrit-il à un ami de Paris en 1814, à la fin de ses <i>Lettres
-sur Mozart</i>, quelle folie de s'indigner, de blâmer, de se
-rendre haïssant, de s'occuper de ces grands intérêts de
-politique qui ne nous intéressent point! Que le roi de
-la Chine fasse pendre tous les philosophes; que la Norwège
-se donne une Constitution, ou sage, ou ridicule,
-qu'est ce que cela nous fait? Quelle duperie ridicule de
-prendre les soucis de la grandeur, et seulement ses
-soucis! Ce temps que vous perdez en vaines discussions
-compte dans votre vie; la vieillesse arrive, vos beaux
-jours s'écoulent: <i lang="it" xml:lang="it">Amiamo, or quando</i>, etc.» Et il répète
-le refrain voluptueux des jardins d'Armide. Un jour à
-Rome, assis sur les degrés de l'église de San Pietro in
-Montorio, contemplant un magnifique coucher de soleil,
-il vint à songer qu'il allait avoir cinquante ans dans
-trois mois, et il s'en affligea comme d'un soudain
-malheur. Il pensait tout à fait comme ce poète grec,
-«que bien insensé est l'homme qui pleure la perte de la
-vie, et qui ne pleure point la perte de la jeunesse<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.»
-Il n'avait pas cette doctrine austère et plus difficile qui
-élève et perfectionne l'âme en vieillissant, celle que
-connurent les Dante, les Milton, les Haydn, les Beethoven,
-les Poussin, les Michel-Ange, et qui, à n'y voir
-qu'une méthode sublime, serait encore un bienfait.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Il était assez d'avis qu'on devrait cacher la mort comme
-on cacherait une dernière fonction messéante de la vie.</p>
-</div>
-<p>Beyle passa à Milan et en Italie la plus grande partie
-des premières années de la Restauration; il y connut
-Byron, Pellico, un peu Manzoni; il commença à y guerroyer
-pour la cause du romantisme tel qu'il le concevait.
-En 1817, il publiait l'<i>Histoire de la Peinture en Italie</i>,
-dédiée à Napoléon. Il existe de cette Dédicace deux
-versions, l'une où se trouve le nom de l'exilé de Sainte-Hélène,
-l'autre, plus énigmatique et plus obscure, sans
-le nom; dans les deux, Napoléon y est traité en monarque
-toujours présent, et Beyle, en rattachant <i>au plus
-grand des souverains existants</i> (comme il le désigne) la
-chaîne de ses idées, prouvait que, dans l'ordre littéraire
-et des arts, c'était une marche en avant, non une réaction
-contre l'Empire, qu'il prétendait tenter. Dans ces
-volumes agréables et d'une lecture variée, Beyle parlait
-de la peinture et de mille autres choses, de l'histoire,
-du gouvernement, des m&oelig;urs. On reconnaît en lui tout
-le contraire de ce provincial dont il s'est moqué, et dont
-la plus grande crainte dans un salon est de se trouver
-seul de son avis. Beyle est volontiers le contre-pied de
-cet homme-là: il est contrariant à plaisir. Il aime en
-tout à être d'un avis imprévu; il ne supporte le convenu
-en rien. Il n'a pas plus de foi qu'il ne faut au gouvernement
-représentatif; il ne fait pas chorus avec les philosophes
-contre les Jésuites, et, s'il avait été, dit-il, à
-la place du pape, il ne les aurait pas supprimés. Il a
-des professions de machiavélisme qui sentent l'abbé
-Galiani, un des hommes (avec le Montesquieu des <i>Lettres
-persanes</i>) de qui il relève dans le passé. Il faudrait
-d'ailleurs l'arrêter à chaque pas si l'on voulait des explications.
-A force de rompre avec le traditionnel, il
-brouille et entre choque bien des choses. Il n'entre pas
-dans la raison et dans le vrai de certains préjugés qui
-ne sont point pour cela des erreurs. Il y a du taquin
-de beaucoup d'esprit chez lui, et qui a de grandes pointes
-de bon sens, mais des pointes et des percées seulement.
-Il regrette surtout l'âge d'or de l'Italie, celui des
-Laurent-le-Magnifique et des Léon X, les jeunes et
-beaux cardinaux de dix-sept ans, et le catholicisme
-d'avant Luther, si splendide, si à l'aise chez soi, si
-favorable à l'épanouissement des beaux-arts; il a le
-culte du beau et l'adoration de cette contrée où, à la
-vue de tout ce qui en est digne, on prononce avec un
-accent qui ne s'entend point ailleurs: «<i lang="it" xml:lang="it">O Dio! com'è
-bello!</i>» A tout moment il a des retours plus ou moins
-offensifs de notre côté, du côté de la France. Il en veut
-à mort aux La Harpe, à tous les professeurs de littérature
-et de goût, qui précisément corrompent le goût,
-dit-il, et qui, en fait de plaisirs dramatiques, vont jusque
-dans l'âme du spectateur <i>fausser la sensation</i>. Il
-nous accuse d'être sujets à l'engouement, et à un engouement
-prolongé, ce qui tient, selon lui, au manque de
-caractère et à ce qu'on a trop de vanité pour <i>oser être
-soi-même</i>. Il nous reproche d'aimer dans les arts à recevoir
-les opinions toutes faites, les recettes commodes,
-et à les garder longtemps, même après que l'utilité d'un
-jour en est passée<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. La Harpe fut utile en 1800, quand
-presque tout le monde, après la Révolution, eut son
-éducation à refaire: est-ce une raison pour éterniser
-les jugements rapides qu'on a reçus de lui? Il va jusqu'à
-accuser quelque part ce très judicieux et très innocent
-La Harpe qui, dit-il, a appris la littérature à cent
-mille Français dont il a fait de mauvais juges, d'avoir
-<i>étouffé</i> en revanche <i>deux ou trois hommes de génie</i>,
-surtout dans la province. Depuis que le règne de
-La Harpe a cessé et que toutes les entraves ont disparu,
-comme on n'a rien vu sortir, on ne croit plus à
-ces <i>deux ou trois hommes de génie</i> étouffés.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Je ne voudrais pas faire de rapprochement forcé; mais il
-m'est impossible de ne pas remarquer que Beyle, dans un ordre
-d'idées plus léger, ne fait autre chose qu'adresser aux Français
-de ces reproches que le comte Joseph de Maistre leur adressait
-également. Tous les deux, ils ont cela de commun de dire aux
-Parisiens bien des duretés, ou même des impertinences, et de
-songer beaucoup à l'opinion de Paris.</p>
-</div>
-<p>On commence à comprendre quel a été le rôle excitant
-de Beyle dans les discussions littéraires de ce
-temps-là. Ce rôle a perdu beaucoup de son prix aujourd'hui.
-En littérature comme en politique, on est généralement
-redevenu prudent et sage; c'est qu'on a eu
-beaucoup de mécomptes. On opposait sans cesse Racine
-et Shakespeare; les Shakespeare modernes ne sont pas
-venus, et Racine, Corneille, reproduits tout d'un coup,
-un jour, par une grande actrice, ont reparu aux yeux
-des générations déjà oublieuses avec je ne sais quoi de
-nouveau et de rajeuni. Cela dit, il faut, pour être juste,
-reconnaître que le théâtre moderne, pris dans son
-ensemble, n'a pas été sans mérite et sans valeur littéraire;
-les théories ont failli; un génie dramatique seul,
-qui eût bien usé de toutes ses forces, aurait pu leur donner
-raison, tout en s'en passant. Ce génie, qu'il n'appartenait
-point à la critique de créer, a manqué à l'appel;
-des talents se sont présentés en second ordre et ont
-marché assez au hasard. A l'heure qu'il est, de guerre
-lasse, une sorte de Concordat a été signé entre les systèmes
-contraires, et les querelles théoriques semblent
-épuisées: l'avenir reste ouvert, et il l'est avec une étendue
-et une ampleur d'horizon qu'il n'avait certes pas en
-1820, au moment où les critiques comme Beyle guerroyaient
-pour faire place nette et pour conquérir au
-talent toutes ses franchises.</p>
-
-<p>Justice est donc d'accepter Beyle à son moment et de
-lui tenir compte des services qu'il a pu rendre. Ce qu'il
-a fait en musique pour la cause de Mozart, de Cimarosa,
-de Rossini, contre les Paer, les Berton et les maîtres
-jurés de la critique musicale d'alors, il l'a fait en littérature
-contre les Dussault, les Duvicquet, les Auger, les
-critiques de l'ancien <i>Journal des Débats</i>, de l'ancien
-<i>Constitutionnel</i>, et les oracles de l'ancienne Académie.
-Sa plus vive campagne est celle qu'il mena en deux brochures
-ayant pour titre: <i>Racine et Shakespeare</i> (1823-1825).
-Quand je dis <i>campagne</i> et quand je prends les
-termes de guerre, je ne fais que suivre exactement sa
-pensée: car dans son séjour à Milan, dès 1818, je vois
-qu'il avait préludé à ce projet d'attaque en traçant une
-carte du théâtre des opérations, où était représentée la
-position respective des deux armées, dites classique et
-romantique. L'armée romantique, qui avait à sa tête la
-<i>Revue d'Édimbourg</i> et qui se composait de tous les
-auteurs anglais, de tous les auteurs espagnols, de tous
-les auteurs allemands, et des romantiques italiens (quatre
-corps d'armée), sans compter M<sup>me</sup> de Staël pour
-auxiliaire, était campée sur la rive gauche d'un fleuve
-qu'il s'agissait de passer (le fleuve de l'<i>Admiration
-publique</i>), et dont l'armée classique occupait la rive
-droite; mais je ne veux pas entrer dans un détail très
-ingénieux, qui ne s'expliquerait bien que pièce en main,
-et qui de loin rappelle trop la <i>carte de Tendre</i>. Beyle,
-depuis son retour en France, était sur la rive droite du
-fleuve et, à cette date, en pays à peu près ennemi: il
-s'en tira par de hardies escarmouches. Dans ses brochures,
-il combat les deux unités de <i>lieu</i> et de <i>temps</i>,
-qui étaient encore rigoureusement recommandées; il
-s'attache à montrer que pour des spectateurs qui viennent
-après la Révolution, après les guerres de l'Empire;
-qui n'ont pas lu Quintilien, et qui ont fait la campagne
-de Moscou, il faut des cadres différents, et plus larges
-que ceux qui convenaient à la noble société de 1670.
-Selon la définition qu'il en donne, un auteur romantique
-n'est autre qu'un auteur qui est essentiellement actuel
-et vivant, qui se conforme à ce que la société exige à
-son heure; le même auteur ne devient classique qu'à la
-seconde ou à la troisième génération, quand il y a déjà
-des parties mortes en lui. Ainsi, d'après cette vue,
-Sophocle, Euripide, Corneille et Racine, <i>tous les grands
-écrivains, en leur temps</i>, auraient été aussi romantiques
-que Shakespeare l'était à l'heure où il parut: ce n'est
-que depuis qu'on a prétendu régler sur leur patron les
-productions dramatiques nouvelles, qu'ils seraient devenus
-classiques, ou plutôt, «ce sont les gens qui les
-copient au lieu d'ouvrir les yeux et d'imiter la nature,
-qui sont classiques en réalité». Tout cela était dit vivement
-et gaiement. La <i>tirade</i>, le vers alexandrin, la partie
-descriptive, épique, ou de périphrase élégante, qui
-entrait dans les tragédies du jour, faisaient matière à sa
-raillerie. Il en voulait particulièrement au vers alexandrin,
-qu'il prétendait n'être souvent qu'un <i>cache-sottise</i>;
-il voulait «un genre clair, vif, simple, allant droit
-au but». Il ne trouvait que la prose qui pût s'y prêter.
-C'étaient donc des tragédies ou drames en prose qu'il
-appelait de tous ses v&oelig;ux. Il est à remarquer qu'en fait
-de style, à force de le vouloir limpide et naturel, Beyle
-semblait en exclure la poésie, la couleur, ces images et
-ces expressions de génie qui revêtent la passion et qui
-relèvent le langage des personnes dramatiques, même
-dans Shakespeare,&mdash;et je dirai mieux, surtout dans
-Shakespeare. En ne voulant que des mots courts, il
-tarissait le développement, le jet, toutes qualités qui
-sont très naturelles aussi à la passion dans les moments
-où elle s'exhale et se répand au dehors. Nous avons eu,
-depuis, ce qui était alors l'idéal pour Beyle, ces drames
-ou tragédies en prose «qui durent plusieurs mois, et
-dont les événements se passent en des lieux divers»;
-et pourtant ni Corneille ni Racine n'ont encore été
-surpassés. C'est qu'à tel jeu la recette de la critique ne
-suffit pas, et il n'est que le génie qui trouve son art.
-«Que le Ciel nous envoie bientôt un homme à talent
-pour faire une telle tragédie!» s'écriait Beyle. Nous
-continuons de faire le même v&oelig;u, avec cette différence
-que, lui, il semblait accuser du retard tantôt le Gouvernement
-d'alors avec sa censure, et tantôt le public
-français avec ses susceptibilités: «C'est cependant à
-ceux-ci, disait-il des Français de 1825, qu'il faut plaire,
-à ces êtres si fins, si légers, si susceptibles, toujours
-aux aguets, toujours en proie à une émotion fugitive,
-toujours incapables d'un sentiment profond. Ils ne
-croient à rien qu'à la mode&hellip;» Hélas! nous sommes
-bien revenus de ces prises à partie du public par les
-auteurs. Ce public, tel que nous le connaissons aujourd'hui,
-ne serait pas si difficile sur son plaisir: qu'on
-lui offre seulement quelque chose d'un peu vrai, d'un
-peu touchant, d'honnête, de naturel et de profond, soit
-en vers, soit en prose, et vous verrez comme il applaudira.</p>
-
-<p>Il y a deux parts très distinctes dans toute cette polémique
-de Beyle si leste et si cavalièrement menée.
-Quand il ne fait que se prendre corps à corps aux adversaires
-du moment, à ceux qui parlent de Shakespeare
-sans le connaître, de Sophocle et d'Euripide sans les
-avoir étudiés, d'Homère pour l'avoir lu en français, et
-dont toute l'indignation classique aboutit surtout à
-défendre leurs propres &oelig;uvres et les pièces qu'ils font
-jouer, il a raison, dix fois raison. Il rit très agréablement
-de M. Auger qui a prononcé à une séance publique
-de l'Académie les mots de <i>schisme</i> et de <i>secte</i>.
-«Tous les Français qui s'avisent de penser comme les
-romantiques sont donc des <i>sectaires</i> (ce mot est <i>odieux</i>,
-dit le Dictionnaire de l'Académie). Je suis un <i>sectaire</i>,»
-s'écrie Beyle; et il développe ce thème très gaiement,
-en finissant par opposer à la liste de l'Académie d'alors
-une <i>contre-liste</i> de noms qui la plupart sont arrivés
-depuis à l'Institut, qui n'en étaient pas encore et que
-poussait la faveur du public. Voilà le point triomphant
-et par où il mettait les rieurs de son côté. Mais dès que
-Beyle expose ses plans de tragédies en prose ou de comédies,
-dès qu'il s'aventure dans l'idée d'une création nouvelle,
-il montre la difficulté et trahit l'embarras. Sur la
-comédie surtout, il est en défaut; il nomme trop peu
-Molière, si vivant toujours et si présent; Molière, ce
-classique qui a si peu vieilli, et qui fait autant de plaisir
-en 1850 qu'en 1670. Il n'explique pas ce démenti que
-donne l'auteur des <i>Femmes savantes</i> et du <i>Misanthrope</i>
-à cette théorie d'une <i>mort partielle</i> chez tous les classiques.
-Il a senti depuis cette lacune, et, dans un Supplément
-à ses brochures qui n'a pas été encore imprimé, il
-cherche à répondre à l'objection. L'objection subsiste,
-et, sous une forme plus générale, il mérite qu'on la maintienne
-contre lui. Beyle ne croît pas assez dans les Lettres
-à ce qui ne vieillit pas, à l'éternelle jeunesse du
-génie, à cette immortalité des &oelig;uvres qui n'est pas un
-nom, et qui ressemble à celle que Minerve, chez Homère,
-après le retour dans Ithaque, a répandue tout d'un coup
-sur son héros.</p>
-
-<p>Quoi qu'il en soit, l'honneur d'avoir détruit quelques-unes
-des préventions et des routines qui s'opposaient
-en 1820 à toute innovation, même modérée, revient en
-partie à Beyle et aux critiques qui, comme lui, ont travaillé
-à notre éducation littéraire. Il y travaillait à sa
-manière, non en nous disant des douceurs et des flatteries
-comme la plupart de nos maîtres d'alors, mais en
-nous harcelant et en nous piquant d'épigrammes. Il eût
-craint, en combattant les La Harpe, de leur ressembler,
-et il se faisait léger, vif, persifleur, un pur amateur au
-passage, un gentilhomme incognito qui écrit et noircit
-du papier pour son plaisir. Comme critique, il n'a pas
-fait de livre proprement dit; tous ses écrits en ce genre
-ne sont guère qu'un seul et même ouvrage qu'on peut
-lire presque indifféremment à n'importe quel chapitre,
-et où il disperse tout ce qui lui vient d'idées neuves et
-d'aperçus. Le goût du vrai et du naturel qu'il met en
-avant a souvent, de sa part, l'air d'une gageure; c'est
-moins encore un goût tout simple qu'une revanche, un
-gant jeté aux défauts d'alentour dont il est choqué.
-Dans le bain russe, au sortir d'une tiède vapeur, on se
-jette dans la neige, et de la neige on se replonge dans
-l'étuve. Le brusque passage du genre académique au
-genre naturel, tel que le pratique Beyle, me semble
-assez de cette espèce-là. Il prend son disciple (car il en
-a eu) et il le soumet à cette violente épreuve: plus d'un
-tempérament s'y est aguerri.</p>
-
-<p>Je n'ai point parlé de son livre <i>de l'Amour</i>, publié
-d'abord en 1822, ni de bien d'autres écrits de lui qui
-datent de ces années. Dans une petite brochure, publiée
-en 1825 (<i>D'un nouveau Complot contre les Industriels</i>),
-il s'éleva l'un des premiers contre l'industrialisme et
-son triomphe exagéré, contre l'espèce de palme que
-l'école utilitaire se décernait à elle-même. Je n'entre pas
-dans le point particulier du débat, et je n'examine point
-s'il entendait parfaitement l'idée de l'école saint-simonienne
-du <i>Producteur</i> qu'il avait en vue alors; je note
-seulement qu'il revendiquait la part éternelle des sentiments
-dévoués, des belles choses réputées inutiles, de
-ce que les Italiens appellent <i lang="it" xml:lang="it">la virtù</i>.</p>
-
-<p>Aujourd'hui il m'a suffi de donner quelque idée de
-la nature des services littéraires que Beyle nous a rendus.
-Aux sédentaires comme moi (et il y en avait beaucoup
-alors), il a fait connaître bien des noms, bien des
-particularités étrangères; il a donné des désirs de voir
-et de savoir, et a piqué la curiosité par ses demi-mots.
-Il a jeté des citations familières de ces poètes divins de
-l'Italie qu'on est honteux de ne point savoir par c&oelig;ur;
-il avait cette jolie érudition que voulait le prince de
-Ligne, et qui sait les bons endroits. Longtemps je n'ai
-dû qu'à lui (et quand je dis <i>je</i>, c'est par modestie, je
-parle au nom de bien du monde) le sentiment italien
-vif et non solennel, sans sortir de ma chambre. Il a
-réveillé et stimulé tant qu'il a pu le vieux fonds français;
-il a agacé et taquiné la paresse nationale des élèves
-de Fontanes, si Fontanes a eu des élèves. Tel, s'il
-était sincère, conviendrait qu'il lui a dû des aiguillons;
-on profitait de ses épigrammes plus qu'on ne lui en
-savait gré. Il nous a tous sollicités, enfin, de sortir du
-cercle académique et trop étroitement français, et de
-nous mettre plus ou moins au fait du dehors; il a été
-un critique, non pour le public, mais pour les artistes,
-mais pour les critiques eux-mêmes: Cosaque encore
-une fois, Cosaque qui pique en courant avec sa lance,
-mais Cosaque ami et auxiliaire, dans son rôle de critique,
-voilà Beyle.</p>
-
-<div class="section"></div>
-<p>Après le critique, dans Beyle, il faudrait parler du
-romancier; mais il y a quelque chose à dire du rôle qui
-est peut-être le sien avant tout, et de la vocation où il
-a le plus excellé: Beyle est un guide pénétrant, agréable
-et sûr, en Italie. Des divers ouvrages qu'il a publiés
-et qui sont à emporter en voyage, on peut surtout conseiller
-ses <i>Promenades dans Rome</i>; c'est exactement la
-conversation d'un <i lang="it" xml:lang="it">cicerone</i>, homme d'esprit et de vrai
-goût, qui vous indique en toute occasion le beau, assez
-pour que vous le sentiez ensuite de vous-même si vous
-en êtes digne; qui mêle à ce qu'il voit ses souvenirs,
-ses anecdotes, fait au besoin une digression, mais courte,
-instruit et n'ennuie jamais. En face de cette nature «où
-le climat est le plus grand des artistes», ses <i>Promenades</i>
-ont le mérite de donner la note vive, rapide, élevée;
-lisez-les en voiturin ou sur le pont d'un bateau à
-vapeur, ou le soir après avoir vu ce que l'auteur a indiqué,
-vous y trouvez l'impression vraie, idéale, italienne
-ou grecque: il a des éclairs de sensibilité naturelle et
-d'attendrissement sincère, qu'il secoue vite, mais qu'il
-communique. Les défauts de Beyle n'en sont plus quand
-on le prend de la sorte à l'état de voyageur et qu'on
-use de lui pour compagnon. En 1829, il avait déjà visité
-Rome six fois. Nommé, après Juillet 1830, consul à
-Trieste d'abord, puis, sur le refus de l'<i lang="la" xml:lang="la">exequatur</i> par
-l'Autriche, consul à Civita-Vecchia, il était devenu dans
-les dernières années un habitant de Rome. En retournant
-en Italie après cette Révolution de Juillet, il ne
-l'avait plus retrouvée tout à fait la même: «L'Italie,
-écrivait-il de Civita-Vecchia en décembre 1834, n'est
-plus comme je l'ai adorée en 1815; elle est amoureuse
-d'une chose qu'elle n'a pas. Les beaux-arts, pour lesquels
-seuls elle est faite, ne sont plus qu'un pis-aller:
-elle est profondément humiliée, dans son amour-propre
-excessif, de ne pas avoir une robe lilas comme ses
-s&oelig;urs aînées la France, l'Espagne, le Portugal. Mais,
-si elle l'avait, elle ne pourrait la porter. Avant tout, il
-faudrait vingt ans de la verge de fer d'un Frédéric II
-pour pendre les assassins et emprisonner les voleurs.»
-Il continua d'aimer l'Italie qui était selon son c&oelig;ur,
-l'Italie des arts et sans la politique. Il avait coutume
-de dire que la politique intervenant tout à coup dans
-une conversation agréable et désintéressée, ou dans une
-&oelig;uvre littéraire, «lui faisait l'effet d'un coup de pistolet
-dans un concert». Tous ceux qui sont allés à Rome
-dans les années où il était consul à Civita-Vecchia ont
-pu connaître Beyle, et la plupart ont eu à profiter de
-ses indications et de ses lumières; ce narquois et ce
-railleur armé d'ironie était le plus obligeant des hommes.
-Il avait beau dire du mal des Français; quand il
-y avait longtemps qu'il n'en avait vu un, et que le
-nouveau débarqué à Civita-Vecchia s'adressait à lui
-(s'il le trouvait homme d'esprit), combien il était heureux
-de se dédommager de son abstinence forcée par
-des conversations sans fin! Il l'accompagnait à Rome
-et devenait volontiers un cicerone en personne. Dans
-un voyage que fit en Italie le savant M. Victor Le
-Clerc et dont était le spirituel Ampère, Beyle, qui était
-de la partie pour la campagne romaine, égayait les
-autres, à chaque pas, de ses saillies, et excellait surtout
-à mettre ses doctes compagnons en rapport avec
-l'esprit des gens du pays: «Le Ciel, disait-il, m'a
-donné le talent de me faire bien venir des paysans.»
-Sa prompte et gaillarde accortise, sa taille déjà ronde
-et à la Silène, je ne sais quel air <i>satyresque</i> qui relevait
-son propos, tout cela réussissait à merveille auprès
-des vendangeurs, des moissonneurs, des jeunes filles
-qui allaient puiser l'eau aux fontaines de Tivoli comme
-du temps d'Horace. Et ce même homme qui aurait joué
-au naturel dans un mime antique, était celui qui sentait
-si bien le grand et le sublime sous la coupole de Saint-Pierre.
-Je dis surtout les qualités de l'homme distingué
-dont je parle; personne ne niera, en effet, qu'il
-n'eût celles-là<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Quelqu'un a dit de Beyle: «C'est le meilleur des touristes,
-l'homme qui fait le moins l'<i>Itinéraire à Jérusalem</i>.»</p>
-</div>
-<p>Ce n'est pas seulement en Italie que Beyle a été un
-guide, il a donné en 1838 deux volumes d'un voyage en
-France sous le titre de <i>Mémoires d'un Touriste</i>: un
-commis marchand comme il y en a peu est censé avoir
-pris ces notes dont la suite forme un journal assez varié
-et amusant. Beyle n'y est plus cependant sur son terrain;
-on l'y sent un peu novice sur cette terre gauloise;
-quand il se met à parler antiquités ou art gothique, on
-s'aperçoit qu'il vient, l'année précédente, de faire un
-tour de France avec M. Mérimée, dont il a profité cette
-fois et de qui, sur ce point, il tient sa leçon. Pourtant,
-pour qui sait lire, il y a de jolies choses comme partout
-avec lui, et des aperçus d'homme d'esprit qui font
-penser. Par exemple, sur la route de Langres à Dijon,
-il rencontre une petite colline couverte de bois qui, vu
-le paysage d'alentour, est d'un grand effet et enchante
-le regard: «Quel effet, se dit Beyle, ne ferait pas ici
-le mont Ventoux ou la moindre des montagnes méprisées
-dans les environs de la fontaine de Vaucluse!» Et
-il continue à rêver, à supposer: «Par malheur, se
-dit-il, il n'y a pas de hautes montagnes auprès de
-Paris: si le Ciel eût donné à ce pays un lac et une
-montagne passables, la littérature française serait bien
-autrement pittoresque. Dans les beaux temps de cette
-littérature, c'est à peine si La Bruyère, qui a parlé de
-toutes choses, ose dire un mot en passant de l'impression
-profonde qu'une vue comme celle de Pau ou de
-Cras en Dauphiné laisse dans certaines âmes.» Une
-fois sur le chapitre <i>pittoresque</i>, songeant surtout aux
-jardins anglais, Beyle le fait venir d'Angleterre comme
-les bonnes diligences et les bateaux à vapeur: le pittoresque
-littéraire, il l'oublie, nous est surtout venu
-de Suisse et de Rousseau; mais ce qui est joli et fin
-littérairement, c'est la remarque qui suit: «La première
-trace d'attention aux choses de la nature que
-j'aie trouvée dans les livres qu'on lit, c'est cette rangée
-de saules sous laquelle se réfugie le duc de Nemours,
-réduit au désespoir par la belle défense de la princesse
-de Clèves.» Même en rectifiant et en contredisant
-ces manières de dire trop exclusives, on arrive à
-des idées qu'on n'aurait pas eues autrement et en suivant
-le grand chemin battu des écrivains ordinaires.
-Sur Diderot, à propos de Langres sa patrie; sur Riouffe,
-en passant à Dijon où il fut préfet; sur les bords ravissants
-de la Saône en approchant de Lyon; sur l'endroit où
-Rousseau y passa la nuit à la belle étoile en entendant
-le rossignol; sur cet autre endroit où probablement,
-selon lui, M<sup>me</sup> Roland, avant la Révolution, avait son
-petit domaine, M<sup>me</sup> Roland que Beyle ne nomme pas
-et qu'il désigne simplement «la femme que je respecte
-le plus au monde»; sur Montesquieu «dont le style
-est une fête pour l'esprit»; sur une foule de sujets
-familiers ou curieux, il y a de ces riens qui ont du
-prix pour ceux qui préfèrent un mot vif et senti à une
-phrase ou même à une page à l'avance prévue. A la
-fin du tome II, le Dauphiné est traité par l'auteur avec
-une complaisance particulière: Beyle n'est pas ingrat
-pour sa belle province; il en rappelle toutes les gloires,
-surtout l'illustre Lesdiguières, le représentant et
-le type du caractère dauphinois, brave, fin, et <i>jamais
-dupe</i>. Beyle tient fort à ce dernier trait qui est, à lui,
-sa prétention: «Lesdiguières, ce fin renard, dit-il,
-comme l'appelait le duc de Savoie, habitait ordinairement
-Vizille, et y bâtit un château&hellip; Au-dessus de la
-porte principale, on voit sa statue équestre en bronze;
-c'est un bas-relief. De loin, les portraits de Lesdiguières
-ressemblent à ceux de Louis XIII; mais, en approchant,
-la figure belle et vide du faible fils de Henri IV
-fait place à la physionomie astucieuse et souriante du
-grand général dauphinois, qui fut d'ailleurs un des plus
-beaux hommes de son temps.» Les souvenirs de 1815
-et du retour de l'île d'Elbe y sont racontés avec détail
-et avec le feu d'un contemporain et presque d'un
-témoin: le passé chevaleresque y est senti avec noblesse.
-Sur les bords de l'Isère, apercevant les ruines du château
-Bayard: «Ici naquit Pierre Du Terrail, cet homme
-si simple, dit Beyle, qui, comme le marquis de Posa
-de Schiller, semble appartenir par l'élévation et la sérénité
-de l'âme à un siècle plus avancé que celui où il
-vécut.» Mais pourquoi, à la page suivante, en visitant
-le château de Tencin, Beyle, venant à nommer le cardinal
-Dubois, tente-t-il en deux mots une réhabilitation
-qui crie: «La France l'admirerait, dit-il de ce
-cardinal, s'il fût né grand seigneur?» Dubois en regard
-de Bayard! ces disparates et ces désaccords d'idées se
-feront bien plus sentir encore quand Beyle voudra
-créer pour son compte des personnages.</p>
-
-<p>Romancier, Beyle a eu un certain succès. Je viens
-de relire la plupart de ses romans. Le premier en date
-fut <i>Armance ou quelques Scènes d'un Salon de Paris</i>,
-publié en 1827. <i>Armance</i> ne réussit pas et fut peu comprise.
-La duchesse de Duras avait récemment composé
-d'agréables romans ou nouvelles qui avaient été très
-goûtés dans le grand monde; elle avait de plus fait
-lecture, dans son salon, d'un petit récit non publié qui
-avait pour titre <i>Olivier</i>. Cette lecture, plus ou moins
-fidèlement rapportée, excita les imaginations au dehors,
-et il y eut une sorte de concours malicieux sur le
-sujet qu'on supposait être celui d'<i>Olivier</i>. Beyle, après
-Latouche, eut le tort de s'exercer sur ce thème impossible
-à raconter et peu agréable à comprendre. Son
-Octave, jeune homme riche, blasé, ennuyé, d'un esprit
-supérieur, nous dit-on, mais capricieux, inapplicable
-et ne sachant que faire souffrir ceux dont il s'est fait
-aimer, ne réussit qu'à être odieux et impatientant
-pour le lecteur. Les salons que l'auteur avait en vue
-n'y sont pas peints avec vérité, par la raison très simple
-que Beyle ne les connaissait pas. Il y avait encore sous
-la Restauration une ligne de démarcation dans le grand
-monde; n'allait pas dans le faubourg Saint-Germain
-qui voulait; ceux que leur naissance n'y installait
-point tout d'abord n'y étaient pas introduits, comme
-depuis, sur la seule étiquette de leur esprit. M. de Balzac
-et d'autres, à leur heure, n'ont eu qu'à désirer
-pour y être admis: avant 1830 c'était matière à négociations,
-et, à moins d'être d'un certain coin politique,
-on n'y parvenait pas. Beyle, qui vivait dans des salons
-charmants, littéraires et autres<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>, a donc parlé de ceux
-du faubourg Saint-Germain comme on parle d'un pays
-inconnu où l'on se figure des monstres; les personnes
-particulières qu'il a eues en vue (dans le portrait de
-M<sup>me</sup> de Bonnivet, par exemple) ne sont nullement ressemblantes;
-et ce roman, énigmatique par le fond et
-sans vérité dans le détail, n'annonçait nulle invention
-et nul génie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Chez M<sup>me</sup> Pasta, chez M<sup>lle</sup> Schiasetti, des Italiens, celle
-qui fut la grande passion de Victor Jacquemont, chez M<sup>me</sup> Ancelot,
-chez M. Cuvier, etc.</p>
-</div>
-<p><i>Le Rouge et le Noir</i>, intitulé ainsi on ne sait trop
-pourquoi, et par un emblème qu'il faut deviner, devait
-paraître en 1830, et ne fut publié que l'année suivante;
-c'est du moins un roman qui a de l'action. Le premier
-volume a de l'intérêt, malgré la manière et les invraisemblances.
-L'auteur veut peindre les classes et les partis
-d'avant 1830. Il nous offre d'abord la vue d'une jolie
-petite ville de Franche-Comté avec son maire royaliste,
-homme important, riche, médiocrement sot, qui a une
-jolie femme simple et deux beaux enfants; il s'agit
-pour lui d'avoir un précepteur à domicile, afin de faire
-pièce à un rival de l'endroit dont les enfants n'en ont
-pas. Le petit précepteur qu'on choisit, Julien, fils d'un
-menuisier, enfant de dix-neuf ans, qui sait le latin et
-qui étudie pour être prêtre, se présente un matin à la
-grille du jardin de M. de Rênal (c'est le nom du maire),
-avec une chemise bien blanche, et portant sous le bras
-une veste fort propre de ratine violette. Il est reçu par
-M<sup>me</sup> de Rênal, un peu étonnée d'abord que ce soit là
-le précepteur que son mari ait choisi pour ses enfants.
-Il arrive que ce petit Julien, être sensible, passionné,
-nerveux, ambitieux, ayant tous les vices d'esprit d'un
-Jean-Jacques enfant, nourrissant l'envie du pauvre
-contre le riche et du protégé contre le puissant, s'insinue,
-se fait aimer de la mère, ne s'attache en rien
-aux enfants, et ne vise bientôt qu'à une seule chose,
-faire acte de force et de vengeance par vanité et par
-orgueil en tourmentant cette pauvre femme qu'il séduit
-et qu'il n'aime pas, et en déshonorant ce mari qu'il a
-en haine comme son supérieur. Il y a là une idée. Beyle,
-au fond, est un esprit aristocratique: un jour, à la vue
-des élections, il s'était demandé si cette habitude électorale
-n'allait pas nous obliger à faire la cour aux
-dernières classes comme en Amérique: «En ce cas,
-s'écrie-t-il, je deviens bien vite aristocrate. Je ne veux
-faire la cour à personne, mais moins encore au peuple
-qu'au ministre.» Beyle est donc très frappé de cette
-disposition à <i>faire son chemin</i>, qui lui semble désormais
-l'unique passion sèche de la jeunesse instruite et
-pauvre, passion qui domine et détourne à son profit les
-entraînements mêmes de l'âge: il la personnifie avec
-assez de vérité au début dans Julien. Il avait pour ce
-commencement de roman un exemple précis, m'assure-t-on,
-dans quelqu'un de sa connaissance, et, tant qu'il
-s'y est tenu d'assez près, il a pu paraître vrai. La
-prompte introduction de ce jeune homme timide et
-honteux dans ce monde pour lequel il n'avait pas été
-élevé, mais qu'il convoitait de loin; ce tour de vanité
-qui fausse en lui tous les sentiments, et qui lui fait
-voir, jusque dans la tendresse touchante d'une faible
-femme, bien moins cette tendresse même qu'une occasion
-offerte pour la prise de possession des élégances
-et des jouissances d'une caste supérieure; cette tyrannie
-méprisante à laquelle il arrive si vite envers celle
-qu'il devrait servir et honorer; l'illusion prolongée de
-cette fragile et intéressante victime, M<sup>me</sup> de Rênal:
-tout cela est bien rendu ou du moins le serait, si l'auteur
-avait un peu moins d'inquiétude et d'épigramme
-dans la manière de raconter. Le défaut de Beyle comme
-romancier est de n'être venu à ce genre de composition
-que par la critique, et d'après certaines idées antérieures
-et préconçues; il n'a point reçu de la nature ce
-talent large et fécond d'un récit dans lequel entrent à
-l'aise et se meuvent ensuite, selon le cours des choses,
-les personnages tels qu'on les a créés; il forme ses
-personnages avec deux ou trois idées qu'il croit justes
-et surtout piquantes, et qu'il est occupé à tout moment
-à rappeler. Ce ne sont pas des êtres vivants, mais des
-automates ingénieusement construits; on y voit, presque
-à chaque mouvement, les ressorts que le mécanicien
-introduit et touche par le dehors. Dans le cas présent,
-dans <i>le Rouge et le Noir</i>, Julien, avec les deux
-ou trois idées fixes que lui a données l'auteur, ne
-paraît plus bientôt qu'un petit monstre odieux, impossible,
-un scélérat qui ressemble à un Robespierre jeté
-dans la vie civile et dans l'intrigue domestique: il finit
-en effet par l'échafaud. Le tableau des partis et des
-cabales du temps, que l'auteur a voulu peindre, manque
-aussi de cette suite et de cette modération dans
-le développement qui peuvent seules donner idée d'un
-vrai tableau de m&oelig;urs. Le dirai-je? avoir trop vu
-l'Italie, avoir trop compris le <small>XV</small><sup>e</sup> siècle romain ou florentin,
-avoir trop lu Machiavel, son <i>Prince</i> et sa vie
-de l'habile tyran Castruccio, a nui à Beyle pour comprendre
-la France et pour qu'il pût lui présenter de
-ces tableaux dans les justes conditions qu'elle aime et
-qu'elle applaudit. Parfaitement honnête homme et
-homme d'honneur dans son procédé et ses actions, il
-n'avait pas, en écrivant, la même mesure morale que
-nous; il voyait de l'hypocrisie là où il n'y a qu'un sentiment
-de convenance légitime et une observation de
-la nature raisonnable et honnête, telle que nous la
-voulons retrouver même à travers les passions.</p>
-
-<p>Dans les nouvelles ou romans qui ont des sujets italiens,
-il a mieux réussi. Pendant son séjour dans l'État
-romain, tout en faisant des fouilles et en déterrant des
-vases noirs «qui ont 2700 ans, à ce qu'ils disent (je
-doute là, comme ailleurs, ajoutait-il)», il avait mis ses
-économies à acheter le droit de faire des copies dans des
-archives de famille gardées avec une jalousie extrême,
-et d'autant plus grande que les possesseurs ne savaient
-pas lire: «J'ai donc, disait-il, huit volumes in-folio
-(mais à page écrite d'un seul côté) parfaitement vrais,
-écrits par les contemporains en demi-jargon. Quand je
-serai de nouveau pauvre diable, vivant au quatrième
-étage, je traduirai cela <i>fidèlement</i>; la fidélité, suivant
-moi, en fait tout le mérite.» Il se demandait s'il pourrait
-intituler ce recueil: «<i>Historiettes romaines, fidèlement
-traduites des récits écrits par les contemporains,
-de 1400 à 1650</i>.» Son scrupule (car il en avait comme
-puriste) était de savoir si l'on pouvait dire <i>historiette</i>
-d'un récit tragique. <i>L'Abbesse de Castro</i>, publiée
-d'abord dans la <i>Revue des Deux Mondes</i> (février et
-mars 1839), appartenait probablement à cette série d'historiettes
-sombres et sanglantes. L'auteur ou le traducteur
-se plaît à trouver dans l'amour d'Hélène pour
-Jules Branciforte un de ces <i>amours passionnés</i> qui
-n'existent plus, selon lui, en 1838, et qu'on trouverait
-fort ridicules si on les rencontrait; amours «qui se
-nourrissent de grands sacrifices, ne peuvent subsister
-qu'environnés de mystère, et se trouvent toujours voisins
-des plus affreux malheurs». Beyle cherche ainsi
-dans le roman une pièce à l'appui de son ancienne et
-constante théorie, qui lui avait fait dire: «L'amour est
-une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d'aller
-la cueillir sur les bords d'un précipice affreux.» Ce genre
-brigand et ce genre romain est bien saisi dans <i>l'Abbesse
-de Castro</i>; cependant on sent que, littérairement, cela
-devient un genre comme un autre, et qu'il n'en faut pas
-abuser. Dans une autre nouvelle de lui, <i>San Francesco
-a Ripa</i>, imprimée depuis sa mort (<i>Revue des Deux
-Mondes</i>, 1<sup>er</sup> juillet 1847), je trouve encore une historiette
-de passion romaine, dont la scène est, cette fois, au
-commencement du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle; la jalousie d'une jeune
-princesse du pays s'y venge de la légèreté d'un Français
-infidèle et galant: le récit y est vif, cru et brusqué. Il
-y a profusion, à la fin, de balles et de coups de tromblon
-qui tuent l'infidèle ainsi que son valet de chambre:
-«ils étaient percés de plus de vingt balles chacun,»
-tant on avait peur de manquer le maître. Dans le genre
-plus classique de Didon et d'Ariane, dans les romans du
-ton et de la couleur de <i>la Princesse de Clèves</i>, on prodigue
-moins les balles et les coups mortels, on a les
-plaintes du monologue, les pensées délicates, les nuances
-du sentiment; quand on a poussé à bout l'un des genres,
-on passe volontiers à l'autre pour se remettre en goût;
-mais, abus pour abus, un certain excès poétique de tendresse
-et d'effusion dans le langage est encore celui dont
-on se lasse le moins.</p>
-
-<p><i>La Chartreuse de Parme</i> (1839) est de tous les romans
-de Beyle celui qui a donné à quelques personnes la plus
-grande idée de son talent dans ce genre. Le début est
-plein de grâce et d'un vrai charme. On y voit Milan
-depuis 1796, époque de la première campagne d'Italie,
-jusqu'en 1813, la fin des beaux jours de la Cour du
-prince Eugène. C'est une idée heureuse que celle de ce
-jeune Fabrice, enthousiaste de la gloire, qui, à la nouvelle
-du débarquement de Napoléon en 1815, se sauve
-de chez son père avec l'agrément de sa mère et de sa
-tante pour aller combattre en France sous les aigles
-reparues. Son odyssée bizarre a pourtant beaucoup de
-naturel; il existe en anglais un livre qui a donné à Beyle
-son idée: ce sont les <i>Mémoires d'un soldat du 71<sup>e</sup> régiment</i>
-qui a assisté à la bataille de Vittoria sans y rien
-comprendre, à peu près comme Fabrice assiste à celle
-de Waterloo en se demandant après si c'est bien à une
-bataille qu'il s'est trouvé et s'il peut dire qu'il se soit
-réellement battu. Beyle a combiné avec les souvenirs de
-sa lecture d'autres souvenirs personnels de sa jeunesse,
-quand il partait à cheval de Genève pour assister à la
-bataille de Marengo. J'aime beaucoup ce commencement;
-je n'en dirai pas autant de ce qui suit. Le roman
-est moins un roman que des Mémoires sur la vie de
-Fabrice et de sa tante, M<sup>me</sup> de Pietranera, devenue
-duchesse de Sanseverina. La morale italienne, dont
-Beyle abuse un peu, est décidément trop loin de la nôtre.
-Fabrice, d'après ses débuts et son éclair d'enthousiasme
-en 1815, pouvait devenir un de ces Italiens distingués,
-de ces libéraux aristocrates, nobles amis d'une régénération
-peut-être impossible, mais tenant par leurs v&oelig;ux,
-par leurs études et par la générosité de leurs désirs, à
-ce qui nous élève en idée et à ce que nous comprenons
-(Santa-Rosa, Cesare Balbo, Capponi). Mais Beyle, en
-posant ainsi son héros, aurait eu trop peur de retomber
-dans le lieu commun d'en deçà des Alpes. Il a fait de
-Fabrice un Italien de pur sang, tel qu'il le conçoit, destiné
-sans vocation à devenir archevêque, bientôt coadjuteur,
-médiocrement et mollement spirituel, libertin,
-faible (lâche, on peut dire), courant chaque matin à la
-chasse du bonheur ou du plaisir, amoureux d'une
-Marietta, comédienne de campagne, s'affichant avec elle
-sans honte, sans égards pour lui-même et pour son état,
-sans délicatesse pour sa famille et pour cette tante qui
-l'aime trop. Je sais bien que Beyle a posé en principe
-qu'un Italien pur ne ressemble en rien à un Français et
-n'a pas de vanité, qu'il ne feint pas l'amour quand il ne
-le ressent pas, qu'il ne cherche ni à plaire, ni à étonner,
-ni à paraître, et qu'il se contente d'être lui-même en
-liberté; mais ce que Fabrice est et paraît dans presque
-tout le roman, malgré son visage et sa jolie tournure,
-est fort laid, fort plat, fort vulgaire; il ne se conduit
-nulle part comme un homme, mais comme un animal
-livré à ses appétits, ou un enfant libertin qui suit ses
-caprices. Aucune morale, aucun principe d'honneur: il
-est seulement déterminé à ne pas simuler de l'amour
-quand il n'en a pas; de même qu'à la fin, quand cet
-amour lui est venu pour Clélia, la fille du triste général
-Fabio Conti, il y sacrifiera tout, même la délicatesse et
-la reconnaissance envers sa tante. Beyle, dans ses écrits
-antérieurs, a donné une définition de l'<i>amour passionné</i>
-qu'il attribue presque en propre à l'Italien et aux
-natures du Midi: Fabrice est un personnage à l'appui
-de sa théorie; il le fait sortir chaque matin à la recherche
-de cet amour, et ce n'est que tout à la fin qu'il le
-lui fait éprouver; celui-ci alors y sacrifie tout, comme
-du reste il faisait précédemment au plaisir. Les jolies
-descriptions de paysage, les vues si bien présentées du
-lac de Côme et de ses environs, ne sauraient par leur
-cadre et leur reflet ennoblir un personnage si peu digne
-d'intérêt, si peu formé pour l'honneur, et si prêt à tout
-faire, même à assassiner, pour son utilité du moment
-et sa passion. Il y a un moment où Fabrice tue quelqu'un,
-en effet; il est vrai que, cette fois, c'est à son
-corps défendant. Il se bat d'une manière assez ignoble
-sur la grande route avec un certain Giletti, comédien
-et protecteur de la Marietta dont Fabrice est l'ami de
-choix. S'il fallait discuter la vraisemblance de l'action
-dans le roman, on pourrait se demander comment il se
-fait que cet accident de grande route ait une si singulière
-influence sur la destinée future de Fabrice; on
-demanderait pourquoi celui-ci, ami (ou qui peut se
-croire tel) du prince de Parme et de son premier ministre,
-coadjuteur et très en crédit dans ce petit État,
-prend la fuite comme un malfaiteur, parce qu'il lui est
-arrivé de tuer devant témoins, en se défendant, un
-comédien de bas étage qui l'a menacé et attaqué le
-premier. La conduite de Fabrice, sa fuite extravagante,
-et les conséquences que l'auteur en a tirées, seraient
-inexplicables si l'on cherchait, je le répète, la vraisemblance
-et la suite dans ce roman, qui n'est guère
-d'un bout à l'autre (j'en excepte le commencement)
-qu'une spirituelle mascarade italienne. Les scènes de
-passion, dont quelques-unes sont assez belles, entre la
-duchesse tante de Fabrice et la jeune Clélia, ne rachètent
-qu'à demi ces impossibilités qui sautent aux yeux
-et qui heurtent le bon sens. La part de vérité de détail,
-qui peut y être mêlée, ne me fera jamais prendre ce
-monde-là pour autre chose que pour un monde de
-fantaisie, fabriqué tout autant qu'observé par un homme
-de beaucoup d'esprit qui fait, à sa manière, du marivaudage
-italien. L'affectation et la grimace du genre se
-marquent de plus en plus en avançant. Au sortir de
-cette lecture, j'ai besoin de relire quelque roman tout
-simple et tout uni, d'une bonne et large nature humaine,
-où les tantes ne soient pas éprises de leurs neveux, où
-les coadjuteurs ne soient pas aussi libertins et aussi
-hypocrites que Retz pouvait l'être dans sa jeunesse, et
-beaucoup moins spirituels; où l'empoisonnement, la
-tromperie, les lettres anonymes, toutes les noirceurs, ne
-soient pas les moyens ordinaires et acceptés comme
-indifférents; où, sous prétexte d'être simple et de fuir
-l'effet, on ne me jette pas dans des complications
-incroyables et dans mille dédales plus effrayants et plus
-tortueux que ceux de l'antique Crète.</p>
-
-<p>Depuis que Beyle taquine la France et les sentiments
-que nous portons dans notre littérature et dans
-notre société, il m'a pris plus d'une fois envie de la
-défendre. Une de ses grandes théories, et d'après laquelle
-il a écrit ensuite ses romans, c'est qu'en France
-l'amour est à peu près inconnu; l'amour digne de ce
-nom, comme il l'entend, l'<i>amour-passion</i> et maladie,
-qui, de sa nature, est quelque chose de tout à fait à
-part, comme l'est la cristallisation dans le règne minéral
-(la comparaison est de lui): mais quand je vois ce
-que devient sous la plume de Beyle et dans ses récits
-cet amour-passion chez les êtres qu'il semble nous
-proposer pour exemple, chez Fabrice quand il est
-atteint finalement, chez l'abbesse de Castro, chez la
-princesse Campobasso, chez Mina de Wangel (autre
-nouvelle de lui), j'en reviens à aimer et à honorer
-l'amour à la française, mélange d'attrait physique sans
-doute, mais aussi de goût et d'inclination morale, de
-galanterie délicate, d'estime, d'enthousiasme, de raison
-même et d'esprit, un amour où il reste un peu de
-sens commun, où la société n'est pas oubliée entièrement,
-où le devoir n'est pas sacrifié à l'aveugle et
-ignoré. Pauline, dans Corneille, me représente bien
-l'idéal de cet amour, où il entre des sentiments divers,
-et où l'élévation et l'honneur se font entendre. On en
-trouverait, en descendant, d'autres exemples compatibles
-avec l'agrément et une certaine décence dans la
-vie, amour ou liaison, ou attachement respectueux et
-tendre, peu importe le nom<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>. L'amour-passion, tel
-que me l'ont peint dans Médée, dans Phèdre ou dans
-Didon, des chantres immortels, est touchant à voir
-grâce à eux, et j'en admire le tableau: mais cet amour-passion,
-devenu systématique chez Beyle, m'impatiente;
-cette espèce de maladie animale, dont Fabrice
-est l'idéal à la fin de sa carrière, est fort laide et n'a
-rien d'attrayant dans sa conclusion hébétée. Quand on
-a lu cela, on revient tout naturellement, ce me semble,
-en fait de compositions romanesques, au genre français,
-ou du moins à un genre qui soit large et plein
-dans sa veine; on demande une part de raison, d'émotion
-saine, et une simplicité véritable telle que l'offrent
-l'histoire des <i>Fiancés</i> de Manzoni, tout bon roman de
-Walter Scott, ou une adorable et vraiment simple nouvelle
-de Xavier de Maistre. Le reste n'est que l'ouvrage
-d'un homme d'esprit qui se fatigue à combiner
-et à lier des paradoxes d'analyse piquants et imprévus,
-auxquels il donne des noms d'hommes; mais les personnages
-n'ont point pris véritablement naissance dans
-son imagination ou dans son c&oelig;ur, et ils ne vivent
-pas.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> J'aime à me représenter cet amour français ou cette amitié
-tendre, dans ses diversités de nuances, par les noms de
-M<sup>me</sup> de La Fayette, de M<sup>me</sup> de Caylus, de M<sup>me</sup> d'Houdetot, de
-M<sup>me</sup> d'Épinay, de M<sup>me</sup> de Beaumont, de M<sup>me</sup> de Custine;
-jamais la grâce n'y est absente.</p>
-</div>
-<p>On voit combien je suis loin, à l'égard de <i>la Chartreuse</i>
-de Beyle, de partager l'enthousiasme de M. de
-Balzac. Celui ci a tout simplement parlé de Beyle
-romancier comme il aurait aimé à ce qu'on parlât de
-lui-même: mais lui, du moins, il avait la faculté de
-concevoir d'un jet et de faire vivre certains êtres qu'il
-lançait ensuite dans son monde réel ou fantastique et
-qu'on n'oubliait plus. Il a fort loué dans <i>la Chartreuse</i>
-le personnage du comte de Mosca, le ministre homme
-d'esprit d'un petit État despotique, et dans lequel il
-avait cru voir un portrait ressemblant du prince de
-Metternich: Beyle n'y avait jamais pensé. On ne peut
-d'ailleurs se ressembler moins que Beyle et M. de Balzac.
-Ce dernier était aussi confiant que l'autre l'était
-peu; Beyle était toujours en garde contre le sot, et
-craignait tout ce qui eût laissé percé la vanité. Il songeait
-sans cesse au ridicule et à n'y pas prêter, et
-M. de Balzac n'en avait pas même le sentiment. Lorsque
-M. de Balzac fit sur Beyle, à propos de <i>la Chartreuse</i>,
-l'article inséré dans les <i>Lettres parisiennes</i>,
-Beyle, à la fin de sa réponse datée de Civita-Vecchia
-(octobre 1840), et après des remerciements confus pour
-cette bombe outrageuse d'éloges à laquelle il s'attendait
-si peu, lui disait: «Cet article étonnant, tel que
-jamais écrivain ne le reçut d'un autre, je l'ai lu, j'ose
-maintenant vous l'avouer, <i>en éclatant de rire</i>. Toutes
-les fois que j'arrivais à une louange un peu forte, et
-j'en rencontrais à chaque pas, je voyais la mine que
-feraient mes amis en le lisant<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> L'anecdote qu'on va lire est authentique, et je la tiens
-d'original: «On sait que Balzac admirait Beyle à la folie pour
-sa <i>Chartreuse de Parme</i> et qu'il l'a loué à mort dans sa <i>Revue
-Parisienne</i>. Beyle, vers ce temps, revenait de Rome, de Civita-Vecchia,
-à Paris, et dans le premier moment, craignant le
-ridicule, il fut tout confus d'un pareil éloge si exorbitant: il
-ne savait où se cacher. Cependant il vit Balzac et ne lui sut
-pas mauvais gré d'avoir été ainsi bombardé grand homme.
-Vers ce temps, Beyle vendait à la <i>Revue des Deux Mondes</i> une
-série de nouvelles italiennes qu'il se proposait de faire et dont
-il n'y eut qu'une ou deux d'achevées. Il reçut pour cela la
-somme de 3.000 francs. Or, à sa mort, on trouva dans ses
-papiers la preuve que ces 3.000 francs avaient été donnés ou
-prêtés par lui à Balzac qui fut ainsi payé de son éloge: un
-service d'argent contre un service d'amour-propre. M. Colomb,
-ami intime de Beyle, et qui eut à mettre en ordre ses papiers,
-a lui-même certifié le fait.»&mdash;Et moi je n'ajouterai qu'un
-mot qui est celui du poète de la <i>Métromanie</i>:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ce mélange de gloire et de gain m'importune!</div>
-</div>
-</div>
-<p>Tous deux ne différaient pas moins par la manière
-dont ils concevaient la forme et le style, ou la façon
-de s'exprimer. Sur ce point, M. de Balzac croyait n'en
-avoir jamais fait assez. Dans ses <i>Mémoires d'un Touriste</i>,
-Beyle, passant dans je ne sais quelle ville de
-Bourgogne, a dit: «J'ai trouvé dans ma chambre un
-volume de M. de Balzac, c'est <i>l'Abbé Biroteau</i> de
-Tours. Que j'admire cet auteur! qu'il a bien su énumérer
-les malheurs et petitesses de la province! Je
-voudrais un style plus simple: mais, dans ce cas,
-les provinciaux l'achèteraient-ils? Je suppose qu'il
-fait ses romans en deux temps; d'abord raisonnablement,
-puis il les habille en beau style néologique,
-avec les <i>patiments</i> de l'âme, <i>il neige dans mon c&oelig;ur</i>,
-et autres belles choses.» De son côté, M. de Balzac
-trouvait qu'il manquait quelque chose au style de
-Beyle, et nous le trouvons aussi. Celui-ci dictait ou
-griffonnait comme il causait; quand il voulait corriger
-ou retoucher, il refaisait autrement, et recommençait
-à tout hasard pour la seconde ou troisième fois, sans
-mieux faire nécessairement que la première. Ce qu'il
-n'avait pas saisi du premier mot, il ne l'atteignait pas,
-il ne le réparait pas. Son style, en appuyant, n'éclaircit
-pas sa pensée; il se faisait des idées singulières des
-écrivains proprement dits: «Quand je me mets à
-écrire, disait-il, je ne songe plus à mon <i>beau idéal</i>
-littéraire; je suis assiégé par des idées que j'ai besoin
-de noter. Je suppose que M. Villemain est assiégé par
-des formes de phrases; et, ce qu'on appelle un poète,
-M. Delille ou Racine, par des formes de vers. Corneille
-était agité par des formes de réplique.» Enfin
-il se donne bien de la peine pour s'expliquer une chose
-très simple; il n'était pas de ceux à qui l'image arrive
-dans la pensée, ou chez qui l'émotion lyrique, éloquente,
-éclate et jaillit par places dans un développement
-naturel et harmonieux. L'étude première n'avait
-rien fait chez lui pour suppléer à ce défaut; il n'avait
-pas eu de maître, ni ce professeur de rhétorique qu'il
-est toujours bon d'avoir eu, dût-on s'insurger plus tard
-contre lui. Il sentait bien, malgré la théorie qu'il
-s'était faite, que quelque chose lui manquait. En
-paraissant mépriser le style, il en était très préoccupé.</p>
-
-<p>En critiquant ainsi avec quelque franchise les romans
-de Beyle, je suis loin de le blâmer de les avoir écrits.
-S'il se peut faire encore des chefs-d'&oelig;uvre, ce n'est
-qu'en osant derechef tenter la carrière, au risque de
-s'exposer à rester en chemin par bien des &oelig;uvres incomplètes.
-Beyle eut ce genre de courage. En 1825, il
-y avait une école ultra critique et toute raisonneuse qui
-posait ceci en principe: «Notre siècle <i>comprendra</i> les
-chefs-d'&oelig;uvre, mais n'en <i>fera</i> pas. Il y a des époques
-d'artistes, il en est d'autres qui ne produisent que des
-gens d'esprit, d'infiniment d'esprit si vous voulez.»
-Beyle répondait à cette théorie désespérante dans une
-lettre insérée au <i>Globe</i> le 31 mars 1825:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Pour être artiste après les La Harpe, il faut un courage de
-fer. Il faut encore moins songer aux critiques qu'un jeune officier
-de dragons, chargeant avec sa compagnie, ne songe à l'hôpital
-et aux blessures. C'est le manque absolu de ce <i>courage</i>
-qui cloue dans la médiocrité tous nos pauvres poètes. Il faut
-écrire pour se faire plaisir à soi-même, écrire comme je vous
-écris cette lettre; l'idée m'en est venue, et j'ai pris un morceau
-de papier. C'est faute de <i>courage</i> que nous n'avons plus d'artistes.
-Nierez-vous que Canova et Rossini ne soient de grands
-artistes? Peu d'hommes ont plus méprisé les critiques. Vers
-1785, il n'y avait peut-être pas un amateur à Rome qui ne trouvât
-ridicules les ouvrages de Canova, etc.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Toutes les fois que Beyle a eu une idée, il a donc pris
-un morceau de papier, et il a écrit, sans s'inquiéter du
-qu'en dira-t-on, et sans jamais mendier d'éloges: un
-vrai galant homme en cela. Ses romans sont ce qu'ils
-peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires; ils sont comme
-sa critique, surtout à l'usage de ceux qui en font; ils
-donnent des idées et ouvrent bien des voies. Entre
-toutes ces pistes qui s'entre-croisent, peut-être l'homme
-de talent dans le genre trouvera la sienne.</p>
-
-<p>Plusieurs écrivains dans ces derniers temps, et après
-M. de Balzac, se sont occupés de Beyle, de sa vie, de son
-caractère et de ses &oelig;uvres: M. Arnould Frémy, M. Paulin
-Limayrac, M. Charles Monselet, ont parlé de lui tour
-à tour; il y a à s'instruire sur son compte à leurs discussions
-et à leurs spirituelles analyses; mais s'ils me
-permettent de le dire, pour juger au net de cet esprit
-assez compliqué et ne se rien exagérer dans aucun sens,
-j'en reviendrai toujours de préférence, indépendamment
-de mes propres impressions et souvenirs, à ce que m'en
-diront ceux qui l'ont connu en ses bonnes années et à
-ses origines, à ce qu'en dira M. Mérimée, M. Ampère, à
-ce que m'en dirait Jacquemont s'il vivait, ceux en un
-mot qui l'ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première.&mdash;Au
-physique, et sans être petit, il eut de bonne
-heure la taille forte et ramassée, le cou court et sanguin;
-son visage plein s'encadrait de favoris et de cheveux
-bruns frisés, artificiels vers la fin; le front était beau,
-le nez retroussé et quelque peu à la kalmouck; la lèvre
-inférieure avançait légèrement et s'annonçait pour moqueuse.
-L'&oelig;il assez petit, mais très vif, sous une voûte
-sourcilière prononcée, était fort joli dans le sourire.
-Jeune, il avait eu un certain renom dans les bals de
-la cour par la beauté de sa jambe, ce qu'on remarquait
-alors. Il avait la main petite et fine, dont il était fier. Il
-devint lourd et apoplectique dans ses dernières années,
-mais il était fort soigneux de dissimuler, même à ses
-amis, les indices de décadence. Il mourut subitement à
-Paris, où il était en congé, le 23 mars 1842, âgé de cinquante-neuf
-ans. En continuant littérairement avec
-originalité et avec une sorte d'invention la postérité
-française des Chamfort, des Rulhière, de ces hommes
-d'esprit qu'il rappelle par plus d'un trait ou d'une malice,
-Beyle avait au fond une droiture et une sûreté dans
-les rapports intimes qu'il ne faut jamais oublier de reconnaître
-quand on lui a dit d'ailleurs ses vérités.</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-<div class="titre">DE L'AMOUR</div>
-<h2 class="nobreak">LIVRE PREMIER</h2>
-
-
-
-
-<h3 id="ch1">CHAPITRE PREMIER<br />
-De l'amour.</h3>
-
-
-<p>Je cherche à me rendre compte de cette passion
-dont tous les développements sincères ont un caractère
-de beauté.</p>
-
-<p>Il y a quatre amours différents:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> L'amour-passion, celui de la Religieuse portugaise,
-celui d'Héloïse pour Abélard, celui du capitaine de
-Vésel, du gendarme de Cento<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Les amis de M. Beyle lui ont demandé souvent qui étaient
-ce capitaine et ce gendarme; il répondait qu'il avait oublié leur
-histoire. P. M.</p>
-</div>
-<p>2<sup>o</sup> L'amour-goût, celui qui régnait à Paris vers 1760,
-et que l'on trouve dans les mémoires et romans de
-cette époque, dans Crébillon, Lauzun, Duclos, Marmontel,
-Chamfort, M<sup>me</sup> d'Épinay, etc., etc.</p>
-
-<p>C'est un tableau où, jusqu'aux ombres, tout doit être
-couleur de rose, où il ne doit entrer rien de désagréable
-sous aucun prétexte et sous peine de manquer
-d'usage, de bon ton, de délicatesse, etc. Un homme
-bien né sait d'avance tous les procédés qu'il doit avoir
-et rencontrer dans les diverses phases de cet amour;
-rien n'y étant passion et imprévu, il a souvent plus de
-délicatesse que l'amour véritable, car il a toujours
-beaucoup d'esprit; c'est une froide et jolie miniature
-comparée à un tableau des Carraches; et, tandis que
-l'amour-passion nous emporte au travers de tous nos
-intérêts, l'amour-goût sait toujours s'y conformer. Il
-est vrai que, si l'on ôte la vanité à ce pauvre amour,
-il en reste bien peu de chose; une fois privé de
-vanité, c'est un convalescent affaibli qui peut à peine
-se traîner.</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> L'amour physique.</p>
-
-<p>A la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne
-qui fuit dans le bois. Tout le monde connaît l'amour
-fondé sur ce genre de plaisir; quelque sec et malheureux
-que soit le caractère, on commence par là à
-seize ans.</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> L'amour de vanité.</p>
-
-<p>L'immense majorité des hommes, surtout en France,
-désire et a une femme à la mode, comme on a un joli
-cheval, comme chose nécessaire au luxe d'un jeune
-homme. La vanité plus ou moins flattée, plus ou
-moins piquée, fait naître des transports. Quelquefois
-il y a l'amour physique, et encore pas toujours; souvent
-il n'y a pas même le plaisir physique. Une
-duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois,
-disait la duchesse de Chaulnes; et les habitués de la
-cour de cet homme juste, le roi Louis de Hollande,
-se rappellent encore avec gaieté une jolie femme de la
-Haye qui ne pouvait se résoudre à ne pas trouver charmant
-un homme qui était duc ou prince. Mais, fidèle
-au principe monarchique, dès qu'un prince arrivait à
-la cour, on renvoyait le duc: elle était comme la décoration
-du corps diplomatique.</p>
-
-<p>Le cas le plus heureux de cette plate relation est
-celui où le plaisir physique est augmenté par l'habitude.
-Les souvenirs la font alors ressembler un peu à l'amour;
-il y a la pique d'amour-propre et la tristesse quand
-on est quitté; et, les idées de roman vous prenant à
-la gorge, on croit être amoureux et mélancolique, car
-la vanité aspire à se croire une grande passion. Ce
-qu'il y a de sûr, c'est qu'à quelque genre d'amour que
-l'on doive les plaisirs, dès qu'il y a exaltation de l'âme,
-ils sont vifs et leur souvenir entraînant; et dans cette
-passion, au contraire de la plupart des autres, le souvenir
-de ce que l'on a perdu paraît toujours au-dessus
-de ce qu'on peut attendre de l'avenir.</p>
-
-<p>Quelquefois, dans l'amour de vanité, l'habitude ou
-le désespoir de trouver mieux produit une espèce
-d'amitié, la moins aimable de toutes les espèces; elle
-se vante de sa <i>sûreté</i>, etc.<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Dialogue connu de Pont de Veyle avec M<sup>me</sup> du Deffant,
-au coin du feu.</p>
-</div>
-<p>Le plaisir physique, étant dans la nature, est connu
-de tout le monde, mais n'a qu'un rang subordonné aux
-yeux des âmes tendres et passionnées. Si elles ont des
-ridicules dans le salon, si souvent les gens du monde,
-par leurs intrigues, les rendent malheureuses, en
-revanche elles connaissent des plaisirs à jamais inaccessibles
-aux c&oelig;urs qui ne palpitent que pour la
-vanité ou pour l'argent.</p>
-
-<p>Quelques femmes vertueuses et tendres n'ont presque
-pas d'idée des plaisirs physiques; elles s'y sont
-rarement exposées, si l'on peut parler ainsi, et même
-alors les transports de l'amour-passion ont presque fait
-oublier les plaisirs du corps.</p>
-
-<p>Il est des hommes victimes et instruments d'un
-orgueil infernal, d'un orgueil à l'Alfieri. Ces gens, qui
-peut-être sont cruels, parce que, comme Néron, ils
-tremblent toujours, jugeant tous les hommes d'après
-leur propre c&oelig;ur, ces gens, dis-je, ne peuvent atteindre
-au plaisir physique qu'autant qu'il est accompagné
-de la plus grande jouissance d'orgueil possible, c'est-à-dire
-qu'autant qu'ils exercent des cruautés sur la
-compagne de leurs plaisirs. De là les horreurs de <i>Justine</i>.
-Ces hommes ne trouvent pas à moins le sentiment
-de la sûreté.</p>
-
-<p>Au reste, au lieu de distinguer quatre amours différents,
-on peut fort bien admettre huit ou dix nuances.
-Il y a peut-être autant de façons de sentir parmi les
-hommes que de façons de voir; mais ces différences
-dans la nomenclature ne changent rien aux raisonnements
-qui suivent. Tous les amours qu'on peut voir
-ici-bas naissent, vivent et meurent, ou s'élèvent à
-l'immortalité, suivant les mêmes lois<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Ce livre est traduit librement d'un manuscrit italien de
-M. Lisio Visconti, jeune homme de la plus haute distinction,
-qui vient de mourir à Volterre, sa patrie. Le jour de sa mort
-imprévue, il permit au traducteur de publier son essai sur
-l'Amour, s'il trouvait moyen de le réduire à une forme honnête.</p>
-
-<div class="date">Castel Fiorentino, 10 juin 1819.</div></div>
-
-
-
-<h3 id="ch2">CHAPITRE II<br />
-De la naissance de l'amour.</h3>
-
-
-<p>Voici ce qui se passe dans l'âme:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> L'admiration.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> On se dit: «Quel plaisir de lui donner des baisers,
-d'en recevoir! etc.»</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> L'espérance.</p>
-
-<p>On étudie les perfections; c'est à ce moment qu'une
-femme devrait se rendre, pour le plus grand plaisir
-physique possible. Même chez les femmes les plus
-réservées, les yeux rougissent au moment de l'espérance;
-la passion est si forte, le plaisir si vif, qu'il se
-trahit par des signes frappants.</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> L'amour est né.</p>
-
-<p>Aimer, c'est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir
-par tous les sens, et d'aussi près que possible, un objet
-aimable et qui nous aime.</p>
-
-<p>5<sup>o</sup> La première cristallisation<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a> commence.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Voir, pour plus ample explication de ce mot, le <i>Rameau
-de Salzbourg</i> (fragment inédit), à la fin du volume.</p>
-</div>
-<p>On se plaît à orner de mille perfections une femme
-de l'amour de laquelle on est sûr; on se détaille tout
-son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se
-réduit à s'exagérer une propriété superbe, qui vient de
-nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la
-possession de laquelle on est assuré.</p>
-
-<p>Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre
-heures, et voici ce que vous trouverez.</p>
-
-<p>Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les
-profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre
-effeuillé par l'hiver; deux ou trois mois après, on
-le retire couvert de cristallisations brillantes: les plus
-petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que
-la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de
-diamants mobiles et éblouissants; on ne peut plus
-reconnaître le rameau primitif.</p>
-
-<p>Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de
-l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte
-que l'objet aimé a de nouvelles perfections.</p>
-
-<p>Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers
-à Gênes, sur le bord de la mer, durant les jours
-brûlants de l'été: quel plaisir de goûter cette fraîcheur
-avec elle!</p>
-
-<p>Un de vos amis se casse le bras à la chasse: quelle
-douceur de recevoir les soins d'une femme qu'on aime!
-Être toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant
-ferait presque bénir la douleur; et vous partez du bras
-cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique
-bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser
-à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime.</p>
-
-<p>Ce phénomène, que je me permets d'appeler la <i>cristallisation</i>,
-vient de la nature qui nous commande
-d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau,
-du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections
-de l'objet aimé, et de l'idée: elle est à moi.
-Le sauvage n'a pas le temps d'aller au delà du premier
-pas. Il a du plaisir, mais l'activité de son cerveau est
-employée à suivre le daim qui fuit dans la forêt, et avec
-la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite,
-sous peine de tomber sous la hache de son ennemi.</p>
-
-<p>A l'autre extrémité de la civilisation, je ne doute pas
-qu'une femme tendre n'arrive à ce point, de ne trouver
-le plaisir physique qu'auprès de l'homme qu'elle aime<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>.
-C'est le contraire du sauvage. Mais, parmi les nations
-civilisées, la femme a du loisir, et le sauvage est si près
-de ses affaires, qu'il est obligé de traiter sa femelle
-comme une bête de somme. Si les femelles de beaucoup
-d'animaux sont plus heureuses, c'est que la subsistance
-des mâles est plus assurée.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Si cette particularité ne se présente pas chez l'homme, c'est
-qu'il n'a pas la pudeur à sacrifier pour un instant.</p>
-</div>
-<p>Mais quittons les forêts pour revenir à Paris. Un
-homme passionné voit toutes les perfections dans ce
-qu'il aime; cependant l'attention peut encore être distraite,
-car l'âme se rassasie de tout ce qui est uniforme,
-même du bonheur parfait<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Ce qui veut dire que la même nuance d'existence ne donne
-qu'un instant de bonheur parfait; mais la manière d'être d'un
-homme passionné change dix fois par jour.</p>
-</div>
-<p>Voici ce qui survient pour fixer l'attention:</p>
-
-<p>6<sup>o</sup> Le doute naît.</p>
-
-<p>Après que dix ou douze regards, ou toute autre série
-d'actions qui peuvent durer un moment comme plusieurs
-jours, ont d'abord donné et ensuite confirmé les
-espérances, l'amant, revenu de son premier étonnement,
-et s'étant accoutumé à son bonheur, ou guidé par la
-théorie qui, toujours basée sur les cas les plus fréquents,
-ne doit s'occuper que des femmes faciles, l'amant, dis-je,
-demande des assurances plus positives et veut pousser
-son bonheur.</p>
-
-<p>On lui oppose de l'indifférence<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>, de la froideur ou
-même de la colère, s'il montre trop d'assurance; en
-France, une nuance d'ironie qui semble dire: «Vous
-vous croyez plus avancé que vous ne l'êtes.» Une femme
-se conduit ainsi, soit qu'elle se réveille d'un moment
-d'ivresse et obéisse à la pudeur, qu'elle tremble d'avoir
-enfreinte, soit simplement par prudence ou par coquetterie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Ce que les romans du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle appelaient le <i>coup de
-foudre</i>, qui décide du destin du héros et de sa maîtresse, est un
-mouvement de l'âme qui, pour avoir été gâté par un nombre
-infini de barbouilleurs, n'en existe pas moins dans la nature;
-il provient de l'impossibilité de cette man&oelig;uvre défensive. La
-femme qui aime trouve trop de bonheur dans le sentiment
-qu'elle éprouve pour pouvoir réussir à feindre; ennuyée de la
-prudence, elle néglige toute précaution et se livre en aveugle
-au bonheur d'aimer. La défiance rend le coup de foudre impossible.</p>
-</div>
-<p>L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait;
-il devient sévère sur les raisons d'espérer qu'il
-a cru voir.</p>
-
-<p>Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, <i>il
-les trouve anéantis</i>. La crainte d'un affreux malheur le
-saisit, et avec elle l'attention profonde.</p>
-
-<p>7<sup>o</sup> Seconde cristallisation.</p>
-
-<p>Alors commence la seconde cristallisation produisant
-pour diamants des confirmations à cette idée:</p>
-
-<p>Elle m'aime.</p>
-
-<p>A chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance
-des doutes, après un moment de malheur affreux,
-l'amant se dit: Oui, elle m'aime; et la cristallisation
-se tourne à découvrir de nouveaux charmes; puis le
-doute à l'&oelig;il hagard s'empare de lui, et l'arrête en sursaut.
-Sa poitrine oublie de respirer; il se dit: Mais
-est-ce qu'elle m'aime? Au milieu de ces alternatives
-déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement:
-Elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au
-monde peut me donner.</p>
-
-<p>C'est l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin sur
-l'extrême bord d'un précipice affreux, et touchant de
-l'autre main le bonheur parfait, qui donne tant de
-supériorité à la seconde cristallisation sur la première.</p>
-
-<p>L'amant erre sans cesse entre ces trois idées:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Elle a toutes les perfections;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Elle m'aime;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Comment faire pour obtenir d'elle la plus grande
-preuve d'amour possible?</p>
-
-<p>Le moment le plus déchirant de l'amour jeune encore
-est celui où il s'aperçoit qu'il a fait un faux raisonnement
-et qu'il faut détruire tout un pan de cristallisation.</p>
-
-<p>On entre en doute de la cristallisation elle-même.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch3">CHAPITRE III<br />
-De l'espérance.</h3>
-
-
-<p>Il suffit d'un très petit degré d'espérance pour causer
-la naissance de l'amour.</p>
-
-<p>L'espérance peut ensuite manquer au bout de deux
-ou trois jours, l'amour n'en est pas moins né.</p>
-
-<p>Avec un caractère décidé, téméraire, impétueux, et
-une imagination développée par les malheurs de la vie,</p>
-
-<p>Le degré d'espérance peut être plus petit.</p>
-
-<p>Elle peut cesser plus tôt, sans tuer l'amour.</p>
-
-<p>Si l'amant a eu des malheurs, s'il a le caractère tendre
-et pensif, s'il désespère des autres femmes, s'il a
-une admiration vive pour celle dont il s'agit, aucun
-plaisir ordinaire ne pourra le distraire de la seconde
-cristallisation. Il aimera mieux rêver à la chance la
-plus incertaine de lui plaire un jour que recevoir d'une
-femme vulgaire tout ce qu'elle peut accorder.</p>
-
-<p>Il aurait besoin qu'à cette époque, et non plus tard,
-notez bien, la femme qu'il aime tuât l'espérance d'une
-manière atroce, et le comblât de ces mépris publics
-qui ne permettent plus de revoir les gens.</p>
-
-<p>La naissance de l'amour admet de beaucoup plus
-longs délais entre toutes ces époques.</p>
-
-<p>Elle exige beaucoup plus d'espérance, et une espérance
-beaucoup plus soutenue, chez les gens froids,
-flegmatiques, prudents. Il en est de même des gens âgés.</p>
-
-<p>Ce qui assure la durée de l'amour, c'est la seconde
-cristallisation, pendant laquelle on voit à chaque instant
-qu'il s'agit d'être aimé ou de mourir. Comment,
-après cette conviction de toutes les minutes, tournée
-en habitude par plusieurs mois d'amour, pouvoir seulement
-soutenir la pensée de cesser d'aimer? Plus un
-caractère est fort, moins il est sujet à l'inconstance.</p>
-
-<p>Cette seconde cristallisation manque presque tout à
-fait dans les amours inspirées par les femmes qui se
-rendent trop vite.</p>
-
-<p>Dès que les cristallisations ont opéré, surtout la
-seconde, qui de beaucoup est la plus forte, les yeux
-indifférents ne reconnaissent plus la branche d'arbre:</p>
-
-<p>Car, 1<sup>o</sup> elle est ornée de perfections ou de diamants
-qu'ils ne voient pas;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Elle est ornée de perfections qui n'en sont pas pour
-eux.</p>
-
-<p>La perfection de certains charmes dont lui parle un
-ancien ami de sa belle, et une certaine nuance de vivacité
-aperçue dans ses yeux, sont un diamant de la cristallisation<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>
-de Del Rosso. Ces idées aperçues dans une
-soirée le font rêver toute une nuit.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> J'ai appelé cet essai un livre d'idéologie. Mon but a été
-d'indiquer que, quoiqu'il s'appelât l'<i>Amour</i>, ce n'était pas un
-roman, et que surtout il n'était pas amusant comme un roman.
-Je demande pardon aux philosophes d'avoir pris le mot <i>idéologie</i>:
-mon intention n'est certainement pas d'usurper un titre
-qui serait le droit d'un autre. Si l'idéologie est une description
-détaillée des idées et de toutes les parties qui peuvent les composer,
-le présent livre est une description détaillée et minutieuse
-de tous les sentiments qui composent la passion nommée
-l'<i>amour</i>. Ensuite je tire quelques conséquences de cette description,
-par exemple, la manière de guérir l'amour. Je ne connais
-pas de mot pour dire, en grec, discours sur les sentiments,
-comme idéologie indique discours sur les idées. J'aurais pu me
-faire inventer un mot par quelqu'un de mes amis savants, mais
-je suis déjà assez contrarié d'avoir dû adopter le mot nouveau
-de <i>cristallisation</i>, et il est fort possible que si cet essai trouve
-des lecteurs, ils ne me passent pas ce mot nouveau. J'avoue
-qu'il y aurait eu du talent littéraire à l'éviter; je m'y suis
-essayé, mais sans succès. Sans ce mot, qui suivant moi exprime
-le principal phénomène de cette folie nommée amour, <i>folie</i>
-cependant qui procure à l'homme les plus grands plaisirs qu'il
-soit donné aux êtres de son espèce de goûter sur la terre, sans
-l'emploi de ce mot qu'il fallait sans cesse remplacer par une
-périphrase fort longue, la description que je donne de ce qui se
-passe dans la tête et dans le c&oelig;ur de l'homme amoureux devenait
-obscure, lourde, ennuyeuse, même pour moi qui suis l'auteur:
-qu'aurait-ce été pour le lecteur?</p>
-
-<p>J'engage donc le lecteur qui se sentira trop choqué par ce
-mot de <i>cristallisation</i> à fermer le livre. Il n'entre pas dans mes
-v&oelig;ux, et sans doute fort heureusement pour moi, d'avoir
-beaucoup de lecteurs. Il me serait doux de plaire beaucoup à
-trente ou quarante personnes de Paris que je ne verrai jamais,
-mais que j'aime à la folie, sans les connaître. Par exemple,
-quelque jeune M<sup>me</sup> Roland, lisant en cachette quelque volume
-qu'elle cache bien vite, au moindre bruit, dans les tiroirs de
-l'établi de son père, lequel est graveur de boîtes de montre.
-Une âme comme celle de M<sup>me</sup> Roland me pardonnera, je l'espère,
-non seulement le mot de <i>cristallisation</i> employé pour
-exprimer cet acte de folie, qui nous fait apercevoir toutes les
-beautés, tous les genres de perfection dans la femme que nous
-commençons à aimer, mais encore plusieurs ellipses trop hardies.
-Il n'y a qu'à prendre un crayon et écrire entre les lignes
-les cinq ou six mots qui manquent.</p>
-</div>
-<p>Une repartie imprévue qui me fait voir plus clairement
-une âme tendre, généreuse, ardente, ou, comme
-dit le vulgaire, <i>romanesque</i><a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>, et mettant au-dessus du
-bonheur des rois le simple plaisir de se promener seule
-avec son amant à minuit, dans un bois écarté, me donne
-aussi à rêver toute une nuit<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Toutes ses actions eurent d'abord à mes yeux cet air
-céleste qui sur le champ fait d'un homme un être à part, le
-différencie de tous les autres. Je croyais lire dans ses yeux
-cette soif d'un bonheur plus sublime, cette mélancolie non
-avouée qui aspire à quelque chose de mieux que ce que nous
-trouvons ici-bas, et qui, dans toutes les situations où la fortune
-et les révolutions peuvent placer une âme romanesque,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">&hellip; Still prompts the celestial sight,</div>
-<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">For which we wish to live or dare to die.</div>
-</div>
-
-<div class="attr">(<span lang="it" xml:lang="it">Ultima lettera di Bianca a sua madre.
-Forlì</span>, 1817.)</div></div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> C'est pour <i>abréger</i> et pouvoir peindre l'intérieur des âmes
-que l'auteur rapporte, en employant la formule du <i>je</i>, plusieurs
-sensations qui lui sont étrangères; il n'avait rien de personnel
-qui méritât d'être cité.</p>
-</div>
-<p>Il dira que ma maîtresse est une prude; je dirai que
-la sienne est une <i>fille</i>.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch4">CHAPITRE IV</h3>
-
-
-<p>Dans une âme parfaitement indifférente&mdash;une jeune
-fille habitant un château isolé au fond d'une campagne,&mdash;le
-plus petit étonnement peut amener une petite
-admiration, et, s'il survient la plus légère espérance,
-elle fait naître l'amour et la cristallisation.</p>
-
-<p>Dans ce cas, l'amour plaît d'abord comme amusant.</p>
-
-<p>L'étonnement et l'espérance sont puissamment secondés
-par le besoin d'amour et la mélancolie que l'on a
-à seize ans. On sait assez que l'inquiétude de cet âge
-est une soif d'aimer, et le propre de la soif est de n'être
-pas excessivement difficile sur la nature du breuvage
-que le hasard lui présente.</p>
-
-<p>Récapitulons les sept époques de l'amour; ce sont:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> L'admiration;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Quel plaisir, etc.;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> L'espérance;</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> L'amour est né;</p>
-
-<p>5<sup>o</sup> Première cristallisation;</p>
-
-<p>6<sup>o</sup> Le doute paraît;</p>
-
-<p>7<sup>o</sup> Seconde cristallisation.</p>
-
-<p>Il peut s'écouler un an entre le n<sup>o</sup> 1 et le n<sup>o</sup> 2.</p>
-
-<p>Un mois entre le n<sup>o</sup> 2 et le n<sup>o</sup> 3; si l'espérance ne se
-hâte pas de venir, l'on renonce insensiblement au n<sup>o</sup> 2
-comme donnant du malheur.</p>
-
-<p>Un clin d'&oelig;il entre le n<sup>o</sup> 3 et le n<sup>o</sup> 4.</p>
-
-<p>Il n'y a pas d'intervalle entre le n<sup>o</sup> 4 et le n<sup>o</sup> 5. Ils ne
-sauraient être séparés que par l'intimité.</p>
-
-<p>Il peut s'écouler quelques jours, suivant le degré
-d'impétuosité et les habitudes de hardiesse du caractère,
-entre les n<sup>os</sup> 5 et 6, et il n'y a pas d'intervalle
-entre le 6 et le 7.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch5">CHAPITRE V</h3>
-
-
-<p>L'homme n'est pas libre de ne pas faire ce qui lui
-fait plus de plaisir que toutes les autres actions possibles<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> La bonne éducation, à l'égard des crimes, est de donner
-des remords qui, prévus, mettent un poids dans la balance.</p>
-</div>
-<p>L'amour est comme la fièvre, il naît et s'éteint sans
-que la volonté y ait la moindre part. Voilà une des
-principales différences de l'amour-goût et de l'amour-passion,
-et l'on ne peut s'applaudir des belles qualités
-de ce qu'on aime que comme d'un hasard heureux.</p>
-
-<p>Enfin, l'amour est de tous les âges: voyez la passion
-de M<sup>me</sup> Du Deffant pour le peu gracieux Horace Walpole.
-L'on se souvient peut-être encore à Paris d'un
-exemple plus récent et surtout plus aimable.</p>
-
-<p>Je n'admets en preuve des grandes passions que
-celles de leurs conséquences qui sont ridicules: par
-exemple, la timidité, preuve de l'amour; je ne parle
-pas de la mauvaise honte au sortir du collège.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch6">CHAPITRE VI<br />
-Le rameau de Salzbourg.</h3>
-
-
-<p>La cristallisation ne cesse presque jamais en amour.
-Voici son histoire: tant qu'on n'est pas bien avec ce
-qu'on aime, il y a la cristallisation à <i>solution imaginaire</i>;
-ce n'est que par l'imagination que vous êtes
-sûr que telle perfection existe chez la femme que vous
-aimez. Après l'intimité, les craintes sans cesse renaissantes
-sont apaisées par des solutions plus réelles.
-Ainsi, le bonheur n'est jamais uniforme que dans sa
-source. Chaque jour a une fleur différente.</p>
-
-<p>Si la femme aimée cède à la passion qu'elle ressent
-et tombe dans la faute énorme de tuer la crainte par
-la vivacité de ses transports<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>, la cristallisation cesse un
-instant; mais, quand l'amour perd de sa vivacité, c'est-à-dire
-de ses craintes, il acquiert le charme d'un entier
-abandon, d'une confiance sans bornes, une douce habitude
-vient émousser toutes les peines de la vie et donner
-aux jouissances un autre genre d'intérêt.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Diane de Poitiers, dans la <i>Princesse de Clèves</i>.</p>
-</div>
-<p>Êtes-vous quitté, la cristallisation recommence; et
-chaque acte d'admiration, la vue de chaque bonheur
-qu'elle peut vous donner et auquel vous ne songiez
-plus, se termine par cette réflexion déchirante: «Ce
-bonheur si charmant, je ne le reverrai <i>jamais!</i> et c'est
-par ma faute que je le perds!» Que si vous cherchez
-le bonheur dans des sensations d'un autre genre, votre
-c&oelig;ur se refuse à les sentir. Votre imagination vous
-peint bien la position physique, elle vous met bien sur
-un cheval rapide à la chasse, dans les bois du Devonshire<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>;
-mais vous voyez, vous sentez évidemment que
-vous n'y auriez aucun plaisir. Voilà l'erreur d'optique qui
-produit le coup de pistolet.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Car, si vous pouviez vous imaginer là un bonheur, la cristallisation
-aurait déféré à votre maîtresse le privilège exclusif
-de vous donner ce bonheur.</p>
-</div>
-<p>Le jeu a aussi sa cristallisation provoquée par l'emploi
-à faire de la somme que vous allez gagner.</p>
-
-<p>Les jeux de la cour, si regrettés par les nobles, sous
-le nom de légitimité, n'étaient si attachants que par
-la cristallisation qu'ils provoquaient. Il n'y avait pas
-de courtisan qui ne rêvât la fortune rapide d'un Luynes
-ou d'un Lauzun, et de femme aimable qui ne vît en
-perspective le duché de madame de Polignac. Aucun
-gouvernement raisonnable ne peut redonner cette cristallisation.
-Rien n'est anti-imagination comme le gouvernement
-des États-Unis d'Amérique. Nous avons vu
-que leurs voisins les sauvages ne connaissent presque
-pas la cristallisation. Les Romains n'en avaient guère
-d'idée et ne la trouvaient que par l'amour physique.</p>
-
-<p>La haine a sa cristallisation; dès qu'on peut espérer
-de se venger, on recommence de haïr.</p>
-
-<p>Si toute croyance où il y a de l'<i>absurde</i> ou du <i>non-démontré</i>
-tend toujours à mettre à la tête du parti les
-gens les plus absurdes, c'est encore un des effets de la
-<i>cristallisation</i>. Il y a cristallisation même en mathématiques
-(voyez les newtoniens en 1740) dans les têtes
-qui ne peuvent pas à tout moment se rendre présentes
-toutes les parties de la démonstration de ce qu'elles
-croient.</p>
-
-<p>Voyez en preuve la destinée des grands philosophes
-allemands, dont l'immortalité, tant de fois proclamée,
-ne peut jamais aller au delà de trente ou quarante ans.</p>
-
-<p>C'est parce qu'on ne peut se rendre compte du
-<i>pourquoi</i> de ses sentiments que l'homme le plus sage
-est fanatique en musique.</p>
-
-<p>On ne peut pas à volonté se prouver qu'on a raison
-contre tel contradicteur.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch7">CHAPITRE VII<br />
-Des différences entre la naissance de l'amour
-dans les deux sexes.</h3>
-
-
-<p>Les femmes s'attachent par les faveurs. Comme les
-dix-neuf vingtièmes de leurs rêveries habituelles sont
-relatives à l'amour, après l'intimité, ces rêveries se
-groupent autour d'un seul objet: elles se mettent à justifier
-une démarche si extraordinaire, si décisive, si
-contraire à toutes les habitudes de pudeur. Ce travail
-n'existe pas chez les hommes; ensuite l'imagination
-des femmes détaille à loisir des instants si délicieux.</p>
-
-<p>Comme l'amour fait douter des choses les plus
-démontrées, cette femme qui, avant l'intimité, était si
-sûre que son amant est un homme au-dessus du vulgaire,
-aussitôt qu'elle croit n'avoir plus rien à lui refuser,
-tremble qu'il n'ait cherché qu'à mettre une femme
-de plus sur sa liste.</p>
-
-<p>Alors seulement paraît la seconde cristallisation, qui,
-parce que la crainte l'accompagne, est de beaucoup la
-plus forte<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> Cette seconde cristallisation manque chez les femmes
-faciles, qui sont bien loin de toutes ces idées romanesques.</p>
-</div>
-<p>Une femme croit de reine s'être faite esclave. Cet
-état de l'âme et de l'esprit est aidé par l'ivresse nerveuse
-que font naître des plaisirs d'autant plus sensibles
-qu'ils sont plus rares. Enfin une femme, devant
-son métier à broder, ouvrage insipide et qui n'occupe
-que les mains, songe à son amant, tandis que celui-ci,
-galopant dans la plaine avec son escadron, est mis aux
-arrêts s'il fait faire un faux mouvement.</p>
-
-<p>Je croirais donc que la seconde cristallisation est
-beaucoup plus forte chez les femmes parce que la
-crainte est plus vive, la vanité, l'honneur sont compromis,
-du moins les distractions sont-elles plus difficiles.</p>
-
-<p>Une femme ne peut être guidée par l'habitude d'être
-raisonnable, que moi, homme, je contracte forcément
-à mon bureau, en travaillant six heures tous les jours,
-à des choses froides et raisonnables. Même hors de
-l'amour, elles ont du penchant à se livrer à leur imagination
-et de l'exaltation habituelle; la disparition des
-défauts de l'objet aimé doit donc être plus rapide.</p>
-
-<p>Les femmes préfèrent les émotions à la raison, c'est
-tout simple: comme en vertu de nos plats usages, elles
-ne sont chargées d'aucune affaire dans la famille, <i>la
-raison ne leur est jamais utile</i>, elles ne l'éprouvent
-jamais bonne à quelque chose.</p>
-
-<p>Elle leur est, au contraire, <i>toujours nuisible</i>, car
-elle ne leur apparaît que pour les gronder d'avoir eu
-du plaisir hier, ou pour leur commander de n'en plus
-avoir demain.</p>
-
-<p>Donnez à régler à votre femme vos affaires avec les
-fermiers de deux de vos terres, je parie que les registres
-seront mieux tenus que par vous, et alors, triste
-despote, vous aurez au moins le <i>droit</i> de vous plaindre,
-puisque vous n'avez pas le talent de vous faire
-aimer. Dès que les femmes entreprennent des raisonnements
-généraux, elles font de l'amour sans s'en apercevoir.
-Dans les choses de détail, elles se piquent
-d'être plus sévères et plus exactes que les hommes.
-La moitié du petit commerce est confié aux femmes,
-qui s'en acquittent mieux que leurs maris. C'est une
-maxime connue que, si l'on parle d'affaires avec elles, on
-ne saurait avoir trop de gravité.</p>
-
-<p>C'est qu'elles sont toujours et partout avides d'émotion:
-voyez les plaisirs de l'enterrement en Écosse.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch8">CHAPITRE VIII</h3>
-
-<blockquote class="exergue">
-<p lang="en" xml:lang="en">This was her favoured fairy
-realm, and here she erected her
-aerial palaces.</p>
-
-<div class="attr"><span class="sc" lang="en" xml:lang="en">Bride of Lammermoor</span>, I, 70.</div>
-</blockquote>
-
-<p>Une jeune fille de dix-huit ans n'a pas assez de cristallisation
-en son pouvoir, forme des désirs trop bornés
-par le peu d'expérience qu'elle a des choses de la vie,
-pour être en état d'aimer avec autant de passion qu'une
-femme de vingt-huit.</p>
-
-<p>Ce soir j'exposais cette doctrine à une femme d'esprit
-qui prétend le contraire. «L'imagination d'une
-jeune fille n'étant glacée par aucune expérience désagréable,
-et le feu de la première jeunesse se trouvant
-dans toute sa force, il est possible qu'à propos d'un
-homme quelconque elle se crée une image ravissante.
-Toutes les fois qu'elle rencontrera son amant, elle jouira
-non de ce qu'il est en effet, mais de cette image délicieuse
-qu'elle se sera créée.</p>
-
-<p>«Plus tard, détrompée de cet amant et de tous les
-hommes, l'expérience de la triste réalité a diminué chez
-elle le pouvoir de la cristallisation, la méfiance a coupé
-les ailes à l'imagination. A propos de quelque homme
-que ce soit, fût-il un prodige, elle ne pourra plus se
-former une image aussi entraînante; elle ne pourra donc
-plus aimer avec le même feu que dans la première jeunesse.
-Et comme en amour on ne jouit que de l'illusion
-qu'on se fait, jamais l'image qu'elle pourra se créer
-à vingt-huit ans n'aura le brillant et le sublime de celle
-sur laquelle était fondé le premier amour à seize, et le
-second amour semblera toujours d'une espèce dégénérée.&mdash;Non,
-madame, la présence de la méfiance, qui
-n'existait pas à seize ans, est évidemment ce qui doit
-donner une couleur différente à ce second amour. Dans
-la première jeunesse, l'amour est comme un fleuve
-immense qui entraîne tout dans son cours, et auquel on
-sent qu'on ne saurait résister. Or, une âme tendre
-se connaît à vingt-huit ans; elle sait que si pour elle il
-est encore du bonheur dans la vie, c'est à l'amour qu'il
-faut le demander; il s'établit dans ce pauvre c&oelig;ur
-agité une lutte terrible entre l'amour et la méfiance.
-La cristallisation avance lentement; mais celle qui sort
-victorieuse de cette épreuve terrible, où l'âme exécute
-tous ses mouvements à la vue continue du plus affreux
-danger, est mille fois plus brillante et plus solide que
-la cristallisation de seize ans, où, par le privilège de
-l'âge, tout était gaieté et bonheur.</p>
-
-<p>«Donc l'amour doit être moins gai et plus passionné<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Épicure disait que le discernement est nécessaire à la possession
-du plaisir.</p>
-</div>
-<p>Cette conversation (Bologne, 9 mars 1820), qui contredit
-un point qui me semblait si clair, me fait penser
-de plus en plus qu'un homme ne peut presque rien
-dire de sensé sur ce qui se passe au fond du c&oelig;ur d'une
-femme tendre; quant à une coquette, c'est différent:
-nous avons aussi des sens et de la vanité.</p>
-
-<p>La dissemblance entre la naissance de l'amour chez
-les deux sexes doit provenir de la nature de l'espérance,
-qui n'est pas la même. L'un attaque et l'autre défend;
-l'un demande et l'autre refuse; l'un est hardi, l'autre
-très timide.</p>
-
-<p>L'homme se dit: «Pourrai-je lui plaire? voudra-t-elle
-m'aimer?»</p>
-
-<p>La femme: «N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il
-m'aime? est-ce un caractère solide? peut-il se répondre
-à soi-même de la durée de ses sentiments?» C'est
-ainsi que beaucoup de femmes regardent et traitent
-comme un enfant un jeune homme de vingt-trois ans;
-s'il a fait six campagnes, tout change pour lui, c'est un
-jeune héros.</p>
-
-<p>Chez l'homme, l'espoir dépend simplement des
-actions de ce qu'il aime; rien de plus aisé à interpréter.
-Chez les femmes, l'espérance doit être fondée sur des considérations
-morales très difficiles à bien apprécier. La
-plupart des hommes sollicitent une preuve d'amour
-qu'ils regardent comme dissipant tous les doutes; les
-femmes ne sont pas assez heureuses pour pouvoir trouver
-une telle preuve; et il y a ce malheur dans la vie,
-que ce qui fait la sécurité et le bonheur de l'un des
-amants fait le danger et presque l'humiliation de
-l'autre.</p>
-
-<p>En amour, les hommes courent le hasard du tourment
-secret de l'âme, les femmes s'exposent aux plaisanteries
-du public; elles sont plus timides, et d'ailleurs
-l'opinion est beaucoup plus pour elles, car <i>Sois considérée,
-il le faut</i><a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> On se rappelle la maxime de Beaumarchais: «La nature
-dit à la femme: Sois belle si tu peux, sage si tu veux, mais
-sois considérée, il le faut.» Sans considération, en France,
-point d'admiration, partant point d'amour.</p>
-</div>
-<p>Elles n'ont pas un moyen sûr de subjuguer l'opinion
-en exposant un instant leur vie.</p>
-
-<p>Les femmes doivent donc être beaucoup plus méfiantes.
-En vertu de leurs habitudes, tous les mouvements
-intellectuels qui forment les époques de la naissance
-de l'amour sont chez elles plus doux, plus timides,
-plus lents, moins décidés; il y a donc plus de dispositions
-à la constance; elles doivent se désister moins
-facilement d'une cristallisation commencée.</p>
-
-<p>Une femme, en voyant son amant, réfléchit avec
-rapidité ou se livre au bonheur d'aimer, bonheur dont
-elle est tirée désagréablement s'il fait la moindre attaque,
-car il faut quitter tous les plaisirs pour courir
-aux armes.</p>
-
-<p>Le rôle de l'amant est plus simple, il regarde les
-yeux de ce qu'il aime: un seul sourire peut le mettre
-au comble du bonheur, et il cherche sans cesse à l'obtenir<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>.
-Un homme est humilié de la longueur du siège;
-elle fait au contraire la gloire d'une femme.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Quando leggemmo il disiato riso</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Esser baciato da cotanto amante,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Costui che mai da me non fia diviso,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">La bocca mi bacció tutto tremante.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Dante</span>, <i lang="it" xml:lang="it">Inf.</i>, cant. <small>V</small>.</div></div>
-<p>Une femme est capable d'aimer, et, dans un an entier,
-de ne dire que dix ou douze mots à l'homme qu'elle
-préfère. Elle tient note au fond de son c&oelig;ur du nombre
-de fois qu'elle l'a vu; elle est allée deux fois avec lui
-au spectacle, deux fois elle s'est trouvée à dîner avec
-lui, il l'a saluée trois fois à la promenade.</p>
-
-<p>Un soir, à un petit jeu, il lui a baisé la main; on
-remarque que depuis elle ne permet plus, sous aucun
-prétexte et même au risque de paraître singulière, qu'on
-lui baise la main.</p>
-
-<p>Dans un homme, on appellerait cette conduite de
-l'amour féminin, nous disait Léonore.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch9">CHAPITRE IX</h3>
-
-
-<p>Je fais tous les efforts possibles pour être <i>sec</i>. Je
-veux imposer silence à mon c&oelig;ur, qui croit avoir beaucoup
-à dire. Je tremble toujours de n'avoir écrit qu'un
-soupir, quand je crois avoir noté une vérité.</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch10">CHAPITRE X</h3>
-
-
-<p>Pour preuve de la cristallisation, je me contenterai
-de rappeler l'anecdote suivante<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> Empoli, juin 1819.</p>
-</div>
-<p>Une jeune personne entend dire qu'Édouard, son
-parent, qui va revenir de l'armée, est un jeune homme
-de la plus grande distinction; on lui assure qu'elle en
-est aimée sur sa réputation; mais il voudra probablement
-la voir avant de se déclarer et de la demander à
-ses parents. Elle aperçoit un jeune étranger à l'église,
-elle l'entend appeler Édouard, elle ne pense plus qu'à
-lui, elle l'aime. Huit jours après, arrive le véritable
-Édouard; ce n'est pas celui de l'église, elle pâlit, et
-sera pour toujours malheureuse si on la force à
-l'épouser.</p>
-
-<p>Voilà ce que les pauvres d'esprit appellent une des
-déraisons de l'amour.</p>
-
-<p>Un homme généreux comble une jeune fille malheureuse
-des bienfaits les plus délicats; on ne peut pas
-avoir plus de vertus, et l'amour allait naître, mais il
-porte un chapeau mal retapé, et elle le voit monter à
-cheval d'une manière gauche; la jeune fille s'avoue en
-soupirant qu'elle ne peut répondre aux empressements
-qu'il lui témoigne.</p>
-
-<p>Un homme fait la cour à la femme du monde la plus
-honnête, elle apprend que ce monsieur a eu des malheurs
-physiques et ridicules: il lui devient insupportable.
-Cependant elle n'avait nul dessein de se jamais
-donner à lui, et ces malheurs secrets ne nuisent en rien
-à son esprit et à son amabilité. C'est tout simplement
-que la cristallisation est rendue impossible.</p>
-
-<p>Pour qu'un être humain puisse s'occuper avec délices
-à diviniser un objet aimable, qu'il soit pris dans la
-forêt des Ardennes ou au bal de Coulon, il faut d'abord
-qu'il lui semble parfait, non pas sous tous les rapports
-possibles, mais sous tous les rapports qu'il voit actuellement;
-il ne lui semblera parfait à tous égards qu'après
-plusieurs jours de la seconde cristallisation. C'est tout
-simple, il suffit alors d'avoir l'idée d'une perfection pour
-la voir dans ce qu'on aime.</p>
-
-<p>On voit en quoi la <i>beauté</i> est nécessaire à la naissance
-de l'amour. Il faut que la laideur ne fasse pas
-obstacle. L'amant arrive bientôt à trouver belle sa
-maîtresse telle qu'elle est, sans songer à la <i>vraie beauté</i>.</p>
-
-<p>Les traits qui forment la vraie beauté lui promettraient,
-s'il les voyait, et si j'ose m'exprimer ainsi, une
-quantité de bonheur que j'exprimerai par le nombre un,
-et les traits de sa maîtresse, tels qu'ils sont, lui promettent
-mille unités de bonheur.</p>
-
-<p>Avant la naissance de l'amour, la beauté est nécessaire
-comme <i>enseigne</i>; elle prédispose à cette passion
-par les louanges qu'on entend donner à ce qu'on
-aimera. Une admiration très vive rend la plus petite
-espérance décisive.</p>
-
-<p>Dans l'amour-goût, et peut-être dans les premières
-cinq minutes de l'amour-passion, une femme, en prenant
-un amant, tient plus de compte de la manière dont
-les autres femmes voient cet homme, que de la manière
-dont elle le voit elle-même.</p>
-
-<p>De là les succès des princes et des officiers<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> <span lang="en" xml:lang="en">Those who remarked in the countenance of this young
-here a dissolute audacity mingled with extreme haughtiness and
-indifference to the feelings of others, could not yet deny to his
-countenance that sort of comeliness which belongs to an open
-set of features, well formed by nature, modelled by art to the
-usual rules of courtesy, yet so far frank and honest, that they
-seemed as if they disclaimed to conceal the natural working of
-the soul. Such an expression if often mistaken for <i>manly frankness</i>,
-when in truth it arises from the reckless indifference of
-a libertine disposition, conscious of <i>superiority of birth</i>, of
-<i>wealth</i>, or of some other adventitious advantage totally unconnected
-with personal merit.</span></p>
-
-<div class="attr"><i>Ivanhoe</i>, tome I, p. 145.</div></div>
-<p>Les jolies femmes de la cour du vieux Louis XIV
-étaient amoureuses de ce prince.</p>
-
-<p>Il faut bien se garder de présenter des facilités à
-l'espérance avant d'être sûr qu'il y a de l'admiration.
-On ferait naître la fadeur, qui rend à jamais l'amour
-impossible, ou du moins que l'on ne peut guérir que
-par la pique d'amour-propre.</p>
-
-<p>On ne sympathise pas avec le <i>niais</i>, ni avec le sourire
-à tout venant; de là, dans le monde, la nécessité
-d'un vernis de rouerie; c'est la noblesse des manières.
-On ne cueille pas même le <i>rire</i> sur une plante trop
-avilie. En amour, notre vanité dédaigne une victoire
-trop facile; et, dans tous les genres, l'homme n'est pas
-sujet à s'exagérer le prix de ce qu'on lui offre.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch11">CHAPITRE XI</h3>
-
-
-<p>Une fois la cristallisation commencée, l'on jouit avec
-délices de chaque nouvelle beauté que l'on découvre
-dans ce qu'on aime.</p>
-
-<p>Mais qu'est-ce que la beauté? c'est une nouvelle
-aptitude à vous donner du plaisir.</p>
-
-<p>Les plaisirs de chaque individu sont différents et
-souvent opposés: cela explique fort bien comment ce
-qui est beauté pour un individu est laideur pour un
-autre. (Exemple concluant de Del Rosso et de Lisio, le
-1<sup>er</sup> janvier 1820.)</p>
-
-<p>Pour découvrir la nature de la beauté, il convient de
-rechercher quelle est la nature des plaisirs de chaque
-individu; par exemple, il faut à Del Rosso une femme
-qui souffre quelques mouvements hasardés, et qui, par
-ses sourires, autorise des choses fort gaies; une femme
-qui, à chaque instant, tienne les plaisirs physiques
-devant son imagination, et qui excite à la fois le genre
-d'amabilité de Del Rosso et lui permette de la déployer.</p>
-
-<p>Del Rosso entend par amour apparemment l'amour
-physique, et Lisio l'amour-passion. Rien de plus évident
-qu'ils ne doivent pas être d'accord sur le mot
-beauté<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> Ma <i>beauté</i>, promesse d'un caractère utile à mon âme, est
-au dessus de l'attraction des sens; cette attraction n'est qu'une
-espèce particulière. 1815.</p>
-</div>
-<p>La beauté que vous découvrez étant donc une nouvelle
-aptitude à vous donner du plaisir, et les plaisirs
-variant comme les individus.</p>
-
-<p>La cristallisation formée dans la tête de chaque
-homme doit porter la <i>couleur</i> des plaisirs de cet
-homme.</p>
-
-<p>La cristallisation de la maîtresse d'un homme, ou sa
-<em class="small">BEAUTÉ</em>, n'est autre chose que la collection
-de <em class="small">TOUTES LES
-SATISFACTIONS</em>, de tous les désirs qu'il a pu former successivement
-à son égard.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch12">CHAPITRE XII<br />
-Suite de la cristallisation.</h3>
-
-
-<p>Pourquoi jouit-on avec délices de chaque nouvelle
-beauté que l'on découvre dans ce qu'on aime?</p>
-
-<p>C'est que chaque nouvelle beauté nous donne la
-satisfaction pleine et entière d'un désir. Vous la voulez
-tendre, elle est tendre; ensuite vous la voulez fière
-comme l'Émilie de Corneille, et, quoique ces qualités
-soient probablement incompatibles, elle paraît à l'instant
-avec une âme romaine. Voilà la raison morale pour
-laquelle l'amour est la plus forte des passions. Dans les
-autres, les désirs doivent s'accommoder aux froides
-réalités; ici ce sont les réalités qui s'empressent de se
-modeler sur les désirs; c'est donc celle des passions où
-les désirs violents ont les plus grandes jouissances.</p>
-
-<p>Il y a des conditions générales de bonheur qui étendent
-leur empire sur toutes les satisfactions de désirs
-particuliers:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Elle semble votre propriété, car c'est vous seul
-qui pouvez la rendre heureuse.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Elle est juge de votre mérite. Cette condition
-était fort importante dans les cours galantes et chevaleresques
-de François I<sup>er</sup> et de Henri II, et à la cour
-élégante de Louis XV. Sous un gouvernement constitutionnel
-et raisonneur, les femmes perdent toute cette
-branche d'influence.</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Pour les c&oelig;urs romanesques, plus elle aura l'âme
-sublime, plus seront célestes et dégagés de la fange
-de toutes les considérations vulgaires les plaisirs que
-vous trouverez dans ses bras.</p>
-
-<p>La plupart des jeunes Français de dix-huit ans sont
-élèves de J.-J. Rousseau; cette condition de bonheur
-est importante pour eux.</p>
-
-<p>Au milieu d'opérations si décevantes pour le désir
-du bonheur, la tête se perd.</p>
-
-<p>Du moment qu'il aime, l'homme le plus sage ne
-voit aucun objet <i>tel qu'il est</i>. Il s'exagère en moins
-ses propres avantages, et en plus les moindres faveurs
-de l'objet aimé. Les craintes et les espoirs prennent à
-l'instant quelque chose de <i>romanesque</i> (de Wayward).
-Il n'attribue plus rien au hasard; il perd le sentiment
-de la probabilité; une chose imaginée est une chose
-existante pour l'effet sur son bonheur<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Il y a une cause physique, un commencement de folie,
-une affluence du sang au cerveau, un désordre dans les nerfs
-et dans le centre cérébral. Voir le courage éphémère des cerfs
-et la couleur des pensées d'un <i>soprano</i>. En 1922, la physiologie
-nous donnera description de la partie physique de ce
-phénomène. Je le recommande à l'attention de M. Edwards.</p>
-</div>
-<p>Une marque effrayante que la tête se perd, c'est
-qu'en pensant à quelque petit fait, difficile à observer,
-vous le voyez blanc, et vous l'interprétez en faveur de
-votre amour, un instant après vous vous apercevez
-qu'en effet il était noir, et vous le trouvez encore concluant
-en faveur de votre amour.</p>
-
-<p>C'est alors qu'une âme en proie aux incertitudes
-mortelles sent vivement le besoin d'un ami; mais pour
-un amant il n'est plus d'ami. On savait cela à la cour.
-Voilà la source du seul genre d'indiscrétion qu'une
-femme délicate puisse pardonner.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch13">CHAPITRE XIII<br />
-Du premier pas, du grand monde, des malheurs.</h3>
-
-
-<p>Ce qu'il y a de plus étonnant dans la passion de
-l'amour, c'est le premier pas, c'est l'extravagance du
-changement qui s'opère dans la tête d'un homme.</p>
-
-<p>Le grand monde, avec ses fêtes brillantes, sert
-l'amour comme favorisant ce <i>premier pas</i>.</p>
-
-<p>Il commence par changer l'admiration simple (n<sup>o</sup> 1)
-en admiration tendre (n<sup>o</sup> 2): Quel plaisir de lui donner
-des baisers, etc.</p>
-
-<p>Une valse rapide, dans un salon éclairé de mille
-bougies, jette dans les jeunes c&oelig;urs une ivresse qui
-éclipse la timidité, augmente la conscience des forces
-et leur donne enfin l'<i>audace d'aimer</i>. Car voir un
-objet très aimable ne suffit pas; au contraire, l'extrême
-amabilité décourage les âmes tendres, il faut le voir,
-sinon vous aimant<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>, du moins dépouillé de sa majesté.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> De là la possibilité des passions à origine factice, celles-ci,
-et celle de Bénédict, et de Béatrix (Shakespeare).</p>
-</div>
-<p>Qui s'avise de devenir amoureux d'une reine, à
-moins qu'elle ne fasse des avances<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> Voir les <i>Amours de Struenzee dans les cours du Nord</i>, de
-Brown, 3 vol., 1819.</p>
-</div>
-<p>Rien n'est donc plus favorable à la naissance de
-l'amour que le mélange d'une solitude ennuyeuse et
-de quelques bals rares et longtemps désirés; c'est la
-conduite des bonnes mères de famille qui ont des filles.</p>
-
-<p>Le vrai grand monde tel qu'on le trouvait à la cour
-de France<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>, et qui, je crois, n'existe plus depuis 1780<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a>,
-était peu favorable à l'amour, comme rendant presque
-impossibles la <i>solitude</i> et le loisir indispensables pour
-le travail des cristallisations.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Voir les <i>Lettres de M<sup>me</sup> du Deffant</i>, de M<sup>lle</sup> de Lespinasse,
-les <i>Mémoires de Bezenval</i>, <i>de Lauzun</i>, de M<sup>me</sup> d'Épinay, le
-<i>Dictionnaire des Étiquettes</i> de M<sup>me</sup> de Genlis, les <i>Mémoires
-de Dangeau</i>, <i>d'Horace Walpole</i>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> Si ce n'est peut-être à la cour de Pétersbourg.</p>
-</div>
-<p>La vie de la cour donne l'habitude de voir et d'exécuter
-un grand nombre de <i>nuances</i>, et la plus petite
-nuance peut être le commencement d'une admiration
-et d'une passion<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> Voir Saint-Simon et Werther. Quelque tendre et délicat
-que soit un solitaire, son âme est distraite, une partie de son
-imagination est employée à prévoir la société. La force de
-caractère est un des charmes qui séduisent le plus les c&oelig;urs
-vraiment féminins. De là le succès des jeunes officiers fort
-graves. Les femmes savent fort bien faire la différence de la
-violence des mouvements de passion, qu'elles sentent si possibles
-dans leurs c&oelig;urs, à la force de caractère; les femmes les
-plus distinguées sont quelquefois dupes d'un peu de charlatanisme
-de ce genre. On peut s'en servir sans nulle crainte, aussitôt
-que l'on s'aperçoit que la cristallisation a commencé.</p>
-</div>
-<p>Quand les malheurs propres de l'amour sont mêlés
-d'autres malheurs (de malheurs de <i>vanité</i>, si votre
-maîtresse offense votre juste fierté, vos sentiments
-d'honneur et de dignité personnelle; de malheurs de
-santé, d'argent, de persécution politique, etc.), ce n'est
-qu'en apparence que l'amour est augmenté par ces
-contre-temps; comme ils occupent à autre chose l'imagination,
-ils empêchent, dans l'amour espérant, les
-cristallisations, et dans l'amour heureux, la naissance
-des petits doutes. La douceur de l'amour et sa folie
-reviennent quand ces malheurs ont disparu.</p>
-
-<p>Remarquez que les malheurs favorisent la naissance
-de l'amour chez les caractères légers ou insensibles, et
-qu'après sa naissance, si les malheurs sont antérieurs,
-ils favorisent l'amour en ce que l'imagination, rebutée
-des autres circonstances de la vie, qui ne fournissent
-que des images tristes, se jette tout entière à opérer
-la cristallisation.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch14">CHAPITRE XIV</h3>
-
-
-<p>Voici un effet qui me sera contesté, et que je ne
-présente qu'aux hommes, dirai-je, assez malheureux
-pour avoir aimé avec passion pendant de longues
-années et d'un amour contrarié par des obstacles
-invincibles:</p>
-
-<p>La vue de tout ce qui est extrêmement beau, dans
-la nature et dans les arts, rappelle le souvenir de ce
-qu'on aime, avec la rapidité de l'éclair. C'est que, par
-le mécanisme de la branche d'arbre garnie de diamants
-dans la mine de Salzbourg, tout ce qui est beau et
-sublime au monde fait partie de la beauté de ce qu'on
-aime, et cette vue imprévue du bonheur à l'instant
-remplit les yeux de larmes. C'est ainsi que l'amour du
-beau et l'amour se donnent mutuellement la vie.</p>
-
-<p>Un des malheurs de la vie, c'est que ce bonheur de
-voir ce qu'on aime et de lui parler ne laisse pas de
-souvenirs distincts. L'âme est apparemment trop troublée
-par ses émotions pour être attentive à ce qui les
-cause ou à ce qui les accompagne. Elle est la sensation
-elle-même. C'est peut-être parce que ces plaisirs ne
-peuvent pas être usés par des rappels à volonté, qu'ils
-se renouvellent avec tant de force, dès que quelque
-objet vient nous tirer de la rêverie consacrée à la
-femme que nous aimons, et nous la rappeler plus
-vivement par quelque nouveau rapport<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Les parfums.</p>
-</div>
-<p>Un vieil architecte sec la rencontrait tous les soirs
-dans le monde. Entraîné par le <i>naturel</i>, et sans faire
-attention à ce que je lui disais<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>, un jour je lui en fis
-un éloge tendre et pompeux, et elle se moqua de moi.
-Je n'eus pas la force de lui dire: Il vous voit chaque
-soir.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Voir la <a href="#Footnote_23">note 23</a>.</p>
-</div>
-<p>Cette sensation est si puissante qu'elle s'étend jusqu'à
-la personne de mon ennemie qui l'approche sans
-cesse. Quand je la vois, elle rappelle tant Léonore, que
-je ne puis la haïr dans ce moment, quelque effort que
-j'y fasse.</p>
-
-<p>On dirait que par une étrange bizarrerie du c&oelig;ur, la
-femme aimée communique plus de charme qu'elle n'en
-a elle-même. L'image de la ville lointaine où on la vit
-un instant<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a> jette une plus profonde et plus douce rêverie
-que sa présence elle-même. C'est l'effet des
-rigueurs.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Nessun maggior dolore</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Che ricordarsi del tempo felice</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Nella miseria.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Dante</span>, <i lang="it" xml:lang="it">Inf.</i>, cant. <small>V</small>.</div></div>
-<p>La rêverie de l'amour ne peut se noter. Je remarque
-que je puis relire un bon roman tous les trois ans avec
-le même plaisir. Il me donne des sentiments conformes
-au genre de goût tendre qui me domine dans le
-moment, ou me procure de la variété dans mes idées,
-si je ne sens rien. Je puis aussi écouter avec plaisir
-la même musique, mais il ne faut pas que la mémoire
-cherche à se mettre dans la partie. C'est l'imagination
-uniquement qui doit être affectée; si un opéra fait plus
-de plaisir à la vingtième représentation, c'est que l'on
-comprend mieux la musique, ou qu'il rappelle la sensation
-du premier jour.</p>
-
-<p>Quant aux nouvelles vues qu'un roman suggère pour
-la connaissance du c&oelig;ur humain, je me rappelle fort
-bien les anciennes; j'aime même à les trouver notées
-en marge. Mais ce genre de plaisir s'applique aux
-romans, comme m'avançant dans la connaissance de
-l'homme, et nullement à la rêverie, qui est le vrai plaisir
-du roman. Cette rêverie est innotable. La noter,
-c'est la tuer pour le présent, car l'on tombe dans l'analyse
-philosophique du plaisir, c'est la tuer encore plus
-sûrement pour l'avenir, car rien ne paralyse l'imagination
-comme l'appel à la mémoire. Si je trouve en
-marge une note peignant ma sensation en lisant <i>Old
-Mortality</i> à Florence, il y a trois ans, à l'instant je
-suis plongé dans l'histoire de ma vie, dans l'estime du
-degré de bonheur aux deux époques, dans la plus
-haute philosophie, en un mot, et adieu pour longtemps
-le laisser-aller des sensations tendres.</p>
-
-<p>Tout grand poète ayant une vive imagination est
-timide, c'est-à-dire qu'il craint les hommes pour les
-interruptions et les troubles qu'ils peuvent apporter à
-ses délicieuses rêveries. C'est pour son <i>attention</i> qu'il
-tremble. Les hommes, avec leurs intérêts grossiers,
-viennent le tirer des jardins d'Armide pour le pousser
-dans un bourbier fétide, et ils ne peuvent guère le
-rendre attentif à eux qu'en l'irritant. C'est par l'habitude
-de nourrir son âme de rêveries touchantes, et par
-son horreur pour le vulgaire, qu'un grand artiste est si
-près de l'amour.</p>
-
-<p>Plus un homme est grand artiste, plus il doit désirer
-les titres et décorations comme rempart.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch15">CHAPITRE XV</h3>
-
-
-<p>On rencontre, au milieu de la passion la plus violente
-et la plus contrariée, des moments où l'on croit
-tout à coup ne plus aimer; c'est comme une source
-d'eau douce au milieu de la mer. On n'a presque plus
-de plaisir à songer à sa maîtresse, et, quoique accablé
-de ses rigueurs, l'on se trouve encore plus malheureux
-de ne plus prendre intérêt à rien dans la vie. Le néant
-le plus triste et le plus découragé succède à une
-manière d'être, agitée sans doute, mais qui présentait
-toute la nature sous un aspect neuf, passionné, intéressant.</p>
-
-<p>C'est que la dernière visite que vous avez faite à ce
-que vous aimez vous a mis dans une position sur
-laquelle une autre fois votre imagination a moissonné
-tout ce qu'elle peut donner de sensations: par exemple,
-après une période de froideur, elle vous traite
-moins mal, et vous laisse concevoir exactement le
-même degré d'espérance, et par les mêmes signes extérieurs
-qu'à une autre époque; tout cela peut-être sans
-qu'elle s'en doute. L'imagination trouvant en son chemin
-la mémoire et ses tristes avis, la cristallisation<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a>
-cesse à l'instant.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> On me conseille d'abord d'ôter ce mot, ou, si je ne puis y
-parvenir, faute de talent littéraire, de rappeler souvent que
-j'entends par <i>cristallisation</i> une certaine figure d'imagination,
-laquelle rend méconnaissable un objet le plus souvent assez
-ordinaire, et en fait un être à part. Dans les âmes qui ne connaissent
-d'autre chemin que la vanité pour arriver au bonheur,
-il est nécessaire que l'homme qui cherche à exciter cette fièvre
-mette fort bien sa cravate et soit constamment attentif à
-mille détails qui excluent tout laisser-aller. Les femmes de la
-société avouent l'effet tout en niant ou ne voyant pas la cause.</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch16">CHAPITRE XVI</h3>
-
-<blockquote class="exergue">
-<p>Dans un petit port, dont j'ignore
-le nom, près Perpignan, 25 février
-1822<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>.</p>
-
-</blockquote>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> Copie du journal de Lisio.</p>
-</div>
-
-<p>Je viens d'éprouver ce soir que la musique, quand
-elle est parfaite, met le c&oelig;ur exactement dans la
-même situation où il se trouve quand il jouit de la
-présence de ce qu'il aime, c'est-à-dire qu'elle donne
-le bonheur apparemment le plus vif qui existe sur
-cette terre.</p>
-
-<p>S'il en était ainsi pour tous les hommes, rien au
-monde ne disposerait plus à l'amour.</p>
-
-<p>Mais j'ai déjà noté à Naples, l'année dernière, que la
-musique parfaite, comme la pantomime parfaite<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a>, me
-fait songer à ce qui forme actuellement l'objet de mes
-rêveries et me fait venir des idées excellentes; à Naples,
-c'est le moyen d'armer les Grecs.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> <i>Othello</i> et la <i>Vestale</i>, ballets de Vigano, exécutés par le
-Pallerini et Mollinari.</p>
-</div>
-<p>Or, ce soir, je ne puis me dissimuler que j'ai le
-malheur <i lang="en" xml:lang="en">of being too great an admirer of milady L.</i></p>
-
-<p>Et peut-être que la musique parfaite que j'ai eu le
-bonheur de rencontrer, après deux ou trois mois de
-privation, quoique allant tous les soirs à l'Opéra, n'a
-produit tout simplement que son effet anciennement
-reconnu, je veux dire celui de faire songer vivement à
-ce qui occupe.</p>
-
-<p>&mdash;4 mars, huit jours après.</p>
-
-<p>Je n'ose ni effacer ni approuver l'observation précédente.
-Il est sûr que, quand je l'écrivais, je la lisais
-dans mon c&oelig;ur. Si je la mets en doute aujourd'hui,
-c'est peut être que j'ai perdu le souvenir de ce que je
-voyais alors.</p>
-
-<p>L'habitude de la musique et de sa rêverie prédispose
-à l'amour. Un air tendre et triste, pourvu qu'il ne soit
-pas trop dramatique, que l'imagination ne soit pas forcée
-de songer à l'action, excitant purement à la rêverie
-de l'amour, est délicieux pour les âmes tendres et
-malheureuses: par exemple, le trait prolongé de clarinette,
-au commencement du quartetto de <i lang="it" xml:lang="it">Bianca e
-Faliero</i>, et le récit de la Camporesi vers le milieu du
-quartetto.</p>
-
-<p>L'amant qui est bien avec ce qu'il aime jouit avec
-transport du fameux duetto d'<i lang="it" xml:lang="it">Armida e Rinaldo</i> de
-Rossini, qui peint si juste les petits doutes de l'amour
-heureux et les moments de délices qui suivent les raccommodements.
-Le morceau instrumental qui est au
-milieu du duetto au moment où Rinaldo veut fuir, et
-qui représente d'une manière si étonnante le combat
-des passions, lui semble avoir une influence physique
-sur son c&oelig;ur et le toucher réellement. Je n'ose dire ce
-que je sens à cet égard; je passerais pour fou auprès
-des gens du Nord.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch17">CHAPITRE XVII<br />
-La beauté détrônée par l'amour.</h3>
-
-
-<p>Albéric rencontre dans une loge une femme plus belle
-que sa maîtresse (je supplie qu'on me permette une
-évaluation mathématique), c'est-à-dire dont les traits
-promettent trois unités de bonheur, au lieu de deux (je
-suppose que la beauté parfaite donne une quantité de
-bonheur exprimée par le nombre quatre).</p>
-
-<p>Est-il étonnant qu'il leur préfère les traits de sa maîtresse,
-qui lui promettent cent unités de bonheur?
-Même les petits défauts de sa figure, une marque de
-petite vérole, par exemple, donnent de l'attendrissement
-à l'homme qui aime, et le jettent dans une rêverie
-profonde lorsqu'il les aperçoit chez une autre femme;
-que sera-ce chez sa maîtresse? C'est qu'il a éprouvé
-mille sentiments en présence de cette marque de petite
-vérole, que ces sentiments sont pour la plupart délicieux,
-sont tous du plus haut intérêt, et que, quels
-qu'ils soient, ils se renouvellent avec une incroyable
-vivacité à la vue de ce signe, même aperçu sur la figure
-d'une autre femme.</p>
-
-<p>Si l'on parvient ainsi à préférer et à aimer la <i>laideur</i>,
-c'est que dans ce cas la laideur est beauté<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>. Un homme
-aimait à la passion une femme très maigre et marquée
-de petite vérole: la mort la lui ravit. Trois ans après,
-à Rome, admis dans la familiarité de deux femmes,
-l'une plus belle que le jour, l'autre maigre, marquée de
-petite vérole, et par là, si vous voulez, assez laide: je
-le vois aimer la laide au bout de huit jours qu'il emploie
-à effacer sa laideur par ses souvenirs; et, par une
-coquetterie bien pardonnable, la moins jolie ne manqua
-pas de l'aider en lui fouettant un peu le sang, chose
-utile à cette opération<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>. Un homme rencontre une
-femme et est choqué de sa laideur; bientôt, si elle n'a
-pas de prétentions, sa physionomie lui fait oublier les
-défauts de ses traits: il la trouve aimable et conçoit
-qu'on puisse l'aimer; huit jours après, il a des espérances;
-huit jours après, on les lui retire; huit jours
-après, il est fou.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> La beauté n'est que la promesse du bonheur. Le bonheur
-d'un Grec était différent du bonheur d'un Français de 1822.
-Voyez les yeux de la Vénus de Médicis et comparez-les aux
-yeux de la Madeleine de Pordenone (chez M. de Sommariva).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Si l'on est sûr de l'amour d'une femme, on examine si elle
-est plus ou moins belle; si l'on doute de son c&oelig;ur, on n'a pas
-le temps de songer à sa figure.</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch18">CHAPITRE XVIII</h3>
-
-
-<p>On remarque au théâtre une chose analogue envers
-les acteurs chéris du public: les spectateurs ne sont
-plus sensibles à ce qu'ils peuvent avoir de beauté ou de
-laideur réelle. Lekain, malgré sa laideur remarquable,
-faisait des passions à foison. Garrick aussi, par plusieurs
-raisons, mais d'abord parce qu'on ne voyait plus la
-beauté réelle de leurs traits ou de leurs manières, mais
-bien celle que depuis longtemps l'imagination était
-habituée à leur prêter, en reconnaissance et en souvenir
-de tous les plaisirs qu'ils lui avaient donnés; et,
-par exemple, la figure seule d'un acteur comique fait
-rire dès qu'il entre en scène.</p>
-
-<p>Une jeune fille qu'on menait aux Français pour la
-première fois pouvait bien sentir quelque éloignement
-pour Lekain durant la première scène; mais bientôt il
-la faisait pleurer ou frémir; et comment résister aux
-rôles de Tancrède<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a> ou d'Orosmane? Si pour elle la
-laideur était encore un peu visible, les transports de
-tout un public, et l'effet <i>nerveux</i> qu'ils produisent sur
-un jeune c&oelig;ur<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a> parvenaient bien vite à l'éclipser. Il
-ne restait plus de la laideur que le nom, et pas même
-le nom, car l'on entendait des femmes enthousiastes de
-Lekain s'écrier: «Qu'il est beau!»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> Voir M<sup>me</sup> de Staël, dans <i>Delphine</i>, je crois: voilà l'artifice
-des femmes peu jolies.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> C'est à cette sympathie nerveuse que je serais tenté d'attribuer
-l'effet prodigieux et incompréhensible de la musique à
-la mode (à Dresde, pour Rossini, 1821). Dès qu'elle n'est plus
-de mode, elle n'en devient pas plus mauvaise pour cela, et
-cependant elle ne fait plus d'effet sur les c&oelig;urs de bonne foi
-des jeunes filles. Elle leur plaisait peut-être aussi comme excitant
-les transports des jeunes gens.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Sévigné (Lettre 202, le 6 mai 1672) dit à sa fille:
-«Lully avait fait un dernier effort de toute la musique du roi;
-ce beau <i lang="la" xml:lang="la">Miserere</i> y était encore augmenté; il y eut un <i lang="la" xml:lang="la">Libera</i>
-où tous les yeux étaient pleins de larmes.»</p>
-
-<p>On ne peut pas plus douter de la vérité de cet effet que disputer
-l'esprit ou la délicatesse à M<sup>me</sup> de Sévigné. La musique
-de Lully, qui la charmait, ferait fuir à cette heure; alors cette
-musique encourageait la <i>cristallisation</i>, elle la rend impossible
-aujourd'hui.</p>
-</div>
-<p>Rappelons-nous que la <i>beauté</i> est l'expression du
-caractère, ou, autrement dit, des habitudes morales, et
-qu'elle est par conséquent exempte de toute passion.
-Or, c'est de la <i>passion</i> qu'il nous faut; la beauté ne
-peut nous fournir que des <i>probabilités</i> sur le compte
-d'une femme, et encore des probabilités sur ce qu'elle
-est de sang-froid; et les regards de votre maîtresse
-marquée de petite vérole sont une réalité charmante
-qui anéantit toutes les probabilités possibles.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch19">CHAPITRE XIX<br />
-Suite des exceptions à la beauté.</h3>
-
-
-<p>Les femmes spirituelles et tendres, mais à sensibilité
-timide et méfiante, qui, le lendemain du jour où elles
-ont paru dans le monde, repassent mille fois en revue
-et avec une timidité souffrante ce qu'elles ont pu dire
-ou laisser deviner; ces femmes-là, dis-je, s'accoutument
-facilement au manque de beauté chez les hommes, et
-ce n'est presque pas un obstacle à leur donner de
-l'amour.</p>
-
-<p>C'est par le même principe qu'on est presque indifférent
-pour le degré de beauté d'une maîtresse adorée
-et qui vous comble de rigueurs. Il n'y a presque plus
-de cristallisation de beauté; et, quand l'ami guérisseur
-vous dit qu'elle n'est pas jolie, on en convient presque,
-et il croit avoir fait un grand pas.</p>
-
-<p>Mon ami, le brave capitaine Trab, me peignait ce
-soir ce qu'il avait senti autrefois en voyant Mirabeau.</p>
-
-<p>Personne, en regardant ce grand homme, n'éprouvait
-par les yeux un sentiment désagréable, c'est-à-dire
-ne le trouvait laid. Entraîné par ses paroles foudroyantes,
-on n'était attentif, on ne trouvait du plaisir à être
-attentif qu'à ce qui était <i>beau</i> dans sa figure. Comme
-il n'y avait en lui presque pas de traits <i>beaux</i> (de la
-beauté de la sculpture, ou de la beauté de la peinture),
-l'on n'était attentif qu'à ce qui était <i>beau</i> d'une autre
-beauté<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>, de la beauté d'expression.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> C'est là l'avantage d'être à la mode. Faisant abstraction
-des défauts de la figure déjà connus, et qui ne font plus rien à
-l'imagination, on s'attache à l'une des trois beautés suivantes:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Dans le peuple, à l'idée de richesse;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Dans le monde, à l'idée d'élégance, ou matérielle ou morale;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> A la cour, à l'idée: je veux plaire aux femmes; presque
-partout, à un mélange de ces trois idées. Le bonheur attaché à
-l'idée de richesse se joint à la délicatesse dans le plaisir qui
-suit l'idée d'élégance, et le tout s'applique à l'amour. D'une
-manière ou d'autre, l'imagination est entraînée par la nouveauté.
-L'on arrive ainsi à s'occuper d'un homme très laid sans
-songer à sa laideur<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>, et à la longue sa laideur devient beauté.
-A Vienne, en 1788, M<sup>me</sup> Vigano, danseuse, la femme à la
-mode, était grosse, et les dames portèrent bientôt des petits
-ventres <i>à la Vigano</i>. Par les mêmes raisons retournées, rien
-d'affreux comme une mode surannée. Le mauvais goût, c'est de
-confondre la mode, qui ne vit que de changements, avec le
-beau durable, fruit de tel gouvernement, dirigeant tel climat.
-Un édifice à la mode, dans dix ans, sera à une mode surannée.
-Il sera moins déplaisant dans deux cents ans, quand on aura
-oublié la mode. Les amants sont bien fous de songer à se bien
-mettre; on a bien autre chose à faire en voyant ce qu'on aime
-que de songer à sa toilette; on regarde son amant et on ne
-l'examine pas, dit Rousseau. Si cet examen a lieu, on a affaire
-à l'amour-goût et non plus à l'amour-passion. L'air brillant de
-la beauté déplaît presque dans ce qu'on aime; on n'a que faire
-de la voir belle, on la voudrait tendre et languissante. La
-parure n'a d'effet, en amour, que pour les jeunes filles qui,
-sévèrement gardées dans la maison paternelle, prennent souvent
-une passion par les yeux.</p>
-
-<div class="attr">Dit par L., 15 septembre 1820.</div></div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> Le petit Germain, Mémoires de Grammont.</p>
-</div>
-<p>En même temps que l'attention fermait les yeux à
-tout ce qui était laid, pittoresquement parlant, elle
-s'attachait avec transport aux plus petits détails passables,
-par exemple, à la <i>beauté</i> de sa vaste chevelure;
-s'il eût porté des cornes, on les eût trouvées belles<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> Soit pour leur poli, soit pour leur grandeur, soit pour leur
-forme; c'est ainsi, ou par la liaison de sentiments (voir plus
-haut les marques de petite vérole) qu'une femme qui aime s'accoutume
-aux défauts de son amant. La princesse russe C. s'est
-bien accoutumée à un homme qui, en définitif, n'a pas de nez.
-L'image du courage et du pistolet armé pour se tuer de désespoir
-de ce malheur, et la pitié pour la profonde infortune,
-aidées par l'idée qu'il guérira et qu'il commence à guérir, ont
-opéré ce miracle. Il faut que le pauvre blessé n'ait pas l'air de
-penser à son malheur.</p>
-
-<div class="attr">Berlin, 1807.</div></div>
-<p>La présence de tous les soirs d'une jolie danseuse
-donne de l'attention forcée aux âmes blasées ou privées
-d'imagination qui garnissent le balcon de l'Opéra. Par
-ses mouvements gracieux, hardis et singuliers, elle
-réveille l'amour physique et leur procure peut-être la
-seule cristallisation qui soit encore possible. C'est ainsi
-qu'un laideron qui n'eût pas été honoré d'un regard
-dans la rue, surtout de la part des gens usés, s'il paraît
-souvent sur la scène, trouve à se faire entretenir fort
-cher. Geoffroy disait que le théâtre est le piédestal des
-femmes. Plus une danseuse est célèbre et usée, plus
-elle vaut; de là le proverbe des coulisses: «Telle
-trouve à se vendre qui n'eût pas trouvé à se donner.»
-Ces filles volent une partie de leurs passions à leurs
-amants, et sont très susceptibles d'amour <i>par pique</i>.</p>
-
-<p>Comment faire pour ne pas lier des sentiments généreux
-ou aimables à la physionomie d'une actrice dont
-les traits n'ont rien de choquant, que tous les soirs l'on
-regarde pendant deux heures exprimant les sentiments
-les plus nobles, et que l'on ne connaît pas autrement?
-Quand enfin l'on parvient à être admis chez elle, ses
-traits vous rappellent des sentiments si agréables, que
-toute la réalité qui l'entoure, quelque peu noble qu'elle
-soit quelquefois, se recouvre à l'instant d'une teinte
-romanesque et touchante.</p>
-
-<p>«Dans ma première jeunesse, enthousiaste de cette
-ennuyeuse tragédie française<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a>, quand j'avais le bonheur
-de souper avec M<sup>lle</sup> Olivier, à tous les instants, je me
-surprenais le c&oelig;ur rempli de respect, croyant parler à
-une reine: et réellement je n'ai jamais bien su si,
-auprès d'elle, j'avais été amoureux d'une reine ou d'une
-jolie fille.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Phrase inconvenante, copiée des Mémoires de mon ami,
-feu M. le baron de Bottmer. C'est par le même artifice que
-Feramorz plaît à Lalla-Rook. Voir ce charmant poème.</p>
-</div>
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch20">CHAPITRE XX</h3>
-
-
-<p>Peut-être que les hommes qui ne sont pas susceptibles
-d'éprouver l'amour-passion sont ceux qui sentent
-le plus vivement l'effet de la beauté; c'est du moins
-l'impression la plus forte qu'ils puissent recevoir des
-femmes.</p>
-
-<p>L'homme qui a éprouvé le battement de c&oelig;ur que
-donne de loin le chapeau de satin blanc de ce qu'il
-aime est tout étonné de la froideur où le laisse l'approche
-de la plus grande beauté du monde. Observant
-les transports des autres, il peut même avoir un mouvement
-de chagrin.</p>
-
-<p>Les femmes extrêmement belles étonnent moins le
-second jour. C'est un grand malheur, cela décourage la
-cristallisation. Leur mérite étant visible à tous et formant
-décoration, elles doivent compter plus de sots
-dans la liste de leurs amants, des princes, des millionnaires,
-etc.<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> On voit bien que l'auteur n'est ni prince ni millionnaire.
-J'ai voulu voler cet esprit-là au lecteur.</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch21">CHAPITRE XXI<br />
-De la première vue.</h3>
-
-
-<p>Une âme à imagination est tendre et <i>défiante</i>, je dis
-même l'âme la plus naïve<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>. Elle peut être méfiante
-sans s'en douter; elle a trouvé tant de désappointements
-dans la vie! Donc tout ce qui est prévu et officiel
-dans la présentation d'un homme effarouche l'imagination
-et éloigne la possibilité de la cristallisation.
-L'amour triomphe, au contraire, dans le romanesque
-à la première vue.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> La fiancée de Lammermoor, miss Ashton. Un homme qui
-a vécu trouve dans sa mémoire une foule d'exemples d'<i>amours</i>,
-et n'a que l'embarras du choix. Mais, s'il veut écrire, il ne sait
-plus sur quoi s'appuyer. Les anecdotes des sociétés particulières
-dans lesquelles il a vécu sont ignorées du public, et il
-faudrait un nombre de pages immense pour les rapporter avec
-les nuances nécessaires. C'est pour cela que je cite des romans
-comme généralement connus, mais je n'appuie point les idées
-que je soumets au lecteur sur des fictions aussi vides, et calculées
-la plupart plutôt pour l'effet pittoresque que pour la
-vérité.</p>
-</div>
-<p>Rien de plus simple; l'étonnement qui fait longuement
-songer à une chose extraordinaire est déjà la moitié
-du mouvement cérébral nécessaire pour la cristallisation.</p>
-
-<p>Je citerai le commencement des amours de Séraphine
-(<i>Gil Blas</i>, tome II, p. 142). C'est don Fernando
-qui raconte sa fuite lorsqu'il était poursuivi par les sbires
-de l'inquisition&hellip; «Après avoir traversé quelques
-allées dans une obscurité profonde, et la pluie
-continuant à tomber par torrents, j'arrivai près d'un
-salon dont je trouvai la porte ouverte; j'y entrai, et,
-quand j'en eus remarqué toute la magnificence&hellip; je
-vis qu'il y avait à l'un des côtés une porte qui n'était
-que poussée; je l'entr'ouvris et j'aperçus une enfilade
-de chambres dont la dernière seulement était éclairée.
-Que dois-je faire? dis-je alors en moi-même&hellip; Je ne
-pus résister à ma curiosité. Je m'avance, je traverse
-les chambres, et j'arrive à celle où il y avait de la
-lumière, c'est-à-dire une bougie qui brûlait sur une
-table de marbre, dans un flambeau de vermeil. Mais
-bientôt, jetant les yeux sur un lit dont les rideaux
-étaient à demi ouverts à cause de la chaleur, je vis un
-objet qui s'empara de toute mon attention: c'était une
-jeune femme qui, malgré le bruit du tonnerre qui
-venait de se faire entendre, dormait d'un profond
-sommeil&hellip; Je m'approchai d'elle&hellip; je me sentis
-saisi&hellip; Pendant que je m'enivrais du plaisir de la contempler,
-elle se réveilla.</p>
-
-<p>«Imaginez-vous quelle fut sa surprise de voir dans
-sa chambre et au milieu de la nuit un homme qu'elle
-ne connaissait point. Elle frémit en m'apercevant et
-jeta un cri&hellip; Je m'efforçai de la rassurer, et, mettant
-un genou en terre: «Madame, lui dis-je, ne craignez
-rien»&hellip; Elle appela ses filles&hellip; Devenue un peu plus
-hardie par la présence de cette petite servante, elle me
-demanda fièrement qui j'étais, etc., etc., etc.»</p>
-
-<p>Voilà une première vue qu'il n'est pas facile d'oublier.
-Quoi de plus sot, au contraire, dans nos m&oelig;urs
-actuelles, que la présentation officielle et presque sentimentale
-du <i>futur</i> à la jeune fille! Cette prostitution
-légale va jusqu'à choquer la pudeur.</p>
-
-<p>«Je viens de voir, cette après-midi, 17 février 1790
-(dit Chamfort, 4, 155), une cérémonie de famille, comme
-on dit, c'est-à-dire des hommes réputés honnêtes, une
-société respectable, applaudir au bonheur de M<sup>lle</sup> de
-Marille, jeune personne belle, spirituelle, vertueuse,
-qui obtient l'avantage de devenir l'épouse de M. R.,
-vieillard malsain, repoussant, malhonnête, imbécile,
-mais riche, et qu'elle a vu pour la troisième fois aujourd'hui
-en signant le contrat.</p>
-
-<p>«Si quelque chose caractérise un siècle infâme, c'est
-un pareil sujet de triomphe, c'est le ridicule d'une telle
-joie, et, dans la perspective, la cruauté prude avec
-laquelle la même société versera le mépris à pleines
-mains sur la moindre imprudence d'une pauvre jeune
-femme amoureuse.»</p>
-
-<p>Tout ce qui est cérémonie, par son essence d'être
-une chose affectée et prévue d'avance, dans laquelle il
-s'agit de se comporter d'<i>une manière convenable</i>, paralyse
-l'imagination et ne la laisse éveillée que pour ce
-qui est contraire au but de la cérémonie et ridicule; de
-là l'effet magique de la moindre plaisanterie. Une pauvre
-jeune fille, comblée de timidité et de pudeur souffrante
-durant la présentation officielle du futur, ne peut
-songer qu'au rôle qu'elle joue; c'est encore une
-manière sûre d'étouffer l'imagination.</p>
-
-<p>Il est beaucoup plus contre la pudeur de se mettre
-au lit avec un homme qu'on n'a vu que deux fois, après
-trois mots latins dits à l'église, que de céder malgré soi
-à un homme qu'on adore depuis deux ans. Mais je parle
-un langage absurde.</p>
-
-<p>C'est le p&hellip; qui est la source féconde des vices et
-du malheur qui suivent nos mariages actuels. Il rend
-impossible la liberté pour les jeunes filles avant le
-mariage, et le divorce après quand elles se sont trompées,
-ou plutôt quand on les a trompées dans le choix
-qu'on leur fait faire. Voyez l'Allemagne, ce pays des
-bons ménages; une aimable princesse (M<sup>me</sup> la duchesse
-de Sa&hellip;) vient de s'y marier en tout bien tout
-honneur pour la quatrième fois, et elle n'a pas manqué
-d'inviter à la fête ses trois premiers maris, avec
-lesquels elle est très bien. Voilà l'excès; mais un seul
-divorce, qui punit un mari de ses tyrannies, empêche
-des milliers de mauvais ménages. Ce qu'il y a de plaisant,
-c'est que Rome est l'un des pays où l'on voit le
-plus de divorces<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> Tout cela a été écrit à Rome vers 1820.</p>
-</div>
-<p>L'amour aime, à la première vue, une physionomie
-qui indique à la fois dans un homme quelque chose à
-respecter et à plaindre.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch22">CHAPITRE XXII<br />
-De l'engouement.</h3>
-
-
-<p>Des esprits fort délicats sont très susceptibles de
-curiosité et de prévention; cela se remarque surtout
-dans les âmes chez lesquelles s'est éteint le feu sacré,
-source des passions, et c'est un des symptômes les plus
-funestes. Il y a aussi de l'engouement chez les écoliers
-qui entrent dans le monde. Aux deux extrémités de la
-vie, avec trop ou trop peu de sensibilité, on ne s'expose
-pas avec simplicité à sentir le juste effet des choses,
-à éprouver la véritable sensation qu'elles doivent
-donner. Ces âmes trop ardentes ou ardentes par excès,
-amoureuses à crédit, si l'on peut ainsi dire, se jettent
-aux objets au lieu de les attendre.</p>
-
-<p>Avant que la sensation, qui est la conséquence de la
-nature des objets, arrive jusqu'à elles, elles les couvrent
-de loin, et avant de les voir, de ce charme imaginaire
-dont elles trouvent en elles-mêmes une source
-inépuisable. Puis, en s'en approchant, elles voient ces
-choses, non telles qu'elles sont, mais telles qu'elles les
-ont faites, et, jouissant d'elles-mêmes sous l'apparence
-de tel objet, elles croient jouir de cet objet. Mais, un
-beau jour, on se lasse de faire tous les frais, on découvre
-que l'objet adoré <i>ne renvoie pas la balle</i>; l'engouement
-tombe, et l'échec qu'éprouve l'amour-propre rend
-injuste envers l'objet trop apprécié.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch23">CHAPITRE XXIII<br />
-Des coups de foudre.</h3>
-
-
-<p>Il faudrait changer ce mot ridicule; cependant la
-chose existe. J'ai vu l'aimable et noble Wilhelmine, le
-désespoir des <i>beaux</i> de Berlin, mépriser l'amour et se
-moquer de ses folies. Brillante de jeunesse, d'esprit,
-de beauté, de bonheurs de tous les genres&hellip;, une fortune
-sans bornes, en lui donnant l'occasion de développer
-toutes ses qualités, semblait conspirer avec
-la nature pour présenter au monde l'exemple si rare
-d'un bonheur parfait accordé à une personne qui en
-est parfaitement digne. Elle avait vingt-trois ans; déjà
-à la cour depuis longtemps, elle avait éconduit les
-hommages du plus haut parage; sa vertu modeste, mais
-inébranlable, était citée en exemple, et désormais les
-hommes les plus aimables, désespérant de lui plaire,
-n'aspiraient qu'à son amitié. Un soir elle va au bal chez
-le prince Ferdinand, elle danse dix minutes avec un
-jeune capitaine.</p>
-
-<p>«De ce moment, écrivait-elle par la suite à une
-amie<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a>, il fut le maître de mon c&oelig;ur et de moi, et cela
-à un point qui m'eût remplie de terreur, si le bonheur
-de voir Herman m'eût laissé le temps de songer au reste
-de l'existence. Ma seule pensée était d'observer s'il
-m'accordait quelque attention.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> Traduit <i lang="la" xml:lang="la">ad litteram</i> des Mémoires de Bottmer.</p>
-</div>
-<p>«Aujourd'hui, la seule consolation que je puisse
-trouver à mes fautes est de me bercer de l'illusion
-qu'une force supérieure m'a ravie à moi-même et à la
-raison. Je ne puis par aucune parole peindre, d'une
-manière qui approche de la réalité, jusqu'à quel point,
-seulement à l'apercevoir, allèrent le désordre et le bouleversement
-de tout mon être. Je rougis de penser avec
-quelle rapidité et quelle violence j'étais entraînée vers
-lui. Si sa première parole, quand enfin il me parla, eût
-été: «M'adorez-vous?» en vérité je n'aurais pas eu
-la force de ne pas lui répondre: «Oui.» J'étais loin
-de penser que les effets d'un sentiment pussent être à la
-fois si subits et si peu prévus. Ce fut au point qu'un
-instant je crus être empoisonnée.</p>
-
-<p>«Malheureusement vous et le monde, ma chère
-amie, savez que j'ai bien aimé Herman: eh bien, il me
-fut si cher au bout d'un quart d'heure, que depuis il
-n'a pas pu me le devenir davantage. Je voyais tous
-ses défauts, et je les lui pardonnais tous, pourvu qu'il
-m'aimât.</p>
-
-<p>«Peu après que j'eus dansé avec lui, le roi s'en alla;
-Herman, qui était du détachement de service, fut
-obligé de le suivre. Avec lui, tout disparut pour moi
-dans la nature. C'est en vain que j'essayerais de vous
-peindre l'excès de l'ennui dont je me sentis accablée
-dès que je ne le vis plus. Il n'était égalé que par la
-vivacité du désir que j'avais de me trouver seule avec
-moi-même.</p>
-
-<p>«Je pus partir enfin. A peine enfermée à double
-tour dans mon appartement, je voulus résister à ma
-passion. Je crus y réussir. Ah! ma chère amie, que je
-payai cher ce soir-là, et les journées suivantes, le plaisir
-de pouvoir me croire de la vertu!»</p>
-
-<p>Ce que l'on vient de lire est la narration exacte d'un
-événement qui fit la nouvelle du jour, car au bout
-d'un mois ou deux la pauvre Wilhelmine fut assez
-malheureuse pour qu'on s'aperçût de son sentiment.
-Telle fut l'origine de cette longue suite de malheurs
-qui l'ont fait périr si jeune et d'une manière si tragique,
-empoisonnée par elle ou par son amant. Tout ce
-que nous pûmes voir dans ce jeune capitaine, c'est
-qu'il dansait fort bien; il avait beaucoup de gaieté,
-encore plus d'assurance, un grand air de bonté, et
-vivait avec des filles; du reste, à peine noble, fort
-pauvre, et ne venant pas à la cour.</p>
-
-<p>Non seulement il ne faut pas la méfiance, mais il
-faut la lassitude de la méfiance, et pour ainsi dire
-l'impatience du courage contre les hasards de la vie.
-L'âme, à son insu, ennuyée de vivre sans aimer, convaincue
-malgré elle par l'exemple des autres femmes,
-ayant surmonté toutes les craintes de la vie, mécontente
-du triste bonheur de l'orgueil, s'est fait, sans
-s'en apercevoir, un modèle idéal. Elle rencontre un
-jour un être qui ressemble à ce modèle, la cristallisation
-reconnaît son objet au trouble qu'il inspire, et
-consacre pour toujours au maître de son destin ce
-qu'elle rêvait depuis longtemps<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> Plusieurs phrases prises à Crébillon, tome III.</p>
-</div>
-<p>Les femmes sujettes à ce malheur ont trop de hauteur
-dans l'âme pour aimer autrement que par passion.
-Elles seraient sauvées si elles pouvaient s'abaisser à la
-galanterie.</p>
-
-<p>Comme le coup de foudre vient d'une secrète lassitude
-de ce que le catéchisme appelle la vertu, et de
-l'ennui que donne l'uniformité de la perfection, je
-croirais assez qu'il doit tomber le plus souvent sur ce
-qu'on appelle le monde de mauvais sujets. Je doute
-fort que l'air Caton ait jamais occasionné de coup de
-foudre.</p>
-
-<p>Ce qui les rend si rares, c'est que, si le c&oelig;ur qui
-aime ainsi d'avance a le plus petit sentiment de sa
-situation, il n'y a plus de coup de foudre.</p>
-
-<p>Une femme rendue méfiante par les malheurs n'est
-pas susceptible de cette révolution de l'âme.</p>
-
-<p>Rien ne facilite les coups de foudre comme les
-louanges données d'avance et par des femmes à la personne
-qui doit en être l'objet.</p>
-
-<p>Une des sources les plus comiques des aventures
-d'amour, ce sont les faux coups de foudre. Une femme
-ennuyée, mais non sensible, se croit amoureuse pour
-la vie pendant toute une soirée. Elle est fière d'avoir
-enfin trouvé un de ces grands mouvements de l'âme
-après lesquels courait son imagination. Le lendemain,
-elle ne sait plus où se cacher, et surtout comment éviter
-le malheureux objet qu'elle adorait la veille.</p>
-
-<p>Les gens d'esprit savent voir, c'est-à-dire mettre à
-profit ces coups de foudre.</p>
-
-<p>L'amour physique a aussi ses coups de foudre. Nous
-avons vu hier la plus jolie femme et la plus facile de
-Berlin rougir tout à coup dans sa calèche où nous
-étions avec elle. Le beau lieutenant Findorff venait de
-passer. Elle est tombée dans la rêverie profonde, dans
-l'inquiétude. Le soir, à ce qu'elle m'avoua au spectacle,
-elle avait des folies, des transports, elle ne pensait
-qu'à Findorff, auquel elle n'a jamais parlé. Si elle
-eût osé, me disait-elle, elle l'eût envoyé chercher:
-cette jolie figure présentait tous les signes de la passion
-la plus violente. Cela durait encore le lendemain;
-au bout de trois jours, Findorff ayant fait le nigaud,
-elle n'y pensa plus. Un mois après, il lui était odieux.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch24">CHAPITRE XXIV<br />
-Voyage dans un pays inconnu.</h3>
-
-
-<p>Je conseille à la plupart des gens nés dans le Nord
-de passer le présent chapitre. C'est une dissertation
-obscure sur quelques phénomènes relatifs à l'oranger,
-arbre qui ne croît ou qui ne parvient à toute sa hauteur
-qu'en Italie et en Espagne. Pour être intelligible
-ailleurs, j'aurais dû <i>diminuer</i> les faits.</p>
-
-<p>C'est à quoi je n'aurais pas manqué si j'avais eu le
-dessein un seul instant d'écrire un livre généralement
-agréable. Mais, le ciel m'ayant refusé le talent littéraire,
-j'ai uniquement pensé à décrire avec toute la
-maussaderie de la science, mais aussi avec toute son
-exactitude, certains faits dont un séjour prolongé dans
-la patrie de l'oranger m'a rendu l'involontaire témoin.
-Frédéric le Grand, ou tel autre homme distingué du
-Nord, qui n'a jamais eu occasion de voir l'oranger en
-pleine terre, m'aurait sans doute nié les faits suivants
-et nié de bonne foi. Je respecte infiniment la bonne
-foi, et je vois son pourquoi.</p>
-
-<p>Cette déclaration sincère pouvant paraître de l'orgueil,
-j'ajoute la réflexion suivante:</p>
-
-<p>Nous écrivons au hasard chacun ce qui nous semble
-vrai, et chacun dément son voisin. Je vois dans nos
-livres autant de billets de loterie; ils n'ont réellement
-pas plus de valeur. La postérité, en oubliant les uns et
-réimprimant les autres, déclarera les billets gagnants.
-Jusque-là, chacun de nous, ayant écrit de son mieux
-ce qui lui semble vrai, n'a guère de raison de se moquer
-de son voisin, à moins que la satire ne soit plaisante,
-auquel cas il a toujours raison, surtout s'il écrit
-comme M. Courrier à Del Furia.</p>
-
-<p>Après ce préambule, je vais entrer courageusement
-dans l'examen de faits qui, j'en suis convaincu, ont
-rarement été observés à Paris. Mais enfin, à Paris, ville
-supérieure à toutes les autres sans doute, l'on ne voit
-pas des orangers en pleine terre comme à Sorrento, et
-c'est à Sorrento, la patrie du Tasse, sur le golfe de
-Naples, dans une position à mi côte de la mer, plus
-pittoresque encore que celle de Naples elle-même,
-mais où on ne lit pas le <i>Miroir</i>, que Lisio Visconti a
-observé et noté les faits suivants:</p>
-
-<p>Lorsqu'on doit voir le soir la femme qu'on aime,
-l'attente d'un si grand bonheur rend insupportables
-tous les moments qui en séparent.</p>
-
-<p>Une fièvre dévorante fait prendre et quitter vingt
-occupations. L'on regarde sa montre à chaque instant,
-et l'on est ravi quand on voit qu'on a pu faire passer
-dix minutes sans la regarder; l'heure tant désirée
-sonne enfin, et quand on est à sa porte prêt à frapper,
-l'on serait aise de ne pas la trouver; ce n'est que par
-réflexion qu'on s'en affligerait; en un mot, l'attente de
-la voir produit un effet désagréable.</p>
-
-<p>Voilà de ces choses qui font dire aux bonnes gens
-que l'amour déraisonne.</p>
-
-<p>C'est que l'imagination, retirée violemment de rêveries
-délicieuses où chaque pas produit le bonheur, est
-ramenée à la sévère réalité.</p>
-
-<p>L'âme tendre sait bien que, dans le combat qui va
-commencer aussitôt que vous la verrez, la moindre
-négligence, le moindre manque d'attention ou de courage,
-sera puni par une défaite empoisonnant pour longtemps
-les rêveries de l'imagination, et hors de l'intérêt
-de la passion si l'on cherchait à s'y réfugier, humiliante
-pour l'amour-propre. On se dit: «J'ai manqué d'esprit,
-j'ai manqué de courage»; mais l'on n'a du courage
-envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.</p>
-
-<p>Ce reste d'attention que l'on arrache avec tant de
-peine aux rêveries de la cristallisation fait que, dans les
-premiers discours à la femme qu'on aime, il échappe
-une foule de choses qui n'ont pas de sens, ou qui ont
-un sens contraire à ce qu'on sent, ou ce qui est plus
-poignant encore, on exagère ses propres sentiments,
-et ils deviennent ridicules à ses yeux. Comme on sent
-vaguement qu'on ne fait pas assez d'attention à ce
-qu'on dit, un mouvement machinal fait soigner et
-charger la déclamation. Cependant l'on ne peut pas
-se taire à cause de l'embarras du silence, durant lequel
-on pourrait encore moins songer à elle. On dit donc
-d'un air senti une foule de choses qu'on ne sent pas,
-et qu'on serait bien embarrassé de répéter; l'on s'obstine
-à se refuser à sa présence pour être encore plus à
-elle. Dans les premiers moments que je connus l'amour,
-cette bizarrerie que je sentais en moi me faisait croire
-que je n'aimais pas.</p>
-
-<p>Je comprends la lâcheté, et comment les conscrits
-se tirent de la peur en se jetant à corps perdu au
-milieu du feu. Le nombre des sottises que j'ai dites
-depuis deux ans pour ne pas me taire me met au
-désespoir quand j'y songe.</p>
-
-<p>Voilà qui devrait bien marquer aux yeux des femmes
-la différence de l'amour-passion et de la galanterie,
-de l'âme tendre et de l'âme prosaïque<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> C'était un mot de Léonore.</p>
-</div>
-<p>Dans ces moments décisifs, l'une gagne autant que
-l'autre perd; l'âme prosaïque reçoit justement le degré
-de chaleur qui lui manque habituellement, tandis que
-la pauvre âme tendre devient folle par excès de sentiment,
-et, qui plus est, a la prétention de cacher sa
-folie. Tout occupée à gouverner ses propres transports,
-elle est bien loin du sang-froid qu'il faut pour prendre
-ses avantages, et elle sort brouillée d'une visite où
-l'âme prosaïque eût fait un grand pas. Dès qu'il s'agit
-des intérêts trop vifs de sa passion, une âme tendre et
-fière ne peut pas être éloquente auprès de ce qu'elle
-aime; ne pas réussir lui fait trop de mal. L'âme vulgaire,
-au contraire, calcule juste les chances de succès,
-ne s'arrête pas à pressentir la douleur de la défaite,
-et, fière de ce qui la rend vulgaire, elle se moque de
-l'âme tendre, qui, avec tout l'esprit possible, n'a
-jamais l'aisance nécessaire pour dire les choses les
-plus simples et du succès le plus assuré. L'âme tendre,
-bien loin de pouvoir rien arracher par force, doit se
-résigner à ne rien obtenir que de la <i>charité</i> de ce
-qu'elle aime. Si la femme qu'on aime est vraiment
-sensible, l'on a toujours lieu de se repentir d'avoir
-voulu se faire violence pour lui parler d'amour. On a
-l'air honteux, on a l'air glacé, on aurait l'air menteur,
-si la passion ne se trahissait pas à d'autres signes certains.
-Exprimer ce qu'on sent si vivement et si en
-détail, à tous les instants de la vie, est une corvée
-qu'on s'impose, parce qu'on a lu des romans, car, si
-l'on était naturel, on n'entreprendrait jamais une chose
-si pénible. Au lieu de vouloir parler de ce qu'on sentait
-il y a un quart d'heure, et de chercher à faire un
-tableau général et intéressant, on exprimerait avec
-simplicité le détail de ce qu'on sent dans le moment;
-mais non, l'on se fait une violence extrême pour réussir
-moins bien, et comme l'évidence de la sensation
-actuelle manque à ce qu'on dit, et que la mémoire
-n'est pas libre, on trouve convenables dans le moment
-et l'on dit des choses du ridicule le plus humiliant.</p>
-
-<p>Quand enfin, après une heure de trouble, cet effort
-extrêmement pénible est fait de se retirer des jardins
-enchantés de l'imagination, pour jouir tout simplement
-de la présence de ce qu'on aime, il se trouve souvent
-qu'il faut s'en séparer.</p>
-
-<p>Tout ceci paraît une extravagance. J'ai vu mieux
-encore, c'était un de mes amis qu'une femme, qu'il
-aimait à l'idolâtrie, se prétendant offensée de je ne
-sais quel manque de délicatesse qu'on n'a jamais voulu
-me confier, avait condamné tout à coup à ne la voir
-que deux fois par mois. Ces visites, si rares et si
-désirées, étaient un accès de folie, et il fallait toute la
-force de caractère de Salviati pour qu'elle ne parût
-pas au dehors.</p>
-
-<p>Dès l'abord, l'idée de la fin de la visite est trop présente
-pour qu'on puisse trouver du plaisir. L'on parle
-beaucoup sans s'écouter; souvent l'on dit le contraire
-de ce qu'on pense. On s'embarque dans des raisonnements
-qu'on est obligé de couper court, à cause de leur
-ridicule, si l'on vient à se réveiller et à s'écouter.
-L'effort qu'on se fait est si violent, qu'on a l'air froid.
-L'amour se cache par son excès.</p>
-
-<p>Loin d'elle l'imagination était bercée par les plus
-charmants dialogues; l'on trouvait les transports les
-plus tendres et les plus touchants. On se croit ainsi
-pendant dix ou douze jours l'audace de lui parler;
-mais, l'avant-veille de celui qui devrait être heureux,
-la fièvre commence et redouble à mesure qu'on approche
-de l'instant terrible.</p>
-
-<p>Au moment d'entrer dans son salon, l'on est réduit,
-pour ne pas dire ou faire des sottises incroyables, à
-se cramponner à la résolution de garder le silence, et
-de la regarder pour pouvoir au moins se souvenir de sa
-figure. A peine en sa présence, il survient comme une
-sorte d'ivresse dans les yeux. On se sent porté comme
-un maniaque à faire des actions étranges, on a le sentiment
-d'avoir deux âmes: l'une pour faire, et l'autre
-pour blâmer ce qu'on fait. On sent confusément que
-l'attention forcée donnée à la sottise rafraîchirait le
-sang un moment, en faisant perdre de vue la fin de
-la visite et le malheur de la quitter pour quinze jours.</p>
-
-<p>S'il se trouve là quelque ennuyeux qui conte une
-histoire plate, dans son inexplicable folie, le pauvre
-amant, comme s'il était curieux de perdre des moments
-si rares, y devient tout attention. Cette heure, qu'il
-se promettait si délicieuse, passe comme un trait brûlant,
-et cependant il sent, avec une indicible amertume,
-toutes les petites circonstances qui lui montrent
-combien il est devenu étranger à ce qu'il aime. Il se
-trouve au milieu d'indifférents qui font visite, et il se
-voit le seul qui ignore tous les petits détails de sa vie
-de ces jours passés. Enfin il sort; et, en lui disant
-froidement adieu, il a l'affreux sentiment d'être à
-quinze jours de la revoir; nul doute qu'il souffrirait
-moins à ne jamais voir ce qu'il aime. C'est dans le
-genre, mais bien plus noir, du duc de Policastro, qui
-tous les six mois faisait cent lieues pour voir un quart
-d'heure, à Lecce, une maîtresse adorée et gardée par
-un jaloux.</p>
-
-<p>On voit bien ici la volonté sans influence sur l'amour:
-outré contre sa maîtresse et contre soi-même, comme
-l'on se précipiterait dans l'indifférence avec fureur! Le
-seul bien de cette visite est de renouveler le trésor de
-la cristallisation.</p>
-
-<p>La vie pour Salviati était divisée en périodes de
-quinze jours, qui prenaient la couleur de la soirée où
-il lui avait été permis de voir M<sup>me</sup> ***; par exemple, il
-fut ravi de bonheur le 21 mai, et le 2 juin il ne rentrait
-pas chez lui de peur de céder à la tentation de
-se brûler la cervelle.</p>
-
-<p>J'ai vu ce soir-là que les romanciers ont très mal
-peint le moment du suicide. «Je suis altéré, me disait
-Salviati d'un air simple, j'ai besoin de prendre ce verre
-d'eau.» Je ne combattis point sa résolution, je lui fis
-mes adieux; et il se mit à pleurer.</p>
-
-<p>D'après le trouble qui accompagne les discours des
-amants, il ne serait pas sage de tirer des conséquences
-trop pressées d'un détail isolé de la conversation. Ils
-n'accusent juste leurs sentiments que dans les mots
-imprévus; alors c'est le cri du c&oelig;ur. Du reste, c'est
-de la physionomie de l'ensemble des choses dites que
-l'on peut tirer des inductions. Il faut se rappeler
-qu'assez souvent un être très ému n'a pas le temps
-d'apercevoir l'émotion de la personne qui cause la
-sienne.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch25">CHAPITRE XXV<br />
-La présentation.</h3>
-
-
-<p>A la finesse, à la sûreté de jugement avec lesquelles
-je vois les femmes saisir certains détails, je suis plein
-d'admiration; un instant après, je les vois porter au
-ciel un nigaud, se laisser émouvoir jusqu'aux larmes
-par une fadeur, peser gravement comme trait de
-caractère une plate affectation. Je ne puis concevoir
-tant de niaiserie. Il faut qu'il y ait là quelque loi générale
-que j'ignore.</p>
-
-<p>Attentives à <i>un</i> mérite d'un homme, et entraînées
-par <i>un</i> détail, elles le sentent vivement et n'ont plus
-d'yeux pour le reste. Tout le fluide nerveux est
-employé à jouir de cette qualité, il n'en reste plus pour
-voir les autres.</p>
-
-<p>J'ai vu les hommes les plus remarquables être présentés
-à des femmes de beaucoup d'esprit; c'était toujours
-un grain de prévention qui décidait de l'effet de
-la première vue.</p>
-
-<p>Si l'on veut me permettre un détail familier, je conterai
-que l'aimable colonel L. B&hellip; allait être présenté
-à M<sup>me</sup> Struve de K&oelig;nigsberg; c'est une femme du premier
-ordre. Nous nous disions: <i lang="it" xml:lang="it">Farà colpo?</i> (fera-t-il
-effet?) Il s'engage un pari. Je m'approche de M<sup>me</sup> de
-Struve, et lui conte que le colonel porte deux jours de
-suite ses cravates; le second jour, il fait la lessive du
-Gascon; elle pourra remarquer sur sa cravate des plis
-verticaux. Rien de plus évidemment faux.</p>
-
-<p>Comme j'achevais, on annonce cet homme charmant.
-Le plus petit fat de Paris eût produit plus d'effet.
-Remarquez que M<sup>me</sup> de Struve aimait; c'est une femme
-honnête, et il ne pouvait être question de galanterie
-entre eux.</p>
-
-<p>Jamais deux caractères n'ont été plus faits l'un pour
-l'autre. On blâmait M<sup>me</sup> de Struve d'être romanesque,
-et il n'y avait que la vertu, poussée jusqu'au romanesque,
-qui pût toucher L. B&hellip; Elle l'a fait fusiller
-très jeune.</p>
-
-<p>Il a été donné aux femmes de sentir, d'une manière
-admirable, les nuances d'affection, les variations les
-plus insensibles du corps humain, les mouvements les
-plus légers des amours-propres.</p>
-
-<p>Elles ont à cet égard un organe qui nous manque;
-voyez-les soigner un blessé.</p>
-
-<p>Mais peut-être aussi ne voient-elles pas ce qui est
-esprit, combinaison morale. J'ai vu les femmes les
-plus distinguées se charmer d'un homme d'esprit qui
-n'était pas moi, et tout d'un temps, et presque du
-même mot, admirer les plus grands sots. Je me trouvais
-attrapé comme un connaisseur qui voit prendre
-les plus beaux diamants pour des strass, et préférer les
-strass s'ils sont plus gros.</p>
-
-<p>J'en concluais qu'il faut tout oser auprès des femmes.
-Là, où le général Lassale a échoué, un capitaine à
-moustaches et à jurements réussit<a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>. Il y a sûrement
-dans le mérite des hommes tout un côté qui leur
-échappe.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> Posen, 1807.</p>
-</div>
-<p>Pour moi, j'en reviens toujours aux lois physiques.
-Le fluide nerveux, chez les hommes, s'use par la cervelle,
-et chez les femmes par le c&oelig;ur; c'est pour cela
-qu'elles sont plus sensibles. Un grand travail obligé et
-dans le métier que nous avons fait toute la vie, console,
-et pour elles rien ne peut les consoler que la distraction.</p>
-
-<p>Appiani, qui ne croit à la vertu qu'à la dernière
-extrémité, et avec lequel j'allais ce soir à la chasse
-des idées, en lui exposant celles de ce chapitre, me
-répond:</p>
-
-<p>«La force d'âme qu'Éponine employait avait un
-dévouement héroïque à faire vivre son mari dans la
-caverne sous terre, et à l'empêcher de tomber dans le
-désespoir, s'ils eussent vécu tranquillement à Rome,
-elle l'eût employée à lui cacher un amant, il faut un
-aliment aux âmes fortes.»</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch26">CHAPITRE XXVI<br />
-De la pudeur.</h3>
-
-
-<p>Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer
-ce qu'on cache le plus ici, mais mourrait de honte plutôt
-que de montrer son bras. Il est clair que les trois
-quarts de la pudeur sont une chose apprise. C'est peut-être
-la loi seule, fille de la civilisation, qui ne produise
-que du bonheur.</p>
-
-<p>On a observé que les oiseaux de proie se cachent
-pour boire, c'est qu'obligés de plonger la tête dans
-l'eau, ils sont sans défense en ce moment. Après avoir
-considéré ce qui se passe à Otaïti<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>, je ne vois pas d'autre
-base naturelle à la pudeur.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> Voir les voyages de Bougainville, de Cook, etc. Chez quelques
-animaux, la femelle semble se refuser au moment où elle
-se donne. C'est à l'anatomie comparée que nous devons demander
-les plus importantes révélations sur nous-mêmes.</p>
-</div>
-<p>L'amour est le miracle de la civilisation. On ne
-trouve qu'un amour physique et des plus grossiers chez
-les peuples sauvages ou trop barbares.</p>
-
-<p>Et la pudeur prête à l'amour le secours de l'imagination,
-c'est lui donner la vie.</p>
-
-<p>La pudeur est enseignée de très bonne heure aux
-petites filles par leurs mères, et avec une extrême jalousie,
-on dirait comme par esprit de corps; c'est que les
-femmes prennent soin d'avance du bonheur de l'amant
-qu'elles auront.</p>
-
-<p>Pour une femme timide et tendre rien ne doit être
-au-dessus du supplice de s'être permis, en présence
-d'un homme, quelque chose dont elle croit devoir rougir;
-je suis convaincu qu'une femme un peu fière préférerait
-mille morts. Une légère liberté, prise du côté
-tendre par l'homme qu'on aime, donne un moment de
-plaisir vif<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a>; s'il a l'air de la blâmer ou seulement de
-ne pas en jouir avec transport, elle doit laisser dans
-l'âme un doute affreux. Pour une femme au-dessus du
-vulgaire, il y a donc tout à gagner à avoir des manières
-fort réservées. Le jeu n'est pas égal; on hasarde contre
-un petit plaisir, ou contre l'avantage de paraître un
-peu plus aimable, le danger d'un remords cuisant et
-d'un sentiment de honte qui doit rendre même l'amant
-moins cher. Une soirée passée gaiement, à l'étourdie
-et sans songer à rien, est chèrement payée à ce prix.
-La vue d'un amant avec lequel on craint d'avoir eu
-ce genre de torts doit devenir odieuse pour plusieurs
-jours. Peut-on s'étonner de la force d'une habitude à
-laquelle les plus légères infractions sont punies par la
-honte la plus atroce?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> Fait voir son amour d'une façon nouvelle.</p>
-</div>
-<p>Quant à l'utilité de la pudeur, elle est la mère de
-l'amour; on ne saurait plus lui rien contester. Pour le
-mécanisme du sentiment, rien n'est plus simple; l'âme
-s'occupe à avoir honte, au lieu de s'occuper à désirer;
-on s'interdit les désirs, et les désirs conduisent aux
-actions.</p>
-
-<p>Il est évident que toute femme tendre et fière, et ces
-deux choses étant cause et effet vont difficilement l'une
-sans l'autre, doit contracter des habitudes de froideur
-que les gens qu'elles déconcertent appellent de la
-pruderie.</p>
-
-<p>L'accusation est d'autant plus spécieuse, qu'il est
-très difficile de garder un juste milieu; pour peu qu'une
-femme ait peu d'esprit et beaucoup d'orgueil, elle doit
-bientôt en venir à croire qu'en fait de pudeur on n'en
-saurait trop faire. C'est ainsi qu'une Anglaise se croit
-insultée si l'on prononce devant elle le nom de certains
-vêtements. Une Anglaise se garderait bien, le soir à la
-campagne, de se laisser voir quittant le salon avec son
-mari; et, ce qui est plus grave, elle croit blesser la
-pudeur si elle montre quelque enjouement devant tout
-autre que ce mari<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a>. C'est peut-être à cause d'une attention
-si délicate que les Anglais, gens d'esprit, laissent
-voir tant d'ennui de leur bonheur domestique. A eux
-la faute, pourquoi tant d'orgueil<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> Voir l'admirable peinture de ces m&oelig;urs ennuyeuses à la
-fin de <i>Corinne</i>; et M<sup>me</sup> de Staël a flatté le portrait.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> La Bible et l'aristocratie se vengent cruellement sur les
-gens qui croient leur devoir tout.</p>
-</div>
-<p>En revanche, passant tout à coup de Plymouth à
-Cadix et Séville, je trouvai qu'en Espagne la chaleur
-du climat et des passions faisait un peu trop oublier
-une retenue nécessaire. Je remarquai des caresses fort
-tendres qu'on se permettait en public et qui, loin de
-me sembler touchantes, m'inspiraient un sentiment tout
-opposé. Rien n'est plus pénible.</p>
-
-<p>Il faut s'attendre à trouver <i>incalculable</i> la force des
-habitudes inspirées aux femmes sous prétexte de pudeur.
-Une femme vulgaire, en outrant la pudeur, croit se
-faire l'égale d'une femme distinguée.</p>
-
-<p>L'empire de la pudeur est tel, qu'une femme tendre
-arrive à se trahir envers son amant plutôt par des faits
-que par des paroles.</p>
-
-<p>La femme la plus jolie, la plus riche et la plus facile
-de Bologne, vient de me conter qu'hier soir, un fat
-français, qui est ici et qui donne une drôle d'idée de sa
-nation, s'est avisé de se cacher sous son lit. Il voulait
-apparemment ne pas perdre un nombre infini de déclarations
-ridicules dont il la poursuit depuis un mois.
-Mais ce grand homme a manqué de présence d'esprit;
-il a bien attendu que M<sup>me</sup> M&hellip; eût congédié sa femme
-de chambre et se fût mise au lit, mais il n'a pas eu la
-patience de donner aux gens le temps de s'endormir.
-Elle s'est jetée à la sonnette, et l'a fait chasser honteusement
-au milieu des huées et des coups de cinq ou
-six laquais. «Et s'il eût attendu deux heures?» lui
-disais-je.&mdash;«J'aurais été bien malheureuse: Qui
-pourra douter, m'eût-il dit, que je ne sois ici par vos
-ordres<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> On me conseille de supprimer ce détail: «Vous me prenez
-pour une femme bien leste, d'oser conter de telles choses
-devant moi.»</p>
-</div>
-<p>Au sortir de chez cette jolie femme, je suis allé chez
-la femme la plus digne d'être aimée que je connaisse.
-Son extrême délicatesse est, s'il se peut, au-dessus de
-sa beauté touchante. Je la trouve seule et lui conte
-l'histoire de M<sup>me</sup> M&hellip; Nous raisonnons là-dessus:
-«Écoutez, me dit-elle, si l'homme qui se permet cette
-action était aimable auparavant aux yeux de cette
-femme, on lui pardonnera, et, par la suite on l'aimera.»&mdash;J'avoue
-que je suis resté confondu de cette lumière
-imprévue jetée sur les profondeurs du c&oelig;ur humain.
-Je lui ai répondu au bout d'un silence:&mdash;«Mais,
-quand on aime, a-t-on le courage de se porter aux dernières
-violences?»</p>
-
-<p>Il y aurait bien moins de vague dans ce chapitre si
-une femme l'eût écrit. Tout ce qui tient à la fierté, à
-l'orgueil féminin, à l'habitude de la pudeur et de ses
-excès, à certaines <i>délicatesses</i>, la plupart dépendant
-uniquement d'<i>associations de sensations</i><a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a>, qui ne peuvent
-pas exister chez les hommes, et souvent <i>délicatesses</i>
-non fondées dans la nature; toutes ces choses, dis-je,
-ne pourraient se trouver ici qu'autant qu'on se serait
-permis d'écrire sur ouï-dire.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> La pudeur est une des sources du goût pour la parure;
-par tel ajustement une femme se promet plus ou moins. C'est
-ce qui fait que la parure est déplacée dans la vieillesse.</p>
-
-<p>Une femme de province, si elle prétend à Paris suivre la
-mode, se promet d'une manière gauche et qui fait rire. Une
-provinciale arrivant à Paris doit commencer par se mettre
-comme si elle avait trente ans.</p>
-</div>
-<p>Une femme me disait, dans un moment de franchise
-philosophique, quelque chose qui revient à ceci:</p>
-
-<p>«Si je sacrifiais jamais ma liberté, l'homme que j'arriverais
-à préférer apprécierait davantage mes sentiments
-en voyant combien j'ai toujours été avare même
-des préférences les plus légères.» C'est en faveur de
-cet amant, qu'elle ne rencontrera peut-être jamais, que
-telle femme aimable montre de la froideur à l'homme
-qui lui parle en ce moment. Voilà la première exagération
-de la pudeur: celle-ci est respectable; la seconde
-vient de l'orgueil des femmes; la troisième source
-d'exagération, c'est l'orgueil des maris.</p>
-
-<p>Il me semble que cette possibilité d'amour se présente
-souvent aux rêveries de la femme même la plus
-vertueuse, et elles ont raison. Ne pas aimer quand on
-a reçu du ciel une âme faite pour l'amour, c'est se priver
-soi et autrui d'un grand bonheur. C'est comme un
-oranger qui ne fleurirait pas de peur de faire un péché;
-et remarquez qu'une âme faite pour l'amour ne peut
-goûter avec transport aucun autre bonheur. Elle trouve,
-dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde,
-un vide insupportable; elle croit souvent aimer les
-beaux-arts et les aspects sublimes de la nature, mais
-ils ne font que lui promettre et lui exagérer l'amour,
-s'il est possible, et elle s'aperçoit bientôt qu'ils lui parlent
-d'un bonheur dont elle a résolu de se priver.</p>
-
-<p>La seule chose que je voie à blâmer dans la pudeur,
-c'est de conduire à l'habitude de mentir; c'est le seul
-avantage que les femmes faciles aient sur les femmes
-tendres. Une femme facile vous dit: «Mon cher ami,
-dès que vous me plairez, je vous le dirai, et je serai
-plus aise que vous, car j'ai beaucoup d'estime pour
-vous.»</p>
-
-<p>Vive satisfaction de <i>Constance</i>, s'écriant après la victoire
-de son amant: «Que je suis heureuse de ne m'être
-donnée à personne depuis huit ans que je suis brouillée
-avec mon mari!»</p>
-
-<p>Quelque ridicule que je trouve ce raisonnement, cette
-joie me semble pleine de fraîcheur.</p>
-
-<p>Il faut absolument que je conte ici de quelle nature
-étaient les regrets d'une dame de Séville abandonnée
-par son amant. J'ai besoin qu'on se rappelle qu'en
-amour tout est signe, et surtout qu'on veuille bien
-accorder un peu d'indulgence à mon style<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> <a href="#Footnote_65">Note 65</a>.</p>
-</div>
-<hr />
-
-
-<p>Mes yeux d'homme croient distinguer neuf particularités
-dans la <i>pudeur</i>.</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> L'on joue beaucoup contre peu, donc être extrêmement
-réservée, donc souvent affectation; l'on ne rit
-pas, par exemple, des choses qui amusent le plus;
-donc il faut beaucoup d'esprit pour avoir juste ce qu'il
-faut de pudeur<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a>. C'est pour cela que beaucoup de femmes
-n'en ont pas assez en petit comité, ou, pour parler
-plus juste, n'exigent pas que les contes qu'on leur fait
-soient assez gazés, et ne perdent leurs voiles qu'à
-mesure du degré d'ivresse et de folie<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> Voir le ton de la société à Genève, surtout dans les familles
-<i>du haut</i>; utilité d'une cour pour corriger par le ridicule la
-tendance à la pruderie; Duclos faisant des contes à M<sup>me</sup> de Rochefort:
-«En vérité, vous nous croyez trop honnêtes femmes.»
-Rien n'est ennuyeux au monde comme la pudeur non sincère.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> Eh! mon cher Fronsac, il y a vingt bouteilles de champagne
-entre le conte que tu nous commences et ce que nous
-disons à cette heure.</p>
-</div>
-<p>Serait-ce par un effet de la pudeur et du mortel ennui
-qu'elle doit imposer à plusieurs femmes, que la plupart
-d'entre elles n'estiment rien tant dans un homme que
-l'effronterie? ou prennent-elles l'effronterie pour du
-caractère?</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Deuxième loi: mon amant m'en estimera davantage.</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> La force de l'habitude l'emporte même dans les
-instants les plus passionnés.</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> La pudeur donne des plaisirs bien flatteurs à
-l'amant: elle lui fait sentir quelles lois l'on transgresse
-pour lui.</p>
-
-<p>5<sup>o</sup> Et aux femmes des plaisirs plus <i>enivrants</i>; comme
-ils font vaincre une habitude puissante, ils jettent plus
-de trouble dans l'âme. Le comte de Valmont se trouve
-à minuit dans la chambre à coucher d'une jolie femme,
-cela lui arrive toutes les semaines, et à elle peut-être
-une fois tous les deux ans; la rareté et la pudeur doivent
-donc préparer aux femmes des plaisirs infiniment
-plus vifs<a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor">[70]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70"><span class="label">[70]</span></a> C'est l'histoire du tempérament mélancolique comparé au
-tempérament sanguin. Voyez une femme vertueuse, même de la
-vertu mercantile de certains dévots (vertueuse moyennant
-récompense centuple dans un paradis), et un roué de quarante
-ans blasé. Quoique le Valmont des <i>Liaisons dangereuses</i> n'en
-soit pas encore là, la présidente de Tourvel est plus heureuse
-que lui tout le long du livre; et, si l'auteur, qui avait tant d'esprit,
-en eût eu davantage, telle eût été la moralité de son ingénieux
-roman.</p>
-</div>
-<p>6<sup>o</sup> L'inconvénient de la pudeur, c'est qu'elle jette
-sans cesse dans le mensonge.</p>
-
-<p>7<sup>o</sup> L'excès de la pudeur et sa sévérité découragent
-d'aimer les âmes tendres et timides<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor">[71]</a>, justement celles
-qui sont faites pour donner et sentir les délices de
-l'amour.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71"><span class="label">[71]</span></a> Le tempérament mélancolique, que l'on peut appeler le
-tempérament de l'amour. J'ai vu les femmes les plus distinguées
-et les plus faites pour aimer donner la préférence, faute
-d'esprit, au prosaïque tempérament sanguin. Histoire d'Alfred,
-Grande Chartreuse, 1810.</p>
-
-<p>Je ne connais pas d'idée qui m'engage plus à voir ce qu'on
-appelle mauvaise compagnie.</p>
-
-<p>(Ici le pauvre Visconti se perd dans les nues)</p>
-
-<p>Toutes les femmes sont les mêmes pour le fond des mouvements
-de c&oelig;ur et des passions; les <i>formes</i> des passions sont
-différentes. Il y a la différence que donne une plus grande fortune,
-une plus grande culture de l'esprit, l'habitude de plus
-hautes pensées, et par-dessus tout, et malheureusement, un
-orgueil plus irritable.</p>
-
-<p>Telle parole qui irrite une princesse ne choque pas le moins
-du monde une bergère des Alpes. Mais, une fois en colère,
-la princesse et la bergère ont les mêmes mouvements de passion.</p>
-
-<div class="attr">(<i>Note unique de l'éditeur.</i>)</div></div>
-<p>8<sup>o</sup> Chez les femmes tendres qui n'ont pas eu plusieurs
-amants, la pudeur est un obstacle à l'aisance des manières,
-c'est ce qui les expose à se laisser un peu mener
-par leurs amies qui n'ont pas le même manque<a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor">[72]</a> à se
-reprocher. Elles donnent de l'attention à chaque cas
-particulier, au lieu de s'en remettre aveuglément à l'habitude.
-Leur pudeur délicate communique à leurs actions
-quelque chose de contraint; à force de naturel, elles se
-donnent l'apparence de manquer de naturel; mais cette
-gaucherie tient à la grâce céleste.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72"><span class="label">[72]</span></a> Mot de M&hellip;</p>
-</div>
-<p>Si quelquefois leur familiarité ressemble à de la tendresse,
-c'est que ces âmes angéliques sont coquettes
-sans le savoir. Par paresse d'interrompre leur rêverie,
-pour s'éviter la peine de parler, et de trouver quelque
-chose d'agréable et de poli, et qui ne soit que poli, à
-dire à un ami, elles se mettent à s'appuyer tendrement
-sur son bras<a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor">[73]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73"><span class="label">[73]</span></a> Vol. <i>Guarna</i>.</p>
-</div>
-<p id="pudeur-article-9">9<sup>o</sup> Ce qui fait que les femmes, quand elles se font
-auteurs, atteignent bien rarement au sublime, ce qui
-donne de la grâce à leurs moindres billets, c'est que
-jamais elles n'osent être franches qu'à demi: être franches
-serait pour elles comme sortir sans fichu. Rien de
-plus fréquent pour un homme que d'écrire absolument
-sous la dictée de son imagination, et sans savoir où
-il va.</p>
-
-
-<h4>RÉSUMÉ.</h4>
-
-<p>L'erreur commune est d'en agir avec les femmes
-comme avec des espèces d'hommes plus généreux, plus
-mobiles, et surtout avec lesquels il n'y a pas de rivalité
-possible. L'on oublie trop facilement qu'il y a deux
-lois nouvelles et singulières qui tyrannisent ces êtres
-si mobiles, en concurrence avec tous les penchants ordinaires
-de la nature humaine; je veux dire:</p>
-
-<p>L'orgueil féminin et la pudeur, et les habitudes souvent
-indéchiffrables, filles de la pudeur.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch27">CHAPITRE XXVII<br />
-Des regards.</h3>
-
-
-<p>C'est la grande arme de la coquetterie vertueuse.
-On peut tout dire avec un regard, et cependant on
-peut toujours nier un regard, car il ne peut pas être
-répété textuellement.</p>
-
-<p>Ceci me rappelle le comte G., le Mirabeau de Rome:
-l'aimable petit gouvernement de ce pays-là lui a donné
-une manière originale de faire des récits, par des mots
-entrecoupés qui disent tout et rien. Il fait tout entendre;
-mais libre à qui que ce soit de répéter textuellement
-toutes ses paroles, impossible de le compromettre.
-Le cardinal Lante lui disait qu'il avait volé ce
-talent aux femmes, je dis même les plus honnêtes.
-Cette friponnerie est une représaille cruelle, mais juste,
-de la tyrannie des hommes.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch28">CHAPITRE XXVIII<br />
-De l'orgueil féminin.</h3>
-
-
-<p>Les femmes entendent parler toute leur vie, par les
-hommes, d'objets prétendus importants, de gros gains
-d'argent, de succès à la guerre, de gens tués en duel,
-de vengeances atroces ou admirables, etc. Celles d'entre
-elles qui ont l'âme fière sentent que, ne pouvant
-atteindre à ces objets, elles sont hors d'état de déployer
-un orgueil remarquable par l'importance des choses sur
-lesquelles il s'appuie. Elles sentent palpiter dans leur
-sein un c&oelig;ur qui, par la force et la fierté de ses mouvements,
-est supérieur à tout ce qui les entoure, et
-cependant elles voient le dernier des hommes s'estimer
-plus qu'elles. Elles s'aperçoivent qu'elles ne sauraient
-montrer d'orgueil que pour de petites choses, ou du
-moins que pour des choses qui n'ont d'importance que
-par le sentiment, et dont un tiers ne peut être juge.
-Tourmentées par ce contraste désolant entre la bassesse
-de leur fortune et la fierté de leur âme, elles entreprennent
-de rendre leur orgueil respectable par la vivacité
-de ses transports, ou par l'implacable ténacité avec
-laquelle elles maintiennent ses arrêts. Avant l'intimité,
-ces femmes-là se figurent, en voyant leur amant, qu'il
-a entrepris un siège contre elles. Leur imagination est
-employée à s'irriter de ses démarches, qui, après tout,
-ne peuvent pas faire autrement que de marquer de
-l'amour, puisqu'il aime. Au lieu de jouir des sentiments
-de l'homme qu'elles préfèrent, elles se piquent de vanité
-à son égard; et, enfin, avec l'âme la plus tendre, lorsque
-sa sensibilité n'est pas fixée sur un seul objet, dès
-qu'elles aiment, comme une coquette vulgaire, elles
-n'ont plus que de la vanité.</p>
-
-<p>Une femme à caractère généreux sacrifiera mille fois
-sa vie pour son amant, et se brouillera à jamais avec
-lui pour une querelle d'orgueil, à propos d'une porte
-ouverte ou fermée. C'est là leur point d'honneur. Napoléon
-s'est bien perdu pour ne pas céder un village.</p>
-
-<p>J'ai vu une querelle de cette espèce durer plus d'un
-an. Une femme très distinguée sacrifiait tout son
-bonheur plutôt que de mettre son amant dans le cas
-de pouvoir former le moindre doute sur la magnanimité
-de son orgueil. Le raccommodement fut l'effet du
-hasard, et chez mon amie, d'un moment de faiblesse
-qu'elle ne put vaincre, en rencontrant son amant, qu'elle
-croyait à quarante lieues de là, et le trouvant dans un
-lieu où certainement il ne s'attendait pas à la voir. Elle
-ne put cacher son premier transport de bonheur;
-l'amant s'attendrit plus qu'elle, ils tombèrent presque
-aux genoux l'un de l'autre, et jamais je n'ai vu couler
-tant de larmes; c'était la vue imprévue du bonheur.
-Les larmes sont l'extrême sourire.</p>
-
-<p>Le duc d'Argyle donna un bel exemple de présence
-d'esprit en n'engageant pas un combat d'orgueil féminin
-dans l'entrevue qu'il eut à Richemont avec la reine
-Caroline<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor">[74]</a>. Plus il y a d'élévation dans le caractère
-d'une femme, plus terribles sont ces orages.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74"><span class="label">[74]</span></a> <span lang="en" xml:lang="en">The heart of Midlothian</span> (tome III).</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse i6" lang="en" xml:lang="en">As the blackest sky</div>
-<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">Foretells the heaviest tempest.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><i>D. Juan.</i></div>
-<p>Serait-ce que plus une femme jouit avec transport,
-dans le courant de la vie, des qualités distinguées de
-son amant, plus dans ces instants cruels où la sympathie
-semble renversée elle cherche à se venger de ce
-qu'elle lui voit habituellement de supériorité sur les
-autres hommes? Elle craint d'être confondue avec eux.</p>
-
-<p>Il y a bien du temps que je n'ai lu l'ennuyeuse <i>Clarisse</i>;
-il me semble pourtant que c'est par orgueil
-féminin qu'elle se laisse mourir et n'accepte pas la
-main de Lovelace.</p>
-
-<p>La faute de Lovelace était grande; mais, puisqu'elle
-l'aimait un peu, elle aurait pu trouver dans son c&oelig;ur
-le pardon d'un crime dont l'amour était cause.</p>
-
-<p>Monime, au contraire, me semble un touchant modèle
-de délicatesse féminine. Quel front ne rougit pas
-de plaisir en entendant dire par une actrice digne de
-ce rôle:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Et ce fatal amour, dont j'avais triomphé,</div>
-<div class="verse">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</div>
-<div class="verse">Vos détours l'ont surpris et m'en ont convaincue</div>
-<div class="verse">Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir;</div>
-<div class="verse">En vain vous en pourriez perdre le souvenir;</div>
-<div class="verse">Et cet aveu honteux, où vous m'avez forcée,</div>
-<div class="verse">Demeurera toujours présent à ma pensée.</div>
-<div class="verse">Toujours je vous croirais incertain de ma foi;</div>
-<div class="verse">Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moi</div>
-<div class="verse">Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage,</div>
-<div class="verse">Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,</div>
-<div class="verse">Et, qui, me préparant un éternel ennui,</div>
-<div class="verse">M'a fait rougir d'un feu qui n'était pas pour lui.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Racine.</span></div>
-<p>Je m'imagine que les siècles futurs diront: Voilà à
-quoi la monarchie était bonne<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor">[75]</a>, à produire de ces
-sortes de caractères, et leur peinture par les grands
-artistes.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75"><span class="label">[75]</span></a> La monarchie sans charte et sans chambres.</p>
-</div>
-<p>Cependant, même dans les républiques du moyen
-âge, je trouve un admirable exemple de cette délicatesse,
-qui semble détruire mon système de l'influence
-des gouvernements sur les passions, et que je rapporterai
-avec candeur.</p>
-
-<p>Il s'agit de ces vers si touchants de Dante:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Deh! quando tu sarai tornato al mondo,</div>
-<div class="verse">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Ricorditi di me, che son la Pia:</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Siena mi fè: disfecemi maremma;</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Salsi colui, che inannellata pria,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Disposando, m'avea con la sua gemma.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><i lang="it" xml:lang="it">Purgatorio</i>, cant. <small>V</small><a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor">[76]</a>.</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76"><span class="label">[76]</span></a> Hélas! quand tu seras de retour au monde des vivants,
-daigne aussi m'accorder un souvenir. Je suis la Pia; Sienne me
-donna la vie: je trouverai la mort dans nos maremmes. Celui
-qui en m'épousant m'avait donné son anneau sait mon histoire.</p>
-</div>
-<p>La femme qui parle avec tant de retenue avait eu
-en secret le sort de Desdemona, et pouvait par un mot
-faire connaître le crime de son mari aux amis qu'elle
-avait laissés sur la terre.</p>
-
-<p>Nello della Pietra obtint la main de madonna Pia,
-l'unique héritière des Tolomei, la famille la plus riche
-et la plus noble de Sienne. Sa beauté, qui faisait l'admiration
-de la Toscane, fit naître dans le c&oelig;ur de son
-époux une jalousie qui, envenimée par de faux rapports
-et des soupçons sans cesse renaissants, le conduisit à
-un affreux projet. Il est difficile de décider aujourd'hui
-si sa femme fut tout à fait innocente, mais Dante nous
-la représente comme telle.</p>
-
-<p>Son mari la conduisit dans la maremme de Volterre,
-célèbre alors comme aujourd'hui par les effets de l'<i>aria
-cattiva</i>. Jamais il ne voulut dire à sa malheureuse
-femme la raison de son exil en un lieu si dangereux.
-Son orgueil ne daigna prononcer ni plainte ni accusation.
-Il vivait seul avec elle, dans une tour abandonnée,
-dont je suis allé visiter les ruines sur le bord de
-la mer; là il ne rompit jamais son dédaigneux silence,
-jamais il ne répondit aux questions de sa jeune épouse,
-jamais il n'écouta ses prières. Il attendit froidement
-auprès d'elle que l'air pestilentiel eût produit son effet.
-Les vapeurs de ces marais ne tardèrent pas à flétrir ces
-traits, les plus beaux, dit-on, qui, dans ce siècle, eussent
-paru sur cette terre. En peu de mois elle mourut.
-Quelques chroniqueurs de ces temps éloignés rapportent
-que Nello employa le poignard pour hâter sa fin:
-elle mourut dans les maremmes, de quelque manière
-horrible; mais le genre de sa mort fut un mystère,
-même pour les contemporains. Nello della Pietra survécut
-pour passer le reste de ses jours dans un silence
-qu'il ne rompit jamais.</p>
-
-<p>Rien de plus noble et de plus délicat que la manière
-dont la jeune Pia adresse la parole au Dante. Elle
-désire être rappelée à la mémoire des amis que si jeune
-elle a laissés sur la terre; toutefois, en se nommant et
-désignant son mari, elle ne veut pas se permettre la
-plus petite plainte d'une cruauté inouïe, mais désormais
-irréparable, et seulement indique qu'il sait l'histoire
-de sa mort.</p>
-
-<p>Cette constance dans la vengeance de l'orgueil ne se
-voit guère, je crois, que dans les pays du Midi.</p>
-
-<p>En Piémont, je me suis trouvé l'involontaire témoin
-d'un fait à peu près semblable; mais alors j'ignorais
-les détails. Je fus envoyé avec vingt cinq dragons dans
-les bois le long de la <i>Sesia</i>, pour empêcher la contrebande.
-En arrivant le soir dans ce lieu sauvage et
-désert, j'aperçus entre les arbres les ruines d'un vieux
-château; j'y allai: à mon grand étonnement, il était
-habité. J'y trouvai un noble du pays, à figure sinistre;
-un homme qui avait six pieds de haut et quarante ans:
-il me donna deux chambres en rechignant. J'y faisais
-de la musique avec mon maréchal des logis: après plusieurs
-jours, nous découvrîmes que notre homme gardait
-une femme que nous appelions Camille en riant;
-nous étions loin de soupçonner l'affreuse vérité. Elle
-mourut au bout de six semaines. J'eus la triste curiosité
-de la voir dans son cercueil; je payai un moine
-qui la gardait, et vers minuit, sous prétexte de jeter de
-l'eau bénite, il m'introduisit dans la chapelle. J'y trouvai
-une de ces figures superbes, qui sont belles même
-dans le sein de la mort, elle avait un grand nez aquilin
-dont je n'oublierai jamais le contour noble et tendre.
-Je quittai ce lieu funeste; cinq ans après, un détachement
-de mon régiment accompagnant l'empereur à son
-couronnement comme roi d'Italie, je me fis conter toute
-l'histoire. J'appris que le mari jaloux, le comte ***, avait
-trouvé un matin, accrochée au lit de sa femme, une
-montre anglaise appartenant à un jeune homme de la
-petite ville qu'ils habitaient. Ce jour même il la conduisit
-dans le château ruiné, au milieu des bois de la
-Sesia. Comme Nello della Pietra, il ne prononça jamais
-une seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il lui
-présentait froidement et en silence la montre anglaise
-qu'il avait toujours sur lui. Il passa ainsi près de trois
-ans seul avec elle. Elle mourut enfin de désespoir dans
-la fleur de l'âge. Son mari chercha à donner un coup de
-couteau au maître de la montre, le manqua, passa à
-Gênes, s'embarqua, et l'on n'a plus eu de ses nouvelles.
-Ses biens ont été divisés.</p>
-
-<p>Si, auprès des femmes à orgueil féminin, l'on prend
-les injures avec grâce, ce qui est facile à cause de
-l'habitude de la vie militaire, on ennuie ces âmes
-fières; elles vous prennent pour un lâche, et arrivent
-bien vite à l'outrage. Ces caractères altiers cèdent avec
-plaisir aux hommes qu'elles voient intolérants avec
-les autres hommes. C'est, je crois, le seul parti à
-prendre, et il faut souvent avoir une querelle avec
-son voisin pour l'éviter avec sa maîtresse.</p>
-
-<p>Miss Cornel, célèbre actrice de Londres, voit un
-jour entrer chez elle à l'improviste le riche colonel
-qui lui était utile. Elle se trouvait avec un petit
-amant qui ne lui était qu'agréable. «M. un tel, dit-elle
-toute émue au colonel, est venu pour voir le
-poney que je veux vendre.&mdash;Je suis ici pour tout
-autre chose», reprit fièrement ce petit amant, qui
-commençait à l'ennuyer, et que depuis cette réponse
-elle se mit à réaimer avec fureur<a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor">[77]</a>. Ces femmes-là
-sympathisent avec l'orgueil de leur amant, au lieu
-d'exercer à ses dépens leur disposition à la fierté.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77"><span class="label">[77]</span></a> Je rentre toujours de chez miss Cornel plein d'admiration
-et de vues profondes sur les passions observées à nu. Sa
-manière de commander si impérieuse à ses domestiques n'est
-pas du despotisme; c'est qu'elle voit avec netteté et rapidité
-ce qu'il faut faire.</p>
-
-<p>En colère contre moi au commencement de la visite, elle
-n'y songe plus à la fin. Elle me conte toute l'économie de sa
-passion pour Mortimer. «J'aime mieux le voir en société que
-seul avec moi.» Une femme du plus grand génie ne ferait pas
-mieux, c'est qu'elle ose être parfaitement <i>naturelle</i> et qu'elle
-n'est gênée par aucune théorie. «Je suis plus heureuse actrice
-que femme d'un pair.» Grande âme que je dois me conserver
-amie pour mon instruction.</p>
-</div>
-<p>Le caractère du duc de Lauzun (celui de 1660<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor">[78]</a>), si
-le premier jour elles peuvent lui pardonner le manque
-de grâces, est séduisant pour ces femmes-là, et
-peut-être pour toutes les femmes distinguées; la
-grandeur plus élevée leur échappe, elles prennent pour
-de la froideur le calme de l'&oelig;il qui voit tout et qui
-ne s'émeut point d'un détail. N'ai-je pas vu des femmes
-de la cour de Saint-Cloud soutenir que Napoléon
-avait un caractère sec et prosaïque<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor">[79]</a>? Le grand homme
-est comme l'aigle, plus il s'élève, moins il est visible,
-et il est puni de sa grandeur par la solitude de l'âme.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78"><span class="label">[78]</span></a> La hauteur et le courage dans les petites choses, mais
-l'attention passionnée aux petites choses; la véhémence du
-tempérament bilieux. Sa conduite avec M<sup>me</sup> de Monaco (Saint-Simon,
-N. 383); son aventure sous le lit de M<sup>me</sup> de Montespan,
-le roi y étant avec elle. Sans l'attention aux petites choses,
-ce caractère reste invisible aux femmes.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79"><span class="label">[79]</span></a> <span lang="en" xml:lang="en">When Minna Toil heard a tale of woe or of romance, it
-was then her blood rushed to her cheeks, and shewed plainly
-how warm it beat notwithstanding the generally serious composed
-and retiring disposition which her countenance and
-demeanour seemed to exhibit.</span> (<i lang="en" xml:lang="en">The Pirate</i>, I, 33.)</p>
-
-<p>Les gens communs trouvent froides les âmes comme Minna
-Toil, qui ne jugent pas les circonstances ordinaires dignes de
-leur émotion.</p>
-</div>
-<p>De l'orgueil féminin naît ce que les femmes appellent
-les <i>manques de délicatesse</i>. Je crois que cela ressemble
-assez à ce que les rois appellent lèse-majesté,
-crime d'autant plus dangereux qu'on y tombe sans
-s'en douter. L'amant le plus tendre peut être accusé
-de manquer de délicatesse s'il n'a pas beaucoup d'esprit,
-et, ce qui est plus triste, s'il ose se livrer au plus
-grand charme de l'amour, au bonheur d'être parfaitement
-naturel avec ce qu'on aime, et de ne pas écouter
-ce qu'on lui dit.</p>
-
-<p>Voilà de ces choses dont un c&oelig;ur bien né ne saurait
-avoir le soupçon, et qu'il faut avoir éprouvées
-pour y croire, car l'on est entraîné par l'habitude d'en
-agir avec justice et franchise avec ses amis hommes.</p>
-
-<p>Il faut se rappeler sans cesse qu'on a affaire à des
-êtres qui, quoique à tort, peuvent se croire inférieurs
-en vigueur de caractère, ou, pour mieux dire, peuvent
-penser qu'on les croit inférieurs.</p>
-
-<p>Le véritable orgueil d'une femme ne devrait-il pas
-se placer dans l'énergie du sentiment qu'elle inspire?
-On plaisantait une fille d'honneur de la reine épouse
-de François I<sup>er</sup>, sur la légèreté de son amant, qui,
-disait-on, ne l'aimait guère. Peu de temps après, cet
-amant eut une maladie et reparut muet à la cour. Un
-jour, au bout de deux ans, comme on s'étonnait
-qu'elle l'aimât toujours, elle lui dit: «Parlez.» Et
-il parla.</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch29">CHAPITRE XXIX<br />
-Du courage des femmes.</h3>
-
-<blockquote class="exergue">
-<p lang="en" xml:lang="en">I tell thee proud Templar, that not
-in thy fiercest battles hadst thou
-displayed more of thy vaunted courage,
-than has been shewn by
-woman when called upon to suffer
-by affection or duty.</p>
-
-<div class="attr"><i>Ivanhoe</i>, tome III, page 220.</div>
-</blockquote>
-
-<p>Je me souviens d'avoir rencontré la phrase suivante
-dans un livre d'histoire: «Tous les hommes perdaient
-la tête; c'est le moment où les femmes prennent
-sur eux une incontestable supériorité.»</p>
-
-<p>Leur courage a une <i>réserve</i> qui manque à celui de
-leur amant; elles se piquent d'amour-propre à son
-égard, et trouvent tant de plaisir à pouvoir, dans le
-feu du danger, le disputer de fermeté à l'homme qui
-les blesse souvent par la fierté de sa protection et de
-sa force, que l'énergie de cette jouissance les élève au-dessus
-de la crainte quelconque qui, dans ce moment,
-fait la faiblesse des hommes. Un homme aussi, s'il
-recevait un tel secours dans un tel moment, se montrerait
-supérieur à tout; car la peur n'est jamais dans
-le danger, elle est dans nous.</p>
-
-<p>Ce n'est pas que je prétende déprécier le courage
-des femmes: j'en ai vu, dans l'occasion, de supérieures
-aux hommes les plus braves. Il faut seulement qu'elles
-aient un homme à aimer; comme elles ne sentent plus
-que par lui, le danger direct et personnel le plus atroce
-devient pour elles comme une rose à cueillir en sa présence<a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor">[80]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80"><span class="label">[80]</span></a> Marie Stuart parlant de Leicester après l'entrevue avec
-Élisabeth où elle vient de se perdre.</p>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Schiller</span>.</div></div>
-<p>J'ai trouvé aussi chez des femmes qui n'aimaient pas
-l'intrépidité la plus froide, la plus étonnante, la plus
-exempte de nerfs.</p>
-
-<p>Il est vrai que je pensais qu'elles ne sont si braves
-que parce qu'elles ignorent l'ennui des blessures.</p>
-
-<p>Quant au courage moral, si supérieur à l'autre, la
-fermeté d'une femme qui résiste à son amour est seulement
-la chose la plus admirable qui puisse exister
-sur la terre. Toutes les autres marques possibles de
-courage sont des bagatelles auprès d'une chose si fort
-contre nature et si pénible. Peut-être trouvent-elles
-des forces dans cette habitude des sacrifices que la
-pudeur fait contracter.</p>
-
-<p>Un malheur des femmes, c'est que les preuves de ce
-courage restent toujours secrètes et soient presque indivulgables.</p>
-
-<p>Un malheur plus grand, c'est qu'il soit toujours
-employé contre leur bonheur: la princesse de Clèves
-devait ne rien dire à son mari, et se donner à M. de
-Nemours.</p>
-
-<p>Peut-être que les femmes sont principalement soutenues
-par l'orgueil de faire une belle défense, et
-qu'elles s'imaginent que leur amant met de la vanité
-à les avoir; idée petite et misérable: un homme passionné
-qui se jette de gaieté de c&oelig;ur dans tant de
-situations ridicules a bien le temps de songer à la
-vanité! C'est comme les moines qui croient attraper
-le diable, et qui se payent par l'orgueil de leurs cilices
-et de leurs macérations.</p>
-
-<p>Je crois que si M<sup>me</sup> de Clèves fût arrivée à la vieillesse,
-à cette époque où l'on juge la vie et où les jouissances
-d'orgueil paraissent dans toute leur misère, elle
-se fût repentie. Elle aurait voulu avoir vécu comme
-M<sup>me</sup> de la Fayette<a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor">[81]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81"><span class="label">[81]</span></a> On sait assez que cette femme célèbre fit, probablement
-en société avec M. de la Rochefoucauld, le roman de la <i>Princesse
-de Clèves</i>, et que les deux auteurs passèrent ensemble
-dans une amitié parfaite les vingt dernières années de leur vie.
-C'est exactement l'amour à l'italienne.</p>
-</div>
-<hr />
-
-
-<p>Je viens de relire cent pages de cet essai; j'ai
-donné une idée bien pauvre du véritable amour, de
-l'amour qui occupe toute l'âme, la remplit d'images
-tantôt les plus heureuses, tantôt désespérantes, mais
-toujours sublimes, et la rend complètement insensible
-à tout le reste de ce qui existe. Je ne sais comment
-exprimer ce que je vois si bien; je n'ai jamais senti
-plus péniblement le manque de talent. Comment rendre
-sensible la simplicité de gestes et de caractère, le
-profond sérieux, le regard peignant si juste et avec
-tant de candeur la nuance du sentiment, et surtout,
-j'y reviens, cette inexprimable <i>non-curance</i> pour tout
-ce qui n'est pas la femme qu'on aime? Un <i>non</i> ou un
-<i>oui</i> dit par un homme qui aime a une <i>onction</i> que l'on
-ne trouve point ailleurs, que l'on ne trouvait point
-chez cet homme en d'autres temps. Ce matin (3 août),
-j'ai passé à cheval, sur les neuf heures, devant le joli
-jardin anglais du marquis Zampieri, placé sur les dernières
-ondulations de ces collines couronnées de grands
-arbres contre lesquelles Bologne est adossée, et desquelles
-on jouit d'une si belle vue de cette riche et
-verdoyante Lombardie, le plus beau pays du monde.
-Dans un bosquet de lauriers du jardin Zampieri qui
-domine le chemin que je suivais et qui conduit à la
-cascade du Reno à Casa-Lecchio, j'ai vu le comte Delfante;
-il rêvait profondément, et quoique nous ayons
-passé la soirée ensemble jusqu'à deux heures après
-minuit, à peine m'a-t-il rendu mon salut. Je suis allé
-à la cascade. J'ai traversé le Reno; enfin, trois heures
-après au moins, en repassant sous le bosquet du jardin
-Zampieri, je l'ai vu encore; il était précisément dans
-la même position, appuyé contre un grand pin qui
-s'élève au-dessus du bosquet de lauriers; je crains
-qu'on ne trouve ce détail trop simple et ne prouvant
-rien: il est venu à moi la larme à l'&oelig;il, me priant de
-ne pas faire un conte de son immobilité. J'ai été touché;
-je lui ai proposé de rebrousser chemin, et d'aller
-avec lui passer le reste de la journée à la campagne.
-Au bout de deux heures, il m'a tout dit: c'est une
-belle âme; mais que les pages que l'on vient de lire
-sont froides auprès de ce qu'il me disait!</p>
-
-<p>En second lieu, il se croit <i>non aimé</i>; ce n'est pas
-mon avis. On ne peut rien lire sur la belle figure de
-marbre de la comtesse Ghigi, chez laquelle nous avons
-passé la soirée. Seulement quelquefois une rougeur
-subite et légère, qu'elle ne peut réprimer, vient trahir
-les émotions de cette âme que l'orgueil féminin le plus
-exalté dispute aux émotions fortes. On voit son cou
-d'albâtre et ce qu'on aperçoit de ces belles épaules
-dignes de Canova rougir aussi. Elle trouve bien l'art
-de soustraire ses yeux noirs et sombres à l'observation
-des gens dont sa délicatesse de femme redoute la
-pénétration; mais j'ai vu cette nuit, à certaine chose
-que disait Delfante et qu'elle désapprouvait, une subite
-rougeur la couvrir tout entière. Cette âme hautaine le
-trouvait moins digne d'elle.</p>
-
-<p>Mais enfin, quand je me tromperais dans mes conjectures
-sur le bonheur de Delfante, à la vanité près,
-je le crois plus heureux que moi indifférent, qui cependant
-suis dans une position de bonheur fort bien, en
-apparence et en réalité.</p>
-
-<div class="date">Bologne, 3 août 1818.</div>
-
-
-
-<h3 id="ch30">CHAPITRE XXX<br />
-Spectacle singulier et triste.</h3>
-
-
-<p>Les femmes, avec leur orgueil féminin, se vengent
-des sots sur les gens d'esprit, et des âmes prosaïques
-à argent et à coups de bâton, sur les c&oelig;urs généreux.
-Il faut convenir que voilà un beau résultat.</p>
-
-<p>Les petites considérations de l'orgueil et des convenances
-du monde ont fait le malheur de quelques femmes,
-et par orgueil leurs parents les ont placées dans une
-position abominable. Le destin lui avait réservé pour
-consolation bien supérieure à tous leurs malheurs le
-bonheur d'aimer et d'être aimées avec passion; mais
-voilà qu'un beau jour elles empruntent à leurs ennemis
-ce même orgueil insensé dont elles furent les premières
-victimes, et c'est pour tuer le seul bonheur qui leur
-reste, c'est pour faire leur propre malheur et le malheur
-de qui les aime. Une amie qui a eu dix intrigues connues,
-et non pas toujours les unes après les autres, leur persuade
-gravement que si elles aiment, elles seront déshonorées
-aux yeux du public; et cependant ce bon public,
-qui ne s'élève jamais qu'à des idées basses, leur donne
-généreusement un amant tous les ans, parce que, dit-il,
-c'est la règle. Ainsi l'âme est attristée par ce spectacle
-bizarre: une femme tendre et souverainement délicate,
-un ange de pureté, sur l'avis d'une c&hellip; sans délicatesse,
-fuit le seul et immense bonheur qui lui reste,
-pour paraître, avec une robe d'une éclatante blancheur,
-devant un gros butor de juge qu'on sait aveugle
-depuis cent ans, et qui crie à tue-tête: «Elle est vêtue
-de noir.»</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch31">CHAPITRE XXXI<br />
-Extrait du journal de Salviati.</h3>
-
-<blockquote class="exergue">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ingenium nobis ipsa puella facit.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc" lang="la" xml:lang="la">Propert.</span>, <small>II</small>, 1.</div>
-</blockquote>
-
-<div class="date">Bologne, 29 avril 1818.</div>
-<p>Désespéré du malheur où l'amour me réduit, je
-maudis mon existence. Je n'ai le c&oelig;ur à rien. Le
-temps est sombre, il pleut, un froid tardif est venu rattrister
-la nature qui, après un long hiver, s'élevait au
-printemps.</p>
-
-<p>Schiassetti, un colonel en demi-solde, un ami raisonnable
-et froid, est venu passer deux heures avec
-moi. «Vous devriez renoncer à l'aimer.&mdash;Comment
-faire? Rendez-moi ma passion pour la guerre.&mdash;C'est
-un grand malheur pour vous de l'avoir connue.» J'en
-conviens presque, tant je me sens abattu et sans courage,
-tant la mélancolie a aujourd'hui d'empire sur
-moi. Nous cherchons ensemble quel intérêt a pu porter
-son amie à me calomnier auprès d'elle; nous ne
-trouvons rien que ce vieux proverbe napolitain:
-«Femme qu'amour et jeunesse quittent se pique d'un
-rien.» Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette femme
-cruelle est <i>enragée</i> contre moi: c'est le mot d'un de
-ses amis. Je puis me venger d'une manière atroce;
-mais contre sa haine je n'ai pas le plus petit moyen de
-défense. Schiassetti me quitte. Je sors par la pluie, ne
-sachant que devenir. Mon appartement, ce salon que
-j'ai habité dans les premiers temps de notre connaissance
-et quand je la voyais tous les soirs, m'est devenu
-insupportable. Chaque gravure, chaque meuble, me
-reprochent le bonheur que j'avais rêvé en leur présence,
-et que j'ai perdu pour toujours.</p>
-
-<p>Je cours les rues par une pluie froide; le hasard, si
-je puis l'appeler hasard, me fait passer sous ses fenêtres.
-Il était nuit tombante, et je marchais les yeux
-pleins de larmes fixés sur la fenêtre de sa chambre.
-Tout à coup le rideau a été un peu entr'ouvert comme
-pour voir sur la place et s'est refermé à l'instant. Je
-me suis senti un mouvement physique près du c&oelig;ur.
-Je ne pouvais me soutenir: je me réfugie sous le portique
-de la maison voisine. Mille sentiments inondent
-mon âme: le hasard a pu produire ce mouvement du
-rideau; mais, si c'était sa main qui l'eût entr'ouvert!</p>
-
-<p>Il y a deux malheurs au monde: celui de la passion
-contrariée et celui du <i lang="en" xml:lang="en">dead blank</i>.</p>
-
-<p>Avec l'amour, je sens qu'il existe à deux pas de moi
-un bonheur immense et au delà de tous mes v&oelig;ux, qui
-ne dépend que d'un mot, que d'un sourire.</p>
-
-<p>Sans passion comme Schiassetti, les jours tristes, je
-ne vois nulle part le bonheur, j'arrive à douter qu'il
-existe pour moi, je tombe dans le spleen. Il faudrait
-être sans passions fortes et avoir seulement un peu de
-curiosité ou de vanité.</p>
-
-<p>Il est deux heures du matin, j'ai vu le petit mouvement
-du rideau; à six heures j'ai fait des visites, je suis
-allé au spectacle; mais partout silencieux et rêveur,
-j'ai passé la soirée à examiner cette question: «Après
-tant de colère et si peu fondée, car, enfin, voulais-je
-l'offenser [et quelle est la chose au monde que l'intention
-n'excuse pas?] a-t-elle senti un moment d'amour?»</p>
-
-<p>Le pauvre Salviati, qui a écrit ce qui précède sur son
-Pétrarque, mourut quelque temps après; il était notre
-ami intime à Schiassetti et à moi; nous connaissions
-toutes ses pensées, et c'est de lui que je tiens toute la
-partie lugubre de cet essai. C'était l'imprudence incarnée;
-du reste, la femme pour laquelle il a fait tant de
-folies est l'être le plus intéressant que j'aie rencontré.
-Schiassetti me disait: «Mais croyez-vous que cette
-passion malheureuse ait été sans avantages pour Salviati?
-D'abord, il éprouva le malheur d'argent le plus
-piquant qui se puisse imaginer. Ce malheur, qui le
-réduisait à une fortune très médiocre, après une jeunesse
-brillante, et qui l'eût outré de colère dans toute
-autre circonstance, il ne s'en souvenait pas une fois
-tous les quinze jours.</p>
-
-<p>«Ensuite, ce qui est bien autrement important pour
-une tête de cette portée, cette passion est le premier
-véritable cours de logique qu'il ait jamais fait. Cela
-paraîtra singulier chez un homme qui a été à la cour;
-mais cela s'explique par son extrême courage. Par
-exemple, il passa sans sourciller la journée du ***, qui
-le jetait dans le néant; il s'étonnait là, comme en Russie,
-de ne rien sentir d'extraordinaire; il est de fait
-qu'il n'a jamais rien craint au point d'y penser deux
-jours. Au lieu de cette insouciance, depuis deux ans,
-il cherchait à chaque minute à avoir du courage; jusque-là
-il n'avait pas vu de danger.</p>
-
-<p>«Quand, par suite de ses imprudences et de sa confiance
-dans les bonnes interprétations<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor">[82]</a>, il se fut fait
-condamner à ne voir la femme qu'il aimait que deux
-fois par mois, nous l'avons vu ivre de joie passer les
-nuits à lui parler, parce qu'il en avait été reçu avec
-cette candeur noble qu'il adorait en elle. Il tenait que
-M<sup>me</sup> *** et lui avaient deux âmes hors de pair et qui
-devaient s'entendre d'un regard. Il ne pouvait comprendre
-qu'elle accordât la moindre attention aux petites
-interprétations bourgeoises qui pouvaient le faire
-criminel. Le résultat de cette belle confiance dans une
-femme entourée de ses ennemis fut de se faire fermer
-sa porte.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82"><span class="label">[82]</span></a></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Sotto l'usbergo del sentirsi pura.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Dante</span>, <i lang="it" xml:lang="it">Inf.</i>, <small>XXVIII</small>, 117.</div></div>
-<p>&mdash;Avec M<sup>me</sup> ***, lui disais-je, vous oubliez vos maximes,
-et qu'il ne faut croire à la grandeur d'âme qu'à
-la dernière extrémité.&mdash;Croyez-vous, répondait-il,
-qu'il y ait au monde un autre c&oelig;ur qui convienne mieux
-au sien?&mdash;Il est vrai, je paye cette manière d'être
-passionnée qui me faisait voir Léonore en colère dans
-la ligne d'horizon des rochers de Poligny par le malheur
-de toutes mes entreprises dans la vie réelle, malheur
-qui provient du manque de patiente industrie et d'imprudences
-produites par la force de l'impression du
-moment.» On voit la nuance de folie.</p>
-
-<p>Pour Salviati, la vie était divisée en périodes de
-quinze jours, qui prenaient la couleur de la dernière
-entrevue qu'on lui avait accordée. Mais je remarquai
-plusieurs fois que le bonheur qu'il devait à un accueil
-qui lui semblait moins froid était bien inférieur en
-intensité au malheur que lui donnait une réception
-sévère<a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor">[83]</a>. M<sup>me</sup> *** manquait quelquefois de franchise
-avec lui: voilà les deux seules objections que je n'aie
-jamais osé lui faire. Outre ce que sa douleur avait de
-plus intime et dont il eut la délicatesse de ne jamais
-parler, même à ses amis les plus chers et les plus
-exempts d'envie, il voyait dans une réception sévère de
-Léonore le triomphe des âmes prosaïques et intrigantes
-sur les âmes franches et généreuses. Alors il désespérait
-de la vertu et surtout de la gloire. Il ne se permettait
-de parler à ses amis que des idées tristes à la
-vérité auxquelles le conduisait sa passion, mais qui
-d'ailleurs pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux de
-la philosophie. J'étais curieux d'observer cette âme
-bizarre; ordinairement l'amour-passion se rencontre
-chez des gens un peu niais à l'allemande<a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor">[84]</a>. Salviati, au
-contraire, était au nombre des hommes les plus fermes
-et les plus spirituels que j'aie connus.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83"><span class="label">[83]</span></a> C'est une chose que j'ai souvent cru voir dans l'amour,
-que cette disposition à tirer plus de malheur des choses
-malheureuses que de bonheur des choses heureuses.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84"><span class="label">[84]</span></a> Don Carlos, Saint-Preux, l'Hippolyte et le Bajazet de
-Racine.</p>
-</div>
-<p>J'ai cru voir qu'après ces visites sévères, il n'était
-tranquille que quand il s'était justifié les rigueurs de
-Léonore. Tant qu'il trouvait qu'elle pouvait avoir eu
-tort de le maltraiter, il était malheureux. Je n'aurais
-jamais cru l'amour si exempt de vanité.</p>
-
-<p>Il nous faisait sans cesse l'éloge de l'amour. «Si un
-pouvoir surnaturel me disait: Brisez le verre de cette
-montre, et Léonore sera pour vous ce qu'elle était il y
-a trois ans, une amie indifférente, en vérité, je crois
-que dans aucun moment de ma vie je n'aurais le courage
-de le briser.» Je le voyais si fou en faisant ce
-raisonnement, que je n'eus jamais le courage de lui présenter
-les objections précédentes.</p>
-
-<p>Il ajoutait: «Comme la réformation de Luther, à la
-fin du moyen âge, ébranlant la société jusque dans ses
-fondements, renouvela et reconstitua le monde sur des
-bases raisonnables, ainsi un caractère généreux est
-renouvelé et retrempé par l'amour.</p>
-
-<p>«Ce n'est qu'alors qu'il dépouille tous les enfantillages
-de la vie; sans cette révolution, il eût toujours
-eu je ne sais quoi d'empesé et de théâtral. Ce n'est que
-depuis que j'aime que j'ai appris à avoir de la grandeur
-dans le caractère, tant notre éducation d'école militaire
-est ridicule.</p>
-
-<p>«Quoique me conduisant bien, j'étais un enfant à la
-cour de Napoléon et à Moscou. Je faisais mon devoir;
-mais j'ignorais cette simplicité héroïque, fruit d'un
-sacrifice entier et de bonne foi. Il n'y a qu'un an, par
-exemple, que mon c&oelig;ur comprend la simplicité des
-Romains de Tite-Live. Autrefois je les trouvais froids,
-comparés à nos brillants colonels. Ce qu'ils faisaient
-pour leur Rome, je le trouve dans mon c&oelig;ur pour Léonore.
-Si j'avais le bonheur de pouvoir faire quelque
-chose pour elle, mon premier désir serait de le cacher.
-La conduite des Régulus, des Décius était une chose
-convenue d'avance et qui n'avait pas le droit de les
-surprendre. J'étais petit avant d'aimer, précisément
-parce que j'étais tenté quelquefois de me trouver grand;
-il y avait un certain effort que je sentais et dont je
-m'applaudissais.</p>
-
-<p>«Et, du côté des affections, que ne doit-on pas à
-l'amour? Après les hasards de la première jeunesse, le
-c&oelig;ur se ferme à la sympathie. La mort ou l'absence
-éloigne-t-elle des compagnons de l'enfance, l'on est
-réduit à passer la vie avec de froids associés, la demi-aune
-à la main, toujours calculant des idées d'intérêt
-ou de vanité. Peu à peu, toute la partie tendre et généreuse
-de l'âme devient stérile faute de culture, et à
-moins de trente ans l'homme se trouve pétrifié à toutes
-les sensations douces et tendres. Au milieu de ce désert
-aride, l'amour fait jaillir une source de sentiments
-plus abondante et plus fraîche même que celle de la
-première jeunesse. Il y avait alors une espérance
-vague, folle et sans cesse distraite<a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor">[85]</a>, jamais de dévouement
-pour rien, jamais de désirs constants et profonds;
-l'âme, toujours légère, avait soif de nouveauté et négligeait
-aujourd'hui ce qu'elle adorait hier. Et rien n'est
-plus recueilli, plus mystérieux, plus éternellement un
-dans son objet, que la cristallisation de l'amour. Alors
-les seules choses agréables avaient droit de plaire et
-de plaire un instant, maintenant tout ce qui a rapport
-à ce qu'on aime et même les objets les plus indifférents
-touchent profondément. Arrivant dans une grande ville,
-à cent milles de celle qu'habite Léonore, je me suis
-trouvé tout timide et tremblant: à chaque détour de
-rue, je frémissais de rencontrer Alviza, l'amie intime
-de M<sup>me</sup> ***, et amie que je ne connais pas. Tout a pris
-pour moi une teinte mystérieuse et sacrée, mon c&oelig;ur
-palpitait en parlant à un vieux savant. Je ne pouvais
-sans rougir entendre nommer la porte près de laquelle
-habite l'amie de Léonore.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85"><span class="label">[85]</span></a> Mordaunt Merton, I<sup>er</sup> vol. du <i>Pirate</i>.</p>
-</div>
-<p>«Même les rigueurs de la femme qu'on aime ont
-des grâces infinies, et que l'on ne trouve pas dans les
-moments les plus flatteurs auprès des autres femmes.
-C'est ainsi que les grandes ombres des tableaux du
-Corrège, loin d'être, comme chez les autres peintres,
-des passages peu agréables, mais nécessaires à faire
-valoir les clairs, et à donner du relief aux figures, ont
-par elles-mêmes des grâces charmantes et qui jettent
-dans une douce rêverie<a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor">[86]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86"><span class="label">[86]</span></a> Puisque j'ai nommé le Corrège, je dirai qu'on trouve dans
-une tête d'ange ébauchée, à la tribune de la galerie de Florence,
-le regard de l'amour heureux; et à Parme, dans la Madone
-couronnée par Jésus, les yeux baissés de l'amour.</p>
-</div>
-<p>«Oui, la moitié et la plus belle moitié de la vie est
-cachée à l'homme qui n'a pas aimé avec passion.»</p>
-
-<p>Salviati avait besoin de toute la force de sa dialectique
-pour tenir tête au sage Schiassetti, qui lui disait
-toujours: «Voulez-vous être heureux, contentez-vous
-d'une vie exempte de peines, et chaque jour d'une
-petite quantité de bonheur. Défendez-vous de la loterie
-des grandes passions.&mdash;Donnez-moi donc votre curiosité,»
-répondait Salviati.</p>
-
-<p>Je crois qu'il y avait bien des jours où il aurait voulu
-pouvoir suivre les avis de notre sage colonel; il luttait
-un peu, il croyait réussir; mais ce parti était absolument
-au-dessus de ses forces; et cependant quelle
-force n'avait pas cette âme!</p>
-
-<p>Un chapeau de satin blanc, ressemblant un peu à
-celui de M<sup>me</sup> ***, qu'il voyait de loin dans la rue, arrêtait
-le battement de son c&oelig;ur, et le forçait à s'appuyer
-contre le mur. Même dans ses plus tristes moments,
-le bonheur de la rencontrer lui donnait toujours quelques
-heures d'ivresse au-dessus de l'influence de tous
-les malheurs et de tous les raisonnements<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor">[87]</a>. Du reste,
-il est de fait qu'à sa mort<a id="FNanchor_88" href="#Footnote_88" class="fnanchor">[88]</a>, après deux ans de cette
-passion généreuse et sans bornes, son caractère avait
-contracté plusieurs nobles habitudes, et qu'à cet égard
-du moins il se jugeait correctement: s'il eût vécu, et
-que les circonstances l'eussent un peu servi, il eût fait
-parler de lui. Peut-être aussi qu'à force de simplicité,
-son mérite eût passé invisible sur cette terre.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87"><span class="label">[87]</span></a></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i8" lang="en" xml:lang="en">Come what sorrow can,</div>
-<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">It cannot countervail the exchange of joy,</div>
-<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">That one short moment gives me in her sight.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><i lang="en" xml:lang="en">Romeo and Juliet.</i></div></div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_88" href="#FNanchor_88"><span class="label">[88]</span></a> Peu de jours avant le dernier, il fit une petite ode qui a
-le mérite d'exprimer juste les sentiments dont il nous entretenait:</p>
-
-<p class="c" lang="it" xml:lang="it">L'ULTIMO DI<br />
-ANACREONTICA</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">A elvira</span></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Vedi tu dove il rio</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Lambendo un mirto va,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Là del riposo mio</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">La pietra surgerà,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Il passero amoroso.</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">E il nobile usignuol</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Entro quel mirto ombroso</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Racoglieranno il vol.</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Vieni, diletta Elvira,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">A quella tomba vien,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">E sulla muta lira,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Appoggia il bianco sen.</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Su quella bruna pietra,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Le tortore verran,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">E intorno alla mia cetra,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Il nido intrecieran.</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">E ogni anno, il di che offendere</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">M'osasti tu infedel,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Farò la su discendere</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">La folgore del ciel.</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Odi d'un uom che muore</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Odi l'estremo suon,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Questo appassito fiore</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Ti lascio, Elvira, in don.</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Quanto prezioso ei sia</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Saper tu il devi appien;</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Il di che fosti mia,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Te l'involai dal sen.</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Simbolo allor d'affetto,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Or pegno di dolor,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Torno a posarti in petto,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Quest'appassito fior.</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">E avrai nel cuor scolpito,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Se crudo il cor non è,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Come ti fu rapito,</div>
-<div class="verse i3" lang="it" xml:lang="it">Come fu reso a te.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">S. Radael.</span></div></div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse i10" lang="it" xml:lang="it">O lasso</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Quanti dolci pensier, quanto desio,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Menò costui al doloroso passo!</div>
-
-<div class="verse stanza" lang="it" xml:lang="it">Biondo era, e bello, e di gentile aspetto;</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Ma l'un de' cigli un colpo avea diviso<a id="FNanchor_89" href="#Footnote_89" class="fnanchor">[89]</a>.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Dante.</span></div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_89" href="#FNanchor_89"><span class="label">[89]</span></a> Pauvre malheureux! combien de doux pensers et quel
-désir constant le conduisirent à sa dernière heure. Sa figure
-était belle et douce, sa chevelure blonde, seulement une noble
-cicatrice venait couper un de ses sourcils.</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch32">CHAPITRE XXXII<br />
-De l'intimité.</h3>
-
-
-<p>Le plus grand bonheur que puisse donner l'amour,
-c'est le premier serrement de main d'une femme qu'on
-aime.</p>
-
-<p>Le bonheur de la galanterie, au contraire, est beaucoup
-plus réel, et beaucoup plus sujet à la plaisanterie.</p>
-
-<p>Dans l'amour-passion, l'intimité n'est pas tant le
-bonheur parfait que le dernier pas pour y arriver.</p>
-
-<p>Mais comment peindre le bonheur, s'il ne laisse pas
-de souvenirs?</p>
-
-<p>Mortimer revenait tremblant d'un long voyage; il
-adorait Jenny; elle n'avait pas répondu à ses lettres.
-En arrivant à Londres, il monte à cheval et va la chercher
-à sa maison de campagne. Il arrive, elle se promenait
-dans le parc; il y court, le c&oelig;ur palpitant; il
-la rencontre, elle lui tend la main, le reçoit avec
-trouble: il voit qu'il est aimé. En parcourant avec elle
-les allées du parc, la robe de Jenny s'embarrassa dans
-un buisson d'acacia épineux. Dans la suite, Mortimer
-fut heureux, mais Jenny fut infidèle. Je lui soutiens
-que Jenny ne l'a jamais aimé; il me cite comme preuve
-de son amour la manière dont elle le reçut à son retour
-du continent, mais jamais il n'a pu me donner le moindre
-détail. Seulement il tressaille visiblement dès qu'il
-voit un buisson d'acacia: c'est réellement le seul souvenir
-distinct qu'il avait conservé du moment le plus
-heureux de sa vie<a id="FNanchor_90" href="#Footnote_90" class="fnanchor">[90]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_90" href="#FNanchor_90"><span class="label">[90]</span></a> <i>Vie de Haydn.</i></p>
-</div>
-<p>Un homme sensible et franc, un ancien chevalier, me
-faisait confidence ce soir (au fond de notre barque battue
-par un gros temps sur le lac de Garde<a id="FNanchor_91" href="#Footnote_91" class="fnanchor">[91]</a>) de l'histoire
-de ses amours, dont à mon tour je ne ferai pas
-confidence au public, mais de laquelle je me crois en
-droit de conclure que le moment de l'intimité est
-comme ces belles journées du mois de mai, une époque
-délicate pour les plus belles fleurs, un moment qui peut
-être fatal et flétrir en un instant les plus belles espérances.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_91" href="#FNanchor_91"><span class="label">[91]</span></a> 20 septembre 1811.</p>
-</div>
-<p class="c">. . . . . . . . . . . . . . . . . . <a id="FNanchor_92" href="#Footnote_92" class="fnanchor">[92]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_92" href="#FNanchor_92"><span class="label">[92]</span></a> A la première querelle, M<sup>me</sup> Ivernetta donna son congé au
-pauvre Bariac. Bariac était véritablement amoureux, ce congé
-le désespéra; mais son ami Guillaume Balaon, dont nous écrivons
-la vie, lui fut d'un grand secours, et fit si bien qu'il
-apaisa la sévère Ivernetta. La paix se fit, et la réconciliation
-fut accompagnée de circonstances si délicieuses que Bariac jura
-à Balaon que le moment des premières faveurs qu'il avait obtenues
-de sa maîtresse n'avait pas été si doux que celui de ce
-voluptueux raccommodement. Ce discours tourna la tête à
-Balaon, il voulut éprouver ce plaisir que son ami venait de lui
-écrire, etc., etc. <i>Vie de quelques troubadours</i>, par Nivernois,
-t. I, p. 32.</p>
-</div>
-<p>On ne saurait trop louer le <i>naturel</i>. C'est la seule
-coquetterie permise dans une chose aussi sérieuse que
-l'amour à la Werther, où l'on ne sait pas où l'on va;
-et, en même temps, par un hasard heureux pour la
-vertu, c'est la meilleure tactique. Sans s'en douter, un
-homme vraiment touché dit des choses charmantes, il
-parle une langue qu'il ne sait pas.</p>
-
-<p>Malheur à l'homme le moins du monde affecté! Même
-quand il aimerait, même avec tout l'esprit possible, il
-perd les trois quarts de ses avantages. Se laisse-t-on
-aller à l'instant à l'affection, une minute après, l'on a
-un moment de sécheresse.</p>
-
-<p>Tout l'art d'aimer se réduit, ce me semble, à dire
-exactement ce que le degré d'ivresse du moment comporte,
-c'est-à-dire, en d'autres termes, à écouter son
-âme. Il ne faut pas croire que cela soit si facile; un
-homme qui aime vraiment, quand son amie lui dit des
-choses qui le rendent heureux, n'a plus la force de
-parler.</p>
-
-<p>Il perd ainsi les actions qu'auraient fait naître ses
-paroles<a id="FNanchor_93" href="#Footnote_93" class="fnanchor">[93]</a>, et il vaut mieux se taire que de dire hors de
-temps des choses trop tendres; ce qui était placé, il y
-a dix secondes, ne l'est plus du tout, et fait tache en
-ce moment. Toutes les fois que je manquais à cette
-règle<a id="FNanchor_94" href="#Footnote_94" class="fnanchor">[94]</a>, et que je disais une chose qui m'était venue
-trois minutes auparavant, et que je trouvais jolie, Léonore
-ne manquait pas de me battre. Je me disais
-ensuite, en sortant: Elle a raison: voilà de ces choses
-qui doivent choquer extrêmement une femme délicate;
-c'est une indécence de sentiment. Elles admettraient
-plutôt, comme les rhéteurs de mauvais goût, un degré
-de faiblesse et de froideur. N'ayant à redouter au
-monde que la fausseté de leur amant, la moindre petite
-insincérité de détail, fût-elle la plus innocente du
-monde, les prive à l'instant de tout bonheur et les
-jette dans la méfiance.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_93" href="#FNanchor_93"><span class="label">[93]</span></a> C'est ce genre de timidité qui est décisif, et qui prouve un
-amour-passion dans un homme d'esprit.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_94" href="#FNanchor_94"><span class="label">[94]</span></a> On rappelle que si l'auteur emploie quelquefois la tournure
-du <i>je</i>, c'est pour essayer de jeter quelque variété dans la
-forme de cet essai. Il n'a nullement la prétention d'entretenir
-ses lecteurs de ses propres sentiments. Il cherche à faire part
-avec le moins de monotonie qu'il lui soit possible de ce qu'il
-a observé chez autrui.</p>
-</div>
-<p>Les femmes honnêtes ont de l'éloignement pour la
-véhémence et l'imprévu, qui sont cependant les caractères
-de la passion; outre que la véhémence alarme la
-pudeur, elles se défendent.</p>
-
-<p>Quand quelque mouvement de jalousie ou de déplaisir
-a mis du sang-froid, on peut en général entreprendre
-des discours propres à faire naître cette ivresse
-favorable à l'amour; et si, après les deux ou trois premières
-phases d'exposition, l'on ne manque pas l'occasion
-de dire exactement ce que l'âme suggère, on
-donnera des plaisirs vifs à ce qu'on aime. L'erreur de
-la plupart des hommes, c'est qu'ils veulent arriver à
-dire telle chose qu'ils trouvent jolie, spirituelle, touchante;
-au lieu de détendre leur âme de l'empesé du
-monde, jusqu'à ce degré d'intimité et de naturel d'exprimer
-naïvement ce qu'elle sent dans le moment. Si
-l'on a ce courage, l'on recevra à l'instant sa récompense
-par une espèce de raccommodement.</p>
-
-<p>C'est cette récompense aussi rapide qu'involontaire
-des plaisirs que l'on donne à ce qu'on aime, qui met
-cette passion si fort au-dessus des autres.</p>
-
-<p>S'il y a le naturel parfait, le bonheur de deux individus
-arrive à être confondu<a id="FNanchor_95" href="#Footnote_95" class="fnanchor">[95]</a>. A cause de la sympathie
-et de plusieurs autres lois de notre nature, c'est
-tout simplement le plus grand bonheur qui puisse
-exister.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_95" href="#FNanchor_95"><span class="label">[95]</span></a> A se placer exactement dans les mêmes actions.</p>
-</div>
-<p>Il n'est rien moins que facile de déterminer le sens
-de cette parole, <i>naturel</i>, condition nécessaire du bonheur
-par l'amour.</p>
-
-<p>On appelle <i>naturel</i> ce qui ne s'écarte pas de la manière
-habituelle d'agir. Il va sans dire qu'il ne faut
-jamais non seulement mentir à ce qu'on aime, mais
-même embellir le moins du monde et altérer la pureté
-de trait de la vérité. Car, si l'on embellit, l'attention est
-occupée à embellir, et ne répond plus naïvement,
-comme la touche d'un piano, au sentiment qui se montre
-dans ses yeux. Elle s'en aperçoit bientôt à je ne sais
-quel froid qu'elle éprouve, et à son tour a recours à la
-coquetterie. Ne serait-ce point ici la raison cachée qui
-fait qu'on ne saurait aimer une femme d'un esprit trop
-inférieur! C'est qu'auprès d'elle on peut feindre impunément,
-et comme feindre est plus commode, à cause
-de l'habitude, on se livre au manque de naturel. Dès
-lors l'amour n'est plus amour, il tombe à n'être qu'une
-affaire ordinaire: la seule différence, c'est qu'au lieu
-d'argent on gagne du plaisir ou de la vanité, ou un
-mélange des deux. Mais il est difficile de ne pas éprouver
-une nuance de mépris pour une femme avec qui
-l'on peut impunément jouer la comédie, et par conséquent
-il ne manque pour la planter là que de rencontrer
-mieux à cet égard. L'habitude ou les serments peuvent
-retenir; mais je parle du penchant du c&oelig;ur, dont
-le naturel est de voler au plus grand plaisir.</p>
-
-<p>Revenant à ce mot <i>naturel</i>, naturel et habituel sont
-deux choses. Si l'on prend ces mots dans le même sens,
-il est évident que plus on a de sensibilité, plus il est
-difficile d'être <i>naturel</i>, car l'habitude a un empire
-moins puissant sur la manière d'être et d'agir, et
-l'homme est davantage à chaque circonstance. Toutes
-les pages de la vie d'un être froid sont les mêmes; prenez-le
-aujourd'hui, prenez-le hier, c'est toujours la
-même main de bois.</p>
-
-<p>Un homme sensible, dès que son c&oelig;ur est ému, ne
-trouve plus en soi de traces d'habitude pour guider ses
-actions; et comment pourrait-il suivre un chemin dont
-il n'a plus le sentiment?</p>
-
-<p>Il sent le poids immense qui s'attache à chaque
-parole qu'il dit à ce qu'il aime, il lui semble qu'un mot
-va décider de son sort. Comment pourra-t-il ne pas
-chercher à bien dire? ou du moins comment n'aura-t-il
-pas le sentiment qu'il dit bien? Dès lors il n'y a plus
-de candeur. Donc, il ne faut pas prétendre à la candeur,
-cette qualité d'une âme qui ne fait aucun retour
-sur elle-même. On est ce qu'on peut, mais on sent ce
-qu'on est.</p>
-
-<p>Je crois que nous voilà arrivés au dernier degré de
-naturel que le c&oelig;ur le plus délicat puisse prétendre
-en amour.</p>
-
-<p>Un homme passionné ne peut qu'embrasser fortement,
-comme sa seule ressource dans la tempête, le
-serment de ne jamais changer en rien la vérité et de
-lire correctement dans son c&oelig;ur; si la conversation
-est vive et entrecoupée, il peut espérer de beaux moments
-de naturel, autrement il ne sera parfaitement
-naturel que dans les heures où il aimera un peu moins
-à la folie.</p>
-
-<p>Auprès de ce qu'on aime, à peine le naturel reste-t-il
-dans les <i>mouvements</i>, dont cependant les habitudes
-sont si profondément enracinées dans les muscles.
-Quand je donnais le bras à Léonore, il me semblait
-toujours être sur le point de tomber, et je pensais à
-bien marcher. Tout ce qu'on peut, c'est de n'être
-jamais affecté volontairement; il suffit d'être persuadé
-que le manque de naturel est le plus grand désavantage
-possible, et peut aisément être la source des plus
-grands malheurs. Le c&oelig;ur de la femme que vous aimez
-n'entend plus le vôtre, vous perdez ce mouvement
-nerveux et involontaire de la franchise qui répond à
-la franchise. C'est perdre tous les moyens de la toucher,
-j'ai presque dit de la séduire, ce n'est pas que
-je prétende nier qu'une femme digne d'amour peut
-voir son destin dans cette jolie devise du lierre, qui
-<i>meurt s'il ne s'attache</i>; c'est une loi de la nature, mais
-c'est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de
-faire celui de l'homme qu'on aime. Il me semble qu'une
-femme raisonnable ne doit tout accorder à son amant
-que quand elle ne peut plus se défendre, et le plus
-léger soupçon sur la sincérité de votre c&oelig;ur lui rend
-sur-le-champ un peu de force, assez du moins pour
-retarder encore d'un jour sa défaite<a id="FNanchor_96" href="#Footnote_96" class="fnanchor">[96]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_96" href="#FNanchor_96"><span class="label">[96]</span></a> <span lang="la" xml:lang="la">Hæc autem ad acerbam rei memoriam, amara quadam dulcedine,
-scribere visum est&hellip; ut cogitem nihil esse debere quod
-amplius mihi placeat in hac vita.</span></p>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Petrarca</span>, Ed. Marsand.</div>
-<div class="date">15 janvier 1819.</div></div>
-<p>Est-il besoin d'ajouter que, pour rendre tout ceci le
-comble du ridicule, il suffit de l'appliquer à l'amour-goût?</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch33">CHAPITRE XXXIII</h3>
-
-
-<p>Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait
-la soif de tous les instants, voilà ce qui fait la vie de
-l'amour heureux. Comme la crainte ne l'abandonne
-jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer. Le
-caractère de ce bonheur, c'est l'extrême sérieux.</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch34">CHAPITRE XXXIV<br />
-Des confidences.</h3>
-
-
-<p>Il n'y a pas au monde d'insolence plus vite punie
-que celle qui vous fait confier à un ami intime un
-amour-passion. Il sait, si ce que vous dites est vrai,
-que vous avez des plaisirs mille fois au-dessus des
-siens, et qui vous font mépriser les siens.</p>
-
-<p>C'est bien pis encore entre femmes, la fortune de
-leur vie étant d'inspirer une passion, et d'ordinaire, la
-confidente aussi ayant exposé son amabilité aux regards
-de l'amant.</p>
-
-<p>D'un autre côté, pour l'être dévoré de cette fièvre,
-il n'est pas au monde de besoin moral plus impérieux
-que celui d'un ami devant qui l'on puisse raisonner
-sur les doutes affreux qui s'emparent de l'âme à chaque
-instant, car dans cette passion terrible, <i>toujours
-une chose imaginée est une chose existante</i>.</p>
-
-<p>«Un grand défaut du caractère de Salviati, écrivait-il
-en 1817, en cela bien opposé à celui de Napoléon,
-c'est que, lorsque dans la discussion des intérêts d'une
-passion quelque chose vient à être moralement démontré,
-il ne peut prendre sur lui de partir de cette base
-comme d'un fait à jamais établi; et malgré lui, et à son
-grand malheur, il le remet sans cesse en discussion.»
-C'est qu'il est aisé d'avoir du courage dans l'ambition.
-La cristallisation qui n'est pas subjuguée par le désir
-de la chose à obtenir s'emploie à fortifier le courage;
-en amour, elle est toute au service de l'objet contre
-lequel on doit avoir du courage.</p>
-
-<p>Une femme peut trouver une amie perfide, elle peut
-trouver aussi une amie ennuyée.</p>
-
-<p>Une princesse de trente-cinq ans<a id="FNanchor_97" href="#Footnote_97" class="fnanchor">[97]</a>, ennuyée et poursuivie
-par le besoin d'agir, d'intriguer, etc., etc., mécontente
-de la tiédeur de son amant, et cependant ne
-pouvant espérer de faire naître un autre amour, ne
-sachant que faire de l'activité qui la dévore, et n'ayant
-d'autre distraction que des accès d'humeur noire, peut
-fort bien trouver une occupation, c'est-à-dire un plaisir,
-et un but dans la vie, à rendre malheureuse une
-vraie passion, passion qu'on a l'insolence de sentir
-pour une autre qu'elle, tandis que son amant s'endort
-à ses côtés.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_97" href="#FNanchor_97"><span class="label">[97]</span></a> Venise, 1819.</p>
-</div>
-<p>C'est le seul cas où la <i>haine</i> produise bonheur; c'est
-qu'elle procure occupation et travail.</p>
-
-<p>Dans les premiers instants, le plaisir de faire quelque
-chose, dès que l'entreprise est soupçonnée de la
-société, la <i>pique</i> de réussir donne du charme à cette
-occupation. La jalousie pour l'amie prend le masque
-de la haine pour l'amant; autrement comment pourrait-on
-haïr à la fureur un homme qu'on n'a jamais vu?
-On n'a garde de s'avouer l'envie, car il faudrait d'abord
-s'avouer le mérite, et l'on a des flatteurs qui ne se soutiennent
-à la cour qu'en donnant des ridicules à la
-bonne amie.</p>
-
-<p>La confidente perfide, tout en se permettant des
-actions de la dernière noirceur, peut fort bien se croire
-uniquement animée par le désir de ne pas perdre une
-amitié précieuse. La femme ennuyée se dit que l'amitié
-même languit dans un c&oelig;ur dévoré par l'amour et
-ses anxiétés mortelles; à côté de l'amour l'amitié ne
-peut se soutenir que par les confidences; or, quoi de
-plus odieux pour l'envie que de telles confidences?</p>
-
-<p>Les seules qui soient bien reçues entre femmes sont
-celles qu'accompagne la franchise de ce raisonnement:
-Ma chère amie, dans la guerre aussi absurde qu'implacable
-que nous font les préjugés mis en vogue par nos
-tyrans, servez-moi aujourd'hui, demain ce sera mon
-tour<a id="FNanchor_98" href="#Footnote_98" class="fnanchor">[98]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_98" href="#FNanchor_98"><span class="label">[98]</span></a> Mémoires de M<sup>me</sup> d'Épinay, Geliotte.</p>
-
-<p>Prague, Klagenfurth, toute la Moravie, etc., etc. Les femmes
-y sont fort spirituelles, et les hommes de grands chasseurs.
-L'amitié y est fort commune entre femmes. Le beau temps du
-pays est l'hiver: on fait successivement des parties de chasse
-de quinze à vingt jours chez les grands seigneurs de la province.
-Un des plus spirituels me disait un jour que Charles-Quint
-avait régné légitimement sur toute l'Italie, et que, par
-conséquent, c'était bien en vain que les Italiens voudraient se
-révolter. La femme de ce brave homme lisait les lettres de
-M<sup>lle</sup> de Lespinasse.</p>
-
-<div class="r">Znaym, 1816.</div></div>
-<p>Avant cette exception il y a celle de la véritable
-amitié née dans l'enfance et non gâtée depuis par
-aucune jalousie. . . . . . . . . . . . .
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<p class="noindent">Les confidences d'amour-passion ne sont bien reçues
-qu'entre écoliers amoureux de l'amour, et entre jeunes
-filles dévorées par la curiosité, par la tendresse à
-employer, et peut-être entraînées déjà par l'instinct<a id="FNanchor_99" href="#Footnote_99" class="fnanchor">[99]</a>
-qui leur dit que c'est là la grande affaire de leur vie,
-et qu'elles ne sauraient trop tôt s'en occuper.</p>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_99" href="#FNanchor_99"><span class="label">[99]</span></a> Grande question. Il me semble qu'outre l'éducation qui
-commence à huit ou dix mois, il y a un peu d'instinct.</p>
-</div>
-<p>Tout le monde a vu des petites filles de trois ans
-s'acquitter fort bien des devoirs de la galanterie.</p>
-
-<p>L'amour-goût s'enflamme et l'amour-passion se refroidit
-par les confidences.</p>
-
-<p>Outre les dangers, il y a la difficulté des confidences.
-En amour-passion, ce qu'on ne peut pas exprimer
-(parce que la langue est trop grossière pour atteindre
-à ces nuances) n'en existe pas moins pour cela; seulement,
-comme ce sont des choses très fines, on est plus
-sujet à se tromper en les observant.</p>
-
-<p>Et un observateur très ému observe mal; il est injuste
-envers le hasard.</p>
-
-<p>Ce qu'il y a peut-être de plus sage, c'est de se faire
-soi-même son propre confident. Écrivez ce soir, sous
-des noms empruntés, mais avec tous les détails caractéristiques,
-le dialogue que vous venez d'avoir avec
-votre amie et la difficulté qui vous trouble. Dans huit
-jours, si vous avez l'amour-passion, vous serez un autre
-homme: et alors, lisant votre consultation, vous pourrez
-vous donner un bon avis.</p>
-
-<p>Entre hommes, dès qu'on est plus de deux et que
-l'envie peut paraître, la politesse oblige à ne parler
-que d'amour physique: voyez la fin des dîners d'hommes.
-Ce sont les sonnets de Baffo<a id="FNanchor_100" href="#Footnote_100" class="fnanchor">[100]</a> que l'on récite et
-qui font un plaisir infini, parce que chacun prend au
-pied de la lettre les louanges et les transports de son
-voisin, qui bien souvent ne veut que paraître gai ou
-poli. Les charmantes tendresses de Pétrarque ou les
-madrigaux français seraient déplacés.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_100" href="#FNanchor_100"><span class="label">[100]</span></a> Le dialecte vénitien a des descriptions de l'amour physique
-d'une vivacité qui laisse à mille lieues Horace, Properce,
-la Fontaine et tous les poètes. M. Burati, de Venise, est en ce
-moment le premier poète satirique de notre triste Europe. Il
-excelle surtout dans la description du physique grotesque de
-ses héros, aussi le met-on souvent en prison. Voir l'<i>Elefantéide</i>,
-l'<i>Uomo</i>, la <i>Strefeide</i>.</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch35">CHAPITRE XXXV<br />
-De la jalousie.</h3>
-
-
-<p>Quand on aime, à chaque nouvel objet qui frappe
-les yeux ou la mémoire, serré dans une tribune et
-attentif à écouter une discussion des chambres ou allant
-au galop relever une grand'garde sous le feu de l'ennemi,
-toujours l'on ajoute une nouvelle perfection à
-l'idée qu'on a de sa maîtresse, ou l'on découvre un
-nouveau moyen, qui d'abord semble excellent, de s'en
-faire aimer davantage.</p>
-
-<p>Chaque pas de l'imagination est payé par un moment
-de délices. Il n'est pas étonnant qu'une telle manière
-d'être soit attachante.</p>
-
-<p>A l'instant où naît la jalousie, la même habitude de
-l'âme reste, mais pour produire un effet contraire.
-Chaque perfection que vous ajoutez à la couronne de
-l'objet que vous aimez, et qui peut-être en aime un
-autre, loin de vous procurer une jouissance céleste,
-vous retourne un poignard dans le c&oelig;ur. Une voix
-vous crie: Ce plaisir si charmant, c'est ton rival qui
-en jouira<a id="FNanchor_101" href="#Footnote_101" class="fnanchor">[101]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_101" href="#FNanchor_101"><span class="label">[101]</span></a> Voilà une folie de l'amour; cette perfection que vous voyez
-n'en est pas une pour lui.</p>
-</div>
-<p>Et les objets qui vous frappent, sans produire ce
-premier effet, au lieu de vous montrer comme autrefois
-un nouveau moyen de vous faire aimer, vous font voir
-un nouvel avantage du rival.</p>
-
-<p>Vous rencontrez une jolie femme galopant dans le
-parc<a id="FNanchor_102" href="#Footnote_102" class="fnanchor">[102]</a>, et le rival est fameux par ses beaux chevaux,
-qui lui font faire dix mille en cinquante minutes.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_102" href="#FNanchor_102"><span class="label">[102]</span></a> Montagnola, 13 avril 1819.</p>
-</div>
-<p>Dans cet état la fureur naît facilement; l'on ne se
-rappelle plus qu'en amour <i>posséder n'est rien, c'est
-jouir qui fait tout</i>; l'on s'exagère le bonheur du rival,
-l'on s'exagère l'insolence que lui donne ce bonheur, et
-l'on arrive au comble des tourments, c'est-à-dire à
-l'extrême malheur, empoisonné encore d'un reste d'espérance.</p>
-
-<p>Le seul remède est peut-être d'observer de très près
-le bonheur du rival. Souvent vous le verrez s'endormir
-paisiblement dans le salon où se trouve cette
-femme, qui, à chaque chapeau qui ressemble au sien et
-que vous voyez de loin dans la rue, arrête le battement
-de votre c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Voulez-vous le réveiller, il suffit de montrer votre
-jalousie. Vous aurez peut-être l'avantage de lui apprendre
-le prix de la femme qui le préfère à vous, et il vous
-devra l'amour qu'il prendra pour elle.</p>
-
-<p>A l'égard du rival, il n'y a pas de milieu: il faut ou
-plaisanter avec lui de la manière la plus dégagée qu'il
-se pourra, ou lui faire peur.</p>
-
-<p>La jalousie étant le plus grand de tous les maux, on
-trouvera qu'exposer sa vie est une diversion agréable.
-Car alors nos rêveries ne sont pas toutes empoisonnées
-et tournant au noir (par le mécanisme exposé ci-dessus);
-l'on peut se figurer quelquefois qu'on tue ce
-rival.</p>
-
-<p>D'après ce principe, qu'on ne doit jamais envoyer
-des forces à l'ennemi, il faut cacher votre amour au
-rival, et, sous un prétexte de vanité et le plus éloigné
-possible de l'amour, lui dire en grand secret, avec toute
-la politesse possible, et de l'air le plus calme et le plus
-simple: «Monsieur, je ne sais pourquoi le public s'avise
-de me donner la petite une telle; on a même la bonté
-de croire que j'en suis amoureux; si vous la voulez,
-vous, je vous la céderais de grand c&oelig;ur, si malheureusement
-je ne m'exposais à jouer un rôle ridicule. Dans
-six mois, prenez-la tant qu'il vous plaira; mais aujourd'hui
-l'honneur qu'on attache, je ne sais pourquoi, à
-ces choses-là, m'oblige de vous dire, à mon grand
-regret, que, si par hasard vous n'avez pas la justice
-d'attendre que votre tour soit venu, il faut que l'un de
-nous meure.»</p>
-
-<p>Votre rival est très probablement un homme non
-passionné, et peut-être un homme très prudent, qui,
-une fois qu'il sera convaincu de votre résolution, s'empressera
-de vous céder la femme en question, pour peu
-qu'il puisse trouver quelque prétexte honnête. C'est
-pour cela qu'il faut mettre de la gaieté dans votre
-déclaration, et couvrir toute la démarche du plus profond
-secret.</p>
-
-<p>Ce qui rend la douleur de la jalousie si aiguë, c'est
-que la vanité ne peut aider à la supporter, et par la
-méthode dont je parle, votre vanité a une pâture. Vous
-pouvez vous estimer comme brave, si vous êtes réduit
-à vous mépriser comme aimable.</p>
-
-<p>Si l'on aime mieux ne pas prendre les choses au tragique,
-il faut partir, et aller à quarante lieues de là,
-entretenir une danseuse dont les charmes auront l'air
-de vous arrêter comme vous passiez.</p>
-
-<p>Pour peu que le rival ait l'âme commune, il vous
-croira consolé.</p>
-
-<p>Très souvent le meilleur parti est d'attendre sans
-sourciller que le rival <i>s'use</i> auprès de l'objet aimé, par
-ses propres sottises. Car, à moins d'une grande passion,
-prise peu à peu et dans la première jeunesse, une
-femme d'esprit n'aime pas longtemps un homme commun<a id="FNanchor_103" href="#Footnote_103" class="fnanchor">[103]</a>.
-Dans le cas de la jalousie après l'intimité, il
-faut encore de l'indifférence apparente et de l'inconstance
-réelle, car beaucoup de femmes, offensées par un
-amant qu'elles aiment encore, s'attachent à l'homme
-pour lequel il montre de la jalousie, et le jeu devient
-une réalité<a id="FNanchor_104" href="#Footnote_104" class="fnanchor">[104]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_103" href="#FNanchor_103"><span class="label">[103]</span></a> La princesse de Tarente, nouvelle de Scarron.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_104" href="#FNanchor_104"><span class="label">[104]</span></a> Comme dans le <i>Curieux impertinent</i>, nouvelle de Cervantès.</p>
-</div>
-<p>Je suis entré dans quelques détails, parce que, dans
-ces moments de jalousie, on perd la tête le plus souvent;
-des conseils écrits depuis longtemps fort bien,
-et, l'essentiel étant de feindre du calme, il est à propos
-de prendre le ton dans un écrit philosophique.</p>
-
-<p>Comme l'on n'a de pouvoir sur vous qu'en vous
-ôtant ou vous faisant espérer des choses dont la seule
-passion fait tout le prix, si vous parvenez à vous faire
-croire indifférent, tout à coup vos adversaires n'ont
-plus d'armes.</p>
-
-<p>Si l'on n'a aucune action à faire, et que l'on puisse
-s'amuser à chercher du soulagement, on trouvera quelque
-plaisir à lire <i>Othello</i>; il fera douter des apparences
-les plus concluantes. On arrêtera les yeux avec délices
-sur ces paroles.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i9" lang="en" xml:lang="en">Trifles light as air</div>
-<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">Seem to the jealous confirmations strong</div>
-<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">As proofs from holy writ.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><i>Othello</i>, acte <small>III</small><a id="FNanchor_105" href="#Footnote_105" class="fnanchor">[105]</a>.</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_105" href="#FNanchor_105"><span class="label">[105]</span></a> Des bagatelles légères comme l'air semblent à un jaloux
-des preuves aussi fortes que celles qu'on puise dans les promesses
-du saint Évangile.</p>
-</div>
-<p>J'ai éprouvé que la vue d'une belle mer est consolante.</p>
-
-<blockquote>
-<p lang="en" xml:lang="en">«The morning which had arisen calm and bright,
-gave a pleasant effect to the waste mountain view
-which was seen from the castle on looking to the
-landward and the glorious Ocean crisped with a
-thousand rippling waves of silver, extended on the
-other side in awful yet complacent majesty to the
-verge of the horizon. With such scenes of calm
-sublimity, the human heart sympathizes even in his
-most disturbed moods, and deeds of honour and virtue
-are inspired by their majestic influence.»</p>
-
-<div class="attr">(<i lang="en" xml:lang="en">The Bride of Lammermoor</i>, <small>I</small>, 193).</div></blockquote>
-
-<p>Je trouve écrit par Salviati: «<i>20 juillet 1818</i>.&mdash;J'applique
-souvent et déraisonnablement, je crois, à la
-vie tout entière le sentiment qu'un ambitieux ou un
-bon citoyen éprouve durant une bataille, s'il se trouve
-employé à garder le parc de réserve, ou dans tout
-autre poste sans péril et sans action. J'aurais eu du
-regret à quarante ans d'avoir passé l'âge d'aimer sans
-passion profonde. J'aurais eu ce déplaisir amer et qui
-rabaisse, de m'apercevoir trop tard que j'avais eu la
-duperie de laisser passer la vie sans vivre.</p>
-
-<p>«J'ai passé hier trois heures avec la femme que
-j'aime, et avec un rival qu'elle veut me faire croire
-bien traité. Sans doute il y a eu des moments d'amertume
-en observant ses beaux yeux fixés sur lui, et, en
-sortant de chez elle, des transports vifs de l'extrême
-malheur à l'espérance. Mais que de choses neuves!
-que de pensées vives! que de raisonnements rapides!
-et malgré le bonheur apparent du rival, avec quel
-orgueil et quelles délices mon amour se sentait au-dessus
-du sien! Je me disais: Ces joues-là pâliraient de
-la plus vile peur au moindre des sacrifices que mon
-amour ferait en se jouant, que dis-je, avec bonheur;
-par exemple, mettre la main au chapeau pour tirer
-l'un de ces deux billets: <i>être aimé d'elle</i>, l'autre <i>mourir
-à l'instant</i>; et ce sentiment est de si plain-pied
-chez moi, qu'il ne m'empêchait point d'être aimable à
-la conversation.</p>
-
-<p>«Si l'on m'eût conté cela il y a deux ans, je me
-serais moqué.»</p>
-
-<p>Je lis dans le voyage des capitaines Lewis et Clarke,
-fait aux sources du Missouri en 1806, page 215.</p>
-
-<p>«Les <i>Ricaras</i> sont pauvres, mais bons et généreux;
-nous vécûmes assez longtemps dans trois de leurs villages.
-Leurs femmes sont plus belles que celles de
-toutes les autres peuplades que nous avons rencontrées;
-elles sont aussi très disposées à ne pas faire languir
-leurs amants. Nous trouvâmes un nouvel exemple
-de cette vérité, qu'il suffit de courir le monde pour
-voir que tout est variable. Parmi les <i>Ricaras</i>, c'est un
-grand sujet d'offense, si, sans le consentement de son
-mari ou de son frère, une femme accorde ses faveurs.
-Mais, du reste, les frères et les maris sont très contents
-d'avoir l'occasion de faire cette petite politesse à
-leurs amis.</p>
-
-<p>«Nous avions un nègre parmi nos gens; il fit beaucoup
-de sensation chez un peuple qui, pour la première
-fois, voyait un homme de cette couleur. Il fut
-bientôt le favori du beau sexe, et, au lieu d'en être
-jaloux, nous voyions les maris enchantés de le voir
-arriver chez eux. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que
-dans l'intérieur de huttes aussi exiguës, tout se voit<a id="FNanchor_106" href="#Footnote_106" class="fnanchor">[106]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_106" href="#FNanchor_106"><span class="label">[106]</span></a> On devrait établir à Philadelphie une académie qui s'occuperait
-de recueillir des matériaux pour l'étude de l'homme
-dans l'état sauvage, et ne pas attendre que ces peuplades
-curieuses soient anéanties.</p>
-
-<p>Je sais bien que de telles académies existent; mais apparemment
-avec des règlements dignes de nos académies d'Europe
-(Mémoire et discussion sur le Zodiaque de Dendérah à l'Académie
-des sciences de Paris, en 1281). Je vois que l'académie de
-Massachusetts, je crois, charge prudemment un membre du
-clergé (M. Jarvis) de faire un rapport sur la religion des sauvages.
-Le prêtre ne manque pas de réfuter de toutes ses forces
-un Français impie nommé Volney. Suivant le prêtre, les sauvages
-ont les idées les plus exactes et les plus nobles de la
-Divinité, etc. S'il habitait l'Angleterre, un tel rapport vaudrait
-au digne académicien un <i lang="en" xml:lang="en">preferment</i> de trois ou quatre cents
-louis, et la protection de tous les nobles lords du canton. Mais
-en Amérique! Au reste, le ridicule de cette académie me rappelle
-que les libres Américains attachent le plus grand prix à
-voir de belles armoiries peintes aux panneaux de leurs voitures;
-ce qui les afflige, c'est que par le peu d'instruction de
-leurs peintres de carrosse, il y a souvent des fautes de blason.</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch36">CHAPITRE XXXVI<br />
-Suite de la jalousie.</h3>
-
-
-<p>Quant à la femme soupçonnée d'inconstance.</p>
-
-<p>Elle vous quitte, parce que vous avez découragé la
-cristallisation, et vous avez peut-être dans son c&oelig;ur
-l'appui de l'habitude.</p>
-
-<p>Elle vous quitte, parce qu'elle est trop sûre de vous.
-Vous avez tué la crainte, et les petits doutes de
-l'amour heureux ne peuvent plus naître; inquiétez-la,
-et surtout gardez-vous de l'absurdité des protestations.</p>
-
-<p>Dans le long temps que vous avez vécu auprès d'elle,
-vous aurez sans doute découvert quelle est la femme
-de la ville ou de la société qu'elle jalouse et qu'elle
-craint le plus. Faites la cour à cette femme; mais, bien
-loin d'afficher votre cour, cherchez à la cacher, et
-cherchez-le de bonne foi; fiez-vous-en aux yeux de la
-haine pour tout voir et tout sentir. Le profond éloignement
-que vous éprouverez pendant plusieurs mois
-pour toutes les femmes<a id="FNanchor_107" href="#Footnote_107" class="fnanchor">[107]</a> doit vous rendre cela facile.
-Rappelez vous que, dans la position où vous êtes, on
-gâte tout par l'apparence de la passion: voyez peu la
-femme aimée, et buvez du Champagne en bonne compagnie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_107" href="#FNanchor_107"><span class="label">[107]</span></a> On compare la branche d'arbre garnie de diamants à la
-branche d'arbre effeuillée, et les contrastes rendent les souvenirs
-plus vifs.</p>
-</div>
-<p>Pour juger de l'amour de votre maîtresse, rappelez-vous:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Que plus il entre de plaisir physique dans la base
-d'un amour, dans ce qui autrefois détermina l'intimité,
-plus il est sujet à l'inconstance et surtout à l'infidélité.
-Cela s'applique surtout aux amours dont la cristallisation
-a été favorisée par le fort de la jeunesse, à seize
-ans.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> L'amour de deux personnes qui s'aiment n'est
-presque jamais le même<a id="FNanchor_108" href="#Footnote_108" class="fnanchor">[108]</a>. L'amour-passion a ses phases
-durant lesquelles, et tour à tour, l'un des deux aime
-davantage. Souvent la simple galanterie ou l'amour de
-vanité répond à l'amour-passion, et c'est plutôt la
-femme qui aime avec transport. Quel que soit l'amour
-senti par l'un des deux amants, dès qu'il est jaloux, il
-exige que l'autre remplisse les conditions de l'amour-passion;
-la vanité simule en lui tous les besoins d'un
-c&oelig;ur tendre.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_108" href="#FNanchor_108"><span class="label">[108]</span></a> Exemple, l'amour d'Alfieri pour cette grande dame anglaise
-(milady Ligonier), qui faisait aussi l'amour avec son laquais,
-et qui signait plaisamment <i>Pénélope</i>. Vita, 2.</p>
-</div>
-<p>Enfin, rien n'ennuie l'amour-goût comme l'amour-passion
-dans son partner.</p>
-
-<p>Souvent un homme d'esprit, en faisant la cour à une
-femme, n'a fait que la faire penser à l'amour et attendrir
-son âme. Elle reçoit bien cet homme d'esprit qui
-lui donne ce plaisir. Il prend des espérances.</p>
-
-<p>Un beau jour cette femme rencontre l'homme qui
-lui fait sentir ce que l'autre a décrit.</p>
-
-<p>Je ne sais quels sont les effets de la jalousie d'un
-homme sur le c&oelig;ur de la femme qu'il aime. De la part
-d'un amoureux qui ennuie, la jalousie doit inspirer
-un souverain dégoût qui va même jusqu'à la haine, si
-le jalousé est plus aimable que le jaloux, car l'on ne
-veut de la jalousie que de ceux dont on pourrait être
-jalouse, disait M<sup>me</sup> de Coulanges.</p>
-
-<p>Si l'on aime le jaloux et qu'il n'ait pas de droits, la
-jalousie peut choquer cet orgueil féminin si difficile à
-ménager et à reconnaître. La jalousie peut plaire aux
-femmes qui ont de la fierté, comme une manière nouvelle
-de leur montrer leur pouvoir.</p>
-
-<p>La jalousie peut plaire comme une manière nouvelle
-de prouver l'amour. La jalousie peut choquer la pudeur
-d'une femme ultra-délicate.</p>
-
-<p>La jalousie peut plaire comme montrant la bravoure
-de l'amant, <i lang="la" xml:lang="la">ferrum est quod amant</i>. Notez bien que
-c'est la bravoure qu'on aime, et non pas le courage à
-la Turenne, qui peut fort bien s'allier avec un c&oelig;ur
-froid.</p>
-
-<p>Une des conséquences du principe de la cristallisation,
-c'est qu'une femme ne doit jamais dire <i>oui</i> à
-l'amant qu'elle a trompé si elle veut jamais faire quelque
-chose de cet homme.</p>
-
-<p>Tel est le plaisir de continuer à jouir de cette image
-parfaite que nous nous sommes formée de l'objet qui
-nous engage, que jusqu'à ce <i>oui</i> fatal,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">L'on va chercher bien loin, plutôt que de mourir,</div>
-<div class="verse">Quelque prétexte ami pour vivre et pour souffrir.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">André Chénier.</span></div>
-<p>On connaît en France l'anecdote de M<sup>lle</sup> de Sommery,
-qui, surprise en flagrant délit par son amant,
-lui nie le fait hardiment, et comme l'autre se récrie:
-«Ah! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m'aimez
-plus; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que
-je vous dis.»</p>
-
-<p>Se réconcilier avec une maîtresse adorée qui vous a
-fait une infidélité, c'est se donner à défaire à coups de
-poignard une cristallisation sans cesse renaissante. Il
-faut que l'amour meure, et votre c&oelig;ur sentira avec
-d'affreux déchirements tous les pas de son agonie.
-C'est une des combinaisons les plus malheureuses de
-cette passion et de la vie: il faudrait avoir la force de
-ne se réconcilier que comme ami.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch37">CHAPITRE XXXVII<br />
-Roxane.</h3>
-
-
-<p>Quant à la jalousie chez les femmes, elles sont
-méfiantes, elles risquent infiniment plus que nous,
-elles ont plus sacrifié à l'amour, elles ont beaucoup
-moins de moyens de distraction, elles en ont beaucoup
-moins surtout de vérifier les actions de leur amant.
-Une femme se sent avilie par la jalousie; elle se croit
-la risée de son amant, et qu'il se moque surtout de
-ses plus tendres transports; elle doit pencher à la
-cruauté, et cependant elle ne peut tuer légalement sa
-rivale.</p>
-
-<p>Chez les femmes, la jalousie doit donc être un mal
-encore plus abominable, s'il se peut, que chez les
-hommes. C'est tout ce que le c&oelig;ur humain peut supporter
-de rage impuissante et de mépris de soi-même<a id="FNanchor_109" href="#Footnote_109" class="fnanchor">[109]</a>
-sans se briser.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_109" href="#FNanchor_109"><span class="label">[109]</span></a> Ce mépris est une des grandes causes du suicide; on se
-tue pour se faire réparation d'honneur.</p>
-</div>
-<p>Je ne connais d'autre remède à un mal si cruel que
-la mort de qui l'inspire ou de qui l'éprouve. On peut
-voir la jalousie française dans l'histoire de M<sup>me</sup> de la
-Pommeraie de <i>Jacques le Fataliste</i>.</p>
-
-<p>La Rochefoucauld dit: «On a honte d'avouer qu'on
-a de la jalousie, et l'on se fait honneur d'en avoir eu
-et d'être capable d'en avoir<a id="FNanchor_110" href="#Footnote_110" class="fnanchor">[110]</a>.» Les pauvres femmes
-n'osent pas même avouer qu'elles ont éprouvé ce supplice
-cruel, tant il leur donne de ridicule. Une plaie
-si douloureuse ne doit jamais se cicatriser entièrement.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_110" href="#FNanchor_110"><span class="label">[110]</span></a> Pensée 495. On aura reconnu, sans que je l'aie marqué à
-chaque fois, plusieurs autres pensées d'écrivains célèbres.
-C'est de l'histoire que je cherche à écrire et de telles pensées
-sont des faits.</p>
-</div>
-<p>Si la froide raison pouvait s'exposer au feu de l'imagination
-avec l'ombre de l'apparence du succès, je
-dirais aux pauvres femmes malheureuses par jalousie:
-«Il y a une grande distance entre l'infidélité chez les
-hommes et chez vous. Chez vous cette action est en
-partie <i>action directe</i>, en partie <i>signe</i>. Par l'effet de
-notre éducation d'école militaire, elle n'est signe de
-rien chez l'homme. Par l'effet de la pudeur, elle est
-au contraire le plus décisif de tous les signes de
-dévouement chez la femme. Une mauvaise habitude
-en fait comme une nécessité aux hommes. Durant
-toute la première jeunesse, l'exemple de ce qu'on
-appelle les <i>grands</i> au collège fait que nous mettons
-toute notre vanité, toute la preuve de notre mérite
-dans le nombre des succès de ce genre. Votre éducation,
-à vous, agit dans le sens inverse.»</p>
-
-<p>Quant à la valeur d'une action comme <i>signe</i>:&mdash;dans
-un mouvement de colère je renverse une table
-sur le pied de mon voisin; cela lui fait un mal du diable,
-mais peut fort bien s'arranger,&mdash;ou bien je fais
-le geste de lui donner un soufflet.</p>
-
-<p>La différence de l'infidélité dans les deux sexes est
-si réelle, qu'une femme passionnée peut pardonner
-une infidélité, ce qui est impossible à un homme.</p>
-
-<p>Voici une expérience décisive pour faire la différence
-de l'amour-passion et de l'amour <i>par pique</i>; chez les
-femmes, l'infidélité tue presque l'un et redouble l'autre.</p>
-
-<p>Les femmes fières dissimulent leur jalousie par
-orgueil. Elles passent de longues soirées silencieuses
-et froides avec cet homme qu'elles adorent, qu'elles
-tremblent de perdre, et aux yeux duquel elles se voient
-peu aimables. Ce doit être un des plus grands supplices
-possibles, c'est aussi une des sources les plus fécondes
-de malheur en amour. Pour guérir ces femmes, si
-dignes de tout notre respect, il faut dans l'homme
-quelque démarche bizarre et forte, et surtout qu'il
-n'ait pas l'air de voir ce qui se passe: par exemple,
-un grand voyage avec elles entrepris en vingt-quatre
-heures.</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch38">CHAPITRE XXXVIII<br />
-De la pique<a id="FNanchor_111" href="#Footnote_111" class="fnanchor">[111]</a> d'amour-propre.</h3>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_111" href="#FNanchor_111"><span class="label">[111]</span></a> Je sais que ce mot n'est pas trop français en ce sens, mais
-je ne trouve pas à le remplacer.</p>
-
-<p>En italien <i lang="it" xml:lang="it">puntiglio</i>, en anglais <i lang="en" xml:lang="en">pique</i>.</p>
-</div>
-
-<p>La pique est un mouvement de la vanité: je ne veux
-pas que mon antagoniste l'emporte sur moi, et <i>je prends
-cet antagoniste lui-même pour juge de mon mérite</i>. Je
-veux faire effet sur son c&oelig;ur. C'est pour cela qu'on va
-beaucoup au delà de ce qui est raisonnable.</p>
-
-<p>Quelquefois, pour justifier sa propre extravagance,
-l'on en vient au point de se dire que ce compétiteur a
-la prétention de nous faire sa dupe.</p>
-
-<p>La <i>pique</i>, étant une <i>maladie de l'honneur</i>, est beaucoup
-plus fréquente dans les monarchies, et ne doit
-se montrer que bien plus rarement dans les pays où
-règne l'habitude d'apprécier les actions par leur degré
-d'utilité, aux États-Unis d'Amérique, par exemple.</p>
-
-<p>Tout homme, et un Français plus qu'un autre,
-abhorre d'être pris pour dupe; cependant la légèreté
-de l'ancien caractère monarchique français<a id="FNanchor_112" href="#Footnote_112" class="fnanchor">[112]</a> empêchait
-la <i>pique</i> de faire de grands ravages autre part que dans
-la galanterie ou l'amour-goût. La pique ne produisait
-des noirceurs remarquables que dans les monarchies
-où, par le climat, le caractère est plus sombre (le Portugal,
-le Piémont).</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_112" href="#FNanchor_112"><span class="label">[112]</span></a> Les trois quarts des grands seigneurs français, vers 1778,
-auraient été dans le cas d'être r de j, dans un pays où les lois
-auraient été exécutées sans acception de personnes.</p>
-</div>
-<p>Les provinciaux, en France, se font un modèle ridicule
-de ce que doit être dans le monde la considération
-d'un galant homme, et puis ils se mettent à l'affût,
-et sont là toute leur vie à observer si personne ne saute
-le fossé. Ainsi, plus de naturel, ils sont toujours piqués,
-et cette manie donne du ridicule même à leur amour.
-C'est, après l'envie, ce qui rend le plus insoutenable
-le séjour des petites villes, et c'est ce qu'il faut se dire
-lorsqu'on admire la situation pittoresque de quelqu'une
-d'elles. Les émotions les plus généreuses et les plus
-nobles sont paralysées par le contact de ce qu'il y a
-de plus bas dans les produits de la civilisation. Pour
-achever de se rendre affreux, ces bourgeois ne parlent
-que de la corruption des grandes villes<a id="FNanchor_113" href="#Footnote_113" class="fnanchor">[113]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_113" href="#FNanchor_113"><span class="label">[113]</span></a> Comme ils se font la police les uns sur les autres, par
-envie, pour ce qui regarde l'amour, il y a moins d'amour en
-province et plus de libertinage. L'Italie est plus heureuse.</p>
-</div>
-<p>La pique ne peut pas exister dans l'amour-passion,
-elle est de l'orgueil féminin: «Si je me laisse malmener
-par mon amant, il me méprisera et ne pourra
-plus m'aimer»; ou elle est la jalousie avec toutes ses
-fureurs.</p>
-
-<p>La jalousie veut la mort de l'objet qu'elle craint.
-L'homme piqué est bien loin de là, il veut que son
-ennemi vive et surtout soit témoin de son triomphe.</p>
-
-<p>L'homme piqué verrait avec peine son rival renoncer
-à la concurrence, car cet homme peut avoir l'insolence
-de se dire au fond du c&oelig;ur: si j'eusse continué à m'occuper
-de cet objet, je l'eusse emporté sur lui.</p>
-
-<p>Dans la <i>pique</i>, on n'est nullement occupé du but
-apparent, il ne s'agit que de la victoire. C'est ce que
-l'on voit bien dans les amours des filles de l'Opéra; si
-vous éloignez la rivale, la prétendue passion, qui allait
-jusqu'à se jeter par la fenêtre, tombe à l'instant.</p>
-
-<p>L'amour par pique passe en un moment, au contraire
-de l'amour-passion. Il suffit que, par une démarche
-irréfragable, l'antagoniste avoue renoncer à la lutte.
-J'hésite cependant à avancer cette maxime, je n'en ai
-qu'un exemple et qui me laisse des doutes. Voici le
-fait, le lecteur jugera. Dona Diana est une jeune personne
-de vingt-trois ans, fille d'un des plus riches et
-des plus fiers bourgeois de Séville. Elle est belle, sans
-doute, mais d'une beauté marquée, et on lui accorde
-infiniment d'esprit et encore plus d'orgueil. Elle aimait
-passionnément, du moins en apparence, un jeune officier
-dont sa famille ne voulait pas. L'officier part pour
-l'Amérique avec Morillo; ils s'écrivaient sans cesse.
-Un jour, chez la mère de Dona Diana, au milieu de
-beaucoup de monde, un sot annonce la mort de cet
-aimable jeune homme. Tous les yeux se tournent sur
-elle, elle ne dit que ces mots: <i>C'est dommage, si jeune!</i>
-Nous avions justement lu, ce jour-là, une pièce du vieux
-Massinger, qui se termine d'une manière tragique, mais
-dans laquelle l'héroïne prend avec cette tranquillité
-apparente la mort de son amant. Je voyais la mère frémir,
-malgré son orgueil et sa haine; le père sortit pour
-cacher sa joie. Au milieu de tout cela et des spectateurs
-interdits et faisant des yeux au sot narrateur, Dona
-Diana, la seule tranquille, continua la conversation
-comme si de rien n'était. Sa mère effrayée la fit observer
-par sa femme de chambre, il ne parut rien de
-changé dans sa manière d'être.</p>
-
-<p>Deux ans après, un jeune homme très beau lui fait
-la cour. Encore cette fois, et toujours par la même raison,
-parce que le prétendant n'était pas noble, les
-parents de Dona Diana s'opposent violemment à ce
-mariage; elle déclare qu'il se fera. Il s'établit une pique
-d'amour-propre entre la jeune fille et son père. On
-interdit au jeune homme l'entrée de la maison. On
-ne conduit plus Dona Diana à la campagne et presque
-plus à l'église; on lui ôte avec un soin recherché tous
-les moyens possibles de rencontrer son amant. Lui se
-déguise et la voit en secret à de longs intervalles. Elle
-s'obstine de plus en plus et refuse les partis les plus
-brillants, même un titre et un grand établissement à la
-cour de Ferdinand VII. Toute la ville parle des malheurs
-de ces deux amants et de leur constance héroïque.
-Enfin, la majorité de Dona Diana approche; elle fait
-entendre à son père qu'elle va jouir du droit de disposer
-d'elle-même. La famille, forcée dans ses derniers
-retranchements, commence les négociations du mariage;
-quand il est à moitié conclu, dans une réunion officielle
-des deux familles, après six années de constance, le
-jeune homme refuse Dona Diana<a id="FNanchor_114" href="#Footnote_114" class="fnanchor">[114]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_114" href="#FNanchor_114"><span class="label">[114]</span></a> Il y a chaque année plusieurs exemples de femmes abandonnées
-aussi vilainement, et je pardonne la défiance aux femmes
-honnêtes.&mdash;Mirabeau, <i>Lettres à Sophie</i>. L'opinion est
-sans force dans les pays despotiques, il n'y a de réel que l'amitié
-du pacha.</p>
-</div>
-<p>Un quart d'heure après il n'y paraissait plus. Elle
-était consolée; aimait-elle par pique? ou est-ce une
-grande âme qui dédaigne de se donner, avec sa douleur,
-en spectacle au monde?</p>
-
-<p>Souvent l'amour-passion ne peut arriver, dirai-je au
-bonheur, qu'en faisant naître une <i>pique</i> d'amour-propre;
-alors il obtient en apparence tout ce qu'il saurait
-désirer, ses plaintes seraient ridicules et paraîtraient
-insensées; il ne peut pas faire confidence de son
-malheur, et cependant ce malheur, il le touche et le
-vérifie sans cesse; ses preuves sont entrelacées, si je
-puis ainsi dire, avec les circonstances les plus flatteuses
-et les plus faites pour donner des illusions ravissantes.
-Ce malheur vient présenter sa tête hideuse dans
-les moments les plus tendres, comme pour braver
-l'amant et lui faire sentir à la fois, et tout le bonheur
-d'être aimé de l'être charmant et insensible qu'il serre
-dans ses bras, et que ce bonheur ne sera jamais sien.
-C'est peut-être, après la jalousie, le malheur le plus
-cruel.</p>
-
-<p>On se souvient encore, dans une grande ville<a id="FNanchor_115" href="#Footnote_115" class="fnanchor">[115]</a>, d'un
-homme doux et tendre, entraîné par une rage de cette
-espèce à donner la mort à sa maîtresse qui ne l'aimait
-que par pique contre sa s&oelig;ur. Il l'engagea un soir à
-aller se promener sur mer en tête-à-tête, dans un joli
-canot qu'il avait préparé lui-même; arrivé en haute
-mer, il touche un ressort, le canot s'ouvre et disparaît
-pour toujours.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_115" href="#FNanchor_115"><span class="label">[115]</span></a> Livourne, 1819.</p>
-</div>
-<p>J'ai vu un homme de soixante ans se mettre à entretenir
-l'actrice la plus capricieuse, la plus folle, la plus
-aimable, la plus étonnante du théâtre de Londres, miss
-Cornel. «Et vous prétendez qu'elle vous soit fidèle?
-lui disait-on.&mdash;Pas le moins du monde; seulement
-elle m'aimera, et peut-être à la folie.»</p>
-
-<p>Et elle l'a aimé un an entier, et souvent à en perdre
-la raison; et elle a été jusqu'à trois mois de suite sans
-lui donner de sujets de plainte. Il avait établi une pique
-d'amour-propre choquante, sous beaucoup de rapports,
-entre sa maîtresse et sa fille.</p>
-
-<p>La <i>pique</i> triomphe dans l'amour-goût, dont elle fait
-le destin. C'est l'expérience par laquelle on différencie
-le mieux l'amour-goût de l'amour-passion. C'est une
-vieille maxime de guerre que l'on dit aux jeunes gens,
-lorsqu'ils arrivent au régiment, que si l'on a un billet
-de logement pour une maison où il y a deux s&oelig;urs, et
-que l'on veuille être aimé de l'une d'elles, il faut faire
-la cour à l'autre. Auprès de la plupart des femmes
-espagnoles jeunes, et qui font l'amour, si vous voulez
-être aimé, il suffit d'afficher de bonne foi et avec
-modestie que vous n'avez rien dans le c&oelig;ur pour la
-maîtresse de la maison. C'est de l'aimable général Lassale
-que je tiens cette maxime utile. C'est la manière
-la plus dangereuse d'attaquer l'amour-passion.</p>
-
-<p>La pique d'amour-propre fait le lien des mariages
-les plus heureux, après ceux que l'amour a formés.
-Beaucoup de maris s'assurent pour de longues années
-l'amour de leur femme en prenant une petite maîtresse
-deux mois après le mariage<a id="FNanchor_116" href="#Footnote_116" class="fnanchor">[116]</a>. On fait naître l'habitude
-de ne penser qu'à un seul homme, et les liens de
-famille viennent la rendre invincible.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_116" href="#FNanchor_116"><span class="label">[116]</span></a> Voir les confessions d'un homme singulier (conte de mistress
-Opie).</p>
-</div>
-<p>Si dans le siècle et à la cour de Louis XV l'on a vu
-une grande dame (M<sup>me</sup> de Choiseul) adorer son mari<a id="FNanchor_117" href="#Footnote_117" class="fnanchor">[117]</a>,
-c'est qu'il paraissait avoir un intérêt vif pour sa s&oelig;ur
-la duchesse de Grammont.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_117" href="#FNanchor_117"><span class="label">[117]</span></a> Lettres de M<sup>me</sup> du Deffant, Mémoires de Lauzun.</p>
-</div>
-<p>La maîtresse la plus négligée, dès qu'elle nous fait
-voir qu'elle préfère un autre homme, nous ôte le repos,
-et jette dans notre c&oelig;ur toutes les apparences de la
-passion.</p>
-
-<p>Le courage de l'Italien est un accès de colère, le courage
-de l'Allemand un moment d'ivresse, le courage de
-l'Espagnol un trait d'orgueil. S'il y avait une nation où
-le courage fût souvent une pique d'amour-propre entre
-les soldats de chaque compagnie, entre les régiments
-de chaque division, dans les déroutes, comme il n'y
-aurait plus de point d'appui, l'on ne saurait comment
-arrêter les armées de cette nation. Prévoir le danger et
-chercher à y porter remède serait le premier des ridicules
-parmi ces fuyards vaniteux.</p>
-
-<p>«Il ne faut qu'avoir ouvert une relation quelconque
-d'un voyage chez les sauvages de l'Amérique-Nord, dit
-un des plus aimables philosophes français<a id="FNanchor_118" href="#Footnote_118" class="fnanchor">[118]</a>, pour savoir
-que le sort ordinaire des prisonniers de guerre est, non
-pas seulement d'être brûlés vifs et mangés, mais d'être
-auparavant liés à un poteau près d'un bûcher enflammé,
-pour y être, pendant plusieurs heures, tourmentés
-par tout ce que la rage peut imaginer de plus
-féroce et de plus raffiné. Il faut lire ce que racontent de
-ces affreuses scènes les voyageurs témoins de la joie
-cannibale des assistants, et surtout de la fureur des
-femmes et des enfants, et de leur plaisir atroce à rivaliser
-de cruauté. Il faut voir ce qu'ils ajoutent de la
-fermeté héroïque, du sang-froid inaltérable du prisonnier,
-qui non seulement ne donne aucun signe de douleur,
-mais qui brave et défie ses bourreaux par tout ce
-que l'orgueil a de plus hautain, l'ironie de plus amer,
-le sarcasme de plus insultant; chantant ses propres
-exploits, énumérant les parents, les amis des spectateurs
-qu'il a tués, détaillant les supplices qu'il leur a
-fait souffrir, et accusant tous ceux qui l'entourent de
-lâcheté, de pusillanimité, d'ignorance à savoir tourmenter;
-jusqu'à ce que, tombant en lambeaux et dévoré
-vivant sous ses propres yeux par ses ennemis enivrés
-de fureur, le dernier souffle de sa voix et sa dernière
-injure s'exhalent avec sa vie<a id="FNanchor_119" href="#Footnote_119" class="fnanchor">[119]</a>. Tout cela serait incroyable
-chez les nations civilisées, paraîtra une fable à nos
-capitaines de grenadiers les plus intrépides, et sera un
-jour révoqué en doute par la postérité.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_118" href="#FNanchor_118"><span class="label">[118]</span></a> Volney, <i>Tableau des États-Unis d'Amérique</i>, p. 491-496.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_119" href="#FNanchor_119"><span class="label">[119]</span></a> Un être accoutumé à un tel spectacle, et qui se sent exposé
-à en être le héros, peut n'être attentif qu'à la grandeur d'âme,
-et alors ce spectacle est le plus intime et le premier des plaisirs
-non actifs.</p>
-</div>
-<p>Ce phénomène physiologique tient à un état particulier
-de l'âme du prisonnier qui établit entre lui, d'un
-côté, et tous ses bourreaux de l'autre, une lutte d'amour-propre,
-une gageure de vanité à qui ne cédera pas.</p>
-
-<p>Nos braves chirurgiens militaires ont souvent observé
-que des blessés qui, dans un état calme d'esprit et de
-sens, auraient poussé les hauts cris durant certaines
-opérations, ne montrent, au contraire, que calme et
-grandeur d'âme s'ils sont préparés d'une certaine manière.
-Il s'agit de les piquer d'honneur, il faut prétendre,
-d'abord avec ménagement, puis avec contradiction
-irritante, qu'ils ne sont pas en état de supporter l'opération
-sans jeter de cris.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch39">CHAPITRE XXXIX<br />
-De l'amour à querelles.</h3>
-
-
-<p>Il y en a de deux espèces:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Celui où le querellant aime;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Celui où il n'aime pas.</p>
-
-<p>Si l'un des deux amants est trop supérieur dans les
-avantages qu'ils estiment tous les deux, il faut que
-l'amour de l'autre meure, car la crainte du mépris
-viendra tôt ou tard arrêter tout court la cristallisation.</p>
-
-<p>Rien n'est odieux aux gens médiocres comme la
-supériorité de l'esprit: c'est là, dans le monde de nos
-jours, la source de la haine; et si nous ne devons pas
-à ce principe des haines atroces, c'est uniquement que
-les gens qu'il sépare ne sont pas obligés de vivre
-ensemble. Que sera-ce de l'amour, où, tout étant naturel,
-surtout de la part de l'être supérieur, la supériorité
-n'est masquée par aucune précaution sociale?</p>
-
-<p>Pour que la passion puisse vivre, il faut que l'inférieur
-maltraite son partner, autrement celui-ci ne
-pourra pas fermer une fenêtre sans que l'autre ne se
-croie offensé.</p>
-
-<p>Quant à l'être supérieur, il se fait illusion, et l'amour
-qu'il sent, non seulement ne court aucun risque, mais
-presque toutes les faiblesses, dans ce que nous aimons,
-nous le rendent plus cher.</p>
-
-<p>Immédiatement après l'amour-passion et payé de
-retour, entre gens de la même portée, il faut placer,
-pour la durée, l'<i>amour à querelles</i>, où le querellant
-n'aime pas. On en trouvera des exemples dans les anecdotes
-relatives à la duchesse de Berri (<i>Mémoires de
-Duclos</i>).</p>
-
-<p>Participant à la nature des habitudes froides fondées
-sur le côté prosaïque et égoïste de la vie et compagnes
-inséparables de l'homme jusqu'au tombeau, cet amour
-peut durer plus longtemps que l'amour-passion lui-même.
-Mais ce n'est plus l'amour, c'est une habitude
-occasionnée par l'amour, et qui n'a de cette passion
-que les souvenirs et le plaisir physique. Cette habitude
-suppose nécessairement des âmes moins nobles. Chaque
-jour il se forme un petit drame. «Me grondera-t-il?»
-qui occupe l'imagination, comme dans l'amour-passion
-chaque jour on avait besoin de quelque nouvelle preuve
-de tendresse. Voir les anecdotes sur M<sup>me</sup> d'Houdetot et
-Saint-Lambert<a id="FNanchor_120" href="#Footnote_120" class="fnanchor">[120]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_120" href="#FNanchor_120"><span class="label">[120]</span></a> Mémoires de M<sup>me</sup> d'Épinay, je crois, ou de Marmontel.</p>
-</div>
-<p>Il est possible que l'orgueil refuse de s'habituer à ce
-genre d'intérêt; alors, après quelques mois de tempêtes,
-l'orgueil tue l'amour. Mais on voit cette noble
-passion résister longtemps avant d'expirer. Les petites
-querelles de l'amour heureux font longtemps illusion
-à un c&oelig;ur qui aime encore et qui se voit maltraité.
-Quelques raccommodements tendres peuvent rendre la
-transition plus supportable. Sous le prétexte de quelque
-chagrin secret, de quelque malheur de fortune,
-l'on excuse l'homme qu'on a beaucoup aimé; on s'habitue
-enfin à être querellée. Où trouver, en effet, hors
-de l'amour-passion, hors du jeu, hors de la possession
-du pouvoir<a id="FNanchor_121" href="#Footnote_121" class="fnanchor">[121]</a> quelque autre source d'intérêt de tous les
-jours, comparable à celle-là pour la vivacité? Si le
-querellant vient à mourir, on voit la victime qui survit
-ne se consoler jamais. Ce principe fait le lien de beaucoup
-de mariages bourgeois; le grondé s'entend parler
-toute la journée de ce qu'il aime le mieux.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_121" href="#FNanchor_121"><span class="label">[121]</span></a> Quoi qu'en disent certains ministres hypocrites, le pouvoir
-est le premier des plaisirs. Il me semble que l'amour
-seul peut l'emporter, et l'amour est une maladie heureuse
-qu'on ne peut se procurer comme un ministère.</p>
-</div>
-<p>Il y a une fausse espèce d'amour à querelles. J'ai pris
-dans une lettre d'une femme d'infiniment d'esprit le
-chapitre 33:</p>
-
-<p>«Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait
-la soif de tous les instants de l'amour-passion&hellip;
-Comme la crainte la plus vive ne l'abandonne jamais,
-ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer.»</p>
-
-<p>Chez les gens bourrus ou mal élevés, ou d'un naturel
-extrêmement violent, ce petit doute à calmer, cette
-crainte légère se manifestent par une querelle.</p>
-
-<p>Si la personne aimée n'est pas l'extrême susceptibilité,
-fruit d'une éducation soignée, elle peut trouver
-plus de vivacité, et par conséquent plus d'agrément,
-dans un amour de cette espèce; et même, avec toute
-la délicatesse possible, si l'on voit le <i>furieux</i> première
-victime de ses transports, il est bien difficile de ne pas
-l'en aimer davantage. Ce que lord Mortimer regrette
-peut-être le plus dans sa maîtresse, ce sont les chandeliers
-qu'elle lui jetait à la tête. En effet, si l'orgueil
-pardonne et admet de telles sensations, il faut convenir
-qu'elles font une cruelle guerre à l'ennui, ce grand
-ennemi des gens heureux.</p>
-
-<p>Saint-Simon, l'unique historien qu'ait eu la France,
-dit (tome 5, page 45):</p>
-
-<p>«Après maintes passades, la duchesse de Berri
-s'était éprise, tout de bon, de Riom, cadet de la maison
-de d'Aydie, fils d'une s&oelig;ur de M<sup>me</sup> de Biron. Il
-n'avait ni figure, ni esprit; c'était un gros garçon,
-court, joufflu et pâle, qui, avec beaucoup de bourgeons,
-ne ressemblait pas mal à un abcès; il avait de
-belles dents et n'avait pas imaginé causer une passion
-qui, en moins de rien, devint effrénée, et qui dura
-toujours, sans néanmoins empêcher les passades et les
-goûts de traverse; il n'avait rien vaillant, mais force
-frères et s&oelig;urs qui n'en avaient pas davantage. M. et
-M<sup>me</sup> de Pons, dame d'atour de M<sup>me</sup> la duchesse de
-Berri, étaient de leurs parents et de la même province;
-ils firent venir le jeune homme, qui était lieutenant de
-dragons, pour tâcher d'en faire quelque chose. A peine
-fut-il arrivé, que le goût se déclara, et il fut le maître
-au Luxembourg.</p>
-
-<p>«M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait
-sous cape; il était ravi et se voyait renaître en lui, au
-Luxembourg, du temps de Mademoiselle; il lui donnait
-des instructions, et Riom qui était doux et naturellement
-poli et respectueux, bon et honnête garçon,
-les écoutait: mais bientôt il sentit le pouvoir de ses
-charmes, qui ne pouvaient captiver que l'incompréhensible
-fantaisie de cette princesse. Sans en abuser
-avec autre personne, il se fit aimer de tout le monde;
-mais il traita sa duchesse comme M. de Lauzun avait
-traité Mademoiselle. Il fut bientôt paré des plus riches
-dentelles, des plus riches habits, muni d'argent, de
-boucles, de joyaux; il se faisait désirer, se plaisait à
-donner de la jalousie à la princesse, et à paraître jaloux
-lui-même; souvent il la faisait pleurer: peu à peu il
-la mit sur le pied de ne rien faire sans sa permission,
-pas même les choses indifférentes: tantôt prête à sortir
-pour aller à l'Opéra, il la faisait demeurer; d'autres
-fois il l'y faisait aller malgré elle; il l'obligeait à
-faire du bien à des dames qu'elle n'aimait point, ou
-dont elle était jalouse; et du mal à des gens qui lui
-plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa parure,
-elle n'avait pas la moindre liberté; il se divertissait à
-la faire décoiffer, ou à lui faire changer d'habits, quand
-elle était toute prête; et cela si souvent, et quelquefois
-si publiquement, qu'il l'avait accoutumée, le soir,
-à prendre ses ordres pour la parure et l'occupation du
-lendemain, et le lendemain il changeait tout, et la princesse
-pleurait tant et plus; enfin elle en était venue à
-lui envoyer des messages par des valets affidés, car il
-logea presque en arrivant au Luxembourg; et les messages
-se réitéraient plusieurs fois pendant sa toilette
-pour savoir quels rubans elle mettrait, et ainsi de l'habit
-et des autres parures, et presque toujours il lui
-faisait porter ce qu'elle ne voulait point. Si quelquefois
-elle osait se licencier à la moindre chose sans son
-congé, il la traitait comme une servante, et les pleurs
-duraient souvent plusieurs jours.</p>
-
-<p>«Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant
-à montrer et à exercer le plus démesuré orgueil, s'avilit
-à faire des repas obscurs avec lui et avec des gens
-sans aveu, elle avec qui nul ne pouvait manger s'il
-n'était prince du sang. Le jésuite Riglet, qu'elle avait
-connu enfant, et qui l'avait cultivée, était admis dans
-ces repas particuliers, sans qu'il en eût honte, ni que
-la duchesse en fût embarrassée: M<sup>me</sup> de Mouchy était
-la confidente de toutes ces étranges particularités; elle
-et Riom mandaient les convives et choisissaient les
-jours. Cette dame raccommodait les amants, et cette
-vie était toute publique au Luxembourg, où tout s'adressait
-à Riom, qui, de son côté, avait soin de bien
-vivre avec tous, et avec un air de respect qu'il refusait,
-en public, à sa seule princesse. Devant tous, il lui faisait
-des réponses brusques qui faisaient baisser les
-yeux aux présents, et rougir la duchesse, qui ne contraignait
-point ses manières passionnées pour lui.»</p>
-
-<p>Riom était pour la duchesse un remède souverain à
-l'ennui.</p>
-
-<p>Une femme célèbre dit tout à coup au général Bonaparte,
-alors jeune héros couvert de gloire et sans crimes
-envers la liberté: «Général, une femme ne peut
-être que votre épouse ou votre s&oelig;ur.» Le héros ne
-comprit pas le compliment; l'on s'en est vengé par
-de belles injures. Ces femmes-là aiment à être méprisées
-par leur amant, elles ne l'aiment que cruel.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch39bis">CHAPITRE XXXIX <i>bis</i><br />
-Remèdes à l'amour.</h3>
-
-
-<p>Le saut de Leucade était une belle image dans l'antiquité.
-En effet, le remède à l'amour est presque impossible.
-Il faut non seulement le danger qui rappelle
-fortement l'attention de l'homme au soin de sa propre
-conservation<a id="FNanchor_122" href="#Footnote_122" class="fnanchor">[122]</a>, mais il faut, ce qui est bien plus difficile,
-la continuité d'un danger piquant, et que l'on
-puisse éviter par adresse, afin que l'habitude de penser
-à sa propre conservation ait le temps de naître. Je ne
-vois guère qu'une tempête de seize jours, comme celle
-de don Juan<a id="FNanchor_123" href="#Footnote_123" class="fnanchor">[123]</a> ou le naufrage de M. Cochelet parmi
-les Maures; autrement l'on prend bien vite l'habitude
-du péril, et même l'on se remet à songer à ce qu'on
-aime, avec plus de charme encore, quand on est en
-vedette, à vingt pas de l'ennemi.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_122" href="#FNanchor_122"><span class="label">[122]</span></a> Le danger de Henri Morton, dans la Clyde.</p>
-
-<div class="attr"><i>Old Mortality</i>, tome IV, page 224.</div></div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_123" href="#FNanchor_123"><span class="label">[123]</span></a> Du trop vanté lord Byron.</p>
-</div>
-<p>Nous l'avons répété sans cesse, l'amour d'un homme
-qui aime bien <i>jouit</i> ou <i>frémit</i> de tout ce qu'il s'imagine,
-et il n'y a rien dans la nature qui ne lui parle de
-ce qu'il aime. Or, jouir et frémir fait une occupation
-fort intéressante, et auprès de laquelle toutes les autres
-pâlissent.</p>
-
-<p>Un ami qui veut procurer la guérison du malade doit
-d'abord être toujours du parti de la femme aimée, et
-tous les amis qui ont plus de zèle que d'esprit ne manquent
-pas de faire le contraire.</p>
-
-<p>C'est attaquer, avec des forces trop ridiculeusement
-inégales, cet ensemble d'illusions charmantes que nous
-avons appelé autrefois cristallisation<a id="FNanchor_124" href="#Footnote_124" class="fnanchor">[124]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_124" href="#FNanchor_124"><span class="label">[124]</span></a> Uniquement pour abréger, et en demandant pardon du
-mot nouveau.</p>
-</div>
-<p>L'ami guérisseur doit avoir devant les yeux que, s'il
-se présente une absurdité à croire, comme il faut pour
-l'amant ou la dévorer ou renoncer à tout ce qui l'attache
-à la vie, il la dévorera, et, avec tout l'esprit possible,
-niera dans sa maîtresse les vices les plus évidents
-et les infidélités les plus atroces. C'est ainsi que, dans
-l'amour-passion, avec un peu de temps, tout se pardonne.</p>
-
-<p>Dans les caractères raisonnables et froids, il faudra,
-pour que l'amant dévore les vices, qu'il ne les aperçoive
-qu'après plusieurs mois de passion<a id="FNanchor_125" href="#Footnote_125" class="fnanchor">[125]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_125" href="#FNanchor_125"><span class="label">[125]</span></a> M<sup>me</sup> Dornal et Serigny. Confessions du comte *** de Duclos.
-Voir la <a href="#Footnote_59">note 59</a>; mort du général Abdhallah, à
-Bologne.</p>
-</div>
-<p>Bien loin de chercher grossièrement et ouvertement
-à distraire l'amant, l'ami guérisseur doit lui parler à
-satiété, et de son amour et de sa maîtresse, et en même
-temps faire naître sous ses pas une foule de petits événements.
-Quand le voyage <i>isole</i>, il n'est pas remède<a id="FNanchor_126" href="#Footnote_126" class="fnanchor">[126]</a>,
-et même rien ne rappelle plus tendrement ce qu'on
-aime que les contrastes. C'est au milieu des brillants
-salons de Paris, et auprès des femmes vantées comme
-les plus aimables, que j'ai le plus aimé ma pauvre maîtresse,
-solitaire et triste, dans son petit appartement
-au fond de la Romagne<a id="FNanchor_127" href="#Footnote_127" class="fnanchor">[127]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_126" href="#FNanchor_126"><span class="label">[126]</span></a> J'ai pleuré presque tous les jours (Précieuses paroles du
-10 juin).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_127" href="#FNanchor_127"><span class="label">[127]</span></a> Salviati.</p>
-</div>
-<p>J'épiais, sur la pendule superbe du brillant salon où
-j'étais exilé, l'heure où elle sort à pied, et par la pluie,
-pour aller voir son amie. C'est en cherchant à l'oublier
-que j'ai vu que les contrastes sont la source de souvenirs
-moins vifs, mais bien plus célestes que ceux que
-l'on va chercher aux lieux où jadis on l'a rencontrée.</p>
-
-<p>Pour que l'absence soit utile, il faut que l'ami guérisseur
-soit toujours là pour faire faire à l'amant toutes
-les réflexions possibles sur les événements de son
-amour, et qu'il tâche de rendre ses réflexions ennuyeuses
-par leur longueur ou leur peu d'à-propos, ce
-qui leur donne l'effet de lieux communs: par exemple,
-être tendre et sentimental après un dîner égayé de
-bons vins.</p>
-
-<p>S'il est si difficile d'oublier une femme auprès de
-laquelle on a trouvé le bonheur, c'est qu'il est certains
-moments que l'imagination ne peut se lasser de représenter
-et d'embellir.</p>
-
-<p>Je ne dis rien de l'orgueil, remède cruel et souverain,
-mais qui n'est pas à l'usage des âmes tendres.</p>
-
-<p>Les premières scènes du Roméo de Shakespeare forment
-un tableau admirable; il y a loin de l'homme qui
-se dit tristement: «<i lang="en" xml:lang="en">She hath forsworn to love</i>», à
-celui qui s'écrie au comble du bonheur: «<i lang="en" xml:lang="en">Come what
-sorrow can!</i>»</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch39ter">CHAPITRE XXXIX <i>ter</i></h3>
-
-<blockquote class="exergue">
-<p lang="en" xml:lang="en">Her passion will die like a lamp
-for want of what the flame should
-feed upon.</p>
-
-<div class="attr"><span class="sc" lang="en" xml:lang="en">Bride of Lammermoor</span>, II, 116.</div>
-</blockquote>
-
-<p>L'amour guérisseur doit bien se garder des mauvaises
-raisons, par exemple de parler d'<i>ingratitude</i>.
-C'est ressusciter la cristallisation que de lui ménager
-une victoire et un nouveau plaisir.</p>
-
-<p>Il ne peut pas y avoir d'ingratitude en amour; le
-plaisir actuel paye toujours et au delà les sacrifices les
-plus grands en apparence. Je ne vois pas d'autres torts
-possibles que le manque de franchise; il faut accuser
-juste l'état de son c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Pour peu que l'ami guérisseur attaque l'amour de
-front, l'amant répond: «Être amoureux, même avec
-la colère de ce qu'on aime, ce n'en est pas moins,
-pour m'abaisser à votre style de marchand, avoir un
-billet à une loterie dont le bonheur est à mille lieues
-au-dessus de tout ce que vous pouvez m'offrir, dans
-votre monde d'indifférence et d'intérêt personnel. Il
-faut avoir beaucoup de vanité, et de la bien petite,
-pour être heureux parce qu'on vous reçoit bien. Je ne
-blâme point les hommes d'en agir ainsi dans leur
-monde. Mais, auprès de Léonore, je trouvais un monde
-où tout était céleste, tendre, généreux. La plus sublime
-et presque incroyable vertu de votre monde, dans nos
-entretiens, ne comptait que pour une vertu ordinaire
-et de tous les jours. Laissez-moi au moins rêver au
-bonheur de passer ma vie auprès d'un tel être. Quoique
-je voie bien que la calomnie m'a perdu et que je
-n'ai plus d'espoir, du moins je lui ferai le sacrifice de
-ma vengeance.»</p>
-
-<p>On ne peut guère arrêter l'amour que dans les commencements.
-Outre le prompt départ et les distractions
-obligées du grand monde, comme dans le cas de
-la comtesse Kalember, il y a plusieurs petites ruses
-que l'ami guérisseur peut mettre en usage. Par exemple
-il fera tomber sous vos yeux, comme par hasard, que
-la femme que vous aimez n'a pas pour vous, hors de
-ce qui fait l'objet de la guerre, les égards de politesse
-et d'estime qu'elle accordait à un rival. Les plus petites
-choses suffisent, car tout est <i>signe</i> en amour; par
-exemple, elle ne vous donne pas le bras pour monter
-à sa loge; cette niaiserie, prise au tragique par un c&oelig;ur
-passionné, liant une humiliation à chaque jugement qui
-forme la cristallisation, empoisonne la source de
-l'amour et peut le détruire.</p>
-
-<p>On peut faire accuser la femme qui se conduit mal
-avec notre ami d'un défaut physique et ridicule impossible
-à vérifier; si l'amant pouvait vérifier la calomnie,
-même quand il la trouverait fondée, elle serait rendue
-défavorable par l'imagination, et bientôt il n'y paraîtrait
-pas. Il n'y a que l'imagination qui puisse se résister
-à elle-même; Henri III le savait bien quand il
-médisait de la célèbre duchesse de Montpensier.</p>
-
-<p>C'est donc l'imagination qu'il faut surtout garder chez
-une jeune fille que l'on veut préserver de l'amour. Et
-moins elle aura de vulgarité dans l'esprit, plus son âme
-sera noble et généreuse, plus en un mot elle sera digne
-de nos respects, plus grand sera le danger qu'elle
-court.</p>
-
-<p>Il est toujours périlleux pour une jeune personne
-de souffrir que ses souvenirs s'attachent d'une manière
-répétée, et avec trop de complaisance, au même individu.
-Si la reconnaissance, l'admiration ou la curiosité
-viennent redoubler les liens du souvenir, elle est presque
-sûrement sur le bord du précipice. Plus grand est
-l'ennui de la vie habituelle, plus sont actifs les poisons
-nommés gratitude, admiration, curiosité. Il faut alors
-une rapide, prompte et énergique distraction.</p>
-
-<p>C'est ainsi qu'un peu de rudesse et de <i>non-curance</i>
-dans le premier abord, si la drogue est administrée
-avec naturel, est presque un sûr moyen de se faire
-respecter d'une femme d'esprit.</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak">LIVRE SECOND</h2>
-
-
-
-
-<h3 id="ch40">CHAPITRE XL</h3>
-
-
-<p>Tous les amours, toutes les imaginations, prennent
-dans les individus la couleur des six tempéraments:</p>
-
-<p>Le sanguin, ou le Français, ou M. de Francueil
-(Mémoires de M<sup>me</sup> d'Épinay);</p>
-
-<p>Le bilieux, ou l'Espagnol, ou Lauzun (Peguilhen des
-Mémoires de Saint-Simon);</p>
-
-<p>Le mélancolique, ou l'Allemand, ou le don Carlos de
-Schiller;</p>
-
-<p>Le flegmatique, ou le Hollandais;</p>
-
-<p>Le nerveux, ou Voltaire;</p>
-
-<p>L'athlétique, ou Milon de Crotone<a id="FNanchor_128" href="#Footnote_128" class="fnanchor">[128]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_128" href="#FNanchor_128"><span class="label">[128]</span></a> Voir Cabanis, influence du physique, etc.</p>
-</div>
-<p>Si l'influence des tempéraments se fait sentir dans
-l'ambition, l'avarice, l'amitié, etc., etc., que sera-ce
-dans l'amour, qui a un mélange forcé de physique?</p>
-
-<p>Supposons que tous les amours puissent se rapporter
-aux quatre variétés que nous avons notées:</p>
-
-<p>Amour-passion, ou Julie d'Étanges;</p>
-
-<p>Amour-goût, ou galanterie;</p>
-
-<p>Amour physique;</p>
-
-<p>Amour de vanité (une duchesse n'a jamais que trente
-ans pour un bourgeois).</p>
-
-<p>Il faut faire passer ces quatre amours par les six
-variétés dépendantes des habitudes que les six tempéraments
-donnent à l'imagination. Tibère n'avait pas
-l'imagination folle de Henri VIII.</p>
-
-<p>Faisons passer ensuite toutes les combinaisons que
-nous aurons obtenues par les différences d'habitudes
-dépendantes des gouvernements ou des caractères
-nationaux:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Le despotisme asiatique tel qu'on le voit à Constantinople;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> La monarchie absolue à la Louis XIV;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> L'aristocratie masquée par une charte, ou le gouvernement
-d'une nation au profit des riches, comme
-l'Angleterre, le tout suivant les règles de la morale soi-disant
-biblique;</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> La république fédérative, ou le gouvernement au
-profit de tous, comme aux États-Unis d'Amérique;</p>
-
-<p>5<sup>o</sup> La monarchie constitutionnelle, ou&hellip;</p>
-
-<p>6<sup>o</sup> Un État en révolution, comme l'Espagne, le Portugal,
-la France. Cette situation d'un pays, donnant
-une passion vive à tout le monde, met du naturel dans
-les m&oelig;urs, détruit les niaiseries, les vertus de convention,
-les convenances bêtes<a id="FNanchor_129" href="#Footnote_129" class="fnanchor">[129]</a>, donne du sérieux à
-la jeunesse, et lui fait mépriser l'amour de vanité et
-négliger la galanterie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_129" href="#FNanchor_129"><span class="label">[129]</span></a> Les souliers sans rubans du ministre Roland: «Ah! Monsieur,
-tout est perdu», répond Dumourier. A la séance royale,
-le président de l'assemblée croise les jambes.</p>
-</div>
-<p>Cet état peut durer longtemps et former les habitudes
-d'une génération. En France, il commença en 1788, fut
-interrompu en 1802, et recommença en 1815, pour
-finir Dieu sait quand.</p>
-
-<p>Après toutes ces manières générales de considérer
-l'<i>amour</i>, on a les différences d'âge, et l'on arrive enfin
-aux particularités individuelles.</p>
-
-<p>Par exemple, on pourrait dire:</p>
-
-<p>J'ai trouvé à Dresde, chez le comte Woltstein,
-l'amour de vanité, le tempérament mélancolique, les
-habitudes monarchiques, l'âge de trente ans, et&hellip; les
-particularités individuelles.</p>
-
-<p>Cette manière de voir les choses abrège et communique
-de la froideur à la tête de celui qui juge de
-l'amour, chose essentielle et fort difficile.</p>
-
-<p>Or, comme en physiologie l'homme ne sait presque
-rien sur lui-même que par l'anatomie comparée, de
-même, dans les passions, la vanité et plusieurs autres
-causes d'illusion font que nous ne pouvons être éclairés
-sur ce qui se passe dans nous que par les faiblesses
-que nous avons observées chez les autres. Si par hasard
-cet essai a un effet utile, ce sera de conduire l'esprit
-à faire de ces sortes de rapprochements. Pour engager
-à les faire, je vais essayer d'esquisser quelques traits
-généraux du caractère de l'amour chez les diverses
-nations.</p>
-
-<p>Je prie qu'on me pardonne si je reviens souvent à
-l'Italie: dans l'état actuel des m&oelig;urs de l'Europe,
-c'est le seul pays où croisse en liberté la plante que je
-décris. En France, la vanité; en Allemagne, une prétendue
-philosophie folle à mourir de rire; en Angleterre,
-un orgueil timide, souffrant, rancunier, la torturent,
-l'étouffent, ou lui font prendre une direction
-baroque<a id="FNanchor_130" href="#Footnote_130" class="fnanchor">[130]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_130" href="#FNanchor_130"><span class="label">[130]</span></a> On ne se sera que trop aperçu que ce traité est fait de
-morceaux écrits à mesure que Lisio Visconti voyait les anecdotes
-se passer sous ses yeux, dans ses voyages. L'on trouve
-toutes ces anecdotes contées au long dans le journal de sa vie;
-peut-être aurais-je dû les insérer, mais on les eût trouvées peu
-convenables. Les notes les plus anciennes portent la date de
-Berlin, 1807, et les dernières sont de quelques jours avant sa
-mort, juin 1819. Quelques dates ont été altérées exprès pour
-n'être pas indiscret; mais à cela se bornent tous mes changements:
-je ne me suis pas cru autorisé à refondre le style. Ce
-livre a été écrit en cent lieux divers, puisse-t-il être lu de
-même.</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch41">CHAPITRE XLI<br />
-Des nations par rapport à l'amour.<br />
-DE LA FRANCE.</h3>
-
-
-<p>Je cherche à me dépouiller de mes affections et à
-n'être qu'un froid philosophe.</p>
-
-<p>Formées par les aimables Français, qui n'ont que de
-la vanité et des désirs physiques, les femmes françaises
-sont des êtres moins agissants, moins énergiques,
-moins redoutés, et surtout moins aimés et moins puissants
-que les femmes espagnoles et italiennes.</p>
-
-<p>Une femme n'est puissante que par le degré de
-malheur dont elle peut punir son amant; or, quand
-on n'a que de la vanité, toute femme est utile, aucune
-n'est nécessaire; le succès flatteur est de conquérir et
-non de conserver. Quand on n'a que des désirs physiques,
-on trouve les filles, et c'est pourquoi les filles de
-France sont charmantes, et celles de l'Espagne fort
-mal. En France, les filles peuvent donner à beaucoup
-d'hommes autant de bonheur que les femmes honnêtes,
-c'est-à-dire du bonheur sans amour, et il y a toujours
-une chose qu'un Français respecte plus que sa maîtresse:
-c'est sa vanité.</p>
-
-<p>Un jeune homme de Paris prend dans une maîtresse
-une sorte d'esclave, destinée surtout à lui donner des
-jouissances de vanité. Si elle résiste aux ordres de
-cette passion dominante, il la quitte, et n'en est que
-plus content de lui en disant à ses amis avec quelle
-supériorité de manières, avec quel piquant de procédés
-il l'a plantée là.</p>
-
-<p>Un Français qui connaissait bien son pays (Meilhan)
-dit: «En France, les grandes passions sont aussi rares
-que les grands hommes.»</p>
-
-<p>La langue manque de termes pour dire combien est
-impossible pour un Français le rôle d'amant quitté,
-et au désespoir, au vu et au su de toute une ville. Rien
-de plus commun à Venise ou à Bologne.</p>
-
-<p>Pour trouver l'amour à Paris, il faut descendre jusqu'aux
-classes dans lesquelles l'absence de l'éducation
-et de la vanité et la lutte avec les vrais besoins ont
-laissé plus d'énergie.</p>
-
-<p>Se laisser voir avec un grand désir non satisfait,
-c'est laisser voir <i>soi inférieur</i>, chose impossible en
-France, si ce n'est pour les gens au-dessous de tout;
-c'est prêter le flanc à toutes les mauvaises plaisanteries
-possibles: de là les louanges exagérées des filles
-dans la bouche des jeunes gens qui redoutent leur
-c&oelig;ur. L'appréhension extrême et grossière de laisser
-voir <i>soi inférieur</i> fait le principe de la conversation
-des gens de province. N'en a-t-on pas vu un dernièrement
-qui, en apprenant l'assassinat de monseigneur le
-duc de Berri, a répondu: «<i>Je le savais<a id="FNanchor_131" href="#Footnote_131" class="fnanchor">[131]</a>.</i>»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_131" href="#FNanchor_131"><span class="label">[131]</span></a> Historique. Plusieurs, quoique fort curieux, sont choqués
-d'apprendre des nouvelles: ils redoutent de paraître inférieurs
-à celui qui les leur conte.</p>
-</div>
-<p>Au moyen âge, la présence du danger <i>trempait</i> les
-c&oelig;urs, et c'est là, si je ne me trompe, la seconde cause
-de l'étonnante supériorité des hommes du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle.
-L'originalité, qui est chez nous rare, ridicule, dangereuse
-et souvent affectée, était alors commune et sans
-fard. Les pays où le danger montre encore souvent sa
-main de fer, comme la Corse<a id="FNanchor_132" href="#Footnote_132" class="fnanchor">[132]</a>, l'Espagne, l'Italie, peuvent
-encore donner de grands hommes. Dans ces climats,
-où une chaleur brûlante exalte la bile pendant
-trois mois de l'année, ce n'est que la <i>direction</i> du ressort
-qui manque; à Paris, j'ai peur que ce soit le <i>ressort</i>
-lui-même<a id="FNanchor_133" href="#Footnote_133" class="fnanchor">[133]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_132" href="#FNanchor_132"><span class="label">[132]</span></a> Mémoires de M. Réalier-Dumas. La Corse, qui, par sa population,
-cent quatre-vingt mille âmes, ne formerait pas la moitié
-de la plupart des départements français, a donné, dans ces
-derniers temps, Salliceti, Pozzo-di-Borgo, le général Sébastiani,
-Cervioni, Abbatucci, Lucien et Napoléon Bonaparte,
-Arena. Le département du Nord, qui a neuf cent mille habitants,
-est loin d'une pareille liste. C'est qu'en Corse chacun, en
-sortant de chez soi, peut rencontrer un coup de fusil; et le
-Corse, au lieu de se soumettre en vrai chrétien, cherche à se
-défendre et surtout à se venger. Voilà comment se fabriquent
-les âmes à la Napoléon. Il y a loin de là à un palais garni de
-menins et de chambellans, et à Fénelon obligé de raisonner
-son respect pour <i>monseigneur</i>, parlant à monseigneur lui-même
-âgé de douze ans. Voir les ouvrages de ce grand écrivain.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_133" href="#FNanchor_133"><span class="label">[133]</span></a> A Paris, pour être bien, il faut faire attention à un million
-de petites choses. Cependant voici une objection très forte.
-L'on compte beaucoup plus de femmes qui se tuent par amour,
-à Paris, que dans toutes les villes d'Italie ensemble. Ce fait
-m'embarrasse beaucoup; je ne sais qu'y répondre pour le
-moment, mais il ne change pas mon opinion. Peut-être que la
-mort paraît peu de chose dans ce moment aux Français, tant
-la vie ultra civilisée est ennuyeuse, ou plutôt, on se brûle la
-cervelle, outré d'un malheur de vanité.</p>
-</div>
-<p>Beaucoup de nos jeunes gens, si braves d'ailleurs à
-Montmirail ou au bois de Boulogne, ont peur d'aimer,
-et c'est réellement par pusillanimité qu'on les voit à
-vingt ans fuir la vue d'une jeune fille qu'ils ont trouvée
-jolie. Quand ils se rappellent ce qu'ils ont lu dans
-les romans qu'il est <i>convenable</i> qu'un amant fasse, ils
-se sentent glacés. Ces âmes froides ne conçoivent pas
-que l'orage des passions, en formant les ondes de la
-mer, enfle les voiles du vaisseau et lui donne la force
-de les surmonter.</p>
-
-<p>L'amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir
-le courage d'aller la cueillir sur les bords d'un précipice
-affreux. Outre le ridicule, l'amour voit toujours à ses
-côtés le désespoir d'être quitté par ce qu'on aime, et
-il ne reste plus qu'un <i>dead blank</i> pour tout le reste de
-la vie.</p>
-
-<p>La perfection de la civilisation serait de combiner
-tous les plaisirs délicats du <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle avec la présence
-plus fréquente du danger<a id="FNanchor_134" href="#Footnote_134" class="fnanchor">[134]</a>. Il faudrait que les jouissances
-de la vie privée pussent être augmentées à l'infini
-en s'exposant souvent au danger. Ce n'est pas purement
-du danger militaire que je parle. Je voudrais ce
-danger de tous les moments, sous toutes les formes, et
-pour tous les intérêts de l'existence qui formaient l'essence
-de la vie au moyen âge. Le danger, tel que notre
-civilisation l'a arrangé et paré, s'allie fort bien avec la
-plus ennuyeuse faiblesse de caractère.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_134" href="#FNanchor_134"><span class="label">[134]</span></a> J'admire les m&oelig;urs du temps de Louis XIV: on passait
-sans cesse et en trois jours des salons de Marly aux champs de
-bataille de Senef et de Ramillies. Les épouses, les mères, les
-amantes, étaient dans des transes continuelles. Voir les Lettres
-de M<sup>me</sup> de Sévigné. La présence du danger avait conservé
-dans la langue une énergie et une franchise que nous n'oserions
-plus hasarder aujourd'hui; mais aussi M. de Lameth tuait
-l'amant de sa femme. Si un Walter Scott nous faisait un roman
-du temps de Louis XIV, nous serions bien étonnés.</p>
-</div>
-<p>Je vois dans <i lang="en" xml:lang="en">A voice from Saint-Helena</i>, de
-M. O'Meara, ces paroles d'un grand homme:</p>
-
-<p>«Dire à Murat: Allez et détruisez ces sept à huit
-régiments ennemis qui sont là-bas dans la plaine, près
-de ce clocher; à l'instant il partait comme un éclair, et,
-de quelque peu de cavalerie qu'il fût suivi, bientôt les
-régiments ennemis étaient enfoncés, tués, anéantis.
-Laissez cet homme à lui-même, vous n'aviez plus qu'un
-imbécile sans jugement. Je ne puis concevoir comment
-un homme si brave était si lâche. Il n'était brave que
-devant l'ennemi; mais là, c'était probablement le soldat
-le plus brillant et le plus hardi de toute l'Europe.</p>
-
-<p>«C'était un héros, un Saladin, un Richard C&oelig;ur-de-Lion
-sur le champ de bataille: faites-le roi et placez-le
-dans une salle de conseil, vous n'aviez plus qu'un poltron
-sans décision ni jugement. Murat et Ney sont les
-hommes les plus braves que j'ai connus.» (O'Meara,
-tome II, page 94.)</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch42">CHAPITRE XLII<br />
-Suite de la France.</h3>
-
-
-<p>Je demande la permission de médire encore un peu
-de la France. Le lecteur ne doit pas craindre de voir
-ma satire rester impunie; si cet essai trouve des lecteurs,
-mes injures me seront rendues au centuple;
-l'honneur national veille.</p>
-
-<p>La France est importante dans le plan de ce livre,
-parce que Paris, grâce à la supériorité de sa conversation
-et de sa littérature, est et sera toujours le salon
-de l'Europe.</p>
-
-<p>Les trois quarts des billets du matin, à Vienne comme
-à Londres, sont écrits en français, ou pleins d'allusions,
-et de citations aussi en français<a id="FNanchor_135" href="#Footnote_135" class="fnanchor">[135]</a>, et Dieu sait
-quel français.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_135" href="#FNanchor_135"><span class="label">[135]</span></a> Les écrivains les plus graves croient, en Angleterre, se
-donner un air cavalier en citant des mots français qui, la plupart,
-n'ont jamais été français que dans les grammaires anglaises.
-Voir les rédacteurs de l'<i>Edinburgh-Review</i>; voir les
-Mémoires de la comtesse de Lichtnau, maîtresse de l'avant-dernier
-roi de Prusse.</p>
-</div>
-<p>Sous le rapport des grandes passions, la France est,
-ce me semble, privée d'originalité par deux causes:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Le véritable honneur ou le désir de ressembler à
-Bayard, pour être honoré dans le monde et y voir chaque
-jour notre vanité satisfaite;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> L'honneur bête ou le désir de ressembler aux
-gens de bon ton, du grand monde de Paris. L'art d'entrer
-dans un salon, de marquer de l'éloignement à un
-rival, de se brouiller avec sa maîtresse, etc.</p>
-
-<p>L'honneur bête, d'abord par lui-même, comme capable
-d'être compris par les sots, et ensuite comme s'appliquant
-à des actions de tous les jours, et même de
-toutes les heures, est beaucoup plus utile que l'honneur
-vrai aux plaisirs de notre vanité. On voit des gens
-très bien reçus dans le monde avec de l'honneur bête
-sans honneur vrai, et le contraire est impossible.</p>
-
-<p>Le ton du grand monde est:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> De traiter avec ironie tous les grands intérêts.
-Rien de plus naturel; autrefois les gens véritablement
-du grand monde ne pouvaient être profondément affectés
-par rien; ils n'en avaient pas le temps. Le séjour à
-la campagne change cela. D'ailleurs, c'est une position
-contre nature pour un Français que de se laisser voir
-<i>admirant</i><a id="FNanchor_136" href="#Footnote_136" class="fnanchor">[136]</a>, c'est-à-dire inférieur, non seulement à ce
-qu'il admire, passe encore pour cela, mais même à
-son voisin, si ce voisin s'avise de se moquer de ce
-qu'il admire.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_136" href="#FNanchor_136"><span class="label">[136]</span></a> L'admiration de mode, comme Hume vers 1775, ou Franklin
-en 1784, ne fait pas objection.</p>
-</div>
-<p>En Allemagne, en Italie, en Espagne, l'admiration
-est, au contraire, pleine de bonne foi et de bonheur;
-là l'admirant a orgueil de ses transports et plaint le
-siffleur: je ne dis pas le moqueur, c'est un rôle impossible
-dans des pays où le seul ridicule est de manquer
-la route du bonheur, et non l'imitation d'une certaine
-manière d'être. Dans le Midi, la méfiance et l'horreur
-d'être troublé dans des plaisirs vivement sentis met
-une admiration innée pour le luxe et la pompe. Voyez
-les cours de Madrid et de Naples, voyez une <i>funzione</i>
-à Cadix, cela va jusqu'au délire<a id="FNanchor_137" href="#Footnote_137" class="fnanchor">[137]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_137" href="#FNanchor_137"><span class="label">[137]</span></a> Voyage en Espagne de M. Semple; il peint vrai, et l'on
-trouvera une description de la bataille de Trafalgar, entendue
-dans le lointain, qui laisse un souvenir.</p>
-</div>
-<p>2<sup>o</sup> Un Français se croit l'homme le plus malheureux
-et presque le plus ridicule s'il est obligé de passer son
-temps seul. Or, qu'est-ce que l'amour sans solitude?</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Un homme passionné ne pense qu'à soi, un homme
-qui veut de la considération ne pense qu'à autrui; il y
-a plus: avant 1789, la sûreté individuelle ne se trouvait
-en France qu'en faisant partie d'un <i>corps</i>, la robe,
-par exemple<a id="FNanchor_138" href="#Footnote_138" class="fnanchor">[138]</a>, et étant protégé par les membres de ce
-corps. La pensée de votre voisin était donc partie intégrante
-et nécessaire de votre bonheur. Cela était encore
-plus vrai à la cour qu'à Paris. Il est facile de sentir
-combien ces habitudes, qui, à la vérité, perdent tous
-les jours de leur force, mais dont les Français ont
-encore pour un siècle, favorisent les grandes passions.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_138" href="#FNanchor_138"><span class="label">[138]</span></a> Correspondance de Grimm, janvier 1783.</p>
-
-<p>«M. le comte de N***, capitaine en survivance des gardes de
-Monsieur, piqué de ne plus trouver de place au balcon, le jour
-de l'ouverture de la nouvelle salle, s'avisa fort mal à propos de
-disputer la sienne à un honnête procureur; celui-ci, maître
-Pernot, ne voulut jamais désemparer.&mdash;Vous prenez ma place.&mdash;Je
-garde la mienne.&mdash;Et qui êtes-vous?&mdash;Je suis monsieur
-six francs&hellip; (c'est le prix de ces places). Et puis des mots
-plus vifs, des injures, des coups de coude. Le comte de N***
-poussa l'indiscrétion au point de traiter le pauvre robin de
-voleur, et prit enfin sur lui d'ordonner au sergent de service
-de s'assurer de sa personne et de le conduire au corps de
-garde. Maître Pernot s'y rendit avec beaucoup de dignité, et
-n'en sortit que pour aller déposer sa plainte chez un commissaire.
-Le redoutable corps dont il a l'honneur d'être membre
-n'a jamais voulu consentir qu'il s'en désistât. L'affaire vient
-d'être jugée au parlement. M. de *** a été condamné à tous les
-dépens, à faire réparation au procureur, à lui payer deux mille
-écus de dommages et intérêts, applicables, de son consentement,
-aux pauvres prisonniers de la Conciergerie; de plus, il
-est enjoint très expressément audit comte de ne plus prétexter
-des ordres du roi pour troubler le spectacle, etc. Cette aventure
-a fait beaucoup de bruit, il s'y est mêlé de grands intérêts:
-toute la robe a cru être insultée par l'outrage fait à un homme
-de sa livrée, etc. M. de ***, pour faire oublier son aventure, est
-allé chercher des lauriers au camp de Saint-Roch. Il ne pouvait
-mieux faire, a-t-on dit, car on ne peut douter de son talent
-pour emporter les places de haute lutte.» Supposez un philosophe
-obscur au lieu de maître Pernot. Utilité du duel.</p>
-
-<p>Grimm, troisième partie, tome II, p. 102.</p>
-
-<p>Voir plus loin, p. 496, une lettre assez raisonnable de Beaumarchais,
-qui refuse une loge grillée qu'un de ses amis lui
-demandait pour <i>Figaro</i>. Tant qu'on a cru que cette réponse
-s'adressait à un duc, la fermentation a été grande, et l'on parlait
-de punitions graves. On n'a plus fait qu'en rire quand Beaumarchais
-a déclaré que sa lettre était adressée à M. le président
-du Paty. Il y a loin de 1785 à 1822! Nous ne comprenons plus
-ces sentiments. Et l'on veut que la même tragédie qui touchait
-ces gens-là soit bonne pour nous!</p>
-</div>
-<p>Je crois voir un homme qui se jette par la fenêtre,
-mais qui cherche pourtant à avoir une position gracieuse
-en arrivant sur le pavé.</p>
-
-<p>L'homme passionné est comme lui et non comme un
-autre, source de tous les ridicules en France; et de
-plus il offense les autres, ce qui donne des ailes au
-ridicule.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch43">CHAPITRE XLIII<br />
-De l'Italie.</h3>
-
-
-<p>Le bonheur de l'Italie est d'être laissée à l'inspiration
-du moment, bonheur partagé jusqu'à un certain
-point par l'Allemagne et l'Angleterre.</p>
-
-<p>De plus, l'Italie est un pays où l'utile, qui fut la
-vertu des républiques du moyen âge<a id="FNanchor_139" href="#Footnote_139" class="fnanchor">[139]</a>, n'a pas été
-détrôné par l'honneur ou la vertu arrangée à l'usage
-des rois<a id="FNanchor_140" href="#Footnote_140" class="fnanchor">[140]</a>, et l'honneur vrai ouvre les voies à l'honneur
-bête; il accoutume à se demander: Quelle idée le voisin
-se fait-il de mon bonheur? et le bonheur de sentiment
-ne peut être l'objet de vanité, car il est invisible<a id="FNanchor_141" href="#Footnote_141" class="fnanchor">[141]</a>.
-Pour preuve de tout cela, la France est le pays
-du monde où il y a le moins de mariages d'inclination<a id="FNanchor_142" href="#Footnote_142" class="fnanchor">[142]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_139" href="#FNanchor_139"><span class="label">[139]</span></a> <span lang="it" xml:lang="it">G. Pechio nelle sue vivacissime lettere ad una bella giovane
-Inglese sopra la Spagna libera, laquale è un medio-evo,
-non redidivo, ma sempre vivo dice, pagina 60:</span></p>
-
-<p lang="it" xml:lang="it">«Lo scopo degli Spagnuoli non era la gloria, ma la indipendenza.
-Se gli Spagnuoli non si fossero battuti che per l'onore,
-la guerra era finita colla bataglia di Tudela. L'onore è di una
-natura bizarra, macchiato una volta, perde tutta la forza per
-agire&hellip; L'esercito di linea spagnuolo imbevuto anch' egli, dei
-pregiudizj d'ell onore (vale a dire fatto Europeo moderno) vinto
-che fosse si sbandava col pensiero che tutto coll' <i>onore</i> era
-perduto, etc.»</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_140" href="#FNanchor_140"><span class="label">[140]</span></a> Un homme s'honore, en 1620, en disant sans cesse, et le
-plus servilement qu'il peut: <i>Le roi mon maître</i> (voir les mémoires
-de Noailles, de Torcy et de tous les ambassadeurs de
-Louis XIV); c'est tout simple: par ce tour de phrase, il proclame
-le <i>rang</i> qu'il occupe parmi les sujets. Ce rang qu'il tient
-du roi remplace, dans l'attention et dans l'estime de ces hommes,
-le rang qu'il tenait dans la Rome antique de l'opinion de
-ses concitoyens qui l'avaient vu combattre à Trasimène et parler
-au Forum. On bat en brèche la monarchie absolue en ruinant
-la <i>vanité</i> et ses ouvrages avancés qu'elle appelle les <i>convenances</i>.
-La dispute entre Shakespeare et Racine n'est qu'une
-des formes de la dispute entre Louis XIV et la Charte.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_141" href="#FNanchor_141"><span class="label">[141]</span></a> On ne peut l'évaluer que sur les actions non réfléchies.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_142" href="#FNanchor_142"><span class="label">[142]</span></a> Miss O'Neil, Mrs Couts, et la plupart des grandes actrices
-anglaises quittent le théâtre pour se marier richement.</p>
-</div>
-<p>D'autres avantages de l'Italie, c'est le loisir profond
-sous un ciel admirable et qui porte à être sensible à la
-beauté sous toutes les formes. C'est une défiance
-extrême et pourtant raisonnable qui augmente l'isolement
-et double le charme de l'intimité, c'est le manque
-de la lecture des romans et presque de toute lecture
-qui laisse encore plus à l'inspiration du moment; c'est
-la passion de la musique qui excite dans l'âme un mouvement
-si semblable à celui de l'amour.</p>
-
-<p>En France, vers 1770, il n'y avait pas de méfiance;
-au contraire, il était du bel usage de vivre et de mourir
-en public, et comme la duchesse de Luxembourg
-était intime avec cent amis, il n'y avait pas non plus
-d'intimité ou d'amitié proprement dites.</p>
-
-<p>En Italie, comme avoir une passion n'est pas un avantage
-très rare, ce n'est pas un ridicule<a id="FNanchor_143" href="#Footnote_143" class="fnanchor">[143]</a>, et l'on entend
-citer tout haut dans les salons des maximes générales
-sur l'amour. Le public connaît les symptômes et les
-périodes de cette maladie et s'en occupe beaucoup. On
-dit à un homme quitté: «Vous allez être au désespoir
-pendant six mois; mais ensuite vous guérirez comme
-un tel, un tel, etc.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_143" href="#FNanchor_143"><span class="label">[143]</span></a> On passe la galanterie aux femmes, mais l'amour leur
-donne du ridicule, écrivait le judicieux abbé Girard, à Paris,
-en 1740.</p>
-</div>
-<p>En Italie, les jugements du public sont les très humbles
-serviteurs des passions. Le plaisir réel y exerce le
-pouvoir qui ailleurs est aux mains de la société; c'est
-tout simple, la société ne donnant presque point de
-plaisirs à un peuple qui n'a pas le temps d'avoir de la
-vanité, et qui veut se faire oublier du pacha, elle n'a
-que peu d'autorité. Les ennuyés blâment bien les
-passionnés, mais on se moque d'eux. Au midi des
-Alpes, la société est un despote qui manque de cachots.</p>
-
-<p>A Paris, comme l'honneur commande de défendre
-l'épée à la main, ou par de bons mots si l'on peut,
-toutes les avenues de tout grand intérêt avoué, il est
-bien plus commode de se réfugier dans l'ironie. Plusieurs
-jeunes gens ont pris un autre parti, c'est de se
-faire de l'école de J.-J. Rousseau et de M<sup>me</sup> de Staël.
-Puisque l'ironie est devenue une manière vulgaire, il
-a bien fallu avoir du sentiment. Un de Pezai, de nos
-jours, écrivait comme M. Darlincourt; d'ailleurs, depuis
-1789, les événements combattent en faveur de l'<i>utile</i>
-ou de la sensation individuelle contre l'<i>honneur</i> ou
-l'empire de l'opinion; le spectacle des chambres
-apprend à tout discuter, même la plaisanterie. La
-nation devient sérieuse, la galanterie perd du terrain.</p>
-
-<p>Je dois dire, comme Français, que ce n'est pas un
-petit nombre de fortunes colossales qui fait la richesse
-d'un pays, mais la multiplicité des fortunes médiocres.
-Par tous pays les passions sont rares, et la galanterie
-a plus de grâces et de finesse et par conséquent
-plus de bonheur en France. Cette grande nation, la
-première de l'univers<a id="FNanchor_144" href="#Footnote_144" class="fnanchor">[144]</a>, se trouve pour l'amour ce
-qu'elle est pour les talents de l'esprit. En 1822, nous
-n'avons assurément ni Moore, ni Walter Scott, ni
-Crabbe, ni Byron, ni Monti, ni Pellico; mais il y a
-chez nous plus de gens d'esprit éclairés, agréables, et
-au niveau des lumières du siècle qu'en Angleterre ou
-en Italie. C'est pour cela que les discussions de notre
-chambre des députés, en 1822, sont si supérieures à
-celles du parlement d'Angleterre, et que quand un
-libéral d'Angleterre vient en France, nous sommes tout
-surpris de lui trouver plusieurs opinions gothiques.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_144" href="#FNanchor_144"><span class="label">[144]</span></a> Je n'en veux pour preuve que l'<i>envie</i>.
-Voir l'<i lang="en" xml:lang="en">Edinburg-Review</i>
-de 1821; voir les journaux littéraires allemands et italiens,
-et le <i>Scimiatigre</i> d'Alfieri.</p>
-</div>
-<p>Un artiste romain écrivait de Paris:</p>
-
-<p>«Je me déplais infiniment ici; je crois que c'est
-parce que je n'ai pas le loisir d'aimer à mon gré. Ici,
-la sensibilité se dépense goutte à goutte à mesure qu'elle
-se forme, et de manière, au moins pour moi, à fatiguer
-la source. A Rome, par le peu d'intérêt des événements
-de chaque jour, par le sommeil de la vie extérieure,
-la sensibilité s'amoncèle au profit des passions.»</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch44">CHAPITRE XLIV<br />
-Rome.</h3>
-
-
-<p>Ce n'est qu'à Rome<a id="FNanchor_145" href="#Footnote_145" class="fnanchor">[145]</a>, qu'une femme honnête et à
-carrosse vient dire avec effusion à une autre femme sa
-simple connaissance, comme je l'ai vu ce matin: «Ah!
-ma chère amie, ne fais pas l'amour avec Fabio Vitteleschi;
-il vaudrait mieux pour toi prendre de l'amour
-pour un assassin de grands chemins. Avec son air doux
-et mesuré, il est capable de te percer le c&oelig;ur d'un
-poignard, et de te dire avec un sourire aimable en te
-le plongeant dans la poitrine: Ma petite, est-ce qu'il
-te fait mal?» Et cela se passait auprès d'une jolie personne
-de quinze ans, fille de la dame qui recevait l'avis
-et fille très alerte.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_145" href="#FNanchor_145"><span class="label">[145]</span></a> 30 septembre 1819.</p>
-</div>
-<p>Si l'homme du Nord a le malheur de n'être pas choqué
-d'abord par le naturel de cette amabilité du Midi,
-qui n'est que le développement simple d'une nature
-grandiose, favorisé par la double absence du bon ton
-et de toute nouveauté intéressante, en un an de séjour
-les femmes de tous les autres pays lui deviennent insupportables.</p>
-
-<p>Il voit les Françaises avec leurs petites grâces<a id="FNanchor_146" href="#Footnote_146" class="fnanchor">[146]</a> tout
-aimables, séduisantes les trois premiers jours, mais
-ennuyeuses le quatrième, jour fatal, où l'on découvre
-que toutes ces grâces étudiées d'avance et apprises par
-c&oelig;ur sont éternellement les mêmes tous les jours et
-pour tous.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_146" href="#FNanchor_146"><span class="label">[146]</span></a> Outre que l'auteur avait le malheur de n'être pas né à
-Paris, il y avait très peu vécu.</p>
-
-<div class="attr">(<i>Note de l'éditeur.</i>)</div></div>
-<p>Il voit les Allemandes si naturelles, au contraire, et
-se livrant avec tant d'empressement à leur imagination,
-n'avoir souvent à montrer, avec tout leur naturel,
-qu'un fond de stérilité, d'insipidité et de tendresse
-de la bibliothèque bleue. La phrase du comte Almaviva
-semble faite en Allemagne: «Et l'on est tout
-étonné, un beau soir, de trouver la satiété où l'on allait
-chercher le bonheur.»</p>
-
-<p>A Rome, l'étranger ne doit pas oublier que si rien
-n'est ennuyeux dans les pays où tout est naturel, le
-mauvais y est plus mauvais qu'ailleurs. Pour ne parler
-que des hommes<a id="FNanchor_147" href="#Footnote_147" class="fnanchor">[147]</a>, on voit paraître ici, dans la société,
-une espèce de monstres qui se cachent ailleurs. Ce
-sont des gens également passionnés, clairvoyants et
-lâches. Un mauvais sort les a jetés auprès d'une femme
-à titre quelconque; amoureux fous par exemple, ils
-boivent jusqu'à la lie le malheur de la voir préférer
-un rival. Ils sont là pour contrecarrer cet amant fortuné.
-Rien ne leur échappe, et tout le monde voit que
-rien ne leur échappe; mais ils n'en continuent pas
-moins en dépit de tout sentiment d'honneur, à vexer
-la femme, son amant et eux-mêmes, et personne ne
-les blâme, <i>car ils font ce qui leur fait plaisir</i>. Un soir,
-l'amant, poussé à bout, leur donne des coups de pied
-au cul; le lendemain ils lui en font bien des excuses et
-recommencent à scier constamment et imperturbablement
-la femme, l'amant et eux-mêmes. On frémit
-quand on songe à la quantité de malheur que ces âmes
-basses ont à dévorer chaque jour, et il ne leur manque
-sans doute qu'un grain de lâcheté de moins pour être
-empoisonneurs.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_147" href="#FNanchor_147"><span class="label">[147]</span></a></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Heu! male nunc artes miseras hæc secula tractant;</div>
-<div class="verse i2" lang="la" xml:lang="la">Jam tener assuevit munera velle puer.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Tibul.</span>, I, <small>IV</small>.</div></div>
-<p>Ce n'est aussi qu'en Italie qu'on voit de jeunes élégants
-millionnaires entretenir magnifiquement des danseuses
-du grand théâtre, au vu et au su de toute une
-ville, moyennant trente sous par jour<a id="FNanchor_148" href="#Footnote_148" class="fnanchor">[148]</a>. Les frères&hellip;,
-beaux jeunes gens toujours à la chasse, toujours à cheval,
-sont jaloux d'un étranger. Au lieu d'aller à lui et
-de leur conter leurs griefs, ils répandent sourdement
-dans le public des bruits défavorables à ce pauvre
-étranger. En France, l'opinion forcerait ces gens à
-prouver leur dire ou à rendre raison à l'étranger. Ici
-l'opinion publique et le mépris ne signifient rien. La
-richesse est toujours sûre d'être bien reçue partout.
-Un millionnaire déshonoré et chassé de partout à Paris
-peut aller en toute sûreté à Rome; il y sera considéré
-juste au <i>prorata</i> de ses écus.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_148" href="#FNanchor_148"><span class="label">[148]</span></a> Voir dans les m&oelig;urs du siècle de Louis XV l'honneur et
-l'aristocratie combler de profusions les demoiselles Duthé, la
-Guerre et autres. Quatre-vingt ou cent mille francs par an
-n'avaient rien d'extraordinaire: un homme du grand monde
-se fût avili à moins.</p>
-</div>
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch45">CHAPITRE XLV<br />
-De l'Angleterre.</h3>
-
-
-<p>J'ai beaucoup vécu ces temps derniers avec les danseuses
-du théâtre <i>Del Sol</i>, à Valence. L'on m'assure que
-plusieurs sont fort chastes; c'est que leur métier est
-trop fatigant. Vigano leur fait répéter son ballet de la
-<i>Juive de Tolède</i> tous les jours, de dix heures du matin
-à quatre, et de minuit à trois heures du matin; outre
-cela, il faut qu'elles dansent chaque soir dans les deux
-ballets.</p>
-
-<p>Cela me rappelle Rousseau qui prescrit de faire beaucoup
-marcher Émile. Je pensais ce soir, à minuit, en
-me promenant au frais sur le bord de la mer, avec les
-petites danseuses, d'abord que cette volupté surhumaine
-de la fraîcheur de la brise de mer sous le ciel
-de Valence, en présence de ces étoiles resplendissantes
-qui semblent tout près de vous, est inconnue à nos
-tristes pays brumeux. Cela seul vaut les quatre cents
-lieues à faire, cela aussi empêche de penser à force de
-sensations. Je pensais que la chasteté de mes petites
-danseuses explique fort bien la marche que l'orgueil
-des hommes suit en Angleterre pour recréer doucement
-les m&oelig;urs du sérail au milieu d'une nation civilisée. On
-voit comment quelques-unes de ces jeunes filles d'Angleterre,
-d'ailleurs si belles et d'une physionomie si
-touchante, laissent un peu à désirer pour les idées.
-Malgré la liberté qui vient seulement d'être chassée de
-leur île, et l'originalité admirable du caractère national,
-elles manquent d'idées intéressantes et d'originalité.
-Elles n'ont souvent de remarquable que la bizarrerie
-de leurs délicatesses. C'est tout simple, la pudeur
-des femmes, en Angleterre, c'est l'orgueil de leurs
-maris. Mais quelque soumise que soit une esclave, sa
-société est bientôt à charge. De là, pour les hommes, la
-nécessité de s'enivrer tristement chaque soir<a id="FNanchor_149" href="#Footnote_149" class="fnanchor">[149]</a>, au lieu
-de passer, comme en Italie, leurs soirées avec leur maîtresse.
-En Angleterre, les gens riches ennuyés de leur
-maison et sous prétexte d'un exercice nécessaire font
-quatre ou cinq lieues tous les jours, comme si l'homme
-était créé et mis au monde pour trotter. Ils usent ainsi
-le fluide nerveux par les jambes et non par le c&oelig;ur.
-Après quoi ils osent bien parler de délicatesse féminine,
-et mépriser l'Espagne et l'Italie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_149" href="#FNanchor_149"><span class="label">[149]</span></a> Cet usage commence à tomber un peu dans la très bonne
-compagnie, qui se francise comme partout; mais je parle de
-l'immense généralité.</p>
-</div>
-<p>Rien de plus désoccupé au contraire que les jeunes
-Italiens; le mouvement qui leur ôterait leur sensibilité
-leur est importun. Ils font de temps à autre une
-promenade de demi-lieue comme remède pénible pour
-la santé; quant aux femmes, une Romaine ne fait pas
-en toute l'année les courses d'une jeune miss en une
-semaine.</p>
-
-<p>Il me semble que l'orgueil d'un mari anglais exalte
-très adroitement la vanité de sa pauvre femme. Il lui
-persuade surtout qu'il ne faut pas être <i>vulgaire</i>, et les
-mères qui préparent leurs jeunes filles pour trouver des
-maris ont fort bien saisi cette idée. De là la <i>mode</i>
-bien plus absurde et bien plus despotique dans la raisonnable
-Angleterre qu'au sein de la France légère; c'est
-dans Bond-street qu'a été inventé le <i lang="en" xml:lang="en">carefully careless</i>.
-En Angleterre la mode est un devoir, à Paris c'est un
-plaisir. La mode élève un bien autre mur d'airain à
-Londres entre New-Bond-street et Fenchurch-street,
-qu'à Paris entre la Chaussée d'Antin et la rue Saint-Martin.
-Les maris permettent volontiers cette folie aristocratique
-à leurs femmes en dédommagement de la
-masse énorme de tristesse qu'ils leur imposent. Je
-trouve bien l'image de la société des femmes en Angleterre,
-telle que l'a faite le taciturne orgueil des hommes
-dans les romans autrefois célèbres de miss Burney.
-Comme demander un verre d'eau quand on a soif est
-vulgaire, les héroïnes de miss Burney ne manquent pas
-de se laisser mourir de soif. Pour fuir la vulgarité, l'on
-arrive à l'affectation la plus abominable.</p>
-
-<p>Je compare la prudence d'un jeune Anglais de vingt-deux
-ans, riche, à la profonde méfiance du jeune Italien
-du même âge. L'Italien y est forcé par sa sûreté,
-et la dépose, cette méfiance, ou du moins l'oublie dès
-qu'il est dans l'intimité, tandis que c'est précisément
-dans le sein de la société la plus tendre en apparence
-que l'on voit redoubler la prudence et la hauteur du
-jeune Anglais. J'ai entendu dire: «Depuis sept mois
-je ne lui parlais pas du voyage à Brighton.» Il s'agissait
-d'une économie obligée de quatre-vingts louis, et
-c'était un amant de vingt-deux ans parlant d'une maîtresse,
-femme mariée, qu'il adorait; mais, dans les
-transports de sa passion, la <i>prudence</i> ne l'avait pas
-quitté, bien moins encore, avait-il eu l'abandon de dire
-à cette maîtresse: «Je n'irai pas à Brighton, parce que
-cela me gênerait.»</p>
-
-<p>Remarquez que le sort de Gianone de Pellico, et de
-cent autres, force l'Italien à la méfiance, tandis que le
-jeune <i>beau</i> Anglais n'est forcé à la prudence que par
-l'excès et la sensibilité maladive de sa vanité. Le Français,
-étant aimable avec ses idées de tous les moments,
-dit tout ce qu'il aime. C'est une habitude; sans cela il
-manquerait d'aisance, et il sait que sans aisance il n'y
-a point de grâce.</p>
-
-<p>C'est avec peine et la larme à l'&oelig;il que j'ai osé écrire
-tout ce qui précède; mais, puisqu'il me semble que je
-ne flatterais pas un roi, pourquoi dirais-je d'un pays
-autre chose que ce qui m'en semble, et qui <i lang="en" xml:lang="en">of course</i>
-peut être très absurde, uniquement parce que ce pays
-a donné naissance à la femme la plus aimable que j'aie
-connue?</p>
-
-<p>Ce serait, sous une autre forme, de la bassesse monarchique.
-Je me contenterai d'ajouter qu'au milieu de
-tout cet ensemble de m&oelig;urs, parmi tant d'Anglaises
-victimes dans leur esprit de l'orgueil des hommes,
-comme il existe une originalité parfaite, il suffit d'une
-famille élevée loin des tristes restrictions destinées à
-reproduire les m&oelig;urs du sérail pour donner des caractères
-charmants. Et que ce mot <i>charmant</i> est insignifiant,
-malgré son étymologie, et commun pour rendre
-ce que je voudrais exprimer! La douce Imogène, la
-tendre Ophélie trouveraient bien des modèles vivants
-en Angleterre; mais ces modèles sont loin de jouir de
-la haute vénération unanimement accordée à la véritable
-Anglaise <i>accomplie</i>, destinée à satisfaire pleinement
-à toutes les convenances et à donner à un mari
-toutes les jouissances de l'orgueil aristocratique le plus
-maladif et un bonheur à mourir d'ennui<a id="FNanchor_150" href="#Footnote_150" class="fnanchor">[150]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_150" href="#FNanchor_150"><span class="label">[150]</span></a> Voir Richardson. Les m&oelig;urs de la famille des Harlowe,
-traduites en manières modernes, sont fréquentes en Angleterre:
-leurs domestiques valent mieux qu'eux.</p>
-</div>
-<p>Dans les grandes enfilades de quinze ou vingt pièces
-extrêmement fraîches et fort sombres, où les femmes
-italiennes passent leur vie mollement couchées sur des
-divans fort bas, elles entendent parler d'amour ou de
-musique six heures de la journée. Le soir, au théâtre,
-cachées dans leur loge pendant quatre heures, elles
-entendent parler de musique ou d'amour.</p>
-
-<p>Donc, outre le climat, la constitution de la vie est
-aussi favorable à la musique et à l'amour en Espagne
-et en Italie, qu'elle leur est contraire en Angleterre.</p>
-
-<p>Je ne blâme ni n'approuve, j'observe.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch46">CHAPITRE XLVI<br />
-Suite de l'Angleterre.</h3>
-
-
-<p>J'aime trop l'Angleterre et je l'ai trop peu vue pour
-en parler. Je me sers des observations d'un ami.</p>
-
-<p>L'état actuel de l'Irlande (1822) y réalise, pour la
-vingtième fois depuis deux siècles<a id="FNanchor_151" href="#Footnote_151" class="fnanchor">[151]</a>, cet état singulier
-de la société si fécond en résolutions courageuses, et
-si contraire à l'ennui, où des gens qui déjeunent gaiement
-ensemble peuvent se rencontrer dans deux heures
-sur un champ de bataille. Rien ne fait un appel
-plus énergique et plus direct à la disposition de l'âme
-la plus favorable aux passions tendres: le <i>naturel</i>.
-Rien n'éloigne davantage des deux grands vices anglais:
-le <i lang="en" xml:lang="en">cant</i> et la <i lang="en" xml:lang="en">bashfulness</i>,
-[hypocrisie de moralité et
-timidité orgueilleuse et souffrante. (Voir le voyage de
-M. Eustace, en Italie.) Si ce voyageur peint assez mal
-le pays, en revanche il donne une idée fort exacte de
-son propre caractère; et ce caractère, ainsi que celui
-de M. Beattie, le poète (voir sa vie écrite par un ami
-intime), est malheureusement assez commun en Angleterre.
-Pour le prêtre honnête homme, malgré sa place,
-voir les lettres de l'évêque de Landaff<a id="FNanchor_152" href="#Footnote_152" class="fnanchor">[152]</a>.]</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_151" href="#FNanchor_151"><span class="label">[151]</span></a> Le jeune enfant de Spencer brûlé vif en Irlande.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_152" href="#FNanchor_152"><span class="label">[152]</span></a> Réfuter autrement que par des injures le portrait d'une
-certaine classe d'Anglais présenté dans ces trois ouvrages, me
-semble la chose impossible.</p>
-
-<div class="attr"><i lang="en" xml:lang="en">Satanic school.</i></div></div>
-<p>On croirait l'Irlande assez malheureuse, ensanglantée
-comme elle l'est depuis deux siècles par la tyrannie
-peureuse et cruelle de l'Angleterre; mais ici fait
-son entrée dans l'état moral de l'Irlande un personnage
-terrible: le <strong class="small">PRÊTRE</strong>&hellip;</p>
-
-<p>Depuis deux siècles, l'Irlande est à peu près aussi
-mal gouvernée que la Sicile. Un parallèle approfondi
-de ces deux îles, en un volume de 500 pages, fâcherait
-bien des gens et ferait tomber dans le ridicule bien
-des théories respectées. Ce qui est évident, c'est que
-le plus heureux de ces deux pays, également gouvernés
-par des fous, au seul profit du petit nombre, c'est la
-Sicile. Ses gouvernants lui ont au moins laissé l'<i>amour</i>
-et la volupté; ils les lui auraient bien ravis aussi comme
-tout le reste; mais, grâce au ciel, il y a peu en Sicile
-de ce mal moral appelé loi et gouvernement<a id="FNanchor_153" href="#Footnote_153" class="fnanchor">[153]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_153" href="#FNanchor_153"><span class="label">[153]</span></a> J'appelle <i>mal moral</i>, en 1822, tout gouvernement qui n'a
-pas les deux chambres; il n'y a d'exception que lorsque le chef
-du gouvernement est grand par la probité, miracle qui se voit
-en Saxe et à Naples.</p>
-</div>
-<p>Ce sont les gens âgés et les prêtres qui font et font
-exécuter les lois, cela paraît bien à l'espèce de jalousie
-comique avec laquelle la volupté est poursuivie dans
-les îles britanniques. Le peuple y pourrait dire à ses
-gouvernants comme Diogène à Alexandre: «Contentez-vous
-de vos sinécures et laissez-moi, du moins,
-mon soleil<a id="FNanchor_154" href="#Footnote_154" class="fnanchor">[154]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_154" href="#FNanchor_154"><span class="label">[154]</span></a> Voir dans le procès de la feue reine d'Angleterre une liste
-curieuse des pairs avec les sommes qu'eux et leurs familles
-reçoivent de l'État. Par exemple, lord Lauderdale et sa famille,
-36,000 louis. Le demi-pot de bière nécessaire à la chétive subsistance
-du plus pauvre Anglais paye un sou d'impôt au profit
-du noble pair. Et, ce qui fait beaucoup à notre objet, ils le
-savent tous les deux. Dès lors, ni le lord, ni le paysan n'ont
-plus assez de loisir pour songer à l'amour; ils aiguisent leurs
-armes, l'un en public et avec orgueil, l'autre en secret et avec
-rage (L'Yeomanry et les Whiteboys).</p>
-</div>
-<p>A force de lois, de règlements, de contre-règlements
-et de supplices, le gouvernement a créé en Irlande la
-pomme de terre, et la population de l'Irlande surpasse
-de beaucoup celle de la Sicile; c'est-à-dire l'on a fait
-venir quelques millions de paysans avilis et hébétés,
-écrasés de travail et de misère, traînant pendant quarante
-ou cinquante ans une vie malheureuse sur les
-marais de la vieille Érin, mais payant bien la dîme.
-Voilà un beau miracle! Avec la religion païenne, ces
-pauvres diables auraient au moins joui d'un bonheur;
-mais pas du tout, il faut adorer saint Patrick.</p>
-
-<p>En Irlande on ne voit guère que des paysans plus
-malheureux que des sauvages. Seulement, au lieu
-d'être cent mille comme ils seraient dans l'état de
-nature, ils sont huit millions<a id="FNanchor_155" href="#Footnote_155" class="fnanchor">[155]</a>, et font vivre richement
-cinq cents <i lang="en" xml:lang="en">absentees</i> à Londres et à Paris.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_155" href="#FNanchor_155"><span class="label">[155]</span></a> Plunkell Craig, <i>Vie de Curran</i>.</p>
-</div>
-<p>La société est infiniment plus avancée en Écosse<a id="FNanchor_156" href="#Footnote_156" class="fnanchor">[156]</a>
-où, sous plusieurs rapports, le gouvernement est bon
-(la rareté des crimes, la lecture, pas d'évêques, etc.).
-Les passions tendres y ont donc beaucoup plus de développement,
-et nous pouvons quitter les idées noires
-et arriver aux ridicules.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_156" href="#FNanchor_156"><span class="label">[156]</span></a> Degré de civilisation du paysan Robert Burns et de sa
-famille; club de paysans où l'on payait deux sous par séance;
-questions qu'on y discutait. (Voir les Lettres de Burns).</p>
-</div>
-<p>Il est impossible de ne pas apercevoir un fond de
-mélancolie chez les femmes écossaises. Cette mélancolie
-est surtout séduisante au bal, où elle donne un singulier
-piquant à l'ardeur et à l'extrême empressement
-avec lesquels elles sautent leurs danses nationales.
-Édimbourg a un autre avantage, c'est de s'être soustrait
-à la vile omnipotence de l'or. Cette ville forme
-en cela, aussi bien que pour la singulière et sauvage
-beauté du site, un contraste complet avec Londres.
-Comme Rome, la belle Édimbourg semble plutôt le
-séjour de la vie contemplative. Le tourbillon sans
-repos et les intérêts inquiets de la vie active avec ses
-avantages et ses inconvénients sont à Londres. Édimbourg
-me semble payer le tribut au malin par un peu
-de disposition à la pédanterie. Le temps où Marie
-Stuart habitait le vieux Holyrood, et où l'on assassinait
-Riccio dans ses bras, valaient mieux pour l'amour,
-et toutes les femmes en conviendront, que ceux où
-l'on discute si longuement, et même en leur présence,
-sur la préférence à accorder au système neptunien sur
-le vulcanien de&hellip; J'aime mieux la discussion sur le
-nouvel uniforme donné par le roi à ses gardes ou sur
-la pairie manquée de sir B. Bloomfield, qui occupait
-Londres lorsque je m'y trouvais, que la discussion
-pour savoir qui a le mieux exploré la nature des
-roches, de Werner ou de . . . . . . . . . .
-Je ne dirai rien du terrible dimanche écossais, auprès
-duquel celui de Londres semble une partie de plaisir.
-Ce jour destiné à honorer le ciel est la meilleure image
-de l'enfer que j'aie jamais vue sur la terre. Ne marchons
-pas si vite, disait un Écossais en revenant de
-l'église à un Français, son ami, nous aurions l'air de
-nous promener<a id="FNanchor_157" href="#Footnote_157" class="fnanchor">[157]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_157" href="#FNanchor_157"><span class="label">[157]</span></a> Le même fait en Amérique. En Écosse, étalage des titres.</p>
-</div>
-<p>Celui des trois pays où il y a le moins d'hypocrisie
-(<i lang="en" xml:lang="en">Cant</i>, voyez le <i lang="en" xml:lang="en">New-Monthly-Magazine</i> de janvier
-1822, tonnant contre Mozart et les <i lang="it" xml:lang="it">Nozze di Figaro</i>,
-écrit dans un pays où l'on joue le Citizen. Mais ce sont
-les aristocrates qui, par tout pays, achètent et jugent
-un journal littéraire et la littérature; et depuis quatre
-ans, ceux d'Angleterre ont fait alliance avec les évêques);
-celui des trois pays où il y a, ce me semble, le
-moins d'hypocrisie, c'est l'Irlande; on y trouve, au
-contraire, une vivacité étourdie et fort aimable. En
-Écosse, il y a la stricte observance du dimanche, mais
-le lundi on danse avec une joie et un abandon inconnus
-à Londres. Il y a beaucoup d'amour dans la classe
-des paysans en Écosse. La toute-puissance de l'imagination
-a francisé ce pays au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p>Le terrible défaut de la société anglaise, celui qui,
-en un jour donné, crée une plus grande quantité de
-tristesse que la dette et ses conséquences, et même
-que la guerre à mort des riches contre les pauvres,
-c'est cette phrase que l'on me disait cet automne à
-Croydon, en présence de la belle statue de l'évêque:
-«Dans le monde, aucun homme ne veut se mettre en
-avant, de peur d'être déçu dans son attente.»</p>
-
-<p>Qu'on juge quelles lois, sous le nom de <i>pudeur</i>, de
-tels hommes doivent imposer à leurs femmes et à leurs
-maîtresses!</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch47">CHAPITRE XLVII<br />
-De l'Espagne.</h3>
-
-
-<p>L'Andalousie est un des plus aimables séjours que la
-volupté se soit choisis sur la terre. J'avais trois ou quatre
-anecdotes qui montraient de quelle manière mes
-idées sur les trois ou quatre actes de folie différents
-dont la réunion forme l'amour sont vraies en Espagne;
-l'on me conseille de les sacrifier à la délicatesse française.
-J'ai eu beau protester que j'écrivais en langue
-française, mais non pas certes en <i>littérature française</i>.
-Dieu me préserve d'avoir rien de commun avec les littérateurs
-estimés aujourd'hui!</p>
-
-<p>Les Maures, en abandonnant l'Andalousie, y ont
-laissé leur architecture et presque leurs m&oelig;urs. Puisqu'il
-m'est impossible de parler des dernières dans la
-langue de M<sup>me</sup> de Sévigné, je dirai du moins de l'architecture
-mauresque que son principal trait consiste à
-faire que chaque maison ait un petit jardin entouré
-d'un portique élégant et svelte. Là, pendant les chaleurs
-insupportables de l'été, quand, durant des semaines
-entières, le thermomètre de Réaumur ne descend
-jamais et se soutient à trente degrés, il règne sous les
-portiques une obscurité délicieuse. Au milieu du petit
-jardin, il y a toujours un jet d'eau dont le bruit uniforme
-et voluptueux est le seul qui trouble cette
-retraite charmante. Le bassin de marbre est environné
-d'une douzaine d'orangers et de lauriers-roses. Une
-toile épaisse en forme de tente recouvre tout le petit
-jardin, et, le protégeant contre les rayons du soleil et
-de la lumière, ne laisse pénétrer que les petites brises
-qui, sur le midi, viennent des montagnes.</p>
-
-<p>Là vivent et reçoivent les charmantes Andalouses à
-la démarche si vive et si légère; une simple robe de
-soie noire garnie de franges de la même couleur, et laissant
-apercevoir un cou-de-pied charmant, un teint pâle,
-des yeux où se peignent toutes les nuances les plus
-fugitives des passions les plus tendres et les plus ardentes:
-tels sont les êtres célestes qu'il m'est défendu de
-faire entrer en scène.</p>
-
-<p>Je regarde le peuple espagnol comme le représentant
-vivant du moyen âge.</p>
-
-<p>Il ignore une foule de petites vérités (vanité puérile
-de ses voisins); mais il sait profondément les grandes,
-et a assez de caractère et d'esprit pour suivre leurs
-conséquences jusque dans leurs effets les plus éloignés.
-Le caractère espagnol fait une belle opposition avec
-l'esprit français; dur, brusque, peu élégant, plein d'un
-orgueil sauvage, jamais occupé des autres: c'est exactement
-le contraste du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle avec le <small>XVIII</small><sup>e</sup>.</p>
-
-<p>L'Espagne m'est bien utile pour une comparaison:
-le seul peuple qui ait su résister à Napoléon me semble
-absolument pur d'honneur bête, et de ce qu'il y a de
-bête dans l'honneur.</p>
-
-<p>Au lieu de faire de belles ordonnances militaires, de
-changer d'uniforme tous les six mois et de porter de
-grands éperons, il a le général <i lang="es" xml:lang="es">no importa</i><a id="FNanchor_158" href="#Footnote_158" class="fnanchor">[158]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_158" href="#FNanchor_158"><span class="label">[158]</span></a> Voir les charmantes Lettres de M. Pecchio. L'Italie est
-pleine de gens de cette force; mais, au lieu de se produire, ils
-se tiennent tranquilles: <i lang="it" xml:lang="it">Paese della virtu sconosciuta</i>.</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch48">CHAPITRE XLVIII<br />
-De l'amour allemand.</h3>
-
-
-<p>Si l'Italien, toujours agité entre la haine et l'amour,
-vit de passions, et le Français de vanité, c'est d'imagination
-que vivent les bons et simples descendants
-des anciens Germains. A peine sortis des intérêts sociaux
-les plus directs et les plus nécessaires à leur subsistance,
-on les voit avec étonnement s'élancer dans ce
-qu'ils appellent leur philosophie; c'est une espèce de
-folie douce, aimable, et surtout sans fiel. Je vais citer,
-non pas tout à fait de mémoire, mais sur des notes
-rapides, un ouvrage qui, quoique fait dans un sens
-d'opposition, montre bien, même par les admirations
-de l'auteur, l'esprit militaire dans tout son excès: c'est
-le voyage en Autriche, par M. Cadet-Gassicourt, en
-1809. Qu'eût dit le noble et généreux Desaix s'il eût
-vu le pur héroïsme de 95 conduire à cet exécrable
-égoïsme?</p>
-
-<p>Deux amis se trouvent ensemble à une batterie à la
-bataille de Talavera: l'un comme capitaine commandant,
-l'autre comme lieutenant. Un boulet arrive qui
-culbute le capitaine. «Bon, dit le lieutenant tout
-joyeux, voilà François mort: c'est moi qui vais être
-capitaine.&mdash;Pas encore tout à fait! s'écrie François en
-se relevant. Il n'avait été qu'étourdi par le boulet. Le
-lieutenant, ainsi que son capitaine, étaient les meilleurs
-garçons du monde, point méchants, seulement un peu
-bêtes; enthousiastes de l'empereur, l'ardeur de la
-chasse et l'égoïsme furieux que cet homme avait su
-éveiller en le décorant du nom de gloire leur faisaient
-oublier l'humanité.</p>
-
-<p>Au milieu du spectacle sévère donné par de tels hommes,
-se disputant aux parades de la Sch&oelig;nbrunn un
-regard du maître et un titre de baron, voici comment
-l'apothicaire de l'empereur décrit l'amour allemand,
-page 188:</p>
-
-<p>«Rien n'est plus complaisant, plus doux, qu'une
-Autrichienne. Chez elle, l'amour est un culte, et, quand
-elle s'attache à un Français, elle l'adore dans toute la
-force du terme.</p>
-
-<p>«Il y a des femmes légères et capricieuses partout,
-mais en général les Viennoises sont fidèles et ne sont
-nullement coquettes; quand je dis qu'elles sont fidèles,
-c'est à l'amant de leur choix, car les maris sont à
-Vienne comme partout.»</p>
-
-<div class="date">7 juin 1809.</div>
-<p>La plus belle personne de Vienne a agréé l'hommage
-d'un ami à moi, M. M&hellip;, capitaine attaché au quartier
-général de l'empereur. C'est un jeune homme doux et
-spirituel; mais certainement sa taille ni sa figure n'ont
-rien de remarquable.</p>
-
-<p>Depuis quelques jours, sa jeune amie fait la plus vive
-sensation parmi nos brillants officiers d'état-major, qui
-passent leur vie à fureter tous les coins de Vienne.
-C'est à qui sera le plus hardi; toutes les ruses de
-guerre possibles ont été employées, la maison de la
-belle a été mise en état de siège par les plus jolis et les
-plus riches. Les pages, les brillants colonels, les généraux
-de la garde, les princes mêmes, sont allés perdre
-leur temps sous les fenêtres de la belle, et leur argent
-auprès de ses gens. Tous ont été éconduits. Ces princes
-n'étaient guère accoutumés à trouver des cruelles
-à Paris ou à Milan. Comme je riais de leur déconvenue
-avec cette charmante personne: «<i>Mais, mon Dieu,
-me disait-elle, est-ce qu'ils ne savent pas que j'aime
-M. M&hellip;?</i>»</p>
-
-<p>Voilà un singulier propos et assurément fort indécent.</p>
-
-<p>Page 290: «Pendant que nous étions à Sch&oelig;nbrunn,
-je remarquai que deux jeunes gens attachés à l'empereur
-ne recevaient jamais personne dans leur logement
-à Vienne. Nous les plaisantions beaucoup sur cette
-discrétion. L'un d'eux me dit un jour: «Je n'aurai pas
-de secret pour vous: une jeune femme de la ville
-s'est donnée à moi, sous la condition qu'elle ne quitterait
-jamais mon appartement, et que je ne recevrais
-qui que ce soit sans sa permission.» Je fus
-curieux, dit le voyageur, de connaître cette recluse
-volontaire, et ma qualité de médecin me donnant
-comme dans l'Orient un prétexte honnête, j'acceptai
-un déjeuner que mon ami m'offrit. Je trouvai une
-femme très éprise, ayant le plus grand soin du ménage,
-ne désirant nullement sortir, quoique la saison invitât
-à la promenade, et d'ailleurs convaincue que son
-amant la ramènerait en France.</p>
-
-<p>L'autre jeune homme, qu'on ne trouvait non plus
-jamais à son logement en ville, me fit bientôt après
-une confidence pareille. Je vis aussi sa belle; comme
-la première, elle était blonde, fort jolie, très bien faite.</p>
-
-<p>«L'une, âgée de dix-huit ans, était la fille d'un
-tapissier fort à son aise; l'autre, qui avait environ
-vingt-quatre ans, était la femme d'un officier autrichien
-qui faisait la campagne à l'armée de l'archiduc Jean.
-Cette dernière poussa l'amour jusqu'à ce qui nous
-semblerait de l'héroïsme en pays de vanité. Non seulement
-son ami lui fut infidèle, mais il se trouva dans
-le cas de lui faire les aveux les plus scabreux. Elle le
-soigna avec un dévouement parfait, et, s'attachant
-par la gravité de la maladie de son amant, qui bientôt
-fut en péril, elle ne l'en chérit peut-être que davantage.</p>
-
-<p>«On sent qu'étranger et vainqueur, et toute la haute
-société de Vienne s'étant retirée à notre approche
-dans ses terres de Hongrie, je n'ai pu observer l'amour
-dans les hautes classes; mais j'en ai vu assez pour
-me convaincre que ce n'est pas de l'amour comme à
-Paris.</p>
-
-<p>«Ce sentiment est regardé par les Allemands comme
-une vertu, comme une émanation de la Divinité,
-comme quelque chose de mystique. Il n'est pas vif,
-impétueux, jaloux, tyrannique, comme dans le c&oelig;ur
-d'une Italienne: il est profond et ressemble à l'illuminisme;
-il y a mille lieues de là à l'Angleterre.</p>
-
-<p>«Il y a quelques années, un tailleur de Leipzig, dans
-un accès de jalousie, attendit son rival dans le jardin
-public, et le poignarda. On le condamna à perdre la
-tête. Les moralistes de la ville, fidèles à la bonté et à
-la facilité d'émotion des Allemands (faisant faiblesse
-de caractère), discutèrent le jugement, le trouvèrent
-sévère, et, établissant une comparaison entre le tailleur
-et Orosmane, apitoyèrent sur son sort. On ne put
-cependant faire réformer l'arrêt. Mais le jour de l'exécution
-toutes les jeunes filles de Leipzig, vêtues de
-blanc, se réunirent et accompagnèrent le tailleur à
-l'échafaud en jetant des fleurs sur sa route.</p>
-
-<p>«Personne ne trouva cette cérémonie singulière;
-cependant, dans un pays qui croit être raisonneur, on
-pouvait dire qu'elle honorait une espèce de meurtre.
-Mais c'était une cérémonie, et tout ce qui est cérémonie
-est sûr de n'être jamais ridicule en Allemagne.
-Voyez les cérémonies des cours des petits princes qui
-nous feraient mourir de rire, et semblent fort imposantes
-à Meinungen ou à K&oelig;then. Ils voient dans les
-six gardes chasses qui défilent devant leur petit prince,
-garni de son crachat, les soldats d'Hermann marchant
-à la rencontre des légions de Varus.</p>
-
-<p>«Différence des Allemands à tous les autres peuples:
-ils s'exaltent par la méditation, au lieu de se
-calmer. Seconde nuance: ils meurent d'envie d'avoir
-du caractère.</p>
-
-<p>«Le séjour des cours, ordinairement si favorable au
-développement de l'amour, l'hébète en Allemagne.
-Vous n'avez pas d'idée de l'océan de minuties incompréhensibles
-et de petitesses qui forment ce qu'on
-appelle une cour d'Allemagne<a id="FNanchor_159" href="#Footnote_159" class="fnanchor">[159]</a>, même celle des meilleurs
-princes (Munich, 1820).</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_159" href="#FNanchor_159"><span class="label">[159]</span></a> Voir les <i>Mémoires de la margrave de Bareuth</i>, et <i>Vingt
-ans de séjour à Berlin</i>, par M. Thiébaut.</p>
-</div>
-<p>«Quand nous arrivions avec un état-major, dans
-une ville d'Allemagne, au bout de la première quinzaine,
-les dames du pays avaient fait leur choix. Mais
-ce choix était constant; et j'ai ouï dire que les Français
-étaient l'écueil de beaucoup de vertus irréprochables
-jusqu'à eux.»</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les jeunes Allemands que j'ai rencontrés à G&oelig;ttingue,
-Dresde, K&oelig;nigsberg, etc., sont élevés au milieu de
-systèmes prétendus philosophiques qui ne sont qu'une
-poésie obscure et mal écrite, mais, sous le rapport
-moral, de la plus haute et sainte sublimité. Il me semble
-voir qu'ils ont hérité de leur moyen âge, non le
-républicanisme, la défiance et le coup de poignard,
-comme les Italiens, mais une forte disposition à l'enthousiasme
-et à la bonne foi. C'est pour cela que,
-tous les dix ans, ils ont un nouveau grand homme
-qui doit effacer tous les autres (Kant, Steding,
-Fichte, etc., etc.<a id="FNanchor_160" href="#Footnote_160" class="fnanchor">[160]</a>).</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_160" href="#FNanchor_160"><span class="label">[160]</span></a> Voir en 1821 leur enthousiasme pour la tragédie du <i>Triomphe
-de la croix</i>, qui fait oublier <i>Guillaume Tell</i>.</p>
-</div>
-<p>Luther fit jadis un appel puissant au sens moral, et
-les Allemands se battirent trente ans de suite pour
-obéir à leur conscience. Belle parole et bien respectable,
-quelque absurde que soit la croyance; je dis respectable,
-même pour l'artiste. Voir les combats dans
-l'âme de S&hellip; entre le troisième commandement de
-Dieu: <i>Tu ne tueras point</i>, et ce qu'il croyait l'intérêt
-de la patrie.</p>
-
-<p>L'on trouve de l'enthousiasme mystique pour les
-femmes et l'amour jusque dans Tacite, si toutefois
-cet écrivain n'a pas fait uniquement une satire de
-Rome<a id="FNanchor_161" href="#Footnote_161" class="fnanchor">[161]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_161" href="#FNanchor_161"><span class="label">[161]</span></a> J'ai eu le bonheur de rencontrer un homme de l'esprit le
-plus vif et en même temps savant comme dix savants allemands,
-et exposant ce qu'il a découvert en termes clairs et
-précis. Si jamais M. F&hellip; imprime, nous verrons le moyen âge
-sortir brillant de lumière à nos yeux, et nous l'aimerons.</p>
-</div>
-<p>L'on n'a pas plutôt fait cinq cents lieues en Allemagne
-que l'on distingue, dans ce peuple désuni et
-morcelé, un fond d'enthousiasme doux et tendre plutôt
-qu'ardent et impétueux.</p>
-
-<p>Si l'on ne voyait pas bien clairement cette disposition,
-l'on pourrait relire trois ou quatre des romans
-d'Auguste la Fontaine que la jolie Louise, reine de
-Prusse, fit chanoine de Magdebourg, en récompense
-d'avoir si bien peint la <i>vie paisible</i><a id="FNanchor_162" href="#Footnote_162" class="fnanchor">[162]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_162" href="#FNanchor_162"><span class="label">[162]</span></a> Titre d'un des romans d'Auguste la Fontaine, la <i>Vie paisible</i>,
-autre grand trait des m&oelig;urs allemandes, c'est le <i lang="it" xml:lang="it">farniente</i>
-de l'Italien, c'est la critique physiologique du <i>droski</i>
-russe ou du <i lang="en" xml:lang="en">horseback</i> anglais.</p>
-</div>
-<p>Je vois une nouvelle preuve de cette disposition
-commune aux Allemands dans le code autrichien, qui
-exige l'aveu du coupable pour la punition de presque
-tous les crimes. Ce code, calculé pour un peuple où
-les crimes sont rares, et plutôt un accès de folie chez
-un être faible que la suite d'un intérêt courageux, raisonné,
-et en guerre constante avec la société, est précisément
-le contraire de ce qu'il faut à l'Italie, où l'on
-cherche à l'implanter; mais c'est une erreur d'honnêtes
-gens.</p>
-
-<p>J'ai vu les juges allemands en Italie se désespérer
-des sentences de mort, ou l'équivalent, les fers durs,
-qu'ils étaient obligés de prononcer sans l'aveu des coupables.</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch49">CHAPITRE XLIX<br />
-Une journée à Florence.</h3>
-
-
-<div class="date">Florence, 12 février 1819.</div>
-<p>Ce soir j'ai trouvé dans une loge un homme qui
-avait quelque chose à solliciter auprès d'un magistrat
-de cinquante ans. Sa première demande a été: «Quelle
-est sa maîtresse? <i lang="it" xml:lang="it">Chi avvicina adesso?</i>» Ici toutes
-ces affaires sont de la dernière publicité, elles ont leurs
-lois, il y a la manière approuvée de se conduire, qui
-est basée sur la justice, sans presque rien de conventionnel,
-autrement on est un <i lang="it" xml:lang="it">porco</i>.</p>
-
-<p>«Qu'y a-t-il de nouveau?» demandait hier un de
-mes amis, arrivant de Volterre. Après un mot de
-gémissement énergique sur Napoléon et les Anglais,
-on ajoute avec le ton du plus vif intérêt: «La Vitteleschi
-a changé d'amant: ce pauvre Gherardesca se
-désespère.&mdash;Qui a-t-elle pris?&mdash;Montegalli, ce bel
-officier à moustaches, qui avait la principessa Colona;
-voyez-le là-bas au parterre, cloué sous sa loge; il est
-là toute la soirée, car le mari ne veut pas le voir à la
-maison, et vous apercevez près de la porte le pauvre
-Gherardesca se promenant tristement et comptant de
-loin les regards que son infidèle lance à son successeur.
-Il est très changé, et dans le dernier désespoir;
-c'est en vain que ses amis veulent l'envoyer à Paris et
-à Londres. Il se sent mourir, dit-il, seulement à l'idée
-de quitter Florence.»</p>
-
-<p>Chaque année il y a vingt désespoirs pareils dans la
-haute société, j'en ai vu durer trois ou quatre ans. Ces
-pauvres diables sont sans nulle vergogne, et prennent
-pour confidents toute la terre. Au reste, il y a peu de
-société ici, et encore, quand on aime, on n'y va presque
-plus. Il ne faut pas croire que les grandes passions et les
-belles âmes soient communes nulle part, même en Italie;
-seulement des c&oelig;urs plus enflammés et moins étiolés
-par les mille petits soins de la vanité y trouvent
-des plaisirs délicieux, même dans les espèces subalternes
-d'amour. J'y ai vu l'amour-caprice, par exemple,
-causer des transports et des moments d'ivresse, que la
-passion la plus éperdue n'a jamais amenés sous le méridien
-de Paris<a id="FNanchor_163" href="#Footnote_163" class="fnanchor">[163]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_163" href="#FNanchor_163"><span class="label">[163]</span></a> De ce Paris qui a donné au monde Voltaire, Molière et
-tant d'hommes distingués par l'esprit; mais l'on ne peut pas
-tout avoir, et il y aurait peu d'esprit à en prendre de l'humeur.</p>
-</div>
-<p>Je remarquais ce soir qu'il y a des noms propres
-en italien pour mille circonstances particulières de
-l'amour, qui, en français, exigeraient des périphrases
-à n'en plus finir: par exemple, l'action de se retourner
-brusquement, quand du parterre on lorgne dans sa
-loge la femme qu'on veut avoir, et que le mari ou le
-servant viennent à s'approcher du parapet de la loge.</p>
-
-<p>Voici les traits principaux du caractère de ce peuple.</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> L'attention accoutumée à être au service de passions
-profondes <i>ne peut pas</i> se mouvoir rapidement,
-c'est la différence la plus marquante du Français à l'Italien.
-Il faut voir un Italien s'embarquer dans une diligence,
-ou faire un payement, c'est là la <i lang="it" xml:lang="it">furia francese</i>;
-c'est pour cela qu'un Français des plus vulgaires, pour
-peu qu'il ne soit pas un fat spirituel à la Démasure,
-paraît toujours un être supérieur à une Italienne.
-(L'amant de la princesse D&hellip; à Rome.)</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Tout le monde fait l'amour, et non pas en cachette
-comme en France; le mari est le meilleur ami de
-l'amant;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Personne ne lit;</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Il n'y a pas de société. Un homme ne compte pas
-pour remplir et occuper sa vie sur le bonheur qu'il
-tire chaque jour de deux heures de conversation et le
-jeu de vanité dans telle maison. Le mot <i>causerie</i> ne se
-traduit pas en italien. L'on parle quand on a quelque
-chose à dire pour le service d'une passion, mais rarement
-l'on parle pour bien parler et sous tous les sujets
-venus;</p>
-
-<p>5<sup>o</sup> Le <i>ridicule</i> n'existe pas en Italie.</p>
-
-<p>En France nous cherchons à imiter tous les deux le
-même modèle et je suis juge compétent de la manière
-dont vous le copiez<a id="FNanchor_164" href="#Footnote_164" class="fnanchor">[164]</a>. En Italie je ne sais pas si cette
-action singulière que je vois faire ne fait pas plaisir à
-celui qui la fait, et peut-être ne m'en ferait pas à moi-même.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_164" href="#FNanchor_164"><span class="label">[164]</span></a> Cette habitude des Français, diminuant tous les jours,
-éloignera de nous les héros de Molière.</p>
-</div>
-<p>Ce qui est affecté dans le langage ou dans les
-manières à Rome est de bon ton ou inintelligible à Florence,
-qui en est à cinquante lieues. On parle français
-à Lyon comme à Nantes. Le vénitien, le napolitain, le
-génois, le piémontais, sont des langues presque entièrement
-différentes et seulement parlées par des gens
-qui sont convenus de n'imprimer jamais que dans une
-langue commune, celle qu'on parle à Rome. Rien n'est
-absurde comme une comédie dont la scène est à Milan
-et dont les personnages parlent romain. La langue italienne,
-beaucoup plus faite pour être chantée et parlée,
-ne sera soutenue contre la clarté française qui
-l'envahit que par la musique.</p>
-
-<p>En Italie la crainte du pacha et de ses espions fait
-estimer l'<i>utile</i>; il n'y a pas du tout d'honneur bête<a id="FNanchor_165" href="#Footnote_165" class="fnanchor">[165]</a>. Il
-est remplacé par une sorte de petite haine de société,
-appelée <i lang="it" xml:lang="it">petegolismo</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_165" href="#FNanchor_165"><span class="label">[165]</span></a> Toutes les infractions à cet honneur sont <i>ridicules</i> dans
-les sociétés bourgeoises en France. (Voir la <i>Petite Ville</i>, de
-M. Picard.)</p>
-</div>
-<p>Enfin donner un ridicule, c'est se faire un ennemi
-mortel, chose fort dangereuse dans un pays où la force
-et l'office des gouvernements se bornent à arracher
-l'impôt et à punir tout ce qui se distingue.</p>
-
-<p>6<sup>o</sup> <i>Le patriotisme d'antichambre</i>.</p>
-
-<p>Cet orgueil qui nous porte à chercher l'estime de nos
-concitoyens, et à faire corps avec eux, expulsé de toute
-noble entreprise, vers l'an 1550, par le despotisme
-jaloux des petits princes d'Italie, a donné naissance à
-un produit barbare, à une espèce de <i>Caliban</i>, à un
-monstre plein de fureur et de sottise, le <i>patriotisme
-d'antichambre</i>, comme disait M. Turgot, à propos du
-siège de Calais (le <i>Soldat laboureur</i> de ce temps-là). J'ai
-vu ce monstre hébéter les gens les plus spirituels. Par
-exemple un étranger se fera mal vouloir, même des
-jolies femmes, s'il s'avise de trouver des défauts
-dans le peintre ou dans le poète de ville, on lui dit fort
-bien et d'un grand sérieux qu'il ne faut pas venir
-chez les gens pour s'en moquer, et on lui cite à ce sujet
-un mot de Louis XIV sur Versailles.</p>
-
-<p>A Florence on dit: <span lang="it" xml:lang="it">il <i>nostro</i> Benvenuti</span>, comme à
-Brescia, <span lang="it" xml:lang="it">il <i>nostro</i> Arrici</span>;
-ils mettent sur le mot <i lang="it" xml:lang="it">nostro</i>
-une certaine emphase contenue et pourtant bien comique,
-à peu près comme le <i>Miroir</i> parlant avec onction
-de la musique nationale, et de M. Monsigny, le musicien
-de l'Europe.</p>
-
-<p>Pour ne pas rire au nez de ces braves patriotes, il
-faut se rappeler que, par suite des dissensions du
-moyen âge, envenimées par la politique atroce des
-papes<a id="FNanchor_166" href="#Footnote_166" class="fnanchor">[166]</a>, chaque ville hait mortellement la cité voisine,
-et le nom des habitants de celle-ci passe toujours
-dans la première pour synonyme de quelque grossier
-défaut. Les papes ont su faire de ce beau pays la patrie
-de la haine.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_166" href="#FNanchor_166"><span class="label">[166]</span></a> Voir l'excellente et curieuse <i>Histoire de l'Église</i>, par
-M. de Potter.</p>
-</div>
-<p>Ce patriotisme d'antichambre est la grande plaie
-morale de l'Italie, typhus délétère qui aura encore des
-effets funestes longtemps après qu'elle aura secoué le
-joug de ses petits p&hellip;.. ridicules<a id="FNanchor_167" href="#Footnote_167" class="fnanchor">[167]</a>. Une des formes de
-ce patriotisme est la haine inexorable pour tout ce qui
-est étranger. Ainsi ils trouvent les Allemands bêtes,
-et se mettent en colère quand on leur dit: «Qu'a
-produit l'Italie dans le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle d'égal à Catherine
-II ou à Frédéric le Grand? Où avez-vous un jardin
-anglais comparable au moindre jardin allemand,
-vous qui par votre climat avez un véritable besoin
-d'ombre?»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_167" href="#FNanchor_167"><span class="label">[167]</span></a> 1822.</p>
-</div>
-<p>7<sup>o</sup> Au contraire des Anglais et des Français, les Italiens
-n'ont aucun préjugé politique; on y sait par c&oelig;ur
-le vers de la Fontaine:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Notre ennemi c'est notre M.</div>
-</div>
-
-<p>L'aristocratie, s'appuyant sur les prêtres et sur les
-sociétés bibliques, est pour eux un vieux tour de
-passe-passe qui les fait rire. En revanche, un Italien a
-besoin de trois mois de séjour en France pour concevoir
-comment un marchand de draps peut être <i>ultra</i>.</p>
-
-<p>8<sup>o</sup> Je mettrais pour dernier trait de caractère l'intolérance
-dans la discussion et la colère, dès qu'ils ne
-trouvent pas sous la main un argument à lancer contre
-celui de leur adversaire. Alors on les voit pâlir. C'est
-une des formes de l'extrême sensibilité, mais ce n'est
-pas une de ses formes aimables; par conséquent, c'est
-une de celles que j'admets le plus volontiers en preuve
-de son existence.</p>
-
-<p>J'ai voulu voir l'amour éternel, et après bien des
-difficultés j'ai obtenu d'être présenté ce soir au chevalier
-C&hellip; et à sa maîtresse, auprès de laquelle il vit
-depuis cinquante-quatre ans. Je suis sorti attendri de
-la loge de ces aimables vieillards; voilà l'art d'être heureux,
-art ignoré de tant de jeunes gens.</p>
-
-<p>Il y a deux mois que j'ai vu monsignor R***, duquel
-j'ai été bien reçu parce que je lui portais des <i>Minerves</i>.
-Il était à sa maison de campagne avec M<sup>me</sup> D.,
-qu'il <i lang="it" xml:lang="it">avvicina</i>, comme on dit, depuis trente-quatre
-ans. Elle est encore belle, mais il y a un fond de mélancolie
-dans ce ménage, on l'attribue à la perte d'un
-fils empoisonné autrefois par le mari.</p>
-
-<p>Ici, faire l'amour n'est pas, comme à Paris, voir sa
-maîtresse, un quart d'heure toutes les semaines, et, le
-reste du temps, accrocher un regard ou un serrement
-de main: l'amant, l'heureux amant, passe quatre ou
-cinq heures de chacune de ses journées avec la femme
-qu'il aime. Il lui parle de ses procès, de son jardin
-anglais, de ses parties de chasse, de son avancement,
-etc., etc. C'est l'intimité la plus complète et la plus
-tendre; il la tutoie en présence du mari, et partout.</p>
-
-<p>Un jeune homme de ce pays, et fort ambitieux, à ce
-qu'il croyait, appelé à une grande place à Vienne (rien
-moins qu'ambassadeur), n'a pas pu se faire à l'absence.
-Il a remercié de la place au bout de six mois, et est
-revenu être heureux dans la loge de son amie.</p>
-
-<p>Ce commerce de tous les instants serait gênant en
-France, où il est nécessaire de porter dans le monde
-une certaine affectation, et où votre maîtresse vous
-dit fort bien: «Monsieur un tel, vous êtes maussade
-ce soir, <i>vous ne dites rien</i>.» En Italie il ne s'agit que
-de dire à la femme qu'on aime tout ce qui passe par
-la tête, il faut exactement penser tout haut. Il y a un
-certain effet nerveux de l'intimité et de la franchise
-provoquant la franchise, que l'on ne peut attraper
-que par là. Mais il y a un grand inconvénient; on
-trouve que faire l'amour de cette manière paralyse
-tous les goûts, et rend insipides toutes les autres occupations
-de la vie. Cet amour-là est le meilleur remplaçant
-de la passion.</p>
-
-<p>Nos gens de Paris qui en sont encore à concevoir
-<i>qu'on puisse être Persan</i>, ne sachant que dire, s'écrieront
-que ces m&oelig;urs sont indécentes. D'abord je ne
-suis qu'historien, et puis je me réserve de leur démontrer
-un jour, par lourds raisonnements, qu'en fait
-de m&oelig;urs, et pour le fond des choses, Paris ne doit
-rien à Bologne. Sans s'en douter, ces pauvres gens
-répètent encore leur catéchisme de trois sous.</p>
-
-<p>12 juillet 1821.&mdash;A Bologne il n'y a point d'odieux
-dans la société. A Paris, le rôle de mari trompé est
-exécrable; ici (à Bologne) ce n'est rien, il n'y a pas de
-maris trompés. Les m&oelig;urs sont donc les mêmes, il n'y
-a que la haine de moins, le cavalier servant de la
-femme est toujours ami du mari, et cette amitié, cimentée
-par des services réciproques, survit bien souvent
-à d'autres intérêts. La plupart de ces amours durent
-cinq ou six ans, plusieurs toujours. On se quitte enfin
-quand on ne trouve plus de douceur à se tout dire,
-et, passé le premier mois de la rupture, il n'y a pas
-d'aigreur.</p>
-
-<p>Janvier 1822.&mdash;L'ancienne mode des cavaliers servants,
-importée en Italie par Philippe II avec l'orgueil
-et les m&oelig;urs espagnoles, est entièrement tombée dans
-les grandes villes. Je ne connais d'exception que les
-Calabres, où toujours le frère aîné se fait prêtre, marie
-le cadet et s'établit le servant de sa belle-s&oelig;ur et en
-même temps l'amant.</p>
-
-<p>Napoléon a ôté le libertinage à la haute Italie et
-même à ce pays-ci (Naples).</p>
-
-<p>Les m&oelig;urs de la génération actuelle des jolies femmes
-font honte à leurs mères; elles sont plus favorables
-à l'amour-passion. L'amour physique a beaucoup
-perdu<a id="FNanchor_168" href="#Footnote_168" class="fnanchor">[168]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_168" href="#FNanchor_168"><span class="label">[168]</span></a> Vers 1780, la maxime était:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Molti averne,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Un goderne,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">E cambiar spesso.</div>
-</div>
-
-<div class="attr">Voyage de Shylock.</div></div>
-
-
-
-<h3 id="ch50">CHAPITRE L<br />
-L'amour aux États-Unis.</h3>
-
-
-<p>Un gouvernement libre est un gouvernement qui ne
-fait point de mal aux citoyens, mais qui, au contraire,
-leur donne la sûreté et la tranquillité. Mais il y a encore
-loin de là au bonheur; il faut que l'homme le
-fasse lui-même, car ce serait une âme bien grossière
-que celle qui se tiendrait parfaitement heureuse parce
-qu'elle jouirait de la sûreté et de la tranquillité. Nous
-confondons ces choses en Europe, surtout en Italie;
-accoutumés que nous sommes à des gouvernements
-qui nous font du mal, il nous semble qu'en être délivré
-serait le suprême bonheur; semblables en cela à
-des malades travaillés par des maux douloureux.
-L'exemple de l'Amérique montre bien le contraire. Là,
-le gouvernement s'acquitte fort bien de son office, et
-ne fait de mal à personne. Mais, comme si le destin
-voulait déconcerter et démentir toute notre philosophie,
-ou plutôt l'accuser de ne pas connaître tous les
-éléments de l'homme, éloignés comme nous le sommes
-depuis tant de siècles par le malheureux état de
-l'Europe de toute véritable expérience, nous voyons
-que lorsque le malheur venant des gouvernements
-manque aux Américains, ils semblent se manquer à
-eux-mêmes. On dirait que la source de la sensibilité
-se tarit chez ces gens-là. Ils sont justes, ils sont raisonnables,
-et ils ne sont point heureux.</p>
-
-<p>L. B&hellip;, c'est-à-dire les ridicules conséquences et
-règles de conduite que des esprits bizarres déduisent
-de ce recueil de poèmes et de chansons, suffit-elle pour
-causer tout ce malheur? L'effet me semble bien considérable
-pour la cause.</p>
-
-<p>M. de Volney racontait que, se trouvant à table à la
-campagne, chez un brave Américain, homme à son
-aise et environné d'enfants déjà grands, il entre un
-jeune homme dans la salle: «Bonjour, William, dit
-le père de famille; asseyez-vous.» Le voyageur demanda
-qui était ce jeune homme: «C'est le second de
-mes fils.&mdash;Et d'où vient-il?&mdash;De Canton.»</p>
-
-<p>L'arrivée d'un fils des bouts de l'univers ne faisait
-pas plus de sensation.</p>
-
-<p>Toute l'attention semble employée aux arrangements
-raisonnables de la vie, et à prévenir tous les inconvénients:
-arrivés enfin au moment de recueillir le fruit
-de tant de soins et d'un si long esprit d'ordre, il ne se
-trouve plus de vie de reste pour jouir.</p>
-
-<p>On dirait que les enfants de Penn n'ont jamais lu
-ce vers qui semble leur histoire:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Et propter vitam, vivendi perdere causas.</div>
-</div>
-
-<p>Les jeunes gens des deux sexes, lorsque l'hiver est
-venu, qui comme en Russie est la saison gaie du pays,
-courent ensemble en traîneaux sur la neige le jour et
-la nuit, ils font des courses de quinze ou vingt milles
-fort gaiement et sans personne pour les surveiller; et
-il n'en résulte jamais d'inconvénient.</p>
-
-<p>Il y a la gaieté physique de la jeunesse qui passe
-bientôt avec la chaleur du sang et qui est finie à vingt-cinq
-ans: je ne vois pas les passions qui font jouir. Il
-y a tant d'<i>habitude de raison</i> aux États-Unis, que la
-cristallisation y a été rendue impossible.</p>
-
-<p>J'admire ce bonheur et ne l'envie pas; c'est comme
-le bonheur d'êtres d'une espèce différente et inférieure.
-J'augure beaucoup mieux des Florides et de
-l'Amérique méridionale<a id="FNanchor_169" href="#Footnote_169" class="fnanchor">[169]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_169" href="#FNanchor_169"><span class="label">[169]</span></a> Voir les m&oelig;urs des îles Açores: l'amour de Dieu et l'autre
-amour y occupent tous les instants. La religion chrétienne,
-interprétée par les jésuites, est beaucoup moins ennemie de
-l'homme, en ce sens, que le protestantisme anglais; elle permet
-au moins de danser le dimanche; et un jour de plaisir
-sur sept, c'est beaucoup pour le cultivateur, qui travaille assidûment
-les six autres.</p>
-</div>
-<p>Ce qui fortifie ma conjecture sur celle du Nord, c'est
-le manque absolu d'artistes et d'écrivains. Les États-Unis
-ne nous ont pas encore envoyé une scène de tragédie,
-un tableau ou une vie de Washington.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch51">CHAPITRE LI<br />
-De l'amour en Provence jusqu'à la conquête
-de Toulouse en 1328, par les Barbares du Nord.</h3>
-
-
-<p>L'amour eut une singulière forme en Provence,
-depuis l'an 1100 jusqu'en 1328. Il y avait une législation
-établie pour les rapports des deux sexes en amour,
-aussi sévère et aussi exactement suivie que peuvent
-l'être aujourd'hui les lois du <i>point d'honneur</i>. Celles
-de l'amour faisaient d'abord abstraction complète des
-droits sacrés des maris. Elles ne supposaient aucune
-hypocrisie. Ces lois, prenant la nature humaine telle
-qu'elle est, devaient produire beaucoup de bonheur.</p>
-
-<p>Il y avait la manière officielle de se déclarer amoureux
-d'une femme, et celle d'être agréé par elle en qualité
-d'amant. Après tant de mois de cour d'une certaine
-façon, on obtenait de lui baiser la main. La société,
-jeune encore, se plaisait dans les formalités et les cérémonies
-qui alors montraient la civilisation, et qui
-aujourd'hui feraient mourir d'ennui. Le même caractère
-se retrouve dans la langue des Provençaux, dans
-la difficulté et l'entrelacement de leurs rimes, dans
-leurs mots masculins et féminins pour exprimer le
-même objet, enfin dans le nombre infini de leurs poètes.
-Tout ce qui est <i>forme</i> dans la société, et qui aujourd'hui
-est si insipide, avait alors toute la fraîcheur et la
-saveur de la nouveauté.</p>
-
-<p>Après avoir baisé la main d'une femme, on s'avançait
-de grade en grade à force de mérite et sans passe-droits.
-Il faut bien remarquer que si les maris étaient
-toujours hors de la question, d'un autre côté l'avancement
-officiel des amants s'arrêtait à ce que nous appellerions
-les douceurs de l'amitié la plus tendre entre
-personnes de sexes différents<a id="FNanchor_170" href="#Footnote_170" class="fnanchor">[170]</a>. Mais après plusieurs mois
-ou plusieurs années d'épreuve, une femme étant parfaitement
-sûre du caractère et de la discrétion d'un
-homme, cet homme, ayant avec elle toutes les apparences
-et toutes les facilités que donne l'amitié la plus
-tendre, cette amitié devait donner à la vertu de bien
-fortes alarmes.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_170" href="#FNanchor_170"><span class="label">[170]</span></a> Mémoires de la vie de Chabanon, écrits par lui-même. Les
-coups de canne au plafond.</p>
-</div>
-<p>J'ai parlé de passe-droits, c'est qu'une femme pouvait
-avoir plusieurs amants, mais un seul dans les grades
-supérieurs. Il semble que les autres ne pouvaient
-pas être avancés beaucoup au delà du degré d'<i>amitié</i>
-qui consistait à lui baiser la main et à la voir tous les
-jours. Tout ce qui nous reste de cette singulière civilisation
-est en vers et en vers rimés de la manière la plus
-baroque et la plus difficile; il ne faut pas s'étonner si
-les notions que nous tirons des ballades des troubadours
-sont vagues et peu précises. On a trouvé jusqu'à
-un contrat de mariage en vers. Après la conquête en
-1328, pour cause d'hérésie, les papes prescrivirent à
-plusieurs reprises de brûler tout ce qui était écrit dans
-la langue vulgaire. L'astuce italienne proclamait le latin,
-la seule langue digne de gens si spirituels. Ce serait une
-mesure bien avantageuse si l'on pouvait la renouveler
-en 1822.</p>
-
-<p>Tant de publicité et d'officiel dans l'amour semblent
-au premier aspect ne pas s'accorder avec la vraie passion.
-Si la dame disait à son servant: «Allez pour
-l'amour de moi visiter la tombe de notre Seigneur
-Jésus-Christ à Jérusalem; vous y passerez trois ans et
-reviendrez ensuite; l'amant partait aussitôt: hésiter
-un instant l'aurait couvert de la même ignominie qu'aujourd'hui
-une faiblesse sur le point d'honneur. La langue
-de ces gens-là a une finesse extrême pour rendre
-les nuances les plus fugitives du sentiment. Une autre
-marque que ces m&oelig;urs étaient fort avancées sur la
-route de la véritable civilisation, c'est qu'à peine sortis
-des horreurs du moyen âge et de la féodalité, où la
-force était tout, nous voyons le sexe le plus faible moins
-tyrannisé qu'il ne l'est <i>légalement</i> aujourd'hui; nous
-voyons les pauvres et faibles créatures qui ont le plus
-à perdre en amour et dont les agréments disparaissent
-le plus vite, maîtresses du destin des hommes qui les
-approchent. Un exil de trois ans en Palestine, le passage
-d'une civilisation pleine de gaieté au fanatisme et
-à l'ennui d'un camp de croisés devaient être pour tout
-autre qu'un chrétien exalté une corvée fort pénible.
-Que peut faire à son amant une femme lâchement abandonnée
-par lui à Paris?</p>
-
-<p>Il n'y a qu'une réponse que je vois d'ici: aucune
-femme de Paris, qui se respecte, n'a d'amant. On voit
-que la prudence a droit de conseiller bien plus aux
-femmes d'aujourd'hui de ne pas se livrer à l'amour-passion.
-Mais une autre prudence, qu'assurément je
-suis loin d'approuver, ne leur conseille-t-elle pas de se
-venger avec l'amour physique? Nous avons gagné à
-notre hypocrisie et à notre ascétisme<a id="FNanchor_171" href="#Footnote_171" class="fnanchor">[171]</a>, non pas un hommage
-rendu à la vertu, l'on ne contredit jamais impunément
-la nature, mais il y a moins de bonheur sur la
-terre et infiniment moins d'inspirations généreuses.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_171" href="#FNanchor_171"><span class="label">[171]</span></a> Principe ascétique de Jérémie Bentham.</p>
-</div>
-<p>Un amant qui, après dix ans d'intimité, abandonnait
-sa pauvre maîtresse, parce qu'il s'apercevait qu'elle
-avait trente-deux ans, était perdu d'honneur dans
-l'aimable Provence; il n'avait d'autre ressource que
-de s'enterrer dans la solitude d'un cloître. Un homme
-non pas généreux, mais simplement prudent, avait donc
-intérêt à ne pas jouer alors plus de passion qu'il n'en
-avait.</p>
-
-<p>Nous devinons tout cela, car il nous reste bien peu
-de monuments donnant des notions exactes&hellip;</p>
-
-<p>Il faut juger l'ensemble des m&oelig;urs d'après quelques
-faits particuliers. Vous connaissez l'anecdote de ce
-poète qui avait offensé sa dame: après deux ans de
-désespoir, elle daigna enfin répondre à ses nombreux
-messages, et lui fit dire que, s'il se faisait arracher un
-<i>ongle</i>, et qu'il lui fît présenter cet ongle par cinquante
-chevaliers amoureux et fidèles, elle pourrait peut-être
-lui pardonner. Le poète se hâta de se soumettre à l'opération
-douloureuse. Cinquante chevaliers bien venus
-de leurs dames allèrent présenter cet ongle à la belle
-offensée avec toute la pompe possible. Cela fit une cérémonie
-aussi imposante que l'entrée d'un des princes du
-sang dans une des villes du royaume. L'amant couvert
-des livrées du repentir suivait de loin son ongle. La
-dame, après avoir vu s'accomplir toute la cérémonie,
-qui fut fort longue, daigna lui pardonner; il fut réintégré
-dans toutes les douceurs de son premier bonheur.
-L'histoire dit qu'ils passèrent ensemble de longues et
-heureuses années. Il est sûr que les deux ans de
-malheur prouvent une passion véritable et l'auraient
-fait naître quand elle n'eût pas existé avec cette force
-auparavant.</p>
-
-<p>Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout
-une galanterie aimable, spirituelle et conduite
-entre les deux sexes sur les principes de la justice; je
-dis galanterie, car en tout temps l'amour-passion est
-une exception plus curieuse que fréquente, et l'on ne
-saurait lui imposer de lois. En Provence, ce qu'il peut
-y avoir de calculé et de soumis à l'empire de la raison
-était fondé sur la justice et sur l'égalité de droits entre
-les deux sexes, voilà ce que j'admire surtout comme
-éloignant le malheur autant qu'il est possible. Au contraire,
-la monarchie absolue sous Louis XV était parvenue
-à mettre à la mode la scélératesse et la noirceur
-dans ces mêmes rapports<a id="FNanchor_172" href="#Footnote_172" class="fnanchor">[172]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_172" href="#FNanchor_172"><span class="label">[172]</span></a> Il faut avoir entendu parler l'aimable général Laclos,
-Naples, 1802. Si l'on n'a pas eu ce bonheur, l'on peut ouvrir
-la <i>Vie privée du maréchal de Richelieu</i>, neuf volumes bien plaisamment
-rédigés.</p>
-</div>
-<p>Quoique cette jolie langue provençale, si remplie de
-délicatesse et si tourmentée par la rime<a id="FNanchor_173" href="#Footnote_173" class="fnanchor">[173]</a>, ne fût pas
-probablement celle du peuple, les m&oelig;urs de la haute
-classe avaient passé aux classes inférieures, très peu
-grossières alors en Provence, parce qu'elles avaient
-beaucoup d'aisance. Elles étaient dans les premières
-joies d'un commerce fort prospère et fort riche. Les
-habitants des rives de la Méditerranée venaient de
-s'apercevoir (au <small>IX</small><sup>e</sup> siècle) que faire le commerce en
-hasardant quelques barques sur cette mer était moins
-pénible et presque aussi amusant que de détrousser les
-passants sur le grand chemin voisin, à la suite de quelque
-petit seigneur féodal. Peu après, les Provençaux
-du <small>X</small><sup>e</sup> siècle virent chez les Arabes qu'il y avait des plaisirs
-plus doux que piller, violer et se battre.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_173" href="#FNanchor_173"><span class="label">[173]</span></a> Née à Narbonne; mélange de latin et d'arabe.</p>
-</div>
-<p>Il faut considérer la Méditerranée comme le foyer de
-la civilisation européenne. Les bords heureux de cette
-belle mer si favorisée par le climat l'étaient encore par
-l'état prospère des habitants et par l'absence de toute
-religion ou législation triste. Le génie éminemment gai
-des Provençaux d'alors avait traversé la religion chrétienne
-sans en être altéré.</p>
-
-<p>Nous voyons une vive image d'un effet semblable de
-la même cause dans les villes d'Italie dont l'histoire
-nous est parvenue d'une manière plus distincte, et qui
-d'ailleurs ont été assez heureuses pour nous laisser le
-Dante, Pétrarque et la peinture.</p>
-
-<p>Les Provençaux ne nous ont pas légué un grand
-poème, comme la <i>Divine Comédie</i>, dans lequel viennent
-se réfléchir toutes les particularités des m&oelig;urs de
-l'époque. Ils avaient, ce me semble, moins de passion
-et beaucoup plus de gaieté que les Italiens. Ils tenaient
-de leurs voisins, les Maures d'Espagne, cette agréable
-manière de prendre la vie. L'amour régnait avec l'allégresse,
-les fêtes et les plaisirs dans les châteaux de
-l'heureuse Provence.</p>
-
-<p>Avez-vous vu à l'Opéra le final d'un bel opéra-comique
-de Rossini? Tout est gaieté, beauté, magnificence
-idéale sur la scène. Nous sommes à mille lieues des
-vilains côtés de la nature humaine. L'opéra finit, la
-toile tombe, les spectateurs s'en vont, le lustre s'élève,
-on éteint les quinquets. L'odeur de lampe mal éteinte
-remplit la salle, le rideau se relève à moitié, l'on aperçoit
-des polissons sales et mal vêtus se démener sur la
-scène; ils s'y agitent d'une manière hideuse, ils y tiennent
-la place des jeunes femmes qui la remplissaient
-de leurs grâces il n'y a qu'un instant.</p>
-
-<p>Tel fut pour le royaume de Provence l'effet de la
-conquête de Toulouse par l'armée des croisés. Au lieu
-d'amour, de grâces et de gaieté, on eut les Barbares du
-Nord et saint Dominique. Je ne noircirai point ces
-pages du récit à faire dresser les cheveux des horreurs
-de l'inquisition dans toute la ferveur de la jeunesse.
-Quant aux barbares, c'étaient nos pères; ils tuaient et
-saccageaient tout; ils détruisaient pour le plaisir de
-détruire ce qu'ils ne pouvaient emporter; une rage
-sauvage les animait contre tout ce qui portait quelque
-trace de civilisation, surtout ils n'entendaient pas un
-mot de cette belle langue du Midi, et leur fureur en
-était redoublée. Fort superstitieux, et guidés par l'affreux
-saint Dominique, ils croyaient gagner le ciel en
-tuant des Provençaux. Tout fut fini pour ceux-ci: plus
-d'amour, plus de gaieté, plus de poésie; moins de
-vingt ans après la conquête (1335), ils étaient presque
-aussi barbares et aussi grossiers que les Français, que
-nos pères<a id="FNanchor_174" href="#Footnote_174" class="fnanchor">[174]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_174" href="#FNanchor_174"><span class="label">[174]</span></a> Voir l'<i>État de la puissance militaire de la Russie</i>, véridique
-ouvrage du général sir Robert Wilson.</p>
-</div>
-<p>D'où était tombée dans ce coin du monde cette charmante
-forme de civilisation qui, pendant deux siècles,
-fit le bonheur des hautes classes de la société? des
-Maures d'Espagne apparemment.</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch52">CHAPITRE LII<br />
-La Provence au <small>XII</small><sup>e</sup> siècle.</h3>
-
-
-<p>Je vais traduire une anecdote des manuscrits provençaux;
-le fait que l'on va lire eut lieu vers l'an 1180,
-et l'histoire fut écrite vers 1250<a id="FNanchor_175" href="#Footnote_175" class="fnanchor">[175]</a>; l'anecdote est assurément
-fort connue: toute la nuance des m&oelig;urs est
-dans le style. Je supplie qu'on me permette de traduire
-mot à mot et sans chercher aucunement l'élégance
-du langage actuel.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_175" href="#FNanchor_175"><span class="label">[175]</span></a> Le manuscrit est à la bibliothèque Laurentiana. M. Raynouard
-le rapporte au tome V de ses <i>Troubadours</i>, page 189.
-Il y a plusieurs fautes dans son texte; il a trop loué et trop peu
-connu les troubadours.</p>
-</div>
-<p>«Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant
-baron, ainsi que le savez, et eut pour femme
-madona Marguerite, la plus belle femme que l'on connût
-en ce temps, et la plus douée de toutes belles qualités, de
-toute valeur et de toute courtoisie. Il arriva ainsi que
-Guillaume de Cabstaing, qui fut fils d'un pauvre chevalier
-du château Cabstaing, vint à la cour de Mgr Raymond
-de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda
-s'il lui plaisait qu'il fût varlet de sa cour. Mgr Raymond,
-qui le vit beau et avenant, lui dit qu'il fût le
-bienvenu et qu'il demeurât en sa cour. Ainsi Guillaume
-demeura avec lui et sut si gentiment se conduire, que
-petits et grands l'aimaient; et il sut tant se distinguer,
-que Monseigneur Raymond voulut qu'il fût donzel de
-madona Marguerite, sa femme; et ainsi fut fait. Adonc
-s'efforça Guillaume de valoir encore plus et en dit et en
-faits. Mais ainsi, comme il a coutume d'avenir en amour,
-il se trouva qu'amour voulut prendre madona Marguerite
-et enflammer sa pensée. Tant lui plaisait le faire
-de Guillaume, et son dire, et son semblant, qu'elle ne
-dut se tenir un jour de lui dire: «Or çà, dis-moi,
-Guillaume, si une femme te faisait semblant d'amour,
-oserais-tu bien l'aimer?» Guillaume, qui s'en était
-aperçu, lui répondit tout franchement: «Oui, bien
-ferais-je, madame, pourvu seulement que le semblant
-fût vérité.&mdash;Par saint Jean! fit la dame, bien avez
-répondu comme un homme de valeur; mais à présent
-je te veux éprouver si tu pourras savoir et connaître,
-en fait de semblants, quels sont de vérité et
-quels non.»</p>
-
-<p>«Quand Guillaume eut entendu ces paroles, il
-répondit: «Madame, qu'il soit ainsi comme il vous
-plaira.»</p>
-
-<p>«Il commença à être pensif, et Amour aussitôt lui
-chercha guerre; et les pensers qu'Amour envoie aux
-siens lui entrèrent dans le tout profond du c&oelig;ur, et de
-là en avant il fut des servants d'amour et commença à
-trouver<a id="FNanchor_176" href="#Footnote_176" class="fnanchor">[176]</a> de petits couplets avenants et gais, et des
-chansons à danser, et des chansons de chant<a id="FNanchor_177" href="#Footnote_177" class="fnanchor">[177]</a> plaisant,
-par quoi il était fort agréé, et plus de celle pour laquelle
-il chantait. Or Amour, qui accorde à ses servants leur
-récompense quand il lui plaît, voulut à Guillaume donner
-le prix du sien; et le voilà qui commence à prendre
-la dame si fort de pensers et de réflexions d'amour,
-que ni jour ni nuit elle ne pouvait reposer, songeant à
-la valeur et à la prouesse qui en Guillaume s'était si
-copieusement logée et mise.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_176" href="#FNanchor_176"><span class="label">[176]</span></a> Faire.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_177" href="#FNanchor_177"><span class="label">[177]</span></a> Il inventait les airs et les paroles.</p>
-</div>
-<p>«Un jour, il arriva que la dame prit Guillaume et
-lui dit: «Guillaume, or çà, dis-moi, t'es-tu à cette
-heure aperçu de mes semblants, s'ils sont véritables
-ou mensongers?» Guillaume répond: «Madona,
-ainsi Dieu me soit en aide, du moment en çà que j'ai
-été votre servant, il ne m'a pu entrer au c&oelig;ur nulle
-pensée que vous ne fussiez la meilleure qui onc
-naquit et la plus véritable et en paroles et en semblants.
-Cela je crois et croirai toute ma vie.» Et la
-dame répondit:</p>
-
-<p>«Guillaume, je vous dis que si Dieu m'aide que jà
-ne serez par moi trompé, et que vos pensers ne
-seront pas vains ni perdus.» Et elle étendit les bras
-et l'embrassa doucement dans la chambre où ils étaient
-tous deux aussi, et ils commencèrent leur druerie<a id="FNanchor_178" href="#Footnote_178" class="fnanchor">[178]</a>;
-et il ne tarda guère que les médisants, que Dieu ait en
-ire, se mirent à parler et à deviser de leur amour, à
-propos des chansons que Guillaume faisait, disant qu'il
-avait mis son amour en madame Marguerite, et tant
-dirent-ils à tort et à travers, que la chose vint aux
-oreilles de monseigneur Raymond. Alors il fut grandement
-peiné et fort grièvement triste, d'abord parce
-qu'il lui fallait perdre son compagnon-écuyer qu'il aimait
-tant, et plus encore pour la honte de sa femme.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_178" href="#FNanchor_178"><span class="label">[178]</span></a> A far all' amore.</p>
-</div>
-<p>«Un jour, il arriva que Guillaume s'en était allé à
-la chasse à l'épervier avec un écuyer seulement; et
-monseigneur Raymond fit demander où il était; et un
-valet lui répondit qu'il était allé à l'épervier, et tel qui
-le savait ajouta qu'il était en tel endroit. Sur-le-champ,
-Raymond prend des armes cachées et se fait
-amener son cheval, et prend tout seul son chemin vers
-cet endroit où Guillaume était allé: tant il chevaucha
-qu'il le trouva. Quand Guillaume le vit venir, il s'en
-étonna beaucoup, et sur-le-champ il lui vint de sinistres
-pensées, et il s'avança à sa rencontre et lui dit:
-«Seigneur, soyez le bien arrivé. Comment êtes-vous
-ainsi seul?» Monseigneur Raymond répondit: «Guillaume,
-c'est que je vais vous cherchant pour me
-divertir avec vous. N'avez-vous rien pris?&mdash;Je n'ai
-guère pris, seigneur, car je n'ai guère trouvé; et qui
-peu trouve ne peut guère prendre, comme dit le
-proverbe.&mdash;Laissons là désormais cette conversation
-dit monseigneur Raymond, et, par la foi que vous me
-devez, dites-moi vérité sur tous les sujets que je vous
-voudrai demander.&mdash;Par Dieu! seigneur, dit Guillaume,
-si cela est chose à dire, bien vous la dirai-je.&mdash;Je
-ne veux ici aucune subtilité, ainsi dit monseigneur
-Raymond, mais vous me direz tout entièrement
-sur tout ce que je vous demanderai.&mdash;Seigneur,
-autant qu'il vous plaira me demander, dit Guillaume,
-autant vous dirai-je la vérité.» Et monseigneur Raymond
-demande: «Guillaume, si Dieu et la sainte foi
-vous vaut, avez-vous une maîtresse pour qui vous
-chantiez ou pour laquelle Amour vous étreigne?»
-Guillaume répond: «Seigneur, et comment ferais-je
-pour chanter, si Amour ne me pressait pas? Sachez
-la vérité, monseigneur, qu'Amour m'a tout en son
-pouvoir.» Raymond répond: «Je veux bien le
-croire, qu'autrement vous ne pourriez pas si bien
-chanter; mais je veux savoir s'il vous plaît qui est
-votre dame.&mdash;Ah! seigneur, au nom de Dieu, dit
-Guillaume, voyez ce que vous me demandez. Vous
-savez trop bien qu'il ne faut pas nommer sa dame, et
-que Bernard de Ventadour dit:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«En une chose ma raison me sert<a id="FNanchor_179" href="#Footnote_179" class="fnanchor">[179]</a>.</div>
-<div class="verse">«Que jamais homme ne m'a demandé ma joie,</div>
-<div class="verse">«Que je ne lui en aie menti volontiers.</div>
-<div class="verse">«Car cela ne me semble pas bonne doctrine,</div>
-<div class="verse">«Mais plutôt folie et acte d'enfant,</div>
-<div class="verse">«Que quiconque est bien traité en amour</div>
-<div class="verse">«En veuille ouvrir son c&oelig;ur à un autre homme,</div>
-<div class="verse">«A moins qu'il ne puisse le servir et l'aider.</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_179" href="#FNanchor_179"><span class="label">[179]</span></a> On traduit mot à mot les vers provençaux cités par Guillaume.</p>
-</div>
-<p>«Monseigneur Raymond répond: «Et je vous
-donne ma foi que je vous servirai selon mon pouvoir.»
-Raymond en dit tant que Guillaume lui répondit:</p>
-
-<p>«Seigneur, il faut que vous sachiez que j'aime la
-s&oelig;ur de madame Marguerite, votre femme, et que je
-pense en avoir échange d'amour. Maintenant que
-vous le savez, je vous prie de venir à mon aide ou
-du moins de ne pas me faire dommage.&mdash;Prenez
-main et foi, fit Raymond, car je vous jure et vous
-engage que j'emploierai pour vous tout mon pouvoir.»
-Et alors il lui donna sa foi, et quand il la lui
-eut donnée, Raymond lui dit: «Je veux que nous
-allions à son château, car il est près d'ici.&mdash;Et je
-vous en prie, fit Guillaume, par Dieu.» Et ainsi ils
-prirent leur chemin vers le château de Liet. Et, quand
-ils furent au château, ils furent bien accueillis par
-<i>En</i><a id="FNanchor_180" href="#Footnote_180" class="fnanchor">[180]</a> Robert de Tarascon, qui était mari de madame
-Agnès, la s&oelig;ur de madame Marguerite, et par
-madame Agnès elle-même. Et monseigneur Raymond
-prit madame Agnès par la main, il la mena dans la
-chambre et ils s'assirent sur le lit. Et monseigneur Raymond
-dit: «Maintenant, dites-moi, belle-s&oelig;ur, par la
-foi que vous me devez, aimez-vous d'amour?» Et
-elle dit: «Oui, seigneur.&mdash;Et qui? fit-il.&mdash;Oh!
-cela, je ne vous le dis pas, répondit-elle; et quels
-discours me tenez-vous là?»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_180" href="#FNanchor_180"><span class="label">[180]</span></a> <i>En</i>, manière de parler parmi les Provençaux, que nous
-traduisons par le <i>sire</i>.</p>
-</div>
-<p>«A la fin, tant la pria, qu'elle dit qu'elle aimait
-Guillaume de Cabstaing, elle dit cela parce que elle
-voyait Guillaume triste et pensif, et elle savait bien
-comme quoi il aimait sa s&oelig;ur; et ainsi elle craignait
-que Raymond n'eût de mauvaises pensées de Guillaume.
-Une telle réponse causa une grande joie à Raymond.
-Agnès conta tout à son mari, et le mari lui
-répondit qu'elle avait bien fait, et lui donna parole
-qu'elle avait la liberté de faire ou dire tout ce qui
-pourrait sauver Guillaume. Agnès n'y manqua pas.
-Elle appela Guillaume dans sa chambre tout seul, et
-resta tant avec lui, que Raymond pensa qu'il devait
-avoir eu d'elle plaisir d'amour; et tout cela lui plaisait,
-et il commença à penser que ce que on lui avait dit de
-lui n'était pas vrai et qu'on parlait en l'air. Agnès et
-Guillaume sortirent de la chambre, le souper fut préparé,
-et l'on soupa en grande gaieté. Et après souper
-Agnès fit préparer le lit des deux proches de la porte
-de sa chambre, et si bien firent de semblant en semblant
-la dame et Guillaume, que Raymond crut qu'il
-couchait avec elle.</p>
-
-<p>«Et le lendemain ils dînèrent au château avec
-grande allégresse, et après dîner ils partirent avec tous
-les honneurs d'un noble congé et vinrent à Roussillon.
-Et aussitôt que Raymond le put, il se sépara de Guillaume
-et s'en vint à sa femme, et lui conta ce qu'il
-avait vu de Guillaume et de sa s&oelig;ur, de quoi eut sa
-femme une grande tristesse toute la nuit. Et le lendemain
-elle fit appeler Guillaume, et le reçut mal, et
-l'appela faux ami et traître. Et Guillaume lui demanda
-merci, comme homme qui n'avait faute aucune de ce
-dont elle l'accusait, et lui conta tout ce qui s'était
-passé mot à mot. Et la femme manda sa s&oelig;ur, et par
-elle sut bien que Guillaume n'avait pas tort. Et pour
-cela elle lui dit et commanda qu'il fît une chanson par
-laquelle il montrât qu'il n'aimait aucune femme excepté
-elle, et alors il fit la chanson qui dit:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i4">«La douce pensée</div>
-<div class="verse">«Qu'amour souvent me donne.»</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que
-Guillaume avait faite pour sa femme, il le fit venir
-pour lui parler assez loin du château et lui coupa la
-tête, qu'il mit dans un carnier; il lui tira le c&oelig;ur du
-corps et il le mit avec la tête. Il s'en alla au château;
-il fit rôtir le c&oelig;ur et apporter à table à sa femme, et
-il le lui fit manger sans qu'elle le sût. Quand elle l'eut
-mangé, Raymond se leva et dit à sa femme que ce
-qu'elle venait de manger était le c&oelig;ur du seigneur
-Guillaume de Cabstaing, et lui montra la tête, et lui
-demanda si le c&oelig;ur avait été bon à manger. Et elle
-entendit ce qu'il disait et vit et connut la tête du seigneur
-Guillaume. Elle lui répondit et dit que le c&oelig;ur
-avait été si bon et si savoureux, que jamais autre manger
-ou autre boire ne lui ôterait de la bouche le goût
-que le c&oelig;ur du seigneur Guillaume y avait laissé. Et
-Raymond lui courut sus avec une épée. Elle se prit à
-fuir, se jeta d'un balcon en bas et se cassa la tête.</p>
-<p>«Cela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes
-les terres du roi d'Aragon. Le roi Alphonse et tous les
-barons de ces contrées eurent grande douleur et grande
-tristesse de la mort du seigneur Guillaume et de la
-femme que Raymond avait aussi laidement mise à
-mort. Ils lui firent la guerre à feu et à sang. Le roi
-Alphonse d'Aragon ayant pris le château de Raymond,
-il fit placer Guillaume et sa dame dans un monument
-devant la porte de l'église d'un bourg nommé Perpignac.
-Tous les parfaits amants, toutes les parfaites
-amantes, prièrent Dieu pour leurs âmes. Le roi d'Aragon
-prit Raymond, le fit mourir en prison et donna
-tous ses biens aux parents de Guillaume et aux parents
-de la femme qui mourut pour lui.»</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch53">CHAPITRE LIII<br />
-L'Arabie.</h3>
-
-
-<p>C'est sous la tente noirâtre de l'Arabe-Bédouin qu'il
-faut chercher le modèle de la patrie du véritable amour.
-Là, comme ailleurs, la solitude et un beau climat ont
-fait naître la plus noble des passions du c&oelig;ur humain,
-celle qui, pour trouver le bonheur, a besoin de l'inspirer
-au même degré qu'elle le sent.</p>
-
-<p>Il fallait pour que l'amour parût tout ce qu'il peut
-être dans le c&oelig;ur de l'homme, que l'égalité entre la
-maîtresse et son amant fût établie autant que possible.
-Elle n'existe point, cette égalité, dans notre triste
-Occident: une femme quittée est malheureuse ou déshonorée.
-Sous la tente de l'Arabe, la foi donnée <i>ne peut
-pas</i> se violer. Le mépris et la mort suivent immédiatement
-ce crime.</p>
-
-<p>La générosité est si sacrée chez ce peuple qu'il est
-permis de <i>voler</i> pour donner. D'ailleurs les dangers y
-sont de tous les jours, et la vie s'écoule toute, pour ainsi
-dire, dans une solitude passionnée. Même réunis, les
-Arabes parlent peu.</p>
-
-<p>Rien ne change chez l'habitant du désert; tout y est
-éternel et immobile. Les m&oelig;urs singulières, dont je ne
-puis, par ignorance, que donner une faible esquisse,
-existaient probablement dès le temps d'Homère<a id="FNanchor_181" href="#Footnote_181" class="fnanchor">[181]</a>. Elles
-ont été écrites pour la première fois vers l'an 600 de
-notre ère, deux siècles avant Charlemagne.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_181" href="#FNanchor_181"><span class="label">[181]</span></a> 900 ans avant Jésus-Christ.</p>
-</div>
-<p>On voit que c'est nous qui fûmes les barbares à
-l'égard de l'Orient, quand nous allâmes le troubler par
-nos croisades<a id="FNanchor_182" href="#Footnote_182" class="fnanchor">[182]</a>. Aussi devons-nous ce qu'il y a de
-noble dans nos m&oelig;urs à ces croisades et aux Maures
-d'Espagne.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_182" href="#FNanchor_182"><span class="label">[182]</span></a> 1095.</p>
-</div>
-<p>Si nous nous comparons aux Arabes, l'orgueil de
-l'homme prosaïque sourira de pitié. Nos arts sont
-extrêmement supérieurs aux leurs, nos législations sont
-en apparence encore plus supérieures; mais je doute
-que nous l'emportions dans l'art du bonheur domestique:
-il nous a toujours manqué bonne foi et simplicité;
-dans les relations de famille, le trompeur est le
-premier malheureux. Il n'y a plus de sécurité pour
-lui: toujours injuste, il a toujours peur.</p>
-
-<p>A l'origine des plus anciens monuments historiques,
-nous voyons les Arabes divisés de toute antiquité en
-un grand nombre de tribus indépendantes, errant dans
-le désert. Suivant que ces tribus pouvaient, avec plus
-ou moins de facilité, pourvoir aux premiers besoins de
-l'homme, elle avait des m&oelig;urs plus ou moins élégantes.
-La générosité était la même partout; mais,
-suivant le degré d'opulence de la tribu, elle se montrait
-par le don du quartier de chevreau nécessaire à
-la vie physique, ou par celui de cent chameaux, don
-provoqué par quelque relation de famille ou d'hospitalité.</p>
-
-<p>Le siècle héroïque des Arabes, celui où ces âmes
-généreuses brillèrent pures de toute affectation de bel
-esprit ou de sentiment raffiné, fut celui qui précéda
-Mohammed et qui correspond au <small>V</small><sup>e</sup> siècle de notre ère,
-à la fondation de Venise et au règne de Clovis. Je
-supplie notre orgueil de comparer les chants d'amour
-qui nous restent des Arabes et les m&oelig;urs nobles retracées
-dans les <i>Mille et une Nuits</i> aux horreurs dégoûtantes
-qui ensanglantent chaque page de Grégoire de
-Tours, l'historien de Clovis, ou d'Éginard, l'historien
-de Charlemagne.</p>
-
-<p>Mohammed fut un <i>puritain</i>, il voulut proscrire les
-plaisirs qui ne font de mal à personne; il a tué l'amour
-dans les pays qui ont admis l'islamisme<a id="FNanchor_183" href="#Footnote_183" class="fnanchor">[183]</a>; c'est pour
-cela que sa religion a toujours été moins pratiquée
-dans l'Arabie, son berceau, que dans tous les autres
-pays mahométans.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_183" href="#FNanchor_183"><span class="label">[183]</span></a> M&oelig;urs de Constantinople. La seule manière de tuer
-l'amour-passion est d'empêcher toute cristallisation par la
-facilité.</p>
-</div>
-<p>Les Français ont rapporté d'Égypte quatre volumes
-in-folio, intitulés: le <i>Livre des Chansons</i>. Ces volumes
-contiennent:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Les biographies des poètes qui ont fait les chansons.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Les chansons elles-mêmes. Le poète y chante tout
-ce qui l'intéresse, il y loue son coursier rapide et son
-arc, après avoir parlé de sa maîtresse. Ces chants
-furent souvent les lettres d'amour de leurs auteurs;
-ils y donnaient à l'objet aimé un tableau fidèle de
-toutes les affections de leur âme. Ils parlent quelquefois
-de nuits froides pendant lesquelles ils ont été obligés
-de brûler leur arc et leurs flèches. Les Arabes sont
-une nation sans maisons.</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Les biographies des musiciens qui ont fait la musique
-de ces chansons.</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Enfin l'indication des formules musicales; ces
-formules sont des hiéroglyphes pour nous: cette musique
-nous restera à jamais inconnue, et d'ailleurs ne
-nous plairait pas.</p>
-
-<p>Il y a un autre recueil intitulé: <i>Histoire des Arabes
-qui sont morts d'amour</i>.</p>
-
-<p>Ces livres si curieux sont extrêmement peu connus;
-le petit nombre de savants qui pourraient les lire ont
-eu le c&oelig;ur desséché par l'étude et par les habitudes
-académiques.</p>
-
-<p>Pour nous reconnaître au milieu de monuments si
-intéressants par leur antiquité et par la beauté singulière
-des m&oelig;urs qu'ils font deviner, il faut demander
-quelques faits à l'histoire.</p>
-
-<p>De tout temps, et surtout avant Mohammed, les
-Arabes se rendaient à la Mecque pour faire le tour de
-la <i>Caaba</i> ou maison d'Abraham. J'ai vu à Londres un
-modèle fort exact de la ville sainte. Ce sont sept à huit
-cents maisons à toits en terrasse, jetées au milieu d'un
-désert de sable dévoré par le soleil. A l'une des extrémités
-de la ville, l'on découvre un édifice immense à
-peu près de forme carrée; cet édifice entoure la Caaba;
-il se compose d'une longue suite de portiques nécessaires
-sous le soleil d'Arabie pour effectuer la promenade
-sacrée. Ce portique est bien important dans l'histoire
-des m&oelig;urs et de la poésie arabes: ce fut
-apparemment pendant des siècles le seul lieu où les
-hommes et les femmes se trouvassent réunis. On faisait
-pêle-mêle, à pas lents, et en récitant en ch&oelig;ur des
-poésies sacrées, le tour de la Caaba; c'est une promenade
-de trois quarts d'heure: ces tours se répétaient
-plusieurs fois dans la même journée; c'était là le rite
-sacré pour lequel hommes et femmes accouraient de
-toutes les parties du désert. C'est sous le portique de
-la <i>Caaba</i> que se sont polies les m&oelig;urs arabes. Il s'établit
-bientôt une lutte entre les pères et les amants;
-bientôt ce fut par des odes d'amour que l'amant
-dévoila sa passion à la jeune fille sévèrement surveillée
-par ses frères ou son père, à côté de laquelle il faisait
-la promenade sacrée. Les habitudes généreuses et sentimentales
-de ce peuple existaient déjà dans le camp;
-mais il me semble que la galanterie arabe est née
-autour de la Caaba: c'est aussi la patrie de leur littérature.
-D'abord elle exprima la passion avec simplicité
-et véhémence, telle que la sentait le poète; plus tard
-le poète, au lieu de songer à toucher son amie, pensa
-à écrire de belles choses; alors naquit l'affectation,
-que les Maures portèrent en Espagne et qui gâte encore
-aujourd'hui les livres de ce peuple<a id="FNanchor_184" href="#Footnote_184" class="fnanchor">[184]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_184" href="#FNanchor_184"><span class="label">[184]</span></a> Il y a un fort grand nombre de manuscrits arabes à Paris.
-Ceux des temps postérieurs ont de l'affectation, mais jamais
-aucune imitation des Grecs ou des Romains; c'est ce qui les
-fait mépriser des savants.</p>
-</div>
-<p>Je vois une preuve touchante du respect des Arabes
-pour le sexe le plus faible dans la formule de leur
-divorce. La femme, en l'absence du mari duquel elle
-voulait se séparer, détendait la tente et la relevait en
-ayant soin d'en placer l'ouverture du côté opposé à
-celui qu'elle occupait auparavant. Cette simple cérémonie
-séparait à jamais les deux époux.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch53bis">FRAGMENTS<br />
-<span class="xsmall">EXTRAITS ET TRADUITS D'UN RECUEIL ARABE INTITULÉ
-LE DIVAN DE L'AMOUR</span></h3>
-
-<p class="c">Compilé par Ebn-Abi-Hadglat (manuscrits de la bibliothèque
-du roi, n<sup>os</sup> 1461 et 1462).</p>
-
-
-<p>Mohammed, fils de Djaâfar Elahouâzadi, raconte
-que, Djamil étant malade de la maladie dont il mourut,
-Elâbas, fils de Sohail, le visita et le trouva prêt à
-rendre l'âme. «O fils de Sohail! lui dit Djamil, que
-penses-tu d'un homme qui n'a jamais bu de vin, qui
-n'a jamais fait de gain illicite, qui n'a jamais donné
-injustement la mort à nulle créature vivante que Dieu
-ait défendu de tuer, et qui rend témoignage qu'il n'y
-a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est son
-prophète?&mdash;Je pense, répondit Ben Sohail, que cet
-homme sera sauvé et obtiendra le paradis; mais quel
-est-il, cet homme que tu dis?&mdash;C'est moi, répliqua
-Djamil.&mdash;Je ne croyais pas que tu professasses l'islamisme,
-dit alors Ben Sohail, et d'ailleurs il y a vingt
-ans que tu fais l'amour à Bothaina et que tu la célèbres
-dans tes vers.&mdash;Me voici, répondit Djamil, au
-premier des jours de l'autre monde et au dernier des
-jours de ce monde, et je veux que la clémence de
-notre maître Mohammed ne s'étende pas sur moi au
-jour du jugement, si j'ai jamais porté la main sur
-Bothaina pour quelque chose de répréhensible.»</p>
-
-<p>Ce Djamil et Bothaina, sa maîtresse, appartenaient
-tous les deux aux Benou-Azra, qui sont une tribu célèbre
-en amour parmi toutes les tribus des Arabes. Aussi
-leur manière d'aimer a-t-elle passé en proverbe, et
-Dieu n'a point fait de créatures aussi tendres qu'eux
-en amour.</p>
-
-<p>Sahid, fils d'Agba, demanda un jour à un Arabe:
-«De quel peuple es-tu?&mdash;Je suis du peuple chez
-lequel on meurt quand on aime, répondit l'Arabe.&mdash;Tu
-es donc de la tribu de Azra? ajouta Sahid.&mdash;Oui,
-par le maître de la Caaba! répliqua l'Arabe.&mdash;D'où
-vient donc que vous aimez de la sorte? demanda ensuite
-Sahid.&mdash;Nos femmes sont belles et nos jeunes
-gens sont chastes», répondit l'Arabe.</p>
-
-<p>Quelqu'un demanda un jour à Arouâ-Ben-Hezam<a id="FNanchor_185" href="#Footnote_185" class="fnanchor">[185]</a>:
-«Est-il donc bien vrai, comme on le dit de vous, que
-vous êtes de tous les hommes ceux qui avez le c&oelig;ur le
-plus tendre en amour?&mdash;Oui, par Dieu! cela est vrai,
-répondit Arouâ, et j'ai connu dans ma tribu trente
-jeunes gens que la mort a enlevés, et qui n'avaient
-d'autre maladie que l'amour.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_185" href="#FNanchor_185"><span class="label">[185]</span></a> Cet Arouâ-Ben-Hezam était de la tribu de Azra dont il
-vient d'être fait mention. Il est célèbre comme poète, et plus
-célèbre encore comme un des nombreux martyrs de l'amour
-que les Arabes comptent parmi eux.</p>
-</div>
-<p>Un Arabe des Benou-Fazârat dit un jour à un autre
-Arabe des Benou-Azra: «Vous autres, Benou-Azra,
-vous pensez que mourir d'amour est une douce et
-noble mort; mais c'est là une faiblesse manifeste et
-une stupidité; et ceux que vous prenez pour des hommes
-de grand c&oelig;ur ne sont que des insensés et de
-molles créatures.&mdash;Tu ne parlerais pas ainsi, lui
-répondit l'Arabe de la tribu de Azra, si tu avais vu les
-grands yeux noirs de nos femmes voilés par-dessus de
-leurs longs sourcils, et décochant des flèches par-dessous;
-si tu les avais vues sourire, et leurs dents briller
-entre leurs lèvres brunes!»</p>
-
-<p>Abou-el-Hassan, Ali, fils d'Abdalla, Elzagouni,
-raconte ce qui suit: «Un musulman aimait une fille
-chrétienne jusqu'au point d'en perdre la raison. Il fut
-obligé de faire un voyage dans un pays étranger avec
-un ami qui était dans la confidence de son amour. Ses
-affaires s'étant prolongées dans ce pays, il y fut attaqué
-d'une maladie mortelle, et dit alors à son ami:
-«Voilà que mon terme approche, je ne rencontrerai
-plus dans ce monde celle que j'aime, et je crains, si
-je meurs musulman, de ne pas la rencontrer non
-plus dans l'autre vie.» Il se fit chrétien et mourut.
-Son ami se rendit auprès de la jeune chrétienne, qu'il
-trouva malade. Elle lui dit: «Je ne verrai plus mon
-ami dans ce monde; mais je veux me retrouver
-avec lui dans l'autre: ainsi donc je rends témoignage
-qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed
-est le prophète de Dieu.» Là-dessus, elle
-mourut, et que la miséricorde de Dieu soit sur
-elle *.»</p>
-
-<p>Eltemimi raconte qu'il y avait dans la tribu des Arabes
-de Tagleb une fille chrétienne fort riche qui aimait
-un jeune musulman. Elle lui offrit sa fortune et tout
-ce qu'elle avait de précieux sans pouvoir parvenir à
-se faire aimer de lui. Quand elle eut perdu toute espérance,
-elle donna cent dinars à un artiste pour lui
-faire une figure du jeune homme qu'elle aimait. L'artiste
-fit cette figure, et, quand la jeune fille l'eut, elle
-la plaça dans un endroit où elle venait tous les jours.
-Là elle commençait par embrasser cette figure et puis
-s'asseyait à côté d'elle, et passait le reste de la journée
-à pleurer. Quand le soir était venu, elle saluait la
-figure et se retirait. Elle fit cela pendant longtemps.
-Le jeune homme vint à mourir; elle voulut le voir et
-l'embrasser mort, après quoi elle retourna auprès de
-sa figure, la salua, l'embrassa comme à l'ordinaire, et
-se coucha à côté d'elle. Le matin venu, on l'y trouva
-morte, la main étendue vers des lignes d'écriture qu'elle
-avait tracées avant de mourir *.</p>
-
-<p>Oueddah, du pays de Yamen, était renommé pour
-sa beauté entre les Arabes.&mdash;Lui et Om-el-Bonain,
-fille de Abd-el-Aziz, fils de Merouan, n'étant encore
-que des enfants, s'aimaient déjà tellement, que l'un ne
-pouvait souffrir d'être un moment séparé de l'autre.&mdash;Lorsque
-Om-el-Bonain devint la femme de Oualid-Ben-Abd-el-Malek,
-Oueddah en perdit la raison.&mdash;Après
-être resté longtemps dans un état d'égarement
-et de souffrance, il se rendit en Syrie, et commença à
-rôder chaque jour autour de l'habitation de Oualid,
-fils de Malek, sans trouver d'abord de moyen de parvenir
-à ce qu'il désirait.&mdash;A la fin, il fit la rencontre
-d'une jeune fille qu'il réussit à s'attacher à force de
-persévérance et de soins. Quand il crut pouvoir se
-fier à elle, il lui demanda si elle connaissait Om-el-Bonain.&mdash;Sans
-doute, puisque c'est ma maîtresse,
-répondit la jeune fille.&mdash;Eh bien! reprit Oueddah, ta
-maîtresse est ma cousine, et, si tu veux lui porter de
-mes nouvelles, tu lui feras certainement plaisir.&mdash;Je
-lui en porterai volontiers, répondit la jeune fille.» Et
-là-dessus elle courut aussitôt vers Om-el-Bonain pour
-lui donner des nouvelles de Oueddah. «Prends garde
-à ce que tu dis! s'écria celle-ci. Quoi! Oueddah est
-vivant?&mdash;Assurément, dit la jeune fille.&mdash;Va lui
-dire, poursuivit alors Om-el-Bonain, de ne point s'écarter
-jusqu'à ce qu'il lui arrive un messager de ma
-part.» Elle prit ensuite ses mesures pour introduire
-Oueddah chez elle, où elle le garda caché dans un
-coffre. Elle l'en faisait sortir pour être avec lui quand
-elle se croyait en sûreté; et, quand il arrivait quelqu'un
-qui aurait pu le voir, elle le faisait rentrer dans
-le coffre.</p>
-
-<p>Il arriva un jour que l'on apporta à Oualid une perle,
-et il dit à l'un de ses serviteurs: «Prends cette perle
-et porte-la à Om-el-Bonain.» Le serviteur prit la
-perle et la porta à Om-el-Bonain. Ne s'étant pas fait
-annoncer, il entra chez elle dans un moment où elle
-était avec Oueddah, de sorte qu'il put lancer un coup
-d'&oelig;il dans l'appartement de Om-el-Bonain sans que
-celle-ci y prît garde. Le serviteur de Oualid s'acquitta
-de sa commission, et demanda quelque chose à Om-el-Bonain
-pour le bijou qu'il lui avait apporté. Elle le
-refusa sévèrement, et lui fit une réprimande. Le serviteur
-sortit courroucé contre elle, et, allant dire à
-Oualid ce qu'il avait vu, il lui décrivit le coffre où il
-avait vu entrer Oueddah. «Tu mens, esclave sans
-mère! tu mens! lui dit Oualid.» Et il court brusquement
-chez Om-el-Bonain. Il y avait dans l'appartement
-plusieurs coffres; il s'assied sur celui où était
-renfermé Oueddah, et que lui avait décrit l'esclave,
-en disant à Om-el-Bonain: «Donne-moi un de ces
-coffres.&mdash;Ils sont tous à toi, ainsi que moi-même,
-répondit Om-el-Bonain.&mdash;Eh bien! poursuivit Oualid,
-je désire avoir celui sur lequel je suis assis.&mdash;Il
-y a dans celui-là des choses nécessaires à une femme,
-dit Om-el-Bonain&mdash;Ce ne sont point ces choses-là,
-c'est le coffre que je désire, continua Oualid.&mdash;Il est
-à toi», répondit-elle. Oualid fit aussitôt emporter le
-coffre, et fit appeler deux esclaves auxquels il donna
-l'ordre de creuser une fosse en terre jusqu'à la profondeur
-où il se trouverait de l'eau. Approchant ensuite
-sa bouche du coffre: «On m'a dit quelque
-chose de toi, cria-t-il. Si l'on m'a dit vrai, que toute
-ta trace de toi soit séparée, que toute nouvelle de toi
-soit ensevelie. Si l'on m'a dit faux, je ne fais rien de
-mal en enfouissant un coffre: ce n'est que du bois
-enterré.» Il fit pousser alors le coffre dans la fosse,
-et la fit combler des pierres et des terres que l'on en
-avait retirées. Depuis lors, Om-el-Bonain ne cessa de
-fréquenter cet endroit, et d'y pleurer jusqu'à ce qu'on
-l'y trouvât un jour sans vie, la face contre terre *<a id="FNanchor_186" href="#Footnote_186" class="fnanchor">[186]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_186" href="#FNanchor_186"><span class="label">[186]</span></a> Ces fragments sont extraits de divers chapitres du recueil
-cité. Les trois marqués d'une * sont tirés du dernier chapitre,
-qui est une biographie très sommaire d'un assez grand nombre
-d'Arabes martyrs de l'amour.</p>
-</div>
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch54">CHAPITRE LIV<br />
-De l'éducation des femmes.</h3>
-
-
-<p>Par l'éducation actuelle des jeunes filles, qui est le
-fruit du hasard et du plus sot orgueil, nous laissons
-oisives chez elles les facultés les plus brillantes et les
-plus riches en bonheur pour elles-mêmes et pour nous.
-Mais quel est l'homme qui ne se soit écrié au moins
-une fois en sa vie:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i5">Une femme en sait toujours assez,</div>
-<div class="verse">Quand la capacité de son esprit se hausse</div>
-<div class="verse">A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><i>Les Femmes savantes</i>, acte II, scène <small>VII</small>.</div>
-<p>A Paris, la première louange pour une jeune fille à
-marier est cette phrase: «Elle a beaucoup de douceur
-dans le caractère, et par habitude moutonne.»
-Rien ne fait plus d'effet sur les sots épouseurs. Voyez-les
-deux ans après, déjeunant tête à tête avec leur
-femme par un temps sombre, la casquette sur la tête
-et entourés de trois grands laquais.</p>
-
-<p>On a vu porter aux États-Unis, en 1818, une loi
-qui condamne à trente-quatre coups de fouet l'homme
-qui montrera à lire à un nègre de la Virginie<a id="FNanchor_187" href="#Footnote_187" class="fnanchor">[187]</a>. Rien
-de plus conséquent et de plus raisonnable que cette
-loi.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_187" href="#FNanchor_187"><span class="label">[187]</span></a> Je regrette de ne pas trouver dans le manuscrit italien la
-citation de la source officielle de ce fait; je désire que l'on
-puisse le démentir.</p>
-</div>
-<p>Les États-Unis d'Amérique eux-mêmes ont-ils été
-plus utiles à la mère patrie lorsqu'ils étaient ses esclaves
-ou depuis qu'ils sont ses égaux? Si le travail d'un
-homme libre vaut deux ou trois fois celui du même
-homme réduit en esclavage, pourquoi n'en serait-il pas
-de même de la pensée de cet homme?</p>
-
-<p>Si nous l'osions, nous donnerions aux jeunes filles
-une éducation d'esclave, la preuve en est qu'elles ne
-savent d'utile que ce que nous ne voulons pas leur
-apprendre.</p>
-
-<p><i>Mais ce peu d'éducation qu'elles accrochent par
-malheur, elles le tournent contre nous</i>, diraient certains
-maris. Sans doute, et Napoléon aussi avait raison de
-ne pas donner des armes à la garde nationale, et les
-ultra aussi ont raison de proscrire l'enseignement
-mutuel; armez un homme, et puis continuez à l'opprimer,
-et vous verrez qu'il sera assez pervers pour tourner,
-s'il le peut, ses armes contre vous.</p>
-
-<p>Même quand il nous serait loisible d'élever les jeunes
-filles en idiotes avec des <i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i> et des chansons
-lubriques, comme dans les couvents de 1770, il y aurait
-encore plusieurs petites objections:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> En cas de mort du mari, elles sont appelées à
-gouverner la jeune famille.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Comme mères, elles donnent aux enfants mâles,
-aux jeunes tyrans futurs, la première éducation, celle
-qui forme le caractère, celle qui plie l'âme à <i>chercher
-le bonheur par telle route plutôt que par telle autre</i>,
-ce qui est toujours une affaire faite à quatre ou cinq ans.</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Malgré tout notre orgueil, dans nos petites affaires
-intérieures, celles dont surtout dépend notre
-bonheur, parce qu'en l'absence des passions le bonheur
-est fondé sur l'absence des petites vexations de tous
-les jours, les conseils de la compagne nécessaire de
-notre vie ont la plus grande influence; non pas que
-nous voulions lui accorder la moindre influence, mais
-c'est qu'elle répète les mêmes choses vingt ans de suite;
-et où est l'âme qui ait la vigueur romaine de résister
-à la même idée répétée pendant toute une vie? Le
-monde est plein de maris qui se laissent mener; mais
-c'est par faiblesse et non par sentiment de justice et
-d'égalité. Comme ils accordent par force, on est toujours
-tenté d'abuser, et il est quelquefois nécessaire
-d'abuser pour conserver.</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Enfin, en amour, à cette époque qui, dans les pays
-du midi, comprend souvent douze ou quinze années,
-et les plus belles de la vie, notre bonheur est en entier
-entre les mains de la femme que nous aimons. Un
-moment d'orgueil déplacé peut nous rendre à jamais
-malheureux, et comment un esclave transporté sur le
-trône ne serait-il pas tenté d'abuser du pouvoir? De là
-les fausses délicatesses et l'orgueil féminin. Rien de
-plus inutile que ces représentations: les hommes sont
-<i>despotes</i>, et voyez quels cas font d'autres despotes des
-conseils les plus sensés: l'homme qui peut tout ne
-goûte qu'un seul genre d'avis, ceux qui lui enseignent
-à augmenter son pouvoir. Où les pauvres jeunes filles
-trouveront-elles un Quiroga et un Riego pour donner
-aux despotes qui les oppriment, et les dégradent pour
-les mieux opprimer, de ces avis salutaires que l'on
-récompense par des grâces et des cordons au lieu de
-la potence de Porlier?</p>
-
-<p>Si une telle révolution demande plusieurs siècles,
-c'est que par un hasard bien funeste toutes les premières
-expériences doivent nécessairement contredire la
-vérité. Éclairez l'esprit d'une jeune fille, formez son
-caractère, donnez-lui enfin une bonne éducation dans
-le vrai sens du mot: s'apercevant tôt ou tard de sa
-supériorité sur les autres femmes, elle devient pédante,
-c'est-à-dire l'être le plus désagréable et le plus dégradé
-qui existe au monde. Il n'est aucun de nous qui ne
-préférât, pour passer la vie avec elle, une servante à
-une femme savante.</p>
-
-<p>Plantez un jeune arbre au milieu d'une épaisse forêt,
-privé d'air et de soleil par ses voisins, ses feuilles seront
-étiolées, il prendra une forme élancée et ridicule qui
-<i>n'est pas celle de la nature</i>. Il faut planter à la fois
-toute la forêt. Quelle est la femme qui s'enorgueillit
-de savoir lire?</p>
-
-<p>Des pédants nous répètent depuis deux mille ans que
-les femmes ont l'esprit plus vif et les hommes plus de
-solidité, que les femmes ont plus de délicatesse dans
-les idées, et les hommes plus de force d'attention. Un
-badaud de Paris qui se promenait autrefois dans les
-jardins de Versailles concluait aussi de tout ce qu'il
-voyait que les arbres naissent taillés.</p>
-
-<p>J'avouerai que les petites filles ont moins de force
-physique que les petits garçons: cela est concluant pour
-l'esprit, car l'on sait que Voltaire et d'Alembert étaient
-les premiers hommes de leur siècle pour donner un
-coup de poing. On convient qu'une petite fille de dix
-ans a vingt fois plus de finesse qu'un petit polisson du
-même âge. Pourquoi à vingt ans est-elle une grande
-idiote, gauche, timide et ayant peur d'une araignée, et
-le polisson un homme d'esprit?</p>
-
-<p>Les femmes ne savent que ce que nous ne voulons
-pas leur apprendre, que ce qu'elles lisent dans l'expérience
-de la vie. De là l'extrême désavantage pour elles
-de naître dans une famille très riche; au lieu d'être
-en contact avec des êtres <i>naturels</i> à leur égard, elles
-se trouvent environnées de femmes de chambre ou de
-dames de compagnie déjà corrompues et étiolées par
-la richesse<a id="FNanchor_188" href="#Footnote_188" class="fnanchor">[188]</a>. Rien de bête comme un prince.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_188" href="#FNanchor_188"><span class="label">[188]</span></a> Mémoires de M<sup>me</sup> de Staël, de Collé, de Duclos, de la
-margrave de Bayreuth.</p>
-</div>
-<p>Les jeunes filles se sentant esclaves ont de bonne
-heure les yeux ouverts; elles voient tout, mais sont
-trop ignorantes pour voir bien. Une femme de trente
-ans, en France, n'a pas les connaissances acquises d'un
-petit garçon de quinze ans; une femme de cinquante,
-la raison d'un homme de vingt-cinq. Voyez M<sup>me</sup> de Sévigné
-admirant les actions les plus absurdes de Louis XIV.
-Voyez la puérilité, les raisonnements de M<sup>me</sup> d'Épinay<a id="FNanchor_189" href="#Footnote_189" class="fnanchor">[189]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_189" href="#FNanchor_189"><span class="label">[189]</span></a> Premier volume.</p>
-</div>
-<p><i>Les femmes doivent nourrir et soigner leurs enfants.</i>&mdash;Je
-nie le premier article, j'accorde le second.&mdash;<i>Elles
-doivent de plus régler les comptes de leur cuisinière.</i>&mdash;Donc
-elles n'ont pas le temps d'égaler un
-petit garçon de quinze ans en connaissances acquises.
-Les hommes doivent être juges, banquiers, avocats,
-négociants, médecins, prêtres, etc. Et cependant ils
-trouvent du temps pour lire les discours de Fox et la
-<i>Lusiade</i> du Camoens.</p>
-
-<p>A Pékin, le magistrat qui court de bonne heure au
-palais pour chercher les moyens de mettre en prison et
-de ruiner, en tout bien tout honneur, un pauvre journaliste
-qui a déplu au sous secrétaire d'État chez lequel
-il a eu l'honneur de dîner la veille, est sûrement aussi
-occupé que sa femme, qui règle les comptes de sa cuisinière,
-fait faire son bas à sa petite fille, lui voit prendre
-ses leçons de danse et de piano, reçoit une visite
-du vicaire de la paroisse qui lui apporte la <i>Quotidienne</i>,
-et va ensuite choisir un chapeau rue de Richelieu et
-faire un tour aux Tuileries.</p>
-
-<p>Au milieu de ses nobles occupations, ce magistrat
-trouve encore le temps de songer à cette promenade
-que sa femme fait aux Tuileries, et s'il était aussi bien
-avec le pouvoir qui règle l'univers qu'avec celui qui
-règne dans l'État, il demanderait au ciel d'accorder
-aux femmes, pour leur bien, huit ou dix heures de
-sommeil de plus. Dans la situation actuelle de la
-société, le loisir, qui pour l'homme est la source de tout
-bonheur et de toute richesse, non seulement n'est pas
-un avantage pour les femmes, mais c'est une des funestes
-libertés dont le digne magistrat voudrait aider à
-nous délivrer.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch55">CHAPITRE LV<br />
-Objections contre l'éducation des femmes.</h3>
-
-
-<p><i>Mais les femmes sont chargées des petits travaux du
-ménage.</i>&mdash;Mon colonel, M. S***, a quatre filles, élevées
-dans les meilleurs principes, c'est-à-dire qu'elles
-travaillent toute la journée; quand j'arrive, elles chantent
-la musique de Rossini que je leur ai apportée de
-Naples; du reste, elles lisent la Bible de Royaumont,
-elles apprennent le bête de l'histoire, c'est-à-dire les
-tables chronologiques et les vers de le Ragois; elles
-savent beaucoup de géographie, font des broderies
-admirables, et j'estime que chacune de ces jolies petites
-filles peut gagner, par son travail, huit sous par
-jour. Pour trois cents journées, cela fait quatre cent
-quatre-vingts francs par an, c'est moins que ce qu'on
-donne à un de leurs maîtres. C'est pour quatre cent
-quatre-vingts francs par an qu'elles perdent à jamais le
-temps pendant lequel il est donné à la machine humaine
-d'acquérir des idées.</p>
-
-<p>«Si les femmes lisent avec plaisir les dix ou douze
-bons volumes qui paraissent chaque année en Europe,
-elles abandonneront bientôt le soin de leurs enfants.»
-C'est comme si nous avions peur, en plantant d'arbres
-le rivage de l'Océan, d'arrêter le mouvement de ses
-vagues. Ce n'est pas dans ce sens que l'éducation est
-toute-puissante. Au reste, depuis quatre cents ans l'on
-présente la même objection contre toute espèce d'éducation.
-Non seulement une femme de Paris a plus de
-vertus en 1820 qu'en 1720, du temps du système de
-Law et du régent, mais encore la fille du fermier général
-le plus riche d'alors avait une moins bonne éducation
-que la fille du plus mince avocat d'aujourd'hui.
-Les devoirs du ménage en sont-ils moins remplis? non
-certes. Et pourquoi? c'est que la misère, la maladie,
-la honte, l'instinct, forcent à s'en acquitter. C'est
-comme si l'on disait d'un officier qui devient trop
-aimable, qu'il perdra l'art de monter à cheval; on
-oublie qu'il se cassera le bras la première fois qu'il
-prendra cette liberté.</p>
-
-<p>L'acquisition des idées produit les mêmes effets bons
-et mauvais chez les deux sexes. La vanité ne nous
-manquera jamais, même dans l'absence la plus complète
-de toutes les raisons d'en avoir: voyez les bourgeois
-d'une petite ville; forçons-la du moins à s'appuyer
-sur un vrai mérite, sur un mérite utile ou
-agréable à la société.</p>
-
-<p>Les demi-sots, entraînés par la révolution qui change
-tout en France, commencent à avouer, depuis vingt
-ans, que les femmes peuvent faire quelque chose; mais
-elles doivent se livrer aux occupations convenables à
-leur sexe: élever des fleurs, former des herbiers, faire
-nicher des serins; on appelle cela des plaisirs innocents.</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Ces innocents plaisirs valent mieux que de l'oisiveté.
-Laissons cela aux sottes, comme nous laissons
-aux sots la gloire de faire des couplets pour la fête du
-maître de la maison. Mais est-ce de bonne foi que l'on
-voudrait proposer à M<sup>me</sup> Roland ou à Mistress Hutchinson<a id="FNanchor_190" href="#Footnote_190" class="fnanchor">[190]</a>
-de passer leur temps à élever un petit rosier du
-Bengale?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_190" href="#FNanchor_190"><span class="label">[190]</span></a> Voir les Mémoires de ces femmes admirables. J'aurais
-d'autres noms à citer, mais ils sont inconnus du public, et d'ailleurs
-on ne peut pas même indiquer le mérite vivant.</p>
-</div>
-<p>Tout ce raisonnement se réduit à ceci: l'on veut
-pouvoir dire de son esclave: «Il est trop bête pour
-être méchant.»</p>
-
-<p>Mais, au moyen d'une certaine loi nommée <i>sympathie</i>,
-loi de la nature, qu'à la vérité les yeux vulgaires
-n'aperçoivent jamais, les défauts de la compagne de
-votre vie ne nuisent pas à votre bonheur en raison du
-mal direct qu'ils peuvent vous occasionner. J'aimerais
-presque mieux que ma femme, dans un moment de
-colère, essayât de me donner un coup de poignard une
-fois par an que de me recevoir avec humeur tous les
-soirs.</p>
-
-<p>Enfin, entre gens qui vivent ensemble, le bonheur
-est contagieux.</p>
-
-<p>Que votre amie ait passé la matinée, pendant que
-vous étiez au Champ de Mars ou à la Chambre des
-communes, à colorier une rose d'après le bel ouvrage
-de Redouté, ou à lire un volume de Shakespeare, ses
-plaisirs auront été également innocents; seulement
-avec les idées qu'elle a prises dans sa rose, elle vous
-ennuiera bientôt à votre retour, et de plus elle aura
-soif d'aller le soir dans le monde chercher des sensations
-un peu plus vives. Si elle a bien lu Shakespeare,
-au contraire, elle est aussi fatiguée que vous, a eu
-autant de plaisir, et sera plus heureuse d'une promenade
-solitaire dans le bois de Vincennes, en vous donnant
-le bras, que de paraître dans la soirée la plus à
-la mode. Les plaisirs du grand monde n'en sont pas
-pour les femmes heureuses.</p>
-
-<p>Les ignorants sont les ennemis nés de l'éducation des
-femmes. Aujourd'hui ils passent leur temps avec elles,
-ils leur font l'amour, et en sont bien traités; que
-deviendraient-ils si les femmes venaient à se dégoûter
-du boston? Quand nous autres nous revenons d'Amérique
-ou des Grandes Indes, avec un teint basané et un
-ton qui reste un peu grossier pendant six mois, comment
-pourraient-ils répondre à nos récits, s'ils n'avaient
-cette phrase: «Quant à nous, les femmes sont de notre
-côté. Pendant que vous étiez à New-York la couleur
-des tilburys a changé; c'est le tête-de-nègre qui est de
-mode aujourd'hui.» Et nous écoutons avec attention,
-car ce savoir-là est utile. Telle jolie femme ne nous
-regardera pas si notre calèche est de mauvais goût.</p>
-
-<p>Ces mêmes sots, se croyant obligés en vertu de la
-prééminence de leur sexe à savoir plus que les femmes,
-seraient ruinés de fond en comble, si les femmes
-s'avisaient d'apprendre quelque chose. Un sot de
-trente ans se dit, en voyant au château d'un de ses
-amis des jeunes filles de douze: «C'est auprès d'elles
-que je passerai ma vie dans dix ans d'ici.» Qu'on juge
-de ses exclamations et de son effroi s'il les voyait étudier
-quelque chose d'utile.</p>
-
-<p>Au lieu de la société et de la conversation des hommes-femmes,
-une femme instruite, si elle a acquis des
-idées sans perdre les grâces de son sexe, est sûre de
-trouver parmi les hommes les plus distingués de son
-siècle une considération allant presque jusqu'à l'enthousiasme.</p>
-
-<p><i>Les femmes deviendraient les rivales et non les compagnes
-de l'homme.</i>&mdash;Oui, aussitôt que par un délit
-vous aurez supprimé l'amour. En attendant cette belle
-loi, l'amour redoublera de charmes et de transports;
-voilà tout. La base sur laquelle s'établit la <i>cristallisation</i>
-deviendra plus large; l'homme pourra jouir de
-toutes ses idées auprès de la femme qu'il aime, la
-nature tout entière prendra de nouveaux charmes à
-leurs yeux, et comme les idées réfléchissent toujours
-quelques nuances des caractères, ils se connaîtront
-mieux et feront moins d'imprudences; l'amour sera
-moins aveugle et produira moins de malheurs.</p>
-
-<p>Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse
-et toutes les grâces féminines hors de l'atteinte
-de toute éducation quelconque. C'est comme si l'on
-craignait d'apprendre aux rossignols à ne pas chanter
-au printemps.</p>
-
-<p>Les grâces des femmes ne tiennent pas à l'ignorance;
-voyez les dignes épouses des bourgeois de notre
-village, voyez en Angleterre les femmes des gros marchands.
-L'affectation qui est une <i>pédanterie</i> (car j'appelle
-pédanterie l'affectation, de me parler hors de propos
-d'une robe de Leroy ou d'une romance de Romagnesi,
-tout comme l'affectation de citer Fra Paolo et le concile
-de Trente à propos d'une discussion sur nos doux
-missionnaires), la pédanterie de la robe et du bon ton,
-la nécessité de dire sur Rossini précisément la phrase
-convenable, tue les grâces des femmes de Paris; cependant,
-malgré les terribles effets de cette maladie contagieuse,
-n'est-ce pas à Paris que sont les femmes les
-plus aimables de France? Ne serait-ce point que ce
-sont celles dans la tête desquelles le hasard a mis le
-plus d'idées justes et intéressantes? Or ce sont ces
-idées-là que je demande aux livres. Je ne leur proposerai
-certainement pas de lire Grotius ou Puffendorf
-depuis que nous avons le commentaire de Tracy sur
-Montesquieu.</p>
-
-<p>La délicatesse des femmes tient à cette hasardeuse
-position où elles se trouvent placées de si bonne heure,
-à cette nécessité de passer leur vie au milieu d'ennemis
-cruels et charmants.</p>
-
-<p>Il y a peut-être cinquante mille femmes en France
-qui, par leur fortune, sont dispensées de tout travail.
-Mais sans travail il n'y a pas de bonheur. (Les passions
-forcent elles-mêmes à des travaux, et à des travaux
-fort rudes qui emploient toute l'activité de
-l'âme.)</p>
-
-<p>Une femme qui a quatre enfants et dix mille livres
-de rente <i>travaille</i> en faisant des bas ou une robe pour
-sa fille. Mais il est impossible d'accorder qu'une
-femme qui a carrosse à elle travaille en faisant une
-broderie ou un meuble de tapisserie. A part quelques
-petites lueurs de vanité, il est impossible qu'elle y
-mette aucun intérêt; elle ne travaille pas.</p>
-
-<p>Donc son bonheur est gravement compromis.</p>
-
-<p>Et, qui plus est, le bonheur du despote, car une
-femme dont le c&oelig;ur n'est animé depuis deux mois
-par aucun intérêt autre que celui de la tapisserie, aura
-peut-être l'insolence de sentir que l'amour-goût, ou
-l'amour de vanité, ou enfin même l'amour physique
-est un très grand bonheur comparé à son état habituel.</p>
-
-<p><i>Une femme ne doit pas faire parler de soi.</i>&mdash;A quoi
-je réponds de nouveau: Quelle est la femme citée
-parce qu'elle sait lire?</p>
-
-<p>Et qui empêche les femmes, en attendant la révolution
-dans leur sort, de cacher l'étude qui fait habituellement
-leur occupation et leur fournit chaque jour une
-honnête ration de bonheur? Je leur révélerai un secret
-en passant. Lorsqu'on s'est donné un but, par exemple
-de se faire une idée nette de la conjuration de Fiesque,
-à Gênes, en 1547, le livre le plus insipide prend de
-l'intérêt: c'est comme en amour la rencontre d'un être
-indifférent qui vient de voir ce qu'on aime; et cet intérêt
-double tous les mois jusqu'à ce qu'on ait abandonné
-la conjuration de Fiesque.</p>
-
-<p><i>Le vrai théâtre des vertus d'une femme, c'est la
-chambre d'un malade.</i>&mdash;Mais vous faites-vous fort
-d'obtenir de la bonté divine qu'elle redouble la fréquence
-des maladies pour donner de l'occupation à
-nos femmes? C'est raisonner sur l'exception.</p>
-
-<p>D'ailleurs je dis qu'une femme doit occuper chaque
-jour trois ou quatre heures de loisir comme les hommes
-de sens occupent leurs heures de loisir.</p>
-
-<p>Une jeune mère dont le fils a la rougeole ne pourrait
-pas, quand elle le voudrait, trouver du plaisir à lire le
-voyage de Volney en Syrie, pas plus que son mari,
-riche banquier, ne pourrait, au moment d'une faillite,
-avoir du plaisir à méditer Malthus.</p>
-
-<p>C'est là l'unique manière pour les femmes riches
-de se distinguer du vulgaire des femmes: la supériorité
-morale. On a ainsi <i>naturellement</i> d'autres sentiments<a id="FNanchor_191" href="#Footnote_191" class="fnanchor">[191]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_191" href="#FNanchor_191"><span class="label">[191]</span></a> Voir mistress Hutchinson refusant d'être utile à sa famille
-et à son mari qu'elle adorait, en trahissant quelques régicides
-auprès des ministres du parjure Charles II (tome II, page 284).</p>
-</div>
-<p><i>Vous voulez faire d'une femme un auteur?</i>&mdash;Exactement
-comme vous annoncez le projet de faire chanter
-votre fille à l'Opéra en lui donnant un maître de
-chant. Je dirai qu'une femme ne doit jamais écrire que
-comme M<sup>me</sup> de Staël (de Launay), des &oelig;uvres posthumes
-à publier après sa mort. Imprimer, pour une
-femme de moins de cinquante ans, c'est mettre son
-bonheur à la plus terrible des loteries, si elle a le
-bonheur d'avoir un amant, elle commencera par le
-perdre.</p>
-
-<p>Je ne vois qu'une exception: c'est une femme qui
-fait des livres pour nourrir ou élever sa famille. Alors
-elle doit toujours se retrancher dans l'intérêt d'argent
-en parlant de ses ouvrages, et dire, par exemple, à un
-chef d'escadron: «Votre état vous donne quatre mille
-francs par an, et moi, avec mes deux traductions de
-l'anglais, j'ai pu, l'année dernière, consacrer trois mille
-cinq cents francs de plus à l'éducation de mes deux
-fils.»</p>
-
-<p>Hors de là, une femme doit imprimer comme le
-baron d'Holbach ou M<sup>me</sup> de la Fayette; leurs meilleurs
-amis l'ignoraient. Publier un livre ne peut être
-sans inconvénient que pour une <i>fille</i>; le vulgaire, pouvant
-la mépriser à son aise à cause de son état, la portera
-aux nues à cause de son talent, et même s'engouera
-de ce talent.</p>
-
-<p>Beaucoup d'hommes en France, parmi ceux qui ont
-six mille livres de rente, font leur bonheur habituel
-par la littérature sans songer à rien imprimer; lire un
-bon livre est pour eux un des plus grands plaisirs. Au
-bout de dix ans, ils se trouvent avoir doublé leur
-esprit, et personne ne niera qu'en général plus on a
-d'esprit moins on a de passions incompatibles avec le
-bonheur des autres<a id="FNanchor_192" href="#Footnote_192" class="fnanchor">[192]</a>. Je ne crois pas que l'on nie
-davantage que les fils d'une femme qui lit Gibbon et
-Schiller auront plus de génie que les enfants de celle
-qui dit le chapelet et lit M<sup>me</sup> de Genlis.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_192" href="#FNanchor_192"><span class="label">[192]</span></a> C'est ce qui me fait espérer beaucoup de la génération
-naissante des privilégiés. J'espère aussi que les maris qui
-liront ce chapitre seront moins despotes pendant trois jours.</p>
-</div>
-<p>Un jeune avocat, un marchand, un médecin, un ingénieur,
-peuvent être lancés dans la vie sans aucune
-éducation, ils se la donnent tous les jours en pratiquant
-leur état. Mais quelles ressources ont leurs femmes
-pour acquérir des qualités estimables et nécessaires?
-Cachées dans la solitude de leur ménage, le grand
-livre de la vie et de la nécessité reste fermé pour elles.
-Elles dépensent toujours de la même manière, en discutant
-un compte avec leur cuisinière, les trois louis
-que leur mari leur donne tous les lundis.</p>
-
-<p>Je dirai, dans l'intérêt des despotes: Le dernier des
-hommes, s'il a vingt ans et des joues bien roses, est
-dangereux pour une femme qui ne sait rien, car elle
-est toute à l'instinct; aux yeux d'une femme d'esprit,
-il fera justement autant d'effet qu'un beau laquais.</p>
-
-<p>Le plaisant de l'éducation actuelle, c'est qu'on n'apprend
-rien aux jeunes filles qu'elles ne doivent oublier
-bien vite dès qu'elles seront mariées. Il faut quatre
-heures par jour pendant six ans, pour bien jouer de la
-harpe; pour bien peindre la miniature ou l'aquarelle,
-il faut la moitié de ce temps. La plupart des jeunes
-filles n'arrivent pas même à une médiocrité supportable;
-de là le proverbe si vrai: Qui dit amateur dit
-ignorant<a id="FNanchor_193" href="#Footnote_193" class="fnanchor">[193]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_193" href="#FNanchor_193"><span class="label">[193]</span></a> Le contraire de ce proverbe est vrai en Italie, où les plus
-belles voix se trouvent parmi les amateurs étrangers au théâtre.</p>
-</div>
-<p>Et supposons une jeune fille avec quelque talent;
-trois ans après qu'elle est mariée, elle ne prend pas sa
-harpe ou ses pinceaux une fois par mois: ces objets
-de tant de travail lui sont devenus ennuyeux, à moins
-que le hasard ne lui ait donné l'âme d'un artiste, chose
-toujours fort rare et qui rend peu propre aux soins
-domestiques.</p>
-
-<p>C'est ainsi que sous un vain prétexte de décence,
-l'on n'apprend rien aux jeunes filles qui puisse les
-guider dans les circonstances qu'elles rencontreront
-dans la vie; on fait plus, on leur cache, on leur nie
-ces circonstances afin d'ajouter à leur force: 1<sup>o</sup> l'effet
-de la surprise; 2<sup>o</sup> l'effet de la défiance rejetée sur toute
-l'éducation comme ayant été menteuse<a id="FNanchor_194" href="#Footnote_194" class="fnanchor">[194]</a>. Je soutiens
-qu'on doit parler de l'amour à des jeunes filles bien
-élevées. Qui osera avancer de bonne foi que dans nos
-m&oelig;urs actuelles les jeunes filles de seize ans ignorent
-l'existence de l'amour? par qui reçoivent-elles cette
-idée si importante et si difficile à bien donner? Voyez
-Julie d'Étanges se plaindre des connaissances qu'elle
-doit à Chaillot, une femme de chambre de la maison.
-Il faut savoir gré à Rousseau d'avoir osé être peintre
-fidèle en un siècle de fausse décence.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_194" href="#FNanchor_194"><span class="label">[194]</span></a> Éducation donnée à M<sup>me</sup> d'Épinay (Mémoires, tome I).</p>
-</div>
-<p>L'éducation actuelle des femmes étant peut-être la
-plus plaisante absurdité de l'Europe moderne, moins
-elles ont d'éducation proprement dite, et plus elles
-valent<a id="FNanchor_195" href="#Footnote_195" class="fnanchor">[195]</a>. C'est pour cela peut être qu'en Italie, en
-Espagne, elles sont si supérieures aux hommes, et je
-dirais même si supérieures aux femmes des autres
-pays.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_195" href="#FNanchor_195"><span class="label">[195]</span></a> J'excepte l'éducation des manières; on entre mieux dans
-un salon rue Verte que rue Saint-Martin.</p>
-</div>
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch56">CHAPITRE LVI<br />
-(<i>Suite</i>)</h3>
-
-
-<p>Toutes nos idées sur les femmes nous viennent en
-France du catéchisme de trois sous; et ce qu'il y a de
-plaisant, c'est que beaucoup de gens qui n'admettraient
-pas l'autorité de ce livre pour régler une affaire de
-cinquante francs, la suivent à la lettre et stupidement
-pour l'objet qui, dans l'état de vanité des habitudes
-du <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle, importe peut-être le plus à leur bonheur.</p>
-
-<p>Il ne faut pas de divorce parce que le mariage est
-un <i>mystère</i>, et quel mystère? l'emblème de l'union de
-Jésus-Christ avec son église. Et que devenait ce mystère
-si l'<i>Église</i> se fût trouvée un nom du genre masculin<a id="FNanchor_196" href="#Footnote_196" class="fnanchor">[196]</a>?
-Mais quittons des préjugés qui tombent<a id="FNanchor_197" href="#Footnote_197" class="fnanchor">[197]</a>, observons
-seulement ce spectacle singulier, la racine de
-l'arbre a été sapée par la hache du ridicule; mais les
-branches continuent à fleurir. Pour revenir à l'observation
-des faits et de leurs conséquences:</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_196" href="#FNanchor_196"><span class="label">[196]</span></a></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Tu es Petrus, et super hanc petram</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ædificabo Ecclesiam meam.</div>
-</div>
-
-<div class="attr">(Voir M. de Potter, <i>Histoire de l'Église</i>.)</div></div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_197" href="#FNanchor_197"><span class="label">[197]</span></a> La religion est une affaire entre chaque homme et la Divinité.
-De quel droit venez-vous vous placer entre mon Dieu et
-moi? Je ne prends de procureur fondé par le contrat social
-que pour les choses que je ne puis pas faire moi-même.</p>
-
-<p>Pourquoi un Français ne payerait-il pas son p*** comme son
-boulanger? Si nous avons du bon pain à Paris, c'est que
-l'État ne s'est pas encore avisé de déclarer gratuite la fourniture
-du pain et de mettre tous les boulangers à la charge du
-trésor.</p>
-
-<p>Aux États-Unis, chacun paye son prêtre, ces messieurs sont
-obligés d'avoir du mérite, et mon voisin ne s'avise pas de
-mettre son bonheur à m'imposer son prêtre (Lettre de Birkbeck).</p>
-
-<p>Que sera-ce si j'ai la conviction, comme nos p&hellip;s, que mon
-prêtre est l'allié intime de mon é&hellip;? Donc, à moins d'un Luther,
-il n'y aura plus de catholicisme en F&hellip; en 1850. Cette religion
-ne pouvait être sauvée, en 1820, que par M. Grégoire: voyez
-comme on le traite.</p>
-</div>
-<p>Dans les deux sexes, c'est de la manière dont on a
-employé la jeunesse que dépend le sort de l'extrême
-vieillesse; cela est vrai de meilleure heure pour les
-femmes. Comment une femme de quarante-cinq ans
-est-elle reçue dans le monde? d'une manière sévère et
-plutôt inférieure à son mérite; on les flatte à vingt
-ans, on les abandonne à quarante.</p>
-
-<p>Une femme de quarante-cinq ans n'a d'importance
-que par ses enfants ou son amant.</p>
-
-<p>Une mère qui excelle dans les beaux-arts ne peut
-communiquer son talent à son fils que dans le cas
-extrêmement rare où ce fils a reçu de la nature précisément
-l'âme de ce talent. Une mère qui a l'esprit cultivé
-donnera à son jeune fils une idée, non seulement
-de tous les talents purement agréables, mais encore de
-tous les talents utiles à l'homme en société, et il pourra
-choisir. La barbarie des Turcs tient en grande partie
-à l'état d'abrutissement moral des belles Géorgiennes.
-Les jeunes gens nés à Paris doivent à leurs mères l'incontestable
-supériorité qu'ils ont à seize ans sur les
-jeunes gens provinciaux de leur âge. C'est de seize à
-vingt-cinq ans que la chance tourne.</p>
-
-<p>Tous les jours les gens qui ont inventé le paratonnerre,
-l'imprimerie, l'art de faire le drap, contribuent
-à notre bonheur, et il en est de même des Montesquieu,
-des Racine, des la Fontaine. Or, le nombre des
-génies que produit une nation est proportionnel au
-nombre d'hommes qui reçoivent une culture suffisante<a id="FNanchor_198" href="#Footnote_198" class="fnanchor">[198]</a>,
-et rien ne me prouve que mon bottier n'ait
-pas l'âme qu'il faut pour écrire comme Corneille: il
-lui manque l'éducation nécessaire pour développer ses
-sentiments et lui apprendre à les communiquer au
-public.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_198" href="#FNanchor_198"><span class="label">[198]</span></a> Voir les généraux en 1795.</p>
-</div>
-<p>D'après le système actuel de l'éducation des jeunes
-filles, tous les génies qui naissent <i>femmes</i> sont perdus
-pour le bonheur du public; dès que le hasard leur
-donne les moyens de se montrer, voyez-les atteindre
-aux talents les plus difficiles; voyez de nos jours une
-Catherine II, qui n'eut d'autre éducation que le danger
-et le c&hellip;; une M<sup>me</sup> Roland, une Alessandra Mari, qui,
-dans Arezzo, lève un régiment et le lance contre les
-Français; une Caroline, reine de Naples, qui sait arrêter
-la contagion du libéralisme mieux que nos Castlereagh
-et nos P&hellip; Quant à ce qui met obstacle à la
-supériorité des femmes dans les ouvrages de l'esprit,
-on peut voir le chapitre de la pudeur,
-<a href="#pudeur-article-9">article 9</a>. Où ne
-fût pas arrivée miss Edgeworth si la considération
-nécessaire à une jeune miss anglaise ne lui eût fait une
-nécessité, lorsqu'elle débuta, de transporter la chaire
-dans le roman<a id="FNanchor_199" href="#Footnote_199" class="fnanchor">[199]</a>?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_199" href="#FNanchor_199"><span class="label">[199]</span></a> Sous le rapport des arts, c'est là le grand défaut d'un gouvernement
-raisonnable, et aussi le seul éloge raisonnable de
-la monarchie à la Louis XIV. Voir la stérilité littéraire de
-l'Amérique. Pas une seule romance comme celles de Robert
-Burns ou des Espagnols du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle<a id="FNanchor_200" href="#Footnote_200" class="fnanchor">[200]</a>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_200" href="#FNanchor_200"><span class="label">[200]</span></a> Voir les admirables romances des Grecs modernes, celles des
-Espagnols et des Danois du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle, et encore mieux les poésies
-arabes du <small>VII</small><sup>e</sup> siècle.</p>
-</div>
-<p>Quel est l'homme, dans l'amour ou dans le mariage,
-qui a le bonheur de pouvoir communiquer ses pensées,
-telles qu'elles se présentent à lui, à la femme avec
-laquelle il passe sa vie? Il trouve un bon c&oelig;ur qui
-partage ses peines, mais toujours il est obligé de mettre
-ses pensées en petite monnaie s'il veut être entendu,
-et il serait ridicule d'attendre des conseils raisonnables
-d'un esprit qui a besoin d'un tel régiment pour saisir
-les objets. La femme la plus parfaite, suivant les idées
-de l'éducation actuelle, laisse son partenaire isolé
-dans les dangers de la vie, et bientôt court risque de
-l'ennuyer.</p>
-
-<p>Quel excellent conseiller un homme ne trouverait-il
-pas dans sa femme si elle savait penser! un conseiller
-dont, après tout, hors un seul objet, et qui ne dure
-que le matin de la vie, les intérêts sont exactement
-identiques avec les siens!</p>
-
-<p>Une des plus belles prérogatives de l'esprit, c'est
-qu'il donne de la considération à la vieillesse. Voyez
-l'arrivée de Voltaire à Paris faire pâlir la majesté
-royale. Mais, quant aux pauvres femmes, dès qu'elles
-n'ont plus le brillant de la jeunesse, leur unique et
-triste bonheur est de pouvoir se faire illusion sur le
-rôle qu'elles jouent dans le monde.</p>
-
-<p>Les débris des talents de la jeunesse ne sont plus
-qu'un ridicule, et ce serait un bonheur pour nos femmes
-actuelles de mourir à cinquante ans. Quant à la
-vraie morale, plus on a d'esprit et plus on voit clairement
-que la justice est le seul chemin du bonheur.
-Le génie est un pouvoir, mais il est encore plus un
-flambeau pour découvrir le grand art d'être heureux.</p>
-
-<p>La plupart des hommes ont un moment dans leur
-vie où ils peuvent faire de grandes choses, c'est celui
-où rien ne leur semble impossible. L'ignorance des
-femmes fait perdre au genre humain cette chance
-magnifique. L'amour fait tout au plus aujourd'hui bien
-monter à cheval, ou bien choisir son tailleur.</p>
-
-<p>Je n'ai pas le temps de garder les avenues contre la
-critique, si j'étais maître d'établir des usages, je donnerais
-aux jeunes filles, autant que possible, exactement
-la même éducation qu'aux jeunes garçons. Comme
-je n'ai pas l'intention de faire un livre à propos de
-botte, on n'exigera pas que je dise en quoi l'éducation
-actuelle des hommes est absurde. (On ne leur enseigne
-pas les deux premières sciences, la logique et la morale.)
-La prenant telle qu'elle est, cette éducation, je dis qu'il
-vaut mieux la donner aux jeunes filles que de leur
-montrer uniquement à faire de la musique, des aquarelles
-et de la broderie.</p>
-
-<p>Donc, apprendre aux jeunes filles à lire, à écrire et
-l'arithmétique par l'enseignement mutuel dans les écoles-centrales-couvents,
-où la présence de tout homme,
-les professeurs exceptés, serait sévèrement punie. Le
-grand avantage de réunir les enfants, c'est que, quelque
-bornés que soient les professeurs, les enfants
-apprennent malgré eux de leurs petits camarades l'art
-de vivre dans le monde et de ménager les intérêts. Un
-professeur sensé devrait expliquer aux enfants leurs
-petites querelles et leurs amitiés, et commencer ainsi
-son cours de morale plutôt que par l'histoire du <i>Veau
-d'or</i><a id="FNanchor_201" href="#Footnote_201" class="fnanchor">[201]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_201" href="#FNanchor_201"><span class="label">[201]</span></a> Mon cher élève, monsieur votre père a de la tendresse
-pour vous; c'est ce qui fait qu'il me donne quarante francs par
-mois pour que je vous apprenne les mathématiques, le dessin,
-en un mot à gagner de quoi vivre. Si vous aviez froid faute
-d'un petit manteau, monsieur votre père souffrirait. Il souffrirait
-parce qu'il a de la sympathie, etc., etc. Mais, quand vous
-aurez dix-huit ans, il faudra que vous gagniez vous-même l'argent
-nécessaire pour acheter ce manteau. Monsieur votre
-père a, dit-on, vingt-cinq mille livres de rente, mais vous
-êtes quatre enfants; donc il faudra vous déshabituer de la
-voiture dont vous jouissez chez monsieur votre père, etc., etc.</p>
-</div>
-<p>Sans doute, d'ici à quelques années l'enseignement
-mutuel sera appliqué à tout ce qui s'apprend; mais,
-prenant les choses dans leur état actuel, je voudrais
-que les jeunes filles étudiassent le latin comme les
-petits garçons; le latin est bon parce qu'il apprend à
-s'ennuyer; avec le latin, l'histoire, les mathématiques,
-la connaissance des plantes utiles comme nourriture
-ou comme remède, ensuite la logique et les sciences
-morales, etc. La danse, la musique et le dessin doivent
-se commencer à cinq ans.</p>
-
-<p>A seize ans, une jeune fille doit songer à se trouver
-un mari et recevoir de sa mère des idées justes sur
-l'amour, le mariage et le peu de probité des hommes<a id="FNanchor_202" href="#Footnote_202" class="fnanchor">[202]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_202" href="#FNanchor_202"><span class="label">[202]</span></a> Hier soir, j'ai vu deux charmantes petites filles de quatre
-ans chanter des chansons d'amour fort vives dans une escarpolette
-que je faisais aller. Les femmes de chambre leur
-apprennent ces chansons, et leur mère leur dit qu'<i>amour</i> et
-<i>amant</i> sont des mots vides de sens.</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch56bis">CHAPITRE LVI <i>bis</i><br />
-Du mariage.</h3>
-
-
-<p>La fidélité des femmes dans le mariage, lorsqu'il n'y
-a pas d'amour, est probablement une chose contre
-nature<a id="FNanchor_203" href="#Footnote_203" class="fnanchor">[203]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_203" href="#FNanchor_203"><span class="label">[203]</span></a> <span lang="it" xml:lang="it">Anzi certamente. Coll'amore uno non trova gusto a bevere
-acqua altra che quella di questo fonte prediletto. Resta naturale
-allora la fedeltà.</span></p>
-
-<p><span lang="it" xml:lang="it">Coll matrimonio senza amore, in men di due anni l'acqua di
-questo fonte diventa amara. Esiste sempre pero in natura il
-bisogno d'acqua. I costumi fanno superare la natura, ma solamente
-quando si puo vincerla in un instante: la moglie indiana
-che si abruccia</span> (21 octobre 1821) <span lang="it" xml:lang="it">dopo la morte del vecchio
-marito che odiava, la ragazza europea che trucida barbaramente
-il tenero bambino al quale testè diede vita. Senza l'altissimo
-muro dell monistero le monache anderebbero via.</span></p>
-</div>
-<p>On a essayé d'obtenir cette chose contre nature par
-la peur de l'enfer et les sentiments religieux; l'exemple
-de l'Espagne et de l'Italie montre jusqu'à quel point
-on a réussi.</p>
-
-<p>On a voulu l'obtenir en France par l'opinion, c'était
-la seule digue capable de résister; mais on l'a mal
-construite. Il est absurde de dire à une jeune fille:
-«Vous serez fidèle à l'époux de votre choix»; et
-ensuite de la marier par force à un vieillard ennuyeux<a id="FNanchor_204" href="#Footnote_204" class="fnanchor">[204]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_204" href="#FNanchor_204"><span class="label">[204]</span></a> Même les minuties, tout chez nous est comique en ce qui
-concerne l'éducation des femmes. Par exemple, en 1820, sous
-le règne de ces mêmes nobles qui ont proscrit le divorce, le
-ministère envoie à la ville de Laon un buste et une statue de
-Gabrielle d'Estrées. La statue sera placée sur la place publique,
-apparemment pour répandre parmi les jeunes filles l'amour
-des Bourbons, et les engager, en cas de besoin, à n'être
-pas cruelles aux rois aimables, et à donner des rejetons à
-cette illustre famille.</p>
-
-<p>Mais, en revanche, le même ministère refuse à la ville de
-Laon le buste du maréchal Serrurier, brave homme qui n'était
-pas galant, et qui de plus avait grossièrement commencé sa
-carrière par le métier de simple soldat. (Discours du général
-Foy, <i>Courrier</i> du 17 juin 1820. Dulaure, dans sa curieuse <i>Histoire
-de Paris</i>, article: <i>Amours de Henri IV</i>.)</p>
-</div>
-<p><i>Mais les jeunes filles se marient avec plaisir.</i>&mdash;C'est
-que, dans le système contraint de l'éducation
-actuelle, l'esclavage qu'elles subissent dans la maison
-de leur mère est d'un intolérable ennui; d'ailleurs elles
-manquent de lumières; enfin c'est le v&oelig;u de la
-nature. Il n'y a qu'un moyen d'obtenir plus de fidélité
-des femmes dans le mariage: c'est de donner la liberté
-aux jeunes filles et le divorce aux gens mariés.</p>
-
-<p>Une femme perd toujours dans un premier mariage
-les plus beaux jours de la jeunesse, et par le divorce
-elle donne aux sots quelque chose à dire contre elle.</p>
-
-<p>Les jeunes femmes qui ont beaucoup d'amants
-n'ont que faire du divorce. Les femmes d'un certain
-âge qui ont eu beaucoup d'amants croient réparer
-leur réputation, et en France y réussissent toujours,
-en se montrant extrêmement sévères envers des erreurs
-qui les ont quittées. Ce sera quelque pauvre jeune
-femme vertueuse et éperdument amoureuse qui demandera
-le divorce et qui se fera honnir par des femmes
-qui ont eu cinquante hommes.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch57">CHAPITRE LVII<br />
-De ce qu'on appelle vertu.</h3>
-
-
-<p>Moi, j'honore du nom de vertu l'habitude de faire
-des actions pénibles et utiles aux autres.</p>
-
-<p>Saint Siméon Stylite, qui se tient vingt-deux ans
-sur le haut d'une colonne et qui se donne les étrivières,
-n'est guère vertueux à mes yeux, j'en conviens,
-et c'est ce qui donne un ton trop leste à cet essai.</p>
-
-<p>Je n'estime guère non plus un chartreux qui ne
-mange que du poisson et qui ne se permet de parler
-que le jeudi. J'avoue que j'aime mieux le général Carnot,
-qui, dans un âge avancé, supporte les rigueurs de
-l'exil dans une petite ville du Nord plutôt que de faire
-une bassesse.</p>
-
-<p>J'ai quelque espoir que cette déclaration extrêmement
-vulgaire portera à sauter le reste du chapitre.</p>
-
-<p>Ce matin, jour de fête, à Pesaro (7 mai 1819), étant
-obligé d'aller à la messe, je me suis fait donner un
-missel et je suis tombé sur ces paroles:</p>
-
-<blockquote>
-<p><span lang="la" xml:lang="la">Joanna, Alphonsi quinti Lusitaniæ regis filia, tanta divini
-amoris flamma præventa fuit, ut ab ipsa pueritia rerum caducarum
-pertæsa, solo c&oelig;lestis patriæ desiderio flagraret.</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>La vertu si touchante prêchée par les phrases si
-belles du <i>Génie du christianisme</i> se réduit donc à ne
-pas manger de truffes de peur des crampes d'estomac.
-C'est un calcul fort raisonnable si l'on croit à l'enfer,
-mais calcul de l'intérêt le plus personnel et le plus
-prosaïque. La vertu <i>philosophique</i> qui explique si
-bien le retour de Régulus à Carthage, et qui a amené
-des traits semblables dans notre révolution<a id="FNanchor_205" href="#Footnote_205" class="fnanchor">[205]</a>, prouve
-au contraire générosité dans l'âme.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_205" href="#FNanchor_205"><span class="label">[205]</span></a> Mémoires de M<sup>me</sup> Roland. M. Grangeneuve qui va se promener
-à huit heures dans une certaine rue pour se faire tuer
-par le capucin Chabot. On croyait une mort utile à la cause
-de la liberté.</p>
-</div>
-<p>C'est uniquement pour ne pas être brûlée en l'autre
-monde, dans une grande chaudière d'huile bouillante,
-que M<sup>me</sup> de Tourvel résiste à Valmont. Je ne conçois
-pas comment l'idée d'être le rival d'une chaudière
-d'huile bouillante n'éloigne pas Valmont par le mépris.</p>
-
-<p>Combien Julie d'Étanges, respectant ses serments
-et le bonheur de M. de Wolmar, n'est-elle pas plus
-touchante?</p>
-
-<p>Ce que je dis de M<sup>me</sup> de Tourvel, je le trouve applicable
-à la haute vertu de Mistress Hutchinson. Quelle
-âme le puritanisme enleva à l'amour!</p>
-
-<p>Un des travers les plus plaisants dans le monde,
-c'est que les hommes croient toujours savoir ce qu'il
-leur est évidemment nécessaire de savoir. Voyez-les
-parler de politique, cette science si compliquée; voyez-les
-parler de mariage et de m&oelig;urs.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch58">CHAPITRE LVIII<br />
-Situation de l'Europe à l'égard du mariage.</h3>
-
-
-<p>Jusqu'ici nous n'avons traité la question du mariage
-que par le raisonnement<a id="FNanchor_206" href="#Footnote_206" class="fnanchor">[206]</a>; la voici traitée par les faits.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_206" href="#FNanchor_206"><span class="label">[206]</span></a> L'auteur avait lu un chapitre intitulé
-<i lang="it" xml:lang="it">dell' Amore</i>, dans la
-traduction italienne de l'idéologie de M. de Tracy. Le lecteur
-trouvera dans ce chapitre des idées d'une bien autre portée
-philosophique que tout ce qu'il peut rencontrer ici.</p>
-</div>
-<p>Quel est le pays du monde où il y a le plus de mariages
-heureux? incontestablement c'est l'Allemagne protestante.</p>
-
-<p>J'extrais le morceau suivant du journal du capitaine
-Salviati, sans y changer un seul mot:</p>
-
-<p>«Halberstadt, 25 juin 1807&hellip; M. de Bulow cependant
-est bonnement et ouvertement amoureux de
-M<sup>lle</sup> de Feltheim; il la suit partout et toujours, lui
-parle sans cesse, et très souvent la retient à dix pas de
-nous. Cette préférence ouverte choque la société,
-la rompt, et aux rives de la Seine passerait pour le
-comble de l'indécence. Les Allemands songent bien
-moins que nous à ce qui rompt la société, et l'indécence
-n'est presque qu'un mal de convention. Il y a
-cinq ans que M. de Bulow fait ainsi la cour à Mina,
-qu'il n'a pas pu épouser à cause de la guerre. Toutes
-les demoiselles de la société ont leur amant connu de
-tout le monde; mais aussi, parmi les Allemands de la
-connaissance de mon ami M. de Mermann, il n'en est
-pas un seul qui ne se soit marié par amour, savoir:</p>
-
-<p>«Mermann, son frère George, M. de Voigt, M. de
-Lazing, etc. Il vient de m'en nommer une douzaine.</p>
-
-<p>«La manière ouverte et passionnée dont tous ces
-amants font la cour à leurs maîtresses serait le comble
-de l'indécence, du ridicule et de la malhonnêteté en
-France.</p>
-
-<p>«Mermann me disait ce soir, en revenant du <i>Chasseur
-vert</i>, que, de toutes les femmes de sa famille très
-nombreuse, il ne croyait pas qu'il y en eût une seule
-qui eût trompé son mari. Mettons qu'il se trompe de
-moitié, c'est encore un pays singulier.</p>
-
-<p>«Sa proposition scabreuse à sa belle-s&oelig;ur, M<sup>me</sup> de Munichow,
-dont la famille va s'éteindre faute d'héritiers
-mâles et les biens très considérables retourner au
-prince, reçue avec froideur, mais «ne m'en reparlez
-jamais.»</p>
-
-<p>«Il en dit quelque chose en termes très couverts à
-la céleste Philippine (qui vient d'obtenir le divorce
-contre son mari, qui voulait simplement la vendre au
-souverain); indignation non jouée, diminuée dans les
-termes au lieu d'être exagérée: «Vous n'avez donc
-plus d'estime du tout pour notre sexe? Je crois pour
-votre honneur que vous plaisantez.»</p>
-
-<p>«Dans un voyage au Brocken avec cette vraiment
-belle femme, elle s'appuyait sur son épaule en dormant,
-ou feignant de dormir; un cahot la jette un peu
-sur lui, il lui serre la taille, elle se jette de l'autre côté
-de la voiture; il ne pense pas qu'elle soit inséductible,
-mais il croit qu'elle se tuerait le lendemain de sa faute.
-Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il l'a aimée passionnément,
-qu'il en a été aimé de même, qu'ils se voyaient
-sans cesse et qu'elle est sans reproche; mais le soleil
-est bien pâle à Halberstadt, le gouvernement bien
-minutieux, et ces deux personnages bien froids. Dans
-leurs tête-à-tête les plus passionnés, Kant et Klopstock
-étaient toujours de la partie.</p>
-
-<p>«Mermann me contait qu'un homme marié convaincu
-d'adultère peut être condamné par les tribunaux
-de Brunswick à dix ans de prison; la loi est tombée
-en désuétude, mais fait du moins que l'on ne plaisante
-point sur ces sortes d'affaires; la qualité d'homme à
-aventures galantes est bien loin d'être, comme en
-France, un avantage que l'on ne peut presque dénier
-en face à un mari sans l'insulter.</p>
-
-<p>«Quelqu'un qui dirait à mon colonel ou à Ch&hellip;
-qu'ils n'ont plus de femmes depuis leur mariage en
-serait fort mal reçu.</p>
-
-<p>«Il y a quelques années qu'une femme de ce pays,
-dans un retour de religion, dit à son mari, homme de
-la cour de Brunswick, qu'elle l'avait trompé six ans de
-suite. Ce mari, aussi sot que sa femme, alla conter le
-propos au duc; le galant fut obligé de donner sa démission
-de tous ses emplois et de quitter le pays dans les
-vingt-quatre heures, sur la menace du duc de faire agir
-les lois.»</p>
-
-<div class="date">«Halberstadt, 7 juillet 1807.</div>
-<p>«Ici les maris ne sont pas trompés, il est vrai, mais
-quelles femmes, grands dieux! des statues, des masses
-à peine organisées. Avant le mariage elles sont fort
-agréables, lestes comme des gazelles, et un &oelig;il vif et
-tendre qui comprend toujours les allusions de l'amour.
-C'est qu'elles sont à la chasse d'un mari. A peine ce
-mari trouvé, elles ne sont plus exactement que des faiseuses
-d'enfant, en perpétuelle adoration devant le
-faiseur. Il faut que dans une famille de quatre ou cinq
-enfants il y en ait toujours un de malade, puisque la
-moitié des enfants meurt avant sept ans, et dans ce
-pays, dès qu'un des bambins est malade, la mère ne
-sort plus. Je les vois trouver un plaisir indicible à être
-caressées par leurs enfants. Peu à peu elles perdent
-toutes leurs idées. C'est comme à Philadelphie. Des
-jeunes filles de la gaieté la plus folle et la plus innocente
-y deviennent, en moins d'un an, les plus ennuyeuses
-des femmes. Pour en finir sur les mariages de
-l'Allemagne protestante, la dot de la femme est à peu
-près nulle à cause des fiefs. M<sup>lle</sup> de Diesdorff, fille d'un
-homme qui a quarante mille livres de rente, aura peut-être
-deux mille écus de dot (sept mille cinq cents
-francs).</p>
-
-<p>«M. de Mermann a eu quatre mille écus de sa
-femme.</p>
-
-<p>«Le supplément de dot est payable en vanité à la
-cour. «On trouverait dans la bourgeoisie, me disait
-Mermann, des partis de cent ou cent cinquante mille
-écus (six cent mille francs au lieu de quinze). Mais
-on ne peut plus être présenté à la cour; on est
-séquestré de toute société où se trouve un prince ou
-une princesse: <i>c'est affreux</i>.» Ce sont ses termes,
-et c'était le cri du c&oelig;ur.</p>
-
-<p>«Une femme allemande qui aurait l'âme de Phi***,
-avec son esprit, sa figure noble et sensible, le feu
-qu'elle devait avoir à dix-huit ans (elle en a vingt-sept),
-étant honnête et pleine de naturel par les m&oelig;urs
-du pays, n'ayant, par la même cause, que la petite dose
-utile de religion, rendrait sans doute son mari fort
-heureux. Mais comment se flatter d'être constant
-auprès de mères de famille si insipides?»</p>
-
-<p>«&mdash;<i>Mais il était marié</i>,» m'a-t-elle répondu ce
-matin comme je blâmais les quatre ans de silence de
-l'amant de Corinne, lord Oswald. Elle a veillé jusqu'à
-trois heures pour lire Corinne; ce roman lui a donné
-une profonde émotion, et elle me répond avec sa touchante
-candeur: «<i>Mais il était marié.</i>»</p>
-
-<p>«Phi*** a tant de naturel et une sensibilité si naïve,
-que, même en ce pays du naturel, elle semble prude
-aux petits esprits montés sur de petites âmes. Leurs
-plaisanteries lui font mal au c&oelig;ur, et elle ne le cache
-guère.</p>
-
-<p>«Quand elle est en bonne compagnie, elle rit comme
-une folle des plaisanteries les plus gaies. C'est elle qui
-m'a conté l'histoire de cette jeune princesse de seize
-ans, depuis si célèbre, qui entreprenait souvent de faire
-monter dans son appartement l'officier de garde à sa
-porte.»</p>
-
-
-<h4 id="ch58bis">LA SUISSE.</h4>
-
-<p>Je connais peu de familles plus heureuses que celles
-de l'<i>Oberland</i>, partie de la Suisse située près de Berne,
-et il est de notoriété publique (1816) que les jeunes
-filles y passent avec leurs amants les nuits du samedi
-au dimanche.</p>
-
-<p>Les sots qui connaissent le monde pour avoir fait le
-voyage de Paris à Saint-Cloud vont se récrier; heureusement
-je trouve dans un écrivain suisse la confirmation
-de ce que j'ai vu moi-même<a id="FNanchor_207" href="#Footnote_207" class="fnanchor">[207]</a> pendant quatre
-mois.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_207" href="#FNanchor_207"><span class="label">[207]</span></a> <i>Principes philosophiques du colonel Weiss</i>, septième édition,
-tome II, page 245.</p>
-</div>
-<p>«Un bon paysan se plaignait de quelques dégâts
-faits dans son verger; je lui demandai pourquoi il
-n'avait pas de chien: «Mes filles ne se marieraient
-jamais.» Je ne comprenais pas sa réponse; il me
-conte qu'il avait eu un chien si méchant, qu'il n'y avait
-plus de garçons qui osassent escalader ses fenêtres.</p>
-
-<p>«Un autre paysan, maire de son village, pour me
-faire l'éloge de sa femme, me disait que, du temps
-qu'elle était fille, il n'y en avait point qui eût plus de
-<i>kilter</i> ou <i>veilleurs</i> (qui eût plus de jeunes gens qui
-allassent passer la nuit avec elle).</p>
-
-<p>«Un colonel généralement estimé fut obligé, dans
-une course de montagnes, de passer la nuit au fond
-d'une des vallées les plus solitaires et les plus pittoresques
-du pays. Il logea chez le premier magistrat de
-la vallée, homme riche et accrédité. L'étranger remarqua
-en entrant une jeune fille de seize ans, modèle de
-grâce, de fraîcheur et de simplicité: c'était la fille du
-maître de la maison. Il y avait ce soir-là bal champêtre:
-l'étranger fit la cour à la jeune fille, qui était
-réellement d'une beauté frappante. Enfin, se faisant
-courage, il osa lui demander s'il ne pourrait pas <i>veiller</i>
-avec elle. «Non, répondit la jeune fille, je couche avec
-ma cousine; mais je viendrai moi-même chez vous.»
-Qu'on juge du trouble que causa cette réponse. On
-soupe, l'étranger se lève, la jeune fille prend le flambeau
-et le suit dans sa chambre; il croit toucher au
-bonheur. «Non, lui dit-elle avec candeur; il faut
-d'abord que je demande permission à maman.» La
-foudre l'eût moins atterré. Elle sort; il reprend courage
-et se glisse autour du salon de bois de ces bonnes gens;
-il entend la fille, qui, d'un ton caressant, priait sa
-mère de lui accorder la permission qu'elle désirait;
-elle l'obtient enfin. «N'est-ce pas, vieux, dit la mère à
-son mari, qui était déjà au lit, tu consens que Trineli
-passe la nuit avec M. le colonel?&mdash;De bon
-c&oelig;ur, répond le père; je crois qu'à un tel homme je
-prêterais encore ma femme.&mdash;Eh bien! va, dit la
-mère à Trineli; mais sois brave fille, et n'ôte pas ta
-jupe&hellip;» Au point du jour, Trineli, respectée par
-l'étranger, se leva vierge; elle arrangea les coussins du
-lit, prépara du café et de la crème pour son veilleur,
-et, après que, assise sur le lit, elle eut déjeuné avec
-lui, elle coupe un petit morceau de son <i>broustpletz</i>
-(pièce de velours qui couvre le sein). «Tiens, lui dit-elle,
-conserve ce souvenir d'une nuit heureuse; je
-ne l'oublierai jamais. Pourquoi es-tu colonel?» Et, lui
-ayant donné un dernier baiser, elle s'enfuit: il ne put
-plus la revoir<a id="FNanchor_208" href="#Footnote_208" class="fnanchor">[208]</a>.» Voilà l'excès exposé à nos m&oelig;urs
-françaises et que je suis loin d'approuver.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_208" href="#FNanchor_208"><span class="label">[208]</span></a> Je suis heureux de pouvoir dire avec les paroles d'un
-autre des faits extraordinaires que j'ai eu l'occasion d'observer.
-Certainement sans M. de Weiss je n'eusse pas rapporté
-ce trait de m&oelig;urs. J'en ai omis d'aussi caractéristiques à
-Valence et à Vienne.</p>
-</div>
-<p>Je voudrais, si j'étais législateur, qu'on prît en
-France, comme en Allemagne, l'usage des soirées dansantes.
-Trois fois par semaine, les jeunes filles iraient
-avec leurs mères à un bal commencé à sept heures,
-finissant à minuit, et exigeant pour tous frais un violon
-et des verres d'eau. Dans une pièce voisine, les mères,
-peut-être un peu jalouses de l'heureuse éducation de
-leurs filles, joueraient au boston; dans une troisième,
-les pères trouveraient les journaux et parleraient politique.
-Entre minuit et une heure, toutes les familles
-se réuniraient et regagneraient le toit paternel. Les
-jeunes filles apprendraient à connaître les jeunes hommes;
-la fatuité et l'indiscrétion qui la suit leur deviendraient
-bien vite odieuses; enfin, <i>elles se choisiraient
-un mari</i>. Quelques jeunes filles auraient des amours
-malheureuses, mais le nombre des maris trompés et
-des mauvais ménages diminuerait dans une immense
-proportion. Alors il serait moins absurde de chercher
-à punir l'infidélité par la honte, la loi dirait aux jeunes
-femmes: «Vous avez choisi votre mari; soyez-lui
-fidèle.» Alors j'admettrais la poursuite et la punition
-par les tribunaux de ce que les Anglais appellent <i lang="en" xml:lang="en">criminal
-conversation</i>. Les tribunaux pourraient imposer,
-au profit des prisons et des hôpitaux, une amende
-égale aux deux tiers de la fortune du séducteur et une
-prison de quelques années.</p>
-
-<p>Une femme pourrait être poursuivie pour adultère
-devant un jury. Le jury devrait d'abord déclarer que
-la conduite du mari a été irréprochable.</p>
-
-<p>La femme convaincue pourrait être condamnée à la
-prison pour la vie. Si le mari avait été absent plus de
-deux ans, la femme ne pourrait être condamnée qu'à
-une prison de quelques années. Les m&oelig;urs publiques
-se modèleraient bientôt sur ces lois et les perfectionneraient<a id="FNanchor_209" href="#Footnote_209" class="fnanchor">[209]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_209" href="#FNanchor_209"><span class="label">[209]</span></a> L'<i lang="en" xml:lang="en">Examiner</i>, journal anglais, en rendant compte du procès
-de la reine (n<sup>o</sup> 662. du 3 septembre 1820), ajoute:</p>
-
-<p>«<span lang="en" xml:lang="en">We have a system of sexual morality, under which thousands
-of women become mercenary prostitutes whom virtuous
-women are taught to scorn, while virtuous men retain the privilege
-of frequenting those very women, without its being
-regarded as any thing more than a venial offence.</span>»</p>
-
-<p>Il y a une noble hardiesse dans le pays du <i lang="en" xml:lang="en">Cant</i> à oser exprimer,
-sur cet objet une vérité, quelque triviale et palpable
-qu'elle soit; cela est encore plus méritoire à un pauvre journal
-qui ne peut espérer de succès qu'en étant acheté par les gens
-riches, lesquels regardent les évêques et la Bible comme l'unique
-sauvegarde de leurs belles livrées.</p>
-</div>
-<p>Alors les nobles et les prêtres, tout en regrettant
-amèrement les siècles décents de M<sup>me</sup> de Montespan
-ou de M<sup>me</sup> du Barry, seraient forcés de permettre le
-divorce<a id="FNanchor_210" href="#Footnote_210" class="fnanchor">[210]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_210" href="#FNanchor_210"><span class="label">[210]</span></a> M<sup>me</sup> de Sévigné écrivait à sa fille, le 23 décembre 1671:
-«Je ne sais si vous avez appris que Villarceaux, en parlant au
-roi d'une charge pour son fils, prit habilement l'occasion de
-lui dire qu'il y avait des gens qui se mêlaient de dire à sa
-nièce (M<sup>lle</sup> de Rouxel), que Sa Majesté avait quelque dessein
-pour elle; que si cela était, il le suppliait de se servir de lui,
-que l'affaire serait mieux entre ses mains que dans celles des
-autres, et qu'il s'y emploierait avec succès. Le roi se mit à
-rire, et dit: <i>Villarceaux, nous sommes trop vieux, vous et
-moi, pour attaquer des demoiselles de quinze ans</i>. Et comme
-un galant homme se moqua de lui et conta ce discours chez les
-dames (Tome II, page 340).</p>
-
-<p>Mémoires de Lauzun, de Bezenval, de M<sup>me</sup> d'Épinay, etc.,
-etc. Je supplie qu'on ne me condamne pas tout à fait sans
-relire ces mémoires.</p>
-</div>
-<p>Il y aurait dans un village, en vue de Paris, un élysée
-pour les femmes malheureuses, une maison de
-refuge où, sous peine des galères, il n'entrerait d'autre
-homme que le médecin et l'aumônier. Une femme qui
-voudrait obtenir le divorce serait tenue, avant tout,
-d'aller se constituer prisonnière dans cet élysée; elle
-y passerait deux années sans sortir une seule fois. Elle
-pourrait écrire, sans jamais recevoir de réponse.</p>
-
-<p>Un conseil composé de pairs de France et de quelques
-magistrats estimés dirigerait, au nom de la
-femme, les poursuites pour le divorce, et réglerait la
-pension à payer par le mari à l'établissement. La
-femme qui succomberait dans sa demande devant les
-tribunaux serait admise à passer le reste de sa vie à
-l'élysée. Le gouvernement compléterait à l'administration
-de l'élysée deux mille francs par femme réfugiée.
-Pour être reçue à l'élysée, il faudrait avoir eu une dot
-de plus de vingt mille francs. La sévérité du régime
-moral serait extrême.</p>
-
-<p>Après deux ans d'une totale séparation du monde,
-une femme divorcée pourrait se remarier.</p>
-
-<p>Une fois arrivées à ce point, les chambres pourraient
-examiner si, pour établir l'émulation du mérite entre
-les jeunes filles, il ne conviendrait pas d'attribuer aux
-garçons une part double de celles des s&oelig;urs dans le
-partage de l'héritage paternel. Les filles qui ne trouveraient
-pas à se marier auraient une part égale à
-celles des mâles. On peut remarquer en passant que
-ce système détruirait peu à peu l'habitude des mariages
-de convenance trop inconvenants. La possibilité du
-divorce rendrait inutiles les excès de bassesse.</p>
-
-<p>Il faudrait établir sur divers points de la France, et
-dans des villages pauvres, trente abbayes pour les
-vieilles filles. Le gouvernement chercherait à entourer
-ces établissements de considération, pour consoler un
-peu la tristesse des pauvres filles qui y achèveraient
-leur vie. Il faudrait leur donner tous les hochets de la
-dignité.</p>
-
-<p>Mais laissons ces chimères.</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch59">CHAPITRE LIX<br />
-Werther et don Juan.</h3>
-
-
-<p>Parmi les jeunes gens, lorsque l'on s'est bien moqué
-d'un pauvre amoureux et qu'il a quitté le salon, ordinairement
-la conversation finit par agiter la question
-de savoir s'il vaut mieux prendre les femmes comme
-le don Juan de Mozart, ou comme Werther. Le contraste
-serait plus exact si j'eusse cité Saint-Preux, mais
-c'est un si plat personnage, que je ferais tort aux âmes
-tendres en le leur donnant pour représentant.</p>
-
-<p>Le caractère de don Juan requiert un plus grand
-nombre de ces vertus utiles et estimées dans le monde:
-l'admirable intrépidité, l'esprit de ressource, la vivacité,
-le sang-froid, l'esprit amusant, etc.</p>
-
-<p>Les don Juan ont de grands moments de sécheresse
-et une vieillesse fort triste; mais la plupart des hommes
-n'arrivent pas à la vieillesse.</p>
-
-<p>Les amoureux jouent un pauvre rôle le soir dans le
-salon, car l'on n'a de talent et de force auprès des
-femmes qu'autant qu'on met à les avoir exactement le
-même intérêt qu'à une partie de billard. Comme la
-société connaît aux amoureux un grand intérêt dans
-la vie, quelque esprit qu'ils aient, ils prêtent le flanc à
-la plaisanterie; mais le matin en s'éveillant, au lieu
-d'avoir de l'humeur jusqu'à ce que quelque chose de
-piquant et de malin les soit venu ranimer, ils songent
-à ce qu'ils aiment et font des châteaux en Espagne
-habités par le bonheur.</p>
-
-<p>L'amour à la Werther ouvre l'âme à tous les arts,
-à toutes les impressions douces et romantiques, au clair
-de lune, à la beauté des bois, à celle de la peinture,
-en un mot au sentiment et à la jouissance du <i>beau</i>,
-sous quelque forme qu'il se présente, fût-ce sous un
-habit de bure. Il fait trouver le bonheur même sous
-les richesses<a id="FNanchor_211" href="#Footnote_211" class="fnanchor">[211]</a>. Ces âmes-là, au lieu d'être sujettes à se
-blaser comme Mielhan, Bezenval, etc., deviennent
-folles par excès de sensibilité comme Rousseau. Les
-femmes douées d'une certaine élévation d'âme qui,
-après la première jeunesse, savent voir l'amour où il
-est, et quel est cet amour, échappent en général aux
-don Juan qui ont pour eux plutôt le nombre que la
-qualité des conquêtes. Remarquez, au désavantage de
-la considération des âmes tendres, que la publicité est
-nécessaire au triomphe des don Juan, comme le secret
-à ceux des Werther. La plupart des gens qui s'occupent
-de femmes par état sont nés au sein d'une grande
-aisance, c'est-à-dire sont, par le fait de leur éducation
-et par l'imitation de ce qui les entourait dans leur jeunesse,
-égoïstes et secs<a id="FNanchor_212" href="#Footnote_212" class="fnanchor">[212]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_211" href="#FNanchor_211"><span class="label">[211]</span></a> Premier volume de la <i>Nouvelle Héloïse</i>, et tous les volumes,
-si Saint-Preux se fût trouvé avoir l'ombre du caractère;
-mais c'était un vrai poète, un bavard sans résolution, qui
-n'avait du c&oelig;ur qu'après avoir péroré, d'ailleurs homme fort
-plat. Ces gens-là ont l'immense avantage de ne pas choquer
-l'orgueil féminin, et de ne jamais donner d'<i>étonnement</i> à leur
-amie. Qu'on pèse ce mot; c'est peut-être là tout le secret du
-succès des hommes plats auprès des femmes distinguées. Cependant
-l'amour n'est pas une passion qu'autant qu'il fait oublier
-l'amour-propre. Elles ne sentent donc pas complètement
-l'amour, les femmes qui, comme L.., lui demandent les plaisirs
-de l'orgueil. Sans s'en douter, elles sont à la même hauteur
-que l'homme prosaïque, objet de leur mépris, qui cherche dans
-l'amour, l'amour et la vanité. Elles, elles veulent l'amour et
-l'orgueil; mais l'amour se retire la rougeur sur le front; c'est
-le plus orgueilleux des despotes: ou il est tout, ou il n'est
-rien.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_212" href="#FNanchor_212"><span class="label">[212]</span></a> Voir une page d'André Chénier, <i>&OElig;uvres</i>, page 370; ou
-bien ouvrir les yeux dans le monde, ce qui est plus difficile. «En
-général, ceux que nous appelons patriciens sont plus éloignés
-que les autres hommes de rien aimer», dit l'empereur Marc-Aurèle.
-(<i>Pensées</i>, page 50.)</p>
-</div>
-<p>Les vrais don Juan finissent même par regarder les
-femmes comme le parti ennemi, et par se réjouir de
-leurs malheurs de tous genres.</p>
-
-<p>Au contraire, l'aimable duc delle Pignatelle nous
-montrait à Munich la vraie manière d'être heureux par
-la volupté, même sans l'amour-passion. «Je vois qu'une
-femme me plaît, me disait-il un soir, quand je me
-trouve tout interdit auprès d'elle et que je ne sais que
-lui dire.» Bien loin de mettre son amour-propre à
-rougir et à se venger de ce moment d'embarras, il le
-cultivait précieusement comme la source du bonheur.
-Chez cet aimable jeune homme, l'amour goût était tout
-à fait exempt de la vanité qui corrode; c'était une
-nuance affaiblie, mais pure et sans mélange, de l'amour
-véritable; et il respectait toutes les femmes comme
-des êtres charmants envers qui nous sommes bien
-injustes (20 février 1820).</p>
-
-<p>Comme on ne se choisit pas un tempérament, c'est-à-dire
-une âme, l'on ne se donne pas un rôle supérieur.
-J.-J. Rousseau et le duc de Richelieu auraient eu beau
-faire, malgré tout leur esprit, ils n'auraient pu changer
-de carrière auprès des femmes. Je croirais volontiers
-que le duc n'a jamais eu de moments comme
-ceux que Rousseau trouva dans le parc de la Chevrette,
-auprès de M<sup>me</sup> d'Houdetot; à Venise, en écoutant
-la musique des <i lang="it" xml:lang="it">Scuole</i>; et à Turin aux pieds de
-M<sup>me</sup> Bazile. Mais aussi il n'eut jamais à rougir du ridicule
-dont Rousseau se couvre auprès de M<sup>me</sup> de Larnage
-et dont le remords le poursuit le reste de sa
-vie.</p>
-
-<p>Le rôle des Saint Preux est plus doux et remplit
-tous les moments de l'existence; mais il faut convenir
-que celui de don Juan est bien plus brillant. Si
-Saint-Preux change de goût au milieu de sa vie, solitaire
-et retiré, avec des habitudes pensives, il se trouve
-sur la scène du monde à la dernière place, tandis que
-don Juan se voit une réputation superbe parmi les
-hommes, et pourra peut-être encore plaire à une
-femme tendre en lui faisant le sacrifice sincère de ses
-goûts libertins.</p>
-
-<p>Par toutes les raisons présentées jusqu'ici, il me
-semble que la question se balance. Ce qui me fait
-croire les Werther plus heureux, c'est que don Juan
-réduit l'amour à n'être qu'une affaire ordinaire. Au
-lieu d'avoir, comme Werther, des réalités qui se
-modèlent sur ses désirs, il a des désirs imparfaitement
-satisfaits par la froide réalité, comme dans l'ambition,
-l'avarice et les autres passions. Au lieu de se perdre
-dans les rêveries enchanteresses de la cristallisation,
-il pense comme un général au succès de ses man&oelig;uvres<a id="FNanchor_213" href="#Footnote_213" class="fnanchor">[213]</a>,
-et, en un mot, tue l'amour, au lieu d'en jouir
-plus qu'un autre, comme croit le vulgaire.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_213" href="#FNanchor_213"><span class="label">[213]</span></a> Comparez <i>Lovelace</i> à <i>Tom Jones</i>.</p>
-</div>
-<p>Ce qui précède me semble sans réplique. Une autre
-raison qui l'est pour le moins autant à mes yeux, mais
-que, grâce à la méchanceté de la providence, il faut
-pardonner aux hommes de ne pas reconnaître, c'est
-que l'habitude de la justice me paraît, sauf les accidents,
-la route la plus assurée pour arriver au bonheur, et
-les Werther ne sont pas scélérats<a id="FNanchor_214" href="#Footnote_214" class="fnanchor">[214]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_214" href="#FNanchor_214"><span class="label">[214]</span></a> Voir la <i>Vie privée du duc de Richelieu</i>, 9 volumes in-8<sup>o</sup>.
-Pourquoi, au moment où un assassin tue un homme, ne tombe-t-il
-pas mort aux pieds de sa victime? Pourquoi les maladies?
-et, s'il y a des maladies, pourquoi un Troistaillons ne meurt-il
-pas de la colique? Pourquoi Henri IV règne-t-il vingt et un
-ans, et Louis XV cinquante-neuf? Pourquoi la durée de la vie
-n'est-elle pas en proportion exacte avec le degré de vertu de
-chaque homme? Et autres questions <i>infâmes</i>, diront les philosophes
-anglais, qu'il n'y a assurément aucun mérite à poser,
-mais auxquelles il y aurait quelque mérite à répondre autrement
-que par des injures et du <i lang="en" xml:lang="en">cant</i>.</p>
-</div>
-<p>Pour être heureux dans le crime, il faudrait exactement
-n'avoir pas de remords. Je ne sais si un tel être
-peut exister<a id="FNanchor_215" href="#Footnote_215" class="fnanchor">[215]</a>; je ne l'ai jamais rencontré, et je parierais
-que l'aventure de M<sup>me</sup> Michelin troublait les nuits
-du duc de Richelieu.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_215" href="#FNanchor_215"><span class="label">[215]</span></a> Voir Néron après le meurtre de sa mère, dans Suétone;
-et cependant de quelles belles masses de flatterie n'était-il pas
-environné?</p>
-</div>
-<p>Il faudrait, ce qui est impossible, n'avoir exactement
-pas de sympathie, ou pouvoir mettre à mort le genre
-humain<a id="FNanchor_216" href="#Footnote_216" class="fnanchor">[216]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_216" href="#FNanchor_216"><span class="label">[216]</span></a> La cruauté n'est qu'une sympathie souffrante. Le <i>pouvoir</i>
-n'est le premier des bonheurs, après l'amour, que parce que
-l'on croît être en état de <i>commander la sympathie</i>.</p>
-</div>
-<p>Les gens qui ne connaissent l'amour que par les
-romans éprouveront une répugnance naturelle en lisant
-ces phrases en faveur de la vertu en amour. C'est que,
-par les lois du roman, la peinture de l'amour vertueux
-est essentiellement ennuyeuse et peu intéressante. Le
-sentiment de la vertu paraît ainsi de loin neutraliser
-celui de l'amour, et les paroles <i>amour vertueux</i> semblent
-synonymes d'amour faible. Mais tout cela est une
-<i>infirmité</i> de l'art de peindre, qui ne fait rien à la passion
-telle qu'elle existe dans la nature<a id="FNanchor_217" href="#Footnote_217" class="fnanchor">[217]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_217" href="#FNanchor_217"><span class="label">[217]</span></a> Si l'on peint aux yeux du spectateur le sentiment de la
-vertu à côté du sentiment de l'amour, on se trouve avoir représenté
-un c&oelig;ur partagé entre deux sentiments. La vertu dans
-les romans n'est bonne qu'à sacrifier. Julie d'Étanges.</p>
-</div>
-<p>Je demande la permission de faire le portrait du plus
-intime de mes amis.</p>
-
-<p>Don Juan abjure tous les devoirs qui le lient au reste
-des hommes. Dans le grand marché de la vie, c'est un
-marchand de mauvaise foi qui prend toujours et ne
-paye jamais. L'idée de l'égalité lui inspire la rage que
-l'eau donne à l'hydrophobe; c'est pour cela que l'orgueil
-de la naissance va si bien au caractère de don
-Juan. Avec l'idée de l'égalité des droits disparaît celle
-de la justice, ou plutôt si don Juan est sorti d'un sang
-illustre, ces idées communes ne l'ont jamais approché;
-et je croirais assez qu'un homme qui porte un nom
-historique est plus disposé qu'un autre à mettre le feu
-à une ville pour se faire cuire un &oelig;uf<a id="FNanchor_218" href="#Footnote_218" class="fnanchor">[218]</a>. Il faut l'excuser;
-il est tellement possédé de l'amour de soi-même,
-qu'il arrive au point de perdre l'idée du mal qu'il cause,
-et de ne voir plus que lui dans l'univers qui puisse
-jouir ou souffrir. Dans le feu de la jeunesse, quand
-toutes les passions font sentir la vie dans notre propre
-c&oelig;ur et éloignent la méfiance de celui des autres, don
-Juan, plein de sensations et de bonheur apparent, s'applaudit
-de ne songer qu'à soi, tandis qu'il voit les autres
-hommes sacrifier au devoir; il croit avoir trouvé le
-grand art de vivre. Mais, au milieu de son triomphe,
-à peine à trente ans, il s'aperçoit avec étonnement que
-la vie lui manque, il éprouve un dégoût croissant pour
-ce qui faisait tous ses plaisirs. Don Juan me disait à
-Thorn, dans un accès d'humeur noire: «Il n'y a pas
-vingt variétés de femmes, et une fois qu'on en a eu
-deux ou trois de chaque variété, la satiété commence.»
-Je répondais: «Il n'y a que l'imagination
-qui échappe pour toujours à la satiété. Chaque
-femme inspire un intérêt différent, et bien plus, la
-même femme, si le hasard vous la présente deux ou
-trois ans plus tôt ou plus tard dans le cours de la
-vie, et si le hasard veut que vous aimiez, est aimée
-d'une manière différente. Mais une femme tendre,
-même en vous aimant, ne produirait sur vous, par
-ses prétentions à l'égalité, que l'irritation de l'orgueil.
-Votre manière d'avoir les femmes tue toutes
-les autres jouissances de la vie; celle de Werther
-les centuple.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_218" href="#FNanchor_218"><span class="label">[218]</span></a> Voir Saint-Simon, fausse couche de M<sup>me</sup> la duchesse de
-Bourgogne, et M<sup>me</sup> de Motteville, <i lang="la" xml:lang="la">passim</i>. Cette princesse, qui
-s'étonnait que les autres femmes eussent cinq doigts à la main
-comme elle; ce duc d'Orléans, Gaston, frère de Louis XIII,
-trouvant si simple que ses favoris allassent à l'échafaud pour
-lui faire plaisir. Voyez, en 1820, ces messieurs mettre en avant
-une loi d'élection qui peut ramener les Robespierre en France,
-etc., etc.; voyez Naples en 1799. (Je laisse cette note écrite
-en 1820. Liste des grands seigneurs de 1778 avec des notes sur
-leur moralité, données par le général Laclos, vue à Naples,
-chez le marquis Berio; manuscrit de plus de trois cents pages
-bien scandaleux.)</p>
-</div>
-<p>Ce triste drame arrive au dénouement. On voit le
-don Juan vieillissant s'en prendre aux choses de sa
-propre satiété, et jamais à soi. On le voit, tourmenté
-du poison qui le dévore, s'agiter en tous sens et changer
-continuellement d'objet. Mais, quel que soit le
-brillant des apparences, tout se termine pour lui à
-changer de peine; il se donne de l'ennui paisible ou
-de l'ennui agité: voilà le seul choix qui lui reste.</p>
-
-<p>Enfin il découvre et s'avoue à soi-même cette fatale
-vérité; dès lors il est réduit pour toute jouissance à
-faire sentir son pouvoir, et à faire ouvertement le mal
-pour le mal. C'est aussi le dernier degré du malheur
-habituel; aucun poète n'a osé en présenter l'image
-fidèle, ce tableau ressemblant ferait horreur.</p>
-
-<p>Mais on peut espérer qu'un homme supérieur détournera
-ses pas de cette route fatale, car il y a une contradiction
-au fond du caractère de don Juan. Je lui ai
-supposé beaucoup d'esprit, et beaucoup d'esprit conduit
-à la découverte de la vertu par le chemin du temple
-de la gloire<a id="FNanchor_219" href="#Footnote_219" class="fnanchor">[219]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_219" href="#FNanchor_219"><span class="label">[219]</span></a> Le caractère du jeune privilégié, en 1822, est assez correctement
-représenté par le brave Bothwell, d'<i lang="en" xml:lang="en">Old Mortality</i>.</p>
-</div>
-<p>La Rochefoucauld, qui s'entendait pourtant en
-amour-propre, et qui dans la vie réelle n'était rien
-moins qu'un nigaud d'homme de lettres<a id="FNanchor_220" href="#Footnote_220" class="fnanchor">[220]</a>, dit (267):
-«Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux
-par la passion que l'on a que par celle que l'on
-inspire.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_220" href="#FNanchor_220"><span class="label">[220]</span></a> Voir les Mémoires de Retz, et le mauvais moment qu'il fit
-passer au coadjuteur, entre deux portes, au Parlement.</p>
-</div>
-<p>Le bonheur de don Juan n'est que de la vanité basée,
-il est vrai, sur des circonstances amenées par beaucoup
-d'esprit et d'activité; mais il doit sentir que le moindre
-général qui gagne une bataille, que le moindre préfet
-qui contient un département, a une jouissance plus
-remarquable que la sienne; tandis que le bonheur du
-duc de Nemours quand M<sup>me</sup> de Clèves lui dit qu'elle
-l'aime est, je crois, au-dessus du bonheur de Napoléon
-à Marengo.</p>
-
-<p>L'amour à la don Juan est un sentiment dans le
-genre du goût pour la chasse. C'est un besoin d'activité
-qui doit être réveillé par des objets divers et mettant
-sans cesse en doute votre talent.</p>
-
-<p>L'amour à la Werther est comme le sentiment d'un
-écolier qui fait une tragédie et mille fois mieux; c'est
-un but nouveau dans la vie, auquel tout se rapporte,
-et qui change la face de tout. L'amour-passion jette
-aux yeux d'un homme toute la nature avec ses aspects
-sublimes, comme une nouveauté inventée d'hier. Il
-s'étonne de n'avoir jamais vu le spectacle singulier qui
-se découvre à son âme. Tout est neuf, tout est vivant,
-tout respire l'intérêt le plus passionné<a id="FNanchor_221" href="#Footnote_221" class="fnanchor">[221]</a>. Un amant
-voit la femme qu'il aime dans la ligne d'horizon de
-tous les paysages qu'il rencontre, et faisant cent lieues
-pour aller l'entrevoir un instant, chaque arbre, chaque
-rocher lui parle d'elle d'une manière différente et lui
-en apprend quelque chose de nouveau. Au lieu du fracas
-de ce spectacle magique, don Juan a besoin que
-les objets extérieurs, qui n'ont de prix pour lui que
-par leur degré d'utilité, lui soient rendus piquants par
-quelque intrigue nouvelle.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_221" href="#FNanchor_221"><span class="label">[221]</span></a> Vol. 1819. Les Chèvrefeuilles à la descente.</p>
-</div>
-<p>L'amour à la Werther a de singuliers plaisirs; après
-un an ou deux, quand l'amant n'a plus, pour ainsi
-dire, qu'une âme avec ce qu'il aime, et cela, chose
-étrange, même indépendamment des succès en amour,
-même avec les rigueurs de sa maîtresse, quoi qu'il
-fasse ou qu'il voie, il se demande: «Que dirait-elle si
-elle était avec moi? que lui dirais-je de cette vue de
-<i>Casa-Lecchio</i>?» Il lui parle, il écoute ses réponses,
-il rit des plaisanteries qu'elle lui fait. A cent lieues
-d'elle et sous le poids de sa colère, il se surprend à se
-faire cette réflexion: «Léonore était fort gaie ce
-soir.» Il se réveille: «Mais, mon Dieu! se dit-il en
-soupirant, il y a des fous à Bedlam qui le sont moins
-que moi!»</p>
-
-<p>«&mdash;Mais vous m'impatientez, me dit un de mes
-amis auquel je lis cette remarque: vous opposez sans
-cesse l'homme passionné au don Juan, ce n'est pas là
-la question. Vous auriez raison si l'on pouvait à
-volonté se donner une passion. Mais dans l'indifférence,
-que faire?»&mdash;L'amour-goût, sans horreurs.
-Les horreurs viennent toujours d'une petite âme qui
-a besoin de se rassurer sur son propre mérite.</p>
-
-<p>Continuons. Les don Juan doivent avoir bien de la
-peine à convenir de la vérité de cet état de l'âme dont
-je parlais tout à l'heure. Outre qu'ils ne peuvent le
-voir ni le sentir, il choque trop leur vanité. L'erreur
-de leur vie est de croire conquérir en quinze jours ce
-qu'un amant transi obtient à peine en six mois. Ils se
-fondent sur des expériences faites aux dépens de ces
-pauvres diables qui n'ont ni l'âme qu'il faut pour
-plaire, en révélant ses mouvements naïfs à une femme
-tendre, ni l'esprit nécessaire pour le rôle de don Juan.
-Ils ne veulent pas voir que ce qu'ils obtiennent, fût-il
-même accordé par la même femme, n'est pas la même
-chose.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">L'homme prudent sans cesse se méfie.</div>
-<div class="verse">C'est pour cela que des amants trompeurs</div>
-<div class="verse">Le nombre est grand. Les dames que l'on prie</div>
-<div class="verse">Font soupirer longtemps des serviteurs</div>
-<div class="verse">Qui n'ont jamais été faux de leur vie.</div>
-<div class="verse">Mais du trésor qu'elles donnent enfin</div>
-<div class="verse">Le prix n'est su que du c&oelig;ur qui le goûte;</div>
-<div class="verse">Plus on l'achète et plus il est divin:</div>
-<div class="verse">Le lot d'amour ne vaut pas ce qu'il coûte.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Nivernais</span>, <i>le Troubadour Guillaume de la Tour</i>, <small>III</small>, 342.</div>
-<p>L'amour-passion à l'égard des don Juan peut se
-comparer à une route singulière, escarpée, incommode,
-qui commence à la vérité parmi des bosquets charmants,
-mais bientôt se perd entre des rochers taillés
-à pic, dont l'aspect n'a rien de flatteur pour les yeux
-vulgaires. Peu à peu la route s'enfonce dans les hautes
-montagnes au milieu d'une forêt sombre dont les
-arbres immenses, en interceptant le jour par leurs
-têtes touffues et élevées jusqu'au ciel, jettent une
-sorte d'horreur dans les âmes non trempées par le
-danger.</p>
-
-<p>Après avoir erré péniblement comme dans un labyrinthe
-infini dont les détours multipliés impatientent
-l'amour-propre, tout à coup l'on fait un détour, et
-l'on se trouve dans un monde nouveau, dans la délicieuse
-vallée de Cachemire de Lalla-Rook.</p>
-
-<p>Comment les don Juan, qui ne s'engagent jamais dans
-cette route ou qui n'y font tout au plus que quelques
-pas, pourraient-ils juger des aspects qu'elle présente
-au bout du voyage?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>«Vous voyez que l'inconstance est bonne:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«Il me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde.»</div>
-</div>
-
-<p>&mdash;Bien, vous vous moquez des serments et de la
-justice. Que cherche-t-on par l'inconstance? le plaisir
-apparemment.</p>
-
-<p>Mais le plaisir que l'on rencontre auprès d'une jolie
-femme désirée quinze jours et gardée trois mois, est
-<i>différent</i> du plaisir que l'on trouve avec une maîtresse
-désirée trois ans et gardée dix.</p>
-
-<p>Si je ne mets pas <i>toujours</i>, c'est qu'on dit que la
-vieillesse, changeant nos organes, nous rend incapables
-d'aimer; pour moi, je n'en crois rien. Votre maîtresse,
-devenue votre amie intime, vous donne d'autres
-plaisirs, les plaisirs de la vieillesse. C'est une fleur
-qui, après avoir été rose le matin, dans la saison des
-fleurs, se change en un fruit délicieux le soir, quand
-les roses ne sont plus de saison<a id="FNanchor_222" href="#Footnote_222" class="fnanchor">[222]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_222" href="#FNanchor_222"><span class="label">[222]</span></a> Voir les Mémoires de Collé; sa femme.</p>
-</div>
-<p>Une maîtresse désirée trois ans est réellement maîtresse
-dans toute la force du terme; on ne l'aborde
-qu'en tremblant, et, dirais-je aux don Juan, l'homme
-qui tremble ne s'ennuie pas. Les plaisirs de l'amour
-sont toujours en proportion de la crainte.</p>
-
-<p>Le malheur de l'inconstance, c'est l'ennui; le malheur
-de l'amour-passion, c'est le désespoir et la mort. On
-remarque les désespoirs d'amour; ils font anecdote;
-personne ne fait attention aux vieux libertins blasés
-qui crèvent d'ennui et dont Paris est pavé.</p>
-
-<p>«L'amour brûle la cervelle à plus de gens que l'ennui.»&mdash;Je
-le crois bien, l'ennui ôte tout, jusqu'au
-courage de se tuer.</p>
-
-<p>Il y a tel caractère fait pour ne trouver le plaisir que
-dans la variété. Mais un homme qui porte aux nues le
-vin de Champagne aux dépens du bordeaux ne fait
-que dire avec plus ou moins d'éloquence: «J'aime
-mieux le Champagne.»</p>
-
-<p>Chacun de ces vins a ses partisans, et tous ont raison,
-s'ils se connaissent bien eux-mêmes, et s'ils courent
-après le genre de bonheur qui est le mieux adapté
-à leurs organes<a id="FNanchor_223" href="#Footnote_223" class="fnanchor">[223]</a> et à leurs habitudes. Ce qui gâte le
-parti de l'inconstance, c'est que tous les sots se rangent
-de ce côté par manque de courage.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_223" href="#FNanchor_223"><span class="label">[223]</span></a> Les physiologistes qui connaissent les organes vous disent:
-«L'injustice, dans les relations de la vie sociale, produit sécheresse,
-défiance et malheur.»</p>
-</div>
-<p>Mais enfin chaque homme, s'il veut se donner la
-peine de s'étudier soi-même, a son <i>beau idéal</i>, et il me
-semble qu'il y a toujours un peu de ridicule à vouloir
-convertir son voisin.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch60">CHAPITRE LX<br />
-Des fiasco (inédit).</h3>
-
-
-<p>«Tout l'empire amoureux est rempli d'histoires tragiques,»
-dit M<sup>me</sup> de Sévigné, racontant le malheur de
-son fils auprès de la célèbre Champmeslé.</p>
-
-<p>Montaigne se tire fort bien d'un sujet si scabreux.</p>
-
-<p>«Je suis encore en ce doute que ces plaisantes liaisons
-d'aiguillettes, de quoy nostre monde se void si
-entraué, qu'il ne se parle d'autre chose, ce sont volontiers
-des impressions de l'appréhension et de la crainte;
-car ie sçay par expérience que tel de qui ie puis respondre
-comme de moy-mesme, en qui il ne pouuoit
-cheoir soupçon aucun de foiblesse, et aussi peu d'enchantement,
-ayant ouy faire le conte à vn sien compagnon
-d'vne défaillance extraordinaire, en quoy il estoit
-tombé sur le poinct qu'il en avoit le moins de besoin,
-se trouuant en pareille occasion, l'horreur de ce conte
-luy vint à coup si rudement frapper l'imagination, qu'il
-encourut vne fortune pareille. Et de là en hors fut
-subiect à y recheoir, ce vilain souuenir de son inconuénient
-le gourmandant et le tyrannisant. Il trouua
-quelque remède à cette resuerie par vne autre resuerie.
-C'est que, aduouant luy mesme, et preschant, auant
-la main, cette sienne subiection, la contention de son
-asme se soulageoit sur ce que, apportant ce mal comme
-attendu, son obligation s'en amoindrissoit et lui en
-poisoit moins&hellip;</p>
-
-<p>«Qui en a esté vne fois capable n'en est plus incapable,
-sinon par iuste foiblesse. Ce malheur n'est à
-craindre qu'aux entreprises où notre asme se trouue
-outre mesure tendue de desir et de respect&hellip; J'en sçay
-à qui il a seruy d'y apporter le corps mesme, demy
-rassasié d'ailleurs&hellip; L'asme de l'assaillant, troublée de
-plusieurs diuerses allarmes, se perd aisément&hellip; La bru
-de Pythagoras disait que la femme qui se couche auec
-vn homme doit auec sa cotte laisser quant et quant la
-honte, et la reprendre auec sa cotte.»</p>
-
-<p>Cette femme avait raison pour la galanterie et tort
-pour l'amour.</p>
-
-<p>Le premier triomphe, mettant à part toute vanité,
-n'est directement agréable pour aucun homme:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> A moins qu'il n'ait pas eu le temps de désirer
-cette femme et de la livrer à son imagination, c'est-à-dire
-à moins qu'il ne l'ait dans les premiers moments
-qu'il la désire. C'est le cas du plus grand plaisir physique
-possible; car toute l'âme s'applique encore à voir
-les beautés sans songer aux obstacles.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Ou à moins qu'il ne soit question d'une femme
-absolument sans conséquence, une jolie femme de
-chambre, par exemple, une de ces femmes que l'on ne
-se souvient de désirer que quand on les voit. S'il entre
-un grain de passion dans le c&oelig;ur, il entre un grain de
-<i>fiasco</i> possible.</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Ou à moins que l'amant n'ait sa maîtresse d'une
-manière si imprévue, qu'elle ne lui laisse pas le temps
-de la moindre réflexion.</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Ou à moins d'un amour dévoué et excessif de la
-part de la femme, et non senti au même degré par son
-amant.</p>
-
-<p>Plus un homme est éperdument amoureux, plus
-grande est la violence qu'il est obligé de se faire pour
-oser toucher aussi familièrement, et risquer de fâcher
-un être qui, pour lui, semblable à la Divinité, lui inspire
-l'extrême amour et le respect extrême.</p>
-
-<p>Cette crainte-là, suite d'une passion fort tendre, et
-dans l'<i>amour-goût</i> la mauvaise honte qui provient d'un
-immense désir de plaire et du manque de courage, forment
-un sentiment extrêmement pénible que l'on sent
-en soi insurmontable, et dont on rougit. Or, si l'âme
-est occupée à avoir de la honte et à la surmonter, elle
-ne peut pas être employée à avoir du plaisir; car,
-avant de songer au plaisir, qui est un luxe, il faut que
-la <i>sûreté</i>, qui est le nécessaire, ne courre aucun
-risque.</p>
-
-<p>Il est des gens qui, comme Rousseau, éprouvent de
-la mauvaise honte, même chez les filles; ils n'y vont
-pas, car on ne les a qu'une fois, et cette première fois
-est désagréable.</p>
-
-<p>Pour voir que, vanité à part, le premier triomphe est
-très souvent un effort pénible, il faut distinguer entre
-le plaisir de l'aventure et le bonheur du moment qui la
-suit; on est toujours content:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> De se trouver enfin dans cette situation qu'on a
-tant désirée; d'être en possession d'un bonheur parfait
-pour l'avenir, et d'avoir passé le temps de ces
-rigueurs si cruelles qui vous faisaient douter de l'amour
-de ce que vous aimiez;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> De s'en être bien tiré, et d'avoir échappé à un
-danger; cette circonstance fait que ce n'est pas de la
-joie pure dans l'<i>amour-passion</i>; on ne sait ce qu'on
-fait, et l'on est sûr de ce qu'on aime; mais dans
-l'<i>amour-goût</i>, qui ne perd jamais la tête, ce moment
-est comme le retour d'un voyage; on s'examine, et, si
-l'amour tient beaucoup de la vanité, on veut masquer
-l'examen;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> La partie vulgaire de l'âme jouit d'avoir emporté
-une victoire.</p>
-
-<p>Pour peu que vous ayez de passion pour une femme,
-ou que votre imagination ne soit pas épuisée, si elle a
-la maladresse de vous dire un soir, d'un air tendre et
-interdit: «Venez demain à midi, je ne recevrai personne.»
-Par agitation nerveuse, vous ne dormirez pas
-de la nuit; l'on se figure de mille manières le bonheur
-qui nous attend; la matinée est un supplice; enfin,
-l'heure sonne, et il semble que chaque coup de l'horloge
-vous retentit dans le diaphragme. Vous vous acheminez
-vers la rue avec une palpitation; vous n'avez pas
-la force de faire un pas. Vous apercevez derrière sa jalousie
-la femme que vous aimez; vous montez en vous
-faisant courage&hellip; et vous faites le <i>fiasco d'imagination</i>.</p>
-
-<p>M. Rapture, homme excessivement nerveux, artiste
-et tête étroite, me contait à Messine que, non seulement
-toutes les premières fois, mais même à tous les
-rendez-vous, il a toujours eu du malheur. Cependant
-je croirais qu'il a été homme tout autant qu'un autre;
-du moins je lui ai connu deux maîtresses charmantes.</p>
-
-<p>Quant au sanguin parfait (le vrai Français, qui prend
-tout du beau côté, le colonel Mathis), un rendez-vous
-pour demain à midi, au lieu de le tourmenter par
-excès de sentiment, peint tout en couleur de rose jusqu'au
-moment fortuné. S'il n'eût pas eu de rendez-vous,
-le sanguin se serait un peu ennuyé.</p>
-
-<p>Voyez l'analyse de l'amour par Helvétius; je parierais
-qu'il sentait ainsi, et il écrivait pour la majorité
-des hommes. Ces gens-là ne sont guère susceptibles
-de l'<i>amour-passion</i>; il troublerait leur belle tranquillité;
-je crois qu'ils prendraient ses transports pour du
-malheur; du moins ils seraient humiliés de sa timidité.</p>
-
-<p>Le sanguin ne peut connaître tout au plus qu'une
-espèce de <i>fiasco</i> moral: c'est lorsqu'il reçoit un rendez-vous
-de Messaline, et que, au moment d'entrer
-dans son lit, il vient à penser devant quel terrible juge
-il va se montrer.</p>
-
-<p>Le timide tempérament mélancolique parvient quelquefois
-à se rapprocher du sanguin, comme dit Montaigne,
-par l'ivresse du vin de Champagne, pourvu
-toutefois qu'il ne se la donne pas exprès. Sa consolation
-doit être que ces gens si brillants qu'il envie, et
-dont jamais il ne saurait approcher, n'ont ni ses plaisirs
-divins ni ses accidents, et que les beaux-arts, qui
-se nourrissent des timidités de l'amour, sont pour eux
-lettres closes. L'homme qui ne désire qu'un bonheur
-commun, comme Duclos, le trouve souvent, n'est
-jamais malheureux, et, par conséquent, n'est pas sensible
-aux arts.</p>
-
-<p>Le tempérament athlétique ne trouve ce genre de
-malheur que par épuisement ou faiblesse corporelle,
-au contraire des tempéraments nerveux et mélancoliques,
-qui semblent créés tout exprès.</p>
-
-<p>Souvent, en se fatiguant auprès d'une autre femme,
-ces pauvres mélancoliques parviennent à éteindre un
-peu leur imagination, et par là à jouer un moins triste
-rôle auprès de la femme objet de leur passion.</p>
-
-<p>Que conclure de tout ceci? Qu'une femme sage ne se
-donne jamais la première fois par rendez-vous.&mdash;Ce
-doit être un bonheur imprévu.</p>
-
-<p>Nous parlions ce soir de <i>fiasco</i> à l'état-major du
-général Michaud, cinq très beaux jeunes gens de vingt-cinq
-à trente ans et moi. Il s'est trouvé que, à l'exception
-d'un fat, qui probablement n'a pas dit vrai, nous
-avions tous fait <i>fiasco</i> la première fois avec nos maîtresses
-les plus célèbres. Il est vrai que peut être aucun
-de nous n'a connu ce que Delfante appelle l'<i>amour-passion</i>.</p>
-
-<p>L'idée que ce malheur est extrêmement commun doit
-diminuer le danger.</p>
-
-<p>J'ai connu un beau lieutenant de hussards, de vingt-trois
-ans, qui, à ce qu'il me semble, par excès d'amour,
-les trois premières nuits qu'il put passer avec une maîtresse
-qu'il adorait depuis six mois, et qui, pleurant un
-autre amant tué à la guerre, l'avait traité fort durement,
-ne put que l'embrasser et pleurer de joie. Ni lui
-ni elle n'étaient attrapés.</p>
-
-<p>L'ordonnateur H. Mondor, connu de toute l'armée,
-a fait <i>fiasco</i> trois jours de suite avec la jeune et séduisante
-comtesse Koller.</p>
-
-<p>Mais le roi du <i>fiasco</i>, c'est le raisonnable et beau
-colonel Horse, qui a fait <i>fiasco</i> seulement trois mois
-de suite avec l'espiègle et piquante N&hellip; V&hellip;, et, enfin,
-a été réduit à la quitter sans l'avoir jamais eue.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch61">FRAGMENTS DIVERS</h3>
-
-
-<p>J'ai réuni sous ce titre, que j'aurais voulu rendre
-encore plus modeste, un choix fait sans trop de sévérité
-parmi trois ou quatre cents cartes à jouer sur lesquelles
-j'ai trouvé des lignes tracées au crayon; souvent
-ce qu'il faut bien appeler le manuscrit original,
-faute d'un nom plus simple, est bâti de morceaux de
-papier de toute grandeur écrits au crayon, et que Lisio
-attachait avec de la cire pour ne pas avoir l'embarras
-de recopier. Il m'a dit une fois que rien de ce qu'il
-notait ne lui semblait une heure après valoir la peine
-d'être recopié. Je suis entré dans ce détail avec l'espérance
-qu'il me servira d'excuse pour les répétitions.</p>
-
-
-<h4>I</h4>
-
-<p>On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du
-caractère.</p>
-
-
-<h4>II</h4>
-
-<p>En 1821, la haine, l'amour et l'avarice, les trois passions
-les plus fréquentes, et avec le jeu, presque les
-seules à Rome.</p>
-
-<p>Les Romains paraissent <i>méchants</i> au premier abord;
-ils ne sont qu'extrêmement méfiants, et avec une imagination
-qui s'enflamme à la plus légère apparence.</p>
-
-<p>S'ils font des méchancetés <i>gratuites</i>, c'est un homme
-rongé par la peur, et qui cherche à se rassurer en
-essayant son fusil.</p>
-
-
-<h4>III</h4>
-
-<p>Si je disais, comme je le crois, que la <i>bonté</i> est le
-trait distinctif du caractère des habitants de Paris, je
-craindrais beaucoup de les offenser.</p>
-
-<p>«Je ne veux pas être bon.»</p>
-
-
-<h4>IV</h4>
-
-<p>Une marque de l'amour vient de naître, c'est que
-tous les plaisirs et toutes les peines que peuvent donner
-toutes les autres passions et tous les autres besoins
-de l'homme cessent à l'instant de l'affecter.</p>
-
-
-<h4>V</h4>
-
-<p>La pruderie est une espèce d'avarice, la pire de
-toutes.</p>
-
-
-<h4>VI</h4>
-
-<p>Avoir le caractère solide, c'est avoir une longue et
-ferme expérience des mécomptes et des malheurs de
-la vie. Alors l'on désire constamment et l'on ne désire
-pas du tout.</p>
-
-
-<h4>VII</h4>
-
-<p>L'amour tel qu'il est dans la haute société, c'est
-l'amour des combats, c'est l'amour du jeu.</p>
-
-
-<h4>VIII</h4>
-
-<p>Rien ne tue l'amour-goût comme les bouffées d'amour-passion
-dans le partner.</p>
-
-<div class="date">Contessina L. Forlì, 1819.</div>
-
-<h4>IX</h4>
-
-<p>Grand défaut des femmes, le plus choquant de tous
-pour un homme un peu digne de ce nom: le public,
-en fait de sentiments, ne s'élève guère qu'à des idées
-basses, et elles font le public juge suprême de leur
-vie; je dis même les plus distinguées, et souvent sans
-s'en douter, et même en croyant et disant le contraire.</p>
-
-<div class="date">Brescia, 1819.</div>
-
-<h4>X</h4>
-
-<p><i>Prosaïque</i> est un mot nouveau qu'autrefois je trouvais
-ridicule, car rien de plus froid que nos poésies;
-s'il y a quelque chaleur en France depuis cinquante
-ans, c'est assurément dans la prose.</p>
-
-<p>Mais enfin la contessina L&hellip; se servait du mot <i>prosaïque</i>,
-et j'aime à l'écrire.</p>
-
-<p>La définition est dans <i>Don Quichotte</i> et dans le <i>Contraste
-parfait du maître et de l'écuyer</i>. Le maître,
-grand et pâle; l'écuyer, gras et frais. Le premier, tout
-héroïsme et courtoisie; le second tout égoïsme et servilité;
-le premier, toujours rempli d'imaginations
-romanesques et touchantes; le second, un modèle d'esprit
-de conduite, un recueil de proverbes bien sages;
-le premier, toujours nourrissant son âme de quelque
-contemplation héroïque et hasardée; l'autre, ruminant
-quelque plan bien sage et dans lequel il ne manque
-pas d'admettre soigneusement en ligne de compte l'influence
-de tous les petits mouvements honteux et
-égoïstes du c&oelig;ur humain.</p>
-
-<p>Au moment où le premier devait être détrompé par
-le <i>non-succès</i> de ses imaginations d'hier, il est déjà
-occupé de ses châteaux en Espagne d'aujourd'hui.</p>
-
-<p>Il faut avoir un mari prosaïque et prendre un amant
-romanesque.</p>
-
-<p>Malborough avec l'âme <i>prosaïque</i>; Henri IV amoureux
-à cinquante-cinq ans d'une jeune princesse qui
-n'oubliait pas son âge, un c&oelig;ur romanesque<a id="FNanchor_224" href="#Footnote_224" class="fnanchor">[224]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_224" href="#FNanchor_224"><span class="label">[224]</span></a> Dulaure, <i>Histoire de Paris</i>.</p>
-
-<p>Scène muette dans l'appartement de la reine, le soir de la
-fête de la princesse de Condé; les ministres collés contre les
-murs et silencieux; le roi se promenant à grands pas.</p>
-</div>
-<p>Il y a moins d'âmes prosaïques dans la noblesse que
-dans le tiers état.</p>
-
-<p>C'est le défaut du commerce, il rend prosaïque.</p>
-
-
-<h4>XI</h4>
-
-<p>Rien d'intéressant comme la passion, c'est que tout
-y est imprévu et que l'agent y est victime. Rien de
-plat comme l'amour-goût, où tout est calcul comme
-dans toutes les prosaïques affaires de la vie.</p>
-
-
-<h4>XII</h4>
-
-<p>On finit toujours, à la fin de la visite, par traiter
-son amant mieux qu'on ne voudrait.</p>
-
-<div class="date">L. 2 novembre 1818.</div>
-<div class="section"></div>
-<h4>XIII</h4>
-
-<p>L'influence du rang se fait toujours sentir à travers
-le génie chez un parvenu. Voyez Rousseau tombant
-amoureux de toutes les <i>dames</i> qu'il rencontrait, et
-pleurant de ravissement, parce que le duc de L***, un
-des plus plats courtisans de l'époque, daigne se promener
-à droite plutôt qu'à gauche, pour accompagner un
-M. Coindet, ami de Rousseau.</p>
-
-<div class="date">L. 3 mai 1820.</div>
-
-<h4>XIV</h4>
-
-<div class="date">Ravenne, 23 janvier 1820.</div>
-<p>Les femmes ici n'ont que l'éducation des choses;
-une mère ne se gêne guère pour être au désespoir ou
-au comble de la joie, par amour, devant ses filles de
-douze à quinze ans. Rappelez-vous que dans ces climats
-heureux, beaucoup de femmes sont très bien jusqu'à
-quarante-cinq ans, et la plupart sont mariées à
-dix-huit.</p>
-
-<p>La Valchiusa, disant hier de Lampugnani: «Ah!
-celui-là était fait pour moi, il savait aimer, etc., etc.,»
-et suivant longtemps ce discours avec une amie, devant
-sa fille, jeune personne très alerte, de quatorze à quinze
-ans, qu'elle menait aussi aux promenades sentimentales
-avec cet amant.</p>
-
-<p>Quelquefois les jeunes filles accrochent des maximes
-de conduite excellentes: par exemple, M<sup>me</sup> Guarnacci,
-adressant à ses deux filles et à deux hommes qui en
-toute leur vie ne lui ont fait que cette visite, des
-maximes approfondies pendant une demi-heure, et
-appuyées d'exemples à leur connaissance (celui de la
-Cercara en Hongrie), sur l'époque précise à laquelle
-il convient de punir, par l'infidélité, les amants qui se
-conduisent mal.</p>
-
-
-<h4>XV</h4>
-
-<p>Le sanguin, le Français véritable (le colonel M..is),
-au lieu de se tourmenter par excès de sentiment
-comme Rousseau, s'il a un rendez-vous pour demain
-soir à sept heures, se peint tout en couleur de rose
-jusqu'au moment fortuné. Ces gens-là ne sont guère
-susceptibles de l'amour-passion, il troublerait leur
-belle tranquillité. Je vais jusqu'à dire que peut être ils
-prendraient ses transports pour du malheur, du moins
-ils seraient humiliés de sa timidité.</p>
-
-
-<h4>XVI</h4>
-
-<p>La plupart des hommes du monde, par vanité, par
-méfiance, par crainte du malheur, ne se livrent à aimer
-une femme qu'après l'intimité.</p>
-
-
-<h4>XVII</h4>
-
-<p>Les âmes tendres ont besoin de la facilité chez une
-femme pour encourager la cristallisation.</p>
-
-
-<h4>XVIII</h4>
-
-<p>Une femme croit entendre la voix du public dans
-le premier sot ou la première amie perfide qui se
-déclare auprès d'elle l'interprète fidèle du public.</p>
-
-
-<h4>XIX</h4>
-
-<p>Il y a un plaisir délicieux à serrer dans ses bras une
-femme qui vous a fait beaucoup de mal, qui a été
-votre cruelle ennemie pendant longtemps et qui est
-prête à l'être encore. Bonheur des officiers français en
-Espagne, 1812.</p>
-
-
-<h4>XX</h4>
-
-<p>Il faut la solitude pour jouir de son c&oelig;ur et pour
-aimer, mais il faut être répandu dans le monde pour
-réussir.</p>
-
-
-<h4>XXI</h4>
-
-<p>Toutes les observations des Français sur l'amour
-sont bien écrites, avec exactitude, point outrées, mais
-ne portent que des affectations, légères, disait l'aimable
-cardinal Lante.</p>
-
-
-<h4>XXII</h4>
-
-<p>Tous les <i>mouvements de passion</i> de la comédie des
-<i>Innamorati</i> de Goldoni sont excellents, c'est le style
-et les pensées qui révoltent par la plus dégoûtante
-bassesse: c'est le contraire d'une comédie française.</p>
-
-
-<h4>XXIII</h4>
-
-<p>Jeunesse de 1822. Qui dit penchant sérieux, disposition
-active, dit sacrifice du présent à l'avenir: rien
-n'élève l'âme comme le pouvoir et l'habitude de tels
-sacrifices. Je vois plus de probabilité pour les grandes
-passions en 1832 qu'en 1772.</p>
-
-
-<h4>XXIV</h4>
-
-<p>Le tempérament bilieux, quand il n'a pas des formes
-trop repoussantes, est peut-être celui de tous qui est
-le plus propre à frapper et à nourrir l'imagination des
-femmes. Si le tempérament bilieux n'est pas placé dans
-de belles circonstances, comme le Lauzun de Saint-Simon
-(Mémoires, tome V, 380), le difficile, c'est de
-s'y accoutumer. Mais, une fois ce caractère saisi par
-une femme, il doit l'entraîner. Oui, même le sauvage
-et fanatique Balfour (<i lang="en" xml:lang="en">Old Mortality</i>). C'est pour elles
-le contraire du prosaïque.</p>
-
-
-<h4>XXV</h4>
-
-<p>En amour on doute souvent de ce qu'on croit le plus
-(la R. 355). Dans toute autre passion, l'on ne doute
-plus de ce qu'on s'est une fois prouvé.</p>
-
-
-<h4>XXVI</h4>
-
-<p>Les vers furent inventés pour aider la mémoire.
-Plus tard on les conserva pour augmenter le plaisir
-par la vue de la difficulté vaincue. Les garder aujourd'hui
-dans l'art dramatique, reste de barbarie. Exemple:
-l'ordonnance de la cavalerie, mise en vers par
-M. de Bonnay.</p>
-
-
-<h4>XXVII</h4>
-
-<p>Tandis que ce servant jaloux se nourrit d'ennui,
-d'avarice, de haine et de passions vénéneuses et froides,
-je passe une nuit heureuse à rêver à elle, à elle qui
-me traite mal par méfiance.</p>
-
-
-<h4>XXVIII</h4>
-
-<p>Il n'y a qu'une grande âme qui ose avoir un style
-simple; c'est pour cela que Rousseau a mis tant de
-rhétorique dans la <i>Nouvelle Héloïse</i>, ce qui la rend
-illisible à trente ans.</p>
-
-
-<h4>XXIX</h4>
-
-<p>«Le plus grand reproche que nous puissions nous
-faire est assurément de laisser s'évanouir, comme ces
-fantômes légers que produit le sommeil, les idées d'honneur
-et de justice qui de temps en temps s'élèvent
-dans notre c&oelig;ur.»</p>
-
-<div class="attr">Lettre de Jena, mars 1819.</div>
-
-<h4>XXX</h4>
-
-<p>Une femme honnête est à la campagne, elle passe
-une heure dans la serre chaude avec son jardinier;
-des gens dont elle a contrarié les vues l'accusent d'avoir
-trouvé un amant dans ce jardinier.</p>
-
-<p>Que répondre? Absolument parlant, la chose est possible.
-Elle pourrait dire: «Mon caractère jure pour
-moi, voyez les m&oelig;urs de toute ma vie»; mais ces
-choses sont également invisibles, et aux méchants qui
-ne veulent rien voir, et aux sots qui ne peuvent rien
-voir.</p>
-
-<div class="date"><span class="sc">Salviati</span>, Rome, 23 juillet 1819.</div>
-
-<h4>XXXI</h4>
-
-<p>J'ai vu un homme découvrir que son rival était aimé,
-et celui-ci ne pas le voir à cause de sa passion.</p>
-
-
-<h4>XXXII</h4>
-
-<p>Plus un homme est éperdument amoureux, plus
-grande est la violence qu'il est obligé de se faire pour
-oser risquer de fâcher la femme qu'il aime et lui prendre
-la main.</p>
-
-
-<h4>XXXIII</h4>
-
-<p>Rhétorique ridicule, mais à la différence de celle de
-Rousseau inspirée par la vraie passion: Mémoires de
-M. de Mau***, lettre de S***.</p>
-
-
-<h4>XXXIV</h4>
-
-<p>Naturel.</p>
-
-<p>J'ai vu, ou j'ai cru voir ce soir le triomphe du <i>naturel</i>
-dans une jeune personne qui, il est vrai, me semble
-avoir un grand caractère. Elle adore un de ses cousins,
-cela me semble évident, et elle doit s'être avoué
-à elle-même l'état de son c&oelig;ur. Ce cousin l'aime; mais,
-comme elle est très sérieuse avec lui, il croit ne pas
-plaire, et se laisse entraîner aux marques de préférence
-que lui donne Clara, une jeune veuve amie de Mélanie.
-Je crois qu'il va l'épouser; Mélanie le voit et
-souffre tout ce qu'un c&oelig;ur fier et rempli malgré lui
-d'une passion violente peut souffrir. Elle n'aurait qu'à
-changer un peu ses manières; mais elle regarde comme
-une bassesse qui aurait des conséquences durant toute
-sa vie de s'écarter un instant du <i>naturel</i>.</p>
-
-
-<h4>XXXV</h4>
-
-<p>Sapho ne vit dans l'amour que le délire des sens ou
-le plaisir physique sublimé par la cristallisation. Anacréon
-y chercha un amusement pour les sens et pour
-l'esprit. Il y avait trop peu de sûreté dans l'antiquité
-pour qu'on eût le loisir d'avoir un amour-passion.</p>
-
-
-<h4>XXXVI</h4>
-
-<p>Il ne me faut que le fait précédent pour rire un peu
-des gens qui trouvent Homère supérieur au Tasse.
-L'amour-passion existait du temps d'Homère et pas
-très loin de la Grèce.</p>
-
-
-<h4>XXXVII</h4>
-
-<p>Femme tendre, qui cherchez à voir si l'homme que
-vous adorez vous aime d'amour-passion, étudiez la
-première jeunesse de votre amant. Tout homme distingué
-fut d'abord, à ses premiers pas dans la vie, un
-enthousiaste ridicule ou un infortuné. L'homme à l'humeur
-gaie et douce, et au bonheur facile, ne peut aimer
-avec la passion qu'il faut à votre c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Je n'appelle passion que celle qu'ont éprouvée de
-longs malheurs, et de ces malheurs que les romans se
-gardent bien de peindre, et d'ailleurs qu'ils <i>ne peuvent
-pas</i> peindre.</p>
-
-
-<h4>XXXVIII</h4>
-
-<p>Une résolution forte change sur-le-champ le plus
-extrême malheur en un état supportable. Le soir d'une
-bataille perdue, un homme fuit à toutes jambes sur un
-cheval harassé; il entend distinctement le galop du
-groupe de cavaliers qui le poursuivent; tout à coup il
-s'arrête, descend de cheval, renouvelle l'amorce de sa
-carabine et de ses pistolets, et prend la résolution de
-se défendre. A l'instant, au lieu de voir la mort, il voit
-la croix de la Légion d'honneur.</p>
-
-
-<h4>XXXIX</h4>
-
-<p>Fond des m&oelig;urs anglaises. Vers 1730, quand nous
-avions déjà Voltaire et Fontenelle, on inventa en Angleterre
-une machine pour séparer le grain qu'on vient de
-battre des petits fragments de paille; cela s'opérait au
-moyen d'une roue qui donnait à l'air le mouvement
-nécessaire pour enlever les fragments de paille; mais
-en ce pays <i>biblique</i> les paysans prétendirent qu'il était
-impie d'aller contre la volonté de la divine Providence,
-et de produire ainsi un vent factice, au lieu de demander
-au ciel, par une ardente prière, le vent nécessaire
-pour vanner le blé, et d'attendre le moment marqué
-par le dieu d'Israël. Comparez cela aux paysans
-français<a id="FNanchor_225" href="#Footnote_225" class="fnanchor">[225]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_225" href="#FNanchor_225"><span class="label">[225]</span></a> Pour l'état actuel des m&oelig;urs anglaises, voir la <i>Vie de
-M. Beattie</i>, écrite par un ami intime. On sera édifié de l'humilité
-profonde de M. Beattie recevant dix guinées d'une vieille
-marquise pour calomnier Hume. L'aristocratie tremblante s'appuie
-sur des évêques à 200&nbsp;000 livres de rente, et paye en
-argent ou en considération des écrivains, <i>prétendus libéraux</i>,
-pour dire des injures à Chénier (<i lang="en" xml:lang="en">Edinburg-Review</i>, 1821).</p>
-
-<p>Le <i lang="en" xml:lang="en">cant</i> le plus dégoûtant pénètre partout. Tout ce qui n'est
-pas peinture de sentiments sauvages et énergiques en est
-étouffé; impossible d'écrire une page gaie en anglais.</p>
-</div>
-
-<h4>XL</h4>
-
-<p>Nul doute que ce ne soit une folie pour un homme
-de s'exposer à l'amour-passion. Quelquefois cependant
-le remède opère avec trop d'énergie. Les jeunes Américaines
-des États-Unis sont tellement pénétrées et fortifiées
-d'idées raisonnables, que l'amour, cette fleur de
-la vie, y a déserté la jeunesse. On peut laisser en toute
-sûreté, à Boston, une jeune fille seule avec un bel
-étranger, et croire qu'elle ne songe qu'à la dot du futur.</p>
-
-
-<h4>XLI</h4>
-
-<p>En France, les hommes qui ont perdu leur femme
-sont tristes; les veuves, au contraire, gaies et heureuses.
-Il y a un proverbe parmi les femmes sur la félicité
-de cet état. Il n'y a donc pas d'égalité dans le contrat
-d'union.</p>
-
-
-<h4>XLII</h4>
-
-<p>Les gens heureux en amour ont l'air profondément
-attentif, ce qui, pour un Français, veut dire profondément
-triste.</p>
-
-<div class="date">Dresde, 1818.</div>
-
-<h4>XLIII</h4>
-
-<p>Plus on plaît généralement, moins on plaît profondément.</p>
-
-
-<h4>XLIV</h4>
-
-<p>L'imitation des premiers jours de la vie fait que nous
-contractons les passions de nos parents, même quand
-ces passions empoisonnent notre vie (Orgueil de L.).</p>
-
-<p>XLV</p>
-
-<p>La source la plus respectable de l'<i>orgueil féminin</i>,
-c'est la crainte de se dégrader aux yeux de son amant
-par quelque démarche précipitée ou par quelque action
-qui peut lui sembler peu féminine.</p>
-
-
-<h4>XLVI</h4>
-
-<p>Le véritable amour rend la pensée de la mort fréquente,
-aisée, sans terreurs, un simple objet de comparaison,
-le prix qu'on donnerait pour bien des choses.</p>
-
-
-<h4>XLVII</h4>
-
-<p>Que de fois ne me suis-je pas écrié au milieu de mon
-courage: «Si quelqu'un me tirait un coup de pistolet
-dans la tête, je le remercierais avant que d'expirer si
-j'en avais le temps!» On ne peut avoir de courage
-envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.</p>
-
-<div class="date">S. Février, 1820.</div>
-
-<h4>XLVIII</h4>
-
-<p>«Je ne saurais aimer, me disait une jeune femme;
-Mirabeau et les lettres à Sophie m'ont dégoûté des
-grandes âmes. Ces lettres fatales m'ont fait l'impression
-d'une expérience personnelle.» Cherchez ce qu'on
-ne voit jamais dans les romans; que deux ans de constance
-avant l'intimité vous assurent du c&oelig;ur de votre
-amant.</p>
-
-
-<h4>XLIX</h4>
-
-<p>Le <i>ridicule</i> effraye l'amour. Le ridicule impossible
-en Italie, ce qui est de bon ton à Venise est bizarre à
-Naples, donc rien n'est bizarre. Ensuite rien de ce qui
-fait plaisir n'est blâmé. Voilà qui tue l'honneur bête,
-et une moitié de la comédie.</p>
-
-
-<h4>L</h4>
-
-<p>Les enfants commandent par les larmes, et quand on
-ne les écoute pas, ils se font mal exprès. Les jeunes
-femmes se <i>piquent</i> d'amour-propre.</p>
-
-
-<h4>LI</h4>
-
-<p>C'est une réflexion commune, mais que sous ce prétexte
-l'on oublie de croire, que tous les jours les âmes
-qui sentent deviennent plus rares, et les esprits cultivés
-plus communs.</p>
-
-
-<h4>LII<br />
-Orgueil féminin.</h4>
-
-<div class="date">Bologne, 18 avril, 2 heures du matin.</div>
-<p>Je viens de voir un exemple frappant; mais, tout
-calcul fait, il faudrait quinze pages pour en donner une
-idée juste, j'aimerais mieux, si j'en avais le courage,
-noter les conséquences de ce que j'ai vu à n'en pas douter.
-Voilà donc une conviction qu'il faut renoncer à
-communiquer. Il y a trop de petites circonstances. Cet
-orgueil est l'opposé de la vanité française. Autant que
-je puis m'en souvenir, le seul ouvrage où je l'aie vu
-esquissé, c'est la partie des Mémoires de M<sup>me</sup> Roland
-où elle conte les petits raisonnements qu'elle faisait
-étant fille.</p>
-
-
-<h4>LIII</h4>
-
-<p>En France, la plupart des femmes ne font aucun cas
-d'un jeune homme jusqu'à ce qu'elles en aient fait un
-fat. Ce n'est qu'alors qu'il peut flatter la vanité.</p>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Duclos</span>.</div>
-
-<h4>LIV</h4>
-
-<div class="date">Modène, 1820.</div>
-<p>Zilietti me dit à minuit, chez l'aimable Marchesina R&hellip;:
-«Je n'irai pas dîner à San-Michelle (c'est une auberge);
-hier j'ai dit des bons mots, j'ai été plaisant en parlant
-à Cl***, cela pourrait me faire remarquer.»</p>
-
-<p>N'allez pas croire que Zilietti soit sot ou timide.
-C'est un homme prudent et fort riche de cet heureux
-pays-ci.</p>
-
-
-<h4>LV</h4>
-
-<p>Ce qu'il faut admirer en Amérique, c'est le gouvernement
-et non la société. Ailleurs, c'est le gouvernement
-qui fait le mal. Ils ont changé de rôle à Boston,
-et le gouvernement fait l'hypocrite pour ne pas choquer
-la société.</p>
-
-
-<h4>LVI</h4>
-
-<p>Les jeunes filles d'Italie, si elles aiment, sont livrées
-entièrement aux inspirations de la nature. Elles ne peuvent
-être aidées tout au plus que par un petit nombre
-de maximes fort justes qu'elles ont apprises en écoutant
-aux portes.</p>
-
-<p>Comme si le hasard avait décidé que tout ici concourrait
-à préserver le <i>naturel</i>, elles ne lisent pas de
-romans par la raison qu'il n'y en a pas. A Genève et en
-France, au contraire, on fait l'amour à seize ans pour
-faire un roman, et l'on se demande à chaque démarche
-et presque à chaque larme: «Ne suis-je pas bien
-comme Julie d'Étanges?»</p>
-
-
-<h4>LVII</h4>
-
-<p>Le mari d'une jeune femme qui est adorée par son
-amant qu'elle traite mal, et auquel elle permet à peine
-de lui baiser la main, n'a tout au plus que le plaisir
-physique le plus grossier, là où le premier trouverait
-les délices et les transports du bonheur le plus vif qui
-existe sur cette terre.</p>
-
-
-<h4>LVIII</h4>
-
-<p>Les lois de l'<i>imagination</i> sont encore si peu connues,
-que j'admets l'aperçu suivant qui peut-être n'est qu'une
-erreur.</p>
-
-<p>Je crois distinguer deux espèces d'imaginations:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> L'imagination ardente, impétueuse, prime-sautière,
-conduisant sur-le-champ à l'action, se rongeant
-elle-même et languissant si l'on diffère seulement de
-vingt-quatre heures, comme celle de Fabio. L'impatience
-est son premier caractère, elle se met en colère
-contre ce qu'elle ne peut obtenir. Elle voit tous les
-objets extérieurs, mais ils ne font que l'enflammer,
-elle les assimile à sa propre substance, et les tourne
-sur-le-champ au profit de la passion.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> L'imagination qui ne s'enflamme que peu à peu,
-lentement, mais qui avec le temps ne voit plus les
-objets extérieurs et parvient à ne plus s'occuper ni se
-nourrir que de sa passion. Cette dernière espèce d'imagination
-s'accommode fort bien de la lenteur et même de
-la rareté des idées. Elle est favorable à la constance.
-C'est celle de la plupart des pauvres jeunes filles allemandes
-mourant d'amour et de phtisie. Ce triste spectacle,
-si fréquent au delà du Rhin, ne se rencontre
-jamais en Italie.</p>
-
-
-<h4>LIX</h4>
-
-<p>Habitudes de l'imagination. Un Français est <i>réellement</i>
-choqué de huit changements de décorations par
-acte de tragédie. Le plaisir de voir Macbeth est impossible
-pour cet homme; il se console en <i>damnant</i> Shakespeare.</p>
-
-
-<h4>LX</h4>
-
-<p>En France, la province, pour tout ce qui regarde les
-femmes, est à quarante ans en arrière de Paris. A C&hellip;,
-une femme mariée me dit qu'elle ne s'est permis de
-lire que certains morceaux des Mémoires de Lauzun.
-Cette sottise me glace, je ne trouve plus une parole à
-lui dire; c'est bien là, en effet, un livre que l'on
-quitte.</p>
-
-<p>Manque de naturel, grand défaut des femmes de province.
-Leurs gestes sont multipliés et gracieux. Celles
-qui jouent le premier rôle dans leur ville, pires que les
-autres.</p>
-
-
-<h4>LXI</h4>
-
-<p>Goethe, ou tout autre homme de génie allemand,
-estime l'argent ce qu'il vaut. Il ne faut penser qu'à sa
-fortune, tant qu'on n'a pas six mille francs de rente, et
-puis n'y plus penser. Le sot, de son côté, ne comprend
-pas l'avantage qu'il y a à sentir et penser comme
-Goethe; toute sa vie, il ne sent que par l'argent et ne
-pense qu'à l'argent. C'est par le mécanisme de ce double
-vote que dans le monde les prosaïques semblent
-l'emporter sur les c&oelig;urs nobles.</p>
-
-
-<h4>LXII</h4>
-
-<p>En Europe, le désir est enflammé par la contrainte;
-en Amérique, il s'émousse par la liberté.</p>
-
-
-<h4>LXIII</h4>
-
-<p>Une certaine manie discutante s'est emparée de la
-jeunesse et l'enlève à l'amour. En examinant si Napoléon
-a été utile à la France, on laisse s'enfuir l'âge
-d'aimer. Même parmi ceux qui veulent être jeunes,
-l'affectation de la cravate, de l'éperon, de l'air martial,
-l'occupation de soi, fait oublier de regarder cette jeune
-fille qui passe d'un air si simple et à laquelle son peu
-de fortune ne permet de sortir qu'une fois tous les huit
-jours.</p>
-
-
-<h4>LXIV</h4>
-
-<p>J'ai supprimé le chapitre <i>Prude</i>, et quelques autres.</p>
-
-<p>Je suis heureux de trouver le passage suivant dans
-les mémoires d'Horace Walpole:</p>
-
-<p lang="en" xml:lang="en">THE TWO ELISABETHS. Let us compare the
-daughters of two ferocious men, and see which was
-sovereign of a civilised nation, which of a barbarous
-one. Both were Elisabeths. The daughter of Peter (of
-Russia) was absolute yet spared a competitor and a
-rival; and thought the person of an empress had sufficient
-allurements for as many of her subjects as she
-chose to honour with the communication. Elisabeth of
-England could neither forgive the claim of Mary Stuart
-nor her charms, but ungenerously imprisoned her (as
-George IV did Napoléon), when imploring protection,
-and without the sanction of either despotism or law,
-sacrificed many to her great and little jealousy. Yet
-this Elisabeth, piqued herself on chastity; and while
-she practised every ridiculous art of coquetry to be
-admired at an unseemly age, kept off lovers whom she
-encouraged, and neither gratified her own desires nor
-their ambition. Who can help preferring the honest,
-open-hearted barbarian empress? (<span class="sc">Lord Oxford</span>'s
-<i>Memoirs</i>.)</p>
-
-
-<h4>LXV</h4>
-
-<p>L'extrême familiarité peut détruire la <i>cristallisation</i>.
-Une charmante jeune fille de seize ans devenait amoureuse
-d'un beau jeune homme du même âge, qui ne
-manquait pas chaque soir, à la tombée de la nuit<a id="FNanchor_226" href="#Footnote_226" class="fnanchor">[226]</a>, de
-passer sous ses fenêtres. La mère l'invite à passer huit
-jours à la campagne. Le remède était hardi, j'en conviens,
-mais la jeune fille avait une âme romanesque,
-et le beau jeune homme était un peu plat: elle le
-méprisa au bout de trois jours.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_226" href="#FNanchor_226"><span class="label">[226]</span></a> A l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i>.</p>
-</div>
-
-<h4>LXVI</h4>
-
-<div class="date">Bologne, 17 avril 1817.</div>
-<p><span lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</span> (<span lang="en" xml:lang="en">twilight</span>),
-en Italie, heure de la tendresse,
-des plaisirs de l'âme et de la mélancolie: sensation
-augmentée par le son de ces belles cloches.</p>
-
-<p>Heures des plaisirs, qui ne tiennent aux sens que
-par les souvenirs.</p>
-
-
-<h4>LXVII</h4>
-
-<p>Le premier amour d'un jeune homme qui entre dans
-le monde est ordinairement un amour ambitieux. Il se
-déclare rarement pour une jeune fille douce, aimable,
-innocente. Comment trembler, adorer, se sentir en
-présence d'une divinité? Un adolescent a besoin d'aimer
-un être dont les qualités l'élèvent à ses propres
-yeux. C'est au déclin de la vie qu'on en revient tristement
-à aimer le simple et l'innocent, désespérant du
-sublime. Entre les deux se place l'amour véritable, qui
-ne pense à rien qu'à soi-même.</p>
-
-
-<h4>LXVIII</h4>
-
-<p>Les grandes âmes ne sont pas soupçonnées, elles se
-cachent; ordinairement il ne paraît qu'un peu d'originalité.
-Il y a plus de grandes âmes qu'on ne le croirait.</p>
-
-
-<h4>LXIX</h4>
-
-<p>Quel moment que le premier serrement de main de
-la femme qu'on aime! Le seul bonheur à comparer à
-celui-ci est le ravissant bonheur du Pouvoir, celui que
-les ministres et rois font semblant de mépriser. Ce
-bonheur a aussi sa <i>cristallisation</i>, qui demande une
-imagination plus froide et plus raisonnable. Voyez un
-homme qui vient d'être nommé ministre, depuis un
-quart d'heure, par Napoléon.</p>
-
-
-<h4>LXX</h4>
-
-<p>La nature a donné la force au Nord et l'esprit au
-Midi, me disait le célèbre Jean de Muller à Cassel, en
-1808.</p>
-
-
-<h4>LXXI</h4>
-
-<p>Rien de plus faux que la maxime: «Nul n'est héros
-pour son valet de chambre,» ou plutôt rien de plus
-vrai dans le sens <i>monarchique</i>: héros affecté comme
-l'Hippolyte de <i>Phèdre</i>. Desaix, par exemple, aurait été
-un héros même pour son valet de chambre (je ne sais,
-il est vrai, s'il en avait un), et plus héros pour son
-valet de chambre que pour tout autre. Sans le bon ton
-et le degré de comédie indispensable, Turenne et Fénelon
-eussent été des Desaix.</p>
-
-
-<h4>LXXII</h4>
-
-<p>Voici un blasphème: Moi, Hollandais, j'ose dire:
-les Français n'ont ni le vrai plaisir de la conversation,
-ni le vrai plaisir du théâtre: au lieu de délassement
-et de laisser aller parfait, c'est un travail. Au nombre
-des fatigues qui ont hâté la mort de M<sup>me</sup> de Staël, j'ai
-ouï compter le travail de la conversation pendant son
-dernier hiver<a id="FNanchor_227" href="#Footnote_227" class="fnanchor">[227]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_227" href="#FNanchor_227"><span class="label">[227]</span></a> Mémoires de Marmontel, conversation de Montesquieu.</p>
-</div>
-<div class="attr">W.</div>
-
-<h4>LXXIII</h4>
-
-<p>Le degré de tension des nerfs de l'oreille, pour
-écouter chaque note, explique assez bien la partie physique
-du plaisir de la musique.</p>
-
-
-<h4>LXXIV</h4>
-
-<p>Ce qui avilit les femmes galantes, c'est l'idée
-qu'elles ont et qu'on a qu'elles commettent une grande
-faute.</p>
-
-
-<h4>LXXV</h4>
-
-<p>A l'armée, dans une retraite, avertissez d'un péril
-inutile à braver un soldat italien, il vous remercie
-presque et l'évite soigneusement. Indiquez le même
-péril par humanité à un soldat français, il croit que
-vous le défiez, se <i>pique</i> d'amour-propre, et court aussitôt
-s'y exposer. S'il l'osait, il chercherait à se moquer
-de vous.</p>
-
-<div class="date">Gyat, 1812.</div>
-
-<h4>LXXVI</h4>
-
-<p>Toute idée extrêmement utile, si elle ne peut être
-exposée qu'en des termes fort simples, sera nécessairement
-méprisée en France. Jamais l'<i>enseignement</i>
-mutuel n'eût pris, trouvé par un Français. C'est exactement
-le contraire en Italie.</p>
-
-
-<h4>LXXVII<a id="FNanchor_228" href="#Footnote_228" class="fnanchor">[228]</a></h4>
-
-<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_228" href="#FNanchor_228"><span class="label">[228]</span></a> On a supprimé ici un passage qui se trouve déjà dans le
-chapitre LX.</p>
-</div>
-
-<h4>LXXVIII</h4>
-
-<p>En amour, quand on <i>divise</i> de l'argent, on augmente
-l'amour; quand on en <i>donne</i>, on <i>tue</i> l'amour.</p>
-
-<p>On éloigne le malheur actuel, et pour l'avenir
-l'odieux de la crainte de manquer, ou bien l'on fait
-naître la <i>politique</i> et le sentiment d'être deux, on
-détruit la sympathie.</p>
-
-
-<h4>LXXIX</h4>
-
-<div class="date">(Messe des Tuileries, 1811.)</div>
-<p>Les cérémonies de la cour avec les poitrines découvertes
-des femmes, qu'elles étalent là comme les officiers
-leurs uniformes, et sans que tant de charmes fassent
-plus de sensation, rappellent involontairement à
-l'esprit les scènes de l'Arétin.</p>
-
-<p>On voit ce que tout le monde fait <i>par intérêt d'argent</i>
-pour plaire à un homme; on voit tout un public
-agir à la fois sans morale et surtout sans passion. Cela
-joint à la présence de femmes très décolletées avec la
-physionomie de la méchanceté et le rire sardonique
-pour tout ce qui n'est pas intérêt personnel payé comptant
-par de bonnes jouissances, donne l'idée des scènes
-du Bagno, et jette bien loin toute difficulté fondée sur
-la vertu ou sur la satisfaction intérieure d'une âme
-contente d'elle-même.</p>
-
-<p>J'ai vu, au milieu de tout cela, le sentiment de l'isolement
-disposer les c&oelig;urs tendres à l'amour.</p>
-
-
-<h4>LXXX</h4>
-
-<p>Si l'âme est employée à avoir de la mauvaise honte
-et à la surmonter, elle ne peut pas avoir du plaisir. Le
-plaisir est un luxe; pour en jouir, il faut que la sûreté,
-qui est le nécessaire, ne coure aucun risque.</p>
-
-
-<h4>LXXXI</h4>
-
-<p>Marque d'amour que ne savent pas feindre les femmes
-intéressées. Y a-t-il une véritable joie dans la
-réconciliation? ou songe-t-on aux avantages à en
-retirer?</p>
-
-
-<h4>LXXXII</h4>
-
-<p>Les pauvres gens qui peuplent la <i>Trappe</i> sont des
-malheureux qui n'ont pas eu tout à fait assez de courage
-pour se tuer. J'excepte toujours les chefs qui ont
-le plaisir d'être chefs.</p>
-
-
-<h4>LXXXIII</h4>
-
-<p>C'est un malheur d'avoir connu la beauté italienne:
-on devient insensible. Hors de l'Italie, on aime mieux
-la conversation des hommes.</p>
-
-
-<h4>LXXXIV</h4>
-
-<p>La prudence italienne tend à se conserver la vie, ce
-qui admet le jeu de l'imagination (Voir une version de
-la mort du fameux acteur comique Pertica, le 24 décembre
-1821). La prudence anglaise, toute relative à amasser
-ou conserver assez d'argent pour couvrir la dépense,
-réclame au contraire une exactitude minutieuse et de
-tous les jours, habitude qui paralyse l'imagination.
-Remarquez qu'elle donne en même temps la plus grande
-force à l'idée du <i>devoir</i>.</p>
-
-
-<h4>LXXXV</h4>
-
-<p>L'immense respect pour l'argent, grand et premier
-défaut de l'Anglais et de l'Italien, est moins sensible
-en France, et tout à fait réduit à de justes bornes en
-Allemagne.</p>
-
-
-<h4>LXXXVI</h4>
-
-<p>Les femmes françaises n'ayant jamais vu le bonheur
-des passions <i>vraies</i>, sont peu difficiles sur le bonheur
-intérieur de leur ménage et le <i>tous les jours</i> de la vie.</p>
-
-<div class="date">Compiègne.</div>
-
-<h4>LXXXVII</h4>
-
-<p>«Vous me parlez d'ambition comme chasse-ennui,
-disait Kamensky; tout le temps que je faisais chaque
-soir deux lieues au galop pour aller voir la princesse à
-Kolich. J'étais en société intime avec un despote que
-je respectais, qui avait tout mon bonheur en son pouvoir
-et la satisfaction de tous mes désirs possibles.»</p>
-
-<div class="date">Wilna, 1812.</div>
-
-<h4>LXXXVIII</h4>
-
-<p>La perfection dans les petits soins de savoir-vivre
-et de toilette, une grande bonté, nul génie, de l'attention
-pour une centaine de petites choses chaque jour,
-l'incapacité de s'occuper plus de trois jours d'un même
-événement; joli contraste avec la sévérité puritaine,
-la cruauté biblique, la probité stricte, l'amour-propre
-timide et souffrant, le <i lang="en" xml:lang="en">cant</i> universel; et cependant
-voilà les deux premiers peuples du monde!</p>
-
-
-<h4>LXXXIX</h4>
-
-<p>Puisque, parmi les princesses, il y a eu une Catherine
-II impératrice, pourquoi, parmi les bourgeoises,
-n'y aurait-il pas une femme Samuel Bernard ou
-Lagrange?</p>
-
-
-<h4>XC</h4>
-
-<p>Alviza appelle un manque de délicatesse impardonnable
-d'oser écrire des lettres où vous parlez d'amour
-à une femme que vous adorez, et qui, en vous regardant
-tendrement, vous jure qu'elle ne vous aimera
-jamais.</p>
-
-
-<h4>XCI</h4>
-
-<p>Il a manqué au plus grand philosophe qu'aient eu les
-Français de vivre dans quelque solitude des Alpes, dans
-quelque séjour éloigné, et de lancer de là son livre
-dans Paris sans y venir jamais lui même. Voyant Helvétius
-si simple et si honnête homme, jamais des gens
-musqués et affectés comme Suard, Marmontel, Diderot,
-ne purent penser que c'était là un grand philosophe.
-Ils furent de bonne foi en méprisant sa raison
-profonde; d'abord elle était simple, péché irrémissible
-en France; en second lieu, l'homme, non pas le livre,
-était rabaissé par une faiblesse: il attachait une importance
-extrême à avoir ce qu'on appelle en France de la
-gloire, à être à la mode parmi les contemporains
-comme Balzac, Voiture, Fontenelle.</p>
-
-<p>Rousseau avait trop de sensibilité et trop peu de raison,
-Buffon trop d'hypocrisie à son jardin des plantes,
-Voltaire trop d'enfantillage dans la tête, pour pouvoir
-juger le principe d'Helvétius.</p>
-
-<p>Ce philosophe commit la petite maladresse d'appeler
-ce principe l'<i>intérêt</i>, au lieu de lui donner le joli nom
-de <i>plaisir</i><a id="FNanchor_229" href="#Footnote_229" class="fnanchor">[229]</a>, mais que penser du bon sens de toute une
-littérature qui se laisse fourvoyer par une aussi petite
-faute?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_229" href="#FNanchor_229"><span class="label">[229]</span></a></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Torva le&oelig;na lupum sequitur, lupus ipse capellam;</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Florentem cytisum sequitur lasciva capella.</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">. . . . . Trahit sua quemque voluptas.</div>
-</div>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Virgile</span>, églogue <small>II</small>.</div></div>
-<p>Un homme d'esprit ordinaire, le prince Eugène de
-Savoie, par exemple, à la place de Régulus, serait resté
-tranquillement à Rome, où il se serait même moqué de
-la bêtise du sénat de Carthage; Régulus y retourne.
-Le prince Eugène aurait suivi son <i>intérêt</i> exactement
-comme Régulus suivit le sien.</p>
-
-<p>Dans presque tous les événements de la vie, une âme
-généreuse voit la possibilité d'une action dont l'âme
-commune n'a pas même l'idée. A l'instant même où la
-possibilité de cette action devient visible à l'âme généreuse,
-il est de <i>son intérêt</i> de la faire.</p>
-
-<p>Si elle n'exécutait pas cette action qui vient de lui
-apparaître, elle se mépriserait soi-même; elle serait
-malheureuse. On a des devoirs suivant la portée de son
-esprit. Le principe d'Helvétius est vrai, même dans les
-exaltations les plus folles de l'amour, même dans le
-suicide. Il est contre sa nature, il est impossible que
-l'homme ne fasse pas toujours, et dans quelque instant
-que vous vouliez le prendre, ce qui dans le moment
-est possible et lui fait le plus de plaisir.</p>
-
-
-<h4>XCII</h4>
-
-<p>Avoir de la fermeté dans le caractère, c'est avoir
-éprouvé l'effet des autres sur soi-même; donc il faut
-les autres.</p>
-
-<div class="section"></div>
-<h4 id="ch62">XCIII<br />
-L'amour antique.</h4>
-
-<p>L'on n'a point imprimé de lettres d'amour posthumes
-des dames romaines. Pétrone a fait un livre charmant,
-mais n'a peint que la débauche.</p>
-
-<p>Pour l'<i>amour</i> à Rome, après la Didon<a id="FNanchor_230" href="#Footnote_230" class="fnanchor">[230]</a> et la seconde
-églogue de Virgile, nous n'avons rien de plus précis
-que les écrits des trois grands poètes, Ovide, Tibulle
-et Properce.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_230" href="#FNanchor_230"><span class="label">[230]</span></a> Voir le <i>regard</i> de Didon, dans la superbe esquisse de
-M. Guérin au Luxembourg.</p>
-</div>
-<p>Or, les élégies de Parny ou la lettre d'Héloïse à
-Abeilard, de Colardeau, sont des peintures bien imparfaites
-et bien vagues si on les compare à quelques lettres
-de la Nouvelle-Héloïse, à celles d'une Religieuse
-portugaise, de M<sup>lle</sup> de Lespinasse, de la Sophie de
-Mirabeau, de Werther, etc., etc.</p>
-
-<p>La poésie, avec ses comparaisons obligées, sa mythologie
-que ne croit pas le poète, sa dignité de style à la
-Louis XIV, et tout l'attirail de ses ornements appelés
-poétiques, est bien au-dessous de la prose dès qu'il
-s'agit de donner une idée claire et précise des mouvements
-du c&oelig;ur; or, dans ce genre, on n'émeut que
-par la clarté.</p>
-
-<p>Tibulle, Ovide et Properce furent de meilleur goût
-que nos poètes; ils ont peint l'amour tel qu'il put exister
-chez les fiers citoyens de Rome; encore vécurent-ils
-sous Auguste, qui, après avoir fermé le temple de
-Janus, cherchait à ravaler les citoyens à l'état de sujets
-loyaux d'une monarchie.</p>
-
-<p>Les maîtresses de ces trois grands poètes furent des
-femmes coquettes, infidèles et vénales; ils ne cherchèrent
-auprès d'elles que des plaisirs physiques, et je
-croirais qu'ils n'eurent jamais l'idée des sentiments
-sublimes<a id="FNanchor_231" href="#Footnote_231" class="fnanchor">[231]</a> qui, treize siècles plus tard, firent palpiter
-le sein de la tendre Héloïse.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_231" href="#FNanchor_231"><span class="label">[231]</span></a> Tout ce qu'il y a de beau au monde était devenu partie
-de la beauté de la femme que vous aimez, vous vous trouvez
-disposé à faire tout ce qu'il y a de beau au monde.</p>
-</div>
-<p>J'emprunte le passage suivant à un littérateur distingué
-et qui connaît beaucoup mieux que moi les
-poètes latins:</p>
-
-<p>«Le brillant génie d'Ovide<a id="FNanchor_232" href="#Footnote_232" class="fnanchor">[232]</a>, l'imagination de Properce,
-l'âme sensible de Tibulle, leur inspirèrent sans
-doute des vers de nuances différentes, mais ils aimèrent
-de la même manière des femmes à peu près de la
-même espèce. Ils désirent, ils triomphent, ils ont des
-rivaux heureux, ils sont jaloux ils se brouillent et se
-raccommodent; ils sont infidèles à leur tour, on leur
-pardonne et ils retrouvent un bonheur qui bientôt est
-troublé par le retour des mêmes chances.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_232" href="#FNanchor_232"><span class="label">[232]</span></a> Guinguené, <i>Histoire littéraire de l'Italie</i>, vol. II, page 490.</p>
-</div>
-<p>«Corinne est mariée. La première leçon que lui
-donne Ovide est pour lui apprendre par quelle adresse
-elle doit tromper son mari; quels signes ils doivent se
-faire devant lui et devant le monde, pour s'entendre et
-n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de
-près; bientôt des querelles, et, ce qu'on n'attendrait
-pas d'un homme aussi galant qu'Ovide, des injures et
-des coups; puis des excuses, des larmes et le pardon.
-Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques,
-au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la
-nuit, à une maudite vieille qui la corrompt et lui
-apprend à se donner à prix d'or à un vieil eunuque
-qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui
-remette des tablettes où il demande un rendez-vous.
-Le rendez-vous est refusé: il maudit ses tablettes, qui
-ont eu un si mauvais succès. Il en obtient un plus
-heureux: il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne
-pas interrompre son bonheur.</p>
-
-<p>«Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités,
-de son goût pour toutes les femmes. Un instant après,
-Corinne est aussi infidèle; il ne peut supporter l'idée
-qu'il lui a donné des leçons dont elle profite avec un
-autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte
-en femme plus colère que tendre; elle l'accuse d'aimer
-une jeune esclave. Il lui jure qu'il n'en est rien,
-et il écrit à cette esclave; et tout ce qui avait fâché
-Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir!
-Quels indices les ont trahis? Il demande à la jeune
-esclave un nouveau rendez-vous. Si elle le lui refuse,
-il menace de tout avouer à Corinne. Il plaisante avec
-un ami de ses deux amours, de la peine et des plaisirs
-qu'ils lui donnent. Peu après c'est Corinne seule qui
-l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe
-comme si c'était sa première victoire. Après quelques
-incidents que, pour plus d'une raison, il faut laisser
-dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop long de rappeler,
-il se trouve que le mari de Corinne est devenu
-trop facile. Il n'est plus jaloux; cela déplaît à l'amant,
-qui le menace de quitter sa femme s'il ne reprend sa
-jalousie. Le mari lui obéit trop; il fait si bien surveiller
-Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il se
-plaint de cette surveillance qu'il a provoquée, mais il
-saura bien la tromper; par malheur il n'est pas le seul
-à y parvenir. Les infidélités de Corinne recommencent
-et se multiplient; ses intrigues deviennent si publiques,
-que la seule grâce qu'Ovide lui demande, c'est qu'elle
-prenne quelque peine pour le tromper, et qu'elle se
-montre un peu moins évidemment ce qu'elle est. Telles
-furent les m&oelig;urs d'Ovide et de sa maîtresse, tel est
-le caractère de leurs amours.</p>
-
-<p>«Cinthie est le premier amour de Properce, et ce
-sera le dernier. Dès qu'il est heureux, il est jaloux.
-Cinthie aime trop la parure; il lui demande de fuir le
-luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré lui-même à
-plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne
-se rend qu'au matin auprès d'elle, sortant de table et
-pris de vin. Il la trouve endormie; elle est longtemps
-sans que tout le bruit qu'il fait, sans que ses caresses
-mêmes la réveillent; elle ouvre enfin ses yeux et lui
-fait les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher
-de Cinthie; il fait à cet ami l'éloge de sa beauté,
-de ses talents. Il est menacé de la perdre: elle part
-avec un militaire; elle veut suivre les camps, elle s'expose
-à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte
-point, il pleure, il fait des v&oelig;ux pour qu'elle
-soit heureuse. Il ne sortira point de la maison qu'elle
-a quittée; il ira au-devant des étrangers qui l'auront
-vue; il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle
-est touchée de tant d'amour. Elle quitte le soldat et
-reste avec le poète. Il remercie Apollon et les muses;
-il est ivre de son bonheur. Ce bonheur est bientôt troublé
-par de nouveaux accès de jalousie, interrompu
-par l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie,
-il ne s'occupe que d'elle. Ses infidélités passées lui en
-font craindre de nouvelles. La mort ne l'effraye pas,
-il ne craint que de perdre Cinthie; qu'il soit sûr
-qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.</p>
-
-<p>«Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré
-de son amour, mais bientôt il reprend ses fers. Il fait
-le portrait le plus ravissant de sa maîtresse, de sa
-beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour
-le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie
-son amour. Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est
-aimable, se déshonore dans toute la ville par des
-aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut plus
-l'aimer sans honte. Il en rougit, mais il ne peut se
-détacher d'elle. Il sera son amant, son époux; jamais
-il n'aimera que Cinthie. Ils se quittent et se reprennent
-encore. Cinthie est jalouse, il la rassure. Jamais il
-n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une
-seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes.
-Il n'en possède jamais assez, il est insatiable de plaisirs.
-Il faut, pour le rappeler à lui-même, que Cinthie
-l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi vives
-que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir.
-Il se distrait par la débauche. Il s'était enivré comme
-à son ordinaire. Il feint qu'une troupe d'amours le rencontre
-et le ramène aux pieds de Cinthie. Leur raccommodement
-est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans
-un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse
-la table, lui jette les coupes à la tête; il trouve
-cela charmant. De nouvelles perfidies le forcent enfin à
-rompre sa chaîne; il veut partir; il va voyager dans la
-Grèce; il fait tout le plan de son voyage, mais il renonce
-à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux
-outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir,
-elle le rend la risée de ses rivaux; mais une maladie
-vient la saisir, elle meurt. Elle lui reproche ses infidélités,
-ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à ses
-derniers moments, et jure qu'elle-même, malgré les
-apparences, lui fut toujours fidèle. Telles sont les
-m&oelig;urs et les aventures de Properce et de sa maîtresse;
-telle est en abrégé l'histoire de leurs amours. Voilà la
-femme qu'une âme comme celle de Properce fut
-réduite à aimer.</p>
-
-<p>«Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais
-jamais inconstants. Ce sont deux libertins fixés qui
-portent souvent çà et là leurs hommages, mais qui
-reviennent toujours reprendre la même chaîne. Corinne
-et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales: elles
-n'en ont particulièrement aucune. La muse de ces deux
-poètes est fidèle si leur amour ne l'est pas, et aucun
-autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie ne figure
-dans leurs vers. Tibulle, amant et poète plus tendre,
-moins vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a
-pas la même constance. Trois beautés sont l'une après
-l'autre les objets de son amour et de ses vers. Délie
-est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée.
-Tibulle a perdu sa fortune, mais il lui reste la campagne
-et Délie; qu'il la possède dans la paix des champs,
-qu'il puisse en expirant presser la main de Délie dans
-la sienne; qu'elle suive en pleurant sa pompe funèbre,
-il ne forme point d'autres v&oelig;ux. Délie est enfermée
-par un mari jaloux: il pénétrera dans sa prison malgré
-les Argus et les triples verrous. Il oubliera dans
-ses bras toutes ses peines. Il tombe malade, et Délie
-seule l'occupe, il l'engage à être toujours chaste, <i>à
-mépriser l'or</i>, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu
-d'elle. Mais Délie ne suit point ce conseil. Il a cru
-pouvoir supporter son infidélité: il y succombe et
-demande grâce à Délie et à Vénus. Il cherche dans le
-vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni
-adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il
-s'adresse au mari de Délie, trompé comme lui; il lui
-révèle toutes les ruses dont elle se sert pour attirer et
-pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder,
-qu'il la lui confie: il saura bien les écarter et garantir
-de leurs pièges celle qui les outrage tous deux. Il
-s'apaise, il revient à elle, il se souvient de la mère de
-Délie, qui protégeait leurs amours; le souvenir de
-cette bonne femme rouvre son c&oelig;ur à des sentiments
-tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais
-elle en a bientôt de plus graves. Elle s'est laissé corrompre
-par l'or et les présents, elle est à un autre, à
-d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne honteuse, et
-lui dit adieu pour toujours.</p>
-
-<p>«Il passe sous les lois de Némésis et n'en est pas
-plus heureux; elle n'aime que l'or, et se soucie peu
-des vers et des dons du génie. Némésis est une femme
-avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice,
-mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé.
-Il tâche de la fléchir par des images touchantes. Elle
-a perdu sa jeune s&oelig;ur; il ira pleurer sur son tombeau,
-et confier ses chagrins à cette tendre muette. Les
-mânes de la s&oelig;ur de Némésis s'offenseront des larmes
-que Némésis fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser
-leur colère. La triste image de sa s&oelig;ur viendrait la
-nuit troubler son sommeil&hellip; Mais ces tristes souvenirs
-arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce
-prix acheter même le bonheur. Nééra est sa troisième
-maîtresse. Il a joui longtemps de son amour; il ne
-demande aux dieux que de vivre et mourir avec elle;
-mais elle part, elle est absente; il ne peut s'occuper
-d'elle, il ne demande qu'elle aux dieux; il a vu en
-songe Apollon, qui lui a annoncé que Nééra l'abandonne.
-Il refuse de croire à ce songe; il ne pourrait
-survivre à ce malheur, et cependant ce malheur existe.
-Nééra est infidèle; il est encore une fois abandonné.
-Tel fut le caractère et le sort de Tibulle, tel est le triple
-et assez triste roman de ses amours.</p>
-
-<p>«C'est en lui surtout qu'une douce mélancolie
-domine, qu'elle donne même au plaisir une teinte de
-rêverie et de tristesse qui en fait le charme. S'il y eut
-un poète ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut
-Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime
-si bien <i>sont en lui</i>, il ne songe pas plus que les deux
-autres à les chercher ou à les faire naître chez ses maîtresses:
-leurs grâces, leur beauté, sont tout ce qui
-l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il
-regrette; leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce
-qui le tourmente. De toutes ces femmes devenues célèbres
-par les vers de trois grands poètes, Cinthie paraît
-la plus aimable. L'attrait des talents se joint en elle à
-tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais,
-pour tous ces talents, qui étaient souvent ceux des
-courtisanes d'un certain ordre, elle n'en vaut pas
-mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont pas moins en
-ce qui la gouverne; et Properce, qui vante une ou deux
-fois seulement en elle ce goût pour les arts, n'en est
-pas moins, dans sa passion pour elle, maîtrisé par une
-tout autre puissance.</p>
-
-<p>Ces grands poètes furent apparemment au nombre
-des âmes les plus tendres et les plus délicates de leur
-siècle, et voilà pourtant qui ils aimèrent et comment
-ils aimèrent. Ici il faut faire abstraction de toute considération
-littéraire. Je ne leur demande qu'un témoignage
-sur leur siècle; et dans deux mille ans un roman
-de Ducray-Duminil sera un témoignage de nos m&oelig;urs.</p>
-
-
-<h4>XCIII <i>bis</i>.</h4>
-
-<p>Un de mes grands regrets, c'est de n'avoir pu voir
-Venise de 1760<a id="FNanchor_233" href="#Footnote_233" class="fnanchor">[233]</a>; une suite de hasards heureux avait
-réuni apparemment, dans ce petit espace, et les institutions
-politiques et les opinions les plus favorables au
-bonheur de l'homme. Une douce volupté donnait à
-tous un bonheur facile. Il n'y avait point de combat
-intérieur et point de crimes. La sérénité était sur tous
-les visages, personne ne songeait à paraître plus riche,
-l'hypocrisie ne menait à rien. Je me figure que ce
-devait être le contraire de Londres en 1822.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_233" href="#FNanchor_233"><span class="label">[233]</span></a> Voyage du président de Brosses en Italie, voyage d'Eustace,
-de Sharp, de Smolett.</p>
-</div>
-
-<h4>XCIV</h4>
-
-<p>Si vous remplacez le manque de sécurité personnelle
-par la juste crainte de manquer d'argent, vous verrez
-que les États-Unis d'Amérique, par rapport à la passion
-dont nous essayons une monographie, ressemblent
-beaucoup à l'antiquité.</p>
-
-<p>En parlant des esquisses plus ou moins imparfaites
-de l'amour-passion que nous ont laissées les anciens,
-je vois que j'ai oublié les <i>Amours de Médée</i> dans <i>l'Argonautique</i>.
-Virgile les a copiées dans sa Didon. Comparez
-cela à l'amour tel qu'il est dans un roman
-moderne: le doyen de Killerine, par exemple.</p>
-
-
-<h4>XCV</h4>
-
-<p>Le roman sent les beautés de la nature et des arts
-avec une force, une profondeur, une justesse étonnantes;
-mais, s'il se met à vouloir raisonner sur ce
-qu'il sent avec tant d'énergie, c'est à faire pitié.</p>
-
-<p>C'est peut-être que le sentiment lui vient de la
-nature, et sa logique, du gouvernement.</p>
-
-<p>On voit sur-le-champ pourquoi les beaux arts, hors
-de l'Italie, ne sont qu'une mauvaise plaisanterie; on en
-raisonne mieux, mais le public ne sent pas.</p>
-
-
-<h4>XCVI</h4>
-
-<div class="date">Londres, 26 novembre 1821.</div>
-<p>Un homme fort raisonnable, et qui est arrivé hier
-de Madras, me dit en deux heures de conversation ce
-que je réduis aux vingt lignes suivantes:</p>
-
-<p>«Ce <i>sombre</i>, qu'une cause inconnue fait peser sur
-le caractère anglais, pénètre si avant dans les c&oelig;urs,
-qu'au bout du monde, à Madras, quand un Anglais
-peut obtenir quelques jours de vacance, il quitte bien
-vite la riche et florissante Madras pour venir se dérider
-dans la petite ville française de Pondichéry, qui, sans
-richesses et presque sans commerce, fleurit sous l'administration
-paternelle de M. Dupuy. A Madras on
-boit du vin de Bourgogne à trente-six francs la bouteille;
-la pauvreté des Français de Pondichéry fait
-que, dans les sociétés les plus distinguées, les rafraîchissements
-consistent en grands verres d'eau. Mais
-on y rit.»</p>
-
-<p>Maintenant il y a plus de liberté en Angleterre qu'en
-Prusse. Le climat est le même que celui de K&oelig;nigsberg,
-de Berlin, de Varsovie, villes qui sont loin de
-marquer par leur tristesse. Les classes ouvrières y ont
-moins de sécurité et y boivent tout aussi peu de vin
-qu'en Angleterre; elles sont beaucoup plus mal vêtues.</p>
-
-<p>Les aristocraties de Venise et de Vienne ne sont pas
-tristes.</p>
-
-<p>Je ne vois qu'une différence: dans les pays gais, on
-lit peu la Bible et il y a de la galanterie. Je demande
-pardon de revenir souvent sur une démonstration dont
-je doute. Je supprime vingt faits dans le sens du précédent.</p>
-
-
-<h4>XCVII</h4>
-
-<p>Je viens de voir, dans un beau château près de Paris,
-un jeune homme très joli, fort spirituel, très riche, de
-moins de vingt ans; le hasard l'y a laissé presque seul,
-et pendant longtemps, avec une fort belle fille de dix-huit
-ans, pleine de talents, de l'esprit le plus distingué,
-fort riche aussi. Qui ne se serait attendu à une passion?
-Rien moins que cela, l'affectation était si grande chez
-ces deux jolies créatures, que chacune n'était occupée
-que de soi et de l'effet qu'elle devait produire.</p>
-
-
-<h4>XCVIII</h4>
-
-<p>J'en conviens, dès le lendemain d'une grande action,
-un orgueil sauvage a fait tomber ce peuple dans toutes
-les fautes et les niaiseries qui se sont présentées.
-Voici pourtant ce qui m'empêche d'effacer les louanges
-que je donnais autrefois à ce représentant du moyen
-âge.</p>
-
-<p>La plus jolie femme de Narbonne est une jeune
-Espagnole à peine âgée de vingt ans, qui vit là fort
-retirée avec son mari, Espagnol aussi et officier en
-demi-solde. Cet officier fut obligé, il y a quelque temps,
-de donner un soufflet à un fat: le lendemain, sur le
-champ de bataille, le fat voit arriver la jeune Espagnole;
-nouveau déluge de propos affectés: «Mais, en
-vérité, c'est une horreur! comment avez-vous pu dire
-cela à votre femme? madame vient pour empêcher
-notre combat!»&mdash;<i>Je viens vous enterrer</i>, répond la
-jeune Espagnole.</p>
-
-<p>Heureux le mari qui peut tout dire à sa femme. Le
-résultat ne démentit pas la fierté du propos. Cette
-action eût passé pour peu convenable en Angleterre.
-Donc la fausse décence diminue le peu de bonheur qui
-se trouve ici-bas.</p>
-
-
-<h4>XCIX</h4>
-
-<p>L'aimable Donézan disait hier: «Dans ma jeunesse,
-et jusque bien avant dans ma carrière, puisque j'avais
-cinquante ans en 89, les femmes portaient de la poudre
-dans leurs cheveux.</p>
-
-<p>«Je vous avouerai qu'une femme sans poudre me
-fait répugnance; la première impression est toujours
-d'une femme de chambre qui n'a pas eu le loisir de
-faire sa toilette.»</p>
-
-<p>Voilà la seule raison contre Shakespeare et en faveur
-des unités.</p>
-
-<p>Les jeunes gens ne lisant que la Harpe, le goût des
-grands toupets poudrés, comme ceux que portait la feue
-reine Marie-Antoinette, peut encore durer quelques
-années. Je connais aussi des gens qui méprisent le Corrège
-et Michel-Ange, et certes, M. Donézan était
-homme d'infiniment d'esprit.</p>
-
-
-<h4>C</h4>
-
-<p>Froide, brave, calculatrice, méfiante, discutante,
-ayant toujours peur d'être électrisée par quelqu'un qui
-pourrait se moquer d'elle, absolument libre d'enthousiasme,
-un peu jalouse des gens qui ont vu de grandes
-choses à la suite de Napoléon, telle était la jeunesse
-de ce temps-là, plus estimable qu'aimable. Elle amenait
-forcément le gouvernement au rabais du centre
-gauche. Ce caractère de la jeunesse se retrouvait jusque
-parmi les conscrits dont chacun n'aspire qu'à finir
-son temps.</p>
-
-<p>Toutes les éducations, données exprès ou par hasard,
-forment les hommes pour une certaine époque de la
-vie. L'éducation du siècle de Louis XV plaçait à vingt-cinq
-ans le plus beau moment de ses élèves<a id="FNanchor_234" href="#Footnote_234" class="fnanchor">[234]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_234" href="#FNanchor_234"><span class="label">[234]</span></a> M. de Francueil, quand il portait trop de poudre. Mémoires
-de M<sup>me</sup> d'Épinay.</p>
-</div>
-<p>C'est à quarante que les jeunes gens de ce temps-là
-seront le mieux, ils auront perdu la méfiance et la prétention,
-et gagné l'aisance et la gaieté.</p>
-
-
-<h4>CI<br />
-Discussion entre l'homme de bonne foi et l'homme d'Académie.</h4>
-
-<p>«Dans cette discussion avec l'académicien, toujours
-l'académicien se sauvait en reprenant de petites dates
-et autres semblables erreurs de peu d'importance; mais
-la conséquence et qualification naturelle des choses, il
-niait toujours, ou semblait ne pas entendre: par exemple,
-que Néron eût été cruel empereur ou Charles II
-parjure. Or, comment prouver de telles choses, ou, les
-prouvant, ne pas arrêter la discussion générale et en
-perdre le fil?»</p>
-
-<p>«Telle manière de discussion ai-je toujours vue
-entre telles gens, dont l'un ne cherche que vérité et
-avancement en icelle, l'autre faveur de son maître ou
-parti, et gloire du bien dire. Et j'ai estimé grande
-duperie et perdement de temps en l'homme de bonne
-loi de s'arrêter à parler avec lesdits académiciens.»
-(&OElig;uvres badines de Guy Allard de Voiron)</p>
-
-
-<h4>CII</h4>
-
-<p>Il n'y a qu'une très petite partie de l'art d'être heureux
-qui soit une science exacte, une sorte d'échelle
-sur laquelle on soit assuré de monter sur un échelon
-chaque siècle: c'est celle qui dépend du gouvernement:
-(encore ceci n'est-il qu'une théorie, je vois les Vénitiens
-de 1770 plus heureux que les gens de Philadelphie
-d'aujourd'hui).</p>
-
-<p>Du reste, l'art d'être heureux est comme la poésie;
-malgré le perfectionnement de toutes choses, Homère,
-il y a deux mille sept cents ans, avait plus de talent
-que lord Byron.</p>
-
-<p>En lisant attentivement Plutarque, je crois m'apercevoir
-qu'on était plus heureux en Sicile du temps de
-Dion, quoiqu'on n'eût ni imprimerie ni punch à la
-glace, que nous ne savons l'être aujourd'hui.</p>
-
-<p>J'aimerais mieux être un Arabe du <small>V</small><sup>e</sup> siècle qu'un
-Français du <small>XIX</small><sup>e</sup>.</p>
-
-
-<h4>CIII</h4>
-
-<p>Ce n'est jamais cette illusion qui renaît et se détruit à
-chaque seconde que l'on va chercher au théâtre, mais
-l'occasion de prouver à son voisin, ou du moins à soi-même,
-si l'on a la contrariété de n'avoir point de voisin,
-que l'on a bien lu son la Harpe et que l'on est
-homme de goût. C'est un plaisir de vieux pédant que
-se donne la jeunesse.</p>
-
-
-<h4>CIV</h4>
-
-<p>Une femme appartient de droit à l'homme qui l'aime
-et qu'elle aime <i>plus que la vie</i>.</p>
-
-
-<h4>CV</h4>
-
-<p>La cristallisation ne peut pas être excitée par des
-hommes-copies, et les rivaux les plus dangereux sont
-les plus différents.</p>
-
-
-<h4>CVI</h4>
-
-<p>Dans une société très avancée, l'<i>amour-passion</i> est
-aussi naturel que l'amour physique chez les sauvages.</p>
-
-<div class="attr">M.</div>
-
-<h4>CVII</h4>
-
-<p>Sans les nuances, avoir une femme qu'on adore ne
-serait pas un bonheur et même serait impossible.</p>
-
-<div class="date">L. 7 octobre.</div>
-
-<h4>CVIII</h4>
-
-<p>D'où vient l'intolérance des stoïciens? de la même
-source que celles des dévots outrés. Ils ont de l'humeur
-parce qu'ils luttent contre la nature, qu'ils se
-privent et qu'ils souffrent. S'ils voulaient s'interroger
-de bonne foi sur la haine qu'ils portent à ceux qui
-professent une morale moins sévère, ils s'avoueraient
-qu'elle naît de la jalousie secrète d'un bonheur qu'ils
-envient et qu'ils se sont interdit, <i>sans croire</i> aux
-récompenses qui les dédommageraient de leurs sacrifices.</p>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Diderot.</span></div>
-
-<h4>CIX</h4>
-
-<p>Les femmes qui ont habituellement de l'humeur
-pourraient se demander si elles suivent le système de
-conduite qu'elles <i>croient sincèrement</i> le chemin du
-bonheur. N'y a-t-il pas un peu de manque de courage
-accompagné d'un peu de vengeance basse au fond du
-c&oelig;ur d'une prude? Voir la mauvaise humeur de
-M<sup>me</sup> Deshoulières dans ses derniers jours (Notice de
-M. Lemontey).</p>
-
-
-<h4>CX</h4>
-
-<p>Rien de plus indulgent, parce que rien n'est plus
-heureux, que la vertu de bonne foi; mais mistress Hutchinson
-elle-même manque d'indulgence.</p>
-
-
-<h4>CXI</h4>
-
-<p>Immédiatement après ce bonheur vient celui d'une
-femme jeune, jolie, facile, qui ne se fait point de reproches.
-A Messine on disait du mal de la contessina
-Vicenzella: «Que voulez-vous? disait-elle, je suis
-jeune, libre, riche, et peut-être pas laide. J'en souhaite
-autant à toutes les femmes de Messine.» Cette
-femme charmante, et qui ne voulut jamais avoir pour
-moi que de l'amitié, est celle qui m'a fait connaître les
-douces poésies de l'abbé Melli, en dialecte sicilien;
-poésies délicieuses, quoique gâtées encore par la
-mythologie.</p>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Delfante.</span></div>
-
-<h4>CXII</h4>
-
-<p>Le public de Paris a une capacité d'attention, c'est
-trois jours, après quoi, présentez-lui la mort de Napoléon
-ou la condamnation de M. Béranger à deux mois
-de prison, absolument la même sensation ou le même
-manque de tact à qui en reparle le quatrième jour.
-Toute grande capitale doit-elle être ainsi, ou cela
-tient-il à la bonté et à la légèreté parisienne? Grâce à
-l'orgueil aristocratique et à la timidité souffrante, Londres
-n'est qu'une nombreuse collection d'ermites. Ce
-n'est pas une capitale. Vienne n'est qu'une oligarchie
-de deux cents familles environnées de cent cinquante
-mille artisans ou domestiques qui les servent. Ce
-n'est pas là non plus une capitale. Naples et Paris,
-les deux seules capitales (Extrait des <i>Voyages de
-Birkbeck</i>, page 371).</p>
-
-
-<h4>CXIII</h4>
-
-<p>S'il était une époque où, d'après les théories vulgaires,
-appelées raisonnables par les hommes communs,
-la prison pût être supportable, ce serait celle où,
-après une détention de plusieurs années, un pauvre
-prisonnier n'est plus séparé que par un mois ou deux
-du moment qui doit le mettre en liberté. Mais la <i>cristallisation</i>
-en ordonne autrement. Le dernier mois est
-plus pénible que les trois dernières années. M. d'Hotelans
-a vu à la maison d'arrêt de Melun plusieurs
-prisonniers détenus depuis longtemps, parvenus à
-quelques mois du jour qui devait les rendre à la liberté,
-<i>mourir</i> d'impatience.</p>
-
-
-<h4 id="ch63">CXIV</h4>
-
-<p>Je ne puis résister au plaisir de transcrire une lettre
-écrite en mauvais anglais par une jeune Allemande.
-Il est donc prouvé qu'il y a des amours constantes, et
-tous les hommes de génie ne sont pas des Mirabeau.
-Klopstock, le grand poète, passe à Hambourg pour
-avoir été un homme aimable; voici ce que sa jeune
-femme écrivait à une amie intime:</p>
-
-<p lang="en" xml:lang="en">«After having seen him two hours, I was obliged
-to pass the evening in a company, which never had
-been so wearisome to me. I could not speak, I could
-not play; I thought I saw nothing but Klopstock; I
-saw him the next day, and the following and we
-were very seriously friends. But the fourth day he departed.
-It was a strong hour the hour of his departure!
-He wrote soon after; from that time our correspondence
-began to be a very diligent one. I sincerely
-believed my love to be friendship. I spoke with my
-friends of nothing but Klopstock, and showed his letters.
-They raillied at me and said I was in love. I raillied
-then again, and said that they must have a very
-friendshipless heart, if they had no idea of friendship
-to a man as well as to a woman. Thus it continued
-eight months, in which time my friends found as much
-love in Klopstock's letters as in me. I perceived it
-likewise, but I would not believe it. At the last
-Klopstock said plainly that he loved; and I startled as
-for a wrong thing; I answered that it was no love,
-but friendship, as it was what I felt for him; we had
-not seen one another enough to love (as if love must
-have more time than friendship). This was sincerely
-my meaning, and I had this meaning till Klopstock
-came again to Hamburg. This he did a year after we
-had seen one another the first time. We saw, we
-were friends, we loved; and a short time after, I
-could even tell Klopstock that I loved. But we were
-obliged to part again, and wait two years for our wedding.
-My mother would not let marry me a stranger.
-I could marry then without her consent, as by the
-death of my father my fortune depended not on her;
-but this was a horrible idea for me; and thank heaven
-that I have prevailed by prayers! At this time
-knowing Klopstock, she loves him as her lifely son,
-and thanks god that she has not persisted. We married
-and I am the happiest wife in the world. In
-some few months it will be four years that I am so
-happy&hellip;» (<i>Correspondence of Richardson</i>, vol. III,
-page 147.)</p>
-
-
-<h4>CXV</h4>
-
-<p>Il n'y a d'unions à jamais légitimes que celles qui
-sont commandées par une vraie passion.</p>
-
-
-<h4>CXVI</h4>
-
-<p>Pour être heureuse avec la facilité des m&oelig;urs, il
-faut une simplicité de caractère qu'on trouve en Allemagne,
-en Italie, mais jamais en France.</p>
-
-<div class="attr">La duchesse de C&hellip;</div>
-
-<h4>CXVII</h4>
-
-<p>Par orgueil, les Turcs privent leurs femmes de tout
-ce qui peut donner un aliment à la cristallisation. Je
-vis depuis trois mois chez un peuple où, par orgueil,
-les gens titrés en seront bientôt là.</p>
-
-<p>Les hommes appellent <i>pudeur</i> les exigences d'un
-orgueil rendu fou par l'aristocratie. Comment oser
-manquer à la pudeur? Aussi, comme à Athènes, les
-gens d'esprit ont une tendance marquée à se réfugier
-auprès des courtisanes, c'est-à-dire auprès de ces
-femmes qu'une faute éclatante a mises à l'abri des
-affectations de la <i>pudeur</i> (<i>Vie de Fox</i>).</p>
-
-<div class="section"></div>
-<h4>CXVIII</h4>
-
-<p>Dans le cas d'amour empêché par victoire trop
-prompte, j'ai vu la cristallisation chez les caractères
-tendres chercher à se former après. Elle dit en riant:
-«Non, je ne t'aime pas.»</p>
-
-
-<h4>CXIX</h4>
-
-<p>L'éducation actuelle des femmes, ce mélange bizarre
-de pratiques pieuses et de chansons fort vives (<i lang="it" xml:lang="it">di piacer
-mi balza il cor</i> de la <i lang="it" xml:lang="it">Gazza ladra</i>), est la chose du
-monde la mieux calculée pour éloigner le bonheur.
-Cette éducation fait les têtes les plus inconséquentes.
-M<sup>me</sup> de R&hellip; qui craignait la mort, vient de mourir
-parce qu'elle trouvait drôle de jeter les médecines par
-la fenêtre. Ces pauvres petites femmes prennent l'inconséquence
-pour de la gaieté, parce que la gaieté est
-souvent inconséquente en apparence. C'est comme l'Allemand
-qui se fait vif en se jetant par la fenêtre.</p>
-
-
-<h4>CXX</h4>
-
-<p>La vulgarité, éteignant l'imagination, produit sur-le-champ
-pour moi l'ennui mortel: la charmante comtesse
-K&hellip; me montrant ce soir les lettres de ses amants, que
-je trouve grossières.</p>
-
-<div class="date">Forlì, 17 mars. Henri.</div>
-<p>L'imagination n'était pas éteinte; elle était seulement
-fourvoyée, et, par répugnance, cessait bien vite
-de se figurer la grossièreté de ces plats amants.</p>
-
-
-<h4 id="ch64">CXXI<br />
-Rêverie métaphysique.</h4>
-
-<div class="date">Belgirate, 26 octobre 1816.</div>
-<p>Pour peu qu'une véritable passion rencontre de contrariétés,
-elle produit vraisemblablement plus de malheur
-que de bonheur; cette idée peut n'être pas vraie
-pour une âme tendre, mais elle est d'une évidence
-parfaite pour la majeure partie des hommes, et en
-particulier pour les froids philosophes qui, en fait de
-passions, ne vivent presque que de curiosité et d'amour-propre.</p>
-
-<p>Ce qui précède, je le disais hier soir à la contessina
-Fulvia, en nous promenant sur la terrasse de l'Isola-Bella,
-à l'orient, près du grand pin. Elle me répondit:
-«Le malheur produit une beaucoup plus forte impression
-sur l'existence humaine que le plaisir.</p>
-
-<p>«La première vertu de tout ce qui prétend à nous
-donner du plaisir, c'est de frapper fort.</p>
-
-<p>«Ne pourrait-on pas dire que, la vie elle-même
-n'étant faite que de sensations, le goût universel de
-tous les êtres qui ont vie est d'être avertis qu'ils
-vivent par les sensations les plus fortes possibles? Les
-gens du Nord ont peu de vie; voyez la lenteur de leurs
-mouvements. Le <i lang="it" xml:lang="it">dolce farniente</i> des Italiens, c'est le
-plaisir de jouir des émotions de son âme, mollement
-étendu sur un divan, plaisir impossible si l'on court
-toute la journée à cheval ou dans un droski, comme
-l'Anglais ou le Russe. Ces gens mourraient d'ennui sur
-un divan. Il n'y a rien à regarder dans leurs âmes.</p>
-
-<p>«L'amour donne les sensations les plus fortes possibles;
-la preuve en est que, dans ces moments d'<i>inflammation</i>,
-comme diraient les physiologistes, le c&oelig;ur
-forme ces <i>alliances de sensations</i> qui semblent si
-absurdes aux philosophes Helvétius, Buffon et autres.
-Luizina, l'autre jour, s'est laissé tomber dans le lac,
-comme vous savez; c'est qu'elle suivait des yeux une
-feuille de laurier détachée de quelque arbre de l'Isola-Madre
-(îles Borromées). La pauvre femme m'a avoué
-qu'un jour son amant, en lui parlant, effeuillait une
-branche de laurier dans le lac, et lui disait: «Vos
-cruautés et les calomnies de votre amie m'empêchent
-de profiter de la vie et d'acquérir quelque gloire.»</p>
-
-<p>«Une âme qui, par l'effet de quelque grande passion,
-ambition, jeu, amour, jalousie, guerre, etc., a
-connu les moments d'angoisse et d'extrême malheur,
-par une bizarrerie bien incompréhensible, <i>méprise</i> le
-bonheur d'une vie tranquille et où tout semble fait à
-souhait: un joli château dans une position pittoresque,
-beaucoup d'aisance, une bonne femme, trois jolis enfants,
-des amis aimables et en quantité, ce n'est là qu'une
-faible esquisse de tout ce que possède notre hôte, le
-général C&hellip; et cependant vous savez qu'il a dit être
-tenté d'aller à Naples prendre le commandement d'une
-guérilla. Une âme faite pour les passions sent d'abord
-que cette vie heureuse l'<i>ennuie</i>, et peut-être aussi
-qu'elle ne lui donne que des idées communes. «Je
-voudrais, vous disait C&hellip;, n'avoir jamais connu la
-fièvre des grandes passions, et pouvoir me payer de
-l'apparent bonheur sur lequel on me fait tous les
-jours de si sots compliments, auxquels, pour comble
-d'horreur, je suis forcé de répondre avec grâce.»
-Moi, philosophe, j'ajoute: «Voulez-vous une millième
-preuve que nous ne sommes pas faits par un être
-bon? c'est que le <i>plaisir</i> ne produit pas peut-être la
-moitié autant d'impression sur notre être que la <i>douleur</i><a id="FNanchor_235" href="#Footnote_235" class="fnanchor">[235]</a>&hellip;»
-La contessina m'a interrompu: «Il y a peu
-de peines morales dans la vie qui ne soient rendues
-chères par l'<i>émotion</i> qu'elles excitent; s'il y a un
-grain de générosité dans l'âme, ce plaisir se centuple.
-L'homme condamné à mort en 1815, et sauvé par
-hasard (M. de Lavalette par exemple), s'il marchait
-au supplice avec courage, doit se rappeler ce moment
-dix fois par mois; le lâche qui mourait en pleurant
-et jetant les hauts cris (le douanier Morris, jeté dans
-le lac, <i>Rob Roy</i>, III, 120), s'il est aussi sauvé par le
-hasard, ne peut tout au plus se souvenir avec plaisir
-de cet instant qu'à cause de la circonstance qu'<i>il a
-été sauvé</i>, et non pour les trésors de générosité qu'il
-a découverts en lui-même, et qui ôtent à l'avenir
-toutes ses craintes.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_235" href="#FNanchor_235"><span class="label">[235]</span></a> Voir l'analyse du <i>principe ascétique</i>, Bentham, <i>Traité de
-législation</i>, tome I.</p>
-
-<p>On fait plaisir à un être <i>bon</i> en se faisant souffrir.</p>
-</div>
-<p><span class="sc">Moi</span>.&mdash;«L'amour, même malheureux, donne à une
-âme tendre, pour qui la <i>chose imaginée est la chose
-existante</i>, des trésors de jouissance de cette espèce;
-il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté
-chez soi et chez ce qu'on aime. Que de fois Salviati
-n'a-t-il pas entendu Léonore lui dire, comme M<sup>lle</sup> Mars
-dans les <i>Fausses Confidences</i>, avec son sourire enchanteur:
-«Eh bien! oui, je vous aime!» Or, voilà de ces
-illusions qu'un esprit sage n'a jamais.</p>
-
-<p><span class="sc">Fulvia</span>, <i>levant les yeux au ciel</i>.&mdash;«Oui, pour vous
-et pour moi, l'amour, même malheureux, pourvu que
-notre admiration pour l'objet aimé soit infinie, est le
-premier des bonheurs.»</p>
-
-<p>(Fulvia a vingt-trois ans; c'est la beauté la plus célèbre
-de ***; ses yeux étaient divins en parlant ainsi et
-se levant vers ce beau ciel des îles Borromées, à minuit;
-les astres semblaient lui répondre. J'ai baissé les yeux,
-et n'ai plus trouvé de raisons philosophiques pour la
-combattre. Elle a continué.) Et tout ce que le monde
-appelle le bonheur ne vaut pas ses peines. Je crois que
-le mépris seul peut guérir de cette passion; non pas
-un mépris trop fort, ce serait un supplice, mais, par
-exemple, pour vous autres hommes, voir l'objet que
-vous adorez aimer un homme grossier et prosaïque, ou
-vous sacrifier aux jouissances du luxe aimable et délicat
-qu'elle trouve chez son amie.</p>
-
-
-<h4>CXXII</h4>
-
-<p>Vouloir, c'est avoir le courage de s'exposer à un
-inconvénient; s'exposer ainsi, c'est tenter le hasard,
-c'est jouer. Il y a des militaires qui ne peuvent vivre
-sans ce jeu: c'est ce qui les rend insupportables dans
-la vie de famille.</p>
-
-
-<h4>CXXIII</h4>
-
-<p>Le général Teulié me disait ce soir qu'il avait découvert
-que ce qui le rendait d'une sécheresse et d'une
-stérilité si abominable quand il y avait dans le salon
-des femmes affectées, c'est qu'il avait ensuite une honte
-amère d'avoir exposé ses sentiments avec feu devant
-de tels êtres. (Et quand il ne parlait pas avec son âme,
-fût-ce de Polichinelle, il n'avait rien à dire. Je voyais
-du reste qu'il ne savait sur rien la phrase convenue et
-de bon ton. Il était par là réellement ridicule et baroque
-aux yeux des femmes affectées. Le ciel ne l'avait
-pas fait pour être élégant.)</p>
-
-
-<h4>CXXIV</h4>
-
-<p>A la cour, l'i*** est de mauvais ton, parce qu'il est
-censé qu'elle est contre l'intérêt des princes: l'i*** est
-aussi de mauvais ton en présence des jeunes filles, cela
-les empêcherait de trouver un mari. Il faut convenir
-que s* D*** e***, il doit lui être agréable d'être honoré
-pour de tels motifs.</p>
-
-
-<h4>CXXV</h4>
-
-<p>Dans l'âme d'un grand peintre ou d'un grand poète,
-l'amour est divin comme centuplant le domaine et les
-plaisirs de l'art, dont les beautés donnent à son âme le
-pain quotidien. Que de grands artistes qui ne se doutent
-ni de leur âme ni de leur génie! Souvent ils se
-croient un médiocre talent pour la chose qu'ils adorent,
-parce qu'ils ne sont pas d'accord avec les eunuques
-du sérail, les la Harpe, etc.: pour ces gens-là,
-même l'amour malheureux est bonheur.</p>
-
-
-<h4>CXXVI</h4>
-
-<p>L'image du premier amour est la plus généralement
-touchante; pourquoi? c'est qu'il est presque le même
-dans tous les pays, de tous les caractères. Donc ce premier
-amour n'est pas le plus passionné.</p>
-
-
-<h4>CXXVII</h4>
-
-<p>La raison! la raison! Voilà ce qu'on crie toujours à
-un pauvre amant. En 1760, dans le moment le plus
-animé de la guerre de Sept ans, Grimm écrivait:
-«&hellip; Il n'est point douteux que le roi de Prusse n'eût
-prévenu cette guerre avant qu'elle éclatât, en cédant la
-Silésie. En cela il eût fait une action très sage. Combien
-de maux il aurait prévenus! Que peut avoir de
-commun la possession d'une province avec le bonheur
-d'un roi? et le grand électeur n'était-il pas un prince
-très heureux et très respecté sans posséder la Silésie?
-Voilà comment un roi aurait pu se conduire en suivant
-les préceptes de la plus saine raison, et je ne sais
-comment il serait arrivé que ce roi eût été l'objet des
-mépris de toute la terre, tandis que Frédéric, sacrifiant
-tout au <i>besoin</i> de conserver la Silésie, s'est couvert
-d'une gloire immortelle.</p>
-
-<p>«Le fils de Cromwell a sans doute fait l'action la plus
-sage qu'un homme puisse faire; il a préféré l'obscurité
-et le repos à l'embarras et au danger de gouverner
-un peuple sombre, fougueux et fier. Ce sage a été
-méprisé de son vivant et par la postérité, et son père
-est resté un grand homme au jugement des nations.</p>
-
-<p>«La <i>Belle Pénitente</i> est un sujet sublime du théâtre
-espagnol<a id="FNanchor_236" href="#Footnote_236" class="fnanchor">[236]</a>, gâté en anglais et en français par Otway et
-Colardeau. Caliste a été violée par un homme qu'elle
-adore, que les fougues d'orgueil de son caractère rendent
-odieux, mais que ses talents, son esprit, les grâces
-de sa figure, tout enfin concourt à rendre séduisant.
-Lothario eût été trop aimable s'il eût su modérer de
-coupables transports; du reste, une haine héréditaire
-et atroce divise sa famille et celle de la femme qu'il
-aime. Ces familles sont à la tête des deux factions qui
-partagent une ville d'Espagne durant les horreurs du
-moyen âge. Sciolto, le père de Caliste, est le chef de
-l'autre faction, qui, dans ce moment, a le dessus; il
-sait que Lothario a eu l'insolence de vouloir séduire
-sa fille. La faible Caliste succombe sous les tourments
-de sa honte et de sa passion. Son père est parvenu à
-faire donner à son ennemi le commandement d'une
-armée navale, qui part pour une expédition lointaine
-et dangereuse, où probablement Lothario trouvera la
-mort. Dans la tragédie de Colardeau, il vient donner
-cette nouvelle à sa fille. A ces mots, la passion de
-Caliste s'échappe:</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_236" href="#FNanchor_236"><span class="label">[236]</span></a> Voir les romances espagnoles et danoises du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle;
-elles paraîtraient plates ou grossières au goût français.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse i8">«O dieux!</div>
-<div class="verse">«Il part!&hellip; vous l'ordonnez!&hellip; il a pu s'y résoudre?</div>
-</div>
-
-<p>«Jugez du danger de cette situation; un mot de
-plus, et Sciolto va être éclairé sur la passion de sa fille
-pour Lothario. Ce père confondu s'écrie:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«Qu'entends-je? me trompé-je? où s'égarent tes v&oelig;ux?</div>
-</div>
-
-<p>«A cela Caliste, revenue à elle-même, répond:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«Ce n'est pas son exil, c'est sa mort que je veux,</div>
-<div class="verse">«Qu'il périsse!</div>
-</div>
-
-<p>«Par ces mots, Caliste étouffe les soupçons naissants
-de son père, et c'est cependant sans artifice, car
-le sentiment qu'elle exprime est vrai. L'existence d'un
-homme qu'elle aime et qui a pu l'outrager doit empoisonner
-sa vie, fût-il au bout du monde; sa mort seule
-pourrait lui rendre le repos, s'il en était pour les amants
-infortunés&hellip; Bientôt après Lothario est tué, et Caliste
-a le bonheur de mourir.</p>
-
-<p>«Voilà bien des pleurs et bien des cris pour peu de
-chose! ont dit les gens froids qui se décorent du nom
-de philosophes. Un homme hardi et violent abuse de
-la faiblesse qu'une femme a pour lui; il n'y a pas là de
-quoi se désoler, ou du moins il n'y a pas de quoi nous
-intéresser aux chagrins de Caliste. Elle n'a qu'à se
-consoler d'avoir couché avec son amant, et ce ne sera
-pas la première femme de mérite qui aura pris son
-parti sur ce malheur-là<a id="FNanchor_237" href="#Footnote_237" class="fnanchor">[237]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_237" href="#FNanchor_237"><span class="label">[237]</span></a> Grimm, tome III, page 107.</p>
-</div>
-<p>Richard Cromwell, le roi de Prusse, Caliste, avec
-les âmes que le ciel leur avait données, ne pouvaient
-trouver la tranquillité et le bonheur qu'en agissant
-ainsi. La conduite de ces deux derniers est éminemment
-déraisonnable, et cependant ce sont les seuls
-qu'on estime.</p>
-
-<div class="date">Sagan, 1813.</div>
-
-<h4>CXXVIII</h4>
-
-<p>La constance après le bonheur ne peut se prédire
-que d'après celle que, malgré les doutes cruels, la
-jalousie et les ridicules, on a eue avant l'intimité.</p>
-
-
-<h4>CXXIX</h4>
-
-<p>Chez une femme au désespoir de la mort de son
-amant, qui vient d'être tué à l'armée, et qui songe évidemment
-à le suivre, il faut d'abord examiner si ce
-parti n'est pas convenable; et, dans le cas de la négative,
-attaquer, par cette habitude si ancienne chez l'être
-humain, l'<i>amour de sa conversation</i>. Si cette femme a
-un ennemi, on peut lui persuader que cet ennemi a
-obtenu une lettre de cachet pour la mettre en prison.
-Si cette menace n'augmente pas son amour pour la
-mort, elle peut songer à se cacher pour éviter la prison.
-Elle se cachera trois semaines, fuyant de retraite en
-retraite; elle sera arrêtée et au bout de trois jours se
-sauvera. Alors, sous un nom supposé, on lui ménagera
-un asile dans une ville fort éloignée, et la plus différente
-possible de celle où elle était au désespoir. Mais
-qui veut se dévouer à consoler un être aussi malheureux
-et aussi nul pour l'amitié?</p>
-
-<div class="date">Varsovie, 1808.</div>
-
-<h4>CXXX</h4>
-
-<p>Les savants d'académie voient les m&oelig;urs d'un peuple
-dans sa langue: l'Italie est le pays du monde où
-l'on prononce le moins le mot d'<i>amour</i>, toujours
-<span lang="it" xml:lang="it">amicizia</span>
-et <span lang="it" xml:lang="it">avvicinar</span> (<i lang="it" xml:lang="it">amicizia</i>
-pour amour et <i lang="it" xml:lang="it">avvicinar</i>
-pour faire la cour avec succès).</p>
-
-
-<h4>CXXXI</h4>
-
-<p>Le dictionnaire de la musique n'est pas fait, n'est pas
-même commencé; ce n'est que par hasard que l'on
-trouve les phrases qui disent: <i>je suis en colère</i>, ou <i>je
-vous aime</i>, et leurs nuances. Le <i>maestro</i> ne trouve ces
-phrases que lorsqu'elles lui sont dictées par la présence
-de la passion dans son c&oelig;ur ou par son souvenir. Les
-gens qui passent le feu de la jeunesse à étudier, au
-lieu de sentir, ne peuvent donc pas être artistes: rien
-de plus simple que ce mécanisme.</p>
-
-
-<h4>CXXXII</h4>
-
-<p>L'empire des femmes est beaucoup trop grand en
-France, l'empire de la femme beaucoup trop restreint.</p>
-
-
-<h4>CXXXIII</h4>
-
-<p>La plus grande flatterie que l'imagination la plus
-exaltée saurait inventer pour l'adresser à la génération
-qui s'élève parmi nous, pour prendre possession de la
-vie, de l'opinion et du pouvoir, se trouve une vérité
-plus claire que le jour. Elle n'a rien à <i>continuer</i>, cette
-génération, elle a tout à <i>créer</i>. Le grand mérite de Napoléon
-est d'<i>avoir fait maison nette</i>.</p>
-
-
-<h4>CXXXIV</h4>
-
-<p>Je voudrais pouvoir dire quelque chose sur la <i>consolation</i>.
-On n'essaye pas assez de consoler.</p>
-
-<p>Le principe général, c'est qu'il faut tâcher de former
-une <i>cristallisation</i> la plus étrangère possible au motif
-qui a jeté dans la douleur.</p>
-
-<p>Il faut avoir le courage de se livrer à un peu d'anatomie
-pour découvrir un principe inconnu.</p>
-
-<p>Si l'on veut consulter le chapitre II de l'ouvrage de
-M. Villermé sur les prisons (Paris, 1820), on verra que
-les prisonniers <i lang="it" xml:lang="it">si maritano fra di loro</i> (c'est le mot du
-langage des prisons). Les femmes <i lang="it" xml:lang="it">si maritano anche
-fra di loro</i>, et il y a en général beaucoup de fidélité
-dans ces unions, ce qui ne s'observe pas chez les hommes,
-et qui est un effet du principe de la pudeur.</p>
-
-<p>«A Saint-Lazare, dit M. Villermé, page 96, à Saint-Lazare,
-en octobre 1818, une femme s'est donné plusieurs
-coups de couteau parce qu'elle s'est vu préférer
-une arrivante.</p>
-
-<p>«C'est ordinairement la plus jeune qui est la plus
-attachée à l'autre.»</p>
-
-
-<h4>CXXXV</h4>
-
-<p lang="it" xml:lang="it">Vivacità, leggerezza, soggettissima a prendere puntiglio,
-occupazione di ogni momento delle apparenze
-della propria esistenza agli occhi altrui: Ecco i tre
-gran caratteri di questa pianta che risveglia Europa
-nell 1808.</p>
-
-<p>Parmi les Italiens, les bons sont ceux qui ont encore
-un peu de sauvagerie et de propension au sang: les
-Romagnols, les Calabrois, et, parmi les plus civilisés,
-les Bressans, les Piémontais, les Corses.</p>
-
-<p>Le bourgeois de Florence est plus mouton que celui
-de Paris.</p>
-
-<p>L'espionnage de Léopold l'a avili à jamais. Voir la
-lettre de M. Courier sur le bibliothécaire Furia et le
-chambellan Puccini.</p>
-
-
-<h4>CXXXVI</h4>
-
-<p>Je ris de voir des gens de bonne foi ne pouvoir
-jamais être d'accord, se dire naturellement de grosses
-injures et en penser davantage. Vivre, c'est sentir la
-vie; c'est avoir des sensations fortes. Comme pour
-chaque individu le taux de cette force change, ce qui
-est pénible pour un homme comme trop fort est précisément
-ce qu'il faut à un autre pour que l'intérêt
-commence. Par exemple, la sensation d'être épargné
-par le canon quand on est au feu, la sensation de s'enfoncer
-en Russie à la suite de ces Parthes, de même
-la tragédie de Shakespeare et la tragédie de Racine,
-etc., etc.</p>
-
-<div class="date">Orcha, 13 août 1812.</div>
-
-<h4>CXXXVII</h4>
-
-<p>D'abord le plaisir ne produit pas la moitié autant
-d'impression que la douleur, ensuite, outre ce désavantage
-dans la quantité d'émotion, la <i>sympathie</i> est au
-moins la moitié moins excitée par la peinture du bonheur
-que par celle de l'infortune. Donc les poètes ne sauraient
-peindre le malheur avec trop de force; ils n'ont
-qu'un écueil à redouter, ce sont les objets qui inspirent
-le <i>dégoût</i>. Encore ici, le <i>taux</i> de cette sensation
-dépend-il de la monarchie ou de la république. Un
-Louis XIV centuple le nombre des objets répugnants
-(Poésies de Crabbe).</p>
-
-<p>Par le seul fait de l'existence de la monarchie à la
-Louis XIV environnée de sa noblesse, tout ce qui est
-simple dans les arts devient grossier. Le noble personnage
-devant qui on l'expose se trouve insulté; ce sentiment
-est sincère, et partant respectable.</p>
-
-<p>Voyez le parti que le tendre Racine a tiré de l'amitié
-héroïque, et si consacrée dans l'antiquité, d'Oreste et
-de Pylade. Oreste tutoie Pylade, et Pylade lui répond
-<i>Seigneur</i>. Et l'on veut que Racine soit pour nous l'auteur
-le plus touchant! Si l'on ne se rend pas à un tel
-exemple, il faut parler d'autre chose.</p>
-
-
-<h4>CXXXVIII</h4>
-
-<p>Dès qu'on peut espérer de se venger, on recommence
-de haïr. Je n'eus l'idée de me sauver et de manquer à la
-foi que j'avais jurée à mon ami que les dernières semaines
-de ma prison. (Deux confidences faites ce soir devant
-moi par un assassin de bonne compagnie qui nous fait
-toute son histoire.)</p>
-
-<div class="date">Faenza, 1817.</div>
-
-<h4>CXXXIX</h4>
-
-<p>Toute l'Europe, en se cotisant, ne pourrait faire un
-seul de nos bons volumes français: les <i>Lettres persanes</i>,
-par exemple.</p>
-
-
-<h4 id="ch65">CXL</h4>
-
-<p>J'appelle <i>plaisir</i> toute perception que l'âme aime
-mieux éprouver que ne pas éprouver<a id="FNanchor_238" href="#Footnote_238" class="fnanchor">[238]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_238" href="#FNanchor_238"><span class="label">[238]</span></a> Maupertuis.</p>
-</div>
-<p>J'appelle <i>peine</i> toute perception que l'âme aime mieux
-ne pas éprouver qu'éprouver.</p>
-
-<p>Désiré-je m'endormir plutôt que de sentir ce que
-j'éprouve, nul doute, c'est une <i>peine</i>. Donc les désirs
-d'amour ne sont pas des peines, car l'amant quitte, pour
-rêver à son aise, les sociétés les plus agréables.</p>
-
-<p>Par la durée, les plaisirs du corps sont diminués et
-les peines augmentées.</p>
-
-<p>Pour les plaisirs de l'âme, ils sont augmentés ou diminués
-par la durée, suivant les passions: par exemple,
-après six mois passés à étudier l'astronomie, on aime
-davantage l'astronomie; après un an d'avarice, on aime
-mieux l'argent.</p>
-
-<p>Les peines de l'âme sont diminuées par la durée;
-«que de veuves véritablement fâchées se consolent par
-le temps!» Milady Waldegrave d'Horace Walpole.</p>
-
-<p>Soit un homme dans un état d'indifférence, il lui
-arrive un plaisir;</p>
-
-<p>Soit un autre homme dans un état de vive douleur,
-cette douleur cesse subitement; le plaisir qu'il ressent
-est-il de même nature que celui du premier homme?
-M. Verri dit que <i>oui</i>, et il me semble que <i>non</i>.</p>
-
-<p>Tous les plaisirs ne viennent pas de la cessation de la
-douleur.</p>
-
-<p>Un homme avait depuis longtemps six mille livres de
-rente, il gagné cinq cent mille francs à la loterie. Cet
-homme s'était déshabitué de désirer les choses que l'on
-ne peut obtenir que par une grande fortune. (Je dirai,
-en passant, qu'un des inconvénients de Paris, c'est la
-facilité de perdre cette habitude.)</p>
-
-<p>On invente la machine à tailler les plumes; je l'ai
-achetée ce matin, et c'est un grand plaisir pour moi, qui
-m'impatiente à tailler les plumes; mais certainement je
-n'étais pas malheureux hier de ne pas connaître cette
-machine. Pétrarque était-il malheureux de ne pas prendre
-de café?</p>
-
-<p>Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde le
-connaît: par exemple, la première perdrix que l'on tue
-au vol à douze ans; la première bataille d'où l'on sort
-sain et sauf à dix-sept.</p>
-
-<p>Le plaisir qui n'est que la cessation d'une peine
-passe bien vite, et au bout de quelques années le souvenir
-n'en est pas même agréable. Un de mes amis fut
-blessé au côté par un éclat d'obus, à la bataille de la
-Moskowa, quelques jours après il fut menacé de gangrène,
-au bout de quelques heures on put réunir
-M. Béclar, M. Larroy et quelques chirurgiens estimés:
-on fit une consultation dont le résultat fut d'annoncer à
-mon ami qu'il n'avait pas la gangrène. A ce moment je
-vis son bonheur, il fut grand, cependant il n'était pas
-pur. Son âme, en secret, ne croyait pas en être tout à fait
-quitte, il refaisait le travail des chirurgiens, il examinait
-s'il pouvait entièrement s'en rapporter à eux. Il
-entrevoyait encore un peu la possibilité de la gangrène.
-Aujourd'hui, au bout de huit ans, quand on lui parle
-de cette consultation, il éprouve un sentiment de peine:
-il a la vue imprévue d'un des malheurs de la vie.</p>
-
-<p>Le plaisir causé par la cessation de la douleur consiste:
-1<sup>o</sup> à remporter la victoire contre toutes les objections
-qu'on se fait successivement;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> A revoir tous les avantages dont on allait être
-privé.</p>
-
-<p>Le plaisir causé par le gain de cinq cent mille francs
-consiste à prévoir tous les plaisirs nouveaux et extraordinaires
-qu'on va se donner.</p>
-
-<p>Il y a une exception singulière: il faut voir si cet
-homme a trop ou trop peu de cette habitude, s'il a la
-tête étroite, le sentiment d'embarras durera deux ou
-trois jours.</p>
-
-<p>S'il a l'habitude de désirer souvent une grande fortune,
-il aura usé d'avance la jouissance par se la trop
-figurer.</p>
-
-<p>Ce malheur n'arrive pas dans l'amour-passion.</p>
-
-<p>Une âme enflammée ne se figure pas la dernière des
-faveurs, mais la plus prochaine: par exemple, d'une
-maîtresse qui vous traite avec sévérité, l'on se figure un
-serrement de main. L'imagination ne va pas naturellement
-au delà; si on la violente, après un moment, elle
-s'éloigne par la crainte de profaner ce qu'elle adore.</p>
-
-<p>Lorsque le plaisir a entièrement parcouru sa carrière,
-il est clair que nous retombons dans l'indifférence; mais
-cette indifférence n'est pas la même que celle d'auparavant.
-Ce second état diffère du premier, en ce que
-nous ne serions plus capables de goûter, avec autant de
-délices, le plaisir que nous venons d'avoir.</p>
-
-<p>Les organes qui servent à le cueillir sont fatigués, et
-l'imagination n'a plus autant de propension à présenter
-les images qui seraient agréables aux désirs qui se trouvent
-satisfaits.</p>
-
-<p>Mais, si au milieu du plaisir on vient nous en arracher,
-il y a production de douleur.</p>
-
-
-<h4>CXLI</h4>
-
-<p>La disposition à l'amour physique, et même au plaisir
-physique, n'est point la même chez les deux sexes.
-Au contraire des hommes, presque toutes les femmes
-sont au moins susceptibles d'un genre d'amour. Depuis
-le premier roman qu'une femme a ouvert en cachette à
-quinze ans, elle attend en secret la venue de l'amour-passion.
-Elle voit dans une grande passion la preuve de
-son mérite. Cette attente redouble vers vingt ans, lorsqu'elle
-est revenue des premières étourderies de la vie,
-tandis qu'à peine arrivés à trente, les hommes croient
-l'amour impossible ou ridicule.</p>
-
-
-<h4>CXLII</h4>
-
-<p>Dès l'âge de six ans nous nous accoutumons à chercher
-le bonheur par la même route que nos parents.
-L'orgueil de la mère de la contessina Nella a commencé
-le malheur de cette aimable femme, et elle le rend sans
-ressource par le même orgueil fou.</p>
-
-<div class="date">Venise, 1810.</div>
-
-<h4>CXLIII<br />
-Du genre romantique.</h4>
-
-<p>On m'écrit de Paris qu'on y a vu (exposition de
-1822) un millier de tableaux représentant des sujets de
-l'Écriture sainte, peints par des peintres qui n'y croient
-pas beaucoup, admirés et jugés par des gens qui n'y
-croient pas, et enfin payés par des gens qui n'y croient
-pas.</p>
-
-<p>On cherche après cela le pourquoi de la décadence
-de l'art.</p>
-
-<p>Ne croyant pas en ce qu'il dit, l'artiste craint toujours
-de paraître exagéré et ridicule. Comment arriverait-il
-au <i>grandiose</i>? rien ne l'y porte (<i lang="it" xml:lang="it">Lettera di
-Roma</i>, <span lang="it" xml:lang="it">giugno</span> 1822).</p>
-
-
-<h4>CXLIV</h4>
-
-<p>L'un des plus grands poètes, selon moi, qui aient
-paru dans ces derniers temps, c'est Robert Burns, paysan
-écossais mort de misère. Il avait soixante-dix
-louis d'appointements comme douanier, pour lui, sa
-femme et quatre enfants. Il faut convenir que le tyran
-Napoléon était plus généreux envers son ennemi Chénier,
-par exemple. Burns n'avait rien de la pruderie
-anglaise. C'est un génie romain sans chevalerie ni honneur.
-Je n'ai pas assez de place pour conter ses amours
-avec Mary Campbell et leur triste catastrophe. Seulement
-je remarque qu'Édimbourg est à la même latitude
-que Moscou, ce qui pourrait déranger un peu
-mon système des climats.</p>
-
-<p>«<span lang="en" xml:lang="en">One of Burn's remarks, when he first came to
-Edimburgh, was that between the men of rustic life
-and the polite world he observed little difference;
-that in the former, though unpolished by fashion and
-unenlightened by science, he had found much observation
-and much intelligence; but a refined and
-accomplished woman was a being almost new to him,
-and of which he had formed but a very inadequate
-idea.</span>» (Londres, 1<sup>er</sup> novembre 1821, tome V, page 69.)</p>
-
-
-<h4>CXLV</h4>
-
-<p>L'amour est la seule passion qui se paye d'une monnaie
-qu'elle fabrique elle-même.</p>
-
-
-<h4>CXLVI</h4>
-
-<p>Les compliments qu'on adresse aux petites filles de
-trois ans forment précisément la meilleure éducation
-possible pour leur enseigner la vanité la plus pernicieuse.
-Être jolie est la première vertu, le plus grand
-avantage au monde. Avoir une jolie robe, c'est être
-jolie.</p>
-
-<p>Ces sots compliments ne sont usités que dans la
-bourgeoisie; ils sont heureusement de mauvais ton,
-comme trop aisés à faire chez les gens à carrosse.</p>
-
-
-<h4>CXLVII</h4>
-
-<div class="date">Lorette, 11 septembre 1811.</div>
-<p>Je viens de voir un très beau bataillon de gens de
-ce pays; c'est le reste de quatre mille hommes qui
-étaient allés à Vienne en 1809. J'ai passé dans les
-rangs avec le colonel, et fait faire leur histoire à plusieurs
-soldats. C'est la vertu des républiques du
-moyen âge, plus ou moins abâtardie par les Espagnols<a id="FNanchor_239" href="#Footnote_239" class="fnanchor">[239]</a>,
-le P&hellip;<a id="FNanchor_240" href="#Footnote_240" class="fnanchor">[240]</a>, et deux siècles des gouvernements
-lâches et cruels qui ont tour à tour gâté ce pays-ci.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_239" href="#FNanchor_239"><span class="label">[239]</span></a> Vers 1580, les Espagnols, hors de chez eux, n'étaient que
-des agents énergiques de despotisme, ou des joueurs de guitare
-sous les fenêtres des belles Italiennes. Les Espagnols passaient
-alors en Italie comme aujourd'hui l'on vient à Paris;
-du reste, ils ne mettaient leur orgueil qu'à faire triompher le
-roi, <i>leur maître</i>. Ils ont perdu l'Italie, et l'ont perdue en
-l'avilissant. En 1626, le grand poète Calderon était officier à
-Milan.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_240" href="#FNanchor_240"><span class="label">[240]</span></a> Voir la <i>Vie de saint Charles Borromée</i>, qui changea Milan
-et l'avilit. Il fit déserter les salles d'armes et aller au chapelet.
-Merveilles tue Castiglione, 1533.</p>
-</div>
-<p>Le brillant <i>honneur</i> chevaleresque, sublime et sans
-raison, est une plante exotique importée seulement
-depuis un petit nombre d'années.</p>
-
-<p>On n'en trouve pas trace en 1740. Voir de Brosses.
-Les officiers de Montenotte et de Rivoli avaient trop
-d'occasions de montrer la vraie vertu à leurs voisins
-pour chercher à <i>imiter</i> un honneur peu connu sous
-les chaumières que le soldat de 1796 venait de quitter,
-et qui leur eût semblé bien baroque.</p>
-
-<p>Il n'y avait, en 1796, ni Légion d'honneur, ni enthousiasme
-pour un homme, mais beaucoup de simplicité
-et de vertu à la Desaix. L'<i>honneur</i> a donc été
-importé en Italie par des gens trop raisonnables et
-trop vertueux pour être bien brillants. On sent qu'il y
-a loin des soldats de 96 gagnant vingt batailles en un
-an, et n'ayant souvent ni souliers, ni habits, aux brillants
-régiments de Fontenoy, disant poliment aux
-Anglais et le chapeau bas: <i>Messieurs, tirez les premiers</i>.</p>
-
-
-<h4>CXLVIII</h4>
-
-<p>Je croirais assez qu'il faut juger de la bonté d'un
-système de vie par son représentant: par exemple,
-Richard C&oelig;ur-de-Lion montra sur le trône la perfection
-de l'héroïsme et de la valeur chevaleresque, et ce
-fut un roi ridicule.</p>
-
-
-<h4>CXLIX</h4>
-
-<p>Opinion publique en 1822. Un homme de trente ans
-séduit une jeune personne de quinze ans, c'est la
-jeune personne qui est déshonorée.</p>
-
-
-<h4>CL</h4>
-
-<p>Dix ans plus tard je retrouvai la comtesse Ottavia;
-elle pleura beaucoup en me revoyant; je lui rappelais
-Oginski. «Je ne puis plus aimer», me disait-elle; je
-lui répondis avec le poète: «<span lang="en" xml:lang="en">How changed, how saddened,
-yet how elevated was her character!</span>»</p>
-
-
-<h4>CLI</h4>
-
-<p>Comme les m&oelig;urs anglaises sont nées de 1688 à
-1730, celles de France vont naître de 1815 à 1880.
-Rien ne sera beau, juste, heureux, comme la France
-morale vers 1900. Actuellement elle n'est rien. Ce qui
-est une infamie dans la rue de Belle-Chasse est une
-action héroïque rue du Mont-Blanc, et, au travers de
-toutes les exagérations, les gens réellement faits pour
-le mépris se sauvent de rue en rue. Nous avions une
-ressource, la liberté des journaux, qui finissent par
-dire à chacun son fait, et quand ce fait se trouve être
-l'opinion publique, il reste. On nous arrache ce
-remède, cela retardera un peu la naissance de la morale.</p>
-
-
-<h4>CLII</h4>
-
-<p>L'abbé Rousseau était un pauvre jeune homme
-(1784), réduit à courir du matin au soir tous les quartiers
-de la ville pour y donner des leçons d'histoire
-et de géographie. Amoureux d'une de ses élèves,
-comme Abeilard d'Héloïse, comme Saint-Preux de
-Julie; moins heureux sans doute, mais probablement
-assez près de l'être; avec autant de passion que ce
-dernier, mais l'âme plus honnête, plus délicate, et
-surtout plus courageuse, il paraît s'être immolé à l'objet
-de sa passion. Voici ce qu'il a écrit avant de se
-brûler la cervelle, après avoir dîné chez un restaurateur
-au Palais-Royal sans laisser échapper aucune
-marque de trouble ni d'aliénation: c'est du procès-verbal
-dressé sur les lieux par le commissaire et les
-officiers de la police qu'on a tiré la copie de ce billet,
-assez remarquable pour mériter d'être conservé.</p>
-
-<p>«Le contraste inconcevable qui se trouve entre la
-noblesse de mes sentiments et la bassesse de ma naissance,
-un amour aussi violent qu'insurmontable pour
-une fille adorable<a id="FNanchor_241" href="#Footnote_241" class="fnanchor">[241]</a>, la crainte de causer son déshonneur,
-la nécessité de choisir entre le crime et la mort,
-tout m'a déterminé à abandonner la vie. J'étais né
-pour la vertu, j'allais être criminel; j'ai préféré mourir.»
-(Grimm, troisième partie, tome II, page 395.)</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_241" href="#FNanchor_241"><span class="label">[241]</span></a> Il paraît qu'il s'agit de M<sup>lle</sup> Gromaire, fille de M. Gromaire,
-expéditionnaire en cour de Rome.</p>
-</div>
-<p>Voilà un suicide admirable, et qui ne serait qu'absurde
-avec les m&oelig;urs de 1880.</p>
-
-
-<h4>CLIII</h4>
-
-<p>On a beau faire, jamais les Français, en fait de
-beaux-arts, ne passeront le <i>joli</i>.</p>
-
-<p>Le comique qui suppose de la <i>verve</i> dans le public
-et du <i>brio</i> dans l'acteur, les délicieuses plaisanteries
-de Palomba, à Naples, jouées par Casaccia, impossibles
-à Paris; du joli et jamais que du joli, quelquefois,
-il est vrai, annoncé comme sublime.</p>
-
-<p>On voit que je ne spécule pas en général sur l'honneur
-national.</p>
-
-
-<h4>CLIV</h4>
-
-<p>Nous aimons beaucoup un beau talent, ont dit les
-Français, et ils disent vrai, mais nous exigeons, comme
-condition essentielle de la beauté, qu'il soit fait par
-un peintre se tenant constamment à cloche-pied pendant
-tout le temps qu'il travaille. Les vers dans l'art
-dramatique.</p>
-
-
-<h4>CLV</h4>
-
-<p>Beaucoup moins d'<i>envie</i> en Amérique qu'en France,
-et beaucoup moins d'esprit.</p>
-
-
-<h4>CLVI</h4>
-
-<p>La tyrannie à la Philippe II a tellement avili les
-esprits depuis 1530, qu'elle pèse sur le jardin du monde,
-que les pauvres auteurs italiens n'ont pas encore eu le
-courage d'<i>inventer</i> le roman de leur pays. A cause de
-la règle du <i>naturel</i>, rien de plus simple pourtant: il
-faut oser copier franchement ce qui crève les yeux
-dans ce monde. Voir le cardinal Gonzalvi, épluchant
-gravement pendant trois heures, en 1822, le livret
-d'un opéra bouffon, et disant au maestro avec inquiétude:
-«Mais vous répéterez souvent ce mot <i>cozzar,
-cozzar</i>.»</p>
-
-
-<h4>CLVII</h4>
-
-<p>Héloïse vous parle de l'amour, un fat vous parle de
-son amour; sentez-vous que ces choses n'ont presque
-que le nom de commun? C'est comme l'amour des
-concerts et l'amour de la musique. L'amour des jouissances
-de vanité que votre harpe vous promet au milieu
-d'une société brillante, ou l'amour d'une rêverie tendre,
-solitaire, timide.</p>
-
-
-<h4>CLVIII</h4>
-
-<p>Quand on vient de voir la femme qu'on aime, la vue
-de toute autre femme gâte la vue, fait physiquement
-mal aux yeux; j'en vois le pourquoi.</p>
-
-
-<h4>CLIX</h4>
-
-<p>Réponse à une objection.</p>
-
-<p>Le naturel parfait et l'intimité ne peuvent avoir lieu
-que dans l'amour-passion, car dans tous les autres
-l'on sent la possibilité d'un rival favorisé.</p>
-
-
-<h4>CLX</h4>
-
-<p>Chez l'homme qui, pour se délivrer de la vie, a pris
-du poison, l'être moral est mort; étonné de ce qu'il a
-fait et de ce qu'il va éprouver, il n'a plus d'attention
-pour rien: quelques rares exceptions.</p>
-
-
-<h4>CLXI</h4>
-
-<p>Un vieux capitaine de vaisseau, oncle de l'auteur,
-auquel je fais hommage du présent manuscrit, ne
-trouve rien de si ridicule que l'importance donnée
-pendant six cents pages à une chose aussi frivole que
-l'amour. Cette chose si frivole est cependant la seule
-arme avec laquelle on puisse frapper les âmes fortes.</p>
-
-<p>Qu'est-ce qui a empêché, en 1814, M. de M&hellip; d'immoler
-Napoléon dans la forêt de Fontainebleau? Le
-regard méprisant d'une jolie femme qui entrait aux
-Bains-Chinois<a id="FNanchor_242" href="#Footnote_242" class="fnanchor">[242]</a>. Quelle différence dans les destinées
-du monde si Napoléon et son fils eussent été tués en
-1814!</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_242" href="#FNanchor_242"><span class="label">[242]</span></a> Mémoires, page 88, édition de Londres.</p>
-</div>
-
-<h4>CLXII</h4>
-
-<p>Je transcris les lignes suivantes d'une lettre française
-que je reçois de Znaïm, en observant qu'il n'y a
-pas dans toute la province un homme en état de comprendre
-la femme d'esprit qui m'écrit:</p>
-
-<p>«&hellip; L'accident fait beaucoup en amour. Lorsque je
-n'ai pas lu de l'anglais depuis un an, le premier roman
-qui me tombe sous la main me semble délicieux. L'habitude
-d'aimer une âme prosaïque, c'est-à-dire lente
-et timide pour tout ce qui est délicat, et ne sentant
-avec passion que les intérêts grossiers de la vie:
-l'amour des écus, l'orgueil d'avoir de beaux chevaux,
-les désirs physiques, etc., etc., peut facilement faire
-paraître offensantes les actions d'un génie impétueux,
-ardent, à imagination impatiente, ne sentant que
-l'amour, oubliant tout le reste, et qui agit sans cesse,
-et avec impétuosité, là où l'autre se laissait guider, et
-n'agissait jamais par lui-même. L'étonnement qu'il
-donne pour offenser ce que nous appelions, l'année
-dernière, à Zithau, l'orgueil féminin: est-ce français,
-ça? Avec le second on a de l'<i>étonnement</i>, sentiment
-que l'on ignorait auprès du premier (et, comme ce premier
-est mort à l'armée, à l'improviste, il est resté
-synonyme de perfection), et sentiment qu'une âme
-pleine de hauteur et privée de cette aisance qui est le
-fruit d'un certain nombre d'intrigues peut confondre
-facilement avec ce qui est offensant.»</p>
-
-<div class="section"></div>
-<h4>CLXIII</h4>
-
-<p>«Geoffroy Rudel, de Blaye, fut un très grand gentilhomme,
-prince de Blaye, et il devint amoureux de
-la princesse de Tripoli sans la voir, pour le grand bien
-et pour la grande courtoisie qu'il entendit dire d'elle
-aux pèlerins qui venaient d'Antioche, et fit pour elle
-beaucoup de belles chansons, avec de bons airs et de
-chétives paroles; et, par volonté de la voir, il se croisa
-et se mit en mer pour aller vers elle. Et advint qu'en
-le navire le prit une très grande maladie, de telle sorte
-que ceux qui étaient avec lui crurent qu'il fût mort,
-mais tant firent qu'ils le conduisirent à Tripoli, dans
-une hôtellerie, comme un homme mort. On le fit savoir
-à la comtesse, et elle vint à son lit et le prit entre ses
-bras. Il sut qu'elle était la comtesse; il recouvra le voir,
-l'entendre, et il loua Dieu, et lui rendit grâce qu'il lui
-eût soutenu la vie jusqu'à ce qu'il l'eût vue. Et ainsi il
-mourut dans les bras de la comtesse, et elle le fit honorablement
-ensevelir dans la maison du Temple, à Tripoli.
-Et puis en ce même jour elle se fit religieuse pour la
-douleur qu'elle eut de lui et de sa mort<a id="FNanchor_243" href="#Footnote_243" class="fnanchor">[243]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_243" href="#FNanchor_243"><span class="label">[243]</span></a> Traduit d'un manuscrit provençal du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle.</p>
-</div>
-
-<h4>CLXIV</h4>
-
-<p>Voici une singulière preuve de la folie nommée cristallisation,
-que l'on trouve dans les Mémoires de mistriss
-Hutchinson:</p>
-
-<p>&hellip; «<span lang="en" xml:lang="en">He told to M. Hutchinson a very true story of
-a gentleman who not long before had come for some
-time to lodge in Richmond, and found all the people
-he came in company with, bewailing the death of a
-gentlewoman that had lived there. Hearing her so
-much deplored he made inquiry after her, and grew so
-in love with the description, that no other discourse
-could at first please him, nor could he at last endure
-any other; he grew desperately melancholy, and would
-go to a mount where the print of her foot was cut,
-and lie there pining and kissing of it all the day long,
-till at length death in some months space concluded
-his languishment. This story was very true.</span>» (Tome I,
-page 83.)</p>
-
-
-<h4>CLXV</h4>
-
-<p>Lisio Visconti n'était rien moins qu'un grand lecteur
-de livres. Outre ce qu'il avait pu voir en courant le
-monde, cet essai est fondé sur les mémoires de quinze
-ou vingt personnages célèbres. S'il se rencontrait, par
-hasard, un lecteur qui trouvât ces bagatelles dignes
-d'un instant d'attention, voici les livres desquels Lisio
-a tiré ses réflexions et conclusions:</p>
-
-<p><i>Vie de Benvenuto Cellini</i>, écrite par lui-même.</p>
-
-<p>Les <i>Nouvelles</i> de Cervantès et de Scarron.</p>
-
-<p><i>Manon Lescaut</i> et le <i>Doyen de Killerine</i>, de l'abbé
-Prévôt.</p>
-
-<p><i>Lettres latines d'Héloïse à Abailard</i>.</p>
-
-<p><i>Tom Jones</i>.</p>
-
-<p><i>Lettres d'une Religieuse portugaise</i>.</p>
-
-<p>Deux ou trois romans d'Auguste La Fontaine.</p>
-
-<p>L'<i>Histoire de Toscane</i>, de Pignotti.</p>
-
-<p><i>Werther</i>.</p>
-
-<p>Brantôme.</p>
-
-<p><i>Mémoires</i> de Carlo Gozzi (Venise, 1760), seulement
-les 80 pages sur l'histoire de ses amours.</p>
-
-<p><i>Mémoires</i> de Lauzun, Saint-Simon, d'Épinay, de
-Staël, Marmontel, Bezenval, Roland, Duclos, Horace
-Walpole, Évelyn, Hutchinson.</p>
-
-<p><i>Lettres</i> de M<sup>lle</sup> Lespinasse.</p>
-
-
-<h4>CLXVI</h4>
-
-<p>Un des plus grands personnages de ce temps-là, un
-des hommes les plus marquants dans l'Église et dans
-l'État, nous a conté, ce soir (janvier 1822), chez
-M<sup>me</sup> de M&hellip;, les dangers fort réels qu'il avait courus
-du temps de la Terreur.</p>
-
-<p>«J'avais eu le malheur d'être au nombre des membres
-les plus marquants de l'Assemblée constituante:
-je me tins à Paris, cherchant à me cacher tant bien
-que mal, tant qu'il y eut quelque espoir de succès pour
-la bonne cause. Enfin, les dangers augmentant et les
-étrangers ne faisant rien d'énergique pour nous, je me
-déterminai à partir mais il fallait partir sans passeport.
-Comme tout le monde s'en allait à Coblentz, j'eus l'idée
-de sortir par Calais. Mais mon portrait avait été si fort
-répandu, dix-huit mois auparavant, que je fus reconnu
-à la dernière poste; cependant on me laissa passer.
-J'arrivai à une auberge à Calais, où, comme vous pouvez
-penser, je ne dormis guère, et fort heureusement
-pour moi, car vers les quatre heures du matin j'entendis
-très distinctement prononcer mon nom. Pendant
-que je me lève et m'habille à la hâte, je distingue fort
-bien, malgré l'obscurité, des gardes nationaux avec
-leurs fusils, pour lesquels on ouvre la grande porte et
-qui entrent dans la cour de l'auberge. Heureusement
-il pleuvait à verse; c'était une matinée d'hiver fort
-obscure avec un grand vent. L'obscurité et le bruit du
-vent me permirent de me sauver par la cour de derrière
-et l'écurie des chevaux. Me voilà dans la rue à
-sept heures du matin, sans ressource aucune.</p>
-
-<p>«Je pensai qu'on allait me courir après de mon
-auberge. Ne sachant trop ce que je faisais, j'allai près
-du port, sur la jetée. J'avoue que j'avais un peu perdu
-la tête: je ne me voyais pour toute perspective que la
-guillotine.</p>
-
-<p>«Il y avait un paquebot qui sortait du port par une
-mer fort grosse et qui était déjà à vingt toises de la
-jetée. Tout à coup j'entends des cris du côté de la mer,
-comme si l'on m'appelait. Je vois s'approcher un petit
-bateau. «Allons, donc, monsieur, venez, on vous
-attend.» Je passe machinalement dans le bateau. Il
-y avait un homme qui me dit à l'oreille: «Vous voyant
-marcher sur la jetée d'un air effaré, j'ai pensé que
-vous pourriez bien être un malheureux proscrit. J'ai
-dit que vous étiez mon ami que j'attendais; faites
-semblant d'avoir le mal de mer et allez vous cacher
-en bas dans un coin obscur de la chambre.»</p>
-
-<p>&mdash;Ah! le beau trait, s'écria la maîtresse de la maison
-respirant à peine, et qui était émue jusqu'aux larmes
-par le long récit fort bien fait des dangers de l'abbé.
-Que de remercîments vous dûtes faire à ce généreux
-inconnu! Comment s'appelait-il?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas son nom, a répondu l'abbé un peu
-confus.</p>
-
-<p>Et il y a eu un moment de profond silence dans le
-salon.</p>
-
-
-<h4>CLXVII<br />
-Le père et le fils.</h4>
-
-<p class="c">Dialogue de 1787.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span> (ministre de la&hellip;).</p>
-
-<p>«Je vous félicite, mon fils; c'est une chose fort
-agréable pour vous d'être invité chez M. le duc d'&hellip;;
-c'est une distinction pour un homme de votre âge. Ne
-manquez pas d'être au Palais à six heures précises.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE FILS</span>.</p>
-
-<p>«Je pense, monsieur, que vous y dînez aussi?</p>
-
-<p class="c"><span class="small">LE PÈRE</span></p>
-
-<p>«M. le duc d'&hellip;, toujours parfait pour notre
-famille, vous engageant pour la première fois, a bien
-voulu m'inviter aussi.»</p>
-
-<p>Le fils, jeune homme fort bien né et de l'esprit le
-plus distingué, ne manque pas d'être au Palais&hellip; à
-six heures. On servit à sept. Le fils se trouva placé vis-à-vis
-du père. Chaque convive avait à côté de soi une
-femme nue. L'on était servi par une vingtaine de laquais
-en grande livrée<a id="FNanchor_244" href="#Footnote_244" class="fnanchor">[244]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_244" href="#FNanchor_244"><span class="label">[244]</span></a> <span lang="en" xml:lang="en">From december 27, 1819 till the 3 june 1820,
-Mil.</span></p>
-</div>
-
-<h4>CLXVIII</h4>
-
-<div class="date">Londres, août 1817.</div>
-<p>Je n'ai de ma vie été frappé et intimidé de la présence
-de la beauté comme ce soir, à un concert que
-donnait M<sup>me</sup> Pasta.</p>
-
-<p>Elle était environnée, en chantant, de trois rangs de
-jeunes femmes tellement belles, d'une beauté tellement
-pure et céleste, que je me suis senti baisser les yeux
-par respect, au lieu de les lever pour admirer et jouir.
-Cela ne m'est arrivé dans aucun pays, pas même dans
-ma chère Italie.</p>
-
-
-<h4>CLXIX</h4>
-
-<p>Une chose est absolument impossible dans les arts,
-en France, c'est la verve. Il y aurait trop de ridicule
-pour l'homme entraîné, <i>il a l'air trop heureux</i>. Voir
-un Vénitien réciter les satires de Burati.</p>
-
-
-<h4>CLXX</h4>
-
-<p>Il y avait à Valence, en Espagne, deux amies, femmes
-très honnêtes, et des familles les plus distinguées.
-L'une d'elles fut courtisée par un officier français, qui
-l'aima avec passion, et au point de manquer la croix
-après une bataille, en restant dans un cantonnement
-auprès d'elle, au lieu d'aller au quartier général faire
-la cour au général en chef.</p>
-
-<p>A la fin, il en fut aimé. Après sept mois de froideur
-aussi désespérante le dernier jour que le premier, elle
-lui dit un soir: «Bon Joseph, je suis à vous.» Il restait
-l'obstacle d'un mari, homme d'infiniment d'esprit,
-mais le plus jaloux des hommes. En ma qualité d'ami,
-j'ai dû lire avec lui toute l'histoire de Pologne, de
-Rulhière, qu'il n'entendait pas bien. Il s'écoula trois
-mois sans qu'on pût le tromper. Il y avait un télégraphe
-les jours de fêtes, pour indiquer l'église où l'on
-irait à la messe.</p>
-
-<p>Un jour, je vis mon ami plus sombre qu'à l'ordinaire;
-voici ce qui allait se passer. L'amie intime de
-Doña Inezilla était dangereusement malade. Celle-ci
-demanda à son mari la permission de passer la nuit
-auprès de la malade, ce qui fut aussitôt accordé, à
-condition que le mari choisirait le jour. Un soir, il
-conduit doña Inezilla chez son amie, et dit, en badinant
-et comme inopinément, qu'il dormira fort bien
-sur un canapé, dans un petit salon attenant à la chambre
-à coucher, et dont la porte fut laissée ouverte.
-Depuis onze jours, tous les soirs, l'officier français passait
-deux heures, caché sous le lit de la malade. Je
-n'ose ajouter le reste.</p>
-
-<p>Je ne crois pas que la vanité permette ce degré
-d'amitié à une Française.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2>APPENDIX</h2>
-
-
-
-
-<h3 id="ch66">DES COURS D'AMOUR</h3>
-
-
-<p>Il y a eu des cours d'amour en France, de l'an 1150
-à l'an 1200. Voilà ce qui est prouvé. Probablement
-l'existence des cours d'amour remonte à une époque
-beaucoup plus reculée.</p>
-
-<p>Les dames, réunies dans les cours d'amour, rendaient
-des arrêts soit sur des questions de droit, par exemple:
-L'amour peut-il exister entre gens mariés?</p>
-
-<p>Soit sur des cas particuliers que les amants leur
-mettaient<a id="FNanchor_245" href="#Footnote_245" class="fnanchor">[245]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_245" href="#FNanchor_245"><span class="label">[245]</span></a> André le chapelain, Nostradamus, Raynouard, Crescimbeni,
-d'Aretin.</p>
-</div>
-<p>Autant que je puis me figurer la partie morale de
-cette jurisprudence, cela devait ressembler à ce qu'aurait
-été la cour des maréchaux de France, établie pour
-le <i>point d'honneur</i> par Louis XIV, si toutefois l'opinion
-eût soutenu cette institution.</p>
-
-<p>André, chapelain du roi de France, qui écrivait vers
-l'an 1170, cite <i>les cours d'amour</i>:</p>
-
-<p>des dames de Gascogne,</p>
-
-<p>d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne (1144, 1194),</p>
-
-<p>de la reine Éléonore,</p>
-
-<p>de la comtesse de Flandre,</p>
-
-<p>de la comtesse de Champagne (1174).</p>
-
-<p>André rapporte neuf jugements prononcés par la
-comtesse de Champagne.</p>
-
-<p>Il cite deux jugements prononcés par la comtesse de
-Flandre.</p>
-
-<p>Jean de Nostradamus, <i>Vie des poètes provençaux</i>,
-dit (page 15):</p>
-
-<p>«Les tensons étaient disputes d'amours qui se faisaient
-entre les chevaliers et dames poètes entre-parlant
-ensemble de quelque belle et subtile question
-d'amours; et où ils ne s'en pouvaient accorder, ils les
-envoyaient, pour en avoir la définition, aux dames
-illustres présidentes, qui tenaient cour d'amour ouverte
-et planière à Signe et Pierrefeu, ou à Romanin, ou à
-autres, et là-dessus, en faisaient arrêts qu'on nommait
-<em class="small">LOUS ARRESTS D'AMOURS</em>.»</p>
-
-<p>Voici les noms de quelques-unes des dames qui présidaient
-aux cours d'amour de Pierrefeu et de Signe:</p>
-
-<ul>
-<li>«Stephanette, dame de Brulx, fille du comte de Provence;</li>
-<li>«Adalarie, vicomtesse d'Avignon;</li>
-<li>«Alalète, dame d'Ongle;</li>
-<li>«Hermissende, dame de Posquières;</li>
-<li>«Bertrane, dame d'Urgon;</li>
-<li>«Mabille, dame d'Yères;</li>
-<li>«La comtesse de Dye;</li>
-<li>«Rostangue, dame de Pierrefeu;</li>
-<li>«Bertrane, dame de Signe;</li>
-<li>«Jausserande de Claustral.»</li>
-</ul>
-<div class="attr">Nostradamus, page 27.</div>
-<p>Il est vraisemblable que la même cour d'amour s'assemblait
-tantôt dans le château de Pierrefeu, tantôt
-dans celui de Signe. Ces deux villages sont très voisins
-l'un de l'autre, et situés à peu près à égale distance
-de Toulon et de Brignoles.</p>
-
-<p>Dans la <i>Vie de Bertrand d'Alamanon</i>, Nostradamus
-dit:</p>
-
-<p>«Ce troubadour fut amoureux de Phanette ou Estephanette
-de Romanin, dame dudit lieu, de la maison de
-Gantelmes, qui tenait de son temps cour d'amour
-ouverte et planière en son château de Romanin, près
-la ville de Saint-Remy, en Provence, tante de Laurette
-d'Avignon, de la maison de Sado, tant célébrée par le
-poète Pétrarque.»</p>
-
-<p>A l'article de Laurette, on lit que Laurette de Sade,
-célébrée par Pétrarque, vivait à Avignon vers l'an 1341,
-qu'elle fut instruite par Phanette de Gantelmes, sa
-tante, dame de Romanin; que «toutes deux romansoyent
-promptement en toute sorte de rithme provensalle,
-suyvant ce qu'en a escrit le monge des Isles
-d'Or, les &oelig;uvres desquelles rendent ample tesmoignage
-de leur doctrine&hellip; Il est vray (dict le monge) que Phanette
-ou Estephanette, comme très excellente en la
-poésie, avoit une fureur ou inspiration divine, laquelle
-fureur estoit estimée un vray don de Dieu; elles
-estoyent accompagnées de plusieurs dames illustres et
-généreuses<a id="FNanchor_246" href="#Footnote_246" class="fnanchor">[246]</a> de Provence, qui fleurissoyent de ce temps
-en Avignon, lorsque la cour romaine y résidoit, qui
-s'adonnoyent à l'estude des lettres, tenans cour
-d'amour ouverte et y deffinissoyent les questions
-d'amour qui y estoyent proposées et envoyées&hellip;</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_246" href="#FNanchor_246"><span class="label">[246]</span></a></p>
-
-<ul>
-<li>«Jehanne, dame de Baulx,</li>
-<li>«Huguette de Forcarquier, dame de Trects,</li>
-<li>«Briande d'Agoult, comtesse de la Lune,</li>
-<li>«Mabille de Villeneufve, dame de Vence,</li>
-<li>«Béatrix d'Agoult, dame de Sault,</li>
-<li>«Ysoarde de Roquefueilh, dame d'Ansoys,</li>
-<li>«Anne, vicomtesse de Tallard,</li>
-<li>«Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour,</li>
-<li>«Doulce, de Monstiers, dame de Clumane,</li>
-<li>«Antonette de Cadenet, dame de Lambesc,</li>
-<li>«Magdalène de Sallon, dame dudict lieu,</li>
-<li>«Rixende du Puyvard, dame de Trans.»</li>
-</ul>
-<div class="attr">Nostradamus, page 217.</div></div>
-<p>«Guillen et Pierre Balbz et Loys des Lascaris, comtes
-de Vintimille, de Tende et de la Brigue, personnages
-de grand renom, estant venus de ce temps en Avignon
-visiter Innocent VI<sup>e</sup> du nom, pape, furent ouyr les deffinitions
-et sentences d'amour prononcées par ces
-dames; lesquels esmerveillez et ravis de leurs beaultés
-et savoir, furent surpris de leur amour.»</p>
-
-<p>Les troubadours nommaient souvent, à la fin de
-leurs tensons, les dames qui devaient prononcer sur
-les questions qu'ils agitaient entre eux.</p>
-
-<p>Un arrêt de la cour des dames de Gascogne porte:</p>
-
-<p>«La cour des dames, assemblée en Gascogne, a établi,
-du consentement de <i>toute la cour</i>, cette constitution
-perpétuelle, etc., etc.»</p>
-
-<p>La comtesse de Champagne, dans l'arrêt de 1174,
-dit:</p>
-
-<p>«Ce jugement que nous avons porté avec une
-extrême prudence, est appuyé de l'avis d'un très
-grand nombre de dames&hellip;»</p>
-
-<p>On trouve dans un autre jugement:</p>
-
-<p>«Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été faite,
-dénonça toute cette affaire à la comtesse de Champagne,
-et demanda humblement que ce délit fût soumis
-au jugement de la comtesse de Champagne et des
-autres dames.</p>
-
-<p>«La comtesse, ayant appelé auprès d'elle soixante
-dames, rendit ce jugement,» etc.</p>
-
-<p>André le chapelain, duquel nous tirons ces renseignements,
-rapporte que le code d'amour avait été
-publié par une cour composée d'un grand nombre de
-dames et de chevaliers.</p>
-
-<p>André nous a conservé la supplique qui avait été
-adressée à la comtesse de Champagne, lorsqu'elle
-décida par la négative cette question: <i>Le véritable
-amour peut-il exister entre époux?</i></p>
-
-<p>Mais quelle était la peine encourue lorsqu'on n'obéissait
-pas aux arrêts des cours d'amour?</p>
-
-<p>Nous voyons la cour de Gascogne ordonner que tel
-de ses jugements serait observé comme constitution
-perpétuelle, et que ces dames qui n'y obéiraient pas
-encourraient l'inimitié de toute dame honnête.</p>
-
-<p>Jusqu'à quel point l'opinion sanctionnait-elle les
-arrêts des cours d'amour?</p>
-
-<p>Y avait-il autant de honte à s'y soustraire qu'aujourd'hui
-à une affaire commandée par l'honneur?</p>
-
-<p>Je ne trouve rien dans André ou dans Nostradamus
-qui me mette à même de résoudre cette question.</p>
-
-<p>Deux troubadours, Simon Doria et Lanfranc Cigalla,
-agitèrent la question: «Qui est plus digne d'être
-aimé, ou celui qui donne libéralement, ou celui qui
-donne malgré soi, afin de passer pour libéral?»</p>
-
-<p>Cette question fut soumise aux dames de la cour
-d'amour de Pierrefeu et de Signe; mais les deux
-troubadours ayant été mécontents du jugement, recoururent
-à la cour d'amour souveraine des dames de
-Romain<a id="FNanchor_247" href="#Footnote_247" class="fnanchor">[247]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_247" href="#FNanchor_247"><span class="label">[247]</span></a> Nostradamus, page 131.</p>
-</div>
-<p>La rédaction des jugements est conforme à celle des
-tribunaux judiciaires de cette époque.</p>
-
-<p>Quelle que soit l'opinion du lecteur sur le degré
-d'importance qu'obtenaient les cours d'amour dans
-l'attention des contemporains, je le prie de considérer
-quels sont aujourd'hui, en 1822, les sujets de conversation
-des dames les plus considérées et les plus
-riches de Toulon et de Marseille.</p>
-
-<p>N'étaient-elles pas plus gaies, plus spirituelles, plus
-heureuses, en 1174 qu'en 1822?</p>
-
-<p>Presque tous les arrêts des cours d'amour ont des
-considérants fondés sur les règles du code d'amour.</p>
-
-<p>Ce code d'amour se trouve en entier dans l'ouvrage
-d'André le chapelain.</p>
-
-<p>Il y a trente et un articles, les voici:</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch67">CODE D'AMOUR DU DOUZIÈME SIÈCLE</h3>
-
-
-<p class="c">I</p>
-
-<p>L'allégation de mariage n'est pas excuse légitime
-contre l'amour.</p>
-
-<p class="c">II</p>
-
-<p>Qui ne sait celer ne sait aimer.</p>
-
-<p class="c">III</p>
-
-<p>Personne ne peut se donner à deux amours.</p>
-
-<p class="c">IV</p>
-
-<p>L'amour peut toujours croître ou diminuer.</p>
-
-<p class="c">V</p>
-
-<p>N'a pas de saveur ce que l'amant prend de force à
-l'autre amant.</p>
-
-<p class="c">VI</p>
-
-<p>Le mâle n'aime d'ordinaire qu'en pleine puberté.</p>
-
-<p class="c">VII</p>
-
-<p>On prescrit à l'un des amants, pour la mort de l'autre,
-une viduité de deux années.</p>
-
-<p class="c">VIII</p>
-
-<p>Personne sans raison plus que suffisante ne doit
-être privé de son droit en amour.</p>
-
-<p class="c">IX</p>
-
-<p>Personne ne peut aimer s'il n'est engagé par la persuasion
-d'amour (par l'espoir d'être aimé).</p>
-
-<p class="c">X</p>
-
-<p>L'amour d'ordinaire est chassé de la maison par l'avarice.</p>
-
-<p class="c">XI</p>
-
-<p>Il ne convient pas d'aimer celle qu'on aurait honte
-de désirer en mariage.</p>
-
-<p class="c">XII</p>
-
-<p>L'amour véritable n'a désir de caresses que venant
-de celle qu'il aime.</p>
-
-<p class="c">XIII</p>
-
-<p>Amour divulgué est rarement de durée.</p>
-
-<p class="c">XIV</p>
-
-<p>Le succès trop facile ôte bientôt son charme à l'amour:
-les obstacles lui donnent du prix.</p>
-
-<p class="c">XV</p>
-
-<p>Toute personne qui aime pâlit à l'aspect de ce
-qu'elle aime.</p>
-
-<p class="c">XVI</p>
-
-<p>A la vue imprévue de ce qu'on aime, on tremble.</p>
-
-<p class="c">XVII</p>
-
-<p>Nouvel amour chasse l'ancien.</p>
-
-<p class="c">XVIII</p>
-
-<p>Le mérite seul rend digne d'amour.</p>
-
-<p class="c">XIX</p>
-
-<p>L'amour qui s'éteint tombe rapidement, et rarement
-se ranime.</p>
-
-<p class="c">XX</p>
-
-<p>L'amoureux est toujours craintif.</p>
-
-<p class="c">XXI</p>
-
-<p>Par la jalousie véritable l'affection d'amour croît
-toujours.</p>
-
-<p class="c">XXII</p>
-
-<p>Du soupçon et de la jalousie qui en dérive croît
-l'affection d'amour.</p>
-
-<p class="c">XXIII</p>
-
-<p>Moins dort et moins mange celui qu'assiège pensée
-d'amour.</p>
-
-<p class="c">XXIV</p>
-
-<p>Toute action de l'amant se termine par penser à ce
-qu'il aime.</p>
-
-<p class="c">XXV</p>
-
-<p>L'amour véritable ne trouve rien de bien que ce qu'il
-sait plaire à ce qu'il aime.</p>
-
-<p class="c">XXVI</p>
-
-<p>L'amour ne peut rien refuser à l'amour.</p>
-
-<p class="c">XXVII</p>
-
-<p>L'amant ne peut se rassasier de la jouissance de ce
-qu'il aime.</p>
-
-<p class="c">XXVIII</p>
-
-<p>Une faible présomption fait que l'amant soupçonne
-des choses sinistres de ce qu'il aime.</p>
-
-<p class="c">XXIX</p>
-
-<p>L'habitude trop excessive des plaisirs empêche la
-naissance de l'amour.</p>
-
-<p class="c">XXX</p>
-
-<p>Une personne qui aime est occupée par l'image de
-ce qu'elle aime assidûment et sans interruption.</p>
-
-<p class="c">XXXI</p>
-
-<p>Rien n'empêche qu'une femme ne soit aimée par
-deux hommes, et un homme par deux femmes<a id="FNanchor_248" href="#Footnote_248" class="fnanchor">[248]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_248" href="#FNanchor_248"><span class="label">[248]</span></a> <span lang="la" xml:lang="la">I. Causa conjugii ab amore non est excusatio recta.</span></p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">II. Qui non celat amare non potest.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">III. Nemo duplici potest amore ligari.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">IV. Semper amorem minui vel crescere constat.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">V. Non est sapidum quod amans ab invito sumit amante.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">VI. Masculus non solet nisi in plena pubertate amare.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">VII. Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti præscribitur
-amanti.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">VIII. Nemo, sine rationis excessu, suo debet amore privari.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">IX. Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compellitur.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">X. Amor semper ab avaritia consuevit domicilus exulare.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XI. Non decet amare quarum pudor est nuptias affectare.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XII. Verus amans alterius nisi suæ coamantis ex affectu non
-cupit amplexus.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XIII. Amor raro consuevit durare vulgatus.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XIV. Facilis perceptio contemptibilem reddit amorem, difficilis
-eum parum facit haberi.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XV. Omnis consuevit amans in coamantis aspectu pallescere.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XVI. In repentina coamantis visione, cor tremescit amantis.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XVII. Novus amor veterem compellit abire.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XVIII. Probitas sola quemcumque dignum facit amore.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XIX. Si amor minuatur, cito deficit et raro convalescit.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XX. Amorosus semper est timorosus.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXI. Ex vera zelotypia affectus semper crescit amandi.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXII. De coamante suspicione percepta zelus interea et affectus
-crescit amandi.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXIII. Minus dormit et edit quem amoris cogitatio vexat.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXIV. Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione
-finitur.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXV. Verus amans nihil beatum credit, nisi quod cogitat
-amanti placere.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXVI. Amor nihil posset amori denegare.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXVII. Amans coamantis solatus satiari non potest.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXVIII. Modica præsumptio cogit amantem de coamante suspicari
-sinistra.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXIX. Non solet amare quem nimia voluptatis abundantia
-vexat.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXX. Verus amans assidua, sine intermissione, coamantis
-imagine detinetur.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">XXXI. Unam feminam nihil prohibet a duobus amari, et a
-duabus mulieribus unum.</p>
-
-<div class="attr">Fol. 103.</div></div>
-<p>Voici le dispositif d'un jugement rendu par une cour
-d'amour:</p>
-
-<p><span class="sc">Question</span>: «Le véritable amour peut-il exister entre
-personnes mariées?»</p>
-
-<p><span class="sc">Jugement</span> de la comtesse de Champagne: «Nous
-disons et assurons, par la teneur des présentes, que
-l'amour ne peut étendre ses droits sur deux personnes
-mariées. En effet, les amants s'accordent tout, mutuellement
-et gratuitement, sans être contraints par aucun
-motif de nécessité, tandis que les époux sont tenus,
-par devoir, de subir réciproquement leurs volontés, et
-de ne se refuser rien les uns aux autres&hellip;</p>
-
-<p>«Que ce jugement, que nous avons rendu avec une
-extrême prudence, et d'après l'avis d'un grand nombre
-d'autres dames, soit pour vous d'une vérité constante
-et irréfragable. Ainsi jugé, l'an 1174, le troisième jour
-des calendes de mai, indiction VII<sup>o</sup><a id="FNanchor_249" href="#Footnote_249" class="fnanchor">[249]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_249" href="#FNanchor_249"><span class="label">[249]</span></a> <span lang="la" xml:lang="la">«Utrum inter conjugatos amor possit habere locum?</span></p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">«Dicimus enim et stabilito tenore firmamus amorem non
-posse inter duos jugales suas extendere vires, nam amantes
-sibi invicem gratis omnia largiuntur, nullius necessitatis ratione
-cogente; jugales vero mutuis tementur ex debito voluntatibus
-obedire et in nullo seipsos sibi ad invicem denegare&hellip;</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">«Hoc igitur nostrum judicium, cum nimia moderatione prolatum
-et aliarum quamplurium dominarum consilio roboratum,
-pro indubitabili vobis sit ac veritate constanti.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">«Ab anno M. C. LXXIV, tertio calend. maii, indictione
-VII.»</p>
-
-<div class="attr">Fol. 56.</div>
-<p>Ce jugement est conforme à la première règle du code
-d'amour.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">«Causa conjugii non est ab amore excusatio recta.»</p>
-</div>
-
-
-
-<h3 id="ch68">NOTICE SUR ANDRÉ LE CHAPELAIN</h3>
-
-
-<p>André paraît avoir écrit vers l'an 1176.</p>
-
-<p>On trouve à la Bibliothèque du roi (n<sup>o</sup> 8758) un manuscrit
-de l'ouvrage d'André qui a jadis appartenu à
-Baluze. Voici le premier titre: «<span lang="la" xml:lang="la">Hic incipiunt capitula
-libri de Arte amatoria et reprobatione amoris.</span>»</p>
-
-<p>Ce titre est suivi de la table des chapitres.</p>
-
-<p>Ensuite on lit ce second titre:</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">«Incipit liber de Arte amandi et de reprobatione
-amoris, editus et compillatus a magistro Andrea, Francorum
-aulæ regiæ capellano, ad Galterium amicum
-suum, cupientem in amoris exercitu militare: in quo
-quidem libro, cujusque gradus et ordinis mulier ab
-homine cujusque conditionis et status ad amorem
-sapientissime invitatur; et ultimo in fine ipsius libri de
-amoris reprobatione subjungitur.»</p>
-
-<p>Crescimbeni, <i lang="it" xml:lang="it">Vite de poeti provenzali</i>, article <span class="sc">Percivalle
-Doria</span>, cite un manuscrit de la bibliothèque de
-Nicolo Bargiacchi à Florence, et en rapporte divers
-passages; ce manuscrit est une traduction du traité
-d'André le chapelain. L'académie de la Crusca l'a
-admise parmi les ouvrages qui ont fourni des exemples
-pour son dictionnaire.</p>
-
-<p>Il y a eu diverses éditions de l'original latin. Frid.
-Otto Menckenius, dans ses <i lang="la" xml:lang="la">Miscellanea Lipsiensia
-nova</i>, <span lang="la" xml:lang="la">Lipsiæ</span>, 1751, t. VIII, part. I, p. 545 et suiv.,
-indique une très ancienne édition sans date et sans lieu
-d'impression, qu'il juge être du commencement de l'imprimerie:
-<span lang="la" xml:lang="la">«Tractatus amoris et de amoris remedio
-Andreæ capellani Innocentii papæ quarti.»</span></p>
-
-<p>Une seconde édition de 1610 porte ce titre:</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">«<i>Erotica seu amatoria</i> Andreæ capellani regii, vetustissimi
-scriptoris ad venerandum suum amicum Guualterium
-scripta, nunquam ante hac edita, sed sæpius a
-multis desiderata; nunc tandem fide diversorum mss.
-codicum in publicum emissa a Dethmaro Mulhero.
-Dorpmundæ, typis Westhovianis, anno Vna Castè et
-Verè amanda.»</p>
-
-<p>Une troisième édition porte: <span lang="la" xml:lang="la">«Tremoniæ, typis
-Westhovianis, anno 1614.»</span></p>
-
-<p>André divise ainsi méthodiquement le sujet qu'il se
-propose de traiter:</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">1<sup>o</sup> Quid sit amor et undè dicatur<a id="FNanchor_250" href="#Footnote_250" class="fnanchor">[250]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_250" href="#FNanchor_250"><span class="label">[250]</span></a> Ce qu'est l'amour et d'où il prend nom.</p>
-
-<p>Quel est l'effet d'amour.</p>
-
-<p>Entre quelles personnes peut exister amour.</p>
-
-<p>De quelle façon l'amour s'acquiert, se conserve, augmente,
-diminue, finit.</p>
-
-<p>A quels signes connaît-on d'être aimé, et ce que doit faire
-l'un des amants quand l'autre manque à sa foi.</p>
-</div>
-<p lang="la" xml:lang="la">2<sup>o</sup> Quis sit effectus amoris.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">3<sup>o</sup> Inter quos possit esse amor.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">4<sup>o</sup> Qualiter amor acquiratur, retineatur, augmentetur,
-minuatur, finiatur.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">5<sup>o</sup> De notitia mutui amoris, et quid unus amantium
-agere debeat, altero fidem fallente.</p>
-
-<p>Chacune de ces questions est traitée en plusieurs
-paragraphes.</p>
-
-<p>André fait parler alternativement l'amant et la dame.
-La dame fait des objections, l'amant cherche à la convaincre
-par des raisons plus ou moins subtiles. Voici
-un passage que l'auteur met dans la bouche de l'amant:</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">&hellip; Sed si forte horum sermonum te perturbet
-obscuritas, eorum tibi sententiam indicabo<a id="FNanchor_251" href="#Footnote_251" class="fnanchor">[251]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_251" href="#FNanchor_251"><span class="label">[251]</span></a> Mais si par hasard l'obscurité de ce discours vous embarrasse,
-je vais vous en donner le sommaire.</p>
-
-<p>De toute antiquité il y a en amour quatre degrés différents:</p>
-
-<p>Le premier consiste à donner des espérances, le second dans
-l'offre du baiser.</p>
-
-<p>Le troisième dans la jouissance des embrassements les plus
-intimes.</p>
-
-<p>Le quatrième dans l'octroi de toute la personne.</p>
-</div>
-<p lang="la" xml:lang="la">Ab antiquo igitur quatuor sunt in amore gradus distincti:</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la"><i>Primus</i>, in spei datione consistit.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la"><i>Secundus</i>, in osculi exhibitione.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la"><i>Tertius</i>, in amplexus fruitione.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la"><i>Quartus</i>, in totius concessione personæ finitur.</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch69">LE RAMEAU DE SALZBOURG<a id="FNanchor_252" href="#Footnote_252" class="fnanchor">[252]</a></h3>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_252" href="#FNanchor_252"><span class="label">[252]</span></a> Ce fragment, trouvé dans les papiers de M. Beyle, est
-publié aujourd'hui pour la première fois. Il explique le phénomène
-de la <i>cristallisation</i> et fait connaître l'origine de ce mot.</p>
-</div>
-
-<p>Aux mines de sel de Hallein, près de Salzbourg, les
-mineurs jettent dans les profondeurs abandonnées de
-la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver; deux
-ou trois mois après, par l'effet des eaux chargées de
-parties salines, qui humectent ce rameau et ensuite le
-laissent à sec en se retirant, ils le trouvent tout couvert
-de cristallisations brillantes. Les plus petites branches,
-celles qui ne sont pas plus grosses que la patte
-d'une mésange, sont incrustées d'une infinité de petits
-cristaux mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître
-le rameau primitif; c'est un petit jouet d'enfant
-très joli à voir. Les mineurs d'Hallein ne manquent
-pas, quand il fait un beau soleil et que l'air est parfaitement
-sec, d'offrir de ces rameaux de diamants aux
-voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine.
-Cette descente est une opération singulière. On se met
-à cheval sur d'immenses troncs de sapin, placés en
-pente à la suite les uns des autres. Ces troncs de sapin
-sont fort gros et l'office de cheval, qu'ils font depuis
-un siècle ou deux, les a rendus complètement lisses.
-Devant la selle, sur laquelle vous êtes posé et qui glisse
-sur les troncs de sapin placés bout à bout, s'établit un
-mineur qui, assis sur son tablier de cuir, glisse devant
-vous et se charge de vous empêcher de descendre trop
-vite.</p>
-
-<p>Avant d'entreprendre ce voyage rapide, les mineurs
-engagent les dames à se revêtir d'un immense pantalon
-de serge grise, dans lequel entre leur robe, ce qui leur
-donne la tournure la plus comique. Je visitai ces mines
-si pittoresques d'Hallein, dans l'été de 18&hellip;, avec
-M<sup>me</sup> Gherardi. D'abord, il n'avait été question que de
-fuir la chaleur insupportable que nous éprouvions à
-Bologne, et d'aller prendre le frais au mont Saint-Gothard.
-En trois nuits nous eûmes traversé les marais
-pestilentiels de Mantoue et le délicieux lac de Garde,
-et nous arrivâmes à Riva, à Bolzano, à Inspruck.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gherardi trouva ces montagnes si jolies, que,
-partis pour une promenade, nous finîmes par un voyage.
-Suivant les rives de l'Inn et ensuite celles de la Salza,
-nous descendîmes jusqu'à Salzbourg. La fraîcheur charmante
-de ce revers des Alpes, du côté du Nord, comparée
-à l'air étouffé et à la poussière que nous venions
-de laisser dans la plaine de Lombardie, nous donnait
-chaque matin un plaisir nouveau et nous engageait à
-pousser plus avant. Nous achetâmes des vestes de paysans
-à Golling. Souvent nous trouvions de la difficulté
-à nous loger et même à vivre; car notre caravane était
-nombreuse; mais ces embarras, ces malheurs, étaient
-des plaisirs.</p>
-
-<p>Nous arrivâmes de Golling à Hallein, ignorant jusqu'à
-l'existence de ces jolies mines de sel dont je parlais.
-Nous y trouvâmes une nombreuse société de
-curieux, au milieu desquels nous débutâmes en vestes
-de paysans et nos dames avec d'énormes capotes de
-paysannes, dont elles s'étaient pourvues. Nous allâmes
-à la mine sans la moindre idée de descendre dans les
-galeries souterraines; la pensée de se mettre à cheval
-pour une route de trois quarts de lieue, sur une monture
-de bois, semblait singulière, et nous craignions
-d'étouffer au fond de ce vilain trou noir. M<sup>me</sup> Gherardi
-le considéra un instant et déclara que, pour elle, elle
-allait descendre et nous laissait toute liberté.</p>
-
-<p>Pendant les préparatifs, qui furent longs, car, avant
-de nous engouffrer dans cette cavité fort profonde, il
-fallut chercher à dîner, je m'amusai à observer ce qui
-se passait dans la tête d'un joli officier bien blond des
-chevau-légers bavarois. Nous venions de faire connaissance
-avec cet aimable jeune homme, qui parlait français,
-et nous était fort utile pour nous faire entendre
-des paysans allemands de Hallein. Ce jeune officier,
-quoique très joli, n'était point fat, et, au contraire,
-paraissait homme d'esprit; ce fut M<sup>me</sup> Gherardi qui fit
-cette découverte. Je voyais l'officier devenir amoureux
-à vue d'&oelig;il de la charmante Italienne, qui était folle
-de plaisir de descendre dans une mine et de l'idée que
-bientôt nous nous trouverions à cinq cents pieds sous
-terre. M<sup>me</sup> Gherardi, uniquement occupée de la beauté
-des puits, des grandes galeries, et de la difficulté vaincue,
-était à mille lieues de songer à plaire, et encore
-plus de songer à être charmée par qui que ce soit. Bientôt
-je fus étonné des étranges confidences que me fit,
-sans s'en douter, l'officier bavarois. Il était tellement
-occupé de la figure céleste, animée par un esprit d'ange,
-qui se trouvait à la même table que lui, dans une petite
-auberge de montagne, à peine éclairée par des fenêtres
-garnies de vitres vertes, que je remarquai que
-souvent il parlait sans savoir à qui, ni ce qu'il disait.
-J'avertis M<sup>me</sup> Gherardi, qui, sans moi, perdait ce spectacle,
-auquel une jeune femme n'est peut-être jamais
-insensible. Ce qui me frappait, c'était la nuance de
-folie qui, sans cesse, augmentait dans les réflexions de
-l'officier; sans cesse il trouvait à cette femme des perfections
-plus invisibles à mes yeux. A chaque moment,
-ce qu'il disait peignait d'une manière <i>moins ressemblante</i>
-la femme qu'il commençait à aimer. Je me
-disais: «La Ghita n'est assurément que l'occasion
-de tous les ravissements de ce pauvre Allemand.» Par
-exemple, il se mit à vanter la main de M<sup>me</sup> Gherardi,
-qu'elle avait eue frappée, d'une manière fort étrange,
-par la petite vérole, étant enfant, et qui en était restée
-très marquée et assez brune.</p>
-
-<p>«Comment expliquer ce que je vois? me disais-je.
-Où trouver une comparaison pour rendre ma pensée
-plus claire?»</p>
-
-<p>A ce moment M<sup>me</sup> Gherardi jouait avec le joli rameau
-couvert de diamants mobiles, que les mineurs venaient
-de lui donner. Il faisait un beau soleil: c'était le 3 août,
-et les petits prismes salins jetaient autant d'éclat que
-les beaux diamants dans une salle de bal fort éclairée.
-L'officier bavarois, à qui était échu un rameau plus
-singulier et plus brillant, demanda à M<sup>me</sup> Gherardi de
-changer avec lui. Elle y consentit; en recevant ce
-rameau il le pressa sur son c&oelig;ur avec un mouvement
-si comique, que tous les Italiens se mirent à rire. Dans
-son trouble, l'officier adressa à M<sup>me</sup> Gherardi les compliments
-les plus exagérés et les plus sincères. Comme
-je l'avais pris sous ma protection, je cherchais à justifier
-la folie de ses louanges. Je disais à Ghita: «L'effet
-que produit sur ce jeune homme la noblesse de vos
-traits italiens, de ces yeux tels qu'il n'en a jamais vus,
-est précisément semblable à celui que la cristallisation
-a opéré sur la petite branche de charmille que vous
-tenez et qui vous semble si jolie. Dépouillée de ses
-feuilles par l'hiver, assurément elle n'était rien moins
-qu'éblouissante. La cristallisation du sel a recouvert
-les branches noirâtres de ce rameau avec des diamants
-si brillants et en si grand nombre, que l'on ne peut
-plus voir qu'à un petit nombre de places ses branches
-telles qu'elles sont.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! que voulez-vous conclure de là? dit
-M<sup>me</sup> Gherardi.</p>
-
-<p>&mdash;Que ce rameau représente fidèlement la Ghita,
-telle que l'imagination de ce jeune officier la voit.</p>
-
-<p>&mdash;C'est-à-dire, monsieur, que vous apercevez autant
-de différence entre ce que je suis en réalité et la
-manière dont me voit cet aimable jeune homme qu'entre
-une petite branche de charmille desséchée et la
-jolie aigrette de diamants que ces mineurs m'ont
-offerte.</p>
-
-<p>&mdash;Madame, le jeune officier découvre en vous des
-qualités que nous, vos anciens amis, nous n'avons
-jamais vues. Nous ne saurions apercevoir, par exemple,
-un air de bonté tendre et compatissante. Comme ce
-jeune homme est Allemand, la première qualité d'une
-femme, à ses yeux, est la <i>bonté</i>, et sur-le-champ, il
-aperçoit dans vos traits l'expression de la bonté. S'il
-était Anglais, il verrait en vous l'air aristocratique et
-<i lang="en" xml:lang="en">lady like</i><a id="FNanchor_253" href="#Footnote_253" class="fnanchor">[253]</a> d'une duchesse, mais, s'il était moi, il vous
-verrait telle que vous êtes, parce que depuis longtemps,
-et pour mon malheur, je ne puis rien me figurer de
-plus séduisant.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_253" href="#FNanchor_253"><span class="label">[253]</span></a> L'air grande dame.</p>
-</div>
-<p>&mdash;Ah! j'entends, dit Ghita; au moment où vous
-commencez à vous occuper d'une femme, vous ne la
-voyez plus <i>telle qu'elle est réellement</i>, mais telle qu'il
-vous convient qu'elle soit. Vous comparez les illusions
-favorables que produit ce commencement d'intérêt à
-ces jolis diamants qui cachent la branche de charmille
-effeuillée par l'hiver, et qui ne sont aperçus, remarquez-le
-bien, que par l'&oelig;il de ce jeune homme qui
-commence à aimer.</p>
-
-<p>&mdash;C'est, repris-je, ce qui fait que les propos des
-amants semblent si ridicules aux gens sages, qui ignorent
-le phénomène de la cristallisation.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vous appelez cela <i>cristallisation</i>, dit Ghita;
-eh bien, monsieur, cristallisez pour moi.»</p>
-
-<p>Cette image, singulière peut être, frappa l'imagination
-de M<sup>me</sup> Gherardi, et quand nous fûmes arrivés
-dans la grande salle de la mine, illuminée par cent
-petites lampes qui paraissaient être dix mille, à cause
-des cristaux de sel qui les reflétaient de tous côtés:
-«Ah! ceci est fort joli, dit-elle au jeune Bavarois, je
-cristallise pour cette salle, je sens que je m'exagère sa
-beauté; et vous, cristallisez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, madame,» répondit naïvement le jeune officier,
-ravi d'avoir un sentiment commun avec cette belle
-Italienne; mais, pour cela n'en comprenant pas davantage
-ce qu'elle lui disait. Cette réponse simple nous
-fit rire aux larmes, parce qu'elle décida la jalousie du
-sot que Ghita aimait et qui commença à devenir
-sérieusement jaloux de l'officier bavarois. Il prit le
-mot <i>cristallisation</i> en horreur.</p>
-
-<p>Au sortir de la mine d'Hallein, mon nouvel ami, le
-jeune officier, dont les confidences involontaires m'amusaient
-beaucoup plus que tous les détails de l'exploitation
-du sel, apprit de moi que M<sup>me</sup> Gherardi s'appelait
-<i lang="it" xml:lang="it">Ghita</i>, et que l'usage, en Italie, était de l'appeler
-devant elle <i lang="it" xml:lang="it">la Ghita</i>. Le pauvre garçon, tout tremblant,
-hasarda de l'appeler, en lui parlant, <i lang="it" xml:lang="it">la Ghita</i>, et
-M<sup>me</sup> Gherardi, amusée de l'air timidement passionné
-du jeune homme et de la mine profondément irritée
-d'une autre personne, invita l'officier à déjeuner pour
-le lendemain, avant notre départ pour l'Italie. Dès
-qu'il se fut éloigné:&mdash;«<i>Ah çà!</i> expliquez-moi, ma
-chère amie, dit le personnage irrité, pourquoi vous
-nous donnez la compagnie de ce blondin fade et aux
-yeux hébétés?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que, monsieur, après dix jours de voyage,
-passant toute la journée avec moi, vous me voyez tous
-telle que je suis, et ces yeux fort tendres et que vous
-appelez <i>hébétés</i> me voient parfaite. N'est-ce pas,
-Filippo, ajouta-t-elle en me regardant, ces yeux-là me
-couvrent d'une <i>cristallisation</i> brillante; je suis pour
-eux la perfection; et, ce qu'il y a d'admirable, c'est
-que quoi que je fasse, quelque sottise qu'il m'arrive
-de dire, aux yeux de ce bel Allemand, je ne sortirai
-jamais de la perfection: cela est commode. Par exemple,
-vous, Annibalino (l'amant que nous trouvions un
-peu sot s'appelait le colonel Annibal), je parie que,
-dans ce moment, vous ne me trouvez pas exactement
-parfaite? Vous pensez que je fais mal d'admettre ce
-jeune homme dans ma société. Savez-vous ce qui
-vous arrive, mon cher? Vous ne <i>cristallisez</i> plus pour
-moi.»</p>
-
-<p>Le mot <i>cristallisation</i> devint à la mode parmi nous,
-et il avait tellement frappé l'imagination de la belle
-Ghita, qu'elle l'adopta pour tout.</p>
-
-<p>De retour à Bologne, on ne racontait guère d'anecdotes
-d'amour dans sa loge qu'elle ne m'adressât la
-parole. «Ce trait-ci confirme ou détruit telle de nos
-théories,» me disait-elle. Les actes de folie répétés
-par lesquels un amant aperçoit toutes les perfections
-dans la femme qu'il commence à aimer s'appelèrent
-toujours <i>cristallisation</i> entre nous. Ce mot nous rappelait
-le plus aimable voyage. De ma vie je ne sentis
-si bien la beauté touchante et solitaire des rives du lac
-de Garde, nous passâmes dans des barques des soirées
-délicieuses, malgré la chaleur étouffante. Nous trouvâmes
-de ces instants qu'on n'oublie plus: ce fut un
-des moments brillants de notre jeunesse.</p>
-
-<p>Un soir, quelqu'un vint nous donner la nouvelle
-que la princesse Lanfranchi et la belle Florenza se disputaient
-le c&oelig;ur du jeune peintre Oldofredi. La pauvre
-princesse semblait en être réellement éprise, et le
-jeune artiste milanais ne paraissait occupé que des
-charmes de Florenza. On se demandait: «Oldofredi
-est-il amoureux?» Mais je supplie le lecteur de croire
-que je ne prétends pas justifier ce genre de conversation,
-dans lequel on a l'impertinence de ne pas se
-conformer aux règles imposées par les convenances
-françaises. Je ne sais pourquoi ce soir-là notre amour-propre
-s'obstina à deviner si le peintre milanais était
-amoureux de la belle Florenza.</p>
-
-<p>On se perdit dans la discussion d'un grand nombre
-de petits faits. Quand nous fûmes las de fixer notre
-attention sur des nuances presque imperceptibles, et
-qui, au fond, n'étaient guère concluantes, M<sup>me</sup> Gherardi
-se mit à nous raconter le petit roman qui, suivant
-elle, se passait dans le c&oelig;ur d'Oldofredi. Dès le
-commencement de son récit, elle eut le malheur de se
-servir du mot <i>cristallisation</i>; le colonel Annibal, qui
-avait toujours sur le c&oelig;ur la jolie figure de l'officier
-bavarois, fit semblant de ne pas comprendre, et nous
-redemanda pour la centième fois ce que nous entendions
-par le mot <i>cristallisation</i>. «C'est ce que je ne
-sens pas pour vous, lui répondit vivement M<sup>me</sup> Gherardi.»
-Après quoi, l'abandonnant dans son coin, avec
-son humeur noire, et nous adressant la parole: «Je
-crois, dit-elle, qu'un homme commence à aimer quand
-je le vois triste.» Nous nous récriâmes aussitôt:
-«Comment, l'amour, <i>ce sentiment délicieux qui commence
-si bien</i>&hellip;&mdash;Et qui quelquefois finit si mal, par
-de l'humeur, par des querelles, dit M<sup>me</sup> Gherardi en
-riant et regardant Annibal. Je comprends votre objection.
-Vous autres, hommes grossiers, vous ne voyez
-qu'une chose dans la naissance de l'amour: on aime
-ou l'on n'aime pas. C'est ainsi que le vulgaire s'imagine
-que le chant de tous les rossignols se ressemble;
-mais nous, qui prenons plaisir à l'entendre, savons
-qu'il y a pourtant dix nuances différentes de rossignol
-à rossignol.&mdash;Il me semble pourtant, madame, dit
-quelqu'un, qu'on aime ou qu'on n'aime pas.&mdash;Pas du
-tout, monsieur; c'est tout comme si vous disiez qu'un
-homme qui part de Bologne pour aller à Rome est
-déjà arrivé aux portes de Rome quand, du haut de
-l'Apennin, il voit encore notre tour Garisenda. Il y a
-loin de l'une de ces deux villes à l'autre, et l'on peut
-être au quart du chemin, à la moitié, aux trois quarts,
-sans pour cela être arrivé à Rome, et cependant l'on
-n'est plus à Bologne.&mdash;Dans cette belle comparaison,
-dis-je, Bologne représente apparemment l'<i>indifférence</i>
-et Rome l'<i>amour parfait</i>.&mdash;Quand nous
-sommes à Bologne, reprit M<sup>me</sup> Gherardi, nous sommes
-tout à fait indifférents, nous ne songeons pas à
-admirer d'une manière particulière la femme dont un
-jour peut-être nous serons amoureux à la folie; notre
-imagination songe bien moins encore à nous exagérer
-son mérite. En un mot, comme nous disions
-à Hallein, la <i>cristallisation</i> n'a pas encore commencé.»</p>
-
-<p>A ces mots, Annibal se leva furieux, et sortit de la
-loge en nous disant: «Je reviendrai quand vous parlerez
-italien.» Aussitôt la conversation se fit en français,
-et tout le monde se prit à rire, même M<sup>me</sup> Gherardi.
-«Eh bien! voilà l'amour parti, dit-elle, et l'on
-rit encore. On sort de Bologne, on monte l'Apennin,
-l'on prend la route de Rome&hellip;&mdash;Mais, madame, dit
-quelqu'un, nous voilà bien loin du peintre Oldofredi,»
-ce qui lui donna un petit mouvement d'impatience qui,
-probablement, fit tout à fait oublier Annibal et sa
-brusque sortie.&mdash;«Voulez-vous savoir, nous dit-elle,
-ce qui se passe quand on quitte Bologne? D'abord je
-crois ce départ complètement involontaire: c'est un
-mouvement instinctif. Je ne dis pas qu'il ne soit
-accompagné de beaucoup de plaisir. L'on admire, puis
-on se dit: «Quel plaisir d'être aimé de cette femme
-charmante!» Enfin paraît l'espérance; après l'espérance
-(souvent conçue bien légèrement, car l'on ne
-doute de rien, pour peu que l'on ait de chaleur dans
-le sang), après l'espérance, dis-je, on s'exagère avec
-délices la beauté et les mérites de la femme dont on
-espère être aimé.»</p>
-
-<p>Pendant que M<sup>me</sup> Gherardi parlait, je pris une carte
-à jouer, sur le revers de laquelle j'écrivis Rome d'un
-côté et Bologne de l'autre, et, entre Bologne et
-Rome, les quatre gîtes que M<sup>me</sup> Gherardi venait d'indiquer.</p>
-
-<p>1. L'admiration.</p>
-
-<p>2. L'on arrive à ce second point de la route quand
-on se dit: «Quel plaisir d'être aimé de cette femme
-charmante!»</p>
-
-<p>3. La naissance de l'espérance marque le troisième
-gîte.</p>
-
-<p>4. L'on arrive au quatrième quand on s'exagère avec
-délices la beauté et les mérites de la femme qu'on
-aime. C'est ce que, nous autres adeptes, nous appelons
-du mot de <i>cristallisation</i>, qui met Carthage en
-fuite. Dans le fait, c'est difficile à comprendre.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gherardi continua: «Pendant ces quatre mouvements
-de l'âme, ou manières d'être, que Filippo vient
-de dessiner, je ne vois pas la plus petite raison pour
-que notre voyageur soit triste. Le fait est que le plaisir
-est vif, qu'il réclame toute l'attention dont l'âme
-est susceptible. On est sérieux, mais l'on n'est point
-triste: la différence est grande.&mdash;Nous entendons,
-madame, dit un des assistants, vous ne parlez pas de
-ces malheureux auxquels il semble que tous les rossignols
-rendent les mêmes sons&mdash;La différence entre
-être sérieux et être triste (<span lang="it" xml:lang="it">l'esser serio e l'esser mesto</span>),
-reprit M<sup>me</sup> Gherardi, est décisive lorsqu'il s'agit de
-résoudre un problème tel que celui-ci: «Oldofredi
-aime-t-il la belle Florenza?» Je crois qu'Oldofredi
-aime, parce que, après avoir été fort occupé de la
-Florenza, je l'ai vu triste et non pas seulement sérieux.
-Il est triste, parce que voici ce qui lui est
-arrivé. Après s'être exagéré le bonheur que pourrait
-lui donner le caractère annoncé par la figure raphaélesque,
-les belles épaules, les beaux bras, en un mot
-les formes dignes de Canova de la belle marchesina
-Florenza, il a probablement cherché à obtenir la confirmation
-des espérances qu'il avait osé concevoir. Très
-probablement aussi, la Florenza, effrayée d'aimer un
-étranger qui peut quitter Bologne au premier moment,
-et surtout très fâchée qu'il ait pu concevoir
-sitôt des espérances, les lui aura ôtées avec barbarie.»</p>
-
-<p>Nous avions le bonheur de voir tous les jours de la
-vie M<sup>me</sup> Gherardi; une intimité parfaite régnait dans
-cette société; on s'y comprenait à demi-mot; souvent
-j'y ai vu rire de plaisanteries qui n'avaient pas eu
-besoin de la parole pour se faire entendre: un coup
-d'&oelig;il avait tout dit. Ici, un lecteur français s'apercevra
-qu'une jolie femme d'Italie se livre avec folie à
-toutes les idées bizarres qui lui passent par la tête.
-A Rome, à Bologne, à Venise, une jolie femme est
-reine absolue; rien ne peut être plus complet que le
-despotisme qu'elle exerce dans sa société. A Paris, une
-jolie femme a toujours peur de l'opinion et du bourreau
-de l'opinion: le <i>ridicule</i>. Elle a constamment au
-fond du c&oelig;ur la crainte des plaisanteries, comme un
-roi absolu la crainte d'une charte. Voilà la secrète
-pensée qui vient la troubler au milieu d'une joie de
-ses plaisirs, et lui donner tout à coup une mine sérieuse.
-Une Italienne trouverait bien ridicule cette
-autorité limitée qu'une femme de Paris exerce dans
-son salon. A la lettre, elle est toute-puissante sur les
-hommes qui l'approchent, et dont toujours le bonheur,
-du moins pendant la soirée, dépend d'un de ses caprices:
-j'entends le bonheur des simples amis. Si vous
-déplaisez à la femme qui règne dans une loge, vous
-voyez l'ennui dans ses yeux, et n'avez rien de mieux à
-faire que de disparaître pour ce jour-là.</p>
-
-<p>Un jour, je me promenais avec M<sup>me</sup> Gherardi sur la
-route de la <i>Cascata del Reno</i>; nous rencontrâmes Oldofredi
-seul, fort animé, l'air très préoccupé, mais point
-sombre. M<sup>me</sup> Gherardi l'appela et lui parla, afin de
-mieux l'observer. «Si je ne me trompe, dis-je à
-M<sup>me</sup> Gherardi, ce pauvre Oldofredi est tout à fait livré
-à la passion qu'il prend pour la Florenza; dites-moi,
-de grâce, à moi qui suis votre séide, à quel point de
-la maladie d'amour le croyez-vous arrivé maintenant?&mdash;Je
-le vois, dit M<sup>me</sup> Gherardi, se promenant seul, et
-qui se dit à chaque instant: «Oui, elle m'aime.»
-Ensuite il s'occupe à lui trouver de nouveaux charmes,
-à se détailler de nouvelles raisons de l'aimer à la folie.&mdash;Je
-ne le crois pas si heureux que vous le supposez.
-Oldofredi doit avoir souvent des doutes cruels; il ne
-peut pas être si sûr d'être aimé de la Florenza; il ne
-sait pas comme nous à quel point elle considère peu,
-dans ces sortes d'affaires, la richesse, le rang, la manière
-d'être dans le monde<a id="FNanchor_254" href="#Footnote_254" class="fnanchor">[254]</a>. Oldofredi est aimable, d'accord,
-mais ce n'est qu'un pauvre étranger.&mdash;N'importe, dit
-M<sup>me</sup> Gherardi, je parierais que nous venons de le trouver
-dans un moment où les raisons pour espérer l'emportaient.&mdash;Mais,
-dis-je, il avait l'air trop profondément
-troublé, il doit avoir des moments de malheur
-affreux; il se dit: «Mais, est-ce qu'elle m'aime?»&mdash;J'avoue,
-reprit M<sup>me</sup> Gherardi, oubliant presque qu'elle
-me parlait, que, quand la réponse qu'on se fait à soi-même
-est satisfaisante, il y a des moments de bonheur
-divin et tels que peut-être rien au monde ne peut leur
-être comparé. C'est là sans doute ce qu'il y a de mieux
-dans la vie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_254" href="#FNanchor_254"><span class="label">[254]</span></a> Tout est opposé entre la France et l'Italie. Par exemple,
-les richesses, la haute naissance, l'éducation parfaite, disposent
-à l'amour au delà des Alpes, et en éloignent en France.</p>
-</div>
-<p>«Quand, enfin, l'âme, fatiguée et comme accablée
-de sentiments si violents, revient à la raison par lassitude,
-ce qui surnage après tant de mouvements si opposés,
-c'est cette certitude: «Je trouverai auprès de <i>lui</i>
-un bonheur que <i>lui seul</i> au monde peut me donner.»
-Je laissai peu à peu mon cheval s'éloigner de celui de
-M<sup>me</sup> Gherardi. Nous fîmes les trois milles qui nous
-séparaient de Bologne sans dire une seule parole, pratiquant
-la vertu nommée discrétion.»</p>
-
-
-
-
-<h3 id="ch70">ERNESTINE<br />
-OU<br />
-LA NAISSANCE DE L'AMOUR</h3>
-
-
-<h4>AVERTISSEMENT</h4>
-
-<p>Une femme de beaucoup d'esprit et de quelque
-expérience prétendait un jour que l'amour ne naît pas
-aussi subitement qu'on le dit. «Il me semble, disait-elle,
-que je découvre sept époques tout à fait distinctes
-dans la naissance de l'amour»; et, pour prouver
-son dire, elle conta l'anecdote suivante. On était à la
-campagne, il pleuvait à verse, on était trop heureux
-d'écouter.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Dans une âme parfaitement indifférente, une jeune
-fille habitant un château isolé, au fond d'une campagne,
-le plus petit étonnement excite profondément
-l'attention. Par exemple, un jeune chasseur qu'elle
-aperçoit à l'improviste, dans le bois, près du château.</p>
-
-<p>Ce fut par un événement aussi simple que commencèrent
-les malheurs d'Ernestine de S&hellip; Le château
-qu'elle habitait seule, avec son vieil oncle, le comte
-de S&hellip;, bâti dans le moyen âge, près des bords du Drac,
-sur une des roches immenses qui resserrent le cours
-de ce torrent, dominait un des plus beaux sites du
-Dauphiné. Ernestine trouva que le jeune chasseur offert
-par le hasard à sa vue avait l'air noble. Son image se
-présenta plusieurs fois à sa pensée: car à quoi songer
-dans cet antique manoir?&mdash;Elle y vivait au sein d'une
-sorte de magnificence; elle y commandait à un nombreux
-domestique; mais depuis vingt ans que le maître
-et les gens étaient vieux, tout s'y faisait toujours à
-la même heure; jamais la conversation ne commençait
-que pour blâmer tout ce qui se fait et s'attrister des
-choses les plus simples. Un soir de printemps, le jour
-allait finir, Ernestine était à sa fenêtre; elle regardait
-le petit lac et le bois qui est au delà: l'extrême beauté
-de ce paysage contribuait peut-être à la plonger dans
-une sombre rêverie. Tout à coup elle revit ce jeune
-chasseur qu'elle avait aperçu quelques jours auparavant;
-il était encore dans le petit bois au delà du lac;
-il tenait un bouquet de fleurs à la main; il s'arrêta
-comme pour la regarder; elle le vit donner un baiser
-à ce bouquet et ensuite le placer avec une sorte de
-respect dans le creux d'un grand chêne sur le bord
-du lac.</p>
-
-<p>Que de pensées cette seule action fit naître! et que
-de pensées d'un intérêt très vif, si on les compare aux
-sensations monotones qui, jusqu'à ce moment, avaient
-rempli la vie d'Ernestine! Une nouvelle existence
-commence pour elle; osera-t-elle aller voir ce bouquet?
-«Dieu! quelle imprudence, se dit-elle en tressaillant;
-et si, au moment où j'approcherai du grand chêne, le
-jeune chasseur vient à sortir des bosquets voisins!
-Quelle honte! Quelle idée prendrait-il de moi?» Ce bel
-arbre était pourtant le but habituel de ses promenades
-solitaires, souvent elle allait s'asseoir sur ses racines
-gigantesques, qui s'élèvent au-dessus de la pelouse et
-forment, tout à l'entour du tronc, comme autant de
-bancs naturels abrités par son vaste ombrage.</p>
-
-<p>La nuit, Ernestine put à peine fermer l'&oelig;il; le lendemain,
-dès cinq heures du matin, à peine l'aurore
-a-t-elle paru, qu'elle monte dans les combles du château.
-Ses yeux cherchent le grand chêne au delà du
-lac; à peine l'a-t-elle aperçu, qu'elle reste immobile et
-comme sans respiration. Le bonheur si agité des passions
-succède au contentement sans objet et presque
-machinal de la première jeunesse.</p>
-
-<p>Dix jours s'écoulent. Ernestine compte les jours!
-Une fois seulement, elle a vu le jeune chasseur; il s'est
-approché de l'arbre chéri, et il avait un bouquet qu'il
-y a placé comme le premier.&mdash;Le vieux comte de S&hellip;
-remarque qu'elle passe sa vie à soigner une volière
-qu'elle a établie dans les combles du château; c'est
-qu'assise auprès d'une petite fenêtre dont la persienne
-est fermée, elle domine toute l'étendue du bois
-au delà du lac. Elle est bien sûre que son inconnu ne
-peut l'apercevoir, et c'est alors qu'elle pense à lui sans
-contrainte. Une idée lui vient et la tourmente. S'il
-croit qu'on ne fait aucune attention à ses bouquets, il
-en conclura qu'on méprise son hommage, qui, après
-tout, n'est qu'une simple politesse, et, pour peu qu'il
-ait l'âme bien placée, il ne paraîtra plus. Quatre jours
-s'écoulent encore, mais avec quelle lenteur! Le cinquième,
-la jeune fille, passant par hasard auprès du
-grand chêne, n'a pu résister à la tentation de jeter un
-coup d'&oelig;il sur le petit creux où elle a vu déposer les
-bouquets. Elle était avec sa gouvernante et n'avait rien
-à craindre. Ernestine pensait bien ne trouver que des
-fleurs fanées; à son inexprimable joie, elle voit un bouquet
-composé des fleurs les plus rares et les plus
-jolies; il est d'une fraîcheur éblouissante; pas un pétale
-des fleurs les plus délicates n'est flétri. A peine a-t-elle
-aperçu tout cela du coin de l'&oelig;il, que, sans perdre de
-vue sa gouvernante, elle a parcouru avec la légèreté
-d'une gazelle toute cette partie du bois à cent pas à la
-ronde. Elle n'a vu personne; bien sûre de n'être pas
-observée, elle revient au grand chêne, elle ose regarder
-avec délices le bouquet charmant. O ciel! il y a un
-petit papier presque imperceptible, il est attaché au
-n&oelig;ud du bouquet. «Qu'avez-vous, mon Ernestine? dit
-la gouvernante alarmée du petit cri qui accompagne
-cette découverte.&mdash;Rien, bonne amie, c'est une perdrix
-qui s'est levée à mes pieds.»&mdash;Il y a quinze
-jours, Ernestine n'aurait pas eu l'idée de mentir. Elle
-se rapproche de plus en plus du bouquet charmant,
-elle penche la tête, et, les joues rouges comme le feu,
-sans oser y toucher, elle lit sur le petit morceau de
-papier:</p>
-
-<p>«Voici un mois que tous les matins j'apporte un
-bouquet. Celui-ci sera-t-il assez heureux pour être
-aperçu?»</p>
-
-<p>Tout est ravissant dans ce joli billet; l'écriture
-anglaise qui traça ces mots est de la forme la plus élégante.
-Depuis quatre ans qu'elle a quitté Paris et le
-couvent le plus à la mode du faubourg Saint-Germain,
-Ernestine n'a rien vu d'aussi joli. Tout à coup elle
-rougit beaucoup, elle se rapproche de sa gouvernante,
-et l'engage à retourner au château. Pour y arriver plus
-vite, au lieu de remonter dans le vallon et de faire le
-tour du lac comme de coutume, Ernestine prend le
-sentier du petit pont qui mène au château en ligne
-droite. Elle est pensive, elle se promet de ne plus
-revenir de ce côté; car enfin elle vient de découvrir
-que c'est une espèce de billet qu'on a osé lui adresser.
-Cependant, il n'était pas fermé, se dit-elle tout bas. De
-ce moment sa vie est agitée par une affreuse anxiété.
-Quoi donc! ne peut-elle pas, même de loin, aller
-revoir l'arbre chéri? Le sentiment du devoir s'y
-oppose. «Si je vais sur l'autre rive du lac, se dit-elle,
-je ne pourrai plus compter sur les promesses que je
-me fais à moi-même.» Lorsqu'à huit heures elle entendit
-le portier fermer la grille du petit pont, ce bruit
-qui lui ôtait tout espoir sembla la délivrer d'un poids
-énorme qui accablait sa poitrine; elle ne pourrait plus
-maintenant manquer à son devoir, quand même elle
-aurait la faiblesse d'y consentir.</p>
-
-<p>Le lendemain, rien ne peut la tirer d'une sombre
-rêverie; elle est abattue, pâle; son oncle s'en aperçoit;
-il fait mettre les chevaux à l'antique berline, on parcourt
-les environs, on va jusqu'à l'avenue du château
-de M<sup>me</sup> Dayssin, à trois lieues de là. Au retour, le comte
-de S&hellip; donne l'ordre d'arrêter dans le petit bois, au
-delà du lac; la berline s'avance sur la pelouse, il veut
-revoir le chêne immense qu'il n'appelle jamais que le
-<i>contemporain de Charlemagne</i>. «Ce grand empereur
-peut l'avoir vu, dit-il, en traversant nos montagnes
-pour aller en Lombardie, vaincre le roi Didier;» et
-cette pensée d'une vie si longue semble rajeunir un
-vieillard presque octogénaire Ernestine est bien loin
-de suivre les raisonnements de son oncle; ses joues
-sont brûlantes; elle va donc se trouver encore une
-fois auprès du vieux chêne; elle s'est promis de ne pas
-regarder dans la petite cachette. Par un mouvement
-instinctif, sans savoir ce qu'elle fait, elle y jette les
-yeux, elle voit le bouquet, elle pâlit. Il est composé de
-roses panachées de noir.&mdash;«Je suis bien malheureux,
-il faut que je m'éloigne pour toujours. Celle que j'aime
-ne daigne pas apercevoir mon hommage.»&mdash;Tels sont
-les mots tracés sur le petit papier fixé au bouquet.
-Ernestine les a lus avant d'avoir le temps de se défendre
-de les voir. Elle est si faible, qu'elle est obligée de
-s'appuyer contre l'arbre; et bientôt elle fond en larmes.
-Le soir, elle se dit: «Il s'éloignera pour toujours, et
-je ne le verrai plus!»</p>
-
-<p>Le lendemain, en plein midi, par le soleil du mois
-d'août, comme elle se promenait avec son oncle sous
-l'allée de platanes le long du lac, elle voit sur l'autre
-rive le jeune homme s'approcher du grand chêne; il
-saisit son bouquet, le jette dans le lac et disparaît.
-Ernestine a l'idée qu'il y avait du dépit dans son geste,
-bientôt elle n'en doute plus. Elle s'étonne d'avoir pu
-en douter un seul instant; il est évident que, se voyant
-méprisé, il va partir; jamais elle ne le reverra.</p>
-
-<p>Ce jour-là on est fort inquiet au château, où elle
-seule répand quelque gaieté. Son oncle prononce qu'elle
-est décidément indisposée; une pâleur mortelle, une
-certaine contraction dans les traits, ont bouleversé cette
-figure naïve, où se peignaient naguère les sensations si
-tranquilles de la première jeunesse. Le soir, quand
-l'heure de la promenade est venue, Ernestine ne s'oppose
-point à ce que son oncle la dirige vers la pelouse
-au delà du lac. Elle regarde en passant, et d'un &oelig;il
-morne où les larmes sont à peine retenues, la petite
-cachette à trois pieds au-dessus du sol, bien sûre de
-n'y rien trouver; elle a trop bien vu jeter le bouquet
-dans le lac. Mais, ô surprise! elle en aperçoit un autre.&mdash;«Par
-pitié pour mon affreux malheur, daignez prendre
-la rose blanche.» Pendant qu'elle relit ces mots
-étonnants, sa main, sans qu'elle le sache, a détaché la
-rose blanche qui est au milieu du bouquet.&mdash;«Il est
-donc bien malheureux, se dit-elle!»&mdash;En ce moment
-son oncle l'appelle, elle le suit, mais elle est heureuse.
-Elle tient sa rose blanche dans son petit mouchoir de
-batiste, et la batiste est si fine, que tout le temps que
-dure encore la promenade, elle peut apercevoir la couleur
-de la rose à travers le tissu léger. Elle tient son
-mouchoir de manière à ne pas faner cette rose chérie.</p>
-
-<p>A peine rentrée, elle monte en courant l'escalier
-rapide qui conduit à sa petite tour, dans l'angle du château.
-Elle ose enfin contempler sans contrainte cette
-rose adorée et en rassasier ses regards à travers les douces
-larmes qui s'échappent de ses yeux.</p>
-
-<p>Que veulent dire ces pleurs? Ernestine l'ignore. Si
-elle pouvait deviner le sentiment qui les fait couler,
-elle aurait le courage de sacrifier la rose qu'elle vient
-de placer avec tant de soin dans son verre de cristal,
-sur sa petite table d'acajou. Mais, pour peu que le lecteur
-ait le chagrin de n'avoir plus vingt ans, il devinera
-que ces larmes, loin d'être de la douleur, sont les
-compagnes inséparables de la vue inopinée d'un
-bonheur extrême; elles veulent dire: «<i>Qu'il est doux
-d'être aimé!</i>»&mdash;C'est dans un moment où le saisissement
-du premier bonheur de sa vie égarait son jugement
-qu'Ernestine a eu le tort de prendre cette fleur.
-Mais elle n'en est pas encore à voir et à se reprocher
-cette inconséquence.</p>
-
-<p>Pour nous, qui avons moins d'illusions, nous reconnaissons
-la troisième période de la naissance de l'amour:
-l'apparition de l'espoir. Ernestine ne sait pas que son
-c&oelig;ur se dit, en regardant cette rose: «Maintenant, il
-est certain qu'il m'aime.»</p>
-
-<p>Mais peut-il être vrai qu'Ernestine soit sur le point
-d'aimer? Ce sentiment ne choque-t-il pas toutes les
-règles du plus simple bon sens? Quoi! elle n'a vu que
-trois fois l'homme qui, dans ce moment, lui fait verser
-des larmes brûlantes! Et encore elle ne l'a vu qu'à
-travers le lac, à une grande distance, à cinq cents pas
-peut-être. Bien plus, si elle le rencontrait sans fusil et
-sans veste de chasse, peut-être qu'elle ne le reconnaîtrait
-pas. Elle ignore son nom, ce qu'il est, et pourtant
-ses journées se passent à se nourrir de sentiments passionnés,
-dont je suis obligé d'abréger l'expression, car
-je n'ai pas l'espace qu'il faut pour faire un roman. Ces
-sentiments ne sont que des variations de cette idée:
-«Quel bonheur d'en être aimée!» Ou bien elle examine
-cette autre question bien autrement importante:
-«Puis-je espérer d'en être aimée véritablement? N'est-ce
-point par jeu qu'il me dit qu'il m'aime?» Quoique
-habitant un château bâti par Lesdiguières, et appartenant
-à la famille d'un des plus braves compagnons du
-fameux connétable, Ernestine ne s'est point fait cette
-autre objection: «Il est peut-être le fils d'un paysan
-du voisinage.» Pourquoi? Elle vivait dans une solitude
-profonde.</p>
-
-<p>Certainement Ernestine était bien loin de reconnaître
-la nature des sentiments qui régnaient dans son
-c&oelig;ur. Si elle eût pu prévoir où ils la conduisaient, elle
-aurait eu une chance d'échapper à leur empire. Une
-jeune Allemande, une Anglaise, une Italienne, eussent
-reconnu l'amour; notre sage éducation ayant pris le
-parti de nier aux jeunes filles l'existence de l'amour,
-Ernestine ne s'alarmait que vaguement de ce qui se
-passait dans son c&oelig;ur; quand elle réfléchissait profondément,
-elle n'y voyait que de la simple amitié. Si elle
-avait pris une seule rose, c'est qu'elle eût craint, en
-agissant autrement, d'affliger son nouvel ami et de le
-perdre. «Et, d'ailleurs, se disait-elle, après y avoir
-beaucoup songé, il ne faut pas manquer à la politesse.»</p>
-
-<p>Le c&oelig;ur d'Ernestine est agité par les sentiments les
-plus violents. Pendant quatre journées, qui paraissent
-quatre siècles à la jeune solitaire, elle est retenue par
-une crainte indéfinissable, elle ne sort pas du château.
-Le cinquième jour son oncle, toujours plus inquiet de
-sa santé, la force à l'accompagner dans le petit bois;
-elle se trouve près de l'arbre fatal; elle lit sur le petit
-fragment de papier caché dans le bouquet:</p>
-
-<p>«Si vous daignez prendre ce camellia panaché,
-dimanche je serai à l'église de votre village.»</p>
-
-<p>Ernestine vit à l'église un homme mis avec une simplicité
-extrême, et qui pouvait avoir trente-cinq ans.
-Elle remarqua qu'il n'avait pas même de croix. Il lisait,
-et, en tenant son livre d'heures d'une certaine manière,
-il ne cessa presque pas un instant d'avoir les yeux sur
-elle. C'est dire que, pendant tout le service, Ernestine
-fut hors d'état de penser à rien. Elle laissa choir son
-livre d'heures, en sortant de l'antique banc seigneurial,
-et faillit tomber elle-même en le ramassant. Elle
-rougit beaucoup de sa maladresse. «Il m'aura trouvée
-si gauche, se dit-elle aussitôt, qu'il aura honte de s'occuper
-de moi.» En effet, à partir du moment où ce
-petit accident était survenu, elle ne vit plus l'étranger.
-Ce fut en vain qu'après être montée en voiture elle
-s'arrêta pour distribuer quelques pièces de monnaie à
-tous les petits garçons du village, elle n'aperçut point,
-parmi les groupes de paysans qui jasaient auprès de
-l'église, la personne que, pendant la messe, elle n'avait
-jamais osé regarder. Ernestine, qui jusqu'alors avait
-été la sincérité même, prétendit avoir oublié son mouchoir.
-Un domestique rentra dans l'église et chercha
-longtemps dans le banc du seigneur ce mouchoir qu'il
-n'avait garde de trouver. Mais le retard amené par cette
-petite ruse fut inutile, elle ne revit plus le chasseur,
-«C'est clair, se dit-elle; M<sup>lle</sup> de C&hellip; me dit une fois
-que je n'étais pas jolie et que j'avais dans le regard
-quelque chose d'impérieux et de repoussant; il ne me
-manquait plus que de la gaucherie; il me méprise sans
-doute.»</p>
-
-<p>Les tristes pensées l'agitèrent pendant deux ou trois
-visites que son oncle fit avant de rentrer au château.</p>
-
-<p>A peine de retour, vers les quatre heures, elle courut
-sous l'allée de platanes, le long du lac. La grille
-de la chaussée était fermée à cause du dimanche; heureusement,
-elle aperçut un jardinier; elle l'appela et
-le pria de mettre la barque à flot et de la conduire de
-l'autre côté du lac. Elle prit terre à cent pas du grand
-chêne. La barque côtoyait et se trouvait toujours assez
-près d'elle pour la rassurer. Les branches basses et à
-peu près horizontales du chêne immense s'étendaient
-presque jusqu'au lac. D'un pas décidé et avec une sorte
-de sang-froid sombre et résolu, elle s'approcha de l'arbre,
-de l'air dont elle eût marché à la mort. Elle était
-bien sûre de ne rien trouver dans la cachette; en effet,
-elle n'y vit qu'une fleur fanée qui avait appartenu au
-bouquet de la veille:&mdash;«S'il eût été content de moi,
-se dit-elle; il n'eût pas manqué de me remercier par
-un bouquet.»</p>
-
-<p>Elle se fit ramener au château, monta chez elle en
-courant, et, une fois dans sa petite tour, bien sûre de
-n'être pas surprise, fondit en larmes. «M<sup>lle</sup> de C&hellip;
-avait bien raison, se dit-elle; pour me trouver jolie, il
-faut me voir à cinq cents pas de distance. Comme dans
-ce pays de libéraux, mon oncle ne voit personne que
-des paysans et des curés, mes manières doivent avoir
-contracté quelque chose de rude, peut-être de grossier.
-J'aurai dans le regard une expression impérieuse et
-repoussante.»&mdash;Elle s'approche de son miroir pour
-observer ce regard, elle voit des yeux d'un bleu sombre
-noyés de pleurs.&mdash;«Dans ce moment, dit-elle, je
-ne puis avoir cet air impérieux qui m'empêchera toujours
-de plaire.»</p>
-
-<p>Le dîner sonna; elle eut beaucoup de peine à sécher
-ses larmes. Elle parut enfin dans le salon; elle y trouva
-M. Villars, vieux botaniste, qui, tous les ans, venait
-passer huit jours avec M. de S&hellip;, au grand chagrin de
-sa bonne, érigée en gouvernante, qui, pendant ce temps,
-perdait sa place à la table de M. le comte. Tout se
-passa fort bien jusqu'au moment du Champagne; on
-apporta le seau près d'Ernestine. La glace était fondue
-depuis longtemps. Elle appela un domestique et lui
-dit: «Changez cette eau et mettez-y de la glace, vite.&mdash;Voilà
-un petit ton impérieux qui te va fort bien,
-dit en riant son bon grand-oncle.» Au mot d'<i>impérieux</i>,
-les larmes inondèrent les yeux d'Ernestine, au
-point qu'il lui fut impossible de les cacher; elle fut
-obligée de quitter le salon, et comme elle fermait la
-porte, on entendit que ses sanglots la suffoquaient. Les
-vieillards restèrent tout interdits.</p>
-
-<p>Deux jours après, elle passa près du grand chêne;
-elle s'approcha et regarda dans la cachette, comme
-pour revoir les lieux où elle avait été heureuse. Quel
-fut son ravissement en y trouvant deux bouquets! Elle
-les saisit avec les petits papiers, les mit dans son mouchoir,
-et partit en courant pour le château, sans s'inquiéter
-si l'inconnu, caché dans le bois, n'avait point
-observé ses mouvements, idée qui, jusqu'à ce jour, ne
-l'avait jamais abandonnée. Essoufflée et ne pouvant
-plus courir, elle fut obligée de s'arrêter vers le milieu
-de la chaussée. A peine eut-elle repris un peu sa respiration,
-qu'elle se remit à courir avec toute la rapidité
-dont elle était capable. Enfin, elle se trouva dans
-sa petite chambre; elle prit ses bouquets dans son
-mouchoir et, sans lire ses petits billets, se mit à baiser
-ces bouquets avec transport, mouvement qui la fit
-rougir, quand elle s'en aperçut. «Ah! jamais je n'aurai
-l'air impérieux, se disait-elle; je me corrigerai.»</p>
-
-<p>Enfin, quand elle eut assez témoigné toute sa tendresse
-à ces jolis bouquets, composés des fleurs les plus
-rares, elle lut les billets (Un homme eût commencé par
-là). Le premier, celui qui était daté du dimanche, à
-cinq heures, disait: «Je me suis refusé le plaisir de
-vous voir après le service; je ne pouvais être seul; je
-craignais qu'on ne lût dans mes yeux l'amour dont je
-brûle pour vous.»&mdash;Elle relut trois fois ces mots:
-<i>l'amour dont je brûle pour vous</i>, puis elle se leva pour
-aller voir à sa psyché si elle avait l'air impérieux; elle
-continua: «<i>l'amour dont je brûle pour vous</i>. Si votre
-c&oelig;ur est libre, daignez emporter ce billet, qui pourrait
-nous compromettre.»</p>
-
-<p>Le second billet, celui du lundi, était au crayon, et
-même assez mal écrit; mais Ernestine n'en était plus
-au temps où la jolie écriture anglaise de son inconnu
-était un charme à ses yeux; elle avait des affaires trop
-sérieuses pour faire attention à ces détails.</p>
-
-<p>«Je suis venu. J'ai été assez heureux pour que quelqu'un
-parlât de vous en ma présence. On m'a dit qu'hier
-vous avez traversé le lac. Je vois que vous n'avez pas
-daigné prendre le billet que j'avais laissé. Il décide
-mon sort. Vous aimez, et ce n'est pas moi. Il y avait
-de la folie, à mon âge, à m'attacher à une fille du
-vôtre. Adieu pour toujours. Je ne joindrai pas le
-malheur d'être importun à celui de vous avoir trop
-longtemps occupée d'une passion peut être ridicule à
-vos yeux.»&mdash;<i>D'une passion!</i> dit Ernestine en levant
-les yeux au ciel. Ce moment fut bien doux. Cette
-jeune fille, remarquable par sa beauté, et à la fleur de
-la jeunesse, s'écria avec ravissement: «Il daigne m'aimer:
-ah! mon Dieu! que je suis heureuse!» Elle
-tomba à genoux devant une charmante madone de
-Carlo Dolci rapportée d'Italie par un de ses aïeux.&mdash;«Ah!
-oui, je serai bonne et vertueuse! s'écria-t-elle les
-larmes aux yeux. Mon Dieu, daignez seulement m'indiquer
-mes défauts, pour que je puisse m'en corriger,
-maintenant, tout m'est possible.»</p>
-
-<p>Elle se releva pour relire les billets vingt fois. Le
-second surtout la jeta dans des transports de bonheur.
-Bientôt elle remarqua une vérité établie dans son c&oelig;ur
-depuis fort longtemps: c'est que jamais elle n'aurait
-pu s'attacher à un homme de moins de quarante ans
-(L'inconnu parlait à son âge). Elle se souvint qu'à
-l'église, comme il était un peu chauve, il lui avait paru
-avoir trente-quatre ou trente-cinq ans. Mais elle ne
-pouvait être sûre de cette idée; elle avait si peu osé
-le regarder! et elle était si troublée! Durant la nuit,
-Ernestine ne ferma pas l'&oelig;il. De sa vie, elle n'avait eu
-l'idée d'un semblable bonheur. Elle se releva pour
-écrire en anglais sur son livre d'honneur: <i>N'être
-jamais impérieuse.</i> Je fais ce v&oelig;u le 30 septembre
-18&hellip;</p>
-
-<p>Pendant cette nuit, elle se décida de plus en plus
-sur cette vérité: il est impossible d'aimer un homme
-qui n'a pas quarante ans. A force de rêver aux bonnes
-qualités de cet inconnu, il lui vint dans l'idée qu'outre
-l'avantage d'avoir quarante ans, il avait probablement
-encore celui d'être pauvre. Il était mis d'une manière
-si simple à l'église, que sans doute il était pauvre.
-Rien ne peut égaler sa joie à cette découverte. «Il
-n'aura jamais l'air bête et fat de nos amis, MM. tels
-et tels, quand ils viennent, à la Saint-Hubert, faire
-l'honneur à mon oncle de tuer ses chevreuils, et qu'à
-table ils nous comptent leurs exploits de jeunesse, sans
-qu'on les en prie.</p>
-
-<p>«Se pourrait-il bien, grand Dieu! qu'il fût pauvre!
-En ce cas, rien ne manque à mon bonheur!» Elle se
-leva une seconde fois pour allumer sa bougie à la
-veilleuse, et rechercher une évaluation de sa fortune
-qu'un jour un de ses cousins avait écrite sur un de ses
-livres. Elle trouva dix-sept mille livres de rente en se
-mariant, et, par la suite, quarante ou cinquante. Comme
-elle méditait sur ce chiffre, quatre heures sonnèrent;
-elle tressaillit. «Peut-être fait-il assez de jour pour
-que je puisse apercevoir mon arbre chéri.» Elle ouvrit
-ses persiennes; en effet elle vit le grand chêne et sa
-verdure sombre; mais, grâce au clair de lune, et non
-point par le secours des premières lueurs de l'aube,
-qui était encore fort éloignée.</p>
-
-<p>En s'habillant le matin, elle se dit: «Il ne faut pas
-que l'amie d'un homme de quarante ans soit mise
-comme une enfant.» Et pendant une heure elle chercha
-dans ses armoires une robe, un chapeau, une
-ceinture, qui composèrent un ensemble si original,
-que, lorsqu'elle parut dans la salle à manger, son oncle,
-sa gouvernante et le vieux botaniste ne purent s'empêcher
-de partir d'un éclat de rire. «Approche-toi
-donc, dit le vieux comte de S&hellip;, ancien chevalier de
-Saint-Louis, blessé à Quiberon; approche-toi, mon
-Ernestine; tu es mise comme si tu avais voulu te
-déguiser ce matin en femme de quarante ans.» A ces
-mots elle rougit, et le plus vif bonheur se peignit sur
-les traits de la jeune fille. «Dieu me pardonne! dit le
-bon oncle à la fin du repas en s'adressant au vieux
-botaniste, c'est une gageure; n'est-il pas vrai, monsieur,
-que M<sup>lle</sup> Ernestine a, ce matin, toutes les
-manières d'une femme de trente ans? Elle a surtout
-un petit air paternel en parlant aux domestiques qui
-me charme par son ridicule; je l'ai mise deux ou trois
-fois à l'épreuve pour être sûr de mon observation.»
-Cette remarque redoubla le bonheur d'Ernestine, si
-l'on peut se servir de ce mot en parlant d'une félicité
-qui déjà était au comble.</p>
-
-<p>Ce fut avec peine qu'elle put se dégager de la société
-après déjeuner. Son oncle et l'ami botaniste ne pouvaient
-se lasser de l'attaquer sur son petit air vieux.
-Elle remonta chez elle, elle regarda le chêne. Pour la
-première fois, depuis vingt heures, un nuage vint obscurcir
-sa félicité, mais sans qu'elle pût se rendre compte
-de ce changement soudain. Ce qui diminua le ravissement
-auquel elle était livrée depuis le moment où,
-la veille, plongée dans le désespoir, elle avait trouvé
-les bouquets dans l'arbre, ce fut cette question qu'elle
-se fit: «Quelle conduite dois-je tenir avec mon ami
-pour qu'il m'estime? Un homme d'autant d'esprit et
-qui a l'avantage d'avoir quarante ans, doit être bien
-sévère. Son estime pour moi tombera tout à fait si je
-me permets une fausse démarche.»</p>
-
-<p>Comme Ernestine se livrait à ce monologue, dans la
-situation la plus propre à seconder les méditations
-sérieuses d'une jeune fille devant sa psyché, elle
-observa, avec un étonnement mêlé d'horreur, qu'elle
-avait à sa ceinture un crochet en or avec de petites
-chaînes portant le dé, les ciseaux et leur petit étui,
-bijou charmant qu'elle ne pouvait se lasser d'admirer
-encore la veille, et que son oncle lui avait donné pour
-le jour de sa fête il n'y avait pas quinze jours. Ce qui
-lui fit regarder ce bijou avec horreur et le lui fit ôter
-avec tant d'empressement, c'est qu'elle se rappela que
-sa bonne lui avait dit qu'il coûtait huit cent cinquante
-francs, et qu'il avait été acheté chez le fameux
-bijoutier de Paris, qui s'appelait Laurençot: «Que penserait
-de moi mon ami, lui qui a l'honneur d'être pauvre,
-s'il me voyait un bijou d'un prix si ridicule? Quoi
-de plus absurde que d'afficher ainsi les goûts d'une
-bonne ménagère; car c'est ce que veulent dire ces
-ciseaux, cet étui, ce dé, que l'on porte sans cesse avec
-soi; et la bonne ménagère ne pense pas que ce bijou
-coûte chaque année l'intérêt de son prix.» Elle se mit
-à calculer sérieusement et trouva que ce bijou coûtait
-près de cinquante francs par an.</p>
-
-<p>Cette belle réflexion d'économie domestique, qu'Ernestine
-devait à l'éducation très forte qu'elle avait reçue
-d'un conspirateur caché pendant plusieurs années au
-château de son oncle, cette réflexion, dis-je, ne fit
-qu'éloigner la difficulté. Quand elle eut renfermé dans
-sa commode le bijou d'un prix ridicule, il fallut bien
-revenir à cette question embarrassante: «Que faut-il
-faire pour ne pas perdre l'estime d'un homme d'autant
-d'esprit?»</p>
-
-<p>Les méditations d'Ernestine (que le lecteur aura peut-être
-reconnues pour être tout simplement la cinquième
-période de la naissance de l'amour) nous conduiraient
-fort loin. Cette jeune fille avait un esprit juste, pénétrant,
-vif comme l'air de ses montagnes. Son oncle,
-qui avait eu de l'esprit jadis, et à qui il en restait
-encore sur les deux ou trois sujets qui l'intéressaient
-depuis longtemps, son oncle avait remarqué qu'elle
-apercevait spontanément toutes les conséquences d'une
-idée. Le bon vieillard avait coutume, lorsqu'il était
-dans ses jours de gaieté, et la gouvernante avait remarqué
-que cette plaisanterie en était le signe indubitable,
-il avait coutume, dis-je, de plaisanter son Ernestine
-sur ce qu'il appelait son <i>coup d'&oelig;il militaire</i>. C'est
-peut-être cette qualité qui, plus tard, lorsqu'elle a paru
-dans le monde et qu'elle a osé parler, lui a fait jouer
-un rôle si brillant. Mais, à l'époque dont nous nous
-entretenons, Ernestine, malgré son esprit, s'embrouilla
-tout à fait dans ses raisonnements. Vingt fois elle fut
-sur le point de ne pas aller se promener du côté de
-l'arbre: «Une seule étourderie, se disait-elle, annonçant
-l'enfantillage d'une petite fille, peut me perdre
-dans l'esprit de mon ami.» Mais, malgré des arguments
-extrêmement subtils, et où elle employait toute la
-force de sa tête, elle ne possédait pas encore l'art si
-difficile de dominer ses passions par son esprit. L'amour
-dont la pauvre fille était transportée à son insu faussait
-tous ses raisonnements et ne l'engagea que trop
-tôt, pour son bonheur, à s'acheminer vers l'arbre fatal.
-Après bien des hésitations, elle s'y trouva avec sa
-femme de chambre vers une heure. Elle s'éloigna de
-cette femme et s'approcha de l'arbre, brillante de joie,
-la pauvre petite! Elle semblait voler sur le gazon et
-non pas marcher. Le vieux botaniste, qui était de la
-promenade, en fit faire l'observation à la femme de
-chambre, comme elle s'éloignait d'eux en courant.</p>
-
-<p>Tout le bonheur d'Ernestine disparut en un clin
-d'&oelig;il. Ce n'est pas qu'elle ne trouvât un bouquet dans
-le creux de l'arbre; il était charmant et très frais, ce
-qui lui fit d'abord un vif plaisir. Il n'y avait donc pas
-longtemps que son ami s'était trouvé précisément à
-la même place qu'elle. Elle chercha sur le gazon quelques
-traces de ses pas; ce qui la charma encore, c'est
-qu'au lieu d'un simple petit morceau de papier écrit,
-il y avait un billet, et un long billet. Elle vola à la signature;
-elle avait besoin de savoir son nom de baptême.
-Elle lut; la lettre lui tomba des mains, ainsi que
-le bouquet. Un frisson mortel s'empara d'elle. Elle
-avait lu au bas du billet le nom de Philippe Astézan.
-Or M. Astézan était connu dans le château du comte
-de S&hellip; pour être l'amant de M<sup>me</sup> Dayssin, femme de
-Paris fort riche, fort élégante, qui venait tous les ans
-scandaliser la province en osant passer quatre mois
-seule, dans son château, avec un homme qui n'était
-pas son mari. Pour comble de douleur, elle était
-veuve, jeune, jolie, et pouvait épouser M. Astézan.
-Toutes ces tristes choses, qui, telles que nous venons
-de les dire, étaient vraies, paraissaient bien autrement
-envenimées dans les discours des personnages tristes
-et grands ennemis des erreurs du bel âge, qui venaient
-quelquefois en visite à l'antique manoir du grand-oncle
-d'Ernestine. Jamais, en quelques secondes, un
-bonheur si pur et si vif, c'était le premier de sa vie,
-ne fut remplacé par un malheur poignant et sans
-espoir. «Le cruel! il a voulu se jouer de moi, se disait
-Ernestine, il a voulu se donner un but dans ses parties
-de chasse, tourner la tête d'une petite fille, peut-être
-dans l'intention d'en amuser M<sup>me</sup> Dayssin. Et moi
-qui songeais à l'épouser! Quel enfantillage! quel comble
-d'humiliation!» Comme elle avait cette triste pensée,
-Ernestine tomba évanouie à côté de l'arbre fatal
-que depuis trois mois elle avait si souvent regardé.
-Du moins, une demi-heure après, c'est là que la
-femme de chambre et le vieux botaniste la trouvèrent
-sans mouvement. Pour surcroît de malheur, quand on
-l'eut rappelée à la vie, Ernestine aperçut à ses pieds
-la lettre d'Astézan, ouverte du côté de la signature et
-de manière qu'on pouvait la lire. Elle se leva prompte
-comme un éclair, et mit le pied sur la lettre.</p>
-
-<p>Elle expliqua son accident, et put, sans être observée,
-ramasser la lettre fatale. De longtemps il ne lui
-fut pas possible de la lire, car sa gouvernante la fit
-asseoir et ne la quitta plus. Le botaniste appela un
-ouvrier occupé dans les champs, qui alla chercher la
-voiture au château. Ernestine, pour se dispenser de
-répondre aux réflexions sur son accident, feignit de ne
-pouvoir parler; un mal à la tête affreux lui servit de
-prétexte pour tenir son mouchoir sur ses yeux. La
-voiture arriva. Plus livrée à elle-même, une fois qu'elle
-y fut placée, on ne saurait décrire la douleur déchirante
-qui pénétra son âme pendant le temps qu'il fallut
-à la voiture pour revenir au château. Ce qu'il y
-avait de plus affreux dans son état, c'est qu'elle était
-obligée de se mépriser elle-même. La lettre fatale
-qu'elle sentait dans son mouchoir lui brûlait la main.
-La nuit vint pendant qu'on la ramenait au château;
-elle put ouvrir les yeux, sans qu'on la remarquât. La
-vue des étoiles si brillantes, pendant une belle nuit du
-midi de la France, la consola un peu. Tout en éprouvant
-les effets de ces mouvements de passion, la simplicité
-de son âge était bien loin de pouvoir s'en rendre
-compte. Ernestine dut le premier moment de
-répit, après deux heures de la douleur morale la plus
-atroce, à une résolution courageuse. «Je ne lirai pas
-cette lettre dont je n'ai vu que la signature; je la brûlerai,
-se dit-elle, en arrivant au château.» Alors elle
-put s'estimer au moins comme ayant du courage, car
-le parti de l'amour, quoique vaincu en apparence,
-n'avait pas manqué d'insinuer modestement que cette
-lettre expliquait peut-être d'une manière satisfaisante
-les relations de M. Astézan avec M<sup>me</sup> Dayssin.</p>
-
-<p>En entrant au salon, Ernestine jeta la lettre au feu.
-Le lendemain, dès huit heures du matin, elle se remit
-à travailler à son piano, qu'elle avait fort négligé depuis
-deux mois. Elle reprit la collection des Mémoires
-sur l'histoire de France, publiés par Petiot, et recommença
-à faire de longs extraits des Mémoires du sanguinaire
-Montluc. Elle eut l'adresse de se faire offrir
-de nouveau par le vieux botaniste un cours d'histoire
-naturelle. Au bout de quinze jours, ce brave homme,
-simple comme ses plantes, ne put se taire sur l'application
-étonnante qu'il remarquait chez son élève; il en
-était émerveillé. Quant à elle, tout lui était indifférent;
-toutes les idées la ramenaient également au désespoir.
-Son oncle était fort alarmé: Ernestine maigrissait à vue
-d'&oelig;il. Comme elle eut, par hasard, un petit rhume, le
-bon vieillard, qui, contre l'ordinaire des gens de son
-âge, n'avait pas rassemblé sur lui même tout l'intérêt
-qu'il pouvait prendre aux choses de la vie, s'imagina
-qu'elle était attaquée de la poitrine. Ernestine le crut
-aussi, et elle dut à cette idée les seuls moments passables
-qu'elle eut à cette époque; l'espoir de mourir
-bientôt lui faisait supporter la vie sans impatience.</p>
-
-<p>Pendant tout un long mois, elle n'eut d'autre sentiment
-que celui d'une douleur d'autant plus profonde,
-qu'elle avait sa source dans le mépris d'elle-même;
-comme elle n'avait aucun usage de la vie, elle ne put
-se consoler en se disant que personne au monde ne
-pouvait soupçonner ce qui s'était passé dans son c&oelig;ur,
-et que probablement l'homme cruel qui l'avait tant
-occupée ne saurait deviner la centième partie de ce
-qu'elle avait senti pour lui. Au milieu de son malheur,
-elle ne manquait pas de courage; elle n'eut aucune
-peine à jeter au feu sans les lire deux lettres sur
-l'adresse desquelles elle reconnut la funeste écriture
-anglaise.</p>
-
-<p>Elle s'était promis de ne jamais regarder la pelouse
-au-delà du lac; dans le salon, jamais elle ne levait les
-yeux sur les croisées qui donnaient de ce côté. Un
-jour, près de six semaines après celui où elle avait
-lu le nom de Philippe Astézan, son maître d'histoire
-naturelle, le bon M. Villars, eut l'idée de lui faire une
-leçon sur les plantes aquatiques; il s'embarqua avec
-elle et se fit conduire vers la partie du lac qui remontait
-dans le vallon. Comme Ernestine entrait dans la
-barque, un regard de côté et presque involontaire lui
-donna la certitude qu'il n'y avait personne auprès du
-grand chêne; elle remarqua à peine une partie de
-l'écorce de l'arbre, d'un gris plus clair que le reste.
-Deux heures plus tard, quand elle repassa, après la
-leçon, vis-à-vis le grand chêne, elle frissonna en reconnaissant
-que ce qu'elle avait pris pour un accident de
-l'écorce dans l'arbre était la couleur de la veste de
-chasse de Philippe Astézan, qui, depuis deux heures,
-assis sur une des racines du chêne, était immobile
-comme s'il eût été mort. En se faisant cette comparaison
-à elle-même, l'esprit d'Ernestine se servit aussi de
-ce mot: <i>comme s'il était mort</i>; il la frappa. «S'il était
-mort, il n'y aurait plus d'inconvenance à me tant
-occuper de lui.» Pendant quelques minutes cette supposition
-fut un prétexte pour se livrer à un amour
-rendu tout-puissant par la vue de l'objet aimé.</p>
-
-<p>Cette découverte la troubla beaucoup. Le lendemain,
-dans la soirée, un curé du voisinage, qui était en visite
-au château, demanda au comte de S&hellip; de lui prêter le
-<i>Moniteur</i>. Pendant que le vieux valet de chambre
-allait prendre dans la bibliothèque la collection des
-<i>Moniteurs</i> du mois: «Mais, curé, dit le comte, vous
-n'êtes plus curieux cette année, voilà la première fois
-que vous me demandez le <i>Moniteur</i>!&mdash;Monsieur le
-comte, répondit le curé, M<sup>me</sup> Dayssin, ma voisine, me
-l'a prêté tant qu'elle a été ici; mais elle est partie depuis
-quinze jours.»</p>
-
-<p>Ce mot si indifférent causa une telle révolution à
-Ernestine, qu'elle crut se trouver mal; elle sentit son
-c&oelig;ur tressaillir au mot du curé, ce qui l'humilia beaucoup.
-«Voilà donc, se dit-elle, comment je suis parvenue
-à l'oublier!»</p>
-
-<p>Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps,
-il lui arriva de sourire. «Pourtant, se disait-elle, il est
-resté à la campagne, à cent cinquante lieues de Paris,
-il a laissé M<sup>me</sup> Dayssin partir seule.» Son immobilité
-sur les racines du chêne lui revint à l'esprit, et elle
-souffrit que sa pensée s'arrêtât sur cette idée. Tout son
-bonheur, depuis un mois, consistait à se persuader
-qu'elle avait mal à la poitrine; le lendemain elle se surprit
-à penser que, comme la neige commençait à couvrir
-les sommets des montagnes, il faisait souvent très
-frais le soir; elle songea qu'il était prudent d'avoir des
-vêtements plus chauds. Une âme vulgaire n'eût pas
-manqué de prendre la même précaution; Ernestine n'y
-songea qu'après le mot du curé.</p>
-
-<p>La Saint-Hubert approchait, et avec elle l'époque du
-seul grand dîner qui eût lieu au château pendant toute
-la durée de l'année. On descendit au salon le piano
-d'Ernestine. En l'ouvrant le jour d'après, elle trouva
-sur les touches un morceau de papier contenant cette
-ligne:</p>
-
-<p>«Ne jetez pas de cri quand vous m'apercevrez.»</p>
-
-<p>Cela était si court, qu'elle le lut avant de reconnaître
-la main de la personne qui l'avait écrit: l'écriture
-était contrefaite. Comme Ernestine devait au hasard,
-ou plutôt à l'air des montagnes du Dauphiné, une âme
-ferme, bien certainement, avant les paroles du curé sur
-le départ de M<sup>me</sup> Dayssin, elle serait allée se renfermer
-dans sa chambre et n'eût plus reparu qu'après la fête.</p>
-
-<p>Le surlendemain eut lieu ce grand dîner annuel de
-la Saint-Hubert. A table, Ernestine fit les honneurs,
-placée vis-à-vis de son oncle; elle était mise avec beaucoup
-d'élégance. La table présentait la collection à peu
-près complète des curés et des maires des environs, plus
-cinq ou six fats de province, parlant d'eux et de leurs
-exploits à la guerre, à la chasse et même en amour, et
-surtout de l'ancienneté de leur race. Jamais ils n'eurent
-le chagrin de faire moins d'effet sur l'héritière du
-château. L'extrême pâleur d'Ernestine, jointe à la
-beauté de ses traits, allait jusqu'à lui donner l'air du
-dédain. Les fats qui cherchaient à lui parler se sentaient
-intimidés en lui adressant la parole. Pour elle,
-elle était bien loin de rabaisser sa pensée jusqu'à eux.</p>
-
-<p>Tout le commencement du dîner se passa sans qu'elle
-vît rien d'extraordinaire; elle commençait à respirer
-lorsque, vers la fin du repas, en levant les yeux, elle
-rencontra vis-à-vis d'elle ceux d'un paysan déjà d'un
-âge mûr, qui paraissait être le valet d'un maire venu
-des rives du Drac. Elle éprouva ce mouvement singulier
-dans la poitrine que lui avait déjà causé le mot du
-curé; cependant elle n'était sûre de rien. Ce paysan ne
-ressemblait point à Philippe. Elle osa le regarder une
-seconde fois; elle n'eut plus de doute, c'était lui. Il
-s'était déguisé de manière à se rendre fort laid.</p>
-
-<p>Il est temps de parler un peu de Philippe Astézan,
-car il fait là une action d'homme amoureux, et peut-être
-trouverons-nous aussi dans son histoire l'occasion
-de vérifier la théorie des sept époques de l'amour.
-Lorsqu'il était arrivé au château de Lafrey avec
-M<sup>me</sup> Dayssin, cinq mois auparavant, un des curés
-qu'elle recevait chez elle, pour faire la cour au clergé,
-répéta un mot fort joli. Philippe étonné de voir de
-l'esprit dans la bouche d'un tel homme, lui demanda
-qui avait dit ce mot singulier. «C'est la nièce du comte
-de S***, répondit le curé, une fille qui sera fort riche,
-mais à qui l'on a donné une bien mauvaise éducation.
-Il ne s'écoule pas d'année qu'elle ne reçoive de Paris
-une caisse de livres. Je crains bien qu'elle ne fasse une
-mauvaise fin et que même elle ne trouve pas à se
-marier. Qui voudra se charger d'une telle femme?»
-etc., etc.</p>
-
-<p>Philippe fit quelques questions, et le curé ne put
-s'empêcher de déplorer la rare beauté d'Ernestine, qui
-certainement l'entraînerait à sa perte; il décrivit avec
-tant de vérité l'ennui du genre de vie qu'on menait au
-château du comte, que M<sup>me</sup> Dayssin s'écria: «Ah! de
-grâce, cessez monsieur le curé, vous allez me faire
-prendre en horreur vos belles montagnes.&mdash;On ne
-peut cesser d'aimer un pays où l'on fait tant de bien,
-répliqua le curé, et l'argent que madame a donné pour
-nous aider à acheter la troisième cloche de notre église
-lui assure&hellip;» Philippe ne l'écoutait plus, il songeait
-à Ernestine et à ce qui devait se passer dans le c&oelig;ur
-d'une jeune fille reléguée dans un château qui semblait
-ennuyeux même à un curé de campagne. «Il faut que
-je l'amuse, se dit-il à lui-même, je lui ferai la cour
-d'une manière romanesque; cela donnera quelques pensées
-nouvelles à cette pauvre fille.» Le lendemain il
-alla chasser du côté du château du comte, il remarqua
-la situation du bois, séparé du château par le petit lac.
-Il eut l'idée de faire hommage d'un bouquet à Ernestine;
-nous savons déjà ce qu'il fit avec des bouquets et
-de petits billets. Quand il chassait du côté du grand
-chêne, il allait lui-même les placer, les autres jours il
-envoyait son domestique. Philippe faisait tout cela par
-philanthropie, il ne pensait pas même à voir Ernestine;
-il eût été trop difficile et trop ennuyeux de se faire présenter
-chez son oncle. Lorsque Philippe aperçut Ernestine
-à l'église, sa première pensée fut qu'il était bien
-âgé pour plaire à une jeune fille de dix-huit ou vingt
-ans. Il fut touché de la beauté de ses traits et surtout
-d'une sorte de simplicité noble qui faisait le caractère
-de sa physionomie. «Il y a de la naïveté dans ce caractère,
-se dit-il à lui-même; un instant après elle lui
-parut charmante. Lorsqu'il la vit laisser tomber son
-livre d'heures en sortant du banc seigneurial et chercher
-à le ramasser avec une gaucherie si aimable, il
-songea à aimer, car il espéra. Il resta dans l'église lorsqu'elle
-en sortit; il méditait sur un sujet peu amusant
-pour un homme qui commence à être amoureux: il
-avait trente-cinq ans et un commencement de rareté
-dans les cheveux, qui pouvait bien lui faire un beau
-front à la manière du D<sup>r</sup> Gall, mais qui certainement
-ajoutait encore trois ou quatre ans à son âge. «Si ma
-vieillesse n'a pas tout perdu à la première vue, se
-dit-il, il faut qu'elle doute de mon c&oelig;ur pour oublier
-mon âge.»</p>
-
-<p>Il se rapprocha d'une petite fenêtre gothique qui
-donnait sur la place, il vit Ernestine monter en voiture,
-il lui trouva une taille et un pied charmants, elle distribua
-des aumônes; il lui sembla que ses yeux cherchaient
-quelqu'un. «Pourquoi, se dit-il, ses yeux
-regardent-ils au loin, pendant qu'elle distribue de la
-petite monnaie tout près de la voiture? Lui aurais-je
-inspiré de l'intérêt?»</p>
-
-<p>Il vit Ernestine donner une commission à un laquais;
-pendant ce temps il s'enivrait de sa beauté. Il la vit
-rougir, ses yeux étaient fort près d'elle: la voiture ne
-se trouvait pas à dix pas de la petite fenêtre gothique;
-il vit le domestique rentrer dans l'église et chercher
-quelque chose dans le banc du seigneur. Pendant
-l'absence du domestique, il eut la certitude que les
-yeux d'Ernestine regardaient bien plus haut que la
-foule qui l'entourait, et, par conséquent, cherchaient
-quelqu'un; mais ce quelqu'un pouvait fort bien n'être
-pas Philippe Astézan, qui, aux yeux de cette jeune fille,
-avait peut-être cinquante ans, soixante ans, qui sait?
-A son âge et avec de la fortune, n'a-t-elle pas un prétendu
-parmi les hobereaux du voisinage?&mdash;«Cependant
-je n'ai vu personne pendant la messe.»</p>
-
-<p>Dès que la voiture du comte fut partie, Astézan
-remonta à cheval, fit un détour dans le bois pour éviter
-de la rencontrer, et se rendit rapidement à la
-pelouse. A son inexprimable plaisir, il put arriver au
-grand chêne avant qu'Ernestine eût vu le bouquet et
-le petit billet qu'il y avait fait porter le matin, il enleva
-ce bouquet, s'enfonça dans le bois, attacha son cheval
-à un arbre et se promena. Il était fort agité; l'idée lui
-vint de se blottir dans la partie la plus touffue d'un
-petit mamelon boisé, à cent pas du lac. De ce réduit,
-qui le cachait à tous les yeux, grâce à une clairière
-dans le bois, il pouvait découvrir le grand chêne et
-le lac.</p>
-
-<p>Quel ne fut pas son ravissement lorsqu'il vit peu de
-temps après la petite barque d'Ernestine s'avancer sur
-ces eaux limpides que la brise du midi agitait mollement!
-Ce moment fut décisif; l'image de ce lac et celle
-d'Ernestine qu'il venait de voir si belle à l'église se
-gravèrent profondément dans son c&oelig;ur. De ce moment,
-Ernestine eut quelque chose qui la distinguait à ses
-yeux de toutes les autres femmes, et il ne lui manqua
-plus que de l'espoir pour l'aimer à la folie. Il la vit
-s'approcher de l'arbre avec empressement; il vit sa
-douleur de n'y pas trouver de bouquet. Ce moment fut
-si délicieux et si vif, que, quand Ernestine se fut éloignée
-en courant, Philippe crut s'être trompé en pensant
-voir de la douleur dans son expression lorsqu'elle
-n'avait pas trouvé de bouquet dans le creux de l'arbre.
-Tout le sort de son amour reposait sur cette circonstance.
-Il se disait: «Elle avait l'air triste en descendant
-de la barque et même avant de s'approcher de
-l'arbre.&mdash;Mais, répondait le parti de l'espérance, elle
-n'avait pas l'air triste à l'église; elle y était, au contraire,
-brillante de fraîcheur, de beauté, de jeunesse et
-un peu troublée; l'esprit le plus vif animait ses yeux.»</p>
-
-<p>Lorsque Philippe Astézan ne put plus voir Ernestine,
-qui était débarquée sous l'allée des platanes de l'autre
-côté du lac, il sortit de son réduit un tout autre homme
-qu'il n'y était entré. En regagnant au galop le château
-de M<sup>me</sup> Dayssin, il n'eut que deux idées: «A-t-elle
-montré de la tristesse en ne trouvant pas de bouquet
-dans l'arbre? Cette tristesse ne vient-elle pas tout simplement
-de la vanité déçue?» Cette supposition plus
-probable finit par s'emparer tout à fait de son esprit
-et lui rendit toutes les idées raisonnables d'un homme
-de trente-cinq ans. Il était fort sérieux. Il trouva beaucoup
-de monde chez M<sup>me</sup> Dayssin; dans le courant de
-la soirée, elle le plaisanta sur sa gravité et sur sa fatuité.
-Il ne pouvait plus, disait-elle, passer devant une glace
-sans s'y regarder. «J'ai en horreur, disait M<sup>me</sup> Dayssin,
-cette habitude des jeunes gens à la mode. C'est
-une grâce que vous n'aviez point; tâchez de vous en
-défaire, ou je vous joue le mauvais tour de faire enlever
-toutes les glaces.» Philippe était embarrassé; il
-ne savait comment déguiser une absence qu'il projetait.
-D'ailleurs il était très vrai qu'il examinait dans les
-glaces s'il avait l'air vieux.</p>
-
-<p>Le lendemain, il fut reprendre sa position sur le
-mamelon dont nous avons parlé, et d'où l'on voyait
-fort bien le lac; il s'y plaça muni d'une bonne lunette,
-et ne quitta ce gîte qu'à la <i>nuit close</i>, comme on dit
-dans le pays.</p>
-
-<p>Le jour suivant, il apporta un livre; seulement il eût
-été bien en peine de dire ce qu'il y avait dans les pages
-qu'il lisait; mais, s'il n'eût pas eu un livre, il en eût
-souhaité un. Enfin, à son inexprimable plaisir, vers les
-trois heures, il vit Ernestine s'avancer lentement vers
-l'allée de platanes sur le bord du lac; il la vit prendre
-la direction de la chaussée, coiffée d'un grand chapeau
-de paille d'Italie. Elle s'approcha de l'arbre fatal; son
-air était abattu. Avec le secours de sa lunette, il s'assura
-parfaitement de l'air abattu. Il la vit prendre les
-deux bouquets qu'il y avait placés le matin, les mettre
-dans son mouchoir et disparaître en courant avec la
-rapidité de l'éclair. Ce trait fort simple acheva la conquête
-de son c&oelig;ur. Cette action fut si vive, si prompte,
-qu'il n'eut pas le temps de voir si Ernestine avait conservé
-l'air triste ou si la joie brillait dans ses yeux. Que
-devait-il penser de cette démarche singulière? Allait-elle
-montrer les deux bouquets à sa gouvernante? Dans
-ce cas, Ernestine n'était qu'une enfant, et lui plus
-enfant qu'elle de s'occuper à ce point d'une petite fille.
-«Heureusement, se dit-il, elle ne sait pas mon nom;
-moi seul je sais ma folie, et je m'en suis pardonné bien
-d'autres.»</p>
-
-<p>Philippe quitta d'un air très froid son réduit, et alla,
-tout pensif, chercher son cheval, qu'il avait laissé chez
-un paysan à une demi-lieue de là. «Il faut convenir que
-je suis encore un grand fou!» se dit-il en mettant pied
-à terre dans la cour du château de M<sup>me</sup> Dayssin. En
-entrant au salon, il avait une figure immobile, étonnée,
-glacée. Il n'aimait plus.</p>
-
-<p>Le lendemain, Philippe se trouva bien vieux en mettant
-sa cravate. Il n'avait d'abord guère d'envie de faire
-trois lieues pour aller se blottir dans un fourré, afin de
-regarder un arbre; mais il ne se sentit le désir d'aller
-nulle autre part. «Cela est bien ridicule», se disait-il.
-Oui, mais ridicule aux yeux de qui? D'ailleurs, il ne
-faut jamais manquer à la fortune. Il se mit à écrire
-une lettre fort bien faite, par laquelle, comme un autre
-Lindor, il déclarait son nom et ses qualités. Cette lettre
-si bien faite eut, comme on se le rappelle peut-être,
-le malheur d'être brûlée sans être lue de personne. Les
-mots de la lettre que notre héros écrivit en y pensant
-le moins, la signature <i>Philippe Astézan</i>, eurent seuls
-l'honneur de la lecture. Malgré de fort beaux raisonnements,
-notre homme raisonnable n'en était pas moins
-caché dans son gîte ordinaire au moment où son nom
-produisit tant d'effet; il vit l'évanouissement d'Ernestine
-en ouvrant sa lettre; son étonnement fut extrême.</p>
-
-<p>Le jour d'après, il fut obligé de s'avouer qu'il était
-amoureux; ses actions le prouvaient. Il revint tous les
-jours dans le petit bois, où il avait éprouvé des sensations
-si vives. M<sup>me</sup> Dayssin devant bientôt retourner à
-Paris, Philippe se fit écrire une lettre et annonça qu'il
-quittait le Dauphiné pour aller passer quinze jours en
-Bourgogne auprès d'un oncle malade. Il prit la poste,
-et fit si bien en revenant par une autre route, qu'il ne
-se passa qu'un jour sans aller dans le petit bois. Il s'établit
-à deux lieues du château du comte de S***, dans
-les solitudes de Crossey, du côté opposé au château de
-M<sup>me</sup> Dayssin, et de là, chaque jour, il venait au bord
-du petit lac. Il y vint trente-trois jours de suite sans
-y voir Ernestine: elle ne paraissait plus à l'église; on
-disait la messe au château; il s'en approcha sous un
-déguisement, et deux fois il eut le bonheur de voir
-Ernestine. Rien ne lui parut pouvoir égaler l'expression
-noble et naïve à la fois de ses traits. Il se disait:
-«Jamais auprès d'une telle femme je ne connaîtrais la
-satiété.» Ce qui touchait le plus Astézan, c'était l'extrême
-pâleur d'Ernestine et son air souffrant. J'écrirais
-dix volumes comme Richardson si j'entreprenais de
-noter toutes les manières dont un homme, qui d'ailleurs
-ne manquait pas de sens et d'usage, expliquait l'évanouissement
-et la tristesse d'Ernestine. Enfin, il résolut
-d'avoir un éclaircissement avec elle, et pour cela
-de pénétrer dans le château. La timidité, être timide à
-trente-cinq ans! la timidité l'en avait longtemps empêché.
-Ses mesures furent prises avec tout l'esprit possible,
-et cependant, sans le hasard, qui mit dans la bouche
-d'un indifférent l'annonce du départ de M<sup>me</sup> Dayssin,
-toute l'adresse de Philippe était perdue, ou du
-moins il n'aurait pu voir l'amour d'Ernestine que dans
-sa colère. Probablement il aurait expliqué cette colère
-par l'étonnement de se voir aimée par un homme de
-son âge. Philippe se serait cru méprisé, et, pour oublier
-ce sentiment pénible, il eût eu recours au jeu ou aux
-coulisses de l'Opéra, et fût devenu plus égoïste et plus
-dur en pensant que la jeunesse était tout à fait finie
-pour lui.</p>
-
-<p>Un <i>demi-monsieur</i>, comme on dit dans le pays,
-maire d'une commune de la montagne et camarade de
-Philippe pour la chasse au chamois, consentit à l'amener,
-sous le déguisement de son domestique, au grand
-dîner du château de S***, où il fut reconnu par
-Ernestine.</p>
-
-<p>Ernestine, sentant qu'elle rougissait prodigieusement,
-eut une idée affreuse: «Il va croire que je l'aime à
-l'étourdie, sans le connaître; il me méprisera comme
-un enfant, il partira pour Paris, il ira rejoindre sa
-M<sup>me</sup> Dayssin; je ne le verrai plus.» Cette idée cruelle
-lui donna le courage de se lever et de monter chez elle.
-Elle y était depuis deux minutes quand elle entendit
-ouvrir la porte de l'antichambre de son appartement.
-Elle pensa que c'était sa gouvernante, et se leva, cherchant
-un prétexte pour la renvoyer. Comme elle s'avançait
-vers la porte de sa chambre, cette porte s'ouvre:
-Philippe est à ses pieds.</p>
-
-<p>«Au nom de Dieu, pardonnez-moi ma démarche, lui
-dit-il; je suis au désespoir depuis deux mois; voulez-vous
-de moi pour époux?»</p>
-
-<p>Ce moment fut délicieux pour Ernestine. «Il me
-demande en mariage, se dit-elle; je ne dois plus craindre
-M<sup>me</sup> Dayssin.» Elle cherchait une réponse sévère,
-et, malgré des efforts incroyables, peut-être elle n'eût
-rien trouvé. Deux mois de désespoir étaient oubliés;
-elle se trouvait au comble du bonheur. Heureusement,
-à ce moment, on entendit ouvrir la porte de l'antichambre.
-Ernestine lui dit: «Vous me déshonorez.&mdash;N'avouez
-rien!» s'écria Philippe d'une voix contenue,
-et, avec beaucoup d'adresse, il se glissa entre la
-muraille et le joli lit d'Ernestine, blanc et rose. C'était
-la gouvernante, fort inquiète de la santé de sa pupille,
-et l'état dans lequel elle la retrouva était fait pour
-augmenter ses inquiétudes. Cette femme fut longue à
-renvoyer. Pendant son séjour dans la chambre, Ernestine
-eut le temps de s'accoutumer à son bonheur; elle
-put reprendre son sang-froid. Elle fit une réponse
-superbe à Philippe quand, la gouvernante étant sortie,
-il risqua de paraître.</p>
-
-<p>Ernestine était si belle aux yeux de son amant, l'expression
-de ses traits si sévère, que le premier mot de
-sa réponse donna l'idée à Philippe que tout ce qu'il
-avait pensé jusque-là n'était qu'une illusion, et qu'il
-n'était pas aimé. Sa physionomie changea tout à coup
-et n'offrit plus que l'apparence d'un homme au désespoir.
-Ernestine, émue jusqu'au fond de l'âme de son
-air désespéré, eut cependant la force de le renvoyer.
-Tout le souvenir qu'elle conserva de cette singulière
-entrevue, c'est que, lorsqu'il l'avait suppliée de lui
-permettre de demander sa main, elle avait répondu
-que ses affaires, comme ses affections, devaient le rappeler
-à Paris. Il s'était écrié alors que la seule affaire
-au monde était de mériter le c&oelig;ur d'Ernestine, qu'il
-jurait à ses pieds de ne pas quitter le Dauphiné tant
-qu'elle y serait, et de ne rentrer de sa vie dans le château
-qu'il avait habité avant de la connaître.</p>
-
-<p>Ernestine fut presque au comble du bonheur. Le
-jour suivant, elle revint au pied du grand chêne, mais
-bien escortée par la gouvernante et le vieux botaniste.
-Elle ne manqua pas d'y trouver un bouquet, et surtout
-un billet. Au bout de huit jours, Astézan l'avait presque
-décidée à répondre à ses lettres lorsque, une
-semaine après, elle apprit que M<sup>me</sup> Dayssin était revenue
-de Paris en Dauphiné. Une vive inquiétude remplaça
-tous les sentiments dans le c&oelig;ur d'Ernestine. Les
-commères du village voisin, qui, dans cette conjoncture,
-sans le savoir, décidaient du sort de sa vie, et
-qu'elle ne perdait pas une occasion de faire jaser, lui
-dirent enfin que M<sup>me</sup> Dayssin, remplie de colère et de
-jalousie, était venue chercher son amant, Philippe
-Astézan, qui, disait-on, était resté dans le pays avec
-l'intention de se faire chartreux. Pour s'accoutumer
-aux austérités de l'ordre, il s'était retiré dans les solitudes
-de Crossey. On ajoutait que M<sup>me</sup> Dayssin était
-au désespoir.</p>
-
-<p>Ernestine sut quelques jours après que jamais
-M<sup>me</sup> Dayssin n'avait pu parvenir à voir Philippe, et
-qu'elle était repartie furieuse pour Paris. Tandis qu'Ernestine
-cherchait à se faire confirmer cette douce certitude,
-Philippe était au désespoir; il l'aimait passionnément
-et croyait n'en être point aimé. Il se présenta
-plusieurs fois sur ses pas, et fut reçu de manière à lui
-faire penser que, par ses entreprises, il avait irrité
-l'orgueil de sa jeune maîtresse. Deux fois il partit pour
-Paris, deux fois, après avoir fait une vingtaine de
-lieues, il revint à sa cabane, dans les rochers de Crossey.
-Après s'être flatté d'espérances que maintenant il
-trouvait conçues à la légère, il cherchait à renoncer à
-l'amour, et trouvait tous les autres plaisirs de la vie
-anéantis pour lui.</p>
-
-<p>Ernestine, plus heureuse, était aimée, elle aimait.
-L'amour régnait dans cette âme que nous avons vue passer
-successivement par les sept périodes diverses qui
-séparent l'indifférence de la passion, et au lieu desquelles
-le vulgaire n'aperçoit qu'un seul changement,
-duquel encore il ne peut expliquer la nature.</p>
-
-<p>Quant à Philippe Astézan, pour le punir d'avoir
-abandonné une ancienne amie aux approches de ce
-qu'on peut appeler l'époque de la vieillesse pour les
-femmes, nous le laissons en proie à l'un des états les
-plus cruels dans lesquels puisse tomber l'âme humaine.
-Il fut aimé d'Ernestine, mais ne put obtenir sa main.
-On la maria l'année suivante à un vieux lieutenant
-général fort riche et chevalier de plusieurs ordres.</p>
-
-
-<div class="section"></div>
-<h3 id="ch71">EXEMPLE<br />
-<span class="xsmall">DE</span><br />
-L'AMOUR EN FRANCE DANS LA CLASSE RICHE<a id="FNanchor_255" href="#Footnote_255" class="fnanchor">[255]</a></h3>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_255" href="#FNanchor_255"><span class="label">[255]</span></a> Victor Jacquemont (ce jeune et spirituel écrivain, mort à
-Bombay le 7 décembre 1832) adressa à Beyle la lettre qu'on va
-lire; Beyle, après l'avoir fait mettre au net, envoya la copie à
-V. Jacquemont avec ce billet.</p>
-
-<div class="ind">Mon cher colonel,</div>
-<p>Il est impossible qu'en relisant ceci il ne vous revienne pas
-une quantité de petits faits, autrement dits <i>nuances</i>. Ajoutez-les
-à gauche sur la page blanche. Il y a une bonne foi qui
-touche dans ce récit que j'avais oublié. Il y a aussi quelques
-phrases inélégantes, que nous rendrons plus rapides. Si j'avais
-cinquante chapitres comme celui-ci, le mérite de l'<i>Amour</i>
-serait <i>réel</i>. Ce serait une vraie monographie. Ne vous occupez
-pas de la <i>décence</i>, c'est mon affaire.</p>
-
-<p>J'ai trouvé excellent un avis de vous, de septembre 1824,
-sur la préface du <span class="espace">&nbsp;&nbsp;&nbsp;</span> elle est détestable.</p>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Tempête</span>.</div>
-<div class="ind">24 décembre 1825</div></div>
-
-<p>J'ai reçu beaucoup de lettres à l'occasion de l'<i>Amour</i>.
-Voici une des plus intéressantes.</p>
-
-
-<div class="date">Saint-Dizier, le &nbsp;&nbsp;&nbsp; juin 1825.</div>
-<p>Je ne sais trop, mon cher philosophe, si vous pourrez
-appeler <i>amour-vanité</i> le petit calcul de vanité de
-la jeune Française que vous avez rencontrée l'été dernier
-aux eaux d'Aix-en-Savoie, dont je vous ai promis
-l'histoire; car dans toute cette comédie, très plate
-d'ailleurs, il n'y a jamais eu l'ombre d'amour; c'est-à-dire
-de rêverie passionnée, s'exagérant le bonheur de
-l'intimité.</p>
-
-<p>N'allez pas croire à cause de cela que je n'ai pas
-compris votre livre; je m'en prends seulement à un
-mot mal fait.</p>
-
-<p>Dans toutes les espèces du <i>genre amour</i>, il devrait
-y avoir quelque caractère commun: le caractère du
-genre est proprement le désir de l'intimité parfaite.
-Or, dans l'<i>amour-vanité</i>, ce caractère n'existe pas.</p>
-
-<p>Lorsqu'on est habitué à l'exactitude irréprochable
-du langage des sciences physiques, on est facilement
-choqué par l'imperfection du langage des sciences métaphysiques.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Félicie Féline est une jeune Française de vingt-cinq
-ans, qui a des terres superbes et un château délicieux
-en Bourgogne. Quant à elle, elle est, comme
-vous savez, laide, mais assez bien faite (tempérament
-nerveux-lymphatique). Elle est à mille lieues d'être
-bête, mais, certes, elle n'a pas d'esprit; de sa vie elle
-ne trouva une idée forte ou piquante. Comme elle a
-été élevée par une mère spirituelle et dans une société
-fort distinguée, elle a beaucoup de <i>métier</i> dans l'esprit;
-elle répète parfaitement les phrases des autres,
-et avec un air de propriété étonnant. En les répétant,
-elle joue même le petit étonnement qui accompagne
-l'invention. Elle passe ainsi, auprès des gens qui l'ont
-vue rarement, ou des gens bornés qui la voient souvent,
-pour une personne charmante et très spirituelle.</p>
-
-<p>Elle a en musique précisément le même genre de
-talent que dans la conversation. A dix-sept ans, elle
-jouait parfaitement du piano, assez pour donner des
-leçons à huit francs (non pas qu'elle en donne, sa position
-de fortune est très belle). Quand elle a vu un
-opéra nouveau de Rossini, le lendemain, à son piano,
-elle s'en rappelle au moins la moitié. Très musicienne
-d'instinct, elle joue avec infiniment d'expression, et à
-la première vue, les partitions les plus difficiles. Avec
-cette espèce de facilité, elle ne <i>comprend</i> pas les <i>choses</i>
-difficiles, et cela dans ses lectures comme dans sa
-musique. M<sup>me</sup> Gherardi, en deux mois, eût compris,
-j'en suis sûr, la théorie des proportions chimiques de
-Berzelius. M<sup>me</sup> Féline est, au contraire, incapable de
-comprendre un des premiers chapitres de Say ou la
-théorie des fractions continues.</p>
-
-<p>Elle a pris un maître d'harmonie fort célèbre en
-Allemagne, et n'en a jamais compris un mot.</p>
-
-<p>Pour avoir eu quelques leçons de Redouté, elle surpasse,
-à quelques égards, le talent de son maître. Ses
-roses sont plus légères encore que celles de cet artiste.
-Je l'ai vue plusieurs années s'amuser de ses couleurs,
-et jamais elle n'a regardé d'autres tableaux que ceux
-de l'exposition; jamais, lorsqu'elle apprenait à peindre
-des fleurs, et quand alors nous possédions encore les
-chefs-d'&oelig;uvre de la peinture italienne, elle n'eut la
-curiosité de les aller voir. Elle ne comprend pas la
-perspective dans un paysage ni le clair-obscur (<i lang="it" xml:lang="it">chiaroscuro</i>).</p>
-
-<p>Cette inhabileté de l'esprit à saisir les choses difficiles
-est un trait de la femme française; dès qu'une
-chose est malaisée, elle ennuie et on la plante là.</p>
-
-<p>C'est ce qui fait que votre livre de l'<i>Amour</i> n'aura
-jamais de succès parmi elles. Elles liront les anecdotes
-et passeront les conclusions, et elles se moqueront
-de tout ce qu'elles auront passé. Je suis bien poli de
-mettre tout cela au futur.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Féline, à dix-huit ans, fit un mariage de convenance.
-Elle se trouva unie à un bon jeune homme de
-trente ans, un peu lymphatique et sanguin, tout à fait
-antibilieux et nerveux, bon, doux, égal et très bête. Je
-ne sais pas d'homme plus complètement dépourvu
-d'esprit. Le mari pourtant avait eu beaucoup de succès
-dans ses études à l'École polytechnique, où je
-l'avais connu et l'on avait bien fait mousser son <i>mérite</i>
-dans la société où était élevée Félicie, pour lui dérober
-sa bêtise, qui s'étend à tout, hors le talent de
-conduire supérieurement ses mines et ses fonderies.</p>
-
-<p>Le mari la fêta de son mieux, ce qui veut dire ici
-très bien; mais il avait affaire à un être glacé auquel
-rien ne faisait. Cette espèce de reconnaissance tendre
-que les maris inspirent ordinairement aux filles les
-plus indifférentes ne dura pas huit jours chez elle.</p>
-
-<p>Seulement, à vivre ainsi avec lui, elle s'aperçut bientôt
-qu'on lui avait donné une bête pour le tête-à-tête;
-et, ce qui est bien plus affreux, une bête quelquefois
-<i>ridicule</i> dans le monde. Elle trouva plus que compensé
-par là le plaisir d'avoir épousé un homme fort
-riche et de recevoir souvent des compliments sur le
-mérite de son mari.</p>
-
-<p>Alors elle le prit en déplaisance.</p>
-
-<p>Le mari, qui n'était pas si bien né qu'elle, crut
-qu'elle faisait la duchesse. Il s'éloigna aussitôt de son
-côté. Cependant, comme c'était un homme excessivement
-occupé et très peu difficile, et comme il n'y avait
-rien de plus commode pour lui que sa femme entre un
-compte de contre-maître à relire et une machine à
-éprouver, il essayait quelquefois de lui faire un petit
-bout de cour. Cette idée ne manquait pas de changer
-en aversion la déplaisance de sa femme, lorsqu'il faisait
-cette cour devant un tiers, devant moi, par
-exemple, tant il y était gauche, commun et de mauvais
-goût.</p>
-
-<p>Je crois que j'aurais eu l'idée de l'interrompre par
-des soufflets, s'il eût dit et fait ces choses-là devant
-moi à une autre femme. Mais je connaissais à Félicie
-une âme si sèche, une absence si complète de toute
-vraie sensibilité, j'étais si souvent impatienté de sa
-vanité, que je me contentais de la plaindre un peu
-quand je la voyais souffrir dans cette vanité, de par
-son mari, et je m'éloignais.</p>
-
-<p>Le ménage alla ainsi quelques années (Félicie n'a
-jamais eu d'enfants). Pendant ce temps-là, le mari,
-vivant en bonne compagnie lorsqu'il était à Paris (et
-il ne passait que six semaines de l'été à ses forges de
-Bourgogne), en prit le ton et devint beaucoup mieux;
-en restant toujours bête, il cessa presque entièrement
-d'être ridicule, et continua toujours d'avoir de grands
-succès dans son état, comme vous avez pu en juger par
-les grandes acquisitions qu'il a faites depuis et par le
-dernier rapport du jury sur l'exposition des produits
-de l'industrie nationale.</p>
-
-<p>A force d'être rebuté par sa femme, M. Féline imagina,
-à cinq ou six reprises, d'en être un peu amoureux
-et de bonne foi. Elle lui tenait la dragée haute. La
-coquetterie de Félicie, dans ce temps-là, consistait à
-lui dire des choses aimables en public, et à trouver
-des prétextes pour lui tenir rigueur dans le tête-à-tête.
-Elle augmentait ainsi les désirs de son mari; et quand
-elle daignait lui permettre&hellip; il payait tous les mémoires
-de tapissiers, de Leroy, de Corcelet, et la trouvait
-encore très modérée dans ses dépenses, qui étaient
-absurdes.</p>
-
-<p>Pendant les deux ou trois premières années, jusqu'à
-vingt ou vingt et un ans, Félicie n'avait cherché le
-plaisir que dans la satisfaction des vanités suivantes:</p>
-
-<p>«Avoir de plus belles robes que toutes les jeunes
-femmes de sa société.</p>
-
-<p>«Donner de meilleurs dîners.</p>
-
-<p>«Recevoir plus de compliments qu'elles quand elle
-joue du piano.</p>
-
-<p>«Passer pour avoir plus d'esprit qu'elles.»</p>
-
-<p>A vingt et un ans commença la <i>vanité du sentiment</i>.</p>
-
-<p>Elle avait été élevée par une mère athée, et dans
-une société de philosophes athées. Elle avait été tout
-juste une fois à l'église, pour se marier; encore ne le
-voulait-elle pas. Depuis son mariage, elle lisait toutes
-sortes de livres. Rousseau et M<sup>me</sup> de Staël lui tombèrent
-entre les mains: ceci fait époque, et prouve combien
-ces livres sont dangereux.</p>
-
-<p>Elle lut d'abord l'<i>Émile</i>; après quoi elle se crut le
-droit de bien mépriser intellectuellement toutes les
-jeunes femmes de sa connaissance. Notez bien qu'elle
-n'avait pas compris un mot de la métaphysique du
-vicaire savoyard.</p>
-
-<p>Mais les phrases de Rousseau sont très travaillées,
-subtiles et très malaisées à retenir. Elle se contentait de
-risquer quelquefois une pointe de religiosité, pour <i>faire
-effet</i> dans une société sans religiosité, et où il n'était
-pas plus question de ces choses que du roi de Siam.</p>
-
-<p>Elle lut <i>Corinne</i>, c'est le livre qu'elle a le plus lu.
-Les phrases sont à l'effet et se retiennent bien. Elle
-s'en mit un bon nombre dans la tête. Le soir elle choisissait
-dans son salon les hommes jeunes et un peu
-bêtes, et, sans leur dire gare, elle leur répétait très
-proprement sa leçon du matin.</p>
-
-<p>Quelques-uns y furent pris, ils la crurent une personne
-susceptible de passion, et lui rendirent des
-soins.</p>
-
-<p>Cependant, elle n'avait amené là que les gens les
-plus communs et les plus niais de son salon; elle n'était
-pas bien sûre que les autres ne se moquaient pas un
-peu d'elle. Le mari, tenu sans cesse hors de chez lui
-par ses affaires et d'ailleurs un bon homme, <i lang="en" xml:lang="en">What then</i>
-(que m'importe?), ne s'apercevait pas, ou ne s'occupait
-en rien de ces coquetteries d'esprit.</p>
-
-<p>Félicie lut la <i>Nouvelle Héloïse</i>. Elle trouva alors
-qu'il y avait dans son âme des trésors de sensibilité;
-elle confia ce secret à sa mère et à un vieil oncle qui
-lui avait servi de père; ils se moquèrent d'elle comme
-d'un enfant. Elle n'en persista pas moins à trouver qu'on
-ne pouvait vivre sans un amant, et sans un amant dans
-le genre de Saint-Preux.</p>
-
-<p>Il y avait dans sa société un jeune Suédois, qui est
-un homme assez bizarre. En sortant de l'Université,
-quand il n'avait que dix-huit ans, il fit plusieurs actions
-d'éclat dans la campagne de 1812, et il obtint un grade
-élevé dans les milices de son pays, ensuite il partit
-pour l'Amérique et vécut six mois parmi les Indiens.
-Il n'est ni bête ni spirituel; mais il a un grand caractère;
-il a quelques côtés sublimes de vertu et de grandeur.
-D'ailleurs, l'homme le plus lymphatique que j'aie
-connu; avec une assez belle figure, des manières simples,
-mais prodigieusement graves. De là, de grandes
-démonstrations d'estime et de considération autour
-de lui.</p>
-
-<p>Félicie se dit: «Voilà l'homme qu'il me faut faire
-semblant d'avoir pour amant. Comme c'est le plus froid
-de tous, c'est celui dont la passion me fera le plus
-d'honneur.»</p>
-
-<p>Le Suédois Weilberg était tout à fait ami de la maison.
-Il y a cinq ans, dans l'été, on arrangea un voyage
-avec lui et le mari.</p>
-
-<p>Comme c'était un homme de m&oelig;urs excessivement
-sévères, surtout comme il n'était nullement amoureux
-de Félicie, il la voyait telle qu'elle était, fort laide.
-D'ailleurs, on ne lui avait pas dit en partant à quoi on
-le destinait. Le mari, que ces airs ennuyaient, et qui
-désirait aussi retirer de l'utilité pour lui d'un voyage
-entrepris pour plaire à sa femme, la plantait là dès
-qu'ils arrivaient quelque part; il allait courir les fabriques,
-il visitait les usines, les mines, en disant à Weilberg:
-«Gustave, je vous laisse ma femme.»</p>
-
-<p>Weilberg parlait très mal français; il n'avait jamais
-lu Rousseau ni M<sup>me</sup> de Staël, circonstance admirable
-pour Félicie.</p>
-
-<p>La petite femme fit donc bien la malade, pour écarter
-son mari par l'ennui, et pour exciter la pitié du
-bon jeune homme, avec qui elle restait sans cesse en
-tête-à-tête. Pour l'attendrir en sa faveur, elle lui parlait
-de l'amour qu'elle avait pour son mari, et de son
-chagrin de l'y voir répondre si peu.</p>
-
-<p>Cette musique n'amusait pas Weilberg; il l'écoutait
-par simple politesse. Elle se crut plus avancée; elle lui
-parla de la sympathie qui existait entre eux. Gustave
-prit son chapeau et alla se promener.</p>
-
-<p>Quand il rentra, elle se fâcha contre lui: elle lui dit
-qu'il l'avait injuriée en regardant comme un commencement
-de déclaration une simple parole de bienveillance.</p>
-
-<p>La nuit, quand ils la passaient en voiture, elle
-appuyait sa tête sur l'épaule de Gustave, qui le souffrait
-par politesse.</p>
-
-<p>Ils voyagèrent ainsi deux mois, mangeant beaucoup
-d'argent, s'ennuyant plus encore.</p>
-
-<p>Quand ils furent de retour, Félicie changea toutes
-ses habitudes. Si elle avait pu envoyer des lettres de
-faire part, elle eût fait savoir à tous ses amis et connaissances
-qu'elle avait une passion violente pour
-M. Weilberg le Suédois, et que M. Weilberg était son
-amant.</p>
-
-<p>Plus de bals, plus de toilettes: elle néglige ses anciens
-amis, fait des impertinences à ses anciennes connaissances.
-Enfin elle se condamne au sacrifice de tous ses
-goûts, pour faire croire qu'elle aime profondément ce
-M. Weilberg, cette espèce de sauvage indien, colonel
-dans les milices suédoises à dix-huit ans, et que cet
-homme est fou d'elle.</p>
-
-<p>Elle commence par le signifier à sa mère, le jour de
-son arrivée. Sa mère, suivant elle, est coupable de
-l'avoir mariée avec un homme qu'elle n'aimait pas;
-elle doit actuellement favoriser de tous ses moyens son
-amour pour l'homme qu'elle a choisi et qu'elle adore;
-il faut donc qu'elle persuade au mari d'établir en quelque
-sorte Weilberg dans sa maison. Si elle ne l'a pas
-sans cesse chez elle, elle menace de l'aller trouver chez
-lui à son hôtel.</p>
-
-<p>La mère, comme une bête, crut cela, et elle fit si bien
-auprès de son gendre, que Weilberg ne pouvait avoir
-d'autre maison que la sienne. Charles le priait sans
-cesse, la mère aussi lui faisait tant de politesses et lui
-montrait tant d'empressement, que le pauvre jeune
-homme, ne sachant ce qu'on voulait de lui, et craignant
-à l'excès de manquer à des gens qui l'avaient parfaitement
-accueilli, n'osait se refuser à rien.</p>
-
-<p>Les femmes pleurent à volonté, comme vous savez.</p>
-
-<p>Un jour que j'étais seul chez Félicie, elle se prit à
-pleurer, et, me serrant la main, elle me dit: «Ah!
-mon cher Goncelin, votre amitié clairvoyante a bien
-deviné mon c&oelig;ur! Autrefois vous étiez bien avec
-Weilberg; depuis notre voyage vous avez changé; vous
-semblez avoir de la haine pour lui. (Cela ne semblait
-pas du tout. Je savais à quoi m'en tenir.) Ah! mon
-ami, je n'étais pas heureuse auparavant&hellip; Ce n'est
-que depuis&hellip; Si vous saviez toutes les barbaries de
-Charles pendant le voyage!&hellip; Si vous connaissiez
-mieux Gustave!&hellip; Si vous saviez que de soins touchants,
-que de tendresse!&hellip; Pouvais-je résister?&hellip;
-Si vous saviez quelle âme de feu, quelles passions
-effrayantes a cet homme, en apparence si froid! Non,
-mon ami, vous ne me mépriseriez pas!&hellip; Je sens bien,
-hélas! qu'il me manque quelque chose&hellip; Ce bonheur
-n'est pas pur&hellip; Je sais bien ce que je devais à <i>Charles</i>.
-Mais, mon ami! ce spectacle continuel de l'indifférence,
-des mépris de l'un, des soins et de l'amour de
-l'autre&hellip; et cette familiarité obligée de la vie en
-voyage&hellip; Tant de dangers!&hellip; Pouvais-je résister à
-tant d'amour! et d'ailleurs, pouvais-je résister à ses
-violences?» etc., etc., etc.</p>
-
-<p>Voilà donc le pauvre Weilberg, honnête comme
-Joseph, accusé d'avoir violé la femme de son ami, et il
-faut le croire, c'est elle qui le dit: elle s'en est vantée
-à deux personnes de ma connaissance, et sans
-doute aussi à d'autres que je ne connais pas.</p>
-
-<p>La déclaration ci-dessus ressemble beaucoup à ce
-qu'elle me dit: j'ai conservé le souvenir de ses expressions.
-Peu de jours après, je vis une des personnes qui
-avaient reçu la même confidence. Je la priai de chercher
-à s'en rappeler les termes; elle me répéta exactement
-la version que j'avais entendue, ce qui me fit
-rire.</p>
-
-<p>Après sa confession, Félicie me dit, en me tendant
-la main, qu'elle comptait sur ma discrétion; que je
-devais être avec Weilberg comme par le passé, et faire
-semblant de ne m'apercevoir de rien. «La vertu sauvage
-de cet homme sublime lui faisait peur.» Quand il
-la quittait, elle craignait toujours de ne plus le revoir;
-elle craignait que par une résolution inopinée, il ne
-s'embarquât tout à coup pour retourner en Suède.
-Moi, je lui promis sur notre conversation le plus inviolable
-secret.</p>
-
-<p>Cependant tous les amis de la famille trouvaient indigne
-que ce pauvre Weilberg eût <i>séduit</i> une jeune
-femme dans la maison de laquelle il avait presque reçu
-l'hospitalité, dont le mari lui avait rendu mille services,
-et qui avait jusque-là marché très droit. Je le prévins
-du sot rôle qu'on lui faisait jouer. Il m'embrassa
-en me remerciant de l'avis, et me dit qu'il ne remettrait
-plus les pieds dans cette maison. C'est lui qui me
-conta alors comment le voyage s'était passé.</p>
-
-<p>Félicie, privée quelques jours de Weilberg, qui
-dînait sans cesse chez elle auparavant, joua le désespoir.
-Elle dit que c'était une indignité de son mari, qui
-avait chassé cet homme vertueux. (Elle avait dit à moi
-et à deux autres que cet homme vertueux l'avait violée
-sur la mousse, au pied d'un sapin dans le Schwartzwald,
-comme il convient que cette chose se fasse.) Elle
-dit aussi, en termes polis, que sa mère, après lui avoir
-servi de complaisante, lui avait soufflé son vertueux
-amant. (Notez que la mère est une pauvre vieille femme
-de soixante ans, qui ne pense plus à rien depuis vingt
-ans.) Elle commanda chez un très habile coutelier un
-poignard à lame de damas, qu'elle fit apporter un jour
-au milieu du dîner, et que je lui ai vu payer quarante
-francs et serrer très proprement devant nous tous
-dans son secrétaire, à côté de sa cire d'Espagne. Une
-douzaine de garçons apothicaires apportèrent chacun
-aussi une petite bouteille de sirop d'opium, et toutes
-ces bouteilles réunies en faisaient une quantité considérable.
-Elle les serra dans sa toilette.</p>
-
-<p>Le lendemain, elle signifia à sa mère que, si elle ne
-faisait pas revenir Gustave, elle s'empoisonnerait avec
-l'opium, et se tuerait avec le poignard qu'elle avait fait
-faire exprès.</p>
-
-<p>La mère, qui savait à quoi s'en tenir sur l'amour de
-Weilberg, et qui craignait l'esclandre, alla chez celui-ci.
-Elle lui conta que sa fille était folle; qu'elle faisait
-semblant d'être très amoureuse de lui, qu'elle le disait
-amoureux d'elle, et qu'elle prétendait se tuer, s'il ne
-revenait pas. Elle lui dit: «Revenez chez elle, humiliez-la
-bien; elle vous prendra en horreur, et alors vous
-ne reviendrez plus.»</p>
-
-<p>Weilberg était un brave homme; il eut pitié de la
-vieille mère qui venait le prier ainsi, et il consentit à
-se prêter à cette ennuyeuse comédie, pour éviter l'esclandre
-que la mère craignait.</p>
-
-<p>Il revint donc. La jeune femme ne lui parla de rien;
-elle lui fit seulement quelques reproches aimables sur
-son absence pendant cinq jours. Quand ils étaient seuls
-ensemble, elle ne se serait pas avisée de lui parler
-d'amour, depuis qu'il avait pris son chapeau, un jour,
-en voyage, et qu'il était parti quand elle allait commencer
-une déclaration. Weilberg aime la musique;
-elle passait le temps à jouer du piano, et comme elle
-en joue admirablement, Weilberg restait assez volontiers
-à l'entendre. En public, c'était bien différent; elle
-ne lui parlait que d'amour; mais il faut avouer qu'elle
-y mettait beaucoup d'art. Comme, heureusement, il
-savait mal le français, elle trouvait moyen de faire
-savoir à tous les assistants qu'il était son amant, sans
-qu'il pût le comprendre.</p>
-
-<p>Tous les amis de la maison étaient dans le secret de
-la comédie; mais les connaissances n'y étaient pas
-encore. Il fut de nouveau question, parmi elles, de
-l'indignité du procédé de M. Weilberg, et celui-ci de
-nouveau se retira et ne voulut plus revenir.</p>
-
-<p>Félicie se mit au lit et signifia à sa mère qu'elle se
-laisserait mourir de faim. Elle se mit à ne prendre que
-du thé; elle se levait pour l'heure du dîner; mais elle
-ne prenait exactement rien.</p>
-
-<p>Au bout de six jours de ce régime, elle fut gravement
-indisposée; on envoya chercher des médecins.
-Elle déclara qu'elle s'était empoisonnée, qu'elle ne voulait
-recevoir de soins de personne, que tout était inutile.
-La mère et deux amis étaient là, avec les médecins;
-elle dit qu'elle mourait pour M. Weilberg, dont
-on lui avait aliéné le c&oelig;ur. Du reste, elle priait qu'on
-épargnât cette triste confidence à son pauvre mari, qui,
-heureusement, ignorait toutes ces choses, etc., etc.</p>
-
-<p>Cependant elle consentit à prendre une drogue; on
-lui donna un vomitif, et elle, qui n'avait vécu que de
-thé depuis six jours, rendit trois à quatre livres de
-chocolat, sa maladie, son empoisonnement, n'étaient
-qu'une épouvantable indigestion. Je l'avais prédit.</p>
-
-<p>Ne sachant qu'inventer pour émouvoir sa mère et
-pour la pousser à de nouvelles démarches qui pussent
-ramener Weilberg dans sa maison, elle la menaça de
-tout avouer à Charles. Le mari qui eût cru sa femme
-sur parole, l'aurait plantée là indubitablement. Cet
-esclandre étant donc possible, la mère retourna à la
-charge auprès du bon Gustave, qui consentit encore à
-revenir. Lui et moi, nous nous voyions beaucoup alors;
-nous faisions un travail en commun; il s'était pris de
-goût pour moi, et j'étais à peu près le Français qu'il
-aimait le mieux à voir. Nous passions ensemble une
-partie des journées; il m'apprenait le suédois. Je lui
-montrais la géométrie descriptible et le calcul différentiel;
-car il s'était pris de passion pour les mathématiques,
-et souvent il m'obligeait à rajeunir dans nos
-livres mes souvenirs déjà anciens de l'école polytechnique.
-Je prenais ensuite mon violon, et, beaucoup plus
-tolérant que vous, il restait volontiers des heures à
-m'entendre.</p>
-
-<p>Félicie me fit la cour pour que je fusse sans cesse
-chez elle: elle savait que c'était un moyen d'attirer
-Weilberg. Un matin que nous déjeunions tous trois
-ensemble chez elle, elle imagina de faire <i>preuve d'amour</i>
-à Gustave devant moi, et elle affecta avec lui les privautés
-de gens qui vivent dans la plus parfaite intimité.
-L'autre, d'abord, ne comprit pas; enfin elle mit
-tellement les points sur les <i>i</i>, qu'il fallut bien comprendre;
-il me regarda, rit, et sans bouger avala son
-morceau. On lui proposait de faire quelque rajustement
-à la toilette de Félicie. Il lui dit brutalement: «Pardieu,
-vous avez une femme de chambre pour vous
-habiller!» Et elle me dit tout bas à l'oreille: «Voyez-vous
-comme il est délicat; j'étais sûre que, devant
-vous, il ne voudrait pas remettre une épingle à mon
-fichu.»</p>
-
-<p>Cependant, elle n'était pas si contente qu'elle me le
-disait de la délicatesse et de la retenue de son prétendu
-amant. C'était, je me le rappelle, un dimanche de
-Pâques. Quand nous eûmes fini le déjeuner et que
-nous ne prenions plus que du thé, elle dit à son domestique:
-«Paul, dites à ma femme de chambre que je
-n'ai pas besoin d'elle et qu'elle profite de ce moment
-pour aller à la messe.»</p>
-
-<p>Nous restâmes à prendre le thé. Le domestique n'entrant
-plus, elle s'approcha très près du feu. «J'ai bien
-froid,» dit-elle; et tendant la main à Weilberg:
-«Est-ce que je n'ai pas la fièvre?&mdash;Ma foi, je ne m'y
-connais pas; mais voilà Goncelin qui se fait, à sa campagne,
-le médecin de ses paysans; il doit se connaître
-à la fièvre: il vous le dira.» Je lui tâtai le pouls:
-«Pas le moins du monde, lui dis-je.&mdash;C'est singulier,
-reprit-elle; je suis toute je ne sais comment; il me
-semble que je vais me trouver mal. Tenez, voilà que
-je vais me trouver mal; j'étouffe, desserrez-moi.
-M. Gustave, desserrez-moi, Goncelin, je vous en prie,
-allez chercher dans l'appartement de mon mari&hellip;&mdash;Quoi?&mdash;Du
-benjoin, pour le brûler; il y en a dans
-son médailler.&mdash;Je sais où il est, dit Weilberg; j'y
-vais. Goncelin va vous aider; je retourne dans l'instant.»
-Et il revint cinq minutes après.</p>
-
-<p>Je m'étais amusé à la délacer. La figure à part, elle
-était bien, jeune, bien faite, la peau blanche et douce.
-Je lui avais découvert la poitrine; elle se serait laissé
-mettre toute nue. J'usais passablement de la partie
-découverte, et je lui disais: «Votre c&oelig;ur bat très doucement;
-n'ayez pas peur, ce n'est absolument rien.»
-Elle jouait un évanouissement modéré. Weilberg, qui
-faisait exprès d'être longtemps dehors, rentra à la fin,
-posa le benjoin sur la cheminée, et se remit tranquillement
-à manger des biscuits et à avaler des tasses de
-thé. Félicie, qui voyait tout cela, en faisant semblant
-de ne pas y voir, n'y tint plus. Aussi bien, comme
-j'avais dit à Gustave qu'elle n'avait aucune altération
-dans le pouls ni dans la respiration, il avait ajouté:
-«C'est bien singulier qu'avec cela elle ait une
-syncope!» Félicie, poussée à bout, revint peu à
-peu à elle; elle se rajusta et nous pria de la laisser
-seule.</p>
-
-<p>Comme elle croyait avoir grand intérêt à paraître
-réellement évanouie devant Gustave, je crois que si
-j'avais essayé de satisfaire une fantaisie, qui ne me prit
-pas, elle se fût laissé faire, sauf à dire ensuite que
-c'était, de ma part, l'excès de l'indignité, et, de la
-sienne, l'excès du malheur. Et notez bien que, matériellement
-honnête jusque-là, et fort sensible, d'ailleurs,
-à ce plaisir, elle eût souffert très certainement
-d'être ainsi violée.</p>
-
-<p>Félicie fut si cruellement humiliée de cette manifestation
-d'indifférence de Weilberg pour elle devant moi,
-à qui elle en parlait toujours comme de l'amant le plus
-passionné, qu'elle en fut réellement malade. Weilberg,
-après cette farce ridicule, ne voulait plus revenir chez
-elle. Cependant, comme elle garda le lit quelque
-temps, et qu'auparavant on le voyait sans cesse dans
-cette maison, pour éviter qu'on ne remarquât son
-absence, il parut; ses visites, peu à peu, furent plus
-rares, et ce ne fut qu'après huit mois qu'il cessa d'y
-aller tout à fait. Pendant ces huit mois, elle n'a cessé
-de le représenter à tous comme son amant, alors
-même qu'on ne le voyait presque plus jamais chez elle.</p>
-
-<p>Félicie aime beaucoup la musique. N'ayant pas de
-loge aux Bouffes, elle avait très rarement l'occasion d'y
-aller. Un jour, des amis nous prêtèrent leur loge tout
-entière, et elle arrangea que Weilberg et moi nous l'y
-conduirions; son mari viendrait nous y trouver. Vous
-remarquerez qu'alors, au fond de son c&oelig;ur, elle exécrait
-Weilberg; elle l'avait forcé de venir là pour qu'il
-se mît avec elle sur le devant de la loge. Gustave dit
-qu'il faisait trop chaud et sortit du théâtre, me laissant
-seul avec elle. Ma foi, comme il lui donnait sans
-cesse de pareils démentis, à partir de ce jour elle
-changea de ton, et, après avoir parlé pendant un an
-de la passion, de l'amour de Weilberg, elle commença
-à toucher quelques mots de son inconstance et des peines
-qu'il lui causait.</p>
-
-<p>En même temps, il me revint aux oreilles que je
-passais pour être son amant. J'allai la trouver, je le
-lui dis, et j'ajoutai que je ne voulais pas passer pour
-l'être, sans en avoir au moins le profit. Je la pris sur
-mes genoux, je la brusquai. Comme je savais très positivement
-qu'il lui était désagréable d'être violée et
-qu'elle sentait la chose imminente, je lui disais que je
-voulais mériter la réputation qu'elle me faisait, etc&hellip;
-C'était dans le jour, on pouvait entrer d'un moment à
-l'autre dans sa chambre; elle eut une peur du diable;
-elle me conjura de la laisser; elle me dit qu'elle n'avait
-jamais aimé que Weilberg et qu'elle n'en aimerait
-jamais d'autre. Enfin elle se dégagea de moi; elle
-sonna. Un domestique vint, auquel elle commanda de
-refaire le feu, d'arranger les rideaux, de lui apporter
-du thé. Je sortis. Depuis ce temps, nous sommes à
-peu près brouillés. Elle dit partout que je suis une
-espèce de scélérat à la <i>Iago</i>; que depuis longtemps
-j'avais pour elle une abominable passion, et que c'est
-moi qui ai éloigné d'elle son amant Weilberg. Elle a
-été jusqu'à montrer comme des déclarations de ma
-part quelques lettres familièrement amicales que je
-lui avais écrites il y a six ans, quand j'étais avec vous
-à Rome.</p>
-
-<p>A présent, la vanité de Félicie s'exerce sur d'autres
-objets. Elle dit, en parlant de Weilberg, des phrases
-tristes du troisième volume de <i>Corinne</i>; elle joue le
-deuil d'une grande passion; elle ne va plus dans le
-monde; chez elle, plus de toilette; mais elle donne
-d'excellents dîners, où viennent de vieux imbéciles qui
-passent pour avoir été des gens d'esprit autrefois, et
-de pauvres diables qui n'ont pas de dîner chez eux.
-Elle parle avec admiration de lord Byron, de Canaris,
-de Bolivar, de M. de la Fayette. On la plaint, dans son
-petit monde, comme une jeune femme bien malheureuse,
-et on la loue comme une personne infiniment
-sensible et spirituelle; elle est passablement contente
-de la sorte. Cela fait une de ces maisons bourgeoises
-que vous détestez tant.</p>
-
-<p>Avais-je raison de vous dire que cette ennuyeuse
-histoire ne vous servirait à rien; elle est plate par sa
-nature. Tout se passe en discours dans l'<i>amour-vanité</i>.
-Les discours racontés ennuient; la plus petite action
-vaut mieux.</p>
-
-<p>Ensuite, ce n'est pas, je crois, ici l'<i>amour-vanité</i>
-comme vous l'entendez. Félicie a un trait rare, s'il ne
-lui est point particulier; c'est que c'est une chose désagréable
-pour elle que de faire son métier de femme,
-et qu'il lui importait fort peu de faire croire à l'homme
-qu'elle proclamait son amant, de lui faire croire, dis-je,
-qu'elle l'aimait réellement.</p>
-
-<div class="attr"><span class="sc">Goncelin</span>.</div>
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2>TABLE</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr>
-<td class="drap" colspan="2">Préface</td>
-<td class="num"><a href="#preface"><small>I</small></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap" colspan="2">Deuxième préface</td>
-<td class="num"><a href="#preface2"><small>IX</small></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap" colspan="2">Troisième préface</td>
-<td class="num"><a href="#preface3"><small>XI</small></a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap" colspan="2">M. de Stendhal, ses &oelig;uvres complètes</td>
-<td class="num"><a href="#notice">1</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="3" class="c pad">LIVRE PREMIER</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="sc">Chapitre</td>
-<td class="drap">I. De l'amour</td>
-<td class="num"><a href="#ch1">1</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">II. De la naissance de l'amour</td>
-<td class="num"><a href="#ch2">4</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">III. De l'espérance</td>
-<td class="num"><a href="#ch3">8</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">IV.</td>
-<td class="num"><a href="#ch4">11</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">V.</td>
-<td class="num"><a href="#ch5">12</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">VI. Le rameau de Salzbourg</td>
-<td class="num"><a href="#ch6">13</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">VII. Des différences entre la naissance de
-l'amour dans les deux sexes</td>
-<td class="num"><a href="#ch7">15</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">VIII.</td>
-<td class="num"><a href="#ch8">17</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">IX.</td>
-<td class="num"><a href="#ch9">20</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">X. Exemples de la <i>cristallisation</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch10">20</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XI.</td>
-<td class="num"><a href="#ch11">23</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XII. Suite de la cristallisation</td>
-<td class="num"><a href="#ch12">24</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XIII. Du premier pas, du grand monde, des
-malheurs</td>
-<td class="num"><a href="#ch13">26</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XIV.</td>
-<td class="num"><a href="#ch14">28</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XV.</td>
-<td class="num"><a href="#ch15">30</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XVI.</td>
-<td class="num"><a href="#ch16">31</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XVII. La beauté détrônée par l'amour</td>
-<td class="num"><a href="#ch17">33</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XVIII.</td>
-<td class="num"><a href="#ch18">34</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XIX. Suite des exceptions à la beauté</td>
-<td class="num"><a href="#ch19">36</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XX.</td>
-<td class="num"><a href="#ch20">39</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXI. De la première vue</td>
-<td class="num"><a href="#ch21">39</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXII. De l'engouement</td>
-<td class="num"><a href="#ch22">43</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXIII. Des coups de foudre</td>
-<td class="num"><a href="#ch23">44</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXIV. Voyage dans un pays inconnu</td>
-<td class="num"><a href="#ch24">47</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXV. La présentation</td>
-<td class="num"><a href="#ch25">53</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXVI. De la pudeur</td>
-<td class="num"><a href="#ch26">55</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXVII. Des regards</td>
-<td class="num"><a href="#ch27">61</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXVIII. De l'orgueil féminin</td>
-<td class="num"><a href="#ch28">61</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXIX. Du courage des femmes</td>
-<td class="num"><a href="#ch29">72</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXX. Spectacle singulier et triste</td>
-<td class="num"><a href="#ch30">76</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXI. Extrait du journal de Salviati</td>
-<td class="num"><a href="#ch31">77</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXII. De l'intimité</td>
-<td class="num"><a href="#ch32">85</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXIII.</td>
-<td class="num"><a href="#ch33">91</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXIV. Des confidences</td>
-<td class="num"><a href="#ch34">91</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXV. De la jalousie</td>
-<td class="num"><a href="#ch35">95</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXVI. Suite de la jalousie</td>
-<td class="num"><a href="#ch36">101</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXVII. Roxane</td>
-<td class="num"><a href="#ch37">104</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXVIII. De la pique d'amour-propre</td>
-<td class="num"><a href="#ch38">106</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXIX. De l'amour à querelles</td>
-<td class="num"><a href="#ch39">113</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXIX <i>bis</i>. Remèdes à l'amour</td>
-<td class="num"><a href="#ch39bis">117</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XXXIX <i>ter</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch39ter">120</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c pad" colspan="3">LIVRE SECOND</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XL. Des tempéraments et des gouvernements</td>
-<td class="num"><a href="#ch40">123</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XLI. Des nations par rapport à l'amour.&mdash;De
-la France</td>
-<td class="num"><a href="#ch41">126</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XLII. Suite de la France</td>
-<td class="num"><a href="#ch42">130</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XLIII. De l'Italie</td>
-<td class="num"><a href="#ch43">133</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XLIV. Rome</td>
-<td class="num"><a href="#ch44">136</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XLV. De l'Angleterre</td>
-<td class="num"><a href="#ch45">139</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XLVI. Suite de l'Angleterre</td>
-<td class="num"><a href="#ch46">143</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XLVII. De l'Espagne</td>
-<td class="num"><a href="#ch47">147</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XLVIII. De l'amour allemand</td>
-<td class="num"><a href="#ch48">149</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">XLIX. Une journée à Florence</td>
-<td class="num"><a href="#ch49">155</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">L. L'amour aux États-Unis</td>
-<td class="num"><a href="#ch50">162</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LI. De l'amour en Provence jusqu'à la conquête
-de Toulouse, en 1328, par les Barbares du Nord</td>
-<td class="num"><a href="#ch51">164</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LII. La Provence au <small>XII</small><sup>e</sup> siècle</td>
-<td class="num"><a href="#ch52">170</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LIII. L'Arabie</td>
-<td class="num"><a href="#ch53">177</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td>&nbsp;</td>
-<td class="drap-left-1em">Fragments extraits et traduits d'un recueil
-arabe intitulé le <i>Divan de l'Amour</i></td>
-<td class="num"><a href="#ch53bis">181</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LIV. De l'éducation des femmes</td>
-<td class="num"><a href="#ch54">186</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LV. Objections contre l'éducation des femmes</td>
-<td class="num"><a href="#ch55">191</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LVI. Suite</td>
-<td class="num"><a href="#ch56">199</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LVI <i>bis</i>. Du mariage</td>
-<td class="num"><a href="#ch56bis">205</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LVII. De ce qu'on appelle vertu</td>
-<td class="num"><a href="#ch57">206</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LVIII. Situation de l'Europe à l'égard du mariage</td>
-<td class="num"><a href="#ch58">208</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td>&nbsp;</td>
-<td class="drap-left-1em">La Suisse et l'Oberland</td>
-<td class="num"><a href="#ch58bis">212</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LIX. Werther et don Juan</td>
-<td class="num"><a href="#ch59">217</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c">&mdash;</td>
-<td class="drap">LX. Des fiasco</td>
-<td class="num"><a href="#ch60">228</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">FRAGMENTS DIVERS</td>
-<td class="num"><a href="#ch61">233</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Amours de Tibulle et de Properce</td>
-<td class="num"><a href="#ch62">261</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Lettre anglaise de la femme de Klopstock</td>
-<td class="num"><a href="#ch63">277</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Promenade aux îles Borromées</td>
-<td class="num"><a href="#ch64">280</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Qu'est-ce que le plaisir?</td>
-<td class="num"><a href="#ch65">292</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="3" class="c pad">APPENDIX</td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Des Cours d'amour</td>
-<td class="num"><a href="#ch66">310</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Code d'amour du <small>XII</small><sup>e</sup> siècle</td>
-<td class="num"><a href="#ch67">315</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Notice sur André le Chapelain</td>
-<td class="num"><a href="#ch68">321</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Le rameau de Salzbourg</td>
-<td class="num"><a href="#ch69">324</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Ernestine ou la naissance de l'amour</td>
-<td class="num"><a href="#ch70">337</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td colspan="2" class="drap">Exemple de l'amour en France
-dans la classe riche</td>
-<td class="num"><a href="#ch71">367</a></td>
-</tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">Mayenne, Imprimerie <span class="sc">Ch. COLIN</span>.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of De l'Amour, by
-Stendhal and Charles-Augustin Sainte-Beuve
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'AMOUR ***
-
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-
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-
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-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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-
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-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
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