summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-01-27 18:08:23 -0800
committernfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-01-27 18:08:23 -0800
commit1b55c2eab57dea7851271242646d639e44cfb4f2 (patch)
tree29ba60dd4fc49dea50cb6fdf9ad59483fc6cfa52
parent13d31d29a8416ee1557ee95855ea6dbe95cd90df (diff)
NormalizeHEADmain
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/60891-8.txt10162
-rw-r--r--old/60891-8.zipbin196086 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/60891-h.zipbin262264 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/60891-h/60891-h.htm12165
-rw-r--r--old/60891-h/images/cover.jpgbin46280 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/60891-h/images/mlevy.pngbin12957 -> 0 bytes
9 files changed, 17 insertions, 22327 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..d8f0792
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #60891 (https://www.gutenberg.org/ebooks/60891)
diff --git a/old/60891-8.txt b/old/60891-8.txt
deleted file mode 100644
index f6db08e..0000000
--- a/old/60891-8.txt
+++ /dev/null
@@ -1,10162 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Le monde tel qu'il sera
-
-Author: Émile Souvestre
-
-Release Date: December 10, 2019 [EBook #60891]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA ***
-
-
-
-
-Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the
-Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
- LE MONDE
- TEL QU'IL SERA
-
- PAR
- ÉMILE SOUVESTRE
-
- NOUVELLE ÉDITION
-
- [M L]
-
- PARIS
- MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
- RUE VIVIENNE, 2 BIS
-
- 1859
- Reproduction et traduction réservées
-
-
-
-
-OEUVRES COMPLÈTES
-
-D'ÉMILE SOUVESTRE
-
-PARUES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY
-
- Un Philosophe sous les toits 1 vol.
- Confessions d'un ouvrier 1 --
- Au coin du feu 1 --
- Scènes de la vie intime 1 --
- Chroniques de la mer 1 --
- Les Clairières 1 --
- Scènes de la Chouannerie 1 --
- Dans la Prairie 1 --
- Les derniers Paysans 1 --
- En quarantaine 1 --
- Sur la Pelouse 1 --
- Les Soirées de Meudon 1 --
- Souvenirs d'un Vieillard, la dernière Étape 1 --
- Scènes et Récits des Alpes 1 --
- Les Anges du Foyer 1 --
- L'Echelle de femmes 1 --
- La Goutte d'eau 1 --
- Sous les Filets 1 --
- Le Foyer breton 2 --
- Contes et Nouvelles 1 --
- Les derniers Bretons 2 --
- Les Réprouvés et les Élus 2 --
- Les Péchés de jeunesse 1 --
- Riche et Pauvre 1 --
- En Famille 1 --
- Pierre et Jean 1 --
- Deux Misères 1 --
- Les Drames parisiens 1 --
- Au bord du Lac 1 --
- Pendant la Moisson 1 --
- Sous les Ombrages 1 --
- Le Mat de Cocagne 1 --
- Le Mémorial de famille 1 --
- Souvenirs d'un Bas-Breton 2 --
- L'Homme et l'Argent 1 --
- Le Monde tel qu'il sera 1 --
- Histoires d'autrefois 1 --
- Sous la Tonnelle 1 --
-
-
-Paris, imprimerie de Ch. Jouaust, rue Saint-Honoré, 338.
-
-
-
-
-LE MONDE TEL QU'IL SERA
-
-
-
-
-I.--PROLOGUE.
-
-
-Les voyez-vous, accoudés à leur fenêtre de mansarde, au milieu des
-giroflées en fleurs et du gazouillement des oiseaux nichés sous les
-tuiles? La main de Marthe est posée sur l'épaule de Maurice, et tous
-deux regardent au-dessous d'eux, vers l'abîme sombre. Dans l'abîme
-apparaît d'abord l'azur étoilé du ciel, puis, plus bas, les ténèbres
-lumineuses de Paris. Maurice contemple Paris, Marthe ne voit que le
-ciel!
-
-Mais après avoir erré d'étoile en étoile, son regard fatigué se repose
-sur Maurice, sa main s'appuie plus tendrement sur l'épaule qui la
-soutient, sa bouche s'approche et murmure dans un baiser:
-
-«A quoi penses-tu?»
-
-Perpétuelle question de ceux qui s'aiment; appel inquiet des âmes qui se
-cherchent sans se voir, et qui, comme des soeurs égarées dans la nuit,
-s'interrogent à chaque pas!
-
-Maurice se retourna, et ces deux visages, sur lesquels souriaient le
-bonheur et la jeunesse, se contemplèrent longtemps.
-
-Bien qu'il fût jeune et amoureux, Maurice n'appartenait point à la
-phalange des hommes de fantaisie qui se sont eux-mêmes décorés du nom de
-_charmants égoïstes_. Maurice (il faut bien l'avouer!) était un de ces
-esprits singuliers qui prennent plus d'intérêt aux destinées du genre
-humain qu'aux bals de l'Opéra. Tourmenté par la vue de tant de douleurs
-sans consolation, de tant de misères sans espoir, il en était venu à
-rêver le bonheur des hommes, comme si la chose en eût valu la peine, et
-à chercher par quel moyen il pourrait s'accomplir, bien qu'il n'eût reçu
-pour cela aucune mission du gouvernement.
-
-Il se mit, en conséquence, à étudier les oeuvres de ceux qui s'étaient
-posés comme les penseurs sérieux et comme les sages du temps. Les
-premiers auxquels il s'adressa furent les philosophes. Ils lui
-expliquèrent dogmatiquement, au moyen de formules qui avaient tout
-l'agrément de l'algèbre sans en avoir la précision, ce que c'était que
-le relatif et l'absolu, le moi et le non-moi, le causal et le
-phénoménal!... Quant au reste, ils n'y avaient point songé! La
-philosophie ne s'occupait que des grands principes, c'est-à-dire de ceux
-qui ne vous rendent ni plus heureux ni meilleurs!
-
-Maurice, peu satisfait, s'adressa aux publicistes, aux historiens, aux
-légistes. Ils lui analysèrent, tour à tour, les différentes
-constitutions, et lui commentèrent les différents codes! Mais, sous
-toutes ces constitutions, le plus grand nombre mourait de faim, pendant
-que le plus petit mourait d'indigestion; tous les codes étaient des mers
-trompeuses, où périssaient les pauvres barques de contrebandiers, tandis
-que les gros corsaires y voguaient à pleines voiles!... Ce n'était point
-encore là ce que cherchait Maurice; il eut recours aux statisticiens et
-aux économistes.
-
-Ceux-ci, qui s'étaient sérieusement occupés de la question, le
-promenèrent six mois à travers leurs colonnades de chiffres, puis
-finirent par lui déclarer que tout était comme tout pouvait être, et
-qu'il n'y avait qu'à laisser faire et qu'à laisser passer!...
-
-Il se trouvait donc précisément aussi avancé qu'avant d'avoir rien lu.
-
-En désespoir de cause, il fallut en venir aux fous dont parle Béranger.
-
-Maurice étudia les socialistes: Robert Owen, Saint-Simon, Fourier,
-Swedenborg! A les entendre, chacun d'eux possédait la contre-partie de
-la boîte de Pandore; il suffisait de l'ouvrir pour que toutes les joies
-prissent leur volée parmi les hommes; le désespoir seul devait rester au
-fond! Maurice soupesa l'une après l'autre les boîtes magiques, souleva
-les couvercles, regarda au-dessous!... Il lui semblait bien apercevoir
-du bon dans chacune, mais non sans beaucoup de mélange: le froment était
-mêlé à l'ivraie, et, avant d'en faire une saine nourriture, il restait
-encore à vanner et à moudre pour longtemps. Ne pouvant tout rejeter ni
-tout accepter, il demeura donc à cheval sur une demi-douzaine de
-systèmes contradictoires; position peu commode, que M. Cousin a baptisée
-d'un nom grec pour lui donner un air philosophique.
-
-Cependant toutes ces études avaient fortifié sa foi dans l'avenir, cette
-terre promise de ceux qui ne peuvent voir clair dans le présent. Il
-croyait au progrès indéfini du genre humain, aussi ardemment qu'un
-provincial reçu _gens de lettres_ croit à ses destinées littéraires. Les
-fascinantes influences de la lune de miel elle-même n'avaient rien
-changé à ces préoccupations, car Marthe s'y était associée, et ce qui
-eût pu devenir entre eux un mur de séparation s'était ainsi transformé
-en anneau d'alliance. Réunies dans une même espérance, leurs deux âmes
-formaient un foyer commun, dont les doux rayonnements s'épandaient sur
-tous. Ils s'aimaient dans l'humanité, comme les époux chrétiens s'aiment
-en Dieu... quand ils s'aiment!
-
-Le lecteur voudra bien observer que, ces explications indispensables
-étant ce que les grammairiens appellent une _proposition incidente_,
-nous fermerons ici la parenthèse pour reprendre le fil de notre récit.
-
-Ainsi que nous l'avons dit, Maurice s'était retourné à la question
-adressée par Marthe, et tous deux se regardèrent quelque temps sans rien
-dire, comme on se regarde, à la lueur des étoiles, quand on habite
-ensemble une mansarde, à vingt ans!
-
-Cependant, après un long silence, qui fut aussi un long baiser, la jeune
-femme répéta de nouveau sa question:
-
-«A quoi penses-tu?»
-
-Le jeune homme l'enlaça d'un de ses bras.
-
-«J'ai d'abord pensé à toi, répliqua-t-il; puis, ému par cette pensée,
-mon coeur s'est ouvert, agrandi; j'ai été saisi d'une sollicitude
-attendrie pour ce monde au milieu duquel nous nous aimons, et je me suis
-demandé ce qu'il deviendrait dans l'avenir.
-
---Rappelle-toi la maison où nous nous sommes connus, dit Marthe: il y
-avait des enfants qui venaient de naître, des jeunes filles qui
-entraient dans la vie, de grands parents tout près d'en sortir!...
-N'est-ce point là l'avenir du monde, comme son présent et son passé?
-
---Pour les individus, mais non pour les sociétés, fit observer Maurice.
-Outre la vie, qui se transmet toujours pareille, il y a l'esprit, qui
-varie. Les hommes sont des pierres animées dont chaque siècle construit
-un édifice différent, selon ses lumières ou ses désirs. Jusqu'à présent
-l'édifice n'a été qu'une ajoupa de sauvages, une tente de guerriers, ou
-une baraque de marchands; mais le grand architecte qui doit bâtir le
-temple viendra tôt ou tard; il viendra, car les signes précurseurs ont
-annoncé son arrivée...
-
---Montre-les-moi, dit la jeune femme, dont la joue vint s'appuyer à la
-joue de Maurice, comme si elle eût pensé qu'un des signes annoncés était
-un baiser.
-
---Regarde, reprit-il en se penchant à l'étroite croisée; que vois-tu
-devant toi?
-
---Je vois de petites nuées blanches glissant là-bas dans l'azur, et qui
-ont l'air d'anges gardiens qui s'envolent, répondit Marthe.
-
---Et plus bas?
-
---Je vois, au sommet du coteau, une mansarde éclairée... celle où je
-t'ai connu.
-
---Et plus bas encore?
-
---Plus bas, répéta la jeune femme, je ne vois plus que la nuit.
-
---Mais cette nuit enveloppe un million d'intelligences qui veillent!
-reprit Maurice avec exaltation. Ah! si tu pouvais apercevoir tout ce qui
-se prépare au fond de ces ténèbres! Ces murmures lointains qui
-ressemblent à des gémissements, ces lueurs qui passent, ces vapeurs qui
-s'élèvent, tout cela est un monde près de se former. Ainsi qu'aux
-premiers jours de la création, tous les éléments sont encore dans le
-chaos; mais laisse au soleil le temps de se lever, et l'avenir sortira
-de ces ténèbres comme la terre sortit des eaux après le déluge.»
-
-Marthe ne répondit pas, mais, fascinée par la voix du jeune homme, elle
-se pencha sur l'abîme sombre, espérant voir quelque magnifique
-transformation.
-
-«Oui, je voudrais connaître cet avenir si beau, dit-elle avec
-l'expression curieuse et émerveillée d'un enfant. Pourquoi ne peut-on
-s'endormir pendant plusieurs siècles, afin de se réveiller dans un monde
-plus parfait? Oh! si j'avais une fée pour marraine!
-
---Les fées sont parties en brisant leurs baguettes, dit Maurice; c'est
-au génie des hommes d'en retrouver les débris et de les réunir de
-nouveau.
-
---Qui faut-il donc invoquer alors? reprit la jeune femme. Les anges ont
-cessé de nous visiter comme ils le faisaient au temps de Jacob et de
-Tobie; Jésus, Marie ni les saints ne quittent plus le paradis, comme au
-moyen-âge, pour éprouver les âmes ou secourir les affligés. Toutes les
-puissances supérieures ont-elles donc abandonné la terre? N'y a-t-il
-plus ici-bas ni dieu ni lutin qui puisse servir d'intermédiaire entre le
-monde réel et le monde invisible? Tous les pays, tous les âges, ont eu
-leur génie protecteur; où est celui de notre temps, et quel est-il?
-
---Voilà! cria une voix brève et lointaine.»
-
-Les deux amants surpris relevèrent la tête! Au milieu de la nuit, sur la
-cime des toits, glissait rapidement une ombre qui s'arrêta tout à coup
-devant la fenêtre ouverte, avec un éclat de rire métallique.
-
-Marthe saisie s'était rejetée en arrière; Maurice lui-même avait reculé
-d'un pas.
-
-«Voilà! répéta la voix toujours sèche et précipitée. Vous m'avez appelé,
-j'arrive.»
-
-En parlant ainsi, le nouveau venu fit un mouvement qui le plaça dans la
-ligne de lumière dessinée sur le toit par la lune, et se trouva ainsi
-éclairé tout entier.
-
-C'était un petit homme en paletot de caoutchouc, coiffé d'un gibus
-mécanique, cravaté d'un col de crinoline, et chaussé de guêtres en drap
-anglais. Il portait au cou une énorme chaîne dorée par le procédé Ruolz,
-à la main droite une canne de fer creux, et sous le bras gauche un
-portefeuille d'où sortaient quelques coupons d'actions industrielles.
-Toutes les parties de son costume montraient l'inévitable estampille:
-
- BREVETÉ DU GOUVERNEMENT
- sans garantie aucune.
-
-Quant à sa personne, on eût dit un banquier compliqué d'un notaire.
-
-Il était commodément assis sur une locomotive anglaise, dont la fumée
-l'enveloppait de fantastiques nuages, et portait en groupe un
-daguerréotype de la fabrique de M. Le Chevalier.
-
-Maurice, un peu effrayé d'abord de cette apparition subite, fut rassuré
-par son apparence pacifique. Il regarda en face le petit homme et lui
-demanda qui il était.
-
-«Qui je suis? répéta ce dernier en ricanant; pardieu! dame Marthe doit
-le savoir.
-
---Moi! s'écria la jeune femme, qui tremblait comme un auteur le soir de
-sa première représentation.
-
---Ne venez-vous point de m'appeler? reprit le petit homme.»
-
-Maurice fit un mouvement.
-
-«Ah! je vous reconnais! dit-il; vous êtes le lutin familier des
-mansardes, l'ancien serviteur de don Cléophas Zambulo, le démon
-Asmodée.»
-
-L'inconnu frappa du poing sur sa locomotive.
-
-«J'en étais sûr, dit-il, toujours Asmodée; la réputation de ce drôle lui
-a survécu.
-
---Il est donc mort? demanda Maurice étonné.
-
---Ne le savez-vous pas? reprit le petit homme. Béranger l'a annoncé:
-
- Au conclave on se désespère.
- Adieu puissance et coffre-fort!
- Nous avons perdu notre père:
- Le diable est mort, le diable est mort.
-
---Et pourtant, objecta Marthe, qui commençait à se rassurer, on a publié
-ses _mémoires_ et son voyage à Paris.
-
---OEuvres apocryphes! fit observer l'homme au paletot de caoutchouc; le
-diable n'en eût jamais fait autant. Je l'ai beaucoup connu, c'était un
-vaurien des plus maussades; mais il a eu le même bonheur que le prince
-de Talleyrand, son cousin: on lui a attribué l'esprit de tout le monde.
-Heureusement que l'esprit des ténèbres a fait son temps; son règne finit
-et le mien commence!»
-
-Les deux amants ravis relevèrent la tête.
-
-«Votre règne! s'écrièrent-ils en même temps. Ainsi vous êtes?...»
-
-Ils cherchaient le nom qu'ils devaient lui donner. Le petit homme glissa
-gracieusement deux doigts dans la poche de son gilet de cachemire
-français, en retira une carte lithographiée, et la présenta à Maurice,
-qui lut:
-
- _M. John Progrès, membre de toutes les Sociétés de perfectionnement
- d'Europe, d'Asie, d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie, etc., etc.--Rue de
- Rivoli._
-
-Maurice et Marthe s'inclinèrent respectueusement.
-
-«J'allais visiter les travaux de vos nouveaux chemins de fer, reprit le
-génie au paletot de caoutchouc, lorsqu'en passant j'ai entendu le
-souhait de madame Marthe d'abord, puis son appel; je me suis détourné
-pour répondre à l'un et pour satisfaire à l'autre.
-
---Quoi! s'écria la jeune femme, ce voeu de franchir plusieurs siècles
-pour se retrouver au milieu du monde perfectionné qui nous est
-promis?...
-
---Je puis l'accomplir, dit le petit dieu en passant avec fatuité sur une
-de ses joues la pomme de sa canne en fer creux; dites un mot, et vous
-vous endormez à l'instant, pour ne vous réveiller tous deux qu'en l'an
-TROIS MILLE.»
-
-Marthe et Maurice se regardèrent émerveillés.
-
-«En l'an TROIS MILLE! répéta celui-ci; et alors les germes semés par
-notre époque auront rapporté tous leurs fruits?
-
---En l'an TROIS MILLE! et nous nous retrouverons ensemble? ajouta
-celle-là, un bras posé sur le bras du jeune homme.
-
---En l'an TROIS MILLE! et vous vous réveillerez aussi jeunes et aussi
-amoureux, acheva le génie avec un rire de financier.
-
---Ah! s'il est vrai, reprit Maurice exalté, ne tardez point davantage;
-montrez-nous l'avenir qu'on nous annonce si splendide! Qui nous
-retiendrait dans ce présent, où tout n'est que lutte et incertitude?
-Dormons pendant que le genre humain marche péniblement à travers les
-routes mal frayées; dormons pour ne nous réveiller qu'au terme du
-voyage!»
-
-Il avait enveloppé Marthe d'un de ses bras, et l'approcha de son coeur,
-afin d'être sûr de l'emporter à travers ce sommeil de plusieurs siècles.
-M. John Progrès se pencha vers eux et avança les deux mains, comme un
-magnétiseur près de communiquer le fluide merveilleux qui transporte le
-nerf visuel dans l'occiput et l'odorat dans l'épigastre; mais Marthe fit
-un mouvement de côté.
-
-«Ah! s'écria-t-elle épouvantée, votre sommeil, c'est la mort; votre
-monde, c'est l'inconnu. Maurice, restons où nous sommes et ce que nous
-sommes!
-
---Non, s'écria le jeune homme fasciné, je veux voir le but.
-
---La route est si belle! Regarde, que de fleurs à cueillir! quel ciel
-bleu sur nos têtes! que de douces rumeurs de sources et de brises!
-
---Savoir! savoir! Marthe.
-
---Vivre! vivre! Maurice.
-
---Oui, mais dans un meilleur monde et sous de plus justes lois! Appuie
-ton front sur mon épaule, Marthe; serre-toi contre mon coeur, et ne
-crains rien! je suis là et je t'aime!»
-
-Il avait enveloppé la jeune femme dans ses bras, et les mains du génie
-étaient restées étendues! Tous deux sentirent, tout à coup, leurs
-paupières s'appesantir; ils cherchèrent instinctivement le grand
-fauteuil de travail de Maurice, et s'y affaissèrent dans un sommeil
-glacé qui ressemblait à la mort.
-
-Le lendemain, tous les journaux donnaient, aux faits divers, la nouvelle
-suivante:
-
- «Un événement aussi triste qu'inattendu vient de jeter la désolation
- parmi l'intéressante population des Batignolles. Un jeune homme et une
- jeune fille, qui habitaient l'étage supérieur d'une maison située rue
- des Carrières, ont été trouvés morts ce matin. On se perd en
- conjectures sur ce funeste accident, qui ne paraît être ni le résultat
- du crime, ni celui du désespoir.»
-
-Le jour suivant, le _Moniteur parisien_ consacrait un nouvel article aux
-amants batignollais, en annonçant que tous deux s'étaient asphyxiés par
-inspiration poétique et pour échapper aux désenchantements de la vie. Le
-surlendemain. _Le Constitutionnel_ publiait des détails intimes sur
-leurs derniers instants, et le lendemain du surlendemain _La Presse_
-annonçait la publication de leur correspondance inédite, recueillie par
-un ami!
-
-De plus, tous les poëtes de province _accordèrent leur lyre_ (car la
-lyre et la guitare sont encore connues dans les départements); et il en
-résulta douze cents strophes, en vers de toutes mesures, sur la mort de
-Marthe et de Maurice. Mais les plus citées furent celles d'un employé
-des droits réunis de Bar-sur-Aube, qui venait de se placer aux premiers
-rangs des poëtes dramatiques par une tragédie grecque jouée avec un
-immense succès au théâtre de Bobino. On répéta surtout le refrain:
-
- Ange aux yeux noirs, ange aux yeux bleus,
- Vous êtes partis pour les cieux!
-
-Heureux vers, dont le premier, selon la remarque d'un célèbre critique,
-appartenait évidemment à l'école colorée de Shakespeare, et le second à
-la sombre école de Racine.
-
-La gravure exploita également le couple amoureux. Le journal
-_L'Illustration_ publia la vue de leur fenêtre de mansarde, avec une
-gouttière sur le premier plan, dessin de circonstance, qui ajoutait un
-charme touchant au récit de cette double mort.
-
-Enfin, pour que rien ne manquât à leur célébrité, M. Gannal écrivit au
-_Journal des Débats_ une lettre par laquelle il offrait de les embaumer
-gratuitement, en donnant l'adresse de sa fabrique de conserves humaines.
-
-Mais un seul mot fit évanouir toute cette gloire!
-
-L'oncle de Marthe, averti par la rumeur publique, s'indigna des
-mensonges publiés par les journaux, et leur adressa une réclamation à
-laquelle il joignit comme pièces à l'appui:
-
-1º Le certificat du médecin du quartier, constatant que Marthe et
-Maurice étaient morts naturellement, de mort subite;
-
-2º L'extrait des registres de l'état civil, prouvant que tous deux
-étaient mariés à la mairie du quatrième arrondissement.
-
-Ainsi, on avait cru s'intéresser à des amants suicidés, et l'on n'avait
-que des gens morts malgré eux et mariés! Cette nouvelle fut comme un
-coup d'air qui enrhuma subitement tous les organes de la publicité. _Le
-Constitutionnel_ revint à son histoire des jésuites, entrecoupée de
-quelques anecdotes sur le serpent de mer; _La Presse_ découvrit que la
-correspondance annoncée était apocryphe, et en suspendit l'insertion;
-enfin _La Gazette des Tribunaux_ annonça l'arrestation d'une
-empoisonneuse de bonne maison qui venait de se défaire de toute sa
-famille, par suite de la déplorable organisation sociale qui ne nous
-permet d'hériter que de ceux qui sont morts!
-
-Cette dernière affaire absorba toute l'attention publique, et les noms
-de Marthe et de Maurice retombèrent dans l'oubli.
-
-Cependant tous deux avaient été réunis dans un même cercueil et portés
-au cimetière. L'humble corbillard traversa Paris suivi d'un vieillard,
-d'une jeune femme et de ses enfants: c'était toute la famille des morts!
-Le soleil brillait, les bouquetières offraient aux passants les
-premières violettes, les arbres commençaient à montrer leurs feuilles
-soyeuses, et les oiseaux gazouillaient le long des toits en cherchant la
-place de leurs nids! Tout était mouvement, parfum, lumière, et, au
-milieu de cette renaissance générale, le cercueil isolé passait sans
-être aperçu: car qui peut demander à la vie de voir et de comprendre la
-mort?
-
-En revenant, le vieillard, la jeune femme et les deux enfants montèrent
-à la mansarde qu'avaient habitée ceux qu'ils venaient de déposer dans la
-terre. Sur le seuil se tenait l'employé des pompes funèbres, le mouchoir
-d'une main et son mémoire de l'autre. Le mouchoir ne couvrait qu'un
-oeil, mais le mémoire eût pu envelopper toute la personne: car, s'il
-coûte cher de vivre à Paris, il est encore plus dispendieux de s'y faire
-enterrer. Pour payer la tombe des deux morts, il fallut vendre tout ce
-qu'ils avaient possédé vivants. Les livres de Maurice soldèrent le
-cercueil; la bague et la croix d'or de Marthe, le suaire; le reste, ce
-trou de terre où ils reposaient. Quand tout fut enfin payé, le
-croque-mort mit son mouchoir dans sa poche, et demanda son pourboire...
-
-Cependant les jours s'écoulèrent, puis les années, puis les siècles, et
-tout souvenir de Marthe et de Maurice s'était effacé. On ne se rappelait
-même plus les deux vers de l'employé des droits réunis de Bar-sur-Aube;
-mais le génie au paletot n'avait point oublié sa promesse. La mort des
-deux amants n'était qu'un sommeil, et, du fond de leur tombe, ils
-suivaient les transformations successives des sociétés, comme les images
-d'un rêve confus.
-
-Il leur sembla d'abord qu'ils voyaient les monarchies changées en
-gouvernements constitutionnels, et les gouvernements constitutionnels en
-républiques. Puis les races puissantes vieillissaient et faisaient place
-à des races plus jeunes. La civilisation, transmise comme ce flambeau
-allumé des saturnales, passait de mains en mains, laissant peu à peu
-dans l'ombre le point de son départ. De nouveaux intérêts appelaient
-l'activité humaine sous d'autres cieux. L'Europe négligée retombait
-lentement dans l'inertie et la solitude, tandis que l'Amérique, puis une
-contrée plus nouvelle, absorbaient en elles tous les éléments de vie. Le
-vieux monde n'était déjà plus qu'une terre sauvage, dont les sociétés
-modernes exploitaient les ruines. Richesses enfouies, monuments abattus,
-tombes oubliées, tout devenait la propriété de ces générations
-marchandes. Il sembla même à Marthe et à Maurice que le cercueil qui les
-renfermait était arraché au sol funèbre avec des milliers d'autres,
-qu'on les embarquait ensemble, et que tous étaient transportés dans une
-région inconnue, centre de la civilisation nouvelle.
-
-Mais ici l'espèce d'intuition mystérieuse qui leur avait tout révélé
-jusqu'alors s'obscurcit. Il y eut dans leur songe une interruption
-subite: puis une voix claire fit tout à coup entendre à leurs oreilles
-ce cri:
-
-L'AN TROIS MILLE!
-
-Au même instant, le couvercle de la bière fut rejeté, et les deux
-amants, réveillés en sursaut, se soulevèrent de leurs linceuls.
-
-D'abord, ils n'aperçurent rien qu'eux-mêmes. En se retrouvant après un
-sommeil de tant de siècles, tous deux jetèrent un cri de joie; leurs
-bras s'étendirent l'un vers l'autre, et ils échangèrent leurs noms dans
-un baiser.
-
-Un éclat de rire strident les interrompit.
-
-Ils se retournèrent en tressaillant: le petit génie était à quelques
-pas, debout sur sa locomotive fantastique.
-
-Marthe poussa une exclamation, rougit, et ramena autour de ses épaules
-les plis du suaire.
-
-«Eh bien! j'ai tenu parole, dit le déicule; grâce à moi, vous venez de
-traverser onze siècles sans vous en apercevoir.
-
---Se peut-il? s'écria Maurice stupéfait.
-
---Et vous voilà transportés au centre de la civilisation que vous
-désiriez connaître, continua le génie; nous sommes ici dans l'île
-autrefois appelée Taïti.
-
---La _Nouvelle-Cythère_ du capitaine Cook? demanda le jeune homme.
-
---Aujourd'hui nommée l'_Ile du Noir-Animal_, continua le dieu. Les gros
-industriels du pays font fouiller le monde entier pour se procurer la
-matière première de leur commerce, et vous devez à ces recherches
-d'avoir été transportés chez eux.»
-
-Marthe regarda autour d'elle, et remarqua alors qu'ils se trouvaient
-dans un immense édifice rempli de bières et d'ossements. Elle se serra
-contre Maurice avec un geste de frayeur.
-
-«Oh! ne craignez rien, reprit le génie en riant de sa voix aigre; on ne
-vous confondra point avec les morts. Vous vous trouvez chez l'un des
-plus respectables fabricants de l'île, M. Omnivore, qui sera ravi de
-voir en vous un échantillon des temps barbares. Il est averti de votre
-résurrection, et va venir lui-même.»
-
-La jeune femme, inquiète, s'enveloppa plus soigneusement dans son
-linceul.
-
-«Ne prenez point garde à la légèreté de votre costume, fit observer le
-petit dieu; nous ne sommes plus ici dans vos ridicules climats, où le
-soleil fait l'office d'une bougie qui éclaire sans chauffer. A l'île du
-Noir-Animal, l'air tient lieu de paletot; aussi vous voyez que l'intérêt
-bien entendu a réduit l'habillement à sa plus simple expression.»
-
-Les deux amants remarquèrent alors, en effet, la transformation qui
-s'était opérée chez M. Progrès. Il n'avait pour vêtements qu'un caleçon
-de coton, un chapeau d'écorce à larges bords, et des bottes en vannerie
-ornées de clochettes. Maurice apprit de lui que tel était le costume
-généralement adopté, vu sa commodité et son économie. La civilisation de
-l'an trois mille, ayant renoncé à tout ce qui n'était pas d'une utilité
-immédiate, avait laissé la parure aux femmes ou aux esprits futiles; les
-hommes graves se contentaient du caleçon, rehaussé de leurs grâces
-naturelles.
-
-Comme il achevait ces explications, un bruit de pas retentit à la porte
-de l'édifice, et le génie, donnant un coup de talon à son coursier de
-vapeur, disparut comme l'éclair.
-
-
-
-
-II
-
-Éloquence parlementaire de Maurice.--Éloquence perfectionnée de M.
-Omnivore.--Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.--M.
-Atout.--Départ de Marthe et de Maurice.--Nouveau moyen de traverser les
-rivières.--Routes souterraines.--M. Atout rassure Marthe par un calcul
-statistique.--Marthe s'endort.--Un rêve.
-
-
-M. Omnivore était suivi d'une demi-douzaine de serviteurs qui donnaient
-tous des marques du plus vif étonnement. Ils parlaient à la fois, comme
-nos députés lorsqu'ils veulent éclaircir une question importante, et
-Maurice reconnut que leurs paroles étaient un mélange de français,
-d'anglais et d'allemand, dont il se rendit compte assez facilement, vu
-la connaissance qu'il avait de ces trois langues. Ils répétaient tous
-ensemble:
-
-«Merveille! merveille! deux morts des premiers âges sont ressuscités; le
-chauffeur les a vus sortir de leur bière!»
-
-Mais ils s'interrompirent tout à coup, à la vue des deux époux, en
-criant:
-
-«Les voilà!»
-
-Et ils s'arrêtèrent à quelques pas, avec une curiosité que tempérait
-évidemment la peur.
-
-Marthe, confuse, s'était cachée à demi derrière Maurice; mais ce
-dernier, qui voulait soutenir l'honneur du dix-neuvième siècle, auquel
-M. Progrès venait d'accoler l'épithète de barbare, se redressa
-gravement, salua les visiteurs, et leur adressa le discours suivant:
-
- «Messieurs et honorables inconnus,
-
- «Ce n'est point le hasard, mais notre libre choix, qui nous a fait
- traverser près de deux mille années, pour renaître au milieu de cette
- génération puissante et éclairée, qui, à force de conquêtes dans le
- domaine de la perfectibilité humaine, a fait descendre le royaume du
- ciel sur la terre.
-
- «Aussi nous estimons-nous heureux de pouvoir connaître par nous-mêmes
- cette race de demi-dieux, si noblement représentée par ceux qui
- veulent bien m'écouter dans ce moment!...»
-
-(Ici un murmure d'approbation interrompit l'orateur. Il reprit d'une
-voix plus élevée:)
-
- «Je viens parmi vous, Messieurs, pour m'échauffer au soleil de la
- civilisation, qui ne brille nulle part ailleurs aussi éclatant!...»
-
-(Bruyants applaudissements.)
-
- «Pour admirer les miracles opérés par une nation intelligente et
- généreuse...»
-
-(Applaudissements plus bruyants.)
-
- «Pour rendre hommage à un pays que l'on pourrait appeler la patrie de
- toutes les gloires!»
-
-(Applaudissements prolongés.)
-
- «Enfin, pour jouir de cette noble alliance de l'ordre et de la
- liberté, réalisée par le plus grand peuple du monde.»
-
-(Tonnerre d'applaudissements: plusieurs voix crient:--Vivent les morts
-parisiens!)
-
-Il fallut quelques instants pour apaiser l'émotion produite par
-l'éloquente improvisation de Maurice; les habitants de l'île du
-Noir-Animal ne pouvaient cacher leur surprise de trouver dans un
-barbare, enterré depuis onze siècles, cette élévation de pensée et cette
-justesse d'appréciation. Les auditeurs les plus instruits croyaient
-reconnaître, dans le langage du jeune homme, un ancien président de
-congrès provincial, ou pour le moins un secrétaire de société
-philanthropique, conservé par la méthode de M. Gannal. Enfin, quand le
-silence fut rétabli, M. Omnivore, qui voulait répliquer dignement au
-discours de son hôte, s'avança avec gravité, toussa trois fois, afin de
-recueillir ses idées, et dit, avec un accent franc-anglo-tudesque:
-
- «Monsieur
-
- «En réponse au vôtre du présent jour, je m'empresse de vous faire
- savoir que la maison Omnivore et compagnie se trouvera flattée
- d'entrer en relations avec la vôtre, et que vous serez accueilli aussi
- favorablement qu'une traite à présentation; ladite maison tenant à
- honneur de vous maintenir dans la bonne opinion que vous avez conçue
- du peuple auquel elle a l'avantage d'appartenir.»
-
-Les auditeurs échangèrent un regard de satisfaction. Tous
-applaudissaient évidemment à la clarté et à la précision commerciale de
-la réponse faite par M. Omnivore. Celui-ci s'en aperçut, et prit une
-prise de tabac pour donner une contenance à sa modestie.
-
-Mais la glace était rompue, et l'on en vint à des explications moins
-solennelles. Maurice raconta comment Marthe et lui se trouvaient là, en
-exprimant le désir de quitter au plus tôt ce lieu funèbre, dont l'aspect
-attristait sa compagne. M. Omnivore se hâta de faire apporter des
-vêtements fournis par les fouilles récentes qui avaient été faites dans
-les ruines du vieux monde, et il se retira, en annonçant qu'il
-reviendrait prendre ses hôtes.
-
-Il reparut, en effet, au bout d'un quart d'heure, et ne put retenir un
-éclat de rire à la vue du costume des deux jeunes époux. Il en examina
-quelque temps toutes les parties, avec la même curiosité qu'un Français
-du dix-neuvième siècle étudiant la toilette d'un Hottentot. Il fallut
-lui expliquer l'utilité de cette longue robe de femme qui embarrassait
-la marche, de ce chapeau qui plaçait son visage au fond d'un cornet, de
-cet habit d'homme dont les basques pendantes ressemblaient aux deux
-ailes d'un hanneton malade, de ce pantalon que se disputaient les
-bretelles et les sous-pieds, comme une victime tirée à quatre chevaux.
-Marthe et Maurice justifièrent de leur mieux les costumes de leur
-époque; mais, après les avoir écoutés, M. Omnivore jeta un regard sur
-son habillement perfectionné, et ne put retenir un sourire d'orgueil.
-
-Cet habillement avait, en effet, résolu la question d'utilité aussi
-complétement qu'on pouvait l'espérer. Il ne servait point seulement de
-costume, mais d'annonce, de prix-courant et de carnet à échéance.
-
-A la ceinture du caleçon se voyaient imprimés les mots OMNIVORE ET
-COMPAGNIE, suivis des renseignements commerciaux les plus détaillés sur
-la nature et l'excellence des produits fournis par leur fabrique. La
-jambe droite présentait un barême complet destiné à simplifier les plus
-longs calculs, et la jambe gauche un almanach de cabinet avec les heures
-de départ des paquebots et courriers. Des deux côtés apparaissaient, en
-guise de rubans, des noeuds de traites soldées, constatant à la fois
-l'étendue des affaires de la maison Omnivore et l'exactitude de ses
-payements. Enfin, une plume posée sur l'oreille prouvait que le digne
-fabricant venait d'être subitement arraché aux douceurs de la
-comptabilité en parties doubles.
-
-Il conduisit d'abord Marthe et Maurice à travers d'immenses entrepôts,
-où se trouvaient entassés tous les débris arrachés par ses facteurs aux
-ruines du vieux monde: car telle était la spécialité à laquelle M.
-Omnivore devait sa fortune et son nom. Il exploitait les générations
-éteintes, comme on exploitait ailleurs les végétations carbonisées en
-houille, ou desséchées en tourbes combustibles. Sépultures antiques,
-débris de monuments, bronzes précieux, armes, médailles, statues, tout
-passait par ses mains; son entrepôt était le magasin de curiosités du
-monde; c'était là que venaient les collecteurs et les académiciens, race
-indestructible que la nouvelle civilisation n'avait pu faire
-disparaître.
-
-Les deux époux rencontrèrent précisément un de ces derniers au moment où
-ils quittaient l'entrepôt. C'était le célèbre M. Atout, qui avait pour
-spécialité d'être universel. Il représentait à lui seul vingt-huit
-citoyens, c'est-à-dire qu'il touchait les rétributions de vingt-huit
-places; la liste de ses titres couvrait une page in-quarto, et il
-portait autant de croix qu'une mule espagnole de clochettes. M. Omnivore
-le présenta seulement comme secrétaire perpétuel de la société
-historique, professeur de littérature, président du conseil
-universitaire, directeur de toutes les écoles normales, et membre de
-quatorze mille sept cent trente-quatre comités.
-
-M. Atout, qui venait d'apprendre la résurrection du couple français, le
-salua avec la dignité d'un homme affilié à trop d'académies pour que
-rien l'étonnât.
-
-Après les premières politesses, il adressa à Maurice plusieurs questions
-destinées à prouver ses études historiques et littéraires. Il lui
-demanda s'il avait connu Charlemagne, madame de Pompadour et M. Paul de
-Kock, trois grandes figures appartenant à la troisième race des rois de
-France, et l'interrogea longuement sur le connétable de Louis XVIII,
-Napoléon Bonaparte, dont l'histoire avait été écrite par le révérend
-père Loriquet. Maurice, d'abord étourdi, allait essayer de répondre,
-mais M. Atout ne lui en laissa point le temps; il en vint, sans plus
-longues transitions, du passé au présent, et commença une leçon sur
-l'état de la terre en l'an trois mille.
-
-Nos ressuscités l'écoutèrent avec d'autant plus d'attention qu'ils
-avaient tout à apprendre. Le professeur leur déclara qu'ils se
-trouvaient au centre même du monde civilisé, dont les différents peuples
-ne formaient plus qu'un État sous le nom de _République des
-Intérêts-Unis_. Le centre ou capitale de cette république se trouvait
-dans l'ancienne île de Bornéo, maintenant nommée _Ile du Budget_. Chaque
-peuple y envoyait un certain nombre de députés, et ceux-ci réglaient en
-commun les affaires générales. Quant au vieux monde, on y entretenait
-des colonies qui recevaient de la métropole la direction et les
-lumières.
-
-La grande loi de la division de la main-d'oeuvre avait été appliquée à
-la république elle-même. Chaque état formait une seule fabrique. Ainsi,
-il y avait un peuple pour les épingles, un autre pour le cirage anglais,
-un autre pour les moules de boutons. Chacun ne s'occupait, ne parlait,
-que de son article, ce qui contribuait médiocrement à l'étendue des
-idées et aux charmes de la société, mais profitait singulièrement à la
-fabrication. L'île du Budget, seule, réunissait toutes les variétés
-d'art et d'industrie; on y trouvait des spécimens de la civilisation
-entière, méthodiquement classés comme dans une trousse d'échantillons.
-
-Maurice et Marthe déclarèrent aussitôt qu'ils voulaient aller à l'île du
-Budget, et l'académicien, qui s'y rendait, proposa de les conduire; mais
-Omnivore s'y opposa. Il soutint que les deux époux se trouvaient compris
-dans une partie de marchandises expédiées à sa maison, et qu'ils lui
-appartenaient aussi légitimement que les autres antiquités de son
-entrepôt. Il y eut d'assez longs débats. Enfin, M. Atout, qui tenait à
-présenter les ressuscités dans la capitale, et à se faire honneur de
-leur découverte, consentit à désintéresser le fabricant sur les fonds de
-la société historique.
-
-Nos époux le suivirent, en conséquence, jusqu'aux bords de la baie qu'il
-fallait traverser.
-
-Des batteries de mortiers-postes avaient été établies sur les deux rives
-pour le passage. Un conducteur ouvrit la plus grosse pièce par la
-culasse, et fit entrer nos trois voyageurs, qui s'assirent au milieu
-d'une bombe soigneusement rembourrée. Marthe ne put se défendre d'une
-certaine émotion en se trouvant placée, comme une gargousse, au fond
-d'un canon; mais l'académicien entreprit de lui expliquer les avantages
-de cette manière de passer les rivières. Il était encore au milieu de sa
-démonstration, lorsque la jeune femme entendit crier:
-
-«Feu!»
-
-Au même instant, elle se sentit emportée, et, traversant les airs avec
-la rapidité de la foudre, elle se retrouva sur l'autre rive, au milieu
-d'une vingtaine de bombes fumantes qui venaient également d'arriver.
-
-M. Atout leur déclara alors qu'ils allaient continuer par l'une des
-routes souterraines qui traversaient l'île.
-
-«Avant les progrès de la civilisation, dit-il, on construisait les
-chemins sur terre; mais ils devinrent insensiblement si nombreux, qu'ils
-envahirent presque toute la surface du globe. Le sol ne portait plus que
-des rails de fonte, et on s'aperçut qu'à force de multiplier les voies
-de transport, on touchait au moment de n'avoir plus rien à transporter.
-Ce fut alors que vint l'idée de tracer les routes, non sous le ciel,
-mais sous la terre, et l'expérience a prouvé la supériorité du nouveau
-système. Grâce à lui on ne perd que la vue! On peut voyager sans
-distractions, en dormant ou en pensant à ses affaires. Au lieu du
-soleil, tantôt éblouissant, tantôt obscurci, on a l'éclairage uniforme
-des lampes de voyage; plus de curieux qui vous regardent passer, plus
-d'appel de marchands, plus de bruit de ville; on voyage aussi tranquille
-qu'un ballot.»
-
-Il montra ensuite à ses deux compagnons les routes souterraines, dont
-les ouvertures apparaissaient au penchant de la colline comme autant de
-gueules de fournaises. D'immenses pelles, mises en mouvement par les
-machines, y engouffraient sans cesse ou en retiraient des trains de
-wagons fumants. On entendait, au sein de la montagne, mille roulements,
-mêlés aux froissements du fer et aux sifflements de la flamme.
-
-En s'enfonçant dans un de ces conduits sinistres, Marthe ne put retenir
-un cri, et chercha la main de Maurice. L'académicien, après l'avoir
-réprimandée assez aigrement, entreprit de lui démontrer que les chemins
-souterrains étaient non-seulement les plus commodes, mais les plus sûrs.
-Il lui énuméra pour cela le nombre de gens tués chaque année par les
-différents modes de locomotion; il y ajouta le nombre des estropiés,
-puis le nombre des blessés; il détailla l'espèce de blessures et leurs
-gravités; enfin il additionna le tout, fit une règle de proportion, et
-arriva à prouver que les routes souterraines ne faisaient par année que
-treize cents victimes et une fraction!
-
-Cette démonstration changea l'inquiétude de Marthe en effroi.
-
-M. Atout passa alors aux détails. Il fit observer à la jeune femme
-qu'elle se trouvait à l'abri de tons les menus accidents que l'on
-pouvait craindre sur les autres chemins. Elle n'était exposée ni aux
-courants d'air, ni aux coups de soleil, ni à la poussière, ni au vent,
-ni aux émanations marécageuses, ni aux impertinences des passants; elle
-n'était absolument exposée qu'à être tuée.
-
-L'effroi de Marthe devint de l'épouvante.
-
-Heureusement que, dans ce moment, le bras de Maurice l'enveloppa
-doucement; elle se laissa aller à demi sur la poitrine du jeune homme,
-et, en sentant son coeur battre largement et paisiblement sous le sien,
-la peur s'envola; le calme de celui qu'elle aimait se communiqua à tout
-son être; elle ferma les yeux souriante et enivrée.
-
-M. Atout, persuadé qu'elle méditait ses raisonnements, admira les
-résultats de la statistique, et passa de la justification des différents
-véhicules nouvellement inventés à l'énumération de leurs avantages.
-
-Il constata que, vu la rapidité moyenne de la locomotion, il ne fallait
-plus maintenant que deux heures pour aller chercher son sucre au Brésil,
-trois pour acheter son thé à Canton, quatre pour choisir son café à
-Moka. On voyageait même plus loin au besoin. Madame Atout avait son
-marchand de nouveautés à Bagdad, sa modiste à Tambouctou, et son
-fourreur au pôle nord, trois portes plus bas que le cercle arctique.
-
-L'académicien démontra par des chiffres les immenses résultats sociaux
-de ces perfectionnements dans les voies de communication. Il prouva
-qu'en ajoutant à la vie des hommes de l'an trois mille toutes les heures
-gagnées par cette rapidité de transport, la durée moyenne de leur
-existence représentait cent vingt-cinq ans... plus une fraction! Ainsi
-avait été résolu le problème de franchir l'espace sans fatigues à subir,
-sans observations à faire, sans confidence à échanger. On se prenait
-sans se voir, on se quittait sans s'être parlé; chacun était indifférent
-à tout le monde, et tout le monde à chacun; voyager, enfin, n'était plus
-vivre en chemin ni en commun, mais partir et arriver!
-
-Marthe avait d'abord écouté l'apologie de M. Atout; mais insensiblement
-elle devint moins attentive; ses paupières se fermèrent, et, bercée par
-l'haleine de celui qu'elle aimait, elle s'endormit! Les images confuses
-du passé flottèrent d'abord quelque temps autour de son esprit; puis un
-souvenir rayonnant effaça tous les autres, et sortit lentement de ce
-chaos, comme une étoile des nuées.
-
-Marthe rêvait au voyage fait avec Maurice la veille même de leur long
-sommeil!
-
-Elle croyait voir encore les dernières lueurs du jour illuminant les
-coteaux de Viroflai et la lisière des bois; elle apercevait l'épine
-fleurie qui brodait le vert pâle des haies; elle sentait le parfum des
-lilas, dont les touffes riantes couronnaient les murs des jardins; elle
-entendait, sur les chemins déjà cachés dans l'ombre, le bruit des
-clochettes cadencé par le trot des chevaux.
-
-Près d'elle était Maurice, une main dans les siennes; près de Maurice un
-vieux cocher, au regard pensif; derrière, les autres voyageurs: paysan à
-la parole haute, jeune mère inquiète à chaque mouvement de ses enfants,
-vieux soldat silencieux!
-
-La voiture roulait doucement sur la terre amollie; mais à chaque instant
-sa course devenait plus lente, et des exclamations d'impatience
-s'élevaient.
-
-«Fouettez le cheval!» criaient-ils tous.
-
-Le cocher se contentait d'agiter les rênes.
-
-«Fouettez! fouettez! reprenaient les voix.
-
---C'est une rosse! faisait observer le paysan.
-
---Un paresseux! ajoutait la mère.
-
---Un lâche!» achevait le soldat.
-
-Le cocher branlait la tête.
-
-«Non, non, disait-il, Noiraud n'est pas une rosse, car il a supporté
-plus de misères que les plus forts, et voilà vingt ans qu'il les
-supporte.
-
---Vingt ans! répétait le paysan stupéfait.
-
---Peut-être davantage, reprenait le cocher, et ce n'est point un
-paresseux celui qui a nourri si longtemps, de son travail, l'homme, la
-femme et les deux enfants.
-
---Tant que cela! s'écriait la mère: oh! le brave cheval.
-
---Sans compter qu'il a fait ses preuves de courage, continuait le
-cocher; voyez plutôt les deux cicatrices qui sont au poitrail.
-
---Ah! il a servi?» interrompait le vieux soldat, d'un accent radouci.
-
-Et tous les yeux s'étaient arrêtés sur Noiraud avec un intérêt curieux,
-personne ne disait plus de le fouetter! Le paysan calculait ce que
-pouvait valoir son travail de vingt années; la mère pensait aux deux
-enfants que ce travail avait nourris, le vieux soldat regardait les
-cicatrices! Tous trois avaient perdu leur impatience; rien ne les
-pressait plus; ils pouvaient attendre; Noiraud n'avait qu'à prendre son
-temps.
-
-Aussi, quand la route était devenue facile, la mère avait voulu faire
-marcher ses enfants; le vieux soldat avait déclaré qu'il ne pourrait
-demeurer plus longtemps assis sans souffrir de ses blessures, et tous
-deux descendus, le cocher s'était mis à encourager Noiraud de la voix.
-
-«Ferme, mon vieux trompette! disait-il; encore cette corvée pour
-Georgette; demain, nous nous reposerons.»
-
-Puis, se tournant vers Marthe et Maurice:
-
-«C'est la fille de la maison, Georgette, avait-il ajouté en souriant;
-elle épouse le fils du voisin samedi, et sa mère et moi nous lui avons
-préparé une surprise: lit, secrétaire et commode de noyer, avec la
-garniture de cheminée! Elle ne se mariera qu'une fois, cette enfant; je
-veux qu'elle ait la joie complète. Joli nid et bel oiseau. L'oiseau est
-trouvé; mais pour le nid il manque encore cent sous, et Noiraud ne peut
-se reposer que quand je les aurai... Pas vrai, vieux, que tu me les
-gagneras demain!
-
---Il vous les a gagnés, s'était écrié Maurice en lui tendant l'argent;
-vous pouvez hâter d'un jour la joie de Georgette et le repos de Noiraud;
-allez, brave coeur, et que Dieu bénisse vos amoureux.»
-
-Il avait alors sauté, enlevant Marthe dans ses bras, et la voiture
-allégée s'était perdue dans l'ombre!
-
-Paris se trouvait encore loin; mais tous deux avaient marché
-joyeusement, les bras enlacés, causant à demi-voix de Georgette, de
-Noiraud, des étoiles! Ineffable échange de bagatelles charmantes, de
-fugitives impressions, de confidences comprises sans être achevées;
-sorte de rêverie dialoguée, dont on ne se rappelle rien, et qui laisse
-dans le passé une de ces traînées lumineuses vers lesquelles le regard
-se tourne toujours.
-
-Ils n'étaient arrivés qu'au milieu de la nuit, haletants de fatigue,
-couverts de sueur, les pieds poudreux et meurtris, mais le coeur plein
-et l'esprit joyeux. Ce voyage, ils ne pouvaient l'oublier désormais, car
-ils n'avaient pas seulement changé de lieu, ils avaient vu, senti; ils
-n'étaient pas seulement arrivés, il leur restait un souvenir! Ils se
-souviendraient toujours du vieux cheval et de son vieux maître!
-
-Toutes ces images venaient de se reproduire dans le rêve de Marthe; elle
-croyait franchir le seuil de sa joyeuse mansarde, lorsqu'un grand bruit
-l'éveilla en sursaut.
-
-
-
-
-III
-
-Extraction de voyageurs.--Auberges modèles.--Le verre d'eau de
-fontaine.--Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade accélérée,
-bateau sous-marin.--M. Blaguefort, commis-voyageur pour les nez, la
-librairie et les denrées coloniales.--Un prospectus d'entreprise
-industrielle de l'an trois mille.--Fâcheuse rencontre d'une
-baleine.--Leçon de M. Vertèbre sur les cétacés.--Destruction du bateau
-sous-marin.--Son extrait mortuaire.
-
-
-Le convoi qui conduisait l'académicien et ses deux compagnons venait de
-s'arrêter au fond d'une sorte de précipice; sur leurs têtes apparaissait
-un coin de ciel barré par les bras d'une immense machine. M. Atout leur
-apprit qu'ils étaient arrivés à leur destination, et que chacune des
-villes sous lesquelles passait le chemin avait ainsi un puits
-d'extraction pour les voyageurs.
-
-Leur wagon venait, en effet, d'être saisi par le grand bras de la
-machine, et commençait à monter rapidement, comme une banne de mineurs.
-
-Lorsqu'ils atteignirent l'orifice du puits, mille cris éclatèrent à la
-fois, et une centaine d'hommes et d'enfants se précipitèrent vers les
-arrivants. Marthe crut qu'on voulait les mettre en pièces, et recula
-épouvantée jusqu'à M. Atout; mais ce dernier lui apprit que c'étaient
-les aubergistes et les commissionnaires du pays qui venaient offrir
-leurs services.
-
-Les uns répandaient sur les voyageurs une pluie de cartes et d'adresses,
-d'autres tenaient des plateaux couverts de rafraîchissements, qu'ils
-voulaient leur faire accepter; quelques restaurateurs portaient
-d'immenses fourchettes garnies de volailles rôties, de côtelettes et de
-jambonneaux, qu'ils promenaient, au-dessus de la foule, comme un
-prospectus de leurs établissements. Il y avait, en outre, les brosseurs,
-les cireurs, les indicateurs, les porteurs, tous également acharnés à
-vous rendre service. Maurice n'avait pas fait six pas, qu'il s'était vu
-forcé d'accepter deux verres de limonade, et de livrer à trois
-commissionnaires sa canne, son foulard et son chapeau.
-
-M. Atout lui faisait admirer cet empressement hospitalier, cette
-multiplicité de soins, cette abondance.
-
-«Voyez, s'écriait-il, les bienfaits de la civilisation! Une population
-entière est aux ordres de chacun de nous; toutes les productions du
-monde viennent, pour ainsi dire, à notre rencontre; nous arrivons à
-peine, et déjà nos moindres besoins ont été prévenus; rien ne nous a
-manqué!»
-
-Rien ne manquait, en effet, à Marthe et à Maurice, que de pouvoir
-respirer. Ils se réfugièrent dans la première hôtellerie qu'ils
-aperçurent, comme dans un lieu d'asile.
-
-A la porte se tenait un concierge, portant hallebarde, qui leur fit
-trois saluts et les remit à un huissier à chaîne d'or, par lequel ils
-furent conduits à un valet de pied chargé d'ouvrir le salon.
-
-C'était une immense galerie, dont le premier aspect éblouit les deux
-jeunes gens. Leur conducteur s'en aperçut et sourit.
-
-«Vous voyez, dit-il, le triomphe de l'industrie; rien de ce que vous
-apercevez ici n'est ce qu'il paraît. Cette colonnade de marbre sculpté
-n'est que de la terre cuite; cette tapisserie de brocart, qu'un tissu de
-verre filé; ce parquet de bois de rose, qu'un carrelage en bitume
-colorié; le velours qui couvre ces sofas, que du caoutchouc
-perfectionné. Tout cela peut durer deux années, c'est-à-dire le temps
-nécessaire pour que l'hôtelier vende son établissement et se retire
-millionnaire.
-
-Comme il achevait, arrivèrent les garçons de service. Tous avaient,
-imprimés sur leurs vêtements, les symboles de leurs attributions: l'un,
-des plats, des assiettes, des couverts; l'autre, des verres et des
-bouteilles; un troisième, des viandes, des poissons ou des fruits. Ils
-portaient, en outre, un collier au chiffre de l'aubergiste, qui servait
-à les faire reconnaître.
-
-M. Atout engagea ses compagnons à déjeuner; mais, depuis tantôt douze
-siècles qu'ils ne mangeaient plus, tous deux en avaient perdu
-l'habitude. L'académicien, qui n'était point non plus en appétit, se
-contenta de demander un verre d'eau.
-
-Le valet chargé de recueillir les demandes alla aussitôt à une petite
-bibliothèque et apporta un volume relié, sur lequel on lisait, gravé en
-lettres d'or:
-
- CARTE DES EAUX
-
- QUE L'ON TROUVE A L'HOTEL DES DEUX-MONDES.
-
- 1º Eau de fontaine.
- 2º Eau de puits.
- 3º Eau de ruisseau.
- 4º Eau de rivière.
- 5º Eau de fleuve.
- 6º Eau filtrée au charbon.
- 7º Eau filtrée à la pierre.
- 8º Eau filtrée au gravier.
- 9º Eau...
-
-Maurice s'arrêta, tourna une trentaine de feuilles, et vit que la carte
-allait jusqu'au nº 366! L'hôtel des Deux Mondes avait autant d'espèces
-d'eaux qu'une année bissextile a de jours.
-
-M. Atout en parcourut le catalogue avec soin, fit de savantes réflexions
-sur les eaux de différents crus, hésita, relut, hésita encore, et
-demanda enfin, après une longue délibération, de l'eau de fontaine!
-
-La demande fut transmise par le valet des requêtes. Cinq minutes
-s'écoulèrent, puis un premier garçon apporta un plateau; encore cinq
-minutes, et un second garçon apporta une carafe; encore cinq minutes, et
-le troisième apporta un verre.
-
-Le tout n'avait ainsi pris qu'un quart d'heure, grâce à la division de
-la main-d'oeuvre.
-
-Pendant que leur conducteur buvait, Marthe et Maurice voulurent
-s'approcher d'une fenêtre; mais le valet qui y était préposé les avertit
-qu'il fallait, pour cela, prendre un billet au bureau des points de vue!
-Ils refusèrent et voulurent s'avancer vers la porte; un autre garçon les
-avertit que, s'ils sortaient sans contre-marque, ils ne pourraient
-rentrer. Enfin, comme, dans leur embarras, ils allaient s'asseoir sur le
-sofa de pourtour, un troisième garçon leur fit observer poliment que ces
-places étaient d'un prix plus élevé.
-
-Ainsi repoussés de partout, ils se hâtèrent de rejoindre l'académicien,
-qui venait d'achever son verre d'eau et avait demandé la carte.
-
-Un domestique spécial parut bientôt, portant une magnifique feuille de
-papier vélin avec vignette, encadrement, cul-de-lampe et parafes
-embellis d'_ombres portées_.
-
-Maurice lut par-dessus l'épaule de son conducteur:
-
- _Doit M._
-
- Pour trois saluts du concierge à hallebarde 1 fr. 50
- Pour l'huissier à chaîne d'or 2 »
- Pour le valet de pied qui a ouvert la porte » 50
- Pour loyer de la carte des eaux » 25
- Pour un plateau » 30
- Pour une carafe » 35
- Pour un verre » 25
- Pour eau de fontaine 5 »
- Pour table et tabourets 4 »
- Pour frais de service 2 »
- ---------
- Total 16 fr. 15
-
-M. Atout fit remarquer que, grâce à cette comptabilité détaillée, on
-n'avait plus à s'occuper du pourboire des domestiques, paya les 16 fr.
-15 c. et sortit.
-
-Marthe se rappela involontairement l'Évangile, et il lui sembla que les
-hôteliers de l'île du Noir avaient trouvé moyen de réaliser sur la terre
-les promesses du Christ: _le verre d'eau donné leur était payé au
-centuple_.
-
-Le conducteur des deux époux avait pris avec eux le chemin du port, où
-ils devaient s'embarquer pour l'île du Budget.
-
-Lorsqu'ils y arrivèrent, les quais étaient couverts de voyageurs qui
-débarquaient ou qui allaient partir. On entendait crier:
-
-Le paquebot du Japon!
-
-L'estafette de la mer Rouge!
-
-L'omnibus du Brésil, avec correspondance pour Terre-Neuve!
-
-Et à ces cris la foule accourait. On voyait les buralistes distribuant
-leurs bulletins, et les facteurs pesant les marchandises. M. Atout fit
-remarquer à ses compagnons un estampilleur qui, le pinceau à la main,
-traçait sur la poitrine ou sur le dos de chaque passager le numéro
-imprimé sur ses paquets; moyen aussi simple qu'ingénieux d'établir la
-corrélation du voyageur et des bagages.
-
-Enfin, ils arrivèrent à un embarcadère surmonté d'un écriteau, sur
-lequel était écrit:
-
- _Dorades accélérées de l'île du Noir à l'île du Budget, en
- cinquante-trois minutes._
-
-«C'est ici,» dit M. Atout.
-
-Nos voyageurs regardèrent devant eux sans rien voir.
-
-«Vous cherchez le bateau? reprit le professeur en souriant; mais il est
-à sa place... à sa place de dorade.
-
---Comment! sous l'eau? interrompit Maurice.
-
---Sous l'eau! répéta M. Atout. On a cru longtemps que le propre d'un
-bateau était de flotter; mais de nouvelles recherches ont détrompé à cet
-égard. Aujourd'hui une partie de nos lignes de paquebots sont
-sous-marines, comme une partie de nos routes sont souterraines. Vous
-comprenez qu'il y a mêmes avantages dans les deux cas. Les dorades
-accélérées, naviguant sous les vagues, n'ont à craindre ni le vent, ni
-la foudre, ni les abordages, ni les pirates. Quant à leur construction,
-vous allez vous-même en juger.»
-
-Il les conduisit alors à l'extrémité de l'embarcadère, où se trouvait
-une cloche à plongeur, par laquelle ils purent descendre au bateau
-sous-marin.
-
-Sa forme avait été empruntée au poisson dont il portait le nom. C'était
-une immense dorade, dont la queue et les nageoires étaient mues par la
-vapeur. A la place des écailles brillaient plusieurs rangées de petites
-fenêtres, et l'air s'introduisait à l'intérieur par des conduits, dont
-l'extrémité flottait à la surface de la mer.
-
-Les nouveaux venus avaient été précédés par une société nombreuse, de
-sorte que la dorade ne tarda pas à tracer sa route au milieu des flots.
-
-M. Atout voulut profiter de ce moment pour préparer ses compagnons à la
-vue de la capitale des _Intérêts-Unis_; mais il fut interrompu, dès les
-premiers mots, par un voyageur qui venait de le reconnaître, et qui
-accourut à sa rencontre les bras ouverts.
-
-«Eh! c'est M. Blaguefort, dit l'académicien en répondant aux
-empressements du nouveau venu avec une certaine supériorité protectrice;
-un de nos hommes d'affaires les plus répandus.»
-
-Et, lui montrant de la main Marthe et Maurice:
-
-«Je vous présente, continua-t-il, un couple des anciens temps...
-
---Les Parisiens d'Omnivore? interrompit Blaguefort, qui les avait déjà
-examinés; je les ai manqués de trois minutes. J'avais appris leur
-résurrection, et j'accourais pour offrir à leur propriétaire de les
-mettre en actions. J'aurais exploité cette entreprise avec celle des
-télégraphes lunaires! mais vous aviez déjà traité. Excellente affaire,
-Monsieur! vous pouvez gagner six mille pour cent.»
-
-M. Atout fit observer qu'il ne s'agissait point d'une spéculation; que
-le réveil des deux époux devait seulement profiter à la science, et que
-c'était dans ce but qu'il les conduisait à l'île du Budget.
-
-Blaguefort cligna de l'oeil.
-
-«Bien, bien, dit-il, vous avez un autre projet... Vous espérez tirer
-davantage. Mon Dieu! c'est votre droit... Vous comprenez que ce n'est
-pas moi qui irai vous élever une concurrence; d'autant que j'ai donné
-une nouvelle extension à mes affaires. Depuis que nous nous sommes
-rencontrés au cap de Bonne-Espérance, j'ai formé une société anonyme
-pour exploiter le brevet du docteur Naso! Vous savez, ce Péruvien qui
-vient d'inventer un corset orthopédique pour les nez déviés. Mais
-pardon: voici un voyageur à qui j'avais donné un prospectus et qui
-désire me parler.»
-
-Un nouvel interlocuteur venait effectivement de s'approcher.
-
-C'était un petit homme, tellement obèse que ses deux bras ressemblaient
-à des nageoires, et trottant avec des jambes si courtes qu'on eût dit un
-de ces poussahs de carton qui marchent sur leur ventre. Ses petits yeux,
-enfoncés dans la chair, semblaient des trous de faussets, et son nez,
-étranglé entre deux joues hémisphériques, faisait l'effet d'un pepin
-dans une orange de Malte.
-
-Il salua du pied, n'ayant point assez de cou pour saluer de la tête.
-
-«Magnifique découverte, Monsieur! dit-il d'une voix apoplectique, et en
-montrant le prospectus qu'agitait une de ses nageoires.
-
---Monsieur veut-il en essayer? demanda rapidement Blaguefort.
-
---Pourquoi pas? reprit l'homme-poussah avec un rire qui rappelait, à s'y
-méprendre, un accès de toux; pourquoi pas? J'ai toujours favorisé le
-progrès des arts...
-
---Comme nous le progrès des nez, Monsieur.
-
---Ainsi, vous parvenez réellement à accroître ou à diminuer leurs
-dimensions?
-
---Par le moyen d'un appareil approprié aux besoins du sujet. Monsieur
-peut voir, du reste, la lithographie jointe à notre prospectus. Grâce à
-notre corset orthonasique, chacun peut désormais choisir son nez, comme
-on choisissait autrefois son chapeau. Vous en avez là des modèles de
-toutes les formes, avec les prix en chiffres connus.»
-
-Le petit homme retourna la feuille qu'il tenait à la main, et se mit à
-examiner une longue série de nez, dessinés en regard du tarif. Il hésita
-quelque temps entre les nez grecs et les nez retroussés; mais, sur
-l'observation de M. Blaguefort que ces derniers étaient mal portés, il
-se décida pour les autres.
-
-L'homme d'affaires tira aussitôt de sa trousse un compas, prit les
-dimensions de l'espèce de verrue que l'appareil du docteur devait
-transformer en nez antique, et les inscrivit sur son carnet, avec le nom
-et l'adresse de l'acheteur.
-
-Les deux époux apprirent ainsi que ce dernier arrivait d'Afrique, où il
-s'était rendu pour cause d'étisie, et que son embonpoint était le
-résultat d'un nouveau racahout des Arabes. Il en apportait la recette,
-vendue à la compagnie de l'Hygiène publique, qui l'avait attaché
-lui-même à l'entreprise en qualité de prospectus vivant.
-
-Pendant qu'il donnait ces explications, M. Blaguefort avait aperçu à
-quelques pas un voyageur dont l'air et les cheveux longs semblaient
-annoncer un ecclésiastique. Il chercha vivement dans sa trousse des
-échantillons de reliques, de chapelets, de médailles, et, s'approchant
-d'un air souriant et modeste:
-
-«Je ne crois pas me tromper, dit-il, en me permettant de supposer que
-monsieur a reçu l'ordination.
-
---En effet, répliqua le voyageur.
-
---J'en étais sûr, reprit Blaguefort avec onction; quand on approche les
-saints, il y a une voix intérieure qui vous avertit! Mais, puisque la
-Providence m'a fait rencontrer monsieur, j'ose espérer qu'il me
-permettra de lui offrir quelques objets destinés à l'édification des
-fidèles: _ad majorem Dei gloriam_.»
-
-Et, prenant subitement la voix d'un commissaire-priseur, il continua, en
-présentant tour à tour chaque échantillon:
-
-«Ceci est une relique de saint Loriquet, destinée à inspirer les vraies
-connaissances historiques! Nous ne les vendons que 50 centimes la
-douzaine, qui est de quatorze.
-
-Ceci est une médaille dédiée aux saints protecteurs: elle met à l'abri
-des banqueroutes, de la garde nationale et autres infirmités terrestres.
-1 fr. les sept-six.
-
-Ceci est un chapelet...
-
---Un moment, Monsieur, interrompit le voyageur en cheveux longs, il y a
-méprise: je ne suis point prêtre catholique...
-
---Ah bah! s'écria Blaguefort, alors c'est à un ministre du saint
-Évangile que j'ai l'honneur de parler.»
-
-Il rouvrit précipitamment sa trousse, y choisit une Bible, et reprit,
-avec l'air majestueux d'un maître d'école qui explique les neuf parties
-du discours:
-
-«Prenez, car ceci est la loi universelle, le grand Verbe, le Dieu
-vivant! Là vous ne verrez que des règles sûres... bien que nous ayons
-ajouté les livres apocryphes. Vous y trouverez la recette du salut
-spirituel et temporel... avec le moyen de s'en servir. Le tout ne
-coûtant que 10 francs, compris le fermoir et l'étui!
-
---C'est, en effet, bien peu d'argent pour tant de choses, dit l'étranger
-en souriant, et, lorsque j'étais pasteur, j'aurais pu profiter du bon
-marché; mais depuis mes convictions ont pris une autre voie, et l'ancien
-ministre du saint Évangile s'est réfugié dans la philosophie...
-
---Vous êtes philosophe! interrompit Blaguefort, qui se frappa la cuisse;
-pardieu! j'aurais dû m'en douter: avec ce front vaste, ce regard
-penseur!... Eh bien, j'en suis ravi, Monsieur; moi aussi, je suis
-philosophe... philosophe pratique... et la preuve, c'est que je voyage
-pour la _Société de l'extinction des croyances_. J'ai là le règlement,
-et je suis autorisé à recevoir les souscriptions.»
-
-Il avait cherché de nouveau dans la trousse, et il offrit à son
-interlocuteur une brochure au haut de laquelle une vignette représentait
-le génie de la vérité terrassant l'hydre de la superstition: le génie
-était le portrait du président de la société, et les têtes de l'hydre
-des têtes d'abbés.
-
-Blaguefort laissa l'ex-pasteur examiner la brochure, et revint vers
-l'académicien.
-
-Maurice ne put cacher son étonnement, et lui avoua qu'il venait de
-réaliser à ses yeux le beau idéal du commis voyageur.
-
-«Ah! vous voulez me flatter, s'écria Blaguefort en riant; je me connais,
-allez! J'ai un défaut en affaires, un très grand défaut: je suis trop
-franc! Je ne sais point faire valoir mes articles, défendre mes
-avantages; mais, bah! j'aime la bonne foi antique, je veux que l'on
-puisse traiter avec moi sans précautions. Aussi on me connaît! Sucre,
-chocolat, soieries, miel, vins de Madère; on reçoit les yeux fermés tout
-ce que j'expédie; c'est ce que je veux: la confiance du public m'honore;
-elle constitue mon bénéfice le plus net et le plus sûr!»
-
-Tout en parlant, l'homme d'affaires vidait sa trousse, afin de la
-remettre en ordre. Les regards de Maurice s'arrêtèrent sur un papier qui
-venait de s'entr'ouvrir; il lut:
-
-_Recette pour le chocolat pur caraque._--Prenez un tiers de haricots
-rouges, un tiers de sucre avarié, un tiers de suif; aromatisez le tout
-avec des écorces de cacao: vous aurez du chocolat de santé.
-
-_Recette pour le miel._--Prenez de la mélasse, de la farine de seigle;
-aromatisez avec de la fleur d'orange, composée de sels de zinc, de
-cuivre et de plomb: vous aurez du miel du mont Hymète.
-
-_Recette pour le sucre blanc._--Prenez de la poudre d'albâtre...
-
-Maurice ne put continuer; Blaguefort, qui avait tout remis en ordre,
-reprit le papier et le plaça soigneusement avec ses effets de commerce;
-mais il aperçut, tout à coup, parmi ces derniers, une lettre qui parut
-réveiller en lui un souvenir oublié...
-
-«A propos, je ne vous ai point dit, s'écria-t-il en se tournant vers M.
-Atout: la société pour les télégraphes trans-aériens vient d'être
-formée! L'année prochaine, nous serons en communication directe avec la
-lune.
-
---Avec la lune! s'écrièrent Marthe et Maurice stupéfaits.
-
---Les dernières expériences faites à l'observatoire de Sans-Pair ont
-rendu la chose possible, fit observer M. Atout. Grâce au télescope
-construit par M. de l'Empyrée, la lune s'est enfin laissé voir.
-
---Et bientôt elle se fera entendre! ajouta Blaguefort: car, grâce aux
-nouveaux télégraphes électriques, on pourra converser avec les lunaires
-aussi promptement et aussi facilement que je converse avec vous. J'ai
-là, du reste, le projet de prospectus qui m'a été adressé; je puis vous
-le faire connaître.»
-
-Il déploya la lettre et en retira une feuille autographiée qui contenait
-ce qui suit:
-
- _Télégraphes trans-aériens.--Aux personnes qui ont des fonds à
- placer.--Capital social: dix millions.--Bénéfice assuré: dix
- milliards._
-
- «Un événement qui surpasse en importance tous ceux qui ont renouvelé,
- jusqu'à ce jour, la face de la terre, vient de se produire au milieu
- de nous. Un de nos savants a subitement découvert un monde inconnu
- jusqu'à lui. Ce monde, c'est la lune!
-
- «Une société s'est aussitôt formée pour l'exploitation de cette
- nouvelle conquête, dont il ne reste plus qu'à s'emparer. Toutes les
- mesures sont déjà prises pour la construction des télégraphes
- trans-aériens, qui doivent nous mettre en rapport avec la population
- lunaire, et faciliter, peu après, l'établissement d'une grande ligne
- de communication, construite à frais communs.
-
- «Il résulte des observations faites par M. de l'Empyrée que la lune
- renferme des valeurs incalculables en carrières d'ardoises, terre à
- briques, gisements de granit, bancs de sable propres à bâtir, etc.,
- etc., etc., etc. L'imagination recule devant les bénéfices que
- l'exploitation de pareilles richesses peut procurer. Aussi ne
- ferons-nous aucune promesse aux actionnaires: les plus modestes
- paraîtraient exagérées. Nous les avertirons seulement que, d'après des
- calculs exacts et consciencieux, l'intérêt de l'argent placé dans
- notre entreprise devra être, en terme moyen, de cinquante mille pour
- cent!
-
- «Presque toutes les actions étant retenues à l'avance, nous ne
- pourrons accueillir les demandes que jusqu'au 30 du présent mois.»
-
- Suivent les signatures.
-
-La plupart des voyageurs s'étaient rassemblés autour de Blaguefort
-pendant cette lecture. L'annonce merveilleuse avait évidemment produit
-son effet. Les plus enthousiastes demandaient déjà les moyens de prendre
-un intérêt dans l'affaire. Blaguefort se proposa aussitôt pour
-intermédiaire, et se mit à distribuer des promesses de promesse d'action
-avec un droit de commission. Les voyageurs qui les avaient achetées
-passèrent dans les autres salles du bateau, où ils répétèrent la grande
-nouvelle, et négocièrent leurs coupons à deux cents pour cent de
-bénéfice. Maurice ne pouvait revenir de sa surprise, et M. Atout en prit
-occasion de faire un long discours sur les avantages de l'association et
-du crédit. Il en était à son douzième aphorisme d'économie politique,
-lorsqu'un choc terrible ébranla la dorade accélérée et lui fit perdre
-l'équilibre.
-
-Les passagers épouvantés, s'étant élancés vers les fenêtres, aperçurent
-un immense cétacé endormi dans les profondeurs de l'Océan, et que le
-choc de la dorade avait réveillé: au moment même où les deux époux se
-penchèrent contre le vitrage, il venait de se retourner. Marthe eut à
-peine le temps de pousser un cri!... Le flot qui portait le
-bateau-poisson, attiré par l'aspiration du monstre, s'engloutit dans sa
-gueule entr'ouverte comme dans un abîme, et ne s'arrêta qu'au fond de
-l'estomac!
-
-L'événement avait été trop rapide pour qu'on pût l'éviter, et, dans le
-premier instant qui suivit la catastrophe, les clameurs et les
-lamentations empêchèrent de s'entendre. L'équipage lui-même paraissait
-consterné. C'était la première fois qu'il avait à naviguer dans
-l'estomac d'une baleine, et le capitaine, quoique vieux marin, fut forcé
-d'avouer qu'il en ignorait complètement les débouquements.
-
-Chacun dut en conséquence donner son avis; mais tous les moyens proposés
-paraissaient dangereux ou impraticables. Enfin on pensa au professeur de
-zoologie du Muséum, qui se trouvait par hasard à bord, et tout le monde
-se tourna vers lui:
-
-«Laissez parler M. Vertèbre! s'écrièrent plusieurs voix; il peut nous
-donner un bon conseil, lui qui a étudié les baleines.»
-
-M. Vertèbre se redressa.
-
-«Je l'avoue, Messieurs, dit-il gravement; cet intéressant mammifère a
-été l'objet de mes observations spéciales, et, quoi qu'aient pu en dire
-mes adversaires, je crois avoir découvert le premier la véritable nature
-du lait dont il nourrit ses petits!...
-
-La baleine, Messieurs, est un cétacé, nom qui vient du mot grec _kêtos_;
-il appartient à la famille du narval, du cachalot, du dauphin. C'est un
-grand mammifère plagiure, vivipare, pisciforme, portant deux pieds
-appelés nageoires, et respirant par des poumons...»
-
-Il fut interrompu par un soubresaut inattendu. Les propulseurs du
-bateau-poisson, qui continuaient à se mouvoir, venaient d'effleurer les
-parois de l'estomac de la baleine, et y avaient déterminé une
-contraction qui ramena la dorade vers le canal alimentaire. Le
-mécanicien, voulant profiter de ce mouvement, lâcha toute sa vapeur,
-afin de forcer le passage, ce qui occasionna chez le monstre une
-nouvelle nausée, suivie d'un vomissement au milieu duquel le bateau se
-trouva rejeté au dehors.
-
-Mais l'effort avait été si violent que la dorade alla frapper un rocher,
-où elle se brisa. Tous les voyageurs qui se trouvaient à l'avant furent
-broyés du choc, noyés dans la mer ou brûlés par les éclats de la
-machine.
-
-Heureusement que l'arrière, où se tenaient Marthe et Maurice, eut moins
-à souffrir. La plupart des passagers échappèrent au désastre et furent
-recueillis par les habitants de la côte, accourus au bruit de
-l'explosion.
-
-Enfin, lorsqu'ils eurent assez repris leurs sens pour regarder autour
-d'eux, ils reconnurent que le cétacé avait eu la délicate attention de
-ne les point détourner de leur route, et qu'ils se trouvaient dans les
-faubourgs mêmes de Sans-Pair, c'est-à-dire seulement à quinze lieues de
-la ville.
-
-Le fonctionnaire chargé du registre de l'état civil des machines fut
-aussitôt averti. Il arriva pour constater le désastre, et dressa l'acte
-suivant, imprimé d'avance, et dont il n'eut qu'à remplir les blancs.
-
- SANS-PAIR.--ÉTAT CIVIL DES MACHINES
-
- ACTE MORTUAIRE.
-
- Nous, soussigné, déclarons que:
-
- La machine _Dorade accélérée, nº 7_,
-
- Née à _l'île du Noir_,
-
- Agée de _dix-huit mois_,
-
- Valant _quatre cent mille francs_,
-
- A péri par accident _de baleine_.
-
- Aujourd'hui 17 mai 3000.
-
- LE COMMISSAIRE,
-
- NETTEMENT.
-
- Ci-joint le procès-verbal.
-
-Quant aux voyageurs qui avaient péri, comme pour constater leur décès il
-eût fallu s'informer de leurs noms, de leurs professions, de leur âge,
-le commissaire s'en abstint, en vertu du principe constitutionnel qui
-déclare _que la vie privée doit être murée_.
-
-
-
-
-IV
-
-Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.--Inconvénient des passe-ports
-daguerréotypés.--Maison modèle de M. Atout.--Moyen d'être servi sans
-domestiques.--Le souper à la mécanique.--Une vieille tradition: LA
-FILEUSE D'ÉVRECY.
-
-
-Ceux qui avaient survécu continuèrent ensuite leur route jusqu'à la
-ville de Sans-Pair. Maurice trouva celle-ci entourée d'une double
-enceinte destinée à assurer la perception de l'octroi et l'examen des
-passe-ports.
-
-Ces derniers n'étaient plus, du reste, comme autrefois, des sauf
-conduits avec signalement, mais des portraits daguerréotypés, ornés du
-timbre de la police et représentant le voyageur lui-même. M. Atout
-expliquait à ses compagnons tous les avantages de ce nouveau procédé,
-lorsqu'il fut interrompu par le bruit d'une querelle. C'était le gros
-voyageur, au nez microscopique, que le gendarme refusait de reconnaître
-dans le portrait-passe-port, qui le représentait maigre et fluet. Le
-petit homme alléguait en vain l'action du nouveau racahout auquel il
-devait cet accroissement rapide; l'agent de la force publique,
-impassible comme la stupidité, déclarait ne pouvoir livrer passage qu'à
-l'original du portrait! La difficulté fut soumise à un contrôleur, qui
-en déféra à un vérificateur, lequel la porta à un directeur. Celui-ci se
-consulta longtemps, revit celles des trente-trois mille ordonnances qui
-réglaient la matière, et décida enfin que le gros homme serait remis à
-des dégraisseurs-jurés, qui, après avoir prêté serment, s'occuperaient
-de le ramener à un état dans lequel on pourrait constater son identité.
-Le prospectus vivant s'écria en vain que, s'il maigrissait, sa position
-sociale se trouvait perdue; qu'il vivait de son obésité, comme d'autres
-de leur bonne réputation; le directeur lui répondit que la loi ne
-s'inquiétait point de ces misères, et que son premier but était de
-protéger la société en général, sans s'occuper de chacun de ses membres
-en particulier.
-
-Les deux époux laissèrent le voyageur au racahout dans cet embarras, et
-arrivèrent, avec M. Atout, à la seconde enceinte, où les attendaient les
-commis de l'octroi.
-
-Eux aussi avaient suivi les progrès de la civilisation en portant
-jusqu'à la perfection leurs moyens d'examen et de recherche. Grâce à
-leurs ingénieuses imaginations, la fraude était devenue impossible à
-faire par tout autre que par eux.
-
-Échappés enfin de leurs mains, Maurice et Marthe suivirent leur
-conducteur jusqu'à sa demeure.
-
-C'était un vaste parallélogramme blanchi et percé d'étroites fenêtres
-qui rappelait assez bien, pour la forme, une cage à poules de grande
-dimension. L'académicien s'aperçut de la surprise de ses hôtes et sourit
-d'un air satisfait.
-
-«De votre temps les maisons ne se bâtissaient point ainsi? dit-il avec
-une nuance d'orgueil involontaire.
-
---Pas précisément, répliqua Maurice; cependant nous avions l'édifice du
-quai d'Orsai...
-
---Oui, c'était un acheminement, interrompit M. Atout; mais depuis l'art
-a suivi sa voie, et nos architectes sont arrivés au beau idéal du
-système rectangulaire. La maison que j'occupe a été construite par le
-plus habile d'entre eux, aussi est-elle regardée comme un chef-d'oeuvre.
-Dans tout ce que vous voyez, il n'y a pas une pierre d'ornement,
-c'est-à-dire inutile; quant aux dispositions intérieures, vous pourrez
-en juger.»
-
-On avait atteint le perron qui précédait la porte; à peine Maurice y
-eut-il posé le pied que la marche céda légèrement et mit en mouvement
-une lanterne qui s'avança pour l'éclairer; à la seconde marche la
-sonnette se fit entendre; à la troisième la porte s'ouvrit d'elle-même.
-
-Dans ce moment les yeux du jeune homme s'arrêtèrent sur une inscription
-gravée au-dessus de l'entrée:
-
- CHACUN CHEZ SOI,
-
- CHACUN POUR SOI.
-
-«Vous devez reconnaître le précepte d'un des sept sages de votre pays,
-dit l'académicien en souriant; il résume à lui seul toutes les lois de
-l'humanité. _Chacun chez soi_, c'est le droit; _chacun pour soi_, c'est
-le devoir. Mais entrez, de grâce, vous avez bien autre chose à voir.»
-
-Les deux époux traversèrent une antichambre garnie d'appareils dont ils
-ignoraient l'usage. M. Atout leur montra d'abord une boîte dans laquelle
-arrivaient les lettres qui lui étaient adressées, et leur expliqua
-comment d'immenses conduits établissaient, au moyen du vide, cette
-distribution à domicile. Il leur ouvrit ensuite des robinets chargés de
-conduire partout l'eau, la lumière, le feu et l'air rafraîchi. Il
-indiqua les tuyaux destinés à l'arrivée des journaux, les fils
-électriques établissant une correspondance télégraphique aussi rapide
-que la pensée avec les fournisseurs du dehors, les appareils panoptiques
-au moyen desquels la vue pouvait surmonter les obstacles et franchir
-toutes les distances.
-
-Pendant cette exhibition, il s'était assuré de l'absence de madame
-Atout, et avait donné différents ordres en touchant quelques ressorts.
-Le tintement d'une sonnette lui annonça bientôt que tout était prêt; il
-fit passer ses hôtes dans la salle à manger, où le dîner se trouvait
-servi, et il les invita à prendre place.
-
-Marthe et Maurice s'assirent, en regardant autour d'eux. Ils
-s'attendaient à voir paraître, à chaque instant, les gens de service;
-mais l'académicien, qui devina leur pensée, sourit; il se pencha de
-côté, appuya la main sur un bouton placé près de la table, et
-immédiatement tout ce qui la couvrait sembla s'animer! Les bouteilles
-baissèrent, d'elles-mêmes, leurs goulots sur les verres; la cuiller à
-potage remplit l'assiette de chaque convive; le grand couteau fixé au
-manche du gigot commença à enlever des tranches que de petites
-brochettes plongeaient ensuite dans le réservoir à jus; la pincette
-d'écaille exécuta une gigue dans la salade, qu'elle foulait et
-retournait; les poulardes, comme si elles eussent voulu prendre leur
-volée, étendirent, aux bords du plat, leurs membres aussitôt saisis et
-découpés; le poisson alla se placer lentement sous la truelle d'argent
-qui devait le partager; les hors-d'oeuvre se mirent à tourner autour de
-la table comme des chevaux de manége, en ayant soin de s'arrêter devant
-chaque convive; enfin, le moutardier lui-même souleva son couvercle et
-présenta sa petite spatule d'ivoire!
-
-Nos deux ressuscités ne pouvaient en croire leurs yeux. M. Atout leur
-expliqua alors par quelles séries d'ingénieuses inventions on avait pu
-substituer aux machines humaines des machines plus parfaites.
-
-«Vous le voyez, continua-t-il, dans une maison bien machinée comme
-celle-ci, personne n'a besoin de personne... ce qui ajoute un charme
-singulier à l'intimité. Le progrès doit avoir pour but de tout
-simplifier, de faire que chacun vive pour soi et avec soi; c'est à quoi
-nous sommes arrivés. Au lieu de domestiques soumis à mille infirmités, à
-mille passions, nous avons des serviteurs de fer et de cuivre, toujours
-également robustes, également sûrs, également exacts. Encore quelques
-efforts, et la civilisation aura conquis à l'homme l'isolement,
-c'est-à-dire la liberté, car chacun pourra se passer complétement des
-services de son semblable.
-
---Oui, dit Maurice, qui était devenu pensif; mais alors que deviendra la
-parole du Christ, qui recommande de se secourir et de s'aimer? Le but de
-la vie est-il bien de se suffire à soi-même? N'est-il pas plutôt de se
-compléter dans les autres et par les autres? La machine humaine, comme
-vous l'appelez, avait un coeur qui pouvait battre à l'unisson du nôtre,
-tandis que la machine de fer ne nous est rien. En préférant celle-ci,
-vous avez sacrifié votre âme à vos habitudes; vous avez brisé le dernier
-anneau qui liait les classes heureuses aux classes déshéritées. Les
-riches ne pouvaient oublier tout à fait le peuple auquel ils
-empruntaient des serviteurs; c'étaient comme des prisonniers faits sur
-la pauvreté, et qui la rappelaient perpétuellement par leur présence. La
-nécessité les rendait plus ou moins membres de la famille. On les
-prenait d'abord par besoin, puis on les aimait par habitude. Leurs
-douleurs et les nôtres se mêlaient toujours un peu; on avait en commun
-les goûts, les répugnances, les infirmités; association imparfaite sans
-doute, mais dans laquelle s'échangeaient quelques sympathies, et qui
-donnait une occasion de dévouement et de reconnaissance propre à exercer
-le coeur. Ah! loin de supprimer le serviteur, il fallait le rapprocher
-plus intimement du maître; il fallait en faire un humble ami, prêt à
-tous les sacrifices et sûr de toutes les protections; réaliser enfin la
-belle histoire de la fileuse d'Évrecy.»
-
-L'académicien demanda ce que c'était que cette histoire.
-
-«Une vieille tradition populaire que l'on m'a racontée dans mon enfance,
-répondit Maurice, et qui vous semblerait maintenant bien étrange...
-
---Voyons, dit M. Atout en vidant son verre.»
-
-Le jeune homme parut hésiter; mais le regard de Marthe, qui rencontra le
-sien, demandait l'histoire; il se décida aussitôt, et raconta ce qui
-suit:
-
-
-LA FILEUSE D'ÉVRECY.
-
-Vers la fin du dix-huitième siècle vivait à Évrecy, en Normandie, un
-gentilhomme qui n'avait pour parents qu'une fille d'environ dix ans, et
-pour domestique qu'une vieille servante. La petite fille avait reçu en
-baptême le nom d'Yvonnette, et la servante celui de Bertaude; mais cette
-dernière n'était connue dans le pays que sous le nom de la _fileuse
-d'Évrecy_, parce qu'on la voyait toujours la quenouille au côté.
-Bertaude filait effectivement du matin au soir, et souvent encore du
-soir au matin, sans que son maître eût, pour cela, moins de créanciers.
-Aussi faut-il dire qu'il en prenait peu de souci. Le gentilhomme
-d'Évrecy était de ceux qui regardent que leur épitaphe sera celle du
-genre humain. Après avoir mangé la meilleure part de son bien, il
-s'était décidé à boire le reste, afin de se mettre au pair, et
-continuait depuis, d'autant plus résolument que, selon son dire, il ne
-craignait plus de se ruiner. Excellent homme d'ailleurs, qui eût donné à
-sa fille Yvonnette la lune et le soleil, et qui appelait toujours
-Bertaude pour boire le dernier verre de marin-onfroi[1] ou de poiré.
-
- [1] Nom donné à un cidre choisi extrait de la pomme naturalisée en
- Normandie par Marin Onfroi.
-
-Enfin, quand il eut tout épuisé, fortune et crédit, il fut assez heureux
-pour mourir presque subitement, sans avoir eu l'ennui de régler ses
-comptes avec ses créanciers.
-
-Mais à peine le cercueil enlevé, ceux-ci accoururent, suivis des gens de
-justice, pour tout saisir. Les meubles furent descendus dans la cour et
-vendus à la criée; on se partagea les prairies, les champs, les vergers,
-et un gros marchand de Falaise, qui avait tout récemment acheté de la
-noblesse, vint habiter le vieux logis.
-
-Bertaude comprit qu'il fallait lui laisser la place libre. Elle prit sa
-quenouille et son fuseau, fit son paquet, celui d'Yvonnette, puis se
-présenta pour prendre congé du nouveau maître.
-
-Ce dernier, en voyant qu'elle tenait la petite fille par la main, lui
-demanda si elle la menait à quelque parent.
-
-«Hélas! faites excuse, répliqua Bertaude, qui essuyait ses yeux avec le
-coin de son tablier; la pauvre innocente n'a dans le pays aucune famille
-pour la recevoir.
-
---Que ne la conduisez-vous alors à l'hospice de Bayeux? reprit le nouvel
-anobli.
-
---A l'hospice! répéta Bertaude saisie.
-
---On n'y reçoit pas seulement les bâtards, objecta l'ancien marchand,
-mais aussi les enfants abandonnés.
-
---Par mon Sauveur! celle-ci ne l'est pas, Monsieur, dit la vieille en
-caressant Yvonnette, qui se serrait contre elle tout effrayée; tant que
-je ne serai pas sous la terre du cimetière, il lui restera quelqu'un.
-
---Vous est-elle donc quelque chose? demanda le bourgeois ironiquement.
-
---Elle est la fille de mon maître! répliqua Bertaude avec énergie. J'ai
-mangé vingt ans le pain de sa famille, je l'ai reçue dans mes mains
-quand elle est née, je l'ai portée à l'église pour son baptême, je lui
-ai appris à marcher et à prononcer son premier mot; si ce n'est pas
-l'enfant de mon sang, c'est l'enfant de mes soins. Ah! Jésus! à
-l'hospice! N'aie pas peur, va, Yvette, tant que la Bertaude pourra
-remuer un seul de ses dix doigts, ton hospice sera dans son giron.»
-
-Elle avait soulevé l'enfant, qui l'enveloppa de ses bras, en appuyant la
-tête sur son épaule, et elle prit avec elle la route de Falaise.
-
-Bertaude avait son plan, dont elle n'avait rien dit à personne.
-
-Elle connaissait aux Ursulines une soeur qui, avant d'être une sainte
-choisie par Dieu, avait été une femme aimée des hommes; elle lui porta
-Yvonnette, avec une bourse renfermant tout ce qu'elle possédait, et lui
-dit: «Élevez-la comme la fille d'un gentilhomme, et ne lui refusez rien
-de ce qu'il lui faudra pour qu'elle fasse honneur à son nom; car, avant
-que la bourse soit vide, je vous rapporterai de quoi la remplir.»
-
-Elle embrassa ensuite l'enfant, pleura beaucoup, et partit.
-
-Mais trois mois après on la vit reparaître avec plus d'argent qu'elle
-n'en avait laissé la première fois. Elle continua à revenir ainsi
-régulièrement quatre fois par année, et chaque fois elle demandait
-qu'Yvonnette eût des maîtres plus habiles et des robes plus belles.
-
-Elle seule était toujours la même: vêtue de son pauvre jupon de bure, la
-quenouille dans la ceinture, et marchant en faisant tourner son fuseau.
-On se demandait vainement d'où pouvait lui venir ce qu'elle dépensait
-pour Yvonnette; à toutes les questions elle se contentait de sourire en
-répondant:
-
-«Dieu a une épargne pour les orphelins.»
-
-Cependant l'enfant devint une jeune fille, si savante, si sage et si
-belle, qu'il n'était bruit d'autre chose dans tout le Bessin. Les plus
-grandes dames du pays voulaient la connaître, et venaient la visiter au
-parloir du couvent. Les poëtes normands lui adressaient des vers, les
-jeunes gentilshommes en tombaient amoureux et portaient ses couleurs;
-enfin il se trouva une foule de gens qui se déclarèrent ses parents ou
-ses alliés et qui en apportèrent les preuves.
-
-Madame de Villers, qui était du nombre, exigea même que la jeune fille
-vînt passer quelques jours à son château.
-
-Ce fut là qu'Yvonnette rencontra le sieur de Boutteville, un des plus
-riches seigneurs et des plus accomplis du royaume. Il devint si
-éperdument amoureux de la jeune fille qu'il la demanda en mariage, et
-Yvonnette, heureuse de sa recherche, songeait aux moyens de la faire
-connaître à Bertaude, lorsque celle-ci se présenta avec une douzaine de
-marchands. Elle n'avait point voulu que sa jeune maîtresse se mariât
-comme une déshéritée, et elle lui apportait un trousseau complet.
-
-Le sieur de Boutteville, qui arriva comme on était occupé à l'étaler
-devant Yvonnette, ne parut point partager la joie de la jeune fille. On
-lui avait déjà parlé des grosses sommes fournies par la vieille
-servante, en exprimant des doutes sur leur origine; il craignait que
-cette générosité ne cachât quelque secret honteux, et il ne put
-s'empêcher de le laisser deviner.
-
-Bertaude se retira sans rien dire, mais elle ne reparut plus, au grand
-désespoir d'Yvonnette, qui sentait que cette fuite confirmait les
-soupçons. Enfin le jour du mariage arriva. La jeune fille parée et
-tremblante fut conduite jusqu'à la chapelle, dans le carrosse de madame
-de Villers. Comme elle en descendait sous le porche, elle se trouva
-entourée de mendiants qui venaient, selon l'usage, apporter leurs
-souhaits, en sollicitant une aumône. Tout à coup ses regards tombèrent
-sur une vieille femme agenouillée... Sa quenouille et son fuseau
-suffisaient pour la faire reconnaître: c'était la vieille servante,
-c'était Bertaude!
-
-Elle courut à elle, prit ses mains, et lui demanda ce qu'elle faisait
-là.
-
-«Ce que j'ai fait pendant neuf années,» répondit la vieille femme, qui
-ne put retenir ses larmes.
-
-Et voyant M. de Boutteville, qui était accouru:
-
-«Oui, continua-t-elle, voilà tout le secret dont on a tourmenté votre
-fiancé. Après vous avoir déposée au couvent, je me suis mise à parcourir
-à pied la Normandie, filant le long des routes et demandant au nom de
-Dieu. Mon travail me rapportait peu de chose, c'était pour moi; l'aumône
-rapportait davantage, c'était pour vous! Mais il ne faut point que votre
-mari rougisse de ce que j'ai fait: le don accordé au nom de Dieu ne peut
-être une honte pour personne. Le bon coeur de tous les hommes vous a
-soutenue quand vous étiez petite; maintenant que vous voilà grande, le
-bon coeur d'un seul homme vous rendra heureuse. J'ai fini de mendier
-aujourd'hui; car, dès que vous n'avez plus besoin de rien, je n'ai rien
-à demander.»
-
-Yvonnette, d'abord stupéfaite, puis éperdue d'attendrissement,
-embrassait la vieille, qui ne pouvait comprendre de tels transports.
-Mais M. de Boutteville, dont les yeux s'étaient mouillés de larmes, prit
-tout à coup sa main et y posa celle de sa fiancée:
-
-«Vous avez été sa mère, dit-il, c'est à vous de la mener à l'autel et de
-me la donner.»
-
-Ce qui fut fait sur l'heure, à la grande admiration de tous les
-spectateurs. Yvonnette, parée de soie, de dentelle et d'or, fut conduite
-au prêtre par Bertaude, qui portait encore ses habits de mendiante, sa
-quenouille et son fuseau; et, la cérémonie achevée, la jeune mariée vint
-s'agenouiller devant la vieille paysanne pour lui demander de la bénir,
-comme elle eût fait pour sa mère! La foule pleurait, et l'on entendit
-répéter de tous côtés:
-
-«Que Dieu les protége! que Dieu les protége!»
-
-Ce voeu fut accompli, car le souvenir de cette union a été conservé dans
-le Bessin, où l'on disait encore longtemps après, sous forme de
-proverbe: Heureux comme les Boutteville!
-
-Mais ce qui vaut mieux, c'est qu'ils conservèrent jusqu'à la fin leur
-vénération reconnaissante pour Bertaude. Alors que les plus grands
-seigneurs et que les plus grandes dames se trouvaient réunis dans les
-salons du château de Boutteville, la fileuse d'Évrecy y occupait la
-place d'honneur. On célébrait de plus, tous les ans, à l'église de la
-paroisse, une messe solennelle à laquelle la vieille servante se rendait
-avec son ancien costume de mendiante, sa quenouille et son fuseau, ayant
-à un bras le sire de Boutteville, et à l'autre Yvonnette. Touchante
-cérémonie, qui, en rappelant le dévouement et la reconnaissance, servait
-également d'exemple aux maîtres et aux serviteurs.
-
-
-
-
-V
-
-Monologue de Maurice en se déshabillant.--Inconvénients des chambres à
-coucher perfectionnées.--Une excursion involontaire.--Le salon de M.
-Atout; multiplication exagérée de l'image d'un grand homme.--M. Atout
-présente à ses hôtes sa légitime épouse, milady Ennui.
-
-
-En conduisant Marthe et Maurice aux pièces qu'ils devaient occuper, M.
-Atout ne manqua point de leur faire admirer une foule de nouveaux
-perfectionnements. Les lits rentraient dans la muraille afin de laisser
-plus d'espace; les fauteuils roulaient d'eux-mêmes; les fenêtres
-s'ouvraient sans qu'on y touchât; les parquets s'élevaient et
-s'abaissaient à volonté. Aussi n'était-ce partout que poulies et cordons
-de tirage; l'appartement entier ressemblait à un vaisseau garni de ses
-agrès, et qui obéissait à l'instant, pourvu qu'on connût la manoeuvre.
-
-Mais la multiplicité des émotions de cette journée, jointe à la fatigue
-du voyage, avait épuisé les forces de Marthe: aussi remit-elle au
-lendemain l'étude de ce mécanisme domestique, et ne tarda-t-elle pas à
-s'endormir.
-
-Maurice, sentant également le besoin de repos, passa dans la chambre
-voisine, qui lui était destinée, et se disposa à se mettre au lit; mais
-tout en se déshabillant, il repassait dans sa mémoire les étranges
-aventures qui venaient de lui arriver, et poursuivait un de ces
-monologues philosophiques particulièrement en usage parmi les ivrognes,
-les gens qui s'endorment et les héros de tragédie.
-
-«Ressusciter, murmurait-il du ton de Talma s'adressant la fameuse
-question d'Hamlet; ressusciter après douze siècles! suis-je bien sûr
-d'être éveillé?»
-
-Ici il se touchait pour en acquérir la certitude, puis reprenait:
-
-«Oui, je veille... je suis bien dans le monde de l'an TROIS MILLE... une
-nouvelle société m'enveloppe...»
-
-Il s'interrompait pour ôter son habit...
-
-«Ainsi mes souhaits ont été accomplis! O Maurice! tu vas connaître la
-génération préparée par tes contemporains! Ah! pour la bien juger,
-dépouille-toi des préjugés de ton enfance... dépouille-toi des
-préventions qui aveuglent... dépouille-toi...»
-
-Son esprit, alourdi par le sommeil, ne put aller plus loin, et il se
-contenta de se dépouiller de son pantalon; puis, les yeux à demi fermés,
-il s'avança vers le lit qui lui avait été préparé.
-
-Mais au moment de l'atteindre, il s'aperçut qu'une fenêtre était restée
-ouverte. Voulant éviter les moustiques et les coups d'air, il saisit un
-cordon qui lui semblait destiné à refermer le châssis vitré et tira à
-lui!
-
-Le candélabre à trois becs qui l'éclairait s'éteignit subitement, et il
-se trouva plongé dans une complète obscurité. Au lieu du cordon de la
-fenêtre, il avait tiré le cordon de l'éteignoir!
-
-L'erreur, du reste, était peu dangereuse. Décidé à braver l'air de la
-nuit, il se mit à chercher son lit à tâtons, et allait y entrer, lorsque
-sa main, posée au hasard, rencontra un ressort qui céda.
-
-Aussitôt un grincement de roues se fit entendre, et le lit, brusquement
-enlevé, disparut dans la muraille.
-
-Maurice demeura quelques instants un bras étendu et le pied en avant,
-dans la position du gladiateur victorieux! Cependant, comme l'attitude
-était peu commode pour dormir, il se redressa en envoyant au diable les
-inventions mécaniques, et se mit à chercher le ressort qui devait faire
-reparaître son lit évanoui.
-
-Malheureusement l'obscurité ne lui permettait point de distinguer les
-objets. Ses mains tâtaient le mur sans rien rencontrer; enfin, l'une
-d'elles s'arrêta sur un bouton qu'elle tourna... Un jet d'eau glacée lui
-frappa le visage! Il se rejeta vivement en arrière, et alla heurter la
-cloison voisine. Le parquet fléchit à l'instant sous ses pieds, avec un
-sifflement de poulies, et il se sentit descendre!
-
-Il n'eut que le temps de pousser un cri de saisissement, aussitôt
-comprimé, car la lumière venait de succéder aux ténèbres: il se trouvait
-dans le boudoir de madame Atout. Seulement, au lieu d'entrer
-horizontalement par la porte, il était arrivé perpendiculairement par le
-plafond!
-
-Son regard s'arrêta d'abord sur une _forme_ élégante et demi-nue, devant
-laquelle il s'inclina en murmurant des excuses embarrassées; mais au cri
-poussé derrière lui, il retourna la tête, et aperçut la véritable
-propriétaire du boudoir, dans un costume abrégé, que le plus correct des
-poëtes français appelle un _simple appareil_.
-
-Au mouvement de Maurice, madame Atout (car c'était elle) jeta un second
-cri, et prit la position de la Vénus pudique. Le jeune homme détourna la
-tête avec une discrétion empressée. La perspective ostéologique dont son
-oeil venait d'être heurté avait éveillé chez lui une chaste épouvante.
-Il s'efforça d'allonger modestement le vêtement indispensable qui lui
-tenait lieu de tous ceux qui lui manquaient, et voulut commencer un
-discours de justification.
-
-Mais à quoi tient, hélas! l'inspiration des plus éloquents! C'était la
-première fois que Maurice parlait à son auditeur le dos tourné, et cette
-position inusitée lui enleva subitement toute sa liberté d'esprit. Il
-chercha en vain, dans sa situation même, la matière d'un exorde par
-insinuation; son intelligence rebelle ne lui fournit que les
-réminiscences classiques du discours de Télémaque à Calypso.
-
-«O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse! bien qu'à vous voir on
-ne puisse vous prendre que pour une divinité...»
-
-Le bruit d'une porte brusquement refermée l'interrompit, il se retourna;
-la déesse avait disparu, et il entendit que, par prudence, elle tirait
-sur lui les verrous.
-
-Cette fuite soudaine le dispensait de plus longs frais d'éloquence;
-évidemment on lui abandonnait la place. Craignant quelque nouvelle
-aventure, il se décida à y rester et à prendre possession du lit de
-repos qui occupait le fond du boudoir.
-
-Ce dernier était entouré de glaces mobiles qui permettaient d'étudier
-tous les gestes et toutes les attitudes. Grâce à leurs inclinaisons
-combinées, on pouvait s'y voir de dos, de face, de trois quarts, de
-profil. Chacun avait autour de soi, comme Dieu lorsqu'il créa le genre
-humain, une société formée à son image, ce qui ne pouvait manquer de
-faire une société charmante.
-
-Près du lit de repos se dressait un casier dont les compartiments
-protestaient contre l'aphorisme de M. Planard:
-
- Que toujours la nature
- Embellit la beauté!
-
-On lisait sur les plus apparents:
-
- _Huile d'hippopotame pour faire repousser les dents.--Essence de
- gazelle pour assouplir la taille.--Pommade de cygne pour devenir
- blanche.--Moelle de tourterelles pour avoir les regards
- tendres.--Elixir de Vénus..._
-
-D'autres compartiments renfermaient des dentiers à pendules qui
-marchaient seuls et qui sonnaient les heures, des boucles d'oreilles
-jouant de la serinette, et des yeux de verre tenant lieu de lunettes de
-spectacle.
-
-La toilette était, en outre, couverte de brosses de toutes formes, pour
-les ongles, pour les cheveux, pour les sourcils, pour les dents, pour
-les oreilles! Il y avait vingt savons étiquetés: savon râpe, savon miel,
-savon granit, savon beurre, savon aigre, savon doux! vingt eaux de
-senteur: parfum Sessel ou asphaltique, baume de tabac-caporal, essence
-de gaz hydrogène, etc., etc.
-
-Après avoir admiré tout cet arsenal de la coquetterie féminine, Maurice
-s'arrêta de nouveau devant la _forme_ qu'il avait prise d'abord pour
-madame Atout, et qui n'en était que l'enveloppe complémentaire. Il
-admira la perfection de cette apparence qui traduisait les angles
-rentrants en angles saillants, et les plans rectilignes en sphères
-harmonieuses. Semblable à Pygmalion, le corsetier avait animé sa statue;
-le caoutchouc palpitait, le tricot semblait respirer! Maurice eut beau
-détourner la tête et fermer les yeux, il se rappelait malgré lui, comme
-l'ermite de la Fontaine, cette forme arrondie
-
- ...... Qui pousse et repousse
- Certain corset, en dépit d'Alibech,
- Qui cherche en vain à lui clore le bec.
-
-La vue du maillot menaçait ainsi d'étouffer les chastes inspirations que
-Maurice devait à la vue de la femme; il détourna prudemment les yeux, se
-coucha sur le canapé, et ne tarda pas à s'y endormir.
-
-
-
-
-PREMIÈRE JOURNÉE
-
-VI
-
-Un salon.--Présentation de madame Atout complétée.--Promenade aérienne;
-le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres sont des tuyaux de
-cheminée.--Une femme à la mode.--Maternité.
-
-
-Le lendemain, M. Atout entra comme Maurice ouvrait les yeux.
-L'académicien venait d'apprendre les mésaventures nocturnes de son hôte
-et en riait aux éclats. Il le reconduisit vers Marthe, qui commençait à
-s'inquiéter de ne point le voir revenir, et il leur expliqua de nouveau,
-avec plus de détails, les différents mécanismes de leur appartement.
-
-Il était au plus fort de ces explications, lorsqu'un bruit de sonnette
-retentit dans toute la maison! Le démonstrateur s'interrompit
-brusquement:
-
-«C'est madame Atout, dit-il avec une déférence craintive; nous
-reprendrons cet entretien une autre fois. Elle désire vous voir, ne la
-faisons point attendre.»
-
-Il hâta le pas, ouvrit la porte, traversa plusieurs pièces avec ses
-hôtes, et les introduisit enfin dans un grand salon qu'ils n'avaient
-point encore aperçu.
-
-C'était une galerie ornée de curiosités, de tableaux et de plans levés
-représentant différentes coupes de machines. Un cadre immense renfermait
-tous les diplômes académiques accordés à M. Atout, et rayonnant, autour
-de son portrait, en glorieuse auréole.
-
-Ce portrait, passé dans le commerce, comme celui de tous les hommes
-illustres de l'an trois mille, se trouvait reproduit sous vingt formes.
-Il grimaçait dans les moulures du plafond; il soutenait, en guise de
-cariatides, les consoles de la corniche; il se reliéfait sur les bras
-sculptés des fauteuils. La nécessité d'approprier l'image à ces
-différents emplois avait seulement altéré parfois la dignité académique
-du modèle. Ici on le représentait contre un pied de candélabre; là,
-penché en avant, et la bouche ouverte en manière de gargouille; plus
-loin, plié sous une ferrure qu'il soutenait. Mais, quelles que fussent
-l'attitude et la destination, on y reconnaissait l'illustre Atout aussi
-sûrement que le gamin de Paris eût reconnu l'image de Napoléon moulée en
-sucre d'orge, ou même sculptée par un membre de l'Institut.
-
-Ainsi que l'académicien l'avait deviné, madame Atout attendait Marthe et
-Maurice; mais, bien que ce dernier l'eût aperçue la veille, il ne put la
-reconnaître: la réalité et l'_apparence_ ne formaient plus qu'un seul
-être. La femme était entrée dans le corset de manière à y disparaître;
-le corset seul restait visible; lui seul vivait; madame Atout n'en était
-plus que l'organe moteur!
-
-Maurice s'inclina confondu, et ne put s'empêcher de murmurer, en sa
-qualité d'orientaliste:
-
-«Le corsetier est grand!...»
-
-Quant à Marthe, qui n'était point dans le secret, elle crut voir ce
-qu'elle voyait, et admira!
-
-Madame Atout n'avait rien négligé pour faire valoir des beautés qui
-sortaient de chez le meilleur faiseur de Sans-Pair. Sa robe de soie
-amarante ne descendait qu'au genou, et son pantalon, de gaze blanche,
-laissait voir vaguement une jambe rose d'une merveilleuse élégance. Le
-visage maigre et tiré contrastait bien avec cette riche nature; mais le
-teint en était si blanc! les lèvres si fraîches! les cheveux si noirs et
-si soyeux! Puis la richesse des ornements détournait l'attention. Madame
-Atout portait sur la tête l'imitation, en petit, d'une machine à
-fabriquer les queues de bouton, autrefois inventée par son père, et aux
-deux bras les modèles d'une roue de tournebroche modifiée par son
-grand-oncle, et d'un cercle de chaudière perfectionné par son frère
-aîné. Maurice apprit plus tard que c'étaient autant d'armoiries
-parlantes, qui rappelaient les titres de noblesse de la famille. Elle
-avait, en agrafe, la miniature de M. Atout, couronnée de lauriers et
-encadrée dans une guirlande de cheveux imitant des immortelles. Un
-médaillon suspendu au cou renfermait enfin le chiffre de la somme
-qu'elle avait reçue en mariage; on y lisait gravé en lettres d'or:
-
- _Trois millions de dot.--Séparée de biens!_
-
-Maurice comprit sur-le-champ la déférence de l'académicien pour la
-femme-corset.
-
-La présentation fut faite à milady Ennui, qui lorgna les deux
-ressuscités avec une curiosité nonchalante, leur adressa une vingtaine
-de questions dont elle n'attendit pas les réponses, puis déclara tout à
-coup qu'elle voulait déjeuner sur-le-champ, pour faire ensuite avec eux
-une promenade à la grande avenue des cheminées.
-
-En sortant de table, M. Atout conduisit ses hôtes et milady Ennui sur la
-terrasse de son hôtel, où ils trouvèrent une calèche aérostatique, dans
-laquelle ils montèrent: car, à Sans-Pair, les principaux moyens de
-communication avaient été établis, pour plus de commodité, à travers
-l'espace autrefois abandonné au vent et aux hirondelles. Les rues
-étaient presque exclusivement laissées aux piétons. On voyait les
-fiacres volants, les omnibus-ballons, les tilburys ailés, courir et se
-croiser dans tous les sens; l'éther, enfin conquis, était devenu un
-nouveau champ pour l'activité humaine. Ici, des débardeurs aéronautes
-dépeçaient les nuages pour en extraire la pluie ou l'électricité; là,
-des chiffonniers aériens glanaient les épaves égarées dans l'espace;
-plus bas, de pauvres chimistes volants recueillaient les gaz vagabonds
-ou les fumées flottantes, tandis qu'à leur côté quelque honnête
-bourgeois, abrité par deux nuées, essayait de prendre à la ligne les
-oiseaux de passage.
-
-Après avoir traversé les plaines de l'air, la calèche abaissa son vol
-vers une sorte d'avenue formée par les cheminées des plus hauts
-édifices. C'était le bois de Boulogne de Sans-Pair, et toute
-l'aristocratie élégante s'y donnait rendez-vous.
-
-L'académicien montra successivement à ses deux hôtes les équipages des
-beautés en vogue, des célébrités à la mode, des banquiers les plus
-millionnaires. Il leur fit admirer les lions du jour, caracolant sur
-leurs aérostats pure vapeur, et lorgnant les femmes accoudées aux
-balcons des terrasses.
-
-Mais ce que Maurice remarqua avant tout, ce fut la variété des
-physionomies de cette société d'élite. On retrouvait, chez les uns, les
-traces du visage mongole au teint de suie et aux yeux sournois; chez les
-autres, celles de l'Américain au front fuyant. Il y avait des traits de
-Malais olivâtres et de nègres frisés comme les fourrures d'astracan. On
-trouvait même quelques Caucasiens portant, selon les règles établies
-pour leur race, _l'angle facial ouvert à quatre-vingts degrés et le nez
-long..._ à moins qu'ils ne fussent camus!
-
-Ce mélange de types était la conséquence naturelle des progrès des
-lumières. Tous les sangs s'étaient mêlés. Mais, comme dans une terre
-abandonnée à elle-même, ou les plantes les moins précieuses ne tardent
-pas à tout envahir, les races les plus déshéritées avaient fini par
-prévaloir dans les générations successives, et la fraternité générale
-avait amené la laideur universelle.
-
-Une seule exception frappa Maurice. C'était une femme à demi couchée
-dans un char incrusté de nacre. A la voir glisser légèrement au milieu
-de l'air, on eût dit cette divinité, à la merveilleuse ceinture,
-qu'Homère nous représente emportée dans l'espace par ses colombes, et
-n'ayant qu'à sourire pour que tout frémisse de volupté! Vêtue d'une
-tunique de mousseline rayée d'or, elle laissait pendre, hors du char, un
-de ses pieds nus, qui semblait baigner dans l'azur de l'éther. Son
-manteau de gaze flottait derrière elle comme une nuée, et ses cheveux
-blonds, retenus par un cercle d'argent, jouaient sur ses épaules.
-
-Les jeunes Sans-Pairiens se pressaient autour de son char, comme un
-essaim d'abeilles autour d'une touffe fleurie.
-
-Maurice la montra à l'académicien et demanda son nom.
-
-«Son nom? interrompit milady Ennui; qui ne le connaît? C'est madame
-Facile... dont le mari est toujours en ambassade à six mille lieues de
-Sans-Pair. N'est-ce pas le président de la chambre des envoyés qui la
-suit?
-
---Il me semble, en effet!» répondit l'académicien.
-
-Milady fit un geste d'indignation.
-
-«Quelle honte! s'écria-t-elle; un homme grave avoir une pareille
-faiblesse!...
-
---Comme vous dites... une faiblesse, répéta M. Atout, qui ne paraissait
-pas lui-même bien fort.
-
---Oser paraître avec elle, continua milady; la voir étaler publiquement
-une beauté trop connue!»
-
-M. Atout jeta un regard de côté, comme s'il eût souhaité la mieux
-connaître.
-
-«Ne point être repoussé par le dégoût, par le mépris!» acheva la
-femme-corset.
-
-Dans ce moment, madame Facile passa près de la calèche. L'air, agité par
-son vol, apporta jusqu'à M. Atout le parfum de ses cheveux, et son pied
-nu faillit l'effleurer.
-
-«C'est scandaleux! s'écria milady.
-
---Scandaleux! répéta l'académicien, qui frémissait encore, et
-poursuivait d'un oeil avide la voluptueuse vision.
-
---Partons! reprit la première, indignée.
-
---Partons!» répliqua le second en soupirant.
-
-La calèche changea de direction. Au bout d'un instant, milady se rappela
-le fils qu'elle avait en nourrice et déclara qu'elle voulait le voir.
-
-Marthe appuya vivement sa demande, car l'instinct de mère avait devancé
-chez elle la maternité. La vue d'un enfant lui causait toujours une joie
-attendrie. Elle ne pouvait entendre ses frais gazouillements sans
-s'approcher pour lui ouvrir les bras, et, à peine l'avait-elle pressé
-sur son coeur qu'elle se sentait saisie d'une sorte de transport
-caressant. Elle l'appuyait à son épaule, posait une joue sur sa petite
-tête bouclée, le berçait en chantant; et, si l'enfant, cédant à ses
-caresses, s'endormait, elle-même fermait bientôt les yeux, et, le coeur
-gonflé d'une joyeuse illusion, rêvait qu'elle était sa mère!
-
-Que de fois cette hallucination l'avait subjuguée! Que de fois elle
-avait vu, dans ces songes éveillés, toutes les fantaisies de son
-espérance se traduire en vivantes images! C'était d'abord l'enfant
-folâtre pendu à l'escarpolette des bois, ou courant avec sa chèvre
-docile dans les herbes fleuries; puis la pensionnaire déjà découronnée
-des grâces du premier âge, sans que celles du second fussent encore
-écloses; enfin, la grande et belle jeune fille qui s'arrêtait rêveuse
-aux bords de la vie, comme devant une mer sans limites! Que de secrets
-arrachés à cette rêverie! que de traces de larmes découvertes sous un
-baiser! que de consolations données et reçues! Charmant retour
-d'émotions oubliées! douce reprise du roman de la jeunesse qu'une autre
-recommence sous l'abri de notre amour! Qu'importe que la vie décline en
-nous, si elle renaît dans notre second nous-même? Qui hérite de notre
-sang et de notre âme ne doit-il pas hériter de notre bonheur? Laisse le
-soleil à qui vient prendre ta place dans la vie. Qu'elle soit heureuse,
-la fille que tu as nourrie et formée, heureuse sans toi, heureuse par un
-autre! Dans la succession des êtres, hélas! l'ingratitude est la dette
-héréditaire; nos pères sont vengés par nos enfants! Eh bien! accepte la
-nouvelle place qui t'est donnée: tu étais la reine de cette destinée,
-sois-en l'esclave dévouée. Veille sans qu'on le sache, donne sans jamais
-demander, persiste à être la mère de celle qui n'est plus ta fille. Tu
-seras encore heureuse, si elle peut l'être; car le bonheur de ceux que
-nous aimons est comme l'encens qui s'élève à l'autel: on ne le brûle
-point pour nous, mais nous en partageons le parfum!
-
-Puis, toutes les joies de la maternité ne renaîtront-elles point pour
-toi avec les fils de ta fille? Ouvre tes bras, approche leurs têtes
-blondes de tes cheveux blancs et tu entendras encore ces douces voix qui
-retentissent jusqu'au fond des entrailles de la femme; tu sentiras
-encore sur tes joues ridées ces petites mains qui appellent les baisers;
-tu verras ces yeux vagues et doux, au fond desquels on peut tout lire.
-Prends donc courage, ta tâche n'est point achevée; il y a encore des
-enfants pour lesquels il faut te dévouer, craindre, veiller; et ceux-là,
-grand'mère, tu n'auras point à souffrir de leur abandon: car, lorsqu'ils
-seront des hommes, tu ne vivras plus! Sainte et généreuse passion pour
-les petits! que deviendrait sans elle la race humaine? L'amour est
-passager, l'amitié se lasse; à mesure que l'homme avance sous le poids
-de la vie, son coeur se tarit et se corrompt comme les eaux exposées à
-l'ardeur du midi; seule sa tendresse pour l'enfant reste immuable, seule
-elle entretient la source appauvrie du dévouement. Alors même que le
-calcul décide de tous nos sentiments, celui-là reste désintéressé; pour
-lui nous acceptons les mécomptes, l'attente, les sacrifices. Les enfants
-n'assurent point seulement la continuité de la race humaine, ils sont
-aussi les conservateurs de ses instincts les plus précieux et les plus
-doux.
-
-
-
-
-VII
-
-Maison d'allaitement.--Substitution de la vapeur à la maternité.--Lait
-de femme perfectionné.--Moyen de reconnaître les vocations.--Grand
-collége de Sans-Pair.--Programme pour le baccalauréat ès
-lettres.--Nouvelles méthodes d'enseignement.--Machine à
-examen.--Catéchisme des jeunes filles.--Pensionnat pour la production
-des phénomènes.
-
-
-Ainsi rêvait Marthe, à la fois triste et joyeuse: joyeuse par l'espoir
-du sacrifice, triste par la crainte de l'oubli!
-
-Mais, tandis qu'elle évoquait ce rêve entrecoupé, la calèche avait
-abaissé son vol, et M. Atout déclara qu'ils étaient rendus.
-
-Devant eux s'élevait un édifice dont l'aspect participait à la fois de
-la caserne, du collége et de l'hôpital.
-
-L'académicien leur apprit que c'était la maison d'allaitement.
-
-«Et toutes les nourrices y demeurent?» demanda Marthe.
-
-M. Atout sourit.
-
-«Des nourrices! répéta-t-il. Vous parlez là d'une habitude des siècles
-barbares!
-
---Alors, reprit Marthe, les enfants sont élevés par leurs mères?
-
---Fi donc! interrompit l'académicien, ce serait encore pis. La
-civilisation a fait comprendre la folie d'une pareille dépense de temps
-et de soins. Ici, comme partout, nous avons substitué la machine à
-l'homme. De votre temps, il n'y avait qu'une université de professeurs;
-nous avons agrandi l'institution en créant une université de nourrices.
-Le nouveau-né est mis au collége le jour de son entrée dans le monde, et
-nous revient dix-huit ans après tout élevé. IL serait difficile, comme
-vous le voyez, de simplifier davantage les liens de la famille. Plus de
-gênes ni d'inquiétudes! L'enfant est aussi libre que s'il n'avait point
-de parents, les parents aussi libres que s'ils n'avaient point
-d'enfants. On s'aime tout juste autant qu'il le faut pour se souffrir;
-on se perd sans désespoir. Les générations se succèdent dans la même
-maison, comme des voyageurs dans la même auberge. Ainsi a été résolu le
-grand problème de la perpétuation de l'espèce, en évitant l'association
-passionnée des individus.»
-
-Comme il achevait, la calèche s'arrêta devant un immense édifice, à
-l'entrée duquel on avait gravé en lettres colossales:
-
- _Université des métiers-unis.--Institution pour les jeunes gens et les
- jeunes demoiselles non sevrés.--Allaitement à la vapeur._
-
-Une machine, sculptée sur le fronton, était entourée de nourrissons,
-vers lesquels elle étendait ses bras d'acier et ses mamelles de liége
-verni. Au-dessus se lisait la sainte légende:
-
-_Laissez venir vers moi les petits enfants!_
-
-Lorsqu'il se présenta au bureau, M. Atout dut indiquer le numéro d'ordre
-sous lequel son fils avait été inscrit. Le commis feuilleta son
-catalogue d'enfants, et dit brièvement:
-
-«Salle Jean-Jacques-Rousseau, quatrième rayon, case D.»
-
-L'académicien prit le bras de milady Ennui, et se hasarda à travers les
-immenses corridors.
-
-De loin en loin, des gardiens portant le costume de l'établissement,
-composé d'un tablier de taffetas ciré et d'une coiffure en forme de
-biberon, indiquaient aux visiteurs la direction qu'ils devaient prendre.
-Marthe et Maurice longèrent d'abord une galerie où des métiers de
-différentes formes tissaient des layettes; puis une seconde, où d'autres
-mécaniques fabriquaient de petits cercueils. De là, ils traversèrent une
-cour pleine de paniers à roulettes, dans lesquels les enfants
-apprenaient à marcher, et arrivèrent devant un vaste atelier éclairé par
-la flamme des grands fourneaux.
-
-«Vous voyez les cuisines de l'établissement, dit M. Atout en s'arrêtant;
-c'est là que se fabrique le breuvage destiné aux enfants. On avait cru
-longtemps que l'aliment le plus convenable pour les nouveau-nés était le
-lait de leur mère; mais la chimie a démontré qu'il était malsain et peu
-nourrissant. L'Académie des sciences a, en conséquence, nommé une
-commission, qui a donné la recette d'un breuvage plus rationnel. Il se
-compose de quinze parties de gélatine, de vingt-cinq parties de gluten,
-de vingt parties de sucre et de quarante parties d'eau; le tout
-composant une mixtion connue sous le nom de _supra-lacto-gune_ ou _lait
-de femme perfectionné_. Une expérience sans réplique a, du reste, prouvé
-l'excellence de ce breuvage: c'est que tous les nouveau-nés qui refusent
-d'en boire, et ils sont nombreux, tombent, par suite, dans la langueur,
-et meurent infailliblement au bout de deux ou trois jours. Quant aux
-procédés employés pour la distribution du supra-lacto-gune, vous allez
-pouvoir en juger vous-mêmes.»
-
-A ces mots, M. Atout ouvrit une porte, et les visiteurs se trouvèrent
-dans la salle des allaitements.
-
-C'était une immense galerie, garnie aux deux côtés d'espèces de planches
-à bouteilles, sur lesquelles les enfants étaient assis côte à côte.
-Chacun d'eux avait devant lui son numéro d'ordre et le biberon breveté
-qui lui tenait lieu de mère. Une pompe à vapeur, placée au fond de la
-salle, faisait monter le supra-lacto-gune vers des conduits qui le
-partageaient ensuite entre les nourrissons. L'allaitement commençait et
-finissait à heure fixe, ce qui donnait aux enfants l'habitude de la
-régularité. Tous devaient avoir un même appétit et un même estomac, sous
-peine de jeûne ou d'indigestion; on eût pu inscrire à l'entrée de la
-salle comme sur les portes républicaines de 1793:
-
-_L'Égalité ou la Mort._
-
-M. Atout fit admirer à ses compagnons tous les détails de cet
-établissement modèle, auquel on devait, selon son heureuse expression,
-l'anéantissement des superstitions maternelles. Il prouva qu'en
-employant les machines, on avait réalisé, sur chaque nourrisson, un
-bénéfice de 3 centimes par jour, ce qui donnait, pour l'année, 9 fr. 95
-c, et pour les 10 millions de nouveau-nés, près de 100 millions
-d'économie! Il expliqua ensuite de quelle manière l'établissement se
-trouvait partagé en neuf salles correspondant aux neuf classes de la
-société. Le breuvage, les soins, l'air et le soleil y étaient distribués
-conformément au principe de justice romaine; _habita ratione personarum
-et dignitatum_. Les enfants de millionnaires avaient neuf parts, et les
-fils de mendiants le neuvième d'une part, ce qui leur servait à tous
-deux d'apprentissage pour les inégalités sociales. L'un s'accoutumait
-ainsi, dès le premier jour, à tout exiger, l'autre à ne rien attendre.
-Merveilleuse combinaison, qui assurait à jamais l'équilibre de la
-république!
-
-Pendant ces explications, milady Ennui cherchait son numéro,
-c'est-à-dire son fils, dont elle avait vanté à Marthe les grâces
-enfantines. Elle l'aperçut enfin dans sa case; mais le
-_supra-lacto-gune_ produisait son effet ordinaire, et l'héritier des
-Atout se tordait comme un ver coupé en quatre.
-
-Le médecin de service, averti, accourut aussitôt et déclara que les
-contorsions du numéro 743 tenaient à des douleurs aiguës, affectant
-spécialement les régions du côlon, d'où elles avaient pris vulgairement
-le nom de coliques. Mais l'académicien protesta contre cette étymologie.
-Il fit observer que colique avait le même radical que colère, et ne
-pouvait venir que du grec cholê, _bile_. Il en résulta une longue
-discussion, émaillée de citations malgaches, syriaques ou chinoises,
-pendant laquelle le numéro endolori continuait à subir le mal dont on
-discutait le nom. Enfin, le docteur et M. Atout, n'ayant pu s'entendre,
-s'en allèrent chacun de leur côté, bien décidés à écrire un mémoire sur
-la question.
-
-Quant à milady Ennui, scandalisée des grimaces de son héritier, elle
-avait passé outre avec ses deux hôtes, et s'occupait à leur faire
-remarquer la grandeur opulente de tout ce qui les entourait.
-
-Les murs étaient tapissés de nattes précieusement travaillées, les
-plafonds chargés de moulures ciselées, les fenêtres ornées de rideaux de
-soie à crépines d'or. On avait garni les cases des nourrissons de tapis
-moelleux; les numéros brillaient sur des plaques émaillées; de larges
-ventilateurs de gaze rayée d'argent renouvelaient sans cesse l'air des
-galeries; l'industrie avait, en un mot, épuisé son luxe et sa prévoyance
-en faveur des nouveau-nés; il ne leur manquait absolument que des mères.
-
-A la suite des salles d'allaitement se trouvait le second établissement,
-destiné au sevrage. On y recevait les enfants de quinze mois, et ils
-étaient soumis, dès lors, à une combinaison d'exercices destinés au
-perfectionnement des organes. Il y avait un appareil pour leur apprendre
-à voir, un second pour leur enseigner à entendre, d'autres encore pour
-les habituer à déguster, à sentir, à respirer.
-
-«De votre temps, dit M. Atout à Maurice, l'enfant était abandonné à
-lui-même; il se servait de ses poumons, sans savoir comment; il agissait
-sans apprentissage; il s'exerçait à vivre en vivant! Méthode barbare,
-que l'absence des lumières pouvait seule justifier. Aujourd'hui nous
-avons amélioré tout cela. L'espèce humaine n'est plus qu'une matière
-vivante, à laquelle nous donnons une forme et une destination; la
-Providence n'y est pour rien; nous lui avons ôté le gouvernement du
-monde, qu'elle dirigeait sans discernement, et nous fabriquons l'homme à
-l'instar du calicot, par des procédés perfectionnés.
-
-Du reste, ces premières études ne sont qu'une avant-scène de la vie;
-c'est seulement au sortir de la maison de sevrage, que chaque enfant
-prend la route qu'il doit ensuite poursuivre.
-
---Et par qui cette route lui est-elle indiquée? demanda Maurice.
-
---Par les docteurs du bureau des triages que vous avez devant vous.»
-
-Ils venaient, en effet, d'arriver à un troisième édifice, moins
-considérable que les précédents, dans lequel ils entrèrent. C'était un
-musée phrénologique, où ils aperçurent une dizaine de médecins occupés à
-constater les différentes aptitudes. Des garçons attachés à
-l'établissement leur apportaient sans cesse des pannerées d'enfants,
-dont ils tâtaient le crâne, et auxquels ils donnaient un nom et une
-destination, selon les protubérances observées. L'écriteau passé au cou
-des sujets examinés indiquait le résultat de l'examen.
-
-L'enfant recevait là son brevet de grand mathématicien, de grand artiste
-ou de grand poëte, et n'avait plus qu'à le devenir. Par ce moyen, toute
-incertitude de vocation disparaissait. Au lieu d'errer à travers vingt
-goûts opposés, comme un étranger qui demande sa route à tous les
-passants, vous trouviez une direction indiquée, vous n'aviez qu'à
-partir, qu'à poursuivre, et vous étiez sûr d'arriver au but... à moins
-qu'on ne vous eût indiqué un mauvais chemin.
-
-Du bureau des triages, Marthe et Maurice passèrent aux écoles.
-
-M. Atout, qui joignait à ses autres titres celui d'inspecteur général
-des études, leur fit tout voir dans le plus grand détail.
-
-La base de l'instruction donnée au collége de Sans-Pair était le
-thibétain, langue d'autant plus intéressante à connaître que l'on avait
-cessé de la parler depuis environ mille ans. Les élèves lui consacraient
-quatre jours sur cinq. Le reste du temps était employé à examiner les
-hiéroglyphes des anciennes pyramides d'Égypte, dont il ne restait plus
-qu'une gravure apocryphe, et à approfondir la différence existant entre
-l'absolu complet et l'absolu universel!
-
-Ces enseignements avaient pour but de préparer l'élève à la vie
-pratique, et de lui servir de point de départ pour devenir ingénieur,
-médecin ou commerçant.
-
-M. Atout, qui voulait faire apprécier à son hôte l'étendue des
-connaissances acquises par les écoliers de l'établissement, lui remit le
-programme de l'examen que tous devaient subir avant de le quitter.
-
- UNIVERSITÉ DES MÉTIERS-UNIS
- GRAND COLLÉGE DE SANS-PAIR
- PROGRAMME POUR LE BACCALAURÉAT ÈS LETTRES
-
-POUR LE THIBÉTAIN:
-
-1º Les trente livres de l'Histoire de la Tortue verte de Rapput, par
-Shah-Rah-Pah-Shah;
-
-2º Les douze livres de l'Histoire de l'Éléphant noir, de Rouf-Tapouf;
-
-3º Les six chants des Citernes du Désert, de Felraadi;
-
-4º Le traité sur le Bonheur des Borgnes, du même;
-
-5º Les Discours de Bal-Poul-Child contre Child-Poul-Bal.
-
-POUR L'HISTOIRE:
-
-1º Donner la succession des rois du Congo, de la Patagonie et de la baie
-d'Hudson, depuis Noé;
-
-2º Expliquer l'inscription de la grande pyramide d'Égypte, qui n'existe
-plus;
-
-3º Raconter l'expédition de lord Ellenbourgh dans l'Inde, avec le
-chiffre des boeufs, moutons, légumes, détruits par l'armée anglaise, et
-les campagnes du maréchal Bugeaud en Algérie, avec les discours, toasts,
-proclamations, ordres du jour, au nombre de douze mille six cent
-quarante-trois;
-
-4º Énumérer ce que l'Allemagne a fourni de princesses nubiles aux autres
-États de l'Europe.
-
-POUR LA GÉOGRAPHIE:
-
-1º Nommer les différents États des quatre parties du monde avant le
-déluge, en désignant leurs capitales;
-
-2º Citer tous les fleuves, lacs, mers, montagnes, en leur donnant les
-noms qu'ils ne portent plus;
-
-3º Indiquer au juste les délimitations de l'ancienne république
-d'Andorre et de la célèbre principauté de Monaco;
-
-4º Dire la population des régions encore inconnues qui s'étendent du 40e
-au 60e degré de latitude.
-
-POUR LA LITTÉRATURE:
-
-Le candidat devra donner la recette des différentes formes de style,
-avec le moyen de s'en servir; expliquer les procédés du sublime, du
-fleuri, du gracieux, et faire l'histoire de tous les hommes de lettres
-connus, depuis Salomon jusqu'à nos jours.
-
-POUR LA PHILOSOPHIE:
-
-Démontrer l'identité du tout avec l'universel par le rapport de
-l'ensemble à la somme des parties. Chercher en quoi le moi diffère du
-non-moi, et si le moi efficient peut être confondu avec le moi
-correctif. Établir la liberté du causal plastique sous la dépendance du
-phénoménal concret.
-
-MATHÉMATIQUES:
-
-Connaître tous les théorèmes sans application que peut fournir
-l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie, et résoudre tous les
-problèmes inutiles qui pourront être proposés.
-
-PHYSIQUE:
-
-Donner les théories de toutes les grandes lois que l'on continue à
-chercher.
-
-CHIMIE:
-
-Expliquer, d'après les formules de la Cuisinière bourgeoise, tous les
-ingrédients qui composent chacun des ragoûts scientifiques connus sous
-le nom de _corps_.
-
- * * * * *
-
-Maurice demeura d'abord épouvanté des connaissances demandées aux
-candidats; mais il se rappela heureusement que, même de son temps, les
-programmes n'étaient point toujours des vérités. Pour cet examen, comme
-pour tout le reste, sans doute, on ne voulait que la forme, cette loi
-suprême des Brid'Oison de tous les temps: car quiconque demande
-l'impossible s'engage d'avance à ne rien exiger.
-
-M. Atout lui expliqua ensuite par quelle série d'ingénieuses méthodes
-l'étude de ces connaissances était facilitée aux élèves du grand
-collége.
-
-Il lui montra d'abord la classe destinée au cours d'histoire, où chaque
-pan de mur représentait une race, chaque banc une succession de rois,
-chaque poutre une théogonie. Là tous les objets portaient une date ou
-rappelaient un événement. On ne pouvait suspendre son chapeau à une
-patère sans se rappeler un homme illustre, essuyer ses pieds à la natte
-sans marcher sur une révolution. Grâce à ce système mnémotechnique,
-aussi expéditif que profond, l'histoire universelle était ramenée à une
-question d'ameublement; l'élève l'apprenait malgré lui et rien qu'en
-regardant. Qu'on lui demandât, par exemple, le nom du premier roi de
-France, il se rappelait la vis intérieure de la serrure, et répondait:
-«Clo-vis.» Qu'on voulût connaître la date de la découverte de
-l'Amérique, il pensait aux quatre pieds de la chaire, dont chacun
-représentait un chiffre différent, et répondait: 1492. Qu'on s'informât,
-enfin, de l'événement le plus important qui suivit la naissance du
-christianisme, il voyait les deux barres d'appui qui s'avançaient sur
-l'amphithéâtre, et répondait hardiment; «L'invasion des bar-bares!»
-
-M. Atout ne manqua point de faire remarquer à Maurice les avantages de
-cette méthode débarrassée de toute donnée philosophique, et grâce à
-laquelle il suffisait de penser à deux choses pour s'en rappeler une.
-
-Il le conduisit ensuite au cours de géographie, où la terre avait été
-figurée en relief, afin que les élèves pussent se faire une idée plus
-exacte de sa beauté et de sa grandeur. Les montagnes y étaient
-représentées par des taupinières, les fleuves par des tubes de
-baromètre, et les forêts vierges par des semis de cresson étiquetés. On
-y voyait la représentation des villes en carton, et de petits volcans de
-fer-blanc, au fond desquels fumaient des veilleuses sans mèches.
-
-Une salle voisine contenait tout le système planétaire, en taffetas
-gommé, et mis en mouvement par une machine à vapeur de la force de deux
-ânes. Il avait seulement été impossible de conserver aux différents
-corps célestes leur dimension proportionnelle, leurs distances
-respectives et leurs mouvements réels; mais les élèves, avertis de ces
-légères imperfections, n'en étaient pas moins aidés à comprendre ce qui
-était, par la représentation de ce qui n'était pas.
-
-Un musée général complétait ces moyens d'instruction du grand collége de
-Sans-Pair. On y avait réuni des échantillons de toutes les productions
-naturelles et de toutes les industries humaines. Ce que l'enfant
-n'apprenait autrefois qu'en vivant et par l'usage lui était ainsi
-artificiellement enseigné; il avait sous la main la création entière par
-cases numérotées. On lui montrait un échantillon de l'Océan dans une
-carafe, la chute du Niagara dans un fragment de rocher, les mines d'or
-de l'Amérique du Sud au fond d'un cornet de sable jaunâtre. Il étudiait
-l'agriculture dans une armoire vitrée, les différentes industries sur
-les rayons d'un casier, et les machines d'après de petits modèles
-exposés sous des cloches à fromage. Le monde entier avait été réduit,
-pour sa commodité, à une trousse d'échantillons; il l'apprenait en
-jouant au petit ménage, et sans en connaître les réalités.
-
-Tels étaient les principes d'instruction adoptés par l'université de
-Sans-Pair; quant à l'éducation, elle reposait sur une idée encore plus
-ingénieuse.
-
-Son unique but étant de préparer des citoyens honorables, c'est-à-dire
-habiles à s'enrichir, on lui avait sagement donné pour unique base le
-dévouement à soi-même. Chaque enfant s'accoutumait de bonne heure à
-tenir un compte de profits et pertes pour chacune de ses actions. Il
-calculait tous les soirs ce que lui avait rapporté sa conduite de la
-journée: c'était ce qu'on appelait l'examen de conscience. Il y avait un
-tarif gradué pour les mérites et pour les fautes: tant à la patience,
-tant à l'amabilité, tant au bon caractère! Les vertus se résumaient en
-rentes ou en priviléges, pourvu que ce fussent des vertus comprises dans
-le programme: car l'université des Intérêts-Unis montrait, à cet égard,
-une sage prudence: elle n'encourageait que les qualités qui pouvaient
-tourner un jour au profit de leur possesseur. Les vertus coûteuses
-étaient traitées comme des vices.
-
-Or, pour mieux encourager les enfants à s'enrichir; on les initiait de
-bonne heure au culte du confort, on leur en faisait une habitude, on les
-trempait dans ce fleuve des jouissances matérielles qui rend les
-consciences plus souples. Leur collége était un palais, pour lequel
-l'industrie avait épuisé ses merveilles. Il y avait des manéges, des
-billards, un casino pour la lecture et une salle de spectacle adossée à
-la chapelle. On donnait à chaque élève un appartement complet et un
-tilbury, avec un groom pour les promenades.
-
-M. Atout ayant voulu faire voir à Maurice un de ces logements de garçon,
-ils le trouvèrent occupé par un élève de sixième, déjà complètement
-initié à la vie d'étudiant.
-
-Du reste, l'agréable n'avait point fait négliger l'utile. Au milieu de
-la principale cour s'élevait une Bourse, où tous les élèves se
-réunissaient chaque matin. On y négociait sur les fruits de la saison,
-sur les lapins blancs et sur les plumes métalliques. Il y avait là,
-comme à la grande Bourse de Sans-Pair, des opérations habiles ou
-hasardeuses, des ruines et des opulences subites. On y jouait aussi à la
-baisse au moyen de fausses nouvelles, et à la hausse par des
-accaparements combinés, de sorte que les élèves se formaient dès
-l'enfance au mensonge légal et prenaient l'importante habitude de ne se
-fier à personne.
-
-Ils s'exerçaient également à l'emploi de la presse périodique, en
-rédigeant quatre journaux d'opinions contraires, dans lesquels ils
-tâchaient de se calomnier et de se nuire, aussi bien que des hommes
-faits.
-
-Après le collége de Sans-Pair venait le grand Athénée national, dont les
-cours étaient fréquentés par des auditeurs de tout sexe et de tout âge.
-
-Le professeur de numismatique, que Maurice voulut entendre, faisait ce
-jour-là une leçon sur la cuisine du dix-neuvième siècle, tandis que le
-professeur d'économie politique traitait la question des antiquités
-mexicaines. Quant au professeur de philosophie, il se renfermait plus
-rigoureusement dans la matière de son cours, et ne s'occupait guère que
-d'injurier ses adversaires.
-
-En ressortant, M. Atout montra à ses hôtes les Écoles de droit, de
-médecine, d'industrie, de beaux-arts, mais sans y entrer. Leur
-organisation différait peu de celle du grand collége, et l'examen des
-doctrines qui y étaient enseignées eût demandé trop de temps. Maurice
-devait d'ailleurs retrouver plus tard ces doctrines mises en pratique
-dans le monde par les commerçants, les artistes, les avocats et les
-docteurs.
-
-Ils ne s'arrêtèrent donc que devant l'édifice construit pour les
-examens.
-
-Chaque Faculté avait une salle tellement disposée que les candidats
-subissaient les épreuves sans l'intervention d'aucun examinateur.
-C'était une sorte de labyrinthe fermé de cent petites portes, sur
-chacune desquelles se trouvait inscrite une question du programme, avec
-une vingtaine de mauvaises réponses mêlées à la bonne. Si le candidat
-mettait le doigt sur celle-ci, la porte s'ouvrait d'elle-même, et il
-passait outre; sinon, il demeurait enfermé comme un rat pris au piége!
-Par ce moyen, toute erreur et toute injustice devenaient impossibles;
-l'examinateur avait atteint la perfection d'indifférence et
-d'impassibilité si longtemps poursuivie: ce n'était plus un homme avec
-ses ardeurs, ses inclinations, ses répugnances, mais une machine
-immuable comme la vérité. On ne choisissait pas les aspirants, on les
-blutait; ici la fleur de froment, là le son grossier. Les professeurs
-n'avaient désormais à s'occuper des examens que pour toucher le prix du
-travail qu'ils ne faisaient plus.
-
-Comme ils franchissaient la dernière porte du quartier universitaire, M.
-Atout montra un second établissement, d'une étendue presque égale, et
-destiné à l'instruction des jeunes filles. L'organisation était à peu
-près la même que dans celui des garçons; mais les connaissances acquises
-y différaient essentiellement. La principale étude était celle de
-l'orgue expressif appliqué aux danses de caractère. Les élèves y
-consacraient sept heures par jour. Le reste du temps était employé aux
-leçons de minéralogie, d'architecture et d'anatomie. Il y avait, en
-outre, un cours d'orthographe une fois par semaine, et l'on cousait tous
-les mois.
-
-Quant à la morale, elle était formulée dans un catéchisme qui devait
-servir de règle de conduite aux jeunes filles, et qu'on leur faisait
-apprendre par coeur. Il y avait un chapitre pour la toilette, un
-chapitre pour les bals et les visites, un chapitre pour le mariage.
-
-_Demande._ Une femme doit-elle désirer le mariage?
-
-_Réponse._ Oui, si elle peut être bien mariée.
-
-_Demande._ Qu'est-ce qu'une femme bien mariée?
-
-_Réponse._ C'est celle qui, ayant épousé un homme honorable, profite et
-jouit de sa position.
-
-_Demande._ Qu'entendez-vous par un homme honorable?
-
-_Réponse._ J'entends un homme qui paye le cens d'éligibilité.
-
-_Demande._ Comment la femme doit-elle aimer son mari?
-
-_Réponse._ Proportionnellement à la pension qu'il lui accorde.
-
-_Demande._ Pouvez-vous réciter votre acte d'espérance matrimoniale?
-
-_Réponse._ «Mon Dieu, je compte sur votre infinie bonté pour obtenir
-l'époux selon mon coeur; qu'il soit assez riche pour me donner un
-équipage, un hôtel, des loges au grand théâtre de Sans-Pair, et
-puisse-t-il, ô mon Dieu! montrer autant de courage à agrandir sa fortune
-que j'aurai de plaisir à la dépenser!»
-
-Maurice n'en lut point davantage, et demanda à l'académicien si les deux
-grandes institutions universitaires qu'il venait de lui montrer étaient
-les seuls établissements d'instruction publique existant à Sans-Pair.
-
-«Il y a, de plus, les institutions exploitées par l'industrie
-particulière, répliqua M. Atout: écoles, pensionnats, lycées, professant
-toutes les sciences connues par toutes les méthodes inventées. Mais le
-plus célèbre de ces établissements est celui de M. Hâtif, qui a trouvé
-le moyen d'appliquer à l'instruction des enfants le système des serres
-chaudes, et qui obtient des savants _forcés_, comme les jardiniers
-obtenaient autrefois des melons de primeur. Il lui suffit de placer ses
-élèves sur une couche propre à hâter la sève intellectuelle, et de
-veiller au thermomètre qui indique le degré de chaleur nécessaire pour
-la maturation de leurs cerveaux. Il a toujours ainsi, sous verrine,
-plusieurs centaines d'écoliers, qui sont de grands hommes à dix ans et
-des enfants à vingt.
-
-Du reste, sa fabrique de prodiges prospère. C'est de chez lui que
-sortent tous ces virtuoses qui improvisent des symphonies au maillot,
-ces grands mathématiciens calculant la circonférence de la terre avant
-de savoir parler, et ces poëtes prématurés qui font leurs premières
-élégies avant leurs premières dents.»
-
-
-
-
-VIII
-
-Agrandissement des magasins de nouveautés.--Histoire de mademoiselle
-Romain.--Aspect pittoresque de la ville de Sans-Pair.--Maladie de milady
-Ennui, traitée par quatorze médecins spécialistes, et guérie par
-Maurice.--Société d'assurance pour empêcher les vivants de regretter les
-morts.--Rencontre du grand philanthrope M. Philadelphe Le Doux.
-
-
-Tout en donnant ces détails, l'académicien avait regagné sa calèche, et
-il allait y remonter, lorsque milady Ennui déclara qu'elle voulait
-conduire Marthe aux nouvelles galeries du Bon-Pasteur.
-
-C'était un magasin où se trouvaient réunies pour l'acheteur toutes les
-productions du monde connu. Il couvrait une surface de deux cents
-hectares et occupait douze mille commis. Outre la ligne d'omnibus
-desservant l'intérieur, on avait ménagé un avançage de voitures à la
-tête de chaque comptoir. Les étoffes, roulées et déroulées par
-d'immenses cylindres, passaient devant les yeux de la foule, comme ces
-toiles mobiles qui représentent les cascades à l'Opéra: des montres
-gigantesques, garnies de bijoux et d'orfévreries, tournaient partout sur
-elles-mêmes; des tablettes couvertes de cristaux, d'ivoires sculptés, de
-fantaisies précieuses, allaient et venaient sans cesse sur leurs rails
-de cuivre, et semblaient appeler les acheteurs; enfin, au milieu de tout
-cet éclat, des valets en livrée circulaient chargés de plateaux, et
-offraient des rafraîchissements.
-
-«Vous le voyez, dit M. Atout, le commerce s'est agrandi comme tout le
-reste; ce n'est plus qu'une banque perfectionnée. Les profits, qui
-autrefois faisaient vivre médiocrement cent mille familles, ont créé dix
-existences royales auxquelles tout est possible. Votre temps était
-encore celui des petits marchands. En sortant d'apprentissage on se
-mariait, on ouvrait boutique avec son amour et son courage! Mais, de nos
-jours, la bonne volonté ne tient plus lieu de capital, et la première
-condition, pour exercer un commerce, n'est point de le connaître: c'est
-d'avoir un million!»
-
-A ces mots, l'académicien se mit à calculer tout haut, pour Maurice, la
-valeur des marchandises entassées dans les galeries qu'ils parcouraient,
-tandis que milady Ennui faisait remarquer à Marthe leur prodigieuse
-variété.
-
-Mais Maurice et Marthe n'écoutaient plus, car ils venaient d'apercevoir
-l'enseigne du magasin-monstre: LE BON-PASTEUR! Leurs regards s'étaient
-aussitôt cherchés, leurs lèvres avaient murmuré en même temps le nom de
-mademoiselle Romain, et tous deux étaient devenus subitement rêveurs!
-
-C'est que ce nom avait réveillé chez eux le souvenir de tout un autre
-monde; un de ces souvenirs qui vous attendrissent comme la vue du vieux
-foyer sur lequel vous écoutiez les histoires de la nourrice, du petit
-jardin où vous plantiez des rameaux d'aubépine, de la borne qui servait
-de siége au mendiant avec lequel vous partagiez votre pain de l'école!
-Et cependant mademoiselle Romain n'avait été ni une parente, ni une
-compagne de jeux; mademoiselle Romain n'était qu'une vieille voisine,
-mercière à l'enseigne du _Bon-Pasteur!_
-
-Mais aussi quelle voisine! et comment l'oublier? Qui pouvait l'avoir vue
-au fond de sa petite boutique obscure sans se rappeler sa haute chaise à
-patins, sa chaufferette de terre, ses grandes aiguilles à tricot, et son
-visage souriant sous les rides de la laideur.
-
-Car Dieu, qui avait été sévère pour mademoiselle Romain, l'avait fait
-naître pauvre, maladive et disgraciée! Elle eût pu se plaindre de la
-part qui lui avait été faite; elle aima mieux y chercher le peu de bien
-qui s'y trouvait caché! Son indigence lui interdisait les plaisirs, elle
-l'accepta comme une sauvegarde contre les excès; ses souffrances étaient
-sans trêve, elle y trouva un utile enseignement de patience; sa laideur
-lui ôtait l'espoir d'être aimée, elle s'en dédommagea en aimant les
-autres!
-
-Puis, Dieu n'avait point été pour elle sans pitié! A défaut de bonheur,
-il lui donna un grand devoir à remplir.
-
-Mademoiselle Romain avait un père paralytique, dont elle devint le seul
-appui! Le corps du vieillard n'était plus qu'un cadavre insensible, mais
-la tête continuait à penser, le coeur battait toujours! Incapable de se
-faire à lui-même l'aisance ou la misère, il était encore capable de les
-recevoir et de les sentir.
-
-Sa fille le comprit, et résolut de lui conquérir tout ce qu'il pouvait
-espérer de joie. Elle réunit ses dernières ressources, acheta quelques
-marchandises, et vint s'établir au _Bon-Pasteur!_
-
-La boutique était petite, et bien des rayons restaient vides; mais la
-sainte fille avait la foi des grands coeurs! Prête à tous les sacrifices
-pour celui qu'elle s'était promis de rendre heureux, elle ne pouvait
-croire que la Providence la trahît. Le moyen, en effet, de supposer Dieu
-moins bon que nous-mêmes? Toujours le tricot à la main, près du
-comptoir, elle n'interrompait son travail qu'à l'entrée d'un acheteur,
-et, s'il se faisait trop attendre, si l'inquiétude ou le découragement
-ralentissait le mouvement de ses longues aiguilles de buis, elle
-regardait vers l'arrière-boutique le vieux paralytique doucement
-confiant dans son courage, et les aiguilles recommençaient à s'agiter
-plus rapides.
-
-Les gains étaient faibles sans doute; mais qui peut dire les miracles de
-l'économie et du dévouement? Tout ce que mademoiselle Romain se
-retranchait était ajouté au bien-être du vieillard; celui-ci, trompé, la
-croyait plus riche à chaque nouvelle privation, et jouissait de ses
-sacrifices sans avoir la douleur de les soupçonner. La fille remerciait
-le ciel de cette erreur, qu'elle appelait une grâce, et, pour s'en
-rendre digne, elle s'imposait de nouveaux devoirs.
-
-Une pauvre femme qu'elle avait employée quelquefois vint à mourir,
-laissant un fils presque idiot. Mademoiselle Romain l'accueillit
-d'abord, pour qu'il ne vît point clouer le cercueil de sa mère; mais, le
-lendemain, quand elle pensa qu'il fallait le conduire à l'hospice, le
-coeur lui manqua. L'enfant avait déjà choisi sa place près du foyer, il
-tenait sa tête appuyée sur les genoux du paralytique, et souriait en
-regardant celle qui l'avait recueilli.
-
-«Il eût pu être mon frère!» pensa-t-elle, attendrie.
-
-Et, regardant encore ces deux infortunés, que Dieu semblait lui offrir
-réunis à dessein, elle ajouta dans sa pensée:
-
-«C'est mon frère!»
-
-Et l'enfant ne la quitta plus.
-
-Quand Marthe et Maurice la connurent, le vieillard et l'idiot vivaient
-encore près d'elle, heureux par son travail et sa tendresse. La boutique
-était toujours aussi petite, les rayons à peine mieux garnis; mais tout
-le monde connaissait mademoiselle Romain et lui achetait. Les vieillards
-se découvraient les premiers à sa vue, les jeunes gens la saluaient
-comme si elle eût été belle, et les mères apprenaient à leurs enfants à
-la reconnaître. Que de fois Maurice et Marthe avaient passé devant
-l'étroit vitrage de sa boutique en se tenant par la main, et rien que
-pour la voir!
-
-«C'est la bonne demoiselle! disaient-ils à demi-voix, celle à laquelle
-il faut ressembler.»
-
-Et ils la saluaient par son nom, et, quand elle leur avait répondu, ils
-continuaient leur route, fiers et attendris, en se promettant tout bas
-de l'imiter.
-
-Ah! qu'étaient toutes les richesses entassées dans les galeries de
-Sans-Pair auprès de cette humble boutique, dont la vue formait un
-enseignement? Qu'étaient ces milliers de commis auprès de la pauvre
-femme qui, rien qu'avec son courage, avait soutenu deux existences et
-sauvé deux âmes? Hélas! que Dieu l'eût fait naître plus tard, au milieu
-d'une société plus éclairée, elle eût en vain travaillé et espéré! La
-bonne volonté ne tenait plus lieu de capital!
-
-Avant de ramener chez lui ses deux hôtes, l'académicien voulut leur
-donner une idée de la magnificence de Sans-Pair, et les conduisit au
-grand carrefour de la Réunion.
-
-C'était une place à laquelle venaient aboutir toutes les rues de la
-capitale; elle était ornée de cinquante bornes-fontaines et de deux
-cents becs de gaz épuré. Le musée, la bibliothèque, le théâtre national
-et la chambre des représentants l'encadraient de leurs façades,
-magnifiquement décorées d'affiches peintes à l'huile. Tout autour
-rayonnaient les rues, formant une ligne droite de plusieurs lieues, et
-composées de maisons quadrangulaires, tellement semblables que les
-numéros seuls pouvaient les faire distinguer. Une foret de tuyaux
-fumants couronnait cette charmante perspective, que l'on saisissait d'un
-seul coup d'oeil.
-
-Les vingt-quatre divisions qui formaient la ville entière étaient
-désignées par les vingt-quatre signes de l'alphabet, et chaque citoyen
-devait habiter le quartier qui correspondait à la première lettre de sa
-profession. Cette disposition avait le léger désavantage de placer votre
-bottier à soixante-huit kilomètres de votre tailleur; mais elle donnait
-à la ville une régularité qui eût fait envie à une table d'échecs, et,
-si les relations de la vie en souffraient, la raison pure était du moins
-satisfaite.
-
-Cependant cette organisation venait d'être vivement attaquée par un
-savant astronome, M. de l'Empyrée, comme relevant de la numération
-duodécimale, depuis longtemps abandonnée pour tout le reste. Il avait
-proposé, en conséquence, dans l'intérêt de l'unité mathématique, la
-démolition de Sans-Pair, qui eût été reconstruit en dix quartiers,
-correspondant aux dix chiffres de la table numérale, et où chacun eût
-été rangé selon son mérite, c'est-à-dire selon la quantité de ses
-impôts. Cette profonde conception avait assez vivement ému les esprits
-pour détourner l'attention publique des découvertes lunaires dues, comme
-nous l'avons déjà dit, au même savant.
-
-Maurice remarqua que les maisons, construites en fer, pouvaient se
-démonter comme un meuble. Si le propriétaire changeait d'état, il
-n'avait qu'à s'adresser à la compagnie des déménagements, qui lui
-transportait son domicile dans le nouveau quartier qu'il devait habiter.
-
-Les logements de garçon étaient encore plus simples: ils consistaient en
-une malle mécanique, dont on emportait la clef. Le soir venu, la malle
-se développait et formait une chambre à coucher, avec alcôve et cabinet
-de toilette. Quant à la cuisine, elle était devenue inutile depuis
-l'invention des fourneaux-caporal, qui permettaient à chaque fumeur de
-préparer trois plats à la chaleur de sa pipe, et des briquets
-autoclaves, cuisant un potage et deux biftecks au feu d'une allumette.
-
-En repassant près du port, les deux époux y virent une île couverte de
-bosquets et de villas, qu'ils n'avaient point aperçue quelques instants
-auparavant. Ils apprirent de leur conducteur que c'était le grand
-village flottant, _le Cosmopolite_, qui arrivait de sa promenade autour
-du monde.
-
-L'étendue de ce bateau-phénomène était de plusieurs kilomètres. Chaque
-passager y avait son cottage, avec parterre, basse-cour et jardin
-potager. Au milieu du village s'élevait l'église, et à l'une des
-extrémités la salle de concerts. Cent cinquante machines, de la force de
-quatre cents chevaux, mettaient en mouvement _le Cosmopolite_, qui
-fendait les flots avec la rapidité du Léviathan. Son voyage de
-circumnavigation durait huit jours. Il touchait à la Nouvelle-Guinée,
-franchissait le canal creusé dans l'isthme de Panama, traversait l'océan
-Atlantique, remontait jusqu'à la Méditerranée, entrait dans la mer Rouge
-par le détroit de Suez, et regagnait le point de départ à travers la mer
-des Indes.
-
-Les passagers que la navigation fatiguait se faisaient débarquer au
-Caire, où ils prenaient le grand chemin de fer d'Asie, qui les
-conduisait jusqu'à Malaca en wagons-houses. Ces wagons-houses étaient
-des maisons roulantes, où l'on trouvait des chambres à coucher, un
-restaurant, des billards, un estaminet et des bains russes.
-
-Près du _Cosmopolite_ flottaient une foule d'autres bateaux, dont les
-différentes destinations se trouvaient indiquées par des affiches en
-banderoles. Les uns formaient des théâtres flottants, qui, traversant
-les mers et remontant les fleuves, portaient aux peuplades les plus
-reculées les bienfaits du vaudeville ou les enseignements de
-l'opéra-comique; d'autres, disposés en salles de bal, allaient apprendre
-aux cinq parties du monde les quadrilles des Musards sans-pairiens; les
-plus petits, enfin, consacrés à des dioramas, à des ménageries ou à des
-cabinets de lecture, jetaient successivement l'ancre dans toutes les
-criques de la terre habitée pour populariser les beautés de la nature,
-les bêtes savantes et les romans de M. César Robinet.
-
-Un peu plus loin, nos promeneurs rencontrèrent le grand dock, où
-arrivaient les produits de toutes les mines connues. Un système de
-canaux souterrains, alimentés par les eaux des mines elles-mêmes,
-reliait celles-ci l'une à l'autre, et permettait aux exploitations de se
-prêter un secours mutuel. On voyait arriver dans le bassin de Sans-Pair,
-par mille voûtes sombres, des barques chargées des différents minéraux
-arrachés à la terre, et conduites par des hommes de toutes races et de
-tous costumes. Ici c'étaient les Chinois avec du plomb et de l'étain, là
-des Espagnols avec le mercure, plus loin les Siciliens transportant le
-soufre de leurs volcans, les Américains riches en or, les Anglais noirs
-de houille, les Africains chargés de bitume, et les peuples du Nord
-amenant le cuivre, le fer et le platine. La facilité et la fréquence des
-communications avaient ainsi mêlé toutes les nations, sans qu'une
-association fraternelle fût venue les confondre. Chacune avait perdu son
-caractère, et n'avait point adopté celui des autres. Ces physionomies
-effacées ressemblaient aux monnaies usées par le frottement, qui, bien
-que dépouillées de leur empreinte, restent différentes par le métal. A
-force de regarder le monde comme une grande route, chacun avait perdu le
-sentiment de la nationalité; on n'avait plus de ville, plus de foyer,
-partant plus de patrie! Les lieux n'étaient que des points d'appui,
-auxquels on abritait sa vie un instant, comme on accroche une montre au
-mur d'une hôtellerie.
-
-Maurice commençait à communiquer ces réflexions à son conducteur,
-lorsqu'il fut interrompu par milady Ennui, qui se trouvait lasse et
-voulait rentrer. Ils remontèrent, en conséquence, dans la calèche
-volante, et regagnèrent l'hôtel de l'académicien.
-
-Mais, quelque rapide qu'eût été le voyage, il avait suffi pour augmenter
-l'indisposition de madame Atout. A peine arrivée, elle déclara qu'elle
-se trouvait plus mal et voulait voir un médecin.
-
-L'embarras était de savoir lequel, car les progrès des lumières avaient
-introduit la division de la main-d'oeuvre jusque dans les sciences. Les
-médecins s'étaient partagé le corps humain, comme un héritage conservé
-jusqu'alors en indivis. Chacun avait eu son domaine, au delà duquel il
-ne prétendait rien. A l'un la tête, à l'autre l'estomac; à celui-ci le
-foie, à celui-là le coeur. Si plusieurs organes étaient attaqués à la
-fois, on prenait plusieurs médecins; s'ils l'étaient tous, on en prenait
-davantage. Chacun traitait de son côté son morceau de maladie, et le
-patient guérissait par fragments, s'il ne mourait tout d'une pièce.
-
-Comme milady Ennui souffrait surtout de spasmes, on crut devoir appeler
-le docteur Hypertrophe.
-
-Celui-ci expliqua d'abord que, la vie étant entretenue par le sang, et
-le sang mis en mouvement par le coeur, toute maladie avait
-nécessairement pour cause un défaut d'équilibre dans les fonctions de ce
-muscle creux et charnu. Il déclara donc, après avoir examiné la malade,
-que son malaise provenait d'un afflux pléthorique dans l'oreillette
-gauche, et lui ordonna un sirop antiphlogistique dont il était
-l'inventeur.
-
-Mais à peine fut-il parti que les douleurs de la malade se déplacèrent;
-M. Atout fit aussitôt demander M. le docteur Jecur, spécialement connu
-pour ses travaux sur les viscères bilio-dispensateurs.
-
-Après avoir examiné milady Ennui, il déclara que le siége de son mal
-était évidemment dans le foie, viscère glanduleux, destiné à séparer la
-bile du sang, et qui, étant le principe même de la vie, décidait
-nécessairement seul de la santé ou de la maladie. Mais ses prescriptions
-ne furent point plus heureuses que celles de son confrère, et, après son
-départ, la douleur gagna les membres.
-
-L'académicien s'adressa cette fois au docteur Névretique, qui avait pour
-spécialité les maladies sans causes.
-
-Il arriva d'un saut, en criant:
-
-«Les nerfs! les nerfs! organe de la volonté... de la sensation... tout
-est là... il n'y a que les nerfs!»
-
-Il tourna trois fois autour du lit de la malade, ordonna les bals et les
-spectacles, avec une infusion de feuilles d'oranger, puis repartit.
-
-Cependant les suffocations de milady Ennui ne cessaient point, et M.
-Atout continuait à épuiser inutilement la science des spécialistes,
-lorsque Maurice se rappela l'espèce d'armure ouatée qui enveloppait
-milady; il lui fit transmettre timidement le conseil d'en sortir. Le
-résultat fut immédiat; madame Atout, rendue à la liberté de ses
-mouvements, se trouva subitement guérie. Sa maladie n'était qu'une
-suffocation; et, faute de s'être adressée au docteur des poumons, elle
-avait failli mourir étouffée.
-
-Tout en donnant les soins nécessaires, l'académicien avait mandé un
-notaire et des témoins, afin de faire constater la maladie de madame
-Atout. Dès qu'elle fut guérie, il prit l'acte dressé par eux, et emmena
-Maurice aux bureaux de la _Compagnie des Centenaires_.
-
-On y assurait non-seulement la vie, mais la santé, et l'on y recevait un
-dédommagement pour les moindres indispositions, comme on en eût reçu
-autrefois de la Compagnie du Phénix pour un incendie partiel. Par ce
-moyen, la maladie de vos parents vous faisait vivre, en attendant que
-leur mort vous enrichît. L'intérêt tenait en échec l'affection; on se
-consolait de les voir souffrir, en calculant ce que rapportait chacune
-de leurs souffrances; leur fin, entrevue à travers la prime suprême,
-paraissait moins cruelle, et l'arithmétique appliquait ses chiffres
-bienfaisants sur les blessures du coeur.
-
-Ainsi, l'arithmétique avait brisé les aiguillons de la mort... du moins
-pour les survivants.
-
-En ressortant, l'académicien vit un assuré qui quittait le bureau
-mortuaire, et reconnut M. Philadelphe Le Doux, président de la _Société
-humaine_ de Sans-Pair, et membre de tous les clubs philanthropiques du
-monde habité.
-
-Il était couvert de noeuds de crêpe noir, attestant le nombre des pertes
-cruelles qu'il venait d'éprouver, et suivi d'un commissionnaire chargé
-de sacs d'argent qui constataient la quotité des consolations payées par
-la compagnie.
-
-Lorsque M. Atout l'aperçut, il avait sur les lèvres ce sourire
-joyeusement modeste du sage dans la prospérité; mais à peine son regard
-eut-il rencontré Maurice et son compagnon qu'il changea de visage: une
-expression douloureuse enveloppa son front, comme un nuage subit.
-
-M. Atout l'accosta, et s'informa avec empressement de ce qui lui était
-arrivé.
-
-«Hélas! vous le voyez, dit le philanthrope, dont le regard mélancolique
-glissa de ses noeuds de deuil jusqu'au commissionnaire; la Providence
-m'a éprouvé cruellement! Mon frère... mon oncle... mon cousin!...»
-
-Il s'arrêta avec un gémissement, et porta à ses yeux le groupe de
-billets de banque qu'il tenait à la main.
-
-«Ah! vous me le rappelez, dit l'académicien, chez qui un souvenir sembla
-se réveiller; tous trois étaient embarqués sur la flottille des ballons
-incendiés.
-
---Dites tous quatre, reprit M. Le Doux, car mon neveu s'y trouvait
-aussi!... C'est surtout sa perte que je pleure!... Périr à vingt ans!...
-et les directeurs de la compagnie refusent de payer cette précieuse
-existence!... Ils veulent que je fournisse les preuves authentiques de
-sa mort!... Comprenez-vous? moi, recueillir les preuves!... Ces
-malheureux n'ont point d'âme!... d'autant que j'ai fait déjà inutilement
-toutes les recherches. Mais je les forcerai à tenir leurs engagements...
-dans l'intérêt de la morale publique! J'accepterai tout entier le poids
-de mon malheur!...»
-
-Ici, les regards du philanthrope se détournèrent de nouveau, comme s'il
-eût voulu supputer ce que ce douloureux fardeau pourrait ajouter à celui
-du commissionnaire. L'académicien en profita pour lui offrir les
-consolations habituelles. Après lui avoir refait l'ode de Malherbe à
-Duperrier, avec plusieurs citations en langues mortes (ce qui a toujours
-une grande autorité près de ceux qui ne connaissent que les vivantes),
-il fit un relevé statistique de tous les maux auxquels les quatre
-défunts avaient échappé en trépassant, et arriva à la conclusion, que le
-seul à plaindre était leur héritier survivant.
-
-M. Le Doux parut un peu consolé par cette démonstration de son malheur,
-et remercia M. Atout. Quels que fussent d'ailleurs ses chagrins, il
-espérait les adoucir par le noble exercice de la bienfaisance. Le genre
-humain lui tiendrait lieu de famille, il voulait s'adonner désormais
-tout entier à la propagation de la société _Aide-toi! le ciel ne
-t'aidera pas_.
-
-Il rappela, à cette occasion, à l'académicien, qu'il avait promis de
-souscrire à l'oeuvre, et le pria d'assister le lendemain à l'exhibition
-des pupilles de la société.
-
-
-
-
-IX
-
-Promenades de Sans-Pair embellies de légumes monstres.--Maison de
-placement matrimonial patentée du gouvernement (sans garantie).--Une
-pastorale arithmétique.--Un heureux monstre.--Mémoires philosophiques du
-roi Extra.
-
-
-Tous deux étaient arrivés, en causant ainsi, à la porte d'un jardin
-public où les promeneurs se portaient en foule. Ils y entrèrent avec
-Maurice, afin de leur en faire admirer les plantations.
-
-Celles-ci différaient complétement de tout ce que le jeune homme avait
-vu jusqu'alors. Pour les grandes avenues, le chou colossal tenait lieu
-de marronniers fleuris, et des quinconces de laitues arborescentes
-remplaçaient les bosquets d'acacias et de tilleuls parfumés. Quant aux
-fleurs, on y avait substitué des cultures de tabac, de riz et d'indigo.
-
-M. Le Doux fit remarquer à Maurice cet heureux changement.
-
-«Vous le voyez, dit-il, grâce aux efforts des économistes et des
-philanthropes, le monde a tellement changé de face que Dieu lui-même
-aurait peine à le reconnaître. Tout ce qui n'était pour la terre qu'une
-vaine parure a disparu: les légumineux perfectionnés et agrandis forment
-aujourd'hui la base de notre système forestier. A vos chênes ridicules,
-qui ne produisaient que des glands, on a substitué la betterave-monstre;
-à vos rosiers, dont le parfumeur seul tirait parti, le bois de réglisse
-et les radis améliorés. Tout s'est ainsi trouvé ramené aux besoins de
-l'homme, qui a réduit la création aux proportions de son estomac.»
-
-Maurice ne répondit rien; son attention, d'abord absorbée par les
-plantations, venait de se tourner sur certaines femmes qui suivaient une
-allée d'artichauts gigantesques, à l'entrée de laquelle se lisait cette
-inscription: _Avenue du Mariage_.
-
-Chaque promeneuse était enveloppée d'une écharpe portant son adresse et
-le chiffre de sa dot.
-
-L'allée aboutissait à une vaste rotonde, incessamment assiégée par la
-foule. C'était la grande agence matrimoniale de Sans-Pair. On y trouvait
-toujours un assortiment complet de coeurs à placer, avec tous les
-renseignements désirables sur leur âge, leur caractère, leur fortune et
-la couleur de leurs cheveux. Les murs étaient couverts d'affiches
-servant aux annonces de l'établissement, et la plupart ornées de
-gravures explicatives, dont Maurice admira l'adresse ingénieuse.
-
-La première sur laquelle ses regards s'arrêtèrent représentait un
-immense portefeuille gonflé de billets de banque montant à la somme de 3
-millions; on lisait au-dessous ces seuls mots: _Un Monsieur à marier_.
-
-Sur une autre affiche apparaissait une dame vue de dos, avec cette
-annonce:
-
- _Une Veuve qui a déjà fait le bonheur de cinq Maris désirerait faire
- celui d'un sixième. Elle lui apportera en dot de la tournure et un
- coeur tendre.--On pourra traiter par correspondance.--Affranchir._
-
-Un peu plus loin se montraient quatre profils de femmes réunis par le
-cordon d'une bourse, et au-dessous:
-
- _Un Père de famille, qui se trouve à la tête de plusieurs Filles,
- désirerait s'en défaire pour cause de déménagement. Il y en a une
- brune, une blonde, une rousse et une mélangée. Chacune recevra, en se
- mariant, une somme de soixante mille francs._
-
- OBSERVATION IMPORTANTE.--_On n'acceptera que les prétendants qui
- auront été vaccinés trois fois._
-
-Pendant que Maurice continuait à parcourir ces curieuses annonces,
-arriva une parente de M. Le Doux, qui venait d'arranger le mariage de
-son fils avec la fille d'un riche avocat de Sans-Pair. Elle montra les
-deux jeunes gens assis à l'écart et causant tout bas, dans un des
-bosquets les plus solitaires, tandis que les familles achevaient de
-discuter l'époque et les préparatifs de la noce. Le philanthrope et
-l'académicien furent appelés au conseil.
-
-Quant à Maurice, ses regards une fois tournés vers les fiancés n'avaient
-pu s'en détacher. Il interprétait chaque geste, il expliquait chaque
-sourire; il les comprenait sans les entendre, et rien qu'en se
-rappelant!
-
-C'est que lui aussi avait traversé ces heures enchantées qui précèdent
-la possession! Suaves épanchements dans lesquels la jeune fille, timide
-encore, mais sans honte, commence, en balbutiant, ce poëme charmant,
-toujours refait et toujours à refaire. Elle dit quand elle a douté!
-pourquoi elle a craint! comment elle a espéré! Puis, après les tourments
-ce sont les projets! Tout un avenir à inventer, à peupler de visions, de
-souffrances peut-être, mais supportées à deux; des dangers bravés de
-front, les mains enlacées et les coeurs confondus pour recevoir chaque
-coup! Ah! qui peut avoir connu ces premiers mirages de la jeunesse, et
-les oublier? Alors même qu'ils ont disparu, on tressaille en les
-entendant nommer, et, comme l'aveugle plongé dans la nuit, on veut voir
-encore par l'oeil des autres!
-
-Sans s'en apercevoir, Maurice avait cédé à ce désir, et, pendant que ses
-compagnons continuaient leur entretien, il s'était approché des deux
-fiancés, qui, tout à leur tête-à-tête, n'y prirent point garde.
-
-Le jeune homme était amoureusement penché vers la jeune fille, qui, les
-yeux baissés, roulait avec distraction le ruban de sa ceinture.
-
-«Oui, murmurait-il d'une voix fascinante, oui, vous étiez le souhait de
-mon adolescence et de ma jeunesse! ou plutôt, mon espoir n'osait aller
-si loin!
-
---Et cependant vous pouviez prétendre à bien d'autres! répliquait
-modestement la jeune fille!
-
---Quelle autre eût réuni tant de mérite, s'écriait le fiancé avec
-chaleur: quinze cent mille francs de dot!
-
---Outre quelques espérances.
-
---Je le sais, vous avez un oncle goutteux.
-
---Avec une cousine hydropique.
-
---Sans enfants?
-
---Ni collatéraux!
-
---Et dont vous héritez sous peu?
-
---Tous deux sont condamnés par les médecins.
-
---Ah! vous êtes un ange!» s'écria l'épouseur, qui saisit la main de
-l'héritière en perspective et la baisa avec transport.
-
-Maurice ne voulut point en entendre davantage, et se hâta de rejoindre
-son conducteur.
-
-Comme ils traversaient la dernière avenue, M. Atout s'arrêta
-brusquement, et lui montra du doigt un couple qui venait à leur
-rencontre.
-
-Il se composait d'une jeune femme charmante et d'un petit homme
-tellement hideux que le regard, en le rencontrant, hésitait à s'arrêter.
-Mais la disgrâce de toute sa personne était, pour ainsi dire, effacée
-par une de ces monstruosités dont les annales de la science elle-même ne
-citent que de rares exemples. Une corne de taureau s'élevait au milieu
-de son front, et donnait à sa physionomie quelque chose de grotesque et
-de terrible à la fois!
-
-Maurice poussa une première exclamation d'horreur; puis une seconde de
-pitié.
-
-«Ne le plaignez pas, dit M. Atout, qui venait de le saluer, il doit à sa
-corne le repos, la fortune, la gloire; tout enfin, jusqu'à cette jolie
-femme qui est la sienne.»
-
-Maurice parut stupéfait.
-
-«Le roi Extra a été longtemps semblable aux autres hommes, reprit
-l'académicien, et il ne se rappelle ce temps qu'avec épouvante. Vous
-pourrez, du reste, lire ses mémoires qu'il a publiés en tête de ses
-oeuvres complètes.
-
---D'autant plus facilement que je viens de les acheter,» fit observer M.
-Le Doux en présentant à Maurice un volume magnifiquement illustré.
-
-Le jeune homme l'ouvrit avec empressement, et, comme ses deux
-conducteurs avaient affaire chez leur banquier, il demanda la permission
-de les attendre dans la petite allée de céleri qui terminait la
-promenade.
-
-Le livre du roi Extra contenait, outre ses discours à la chambre des
-envoyés, plusieurs traités philosophiques, et des poésies élégiaques
-adressées par lui aux plus jolies femmes des quatre parties du monde. Le
-tout était précédé de la préface biographique, à laquelle M. Atout avait
-donné le nom de _Mémoires_, et dont Maurice commença immédiatement la
-lecture.
-
- AU LECTEUR
-
- «Le 15 août de l'an 1971, des plaintes de femme retentissaient dans
- une des plus humbles maisons du faubourg des marchands à Sans-Pair.
- Ces plaintes, d'abord sourdes, puis plus vives, plus douloureuses,
- furent tout à coup interrompues par un cri frêle et clair, un cri
- d'enfant! Cet enfant, c'était moi; cette femme, c'était ma mère.
-
- «Je venais de naître, il ne me restait plus qu'à vivre.
-
- «Vivre! que de choses dans ce mot! Vivre! c'est-à-dire aspirer
- éternellement à l'inconnu, attendre l'impossible, poursuivre l'infini,
- faire longuement et péniblement sa voie!...
-
- «Je commençai par faire mes dents!
-
- «Les dents faites, vinrent les classes. J'y surpassai la plupart de
- mes condisciples, et chaque année j'étais couvert de couronnes; mais
- un rival, que la fatalité avait placé près de moi, effaçait
- complétement ma gloire; ce rival était Claude Mirmidon. A peine haut
- de trois pieds, dès qu'il paraissait, tous les regards se tournaient
- vers lui; on admirait sa gentillesse, on s'émerveillait de son
- intelligence. Chaque couronne paraissait deux fois plus grande sur son
- petit front; moi, j'avais la taille de tout le monde, et l'on se
- contentait de dire:--C'est bien.
-
- «Au sortir du collége, je voulus obtenir une place dans
- l'administration; je me résignai à solliciter. Tous les jours je me
- présentais à l'audience des gens en crédit, pour que ma présence leur
- rappelât ce que j'attendais; mais rien n'arrêtait sur moi le regard,
- je demeurais confondu avec la foule. Mirmidon vint à son tour; dès le
- premier moment il fut remarqué; on voulut connaître son affaire, on
- s'y intéressa, et, quelques jours après, il avait obtenu l'emploi que
- je sollicitais depuis trois années.
-
- «Repoussé par le pouvoir, je me tournai vers les lettres. J'écrivis un
- glossaire usuel, dans lequel je développai, sous les différents signes
- de l'alphabet, une série d'idées philosophiques, littéraires et
- politiques. Mon livre devait me placer, du premier coup, au rang des
- publicistes d'élite; malheureusement tous les libraires refusèrent de
- le lire, en objectant que c'était mon premier ouvrage. A leur avis, il
- eût fallu débuter par le second!
-
- «Encore si vous étiez connu à quelque autre titre, objecta le plus
- affable; connu seulement comme M. Mirmidon, à qui je viens d'acheter
- un volume d'élégies! Tout le monde voudra savoir quels vers compose un
- si petit poëte; mais quelle curiosité exciterait un livre écrit par un
- homme de votre taille?»
-
- «Je me retirai désespéré!
-
- «La seule consolation qui me restât, au milieu de tous ces malheurs,
- était mon amour pour une jeune parente que je devais épouser. En y
- réfléchissant, je tremblai que mon rival liliputien ne m'enlevât
- encore ce bonheur. Il était reçu comme moi chez Blondinette, qu'il
- amusait par mille tours. Il se cachait dans le tuyau du calorifère
- pour chanter des romances, dansait la polonaise sur les barreaux des
- fauteuils, et courait, les yeux bandés, à travers un labyrinthe de
- coques d'oeufs. Je commençai par railler la puérilité de ces
- passe-temps; mais Blondinette, qui y prenait plaisir, se montra
- offensée de mes remarques. Je me plaignis alors des libertés qu'elle
- laissait prendre à Mirmidon; elle allégua sa taille, qui ne permettait
- point de le traiter comme un autre. Je me fâchai enfin, et je lui
- déclarai qu'elle devait choisir entre le petit homme et moi; elle
- répondit aussitôt que son choix était fait, et m'ouvrit la porte. Je
- sortis, suffoqué de colère.
-
- «Ce dernier échec avait mis à bout mon courage. Las de prétendre en
- vain à la renommée, aux places et à l'amour, je me décidai à en finir
- avec la vie; j'achetai ce qu'il fallait pour cela de poison, et, après
- l'avoir bu, j'attendis tranquillement, comme Socrate, _l'apparition de
- ce jour qui n'a ni veille ni lendemain_.
-
- «Mais j'avais compté sans mon droguiste. Le poison vendu par lui était
- frelaté et ne put me tuer qu'à moitié; je restai un mois entier entre
- la vie et la mort, appelant l'une tout haut, et regrettant peut-être
- l'autre tout bas.
-
- «Cependant mon essai produisit sur-le-champ quelque fruit. Une foule
- d'amis, qui m'avaient négligé vivant, voulurent me voir dès qu'ils me
- surent empoisonné, et m'amenèrent successivement tous les
- toxicologistes de Sans-Pair. Le traitement dura une année entière.
- Enfin, je pus me lever; mais l'effet du poison avait été terrible. Une
- transformation complète s'était opérée en moi, et j'étais devenu... ce
- que je suis.
-
- «Lorsque je m'aperçus dans mon miroir, je demeurai pétrifié! Mon
- premier sentiment fut du désespoir, le second fut de la honte. Je me
- demandais en quel abîme assez profond et assez obscur je pourrais
- cacher désormais ma laideur, et je déplorai de n'avoir pas succombé.
-
- «M. Blaguefort me trouva livré à cet abattement. Il ne venait,
- disait-il, que dans l'intention de me voir et de s'assurer de ma
- guérison. Cependant, après m'avoir examiné avec une attention
- singulière, il me proposa brusquement cent mille écus pour
- l'exploitation de la corne que je portais! Je crus qu'il voulait
- railler, et je lui ordonnai de sortir; mais il revint dès le soir
- même, et offrit le double; je le chassai de nouveau. Il m'écrivit pour
- me proposer huit cent mille francs; puis un million!
-
- «Ma douleur commença à se changer en étonnement, presque en joie! Ce
- que j'avais cru une honte devenait pour moi une source inattendue de
- richesses! Je regardai de nouveau, dans le miroir, l'ornement qui
- chargeait mon front; il me sembla moins étrange que d'abord.
- Évidemment, le préjugé avait eu beaucoup de part dans ma première
- sensation. Les peuplades primitives de l'Amérique n'avaient-elles
- point regardé autrefois les armes de l'élan et du bison comme le plus
- gracieux ornement d'un guerrier? Les chevaliers du moyen âge ne
- surmontaient-ils point leurs casques de croissants d'acier, et les
- cornes lumineuses de Moïse n'étaient-elles point le signe distinctif
- de la puissance surhumaine? Chez les sages peuples de la Grèce, comme
- chez les nations belliqueuses du Nord, la corne avait toujours été le
- symbole de la force et de l'abondance. Une grossière plaisanterie des
- siècles barbares avait réussi à la rendre ridicule; mais le jour de sa
- réhabilitation était venu.
-
- «Après ces raisonnements, et beaucoup d'autres non moins concluants,
- mes idées se trouvèrent tellement modifiées que, loin de me plaindre
- d'avoir une corne, je me mis à regretter de n'en avoir qu'une. Deux
- cornes eussent évidemment offert un aspect plus complet et plus
- gracieux; pour deux cornes, on eût pu exiger deux millions!
-
- «Je me contentai provisoirement de celui qui m'était offert.
-
- «Mon exhibition eut un succès prodigieux. On accourait de toutes parts
- pour voir le roi Extra (c'était ainsi que m'avait baptisé Blaguefort).
- Les plus hauts personnages de la république me reçurent à leurs
- soirées; je devins le divertissement à la mode, on voulut m'entendre,
- me parler, et le monstre fit remarquer l'homme d'esprit.
-
- «Quelques femmes aimables m'écrivirent par curiosité. Je leur répondis
- des vers galants qui firent fortune, et ce fut dès lors à qui m'en
- demanderait. Chaque matin mon bureau était couvert d'albums sur
- lesquels il fallait écrire, et de lettres auxquelles je devais
- répondre. Je répondis et j'écrivis sans relâche, ce qui rendit bientôt
- ma réputation universelle. Toutes les femmes qui avaient de moi un
- madrigal ne tarissaient point sur l'étendue de mes connaissances, sur
- la profondeur de mes jugements, sur la richesse de mon imagination.
- Les anciens libraires qui avaient refusé mon manuscrit philosophique
- accoururent pour acheter mes madrigaux.
-
- «Leur publication fut un véritable événement; le sultan des critiques,
- lui-même, daigna faire retentir en leur faveur toutes les cymbales du
- feuilleton. Après avoir donné une longue analyse de mon livre sans en
- parler, il s'écria:
-
- «Enfin nous avons un second honnête-homme de style, et quel style!
- Oh! la belle forme cornue, pour nous autres, les jeunes écrivains,
- qui aimons l'attaque brave; l'heureux et charmant monstre de génie,
- dont le génie même est une monstruosité!»
-
- «Cette importante approbation détermina les chefs du gouvernement à
- utiliser mes hautes facultés. Je m'étais occupé de littérature et de
- beaux-arts; on me plaça, en conséquence, dans les haras. Je fus nommé
- grand conservateur des étalons de la république.
-
- «Ces nouvelles fonctions me donnaient une position sociale dont je
- profitai pour me produire dans les assemblées politiques, les sociétés
- de tempérance et les clubs philanthropiques. Partout où je devais
- prendre la parole, la foule accourait. Ma corne recommandait mon
- éloquence.
-
- «Enfin, le jour des élections arriva. Le quartier des droguistes
- s'était toujours distingué par le choix de ses députés à l'assemblée
- nationale. Il y avait successivement envoyé le géant Pelion, qui
- s'était un jour retiré en emportant la tribune sur ses épaules; le
- mime Perruchot, habile à prendre toutes les voix et à imiter toutes
- les physionomies; enfin le prestidigitateur Souplet, qui faisait les
- majorités en escamotant, dans l'urne, les boules du scrutin. Pour
- succéder à de tels hommes, il fallait un candidat non moins
- extraordinaire; l'honneur de l'arrondissement électoral y était
- intéressé. Quelqu'un prononça mon nom, on le couvrit aussitôt
- d'applaudissements, et je fus nommé représentant des droguistes à
- l'assemblée nationale des Intérêts-Unis.
-
- «Ce ne furent pas, du reste, mes seuls succès; j'en obtenais ailleurs,
- de moins bruyants peut-être, mais de plus aimables. La curiosité des
- femmes ne s'était point ralentie. Après avoir vu comment je savais
- écrire, les plus aventureuses voulurent savoir comment je saurais
- aimer. Le monstre est aussi rare que l'Antinoüs, et l'expérience
- valait la peine d'être tentée. J'en sortis probablement sans trop de
- désavantages, car ma réputation ne fit que s'accroître.
-
- «Cependant ces conquêtes faciles ne pouvaient me faire oublier ma
- cousine Blondinette. C'était la seule femme qui m'eût repoussé, honni,
- et, par conséquent, la seule dont le souvenir me fût précieux: car il
- y a toujours une part de contradiction dans l'amour.
-
- «Elle-même regrettait une rupture imprudente. J'avais désormais trop
- d'avantage sur Mirmidon pour le regarder comme un rival sérieux. Je me
- présentai hardiment, on me reçut avec émotion, et, au bout de quelques
- jours, Blondinette s'était complétement habituée à ma nouvelle forme.
- A mesure que je lui faisais le calcul de mes rentes, mes jambes lui
- semblaient plus égales, ma corne moins apparente. Au premier million
- elle me trouva passable, au second elle me déclara charmant.
-
- «Notre mariage fut célébré avec toute la pompe que réclamait un pareil
- événement, et l'archevêque de Sans-Pair voulut lui-même nous bénir.
-
- «Depuis, mon bonheur n'a éprouvé ni interruption ni mélange, et la
- constance de la bonne fortune a fait substituer au nom de _roi Extra_
- celui d'_heureux monstre_!
-
- «Quant aux lecteurs qui me demanderaient pourquoi j'ai raconté
- longuement, en tête de ce volume, l'histoire de ma vie, je leur
- répondrai que je l'ai fait pour donner à tous un enseignement; et cet
- enseignement le voici: c'est qu'on réussit moins par ce qu'on vaut que
- par ce qu'on montre, et que la première condition du succès n'est
- point de faire, mais d'attacher un écriteau à ce que l'on fait! Or,
- pour cela le génie peut être utile, un ridicule sert quelquefois, un
- vice suffit souvent; mais rien ne remplace une monstruosité.»
-
-
-
-
-X
-
-Un empoisonneur de bonne société.--Palais de justice de
-Sans-Pair.--Carte routière de la probité légale.--Procédés de
-fabrication pour l'éloquence des avocats.--Tarif des sept péchés
-capitaux.--Le vieux mendiant et son chien.
-
-
-Maurice venait d'achever sa lecture, lorsque son hôte et M. Le Doux
-ressortirent de chez le banquier. Le philanthrope les avertit qu'il
-était forcé de les quitter pour se rendre au palais de justice.
-
-«Y a-t-il quelque grande affaire? demanda M. Atout.
-
---Comment! s'écria M. Le Doux, mais vous ne savez donc pas? c'est
-après-demain qu'on juge ce fameux empoisonnement...
-
---Du docteur Papaver?
-
---Précisément. L'accusé a envoyé des lettres d'invitation à tout le
-monde, et il m'a oublié! Comprenez-vous cela? moi, un ancien
-collègue!... car nous avons été ensemble vice-présidents de la _Société
-humaine_. Mais je veux réclamer! D'autant qu'une vingtaine de dames qui
-me savaient ami du docteur m'ont demandé des places. Ce sera, dit-on,
-magnifique; six cents témoins et soixante avocats! Le président a fait
-prendre des mesures pour que l'on distribue, pendant les débats, de la
-limonade et des petits gâteaux; dans les suspensions d'audiences, on
-pourra même déjeuner à la fourchette.
-
---Et ce docteur Papaver est accusé d'avoir empoisonné quelqu'un? demanda
-Maurice.
-
---Toute une famille, répliqua le philanthrope; sept personnes... dont on
-exposera les restes parfaitement conservés. On doit essayer le poison
-sur les témoins, lire des lettres qui compromettent une très grande
-dame; enfin la fille du docteur, qui a six ans, déposera contre son
-père. Ce sera la cause la plus intéressante dont on ait parlé depuis dix
-ans! Aussi les billets d'enceinte se vendent-ils déjà deux cents
-francs.»
-
-M. Atout déclara qu'il voulait en avoir absolument, et il suivit le
-philanthrope au palais.
-
-La porte d'entrée était décorée par la statue colossale de la Justice.
-Elle avait les yeux couverts d'un bandeau, afin que l'on ne pût douter
-de sa clairvoyance; sa main gauche portait une balance, et sa main
-droite une épée, comme pour exprimer qu'elle tenait moins à bien peser
-qu'à bien frapper.
-
-Au fronton qu'elle surmontait on avait gravé ces mots:
-
- L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE EST GRATUITE.
-
-Et au-dessous étaient affichés les tarifs des différents actes sans
-lesquels on ne pouvait se faire juger. Tant pour l'enregistrement, tant
-pour le greffe, tant pour le timbre, tant pour les experts, tant pour
-l'avoué, tant pour l'avocat! Le tout produisait une somme qui ne
-permettait qu'aux riches de faire valoir leurs droits.
-
-Heureusement que les pauvres avaient pour dédommagement la maxime
-imprimée sur chaque porte:
-
- TOUS LES CITOYENS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI.
-
-Maurice traversa d'abord une salle où les avoués soumettaient leurs
-états de frais à la vérification d'un juge chargé d'auner les
-procédures; l'étendue de chacune était fixée d'avance.
-
-Trente mètres de rôles pour les affaires sommaires, cent pour les
-affaires graves, mille pour les affaires compliquées. Quant au moyen de
-remplir toutes les pages, les gens de loi en avaient trouvé un fort
-simple: il consistait à faire suivre chaque mot de tous ceux qui
-pouvaient avoir avec lui quelque rapport de signification; ce qui leur
-permettait de passer en revue une partie du dictionnaire à propos d'une
-phrase.
-
-Qu'ils eussent, par exemple, à annoncer l'assignation d'un témoin à
-huitaine, ils ne manquaient pas d'écrire:
-
- «En conséquence desquels motifs ci-dessus donnés, et de tous autres
- qui pourraient l'avoir été ailleurs, ou que nous trouverions
- convenable d'émettre plus tard;
-
- «Faisant toutes réserves que de raison, tant implicitement
- qu'explicitement:
-
- «Avons désigné, appelé, sommé, assigné par les voies pour ce fixées,
- tant par l'usage ou coutume que par les décrets, ordonnances et lois,
- le sieur...
-
- «A venir se présenter et comparaître, sans qu'il puisse opposer aucune
- objection, aucun récusement ni aucune fin de non-recevoir;
-
- «Afin de répondre sincèrement, librement, catégoriquement et
- clairement, soit sur ce qu'il peut savoir par lui-même relativement à
- l'affaire, soit sur ce qu'il en aura entendu dire, soit sur ce qu'il
- aura induit à l'aide du raisonnement ou de la comparaison;
-
- «Lesquelles assignation et sommation lui sont faites pour huitaine,
- c'est-à-dire pour le huitième jour à partir de celui-ci; ou autrement
- dit, afin de ne laisser lieu à aucun doute ni fausse interprétation,
- pour le... février de l'an...
-
- «Lequel jour reste bien et dûment fixé, sauf erreur dans la date ou
- supputation des jours.»
-
-Cette ingénieuse amplification était écrite sur papier timbré, en
-caractères de huit millimètres, avec interlignes et alinéa! Le tout dans
-le but de mieux éclairer la Justice... et de faire monter le prix des
-charges!
-
-Pendant que M. Atout et le philanthrope se rendaient au parquet pour
-obtenir les billets désirés, Maurice entra dans la salle des Pas-Perdus,
-où il trouva une foule d'avocats en robes, livrés à différentes
-occupations.
-
-Il y avait d'abord les stagiaires qui entouraient de vieux praticiens
-chargés de leur enseigner les limites rigoureuses de la loi. La
-démonstration était facilitée par un immense tableau synoptique,
-renfermant la législation entière de la république des Intérêts-Unis.
-Des lignes coloriées, semblables à celles qui marquent, sur nos cartes
-géographiques, les conquêtes d'Alexandre ou l'invasion des barbares,
-indiquaient la marche de la probité. On voyait figurer les routes de
-traverse au moyen desquelles on tournait les articles trop formidables,
-les passages mal gardés qui permettaient d'échapper à la poursuite, les
-gorges peu fréquentées où l'on pouvait attendre un adversaire et
-l'assassiner légalement.
-
-Une autre carte réglait l'honneur de l'avocat par numéro d'ordre. Il y
-apprenait comment il pouvait injurier et qui injurier; quand il pouvait
-mentir et pour qui mentir; à quel prix il devait s'échauffer, à quel
-plus haut prix s'irriter, à quel plus haut prix s'attendrir!
-
-Il y avait ensuite les formules de défense.
-
-S'agissait-il d'un cas de médecine légale, on parlait de l'incertitude
-des sciences! Fallait-il justifier un voleur, on le présentait comme une
-victime de la police! Voulait-on sauver un assassin, on le proclamait
-atteint de folie!
-
-Quant aux mouvements d'éloquence, ils étaient invariables.
-
-Si la cause exigeait de l'onction, on s'écriait:
-
- «Mon client n'a rien à craindre, Messieurs, car il est entré ici
- enveloppé de son innocence comme d'une auréole.»
-
- (Un geste indiquait la tête de l'accusé, qui croyait qu'on lui
- reprochait son bonnet et se découvrait.)
-
- «Il a franchi le sanctuaire de la loi, gardé par l'humanité et la
- justice.»
-
- (La main de l'avocat montrait les deux gendarmes placés à la porte.)
-
- «Il a enfin devant lui la croix du Dieu de vérité, mort pour sauver
- tous les hommes.»
-
- (L'avocat général s'inclinait avec respect.)
-
-Cherchait-on, au contraire, le dramatique:
-
- «Oui, mon client peut braver toutes les preuves!... S'il est vrai que
- sa main ait frappé, que le mort se lève pour l'accuser!»
-
- (Ici une pose: le mort ne paraissait pas.)
-
- «Qu'il se lève et qu'il crie:--Voilà mon assassin.»
-
- (L'avocat se rasseyait, et les bonnes d'enfants se regardaient,
- convaincues de l'innocence du prévenu.)
-
-Fallait-il de l'audace:
-
- «Que si, malgré tant de preuves, la calomnie et la haine persistaient
- à poursuivre mon client, il ne résisterait point davantage! Sûr du
- jugement de la postérité, il présenterait tranquillement sa tête à ses
- ennemis!»
-
- (Les écoliers qui faisaient partie de l'auditoire approuvaient par un
- geste.)
-
-Voulait-on enfin du pathétique:
-
- «Et après avoir convaincu vos esprits, Messieurs, j'en appellerai à
- vos coeurs. Songez au père de l'accusé, noble vieillard dont vous ne
- voudrez pas souiller les cheveux blancs!...»
-
- (Tous les jurés chauves s'attendrissaient.)
-
- «A sa mère, qui a veillé si longtemps sur son berceau!»
-
- (Les pères de famille se mouchaient.)
-
- «A ses enfants surtout, innocentes créatures auxquelles vous ne
- laisserez point pour seul héritage le déshonneur!»
-
- (Émotion générale; les portières qui se trouvaient dans l'auditoire
- applaudissaient.)
-
-
-Après les avocats stagiaires, occupés à recevoir cette instruction,
-venaient les avocats dont la réputation était déjà faite et la fortune
-en train de se faire, toujours parlant, toujours plaidant, même dans la
-conversation, mêlés aux grandes comme aux petites choses, indispensables
-partout et ne servant à rien nulle part. Ils avaient pour chefs de file
-ces vieux praticiens gorgés de places, d'honneurs et de richesses,
-vautours aux serres fatiguées qui ne pouvaient suffire aux proies qu'on
-leur offrait, et qui faisaient faire antichambre au plaideur avant de
-daigner le manger.
-
-Les procureurs, mêlés à tous ces groupes, allaient de l'un à l'autre
-comme des pourvoyeurs chargés de leur fournir la nourriture; puis
-venaient les huissiers, rongeurs subalternes mangeant les miettes
-laissées par les maîtres.
-
-Maurice se promena quelque temps au milieu de cette foule gaiement
-sinistre qui vivait de troubles, de crimes, de ruines, comme les
-médecins vivent de fièvres et d'ulcères: tristes docteurs de l'âme,
-toujours la main dans quelque plaie morale, et nourris par les
-malheureux ou par les fripons.
-
-Il s'était insensiblement approché d'une salle où l'on rendait la
-justice, et, trouvant la porte ouverte, il entra.
-
-Les murs étaient tapissés d'inscriptions empruntées aux articles du
-Code, et destinées à faire connaître les peines infligées à chaque
-faute. On pouvait aller étudier là le tarif de consommation de ses
-mauvais instincts; les sept péchés capitaux avaient leurs prix marqués
-en chiffres, comme les marchandises des magasins de nouveautés.
-
-L'image du Christ, conservée par la tradition, apparaissait au milieu de
-ces sentences légales, le front meurtri et tristement penché. Près de ce
-flanc dont le sang avait coulé pour l'égalité des hommes, on lisait:
-
- _Les prévenus trop pauvres pour donner caution seront emprisonnés._
-
-Et au-dessous de cette bouche qui avait proclamé la fraternité et la
-solidarité humaines étaient gravés ces mots:
-
- _Nous ne devons d'aliments qu'à nos ascendants et descendants directs
- jusqu'à la seconde génération!_
-
-Les juges avaient pour siéges des lits de repos garnis de coussins
-moelleux; la plume en était entretenue par les accusés, qui savaient
-devoir être jugés d'autant plus doucement que le tribunal se trouverait
-plus à l'aise. L'avocat général, au contraire, était assis sur un
-fauteuil dont les angles aigus excitaient chez lui une inquiétude et une
-irritation qui entretenaient son humeur agressive. Quant aux avocats, on
-avait suspendu devant leur banc un tarif de plaidoirie dont la vue les
-tenait en haleine.
-
-Lorsque Maurice entra, la sellette des prévenus était occupée par un
-vieillard. C'était un paysan que l'âge avait courbé et dont les cheveux
-blancs tombaient sur une cape de coton écru en lambeaux. Le menton
-appuyé à ses deux mains, que soutenait un bâton de bambou, et les lèvres
-entr'ouvertes par ce vague sourire des vieillards, il tenait les yeux
-baissés vers un chien roulé à ses pieds, et qui, la tête à demi
-soulevée, le contemplait en agitant la queue. Il se faisait évidemment
-entre eux un de ces échanges d'amitié et de souvenir qui n'ont besoin,
-pour se poursuivre, que du regard et du sourire. Le vieux maître et le
-vieux serviteur s'entendaient.
-
-Cette intimité était même l'objet des débats.
-
-Trop faible et trop vieux pour vivre encore de son travail, le paysan
-avait dû recourir à la charité légale. Après cinquante années de
-fatigues, de probité et de patience, la société eût pu le laisser mourir
-au revers de quelque fossé, comme une bête de somme hors de service;
-mais la philanthropie était venue à son secours; elle lui avait ouvert
-un de ces asiles où l'on accorde gratuitement aux invalides du travail
-ce qu'il faut de paille et de pain noir pour faire attendre la mort.
-
-Malheureusement le vieillard avait essayé de partager avec son chien, et
-l'administration s'y était opposée. On avait voulu enlever au paysan son
-compagnon, il avait résisté, et cette résistance l'amenait devant les
-Juges.
-
-L'avocat général prit la parole pour l'administration.
-
-Il fit d'abord l'énumération des services rendus par la Société humaine,
-dont il avait l'honneur d'être membre. Après avoir signalé le nombre
-toujours croissant de ses asiles comme un indice incontestable de la
-prospérité nationale, il annonça avec une haute satisfaction que la
-dépense occasionnée par leurs pensionnaires venait d'être réduite de
-moitié, grâce à un moyen aussi simple qu'ingénieux. Il avait suffi, pour
-cela, de leur retrancher une partie de la nourriture, de substituer des
-paillasses aux matelas, et de remplacer le calicot par de la grosse
-toile!
-
-Mais ces améliorations devenaient inutiles si elles étaient combattues
-par la prodigalité de quelques privilégiés!... Et, se servant de cette
-transition pour arriver au chien du paysan, il s'écria que ce chien
-était un scandale humanitaire! Il calcula ce qu'il pouvait consommer en
-os rongés, en écuelles léchées, en miettes grugées, et trouva que le
-tout eût pu nourrir _les trois cinquièmes d'un vieillard_!
-
-Puis, voyant les juges frappés de cet argument, il soutint que, puisque
-l'administration avait pris la charge et la tutelle du vieux paysan,
-elle avait droit de vendre son chien; que c'était une faible
-compensation de tant de sacrifices, un exemple indispensable pour la
-moralité et pour la dignité humaines. Il termina, enfin, en adjurant le
-tribunal de ne point encourager chez le pauvre ce luxe d'un compagnon
-inutile, et de l'accoutumer à manger seul la soupe économique de
-l'asile, assaisonnée par la sympathie des philanthropes, ses
-bienfaiteurs.
-
-Après ce réquisitoire, que les magistrats avaient écouté avec une faveur
-visible, le président invita le vieillard à faire valoir ses moyens de
-défense; mais celui-ci ne parut point l'entendre et ne répondit rien.
-Les regards attachés sur le vieil ami qui se reposait à ses pieds, il
-semblait s'oublier dans une contemplation mélancolique.
-
-Le chien comprit sans doute l'émotion de ce silence, car il se redressa
-lentement, regarda son maître de plus près, et fit entendre un de ces
-soupirs plaintifs qui semblent interroger.
-
-Le paysan abaissa sa main ridée et la posa sur la tête joyeuse de
-l'animal.
-
-«Tu as entendu, dit-il avec une tristesse tendre et sans regarder les
-juges; tu as entendu, n'est-ce pas? Il faut nous séparer. La république
-se ruinerait à te nourrir! Quelle raison donnerais-je, d'ailleurs, de te
-garder? Est-ce parce que depuis quinze années tu partages mon pain, mon
-eau et mon rayon de soleil? parce que je suis habitué à entendre à mes
-pieds le bruit de ton haleine? parce que tu es le dernier être vivant
-qui ait besoin de moi et qui m'aime? Ce qui ne sert qu'à nous aimer est
-inutile, ami! on vient de te le dire. Ah! si nous vivions dans un pays
-barbare, j'irais avec toi par les campagnes; je m'arrêterais aux portes
-des cabanes; et, en voyant mes cheveux blancs, les hommes se
-découvriraient, les enfants viendraient te caresser, les femmes nous
-donneraient le pain et le sel! Nous boirions tous deux aux fontaines
-courantes; nous dormirions à l'ombre des rochers, réchauffés l'un par
-l'autre; nous marcherions sur les fleurettes des sentiers, à travers les
-parfums des bois, les chansons des oiseaux et les gazouillements des
-sources!... Mais nous sommes sur une terre civilisée, et toutes les
-routes nous sont fermées. Attendrir les heureux est défendu, dormir sous
-le ciel est un crime. On nous a ôté les chances de la compassion avec
-les embarras de la liberté, et la bonté des hommes nous a ouvert une
-prison où l'on mesure à chacun de nous le pain, l'air et le jour. Toi,
-seulement, ami, il n'y a point de place pour toi! On peut manger,
-dormir; mais aimer! à quoi bon? Les règlements supposent-ils jamais que
-l'homme ait, entre la gorge et l'estomac, quelque chose qui s'appelle le
-coeur? Va, ami, je voulais te garder près de moi pour sentir qu'il m'en
-restait encore un; mais on te l'a dit: _le règlement n'en passe pas!_
-Cherche donc un nouveau maître, et puisse-t-il te faire oublier
-l'ancien!»
-
-Le vieillard saisit, à ces mots, la tête du chien dans ses deux mains
-tremblantes, il la souleva sur sa poitrine, y appuya les lèvres et resta
-quelques instants immobile.
-
-Quand il se leva, une petite larme roulait sur chaque joue à travers ses
-rides.
-
-Maurice ne put retenir une exclamation d'attendrissement.
-
-«Ah! laissez-lui son chien pour l'aimer!» s'écria-t-il involontairement.
-
-Mais les juges s'étaient consultés pendant cet adieu muet du vieillard,
-et l'arrêt de séparation venait d'être prononcé.
-
-
-
-
-XI
-
-Logis des Trappistes.--Moralisation des condamnés par l'idiotisme;
-première diatribe de Maurice.--Les Pantagruélistes; avantages de la
-profession de criminel; seconde diatribe de Maurice.--M. Le Doux ne
-répond rien et garde ses opinions.
-
-
-En sortant, Maurice rencontra M. Philadelphe Le Doux qui le cherchait.
-Il venait de se rappeler que c'était l'heure de sa visite aux prisons,
-et voulut y conduire le jeune homme.
-
-La maison de détention de Sans-Pair, bâtie derrière le palais de
-justice, était composée de deux établissements distincts, et soumis à
-des systèmes contraires.
-
-Le premier dans lequel M. Le Doux entra portait le nom de _Logis des
-Trappistes_, et la tristesse de son aspect justifiait complétement ce
-nom.
-
-On n'y apercevait aucune fenêtre, tous les jours ayant été ménagés sur
-les cours intérieures. Le pavage de bois qui l'entourait assourdissait
-les moindres rumeurs, et l'enveloppait, pour ainsi dire, d'un silence
-sinistre. La porte d'entrée, elle-même, glissait sans bruit sur des
-rails polis, et les tapis épais des corridors éteignaient le
-retentissement des pas. Les murs étaient matelassés de manière à
-intercepter tous les sons, les portes garnies de triples nattes, et une
-inscription, qui reparaissait à chaque détour, avertissait les visiteurs
-de parler bas.
-
-Le jour n'avait pas été moins ménagé que le bruit. Partout régnait une
-sorte de lueur crépusculaire qui agrandissait les formes et éteignait
-les contours. Enfin, l'air lui-même arrivait imperceptiblement sans
-rafale et sans murmure.
-
-A mesure que Maurice avançait dans ces longs couloirs muets et sombres,
-il se sentait gagné par un malaise croissant. Cette atmosphère, que ne
-traversait aucun bruit, aucune lueur, l'oppressait: une atonie glacée
-coulait dans ses veines. Le jeune homme frissonna malgré lui!
-
-«Ce calme fait peur, dit-il, on se croirait dans un sépulcre.
-
---Et cependant dix mille prisonniers vous entourent, fit observer M. Le
-Doux. Voyez plutôt!»
-
-Il avait tiré un rideau, et Maurice se trouva au milieu d'une lanterne
-vitrée, formant le centre d'un immense cercle de loges qui renfermaient
-les condamnés. A voir ces lignes de cellules superposées, tournant comme
-une gigantesque spirale, et allant se perdre dans les combles de
-l'édifice, on eût dit l'enfer du Dante renversé. Seulement, pas de cris,
-aucun gémissement, nulle prière! un silence glacé planait sur cette
-étrange ruche de pierre. On voyait chaque prisonnier s'agiter sans
-bruit, dans son alvéole grillé, comme un mort que le galvanisme
-soulèverait dans sa tombe. Tous avaient le visage pâle, les mouvements
-inquiets, le regard hébété ou hagard. Muets et mornes, ils faisaient
-mouvoir les bras de machines dont ils ne connaissaient même pas
-l'action. Telle était la disposition des cellules que chaque prisonnier
-ne pouvait apercevoir celle qui l'entourait. Les gardiens échappaient
-également à ses yeux. Entouré d'une surveillance mystérieuse, il se
-savait toujours vu sans pouvoir jamais voir.
-
-M. Le Doux expliqua à Maurice tous les avantages de ce système
-perfectionné _de confinement solitaire_.
-
-«Par son moyen, dit-il, nous faisons fléchir les plus énergiques
-natures. Muré dans l'obscurité et le silence, le captif résiste d'abord,
-mais il se raidit en vain; l'ennui, comme une eau souterraine et
-croupissante, mine insensiblement sa volonté. Il sent ses muscles se
-détendre, son sang se refroidir. L'immobilité de ce qui l'environne
-finit par se communiquer à tout son être; il s'épouvante du vide qui
-s'est fait autour de lui; il regarde, et ne voit que les murs de sa
-prison; il appelle, et n'entend que sa propre voix! Quelques-uns ne
-peuvent résister à cette épreuve, et deviennent fous; mais c'est le
-petit nombre; la plupart s'assoupissent dans une espèce de torpeur. Sûrs
-que leurs moindres actions seront épiées, n'ayant plus la possession de
-leur propre pensée, ils y renoncent. Le règlement devient leur
-conscience, l'habitude se substitue au désir; ils oublient jusqu'à leur
-langue; ce ne sont plus que des animaux domestiques, obéissant
-d'instinct à la règle de la maison. On a effacé leurs souvenirs, éteint
-leurs passions, coupé au pied leurs espérances; il y a désormais table
-rase dans ces esprits; notre but est atteint. Devenus, grâce à nous, des
-idiots, il ne leur reste plus qu'à être instruits et moralisés!
-
---Hélas! je le vois, dit Maurice, vous avez fait pour les hommes ce que
-la châtelaine de Valence avait voulu faire pour son fils. La châtelaine
-de Valence était une sainte femme restée veuve avec un seul enfant pour
-lequel elle eût donné jusqu'à sa part de paradis. Mais l'enfant, dont le
-sang brûlait les veines, s'échappait souvent du château, où ne
-retentissaient que les cloches et les prières, afin de goûter aux joies
-de la vie. Insensiblement il prit tant de goût au mal que sa seule
-tristesse était de ne pouvoir assez pécher. Il connaissait les trois
-grands chars qui portent le genre humain aux abîmes: le premier conduit
-par l'orgueil, le second par l'impureté, le troisième par la paresse, et
-il avait successivement pris place dans chacun, sans jeter même un
-regard sur celui du repentir, qu'un attelage boiteux traînait bien loin
-en arrière!
-
-«La sainte châtelaine, voyant la perte de son fils assurée, s'adressa
-avec larmes à l'archange saint Michel, patron spécial de sa famille, et
-lui demanda d'assurer le salut du jeune homme, fût-ce aux dépens de sa
-vie. L'archange, qui avait pitié des pleurs des mères depuis qu'il avait
-vu Marie au pied de la croix, se laissa toucher, descendit vers la
-sainte femme et lui dit:
-
-«--Reprenez courage, votre fils peut encore être sauvé. Le Christ a
-compté ses jours, il ne lui en reste désormais que trois cents à passer
-sur la terre; faites qu'ils soient sans péché, toutes les anciennes
-fautes seront remises au coupable, et, à l'heure indiquée, je viendrai
-moi-même enlever son âme pour la conduire au ciel.»
-
-«Cette révélation causa à la châtelaine une grande joie. Son fils
-pouvait encore aspirer au bonheur des élus! Cette pensée lui faisait
-accepter, presque sans chagrin, une mort prochaine; les espérances de la
-chrétienne consolaient les regrets de la mère!
-
-«Mais, pour mériter cette récompense, il fallait que le pécheur fît
-trêve à ses offenses contre la loi de Dieu; et comment, hélas!
-l'obtenir? La châtelaine avait déjà inutilement employé les
-supplications, et les prières de l'Église n'avaient point été plus
-puissantes. Elle songea à un docteur arabe dont les charmes exerçaient,
-disait-on, une souveraine puissance sur toutes les volontés, et elle
-alla à sa demeure pour lui exposer son désir.
-
-«Après l'avoir écoutée, le docteur se fit conduire vers son fils, encore
-plongé dans le sommeil, et il commença les conjurations puissantes qui
-devaient le délivrer de ses passions.
-
-«D'abord, il toucha les flancs du dormeur, et la châtelaine en vit
-sortir une nuée de génies à l'air violent ou hardi: c'étaient la force,
-la colère, l'audace et avec elles le courage et l'adresse!
-
-«L'Arabe toucha ensuite le front, duquel s'élança l'imagination, revêtue
-des couleurs de l'arc-en-ciel; le raisonnement, armé de l'épée à double
-tranchant; la mémoire, tenant à la main la chaîne d'or qui lie le
-présent au passé.
-
-«Enfin, il toucha le coeur, qui s'entr'ouvrit aussitôt pour donner
-passage à la nuée des désirs enflammés, des amours changeants, des
-illusions aux ailes d'azur, troupe folle et charmante, qui s'enfuit avec
-un cri plaintif.
-
-«Lorsque le jeune homme se réveilla peu après, il était complétement
-transformé! Toutes les idées que sa mère avait combattues, tous les
-goûts dont elle s'était affligée, avaient disparu; il n'avait plus de
-volonté que la sienne, plus de goûts que ceux qu'elle lui inspirait. Cet
-esprit était devenu semblable à la nacelle qui va où le flot l'emporte,
-où le vent pousse, où la main conduit. Sa mère disait de marcher, et il
-marchait; de prier, et il priait! Les tentations passaient en vain près
-de lui, il les regardait passer comme des inconnues auxquelles il ne
-doit ni un regard ni un salut!
-
-«Les trois cents jours s'écoulèrent ainsi pour lui dans une sorte de
-sommeil éveillé, et, quand la châtelaine aperçut l'archange Michel, elle
-s'écria:
-
-«--La condition imposée a été remplie, il a gagné sa place dans le ciel;
-venez donc, maître, et, sans plus de retard, emportez son âme.»
-
-«Mais l'archange secoua tristement la tête, et dit:
-
-«--Hélas! pauvre mère, il n'y en a plus. On n'enlève point les pierres
-qui composent une maison sans que la maison croule. Ce que le docteur
-arabe a enlevé à votre fils formait l'âme elle même, dont il a fait don
-à Satan; il ne vous a laissé que le corps!»
-
-«Cette légende est l'histoire de ceux qui ont élevé votre prison. Sous
-prétexte de racheter le coupable, vous lui avez frauduleusement soutiré
-son âme! Depuis quand l'amélioration de l'homme peut-elle venir de la
-destruction de ses instincts? Si ces malheureux ont failli, c'est que la
-sociabilité n'était point assez développée chez eux, et vous les
-condamnez à la solitude; c'est que les bonnes passions étaient plus
-faibles que les mauvaises, et vous les égorgez indifféremment toutes;
-c'est que leur raison n'avait pas assez mûri au soleil de l'expérience,
-et vous la condamnez à l'inaction! Dans les premiers siècles, on
-réduisait un ennemi à l'impuissance en coupant les muscles de ses
-membres avec le fer; vous avez perfectionné le moyen: vous coupez
-aujourd'hui les muscles de l'âme avec l'ennui, et, parce que ces énervés
-ne bougent plus, vous les déclarez guéris! Mais qu'en ferez-vous après
-une pareille guérison? A quoi peuvent servir des hommes qui ont perdu
-leur personnalité, qui ont oublié de vouloir, que vous avez réduits à
-l'état d'animaux domestiques vivant sous l'oeil du maître? Où vous aviez
-des ignorants, des coupables peut-être, il ne vous reste plus que des
-fous, des idiots ou des hypocrites!
-
-«Sans doute la solitude pouvait être employée pour apaiser la première
-effervescence d'un coeur révolté; c'était une douche glacée sous
-laquelle le furieux se serait calmé; mais vous avez voulu faire un
-régime de ce qui ne devait être qu'un remède; vous avez imité ces mères
-anglaises, qui, pour se débarrasser des cris d'un enfant, l'abreuvent
-d'opium! Et ne dites pas que vous l'avez fait dans l'intérêt des
-coupables, pour leur rachat! Non, vous l'avez fait dans l'intérêt de
-vous-mêmes, pour votre repos! En respectant chez l'homme les puissances
-extérieures qui font sa vie, la tâche était difficile: il fallait
-discipliner des esprits sans règle, apprivoiser des coeurs endurcis,
-remettre l'ordre enfin dans un intérieur bouleversé. Vous avez mieux
-aimé en murer les portes pour en faire un tombeau. De notre temps, on
-enchaînait les corps en laissant les âmes libres; le moyen était brutal;
-vous avez dit: «A quoi bon ces chaînes qui meurtrissent, qui tintent aux
-oreilles! délivrez-en le corps et tuez tout doucement l'âme: cela ne se
-voit pas, et, l'âme morte, le corps ne bougera plus!» O pharisiens! qui
-feignez d'ignorer que l'abrutissement n'est point une régénération!
-Hommes de peu de foi, qui ne savez point ce que l'amour et la patience
-peuvent obtenir des plus criminels! Cherchez le coeur le plus endurci,
-frappez au point voulu, et il en sortira une source vive. Tant qu'un
-homme vit, tant qu'il aime quelque chose de la création, Dieu ne s'est
-point complétement retiré de lui, et son âme n'est point perdue sans
-retour.»
-
-M. Philadelphe Le Doux avait profité de cette longue improvisation de
-Maurice pour remettre à M. Atout son rapport annuel, constatant les
-excellents résultats obtenus par le système cellulaire, et pour écrire
-au crayon quelques notes sur la nécessité de supprimer les numéros des
-loges, qui pouvaient distraire encore le condamné. Lorsqu'il eut achevé,
-il releva la tête et regarda le jeune homme avec ce vague sourire des
-gens qui veulent avoir entendu sans avoir écouté.
-
-«Ah! fort bien, dit-il, je vois que vous avez étudié la question...
-Mais, aujourd'hui encore, deux systèmes se partagent les esprits et les
-prisonniers. Nous avons vu le _Logis des Trappistes_, il nous reste à
-visiter celui des _Pantagruélistes_. Allez devant vous, de grâce, puis
-prenez la porte à gauche, nous arriverons justement pour les voir
-dîner.»
-
-Maurice, ayant suivi les indications données, se trouva dans une cour,
-qu'il traversa; puis à l'entrée d'un bâtiment à colonnade de marbre,
-entouré de jets d'eau et de promenades: c'était la seconde prison de
-Sans-Pair, récemment fondée pour les scélérats réputés incorrigibles.
-
-On n'y entendait que musique, chants et éclats de rire. La première
-salle était un parloir, où les condamnés recevaient les visites. Il y
-avait là de charmantes grandes dames attirées par le désir de causer
-avec des scélérats d'élite, ou de les faire écrire sur leurs albums; des
-artistes occupés à peindre les plus célèbres criminels; des hommes de
-lettres rédigeant, pour l'instruction du public, les mémoires intimes
-des faussaires et des meurtriers. Les prisonniers faisaient les honneurs
-de chez eux avec la politesse fière de gens qui comprennent leur
-importance.
-
-Tout à côté se trouvait la salle de concerts, dans laquelle
-retentissaient les chansons d'argot, avec accompagnement de clarinettes
-et de vielles organisées. Puis venaient l'estaminet, dont les habitués
-fumaient le narguillé à bec d'ambre, étendus sur des divans de velours;
-le billard garni de queues à procédés, et la galerie de consommation, où
-l'on servait, d'heure en heure, aux condamnés, des sorbets, du vin chaud
-ou des punchs à la romaine.
-
-Le soir il y avait spectacle, puis bal masqué sans gardes municipaux.
-
-Ainsi que M. Le Doux l'avait annoncé, les visiteurs trouvèrent les
-Pantagruélistes à table. Ils dînaient, à trois services, de petits pieds
-et de primeurs, avec dessert, café et liqueurs fines.
-
-«Vous le voyez, dit le philanthrope en souriant, le système de
-moralisation est ici tout contraire. Là-bas nous améliorons le coupable
-en lui ôtant le nécessaire, ici nous atteignons le même but en lui
-prodiguant le superflu. Chaque méthode a son avantage, et les résultats
-sont, des deux côtés, également satisfaisants. Chez les Trappistes, nous
-obtenons la soumission en atténuant l'homme; chez les Pantagruélistes,
-en le comblant. Celui-là perd l'énergie nécessaire pour échapper à la
-captivité, celui-ci y est retenu par le lien du plaisir. Il n'y a point
-encore d'exemple d'un Pantagruéliste qui ait essayé de fuir sa prison,
-et la plupart ne la quittent qu'en pleurant. Aussi a-t-on soin de
-compter à chaque libéré, pour adoucir ses regrets, une somme
-proportionnée au temps qu'il a passé en prison, de sorte que les grands
-bandits sortent d'ici électeurs et souvent éligibles. Quelques esprits
-chagrins ont blâmé cette générosité envers des condamnés; mais, ainsi
-que je l'ai fait observer dans mon dernier rapport, ces scélérats n'en
-sont pas moins nos semblables: _Homo sum, et nihil humani a me alienum
-puto_. Philanthropique maxime, que la Société humaine a écrite dans le
-coeur de tous ses membres et en tête de toutes ses circulaires. Ah! que
-n'est-elle comprise de tous! _Homo sum!_ c'est-à-dire je pourrais être
-un voleur, un incendiaire, un assassin; _nihil humani a me alienum
-puto:_ donc, je dois regarder comme des frères tous ceux qui
-assassinent, volent et incendient.
-
---Soit, dit Maurice; mais comment regardez-vous alors ceux qui édifient,
-travaillent et font vivre? Si indulgent pour les pauvres criminels,
-serez-vous impitoyable pour les pauvres honnêtes gens? La philanthropie
-s'occupe beaucoup de ceux qui ont succombé au mal; elle leur ouvre des
-asiles, elle leur fournit des ressources, elle leur offre des
-patronages; et ceux qui ont résisté aux tentations, ou qui les
-combattent, restent abandonnés! Pour obtenir votre protection, il faut
-le certificat d'un crime, comme il fallait autrefois un certificat de
-civisme. Ah! soyez bons pour les coupables: le Christ a pardonné à la
-femme adultère et relevé la Madeleine; mais pensez aussi un peu aux
-innocents! Faites que le devoir ne leur devienne pas trop difficile.
-Pour leur tendre la main, n'attendez pas qu'ils soient tombés; ne les
-exposez point à trouver que la société fait plus d'efforts et de
-sacrifices pour ses fils ingrats que pour ses fils pieux; ne tuez pas,
-enfin, tous les veaux gras au profit de l'enfant prodigue, et gardez-en
-quelques-uns pour ses frères, qui ne vous ont ni dépouillés ni flétris.
-Ce qui m'étonne, ce n'est pas que vos Pantagruélistes acceptent le
-bonheur que vous leur faites; mais que vos travailleurs se résignent à
-la misère où vous les laissez. Ah! pour accomplir le devoir si
-difficilement et avec si peu d'aide, il faut, quoi qu'on en dise, que le
-bien ait aussi sa saveur. Combien de malheureux peuvent envier le pain
-quotidien, l'habit de drap, la salle chauffée du bagne, et s'acharnent
-pourtant à leur douloureuse probité?
-
---Vos souhaits ont été prévus, dit M. Le Doux, notre bienfaisante
-tutelle s'est également étendue sur le travailleur. Puisque nous sommes
-en cours d'études philanthropiques, je veux vous montrer la colonie
-industrielle de notre vice-président, l'honorable Isaac Banqman. Ce
-n'est point seulement un grand capitaliste et un homme politique
-influent, la république n'a pas de membre plus zélé pour le
-perfectionnement des machines et des classes laborieuses. Nous allons
-prendre le chemin de fer du quartier, qui nous conduira, en trois
-secondes, à la porte de son établissement.
-
-
-
-
-XII
-
-Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur les
-hommes.--Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.--Pupilles de la
-Société humaine; hommes perfectionnés d'après la méthode anglaise pour
-les croisements.--Une femme dépravée par les instincts de maternité et
-de dévouement.
-
-
-L'usine d'Isaac Banqman occupait le revers d'une montagne percée en tous
-sens de voûtes souterraines où mugissaient les locomotives et que
-traversaient sans cesse les wagons rapides. Cent cheminées vomissaient
-des torrents de fumée qui se réunissaient plus haut, se condensaient, et
-formaient, au-dessus de la colline, une sorte de dôme flottant. Des
-roues immenses tournaient lentement à la hauteur des toits, tandis que
-des retentissements sourds et réguliers ébranlaient la montagne.
-
-Tout ce bruit, tous ces mouvements et toute cette fumée étaient employés
-à la confection de moules de bouton! C'était là la spécialité à laquelle
-M. Banqman devait sa fortune et son importance politique.
-
-A la vérité, le célèbre industriel avait apporté à cette fabrication des
-perfectionnements qui ne pouvaient manquer d'en rehausser l'importance.
-D'abord, il avait ruiné tous les fabricants moins riches qui s'étaient
-hasardés à soutenir la concurrence; ensuite, une fois seul, il avait
-augmenté de cinquante pour cent le prix de vente de ses produits; enfin,
-grâce à son influence politique, il venait d'obtenir du ministre une
-ordonnance qui obligeait tous les fonctionnaires publics à ajouter trois
-boutons à leurs caleçons.
-
-Il avait, du reste, mérité cette faveur en annonçant qu'il fournirait
-gratuitement aux hôpitaux de Sans-Pair tous les moules de bouton dont
-pourraient avoir besoin les malades, les morts ou les enfants au
-maillot.
-
-Il s'était, de plus, décidé à établir dans son usine même cette colonie
-de travailleurs dont M. Philadelphe Le Doux avait parlé à Marthe et à
-Maurice.
-
-En arrivant à la fabrique, le philanthrope fit avertir l'honorable M.
-Banqman, qui se trouvait alors dans son cabinet, occupé à regarder des
-poissons rouges dans un bocal.
-
-M. Banqman continua son intéressant examen tout le temps qu'un homme
-important doit faire attendre pour paraître occupé. Il ne descendit
-qu'au bout d'une demi-heure, et s'excusa sur les innombrables affaires
-qui l'accablaient. Le Gouvernement avait recours à lui pour toutes les
-questions difficiles; il était victime de sa réputation d'homme
-pratique. On avait compris le danger de consulter des théoriciens, des
-penseurs; on ne voulait plus écouter que ceux qui avaient étudié, comme
-lui, les grands principes d'économie politique en fabriquant des moules
-de bouton. Aussi n'avait-il plus un seul instant; tout son temps
-appartenait à l'État et à l'humanité!
-
-M. Le Doux l'arrêta à ce mot, pour lui faire connaître le but de leur
-visite. M. Banqman, flatté, déclara qu'il était prêt à leur montrer la
-colonie modèle, dont l'organisation généralisée devait un jour réaliser
-l'âge d'or pour tout le monde.
-
-Il leur fit, en conséquence, traverser l'usine, dont il leur expliqua,
-en passant, les différents travaux exécutés par des machines de toutes
-grandeurs et de toutes formes.
-
-On voyait leurs immenses bras s'avancer lentement et soulever les
-fardeaux, leurs engrenages saisir les objets comme des doigts
-gigantesques, leurs mille roues tourner, courir, se croiser! A regarder
-la précision de chacun de ces mouvements, à entendre ces murmures
-haletants de la vapeur et de la flamme, on eût dit que l'art infernal
-d'un magicien avait soufflé une âme dans ces squelettes d'acier. Ils ne
-ressemblaient plus à des assemblages de matière, mais à je ne sais quels
-monstres aveugles, travaillant avec de sourds rugissements. De loin en
-loin, quelques hommes noircis apparaissaient au milieu des tourbillons
-de fumée: c'étaient les cornacs de ces mammouths de cuivre et d'acier,
-les valets chargés d'apporter leur nourriture d'eau et de feu,
-d'étancher la sueur de leur corps, de le frotter d'huile, comme
-autrefois celui des athlètes, de diriger leurs forces brutales, au
-risque de périr, tôt ou tard, broyés sous un de leurs efforts, ou
-dévorés par la flamme de leur haleine! Maurice suivait d'un regard
-attristé ces victimes de la mécanique perfectionnée. Il comparait
-instinctivement ces merveilleuses machines dont il voyait les membres
-polis, luisants, bien nourris, à ces hommes flétris et hagards qui
-s'agitaient à l'entour. En entendant le concert terrible de vapeur
-sifflante, de fer froissé contre le fer, de grondements de flammes, de
-bouillonnements d'onde, de vents attisant la fournaise comme un orage,
-il se sentait saisi d'une sorte de terreur. Il cherchait en vain la vie
-au milieu de cette tempête de la matière en travail; il en entendait
-bien le bruit, il en voyait bien le mouvement, mais tout cela était
-comme une imitation artificielle; cette activité n'avait point d'élans
-contagieux. Loin qu'elle excitât, vous vous sentiez devant elle saisi de
-torpeur. Le mouvement uniforme de ces machines ne vous parlait pas; il
-n'y avait rien de commun entre elles et vous; c'étaient des monstres
-aveugles et sourds, dont la force vous épouvantait.
-
-Maurice se rappela alors, tout à coup, la petite fabrique placée
-autrefois près de la maison de son oncle; le bruit des métiers conduits
-par des mains d'enfants ou de jeunes filles, les rires prolongés qui
-couvraient le croassement des navettes; les chansons qui couraient d'un
-banc à l'autre, les joyeuses malices et les confidences faites tout bas!
-Il se rappela surtout Mathias, le vieux soldat!--doux et joyeux
-souvenir, qui faisait revivre pour lui les impressions de son
-adolescence!
-
-Mathias s'était promené quinze ans à travers l'Europe, souffrant la
-faim, vivant dans la mitraille, conquérant chaque matin à la baïonnette
-la place où il dormait le soir; et tout cela, Mathias l'avait fait pour
-un mot qu'il n'était pas bien sûr de comprendre, mais qu'il sentait: la
-France! Il l'avait fait jusqu'au jour où son pays, vaincu par le nombre,
-avait dû accepter la paix; et ce jour-là Mathias, le coeur gonflé de
-douleur et de colère, avait détaché, avec une larme, la cocarde qui le
-condamnait depuis quinze ans à combattre et à souffrir!
-
-Rentré en France, il se rappela une soeur, seule parente qui lui restât,
-et prit la route du village qu'elle habitait.
-
-Là, il apprit que sa soeur était morte, laissant un garçon et une fille
-que le fermier voisin avait recueillis par charité.
-
-Mais la charité, sans coeur, est un prêt à usure; il n'enrichit que
-celui qui donne. Quand Mathias arriva à la ferme, il trouva, sur le
-seuil, les deux orphelins qui se disputaient un morceau de pain, tandis
-que le paysan s'indignait de leur débat et criait:
-
-«Ces enfants ne peuvent se souffrir!
-
---Dites qu'ils ne peuvent souffrir la faim», répliqua Mathias.
-
-Et, prenant par la main les deux affamés, il les emmena.
-
-La charge était lourde pour le vieux soldat, mais il ne s'en effraya
-point. Il se rappelait la maxime de son lieutenant, que pour faire la
-plus longue route il suffisait de remettre sans cesse un pied devant
-l'autre, et il l'avait appliquée à toutes les choses de la vie.
-
-Arrivé à Paris avec les enfants, il les nourrit de son travail, jusqu'au
-moment où ils purent s'atteler avec lui à cette roue qui broyait le pain
-de chaque journée. Mathias les avait placés tous deux dans la même
-fabrique. A l'heure où les métiers s'arrêtaient, on ne manquait jamais
-de le voir arriver, portant à la main le panier couvert qui renfermait
-leur repas. En l'apercevant, les petits garçons se plaçaient au port
-d'armes et battaient la charge, tandis que les jeunes filles répétaient
-en souriant:
-
-«C'est le père Mathias! bonjour, monsieur Mathias!»
-
-Car jeunes filles et jeunes garçons aiment également ces vieux lions qui
-ne rugissent que contre les forts.
-
-Après avoir répondu à tous par un signe, par un mot, par un sourire, le
-vieillard allait s'asseoir dans quelque coin abrité avec Georgette et
-Julien; puis l'on découvrait le panier. Mais non tout d'un coup! il
-fallait d'abord deviner ce que Mathias apportait! et Dieu sait quels
-efforts pour ne point rencontrer juste et lui laisser la joie de la
-surprise. Enfin, quand les enfants déclaraient avoir épuisé la liste de
-leurs suppositions, le vieux soldat soulevait le couvercle d'osier,
-tirait lentement le mets inconnu et le présentait aux regards de ses
-convives!
-
-«Ah! ah! vous ne vous attendiez pas à ça! s'écriait-il! c'est
-aujourd'hui fête à la cantine; nous avons mis des noeuds de rubans à la
-marmite.»
-
-Et il étalait avec complaisance, sur le panier transformé en guéridon,
-ce pauvre dîner dont la bonne volonté de tous faisait un festin.
-
-Puis, en mangeant, on causait! Les enfants racontaient les nouvelles de
-l'atelier, et Mathias y trouvait toujours l'occasion de quelques bons
-conseils. Car pendant les longues nuits de bivouac, quand la faim ou le
-froid le tenaient éveillé, le vieux soldat avait réfléchi pour se
-distraire, et il s'était fait une philosophie formulée en quelques
-axiomes, qu'il appelait la charge en douze temps de la vie. Parmi ces
-axiomes, il y en avait quatre surtout qu'il répétait sans cesse, comme
-comprenant tous les autres:
-
-1º Tu seras fidèle à ton drapeau jusqu'à la mort;
-
-2º Tu tiendras moins à ta peau qu'au triomphe de ton régiment;
-
-3º Tu ne feras point la guerre à ceux qui n'ont point de cartouches;
-
-4º En temps de pluie, tu ne demanderas pas de soleil.
-
-Et, afin que les orphelins pussent comprendre ces maximes, il leur
-expliquait comment le drapeau, pour eux, c'était l'honneur; comment leur
-régiment comprenait tous les hommes; comment les cartouches manquaient
-aux pauvres et aux faibles, et comment la pluie et le soleil étaient la
-destinée rude ou facile que Dieu nous avait faite.
-
-Il ajoutait encore beaucoup de précieux enseignements sur la
-persévérance, sur l'orgueil, sur les liaisons, et finissait toujours par
-encourager au travail Georgette et Julien.
-
-«La semaine, disait-il, est un caisson de vivres traîné par sept
-chevaux: si vous en détachez un, le caisson marchera encore; deux, il
-n'avancera que difficilement; trois, il demeurera dans l'ornière et
-laissera l'armée sans pain.»
-
-Les enfants écoutaient religieusement les leçons du vieux soldat et les
-retenaient. Pendant trois années Maurice les avait vus revenir tous les
-jours à la même place, aussi soumis, aussi joyeux! Mathias était leur
-expérience, et ils étaient l'avenir de Mathias. Tandis que l'âge
-courbait son épaule et dépouillait son front, les deux enfants
-grandissaient à ses côtés, jeunes et vivants, comme des rejetons
-vigoureux jaillissant d'un tronc à demi desséché.
-
-Souvent aussi les autres enfants de la fabrique venaient s'asseoir
-autour du soldat, en lui demandant de raconter une de ses batailles, et
-ils assistaient alors aux leçons du vieillard, qui, avant de quitter la
-terre, leur laissait ainsi les semences de son âme! Perpétuelle école
-ouverte pour le peuple près du foyer ou sur les seuils, et dans laquelle
-celui qui s'en allait initiait doucement ceux qui venaient d'arriver à
-cette vie de courage, de patience et de sacrifice.
-
-Hélas! Maurice cherchait vainement quelque chose qui pût lui rappeler la
-petite fabrique d'autrefois. Ici plus de masures sombres, plus de
-métiers imparfaits; mais aussi plus de rires, ni de chants! Il
-s'efforçait en vain de découvrir un père Mathias, une Georgette, un
-Julien!... Il n'apercevait que des machines parfaites et des ouvriers
-abrutis!
-
-Après avoir tout montré et tout expliqué à ses hôtes, M. Banqman arriva
-enfin, avec eux, au quartier des _pupilles de la Société humaine_.
-
-C'était une série de loges, dont chacune renfermait un ménage, sans
-enfants: car ceux-ci étaient séparés de leurs parents dès la naissance,
-et élevés à forfait. Ainsi dégagée des soins de mère, la femme l'était
-également des soins d'épouse. Elle n'avait à préparer ni la nourriture,
-ni les vêtements, ni le logis: tout cela se faisait à l'entreprise. Elle
-n'était point non plus chargée d'épargner les gains du mari: il y avait
-un économe qui réglait les dépenses et les salaires; de veiller à sa
-santé: il y avait un médecin qui faisait chaque matin sa visite;
-d'entretenir en lui les bonnes pensées: il y avait un aumônier qui
-prêchait toutes les semaines! De son côté, le mari était exempté de
-prévoyance, de protection, de courage.
-
-«De cette manière, dit M. Banqman, le travailleur reste sous notre
-tutelle, bien logé, bien nourri, bien vêtu, forcé d'être sage, et
-recevant le bonheur tout fait. Non-seulement nous réglons ses actions,
-mais nous arrangeons son avenir, nous l'approprions de longue main à ce
-qu'il doit faire. Les Anglais avaient autrefois perfectionné les animaux
-domestiques, dans le sens de leur destination; nous avons appliqué ce
-système à la race humaine, en la perfectionnant. Des croisements bien
-entendus nous ont produit une race de forgerons dont la force s'est
-concentrée dans les bras, une race de porteurs qui n'ont de développés
-que leurs reins, une race de coureurs auxquels les jambes seules ont
-grandi, une race de crieurs publics uniquement formés de bouche et de
-poumons; vous pouvez voir dans ces loges des échantillons de ces
-différentes espèces de prolétaires, auxquels nous avons donné le nom de
-_métis industriels_.
-
---Et l'on n'a pas apporté moins de soins à leur instruction, ajouta M.
-Le Doux, qui se fatiguait d'écouter des explications au lieu d'en
-donner. Nous avons écarté de l'enseignement populaire tout ce qui
-n'avait point d'application pratique et immédiate. Autrefois on perdait
-un temps précieux à lire l'histoire des grandes actions, à apprendre des
-vers qui remuaient le coeur, à répéter des maximes de morale et de
-religion; nous avons substitué à tout cela l'arithmétique et le code!
-Tous _les pupilles_ apprennent à lire et à écrire, mais seulement pour
-lire les prix courants et écrire les mémoires de frais.
-
---Et ils se soumettent patiemment à ce régime? demanda Maurice.
-
---Quelques natures dépravées résistent seules à notre paternelle
-direction, répliqua Banqman; vous en avez là devant vous un exemple.
-
---Quoi! demanda Maurice, cette jeune femme, dont le regard est si fier
-et si caressant?
-
---Rien ne peut la dompter, reprit le fabricant; elle prétend que nous
-lui avons ôté le repos en la déchargeant des soins pénibles qu'exigeait
-son enfant, et que nous l'avons dépouillée de ses plus douces joies en
-ne lui laissant aucune des charges du ménage!»
-
-Maurice tourna les yeux vers la jeune femme.
-
-«La voix de Dieu n'est donc pas étouffée dans tous ces coeurs?
-pensa-t-il; il en est encore qui ont conservé l'instinct des grandes
-lois! Oui, résiste toujours, courageuse femme, contre la tranquillité et
-l'aisance qu'on t'a faites, car tu les payes de tes plus saintes
-jouissances. Ne peuvent-ils donc comprendre que ces veilles et ces soins
-de la mère, ces labeurs et ces économies de l'épouse, sont les plus
-précieux anneaux dont se forme la chaîne domestique? Ne regardent-ils
-donc l'union de l'homme et de la femme que comme une association
-commerciale, dont le premier but est le gain? Le fonds social, ici, ne
-se compose point seulement d'argent, mais de patience, de bonne volonté,
-d'affection; c'est là surtout le capital qu'il faut accroître, pour que
-l'association prospère. Ah! laissez à la femme son utilité de chaque
-instant, pour que l'homme la sente à chaque instant plus précieuse!
-Laissez-la faire le travail même qu'un étranger ferait mieux, afin
-d'obtenir le salaire sans lequel elle ne saurait vivre, la
-reconnaissance de ceux qu'elle aime! Pourquoi vouloir régénérer le
-pauvre en l'affranchissant des devoirs de famille? Ne sentez-vous pas
-que ces devoirs sont la source d'où découle tout bien? Loin de les
-amoindrir, rendez-les plus saints à ses yeux, en lui facilitant leur
-accomplissement; ne vous substituez pas à sa conscience, mais
-éclairez-la; n'achetez pas, enfin, ces âmes à fonds perdus, mais
-donnez-leur au contraire plus de volonté, plus de vie! Le peuple n'est
-point un prodigue qu'il faut interdire, c'est un enfant qu'il faut
-diriger et aider à grandir!»
-
-Banqman et Le Doux continuèrent leur explication en montrant aux deux
-visiteurs la maison de retraite des travailleurs, où l'on utilisait les
-restes de leur force jusqu'au moment de l'agonie, et l'amphithéâtre, où
-leurs corps étaient livrés au scalpel des élèves-médecins pour un prix
-convenu: car, les pères ne s'étant point occupés du berceau des enfants,
-les enfants ne s'occupaient point de leurs tombes!
-
-Mais Maurice regardait sans voir, écoutait sans entendre! Une sourde
-tristesse s'était glissée dans son coeur, et il rentra chez M. Atout
-découragé.
-
-Marthe, de son côté, avait aperçu de plus près que le jour précédent la
-sécheresse et les misères de la vie domestique; quand Maurice lui eut
-raconté ce qu'il avait vu, elle se jeta dans ses bras les yeux mouillés
-de larmes.
-
-«Ah! qu'avons-nous fait? s'écria-t-elle. Dans le monde où nous vivions,
-tous n'avaient point encore abandonné le Dieu des âmes pour le veau
-d'or; les chaînes de la famille n'étaient point partout brisées; les
-inspirations du coeur n'étaient pas complétement éteintes; quoique riant
-du mal, on connaissait encore le bien; mais ici, Maurice, tout est perdu
-sans retour!
-
---Pourquoi cela? demanda le jeune homme, qui eût voulu douter.
-
---Hélas! répliqua Marthe, parce qu'on ne sait plus aimer.»
-
-
-
-
-DEUXIÈME JOURNÉE
-
-XIII
-
-Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants, les médecins et
-le directeur. Dans la crainte de recevoir les malades trop bien
-portants, on ne les reçoit qu'après leur mort.--Réflexions de
-Marthe.--Les hommes jugés par le docteur Manomane.--Les fous de l'an
-trois mille.--Les ménageries et le jardin botanique.
-
-
-Lorsque les deux époux descendirent le lendemain, ils trouvèrent leur
-hôte avec un de ses parents, le docteur Minimum, qui avait appris
-l'indisposition de milady Atout, et venait pour s'informer
-officieusement de sa santé.
-
-Le docteur Minimum était le plus illustre représentant du nouveau
-système médical, qui consistait à vous donner la maladie que vous
-n'aviez point encore, et à l'élever en serre chaude pour en hâter le
-développement. De cette manière, le patient mourait, en général, dès le
-second ou le troisième jour, ce qui était pour lui une évidente économie
-de temps.
-
-Quant au médecin, il ne devait se proposer qu'un but: augmenter le mal
-pour le guérir plus sûrement. Aviez-vous, par exemple, un rhume: on le
-transformait en pleurésie; une migraine: on en faisait une fièvre
-cérébrale; un étourdissement: on le poussait à l'apoplexie.
-
-Au moment où les deux époux entrèrent, M. Minimum racontait à son cousin
-les merveilleux résultats obtenus par cette méthode et le pressait de
-visiter l'hôpital où il venait d'en faire l'application. M. Atout
-s'excusa, mais Maurice accepta à sa place, et, après avoir donné
-rendez-vous à son hôte chez M. de l'Empyrée, qui les attendait vers le
-milieu du jour, il monta avec Marthe dans la voiture du médecin.
-
-Celui-ci les conduisit au grand hôpital de Sans-Pair, bâti à l'extrémité
-du faubourg.
-
-Ils aperçurent d'abord d'élégantes galeries entourées de gazons et de
-bosquets: c'étaient les salles destinées aux médecins; puis un édifice
-somptueux, s'élevant au milieu des fleurs: c'était la maison des soeurs
-hospitalières; puis un palais, devant lequel s'étendaient des jardins
-décorés de grottes, de jets d'eau et d'ombrages: c'était le logis du
-directeur.
-
-«La ville a dépensé 20 millions, dit le docteur Minimum, pour faire de
-son grand hôpital un établissement modèle. Médecins, surveillants,
-administrateurs, sont ici logés et nourris aux frais de la République.
-Des équipages, toujours attelés, attendent leurs ordres, et leurs filles
-reçoivent une dot sur la caisse des frais de bureau.
-
---Mais les malades? demanda Maurice.
-
---Ah! les malades sont là-bas, dit le docteur en montrant un sombre
-édifice caché au fond de longues cours sans air et sans verdure. La vue
-de leurs salles est triste, elle eût déparé l'ensemble de
-l'établissement: on les a cachées derrière, de manière à ne laisser voir
-que ce qui constitue véritablement l'hôpital, c'est-à-dire l'habitation
-des directeurs. Malheureusement le terrain a manqué. Après avoir pris le
-jardin des médecins, le parterre des religieuses, le parc de l'économe,
-il n'est resté qu'une petite cour pour les convalescents; mais, comme la
-plupart des malades succombent, on peut, à la rigueur, se passer de
-promenade.
-
---Vous ne les recevez donc qu'au moment de l'agonie? dit Marthe.
-
---Quand nous ne les recevons pas après, répliqua Minimum. Quiconque veut
-être reçu à l'hôpital doit d'abord se transporter au bureau d'examen,
-situé à l'autre bout de Sans-Pair, attendre son tour, obtenir un
-certificat, puis faire huit lieues pour se mettre au lit. Grâce à ces
-excellentes précautions, nous sommes sûrs de ne jamais admettre de gens
-bien portants; seulement, les malades peuvent nous arriver morts: c'est
-un léger inconvénient du bon ordre établi parmi les administrateurs. Du
-reste, rien n'a été négligé par eux pour que le grand hôpital de
-Sans-Pair puisse servir aux progrès de la science. Nous avons toujours
-une salle d'essai où l'on expérimente les nouvelles doctrines. Si le
-malade guérit, le traitement est adopté; s'il succombe, c'est tant pis
-pour le système. Il y a, en outre, un laboratoire pour étudier combien
-il peut entrer de parties ayant un nom dans chaque substance; un chenil
-où l'on élève des chiens destinés à être empoisonnés et dépecés dans
-l'intérêt de l'humanité; des amphithéâtres toujours riches en cadavres
-de choix, et une magnifique collection de squelettes sous verre. Il nous
-manque bien encore plusieurs choses: la galerie des monstres n'est pas
-complète; nous aurions besoin de renouveler nos bocaux de foetus, et
-l'on demande, depuis longtemps, des échantillons des différentes races
-humaines proprement empaillés; mais notre économe espère arriver à
-toutes ces améliorations par les _bonis_.»
-
-Maurice demanda ce que c'était.
-
-«On nomme ainsi, reprit le médecin, les économies réalisées aux dépens
-des malades. Que le potage soit moins gras, boni; le pain moins blanc,
-encore boni; le vin tempéré d'eau, toujours boni! C'est une méthode
-perfectionnée pour faire danser l'anse d'un panier qui renferme dix
-mille portions. C'est ainsi que les établissements s'enrichissent, et
-que les économes acquièrent des droits à la reconnaissance et aux
-gratifications. On peut donc dire, en principe, qu'un hôpital bien
-administré est celui où les malades sont assez mal pour que la caisse
-s'en trouve bien.»
-
-Tout en parlant, le docteur était arrivé à la première salle.
-
-Le parquet en était soigneusement ciré, les lits élégants, les murs
-tapissés de nattes coloriées, et les fenêtres garnies de rideaux de
-soie; mais ce luxe était déparé par l'aspect des appareils opératoires,
-de toute dimension, qui dressaient çà et là leurs bras d'acier. Quant
-aux soins, ils n'étaient ni plus tendres ni plus délicats qu'autrefois.
-Les médecins examinaient toujours publiquement les malades, en
-découvrant chaque plaie aux yeux des élèves; ils décrivaient froidement
-leurs souffrances, expliquaient tout haut les chances heureuses ou
-fatales. Le râle de l'agonisant épouvantait le malheureux livré à la
-crise qui devait décider de sa vie; l'aspect du mort recouvert par le
-drap funèbre glaçait le sourire du convalescent qui se sentait renaître!
-
-Marthe, le coeur serré, tourna vers Maurice ses yeux humides.
-
-«Ah! ce n'est point là ce que j'espérais, dit-elle à demi-voix; ceci est
-toujours, comme de notre temps, l'infirmerie du pauvre et de
-l'abandonné! Le parquet peut être plus brillant, le mur moins nu, la
-fenêtre plus richement ornée; mais qu'a-t-on fait pour ceux qui
-souffrent? Ne sont-ils point restés confondus comme un bétail, livrés
-aux tentatives et aux curiosités de la science, épouvantés par la vue de
-ces instruments de torture? Ah! ce que j'espérais d'une civilisation
-plus éclairée, c'est que l'hôpital eût perdu son caractère de dureté;
-c'est que le malade eût cessé d'être une chose à réparer gratuitement,
-pour devenir un être souffrant dont on eût ménagé les sensations,
-respecté les effrois, soutenu le coeur; c'est qu'il eût retrouvé, enfin,
-dans cette demeure commune, quelques-uns des soins de la famille. A quoi
-bon tant d'or prodigué pour les choses, si rien, hélas! n'est changé
-pour les êtres? Donnez à chacun de ces malheureux un coin qui soit à
-lui, et où les cris du mourant ne viennent point l'épouvanter; ne
-traitez point son corps endolori comme une propriété qu'il a dû vous
-abandonner en franchissant le seuil; ne lui faites point sentir que ce
-lit est une aumône; qu'il est à votre discrétion, non-seulement par le
-mal, mais par la misère. Puisqu'il souffre, c'est lui qui est le roi,
-vous le serviteur. N'avez-vous donc jamais senti un redoublement de
-tendresse pour le membre de la famille que la douleur atteint? Comme sa
-volonté vous devient sainte! comme on lui pardonne tout! comme on
-donnerait avec joie une part de sa santé et de ses jours pour le guérir!
-Eh bien! le pauvre et le délaissé ne sont-ils point des membres de la
-grande famille? Les plus mauvaises mères reprennent quelque amour pour
-l'enfant malade, pourquoi la société aurait-elle moins de coeur pour ses
-fils?
-
---Parfaitement dit, s'écria le docteur Minimum, qui avait entendu les
-derniers mots prononcés par Marthe; j'ai toujours soutenu que l'on ne
-devait point économiser sur le service des hôpitaux, et que nos
-appointements devraient être doublés. Mais on méconnaît les véritables
-besoins. Toutes les ressources de la République sont dévorées par les
-femmes et par les avocats. Heureusement que l'on a pour consolation le
-sentiment du devoir accompli... et sa clientèle. La mienne grandit
-chaque jour, grâce aux succès qu'obtient ici mon traitement. Je lui ai
-donné le nom de _méthode par les infiniment petits_, parce que je ne
-procède que par les atomes: atomes de tilleul, atomes de fleur
-d'oranger, atomes de sucre candi. Moins il y en a, plus l'effet est
-certain. Je prends une molécule d'un corps, quelque chose d'impalpable,
-d'insapide, d'invisible, le millième d'un rien! je le jette dans trente
-litres d'eau, je mêle, je décante, et je fais prendre la lotion par
-cuillerées. Toute maladie qui résiste à cette médication est
-positivement incurable, et la mort du sujet ne peut être imputée qu'à
-son organisation.»
-
-Après avoir traversé une partie des salles, les visiteurs ressortirent
-par l'autre extrémité du grand hôpital, et se trouvèrent en face d'un
-second édifice, destiné aux aliénés. Sur la prière de ses deux
-compagnons, le docteur Minimum fit demander son confrère Manomane, qui y
-remplissait les fonctions de premier médecin.
-
-Celui-ci arriva l'air effaré, examina Marthe et Maurice, et s'écria:
-
-«Je comprends, je comprends... regards attentifs... contraction des
-sourciliers... physionomie étonnée!... Il doit y avoir absorption des
-facultés générales au profit d'une préoccupation partielle. L'espèce est
-depuis longtemps classée et peut se guérir.
-
---Dieu me pardonne! il vous prend pour des pensionnaires, interrompit
-Minimum; veuillez lui déclarer vous-mêmes que vous ne venez point ici en
-malades, mais en curieux.
-
---Ah! c'est une visite, reprit Manomane, qui examina les deux
-ressuscités d'un oeil scrutateur; une visite de curiosité!... encore un
-symptôme!...»
-
-Et se penchant vers son confrère:
-
-«Méfiez-vous d'eux, ajouta-t-il plus bas... Cette apparence calme... ce
-sourire... nous connaissons cela; méfiez-vous.»
-
-Et, comme Minimum éclatait de rire, il le regarda lui-même plus
-attentivement et murmura:
-
-«Incapacité de suivre un raisonnement... crédulité aveugle... troisième
-espèce observée par le docteur Insanus et déclarée incurable!...»
-
-Puis, passant devant le médecin et ses deux compagnons, il les invita
-brusquement à le suivre.
-
-Le contact perpétuel de ses malades était insensiblement devenu
-contagieux pour le docteur Manomane. Il prétendait que la société avait
-enfermé certains fous pour faire croire au bon sens de ceux qu'elle
-laissait libres, mais qu'en réalité le monde ne se trouvait peuplé que
-d'aliénés à différents degrés. Les plus sages étaient au moins des
-candidats à la folie. Il développa ses principes à cet égard en
-énumérant tous les signes auxquels on reconnaissait l'aberration.
-Pensez-vous à une chose plus souvent qu'à toute autre: folie!
-Préférez-vous quelqu'un à vous-même: plus grande folie! Vous
-réjouissez-vous d'une espérance incertaine: comble de la folie!...
-
-Manomane compta ainsi, sous forme de litanie, six cent trente-trois
-variétés différentes des maladies mentales, comprenant tous les élans de
-la pensée et tous les mouvements du coeur. Il montrait en même temps à
-ses trois compagnons des exemples de ces différentes aliénations,
-classées par ordre comme les familles de plantes d'un herbier.
-
-Dans cette espèce d'exhibition, Maurice s'arrêta devant un homme à l'air
-calme et souriant.
-
-«Celui-ci, dit le docteur, a été un de nos plus riches commerçants.
-Malheureusement, tout le monde le croyait dans la plénitude de sa
-raison, lorsqu'un ancien associé ruiné par son père lui intenta un
-procès en restitution. Les juges décidèrent en faveur de notre
-millionnaire; mais lui-même, éclairé par les débats, refusa les
-bénéfices de l'arrêt et voulut se dépouiller en faveur de son
-adversaire. Il a fallu, pour empêcher la restitution, le faire interdire
-et l'enfermer.
-
-Quant au vieillard qui écrit là-bas, nous ne le connaissons que sous le
-nom de _Père des hommes_. Il travaille depuis cinquante ans à un système
-social d'après lequel chacun serait ici-bas rétribué selon ses oeuvres.
-Il prétend que Dieu a donné à toutes les créatures humaines un droit
-égal au bonheur, et que dans une société chrétienne la misère ne devrait
-pas être le résultat du hasard, mais la punition du vice. Chaque soir et
-chaque matin il se met à genoux et répète les mains jointes cette seule
-prière:
-
-«Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre règne nous arrive, et que
-votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.»
-
-L'autorité a jugé une pareille folie dangereuse et me l'a envoyé.»
-
-Ils étaient arrivés devant un jeune homme à physionomie pensive et
-hardie.
-
-«Vous voyez, dit Manomane, un voyageur sans but. Tandis que d'autres
-parcourent les pays civilisés dans l'intérêt de leurs recherches ou de
-leur industrie, lui n'aspire qu'aux routes perdues, aux régions
-ignorées! Trois fois il s'est enfoncé dans les immenses régions du vieux
-continent sans autre motif que de visiter des peuples en décadence, de
-traverser des fleuves oubliés, de dormir sur des ruines sans nom!
-Demandez-lui ce qu'il voulait, il vous répondra: Voir! Vous
-l'interrogeriez en vain sur la statistique naturelle ou la base
-géologique des pays qu'il a parcourus: le malheureux n'a recueilli dans
-ses voyages ni le plus petit fragment de roche, ni le moindre scarabée;
-il n'en a rapporté que des jugements et des impressions. Aussi, dès son
-retour, sa famille l'a-t-elle fait enfermer. Et nous le traitons depuis
-trois mois par les douches et les saignées.
-
-Vous pouvez, du reste, l'entretenir; il n'est point méchant, et il
-communique volontiers ses observations.»
-
-Maurice profita de la permission pour s'approcher de Pérégrinus et
-l'interroger sur ce qu'il avait vu. Le jeune voyageur, qui avait
-parcouru en détail les vieux continents, lui fit une esquisse rapide de
-l'état du monde en l'an trois mille. Il lui apprit que l'Afrique,
-initiée au progrès, avait enfin adopté les habitudes civilisées. Le
-gouvernement constitutionnel venait d'être établi en Guinée; le roi de
-Congo préparait une constitution à ses peuples; les Hottentots avaient
-formé la république du Capricorne, et l'Afrique centrale était dirigée
-par un président électif. Pérégrinus vanta surtout à Maurice l'École
-polytechnique de Tambouctou et le Conservatoire de musique du grand
-désert. Quant à la Sénégambie, elle n'était célèbre que par son commerce
-de préparations médicales, et fournissait des droguistes au monde
-entier.
-
-L'Asie, au contraire, était retombée dans une torpeur chaque jour plus
-profonde; Pérégrinus l'avait parcourue dans toutes les directions sans
-pouvoir y retrouver aucune trace de son antique splendeur. L'Indoustan
-était habité par un peuple de bateleurs qui ne connaissait d'autre
-industrie que d'avaler des épées et de faire danser des serpents sur la
-queue; la Perse se trouvait partagée entre deux sectes, qui
-s'égorgeaient pour savoir si l'on était plus agréable à Dieu en se
-fourrant une graine de tamarin dans la narine gauche ou dans la narine
-droite; l'empire chinois, endormi par l'opium, n'offrait plus qu'un
-peuple de somnambules abrutis.
-
-Restait l'Europe, dont la transformation intéressait principalement
-Maurice et sa compagne. Pérégrinus y avait longtemps séjourné, et put
-leur en parler avec détail.
-
-Là, les changements étaient encore plus profonds, car la vitalité
-ardente des populations avait dû précipiter leur élan sur la pente
-choisie par chacune. Ailleurs, les races s'étaient laissées glisser
-nonchalamment vers le but inévitable; mais, en Europe, chacune avait
-enfourché sa folie comme un coursier infernal, et l'avait excité de la
-voix et de l'éperon. A les voir ainsi passionnées à leur perte, et y
-volant au galop de leurs mauvais instincts, on eût dit ces barbares
-d'Alaric, qui, frappés de vertige au moment de la défaite, lançaient
-leurs chars au milieu des vainqueurs, qu'ils croyaient fuir, et volaient
-à la mort de toute la vitesse de leurs quadriges. Pérégrinus avait vu la
-Russie avortée dans sa civilisation hâtive: géant élevé à la brochette
-par des empereurs de génie, qui avaient en vain espéré en faire une
-nation. Dépouillée de sa personnalité sans avoir la volonté nécessaire
-pour s'en créer une autre, ni assez policée ni assez barbare, elle avait
-épuisé les efforts de cinquante czars, reflétant toujours les
-civilisations voisines, et rentrant dans l'obscurité à mesure que leur
-soleil descendait à l'horizon.
-
-L'Allemagne n'avait guère été plus heureuse. Philosophant entre sa pipe
-et son verre, elle avait discuté un siècle sur l'étymologie du mot
-_liberté_, un siècle sur son essence, un siècle sur son étendue, un
-siècle sur son résultat! Arrivée là, ses rois lui avaient donné une
-constitution qui permettait de tout penser, pourvu qu'on se gardât de le
-dire; de tout sentir, à la condition de n'en rien laisser voir; et de
-tout désirer, à charge de ne rien faire pour l'obtenir. L'Allemagne,
-ravie, avait allumé sa pipe, rempli son verre, et s'était remise à
-chanter patriotiquement, en montrant le poing à la France:
-
- Non, vous ne l'aurez pas notre Rhin allemand!
-
-Par le fait, celle-ci ne songeait guère à le lui réclamer. A force de
-gouvernements à bon marché, d'électeurs probes et de tentes enlevées à
-l'empereur de Maroc, elle en était arrivée à la banqueroute publique,
-suivie des banqueroutes privées. Ramenée à la féodalité par
-l'omnipotence des banquiers, successivement chassée de toutes les mers
-que visitait autrefois son commerce, sans autre encouragement pour son
-agriculture que les rapports des sociétés scientifiques et les
-appointements accordés aux directeurs des haras, elle avait pris le
-parti de se consoler par les vaudevilles et les bals masqués. Le peuple
-français, personnifié par les types de feu Chicard et de défunte Pomaré,
-exécutait, au milieu de ses plaines en friche, de ses ports déserts et
-de ses villes en ruines, une polka défendue par le préfet de police. Une
-portion de sa gloire avait pourtant survécu à la nation la plus
-spirituelle: elle fournissait toujours le monde de modistes et de
-cuisiniers.
-
-La Belgique, devenue contrefactrice des publications imprimées dans les
-cinq parties du monde, avait fini par manquer de places pour emmagasiner
-ses in-18 et ses in-32. Il avait fallu s'en servir comme de moellons
-pour construire les villes, uniquement habitées par des papetiers, des
-compositeurs, des brocheurs et des satineurs, chacun vivant ainsi comme
-le rat dans son fromage; mais une étincelle avait un jour enflammé ces
-montagnes de papier imprimé, et la Belgique avait été dévorée avec son
-petit peuple. Lorsque Pérégrinus y passa, on en cherchait les restes
-dans la cendre.
-
-A la même époque, la Suisse venait d'être achetée par une compagnie, qui
-l'avait enfermée d'une muraille renouvelée des fortifications de Paris,
-et qui exploitait ses paysages, ses cascades et ses glaciers. Un bureau
-de péage était établi devant chaque beauté naturelle, et l'on ne pouvait
-admirer la chute du Rhin qu'en prenant un billet et en déposant son
-parapluie. Ce parc gigantesque avait douze portes monumentales, sur le
-fronton desquelles la compagnie avait fait graver l'antique axiome:
-_Point d'argent, point de Suisse!_
-
-L'Italie était également devenue une propriété particulière, mais
-interdite au public. Les États du pape avaient été achetés par un
-banquier juif, qui s'était ensuite arrondi en expropriant le roi de
-Naples, l'empereur d'Autriche et le duc de Toscane. Il avait fait
-relever les monuments publics, revernir les tableaux et restaurer les
-statues; mais le peuple était resté nu et affamé.
-
-Pour la Turquie, c'était autre chose! Longtemps tiraillée par toutes les
-puissances de l'Europe, comme un vieil habit de pourpre dont chacun veut
-un morceau, elle était demeurée les jambes croisées et laissant faire. A
-chaque province enlevée, elle répétait: _Dieu est grand!_ et prenait un
-sorbet; jusqu'au jour où les corbeaux qui la mangeaient par lambeaux se
-retournèrent l'un contre l'autre et se mirent à se battre pour savoir
-qui aurait la meilleure part. Après une guerre dans laquelle périrent
-deux ou trois millions d'hommes, tout le monde finit par accepter ce que
-tout le monde avait refusé. On convint de partager la proie à l'amiable;
-mais, quand chacun vint pour prendre possession du lot qui devait lui
-appartenir, on ne trouva plus rien. Tandis que l'on se disputait à qui
-l'aurait, la nation turque s'était laissée mourir tout doucement, et, là
-où ses envahisseurs espéraient un morceau de peuple, ils ne trouvèrent
-que des plaines désertes, dans lesquelles dormaient quelques vieux
-dromadaires ennuyés.
-
-L'Angleterre songeait pourtant à tirer parti de ces derniers, ne fût-ce
-qu'en les tuant pour vendre leurs peaux, lorsqu'une révolution arrêta
-subitement le cours de ses usurpations triomphantes. Jusqu'alors une
-aristocratie chaudement vêtue de laine fine, nourrie de rosbif et de
-xérès, et également instruite dans la science du gouvernement et du
-boxing, avait tenu sous ses pieds la foule en haillons, atrophiée par
-l'air des fabriques, les pommes de terre et le gin. Elle avait laissé
-les dernières lueurs d'en haut s'éteindre dans ces âmes. Quand on
-l'avait avertie que celles-là aussi étaient les filles de Dieu, qu'il
-fallait leur faire place au soleil des hommes, et non les rejeter au
-rang des brutes, elle avait dit:
-
-«A quoi bon? La brute travaille avec plus de patience!»
-
-Mais un jour cette patience s'était lassée, la douleur avait tenu lieu
-de courage, la brute s'était changée en bête féroce, et, se jetant
-contre ses maîtres, les avait égorgés.
-
-Cette première violence accomplie, la colère des misérables avait passé
-sur l'Angleterre comme une trombe. Que pouvaient-ils conserver, eux qui
-n'avaient jamais rien possédé! La propriété était leur ennemie. Pendant
-vingt siècles ils lui avaient obéi. Hommes, ils avaient été les esclaves
-des choses; les choses furent brisées, anéanties! tout périt dans cette
-première furie de destruction. Palais cimentés avec leurs sueurs,
-fabriques où ils languissaient prisonniers, machines dont les mains
-d'acier leur avaient arraché bouchée à bouchée le pain de la famille,
-vaisseaux où les embarquait la violence et où les retenait la peur,
-ports, villes, arsenaux, monuments d'une gloire toujours payée avec
-leurs larmes ou avec leur sang! oh! que de cris de joie sur ces monceaux
-de débris et de cendre! Ces richesses, cette puissance, cette gloire,
-c'étaient autant d'anneaux de leur chaîne brisés par la vengeance.
-Avaient-ils donc un drapeau, eux qui n'avaient pas de droits?
-étaient-ils un peuple, eux qui n'étaient pas des hommes? Ils effaçaient
-le passé, parce qu'il ne leur rappelait que des souvenirs d'humiliations
-et de souffrances; et, quand tout fut à terre, ils dansèrent autour des
-ruines, comme le sauvage délivré autour du poteau où il a subi ses
-longues tortures.
-
-Mais, à la place de cet édifice détruit, leurs mains inhabiles ne
-pouvaient rien élever; les rois de l'Angleterre, en tombant, avaient
-laissé briser sa couronne; le vainqueur grossier ne chercha même point à
-en réunir les débris. Il laissa croître la ronce sur la route déserte;
-les glaïeuls sur les canaux infréquentés; les houx et les aubépines dans
-les sillons, devenus stériles. La révolution n'avait point été une
-réforme, mais seulement une délivrance; après avoir brisé son licou, la
-bête de somme était retournée aux forêts. Lorsque Pérégrinus vit les
-trois royaumes, cette transformation était déjà accomplie. A la place de
-la race énergique, tenace et hautaine dont le génie avait enchaîné les
-deux continents dans le sillage de ses vaisseaux, il n'avait plus trouvé
-qu'un peuple sauvage, vivant de piraterie, toujours en guerre, et
-mangeant ses prisonniers à défaut du rosbif de la vieille Angleterre...
-Quelques faibles restes de l'aristocratie proscrite se cachaient encore
-dans les montagnes, toujours poursuivis par les descendants de John
-Bull, qui, à défaut de chamois, chassaient aux lords!
-
-L'Espagne avait également passé par cette période de guerre d'affût;
-mais, grâce à la perfection apportée dans ce genre d'exercice, les
-partis s'étaient vite décimés et détruits. La _mesta_ avait achevé
-l'oeuvre commencée. A mesure que le nombre des Espagnols diminuait,
-celui des bêtes à laine allait croissant; et leurs immenses troupeaux,
-continuant à brouter les haies, les moissons, les prairies, avaient fini
-par faire du royaume un grand espace tondu où la nation ne se trouvait
-plus représentée que par des moutons.
-
-Pendant que Maurice écoutait ces récits, Manomane avait continué sa
-visite avec Marthe, et tous deux étaient arrivés près d'une jeune femme
-assise sous un bosquet de cotonniers, dont les flocons soyeux flottaient
-au vent comme des fleurs épanouies. Vêtue d'un pagne aux couleurs
-effacées, et le buste à demi enveloppé par une écharpe bleu de ciel,
-elle se tenait penchée, effeuillant d'une main distraite une fleur
-cueillie à ses pieds. Une branche arrachée aux haies vives, et chargée
-de ses graines sauvages, était enroulée à ses cheveux noirs.
-
-En entendant un bruit de pas, elle redressa vivement la tête, rougit à
-la vue des étrangers, et serra l'écharpe contre ses épaules.
-
-Mais ses yeux, qui s'étaient d'abord baissés, se relevèrent presque
-aussitôt sur Marthe avec une tendresse timide.
-
-La jeune femme, prise d'une subite sympathie, s'arrêta: il y eut dans
-leurs deux regards, qui se parlaient en souriant, un de ces rapides
-échanges d'émotions qui tiennent lieu d'un long épanchement; puis, par
-un mouvement qu'on eût dit involontaire, la jeune fille se leva avec une
-exclamation confuse, et tendit les mains vers Marthe.
-
-«Sur mon âme, notre belle rêveuse vous fait des avances! dit Manomane
-avec une brusquerie un peu adoucie.
-
---Ah!... il m'a semblé... oui... ses traits m'ont rappelé ma mère!
-balbutia la jeune fille, dont les yeux étaient devenus humides.»
-
-Marthe prit ses mains, qu'elle serra dans les siennes.
-
-«C'est une distinction rare venant de miss Rêveuse, reprit le médecin
-avec un sourire; d'habitude, elle fuit à l'approche des visiteurs.
-
---Pourquoi leur donnerais-je le triste spectacle de ma folie? dit la
-jeune fille doucement: les méchants la raillent, et les bons s'en
-affligent!
-
---Mais moi? demanda Marthe en se penchant vers elle.
-
---Vous, dit miss Rêveuse avec un regard d'où jaillissaient des flots de
-confiance et de tendresse... vous me comprendrez!
-
---Avez-vous entendu? murmura Manomane, qui se pencha vers son confrère;
-les fous se devinent! Laissons-les ensemble, et vous verrez.»
-
-Les hommes s'éloignèrent en continuant leur examen, tandis que la jeune
-fille et Marthe commençaient un de ces entretiens où les âmes, devenues
-subitement confiantes, s'élancent ensemble à travers la fantaisie, comme
-deux enfants qui se prennent par les mains et courent devant eux dans la
-campagne.
-
-Rêveuse parla de sa mère, qu'elle avait à peine connue, et elle pleura;
-puis elle montra à Marthe les fleurs qu'elle cultivait, et elle poussa
-des cris de joie de les voir écloses. Elle raconta en soupirant ses
-tristesses, et en souriant ses joies. Les flots de ce coeur montaient et
-descendaient pareils à ceux de la mer, tantôt sombres comme un abîme,
-tantôt étincelants au plein soleil de l'espoir!
-
-Marthe écoutait ravie, suivant tous les mouvements de cet esprit comme
-on suit les mouvements de l'enfant qui marche sans but; elle cherchait
-en vain la folie, et ne trouvait que les caprices d'une imagination
-flottante et jeune.
-
-Cependant Rêveuse avouait cette folie, elle la sentait; elle ne pouvait
-en parler sans qu'on vît les larmes briller sous ses longs cils bruns;
-elle croisait les mains sur sa poitrine avec la résignation plaintive
-des enfants, et tous ses élans d'espérance s'arrêtaient brusquement
-devant ce cri:
-
-«Je suis folle!
-
---Folle? répétait Marthe incrédule. Qui vous l'a dit? d'où le
-savez-vous? quelle en est la preuve?
-
---Hélas! ma vie entière! répondait Rêveuse. Jamais mes pensées n'ont été
-celles des autres; jamais je n'ai partagé leurs bonheurs ni leurs
-affections. Toute petite, je préférais la vue de ma mère à tous les
-plaisirs; je m'asseyais à ses pieds sans rien dire, assez heureuse de
-sentir contre mon épaule les plis de sa robe, et sur mon front son
-regard. Quand elle mourut, je voulus la rejoindre; je ne comprenais rien
-de la mort, sinon que c'était une séparation, et je ne voulais point
-vivre séparée de ma mère. Je m'échappai de la maison, je courus au
-cimetière, j'allai de tombe en tombe, épelant les noms, et, quand j'eus
-trouvé celui que je cherchais, je m'assis là en disant: «C'est moi,
-mère, ne me renvoie pas!»
-
-Le jour se passa sans que je sentisse la faim. Je pleurais d'être seule;
-puis je cueillais de grandes herbes dont je formais des bouquets pour ma
-mère. La nuit vint, je fis ma prière, je criai bonsoir à la morte, et je
-m'endormis sur sa tombe.
-
-Ce fut là que l'on me trouva le lendemain, et ceux qui me cherchaient
-durent m'emporter de force, dans leurs bras.
-
-Quand j'arrivai à la maison, je me jetai à genoux en demandant qu'on me
-rendît ma mère; je refusais de manger; je voulais mourir pour qu'on me
-mît avec elle dans la fosse. Ce fut la première fois que j'entendis dire
-auprès de moi:
-
-«Elle est folle!»
-
-Le temps adoucit ma douleur sans l'éteindre. Je m'accoutumai à ne plus
-quitter les endroits que préférait celle que je ne pouvais oublier, à me
-servir de ce qui lui avait servi, à continuer ses goûts et ses
-habitudes. On s'était d'abord inquiété de ma persistance d'affection, on
-finit par la railler. Ces railleries m'y confirmèrent davantage.
-Seulement, j'évitai d'en parler, de la laisser voir, et je grandis
-toujours seule avec mon souvenir.
-
-Cette solitude me donna le goût de la lecture; les livres sont les
-compagnons consolateurs et fidèles des isolés. J'ouvris mon désert aux
-créations des vieux romanciers et des vieux poëtes; je pris leurs héros
-pour amis, je m'attachai à leurs infortunes et à leurs triomphes comme à
-de vivantes réalités. On me trouvait dans des transports de joie, ou
-baignée de larmes, sans que je pusse en donner d'autre cause que le
-bonheur de la famille Primerose ou la mort de Marguerite. Je ne vivais
-plus avec les vivants, mais avec les fantômes. Eux seuls avaient mes
-admirations, mes amours, ma haine. Je ne savais point quels étaient nos
-voisins, et je connaissais familièrement Childe Harold, Jocelyn, Faust.
-Leurs noms venaient sans cesse malgré moi sur mes lèvres, et ceux qui
-m'entouraient, pris d'une pitié méprisante, répétaient plus haut:
-
-«Elle est folle!»
-
-Mais cette folie, hélas! devait encore grandir! A force de fréquenter
-les charmantes visions des poëtes, j'y pris insensiblement une place:
-mes désirs s'exaltèrent sous leurs inspirations. Accoutumée à un
-breuvage enivrant, je repoussai la vie vulgaire comme une boisson sans
-saveur. Je dressai à l'amour, dans mon coeur, un temple mystérieux où ne
-pouvaient entrer que les plus nobles et les plus charmantes fantaisies;
-je me créai un idéal dont je jurai d'attendre le modèle.
-
-Ma famille m'annonça en vain que l'heure du mariage était venue, que de
-riches fiancés se présentaient: le seul fiancé que je voulusse accepter
-était choisi depuis longtemps; mais ce n'était qu'une image! Je
-ressemblais à ces héros de contes de fées, qui meurent d'amour pour une
-princesse inconnue dont ils ont seulement vu le portrait. Je refusai
-d'abord sans donner de motifs; puis, comme on passait de la surprise au
-mécontentement, et du mécontentement aux reproches, je crus tout arrêter
-en révélant mon espoir. Il n'y eut qu'un seul cri:
-
-«Elle est folle! elle est folle!»
-
-Il fallait bien le croire, car nul ne me comprenait, nul ne sentait
-comme moi. J'acceptai l'arrêt porté, je me résignai à ne point trouver
-de place dans un monde fait pour d'autres esprits et d'autres coeurs; je
-me dis également à moi-même:
-
-«Tu es folle!»
-
-Et je me laissai conduire ici.
-
---Et vous y restez? s'écria Marthe, qui pressait les mains de Rêveuse
-dans les siennes avec une admiration attendrie.
-
---Jusqu'à ce que le docteur me fasse transporter comme incurable dans
-l'île des Réprouvés. Mais voici de nouveaux visiteurs. Leur curiosité
-m'humilie; je crains leurs questions; adieu, ne m'oubliez pas.»
-
-Elle embrassa tendrement Marthe, et disparut sous les bosquets comme une
-biche effrayée.
-
-La jeune femme rejoignit ses compagnons, dont Manomane venait de prendre
-congé, et tous trois s'acheminèrent vers l'Observatoire, où les
-attendait M. Atout.
-
-Ils visitèrent, en passant, le Muséum, où ils aperçurent, parmi les
-échantillons de races perdues, les animaux domestiques que recommandait
-seulement leur attachement, et les bêtes fauves qui n'avaient reçu en
-don que leur beauté. L'utilité bien entendue avait éliminé du règne
-animal tout ce qui ne produisait pas un bénéfice appréciable et
-immédiat.
-
-Encore les espèces conservées avaient-elles été perfectionnées par la
-méthode des croisements, de manière à changer de forme. Ce n'étaient
-plus des êtres soumis à une loi d'harmonie, mais des choses vivantes
-modifiées au profit de la boucherie. Les boeufs, destinés à l'engrais,
-avaient perdu leurs os; les vaches n'étaient plus que des alambics
-animés, transformant l'herbe en laitage; les porcs, des masses de chair
-qui grossissaient à vue d'oeil comme des ballons! Tout cela était
-parfait, mais hideux. La création, revue et corrigée, avait cessé d'être
-un spectacle pour devenir un garde-manger; Dieu lui-même n'eût pu la
-reconnaître. La plupart des êtres créés par lui n'existaient d'ailleurs
-qu'à l'état scientifique; l'oeuvre des sept jours avait été mise en
-flacon dans de l'esprit-de-vin et confiée à l'art des empailleurs.
-
-Quant au jardin botanique cultivé près du Muséum, on y trouvait la
-collection complète de toutes les herbes, rangées par familles, avec de
-beaux écriteaux rouges qui leur donnaient des noms latins de peur qu'on
-ne pût les reconnaître. Il y avait également des serres où l'on
-cultivait les plantes des cinq parties du monde pour l'instruction et
-l'agrément du public, qui n'y entrait jamais. Nos visiteurs
-rencontrèrent heureusement M. Vertèbre, dont ils avaient fait la
-connaissance à bord de _la Dorade_, et qui leur fit ouvrir les portes,
-habituellement fermées. Il leur montra un semis de sapins du Nord sous
-cloche, des chênes en pots, et une bordure de peupliers de quinze
-centimètres de hauteur. C'étaient les spécimens des forêts vierges de
-l'ancien monde! Mais ils admirèrent, en revanche, des cerises de la
-grosseur d'un melon, et des ananas qu'il fallait scier au pied comme des
-arbres de haute futaie.
-
-En quittant les serres, M. Vertèbre les conduisit aux cellules réservées
-de la ménagerie, où il leur montra des embryons de baleine, qu'il
-nourrissait, comme des poissons rouges, dans de grands bocaux; de petits
-phoques élevés par lui au biberon, et des ours blancs, à peine sortis de
-l'adolescence, qu'il espérait naturaliser dans le pays. Enfin, l'heure
-les pressant, ils prirent congé de l'honorable professeur de zoologie,
-qui les rappela pour leur annoncer le prochain accouchement d'un grand
-saurien des Antilles, et les engager à revenir voir les nouveau-nés.
-
-
-
-
-XIV
-
-Un cimetière à la mode.--Voitures établies en faveur des morts.--Bazar
-funéraire.--Système d'impôts.--Épitaphes-omnibus.--Un courtier
-mortuaire.
-
-
-Au sortir du jardin des plantes, nos visiteurs furent arrêtés par une
-longue file de gens qui suivaient un corbillard. Blaguefort se trouvait
-parmi eux; il reconnut Maurice et se détacha du cortége pour le saluer.
-Le jeune homme demanda quel était le mort dont passait le convoi.
-
-«Eh! parbleu! vous le connaissez, répliqua Blaguefort: c'est notre
-ancien compagnon de voyage, l'homme au racahout! En le faisant maigrir,
-les dégraisseurs-jurés ont réussi à constater son identité, mais il en
-est mort. C'est une perte qui sera très sensible à sa famille, et
-surtout à la compagnie, dont il était le prospectus vivant. J'y suis
-moi-même pour la façon d'un corset orthonasique dont il m'avait fait la
-commande, comme vous le savez.
-
---Ainsi, dit Maurice, l'erreur d'un gendarme aura coûté la vie à un
-homme, ruiné une famille et compromis de nombreux intérêts!...
-
---Sans que l'on ait droit de réclamer aucun dédommagement, acheva
-Blaguefort. Si un particulier accuse à tort, il est condamné comme
-calomniateur; s'il se trompe dans un jugement, s'il fait preuve de
-précipitation ou d'imprudence, il en demeure responsable. Mais la
-société a le privilége de l'erreur; si elle méconnaît un droit, si elle
-perd un honnête homme, si elle jette la mort et la désolation parmi des
-innocents, il lui suffit de dire: «Je me suis trompée.» Cela passe pour
-une réparation suffisante. C'est toujours l'histoire du loup qui trouve
-la grue trop heureuse de n'avoir point été dévorée:
-
- Allez, vous êtes une ingrate:
- Ne tombez jamais sous ma patte!»
-
-Tout en parlant ainsi, Blaguefort s'était rapproché du convoi, et
-Maurice et Marthe, qui avaient pris congé du docteur Minimum, le
-suivirent machinalement.
-
-Ils arrivèrent à l'enceinte funèbre, autour de laquelle s'étendait un
-bazar.
-
-«Vous voyez le cimetière à la mode, leur dit Blaguefort; tous les gens
-qui savent vivre doivent se faire enterrer ici, sous peine de mauvais
-ton. A la vérité, rien n'a été négligé par les directeurs de cet
-établissement mortuaire pour lui conserver sa réputation. Ils ont
-compris qu'il fallait pleurer les morts de la manière la plus
-confortable pour les vivants; aussi le cimetière est-il desservi par
-trois lignes de voitures nommées les Plaintives. La veuve et l'orphelin
-n'ont qu'à tirer le cordon pour que le conducteur les arrête à la porte
-de leur défunt. Il y a, en outre, des cabinets particuliers pour les
-personnes qui désirent pleurer seules, et des marchands d'onguent pour
-les yeux rouges. Le bazar construit à côté du cimetière renferme tout ce
-qui peut servir aux trépassés et à leurs survivants, depuis les
-couronnes d'immortelles en raclure de baleine jusqu'aux chapons à la
-Marengo. On y trouve même des orateurs funèbres qui, moyennant un prix
-modéré, se chargent de faire l'éloge du mort, et de souhaiter que _la
-terre lui soit légère!_ Celui qui parle dans ce moment, et que
-l'éloignement nous empêche d'entendre, est un des plus employés.
-Autrefois commissaire-priseur, il a apporté dans ses nouvelles fonctions
-toutes les ruses de son ancien métier. Selon l'argent qu'on lui donne,
-il fait monter ou descendre de trente pour cent les vertus des
-trépassés. Du reste, voici la cérémonie achevée, et nous n'avons plus
-qu'à prendre congé du frère du défunt qui a conduit le deuil.»
-
-Ils voulurent approcher de ce dernier, qui venait de saluer les
-assistants et qui allait gagner une autre porte du cimetière, mais ils
-le trouvèrent déjà assailli par une multitude d'industriels qui venaient
-exploiter sa tendresse pour le défunt. Il y avait d'abord le marbrier,
-présentant des modèles réduits de monuments funèbres à tous prix et de
-toutes formes; le fossoyeur, qui sollicitait une gratification en
-tendant un chapeau sur lequel était écrit: _Il est défendu de demander_;
-le jardinier du cimetière, proposant de planter autour de la tombe des
-cyprès et des haricots d'Espagne; le portier, attendant le denier à Dieu
-que doit tout nouveau locataire; le buraliste des Plaintives, offrant un
-abonnement de cinquante cachets; enfin, les marchandes d'immortelles,
-d'anges en carton-pierre et de lampes funéraires en porcelaine, qui
-offraient leurs articles au prix de fabrique. Blaguefort lui serra la
-main; puis, s'éloignant avec ses compagnons:
-
-«Le malheureux sortira ruiné, dit-il; on vivrait dix ans à Sans-Pair
-avec la somme qu'il faut payer pour avoir la permission d'y mourir.
-Encore ne voyez-vous ici que les menus frais. Il y a, en outre, les
-droits du fisc! Partout où l'on suspend les draperies noires tachées de
-larmes, vous le voyez accourir la bouche entr'ouverte et les griffes
-tendues. Tout héritage est soumis à sa dîme. Comme les vampires de la
-Bohême, il s'engraisse de morts. Qu'une femme ait perdu le mari qui la
-faisait vivre, qu'une veuve pleure le fils sur lequel elle s'appuyait,
-qu'un enfant voie succomber le père dont il recevait tout, le fisc
-accourt, au nom de la société, et leur enlève une part de ce qu'ils ont
-pour leur permettre de garder le reste. Chaque acte mortuaire est une
-lettre de change souscrite à son profit. A la vérité, ces droits
-grossissent l'actif du budget, et permettent d'entretenir trente-deux
-millions de fonctionnaires publics, occupés huit heures par jour à
-tailler des plumes et à rayer du papier. C'est une des branches de ce
-grand arbre toujours en fleurs et en fruits que nous appelons le système
-d'impôts.
-
---Et ce système a sans doute un principe? demanda Maurice.
-
---Un principe admirable, répliqua Blaguefort; on avait déjà observé que
-les hommes les moins riches étaient ceux qui se créaient le moins de
-besoins; nos législateurs en ont conclu que le prolétaire, qui vivait de
-rien, devait avoir, plus qu'aucun autre, du superflu. En conséquence,
-ils lui ont fait supporter double charge, fournir double service, payer
-double taxe. Tout ce qu'il consomme passe trois ou quatre fois sous le
-râteau du fisc. Mais ce résultat n'a point été obtenu sans peine.
-Longtemps l'obstination du pauvre diable a lutté contre l'équité
-_distributive_ de la loi. On avait imposé la nourriture, il jeûnait; les
-vêtements, il marchait nu; le jour, il murait ses fenêtres! Toutes les
-tentatives pour trouver un impôt auquel il ne pût se soustraire avaient
-été inutiles, lorsque notre ministre des finances a enfin découvert ce
-que l'on cherchait vainement: il a créé l'impôt des nez! Désormais,
-quiconque jouit de cette annexe paye la taille sans plus ample
-information; le percepteur n'a à constater ni l'âge, ni la profession,
-ni le domicile, ni la fortune: il suffit de constater le nez. Quelques
-représentants avaient voulu rendre l'impôt proportionnel à ce dernier;
-il eût suffi de l'appliquer au mètre rectifié, qui eût donné le rapport
-du nez de chaque citoyen avec le diamètre de la terre; mais les députés
-de l'opposition ont rappelé que tous les hommes devaient être égaux
-devant la loi, et l'on a renoncé à la nasostatique proposée.
-
---Cependant, objecta Maurice, les gens qui ne possèdent rien ne peuvent
-rien payer: par exemple, les mendiants!...
-
---Nous n'en avons point, répondit Blaguefort.
-
---Vous avez alors élevé pour eux des asiles.
-
---Nous avons élevé des poteaux indicateurs. L'argent autrefois consacré
-à soulager les indigents a été employé à leur annoncer qu'on ne les
-soulagerait plus. Ils ont beau, désormais, aller devant eux; partout se
-dresse la fameuse inscription: LA MENDICITÉ EST DÉFENDUE DANS CE
-DÉPARTEMENT. De sorte que, de poteaux en poteaux, et de défense en
-défense, ils arrivent infailliblement à quelque fossé où ils meurent de
-fatigue et de faim. Vous ne sauriez croire avec quelle rapidité ce
-procédé a fait disparaître les mendiants. Quelques-uns persistaient
-pourtant, soutenus par les secours de mauvais citoyens; mais le
-Gouvernement vient de proposer une loi par laquelle l'aumône donnée sera
-punie de la même peine que l'aumône reçue! De cette manière, nous
-espérons extirper des âmes jusqu'aux dernières racines de ce que l'on
-appelait autrefois la charité. Chacun, ne comptant plus sur personne,
-s'occupera de se secourir lui-même; on ne demandera plus, parce qu'on
-aura cessé de donner, et tous les hommes jouiront tranquillement de leur
-fortune... ou de leur misère! Mais nous voici au rond-point du
-cimetière; avant de partir, ne seriez-vous point curieux de jeter un
-coup d'oeil sur la ville des morts?»
-
-Avertis par cette demande, le jeune homme et sa compagne regardèrent
-autour d'eux. L'enceinte funèbre était partagée en trois quartiers
-fermés par des grilles et favorisés d'un concierge. Le plus petit
-renfermait les morts fameux, dont les tombes ne pouvaient être visitées
-qu'en compagnie de plusieurs gardiens. Le premier vous montrait les
-illustres guerriers, recevait son pourboire, et vous remettait à un
-second gardien, qui, après vous avoir exhibé les grands littérateurs et
-avoir obtenu une seconde gratification, vous confiait à un confrère
-spécialement chargé des savants morts, toujours moyennant quelque menue
-monnaie, lequel vous livrait à un quatrième guide, préposé aux célèbres
-artistes. Chacun d'eux avait, en outre, de petites industries
-accessoires, telles que ventes de boutures du saule de Napoléon; boucles
-de cheveux de Voltaire, blonds ou noirs, selon la demande; fragments du
-cercueil d'Héloïse et d'Abélard; tabatière de lord Byron, qui ne prenait
-point de tabac; roses blanches cueillies sur la tombe de Robespierre, et
-aconits spontanément poussés sur celle de M. de Talleyrand.
-
-Le second quartier était consacré aux banquiers, bourgeois, rentiers,
-commerçants et fonctionnaires publics. C'était là que l'on trouvait les
-croix d'honneur sculptées, les bustes sous cloche et les petits chiens
-empaillés. Quant aux épitaphes, il n'en existait que trois, toujours
-ramenées au-dessous des noms. Pour la tombe d'un chef de maison, on
-mettait:
-
- _Il fut bon époux, bon père, bon ami, et électeur de son
- arrondissement._
-
-Pour la tombe d'une jeune fille:
-
- _Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
- L'espace d'un matin._
- REQUIESCAT IN PACE
-
-Pour la tombe d'un enfant:
-
- C'est un ange de plus dans le ciel.
- CONCESSION PERPÉTUELLE.
-
-Le troisième quartier était consacré aux pauvres morts. Ceux-là ne
-laissaient de monuments que dans les coeurs des survivants... quand ils
-en laissaient! tout au plus quelques pierres, quelques croix de bois
-noirci conduisant à la grande fosse commune, où allaient s'entasser les
-générations nées dans la misère, vivant sans espérances et mortes dans
-l'abandon! Là, plus de croix, plus de pierres; mais de loin en loin
-quelques enfants à genoux, quelques femmes pleurant en silence,
-épitaphes vivantes que tout le monde pouvait lire, et qui en disaient
-plus que celles gravées sur le marbre ou sur le bronze.
-
-Blaguefort et ses compagnons allaient prendre une des avenues de sortie,
-lorsqu'ils furent accostés par un courtier mortuaire qui leur barra le
-passage. C'était une sorte de géant maigre, vêtu d'un caleçon noir semé
-de larmes, et d'un manteau de même couleur, portant en guise de
-broderies des ossements croisés et des têtes de mort.
-
-«Ces messieurs ont vu le cimetière, dit-il avec la volubilité mécanique
-des marchands forains habitués à filer ces phrases sans ponctuation qui
-durent une journée... ces messieurs doivent être contents... c'est le
-plus bel établissement de Sans-Pair, le seul où puissent se faire
-inhumer les gens comme il faut... Les terrains renchérissent tous les
-jours, on se les arrache, c'est à qui se fera enterrer ici. Avant peu,
-tout sera acheté. Ces messieurs ne voudraient-ils pas prendre leurs
-précautions? choisir d'avance la place qu'ils désirent occuper un jour?
-Je puis leur faciliter ce choix, les faire traiter pour trois mètres,
-six mètres, neuf mètres. Personne ne pourra leur obtenir d'aussi bonnes
-conditions que moi. Je suis le protégé de l'administration. Ces
-messieurs peuvent désigner l'endroit... il y en a de tout plantés... Ces
-messieurs pourraient avoir un saule... bouture de Napoléon...
-garantie... Le saule est très bien porté!... Je me charge également des
-monuments à forfait: tombes simples, tombes historiées, édifices
-funèbres avec statues et accessoires. Quant aux embaumements, le
-privilége de la méthode Putridus m'appartient; je conserve les corps
-dans toute leur grâce et dans toute leur fraîcheur; la personne la plus
-intime ne peut apercevoir aucune différence entre le sujet préparé et le
-sujet vivant. Je fournis, en outre, des épitaphes inédites; j'imprime
-des articles biographiques; je fais entrer par faveur les défunts dans
-le quartier des grands hommes... Ces messieurs ne trouveront personne
-qui puisse les arranger comme moi. Il y a vingt ans que je place des
-morts; je connais ici tout le monde, je suis ici chez moi. Si ces
-messieurs exigent un rabais, on pourra s'entendre. Le moment ne saurait
-être meilleur; l'administration projette des embellissements, elle a
-besoin d'argent, on aura une tombe pour presque rien... Ces messieurs
-sont toujours sûrs de faire une excellente affaire... d'autant que,
-s'ils ne veulent point se servir du terrain pour eux-mêmes, ils pourront
-le céder à un autre. Il n'est point de propriété dont on se défasse
-aussi aisément; c'est une maison qui trouve toujours des locataires...
-Ces messieurs ne veulent pas se décider... Ces messieurs se
-repentiront...»
-
-Maurice arrivait heureusement à la porte du cimetière; le courtier
-mortuaire s'arrêta à la grille comme un marchand sur le seuil de sa
-boutique, mais sa voix poursuivit encore quelque temps les visiteurs,
-qui avaient pris le chemin de l'Observatoire.
-
-
-
-
-XV
-
-Observatoire de Sans-Pair.--Comment M. de l'Empyrée aperçoit dans la
-lune ce qui se passe chez lui.--Réunion de toutes les
-Académies.--Utilité de la garde urbaine pour les droguistes, les
-passementiers et les marchands de vin.--Ce qu'il faut pour constituer
-des droits à un prix de vertu.
-
-
-L'Observatoire de Sans-Pair était construit au milieu d'un vaste jardin,
-et sur une hauteur d'où sa vue embrassait l'horizon sans obstacle.
-C'était là que le grand astronome de Sans-Pair tenait le registre de
-l'état civil des corps célestes, constatant scrupuleusement leur âge,
-leurs alliances, leurs divorces et leurs morts. Mais, depuis ses
-dernières découvertes, la lune absorbait seule toute son attention. Il
-la cherchait le jour, il la contemplait la nuit, il en parlait éveillé
-et dans ses rêves! Jamais Endymion n'avait été si tendrement préoccupé
-de sa pâle amante.
-
-M. Atout et ses hôtes le trouvèrent fixé à son immense télescope, dans
-une exaltation de joie inexprimable.
-
-«Je les vois encore, disait-il à Blaguefort, qui se tenait debout
-derrière lui: ce sont les mêmes gens qu'hier!
-
---Qui donc? demanda l'académicien en s'approchant.
-
---Qui? répliqua Blaguefort ravi; pardieu! un couple d'amants lunaires
-que notre illustre ami observe depuis huit jours. Il a assisté à tous
-les préliminaires de la passion: signaux télégraphiques par les
-fenêtres, lettres échangées, murs franchis...
-
---Les voilà qui s'approchent, interrompit l'astronome. Oh! je distingue
-tout, sauf la figure de la femme, qui est voilée... C'est dans un grand
-jardin... avec un kiosque... et des allées de cocotiers... Les voilà qui
-vont s'asseoir sous un figuier.
-
---Ah! diable! l'arbre sous lequel notre première mère rencontra Satan!
-fit observer M. Atout.
-
---La femme a l'air d'être effrayée... reprit l'astronome, qui ne
-quittait point sa lunette... Elle regarde derrière elle...
-
---Est-ce qu'il y aurait des maris dans la lune? s'écria le commis
-voyageur. Pardieu! je comprends alors pourquoi elle affecte la forme
-symbolique du croissant.
-
---Attendez, interrompit M. de l'Empyrée, la femme se décide à
-s'asseoir...
-
---Bon...
-
---_Il_ lui prend la main...
-
---Et _elle_ la laisse?...
-
---Non, _elle_ résiste...
-
---Alors, c'est pour qu'il serre plus fort...
-
---Oui, _il_ la presse contre son coeur...
-
---Ah! bah!...
-
---_Il_ tombe à genoux...
-
---Ah çà! mais tout se passe donc là-bas absolument comme chez nous?
-s'écria Blaguefort un peu étonné.
-
---Je crois qu'il doit y avoir, en effet, identité, interrompit en
-souriant Maurice, qui avait jusqu'alors tout observé sans rien dire.
-
---Pourquoi cela? demanda M. Atout.
-
---Parce que le télescope a repris sa position horizontale, et qu'au lieu
-d'être braqué sur la lune il regarde le jardin.»
-
-M. de l'Empyrée recula d'un bond.
-
-«Le jardin! répéta-t-il. Comment!... les cocotiers!... le kiosque!... le
-figuier!...
-
---Nous les avons sous les yeux!»
-
-L'astronome regarda devant lui.
-
-«C'est la vérité, dit-il; je n'avais jamais remarqué...»
-
-Et se redressant tout à coup:
-
-«Mais la femme, s'écria-t-il; la femme dont on vient d'écarter le
-voile!...»
-
-Il se précipita vers le télescope, se baissa pour regarder, puis poussa
-un cri!... c'était madame de l'Empyrée! Ce qu'il cherchait dans le ciel
-se passait chez lui.
-
-Il y eut un moment de trouble général. Blaguefort et M. Atout se
-regardaient; Maurice s'éloigna de quelques pas; M. de l'Empyrée s'était
-laissé tomber dans son fauteuil, pâle et effaré.
-
-«Ce n'était pas notre satellite! balbutia-t-il enfin, atterré.
-
---C'était votre jardin! répliqua Blaguefort également stupéfait.
-
---Ce n'était pas une femme lunaire, reprit l'astronome.
-
---C'était votre femme, continua le commis voyageur.
-
---Tout cela se passait à quelques pas! continua le savant.
-
---Et nous avons formé une société pour des télégraphes trans-aériens!»
-acheva l'industriel.
-
-M. de l'Empyrée porta les deux mains à son front.
-
-«Ainsi, je n'ai rien découvert! s'écria-t-il avec désespoir.
-
---Permettez, interrompit Blaguefort, toujours le premier à retrouver son
-sang-froid; ce que vous avez vu n'est pas à dédaigner, et l'on peut en
-tirer parti. Je ne vous propose pas de mettre la chose en actions: le
-progrès des lumières ne nous a point encore amenés là; mais vous pouvez
-intenter une action judiciaire, exiger des dommages-intérêts.
-
---Quoi! pour?...
-
---Précisément.
-
---Mais qui les payera?
-
---L'homme lunaire que je viens de reconnaître, et qui est tout
-simplement notre ministre de la morale et des cultes, pour le moment
-hors de l'exercice de ses fonctions!
-
---Ah! le traître!
-
---Dites plutôt le malheureux. Vous pouvez lui réclamer ce que la loi
-appelle une _prime de consolation_: quelques centaines de mille francs.
-
---Avec lesquels je ferai perfectionner le télescope! s'écria M. de
-l'Empyrée. Vous avez raison; je veux profiter de mes avantages.
-Messieurs, vous venez tous de voir l'insulte; vous allez me suivre au
-parquet pour en rendre témoignage.»
-
-Il s'était levé en cherchant sa canne et son chapeau. Maurice voulut en
-vain l'apaiser: l'idée des dommages et intérêts s'était emparée du
-savant. Il calculait d'avance tous les perfectionnements qu'il pourrait
-apporter à ses moyens d'exploration. Grâce à l'argent du ministre des
-cultes, il était sûr de savoir au juste, avant trois mois, si les maris
-de la lune avaient droit aux mêmes primes de consolation que ceux de la
-terre.
-
-Ses visiteurs auraient été obligés de le suivre au palais de justice, où
-devait être reçue sa déclaration, si M. Atout ne se fût tout à coup
-rappelé la grande réunion annuelle de l'Institut de Sans-Pair, dont tous
-deux étaient membres, et qui avait lieu le matin même. Il ne restait que
-le temps nécessaire pour s'y rendre. M. de l'Empyrée se résigna donc à
-ajourner sa dénonciation, et accepta une place dans la voiture de
-l'académicien, tandis que Maurice et Marthe les suivaient dans le coupé
-volant de Blaguefort.
-
-Ce dernier, qui avait remarqué le trouble des deux époux au moment de la
-découverte faite par l'astronome, prit soin de les rassurer.
-
-«Nous ne sommes plus, dit-il, au temps où le mari trompé demandait la
-condamnation ou le sang du séducteur; aujourd'hui, il se contente de sa
-bourse. La trahison d'une femme est un désagrément compensé par les
-profits: aussi n'a-t-elle plus rien de honteux pour les maris; les
-revenus qui en proviennent sont comme des héritages indirects dont
-l'opulence rachète l'origine. Le moyen d'en vouloir longtemps à la femme
-qui vous a enrichi? Si les Juifs eussent connu les primes de
-consolation, loin de lapider l'épouse adultère, ils lui eussent élevé
-une statue à côté de celle du veau d'or. Les infidélités matrimoniales
-ne sont plus des questions de sentiment, mais d'arithmétique. A chaque
-nouvelle découverte, le mari achète une ferme avec son accident, ou
-place son malheur en viager. Tout cela se fait sans scandale, sans
-bruit, par simple jugement de première instance. On dit: _Monsieur *** a
-été primé_, comme on dirait qu'il a été nommé marguillier ou caporal de
-la garde nationale. C'est une chance qui peut vous enrichir sans aucune
-peine, et réaliser la fable de l'homme qui court longtemps en vain après
-la fortune, et la trouve au retour dans son lit! Pour être juste, du
-reste, il faut dire que nous tenons ce procédé de l'Angleterre, et que
-notre civilisation l'a seulement perfectionné.»
-
-Les portes de l'Institut étaient gardées par une compagnie de gardes
-nationaux. C'était la première fois que Maurice apercevait cette milice
-urbaine, et il fut frappé de sa tenue.
-
-On l'avait gratifiée des armes et des uniformes reconnus trop incommodes
-pour l'armée, comme ces enfants auxquels on abandonne de vieux ornements
-militaires avec lesquels ils jouent au soldat, entre leurs classes.
-Chaque grenadier citoyen portait un bonnet à poil de trois pieds pour se
-défendre des coups de soleil, une paire de bottes à l'écuyère, destinées
-à le garantir des engelures, et un caisson de munitions contenant de la
-pâte de guimauve ou des bâtons de sucre d'orge. A la place du sabre
-pendait un étui à lunettes.
-
-«Vous voyez une de nos plus belles institutions, dit Blaguefort. La
-garde nationale de Sans-Pair s'est en tous temps couverte de gloire,
-comme le prouvent les décorations de ceux qui en font partie. Vous
-trouveriez à peine deux ou trois tambours qui n'ont point de croix,
-encore est-ce faute de protection. Elle est la gardienne de nos
-libertés, bien qu'il lui soit défendu d'avoir une opinion sous les
-armes, et le boulevard de l'ordre public, encore que la police soit
-faite par les municipaux. Elle ouvre d'ailleurs une légitime carrière à
-des ambitions qui, sans elle, ne trouveraient jamais l'occasion de se
-satisfaire. Tel droguiste patenté mourrait vierge de toute fonction
-publique, s'il n'obtenait de ses voisins le titre de sous-lieutenant en
-second; tel charcutier vendrait son fonds, privé de toute distinction
-sociale, si ses fonctions de caporal ne lui avaient valu trois
-décorations. La garde urbaine profite en outre à plusieurs industries
-nationales, telles que celles des cabaretiers, des marchands de blanc
-d'Espagne et de papier à dérouiller; elle entretient une population
-flottante d'enrhumés, de rhumatismants, de courbaturés, qui profite aux
-médecins et aux fabriques de réglisse; elle conserve enfin, dans le
-pays, un esprit militaire d'autant plus précieux à entretenir que l'on
-est décidé à ne s'en servir jamais. Quant aux services rendus par les
-citoyens armés, ils sont trop évidents et trop nombreux pour que j'aie
-besoin de vous les énumérer. Ils défendent d'abord toutes les portes,
-déjà défendues par la police ou l'armée; ils gardent les monuments
-publics, en dedans des grilles fermées; ils parcourent la ville chargés
-de leur caisson, de leur bonnet à poil, de leurs bottes à l'écuyère et
-de leur tromblon, afin d'arrêter à la course les voleurs, chargés de
-leur seule malice; ils servent enfin à orner de leurs bataillons les
-fêtes publiques, comme ces vignettes mobiles dont l'imprimeur encadre
-tour à tour les annonces de mariage et les billets d'enterrement.»
-
-Les deux époux trouvèrent l'Institut de Sans-Pair établi dans une salle
-circulaire dont le public occupait les tribunes. Chaque académicien
-portait un caleçon brodé d'une guirlande de lauriers vert-pomme, et une
-épée suspendue à un ceinturon d'immortelles.
-
-On commença par la réception d'un membre récemment admis à l'Académie du
-beau langage. Blaguefort apprit à Maurice que les nominations étaient le
-résultat d'un concours. Celui qui, dans un temps donné, faisait le plus
-grand nombre de visites, était préféré à ses concurrents; d'où il
-résultait que le titre le plus sûr pour réussir n'était point un beau
-livre, mais un bon équipage. Aussi le récipiendaire l'avait-il emporté
-sans peine. C'était un grand seigneur, dont les oeuvres complètes se
-composaient de deux chansons, de trois lettres de premier de l'an et
-d'un madrigal.
-
-Le secrétaire perpétuel, chargé d'expliquer pourquoi il se trouvait
-académicien, rappela la célébrité d'un de ses ancêtres, qui avait été
-général de cavalerie. Le grand seigneur répondit par l'éloge de son
-prédécesseur, contre lequel étaient faites ses deux chansons; puis on
-passa à la distribution des prix de vertu, appelés, selon un antique
-usage, prix Montyon.
-
-Le rapporteur commença par expliquer à l'auditoire ce nom, dont
-l'origine se perdait dans la nuit des temps. Il lui apprit qu'il se
-composait primitivement de _mont_, hauteur, et de _ione_, pierre
-précieuse, d'où l'on avait fait _mont-ione_, et par corruption
-_mont-yon_, expression symbolique que l'on pouvait traduire par
-_montagne précieuse_, la vertu étant, en effet, ce qu'il y a de plus
-précieux et de plus élevé.
-
-Vint ensuite le rapport sur les candidats couronnés par l'Académie. Le
-premier était un homme dont toute l'occupation avait été de secourir les
-pauvres de sa paroisse. Après les avoir habillés et nourris pendant
-vingt années, il se trouvait lui-même sans pain et sans vêtements.
-L'Académie, qui, par l'organe de son rapporteur, l'avait surnommé le
-saint Vincent de Paul de la république des Intérêts-Unis, lui accorda, à
-titre d'encouragement, trois livres de chocolat de santé et un caleçon
-d'honneur.
-
-Le second candidat était un ouvrier qui, en sauvant une famille à
-travers les flammes, avait eu la tête broyée sous une poutre et venait
-d'être trépané. On le compara à Mucius Scévola, et on le gratifia d'un
-bonnet de coton orné d'une couronne de lauriers.
-
-Un troisième (c'était une femme) avait perdu la vue en travaillant
-toutes les nuits pour faire vivre son ancien maître. On lui remit une
-paire de lunettes à l'estampille de l'Institut.
-
-Un quatrième obtint des souliers d'honneur pour avoir successivement
-sauvé vingt-deux personnes qui se noyaient.
-
-Enfin, plusieurs autres, plus ou moins appauvris ou estropiés par suite
-de leur dévouement, reçurent des gratifications qui varièrent depuis
-cinquante centimes jusqu'à dix francs.
-
-On couronna également un soldat citoyen, inscrit depuis trente ans sans
-avoir manqué une seule fois à sa garde; un cocher arrivé à sa septième
-femme, et qui ne s'était jamais servi de son fouet qu'avec ses chevaux;
-un commis de la caisse d'épargne toujours poli, et un employé de la
-bibliothèque complaisant.
-
-Ces deux derniers lauréats furent les seuls dont les vertus parurent
-invraisemblables, et qui excitèrent quelques murmures d'incrédulité.
-
-On passa ensuite aux prix d'histoire, d'économie politique et de poésie.
-
-En histoire, il s'agissait de décider qui avait eu le plus de génie,
-d'Annibal ou d'Alexandre (le programme décidant que ce devait être
-Alexandre).
-
-Le secrétaire perpétuel déclara qu'aucun des concurrents n'avait traité
-la question comme il l'eût traitée lui-même, et que le prix était, en
-conséquence, remis à l'année suivante.
-
-On avait également proposé aux économistes la question de savoir par
-quels moyens on pourrait améliorer le sort des classes les plus
-ignorantes et les plus pauvres.
-
-Le rapporteur annonça que tous les candidats s'étaient fourvoyés en
-cherchant ces moyens, qui n'existaient pas, et que la question était
-retirée du concours.
-
-Enfin, le sujet de poésie était la description du printemps, avec un
-épisode élégiaque sur la culture des pommes de terre primes.
-
-La commission nommée pour juger les trois mille pièces envoyées fit
-savoir que tous les poëtes avaient décrit le printemps de leur pays au
-lieu de peindre le _printemps absolu_; et que la plupart étaient tombés
-dans de grandes erreurs au sujet de la culture des solanées. En
-conséquence, le prix était transformé en une mention honorable accordée
-à la pièce portant le nº 940, laquelle pièce était sans nom d'auteur.
-
-Ici, la séance fut suspendue. Une partie des immortels quitta la salle,
-et les marchands de limonade parurent dans les tribunes. Il y eut entre
-les voisins qui se connaissaient un échange de saluts et de politesses.
-On s'informa des absents, on parla des bals auxquels on était invité, du
-cours de la bourse, de l'épidémie régnante, de tout enfin, excepté de ce
-que l'on venait d'entendre. Ce fut seulement au bout d'une heure que la
-sonnette du président annonça la reprise de la séance.
-
-Il s'agissait cette fois des communications faites par les différentes
-académies.
-
-On lut d'abord un mémoire destiné à éclaircir si les rois pasteurs
-étaient noirs ou seulement brun foncé; puis une fable développant cette
-vérité profonde: «que le faible est plus souvent opprimé que le fort»;
-enfin une dissertation archéologique relative à l'éperon de François
-Ier.
-
-Mais ce n'étaient là que les préludes de la séance, le lever du rideau
-destiné à faire attendre la grande pièce. Enfin, le bibliophile parut au
-pupitre avec le premier chapitre de son fameux Traité sur _les moeurs de
-la France au dix-neuvième siècle_. Cette lecture était annoncée depuis
-trois mois, et l'on en racontait d'avance des merveilles; aussi tous les
-auditeurs se penchèrent-ils vers le bord des tribunes; le silence
-s'établit plus complet, et l'académicien commença de cet accent solennel
-et cadencé qui constitue ce que les bourgeois nomment un bel organe.
-
-
-
-
-XVI
-
-Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les moeurs des Français
-au dix-neuvième siècle.--Comme quoi les Français ne connaissaient ni la
-mécanique, ni la navigation, ni la statique, et mouraient tous de mort
-violente par le fait des notaires.--Le Gouvernement chargé de composer
-des épitaphes pour les célèbres courtisanes.--Costume des rois de France
-quand ils montaient à cheval.--Les noms des auteurs étaient des
-mythes.--Singulier langage employé dans la conversation.
-
-
-«On l'a dit bien des fois, Messieurs, tant qu'il reste des traces de la
-littérature et des arts d'une nation, cette nation n'est point morte;
-l'étude peut la reconstituer, la faire revivre comme les créations
-antédiluviennes devinées par les inductions de la science.
-
-«La littérature et les arts ne sont-ils point, en effet, le reflet
-fidèle des moeurs d'une époque? n'y trouvez-vous point la peinture des
-habitudes, des croyances, des caractères, des sentiments? Si nous
-n'avons que des données fausses sur les peuples qui vécurent autrefois,
-nous ne devons donc accuser que notre paresse: une étude sérieuse nous
-les eût révélés dans leur vérité.
-
-«C'est cette étude que nous avons tentée pour les Français du
-dix-neuvième siècle.
-
-«Quinze années de notre vie ont été employées à visiter les ruines de
-leurs monuments, à examiner leurs tableaux et leurs statues, à connaître
-leurs livres surtout, immense galerie où toutes les individualités du
-passé s'agitent et se coudoient.
-
-«Le travail que nous avons l'honneur de vous soumettre est le résultat
-de ces longues recherches.»
-
-(Ici, le lecteur s'arrêta, sous prétexte de boire; le public, ainsi
-prévenu qu'il est à un bon endroit, applaudit.)
-
-«Et d'abord, Messieurs, protestons contre le préjugé vulgaire qui a fait
-regarder jusqu'ici les Français comme des hommes légers, mobiles, amis
-du plaisir. Loin de là! L'étude attentive de ce qu'ils ont laissé nous
-les montre sombres, passionnés, sanguinaires, toujours la main au
-poignard ou au poison. Leurs dramaturges, leurs poëtes, leurs
-romanciers, qui ont peint les moeurs du temps, ne laissent aucun doute à
-cet égard.
-
-«Ainsi, pour ne citer qu'un fait, nous avons calculé, d'après la lecture
-de leurs oeuvres, que les dix-sept vingtièmes des unions légitimes
-amenaient la mort de l'un des conjoints! La conséquence normale du
-mariage était le suicide ou le meurtre; les époux ne se laissaient vivre
-que par exception!
-
-«Telle était à cet égard la force de l'habitude qu'un mari étrangla sa
-femme la première nuit des noces, uniquement _parce qu'il ne pouvait se
-rappeler son nom_[2].
-
- [2] Voyez _La Confession_ (J. Janin).
-
-«Les amants n'étaient guère plus heureux, soit que la femme tuât l'homme
-pour le rendre plus prudent[3], soit que l'homme tuât la femme pour lui
-éviter les reproches de son mari[4], soit que tous deux se tuassent à
-l'amiable et de compagnie, comme on le voit à chaque page dans les
-journaux du temps.
-
- [3] Voyez _Les Mémoires du Diable_ (F. Soulié).
-
- [4] Voyez _Antony_ (A. Dumas).
-
-«Il y avait, en outre, tous les menus accidents: main prise dans une
-porte, et qu'il fallait couper[5]; oeil crevé par un mari borgne, trop
-partisan de l'égalité[6]; marque au fer rouge faite sur le front[7];
-duels périodiques revenant tous les ans au retour des pois verts[8];
-pierres tombant à dessein du haut d'un échafaudage de maçon[9].
-
- [5] Voyez _La Grille du château_ (F. Soulié).
-
- [6] Voyez _Le Général Guillaume_ (E. Souvestre).
-
- [7] Voyez _Mathilde_ (E. Sue).
-
- [8] Voyez _Rêve d'amour_ (F. Soulié).
-
- [9] Voyez l'_Histoire des Treize_ (H. de Balzac).
-
-«Du reste, ces accidents et mille autres atteignaient indistinctement
-toutes les classes et tous les âges. Il suffit de lire _Les Mystères de
-Paris_, cette admirable peinture de la société au dix-neuvième siècle,
-pour comprendre combien il était difficile de ne pas mourir noyé,
-poignardé, empoisonné, muré ou étranglé, dans ce centre de la
-civilisation française. Évidemment, les gens qu'on n'assassinait point
-formaient une classe particulière, une sorte de rareté sociale, qui
-servait sans doute au renouvellement de la chambre haute, composée,
-comme on le sait, de vieillards _pares ætate_, d'où leur était venu le
-nom de _pairs_.
-
-«Cette multiplicité de morts violentes était principalement l'ouvrage
-des notaires, des femmes du grand monde, des millionnaires et des
-médecins. Les médecins se débarrassaient de leurs malades pour en
-hériter plus vite[10]; les millionnaires employaient leurs revenus à
-faire tuer les hommes par des spadassins, et à empoisonner les femmes
-dans des bouquets[11] de fleurs; les grandes dames venaient voir égorger
-leurs rivales à domicile[12], et les notaires étaient en compte courant
-avec les empoisonneurs, les assassins et les noyeurs de Paris ou de la
-banlieue.
-
- [10] Voyez _Les Réprouvés et les Élus_ (E. Souvestre).
-
- [11] Voyez _Mathilde_ (E. Sue).
-
- [12] Voyez l'_Histoire des Treize_ (H. de Balzac).
-
-«Le seul secours pour les honnêtes gens, au milieu de ce désordre, était
-les princes allemands, qui abandonnaient leurs États, déguisés en
-ouvriers, pour aller défendre la vertu dans les tapis-francs de la rue
-Aux-Fèves[13] ou les forçats en fuite, qui assuraient l'avenir des
-jeunes gens pauvres, et découvraient dans un lupanar la femme qui devait
-faire leur bonheur[14].
-
- [13] Voyez _Les Mystères de Paris_ (E. Sue).
-
- [14] Voyez _Le Père Goriot_ et la suite (H. de Balzac).
-
-«Encore l'influence de ces défenseurs de la vertu était-elle souvent
-annulée par la fameuse société de Jésus, que secondaient les dompteurs
-de bêtes de l'Allemagne, les étrangleurs de l'Inde et les directeurs de
-maisons de santé de Paris[15].
-
- [15] Voyez _Le Juif Errant_ (E. Sue).
-
-«Vous devinez d'avance, Messieurs, ce que devaient être les moeurs dans
-une société pareille! Sauf les grisettes, vivant comme des saintes au
-milieu des rapins, des clercs d'avoués et des commis marchands[16], les
-femmes bien nées n'avaient d'autre occupation que la galanterie, et les
-bons pères de famille se chargeaient de louer eux-mêmes une petite
-maison où leurs filles mariées pussent recevoir à l'aise des amants[17].
-Si par hasard une grande dame restait chaste, elle ne manquait pas d'en
-exprimer tout son repentir au moment de la mort[18], et de chanter, d'un
-accent désespéré, le fameux psaume:
-
- Combien je regrette
- Mon bras si dodu,
- Ma jambe bien faite
- Et le temps perdu!
-
- [16] Voyez _Les Mystères de Paris_ (E. Sue).
-
- [17] Voyez _Le Père Goriot_ (H. de Balzac).
-
- [18] Voyez _Le Lys dans la vallée_ (H. de Balzac).
-
-«A la vérité, rien n'était négligé pour donner cette direction d'idées
-aux femmes. Outre l'art, qui n'avait de ciseau, de plume, de pinceau,
-que pour les belles pécheresses, l'administration leur montrait une
-tendre sympathie. Les préfets élevaient eux-mêmes des monuments aux plus
-célèbres courtisanes, avec des inscriptions explicatives pour
-l'instruction des jeunes filles. La tombe d'Agnès Sorel a été récemment
-découverte sur les bords de la Loire, et on y lit:
-
- _Les chanoines de Loches, enrichis de ses dons, demandèrent à Louis XI
- d'éloigner son tombeau de leur choeur. «J'y consens, dit-il, mais
- rendez la dot.» Le tombeau y resta. Un archevêque de Tours, moins
- juste, le fit reléguer dans une chapelle. A la Révolution, il y fut
- détruit. Des hommes sensibles recueillirent les restes d'Agnès, et le
- général Pommereul, préfet d'Indre-et-Loire, releva le mausolée de la
- seule maîtresse de nos rois qui ait bien mérité de la patrie, en
- mettant pour prix de ses faveurs l'expulsion des Anglais de la France.
- Sa restauration eut lieu en l'an_ M. DCCC. VI.
-
-«Tels étaient les cours de morale, en style lapidaire, qui se voyaient
-encore au château de Loches en 1845, à la grande édification des _hommes
-sensibles_ et des Françaises qui voulaient _expulser les Anglais de la
-France_.
-
-«Les moyens de faire fortune, à la même époque, n'étaient pas moins
-extraordinaires. Les uns s'enrichissaient des legs laissés par le
-Juif-Errant, d'autres devenaient de grands capitalistes en apportant des
-louis dans les villes où l'or était rare, et en plantant des peupliers
-aux bords de la rivière[19]; d'autres en se faisant renverser par la
-meute d'un grand seigneur[20].
-
- [19] Voyez _Eugénie Grandet_ (H. de Balzac).
-
- [20] Voyez _Le Chemin le plus court_ (J. Janin).
-
-«Quelles que fussent, du reste, ces fortunes, chacun les portait sur
-soi, dans un portefeuille, comme le prouvent les pièces de M. Scribe, et
-l'on pouvait ainsi les léguer sans testament; usage évidemment adopté
-par suite de la légitime terreur qu'inspiraient les notaires.
-
-«Si des habitudes morales de la nation nous passons maintenant à ses
-habitudes extérieures, nous ne les trouverons ni moins singulières, ni
-moins variées. Le costume surtout offrait d'étranges disparates. Tandis
-que les députés paraissaient à la tribune sans autre vêtement qu'un
-manteau, comme le prouve le tombeau du général Foy, les chefs militaires
-portaient, même à pied, la culotte de peau de daim et les grandes bottes
-à l'écuyère, ainsi qu'on peut le voir dans la statue du général Mortier.
-Il y a même lieu de croire qu'ils se promenaient parfois revêtus d'une
-cuirasse, car l'auteur des _Méditations_ dit positivement, en parlant de
-l'empereur Napoléon:
-
- Rien d'humain ne battait sous son épaisse armure.
-
-«Ce qui fait nécessairement supposer qu'il en avait une. La capote grise
-dont parle Béranger n'était sans doute que son costume de petite tenue.
-
-«Les statues colossales trouvées parmi les décombres de l'ancienne place
-de la Concorde, et représentant, comme nous l'avons prouvé ailleurs, les
-princesses du sang royal, indiquent également le costume des femmes. Il
-était évidemment plus favorable aux belles formes qu'aux rhumes de
-poitrine; aussi tous les auteurs du temps signalent-ils la phthisie
-comme une des affections les plus communes chez les Françaises du
-dix-neuvième siècle.
-
-«Le peu d'accord des costumes adoptés dans les différents monuments de
-l'art français prouve d'ailleurs jusqu'à l'évidence que le vêtement
-variait selon les circonstances et l'occasion. Pour ne citer qu'un
-exemple, la peinture nous montre Louis XIV en pied, avec la culotte de
-velours, l'habit de brocart, les bas de soie et les souliers à grands
-talons, tandis que sa statue équestre nous le représente sans autre
-vêtement que sa perruque, d'où l'on doit nécessairement conclure que les
-rois de France ne gardaient que cette dernière lorsqu'ils montaient à
-cheval.
-
-«Quant à la science et aux arts mécaniques, si l'on en juge par les
-monuments échappés à la destruction, les Français du dix-neuvième siècle
-en étaient, tout au plus, aux connaissances des anciens. Nous voyons en
-effet que, pour avoir réussi à relever un obélisque dressé par les
-Égyptiens deux mille ans auparavant, un de leurs architectes fit graver
-sur le socle une inscription triomphale, comme s'il eût accompli une
-oeuvre miraculeuse. De plus, leurs flottes n'étaient composées que de
-trirèmes, ainsi que le prouve la médaille frappée en commémoration de la
-victoire de Navarin.
-
-«Un débris de borne-fontaine récemment recueilli offre pourtant, en
-bas-relief, la représentation d'un vaisseau particulier. Il est surmonté
-de quatre mâts, dont l'un est planté hors de l'axe du navire, et porte
-le beaupré à l'arrière, ce qui, selon l'observation d'un homme d'esprit,
-le fait ressembler à un cheval bridé par la queue. Le vent enfle sa
-voile vers la poupe, ce qui ne l'empêche pas de fendre l'onde avec la
-proue, à peu près comme une brouette qui marcherait en avant à mesure
-qu'on la pousserait en arrière!
-
-«Or, comment supposer qu'un navire aussi contraire à toutes les lois de
-la statique eût été gravé sur un monument public, si la France du
-dix-neuvième siècle eût connu ces lois? Un peuple ne se calomnie pas
-lui-même; quand la science l'éclaire, il ne laisse pas imprimer sur le
-fer et sur le granit de faux témoignages de son ignorance, surtout quand
-il a un ministère des travaux publics, un préfet de la Seine et un
-directeur des beaux-arts. Nous ne parlons pas du ministre de la marine,
-sans doute trop occupé des navires qui flottaient sur l'eau salée pour
-songer à ceux qu'on gravait sur les fontaines d'eau douce.
-
-«Il faut donc reconnaître, Messieurs, que la France du dix-neuvième
-siècle fut ignorante. Quant à sa gloire militaire, je doute que l'on
-puisse encore en parler sérieusement après les travaux de notre illustre
-collègue Mithophone. Ils ont prouvé jusqu'à l'évidence que les
-expéditions du prétendu empereur Napoléon Bonaparte n'étaient que le
-rajeunissement de celles de Bacchus, modifiées par la même imagination
-populaire qui inventa, un peu plus tard, les aventures symboliques de ce
-Robert Macaire et de ce Bertrand, dans lesquels il est impossible de ne
-point reconnaître les deux fils jumeaux de Léda. Le seul guerrier de
-quelque importance que l'on ne puisse contester au dix-neuvième siècle
-paraît être le général Tom Pouce, à la gloire duquel fut frappée une
-médaille heureusement conservée. L'auteur du _Plutarque universel_, qui
-a fait sur ce sujet de profondes recherches, affirme qu'il parcourut en
-triomphe l'ancien et le nouveau monde, dans un char au-devant duquel la
-foule se précipitait. Les têtes couronnées elles-mêmes venaient lui
-rendre hommage, et les femmes déposaient une offrande pour obtenir un de
-ses baisers.
-
-«Mais nous renvoyons pour tous ces détails aux travaux cités plus haut,
-nous contentant d'examiner ici la question littéraire.
-
-«On sait combien les Français de toutes les époques se montrèrent
-amoureux de l'éclat et du bruit. Ils durent à ce penchant leur premier
-nom de _Galli_, ou _Coqs_, dont ils se montrèrent tellement fiers qu'ils
-ne balancèrent point à placer, plus tard, sur leurs drapeaux, le
-volatile qui leur avait servi de parrain. De pareilles dispositions
-devaient nécessairement en faire un peuple de journalistes, d'avocats et
-de gens de lettres; aussi excellèrent-ils dans ces différentes
-professions, qu'ils cumulèrent même le plus souvent. Mais le
-dix-neuvième siècle surtout se fit remarquer par la loquacité bruyante
-de ses écrivains. Ce furent eux qui inventèrent cette littérature en
-mosaïque, composée de petits riens brillants, dont la réunion a l'air de
-faire quelque chose; ces clapotements de mots sonores, tournant autour
-de la pensée sans y atteindre jamais; enfin cet art de dilater le moi de
-manière à ce qu'il puisse tout occuper.
-
-«La passion du clinquant et de l'ingénieux les porta même à abandonner
-leurs véritables noms pour en prendre de composés, car mes récentes
-études ne m'ont laissé aucun doute à cet égard, Messieurs; il m'est
-désormais bien démontré que tous les noms sous lesquels nous connaissons
-les écrivains français du dix-neuvième siècle ne sont que des
-désignations significatives destinées à révéler le caractère, le talent
-et les prétentions de l'auteur.
-
-«Nous pourrions appuyer cette opinion d'une multitude de témoignages;
-l'espace et le temps nous obligent à choisir seulement quelques
-exemples.
-
-«Nous citerons le poëte-coiffeur Jasmin, dont le nom parfumé convient
-évidemment si bien à sa double profession; le versificateur-maçon Poncy,
-au sobriquet pierreux et solide comme son talent; l'écrivain-cordonnier
-Lapointe, qui, en perçant la foule, justifia son symbolique surnom;
-l'historien Laurent, ainsi appelé par allusion à son héros, l'empereur
-Napoléon, cuit à petit feu sur le rocher de Sainte-Hélène, comme le fut
-autrefois saint Laurent sur le gril; le romancier Dumas, abréviation de
-Dumanoir, nom guerrier qui rappelle heureusement la manière hardie et
-cavalière de l'auteur; le monographe Pitre-Chevalier, qui signa ainsi
-son beau livre de _Bretagne et Vendée_, afin de rendre hommage, dès le
-titre, aux deux pays chevaleresques dont il racontait les grandes
-aventures.
-
-«Nous ne pousserons pas plus loin, Messieurs, cette démonstration, qui
-devra paraître sans réplique à tous les gens de bonne foi; mais nous ne
-pouvons terminer sans parler du curieux langage en usage parmi les
-Français de l'époque dont nous nous occupons.
-
-«Tout y était devenu nuances et analyse. Voulait-on faire le portrait
-d'une brune quelque peu barbue, on disait «qu'un duvet follet se
-montrait le long de ses joues, dans les méplats du cou, en y retenant la
-lumière, qui s'y faisait soyeuse[21]». Parlait-on de la fraîcheur de ses
-lèvres, on vantait «leur minium vivant et penseur[22]». Voulait-on faire
-remarquer ses oreilles petites et bien faites, on les déclarait des
-«oreilles d'esclave et de mère[23]». Enfin, si l'on parlait, dans la
-conversation, d'un voyage en Espagne, il fallait dire: «J'ai vu Madrid
-avec ses balcons de fer; Barcelone, qui étend ses deux bras à la mer
-comme un nageur qui s'élance; Cadix, qui semble un vaisseau près de
-mettre à la voile, et que la terre retient par un ruban; puis, au milieu
-de l'Espagne, comme un bouquet sur le sein d'une femme, Séville
-l'andalouse, la favorite du soleil.»
-
- [21] H. de Balzac.
-
- [22] _Idem_.
-
- [23] Dumas.
-
-«Ce langage prouve combien est peu fondée l'opinion de ceux qui croient
-la langue française la plus claire, la plus sobre et la plus nette de
-toutes les langues de l'Europe.
-
-«Je dirai donc, Messieurs, pour me résumer, que le dix-neuvième siècle
-fut, en France, une époque de demi-barbarie, où les esprits subtils,
-mais ignorants, tenaces et sanguinaires, s'abandonnèrent à tous les
-excès d'une vitalité surabondante. Mon prochain Mémoire prouvera que ce
-fut aussi le siècle des ardentes croyances religieuses, comme
-l'indiquent les odes d'une foule de poëtes s'offrant sans cesse en
-holocauste, et des grands dévouements politiques, comme on peut s'en
-assurer par les discours des ministres, qui déclarent ne rester sur leur
-_banc de douleur_ que dans l'intérêt de la patrie.»
-
-
-
-
-XVII
-
-_Le Grand Pan_, journal universel, renfermant tous les journaux et
-plusieurs autres.--Trois articles contradictoires sur une seule
-vérité.--Administration du _Grand Pan_.--M. César Robinet, entrepreneur
-général de littérature en tous genres.--Machines à fabriquer les
-feuilletons.--M. Prétorien, directeur en chef du _Grand Pan_.--Une
-entreprise littéraire avec primes.--Blaguefort obligé d'acheter la
-critique du livre qu'il veut publier.
-
-
-Au moment où le bibliophile se rassit, la salle entière éclata en
-applaudissements. On ne pouvait assez admirer cette prodigieuse
-érudition qui lui permettait de dire, sans hésitation, quelles étaient
-les moeurs et les habitudes d'un autre peuple il y avait douze siècles.
-
-Blaguefort n'avait point écouté la lecture, mais il remarqua
-l'impression produite et quitta brusquement ses compagnons en leur
-promettant de revenir bientôt.
-
-Maurice croyait rêver. Il regarda Marthe stupéfaite, puis tous deux
-éclatèrent de rire en même temps.
-
-«Nous saurons désormais ce que c'est que la science historique, dit le
-jeune homme, et ce qu'il faut croire des _vérités démontrées_. Je
-m'explique maintenant pourquoi ces vérités changent à chaque siècle.
-L'histoire est un écheveau que chacun dévide et tisse à sa manière; le
-fil est bien toujours le même, mais l'étoffe et le dessin se modifient
-selon l'ouvrier.
-
---Auriez-vous donc remarqué des erreurs dans le Mémoire du bibliophile?
-demanda M. Atout, qui venait d'entrer.
-
---Hélas! répliqua Maurice en souriant, il vous a fait connaître la
-France en l'an trois mille comme nous connaissions l'ancienne Grèce en
-1845. Son oeuvre ressemble à ces monstres dont chaque membre a été
-emprunté à un animal réel, mais dont l'ensemble ne peut être qu'un rêve;
-tout est vrai, sauf le monstre.
-
---Et vous pourriez signaler les principales fautes?
-
---Si j'avais l'analyse du Mémoire...
-
---Vous l'aurez, interrompit vivement l'académicien, qui baissa la voix,
-nous le trouverons au bureau du journal. Venez vite. Quelque pénible
-qu'il soit de relever les erreurs d'un collègue, on doit tout sacrifier
-à l'intérêt de la vérité... Il faudra rédiger une réplique accablante,
-avec quelques allusions bien aiguisées. Je vous fournirai les pointes
-d'autant plus sûrement que le bibliophile est mon ami. Je connais les
-jointures et je sais où il faut frapper.»
-
-Ils se dirigèrent vers la grande agence littéraire, qui occupait une rue
-entière et était exploitée par une société de capitalistes exerçant à
-Sans-Pair le monopole de la publicité.
-
-Ils avaient réuni pour cela les journaux des différentes opinions en un
-seul journal appelé _Le Grand Pan_, qui les soutenait alternativement
-toutes. _Le Grand Pan_ ne paraissait ni à certain jour, ni à certaine
-heure; imprimé sur un papier sans fin, il _paraissait toujours_!
-
-Un bataillon de journalistes attachés à l'établissement envoyait
-successivement des piquets de publicistes pour entretenir la rédaction.
-
-Au sortir de l'imprimerie, l'immense feuille se distribuait elle-même à
-domicile, en courant sur un appareil général de rouleaux. On la voyait
-traverser les rues, monter aux troisièmes étages, redescendre aux
-rez-de-chaussée, traverser les cafés, les bazars, les cabinets de
-lecture, poursuivie par les non-abonnés, qui tâchaient de dérober
-quelques mots au passage; parcourue en l'air par les gens pressés;
-étudiée à loisir par les bourgeois retirés des affaires; mais toujours
-immuable dans son mouvement, et faisant disparaître, par le toit ou par
-la muraille, l'article non achevé que vous aviez lu avec trop de
-lenteur.
-
-M. Atout et Maurice trouvèrent dans la première salle une foule de gens
-de différents âges et de différentes conditions, qui attendaient
-l'audience du directeur du _Grand Pan_. L'académicien en accosta
-plusieurs qu'il connaissait, et les entretint un instant. Tous
-affectaient le même dédain pour la puissance à laquelle ils venaient
-rendre hommage; tous se plaignaient de son iniquité et de sa corruption;
-tous se déclaraient également indifférents à son amitié ou à sa haine.
-
-M. Atout, voyant qu'il faudrait attendre quelque temps, proposa à son
-compagnon de lui faire visiter rapidement ce qu'on appelait les bureaux
-du journal.
-
-Après avoir traversé plusieurs pièces où des milliers d'employés
-surveillaient les détails inférieurs, ils arrivèrent à la salle de
-rédaction, partagée en deux cents cellules grillées, pour les deux cents
-journalistes de service. Chacun d'eux avait ses fonctions distinctes,
-indiquées par l'inscription de la cellule. Il y avait un rédacteur pour
-les empoisonnements de femmes par leurs maris, deux pour les
-empoisonnements de maris par leurs femmes, trois pour les
-empoisonnements réciproques, connus sous le nom d'_empoisonnements
-assortis_, et ainsi du reste. Venaient ensuite les puffistes, compagnie
-d'élite dont on ménageait les forces. L'un avait la spécialité des
-incendies de villes inconnues, des tremblements de terre de pays à
-découvrir, des naufrages de grands personnages ayant pour nom une
-initiale; un second se chargeait des histoires d'ours dévorant les
-vétérans, de serpents marins et de crocodiles apprivoisés: un troisième
-se réservait le règne végétal, embelli des merveilles de la moutarde
-blanche et du chou colossal.
-
-Chaque article achevé était jeté dans un tube qui le conduisait jusqu'à
-la machine, où il était imprimé sans l'intermédiaire des compositeurs,
-ce qui, entre autres avantages, avait celui de laisser les fautes
-d'orthographe au compte du journaliste.
-
-La seconde salle était celle des rédacteurs de réclames, perpétuellement
-employés à trouver de nouvelles formules à la fiction; la troisième,
-celle des correspondances entretenues au moyen de télégraphes
-électriques; enfin, les dernières salles étaient consacrées à la
-fabrication des feuilletons.
-
-Cette fabrication était exploitée depuis quelques années par le fameux
-César Robinet, qui avait traité à forfait pour tous les romans à publier
-dans _Le Grand Pan_ et dans les autres journaux de la République.
-Plusieurs machines de son invention confectionnaient des feuilletons de
-tout genre, à raison de cent lignes à l'heure.
-
-Il y avait d'abord la machine historique, dans laquelle on jetait des
-chroniques, des biographies, des mémoires, et d'où sortaient des romans
-dans le genre de ceux de Walter Scott;
-
-La machine à _variétés_, que l'on bourrait d'_anas_, de légendes,
-d'almanachs anecdotiques, et qui produisait des voyages comme celui de
-Sterne;
-
-La machine des _fantaisies_, qui recevait les anciens poëtes, les vieux
-romans, les drames oubliés, et dont on obtenait des nouvelles
-comparables à celles de Bernardin de Saint-Pierre et de l'abbé Prévost;
-
-Enfin la machine des _résidus_, où l'on jetait à brassée les rognures
-que l'on n'avait pu utiliser ailleurs, et qui produisait du Perrault et
-du Berquin de seconde qualité.
-
-César Robinet ne lisait point ses livres, mais il les signait tous, ce
-qui le condamnait à quatorze heures de travail forcé par jour. A
-l'arrivée de Blaguefort, il paraphait le cent trente-troisième volume
-des aventures du colonel Crakman, récit charmant dans lequel il avait
-réussi à faire entrer tous les mémoires imprimés sur le grand Frédéric
-et sur sa cour.
-
-Soixante secrétaires faisaient autour de lui le triage des livres des
-autres qui devaient devenir des livres de lui.
-
-Maurice demeura émerveillé. Le système de retapage, autrefois borné aux
-chapeaux, s'était étendu jusqu'aux idées. La friperie perfectionnée
-avait envahi la république des lettres; les plus vieux volumes,
-décousus, découpés, reteints et regommés, devenaient des nouveautés
-recherchées; il suffisait de l'estampille CÉSAR ROBINET pour que
-l'étoffe usée parût neuve!
-
-M. Atout, pensant que l'heure de réception devait être arrivée,
-rebroussa chemin et se présenta chez le directeur du _Grand Pan_.
-
-M. Prétorien était à Sans-Pair le véritable fondateur de la liberté de
-la presse, c'est-à-dire de la liberté de presser les gens. Rien ne
-pouvant lui être refusé impunément, on ne lui refusait rien. La plume
-croisée devant son journal, comme la sentinelle devant son camp, il
-décidait seul qui il fallait repousser ou admettre. Excellent du reste
-pour ses amis, il leur partageait ses gains, sa puissance, son crédit,
-et c'était le meilleur roi du monde, pourvu qu'on ne fût point de ses
-sujets.
-
-Au moment où nos visiteurs entrèrent, il donnait audience à tous ceux
-que Maurice avait vus faire antichambre. Leur dédain pour le journalisme
-avait fait place au respect, leur indifférence à l'empressement. C'était
-à qui se montrerait le plus modestement soumis ou le plus amicalement
-familier.
-
-Il vit d'abord passer une vingtaine d'auteurs qui venaient offrir leurs
-livres embellis de l'autographe sacramentel: _hommage de l'auteur_.
-
-Puis des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui, pour preuve de
-leurs talents, remettaient des lettres de recommandation; des actrices
-parfumées de patchouli, tournant sur elles-mêmes avec mille ondulations
-caressantes, comme des panthères apprivoisées, et ne se retirant
-qu'après avoir laissé leurs adresses; des hommes graves qui apportaient
-leurs éloges tout faits, et d'autres plus graves encore qui y joignaient
-d'utiles diatribes contre leurs adversaires.
-
-Mais la visite qui frappa le plus Maurice fut celle de Mlle Virginie
-Spartacus, fondatrice de la société des _femmes sages_, composée de
-toutes celles qui n'avaient pu vivre avec leurs maris.
-
-Mlle Spartacus faisait pourtant exception: car, ainsi qu'elle l'avait
-déclaré elle-même dans son discours d'ouverture, en empruntant, par
-pudeur, une image à l'antiquité, _nul n'avait encore dénoué sa
-ceinture_!
-
-Son hostilité contre les hommes était donc libre de tout souvenir
-personnel; c'était de la haine métaphysique, un acharnement vertueux, né
-des principes et entretenu dans l'intérêt de l'humanité.
-
-Elle venait demander à M. Prétorien l'insertion de plusieurs articles;
-car Mlle Spartacus joignait à son titre de fondatrice celui de femme de
-lettres, et, si elle n'occupait point le premier rang dans la
-littérature contemporaine, la faute en était aux hommes, ligués contre
-son sexe. Mais, ainsi qu'elle le faisait remarquer, cette tyrannie
-touchait à sa fin; le jour approchait où les maîtres devaient forcément
-consentir à l'affranchissement des esclaves, et cet affranchissement
-avait été formulé d'avance par Mlle Virginie; les droits de la femme
-étaient aussi simples que clairs: ils consistaient à n'en point
-reconnaître aux hommes.
-
-M. Prétorien reçut la reine des insurgeantes avec politesse, mais refusa
-ses articles, et Mlle Virginie sortit en s'écriant qu'il était temps
-d'aviser au salut du genre humain.
-
-Lorsque tous les visiteurs se furent enfin retirés, le directeur du
-_Grand Pan_ vint à M. Atout, les mains tendues et en s'excusant.
-
-«Vous voyez ma vie, dit-il avec une sorte de dégoût railleur; elle
-ressemble à ces arbres plantés sur les grands chemins, et dont chaque
-passant se croit le droit d'emporter une branche ou une feuille; je n'en
-puis rien garder pour moi ni pour mes amis.
-
---Et cependant, fit observer l'académicien avec un sourire élogieux,
-vous trouvez moyen de suffire à toutes vos tâches.
-
---Je viens de m'en imposer une nouvelle, interrompit Prétorien en se
-ranimant tout à coup; une entreprise complétement neuve.
-
---Encore?
-
---Gigantesque! Du reste, il faut que je vous communique le plan...
-Asseyez-vous là; je veux que vous me donniez votre avis.»
-
-M. Atout connaissait trop le monde pour ne pas traduire:--Je veux que
-vous applaudissiez! Il se résigna donc à l'admiration, bien décidé à se
-la faire rembourser à la première occasion.
-
-Prétorien, qui avait cherché parmi ses papiers, lui montra le prospectus
-de sa nouvelle publication. Il s'agissait d'une biographie générale
-devant comprendre l'histoire publique et privée de tous les citoyens de
-Sans-Pair!
-
-Le prospectus portait en tête cette maxime philosophique:
-
- _Les souscripteurs ont droit à l'indulgence.
-
- Les non-souscripteurs n'ont droit qu'à la vérité._
-
-Venait ensuite un système de primes si habilement combiné que l'éditeur
-remboursait au moins cent vingt fois le prix de chaque souscription;
-aussi ne se retirait-il que sur la quantité!
-
-Les priviléges de chaque catégorie étaient, du reste, clairement
-établis.
-
-Chacun des trente mille premiers souscripteurs avait droit à une calèche
-ornée de son chiffre et attelée d'un ballon: c'étaient les demi-fortunes
-de Sans-Pair.
-
-Les quarante mille souscripteurs suivants devaient obtenir des cartes
-d'abonnement perpétuel à tous les omnibus de la République, avec
-correspondance pour les cinq parties du monde.
-
-Enfin, les derniers recevaient tous les matins, à domicile, une tasse de
-café au lait avec le petit verre de rhum ou de cognac.
-
-Après avoir écouté les détails relatifs à cette entreprise littéraire,
-et exalté les services qu'elle allait rendre à la civilisation, M. Atout
-en vint enfin à ce qui l'amenait.
-
-Prétorien tira aussitôt le cordon des sténographes au mot Académie, et
-un papier plié en quatre tomba d'une des bouches de rédaction placées
-au-dessus de son bureau: c'était le résumé du Mémoire lu par le
-bibliophile.
-
-M. Atout l'ouvrit et commença à l'examiner avec Maurice, qui l'arrêtait
-à chaque ligne pour quelque rectification. Prétorien, ravi, déclara
-qu'il fallait faire un article là-dessus; cela amènerait du bruit, du
-scandale, et rien de plus sain pour un journal.
-
-«Ne ménagez pas le bibliophile, ajouta-t-il résolument; la vérité est
-toujours bonne à dire quand elle fait gagner des abonnés. Il a
-d'ailleurs refusé d'être des nôtres, et qui n'est pas pour nous est
-contre nous. Il faut noyer dans le ridicule le Mémoire sur les Français
-du dix-neuvième siècle.
-
---Hein? qu'est-ce que j'entends là? s'écria Blaguefort, dont le visage
-venait de paraître à la porte entrouverte... Un moment, mes petits:
-peste! on ne noie pas ainsi la marchandise des amis.
-
---La marchandise! répéta Prétorien; aurais-tu par hasard traité avec le
-bibliophile?
-
---Pour ses cinq Mémoires.
-
---Tu as signé?
-
---Et payé cent vingt mille francs en billets de banque! Tu comprends
-qu'on ne peut pas dire de mal d'un livre qui m'a coûté cent vingt mille
-francs, et pour lequel je viens faire quatre cents louis d'annonces.
-
---Diable! c'est juste, dit Prétorien embarrassé.
-
---Cependant, objecta M. Atout, je ferai observer que la vérité...
-
---Est ce qu'elle peut, acheva Prétorien; les anciens l'avaient eux-mêmes
-proclamé. _Amica veritas, sed magis amicus Blaguefort._
-
---Ainsi, vous refusez de recevoir les réclamations de mon hôte? dit
-l'académicien piqué.
-
---Par la raison qu'elle me coûterait deux cents louis... et l'amitié de
-Blaguefort, qui vaut davantage.
-
---Dix fois davantage! ajouta le commis voyageur; je lui paye tous les
-ans des annonces pour plus de cinquante mille francs.
-
---Alors M. Maurice verra ailleurs, reprit M. Atout d'un air composé; _Le
-Grand Pan_ n'est point le seul organe de la publicité.
-
---C'est juste, vous pouvez vous adresser au _Serpent à sonnettes_, dit
-Prétorien d'un ton railleur.
-
---Ou au _Chacal de l'Ouest_, ajouta Blaguefort avec indifférence.
-
---Pourquoi pas au _Maringouin_?» acheva M. Atout d'un air de bonhomie.
-
-Le journaliste se mordit les lèvres, et son compagnon parut inquiet. _Le
-Maringouin_ était un de ces petits journaux que chacun veut lire pour
-l'amour du mal qu'on y dit des autres; gamins de la presse, dont vous
-vous amusez jusqu'à ce qu'ils s'amusent de vous, et qui jettent de la
-boue à tous ceux qui passent sans craindre les représailles, parce que
-sur eux la boue ne tache pas. Quelque supérieure que fût sa position
-dans la presse, Prétorien redoutait le petit journal comme le lion
-redoute le bourdonnement et la piqûre du moucheron. Quant à Blaguefort,
-il savait au juste ce que les attaques du _Maringouin_ pouvaient lui
-enlever d'acheteurs; aussi prit-il tout à coup cette physionomie ouverte
-des gens d'affaire au moment où ils veulent vous tendre un piége, et,
-passant une main sous le bras de l'académicien qui allait se retirer:
-
-«Nous ne nous séparerons pas ainsi, s'écria-t-il; non, pardieu! il ne
-sera pas dit que les Français du dix-neuvième siècle m'auront brouillé
-avec le plus illustre écrivain de la république des Intérêts-Unis.»
-
-M. Atout voulut protester.
-
-«Avec celui dont la brillante imagination a reculé le domaine de la
-poésie!...»
-
-M. Atout protesta plus fort.
-
-«Avec le génie facile et universel qui nous a assuré la supériorité dans
-tous les genres.»
-
-M. Atout se confondit en protestations.
-
-«Avec le plus grand homme, enfin, de notre époque.»
-
-M. Atout serra la main de Blaguefort en affirmant qu'il allait se
-fâcher.
-
-Celui-ci, qui avait épuisé ses formules d'éloges, parut céder avec
-peine; mais, fort de son exorde par insinuation, il commença à effrayer
-l'académicien sur les suites de la publication annoncée: c'était se
-faire des ennemis, s'exposer à des représailles, nuire à la
-considération de cette Académie dont il était le protecteur et la
-gloire!
-
-Ces raisons étaient fortes, mais on ne renonce point ainsi à l'espoir de
-rendre un collègue ridicule; la fraternité des arts descend en droite
-ligne de celle d'Abel et de Caïn. M. Atout résistait et trouvait
-toujours quelque chose à répondre. Il alléguait l'intérêt de la science,
-l'intérêt de l'histoire, l'intérêt des principes, enfin tous les
-intérêts que l'on cite quand on ne veut rien dire du véritable. Il
-invoquait surtout les arrêts de sa conscience, idole mystérieuse qui
-parle ou se tait selon la volonté du grand prêtre.
-
-Blaguefort, qui était à bout d'éloquence, s'arrêta enfin tout à coup,
-comme illuminé d'une subite inspiration.
-
-«Je comprends, s'écria-t-il; vous ne voulez point perdre l'occasion;
-cette critique de l'ouvrage du bibliophile doit piquer la curiosité; on
-peut en vendre autant d'exemplaires que de l'ouvrage lui-même.
-
---Sinon davantage, ajouta M. Atout; puis j'ai d'autres motifs...
-
---Je sais, je sais, interrompit Blaguefort, la science... les
-principes... la conscience... Eh bien, je vous achète tout!»
-
-L'académicien fit un mouvement.
-
-«Cent vingt mille francs pour le livre du bibliophile et cent vingt
-mille francs pour la réfutation, continua l'homme aux spéculations; cela
-arrange tout. Je vendrai d'abord le premier comme un chef-d'oeuvre, puis
-le second pour prouver que c'est une rhapsodie. De cette manière le
-public aura fait une double étude et moi un double profit. Voyons, c'est
-convenu, n'est-il pas vrai? Je vais écrire nos conditions pour éviter
-tout malentendu.
-
-Blaguefort s'était assis à la table de M. Prétorien, où il rédigea le
-traité convenu; M. Atout signa, reçut un billet à ordre, et il allait
-prendre congé du directeur du Grand Pan, lorsque celui-ci, qui se
-rendait au Musée, proposa d'y conduire les deux ressuscités. Ils
-acceptèrent avec empressement, et M. Atout se retira seul.
-
-
-
-
-XVIII
-
-La Bibliothèque nationale et son catalogue.--Utilisation de la
-promenade.--Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.--Portraits à la
-grosse, avec ressemblance garantie.--M. Illustrandini, statuaire de
-l'univers.--M. Prestet, peintre du Gouvernement à pied et à
-cheval.--Opinion de Grelotin sur la peinture.
-
-
-En suivant leur guide, Maurice et Marthe passèrent devant un édifice
-noir gardé par des soldats. Ils l'auraient pris pour une maison de
-force, s'ils n'avaient lu au-dessus de la porte d'entrée: _Bibliothèque
-Nationale_. Ils exprimèrent le désir d'y entrer; mais M. Prétorien les
-avertit qu'elle était fermée.
-
-«L'inscription vous a trompés, dit-il en souriant; à Sans-Pair, une
-bibliothèque nationale n'est point celle dont le peuple jouit, mais
-celle qu'il entretient. Il en est pour cela comme de la voie publique,
-toujours barrée par ordre de l'autorité supérieure, et que l'on répare
-perpétuellement de ses réparations. Qu'auriez-vous vu d'ailleurs? Des
-montagnes de livres superposés au hasard. Le zèle et la science des
-conservateurs s'évertuent en vain à débrouiller ce chaos. Les fonds dont
-ils auraient besoin sont absorbés par les gendres et les neveux de
-députés, qui obtiennent des missions artistiques pour la dégustation des
-vins de Tokai, l'étude des huîtres d'Ostende ou l'examen des
-Circassiennes du Caucase. Voilà trois siècles qu'on travaille au
-catalogue; chaque mois on classe cent volumes, et on en reçoit mille qui
-restent non classés! C'est une mer dans laquelle se jettent tous les
-jours de nouveaux fleuves, et que l'on essaye à mettre en bassins avec
-une coque de noix. Aussi l'édifice eût-il déjà fléchi sous le faix
-toujours croissant des livres qu'on y entasse, si les rats et les
-collecteurs ne travaillaient sourdement à son allégement. Du reste, la
-police la plus rigoureuse est établie à la porte; on interdit les gros
-souliers, qui feraient trop de poussière; les parasols sont sévèrement
-prohibés, et chacun doit laisser, en entrant, son chapeau au portier.
-Aussi la bibliothèque de Sans-Pair est-elle partout citée pour modèle,
-et, sauf les livres, tout y est dans un ordre parfait.
-
-Vis-à-vis la bibliothèque s'étendait un jardin public que Prétorien
-traversa, et où Maurice put renouveler l'observation qu'il avait déjà
-faite. Tous les promeneurs se livraient à quelque travail qui utilisait
-la locomotion. Les uns brodaient en marchant, les autres faisaient de la
-tapisserie, tressaient des paniers ou fabriquaient des bourses et des
-faux tours pour les étrennes. Les jeux publics servaient également à la
-production. Chaque escarpolette mettait en mouvement un pétrin mécanique
-pour la fabrication des gâteaux; les chevaux de bois faisaient tourner
-un moulin à café, et les tirs au pistolet servaient à casser des
-noisettes.
-
-Maurice remarqua surtout un homme de moyen âge qui avait réussi à rendre
-sa promenade triplement profitable: il lisait, tricotait et traînait
-après lui un appareil économique dans lequel cuisait son dîner.
-
-En quittant la promenade, les deux époux se trouvèrent dans un nouveau
-quartier.
-
-Là, tout avait changé d'aspect. On ne voyait qu'hommes barbus et que
-femmes échevelées, portant tous les costumes connus, depuis la feuille
-de figuier de nos premiers pères jusqu'à la robe de chambre du
-dix-neuvième siècle. M. Prétorien leur apprit que c'était le quartier
-des artistes.
-
-Leur première et constante préoccupation était celle de ne pas
-s'habiller comme le bourgeois, de n'avoir pas les mêmes meubles que le
-bourgeois, de ne pas ressembler au bourgeois! En conséquence, ils
-étaient vêtus de toges, de cuirasses ou de hauts-de-chausses de tricot;
-ils marchaient avec des pantoufles de mamamouchi, s'asseyaient sur de
-grands fauteuils boiteux du temps des croisades, buvaient dans d'anciens
-hanaps bosselés, et fumaient du tabac de caporal à travers des
-narguillés de douze pieds. Le tout dans l'intérêt de l'art et par haine
-pour la bourgeoisie.
-
-Nous avons oublié de dire que la bourgeoisie, c'était tout le monde,
-excepté eux!
-
-Outre cette grande haine, les artistes de Sans-Pair avaient certains
-principes qui formaient comme le code de leur association, et que l'on
-pouvait résumer en six aphorismes:
-
-ARTICLE 1er. Le sculpteur trouve que la peinture a cessé d'exister.
-
-ARTICLE 2. Le peintre trouve que la sculpture n'existe plus.
-
-ARTICLE 3. Peintres et sculpteurs ne reconnaissent de talent qu'aux
-morts; encore faut-il qu'ils le soient depuis longtemps.
-
-ARTICLE 4. La meilleure des républiques est celle où l'on achète le plus
-de statues et de tableaux.
-
-ARTICLE 5. On doit toujours secourir un confrère, mais on n'est jamais
-tenu de l'admirer.
-
-ARTICLE 6. L'artiste a trois ennemis: le marchand de couleurs, le public
-et son propriétaire.
-
-Prétorien visita d'abord, avec ses compagnons, l'école où l'on envoyait
-les jeunes gens reconnus propres aux arts. On l'avait ornée de statues
-ou de tableaux retrouvés dans les ruines de Paris, et qui étaient
-devenus des chefs-d'oeuvre avérés depuis que le temps en avait détruit
-une partie. Mais le directeur du _Grand Pan_ ne laissa point à Maurice
-le temps de les voir. Il avait promis de le conduire chez les artistes
-les plus célèbres de Sans-Pair, et il entra d'abord chez M. Aimé Mignon,
-peintre de tous les princes, de tous les banquiers et de toutes les
-jolies femmes de la République.
-
-M. Aimé Mignon était le premier qui eût songé à appliquer au portrait le
-système de la confection en pacotille. Il avait, pour cela, ramené
-toutes les physionomies à cinq caractères: le grave, le gai, le sauvage,
-le voluptueux, l'indifférent, et avait fait peindre d'avance une
-collection de toiles reproduisant ces différents types sans le visage!
-Ces toiles étaient exposées dans son atelier avec le prix, calculé en
-pouces carrés, de sorte que chacun pouvait choisir sa tournure toute
-faite comme on choisit un habit. Il n'y avait plus que la tête à
-ajouter; mais, pour celle-ci, M. Aimé Mignon réussissait toujours au gré
-de l'acheteur. Lui-même développa, sur ce point, son procédé à Maurice.
-
-«La mission du portraitiste, dit-il, n'est point, comme on l'a cru
-longtemps, de reproduire ce qu'il voit, mais ce qui devrait être. La
-nature est généralement laide; notre rôle est de l'embellir, je dirais
-même que c'est notre devoir. Car, que veulent la plupart des gens qui se
-font peindre? Acquérir la preuve qu'ils sont plus beaux qu'ils ne le
-paraissent. Si un portrait ne réussit qu'à reproduire notre laideur, à
-quoi bon en faire la dépense? N'est-ce point assez d'avoir la laideur
-elle-même? Pensez-vous qu'un bègue payât bien cher pour entendre
-contrefaire son bégayement? Le portraitiste a toujours, du reste, un
-moyen sûr de savoir s'il a réussi: celui qu'il peint se déclare-t-il
-ressemblant, il faut qu'il efface vite; se prétend-il flatté, tout est
-bien; l'oeuvre sera payée sans réclamation et prônée aux amis.»
-
-De chez M. Mignon, Marthe et Maurice se rendirent chez le signor
-Illustrandini, statuaire ordinaire des cinq parties du monde, auxquelles
-il fournissait indifféremment des Vierges avec ou sans Enfant, des Vénus
-pudiques ou non pudiques, des Christs morts ou vivants, des martyrs en
-pied, des païens en gaîne et des grands hommes de toutes dimensions. M.
-Illustrandini avait des carrières de marbre qu'il faisait exploiter, des
-fonderies toujours en activité, et douze cents jeunes gens qui
-modelaient et taillaient pour lui.
-
-Prétorien le trouva occupé à expédier soixante colis de saints non
-canonisés destinés à l'Irlande, et une statue colossale de l'Incrédulité
-commandée par le club des athées de Boston.
-
-A la vue du journaliste, il s'avança les bras ouverts.
-
-«Le voilà! s'écria-t-il, notre providence, notre étoile tutélaire, notre
-soleil! c'est lui qui a éclairé les ministres.
-
---Comment? demanda Prétorien, qui ne parut point comprendre.
-
---Ne vous rappelez-vous plus ces travaux qu'ils voulaient partager entre
-plusieurs? reprit Illustrandini.
-
---Eh bien?
-
---Ils viennent de m'en charger seul.
-
---Ah! ils ont enfin cédé! dit le journaliste avec un mouvement
-d'orgueil.
-
---Grâce à vous! s'écria Illustrandini en lui prenant les mains. Qui
-oserait vous résister? n'êtes-vous pas le roi de l'opinion? Mais je puis
-dire qu'en me rendant service, vous n'avez point été non plus inutile à
-l'art. Je serai digne de vous, maître... d'autant que les premiers prix
-ont été maintenus... quinze cent mille francs! Comment ne pas faire un
-chef-d'oeuvre? Aussi, depuis hier, ma tête est en feu; je vois mes
-statues; elles marchent, elles regardent, elles crient...»
-
-Illustrandini avait cet enthousiasme mécanique des artistes brouillons
-qui, au lieu de boire avec une émotion silencieuse aux fontaines
-sacrées, s'y jettent jusqu'au cou avec de grands cris. Quand il parlait
-d'art, chaque mot avait dans sa bouche le double de syllabes; c'était
-comme le tonnerre que l'on entend au théâtre, quelque chose de lourd
-roulant sur quelque chose de creux. Le lourd, c'était la parole, et le
-creux, l'esprit.
-
-Cependant ces convulsions à froid réussissaient près de tout le monde;
-comme Illustrandini manquait de bon sens, on lui avait supposé de
-l'imagination.
-
-Un riche mariage acheva de le poser dans le monde; il prit équipage,
-donna des dîners, des bals; et la célébrité de l'amphitryon finit par
-déteindre sur l'artiste.
-
-Illustrandini l'avait prévu, car c'était avant tout un homme d'affaires.
-Une fois en possession de la vogue, il se mit à l'exploiter avec
-l'âpreté furieuse des parvenus. Prospectus vivant de son propre mérite,
-il allait partout se proposant, pressant, sollicitant. Chaque travail
-confié à un autre était à ses yeux un vol; il criait à la perte de
-l'art; déplorait les beaux siècles de Napoléon et de Louis-Philippe, et
-ameutait contre son rival malencontreux la troupe de ses complaisants et
-de ses dupes. Pour lui, tout n'était point assez.
-
-Pendant qu'il faisait éclater l'enthousiasme continu qui lui était
-familier, Prétorien regardait autour de lui avec distraction.
-Illustrandini s'arrêta tout à coup.
-
-«Ah! vous contemplez ma Minerve? s'écria-t-il.
-
---Une Minerve! répéta le journaliste, dont les yeux s'arrêtèrent avec
-hésitation sur un bloc de terre glaise.
-
---C'est elle! répéta Illustrandini avec complaisance; elle est sortie
-tout armée de mon cerveau comme de celui de Jupiter. Je l'ai modelée
-dans une telle ardeur que la terre fumait sous mes doigts.
-
---Cependant, fit observer Prétorien avec hésitation, il me semble qu'il
-reste encore beaucoup à faire...
-
---Pour mes élèves, acheva Illustrandini; oui, la partie de métier: les
-bras, les jambes, le corps! Mais qu'est-ce que cela quand l'idée a été
-trouvée? Tout est dans l'idée. La déesse, appuyée d'une main sur sa
-lance, présente de l'autre une branche d'olivier. Voilà la statue, le
-reste n'est que du détail et n'a pas besoin du souffle de l'artiste.
-Revenez dans un mois, le voile qui cache Minerve à vos yeux sera tombé,
-et vous la verrez dans sa divinité.»
-
-Prétorien promit de revenir et se dirigea vers l'atelier de M. Prestet,
-qui occupait, parmi les peintres, le même rang qu'Illustrandini parmi
-les sculpteurs.
-
-Seulement le sien n'avait rien de poétique ni de solennel, loin de là;
-Prestet chantait les complaintes d'ateliers, cultivait le calembour,
-donnait du cor de chasse et imitait le cri de toutes sortes d'animaux;
-c'était un artiste bon enfant, peignant comme il chassait, comme il
-jouait au billard, avec une facilité leste et insoucieuse. Aussi
-essayait-il indifféremment tous les genres; l'art, pour lui, n'était
-point une préférence, mais une profession. Il inscrivait sur un
-livre-journal les commandes qui lui étaient faites et les exécutait par
-numéro d'ordre. Or, on estimait que, pour y satisfaire, il devrait
-atteindre l'âge de cent douze ans, et qu'il aurait alors exécuté 745
-kilomètres de peinture de tout genre.
-
-Il avait, du reste, réussi à rendre plus rapide le travail des grandes
-toiles destinées au Panthéon de Sans-Pair, en les peignant sur une
-locomotive et armé d'une perche à quatre pinceaux. Pour les moindres
-tableaux, il se contentait d'un appareil ingénieux qui lui permettait
-d'en exécuter cinq en même temps.
-
-Il reçut nos visiteurs sans se déranger, donnant pour excuse les huit
-tableaux qu'il devait livrer le soir même, et continua d'en peindre
-trois, tout en causant.
-
-Maurice voulut connaître ses idées sur la peinture; M. Prestet les lui
-indiqua avec son aisance et son aplomb habituels.
-
-«La peinture, dit-il, est l'art de représenter tout ce qu'indiquent les
-programmes, à la satisfaction du Gouvernement et de son auguste famille.
-On vous ordonne une bataille, vous faites des gens en uniforme qui se
-battent; un groupe de nymphes, vous peignez trois femmes peu vêtues; une
-machine ingénieuse, vous dessinez un métier d'où sort une paire de
-chaussettes. Si chacun reconnaît la chose sans inscription, vous pouvez
-dire comme le vieil Italien: «Moi aussi je suis peintre»; et la preuve
-que vous l'êtes, c'est qu'on vous commandera des tableaux. On a parlé de
-mélodie de tons, de couleurs vibrantes, d'harmonie de lignes! folie!
-Toute la peinture se trouve comprise dans un mot: copier ce qui est, de
-manière à ce que le ministre des beaux-arts lui-même puisse reconnaître
-qu'un fagot n'est pas un conseiller d'État! Tout le reste est de la
-poésie Grelotin, bon pour Grelotin, digne de Grelotin.»
-
-Maurice demanda ce que c'était que Grelotin.
-
-«Un quasi-idiot, qui sert de jouet à nos artistes, répondit Prétorien.
-Il a étudié l'art vingt ans, et, ne pouvant atteindre à son idéal, il
-s'est résigné à devenir gardien du Musée, où il continue à étudier son
-système: car Grelotin a un système qui ferait infailliblement de lui un
-grand peintre, ou un grand sculpteur, s'il peignait ou s'il sculptait.
-Vous pourrez, du reste, l'interroger vous-même quand nous traverserons
-les galeries.»
-
-Ils prirent congé de Prestet et se dirigèrent vers le Musée.
-
-Toutes les écoles, réunies par groupes, comme les différentes familles
-d'une même race, avaient été entassées dans une seule salle, afin que
-les autres pussent être réservées à _l'art national_: c'est ainsi que
-l'on désignait, à Sans-Pair, les oeuvres d'Illustrandini, de Mignon et
-de Prestet.
-
-Grelotin se tenait à la porte de l'immense galerie, comme un dragon
-devant le trésor qu'il garde.
-
-C'était un tout petit homme, mal fait, presque chauve, dont les lèvres
-étaient agitées d'un tremblement continuel, et qui regardait devant lui
-avec des yeux doux et à demi égarés.
-
-Prétorien lui présenta Marthe et Maurice comme un couple des vieux
-siècles; Grelotin les regarda.
-
-«Vivaient-ils du temps où l'on savait peindre des tableaux qui
-chantaient?» demanda-t-il avec une curiosité empressée.
-
-Les deux ressuscités regardèrent leur conducteur.
-
-«Oui, oui, reprit Grelotin avec insistance; il y a eu un temps où la
-brosse et le ciseau communiquaient une voix mélodieuse à leurs oeuvres;
-je le sais bien, moi qui les entends ici.
-
---Vous les entendez? répéta Marthe étonnée.
-
---Tous les soirs! reprit Grelotin; quand la porte de la galerie est
-refermée, et que le soleil couchant laisse glisser sur les murs ses
-grandes lueurs enflammées, vite je cours, là-bas, près des Italiens, et
-j'entends toutes les toiles qui chantent en choeur sans que leurs
-accents se confondent. Je reconnais celui de Raphaël, à sa douceur
-sublime; celui de Corrége, ample et attendri; celui du Titien, qui
-semble vous envelopper; ceux de Carrache, de Léonard de Vinci, de Guide,
-de Guerchin, d'André del Sarte, tour à tour fougueux, suaves, expressifs
-ou caressants. Puis viennent les Flamands, à la mélodie moins céleste,
-mais plus vibrante: Rubens, dont la forte voix chante tour à tour sur
-tous les tons; Vandyck, profond et sombre; l'harmonieux Jordaëns; le
-réjouissant Téniers; Van-Ostade, Ruysdaël, Berghem, Wouvermans, mêlant
-leurs agrestes pastorales aux cantinelles de Miéris et de Gérard Dow.
-Puis c'est le tour des Espagnols, avec Murillo au timbre varié, Riberra
-le hardi, Velasquèz le chevaleresque, Zurbaran le mystique. Enfin, les
-vieux peintres français: Poussin, Lesueur, Claude Lorrain, Watteau,
-Lancret, choeur de voix nobles ou charmantes, que l'on entendrait mieux
-sans leurs successeurs: car la peinture française aussi avait perdu
-l'art. Voyez ces dernières toiles: elles ne chantent plus, elles ne
-parlent même point, elles ne savent que faire entendre des clameurs
-discordantes; on dirait qu'elles luttent à qui poussera le cri le plus
-aigu. De loin en loin, quelques-unes murmurent encore mélodieusement;
-mais, au milieu du tumulte, on les distingue à peine, ce sont comme des
-voix d'anges dans le chaos.
-
---Heureusement que de ce chaos est sorti un nouveau monde, fit observer
-Prétorien.
-
---Oui, dit Grelotin en secouant la tête, un monde muet.
-
---Comment, notre art national?...
-
---A perdu la voix, continua l'idiot tristement. Parcourez ces salles,
-écoutez ces tableaux et ces statues, vous n'entendrez rien. On croit
-encore voir l'art, et on n'en a que l'apparence. L'art vivant n'est plus
-parmi nous; la toile et le marbre ont cessé de chanter.»
-
-Le journaliste éclata de rire et prit congé du gardien; mais Maurice
-était devenu pensif. De tous ceux qu'il venait d'entendre, Grelotin
-était le seul qui l'eût touché. Les autres exploitaient l'art; lui, il
-le sentait.
-
-
-
-
-XIX
-
-Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue
-l'accessoire.--Transformations successives d'un drame
-historique.--Première représentation.--Une loge d'avant-scène.--Analyse
-de _Kléber en Égypte_, drame en cinq actes et à plusieurs bêtes.
-
-
-Au sortir du Musée, Prétorien se rappela qu'il devait assister à la
-première représentation d'un drame dont l'annonce remuait tout
-Sans-Pair. Il s'agissait d'une pièce intitulée _Kléber en Égypte_, qui,
-au dire des initiés, accusait les études historiques les plus profondes.
-L'auteur avait su ramener ses caractères et ses fables à la simplicité
-antique du dix-neuvième siècle. Cependant, il n'était arrivé à faire
-jouer son drame qu'après une série d'épreuves dont le directeur du
-_Grand Pan_ fit le récit à ses compagnons.
-
-«Autrefois, leur dit-il, dans une représentation scénique, la pièce
-était l'objet principal; c'était pour elle que l'on disposait les
-décorations, les costumes, les acteurs; on admettait la suprématie de
-l'esprit sur la matière, la soumission de l'instrument à la musique
-qu'il devait rendre; nous avons changé ces trop commodes habitudes.
-Aujourd'hui, la pièce est l'accessoire; le directeur l'essaye à ses
-toiles peintes, l'arrange pour sa troupe. Il la rogne au commencement,
-l'allonge à la fin, l'élargit au milieu. Chaque comédien, au lieu de
-représenter un caractère, révèle au public sa propre personnalité; on ne
-joue plus de pièces, on joue des acteurs. Le drame de _Kléber en Égypte_
-offre, du reste, un exemple éclatant de la souplesse avec laquelle nos
-auteurs accommodent l'idée à toutes les exigences. La pièce, qui
-s'appelait d'abord _La Jeune Esclave_, avait été écrite pour les débuts
-d'une actrice charmante, qui s'est malheureusement trouvée tout à coup
-hors d'état de jouer les vierges. On a alors proposé de lui substituer
-un amoureux, en prenant pour titre _Le Jeune Esclave_! Ce n'était qu'une
-modification d'artiste, comme le fit observer spirituellement le
-directeur (car les directeurs ont de l'esprit depuis qu'ils ne laissent
-plus les auteurs en avoir); mais l'amoureux refusa le rôle à cause du
-costume, qui ne lui permettait point de porter des bottes à la dragonne;
-les bottes à la dragonne étaient sa spécialité et l'origine de tous ses
-succès! Un auteur de votre temps eût sans doute renoncé à son oeuvre
-après de tels échecs, mais les nôtres sont plus tenaces. Celui de la
-pièce nouvelle apprit qu'un célèbre dompteur de bêtes venait d'arriver à
-Sans-Pair, et son plan fut aussitôt transformé. Il substitua Kléber au
-grand Sésostris, un aigle chauve au capitaine des gardes, et remplaça
-l'amoureux par un jeune caïman de la plus haute espérance. C'est lui que
-nous allons voir. On dit le rôle merveilleusement approprié à ses
-facultés dramatiques et plein d'effets saisissants. Mais l'heure du
-spectacle n'est point encore arrivée, et celle du dîner vient de sonner;
-entrons au _Boeuf de la reine d'Angleterre_: c'est un restaurant nouveau
-établi par notre société, et dont les actions sont déjà de quatre-vingts
-pour cent au-dessus du pair; on y accepte tout en payement: chapeaux
-sans bords, breloques de montres, roues de cabriolet. Un pauvre diable
-peut y échanger ses vieilles bottes contre une côtelette, ou ses
-bretelles contre un potage; aussi vous voyez quelle foule. Cependant,
-les consommateurs qui payent en argent ont une salle particulière, et
-prélèvent les meilleurs morceaux.»
-
-Ils entrèrent dans un réfectoire où se dressaient une douzaine de tables
-colossales, sur chacune desquelles étaient servis des animaux tout
-entiers. Ici, c'était un boeuf couché sur une litière de pommes de terre
-frites ou de choucroute; plus loin, des veaux à demi enfoncés dans la
-gelée, des moutons piqués d'ail, des porcs dorés au feu, des monceaux de
-poulardes exhalant le parfum de la truffe, et des files de canards
-nageant dans des rivières de navets ou de pois verts. D'énormes
-couteaux, mus par la vapeur, procédaient au dépècement de ce festin
-homérique.
-
-«Vous êtes peut-être surpris d'une pareille exhibition culinaire, dit
-Prétorien, mais elle a pour but de rassurer contre la fraude des
-restaurateurs. Ici, chaque convive constate l'identité du nom et de la
-chose; ce qu'il mange est bien ce qu'il croit manger; comme saint
-Thomas, il peut voir et toucher. Asseyons-nous devant ce boeuf encore
-intact, auquel les cornes et la peau ont été conservés pour plus
-d'authenticité, et indiquez vous-même le morceau préféré, il vous sera à
-l'instant découpé et servi. Quant à la boisson, voyez parmi tous les
-noms gravés sur les tonneaux, et tournez le robinet de celui que vous
-aurez choisi.»
-
-Les deux époux prirent place à une table défendue, selon la manière
-anglaise, par des cloisons qui procuraient à chaque consommateur
-l'agrément de ne pas voir ses voisins et de ne point en être vu. Chacun
-mangeait comme les chevaux, seul à son râtelier. On n'était jamais
-exposé à parler à un autre convive, à lui rendre un de ces légers
-services qui entretiennent la sociabilité entre les hommes; on était
-chez soi, avec soi, rien que pour soi!
-
-Du restaurant, Prétorien se rendit au grand Théâtre de la République, où
-se donnait la pièce nouvelle.
-
-Le péristyle était décoré des statues de Shakespeare, de Schiller, de
-Calderon et de Molière, mises sans doute à la porte pour avertir que
-leur génie n'avait plus de place au dedans. Les arrivants trouvèrent la
-salle éclairée et déjà garnie de spectateurs. C'était cette foule
-d'artistes, de gens de lettres, de journalistes, conviés à venir prendre
-les prémices de toutes les fêtes de l'esprit ou du regard, et n'y venant
-que pour railler l'amphitryon et le festin; race blasée, dédaigneuse,
-qui méprise les plaisirs qu'on lui donne, et qui s'indignerait qu'on les
-lui refusât.
-
-En traversant un des corridors, Prétorien aperçut un groupe au milieu
-duquel se trouvait M. Claqueville, assureur de succès en tous genres.
-
-M. Claqueville avait des cheveux blancs, la croix d'honneur et trois
-mille six cent quarante-trois médailles reçues de la société des auteurs
-dramatiques pour autant de pièces sauvées du naufrage. Il était, en
-outre, l'inventeur d'une multitude de perfectionnements destinés à
-transformer en chefs-d'oeuvre tous les ouvrages assurés par sa maison.
-Non-seulement il avait des rieurs à gages, des pleureuses patentées et
-des ouvriers en applaudissement, tous élevés pour ces différentes
-destinations dans la ménagerie humaine de M. Banqman, mais il
-entretenait une armée de _caudataires_ chargés de figurer de la foule;
-huit femmes excellant dans les attaques de nerfs et les évanouissements;
-trois vieillards ayant pour spécialité de se faire écraser aux portes
-des théâtres, afin de prouver l'affluence; enfin, une escouade de
-prestidigitateurs chargés d'enlever dans toutes les poches les sifflets
-et les clefs forées.
-
-Au moment où Marthe et Maurice le rencontrèrent, il se trouvait
-précisément entouré des chefs d'escouade, auxquels il communiquait son
-ordre du jour.
-
-«Attention sur toute la ligne, s'écriait-il en levant sa canne comme une
-épée de commandant; l'administration a dépensé six cent mille francs, il
-faut que la pièce fasse l'admiration du ciel et de la terre.
-Enlevez-moi-la au niveau de la grande pyramide d'Égypte... dont vous
-verrez la réduction en toile peinte. Il nous faut trois cents
-représentations, mes agneaux. Les claqueurs qui pourront me montrer des
-ampoules recevront une gratification, et les pleureuses qui se donneront
-un rhume de cerveau auront droit à un pourboire. Surtout, soignez les
-entrées du crocodile, vu qu'il m'a donné des billets.»
-
-Prétorien se fit ouvrir une loge d'avant-scène, dans laquelle il avait
-reconnu madame Facile, en compagnie de MM. Banqman, Le Doux, Blaguefort,
-et de milord Cant, reconnu à Sans-Pair pour le roi de la fashion.
-
-Milord Cant méritait à tous égards cette royauté: il entretenait les
-plus beaux équipages et les maîtresses les plus dispendieuses, tenait
-les plus forts paris et se montrait partout où il n'y avait rien d'utile
-a faire. On eût en vain cherché dans sa vie un trait de dévouement, un
-élan de sympathie, une heure de nobles efforts. Milord Cant n'avait
-jamais dévié de cette distinction qui nous fait tirer orgueil du hasard,
-non de la volonté; de ce qui est en dehors de nous, jamais de
-nous-mêmes. Pour lui, le but n'était point vivre, mais paraître; sa loi
-n'était pas le bien, mais la convenance. Pauvre égoïsme gonflé de
-vanité, qui jouait dans le monde le rôle de ces colosses brodés d'or que
-l'on place à la tête des régiments, les jours de revue, pour
-l'admiration des vieilles femmes et des enfants!
-
-Au moment où Prétorien parut avec ses compagnons, il venait d'approcher
-de son oreille une petite corne d'ivoire qu'il réussit à y maintenir au
-moyen d'une contraction particulière. La corne d'ivoire passait à
-Sans-Pair pour le symbole de la suprême élégance; elle avait renchéri
-sur le lorgnon. Après avoir trouvé du bon ton d'être myope, on avait
-trouvé de meilleur ton d'être sourd. C'était une preuve d'inutilité de
-plus.
-
-Milord Cant avait, en outre, laissé croître ses ongles, à l'exemple des
-Chinois, afin de constater son oisiveté. Il portait un vêtement de toile
-de chanvre, qui, vu la rareté de cette dernière production, était un
-objet de luxe, et, au lieu de diamants, devenus ridicules depuis qu'on
-les fabriquait comme du verre, des boutons de pierres à fusil, dont
-toutes les femmes admiraient la beauté.
-
-Le journaliste et lui se saluèrent comme deux rois, dont l'un a conquis
-sa couronne et dont l'autre l'a reçue; Prétorien avec une ironie voilée,
-milord Cant avec une légèreté un peu dédaigneuse.
-
-Quant à madame Facile, elle parut ravie de voir Marthe et Maurice; elle
-les fit asseoir près d'elle, voulut entendre leur histoire, et parut
-plus émerveillée du souhait qu'ils avaient formé que de le voir
-accompli.
-
-«Connaître l'avenir du monde! s'écria-t-elle; et vous avez, pour cela,
-franchi tant de siècles! Que nous importe l'avenir à nous qui n'avons
-que le présent? que nous sont les hommes qui viendront après nous?
-avons-nous donc d'autre intérêt que ce que nous pouvons voir et sentir?
-L'avenir, c'est l'inconnu, et l'inconnu, c'est le vide.
-
---Non pas pour ceux qui espèrent, dit Maurice. L'inconnu, c'est le champ
-où sont semés nos rêves, où nous les voyons germer, croître et fleurir.
-Et qui voudrait vivre sans ce bénéfice de l'incertitude accordée à notre
-misère? que serait la vie sans les horizons fuyants et sans les nuées
-qui embrument son lointain? Privée de l'inconnu, l'âme serait
-prisonnière comme le regard qu'arrêtent les murs d'un cachot; ses ailes
-oublieraient à voler. Ah! n'éprouvez-vous donc point cette impatience
-qui fait regarder par-dessus chaque jour ce qui doit venir ensuite?
-N'avez-vous point la soif de connaître, l'aspiration vers l'infini,
-cette horreur du doute qui crie sans cesse: «En avant!» Aimez-vous
-autant aujourd'hui que demain? A quoi pensez-vous donc, enfin, quand
-vous êtes seule et que vous regardez le ciel?
-
---A quoi elle pense? interrompit Banqman en éclatant de rire; pardieu!
-elle pense au temps qu'il fera.
-
---Moi, je me rappelle les séances auxquelles je dois me trouver, ajouta
-Le Doux.
-
---Moi, les visites à faire, reprit milord Cant.
-
---Moi, mes échéances, continua Blaguefort.
-
---Moi, je ne pense à rien», acheva Prétorien.
-
-Maurice les regarda tous avec étonnement.
-
-«Quoi! pas un rêve? répéta-t-il; aucun souci de l'invisible? Et pourquoi
-donc vivez-vous alors?
-
---Eh! mais... pour vivre!» répliqua Banqman avec un gros rire.
-
-Et se penchant vers Prétorien:
-
-«Évidemment, votre ressuscité est un peu fou, dit-il à demi-voix.
-
---Non, répliqua Prétorien sur le même ton; c'est un enfant!»
-
-La conversation fut interrompue par le tintement de la cloche qui
-annonçait le commencement du spectacle. Chacun prit sa place; tous les
-yeux se tournèrent vers la scène; le rideau se leva!
-
-Ici, nous sommes obligé d'avoir recours à la forme du compte-rendu, et
-de donner à notre récit l'apparence d'un feuilleton du lundi. Que Dieu
-et nos lecteurs nous le pardonnent!
-
- * * * * *
-
-Le théâtre représente une campagne aux bords du Nil; vers l'horizon
-apparaît le Caire, copié sur une vignette anglaise; à droite se trouve
-la maison d'Achmet, ancien ministre du soudan d'Égypte, mais depuis
-longtemps tombé dans la disgrâce, et qui vient de mourir. Son corps est
-exposé sur un palanquin, à la porte de sa demeure, et la foule prie
-autour en silence. Quelques figurantes, pour compléter l'illusion, font
-le signe de la croix.
-
-On distingue surtout, au milieu d'elles, Astarbé, la fille du défunt,
-qui tient les bras levés au ciel, tandis que la foule chante en choeur:
-
- Le vertueux Achmet est mort!
- Dieu, ta sagesse est profonde!
- Sa fille reste seule au monde;
- Sois béni, Dieu prudent et fort.
-
-Quand l'orchestre a fini la ritournelle consacrée à la douleur publique,
-la foule se retire et laisse Astarbé seule avec un étranger qui, depuis
-quelques jours, est l'hôte de son père.
-
-Il vient annoncer à l'orpheline son départ!... A cette nouvelle,
-celle-ci ne peut retenir ses larmes; l'étranger s'écrie:
-
- Elle pleure! ô bonheur! Vous pleurez!... Ah! tu m'aimes!
-
-Astarbé baisse les yeux et ne répond rien. Son interlocuteur, qui
-connaît le proverbe, lui propose aussitôt de partir avec lui. Astarbé,
-qui ne veut pas être en reste de politesse, l'engage, de son côté, à
-rester avec elle; mais, à cette demande, l'inconnu regarde de tous côtés
-pour s'assurer qu'il ne peut être entendu que par les dix mille
-spectateurs; il prend Astarbé à part et lui dit:
-
-L'ÉTRANGER.
-
- Écoute... mais toi seule, enfant... Je t'ai trompée!
- Mon costume est d'emprunt, mon nom n'est pas le mien.
-
-ASTARBÉ.
-
- Achève!
-
-L'ÉTRANGER.
-
- Eh bien, je ne... suis point Égyptien!
-
-ASTARBÉ.
-
- O ciel!
-
-L'ÉTRANGER.
-
- Je suis Français!
-
-ASTARBÉ.
-
- Qu'Osiris nous assiste!
- Et quel est donc alors votre nom?
-
-L'ÉTRANGER.
-
- Jean-Baptiste
- Kléber!...
-
-Astarbé, d'abord saisie, s'abandonne ensuite à la joie d'être aimée par
-le général en chef de l'armée française. Celui-ci ne s'était rendu près
-du Caire que pour étudier les forces du Soudan; mais maintenant sa
-mission est terminée, et il doit retourner vers ses soldats. Astarbé
-consent à le suivre, pourvu qu'un marabout du voisinage bénisse leur
-union. Kléber, dont la tolérance s'étend aux curés de toutes les
-nations, accepte le marabout, et il sort pour l'avertir lui-même.
-
-Astarbé, restée seule, se livre à une joie entrecoupée de mélancolie;
-elle prend congé de tout ce qui l'environne:
-
- Adieu, toit paternel, terre des brunes filles;
- Fleuve aux flots limoneux musqués de crocodiles;
- Horizon hérissé d'obélisques pierreux,
- Que l'on prendrait de loin pour les jambes des cieux;
- Boeufs que l'on mange ailleurs et qu'ici l'on adore;
- Sphinx dont le front coiffé se couronne d'aurore;
- Ibis aux becs pensifs, symboliques lotus;
- Légumes trois fois saints, plus saint papyrius;
- Noble roseau du Nil, dont l'enveloppe frêle
- Fixe cet alphabet que notre enfance épèle;
- Et toi, père embaumé qu'attend le jugement;
- Heureuse de vous fuir, je vous quitte en pleurant.
- Et cependant où vit Kléber rien ne me pèse:
- Quand le coeur est français, l'âme est bientôt française.
-
-Puis, entendant tout à coup un frémissement parmi les buissons de la
-rive, elle se rappelle le nourrisson amphibie apprivoisé par ses soins,
-et elle s'écrie:
-
- C'est lui, le caïman pour moi devenu doux,
- Qu'attirent ma voix et ce plat de couscoussous.
-
-Ici, tous les cuivres de l'orchestre font entendre un forte, le tam-tam
-déchire l'air, et la tête du crocodile paraît entre deux touffes de
-roseaux en fer-blanc.
-
-Son entrée est saluée par d'unanimes applaudissements.
-
-L'animal appuie ses courtes pattes sur la planche peinte qui représente
-les bords du Nil, s'élance lourdement sur le théâtre, court à la pâtée
-que lui présente Astarbé, l'engloutit en un instant, puis se laisse
-aller amoureusement sur le dos, et frotte sa tête écailleuse contre les
-pieds de la jeune fille.
-
-On applaudit de nouveau, et Astarbé commence les exercices innocents
-qu'elle a enseignés à Moïse: c'est le nom de son crocodile.
-
-D'abord elle lui fait jouer aux osselets, puis sauter à travers un
-cerceau, puis danser une polonaise.
-
-Un grand bruit, qui se fait entendre derrière la scène, met fin à ces
-plaisirs. Moïse rentre dans son Nil de carton, et Astarbé, effrayée,
-remonte vers le fond du théâtre en annonçant le soudan.
-
-Il arrive en effet avec ses gardes et suivi de la foule, qui paraît
-toujours quand il y a des choeurs. Les gardes chantent:
-
- Voici notre maître suprême;
- Ne craignez rien, il veut qu'on l'aime,
- Allah! Allah! Dieu seul est grand,
- Et son prophète est le Soudan.
-
-Mais la foule varie ingénieusement ce refrain en répétant d'un ton
-sournois.
-
- Voici le maître dur et blême;
- Puisqu'on le craint, il faut qu'on l'aime.
- Allah! Allah! Dieu seul est grand,
- Mais prenez bien garde au soudan!
-
-Le choeur fini, le prince fait retirer tout le monde, sauf Astarbé, à
-qui il déclare qu'il l'a aperçue au bain, il y a trois jours; qu'il en
-est, en conséquence, tombé amoureux, et qu'il est décidé à en faire sa
-cinq cent quatre-vingt-douzième femme.
-
-Astarbé épouvantée répond que la chose est impossible; le roi veut
-l'entraîner de force; mais Kléber arrive avec le peuple, qui s'est
-rassemblé pour le jugement des morts, auquel doit être soumis Achmet
-avant d'obtenir les honneurs de la sépulture. Le soudan, qui a trop peu
-de gardes pour faire un coup d'État, feint de se soumettre à la loi;
-mais, au moment où l'on va accorder une tombe au père d'Astarbé, il
-présente le titre d'une amende que l'ancien ministre n'a pu lui solder,
-et réclame, selon l'habitude, son corps pour gage!
-
-Astarbé se jette en vain à ses pieds, en le suppliant de ne point
-exposer l'ombre du vieillard à errer sans asile sur les sombres bords;
-le soudan répond par ce vers invincible:
-
- Rendez-vous aux vivants, on vous rendra les morts!
-
-Et il se prépare à faire enlever le corps d'Achmet.
-
-Mais Kléber, touché du désespoir de la jeune fille, saisit un des
-chevaux du roi, puis, s'élançant avec Astarbé dans ses bras, il pique le
-coursier de ses deux talons et disparaît au galop, suivi de Moïse
-emportant le corps d'Achmet.
-
-Stupéfaction obligée.
-
-«Courez! ramenez-le!» s'écrie le soudan quand il a disparu. L'orchestre
-joue un air annoncé comme égyptien, et dans lequel Maurice reconnaît
-celui de _Va-t'en voir s'ils viennent, Jean_.
-
-
-DEUXIÈME TABLEAU.
-
-Le lieu de la scène change. On voit des sables faits de paille hachée
-qui tournoient, deux autruches apprivoisées qui se promènent d'un air
-ennuyé, des gazelles qui courent après des biscuits, et une pyramide au
-fond: c'est le désert.
-
-Kléber et Astarbé, et le vieux Achmet, qui, en sa qualité de mort
-embaumé, joue un personnage muet, arrivent sur leur coursier qui boite.
-Tous trois succombent à la fatigue. Ils s'arrêtent, et Astarbé, prise
-d'une sorte de délire, se met à murmurer:
-
- Pourquoi nous reposer, quand là-bas, près du puits,
- Je vois l'ombrage frais des grands palmiers, et puis
- La maison où l'on donne aux hôtes sans monnaie
- Des riz au lait sucrés qu'un remercîment paye;
- Où la femme modeste, en gardant la maison,
- Fait le bonheur d'un homme et file du coton?
-
-KLÉBER.
-
- Astarbé! que dis-tu? Dieu! regarde! l'espace
- Est brûlant!
-
-ASTARBÉ.
-
- Je voudrais un sorbet à la glace!
-
-KLÉBER.
-
- N'entends-tu pas venir le simoun destructeur?
-
-ASTARBÉ.
-
- Je voudrais une rose à mettre sur mon coeur.
-
-Kléber s'efforce de gagner l'ombre de la grande pyramide; mais la trombe
-de paille hachée atteint le cheval, l'emporte et laisse à pied le mort
-et les vivants.
-
-Kléber, au désespoir, appelle son armée. Il énumère ses exploits, ce qui
-est toujours agréable pour un militaire, et ne s'arrête qu'à un bruit de
-chevaux: il en conclut que ce sont ses braves dromadaires qui l'ont
-entendu, et il fait un mouvement de joie; mais il reconnaît presque
-aussitôt le soudan et sa cavalerie. On le somme de se rendre; il refuse
-et va périr avec sa femme, lorsque le Nil, qui est arrivé à son
-quantième du mois, déborde à propos et noie les gardes du tyran!
-
-Kléber saisit Astarbé évanouie, monte avec elle au haut de la grande
-pyramide, et, près de disparaître dans les caveaux funèbres, s'écrie:
-
- Enfin je l'ai sauvée.
-
-ASTARBÉ, _reprenant ses sens_.
-
- Ah! mon père! mon père!
- S'il est perdu, je veux mourir!
-
-KLÉBER, _avec un cri de joie_.
-
- O sort prospère!
- Voyez, Moïse, là, nous l'apporte en nageant.
-
-ASTARBÉ, _tombant à genoux avec une exaltation pieuse_.
-
- Ah! je veux croire au Dieu qui fit le caïman!
-
-Tableau final composé de la pyramide, de Kléber, d'Astarbé et du
-crocodile. Musique douce, imitant une inondation; la toile se baisse.
-
-
-TROISIÈME TABLEAU.
-
-Nous sommes dans l'intérieur de la grande pyramide; Achmet a trouvé sa
-place au milieu des illustres momies qui la peuplent; il ne reste plus
-dans l'embarras que les vivants.
-
-Cependant Astarbé,
-
- Qui sait même ennoblir les travaux des dieux lares,
-
-nourrit fort bien son général en chef, grâce à Moïse, qui lui apporte
-chaque jour sa pêche et sa chasse. Mais, malgré tout, Kléber maigrit,
-et, comme la jeune fille s'en étonne et dit en pleurant:
-
- Que vous manque-t-il donc, mon chef? que dois-je croire?
-
-le Français répond:
-
- Ce qui me manque, c'est le pain noir de la gloire!
-
-Au même instant arrive le crocodile avec différentes provisions, parmi
-lesquelles se trouve une bouteille de bordeaux. Mais elle ne contient
-que des papiers jetés à la mer par un vaisseau français au moment du
-naufrage. Le général y voit que l'armée le croit mort et songe à se
-rembarquer; cette nouvelle le jette dans un transport de douleur et de
-rage.
-
- Où sont mes bataillons, gloires numérotées,
- Dont la poudre a rongé les pipes culottées?
- Que fais-tu, vieux soldat qui reçois sans regret
- Le temps comme il te vient, la soupe comme elle est?
- Noble simplicité des grands temps homériques,
- Où l'on mangeait des boeufs embrochés dans des piques!
- Ah! je veux (mes efforts me fussent-ils mortels!)
- A la nage arriver jusqu'à mes colonels!
-
-Astarbé cherche en vain à calmer ce désespoir. Voyant Kléber décidé à
-partir,
-
- ... Embarqué sur la nef du courage,
-
-elle se rappelle divers souterrains qui font communiquer les pyramides
-avec les bords de la mer, mais elle les cherche en vain; enfin, à bout
-d'espérance, elle s'adresse aux restes de son père, qui connaissait les
-issues.
-
-Le mort, s'entendant appeler, ouvre lentement sa boîte à momie, montre
-la porte secrète, puis rentre chez lui.
-
-Astarbé et Kléber se précipitent dans le souterrain, précédés du caïman,
-qui remue la queue en signe de joie.
-
-
-QUATRIÈME TABLEAU.
-
-Le spectateur aperçoit un lieu enchanteur avec la mer au fond, et une
-île inaccessible dans le lointain. Le soudan est accroupi à la turque
-sous un bosquet de palmiers, et ses esclaves cherchent en vain à le
-distraire. On lui sert des confitures de toutes espèces, et il ne mange
-pas; on lui chante des chansons dans tous les tons, et il n'écoute pas;
-on lui présente des odalisques de toutes couleurs, et il ne regarde pas.
-
-Un officier arrive avec des dépêches relatives à l'armée française, le
-Soudan les pose sur son plateau à confitures sans les lire; enfin, un
-Éthiopien se présente avec un grand aigle chauve qui a fait l'admiration
-de toutes les têtes couronnées de l'Afrique, et qu'il vient offrir en
-présent.
-
-Outre plusieurs autres talents de société, le grand aigle sait porter
-les lettres, tourner la broche et pêcher à la ligne.
-
-Après avoir suivi ses exercices d'un regard distrait, le Soudan jette
-une bourse d'or à l'Éthiopien, renvoie tout le monde, et, resté seul,
-tire de son sein une pantoufle qu'il baise avec délire.
-
-Cette pantoufle a été trouvée par lui le jour où il a aperçu Astarbé au
-bain; elle appartient à la fille d'Achmet, et sa vue entretient l'amour
-du soudan.
-
-Après l'avoir longtemps contemplée, il la pose près de lui, prend sa
-guitare et chante les paroles suivantes sur un air copte, autrefois
-composé par Mlle Loïsa Puget.
-
-
-CHANT DE LA BABOUCHE.
-
- O babouche trop connue!
- Là je te vois étendue
- A mes pieds
- Repliés;
- Mais, si c'était ta maîtresse,
- Que serait-ce? que serait-ce?
-
- Babouche, quand je te baise,
- J'ai dans l'âme une fournaise!
- Dans mes sens,
- Des volcans!
- Mais, si c'était ta maîtresse!
- Que serait-ce? que serait-ce?
-
- Mais quelque jour, ma charmante
- Pour compenser tant d'attente,
- Tant d'ennuis,
- Si je puis
- Voir Astarbé face à face,
- Que sera-ce? que sera-ce?
-
-Ici, le chant copte avec accompagnement de guitare fait son effet, et le
-soudan s'endort. L'orchestre joue en sourdine pour le bercer, et l'on
-voit bientôt paraître Kléber conduisant Astarbé, à qui Moïse sert de
-monture.
-
-Tous trois, séduits par la beauté du lieu, vont se reposer, lorsqu'ils
-aperçoivent le soudan! Moïse, qui, en sa qualité de crocodile, est
-quelque peu vorace, ouvre déjà la gueule pour l'engloutir, mais Kléber
-s'y oppose et s'écrie:
-
- Arrêtez! le Français combat ses ennemis,
- Mais il ne mange point les soudans endormis!
-
-Il permet seulement à Astarbé de reprendre la babouche, tandis que de
-son côté il saisit les dépêches.
-
-Moïse, à qui on refuse le dormeur pour son déjeuner, s'en dédommage le
-mieux qu'il peut en dévorant d'abord les confitures, puis le plateau.
-
-Mais le général, qui a ouvert les papiers, vient d'apprendre que l'armée
-française est à quelques lieues. Au comble de la joie, il s'écrie:
-
- Je reviens, je reviens partager vos misères!
- Accourez, grenadiers, chasseurs et dromadaires.
-
-Ni les dromadaires ni les chasseurs n'accourent; mais le soudan se
-réveille, ses gardes arrivent, on entoure Kléber, qui met l'épée à la
-main, et qui, pour exciter Moïse à faire son devoir, lui montre la
-pyramide que l'on aperçoit à l'horizon en disant:
-
- Du haut de ce granit vingt siècles te contemplent!
-
-Le caïman, jaloux de donner à de tels spectateurs une haute opinion de
-sa personne, fait des prodiges de courage. De son côté, Kléber repousse
-tous les assaillants. Mais l'aigle chauve, qui a tout vu, prend son vol,
-plane un instant au-dessus de sa tête, puis, plongeant avec un cri
-sauvage, saisit son épée et l'emporte; les Égyptiens se précipitent sur
-leur ennemi désarmé.
-
-Moïse, qui se trouve alors seul contre tous, recule jusqu'à la mer et
-s'y jette à la nage, en emportant Astarbé, avec laquelle il aborde à
-l'île que l'on aperçoit vers le fond.
-
-Le soudan ordonne de les poursuivre, mais on lui répond qu'il n'y a
-point de barque. Il fait un geste de désespoir.
-
-LE SOUDAN.
-
- Se peut-il? nul moyen d'arriver par la mer!
- Que faire alors?
-
-Il reste pensif. Tout à coup, l'aigle reparaît, tenant l'épée de Kléber,
-qu'il laisse tomber aux pieds du soudan. Celui-ci, frappé d'une subite
-inspiration, s'écrie:
-
- Ah! lui peut arriver par l'air!
-
-L'aigle bat des ailes, les gardes agitent leurs épées; choeur final.
-
-
-CINQUIÈME TABLEAU.
-
-On voit un rocher couvert de grands nids; c'est la ville natale de
-Moïse, la capitale des crocodiles.
-
-Ceux-ci s'agitent autour de leurs demeures et vaquent à leurs devoirs
-domestiques. Les mères soignent leurs petits, les pères de famille
-partent pour la pêche ou la chasse. Les jeunes caïmans entraînent à
-l'écart les jeunes caïmanes. Telle est la perfection de la mise en scène
-que l'on croirait voir un peuple civilisé.
-
-Séparée de tout ce mouvement, Astarbé se tient mélancoliquement assise
-aux bords du rocher. Moïse vient de la quitter pour quelques visites de
-famille. Elle pense à son époux, dont elle tient la miniature, et, après
-avoir versé un torrent de larmes et de vers, elle s'enveloppe dans son
-burnous en déclarant que,
-
- Ne voyant plus Kléber, elle ne veut rien voir!
-
-L'aigle chauve paraît alors dans les nuages, descend lentement, saisit
-dans ses serres les quatre coins du burnous et emporte la jeune fille à
-travers les airs!
-
-Moïse, qui arrive dans ce moment, s'élève en vain sur sa queue en
-tendant vers elle des pattes éplorées; Astarbé disparaît dans les
-nuages!
-
-Ici commence un monologue pantomime du caïman, qui exprime sa douleur
-par tous les moyens à son usage: il pousse des gémissements, saisit sa
-tête à deux pattes comme s'il voulait s'arracher les cheveux, se roule à
-terre, où il reste enfin suffoqué de douleur.
-
-Mais il est arraché à cette espèce d'évanouissement par le bruit du
-tambour: c'est l'armée française qui vient de débarquer à l'île des
-caïmans.
-
-On voit bientôt arriver l'avant-garde, tambour-major en tête. Le
-crocodile court à sa rencontre, et, par ses gestes, il engage les
-soldats à le suivre pour délivrer leur général. Mais les Français, qui
-ne comprennent point son langage, et que l'expérience a rendus défiants
-à l'endroit des crocodiles, croisent la baïonnette. Moïse, désespéré,
-veut s'échapper; on en conclut que c'est un traître, et il est arrêté.
-Au même instant, un officier aperçoit la miniature échappée aux mains
-d'Astarbé et dit:
-
- Le portrait de Kléber!... plus de doute possible.
- Ce monstre a dévoré notre chef invincible.
-
-Les soldats, furieux, poussent des cris de mort, et Moïse est emmené
-pour être fusillé.
-
-Sortie militaire sur l'air: _On va lui percer le flanc._
-
-
-SIXIÈME TABLEAU.
-
-Nous sommes dans le palais du soudan; Kléber est enfermé dans un cachot
-donnant sur le fleuve, et travaille à un ballon qui doit assurer sa
-délivrance.
-
-Au milieu de beaucoup de réflexions personnelles, cette fabrication lui
-inspire une réflexion générale.
-
- De la science humaine admirable influence!
- Le barbare ignorant me croit en sa puissance,
- Mais l'art de Montgolfier se rit d'un tyran vil;
- Quelque rusé qu'il soit, le gaz est plus subtil.
-
-Il est interrompu dans l'expression de ces vérités physiques par le
-bruit du canon; il tressaille, il a reconnu le canon français,
-
- Dont la voix est l'accent de la gloire elle-même.
-
-Le soudan arrive en effet tout troublé; la ville est assiégée et va être
-prise si Kléber n'ordonne à son armée de se retirer. Kléber refuse,
-malgré les menaces de mort du soudan; mais au milieu de leurs débats
-arrive le grand aigle chauve, qui dépose à leurs pieds Astarbé, toujours
-dans son burnous!
-
-La fille d'Achmet s'élance dans les bras du général français, et déclare
-qu'elle veut mourir avec lui. La querelle recommence et s'envenime; on
-en vient à se tutoyer.
-
- Tremble!
-
-dit Kléber;
-
- Tremble!
-
-ajoute Astarbé;
-
- Tremblez!
-
-répond le soudan.
-
-Et, comme on vient l'avertir que les Français sont déjà maîtres de la
-ville, il tire son épée pour frapper les deux amants. Alors Kléber court
-à la fenêtre de la prison, arrache un des barreaux de fer, et tous les
-Égyptiens prennent la fuite.
-
-Mais à travers le guichet de la porte refermée, le soudan lui répète son
-terrible:
-
- Tremblez!
-
-et ajoute, en s'adressant à ses esclaves:
-
- Ni pitié ni pardon! Les serpents!
-
-Et les esclaves répondent d'un seul cri:
-
- Les serpents!
-
-Astarbé, épouvantée, se réfugie dans les bras de Kléber, qui regarde
-autour de lui en frissonnant... L'orchestre joue une marche avec
-triangle et bonnet chinois; on entend comme un sourd cliquetis
-d'écailles, puis on voit une trappe se soulever au fond, et deux
-monstrueux boas dresser leurs têtes.
-
-Les amants sont restés à la même place, glacés, muets, une main tendue
-vers les reptiles. Ceux-ci se déroulent lentement, s'avancent de front.
-
-Un souvenir traverse la pensée de Kléber. Il court à son ballon,
-l'approche de la fenêtre, fait entrer Astarbé dans la nacelle... Mais il
-est déjà trop tard; les boas ne sont plus qu'à quelques pas; encore un
-élan, et ils atteignent leur proie. Tous deux font entendre un
-sifflement de joie! quand un hurlement terrible leur répond!
-
-Les deux serpents s'arrêtent: Moïse vient de paraître à la fenêtre du
-cachot et se précipite à leur rencontre.
-
-Ils reculent lentement, comme étonnés et incertains. Kléber profite de
-cette retraite pour entrer à son tour dans la nacelle, et le ballon
-disparaît.
-
-Cependant les boas ont déjà repris courage; ils se retournent, et un
-combat terrible s'engage. Moïse lutte d'abord avec avantage; deux fois
-il se dégage des replis de ses ennemis, deux fois il les oblige à
-reculer; enfin, ses forces s'épuisent: enserré de nouveau dans leurs
-anneaux, il se débat plus faiblement, pousse une plainte sourde et tombe
-expirant.
-
-Les boas, victorieux, font entendre un sifflement de triomphe et
-regagnent leur retraite.
-
-Au même instant, un grand bruit de pas et d'armes retentit; Astarbé
-reparaît avec Kléber à la tête des soldats français; mais ils arrivent
-trop tard; le crocodile ne peut que se soulever, poser une patte sur son
-coeur, puis il expire!
-
-A cette vue, Astarbé s'évanouit de douleur, le général reste atterré, et
-chaque grenadier essuie une larme.
-
-Enfin Kléber reprend le premier ses sens. Il arrache la croix d'honneur
-qu'il porte à la boutonnière, et, la posant sur le cadavre de Moïse, il
-dit avec une émotion profonde:
-
- Sauvage enfant du Nil, ah! garde sur ton coeur
- Ce prix du dévoûment, étoile de l'honneur.
- Homme ou bête, qu'importe alors que l'on repose?
- C'est l'âme qui fait tout, l'espèce est peu de chose!
-
- * * * * *
-
-Le succès fut immense; on redemanda le crocodile qui reparut, fit trois
-saluts et se retira couvert de bouquets de fleurs.
-
-«Vous verrez que la pièce aura trois cents représentations, dit madame
-Facile; les journalistes eux-mêmes en diront du bien, parce qu'elle est
-jouée par des bêtes, et que les bêtes ne s'inquiètent pas du mal que
-l'on pourrait dire d'elles. Puis, c'est l'ouvrage d'un auteur inconnu,
-et vous ne sauriez croire tout ce qu'il y a de recommandation dans ce
-mot. L'écrivain déjà célèbre n'est point seulement odieux à ceux qui
-sont arrivés comme lui, mais encore à ceux qui sont en chemin: pour les
-premiers, c'est un rival; pour les seconds, un premier occupant; pour
-tous, un ennemi naturel. L'auteur ignoré, au contraire, n'inspire ni
-crainte ni jalousie; les candidats à la célébrité l'applaudissent comme
-un des leurs, et chaque grand homme l'encourage dans l'espoir qu'il
-usurpera la place d'un de ses voisins de gloire. On s'arme de sa
-réussite contre ceux qui ont réussi avant lui; on élève jusqu'aux toits
-le bout de la planche où il vient de s'asseoir, afin de faire descendre
-l'autre bout jusqu'au ruisseau. Il est si doux de dire du bien d'un
-confrère, quand cela donne occasion de dire du mal de plusieurs autres!
-Les inconnus sont presque des morts, et vous savez comme nous aimons les
-morts!... en haine des vivants! On va faire de l'auteur de Kléber un
-génie, rien que pour avoir le plaisir de traiter ses prédécesseurs
-d'imbéciles.
-
---Il y a encore une autre cause, objecta Prétorien; le nouveau poëte est
-connu de nous tous; il nous a consultés sur chaque scène; il nous a
-égrené ses vers distique à distique; nous avons tous, dans son drame,
-quelque chose qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir,
-et cette chose est nécessairement admirable. Aussi soutiendrons-nous
-l'oeuvre en indivis. C'est une sorte d'engagement tacite pris d'avance
-par chacun. La plupart des auteurs viennent nous présenter leur
-inspiration comme une inconnue subitement offerte à notre admiration, et
-nous nous tenons en défiance, nous examinons en détail, nous jugeons
-avec sévérité. Ici, rien de tout cela; la muse qui a dicté Kléber est
-une bonne fille qui a dormi sur notre oreiller, et à laquelle nous
-n'avons rien à refuser: car pour admirer, applaudir une inspiration ou
-une femme, le principal n'est point qu'elle soit belle, mais qu'elle
-soit un peu à nous.
-
---Voilà une explication singulièrement impertinente pour les pauvres
-admirées, interrompit Mme Facile.
-
---Pourquoi cela? reprit Prétorien; ne savez-vous point qu'être à nous
-veut dire régner sur nous?
-
---Quelle plaisanterie!
-
---Essayez, je m'offre pour l'expérience.
-
---Et que dirait la reine de votre destinée?
-
---Elle dirait, comme tout le monde, que rien ne peut vous résister.
-
---Raison de plus pour que je puisse résister à tout.
-
---Ah! vous croyez tout arranger avec de l'esprit?
-
---N'est-ce point votre monnaie?
-
---J'ai depuis longtemps mangé mon fonds.
-
---Alors, je vous offre à souper!
-
---Ce soir?
-
---Oui, avec ces messieurs; et j'espère que nos ressuscités en seront; il
-y aura pour divertissement une séance de la société des _femmes sages_.
-Mlle Spartacus doit parler; venez, ce sera la petite pièce après le
-drame.»
-
-Prétorien accepta pour lui et ses compagnons, et tous prirent le chemin
-du logis de Mme Facile.
-
-
-
-
-XX
-
-Ce que c'est qu'une réunion choisie.--Le grand critique, le moyen
-critique, le petit critique.--Comme quoi l'homme qui a fait le plus de
-veuves et d'orphelins est ce qu'on appelle un homme de coeur.--Marcellus
-le piétiste.--Conversation de gens bien nés.--Séance de la société des
-_femmes sages_.--Discours de Mlle Spartacus pour appeler les femmes à la
-liberté.
-
-
-L'habitation de Mme Facile passait pour le plus beau palais de
-Sans-Pair. Elle était le résultat d'une sorte de rivalité galante
-établie entre les principaux membres du gouvernement. Le ministre des
-travaux publics l'avait fait construire avec les démolitions d'une
-ancienne église de la Vierge; le directeur des beaux-arts l'avait ornée
-de tableaux et de statues payés par le budget; l'inspecteur de la
-librairie y avait formé une bibliothèque des ouvrages destinés aux
-dépôts publics; le conservateur des haras avait garni ses écuries des
-plus beaux étalons achetés pour l'amélioration de la race chevaline;
-enfin, le ministre des cultes lui-même avait enrichi sa chapelle d'un
-dessus d'autel complet.
-
-Mme Facile reconnaissait tous ces dons par quelques services: elle
-faisait des cavalcades avec le donneur de chevaux, obtenait des missions
-pour l'inspecteur de livres, recevait les femmes recommandées par le
-ministre des arts, et gagnait des voix au ministère.
-
-Elle avait, de plus, des amis dans toutes les classes et dans tous les
-partis, ce qui la mettait à l'abri des récriminations. Sa maison,
-ouverte à quiconque voulait y entrer, était une sorte de terrain neutre
-où les adversaires se rencontraient. Toute autre préoccupation que celle
-du plaisir était laissée à la porte. Là, chacun y raillait les
-sentiments qu'il montrait ailleurs, et riait librement des autres et de
-lui-même. On eût dit les coulisses d'un théâtre, où les acteurs
-parodiaient leurs propres rôles. C'était là que la génération nouvelle
-de Sans-Pair apprenait ce ricanement sceptique, bise glacée qui siffle à
-travers les moissons fleuries de la jeunesse; là que l'ironie arrêtait
-successivement dans leur vol les enthousiasmes naïfs, les ardentes
-croyances, les espoirs fugitifs, les illusions changeantes, pauvres
-papillons aux éblouissantes couleurs, qu'elle perce, en riant, de son
-épingle d'acier, et dont elle expose les convulsions aux moqueries de la
-foule. L'indifférence du bien et du mal était appelée bon sens,
-l'égoïsme esprit de conduite, le mépris des hommes expérience. On y
-regardait la science de la corruption comme la science de la vie; on ne
-proposait plus d'élever un gibet pour les Christs, mais on leur donnait
-pour sceptre la marotte et pour couronne le bonnet orné de grelots. Car
-le sublime avait même cessé d'exciter la colère: on ne le comprenait
-point, et on en riait.
-
-Maurice arriva quelques instants après Mme Facile et trouva une société
-nombreuse.
-
-Outre ceux qu'il connaissait déjà, Prétorien lui montra un certain
-nombre d'hommes célèbres en politique ou dans les arts pour avoir fait
-quelque chose, et un plus grand nombre connus dans le monde élégant
-parce qu'ils ne faisaient rien.
-
-Maurice remarqua surtout, parmi les premiers, un homme maigre et à l'air
-ennuyé, qui parlait à tout le monde avec une familiarité nonchalante.
-
-«C'est M. Mauvais, notre grand critique, lui dit Prétorien; voyant qu'il
-ne pouvait produire, il s'est mis à déchirer les productions
-contemporaines, comme ces femmes qui, parce qu'elles sont restées
-stériles, trouvent insupportables les enfants des autres. Tant qu'il n'a
-été recommandé que par son talent, on ne prenait point garde à lui; il a
-eu alors recours à la méchanceté, et c'est aujourd'hui un homme célèbre.
-Rien de plus simple, du reste, que son procédé de critique. Il consiste
-à ramener trois ou quatre grands noms qu'il oppose perpétuellement aux
-nouveaux. Entre ses mains, chaque gloire ancienne devient une coupe de
-ciguë avec laquelle il empoisonne les gloires présentes. Il oppose à
-tout livre récent une théorie transcendante qui le condamne d'autant
-plus sûrement qu'il l'a inventée précisément pour cela. Le moyen ne lui
-en a pas moins réussi, non près du public, qui s'inquiète médiocrement
-de ses arrêts, mais près des condamnés, qui s'en indignent et les
-désirent: car il y a toujours un peu de la femme dans l'artiste. Mieux
-vaut qu'on parle de lui pour en médire que de se taire. Nos écrivains
-ressemblent aux marquises du dix-huitième siècle, qui tenaient à honneur
-d'être déshonorées par Richelieu: c'est à qui subira les rigueurs de
-maître Mauvais; on fait queue pour être étranglé par lui.
-
---Et c'est le seul aristarque contemporain?
-
---Nous avons encore ce petit homme jovial et remuant qui s'est fait le
-Triboulet du public et tâche d'amuser son maître par des épigrammes ou
-des scandales. Ce métier lui a valu une réputation assaisonnée de
-quelques coups de canne, qu'il a acceptés comme appoints naturels. Il
-est même devenu chef d'école, et à son ombre s'est formée une phalange
-de bouffons quotidiens qui, n'ayant point assez d'esprit pour savoir
-louer, ont pris le parti de railler toute chose. Ces fonctions
-d'exécuteur des hautes oeuvres de la pensée leur donnent une sorte de
-valeur: l'homme qui tient la corde n'est jamais un homme ordinaire aux
-yeux de ceux qui peuvent être pendus. On les flatte, on les apprivoise,
-et ils deviennent célèbres à force de mauvais vouloir et de mauvaise
-foi, comme d'autres à force de mérite.
-
---Et n'avez-vous point d'exceptions?
-
---Elles sont rares, mais elles existent. Nous avons encore quelques
-juges équitables qui traitent l'art comme une fleur dont on respire le
-parfum, et non comme une proie que l'on égorge pour en vivre. Ceux-là
-sont les grands esprits et les nobles coeurs, mais nous y avons rarement
-recours. Un journal n'est qu'un restaurant ouvert aux appétits
-intellectuels de la foule, et celle-ci ne demande pas tant des mets
-sains que des mets épicés.»
-
-Des critiques, Prétorien passa aux lions, qui étaient en grand nombre
-chez Mme Facile. Chacun d'eux avait une spécialité qui le recommandait
-dans le monde élégant. C'était ou le jeu, ou les meutes, ou les chevaux,
-ou les maîtresses. Ce qui, du reste, ne les empêchait pas d'avoir des
-occupations sérieuses, telles que la savate, le bâton et l'entraînement
-des chevaux.
-
-Maurice en remarqua un auquel tout le monde semblait témoigner une
-déférence particulière.
-
-«C'est le comte de Mortifer, dit le journaliste; le plus redoutable
-spadassin de toute la République. Il tue presque toujours son
-adversaire, aussi a-t-on pour lui une haute considération. On lui passe
-ses impertinences, et l'on souffre ses sottises sans avoir l'air d'y
-prendre garde, de peur qu'il ne vous en demande raison.»
-
-Dans ce moment, le comte se détourna et vint à la rencontre de
-Prétorien.
-
-«Eh bien! vous savez la nouvelle? dit-il sans saluer; ce drôle de Format
-vient de présenter à la chambre une proposition de loi contre les duels!
-
---C'est une précaution personnelle, fit observer le journaliste.
-
---Moi, je dis que c'est une insulte, reprit Mortifer, qui serrait les
-lèvres; la proposition est évidemment dirigée contre moi, et je pourrais
-demander raison...
-
---A un procureur? Il vous répondra par une fin de non-recevoir.
-
---Et vous laisserez passer une pareille loi? continua le comte en
-s'adressant à Banqman, qui venait de s'approcher; une loi condamnant à
-l'amende quiconque tue un homme!
-
---Avez-vous peur d'être ruiné? demanda l'industriel en riant.
-
---Eh morbleu! qui sait? reprit Mortifer évidemment flatté; quand on est
-un peu chatouilleux sur le point d'honneur... Je me suis battu
-soixante-quatre fois, Monsieur.
-
---Diable!
-
---Et j'ai tué trente-deux de mes adversaires.
-
---C'est-à-dire que vous vous êtes arrangé à cinquante pour cent? dit
-Banqman avec la même gaieté aimable.
-
---Et un cuistre de Format prétendrait m'ôter la liberté de continuer?
-reprit le comte indigné; non, cela ne sera pas! Le duel est la dernière
-sauvegarde de la morale et de l'honneur. Sans lui, tous les gens qui ne
-savent point manier une épée nous diraient effrontément en face ce
-qu'ils pensent. Il suffirait d'avoir raison pour oser élever la voix.
-Nous ne souffrirons point une pareille honte! Le seul moyen d'entretenir
-la politesse, la justice et la loyauté parmi les bourgeois, est de
-laisser le droit à quiconque se dira offensé de leur envoyer une balle
-dans la mâchoire ou de leur percer la peau.»
-
-A ces mots, prononcés d'un air profond, Mortifer tourna sur ses talons
-et aborda un autre groupe.
-
-«Vous venez d'entendre l'opinion de ceux qui s'appellent eux-mêmes _les
-hommes de coeur_, dit Prétorien à son compagnon; les percements de peau
-et les brisements de mâchoire leur sourient d'autant plus qu'ils
-comptent bien en garder le monopole. Ils prouvent la nécessité du duel
-pour punir les crimes que la loi n'atteint pas, sans ajouter que, dans
-cette justice de hasard, c'est souvent l'offensé qui meurt et le
-coupable qui triomphe. Ils le signalent comme une garantie contre
-l'insolence des lâches, mais ils ne disent pas que c'est en même temps
-un auxiliaire pour celle des spadassins.»
-
-On vint annoncer que le dîner était servi, et les convives passèrent
-dans la salle à manger.
-
-Ils y trouvèrent une table couverte des mets les plus délicats,
-c'est-à-dire les plus rares. Maurice cherchait en vain à reconnaître ces
-inventions nouvelles de la cuisine sans-pairienne, lorsqu'il aperçut aux
-murs d'immenses cadres émaillés qui donnaient la carte du repas. On y
-voyait annoncés des tartes aux pepins, des consommés de coeurs de
-pigeons, des compotes de langues de perdrix, des sautés de foies
-d'alouettes. Notre héros ne lut pas plus loin. Évidemment, la
-civilisation imitait ces fées des anciens contes, qui demandaient aux
-princesses condamnées à les servir des plats d'yeux de sauterelles ou
-d'ongles de fourmis. L'impossible était devenu le nécessaire.
-
-Les convives prouvèrent, du reste, par leur appétit, combien tout était
-de leur goût, et les vins ne tardèrent pas à ranimer la conversation un
-instant languissante.
-
-Maurice avait près de lui un jeune homme, orné d'une barbe de pacha et
-d'une paire de lunettes, que Prétorien lui avait présenté comme le plus
-brillant écrivain de la presse piétiste. Les grandes espérances que l'on
-fondait sur lui l'avaient fait surnommer Marcellus, par allusion au
-jeune héros qu'avait célébré Virgile: _Tu Marcellus eris!_
-
-Sa parole était facile, et sa foi d'autant plus solide qu'elle
-s'accommodait de tout. On le trouvait successivement aux cafés des lions
-et aux vêpres, aux prédications de l'abbé Gratias et aux bals masqués;
-mais on le retrouvait toujours également orthodoxe, qu'il chantât le
-_Dies iræ_ ou qu'il dansât une polonaise échevelée.
-
-Marcellus avait d'abord appliqué sa piété à boire et à manger; mais,
-quand il eut rempli ces premiers devoirs envers _sa prison_ (c'était le
-nom qu'il donnait à son corps), il commença à s'occuper de son voisin.
-
-«Ainsi, vous avez vécu dans le dix-neuvième siècle. Monsieur? dit-il, le
-regard fixé sur Maurice, et en avalant une tartelette; vous avez vu ces
-âges de croyances naïves où l'homme, dégagé des désirs secondaires, ne
-songeait qu'à la nourriture de son âme!...»
-
-Il prit une seconde tartelette.
-
-«Heureuse époque, à jamais perdue; générations fortes et fidèles, qui se
-préparaient au bonheur d'un meilleur monde en s'abreuvant aux sources
-pures de la foi!»
-
-Il vida son verre, fit claquer sa langue contre son palais, et demeura
-avec l'air pensif d'un croyant qui digère.
-
-Cependant, la conversation continuait à l'autre bout de la table, où
-Prétorien racontait l'histoire d'une Sans-Pairienne qui, parmi ses
-envies de femme grosse, avait eu celle de manger son mari.
-
-«Et elle l'a mangé? demandait Blaguefort.
-
---Jusqu'aux orteils! répliqua le directeur du _Grand Pan_.
-
---Elle était dans son droit: la loi déclare que le mari doit nourrir sa
-femme.
-
---Et l'Église ajoute que tous deux ne sont qu'une même chair.
-
---Ce qui n'a pas empêché le procureur général de l'arrêter, reprit
-Prétorien.
-
---Il a sans doute craint le mauvais exemple pour sa femme.
-
---Qui diable voudrait manger un procureur général?
-
---Quand il s'agit d'un mari, on ne doit point consulter son goût.
-
---Mais si pourtant la malheureuse prouve qu'elle a cédé à un besoin
-irrésistible? objecta Banqman.
-
---Qu'il y allait de la vie de son embryon? continua Mauvais.
-
---Et qu'elle n'a mangé son mari que pour lui conserver un fils? acheva
-Blaguefort.
-
---Est-elle jeune, au moins? demanda le comte de Mortifer.
-
---Vingt ans.
-
---Et jolie?
-
---Fraîche comme un satin rose doublé de peau de cygne.
-
---Alors il est clair que le régime est bon, interrompit Blaguefort, et
-que nos jolies femmes doivent l'adopter.
-
---On a déjà observé que les mangeurs de viande avaient le sang plus
-beau.
-
---Incontestablement; la véritable fontaine de Jouvence est à l'abattoir.
-
---Comme l'Hippocrène. Shakespeare était fils de boucher.
-
---Et c'est grâce à ses rosbifs que la vieille Angleterre a été appelée
-par Byron _un nid de cygne_.
-
---A propos d'Angleterre, interrompit milord Cant, vous savez ce qui est
-arrivé à la fille de notre ambassadeur?
-
---Elle a été enlevée par le secrétaire de son père.
-
---Et tous deux se sont sauvés au Cap.
-
---C'est de l'histoire ancienne.
-
---Oui, mais le nouveau, c'est que notre ravisseur a fini par trouver
-miss Confiance trop douce et trop blonde.
-
---Alors, il l'a fait teindre?
-
---Il l'a jouée au billard en vingt points.
-
---Ah bah!
-
---Et il l'a perdue?
-
---Le drôle a toujours été heureux au jeu.
-
---Le capitaine Malgache, qui avait gagné, a voulu alors faire valoir ses
-droits.
-
---Et l'enjeu s'est laissé prendre?
-
---Il s'est jeté par la fenêtre!
-
---D'un rez-de-chaussée?
-
---D'un troisième étage!
-
---Ah diable! Et son amant!...
-
---Il l'a fait enterrer proprement, s'est embarqué sur le paquebot
-sous-marin et vient d'arriver à Sans-Pair.
-
---Prêt à recommencer? Avis aux jeunes filles incomprises qui _désirent
-reposer en terre étrangère_. Il faut faire un roman là-dessus, Robinet.
-
---Au fait, c'est une idée, dit le fabricant de feuilletons, qui achevait
-un bifteck de kanguroo, j'en parlerai à mon contre-maître.
-
---Ça sera-t-il moral ou immoral? demanda Blaguefort.
-
---Selon la commande, répliqua Robinet en buvant; nous avons quatre
-échantillons: le genre dit Louis XV, pour les journaux viveurs; le genre
-dit allemand, pour les journaux mélancoliques; le genre dit commis
-voyageur, pour les journaux loustics, et le genre dit vertueux, pour les
-journaux que personne ne lit. Tout sujet peut être accommodé à l'une des
-quatre sauces, selon la volonté du consommateur; il suffit de changer
-les épices et de donner le tour de casserole.
-
---Alors, je vous recommande l'histoire du petit blanc de la Martinique,
-dit M. Banqman.
-
---Il y a donc encore des blancs aux Antilles? demanda Mme Facile avec
-surprise.
-
---Une seule famille échappée à l'extermination, et que les noirs se
-plaisent à torturer.»
-
-Philadelphe Le Doux poussa un soupir.
-
-«Pauvres gens, dit-il à demi-voix, les distractions sont si rares!
-
---Ils ont déjà fait mourir le père avec ses deux fils.
-
---Par ignorance.
-
---Et noyé le grand-père.
-
---Sans mauvaise intention: ce sont de vrais enfants.
-
---Enfin, la mère a été mise en prison jusqu'à ce qu'elle ait pu se
-racheter au prix de cent mille piastres.
-
---Prix qui prouve leur haute estime pour les blancs, interrompit le
-philanthrope.
-
---C'est alors que son fils, âgé seulement de dix ans, est parti pour
-tâcher de réunir la somme.
-
---Et il est arrivé à Sans-Pair?
-
---Après avoir fait deux fois naufrage.
-
---En voilà un modèle de piété filiale! s'écria Blaguefort, je donne ma
-voix pour qu'on en fasse une rosière.
-
---Avec une dot de cent écus.
-
---Accompagnée d'un discours de M. le maire.
-
---Il espère mieux, reprit Banqman; on doit organiser pour lui une
-loterie et un bal par souscription, où il dansera la polonaise des
-nègres.
-
---Pour sa mère, qui est peut-être maintenant étranglée.
-
---Laissez donc! s'écria Blaguefort; je parie que votre petit blanc de la
-Martinique est un drôle qui fait sa coupe. La chose me paraît un
-perfectionnement, sans brevet, du vol à l'américaine. Vous êtes bien
-niais de croire encore aux orphelins. D'ailleurs, s'il s'agit d'une
-femme esclave, envoyez l'affaire au club de Mlle Spartacus.
-
---Ah! j'allais l'oublier, interrompit Mme Facile; je vous ai promis une
-séance de la société des _femmes sages_...
-
---Dont vous êtes membre? dit Blaguefort.
-
---Membre libre! continua Prétorien.
-
---Et qui se réunit ici, acheva Mme Facile, sans avoir l'air de
-comprendre la malignité de cette double interruption. J'ai mis à la
-disposition de Mlle Spartacus la salle où nous jouons les proverbes;
-mais je me suis réservé la galerie d'avant-scène, et nous allons y
-descendre; la séance doit être ouverte.»
-
-Tous les convives se levèrent de table et suivirent leur amphitryon, à
-qui le ministre des cultes donnait le bras.
-
-Lorsqu'ils arrivèrent à la galerie réservée, la salle était déjà pleine
-de femmes de tout âge, depuis trente-six ans jusqu'à soixante, et de
-toutes conditions, depuis la veuve d'une grande armée quelconque jusqu'à
-la teneuse de cabinet de lecture inclusivement.
-
-A la vue des hommes qui accompagnaient Mme Facile, une immense clameur
-de réprobation s'éleva de tous côtés. Les plus frénétiques se mirent à
-crier: «A la lanterne!» bien qu'il n'y eût que des bougies; et les mieux
-élevées montraient déjà les poings fermés, lorsque Mme Facile fit de la
-main un signe qui demandait le silence; puis, se penchant vers la foule
-coiffée et rugissante:
-
-«Mes soeurs, dit-elle d'une voix assurée, je vous ai amené les chefs de
-l'armée ennemie, afin qu'ils puissent juger de vos forces et de votre
-résolution. Quand ils auront vu quel danger les menace, ils comprendront
-qu'une plus longue résistance est inutile, et qu'enfin a brillé le jour
-annoncé par ces paroles de l'Évangile: _Les premiers seront les
-derniers_, ce qui signifie évidemment que les femmes marcheront
-désormais en avant, et que les hommes se résigneront à porter la queue
-de leur robe.»
-
-Un bravo général répondit à cette courte explication; les convives de
-Mme Facile s'assirent, et il y eut une assez longue pause.
-
-Enfin, une sonnette se fit entendre: c'était Mlle Spartacus qui venait
-de prendre place sur le théâtre, avec les autres membres du bureau.
-
-A sa vue, quelques applaudissements s'élevèrent, mais sans ardeur et
-sans contagion. Il était évident que chacune des assistantes se croyait,
-pour le moins, autant de droits qu'elle à présider l'assemblée, et que
-sa suprématie paraissait une usurpation.
-
-Cette disposition des esprits se révéla par un long bourdonnement
-entrecoupé des phrases habituelles:
-
-«Tiens! c'est ça notre présidente?
-
---C'est pas une merveille.
-
---A-t-elle une robe mal faite!
-
---Et quel nez!
-
---Eh bien! quant à me révolter, je voudrais avoir un plus joli général
-que ça.
-
---Je comprends qu'elle haïsse les hommes, ils doivent bien le lui
-rendre.
-
---Attention! elle ouvre son ridicule.
-
---Nous allons avoir un discours.
-
---Ça va-t-il nous ennuyer! Dites-donc, la commandante, donnez-nous donc
-une prise.
-
---On avait dit qu'il y aurait eu de la musique et des rafraîchissements.
-
---C'est toujours comme ça dans tous les programmes: on promet plus de
-beurre que de pain.
-
---Silence! elle lève le bras, c'est signe qu'elle va commencer.»
-
-Mlle Spartacus avait en effet déployé son manuscrit, affermi ses
-lunettes, et rejeté la tête en arrière pour se donner un air noble. La
-rumeur qui voltigeait sur l'auditoire s'apaisa, et la présidente du club
-des femmes sages prit la parole:
-
- «Encore émue des marques universelles de bienveillance qui me sont
- prodiguées, j'éprouve quelque embarras à aborder la grave question
- pour laquelle nous nous trouvons réunies. Le trouble de mon coeur est
- près de passer jusqu'à mon esprit, et je me sens, malgré moi, gagnée
- par l'attendrissement de la reconnaissance.
-
- «Mais cette reconnaissance même me rappelle plus vivement au souvenir
- de ma mission; elle ranime mes forces, échauffe mes espérances, et,
- après cet élan de sensibilité accordé à la nature, je rentre plus
- forte et plus inébranlable dans l'accomplissement de mon projet.
-
- «Ce projet, vous le connaissez déjà! Je veux accomplir pour le sexe la
- grande révolution que la France accomplit autrefois pour les classes.
- Mirabeau proclama qu'il n'y avait plus de roturiers; moi, je proclame
- à mon tour qu'il n'y a plus de femmes!
-
- «Non, plus de femmes, puisque l'homme les a jusqu'à ce moment
- condamnées aux soins abjects du ménage et de la maternité; plus de
- femmes, puisqu'elles ne peuvent ni diriger des ateliers, ni commander
- les vaisseaux de l'État, ni faire leur service de gardes nationales;
- plus de femmes, puisqu'aux hommes seuls appartient le privilége de se
- faire tuer ou estropier à la guerre, en voyage, au travail.
-
- «Mais le moyen d'arriver à cette transfiguration? direz-vous. Là, en
- effet, était le problème. On en a vainement cherché la solution
- pendant vingt siècles; on la chercherait encore sans doute, si Dieu ne
- m'avait envoyée pour votre délivrance.
-
- «Oui, Mesdames et Mesdemoiselles, je viens achever l'oeuvre
- incomplétement ébauchée parle Christ; je viens briser le dernier joug
- laissé sur la terre; je viens vous donner le sceptre du monde!!!»
-
-Ici, Mlle Spartacus fit une pause, afin de prolonger l'attente
-palpitante de l'assemblée; l'assemblée en profita pour se moucher.
-
-Une fois les nez rentrés au repos (car dans tout auditoire le nez est la
-partie turbulente et rebelle), l'oratrice releva la main et reprit:
-
- «Un tel résultat vous éblouit, sans doute; vous supposez d'avance
- qu'on ne pourra l'obtenir sans de longs et douloureux efforts; vous
- prévoyez quelque combinaison nouvelle et inconnue. Détrompez-vous,
- sexe aimable dont je fais partie! le moyen inventé par moi l'avait
- déjà été il y a deux mille ans par un poëte grec nommé Aristophane,
- mais sans qu'il en comprît toute la portée. Basé sur la nature et
- l'observation, il dompte l'homme aussi sûrement que la faim dompte le
- cheval auquel l'écuyer veut apprendre à compter les heures, que le
- manque de sommeil soumet le chien destiné à jouer aux dominos, que
- l'opium et la barre de fer rouge maîtrisent la panthère qui doit
- devenir artiste dramatique. Vous cherchez ce que ce peut être?
- Cherchez plutôt quelle est chez l'homme la passion la plus ardente,
- l'entraînement le plus général, le plus continuel, le plus persistant;
- rappelez-vous ce qui fit brûler Troie, ce qui transforma Rome en
- république; ce qui, sous les anciennes monarchies, maintenait la
- faveur des familles nobles ou ennoblissait les familles roturières. Et
- si ce n'est point s'exprimer assez clairement, lisez l'explication du
- poëte grec lui-même, traduite pour l'instruction des ignorants, et
- dont chacune de vous peut emporter un exemplaire.»
-
-A ces mots, Mlle Spartacus fit un signe, et les dames du bureau prirent
-dans une corbeille des imprimés qu'elles lancèrent au milieu de la
-foule. En un instant la salle fut pleine de feuilles volantes que l'on
-saisissait au passage ou que l'on transmettait de main en main.
-
-Quelques-unes des feuilles tombèrent dans la loge occupée par Mme Facile
-et par ses invités, et Maurice reconnut la traduction de la troisième
-scène de Lysistrata! Le moyen proposé par la présidente du club des
-femmes sages était en effet clairement expliqué. Il s'agissait de
-réduire les hommes par la famine, non la famine de bouche, mais la
-famine de coeur, comme eût dit le chevalier de Boufflers! Toutes les
-femmes devaient se soumettre à une sorte de blocus continental (en
-supposant que ce dernier mot vînt de continence), et leurs tyrans,
-devenus leurs victimes, ne pouvaient manquer de se rendre à discrétion,
-à moins de se résigner à chanter solitairement le refrain de Béranger:
-
- Finissons-en, le monde est assez vieux.
-
-La lecture du fragment traduit avait eu évidemment un grand succès dans
-l'assemblée; tous les regards le parcouraient avec curiosité, et, après
-avoir lu, on recommençait pour mieux comprendre.
-
-Quand Mlle Spartacus pensa que tous les esprits se trouvaient
-suffisamment éclairés, elle reprit son cahier et continua:
-
- «Vous connaissez toutes maintenant, soeurs et amies, le moyen qui doit
- assurer notre triomphe, et nulle de vous ne peut douter de sa
- puissance. Le jour où les femmes y auront recours, l'homme sera
- subjugué. _Victus et inermis draco!_ Cette citation latine ne vous
- étonnera point, Mesdames: la royauté une fois dévolue à notre sexe, le
- latin entre nécessairement dans notre domaine, comme l'escrime et les
- petits verres. Je répète donc _victus et inermis draco_!
-
- «Or, une fois nos ennemis battus, nous devrons nécessairement profiter
- de nos avantages pour qu'ils ne se relèvent pas, et le plus sûr moyen
- pour cela est de refaire la charte de l'humanité.
-
- «La révolution française avait proclamé les droits de l'homme, nous y
- substituerons les droits de la femme, que j'ai formulés en six
- articles qui seront désormais notre loi.
-
- DROITS DE LA FEMME LIBRE.
-
- «ARTICLE 1ER. Dieu sera désormais du genre féminin, vu sa
- toute-puissance et sa perfection.
-
- «ART. 2. Les droits de la femme consistent à n'en point reconnaître
- aux hommes.
-
- «ART. 3. Toutes les femmes seront égales pour commander, et tous les
- hommes égaux pour leur obéir.
-
- «ART. 4. Toutes les places seront occupées par le sexe le plus
- intéressant et le plus faible, sauf celles dont il ne voudra pas,
- lesquelles appartiendront de droit au sexe le plus laid et le plus
- fort.
-
- «ART. 5. Tous les hommes se marieront et toutes les femmes resteront
- filles, c'est-à-dire que les premiers seront enchaînés et n'auront que
- des devoirs, tandis que les secondes seront libres et n'auront que des
- droits.
-
- «ART. 6. Les femmes auront seules les clefs des caisses publiques et
- privées; on laisse aux hommes le privilége de les remplir!»
-
-Des acclamations frénétiques accueillirent cet hexalogue qui
-rétablissait d'une manière si équitable l'égalité humaine. Les cris de
-_Vive notre libératrice! Vive mademoiselle Spartacus!_ se croisaient
-avec mille exclamations d'enthousiasme; chaque auditrice annonçait déjà
-tout haut ses prétentions. L'une voulait être préfette ou générale de
-division, l'autre procureuse générale près la Cour d'appel, une
-troisième inspectrice des remontes, une quatrième grande maîtresse de
-l'Université. C'était une sorte de carnaval de l'esprit, dans lequel
-toutes les ambitions se croisaient et se heurtaient en courant comme des
-masques. Mlle Spartacus, enivrée de ce triomphe, avait relevé ses
-lunettes sur son front et caressait de l'oeil les vingt manuscrits qui
-gonflaient son sac de velours. Là était le véritable noeud de l'affaire;
-elle avait d'abord voulu s'assurer la bienveillance de son auditoire,
-mais la grande question était de faire agréer le sac avec son contenu.
-
-Elle reprit donc aussitôt que l'enthousiasme de la foule put permettre à
-sa voix de se faire entendre:
-
- «Je prévoyais ces transports de joie, et j'y vois le nouveau gage d'un
- triomphe assuré! Oui, chères complices, vous vous réunirez pour
- vaincre la barbarie de ce sexe qui repousse ses adversaires sans
- respect pour leur faiblesse, et n'a pas même la vulgaire générosité de
- se laisser battre sans se défendre. Mais, pour arriver à ce résultat,
- il faut que toutes les femmes secondent notre complot, qu'elles en
- comprennent l'importance, qu'elles soient éclairées sur les moyens
- comme sur le but; et, pour cela, des instructions sont indispensables.
-
- «Or, ces instructions existent; j'y ai consacré, depuis dix ans, mes
- facultés et mes veilles. Romans, poésies, traités philosophiques,
- impressions de voyages, vaudevilles, j'ai successivement adopté toutes
- les formes, pris toutes les allures. Ce sac renferme la matière de
- quatre-vingt-douze volumes in-octavo, sans alinéa et sans interlignes,
- destinés à ramener toutes les femmes à notre opinion. C'est la
- révolution du monde en manuscrit; il ne reste plus qu'à en faire les
- frais d'impression!
-
- «Mais ces frais, en comprenant la juste rétribution du travail de
- l'auteur, montent à un million deux cent mille francs, et ne peuvent,
- par conséquent, être couverts que par l'association des parties
- intéressées. J'ai donc l'honneur de vous proposer, au nom du bureau,
- une souscription ouverte, séance tenante, dans l'intérêt de la cause,
- pour l'impression immédiate de mes oeuvres complètes.
-
- «Le nom des souscriptrices et le chiffre de leurs cotisations seront
- inscrits par ma secrétaire, qui attend à la grande porte.»
-
-A ces mots, Mlle Spartacus tira ses lunettes, salua l'assemblée et
-sortit avec les membres du bureau.
-
-Mais aucun applaudissement ne se fit entendre. L'idée de souscription
-avait glacé les espérances et amorti les plus fiers courages. Des
-murmures recommençaient à courir au-dessus des têtes agitées, comme la
-brise sur les épis.
-
-«C'est un piége, répétaient plusieurs voix, on nous a attirées dans un
-coupe-gorge.
-
---Elle veut tout simplement nous forcer à imprimer ses rapsodies.
-
---Et à lui faire des rentes, afin de trouver un mari malgré ses lunettes
-et son grand nez.
-
---C'est une folle.
-
---Une intrigante.
-
---Je ne donnerai rien.
-
---Ni moi.
-
---Ni moi.
-
---Ni moi.»
-
-Mais, malgré ces affirmations, tous les yeux se portaient avec un
-certain embarras vers la grande porte, où attendait _la_ secrétaire de
-Mlle Spartacus. Passer devant un bureau de souscription sans rien donner
-est toujours chose difficile, non à notre générosité, mais à notre
-sottise. Que pensera-t-on de nous? ne nous accusera-t-on point de
-dureté, d'avarice, de pauvreté? A cette dernière pensée, notre front
-rougit, et nous portons vivement la main à la poche.
-
-Ainsi allaient faire les femmes sages, bien à contre-coeur, lorsqu'elles
-avisèrent une porte dérobée qui permettait d'éviter la grande entrée;
-toutes s'y précipitèrent, tandis que la secrétaire et Mlle Spartacus,
-qui était allée la rejoindre, attendaient toujours les souscriptrices.
-Enfin, un laquais vint demander s'il pouvait éteindre: la salle était
-vide!
-
-La présidente eut besoin de s'en assurer par ses yeux; mais, quand elle
-ne put douter davantage, elle laissa tomber ses lunettes, et, se voilant
-la face avec ses deux gants de filoselle tricotée, elle s'écria, comme
-Caton après la bataille de Philippes:
-
-«_Diutius vixi!_»
-
-Ce que la secrétaire traduisit par:
-
-«J'avais trop de manuscrits!»
-
-Pendant ce temps, Mme Facile et sa compagnie quittaient la galerie avec
-de longs éclats de rire et regagnaient les salons. Maurice et Marthe
-restèrent seuls en arrière, assis à la même place, les mains unies et se
-regardant.
-
-«Toujours le même égarement, dit enfin Maurice, qui appuya sur l'épaule
-de la jeune femme sa tête pensive. Ah! pourquoi faire deux camps des
-enfants de Dieu? Ève n'est-elle donc plus la chair d'Adam? Ne
-comprendra-t-on jamais que ce n'est point le droit qui fera disparaître
-la servitude, mais seulement l'amour? Est-ce avec les récriminations et
-les soupçons que se cimentent les alliances? Aimez bien, et nul
-n'ambitionnera le rôle de maître, mais celui d'esclave; aimez davantage,
-et vous ne saurez même plus qui obéit ou qui commande, car les deux
-coeurs ne seront plus qu'un seul coeur.
-
---Oui, dit Marthe, qui se retourna à demi, et dont les lèvres
-effleurèrent la chevelure du jeune homme; c'est ainsi que nous avons
-vécu, ainsi que nous vivrons!»
-
-Une larme vint se suspendre aux cils de Maurice; il tint Marthe
-longtemps pressée sur sa poitrine; puis, faisant un effort:
-
-«On doit nous chercher, dit-il, remontons vite. Que penseraient les
-convives de Mme Facile s'ils pouvaient nous voir et nous entendre?
-Hélas! ils ne nous comprendraient même pas, car l'intelligence ne peut
-s'élever sur les ailes de l'âme. Livrée aux pesanteurs de la réalité,
-elle s'abaisse aux lieux bas et voit chaque jour rétrécir son horizon.
-Hier, tu as pleuré sur ce monde nouveau parce que l'amour l'avait
-quitté; mais, en s'envolant, il a encore emmené une compagne.
-
---Qui donc? demanda Marthe.
-
---La poésie.»
-
-
-
-
-TROISIÈME JOURNÉE
-
-XXI
-
-Correspondance-omnibus de M. Atout.--Constitution politique de la
-république des Intérêts-Unis.--Circulaire électorale de M.
-Banqman.--Chambre des envoyés de la république des Intérêts-Unis.--Crise
-ministérielle à propos de moules de boutons.--Magnifique discours de
-Banqman sur la question de savoir si l'armée aura ou non des gants
-tricotés.--La chambre vote tous les articles de la loi et rejette
-l'ensemble.
-
-
-L'âme humaine est ainsi faite, que la difficulté seule peut entretenir
-son ardeur. Passionnée pour le bien le plus futile s'il menace de lui
-échapper, elle reste indifférente à tout ce qu'elle obtient sans
-recherche et sans sacrifice. On aspire de toutes les forces de son désir
-à l'éloge qu'il faut arracher, tandis que l'on reçoit avec indifférence
-la lettre d'un admirateur inconnu; on achète avec empressement les
-livres de l'écrivain que l'on n'a jamais vu, et, le jour où il vous les
-apporte, on cesse de les lire. On songe longtemps aux moyens de se
-présenter chez un voisin, et, s'il fait le premier une visite, on se met
-vite sur la réserve. Il suffit de voir tous les jours l'homme que l'on
-estime pour n'y plus penser. Quand on le rencontrait une fois par année,
-on s'informait de ses projets, de ses travaux, de ses idées; maintenant,
-on ne s'informe de rien; il est entré dans le cercle de nos habitudes,
-il a cessé d'être un but, nous ne le regardons plus!
-
-Étrange nature! nous ne poursuivons que ce qui nous échappe, nous
-n'aimons que ce qui nous repousse, et tout ce qui vient nous chercher
-éveille à l'instant notre indifférence!
-
-M. Atout faisait ces réflexions devant son bureau couvert de volumes
-dont les feuilles n'étaient point encore coupées, bien que les auteurs
-les eussent apportés eux-mêmes; de journaux gratuits encore enveloppés
-de leurs bandes, et de paquets affranchis qui n'avaient point été
-décachetés.
-
-Au début de la carrière, ces hommages publics eussent enivré le futur
-académicien; mais, depuis, l'habitude l'avait blasé sur ces pots-de-vin
-de la gloire; aussi les recevait-il avec une nonchalance dédaigneuse. Ce
-qu'il y voyait de plus clair était la nécessité de répondre aux trois
-cents envois qui encombraient son bureau.
-
-Car M. Atout savait que l'exactitude était la politesse des gens de
-lettres comme des rois, et il répondait toujours. Il avait pour cela
-trois modèles d'épîtres sténographiées, auxquelles il ne restait qu'à
-mettre l'adresse.
-
-S'agissait-il, par exemple, d'un volume de poésies envoyé avec une
-lettre extatique, il prenait le modèle numéro 1, ainsi conçu:
-
- «Monsieur,
-
- «Vous avez une lyre dans le coeur! J'ai lu (ici le titre du livre)
- avec des émotions toujours renouvelées. La muse qui l'a dicté
- ressemble à ces oiseaux des autres latitudes qui nichent dans les
- grandes herbes, chantent dans le feuillage des bois et planent dans
- les nuées.
-
- «Continuez, Monsieur, et tout ce qu'une indulgence bienveillante vous
- fait penser de moi, l'avenir le dira un jour plus justement de
- vous-même.»
-
-Était-il, au contraire, question d'une publication périodique, le modèle
-numéro 2 venait naturellement:
-
- «Monsieur,
-
- «Vous avez un glaive dans l'esprit. J'ai lu avec un intérêt palpitant
- votre (le nom de la publication). Les arguments que vous employez
- ressemblent à ces armes qui frappent également par les deux tranchants
- et par la pointe.
-
- «Continuez, Monsieur, et tout le bien que vous pensez de mes ouvrages,
- la République entière le dira un jour à meilleur droit de votre
- journal.»
-
-Fallait-il, enfin, répondre à l'envoi d'un manuscrit, c'était le cas
-d'avoir recours au modèle numéro 3:
-
- «Monsieur,
-
- «Vous avez un orchestre dans l'imagination. J'ai lu avec une avidité
- ravie votre (ici le titre du manuscrit). Les conceptions de votre
- génie ressemblent à ces symphonies où l'on entend successivement tous
- les accents et tous les tons.
-
- «Continuez, Monsieur, et l'attention que le public accorde,
- dites-vous, à ma voix, se reportera tout entière, et avec plus de
- raison, sur la vôtre.»
-
-L'envoi journalier de ces lettres avait prodigieusement accru la
-popularité de l'académicien. Tous les gens auxquels il reconnaissait du
-génie se faisaient naturellement les prôneurs de son discernement.
-Comment ne pas soutenir une célébrité qui nous écrit? Ne devenons-nous
-point quelque chose dans sa gloire? Plus il est illustre, plus son
-suffrage honore: nous le transformerions en grand homme, ne fût-ce que
-pour augmenter le prix de ses autographes.
-
-M. Atout le savait et ne négligeait aucun de ces moyens de renommée, car
-il en est de celle-ci comme de toute chose humaine: le hasard la sème,
-l'habileté seule la fait grandir. Aussi beaucoup de gens peuvent-ils se
-faire une réputation, mais peu connaissent l'art de la cultiver. Il
-faut, pour cela, l'adresse qui prépare, la persistance qui fonde,
-l'égoïsme qui affermit. Il faut surtout beaucoup de vanité et peu
-d'orgueil: car, si la vanité est une voile que nous enflons nous-même et
-qui nous pousse, l'orgueil est une ancre rigide et tenace sur laquelle
-nous restons immobile. Flattez s'il le faut, pliez au besoin; mais
-montrez-vous partout; ayez de vous-même l'opinion que vous voulez en
-donner aux autres: l'homme est imitateur jusque dans ses sensations.
-L'estime que vous montrerez pour votre propre mérite sera toujours plus
-ou moins contagieuse. Gardez-vous seulement de justifier trop
-sérieusement vos prétentions. Notre admiration ne veut point être
-forcée; on peut l'obtenir de nous par faveur, difficilement comme droit.
-Chaque homme est toujours plus ou moins de la famille de Thémistocle,
-les trophées de Miltiade l'empêchent de dormir.
-
-Évitez donc de la multiplier; n'imitez point ces glorieux insatiables
-que l'on aperçoit toujours dans l'arène, frottés d'huile et le ceste à
-la main. Contentez-vous de faire valoir le passé; prenez rang parmi ces
-ducs et pairs de la gloire, qui sont beaucoup aujourd'hui pour avoir été
-autrefois quelque chose. De cette manière, on vous acceptera comme une
-sorte d'illustration posthume que tout le monde honore, parce qu'elle ne
-porte ombrage à personne; votre paresse sera de la sobriété, votre
-stérilité de la discrétion; on vous tiendra à honneur tout ce que vous
-ne ferez point, et vous appartiendrez à cette phalange d'artistes
-sérieux qui prouvent leur valeur en se taisant.
-
-Nous avons déjà dit comment cette méthode avait réussi à M. Atout, qui
-occupait la plus haute position littéraire des Intérêts-Unis sans rien
-écrire, et tenait le premier rang parmi les professeurs sans rien
-professer. Aussi était-il bien résolu à persévérer dans une voie qui lui
-permettait d'arriver sans marcher. Il se hâta donc d'achever sa
-correspondance habituelle, puis, se rappelant son hôte, il monta à son
-appartement.
-
-Il le trouva un livre à la main, et se pencha pour voir le titre.
-
-«Que tenez-vous là? dit-il; les fastes de la _Convention française_?
-
---Oui, répondit Maurice, je relisais l'histoire de ces stoïques
-audacieux, dont les moindres mouraient comme Socrate. Je comptais les
-sacrifices muets de ce peuple de Decius, et je trouvais le secret de
-tant de simplicité et de grandeur dans un seul mot: LA FOI!»
-
-L'académicien hocha la tête.
-
-«En effet, dit-il d'un air capable, c'était alors le puissant mobile,
-l'âme immortelle du corps social; mais le temps a éclairé les hommes;
-nous avons perfectionné le patriotisme, et nous l'avons rendu plus
-facile. Votre moteur ressemblait à la vapeur, puissance irrésistible,
-mais difficile à conduire; les explosions amenaient toujours quelques
-désastres; aussi lui avons-nous substitué une force plus aimable, plus
-docile, et non moins irrésistible.
-
---Vous la nommez?
-
---L'intérêt. Notre constitution a été si heureusement combinée que les
-devoirs du citoyen se sont trouvés réduits à l'obligation de rechercher
-en tout son propre avantage. Votre gouvernement constitutionnel
-contenait, du reste, les germes de cette merveilleuse réforme; germes
-cachés, souterrains, honteux, que nous avons habilement arrosés de
-légalité pour les développer et leur donner place au soleil. Aussi,
-aujourd'hui, le système politique des Intérêts-Unis répond-il à tous les
-besoins de l'homme vraiment civilisé.
-
-Il se compose de quatre pouvoirs qui résument les principes sociaux de
-l'époque.
-
-En tête se trouve le président de la République ou l'_impeccable_, ainsi
-nommé parce qu'il ne peut mal faire, et qui ne peut mal faire parce
-qu'il ne fait rien. L'impeccable n'est, en effet, ni un homme, ni une
-femme, ni un enfant, mais ce que nous appelons une fiction
-gouvernementale: il se compose d'un fauteuil vide sous un baldaquin! Ce
-fauteuil est le chef légitime du gouvernement. Les ministres ne peuvent
-parler qu'en son nom, et leurs déclarations politiques sont appelées
-discours du fauteuil.
-
-Cette heureuse conception nous a ainsi débarrassés de l'embarras de
-choisir un président temporaire et des inconvénients du pouvoir transmis
-par l'hérédité. Quand le chef de l'État vieillit, on appelle un
-tapissier pour le remettre à neuf, et une douzaine de clous suffisent
-pour restaurer l'ordre de choses. De plus, point de cour, de liste
-civile. Toute la maison présidentale se réduit à une brosse et à un
-plumeau. Nous n'avons ni filles à doter, ni fils à marier. Nous ne
-pouvons craindre ni coups d'État, ni usurpations, un fauteuil étant
-forcément condamné au _statu quo_. Enfin, comme il ne peut rien
-exécuter, nous lui avons abandonné avec confiance le pouvoir exécutif.
-
-La seconde autorité de l'État est la _Chambre des envoyés_, nommée par
-tous ceux qui dorment sur des sommiers élastiques et boivent du vin
-vieux.
-
-Le législateur a, en effet, pensé que tout citoyen bien couché et bien
-nourri devait être un homme ami du bon ordre, c'est-à-dire de sa table
-et de son lit, et qu'il avait nécessairement de lumières tout ce qu'il
-en fallait pour ne pas vouloir en donner une part aux consommateurs de
-paille et de pain noir.
-
-Cependant, comme il pourrait se trouver, par hasard, dans la Chambre des
-envoyés certains brouillons assez égoïstes pour préférer leurs idées à
-leurs intérêts, on leur a opposé la _Chambre des valétudinaires_,
-composée de gens que le mouvement inquiète et que le bruit fatigue. Pour
-y être admis, il faut prouver qu'on est ou sourd, ou aveugle, ou
-goutteux, ou asthmatique; ceux qui réunissent plusieurs infirmités ont
-la préférence; cependant, avec un peu de protection, l'entêtement et
-l'ignorance peuvent suffire.
-
-Le quatrième pouvoir, enfin, est composé des banquiers, qui se sont
-faits les intendants de la République, lui prêtent à la petite semaine,
-et se chargent de passer les revenus publics par un crible qui ne laisse
-tomber que les petites pièces et retient toutes les grosses. L'État a
-insensiblement mis en gage entre leurs mains la terre, les fleuves, les
-mers, les mines souterraines et les transports aériens; si bien qu'ils
-seraient les maîtres de tout, si le fauteuil et les deux chambres
-n'étaient là; mais leur pouvoir entrave celui des banquiers, qui, à son
-tour, entrave le leur. Car là est le sublime de notre organisation
-politique: tout se compense et se pondère. Le char de l'État ressemble
-exactement à celui que l'on a découvert sur les débris de l'arc de
-triomphe du Carrousel, à Paris: tiré en sens inverse par quatre chevaux
-de forces égales, il reste nécessairement en place, ce qui l'empêche de
-se heurter aux bornes ou de tomber dans les ornières.
-
---Mais non d'être écartelé, dit Maurice; et, tôt ou tard, le char se
-disloquera.
-
---Si nous n'avions pas une cheville magique qui consolide tout, fit
-observer l'académicien.
-
---Et quelle est-elle?
-
---La peur! Autrefois on mettait de la passion dans la politique, mais
-aujourd'hui le progrès des lumières a fait disparaître ces hommes de
-_petite vertu_ qui tenaient à leurs idées, et qui voulaient à tout prix
-le triomphe de ce qu'ils regardaient comme la vérité! On ne croit pas
-plus à ce que l'on défend qu'à ce qu'on attaque. Les opinions sont des
-logements à loyer dont on déménage dès qu'on en trouve un meilleur.
-Aussi les luttes ont-elles plus d'apparence que de réalité: on se combat
-comme au théâtre, en ayant soin de ne pas se blesser, et seulement pour
-occuper la galerie. Nul ne porte de coups dangereux, de peur d'en
-recevoir; les adversaires d'aujourd'hui seront nos alliés de demain; la
-cocarde que nous sifflons, celle que nous porterons à notre chapeau;
-cette prévision tient lieu d'indulgence, et, si chacun tire d'un côté
-différent, c'est avec la modération d'un coursier de fiacre payé à
-l'heure.
-
---Alors je comprends, dit Maurice, vous êtes à l'abri des fièvres
-politiques. Mais qui vous sauvera de l'indifférence?
-
---Toujours la constitution, répondit M. Atout. Croyez-vous que nous en
-soyons au temps où l'on demandait aux électeurs de payer leurs députés?
-Nous avons compris ce qu'une pareille prétention avait de décourageant
-pour le zèle électoral, et nous l'avons retournée. Aujourd'hui, c'est le
-député qui paye l'électeur! Chaque nomination est soumise à la criée
-publique, les candidats présentent leurs soumissions, et la place reste
-au dernier enchérisseur. De cette manière, plus de piéges, plus
-d'intrigues; chacun débat ses conditions et sait ce qu'il a. Aussi
-faut-il voir l'empressement des électeurs! Quelques-uns se sont fait
-porter mourants jusqu'aux urnes du scrutin pour déposer leurs votes et
-en recevoir le prix. Grand exemple de l'énergie de cette vie politique
-qu'entretiennent des institutions fondées sur le seul principe, vraiment
-social, _le dévouement à soi-même_. Du reste, j'ai là sur moi la
-dernière circulaire de M. Banqman, qui vous fera apprécier, mieux que
-toutes mes explications, les avantages de notre système.»
-
-M. Atout chercha dans ses poches et en tira une large feuille imprimée
-qu'il remit à son hôte.
-
- _M. Banqman, candidat pour la députation, aux électeurs du quartier B
- de la ville de Sans-Pair._
-
- «Messieurs,
-
- «Si j'avais obéi à mes goûts, vous ne me verriez point aujourd'hui
- solliciter vos suffrages; content d'une position honorée et
- confortable, je continuerais à en jouir, loin des agitations de la
- politique; mais les sollicitations de mes amis ont fait violence à mes
- inclinations, et m'ont décidé à venir réclamer la députation.
-
- «Mes opinions sont connues, Messieurs; je désire le bonheur de tous
- les citoyens de la République, et je veux tout ce qui peut assurer ce
- bonheur. Je voterai toujours pour le bien et pour la vérité; je
- n'adopterai que le parti qui aura raison, je n'attaquerai que celui
- qui aura tort; je ne soutiendrai les ministres qu'autant qu'ils se
- soutiendront eux-mêmes, et, s'ils tombent, je me rappellerai que la
- voix du peuple est la voix de Dieu.
-
- «Voilà pour mes idées gouvernementales. Quant aux droits que je puis
- avoir à votre confiance, les voici:
-
- «Je gagne, année moyenne, trois millions cinquante mille francs, ce
- qui doit vous faire comprendre que je suis un homme d'ordre.
-
- «J'ai toujours refusé de prendre des associés et de me marier, le tout
- par amour de la liberté.
-
- «Je fabrique des moules de boutons pour tous les âges et pour toutes
- les classes, ce qui témoigne de mon respect pour l'égalité.
-
- «Enfin, dans tous mes rapports à la _Société humaine_, j'ai appelé les
- hommes _mes semblables_, expression qui prouve mes croyances à la
- fraternité.
-
- «Maintenant, s'il faut en venir à ma profession de foi, je ne serai
- pas moins explicite.
-
- «Je déclare d'abord m'engager à une distribution de moules de boutons
- de déchet à tous les pauvres du quartier.
-
- «Je donnerai dans l'année six bals et douze dîners, où seront invités
- tous les électeurs qui m'auront accordé leurs voix.
-
- «Ceux qui pourront réunir dix votes en ma faveur auront droit à une
- gratification de la valeur de mille francs, payable en rognures de
- corne de ma fabrique, en petite bière de la brasserie projetée à
- Noukaïva, ou en actions pour les télégraphes aériens.
-
- «Ceux qui m'apporteront quinze votes auront de plus une médaille en
- bronze avec la boîte en faux maroquin.
-
- «Enfin, quiconque me procurera vingt voix percevra une rente
- perpétuelle de deux litres de potage à la gélatine, qu'il pourra faire
- prendre, tous les matins, à la compagnie hollandaise du Kamtschatka.
-
- «Je ferai distribuer en outre à mes clients, au moment du scrutin, des
- billets portant mon nom, et dans lesquels se trouvera enveloppée une
- pièce de cent sous, pour leur donner plus de poids. Chacun mettra le
- billet dans l'urne et la pièce dans sa poche.
-
- «J'ose espérer, Messieurs, que la franchise de ces explications me
- conciliera vos suffrages, et que je pourrai bientôt porter à la
- tribune nationale l'expression de vos souhaits et de vos besoins.
-
- «BANQMAN.»
-
-«Et cette circulaire a réussi près des électeurs? demanda Maurice après
-avoir lu.
-
---Si bien réussi que Banqman est maintenant un des membres les plus
-influents à la Chambre des envoyés, répliqua M. Atout, et qu'il doit
-adresser au ministère, ce matin même, des interpellations foudroyantes.
-
---Il combat donc le ministère?
-
---Depuis que ce dernier a autorisé l'introduction des crochets
-étrangers, qui menacent de faire tomber la fabrication des boutons.
-
---Et pourrait-on assister à cette séance?
-
---Je venais vous proposer d'y aller ensemble.»
-
-Maurice accepta avec empressement, et milady Ennui, qui entra dans ce
-moment avec Marthe, déclara qu'elle les accompagnerait.
-
-Les débats de la Chambre des envoyés étaient publics, c'est-à-dire qu'on
-ne pouvait y entrer qu'avec des billets. M. Atout connaissait
-heureusement l'ambassadeur du Congo, et obtint, par son entremise,
-l'entrée de la tribune diplomatique.
-
-Milady Ennui, heureuse d'étaler son corset mécanique sur les premiers
-bancs, s'appuya à la galerie en lorgnant, tandis que M. Atout expliquait
-au couple étranger la politique de Sans-Pair.
-
-«Celui que vous voyez vis-à-vis de vous, dit-il, occupé à examiner des
-colonnes de chiffres, a pris pour spécialité d'éplucher le budget; il
-passe ses journées à refaire les additions des comptables et à chercher
-des réductions. Il a proposé, à la dernière session, treize millions
-d'économies, sur lesquels la Chambre lui a accordé vingt et un francs
-trente centimes. Un peu plus loin se trouve un de nos confrères, qui
-s'est fait recevoir à l'Académie comme homme politique, et à la Chambre
-comme littérateur. Il refait tous les ans un discours contre les auteurs
-contemporains, qui ont le tort de ne lui avoir point laissé une place,
-et un second en faveur du ministère, qui lui en a accordé sept. A ses
-côtés siége le général Pataquès, connu par son éloquence mêlée
-d'oripeaux militaires, de cliquetis de sabres et de lazzis de chambrée.
-Le vieil homme qui se promène là-bas est le fameux Tacitus, espèce de
-Montesquieu en raccourci, qui a acquis la réputation d'excellent citoyen
-en s'abstenant, et de penseur profond en déchirant ses collègues.
-Derrière lui cause un ancien légiste, M. Format, qui regarde le
-gouvernement de l'État comme une affaire de procédure, et qui laisserait
-vendre la République, pourvu qu'elle fût vendue selon le code. Son
-interlocuteur, milord Grave, est un ancien ministre, qui a le premier
-introduit l'austérité dans la corruption. De l'autre côté se promène le
-docteur Traverse, qui parle pour le gouvernement populaire, dont il ne
-veut pas, afin de ramener la monarchie, que tout le monde repousse.
-Enfin, voici, au pied de la tribune, M. Omnivore, défenseur des intérêts
-positifs de la République, pourvu que ces intérêts soient les siens.
-Tous ces députés sont les chefs d'autant de partis, qui tâchent de
-s'entendre quand ils ne peuvent pas s'étrangler.
-
-Le plus nombreux de tous est celui des _équilibristes_, composé des gens
-qui savent se maintenir sous tous les ministères, et dont l'opinion se
-résout en un bordereau d'appointements. On les appelle aussi
-conservateurs, vu l'ardeur qu'ils mettent à conserver leurs places,
-leurs fournitures et leurs pensions.
-
-Ils ont pour adversaire le parti des _aspirants_, comprenant tous ceux
-qui ont été ministres ou qui comptent le devenir.
-
-Entre eux flottent les _indépendants_, dont la politique ressemble à la
-marche d'un homme ivre, et qui, lorsqu'ils ont penché à gauche, se
-retournent brusquement à droite, uniquement pour prouver qu'ils ne
-suivent pas de chemin.
-
-Enfin viennent une douzaine de factions, tantôt séparées, tantôt unies,
-espèce d'appoints parlementaires qui servent à déplacer les majorités,
-et grâce auxquelles la Chambre contredit aujourd'hui ses décisions
-d'hier.»
-
-Ici, l'académicien fut interrompu par le son d'une trompette qui jouait
-l'air connu:
-
- Du courage
- A l'ouvrage,
- Les amis sont toujours là.
-
-M. Atout apprit à Maurice que ce signal annonçait l'ouverture de la
-séance. On avait ingénieusement substitué le clairon à la sonnette,
-comme plus facile à entendre dans le tumulte, et pouvant épargner au
-président tous frais d'éloquence. Ses avertissements se traduisaient en
-airs connus. Voulait-il, par exemple, rappeler à l'ordre un député de
-l'opposition, il jouait le refrain de la romance:
-
- Taisez-vous, je ne vous crois pas.
-
-S'agissait-il d'annoncer que le ministre de l'instruction publique
-allait prendre la parole, il jouait en mineur:
-
- Je suis Lindor, ma naissance est commune,
- Mes voeux sont ceux d'un simple bachelier.
-
-Était-il question de mettre aux voix le budget, il l'annonçait au moyen
-de l'air:
-
- Quels dînés, quels dînés
- Les ministres m'ont donnés.
-
-Fallait-il, enfin, demander un congé pour un maréchal rejoignant son
-gouvernement, il jouait:
-
- Malbroug s'en va-t-en guerre,
- Mironton ton ton mirontaine;
- Malbroug s'en va-t-en guerre,
- Ne sais quand il viendra.
-
-Au signal qu'il venait de donner, les députés se dirigèrent vers leurs
-places, et un orateur monta à la tribune pour leur donner le temps de
-s'asseoir et de se moucher. Maurice reconnut M. Omnivore. M. Atout lui
-dit qu'il y avait ainsi, à la Chambre, une dizaine de comparses chargés
-du lever de rideau, et remplissant l'office du verre d'absinthe que l'on
-accepte avant le dîner, non parce qu'on l'aime, mais parce qu'il donne
-envie de prendre autre chose.
-
-Ils furent remplacés par des orateurs d'un crédit médiocre; c'étaient le
-potage et les hors-d'oeuvre.
-
-Enfin, il y eut un silence; le festin parlementaire allait commencer; M.
-Banqman venait de paraître à la tribune.
-
-L'illustre fabricant avait le menton rentré au fond de sa cravate et la
-main droite dans son jabot, indice évident de profondeur. Il promena
-quelque temps ses regards sur l'assemblée, avança lentement la main
-gauche, et commença d'une voix qui tenait à la fois du trombone et du
-bonnet chinois:
-
- «Messieurs,
-
- «Quelque résolu que puisse être un homme politique à accomplir son
- devoir, il est des circonstances où cet accomplissement devient pour
- lui une douloureuse épreuve, et où il doit envier le sort des citoyens
- sans responsabilité, qui subordonnent leurs convictions à leurs
- sympathies, et accordent aux amis qu'ils ne peuvent continuer à
- approuver la faveur de leur silence! Malheureusement, telle n'est
- point notre position. Chargé d'une mission publique, nous devons à nos
- commettants, nous nous devons à nous-même, de déclarer notre pensée
- tout entière. Longtemps nous avons attendu, dans l'espoir que les
- faits éclaireraient ceux qui nous gouvernent; mais notre attente a été
- vaine, la prolonger est impossible. Le salut de la République doit
- être la grande loi, et, nous le déclarons hautement, la main sur le
- coeur, le moment est venu de la perdre ou de la sauver.
-
-(Murmures au centre; applaudissements aux extrémités; longue agitation;
-l'orateur boit un verre d'eau sucrée.)
-
- «Oui, Messieurs, jamais la situation ne fut plus inquiétante pour le
- présent, plus dangereuse pour l'avenir!
-
- «Que nous regardions à l'intérieur ou à l'extérieur, tout nous
- épouvante également. La République nous fait l'effet d'une machine
- conduite par des mains inhabiles, et qui, contrariée dans ses
- mouvements, s'ébranle, fait crier ses rouages et menace d'éclater!
-
-(Profonde sensation.)
-
- «Et c'est dans une pareille situation qu'on parle d'imposer à la
- nation de nouvelles charges! On nous demande un crédit de deux cents
- millions, en répétant que c'est un vote de confiance. De confiance,
- soit, Messieurs; mais voyons d'abord si l'on a fait quelque chose pour
- la mériter.
-
-(Mouvements en sens divers. L'orateur, qui va s'échauffant, boit un
-second verre d'eau sucrée.)
-
- «Je pourrais multiplier les critiques, Messieurs, mais je veux faire
- preuve de modération. Je ne reviendrai point sur ce qui a été tant de
- fois et si justement reproché au pouvoir; je me contenterai d'examiner
- un seul de ses actes, le plus récent. Il suffira, d'ailleurs, pour
- nous donner la mesure de l'habileté, du tact et de la justice des
- hommes qui sont à la tête du gouvernement!
-
- «Quand je parle ainsi, Messieurs, vous comprenez que mes attaques
- s'adressent à ceux qui peuvent me répondre, aux ministres ici
- présents, seuls répréhensibles et responsables. Il est un nom qui doit
- rester en dehors de toutes nos discussions; mes remarques ne peuvent
- donc franchir la sphère inviolable où le chef de l'État demeure, quoi
- qu'il arrive, calme et impeccable.
-
-(Approbation générale.)
-
- «Mais les agents de son administration sont soumis à notre
- surveillance, et la constitution nous permet d'apprécier leurs actes.
-
-(L'attention redouble.)
-
- «Quand j'ai annoncé que je n'en examinerai qu'un seul, tout le monde a
- compris, sans doute, que je voulais parler de la suppression des trois
- paires de gants fournies par la République à ses défenseurs,
- suppression qui a porté la désorganisation dans l'armée entière.
-
-LE GÉNÉRAL PATAQUÈS: Oui, c'est une idée de pékin.
-
-PLUSIEURS VOIX D'AVOCATS: Pékin! c'est une insulte à la Chambre.
-
-UN ANCIEN APOTHICAIRE: C'est indécent.
-
-LES BOURGEOIS EN MASSE: A l'ordre! à l'ordre!
-
-(Le général Pataquès met son chapeau de travers, incline le torse sur la
-hanche gauche et passe ses moustaches par-dessus ses oreilles; les cris
-redoublent; le président fait entendre l'air:
-
- Grenadier, que tu m'affliges.
-
-Le général se rassied et le tumulte s'apaise; l'orateur reprend:)
-
- «Cette suppression déplorable, Messieurs, on doit penser qu'ils l'ont
- au moins effectuée régulièrement, sans violer les prérogatives des
- Chambres; qu'ils n'ont pas joint l'illégalité à l'ignorance! Eh bien!
- je le dis avec douleur, mais je dois le dire, cette mesure capitale a
- été prise par ordonnance.
-
-(Profonde sensation.)
-
-M. FORMAT s'écrie avec énergie: L'acte est contraire à toutes les règles
-de la procédure... je veux dire de la législature.
-
-PLUSIEURS VOIX: Oui, oui.
-
-AUTRES VOIX: Non, non.
-
-(Les ministres se regardent avec une visible inquiétude; longue
-agitation; le président joue l'air:
-
- Finissons-en, le monde est assez vieux.
-
-Banqman continue:)
-
- «Et quel était votre but, ministres du fauteuil, en osant hasarder un
- pareil coup d'État! Votre orgueil se trouvait-il donc blessé de voir
- les mains qui défendent la patrie gantées comme les vôtres?
-
-M. TRAVERSE: Ce sont des aristocrates.
-
-M. BANQMAN. «Et ne pouviez-vous, s'il fallait absolument consommer cette
-inconcevable révolution, sauver du moins les apparences, supprimer les
-gants du soldat, mais les laisser figurer sur le budget; de cette
-manière, au moins, on n'en eût rien su, et l'honneur national eût été
-sauf.
-
-MILORD GRAVE (avec un signe approbateur): Voilà ce qu'il fallait faire.
-
-M. BANQMAN. «Mais non, vous avez agi avec votre légèreté et votre audace
-accoutumées, car là sont les deux mobiles de toute votre politique; vous
-leur avez dû vos succès eux-mêmes, selon l'admirable expression du
-profond penseur qui a dit de vous: Ils se sont élevés parce qu'ils
-étaient vides.
-
-(Mouvement; tous les yeux se tournent vers M. Tacitus, qui a l'air de
-dormir; rires et applaudissements.)
-
- «En conséquence, continue l'orateur, je propose le projet de loi
- suivant, dont copie a été déposée sur le bureau de M. le président:
-
- «ARTICLE 1er. La Chambre déclare ne point approuver la mesure qui
- vient de frapper l'armée, et décide que l'on accordera à chaque soldat
- six paires de gants, au lieu de trois que lui passait autrefois le
- règlement.
-
- «ART. 2. Ces gants seront tricotés, en fil d'Écosse, et garnis
- d'élastiques au poignet.
-
- «ART. 3. Ils devront être distribués à tous les régiments trois jours
- après la promulgation de la présente loi.
-
- «ART. 4. Les ministres actuels, ne pouvant procéder avec impartialité
- à cette répartition, sont priés d'en laisser le soin à des
- successeurs.»
-
-Après la lecture de ces propositions, M. Banqman descend de la tribune
-et reçoit les félicitations de toutes les fractions flottantes de la
-Chambre, y compris les indépendants. Le ministre de l'intérieur se
-dirige vers la tribune, mais il est rappelé par son confrère des travaux
-publics, qui veut prendre sa place, et est à son tour retenu par le
-ministre des affaires étrangères. Une vive discussion s'élève entre eux;
-enfin les cris: «Aux voix! aux voix!» deviennent si nombreux que le
-président se voit forcé de passer outre.
-
-L'article 1er est mis aux voix:
-
- Nombre de votants 613
- Boules noires 290
- Boules blanches 323
-
-La Chambre adopte!
-
-Les ministres se querellent plus fort.
-
-On passe aux art. 2 et 3, qui sont également adoptés.
-
-Les ministres sont près de se prendre aux cheveux; mais le président lit
-l'art. 4, qui les apaise subitement; ils se retirent à l'écart pendant
-qu'on vote et semblent se consulter.
-
-L'art. 4 est également adopté.
-
-Il ne reste plus qu'à voter sur l'ensemble de la loi. Les ministres, qui
-se sont entendus, font passer à M. Banqman un billet sur lequel ils ont
-écrit:
-
- «L'introduction des crochets étrangers sera dès demain prohibée.»
-
-M. Banqman met le billet dans sa poche avec la boule blanche et vote
-contre la loi. Un autre billet apprend à M. Format qu'il est nommé
-avocat général; un troisième annonce au général Pataquès le titre de
-maréchal; un quatrième avertit milord Grave que l'on est en mesure de
-publier des lettres à une comtesse avec les réponses, traduction libre
-de la correspondance d'Héloïse et d'Abeilard; un cinquième fait savoir à
-Tacitus que son neveu aura une perception et sa cousine un bureau de
-tabac.
-
-On vote sur l'ensemble de la loi.
-
- Nombre de votants 613
- Boules noires 611
- Boules blanches 2
-
-La Chambre rejette.
-
-Le président fait entendre l'air: _Allons-nous-en, gens de la noce_.
-
-Et la séance est levée.
-
-
-
-
-XXII
-
-Un missionnaire anglais.--Un bal public qui fournit les danseuses--Ce
-qu'on appelle l'Église nationale.--M. Coulant expliquant sa religion à
-Narcisse Soiffard.
-
-
-Marcellus avait donné rendez-vous à Maurice dans la grande salle du
-_Casino des Deux Mondes_. Il le trouva jouant au billard avec Georges
-Traveller, missionnaire d'origine anglaise, qui exerçait la triple
-profession de dentiste, de pasteur et de marchand de denrées coloniales.
-Georges Traveller avait parcouru tous les pays idolâtres de la terre au
-nom d'une société de _propagation_, et rien ne lui avait coûté pour
-s'attirer la confiance des peuples barbares. Bien loin d'imiter ces
-apôtres catholiques qui, sans autres armes qu'un livre de prières et un
-crucifix, se présentaient au milieu des tribus sauvages comme des
-envoyés de Dieu en les sommant de renoncer à leurs erreurs, l'honorable
-missionnaire anglais s'était résigné à partager celles-ci, et avait
-renouvelé le miracle d'Alcibiade au profit de ses croyances et de son
-commerce. Ainsi, on l'avait vu tour à tour circoncis à Mascat, mari de
-douze femmes aux îles Marianes, marchand d'esclaves dans le Zanguebar,
-et quelque peu anthropophage aux Sandwich; mais le tout sans que sa foi
-en fût ébranlée, et pour le compte de sa société.
-
-Grâce à cette souplesse de nature, il avait réussi à distribuer quelques
-centaines de sermons imprimés pour l'instruction des idolâtres qui ne
-savaient pas lire, et à placer dix-sept cargaisons de marchandises de
-rebut.
-
-Bien qu'il n'appartînt pas à son Église, Marcellus était fort lié avec
-le docteur, qui lui avait apporté des narguillés et du tabac d'Orient.
-Il le présenta à Maurice, devant lequel il dansa une polka africaine non
-autorisée par la police.
-
-Cette exhibition eût pu se prolonger indéfiniment, si Maurice n'eût
-rappelé à Marcellus la promesse faite, la veille, de lui expliquer la
-nouvelle religion connue à Sans-Pair sous le nom d'Église nationale. Le
-jeune piétiste sortit avec lui pour le conduire au temple de l'abbé
-Coulant; mais, en traversant la place des Annonces, il aperçut tout à
-coup une énorme affiche placardée contre une muraille.
-
-«Dieu me pardonne! c'est la réouverture de l'Éden! s'écria-t-il; de
-grâce, approchons, que je puisse m'assurer...»
-
-Ils traversèrent la place et purent lire l'avertissement qui couvrait la
-façade entière de l'édifice.
-
- _Salle de l'Éden.--Bals masqués.--Dimanche soir, grande Fête, dite des
- Sauvages. Deux mille jolies femmes, appartenant à l'établissement,
- exécuteront des danses appropriées à leur caractère.--Chaque homme
- recevra, en entrant, un numéro désignant la danseuse dont il devra
- être le chevalier pendant tout le bal.--Dans l'intérêt de l'ordre, les
- échanges seront interdits.--Le costume adopté est celui des naturels
- de l'Amérique, lors de la découverte du nouveau monde; mais les gants
- sont de rigueur.--Il y aura un vestiaire pour déposer les parapluies
- et les caleçons.--Prix d'entrée: 25 francs._
-
-A peine Marcellus eut-il jeté les yeux sur l'affiche qu'il s'excusa près
-de Maurice et entra vivement au bureau, d'où il ressortit bientôt avec
-un billet.
-
-«Il était temps, s'écria-t-il; encore cinq minutes, et j'arrivais trop
-tard pour avoir une danseuse; ils n'ont pu me donner que le numéro
-1983... une brune de vingt-deux ans! Je préfère les blondes, mais il
-faut savoir se mortifier au besoin. Vous m'excuserez seulement de vous
-quitter; il faut que j'avertisse le président de la Société des bonnes
-moeurs, à qui je devais remettre un mémoire après-demain, que des
-occupations inattendues retardent mon travail.»
-
-Il indiqua à Maurice l'adresse du nouveau temple, et le laissa continuer
-sa route.
-
-C'était la première fois que notre ressuscité se trouvait seul dans les
-rues de Sans-Pair, et il se mit à tout examiner plus en détail qu'il
-n'avait pu le faire jusqu'alors.
-
-Il remarqua que les locataires de chaque maison plaçaient sous leurs
-fenêtres une inscription désignant le nom et la profession exercée, de
-telle sorte que la ville entière était une sorte d'almanach des
-vingt-cinq mille adresses. On avait, à chaque entrée, au lieu de
-concierge, un vaste tourniquet mécanique dont les compartiments
-portaient le nom et renfermaient la sonnette des locataires. En
-arrivant, le visiteur s'asseyait dans le compartiment convenable, tirait
-le cordon, et aussitôt la machine enlevée le transportait à la porte
-même de la personne qu'il venait voir.
-
-Maurice aperçut également une salle de bal où les pas des danseurs
-mettaient en mouvement les meules d'un moulin à blé, et des charrettes
-qui, tout en revenant à vide du marché, faisaient tourner un rouet et
-filaient le coton de rebut.
-
-De loin en loin, les rues étaient traversées par des viaducs sur
-lesquels passaient, en sifflant, les locomotives poussées par la vapeur
-ou entraînées par le vide. Les fils de télégraphes électriques se
-croisaient en tous sens, dans l'air, comme un immense écheveau brouillé;
-les paratonnerres, lancés jusqu'aux nuages, en soutiraient
-perpétuellement l'électricité au profit des doreurs, des entreprises
-d'omnibus galvaniques et de la société pour l'éclairage. Sous chaque rue
-s'étendait une autre rue, le long de laquelle rampaient, comme
-d'immenses boas, les mille tuyaux de fer chargés de distribuer partout
-l'eau, la chaleur, la lumière. Le jeune homme entendait bruire sous ses
-pieds les voix des travailleurs mêlées au grondement du vent, au
-clapotement des cloaques, aux grincements des outils et aux lueurs des
-flammes. C'était comme une seconde cité souterraine, où s'élaborait la
-vie de la cité éclairée par le soleil; un organe caché qui, tour à tour,
-lui apportait la force et la délivrait de ses impuretés.
-
-Maurice regardait toutes ces merveilles de la civilisation avec une
-surprise mêlée de désappointement. Au milieu de tant de
-perfectionnements apportés à la matière, il cherchait l'homme et le
-voyait aussi pauvre, aussi vicieux, aussi déshérité! Il demandait en
-vain à tous ces visages qui passaient sous ses yeux si la vie leur était
-devenue plus légère à porter; les visages restaient fatigués de
-souffrances ou soucieux d'incertitude! Alors, un flot d'amertume montait
-de son coeur à son cerveau. Il se demandait à quoi bon tous ces efforts
-d'industrie, si la part de bonheur n'était point plus large pour chacun;
-il cherchait ce qu'étaient devenues l'égalité et la fraternité humaines
-au milieu de ces miracles de calcul; il regardait où avait pu fuir la
-religion véritable, celle qui _relie_ les hommes l'un à l'autre, et qui
-conduit au ciel par la double échelle de l'amour et du dévouement.
-
-Or, dans ce moment même, ses yeux s'arrêtèrent sur le fronton d'un
-édifice où il aperçut écrit en lettres de bronze: ÉGLISE NATIONALE. Il
-entra.
-
-L'église nationale était une ancienne salle de criées publiques,
-repeinte et retapissée pour le compte de la nouvelle religion. Il y
-avait, à l'entrée, une vielle organisée en guise d'orgues, et un bureau
-pour les parapluies à la place du bénitier.
-
-L'office venait précisément de commencer et le ministre était à l'autel.
-
-Maurice n'eut pas besoin d'écouter longtemps pour comprendre de quoi il
-s'agissait, la nouvelle religion consistant spécialement à répéter, dans
-la langue nationale, ce que les officiants catholiques répètent en
-latin. Ainsi, au lieu de dire: _Introibo ad altare Dei_, l'Église
-nationale disait: _Je m'approcherai de l'autel de Dieu._ Aux mots: _Ite,
-Missa est_, elle substituait ceux-ci: _Allez-vous-en, la Messe est
-finie_. Et à la place de: _Amen!_ elle répétait: _Ainsi soit-il!_
-
-Après l'office, le prêtre national monta en chaire, et entreprit une
-longue diatribe contre les ministres des autres religions qui ne
-savaient point se prêter aux progrès des lumières, et qui continuaient à
-prier Dieu dans une langue morte. Il prouva, par des citations de
-Cicéron, de Tacite, de saint Augustin et de Tertullien, que l'on devait
-renoncer au latin, et finit par une instruction nationale, dans laquelle
-il développa les avantages de la culture des rutabagas et de l'éducation
-des vers à soie!
-
-La prédication achevée, la foule, composée d'une trentaine de personnes,
-se retira, et Maurice allait en faire autant, lorsqu'un ouvrier, qui
-avait écouté le sermon avec une impatience visible, s'approcha tout à
-coup du prédicateur qui venait de quitter la chaire, et, lui barrant le
-passage:
-
-«Minute, monsieur l'abbé, dit-il en portant la main à sa tête nue, comme
-s'il eût voulu saluer avec ses cheveux, vous venez de converser sur les
-chenilles et les navets; mais c'est pas là mon affaire, je voudrais
-savoir si j'ai celui de parler au fondateur de l'Église nationale?
-
---A lui-même, mon ami, dit le ministre.
-
---Alors, reprit l'ouvrier, qui s'était évidemment rafraîchi assez de
-fois pour se trouver légèrement échauffé, vous êtes l'abbé Coulant, le
-véritable abbé Coulant?
-
---Précisément.»
-
-L'ouvrier lui donna dans la poitrine un coup de poing d'amitié.
-
-«Eh bien! vous êtes mon homme, s'écria-t-il, c'est vous que je cherche!
-Depuis ce matin je suis entré chez tous les marchands de vin du quartier
-pour savoir l'adresse de l'Église nationale: ni vu ni connu! Il paraît
-que votre religion est ici en chambre garnie?»
-
-L'abbé Coulant voulut s'excuser.
-
-«Y a pas de mal, reprit l'ouvrier; moi aussi, je le suis, en chambre
-garnie, et pas si bien logé que votre bon Dieu encore! Mais à la guerre
-comme à la guerre.
-
---Vous aviez quelque question à m'adresser? demanda le prêtre.
-
---J'en ai vingt, des questions, répliqua l'ouvrier, vu qu'on m'a dit que
-vous étiez un bon enfant; et moi, j'aime les bons enfants.
-
---Enfin.
-
---En douceur, donc! Pour en venir à la fin, il faut prendre au
-commencement. Pour lors, mon abbé, vous saurez que je m'appelle Narcisse
-Soiffard, un nom qui en vaut un autre, et que j'ai une fille de douze
-ans qui aide sa mère à carder les matelas. Y a pas de péché à ça, qu'il
-me semble.
-
---Au contraire, le travail est un devoir.
-
---C'est ce que je répète toujours à ma fille et à sa mère. Le travail,
-que je leur dis, est un devoir pour la femme... Mais, voyez-vous, la
-maman a des croyances; elle veut que sa fille fasse sa première
-communion; moi, je ne vais pas à l'encontre, parce que la croyance,
-c'est, sans comparaison, comme le vin: faut respecter ceux qui en ont
-trop pris et les laisser marcher de travers. Si bien donc que je suis
-allé trouver le curé de notre paroisse, et que je lui ai dit la chose.
-
---Et il vous a répondu?...
-
---Ah! voilà le curieux!... Il m'a répondu que pour communier il fallait
-savoir ce que l'on faisait.
-
---C'est-à-dire assister au catéchisme?
-
---Juste! assister au catéchisme, à l'heure où elle travaille avec sa
-mère! «Mais, mon curé, que je lui ai dit, vous voulez donc nous faire
-mourir de soif? Si la petite est obligée d'aller chez vous, l'ouvrage
-restera forcément en arrière.
-
---Il faut qu'elle apprenne sa religion, qu'il me répond.
-
---Je veux bien, pourvu que ce soit en cardant des matelas», que je lui
-redis... Il me semble que c'était clair comme bonjour! Eh bien! il n'a
-pas compris!»
-
-L'abbé Coulant haussa les épaules.
-
-«Cela devait être, dit-il; le clergé n'entend rien aux besoins du
-peuple. Amenez-moi votre fille, et je la ferai communier.
-
---Sans l'instruire?
-
---A quoi bon? Ce n'est point la science qui est agréable à Dieu.
-L'Église nationale ne demande que la bonne volonté.»
-
-Soiffard frappa ses mains l'une contre l'autre.
-
-«Voilà la religion de mon choix! s'écria-t-il. Rien que de la bonne
-volonté! ça ne ruine pas... Vous pouvez m'inscrire dans votre paroisse,
-monsieur Coulant; je veux que ça soit vous qui enterriez ma femme quand
-elle mourra.
-
---Vous aurez soin seulement, reprit le ministre, de donner à votre fille
-son extrait de baptême.»
-
-L'ouvrier regarda l'abbé et tordit sa casquette, qu'il tenait à deux
-mains.
-
-«Ah! oui, son extrait de baptême, répéta-t-il plus lentement; il vous
-faut ça pour la communion.
-
---Sans doute.
-
---C'est que je vas vous dire... Sa mère et moi nous avons toujours été
-si occupés... que la petite n'a pas été précisément baptisée.
-
---Vous pouvez réparer cet oubli.
-
---Je ne dis pas, mais ça coûte six francs, le prix de huit bouteilles de
-vin à quinze. D'ailleurs elle est nommée: on l'appelle Rose.
-
---Au fait, elle a une patronne dans le calendrier. Eh bien, voyons, nous
-arrangerons cela; l'Église nationale est accommodante.
-
---Eh bien, la voilà la religion de mon choix; votre main, monsieur
-Coulant, sans vous commander.
-
---C'est entendu, reprit le curé en souriant; il suffira que votre femme
-apporte un extrait de votre acte de mariage.»
-
-Soiffard gratta le parquet avec le bout de son pied, et cracha devant
-lui.
-
-«Ah! il faut l'acte de mariage, dit-il avec quelque embarras; c'est donc
-nécessaire?
-
---Indispensable.»
-
-L'ouvrier se frotta la tête.
-
-«Alors... ça sera difficile, reprit-il en balbutiant, ça sera bien
-difficile, monsieur Coulant; vu que nous avons beaucoup voyagé, et que,
-dans les voyages, les papiers, ça s'égare... d'autant que ma femme et
-moi, quand nous nous sommes mariés, nous avons négligé d'aller à la
-mairie.
-
---Ah diable!
-
---Toujours par raison d'économie. Vous devez comprendre ça: un acte de
-mariage coûte encore plus qu'un baptême, et dans notre état on regarde à
-toutes les dépenses; faut savoir se priver.
-
---C'est juste, dit l'abbé en soupirant; après tout, Dieu a bien pardonné
-à la femme adultère! Allons, nous fermerons les yeux, maître Soiffard;
-l'Église nationale respecte la vie privée.
-
---Vrai? s'écria Soiffard. La voilà la religion de mon choix! Mille
-millions, monsieur Coulant, vous êtes un brave homme, et je veux vous
-payer un verre de vin.»
-
-L'abbé eut beaucoup de peine à se défendre de la politesse de son
-nouveau paroissien, et put regagner la sacristie.
-
-Soiffard le regarda partir, puis, étendant la main vers l'autel, avec la
-gravité solennelle des ivrognes:
-
-«C'est dit, murmura-t-il, la religion me vexait quand elle me défendait
-de boire, de battre la bourgeoise et de vivre à ma fantaisie; mais,
-puisque celui-ci a trouvé un Dieu qui est bon prince, je l'adopte, et, à
-partir d'aujourd'hui, je déclare que moi Narcisse Soiffard, ainsi que la
-dame Soiffard et la petite, nous faisons partie de l'Église ici présente
-à perpétuité.»
-
-A ces mots, il remit son bonnet et sortit en chancelant.
-
-Maurice rentra pensif et découragé; Marthe, qui l'attendait avec
-impatience, fut frappée de sa tristesse.
-
-«Qu'as-tu donc vu? demanda-t-elle avec anxiété.
-
---Ce que j'aurais dû prévoir, dit Maurice en serrant les mains de la
-jeune femme; nous avions déjà vainement cherché dans ce monde
-perfectionné l'amour et la poésie; mais restait la foi, qui console de
-tout...
-
---Eh bien?
-
---Hélas! elle aussi s'est envolée.»
-
-
-
-
-CONCLUSION.
-
-
-Marthe et Maurice demeurèrent le coeur navré. Tous deux pleuraient sur
-ce monde où l'homme était devenu l'esclave de la machine, l'intérêt le
-remplaçant de l'amour; où la civilisation avait appuyé le triomphe
-mystique du chrétien sur les trois passions qui conduisent l'homme aux
-abîmes; et tous deux s'endormirent dans ces tristes pensées.
-
-Mais, durant leur sommeil, ils eurent une vision.
-
-Il leur sembla que Dieu abaissait les yeux vers la terre, et qu'à la vue
-du monde tel que l'avait fait la corruption humaine, il disait:
-
-«Voilà que ceux-ci ont oublié les lois que j'avais gravées dans leur
-coeur; leur vue intérieure s'est troublée, et chacun d'eux n'aperçoit
-plus rien au delà de lui-même. Parce qu'ils ont enchaîné les eaux,
-emprisonné l'air et maîtrisé le feu, ils se sont dit:--Nous sommes les
-maîtres du monde, et nul n'a de compte à nous demander de nos pensées.
-Mais je les détromperai durement: car je briserai les chaînes des eaux,
-j'ouvrirai la prison de l'air, je rendrai au feu sa violence, et alors
-ces rois d'un jour reconnaîtront leur faiblesse.»
-
-A ces mots il avait fait signe; les trois anges de la colère s'étaient
-précipités vers la terre, où tout était devenu ruine et confusion.
-Pendant un long rêve, Marthe et Maurice avaient vu les portiques
-croulant, les fleuves débordés, les incendies roulant en vagues de
-flammes, et, dans cette destruction générale, le genre humain qui fuyait
-éperdu!
-
-Mais au plus fort du désastre, une voix avait crié:
-
-«Paix aux hommes de bonne volonté. C'est pour eux que l'humanité
-renaîtra et que le monde sortira de ses ruines.»
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
- Pages.
- I. PROLOGUE 1
-
- II.--Éloquence parlementaire de Maurice.--Éloquence perfectionnée
- de M. Omnivore.--Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.
- --M. Atout.--Départ de Marthe et de Maurice.--Nouveau moyen de
- traverser les rivières.--Routes souterraines.--M. Atout rassure
- Marthe par un calcul statistique.--Marthe s'endort.--Un rêve 17
-
- III.--Extraction de voyageurs.--Auberges modèles.--Le verre d'eau
- de fontaine.--Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade
- accélérée, bateau sous-marin.--M. Blaguefort, commis-voyageur
- pour les nez, la librairie et les denrées coloniales.--Un
- prospectus d'entreprise industrielle de l'an trois mille.
- --Fâcheuse rencontre d'une baleine.--Leçon de M. Vertèbre sur
- les cétacés.--Destruction du bateau sous-marin.--Son extrait
- mortuaire 30
-
- IV.--Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.--Inconvénient des
- passe-ports daguerréotypés.--Maison modèle de M. Atout.--Moyen
- d'être servi sans domestiques.--Le souper à la mécanique.--Une
- vieille tradition: La Fileuse D'Évrecy 47
-
- V.--Monologue de Maurice en se déshabillant.--Inconvénients des
- chambres à coucher perfectionnées.--Une excursion involontaire.
- --Le salon de M. Atout; multiplication exagérée de l'image d'un
- grand homme.--M. Atout présente à ses hôtes sa légitime épouse,
- milady Ennui 59
-
- PREMIÈRE JOURNÉE.
-
- VI.--Un salon.--Présentation de madame Atout complétée.--Promenade
- aérienne; le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres
- sont des tuyaux de cheminée.--Une femme à la mode.--Maternité 65
-
- VII.--Maison d'allaitement.--Substitution de la vapeur à la
- maternité.--Lait de femme perfectionné.--Moyen de reconnaître
- les vocations.--Grand collége de Sans-Pair.--Programme pour le
- baccalauréat ès lettres.--Nouvelles méthodes d'enseignement.
- --Machine à examen.--Catéchisme des jeunes filles.--Pensionnat
- pour la production des phénomènes 73
-
- VIII.--Agrandissement des magasins de nouveautés.--Histoire de
- mademoiselle Romain.--Aspect pittoresque de la ville de
- Sans-Pair.--Maladie de milady Ennui, traitée par quatorze
- médecins spécialistes, et guérie par Maurice.--Société
- d'assurance pour empêcher les vivants de regretter les morts.
- --Rencontre du grand philanthrope M. Philadelphe Le Doux 90
-
- IX.--Promenades de Sans-Pair embellies de légumes monstres.
- --Maison de placement matrimonial patentée du Gouvernement
- (sans garantie).--Une pastorale arithmétique.--Un heureux
- monstre.--Mémoires philosophiques du roi Extra 103
-
- X.--Un empoisonneur de bonne société.--Palais de justice de
- Sans-Pair.--Carte routière de la probité légale.--Procédés de
- fabrication pour l'éloquence des avocats.--Tarif des sept
- péchés capitaux.--Le vieux mendiant et son chien 116
-
- XI.--Logis des Trappistes.--Moralisation des condamnés
- par l'idiotisme; première diatribe de Maurice.--Les
- Pantagruélistes; avantages de la profession de criminel;
- seconde diatribe de Maurice.--M. Le Doux ne répond rien et
- garde ses opinions 127
-
- XII.--Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur
- les hommes.--Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.
- --Pupilles de la Société humaine; hommes perfectionnés d'après
- la méthode anglaise pour les croisements.--Une femme dépravée
- par les instincts de maternité et de dévouement 138
-
- DEUXIÈME JOURNÉE.
-
- XIII.--Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants,
- les médecins et le directeur. Dans la crainte de recevoir les
- malades trop bien portants, on ne les reçoit qu'après leur
- mort.--Réflexions de Marthe.--Les hommes jugés par le docteur
- Manomane.--Les fous de l'an trois mille.--Les ménageries et le
- jardin botanique 150
-
- XIV.--Un cimetière à la mode.--Voitures établies en faveur des
- morts.--Bazar funéraire.--Système d'impôts.--Epitaphes-omnibus.
- --Un courtier mortuaire 172
-
- XV.--Observatoire de Sans-Pair.--Comment M. de l'Empyrée aperçoit
- dans la lune ce qui se passe chez lui.--Réunion de toutes les
- Académies.--Utilité de la garde urbaine pour les droguistes,
- les passementiers et les marchands de vin.--Ce qu'il faut pour
- constituer des droits à un prix de vertu 181
-
- XVI.--Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les
- moeurs des Français au dix-neuvième siècle.--Comme quoi les
- Français ne connaissaient ni la mécanique, ni la navigation,
- ni la statique, et mouraient tous de mort violente par le fait
- des notaires.--Le Gouvernement chargé de composer des épitaphes
- pour les célèbres courtisanes.--Costume des rois de France
- quand ils montaient à cheval.--Les noms des auteurs étaient
- des mythes.--Singulier langage employé dans la conversation 192
-
- XVII.--_Le Grand Pan_, journal universel, renfermant tous les
- journaux et plusieurs autres.--Trois articles contradictoires
- sur une seule vérité.--Administration du _Grand Pan_.--M.
- César Robinet, entrepreneur général de littérature en tous
- genres.--Machines à fabriquer les feuilletons.--M. Prétorien,
- directeur en chef du _Grand Pan_.--Une entreprise littéraire
- avec primes.--Blaguefort obligé d'acheter la critique du livre
- qu'il veut publier 203
-
- XVIII.--La Bibliothèque nationale et son catalogue.--Utilisation
- de la promenade.--Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.
- --Portraits à la grosse, avec ressemblance garantie.--M.
- Illustrandini, statuaire de l'univers.--M. Prestet, peintre
- du Gouvernement à pied et à cheval.--Opinion de Grelotin sur
- la peinture 216
-
- XIX.--Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue
- l'accessoire.--Transformations successives d'un drame
- historique.--Première représentation.--Une loge d'avant-scènes.
- --Analyse de _Kléber en Égypte_, drame en cinq actes et à
- plusieurs bêtes 227
-
- XX.--Ce que c'est qu'une réunion choisie.--Le grand critique, le
- moyen critique, le petit critique.--Comme quoi l'homme qui a
- fait le plus de veuves et d'orphelins est ce qu'on appelle un
- homme de coeur.--Marcellus le Piétiste.--Conversation de gens
- bien nés.--Séance de la société des _femmes sages_.--Discours
- de Mlle Spartacus pour appeler les femmes à la liberté 254
-
- TROISIÈME JOURNÉE.
-
- XXI.--Correspondance-omnibus de M. Atout.--Constitution politique
- de la république des Intérêts-Unis.--Circulaire électorale de
- M. Banqman.--Chambre des envoyés de la république des
- Intérêts-Unis.--Crise ministérielle à propos de moules de
- boutons.--Magnifique discours de Banqman sur la question de
- savoir si l'armée aura ou non des gants tricotés.--La Chambre
- vote tous les articles de la loi et rejette l'ensemble 277
-
- XXII.--Un missionnaire anglais.--Un bal public qui fournit les
- danseuses.--Ce qu'on appelle l'Église nationale.--H. Coulant
- expliquant sa religion à Narcisse Soiffard 299
-
- CONCLUSION 311
-
-
-FIN DE LA TABLE.
-
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA ***
-
-***** This file should be named 60891-8.txt or 60891-8.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/6/0/8/9/60891/
-
-Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the
-Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
diff --git a/old/60891-8.zip b/old/60891-8.zip
deleted file mode 100644
index 40fba42..0000000
--- a/old/60891-8.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/60891-h.zip b/old/60891-h.zip
deleted file mode 100644
index b6b60b1..0000000
--- a/old/60891-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/60891-h/60891-h.htm b/old/60891-h/60891-h.htm
deleted file mode 100644
index c824330..0000000
--- a/old/60891-h/60891-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,12165 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
- "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
-<head>
-<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
-<title>
- The Project Gutenberg eBook of Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre.
-</title>
-<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" />
-<style type="text/css">
-
-hr { margin: 1em 40%; width: 20%; }
-
-h1 { text-align: center; font-weight: normal; margin: 1em 0 1em 0; }
-h2 { text-align: center; font-weight: normal; margin: 2em 0 1em 0; }
-h3 { text-align: center; font-weight: normal; margin: 2em 0 1em 0; }
-
-.titre { text-align: center; font-size: 150%; text-indent: 0;
- line-height: 1.5em}
-
-p { text-align: justify; margin: .3em 0; text-indent: 1.5em; }
-p.noindent { text-indent: 0; }
-
-sup, .fnanchor { font-size: .7em; vertical-align: top; font-style: normal;
- font-weight: normal; font-variant: normal; }
-i sup { padding-left: .25em; }
-
-.sc { font-variant: small-caps; }
-.small { font-size: 85%; }
-.xsmall { font-size: 75%; }
-.large { font-size: 120%; }
-.g { letter-spacing: .2em; }
-
-div.abstract { text-align: justify; padding-left: 2em; margin: 1em 0 1em 0;
- text-indent: -2em; font-size: 90%; }
-.sign { text-align: right; text-indent: 0; margin: 1em 5% 1em 20%; }
-p.c, div.c { text-align: center; text-indent: 0; margin: 1em 0; line-height: 1.5em; }
-
-.ind { margin: 1em 0 1em 20%; }
-
-.poetry { font-size: 90%; margin: 1em 10%; }
-.stanza { margin-top: 1em; }
-.verse { text-indent: -3em; padding-left: 3em; }
-
-.i1 { margin-left: 5%; }
-.i2 { margin-left: 10%; }
-.i3 { margin-left: 15%; }
-.i4 { margin-left: 20%; }
-.i5 { margin-left: 25%; }
-.i6 { margin-left: 30%; }
-.i7 { margin-left: 35%; }
-.i8 { margin-left: 40%; }
-.i9 { margin-left: 45%; }
-.i10 { margin-left: 50%; }
-.i11 { margin-left: 55%; }
-
-
-
-a { text-decoration: none; }
-.footnote { margin: 1em 0 1em 20%; font-size: 90%; }
-
-table { border-collapse: collapse; margin: 1em auto; }
-td { text-align: left; vertical-align: top; padding: 0 .2em; }
-td.drap { text-align: justify; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; }
-td.num { text-align: right; vertical-align: bottom; }
-td.bot { vertical-align: bottom; width: 4em; }
-td.pad-top { padding-top: .2em; }
-td.pad-bot { padding-bottom: .2em; }
-td.border-top { border-top: solid thin; padding-top: .2em; }
-td.r { text-align: right; }
-td.c { text-align: center; }
-th.r { text-align: right; font-weight: normal; font-size: 90%; }
-
-ul, li { list-style-type: none; }
-
-.break, .chapter { margin-top: 5em; }
-.emgap { margin-top: 1em; }
-.emgap2 { margin-top: 1em; margin-bottom: 1em; }
-.gap { margin-top: 2.5em; }
-
-@media screen {
- body { margin: 0 auto; width: 80%; max-width: 40em; }
-}
-
-@media handheld {
- body { margin: 0 0; width: 100%; }
- .break, .chapter { page-break-before: always; }
- .nobreak { page-break-before: avoid; }
-}
-
-</style>
-</head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Le monde tel qu'il sera
-
-Author: Émile Souvestre
-
-Release Date: December 10, 2019 [EBook #60891]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA ***
-
-
-
-
-Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the
-Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<h1>LE MONDE<br />
-<span class="large">TEL QU'IL SERA</span></h1>
-
-<p class="c"><span class="xsmall">PAR</span><br />
-<span class="large">ÉMILE SOUVESTRE</span></p>
-
-<p class="c small">NOUVELLE ÉDITION</p>
-
-<div class="c"><img src="images/mlevy.png" alt="[M L]" /></div>
-<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br />
-MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
-<span class="xsmall">RUE VIVIENNE</span>, 2 <span class="xsmall">BIS</span></p>
-
-<p class="c">1859<br />
-<span class="small">Reproduction et traduction réservées</span></p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-<p class="c break">&OElig;UVRES COMPLÈTES<br />
-<b class="g large">D'ÉMILE SOUVESTRE</b><br />
-<span class="xsmall">PARUES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY</span></p>
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap sc">Un Philosophe sous les toits</td>
-<td class="bot">1 vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Confessions d'un ouvrier</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Au coin du feu</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Scènes de la vie intime</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Chroniques de la mer</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Les Clairières</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Scènes de la Chouannerie</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Dans la Prairie</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Les derniers Paysans</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">En quarantaine</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Sur la Pelouse</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Les Soirées de Meudon</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Souvenirs d'un Vieillard, la dernière Étape</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Scènes et Récits des Alpes</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Les Anges du Foyer</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">L'Echelle de femmes</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">La Goutte d'eau</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Sous les Filets</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Le Foyer breton</td>
-<td class="bot">2 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Contes et Nouvelles</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Les derniers Bretons</td>
-<td class="bot">2 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Les Réprouvés et les Élus</td>
-<td class="bot">2 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Les Péchés de jeunesse</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Riche et Pauvre</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">En Famille</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Pierre et Jean</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Deux Misères</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Les Drames parisiens</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Au bord du Lac</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Pendant la Moisson</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Sous les Ombrages</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Le Mat de Cocagne</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Le Mémorial de famille</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Souvenirs d'un Bas-Breton</td>
-<td class="bot">2 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">L'Homme et l'Argent</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Le Monde tel qu'il sera</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Histoires d'autrefois</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap sc">Sous la Tonnelle</td>
-<td class="bot">1 &mdash;</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">Paris, imprimerie de Ch. Jouaust, rue Saint-Honoré, 338.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<div class="titre">LE MONDE TEL QU'IL SERA</div>
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">I.&mdash;PROLOGUE.</h2>
-
-
-<p>Les voyez-vous, accoudés à leur fenêtre de mansarde,
-au milieu des giroflées en fleurs et du gazouillement des
-oiseaux nichés sous les tuiles? La main de Marthe est
-posée sur l'épaule de Maurice, et tous deux regardent
-au-dessous d'eux, vers l'abîme sombre. Dans l'abîme
-apparaît d'abord l'azur étoilé du ciel, puis, plus bas, les
-ténèbres lumineuses de Paris. Maurice contemple Paris,
-Marthe ne voit que le ciel!</p>
-
-<p>Mais après avoir erré d'étoile en étoile, son regard fatigué
-se repose sur Maurice, sa main s'appuie plus tendrement
-sur l'épaule qui la soutient, sa bouche s'approche
-et murmure dans un baiser:</p>
-
-<p>«A quoi penses-tu?»</p>
-
-<p>Perpétuelle question de ceux qui s'aiment; appel inquiet
-des âmes qui se cherchent sans se voir, et qui,
-comme des s&oelig;urs égarées dans la nuit, s'interrogent à
-chaque pas!</p>
-
-<p>Maurice se retourna, et ces deux visages, sur lesquels
-souriaient le bonheur et la jeunesse, se contemplèrent
-longtemps.</p>
-
-<p>Bien qu'il fût jeune et amoureux, Maurice n'appartenait
-point à la phalange des hommes de fantaisie qui se
-sont eux-mêmes décorés du nom de <i>charmants égoïstes</i>.
-Maurice (il faut bien l'avouer!) était un de ces esprits
-singuliers qui prennent plus d'intérêt aux destinées du
-genre humain qu'aux bals de l'Opéra. Tourmenté par la
-vue de tant de douleurs sans consolation, de tant de misères
-sans espoir, il en était venu à rêver le bonheur des
-hommes, comme si la chose en eût valu la peine, et à
-chercher par quel moyen il pourrait s'accomplir, bien
-qu'il n'eût reçu pour cela aucune mission du gouvernement.</p>
-
-<p>Il se mit, en conséquence, à étudier les &oelig;uvres de
-ceux qui s'étaient posés comme les penseurs sérieux et
-comme les sages du temps. Les premiers auxquels il
-s'adressa furent les philosophes. Ils lui expliquèrent
-dogmatiquement, au moyen de formules qui avaient
-tout l'agrément de l'algèbre sans en avoir la précision,
-ce que c'était que le relatif et l'absolu, le moi et le non-moi,
-le causal et le phénoménal!&hellip; Quant au reste, ils
-n'y avaient point songé! La philosophie ne s'occupait
-que des grands principes, c'est-à-dire de ceux qui ne
-vous rendent ni plus heureux ni meilleurs!</p>
-
-<p>Maurice, peu satisfait, s'adressa aux publicistes, aux
-historiens, aux légistes. Ils lui analysèrent, tour à tour, les
-différentes constitutions, et lui commentèrent les différents
-codes! Mais, sous toutes ces constitutions, le plus
-grand nombre mourait de faim, pendant que le plus
-petit mourait d'indigestion; tous les codes étaient des
-mers trompeuses, où périssaient les pauvres barques de
-contrebandiers, tandis que les gros corsaires y voguaient
-à pleines voiles!&hellip; Ce n'était point encore là ce que cherchait
-Maurice; il eut recours aux statisticiens et aux
-économistes.</p>
-
-<p>Ceux-ci, qui s'étaient sérieusement occupés de la question,
-le promenèrent six mois à travers leurs colonnades
-de chiffres, puis finirent par lui déclarer que tout était
-comme tout pouvait être, et qu'il n'y avait qu'à laisser
-faire et qu'à laisser passer!&hellip;</p>
-
-<p>Il se trouvait donc précisément aussi avancé qu'avant
-d'avoir rien lu.</p>
-
-<p>En désespoir de cause, il fallut en venir aux fous dont
-parle Béranger.</p>
-
-<p>Maurice étudia les socialistes: Robert Owen, Saint-Simon,
-Fourier, Swedenborg! A les entendre, chacun
-d'eux possédait la contre-partie de la boîte de Pandore;
-il suffisait de l'ouvrir pour que toutes les joies prissent
-leur volée parmi les hommes; le désespoir seul devait
-rester au fond! Maurice soupesa l'une après l'autre les
-boîtes magiques, souleva les couvercles, regarda au-dessous!&hellip;
-Il lui semblait bien apercevoir du bon dans
-chacune, mais non sans beaucoup de mélange: le froment
-était mêlé à l'ivraie, et, avant d'en faire une saine
-nourriture, il restait encore à vanner et à moudre pour
-longtemps. Ne pouvant tout rejeter ni tout accepter, il
-demeura donc à cheval sur une demi-douzaine de systèmes
-contradictoires; position peu commode, que
-M. Cousin a baptisée d'un nom grec pour lui donner un
-air philosophique.</p>
-
-<p>Cependant toutes ces études avaient fortifié sa foi dans
-l'avenir, cette terre promise de ceux qui ne peuvent voir
-clair dans le présent. Il croyait au progrès indéfini du
-genre humain, aussi ardemment qu'un provincial reçu
-<i>gens de lettres</i> croit à ses destinées littéraires. Les fascinantes
-influences de la lune de miel elle-même n'avaient
-rien changé à ces préoccupations, car Marthe s'y était
-associée, et ce qui eût pu devenir entre eux un mur de
-séparation s'était ainsi transformé en anneau d'alliance.
-Réunies dans une même espérance, leurs deux âmes
-formaient un foyer commun, dont les doux rayonnements
-s'épandaient sur tous. Ils s'aimaient dans l'humanité,
-comme les époux chrétiens s'aiment en Dieu&hellip;
-quand ils s'aiment!</p>
-
-<p>Le lecteur voudra bien observer que, ces explications
-indispensables étant ce que les grammairiens appellent
-une <i>proposition incidente</i>, nous fermerons ici la parenthèse
-pour reprendre le fil de notre récit.</p>
-
-<p>Ainsi que nous l'avons dit, Maurice s'était retourné à
-la question adressée par Marthe, et tous deux se regardèrent
-quelque temps sans rien dire, comme on se regarde,
-à la lueur des étoiles, quand on habite ensemble
-une mansarde, à vingt ans!</p>
-
-<p>Cependant, après un long silence, qui fut aussi un long
-baiser, la jeune femme répéta de nouveau sa question:</p>
-
-<p>«A quoi penses-tu?»</p>
-
-<p>Le jeune homme l'enlaça d'un de ses bras.</p>
-
-<p>«J'ai d'abord pensé à toi, répliqua-t-il; puis, ému par
-cette pensée, mon c&oelig;ur s'est ouvert, agrandi; j'ai été
-saisi d'une sollicitude attendrie pour ce monde au milieu
-duquel nous nous aimons, et je me suis demandé ce
-qu'il deviendrait dans l'avenir.</p>
-
-<p>&mdash;Rappelle-toi la maison où nous nous sommes connus,
-dit Marthe: il y avait des enfants qui venaient de
-naître, des jeunes filles qui entraient dans la vie, de
-grands parents tout près d'en sortir!&hellip; N'est-ce point là
-l'avenir du monde, comme son présent et son passé?</p>
-
-<p>&mdash;Pour les individus, mais non pour les sociétés, fit
-observer Maurice. Outre la vie, qui se transmet toujours
-pareille, il y a l'esprit, qui varie. Les hommes sont des
-pierres animées dont chaque siècle construit un édifice
-différent, selon ses lumières ou ses désirs. Jusqu'à présent
-l'édifice n'a été qu'une ajoupa de sauvages, une
-tente de guerriers, ou une baraque de marchands; mais
-le grand architecte qui doit bâtir le temple viendra tôt
-ou tard; il viendra, car les signes précurseurs ont annoncé
-son arrivée&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Montre-les-moi, dit la jeune femme, dont la joue
-vint s'appuyer à la joue de Maurice, comme si elle eût
-pensé qu'un des signes annoncés était un baiser.</p>
-
-<p>&mdash;Regarde, reprit-il en se penchant à l'étroite croisée;
-que vois-tu devant toi?</p>
-
-<p>&mdash;Je vois de petites nuées blanches glissant là-bas
-dans l'azur, et qui ont l'air d'anges gardiens qui s'envolent,
-répondit Marthe.</p>
-
-<p>&mdash;Et plus bas?</p>
-
-<p>&mdash;Je vois, au sommet du coteau, une mansarde éclairée&hellip;
-celle où je t'ai connu.</p>
-
-<p>&mdash;Et plus bas encore?</p>
-
-<p>&mdash;Plus bas, répéta la jeune femme, je ne vois plus
-que la nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Mais cette nuit enveloppe un million d'intelligences
-qui veillent! reprit Maurice avec exaltation. Ah! si tu
-pouvais apercevoir tout ce qui se prépare au fond de ces
-ténèbres! Ces murmures lointains qui ressemblent à
-des gémissements, ces lueurs qui passent, ces vapeurs
-qui s'élèvent, tout cela est un monde près de se former.
-Ainsi qu'aux premiers jours de la création, tous les éléments
-sont encore dans le chaos; mais laisse au soleil le
-temps de se lever, et l'avenir sortira de ces ténèbres
-comme la terre sortit des eaux après le déluge.»</p>
-
-<p>Marthe ne répondit pas, mais, fascinée par la voix du
-jeune homme, elle se pencha sur l'abîme sombre, espérant
-voir quelque magnifique transformation.</p>
-
-<p>«Oui, je voudrais connaître cet avenir si beau, dit-elle
-avec l'expression curieuse et émerveillée d'un
-enfant. Pourquoi ne peut-on s'endormir pendant plusieurs
-siècles, afin de se réveiller dans un monde plus
-parfait? Oh! si j'avais une fée pour marraine!</p>
-
-<p>&mdash;Les fées sont parties en brisant leurs baguettes, dit
-Maurice; c'est au génie des hommes d'en retrouver les
-débris et de les réunir de nouveau.</p>
-
-<p>&mdash;Qui faut-il donc invoquer alors? reprit la jeune femme.
-Les anges ont cessé de nous visiter comme ils le
-faisaient au temps de Jacob et de Tobie; Jésus, Marie ni
-les saints ne quittent plus le paradis, comme au moyen-âge,
-pour éprouver les âmes ou secourir les affligés.
-Toutes les puissances supérieures ont-elles donc abandonné
-la terre? N'y a-t-il plus ici-bas ni dieu ni lutin
-qui puisse servir d'intermédiaire entre le monde réel et
-le monde invisible? Tous les pays, tous les âges, ont eu
-leur génie protecteur; où est celui de notre temps, et
-quel est-il?</p>
-
-<p>&mdash;Voilà! cria une voix brève et lointaine.»</p>
-
-<p>Les deux amants surpris relevèrent la tête! Au milieu
-de la nuit, sur la cime des toits, glissait rapidement une
-ombre qui s'arrêta tout à coup devant la fenêtre ouverte,
-avec un éclat de rire métallique.</p>
-
-<p>Marthe saisie s'était rejetée en arrière; Maurice lui-même
-avait reculé d'un pas.</p>
-
-<p>«Voilà! répéta la voix toujours sèche et précipitée.
-Vous m'avez appelé, j'arrive.»</p>
-
-<p>En parlant ainsi, le nouveau venu fit un mouvement
-qui le plaça dans la ligne de lumière dessinée sur le toit
-par la lune, et se trouva ainsi éclairé tout entier.</p>
-
-<p>C'était un petit homme en paletot de caoutchouc,
-coiffé d'un gibus mécanique, cravaté d'un col de crinoline,
-et chaussé de guêtres en drap anglais. Il portait au
-cou une énorme chaîne dorée par le procédé Ruolz, à la
-main droite une canne de fer creux, et sous le bras gauche
-un portefeuille d'où sortaient quelques coupons
-d'actions industrielles. Toutes les parties de son costume
-montraient l'inévitable estampille:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c">BREVETÉ DU GOUVERNEMENT<br />
-<span class="small">sans garantie aucune.</span></p>
-
-</blockquote>
-<p>Quant à sa personne, on eût dit un banquier compliqué
-d'un notaire.</p>
-
-<p>Il était commodément assis sur une locomotive anglaise,
-dont la fumée l'enveloppait de fantastiques nuages,
-et portait en groupe un daguerréotype de la fabrique
-de M. Le Chevalier.</p>
-
-<p>Maurice, un peu effrayé d'abord de cette apparition
-subite, fut rassuré par son apparence pacifique. Il regarda
-en face le petit homme et lui demanda qui il était.</p>
-
-<p>«Qui je suis? répéta ce dernier en ricanant; pardieu!
-dame Marthe doit le savoir.</p>
-
-<p>&mdash;Moi! s'écria la jeune femme, qui tremblait comme
-un auteur le soir de sa première représentation.</p>
-
-<p>&mdash;Ne venez-vous point de m'appeler? reprit le petit
-homme.»</p>
-
-<p>Maurice fit un mouvement.</p>
-
-<p>«Ah! je vous reconnais! dit-il; vous êtes le lutin
-familier des mansardes, l'ancien serviteur de don Cléophas
-Zambulo, le démon Asmodée.»</p>
-
-<p>L'inconnu frappa du poing sur sa locomotive.</p>
-
-<p>«J'en étais sûr, dit-il, toujours Asmodée; la réputation
-de ce drôle lui a survécu.</p>
-
-<p>&mdash;Il est donc mort? demanda Maurice étonné.</p>
-
-<p>&mdash;Ne le savez-vous pas? reprit le petit homme. Béranger
-l'a annoncé:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Au conclave on se désespère.</div>
-<div class="verse">Adieu puissance et coffre-fort!</div>
-<div class="verse">Nous avons perdu notre père:</div>
-<div class="verse">Le diable est mort, le diable est mort.</div>
-</div>
-
-<p>&mdash;Et pourtant, objecta Marthe, qui commençait à se
-rassurer, on a publié ses <i>mémoires</i> et son voyage à Paris.</p>
-
-<p>&mdash;&OElig;uvres apocryphes! fit observer l'homme au
-paletot de caoutchouc; le diable n'en eût jamais fait
-autant. Je l'ai beaucoup connu, c'était un vaurien des
-plus maussades; mais il a eu le même bonheur que le
-prince de Talleyrand, son cousin: on lui a attribué l'esprit
-de tout le monde. Heureusement que l'esprit des
-ténèbres a fait son temps; son règne finit et le mien
-commence!»</p>
-
-<p>Les deux amants ravis relevèrent la tête.</p>
-
-<p>«Votre règne! s'écrièrent-ils en même temps. Ainsi
-vous êtes?&hellip;»</p>
-
-<p>Ils cherchaient le nom qu'ils devaient lui donner. Le
-petit homme glissa gracieusement deux doigts dans la
-poche de son gilet de cachemire français, en retira une
-carte lithographiée, et la présenta à Maurice, qui lut:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>M. John Progrès, membre de toutes les Sociétés de
-perfectionnement d'Europe, d'Asie, d'Afrique, d'Amérique,
-d'Océanie, etc., etc.&mdash;Rue de Rivoli.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Maurice et Marthe s'inclinèrent respectueusement.</p>
-
-<p>«J'allais visiter les travaux de vos nouveaux chemins
-de fer, reprit le génie au paletot de caoutchouc, lorsqu'en
-passant j'ai entendu le souhait de madame Marthe
-d'abord, puis son appel; je me suis détourné pour répondre
-à l'un et pour satisfaire à l'autre.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi! s'écria la jeune femme, ce v&oelig;u de franchir
-plusieurs siècles pour se retrouver au milieu du monde
-perfectionné qui nous est promis?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Je puis l'accomplir, dit le petit dieu en passant
-avec fatuité sur une de ses joues la pomme de sa canne
-en fer creux; dites un mot, et vous vous endormez à
-l'instant, pour ne vous réveiller tous deux qu'en l'an
-<span class="small">TROIS MILLE</span>.»</p>
-
-<p>Marthe et Maurice se regardèrent émerveillés.</p>
-
-<p>«En l'an <span class="small">TROIS MILLE</span>! répéta celui-ci; et alors les
-germes semés par notre époque auront rapporté tous
-leurs fruits?</p>
-
-<p>&mdash;En l'an <span class="small">TROIS MILLE</span>! et nous nous retrouverons
-ensemble? ajouta celle-là, un bras posé sur le bras du
-jeune homme.</p>
-
-<p>&mdash;En l'an <span class="small">TROIS MILLE</span>! et vous vous réveillerez aussi
-jeunes et aussi amoureux, acheva le génie avec un rire
-de financier.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! s'il est vrai, reprit Maurice exalté, ne tardez
-point davantage; montrez-nous l'avenir qu'on nous annonce
-si splendide! Qui nous retiendrait dans ce présent,
-où tout n'est que lutte et incertitude? Dormons
-pendant que le genre humain marche péniblement à travers
-les routes mal frayées; dormons pour ne nous réveiller
-qu'au terme du voyage!»</p>
-
-<p>Il avait enveloppé Marthe d'un de ses bras, et l'approcha
-de son c&oelig;ur, afin d'être sûr de l'emporter à travers
-ce sommeil de plusieurs siècles. M. John Progrès
-se pencha vers eux et avança les deux mains, comme un
-magnétiseur près de communiquer le fluide merveilleux
-qui transporte le nerf visuel dans l'occiput et l'odorat
-dans l'épigastre; mais Marthe fit un mouvement de
-côté.</p>
-
-<p>«Ah! s'écria-t-elle épouvantée, votre sommeil, c'est
-la mort; votre monde, c'est l'inconnu. Maurice, restons
-où nous sommes et ce que nous sommes!</p>
-
-<p>&mdash;Non, s'écria le jeune homme fasciné, je veux voir
-le but.</p>
-
-<p>&mdash;La route est si belle! Regarde, que de fleurs à
-cueillir! quel ciel bleu sur nos têtes! que de douces rumeurs
-de sources et de brises!</p>
-
-<p>&mdash;Savoir! savoir! Marthe.</p>
-
-<p>&mdash;Vivre! vivre! Maurice.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mais dans un meilleur monde et sous de plus
-justes lois! Appuie ton front sur mon épaule, Marthe;
-serre-toi contre mon c&oelig;ur, et ne crains rien! je suis là
-et je t'aime!»</p>
-
-<p>Il avait enveloppé la jeune femme dans ses bras, et les
-mains du génie étaient restées étendues! Tous deux sentirent,
-tout à coup, leurs paupières s'appesantir; ils cherchèrent
-instinctivement le grand fauteuil de travail de
-Maurice, et s'y affaissèrent dans un sommeil glacé qui
-ressemblait à la mort.</p>
-
-<p>Le lendemain, tous les journaux donnaient, aux faits
-divers, la nouvelle suivante:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Un événement aussi triste qu'inattendu vient de jeter
-la désolation parmi l'intéressante population des Batignolles.
-Un jeune homme et une jeune fille, qui habitaient
-l'étage supérieur d'une maison située rue des Carrières,
-ont été trouvés morts ce matin. On se perd en
-conjectures sur ce funeste accident, qui ne paraît être
-ni le résultat du crime, ni celui du désespoir.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Le jour suivant, le <i>Moniteur parisien</i> consacrait un nouvel
-article aux amants batignollais, en annonçant que
-tous deux s'étaient asphyxiés par inspiration poétique et
-pour échapper aux désenchantements de la vie. Le surlendemain.
-<i>Le Constitutionnel</i> publiait des détails intimes
-sur leurs derniers instants, et le lendemain du surlendemain
-<i>La Presse</i> annonçait la publication de leur correspondance
-inédite, recueillie par un ami!</p>
-
-<p>De plus, tous les poëtes de province <i>accordèrent leur
-lyre</i> (car la lyre et la guitare sont encore connues dans
-les départements); et il en résulta douze cents strophes,
-en vers de toutes mesures, sur la mort de Marthe et de
-Maurice. Mais les plus citées furent celles d'un employé
-des droits réunis de Bar-sur-Aube, qui venait de se placer
-aux premiers rangs des poëtes dramatiques par une
-tragédie grecque jouée avec un immense succès au théâtre
-de Bobino. On répéta surtout le refrain:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ange aux yeux noirs, ange aux yeux bleus,</div>
-<div class="verse">Vous êtes partis pour les cieux!</div>
-</div>
-
-<p>Heureux vers, dont le premier, selon la remarque d'un
-célèbre critique, appartenait évidemment à l'école colorée
-de Shakespeare, et le second à la sombre école de
-Racine.</p>
-
-<p>La gravure exploita également le couple amoureux.
-Le journal <i>L'Illustration</i> publia la vue de leur fenêtre de
-mansarde, avec une gouttière sur le premier plan, dessin
-de circonstance, qui ajoutait un charme touchant au
-récit de cette double mort.</p>
-
-<p>Enfin, pour que rien ne manquât à leur célébrité,
-M. Gannal écrivit au <i>Journal des Débats</i> une lettre par laquelle
-il offrait de les embaumer gratuitement, en donnant
-l'adresse de sa fabrique de conserves humaines.</p>
-
-<p>Mais un seul mot fit évanouir toute cette gloire!</p>
-
-<p>L'oncle de Marthe, averti par la rumeur publique,
-s'indigna des mensonges publiés par les journaux, et
-leur adressa une réclamation à laquelle il joignit comme
-pièces à l'appui:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Le certificat du médecin du quartier, constatant
-que Marthe et Maurice étaient morts naturellement, de
-mort subite;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> L'extrait des registres de l'état civil, prouvant que
-tous deux étaient mariés à la mairie du quatrième arrondissement.</p>
-
-<p>Ainsi, on avait cru s'intéresser à des amants suicidés,
-et l'on n'avait que des gens morts malgré eux et mariés!
-Cette nouvelle fut comme un coup d'air qui enrhuma
-subitement tous les organes de la publicité. <i>Le Constitutionnel</i>
-revint à son histoire des jésuites, entrecoupée de
-quelques anecdotes sur le serpent de mer; <i>La Presse</i> découvrit
-que la correspondance annoncée était apocryphe,
-et en suspendit l'insertion; enfin <i>La Gazette des
-Tribunaux</i> annonça l'arrestation d'une empoisonneuse
-de bonne maison qui venait de se défaire de toute sa famille,
-par suite de la déplorable organisation sociale qui
-ne nous permet d'hériter que de ceux qui sont morts!</p>
-
-<p>Cette dernière affaire absorba toute l'attention publique,
-et les noms de Marthe et de Maurice retombèrent
-dans l'oubli.</p>
-
-<p>Cependant tous deux avaient été réunis dans un même
-cercueil et portés au cimetière. L'humble corbillard traversa
-Paris suivi d'un vieillard, d'une jeune femme et
-de ses enfants: c'était toute la famille des morts! Le
-soleil brillait, les bouquetières offraient aux passants les
-premières violettes, les arbres commençaient à montrer
-leurs feuilles soyeuses, et les oiseaux gazouillaient le
-long des toits en cherchant la place de leurs nids! Tout
-était mouvement, parfum, lumière, et, au milieu de
-cette renaissance générale, le cercueil isolé passait sans
-être aperçu: car qui peut demander à la vie de voir et de
-comprendre la mort?</p>
-
-<p>En revenant, le vieillard, la jeune femme et les deux
-enfants montèrent à la mansarde qu'avaient habitée ceux
-qu'ils venaient de déposer dans la terre. Sur le seuil se
-tenait l'employé des pompes funèbres, le mouchoir d'une
-main et son mémoire de l'autre. Le mouchoir ne couvrait
-qu'un &oelig;il, mais le mémoire eût pu envelopper toute
-la personne: car, s'il coûte cher de vivre à Paris, il est
-encore plus dispendieux de s'y faire enterrer. Pour payer
-la tombe des deux morts, il fallut vendre tout ce qu'ils
-avaient possédé vivants. Les livres de Maurice soldèrent
-le cercueil; la bague et la croix d'or de Marthe, le suaire;
-le reste, ce trou de terre où ils reposaient. Quand tout
-fut enfin payé, le croque-mort mit son mouchoir dans
-sa poche, et demanda son pourboire&hellip;</p>
-
-<p>Cependant les jours s'écoulèrent, puis les années, puis
-les siècles, et tout souvenir de Marthe et de Maurice s'était
-effacé. On ne se rappelait même plus les deux vers
-de l'employé des droits réunis de Bar-sur-Aube; mais
-le génie au paletot n'avait point oublié sa promesse. La
-mort des deux amants n'était qu'un sommeil, et, du
-fond de leur tombe, ils suivaient les transformations
-successives des sociétés, comme les images d'un rêve
-confus.</p>
-
-<p>Il leur sembla d'abord qu'ils voyaient les monarchies
-changées en gouvernements constitutionnels, et les gouvernements
-constitutionnels en républiques. Puis les races
-puissantes vieillissaient et faisaient place à des races
-plus jeunes. La civilisation, transmise comme ce flambeau
-allumé des saturnales, passait de mains en mains,
-laissant peu à peu dans l'ombre le point de son départ.
-De nouveaux intérêts appelaient l'activité humaine sous
-d'autres cieux. L'Europe négligée retombait lentement
-dans l'inertie et la solitude, tandis que l'Amérique, puis
-une contrée plus nouvelle, absorbaient en elles tous les
-éléments de vie. Le vieux monde n'était déjà plus qu'une
-terre sauvage, dont les sociétés modernes exploitaient
-les ruines. Richesses enfouies, monuments abattus,
-tombes oubliées, tout devenait la propriété de ces générations
-marchandes. Il sembla même à Marthe et à
-Maurice que le cercueil qui les renfermait était arraché
-au sol funèbre avec des milliers d'autres, qu'on les
-embarquait ensemble, et que tous étaient transportés
-dans une région inconnue, centre de la civilisation nouvelle.</p>
-
-<p>Mais ici l'espèce d'intuition mystérieuse qui leur avait
-tout révélé jusqu'alors s'obscurcit. Il y eut dans leur
-songe une interruption subite: puis une voix claire fit
-tout à coup entendre à leurs oreilles ce cri:</p>
-
-<p><span class="sc">L'an trois mille!</span></p>
-
-<p>Au même instant, le couvercle de la bière fut rejeté,
-et les deux amants, réveillés en sursaut, se soulevèrent
-de leurs linceuls.</p>
-
-<p>D'abord, ils n'aperçurent rien qu'eux-mêmes. En se
-retrouvant après un sommeil de tant de siècles, tous deux
-jetèrent un cri de joie; leurs bras s'étendirent l'un vers
-l'autre, et ils échangèrent leurs noms dans un baiser.</p>
-
-<p>Un éclat de rire strident les interrompit.</p>
-
-<p>Ils se retournèrent en tressaillant: le petit génie était
-à quelques pas, debout sur sa locomotive fantastique.</p>
-
-<p>Marthe poussa une exclamation, rougit, et ramena
-autour de ses épaules les plis du suaire.</p>
-
-<p>«Eh bien! j'ai tenu parole, dit le déicule; grâce à
-moi, vous venez de traverser onze siècles sans vous en
-apercevoir.</p>
-
-<p>&mdash;Se peut-il? s'écria Maurice stupéfait.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous voilà transportés au centre de la civilisation
-que vous désiriez connaître, continua le génie;
-nous sommes ici dans l'île autrefois appelée Taïti.</p>
-
-<p>&mdash;La <i>Nouvelle-Cythère</i> du capitaine Cook? demanda
-le jeune homme.</p>
-
-<p>&mdash;Aujourd'hui nommée l'<i>Ile du Noir-Animal</i>, continua
-le dieu. Les gros industriels du pays font fouiller le
-monde entier pour se procurer la matière première de
-leur commerce, et vous devez à ces recherches d'avoir
-été transportés chez eux.»</p>
-
-<p>Marthe regarda autour d'elle, et remarqua alors qu'ils
-se trouvaient dans un immense édifice rempli de bières
-et d'ossements. Elle se serra contre Maurice avec un
-geste de frayeur.</p>
-
-<p>«Oh! ne craignez rien, reprit le génie en riant de
-sa voix aigre; on ne vous confondra point avec les morts.
-Vous vous trouvez chez l'un des plus respectables fabricants
-de l'île, M. Omnivore, qui sera ravi de voir en
-vous un échantillon des temps barbares. Il est averti de
-votre résurrection, et va venir lui-même.»</p>
-
-<p>La jeune femme, inquiète, s'enveloppa plus soigneusement
-dans son linceul.</p>
-
-<p>«Ne prenez point garde à la légèreté de votre costume,
-fit observer le petit dieu; nous ne sommes plus
-ici dans vos ridicules climats, où le soleil fait l'office
-d'une bougie qui éclaire sans chauffer. A l'île du Noir-Animal,
-l'air tient lieu de paletot; aussi vous voyez que
-l'intérêt bien entendu a réduit l'habillement à sa plus
-simple expression.»</p>
-
-<p>Les deux amants remarquèrent alors, en effet, la
-transformation qui s'était opérée chez M. Progrès. Il
-n'avait pour vêtements qu'un caleçon de coton, un chapeau
-d'écorce à larges bords, et des bottes en vannerie
-ornées de clochettes. Maurice apprit de lui que tel était
-le costume généralement adopté, vu sa commodité et
-son économie. La civilisation de l'an trois mille, ayant
-renoncé à tout ce qui n'était pas d'une utilité immédiate,
-avait laissé la parure aux femmes ou aux esprits futiles;
-les hommes graves se contentaient du caleçon, rehaussé
-de leurs grâces naturelles.</p>
-
-<p>Comme il achevait ces explications, un bruit de pas
-retentit à la porte de l'édifice, et le génie, donnant un
-coup de talon à son coursier de vapeur, disparut comme
-l'éclair.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch2">II</h2>
-
-<div class="abstract">Éloquence parlementaire de Maurice.&mdash;Éloquence perfectionnée
-de M. Omnivore.&mdash;Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.&mdash;M.
-Atout.&mdash;Départ de Marthe et de Maurice.&mdash;Nouveau moyen de traverser les
-rivières.&mdash;Routes souterraines.&mdash;M. Atout rassure Marthe par un calcul
-statistique.&mdash;Marthe s'endort.&mdash;Un rêve.</div>
-
-<p>M. Omnivore était suivi d'une demi-douzaine de serviteurs
-qui donnaient tous des marques du plus vif étonnement.
-Ils parlaient à la fois, comme nos députés lorsqu'ils
-veulent éclaircir une question importante, et Maurice
-reconnut que leurs paroles étaient un mélange de
-français, d'anglais et d'allemand, dont il se rendit
-compte assez facilement, vu la connaissance qu'il avait
-de ces trois langues. Ils répétaient tous ensemble:</p>
-
-<p>«Merveille! merveille! deux morts des premiers
-âges sont ressuscités; le chauffeur les a vus sortir de
-leur bière!»</p>
-
-<p>Mais ils s'interrompirent tout à coup, à la vue des deux
-époux, en criant:</p>
-
-<p>«Les voilà!»</p>
-
-<p>Et ils s'arrêtèrent à quelques pas, avec une curiosité
-que tempérait évidemment la peur.</p>
-
-<p>Marthe, confuse, s'était cachée à demi derrière Maurice;
-mais ce dernier, qui voulait soutenir l'honneur du
-dix-neuvième siècle, auquel M. Progrès venait d'accoler
-l'épithète de barbare, se redressa gravement, salua les
-visiteurs, et leur adressa le discours suivant:</p>
-
-<blockquote>
-<div class="ind">«Messieurs et honorables inconnus,</div>
-<p>«Ce n'est point le hasard, mais notre libre choix, qui
-nous a fait traverser près de deux mille années, pour
-renaître au milieu de cette génération puissante et éclairée,
-qui, à force de conquêtes dans le domaine de la
-perfectibilité humaine, a fait descendre le royaume du
-ciel sur la terre.</p>
-
-<p>«Aussi nous estimons-nous heureux de pouvoir connaître
-par nous-mêmes cette race de demi-dieux, si
-noblement représentée par ceux qui veulent bien m'écouter
-dans ce moment!&hellip;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Ici un murmure d'approbation interrompit l'orateur.
-Il reprit d'une voix plus élevée:)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Je viens parmi vous, Messieurs, pour m'échauffer
-au soleil de la civilisation, qui ne brille nulle part ailleurs
-aussi éclatant!&hellip;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Bruyants applaudissements.)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Pour admirer les miracles opérés par une nation intelligente
-et généreuse&hellip;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Applaudissements plus bruyants.)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Pour rendre hommage à un pays que l'on pourrait
-appeler la patrie de toutes les gloires!»</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Applaudissements prolongés.)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Enfin, pour jouir de cette noble alliance de l'ordre
-et de la liberté, réalisée par le plus grand peuple du
-monde.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Tonnerre d'applaudissements: plusieurs voix crient:&mdash;Vivent
-les morts parisiens!)</p>
-
-<p>Il fallut quelques instants pour apaiser l'émotion produite
-par l'éloquente improvisation de Maurice; les habitants
-de l'île du Noir-Animal ne pouvaient cacher leur
-surprise de trouver dans un barbare, enterré depuis
-onze siècles, cette élévation de pensée et cette justesse
-d'appréciation. Les auditeurs les plus instruits croyaient
-reconnaître, dans le langage du jeune homme, un ancien
-président de congrès provincial, ou pour le moins
-un secrétaire de société philanthropique, conservé par
-la méthode de M. Gannal. Enfin, quand le silence fut
-rétabli, M. Omnivore, qui voulait répliquer dignement
-au discours de son hôte, s'avança avec gravité, toussa
-trois fois, afin de recueillir ses idées, et dit, avec un accent
-franc-anglo-tudesque:</p>
-
-<blockquote>
-<div class="ind">«Monsieur</div>
-<p>«En réponse au vôtre du présent jour, je m'empresse
-de vous faire savoir que la maison Omnivore et
-compagnie se trouvera flattée d'entrer en relations avec
-la vôtre, et que vous serez accueilli aussi favorablement
-qu'une traite à présentation; ladite maison tenant à honneur
-de vous maintenir dans la bonne opinion que vous
-avez conçue du peuple auquel elle a l'avantage d'appartenir.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Les auditeurs échangèrent un regard de satisfaction.
-Tous applaudissaient évidemment à la clarté et à la précision
-commerciale de la réponse faite par M. Omnivore.
-Celui-ci s'en aperçut, et prit une prise de tabac pour
-donner une contenance à sa modestie.</p>
-
-<p>Mais la glace était rompue, et l'on en vint à des explications
-moins solennelles. Maurice raconta comment
-Marthe et lui se trouvaient là, en exprimant le désir de
-quitter au plus tôt ce lieu funèbre, dont l'aspect attristait
-sa compagne. M. Omnivore se hâta de faire apporter
-des vêtements fournis par les fouilles récentes qui
-avaient été faites dans les ruines du vieux monde, et il
-se retira, en annonçant qu'il reviendrait prendre ses
-hôtes.</p>
-
-<p>Il reparut, en effet, au bout d'un quart d'heure, et ne
-put retenir un éclat de rire à la vue du costume des
-deux jeunes époux. Il en examina quelque temps toutes
-les parties, avec la même curiosité qu'un Français du
-dix-neuvième siècle étudiant la toilette d'un Hottentot.
-Il fallut lui expliquer l'utilité de cette longue robe de
-femme qui embarrassait la marche, de ce chapeau qui
-plaçait son visage au fond d'un cornet, de cet habit
-d'homme dont les basques pendantes ressemblaient aux
-deux ailes d'un hanneton malade, de ce pantalon que se
-disputaient les bretelles et les sous-pieds, comme une
-victime tirée à quatre chevaux. Marthe et Maurice justifièrent
-de leur mieux les costumes de leur époque; mais,
-après les avoir écoutés, M. Omnivore jeta un regard sur
-son habillement perfectionné, et ne put retenir un sourire
-d'orgueil.</p>
-
-<p>Cet habillement avait, en effet, résolu la question d'utilité
-aussi complétement qu'on pouvait l'espérer. Il ne
-servait point seulement de costume, mais d'annonce, de
-prix-courant et de carnet à échéance.</p>
-
-<p>A la ceinture du caleçon se voyaient imprimés les
-mots <span class="sc">Omnivore et compagnie</span>, suivis des renseignements
-commerciaux les plus détaillés sur la nature et
-l'excellence des produits fournis par leur fabrique. La
-jambe droite présentait un barême complet destiné à
-simplifier les plus longs calculs, et la jambe gauche un
-almanach de cabinet avec les heures de départ des paquebots
-et courriers. Des deux côtés apparaissaient, en
-guise de rubans, des n&oelig;uds de traites soldées, constatant
-à la fois l'étendue des affaires de la maison Omnivore
-et l'exactitude de ses payements. Enfin, une plume
-posée sur l'oreille prouvait que le digne fabricant venait
-d'être subitement arraché aux douceurs de la comptabilité
-en parties doubles.</p>
-
-<p>Il conduisit d'abord Marthe et Maurice à travers d'immenses
-entrepôts, où se trouvaient entassés tous les débris
-arrachés par ses facteurs aux ruines du vieux
-monde: car telle était la spécialité à laquelle M. Omnivore
-devait sa fortune et son nom. Il exploitait les générations
-éteintes, comme on exploitait ailleurs les végétations
-carbonisées en houille, ou desséchées en
-tourbes combustibles. Sépultures antiques, débris de
-monuments, bronzes précieux, armes, médailles, statues,
-tout passait par ses mains; son entrepôt était le
-magasin de curiosités du monde; c'était là que venaient
-les collecteurs et les académiciens, race indestructible
-que la nouvelle civilisation n'avait pu faire disparaître.</p>
-
-<p>Les deux époux rencontrèrent précisément un de ces
-derniers au moment où ils quittaient l'entrepôt. C'était
-le célèbre M. Atout, qui avait pour spécialité d'être universel.
-Il représentait à lui seul vingt-huit citoyens,
-c'est-à-dire qu'il touchait les rétributions de vingt-huit
-places; la liste de ses titres couvrait une page in-quarto,
-et il portait autant de croix qu'une mule espagnole de
-clochettes. M. Omnivore le présenta seulement comme
-secrétaire perpétuel de la société historique, professeur
-de littérature, président du conseil universitaire, directeur
-de toutes les écoles normales, et membre de quatorze
-mille sept cent trente-quatre comités.</p>
-
-<p>M. Atout, qui venait d'apprendre la résurrection du
-couple français, le salua avec la dignité d'un homme affilié
-à trop d'académies pour que rien l'étonnât.</p>
-
-<p>Après les premières politesses, il adressa à Maurice
-plusieurs questions destinées à prouver ses études historiques
-et littéraires. Il lui demanda s'il avait connu
-Charlemagne, madame de Pompadour et M. Paul de
-Kock, trois grandes figures appartenant à la troisième
-race des rois de France, et l'interrogea longuement sur
-le connétable de Louis XVIII, Napoléon Bonaparte, dont
-l'histoire avait été écrite par le révérend père Loriquet.
-Maurice, d'abord étourdi, allait essayer de répondre,
-mais M. Atout ne lui en laissa point le temps; il en vint,
-sans plus longues transitions, du passé au présent, et
-commença une leçon sur l'état de la terre en l'an trois
-mille.</p>
-
-<p>Nos ressuscités l'écoutèrent avec d'autant plus d'attention
-qu'ils avaient tout à apprendre. Le professeur
-leur déclara qu'ils se trouvaient au centre même du
-monde civilisé, dont les différents peuples ne formaient
-plus qu'un État sous le nom de <i>République des Intérêts-Unis</i>.
-Le centre ou capitale de cette république se trouvait
-dans l'ancienne île de Bornéo, maintenant nommée
-<i>Ile du Budget</i>. Chaque peuple y envoyait un certain nombre
-de députés, et ceux-ci réglaient en commun les affaires
-générales. Quant au vieux monde, on y entretenait
-des colonies qui recevaient de la métropole la direction
-et les lumières.</p>
-
-<p>La grande loi de la division de la main-d'&oelig;uvre avait
-été appliquée à la république elle-même. Chaque état
-formait une seule fabrique. Ainsi, il y avait un peuple
-pour les épingles, un autre pour le cirage anglais, un
-autre pour les moules de boutons. Chacun ne s'occupait,
-ne parlait, que de son article, ce qui contribuait
-médiocrement à l'étendue des idées et aux charmes de
-la société, mais profitait singulièrement à la fabrication.
-L'île du Budget, seule, réunissait toutes les variétés
-d'art et d'industrie; on y trouvait des spécimens de la
-civilisation entière, méthodiquement classés comme
-dans une trousse d'échantillons.</p>
-
-<p>Maurice et Marthe déclarèrent aussitôt qu'ils voulaient
-aller à l'île du Budget, et l'académicien, qui s'y rendait,
-proposa de les conduire; mais Omnivore s'y opposa. Il
-soutint que les deux époux se trouvaient compris dans
-une partie de marchandises expédiées à sa maison, et
-qu'ils lui appartenaient aussi légitimement que les autres
-antiquités de son entrepôt. Il y eut d'assez longs
-débats. Enfin, M. Atout, qui tenait à présenter les ressuscités
-dans la capitale, et à se faire honneur de leur
-découverte, consentit à désintéresser le fabricant sur
-les fonds de la société historique.</p>
-
-<p>Nos époux le suivirent, en conséquence, jusqu'aux
-bords de la baie qu'il fallait traverser.</p>
-
-<p>Des batteries de mortiers-postes avaient été établies
-sur les deux rives pour le passage. Un conducteur ouvrit
-la plus grosse pièce par la culasse, et fit entrer nos
-trois voyageurs, qui s'assirent au milieu d'une bombe
-soigneusement rembourrée. Marthe ne put se défendre
-d'une certaine émotion en se trouvant placée, comme
-une gargousse, au fond d'un canon; mais l'académicien
-entreprit de lui expliquer les avantages de cette manière
-de passer les rivières. Il était encore au milieu de
-sa démonstration, lorsque la jeune femme entendit
-crier:</p>
-
-<p>«Feu!»</p>
-
-<p>Au même instant, elle se sentit emportée, et, traversant
-les airs avec la rapidité de la foudre, elle se retrouva
-sur l'autre rive, au milieu d'une vingtaine de
-bombes fumantes qui venaient également d'arriver.</p>
-
-<p>M. Atout leur déclara alors qu'ils allaient continuer
-par l'une des routes souterraines qui traversaient l'île.</p>
-
-<p>«Avant les progrès de la civilisation, dit-il, on construisait
-les chemins sur terre; mais ils devinrent insensiblement
-si nombreux, qu'ils envahirent presque toute
-la surface du globe. Le sol ne portait plus que des rails
-de fonte, et on s'aperçut qu'à force de multiplier les
-voies de transport, on touchait au moment de n'avoir
-plus rien à transporter. Ce fut alors que vint l'idée de
-tracer les routes, non sous le ciel, mais sous la terre,
-et l'expérience a prouvé la supériorité du nouveau système.
-Grâce à lui on ne perd que la vue! On peut voyager
-sans distractions, en dormant ou en pensant à ses
-affaires. Au lieu du soleil, tantôt éblouissant, tantôt
-obscurci, on a l'éclairage uniforme des lampes de voyage;
-plus de curieux qui vous regardent passer, plus
-d'appel de marchands, plus de bruit de ville; on voyage
-aussi tranquille qu'un ballot.»</p>
-
-<p>Il montra ensuite à ses deux compagnons les routes
-souterraines, dont les ouvertures apparaissaient au penchant
-de la colline comme autant de gueules de fournaises.
-D'immenses pelles, mises en mouvement par les
-machines, y engouffraient sans cesse ou en retiraient
-des trains de wagons fumants. On entendait, au sein de
-la montagne, mille roulements, mêlés aux froissements
-du fer et aux sifflements de la flamme.</p>
-
-<p>En s'enfonçant dans un de ces conduits sinistres,
-Marthe ne put retenir un cri, et chercha la main de Maurice.
-L'académicien, après l'avoir réprimandée assez
-aigrement, entreprit de lui démontrer que les chemins
-souterrains étaient non-seulement les plus commodes,
-mais les plus sûrs. Il lui énuméra pour cela le nombre
-de gens tués chaque année par les différents modes de
-locomotion; il y ajouta le nombre des estropiés, puis le
-nombre des blessés; il détailla l'espèce de blessures et
-leurs gravités; enfin il additionna le tout, fit une règle
-de proportion, et arriva à prouver que les routes souterraines
-ne faisaient par année que treize cents victimes
-et une fraction!</p>
-
-<p>Cette démonstration changea l'inquiétude de Marthe
-en effroi.</p>
-
-<p>M. Atout passa alors aux détails. Il fit observer à la
-jeune femme qu'elle se trouvait à l'abri de tons les menus
-accidents que l'on pouvait craindre sur les autres
-chemins. Elle n'était exposée ni aux courants d'air, ni
-aux coups de soleil, ni à la poussière, ni au vent, ni aux
-émanations marécageuses, ni aux impertinences des
-passants; elle n'était absolument exposée qu'à être tuée.</p>
-
-<p>L'effroi de Marthe devint de l'épouvante.</p>
-
-<p>Heureusement que, dans ce moment, le bras de Maurice
-l'enveloppa doucement; elle se laissa aller à demi
-sur la poitrine du jeune homme, et, en sentant son c&oelig;ur
-battre largement et paisiblement sous le sien, la peur
-s'envola; le calme de celui qu'elle aimait se communiqua
-à tout son être; elle ferma les yeux souriante et
-enivrée.</p>
-
-<p>M. Atout, persuadé qu'elle méditait ses raisonnements,
-admira les résultats de la statistique, et passa de
-la justification des différents véhicules nouvellement inventés
-à l'énumération de leurs avantages.</p>
-
-<p>Il constata que, vu la rapidité moyenne de la locomotion,
-il ne fallait plus maintenant que deux heures pour
-aller chercher son sucre au Brésil, trois pour acheter
-son thé à Canton, quatre pour choisir son café à Moka.
-On voyageait même plus loin au besoin. Madame Atout
-avait son marchand de nouveautés à Bagdad, sa modiste
-à Tambouctou, et son fourreur au pôle nord, trois portes
-plus bas que le cercle arctique.</p>
-
-<p>L'académicien démontra par des chiffres les immenses
-résultats sociaux de ces perfectionnements dans les
-voies de communication. Il prouva qu'en ajoutant à la
-vie des hommes de l'an trois mille toutes les heures gagnées
-par cette rapidité de transport, la durée moyenne
-de leur existence représentait cent vingt-cinq ans&hellip; plus
-une fraction! Ainsi avait été résolu le problème de franchir
-l'espace sans fatigues à subir, sans observations à
-faire, sans confidence à échanger. On se prenait sans se
-voir, on se quittait sans s'être parlé; chacun était indifférent
-à tout le monde, et tout le monde à chacun; voyager,
-enfin, n'était plus vivre en chemin ni en commun,
-mais partir et arriver!</p>
-
-<p>Marthe avait d'abord écouté l'apologie de M. Atout;
-mais insensiblement elle devint moins attentive; ses
-paupières se fermèrent, et, bercée par l'haleine de celui
-qu'elle aimait, elle s'endormit! Les images confuses du
-passé flottèrent d'abord quelque temps autour de son
-esprit; puis un souvenir rayonnant effaça tous les autres,
-et sortit lentement de ce chaos, comme une étoile
-des nuées.</p>
-
-<p>Marthe rêvait au voyage fait avec Maurice la veille
-même de leur long sommeil!</p>
-
-<p>Elle croyait voir encore les dernières lueurs du jour
-illuminant les coteaux de Viroflai et la lisière des bois;
-elle apercevait l'épine fleurie qui brodait le vert pâle des
-haies; elle sentait le parfum des lilas, dont les touffes
-riantes couronnaient les murs des jardins; elle entendait,
-sur les chemins déjà cachés dans l'ombre, le bruit
-des clochettes cadencé par le trot des chevaux.</p>
-
-<p>Près d'elle était Maurice, une main dans les siennes;
-près de Maurice un vieux cocher, au regard pensif;
-derrière, les autres voyageurs: paysan à la parole
-haute, jeune mère inquiète à chaque mouvement de ses
-enfants, vieux soldat silencieux!</p>
-
-<p>La voiture roulait doucement sur la terre amollie;
-mais à chaque instant sa course devenait plus lente, et
-des exclamations d'impatience s'élevaient.</p>
-
-<p>«Fouettez le cheval!» criaient-ils tous.</p>
-
-<p>Le cocher se contentait d'agiter les rênes.</p>
-
-<p>«Fouettez! fouettez! reprenaient les voix.</p>
-
-<p>&mdash;C'est une rosse! faisait observer le paysan.</p>
-
-<p>&mdash;Un paresseux! ajoutait la mère.</p>
-
-<p>&mdash;Un lâche!» achevait le soldat.</p>
-
-<p>Le cocher branlait la tête.</p>
-
-<p>«Non, non, disait-il, Noiraud n'est pas une rosse,
-car il a supporté plus de misères que les plus forts, et
-voilà vingt ans qu'il les supporte.</p>
-
-<p>&mdash;Vingt ans! répétait le paysan stupéfait.</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être davantage, reprenait le cocher, et ce
-n'est point un paresseux celui qui a nourri si longtemps,
-de son travail, l'homme, la femme et les deux enfants.</p>
-
-<p>&mdash;Tant que cela! s'écriait la mère: oh! le brave
-cheval.</p>
-
-<p>&mdash;Sans compter qu'il a fait ses preuves de courage,
-continuait le cocher; voyez plutôt les deux cicatrices
-qui sont au poitrail.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! il a servi?» interrompait le vieux soldat, d'un
-accent radouci.</p>
-
-<p>Et tous les yeux s'étaient arrêtés sur Noiraud avec un
-intérêt curieux, personne ne disait plus de le fouetter!
-Le paysan calculait ce que pouvait valoir son travail de
-vingt années; la mère pensait aux deux enfants que ce
-travail avait nourris, le vieux soldat regardait les cicatrices!
-Tous trois avaient perdu leur impatience; rien
-ne les pressait plus; ils pouvaient attendre; Noiraud
-n'avait qu'à prendre son temps.</p>
-
-<p>Aussi, quand la route était devenue facile, la mère
-avait voulu faire marcher ses enfants; le vieux soldat
-avait déclaré qu'il ne pourrait demeurer plus longtemps
-assis sans souffrir de ses blessures, et tous deux descendus,
-le cocher s'était mis à encourager Noiraud de
-la voix.</p>
-
-<p>«Ferme, mon vieux trompette! disait-il; encore cette
-corvée pour Georgette; demain, nous nous reposerons.»</p>
-
-<p>Puis, se tournant vers Marthe et Maurice:</p>
-
-<p>«C'est la fille de la maison, Georgette, avait-il ajouté
-en souriant; elle épouse le fils du voisin samedi, et sa
-mère et moi nous lui avons préparé une surprise: lit,
-secrétaire et commode de noyer, avec la garniture de
-cheminée! Elle ne se mariera qu'une fois, cette enfant;
-je veux qu'elle ait la joie complète. Joli nid et bel oiseau.
-L'oiseau est trouvé; mais pour le nid il manque encore
-cent sous, et Noiraud ne peut se reposer que quand je
-les aurai&hellip; Pas vrai, vieux, que tu me les gagneras
-demain!</p>
-
-<p>&mdash;Il vous les a gagnés, s'était écrié Maurice en lui
-tendant l'argent; vous pouvez hâter d'un jour la joie de
-Georgette et le repos de Noiraud; allez, brave c&oelig;ur, et
-que Dieu bénisse vos amoureux.»</p>
-
-<p>Il avait alors sauté, enlevant Marthe dans ses bras, et
-la voiture allégée s'était perdue dans l'ombre!</p>
-
-<p>Paris se trouvait encore loin; mais tous deux avaient
-marché joyeusement, les bras enlacés, causant à demi-voix
-de Georgette, de Noiraud, des étoiles! Ineffable
-échange de bagatelles charmantes, de fugitives impressions,
-de confidences comprises sans être achevées;
-sorte de rêverie dialoguée, dont on ne se rappelle rien,
-et qui laisse dans le passé une de ces traînées lumineuses
-vers lesquelles le regard se tourne toujours.</p>
-
-<p>Ils n'étaient arrivés qu'au milieu de la nuit, haletants
-de fatigue, couverts de sueur, les pieds poudreux et
-meurtris, mais le c&oelig;ur plein et l'esprit joyeux. Ce voyage,
-ils ne pouvaient l'oublier désormais, car ils n'avaient
-pas seulement changé de lieu, ils avaient vu, senti; ils
-n'étaient pas seulement arrivés, il leur restait un souvenir!
-Ils se souviendraient toujours du vieux cheval et de
-son vieux maître!</p>
-
-<p>Toutes ces images venaient de se reproduire dans le
-rêve de Marthe; elle croyait franchir le seuil de sa joyeuse
-mansarde, lorsqu'un grand bruit l'éveilla en sursaut.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch3">III</h2>
-
-<div class="abstract">Extraction de voyageurs.&mdash;Auberges modèles.&mdash;Le verre d'eau
-de fontaine.&mdash;Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade accélérée,
-bateau sous-marin.&mdash;M. Blaguefort, commis-voyageur pour les nez, la
-librairie et les denrées coloniales.&mdash;Un prospectus d'entreprise
-industrielle de l'an trois mille.&mdash;Fâcheuse rencontre d'une baleine.&mdash;Leçon
-de M. Vertèbre sur les cétacés.&mdash;Destruction du bateau sous-marin.&mdash;Son
-extrait mortuaire.</div>
-
-<p>Le convoi qui conduisait l'académicien et ses deux
-compagnons venait de s'arrêter au fond d'une sorte de
-précipice; sur leurs têtes apparaissait un coin de ciel
-barré par les bras d'une immense machine. M. Atout
-leur apprit qu'ils étaient arrivés à leur destination, et
-que chacune des villes sous lesquelles passait le chemin
-avait ainsi un puits d'extraction pour les voyageurs.</p>
-
-<p>Leur wagon venait, en effet, d'être saisi par le grand
-bras de la machine, et commençait à monter rapidement,
-comme une banne de mineurs.</p>
-
-<p>Lorsqu'ils atteignirent l'orifice du puits, mille cris
-éclatèrent à la fois, et une centaine d'hommes et d'enfants
-se précipitèrent vers les arrivants. Marthe crut
-qu'on voulait les mettre en pièces, et recula épouvantée
-jusqu'à M. Atout; mais ce dernier lui apprit que c'étaient
-les aubergistes et les commissionnaires du pays qui venaient
-offrir leurs services.</p>
-
-<p>Les uns répandaient sur les voyageurs une pluie de
-cartes et d'adresses, d'autres tenaient des plateaux couverts
-de rafraîchissements, qu'ils voulaient leur faire
-accepter; quelques restaurateurs portaient d'immenses
-fourchettes garnies de volailles rôties, de côtelettes et de
-jambonneaux, qu'ils promenaient, au-dessus de la foule,
-comme un prospectus de leurs établissements. Il y avait,
-en outre, les brosseurs, les cireurs, les indicateurs, les
-porteurs, tous également acharnés à vous rendre service.
-Maurice n'avait pas fait six pas, qu'il s'était vu forcé
-d'accepter deux verres de limonade, et de livrer à
-trois commissionnaires sa canne, son foulard et son
-chapeau.</p>
-
-<p>M. Atout lui faisait admirer cet empressement hospitalier,
-cette multiplicité de soins, cette abondance.</p>
-
-<p>«Voyez, s'écriait-il, les bienfaits de la civilisation!
-Une population entière est aux ordres de chacun de
-nous; toutes les productions du monde viennent, pour
-ainsi dire, à notre rencontre; nous arrivons à peine, et
-déjà nos moindres besoins ont été prévenus; rien ne
-nous a manqué!»</p>
-
-<p>Rien ne manquait, en effet, à Marthe et à Maurice,
-que de pouvoir respirer. Ils se réfugièrent dans la première
-hôtellerie qu'ils aperçurent, comme dans un lieu
-d'asile.</p>
-
-<p>A la porte se tenait un concierge, portant hallebarde,
-qui leur fit trois saluts et les remit à un huissier à chaîne
-d'or, par lequel ils furent conduits à un valet de pied
-chargé d'ouvrir le salon.</p>
-
-<p>C'était une immense galerie, dont le premier aspect
-éblouit les deux jeunes gens. Leur conducteur s'en aperçut
-et sourit.</p>
-
-<p>«Vous voyez, dit-il, le triomphe de l'industrie; rien
-de ce que vous apercevez ici n'est ce qu'il paraît. Cette
-colonnade de marbre sculpté n'est que de la terre cuite;
-cette tapisserie de brocart, qu'un tissu de verre filé; ce
-parquet de bois de rose, qu'un carrelage en bitume colorié;
-le velours qui couvre ces sofas, que du caoutchouc
-perfectionné. Tout cela peut durer deux années, c'est-à-dire
-le temps nécessaire pour que l'hôtelier vende son
-établissement et se retire millionnaire.</p>
-
-<p>Comme il achevait, arrivèrent les garçons de service.
-Tous avaient, imprimés sur leurs vêtements, les symboles
-de leurs attributions: l'un, des plats, des assiettes,
-des couverts; l'autre, des verres et des bouteilles;
-un troisième, des viandes, des poissons ou des fruits.
-Ils portaient, en outre, un collier au chiffre de l'aubergiste,
-qui servait à les faire reconnaître.</p>
-
-<p>M. Atout engagea ses compagnons à déjeuner; mais,
-depuis tantôt douze siècles qu'ils ne mangeaient plus,
-tous deux en avaient perdu l'habitude. L'académicien,
-qui n'était point non plus en appétit, se contenta de demander
-un verre d'eau.</p>
-
-<p>Le valet chargé de recueillir les demandes alla aussitôt
-à une petite bibliothèque et apporta un volume relié,
-sur lequel on lisait, gravé en lettres d'or:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c">CARTE DES EAUX<br />
-<span class="xsmall">QUE L'ON TROUVE A L'HOTEL DES DEUX-MONDES.</span></p>
-
-<ul>
-<li>1<sup>o</sup> Eau de fontaine.</li>
-<li>2<sup>o</sup> Eau de puits.</li>
-<li>3<sup>o</sup> Eau de ruisseau.</li>
-<li>4<sup>o</sup> Eau de rivière.</li>
-<li>5<sup>o</sup> Eau de fleuve.</li>
-<li>6<sup>o</sup> Eau filtrée au charbon.</li>
-<li>7<sup>o</sup> Eau filtrée à la pierre.</li>
-<li>8<sup>o</sup> Eau filtrée au gravier.</li>
-<li>9<sup>o</sup> Eau&hellip;</li>
-</ul></blockquote>
-
-<p>Maurice s'arrêta, tourna une trentaine de feuilles, et
-vit que la carte allait jusqu'au n<sup>o</sup> 366! L'hôtel des Deux
-Mondes avait autant d'espèces d'eaux qu'une année bissextile
-a de jours.</p>
-
-<p>M. Atout en parcourut le catalogue avec soin, fit de
-savantes réflexions sur les eaux de différents crus, hésita,
-relut, hésita encore, et demanda enfin, après une
-longue délibération, de l'eau de fontaine!</p>
-
-<p>La demande fut transmise par le valet des requêtes.
-Cinq minutes s'écoulèrent, puis un premier garçon apporta
-un plateau; encore cinq minutes, et un second garçon
-apporta une carafe; encore cinq minutes, et le troisième
-apporta un verre.</p>
-
-<p>Le tout n'avait ainsi pris qu'un quart d'heure, grâce
-à la division de la main-d'&oelig;uvre.</p>
-
-<p>Pendant que leur conducteur buvait, Marthe et Maurice
-voulurent s'approcher d'une fenêtre; mais le valet qui y
-était préposé les avertit qu'il fallait, pour cela, prendre
-un billet au bureau des points de vue! Ils refusèrent et
-voulurent s'avancer vers la porte; un autre garçon les
-avertit que, s'ils sortaient sans contre-marque, ils ne
-pourraient rentrer. Enfin, comme, dans leur embarras,
-ils allaient s'asseoir sur le sofa de pourtour, un troisième
-garçon leur fit observer poliment que ces places étaient
-d'un prix plus élevé.</p>
-
-<p>Ainsi repoussés de partout, ils se hâtèrent de rejoindre
-l'académicien, qui venait d'achever son verre d'eau
-et avait demandé la carte.</p>
-
-<p>Un domestique spécial parut bientôt, portant une magnifique
-feuille de papier vélin avec vignette, encadrement,
-cul-de-lampe et parafes embellis d'<i>ombres portées</i>.</p>
-
-<p>Maurice lut par-dessus l'épaule de son conducteur:</p>
-
-<div class="ind"><i>Doit M.</i></div>
-<table summary="">
-<tr>
-<td class="drap">Pour trois saluts du concierge à hallebarde</td>
-<td class="num">1</td>
-<td class="num">fr.</td>
-<td class="num">50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">Pour l'huissier à chaîne d'or</td>
-<td class="num">2</td>
-<td rowspan="9">&nbsp;</td>
-<td class="num">»</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">Pour le valet de pied qui a ouvert la porte</td>
-<td class="num">»</td>
-<td class="num">50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">Pour loyer de la carte des eaux</td>
-<td class="num">»</td>
-<td class="num">25</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">Pour un plateau</td>
-<td class="num">»</td>
-<td class="num">30</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">Pour une carafe</td>
-<td class="num">»</td>
-<td class="num">35</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">Pour un verre</td>
-<td class="num">»</td>
-<td class="num">25</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">Pour eau de fontaine</td>
-<td class="num">5</td>
-<td class="num">»</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">Pour table et tabourets</td>
-<td class="num">4</td>
-<td class="num">»</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">Pour frais de service</td>
-<td class="num pad-bot">2</td>
-<td class="num pad-bot">»</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="pad-top r">Total</td>
-<td class="border-top r">16</td>
-<td class="border-top r">fr.</td>
-<td class="border-top r">15</td>
-</tr>
-</table>
-<p>M. Atout fit remarquer que, grâce à cette comptabilité
-détaillée, on n'avait plus à s'occuper du pourboire
-des domestiques, paya les 16 fr. 15 c. et sortit.</p>
-
-<p>Marthe se rappela involontairement l'Évangile, et il
-lui sembla que les hôteliers de l'île du Noir avaient trouvé
-moyen de réaliser sur la terre les promesses du Christ:
-<i>le verre d'eau donné leur était payé au centuple</i>.</p>
-
-<p>Le conducteur des deux époux avait pris avec eux le
-chemin du port, où ils devaient s'embarquer pour l'île
-du Budget.</p>
-
-<p>Lorsqu'ils y arrivèrent, les quais étaient couverts de
-voyageurs qui débarquaient ou qui allaient partir. On
-entendait crier:</p>
-
-<p>Le paquebot du Japon!</p>
-
-<p>L'estafette de la mer Rouge!</p>
-
-<p>L'omnibus du Brésil, avec correspondance pour Terre-Neuve!</p>
-
-<p>Et à ces cris la foule accourait. On voyait les buralistes
-distribuant leurs bulletins, et les facteurs pesant les
-marchandises. M. Atout fit remarquer à ses compagnons
-un estampilleur qui, le pinceau à la main, traçait sur la
-poitrine ou sur le dos de chaque passager le numéro imprimé
-sur ses paquets; moyen aussi simple qu'ingénieux
-d'établir la corrélation du voyageur et des bagages.</p>
-
-<p>Enfin, ils arrivèrent à un embarcadère surmonté d'un
-écriteau, sur lequel était écrit:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Dorades accélérées de l'île du Noir à l'île du Budget,
-en cinquante-trois minutes.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>«C'est ici,» dit M. Atout.</p>
-
-<p>Nos voyageurs regardèrent devant eux sans rien voir.</p>
-
-<p>«Vous cherchez le bateau? reprit le professeur en
-souriant; mais il est à sa place&hellip; à sa place de dorade.</p>
-
-<p>&mdash;Comment! sous l'eau? interrompit Maurice.</p>
-
-<p>&mdash;Sous l'eau! répéta M. Atout. On a cru longtemps
-que le propre d'un bateau était de flotter; mais de nouvelles
-recherches ont détrompé à cet égard. Aujourd'hui
-une partie de nos lignes de paquebots sont sous-marines,
-comme une partie de nos routes sont souterraines.
-Vous comprenez qu'il y a mêmes avantages dans les deux
-cas. Les dorades accélérées, naviguant sous les vagues,
-n'ont à craindre ni le vent, ni la foudre, ni les abordages,
-ni les pirates. Quant à leur construction, vous
-allez vous-même en juger.»</p>
-
-<p>Il les conduisit alors à l'extrémité de l'embarcadère,
-où se trouvait une cloche à plongeur, par laquelle ils
-purent descendre au bateau sous-marin.</p>
-
-<p>Sa forme avait été empruntée au poisson dont il portait
-le nom. C'était une immense dorade, dont la queue
-et les nageoires étaient mues par la vapeur. A la place
-des écailles brillaient plusieurs rangées de petites fenêtres,
-et l'air s'introduisait à l'intérieur par des conduits,
-dont l'extrémité flottait à la surface de la mer.</p>
-
-<p>Les nouveaux venus avaient été précédés par une société
-nombreuse, de sorte que la dorade ne tarda pas à
-tracer sa route au milieu des flots.</p>
-
-<p>M. Atout voulut profiter de ce moment pour préparer
-ses compagnons à la vue de la capitale des <i>Intérêts-Unis</i>;
-mais il fut interrompu, dès les premiers mots, par un
-voyageur qui venait de le reconnaître, et qui accourut
-à sa rencontre les bras ouverts.</p>
-
-<p>«Eh! c'est M. Blaguefort, dit l'académicien en répondant
-aux empressements du nouveau venu avec
-une certaine supériorité protectrice; un de nos hommes
-d'affaires les plus répandus.»</p>
-
-<p>Et, lui montrant de la main Marthe et Maurice:</p>
-
-<p>«Je vous présente, continua-t-il, un couple des anciens
-temps&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Les Parisiens d'Omnivore? interrompit Blaguefort,
-qui les avait déjà examinés; je les ai manqués de trois
-minutes. J'avais appris leur résurrection, et j'accourais
-pour offrir à leur propriétaire de les mettre en actions.
-J'aurais exploité cette entreprise avec celle des télégraphes
-lunaires! mais vous aviez déjà traité. Excellente
-affaire, Monsieur! vous pouvez gagner six mille pour
-cent.»</p>
-
-<p>M. Atout fit observer qu'il ne s'agissait point d'une
-spéculation; que le réveil des deux époux devait seulement
-profiter à la science, et que c'était dans ce but
-qu'il les conduisait à l'île du Budget.</p>
-
-<p>Blaguefort cligna de l'&oelig;il.</p>
-
-<p>«Bien, bien, dit-il, vous avez un autre projet&hellip; Vous
-espérez tirer davantage. Mon Dieu! c'est votre droit&hellip;
-Vous comprenez que ce n'est pas moi qui irai vous élever
-une concurrence; d'autant que j'ai donné une nouvelle
-extension à mes affaires. Depuis que nous nous sommes
-rencontrés au cap de Bonne-Espérance, j'ai formé une
-société anonyme pour exploiter le brevet du docteur
-Naso! Vous savez, ce Péruvien qui vient d'inventer un
-corset orthopédique pour les nez déviés. Mais pardon:
-voici un voyageur à qui j'avais donné un prospectus et
-qui désire me parler.»</p>
-
-<p>Un nouvel interlocuteur venait effectivement de s'approcher.</p>
-
-<p>C'était un petit homme, tellement obèse que ses deux
-bras ressemblaient à des nageoires, et trottant avec des
-jambes si courtes qu'on eût dit un de ces poussahs de
-carton qui marchent sur leur ventre. Ses petits yeux,
-enfoncés dans la chair, semblaient des trous de faussets,
-et son nez, étranglé entre deux joues hémisphériques,
-faisait l'effet d'un pepin dans une orange de Malte.</p>
-
-<p>Il salua du pied, n'ayant point assez de cou pour saluer
-de la tête.</p>
-
-<p>«Magnifique découverte, Monsieur! dit-il d'une voix
-apoplectique, et en montrant le prospectus qu'agitait
-une de ses nageoires.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur veut-il en essayer? demanda rapidement
-Blaguefort.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pas? reprit l'homme-poussah avec un
-rire qui rappelait, à s'y méprendre, un accès de toux;
-pourquoi pas? J'ai toujours favorisé le progrès des
-arts&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Comme nous le progrès des nez, Monsieur.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, vous parvenez réellement à accroître ou à
-diminuer leurs dimensions?</p>
-
-<p>&mdash;Par le moyen d'un appareil approprié aux besoins
-du sujet. Monsieur peut voir, du reste, la lithographie
-jointe à notre prospectus. Grâce à notre corset orthonasique,
-chacun peut désormais choisir son nez, comme
-on choisissait autrefois son chapeau. Vous en avez là des
-modèles de toutes les formes, avec les prix en chiffres
-connus.»</p>
-
-<p>Le petit homme retourna la feuille qu'il tenait à la
-main, et se mit à examiner une longue série de nez, dessinés
-en regard du tarif. Il hésita quelque temps entre
-les nez grecs et les nez retroussés; mais, sur l'observation
-de M. Blaguefort que ces derniers étaient mal portés,
-il se décida pour les autres.</p>
-
-<p>L'homme d'affaires tira aussitôt de sa trousse un compas,
-prit les dimensions de l'espèce de verrue que l'appareil
-du docteur devait transformer en nez antique, et
-les inscrivit sur son carnet, avec le nom et l'adresse de
-l'acheteur.</p>
-
-<p>Les deux époux apprirent ainsi que ce dernier arrivait
-d'Afrique, où il s'était rendu pour cause d'étisie, et que
-son embonpoint était le résultat d'un nouveau racahout
-des Arabes. Il en apportait la recette, vendue à la compagnie
-de l'Hygiène publique, qui l'avait attaché lui-même
-à l'entreprise en qualité de prospectus vivant.</p>
-
-<p>Pendant qu'il donnait ces explications, M. Blaguefort
-avait aperçu à quelques pas un voyageur dont l'air et les
-cheveux longs semblaient annoncer un ecclésiastique. Il
-chercha vivement dans sa trousse des échantillons de reliques,
-de chapelets, de médailles, et, s'approchant d'un
-air souriant et modeste:</p>
-
-<p>«Je ne crois pas me tromper, dit-il, en me permettant
-de supposer que monsieur a reçu l'ordination.</p>
-
-<p>&mdash;En effet, répliqua le voyageur.</p>
-
-<p>&mdash;J'en étais sûr, reprit Blaguefort avec onction;
-quand on approche les saints, il y a une voix intérieure
-qui vous avertit! Mais, puisque la Providence m'a fait
-rencontrer monsieur, j'ose espérer qu'il me permettra
-de lui offrir quelques objets destinés à l'édification des
-fidèles: <i>ad majorem Dei gloriam</i>.»</p>
-
-<p>Et, prenant subitement la voix d'un commissaire-priseur,
-il continua, en présentant tour à tour chaque
-échantillon:</p>
-
-<p>«Ceci est une relique de saint Loriquet, destinée à
-inspirer les vraies connaissances historiques! Nous ne
-les vendons que 50 centimes la douzaine, qui est de
-quatorze.</p>
-
-<p>Ceci est une médaille dédiée aux saints protecteurs:
-elle met à l'abri des banqueroutes, de la garde nationale
-et autres infirmités terrestres. 1 fr. les sept-six.</p>
-
-<p>Ceci est un chapelet&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Un moment, Monsieur, interrompit le voyageur en
-cheveux longs, il y a méprise: je ne suis point prêtre
-catholique&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Ah bah! s'écria Blaguefort, alors c'est à un ministre
-du saint Évangile que j'ai l'honneur de parler.»</p>
-
-<p>Il rouvrit précipitamment sa trousse, y choisit une
-Bible, et reprit, avec l'air majestueux d'un maître
-d'école qui explique les neuf parties du discours:</p>
-
-<p>«Prenez, car ceci est la loi universelle, le grand
-Verbe, le Dieu vivant! Là vous ne verrez que des règles
-sûres&hellip; bien que nous ayons ajouté les livres apocryphes.
-Vous y trouverez la recette du salut spirituel et
-temporel&hellip; avec le moyen de s'en servir. Le tout ne coûtant
-que 10 francs, compris le fermoir et l'étui!</p>
-
-<p>&mdash;C'est, en effet, bien peu d'argent pour tant de choses,
-dit l'étranger en souriant, et, lorsque j'étais pasteur,
-j'aurais pu profiter du bon marché; mais depuis mes
-convictions ont pris une autre voie, et l'ancien ministre
-du saint Évangile s'est réfugié dans la philosophie&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes philosophe! interrompit Blaguefort, qui
-se frappa la cuisse; pardieu! j'aurais dû m'en douter:
-avec ce front vaste, ce regard penseur!&hellip; Eh bien, j'en
-suis ravi, Monsieur; moi aussi, je suis philosophe&hellip;
-philosophe pratique&hellip; et la preuve, c'est que je voyage
-pour la <i>Société de l'extinction des croyances</i>. J'ai là le règlement,
-et je suis autorisé à recevoir les souscriptions.»</p>
-
-<p>Il avait cherché de nouveau dans la trousse, et il offrit
-à son interlocuteur une brochure au haut de laquelle
-une vignette représentait le génie de la vérité terrassant
-l'hydre de la superstition: le génie était le portrait du
-président de la société, et les têtes de l'hydre des têtes
-d'abbés.</p>
-
-<p>Blaguefort laissa l'ex-pasteur examiner la brochure,
-et revint vers l'académicien.</p>
-
-<p>Maurice ne put cacher son étonnement, et lui avoua
-qu'il venait de réaliser à ses yeux le beau idéal du commis
-voyageur.</p>
-
-<p>«Ah! vous voulez me flatter, s'écria Blaguefort en
-riant; je me connais, allez! J'ai un défaut en affaires, un
-très grand défaut: je suis trop franc! Je ne sais point
-faire valoir mes articles, défendre mes avantages; mais,
-bah! j'aime la bonne foi antique, je veux que l'on
-puisse traiter avec moi sans précautions. Aussi on me
-connaît! Sucre, chocolat, soieries, miel, vins de
-Madère; on reçoit les yeux fermés tout ce que j'expédie;
-c'est ce que je veux: la confiance du public m'honore;
-elle constitue mon bénéfice le plus net et le plus sûr!»</p>
-
-<p>Tout en parlant, l'homme d'affaires vidait sa trousse,
-afin de la remettre en ordre. Les regards de Maurice
-s'arrêtèrent sur un papier qui venait de s'entr'ouvrir; il
-lut:</p>
-
-<p><i>Recette pour le chocolat pur caraque.</i>&mdash;Prenez un tiers
-de haricots rouges, un tiers de sucre avarié, un tiers de
-suif; aromatisez le tout avec des écorces de cacao: vous
-aurez du chocolat de santé.</p>
-
-<p><i>Recette pour le miel.</i>&mdash;Prenez de la mélasse, de la farine
-de seigle; aromatisez avec de la fleur d'orange,
-composée de sels de zinc, de cuivre et de plomb: vous
-aurez du miel du mont Hymète.</p>
-
-<p><i>Recette pour le sucre blanc.</i>&mdash;Prenez de la poudre d'albâtre&hellip;</p>
-
-<p>Maurice ne put continuer; Blaguefort, qui avait tout
-remis en ordre, reprit le papier et le plaça soigneusement
-avec ses effets de commerce; mais il aperçut, tout à
-coup, parmi ces derniers, une lettre qui parut réveiller
-en lui un souvenir oublié&hellip;</p>
-
-<p>«A propos, je ne vous ai point dit, s'écria-t-il en se
-tournant vers M. Atout: la société pour les télégraphes
-trans-aériens vient d'être formée! L'année prochaine,
-nous serons en communication directe avec la lune.</p>
-
-<p>&mdash;Avec la lune! s'écrièrent Marthe et Maurice stupéfaits.</p>
-
-<p>&mdash;Les dernières expériences faites à l'observatoire
-de Sans-Pair ont rendu la chose possible, fit observer
-M. Atout. Grâce au télescope construit par M. de l'Empyrée,
-la lune s'est enfin laissé voir.</p>
-
-<p>&mdash;Et bientôt elle se fera entendre! ajouta Blaguefort:
-car, grâce aux nouveaux télégraphes électriques, on
-pourra converser avec les lunaires aussi promptement
-et aussi facilement que je converse avec vous. J'ai là, du
-reste, le projet de prospectus qui m'a été adressé; je
-puis vous le faire connaître.»</p>
-
-<p>Il déploya la lettre et en retira une feuille autographiée
-qui contenait ce qui suit:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Télégraphes trans-aériens.&mdash;Aux personnes qui
-ont des fonds à placer.&mdash;Capital social: dix millions.&mdash;Bénéfice
-assuré: dix milliards.</i></p>
-
-<p class="emgap">«Un événement qui surpasse en importance tous ceux
-qui ont renouvelé, jusqu'à ce jour, la face de la terre,
-vient de se produire au milieu de nous. Un de nos savants
-a subitement découvert un monde inconnu jusqu'à
-lui. Ce monde, c'est la lune!</p>
-
-<p>«Une société s'est aussitôt formée pour l'exploitation
-de cette nouvelle conquête, dont il ne reste plus qu'à
-s'emparer. Toutes les mesures sont déjà prises pour la
-construction des télégraphes trans-aériens, qui doivent
-nous mettre en rapport avec la population lunaire, et faciliter,
-peu après, l'établissement d'une grande ligne de
-communication, construite à frais communs.</p>
-
-<p>«Il résulte des observations faites par M. de l'Empyrée
-que la lune renferme des valeurs incalculables en
-carrières d'ardoises, terre à briques, gisements de granit,
-bancs de sable propres à bâtir, etc., etc., etc., etc.
-L'imagination recule devant les bénéfices que l'exploitation
-de pareilles richesses peut procurer. Aussi ne
-ferons-nous aucune promesse aux actionnaires: les
-plus modestes paraîtraient exagérées. Nous les avertirons
-seulement que, d'après des calculs exacts et consciencieux,
-l'intérêt de l'argent placé dans notre entreprise
-devra être, en terme moyen, de cinquante mille
-pour cent!</p>
-
-<p>«Presque toutes les actions étant retenues à l'avance,
-nous ne pourrons accueillir les demandes que jusqu'au
-30 du présent mois.»</p>
-
-<p>Suivent les signatures.</p>
-</blockquote>
-
-<p>La plupart des voyageurs s'étaient rassemblés autour
-de Blaguefort pendant cette lecture. L'annonce merveilleuse
-avait évidemment produit son effet. Les plus enthousiastes
-demandaient déjà les moyens de prendre un
-intérêt dans l'affaire. Blaguefort se proposa aussitôt pour
-intermédiaire, et se mit à distribuer des promesses de
-promesse d'action avec un droit de commission. Les
-voyageurs qui les avaient achetées passèrent dans les
-autres salles du bateau, où ils répétèrent la grande nouvelle,
-et négocièrent leurs coupons à deux cents pour
-cent de bénéfice. Maurice ne pouvait revenir de sa surprise,
-et M. Atout en prit occasion de faire un long discours
-sur les avantages de l'association et du crédit. Il
-en était à son douzième aphorisme d'économie politique,
-lorsqu'un choc terrible ébranla la dorade accélérée et
-lui fit perdre l'équilibre.</p>
-
-<p>Les passagers épouvantés, s'étant élancés vers les fenêtres,
-aperçurent un immense cétacé endormi dans les
-profondeurs de l'Océan, et que le choc de la dorade
-avait réveillé: au moment même où les deux époux se
-penchèrent contre le vitrage, il venait de se retourner.
-Marthe eut à peine le temps de pousser un cri!&hellip; Le flot
-qui portait le bateau-poisson, attiré par l'aspiration du
-monstre, s'engloutit dans sa gueule entr'ouverte comme
-dans un abîme, et ne s'arrêta qu'au fond de l'estomac!</p>
-
-<p>L'événement avait été trop rapide pour qu'on pût l'éviter,
-et, dans le premier instant qui suivit la catastrophe,
-les clameurs et les lamentations empêchèrent de
-s'entendre. L'équipage lui-même paraissait consterné.
-C'était la première fois qu'il avait à naviguer dans l'estomac
-d'une baleine, et le capitaine, quoique vieux marin,
-fut forcé d'avouer qu'il en ignorait complètement les
-débouquements.</p>
-
-<p>Chacun dut en conséquence donner son avis; mais
-tous les moyens proposés paraissaient dangereux ou
-impraticables. Enfin on pensa au professeur de zoologie
-du Muséum, qui se trouvait par hasard à bord, et tout
-le monde se tourna vers lui:</p>
-
-<p>«Laissez parler M. Vertèbre! s'écrièrent plusieurs
-voix; il peut nous donner un bon conseil, lui qui a étudié
-les baleines.»</p>
-
-<p>M. Vertèbre se redressa.</p>
-
-<p>«Je l'avoue, Messieurs, dit-il gravement; cet intéressant
-mammifère a été l'objet de mes observations
-spéciales, et, quoi qu'aient pu en dire mes adversaires,
-je crois avoir découvert le premier la véritable nature du
-lait dont il nourrit ses petits!&hellip;</p>
-
-<p>La baleine, Messieurs, est un cétacé, nom qui vient
-du mot grec <i>kêtos</i>; il appartient à la famille du narval,
-du cachalot, du dauphin. C'est un grand mammifère plagiure,
-vivipare, pisciforme, portant deux pieds appelés
-nageoires, et respirant par des poumons&hellip;»</p>
-
-<p>Il fut interrompu par un soubresaut inattendu. Les
-propulseurs du bateau-poisson, qui continuaient à se
-mouvoir, venaient d'effleurer les parois de l'estomac de
-la baleine, et y avaient déterminé une contraction qui
-ramena la dorade vers le canal alimentaire. Le mécanicien,
-voulant profiter de ce mouvement, lâcha toute sa
-vapeur, afin de forcer le passage, ce qui occasionna
-chez le monstre une nouvelle nausée, suivie d'un vomissement
-au milieu duquel le bateau se trouva rejeté
-au dehors.</p>
-
-<p>Mais l'effort avait été si violent que la dorade alla
-frapper un rocher, où elle se brisa. Tous les voyageurs
-qui se trouvaient à l'avant furent broyés du choc, noyés
-dans la mer ou brûlés par les éclats de la machine.</p>
-
-<p>Heureusement que l'arrière, où se tenaient Marthe et
-Maurice, eut moins à souffrir. La plupart des passagers
-échappèrent au désastre et furent recueillis par les habitants
-de la côte, accourus au bruit de l'explosion.</p>
-
-<p>Enfin, lorsqu'ils eurent assez repris leurs sens pour
-regarder autour d'eux, ils reconnurent que le cétacé
-avait eu la délicate attention de ne les point détourner
-de leur route, et qu'ils se trouvaient dans les faubourgs
-mêmes de Sans-Pair, c'est-à-dire seulement à quinze
-lieues de la ville.</p>
-
-<p>Le fonctionnaire chargé du registre de l'état civil des
-machines fut aussitôt averti. Il arriva pour constater le
-désastre, et dressa l'acte suivant, imprimé d'avance, et
-dont il n'eut qu'à remplir les blancs.</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c">SANS-PAIR.&mdash;ÉTAT CIVIL DES MACHINES</p>
-
-<p class="c small">ACTE MORTUAIRE.</p>
-
-<p>Nous, soussigné, déclarons que:</p>
-
-<p class="noindent">La machine <i>Dorade accélérée, n<sup>o</sup> 7</i>,<br />
-Née à <i>l'île du Noir</i>,<br />
-Agée de <i>dix-huit mois</i>,<br />
-Valant <i>quatre cent mille francs</i>,<br />
-A péri par accident <i>de baleine</i>.</p>
-<p>Aujourd'hui 17 mai 3000.</p>
-
-<p class="sign small">LE COMMISSAIRE,<br />
-NETTEMENT.</p>
-
-<p>Ci-joint le procès-verbal.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Quant aux voyageurs qui avaient péri, comme pour
-constater leur décès il eût fallu s'informer de leurs
-noms, de leurs professions, de leur âge, le commissaire
-s'en abstint, en vertu du principe constitutionnel qui
-déclare <i>que la vie privée doit être murée</i>.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch4">IV</h2>
-
-<div class="abstract">Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.&mdash;Inconvénient des passe-ports
-daguerréotypés.&mdash;Maison modèle de M. Atout.&mdash;Moyen d'être servi
-sans domestiques.&mdash;Le souper à la mécanique.&mdash;Une vieille tradition:
-<span class="sc">La Fileuse d'Évrecy</span>.</div>
-
-<p>Ceux qui avaient survécu continuèrent ensuite leur
-route jusqu'à la ville de Sans-Pair. Maurice trouva celle-ci
-entourée d'une double enceinte destinée à assurer la
-perception de l'octroi et l'examen des passe-ports.</p>
-
-<p>Ces derniers n'étaient plus, du reste, comme autrefois,
-des sauf conduits avec signalement, mais des portraits
-daguerréotypés, ornés du timbre de la police et
-représentant le voyageur lui-même. M. Atout expliquait
-à ses compagnons tous les avantages de ce nouveau procédé,
-lorsqu'il fut interrompu par le bruit d'une querelle.
-C'était le gros voyageur, au nez microscopique,
-que le gendarme refusait de reconnaître dans le portrait-passe-port,
-qui le représentait maigre et fluet. Le petit
-homme alléguait en vain l'action du nouveau racahout
-auquel il devait cet accroissement rapide; l'agent de la
-force publique, impassible comme la stupidité, déclarait
-ne pouvoir livrer passage qu'à l'original du portrait! La
-difficulté fut soumise à un contrôleur, qui en déféra à
-un vérificateur, lequel la porta à un directeur. Celui-ci
-se consulta longtemps, revit celles des trente-trois mille
-ordonnances qui réglaient la matière, et décida enfin
-que le gros homme serait remis à des dégraisseurs-jurés,
-qui, après avoir prêté serment, s'occuperaient de
-le ramener à un état dans lequel on pourrait constater
-son identité. Le prospectus vivant s'écria en vain que,
-s'il maigrissait, sa position sociale se trouvait perdue;
-qu'il vivait de son obésité, comme d'autres de leur bonne
-réputation; le directeur lui répondit que la loi ne s'inquiétait
-point de ces misères, et que son premier but
-était de protéger la société en général, sans s'occuper de
-chacun de ses membres en particulier.</p>
-
-<p>Les deux époux laissèrent le voyageur au racahout
-dans cet embarras, et arrivèrent, avec M. Atout, à la seconde
-enceinte, où les attendaient les commis de l'octroi.</p>
-
-<p>Eux aussi avaient suivi les progrès de la civilisation
-en portant jusqu'à la perfection leurs moyens d'examen
-et de recherche. Grâce à leurs ingénieuses imaginations,
-la fraude était devenue impossible à faire par tout autre
-que par eux.</p>
-
-<p>Échappés enfin de leurs mains, Maurice et Marthe
-suivirent leur conducteur jusqu'à sa demeure.</p>
-
-<p>C'était un vaste parallélogramme blanchi et percé d'étroites
-fenêtres qui rappelait assez bien, pour la forme,
-une cage à poules de grande dimension. L'académicien
-s'aperçut de la surprise de ses hôtes et sourit d'un air
-satisfait.</p>
-
-<p>«De votre temps les maisons ne se bâtissaient point
-ainsi? dit-il avec une nuance d'orgueil involontaire.</p>
-
-<p>&mdash;Pas précisément, répliqua Maurice; cependant nous
-avions l'édifice du quai d'Orsai&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Oui, c'était un acheminement, interrompit M. Atout;
-mais depuis l'art a suivi sa voie, et nos architectes
-sont arrivés au beau idéal du système rectangulaire. La
-maison que j'occupe a été construite par le plus habile
-d'entre eux, aussi est-elle regardée comme un chef-d'&oelig;uvre.
-Dans tout ce que vous voyez, il n'y a pas une
-pierre d'ornement, c'est-à-dire inutile; quant aux dispositions
-intérieures, vous pourrez en juger.»</p>
-
-<p>On avait atteint le perron qui précédait la porte; à
-peine Maurice y eut-il posé le pied que la marche céda
-légèrement et mit en mouvement une lanterne qui s'avança
-pour l'éclairer; à la seconde marche la sonnette
-se fit entendre; à la troisième la porte s'ouvrit d'elle-même.</p>
-
-<p>Dans ce moment les yeux du jeune homme s'arrêtèrent
-sur une inscription gravée au-dessus de l'entrée:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c small">CHACUN CHEZ SOI,<br />
-CHACUN POUR SOI.</p>
-</blockquote>
-
-<p>«Vous devez reconnaître le précepte d'un des sept
-sages de votre pays, dit l'académicien en souriant; il résume
-à lui seul toutes les lois de l'humanité. <i>Chacun chez
-soi</i>, c'est le droit; <i>chacun pour soi</i>, c'est le devoir. Mais
-entrez, de grâce, vous avez bien autre chose à voir.»</p>
-
-<p>Les deux époux traversèrent une antichambre garnie
-d'appareils dont ils ignoraient l'usage. M. Atout leur montra
-d'abord une boîte dans laquelle arrivaient les lettres
-qui lui étaient adressées, et leur expliqua comment
-d'immenses conduits établissaient, au moyen du vide,
-cette distribution à domicile. Il leur ouvrit ensuite des
-robinets chargés de conduire partout l'eau, la lumière,
-le feu et l'air rafraîchi. Il indiqua les tuyaux destinés à
-l'arrivée des journaux, les fils électriques établissant
-une correspondance télégraphique aussi rapide que la
-pensée avec les fournisseurs du dehors, les appareils
-panoptiques au moyen desquels la vue pouvait surmonter
-les obstacles et franchir toutes les distances.</p>
-
-<p>Pendant cette exhibition, il s'était assuré de l'absence
-de madame Atout, et avait donné différents ordres en
-touchant quelques ressorts. Le tintement d'une sonnette
-lui annonça bientôt que tout était prêt; il fit passer ses
-hôtes dans la salle à manger, où le dîner se trouvait
-servi, et il les invita à prendre place.</p>
-
-<p>Marthe et Maurice s'assirent, en regardant autour
-d'eux. Ils s'attendaient à voir paraître, à chaque instant,
-les gens de service; mais l'académicien, qui devina leur
-pensée, sourit; il se pencha de côté, appuya la main
-sur un bouton placé près de la table, et immédiatement
-tout ce qui la couvrait sembla s'animer! Les bouteilles
-baissèrent, d'elles-mêmes, leurs goulots sur les verres;
-la cuiller à potage remplit l'assiette de chaque convive;
-le grand couteau fixé au manche du gigot commença
-à enlever des tranches que de petites brochettes
-plongeaient ensuite dans le réservoir à jus; la pincette
-d'écaille exécuta une gigue dans la salade, qu'elle foulait
-et retournait; les poulardes, comme si elles eussent
-voulu prendre leur volée, étendirent, aux bords du
-plat, leurs membres aussitôt saisis et découpés; le poisson
-alla se placer lentement sous la truelle d'argent qui
-devait le partager; les hors-d'&oelig;uvre se mirent à tourner
-autour de la table comme des chevaux de manége, en
-ayant soin de s'arrêter devant chaque convive; enfin, le
-moutardier lui-même souleva son couvercle et présenta
-sa petite spatule d'ivoire!</p>
-
-<p>Nos deux ressuscités ne pouvaient en croire leurs
-yeux. M. Atout leur expliqua alors par quelles séries
-d'ingénieuses inventions on avait pu substituer aux
-machines humaines des machines plus parfaites.</p>
-
-<p>«Vous le voyez, continua-t-il, dans une maison bien
-machinée comme celle-ci, personne n'a besoin de personne&hellip;
-ce qui ajoute un charme singulier à l'intimité.
-Le progrès doit avoir pour but de tout simplifier, de
-faire que chacun vive pour soi et avec soi; c'est à quoi
-nous sommes arrivés. Au lieu de domestiques soumis à
-mille infirmités, à mille passions, nous avons des serviteurs
-de fer et de cuivre, toujours également robustes,
-également sûrs, également exacts. Encore quelques efforts,
-et la civilisation aura conquis à l'homme l'isolement,
-c'est-à-dire la liberté, car chacun pourra se passer
-complétement des services de son semblable.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit Maurice, qui était devenu pensif; mais
-alors que deviendra la parole du Christ, qui recommande
-de se secourir et de s'aimer? Le but de la vie
-est-il bien de se suffire à soi-même? N'est-il pas plutôt
-de se compléter dans les autres et par les autres? La
-machine humaine, comme vous l'appelez, avait un c&oelig;ur
-qui pouvait battre à l'unisson du nôtre, tandis que la
-machine de fer ne nous est rien. En préférant celle-ci,
-vous avez sacrifié votre âme à vos habitudes; vous avez
-brisé le dernier anneau qui liait les classes heureuses
-aux classes déshéritées. Les riches ne pouvaient oublier
-tout à fait le peuple auquel ils empruntaient des serviteurs;
-c'étaient comme des prisonniers faits sur la pauvreté,
-et qui la rappelaient perpétuellement par leur
-présence. La nécessité les rendait plus ou moins membres
-de la famille. On les prenait d'abord par besoin,
-puis on les aimait par habitude. Leurs douleurs et les
-nôtres se mêlaient toujours un peu; on avait en commun
-les goûts, les répugnances, les infirmités; association
-imparfaite sans doute, mais dans laquelle s'échangeaient
-quelques sympathies, et qui donnait une
-occasion de dévouement et de reconnaissance propre à
-exercer le c&oelig;ur. Ah! loin de supprimer le serviteur, il
-fallait le rapprocher plus intimement du maître; il fallait
-en faire un humble ami, prêt à tous les sacrifices et sûr
-de toutes les protections; réaliser enfin la belle histoire
-de la fileuse d'Évrecy.»</p>
-
-<p>L'académicien demanda ce que c'était que cette histoire.</p>
-
-<p>«Une vieille tradition populaire que l'on m'a racontée
-dans mon enfance, répondit Maurice, et qui vous
-semblerait maintenant bien étrange&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, dit M. Atout en vidant son verre.»</p>
-
-<p>Le jeune homme parut hésiter; mais le regard de
-Marthe, qui rencontra le sien, demandait l'histoire; il
-se décida aussitôt, et raconta ce qui suit:</p>
-
-
-<h3>LA FILEUSE D'ÉVRECY.</h3>
-
-<p>Vers la fin du dix-huitième siècle vivait à Évrecy, en
-Normandie, un gentilhomme qui n'avait pour parents
-qu'une fille d'environ dix ans, et pour domestique
-qu'une vieille servante. La petite fille avait reçu en baptême
-le nom d'Yvonnette, et la servante celui de Bertaude;
-mais cette dernière n'était connue dans le pays
-que sous le nom de la <i>fileuse d'Évrecy</i>, parce qu'on la
-voyait toujours la quenouille au côté. Bertaude filait effectivement
-du matin au soir, et souvent encore du soir
-au matin, sans que son maître eût, pour cela, moins de
-créanciers. Aussi faut-il dire qu'il en prenait peu de
-souci. Le gentilhomme d'Évrecy était de ceux qui regardent
-que leur épitaphe sera celle du genre humain.
-Après avoir mangé la meilleure part de son bien, il s'était
-décidé à boire le reste, afin de se mettre au pair, et
-continuait depuis, d'autant plus résolument que, selon
-son dire, il ne craignait plus de se ruiner. Excellent
-homme d'ailleurs, qui eût donné à sa fille Yvonnette la
-lune et le soleil, et qui appelait toujours Bertaude pour
-boire le dernier verre de marin-onfroi<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> ou de poiré.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Nom donné à un cidre choisi extrait de la pomme naturalisée en Normandie
-par Marin Onfroi.</p>
-</div>
-<p>Enfin, quand il eut tout épuisé, fortune et crédit, il
-fut assez heureux pour mourir presque subitement, sans
-avoir eu l'ennui de régler ses comptes avec ses créanciers.</p>
-
-<p>Mais à peine le cercueil enlevé, ceux-ci accoururent,
-suivis des gens de justice, pour tout saisir. Les meubles
-furent descendus dans la cour et vendus à la criée; on
-se partagea les prairies, les champs, les vergers, et un
-gros marchand de Falaise, qui avait tout récemment
-acheté de la noblesse, vint habiter le vieux logis.</p>
-
-<p>Bertaude comprit qu'il fallait lui laisser la place libre.
-Elle prit sa quenouille et son fuseau, fit son paquet,
-celui d'Yvonnette, puis se présenta pour prendre congé
-du nouveau maître.</p>
-
-<p>Ce dernier, en voyant qu'elle tenait la petite fille par
-la main, lui demanda si elle la menait à quelque parent.</p>
-
-<p>«Hélas! faites excuse, répliqua Bertaude, qui essuyait
-ses yeux avec le coin de son tablier; la pauvre
-innocente n'a dans le pays aucune famille pour la recevoir.</p>
-
-<p>&mdash;Que ne la conduisez-vous alors à l'hospice de
-Bayeux? reprit le nouvel anobli.</p>
-
-<p>&mdash;A l'hospice! répéta Bertaude saisie.</p>
-
-<p>&mdash;On n'y reçoit pas seulement les bâtards, objecta
-l'ancien marchand, mais aussi les enfants abandonnés.</p>
-
-<p>&mdash;Par mon Sauveur! celle-ci ne l'est pas, Monsieur,
-dit la vieille en caressant Yvonnette, qui se serrait contre
-elle tout effrayée; tant que je ne serai pas sous la terre
-du cimetière, il lui restera quelqu'un.</p>
-
-<p>&mdash;Vous est-elle donc quelque chose? demanda le
-bourgeois ironiquement.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est la fille de mon maître! répliqua Bertaude
-avec énergie. J'ai mangé vingt ans le pain de sa famille,
-je l'ai reçue dans mes mains quand elle est née, je l'ai
-portée à l'église pour son baptême, je lui ai appris à
-marcher et à prononcer son premier mot; si ce n'est pas
-l'enfant de mon sang, c'est l'enfant de mes soins. Ah!
-Jésus! à l'hospice! N'aie pas peur, va, Yvette, tant que
-la Bertaude pourra remuer un seul de ses dix doigts,
-ton hospice sera dans son giron.»</p>
-
-<p>Elle avait soulevé l'enfant, qui l'enveloppa de ses
-bras, en appuyant la tête sur son épaule, et elle prit
-avec elle la route de Falaise.</p>
-
-<p>Bertaude avait son plan, dont elle n'avait rien dit à
-personne.</p>
-
-<p>Elle connaissait aux Ursulines une s&oelig;ur qui, avant
-d'être une sainte choisie par Dieu, avait été une femme
-aimée des hommes; elle lui porta Yvonnette, avec une
-bourse renfermant tout ce qu'elle possédait, et lui dit:
-«Élevez-la comme la fille d'un gentilhomme, et ne
-lui refusez rien de ce qu'il lui faudra pour qu'elle fasse
-honneur à son nom; car, avant que la bourse soit vide,
-je vous rapporterai de quoi la remplir.»</p>
-
-<p>Elle embrassa ensuite l'enfant, pleura beaucoup, et
-partit.</p>
-
-<p>Mais trois mois après on la vit reparaître avec plus
-d'argent qu'elle n'en avait laissé la première fois. Elle
-continua à revenir ainsi régulièrement quatre fois par
-année, et chaque fois elle demandait qu'Yvonnette eût
-des maîtres plus habiles et des robes plus belles.</p>
-
-<p>Elle seule était toujours la même: vêtue de son pauvre
-jupon de bure, la quenouille dans la ceinture, et
-marchant en faisant tourner son fuseau. On se demandait
-vainement d'où pouvait lui venir ce qu'elle dépensait
-pour Yvonnette; à toutes les questions elle se contentait
-de sourire en répondant:</p>
-
-<p>«Dieu a une épargne pour les orphelins.»</p>
-
-<p>Cependant l'enfant devint une jeune fille, si savante,
-si sage et si belle, qu'il n'était bruit d'autre chose dans
-tout le Bessin. Les plus grandes dames du pays voulaient
-la connaître, et venaient la visiter au parloir du
-couvent. Les poëtes normands lui adressaient des vers,
-les jeunes gentilshommes en tombaient amoureux et
-portaient ses couleurs; enfin il se trouva une foule de
-gens qui se déclarèrent ses parents ou ses alliés et qui
-en apportèrent les preuves.</p>
-
-<p>Madame de Villers, qui était du nombre, exigea même
-que la jeune fille vînt passer quelques jours à son
-château.</p>
-
-<p>Ce fut là qu'Yvonnette rencontra le sieur de Boutteville,
-un des plus riches seigneurs et des plus accomplis
-du royaume. Il devint si éperdument amoureux de la
-jeune fille qu'il la demanda en mariage, et Yvonnette,
-heureuse de sa recherche, songeait aux moyens de la
-faire connaître à Bertaude, lorsque celle-ci se présenta
-avec une douzaine de marchands. Elle n'avait point
-voulu que sa jeune maîtresse se mariât comme une déshéritée,
-et elle lui apportait un trousseau complet.</p>
-
-<p>Le sieur de Boutteville, qui arriva comme on était
-occupé à l'étaler devant Yvonnette, ne parut point partager
-la joie de la jeune fille. On lui avait déjà parlé des
-grosses sommes fournies par la vieille servante, en
-exprimant des doutes sur leur origine; il craignait que
-cette générosité ne cachât quelque secret honteux, et
-il ne put s'empêcher de le laisser deviner.</p>
-
-<p>Bertaude se retira sans rien dire, mais elle ne reparut
-plus, au grand désespoir d'Yvonnette, qui sentait que
-cette fuite confirmait les soupçons. Enfin le jour du mariage
-arriva. La jeune fille parée et tremblante fut conduite
-jusqu'à la chapelle, dans le carrosse de madame de
-Villers. Comme elle en descendait sous le porche, elle se
-trouva entourée de mendiants qui venaient, selon l'usage,
-apporter leurs souhaits, en sollicitant une aumône.
-Tout à coup ses regards tombèrent sur une vieille femme
-agenouillée&hellip; Sa quenouille et son fuseau suffisaient
-pour la faire reconnaître: c'était la vieille servante, c'était
-Bertaude!</p>
-
-<p>Elle courut à elle, prit ses mains, et lui demanda ce
-qu'elle faisait là.</p>
-
-<p>«Ce que j'ai fait pendant neuf années,» répondit la
-vieille femme, qui ne put retenir ses larmes.</p>
-
-<p>Et voyant M. de Boutteville, qui était accouru:</p>
-
-<p>«Oui, continua-t-elle, voilà tout le secret dont on a
-tourmenté votre fiancé. Après vous avoir déposée au couvent,
-je me suis mise à parcourir à pied la Normandie,
-filant le long des routes et demandant au nom de Dieu.
-Mon travail me rapportait peu de chose, c'était pour
-moi; l'aumône rapportait davantage, c'était pour vous!
-Mais il ne faut point que votre mari rougisse de ce que
-j'ai fait: le don accordé au nom de Dieu ne peut être
-une honte pour personne. Le bon c&oelig;ur de tous les
-hommes vous a soutenue quand vous étiez petite; maintenant
-que vous voilà grande, le bon c&oelig;ur d'un seul
-homme vous rendra heureuse. J'ai fini de mendier aujourd'hui;
-car, dès que vous n'avez plus besoin de rien,
-je n'ai rien à demander.»</p>
-
-<p>Yvonnette, d'abord stupéfaite, puis éperdue d'attendrissement,
-embrassait la vieille, qui ne pouvait comprendre
-de tels transports. Mais M. de Boutteville, dont les
-yeux s'étaient mouillés de larmes, prit tout à coup sa
-main et y posa celle de sa fiancée:</p>
-
-<p>«Vous avez été sa mère, dit-il, c'est à vous de la mener
-à l'autel et de me la donner.»</p>
-
-<p>Ce qui fut fait sur l'heure, à la grande admiration de
-tous les spectateurs. Yvonnette, parée de soie, de dentelle
-et d'or, fut conduite au prêtre par Bertaude, qui portait
-encore ses habits de mendiante, sa quenouille et son
-fuseau; et, la cérémonie achevée, la jeune mariée vint
-s'agenouiller devant la vieille paysanne pour lui demander de
-la bénir, comme elle eût fait pour sa mère! La
-foule pleurait, et l'on entendit répéter de tous côtés:</p>
-
-<p>«Que Dieu les protége! que Dieu les protége!»</p>
-
-<p>Ce v&oelig;u fut accompli, car le souvenir de cette union
-a été conservé dans le Bessin, où l'on disait encore longtemps
-après, sous forme de proverbe: Heureux comme
-les Boutteville!</p>
-
-<p>Mais ce qui vaut mieux, c'est qu'ils conservèrent jusqu'à
-la fin leur vénération reconnaissante pour Bertaude.
-Alors que les plus grands seigneurs et que les
-plus grandes dames se trouvaient réunis dans les salons
-du château de Boutteville, la fileuse d'Évrecy y occupait
-la place d'honneur. On célébrait de plus, tous les ans,
-à l'église de la paroisse, une messe solennelle à laquelle
-la vieille servante se rendait avec son ancien costume
-de mendiante, sa quenouille et son fuseau, ayant à un
-bras le sire de Boutteville, et à l'autre Yvonnette. Touchante
-cérémonie, qui, en rappelant le dévouement et
-la reconnaissance, servait également d'exemple aux
-maîtres et aux serviteurs.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch5">V</h2>
-
-<div class="abstract">Monologue de Maurice en se déshabillant.&mdash;Inconvénients des chambres à
-coucher perfectionnées.&mdash;Une excursion involontaire.&mdash;Le salon de
-M. Atout; multiplication exagérée de l'image d'un grand homme.&mdash;M. Atout
-présente à ses hôtes sa légitime épouse, milady Ennui.</div>
-
-<p>En conduisant Marthe et Maurice aux pièces qu'ils
-devaient occuper, M. Atout ne manqua point de leur
-faire admirer une foule de nouveaux perfectionnements.
-Les lits rentraient dans la muraille afin de laisser plus
-d'espace; les fauteuils roulaient d'eux-mêmes; les fenêtres
-s'ouvraient sans qu'on y touchât; les parquets s'élevaient
-et s'abaissaient à volonté. Aussi n'était-ce partout
-que poulies et cordons de tirage; l'appartement entier
-ressemblait à un vaisseau garni de ses agrès, et qui
-obéissait à l'instant, pourvu qu'on connût la man&oelig;uvre.</p>
-
-<p>Mais la multiplicité des émotions de cette journée,
-jointe à la fatigue du voyage, avait épuisé les forces de
-Marthe: aussi remit-elle au lendemain l'étude de ce
-mécanisme domestique, et ne tarda-t-elle pas à s'endormir.</p>
-
-<p>Maurice, sentant également le besoin de repos, passa
-dans la chambre voisine, qui lui était destinée, et se
-disposa à se mettre au lit; mais tout en se déshabillant,
-il repassait dans sa mémoire les étranges aventures qui
-venaient de lui arriver, et poursuivait un de ces monologues
-philosophiques particulièrement en usage parmi
-les ivrognes, les gens qui s'endorment et les héros de
-tragédie.</p>
-
-<p>«Ressusciter, murmurait-il du ton de Talma s'adressant
-la fameuse question d'Hamlet; ressusciter après
-douze siècles! suis-je bien sûr d'être éveillé?»</p>
-
-<p>Ici il se touchait pour en acquérir la certitude, puis
-reprenait:</p>
-
-<p>«Oui, je veille&hellip; je suis bien dans le monde de l'an
-<span class="small">TROIS MILLE</span>&hellip; une nouvelle société m'enveloppe&hellip;»</p>
-
-<p>Il s'interrompait pour ôter son habit&hellip;</p>
-
-<p>«Ainsi mes souhaits ont été accomplis! O Maurice!
-tu vas connaître la génération préparée par tes contemporains!
-Ah! pour la bien juger, dépouille-toi des préjugés
-de ton enfance&hellip; dépouille-toi des préventions
-qui aveuglent&hellip; dépouille-toi&hellip;»</p>
-
-<p>Son esprit, alourdi par le sommeil, ne put aller plus
-loin, et il se contenta de se dépouiller de son pantalon;
-puis, les yeux à demi fermés, il s'avança vers le lit qui
-lui avait été préparé.</p>
-
-<p>Mais au moment de l'atteindre, il s'aperçut qu'une
-fenêtre était restée ouverte. Voulant éviter les moustiques
-et les coups d'air, il saisit un cordon qui lui semblait
-destiné à refermer le châssis vitré et tira à lui!</p>
-
-<p>Le candélabre à trois becs qui l'éclairait s'éteignit
-subitement, et il se trouva plongé dans une complète
-obscurité. Au lieu du cordon de la fenêtre, il avait tiré
-le cordon de l'éteignoir!</p>
-
-<p>L'erreur, du reste, était peu dangereuse. Décidé à
-braver l'air de la nuit, il se mit à chercher son lit à
-tâtons, et allait y entrer, lorsque sa main, posée au
-hasard, rencontra un ressort qui céda.</p>
-
-<p>Aussitôt un grincement de roues se fit entendre, et le
-lit, brusquement enlevé, disparut dans la muraille.</p>
-
-<p>Maurice demeura quelques instants un bras étendu
-et le pied en avant, dans la position du gladiateur victorieux!
-Cependant, comme l'attitude était peu commode
-pour dormir, il se redressa en envoyant au diable
-les inventions mécaniques, et se mit à chercher le ressort
-qui devait faire reparaître son lit évanoui.</p>
-
-<p>Malheureusement l'obscurité ne lui permettait point
-de distinguer les objets. Ses mains tâtaient le mur sans
-rien rencontrer; enfin, l'une d'elles s'arrêta sur un bouton
-qu'elle tourna&hellip; Un jet d'eau glacée lui frappa le
-visage! Il se rejeta vivement en arrière, et alla heurter
-la cloison voisine. Le parquet fléchit à l'instant sous ses
-pieds, avec un sifflement de poulies, et il se sentit descendre!</p>
-
-<p>Il n'eut que le temps de pousser un cri de saisissement,
-aussitôt comprimé, car la lumière venait de succéder
-aux ténèbres: il se trouvait dans le boudoir de
-madame Atout. Seulement, au lieu d'entrer horizontalement
-par la porte, il était arrivé perpendiculairement
-par le plafond!</p>
-
-<p>Son regard s'arrêta d'abord sur une <i>forme</i> élégante et
-demi-nue, devant laquelle il s'inclina en murmurant des
-excuses embarrassées; mais au cri poussé derrière lui,
-il retourna la tête, et aperçut la véritable propriétaire du
-boudoir, dans un costume abrégé, que le plus correct
-des poëtes français appelle un <i>simple appareil</i>.</p>
-
-<p>Au mouvement de Maurice, madame Atout (car c'était
-elle) jeta un second cri, et prit la position de la Vénus
-pudique. Le jeune homme détourna la tête avec une discrétion
-empressée. La perspective ostéologique dont son
-&oelig;il venait d'être heurté avait éveillé chez lui une chaste
-épouvante. Il s'efforça d'allonger modestement le vêtement
-indispensable qui lui tenait lieu de tous ceux qui
-lui manquaient, et voulut commencer un discours de
-justification.</p>
-
-<p>Mais à quoi tient, hélas! l'inspiration des plus éloquents!
-C'était la première fois que Maurice parlait à son
-auditeur le dos tourné, et cette position inusitée lui enleva
-subitement toute sa liberté d'esprit. Il chercha en
-vain, dans sa situation même, la matière d'un exorde
-par insinuation; son intelligence rebelle ne lui fournit
-que les réminiscences classiques du discours de Télémaque
-à Calypso.</p>
-
-<p>«O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse!
-bien qu'à vous voir on ne puisse vous prendre que pour
-une divinité&hellip;»</p>
-
-<p>Le bruit d'une porte brusquement refermée l'interrompit,
-il se retourna; la déesse avait disparu, et il entendit
-que, par prudence, elle tirait sur lui les verrous.</p>
-
-<p>Cette fuite soudaine le dispensait de plus longs frais
-d'éloquence; évidemment on lui abandonnait la place.
-Craignant quelque nouvelle aventure, il se décida à y
-rester et à prendre possession du lit de repos qui occupait
-le fond du boudoir.</p>
-
-<p>Ce dernier était entouré de glaces mobiles qui permettaient
-d'étudier tous les gestes et toutes les attitudes.
-Grâce à leurs inclinaisons combinées, on pouvait s'y
-voir de dos, de face, de trois quarts, de profil. Chacun
-avait autour de soi, comme Dieu lorsqu'il créa le genre
-humain, une société formée à son image, ce qui ne pouvait
-manquer de faire une société charmante.</p>
-
-<p>Près du lit de repos se dressait un casier dont les compartiments
-protestaient contre l'aphorisme de M. Planard:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Que toujours la nature</div>
-<div class="verse">Embellit la beauté!</div>
-</div>
-
-<p>On lisait sur les plus apparents:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Huile d'hippopotame pour faire repousser les dents.&mdash;Essence
-de gazelle pour assouplir la taille.&mdash;Pommade
-de cygne pour devenir blanche.&mdash;Moelle
-de tourterelles pour avoir les regards tendres.&mdash;Elixir
-de Vénus&hellip;</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>D'autres compartiments renfermaient des dentiers à
-pendules qui marchaient seuls et qui sonnaient les heures,
-des boucles d'oreilles jouant de la serinette, et des
-yeux de verre tenant lieu de lunettes de spectacle.</p>
-
-<p>La toilette était, en outre, couverte de brosses de toutes
-formes, pour les ongles, pour les cheveux, pour les
-sourcils, pour les dents, pour les oreilles! Il y avait
-vingt savons étiquetés: savon râpe, savon miel, savon
-granit, savon beurre, savon aigre, savon doux! vingt
-eaux de senteur: parfum Sessel ou asphaltique, baume
-de tabac-caporal, essence de gaz hydrogène, etc., etc.</p>
-
-<p>Après avoir admiré tout cet arsenal de la coquetterie
-féminine, Maurice s'arrêta de nouveau devant la <i>forme</i>
-qu'il avait prise d'abord pour madame Atout, et qui n'en
-était que l'enveloppe complémentaire. Il admira la perfection
-de cette apparence qui traduisait les angles rentrants
-en angles saillants, et les plans rectilignes en
-sphères harmonieuses. Semblable à Pygmalion, le corsetier
-avait animé sa statue; le caoutchouc palpitait, le
-tricot semblait respirer! Maurice eut beau détourner la
-tête et fermer les yeux, il se rappelait malgré lui, comme
-l'ermite de la Fontaine, cette forme arrondie</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">&hellip;&hellip; Qui pousse et repousse</div>
-<div class="verse">Certain corset, en dépit d'Alibech,</div>
-<div class="verse">Qui cherche en vain à lui clore le bec.</div>
-</div>
-
-<p>La vue du maillot menaçait ainsi d'étouffer les chastes
-inspirations que Maurice devait à la vue de la femme; il
-détourna prudemment les yeux, se coucha sur le canapé,
-et ne tarda pas à s'y endormir.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<div class="titre">PREMIÈRE JOURNÉE</div>
-<h2 class="nobreak" id="ch6">VI</h2>
-
-<div class="abstract">Un salon.&mdash;Présentation de madame Atout complétée.&mdash;Promenade aérienne;
-le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres sont des tuyaux de cheminée.&mdash;Une
-femme à la mode.&mdash;Maternité.</div>
-
-<p>Le lendemain, M. Atout entra comme Maurice ouvrait
-les yeux. L'académicien venait d'apprendre les mésaventures
-nocturnes de son hôte et en riait aux éclats. Il
-le reconduisit vers Marthe, qui commençait à s'inquiéter
-de ne point le voir revenir, et il leur expliqua de nouveau,
-avec plus de détails, les différents mécanismes de
-leur appartement.</p>
-
-<p>Il était au plus fort de ces explications, lorsqu'un
-bruit de sonnette retentit dans toute la maison! Le démonstrateur
-s'interrompit brusquement:</p>
-
-<p>«C'est madame Atout, dit-il avec une déférence
-craintive; nous reprendrons cet entretien une autre fois.
-Elle désire vous voir, ne la faisons point attendre.»</p>
-
-<p>Il hâta le pas, ouvrit la porte, traversa plusieurs pièces
-avec ses hôtes, et les introduisit enfin dans un grand
-salon qu'ils n'avaient point encore aperçu.</p>
-
-<p>C'était une galerie ornée de curiosités, de tableaux et
-de plans levés représentant différentes coupes de machines.
-Un cadre immense renfermait tous les diplômes
-académiques accordés à M. Atout, et rayonnant, autour
-de son portrait, en glorieuse auréole.</p>
-
-<p>Ce portrait, passé dans le commerce, comme celui
-de tous les hommes illustres de l'an trois mille, se trouvait
-reproduit sous vingt formes. Il grimaçait dans les
-moulures du plafond; il soutenait, en guise de cariatides,
-les consoles de la corniche; il se reliéfait sur les
-bras sculptés des fauteuils. La nécessité d'approprier
-l'image à ces différents emplois avait seulement altéré
-parfois la dignité académique du modèle. Ici on le représentait
-contre un pied de candélabre; là, penché en
-avant, et la bouche ouverte en manière de gargouille;
-plus loin, plié sous une ferrure qu'il soutenait. Mais,
-quelles que fussent l'attitude et la destination, on y reconnaissait
-l'illustre Atout aussi sûrement que le gamin de
-Paris eût reconnu l'image de Napoléon moulée en sucre
-d'orge, ou même sculptée par un membre de l'Institut.</p>
-
-<p>Ainsi que l'académicien l'avait deviné, madame Atout
-attendait Marthe et Maurice; mais, bien que ce dernier
-l'eût aperçue la veille, il ne put la reconnaître: la réalité
-et l'<i>apparence</i> ne formaient plus qu'un seul être. La
-femme était entrée dans le corset de manière à y disparaître;
-le corset seul restait visible; lui seul vivait; madame
-Atout n'en était plus que l'organe moteur!</p>
-
-<p>Maurice s'inclina confondu, et ne put s'empêcher de
-murmurer, en sa qualité d'orientaliste:</p>
-
-<p>«Le corsetier est grand!&hellip;»</p>
-
-<p>Quant à Marthe, qui n'était point dans le secret, elle
-crut voir ce qu'elle voyait, et admira!</p>
-
-<p>Madame Atout n'avait rien négligé pour faire valoir
-des beautés qui sortaient de chez le meilleur faiseur de
-Sans-Pair. Sa robe de soie amarante ne descendait qu'au
-genou, et son pantalon, de gaze blanche, laissait voir
-vaguement une jambe rose d'une merveilleuse élégance.
-Le visage maigre et tiré contrastait bien avec cette riche
-nature; mais le teint en était si blanc! les lèvres si fraîches!
-les cheveux si noirs et si soyeux! Puis la richesse
-des ornements détournait l'attention. Madame Atout portait
-sur la tête l'imitation, en petit, d'une machine à fabriquer
-les queues de bouton, autrefois inventée par
-son père, et aux deux bras les modèles d'une roue de
-tournebroche modifiée par son grand-oncle, et d'un cercle
-de chaudière perfectionné par son frère aîné. Maurice
-apprit plus tard que c'étaient autant d'armoiries parlantes,
-qui rappelaient les titres de noblesse de la famille.
-Elle avait, en agrafe, la miniature de M. Atout,
-couronnée de lauriers et encadrée dans une guirlande
-de cheveux imitant des immortelles. Un médaillon suspendu
-au cou renfermait enfin le chiffre de la somme
-qu'elle avait reçue en mariage; on y lisait gravé en lettres
-d'or:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Trois millions de dot.&mdash;Séparée de biens!</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Maurice comprit sur-le-champ la déférence de l'académicien
-pour la femme-corset.</p>
-
-<p>La présentation fut faite à milady Ennui, qui lorgna
-les deux ressuscités avec une curiosité nonchalante, leur
-adressa une vingtaine de questions dont elle n'attendit
-pas les réponses, puis déclara tout à coup qu'elle voulait
-déjeuner sur-le-champ, pour faire ensuite avec eux une
-promenade à la grande avenue des cheminées.</p>
-
-<p>En sortant de table, M. Atout conduisit ses hôtes et
-milady Ennui sur la terrasse de son hôtel, où ils trouvèrent
-une calèche aérostatique, dans laquelle ils montèrent:
-car, à Sans-Pair, les principaux moyens de
-communication avaient été établis, pour plus de commodité,
-à travers l'espace autrefois abandonné au vent
-et aux hirondelles. Les rues étaient presque exclusivement
-laissées aux piétons. On voyait les fiacres volants,
-les omnibus-ballons, les tilburys ailés, courir et se croiser
-dans tous les sens; l'éther, enfin conquis, était devenu
-un nouveau champ pour l'activité humaine. Ici,
-des débardeurs aéronautes dépeçaient les nuages pour
-en extraire la pluie ou l'électricité; là, des chiffonniers
-aériens glanaient les épaves égarées dans l'espace; plus
-bas, de pauvres chimistes volants recueillaient les gaz
-vagabonds ou les fumées flottantes, tandis qu'à leur côté
-quelque honnête bourgeois, abrité par deux nuées, essayait
-de prendre à la ligne les oiseaux de passage.</p>
-
-<p>Après avoir traversé les plaines de l'air, la calèche
-abaissa son vol vers une sorte d'avenue formée par les
-cheminées des plus hauts édifices. C'était le bois de Boulogne
-de Sans-Pair, et toute l'aristocratie élégante s'y
-donnait rendez-vous.</p>
-
-<p>L'académicien montra successivement à ses deux hôtes
-les équipages des beautés en vogue, des célébrités à
-la mode, des banquiers les plus millionnaires. Il leur fit
-admirer les lions du jour, caracolant sur leurs aérostats
-pure vapeur, et lorgnant les femmes accoudées aux balcons
-des terrasses.</p>
-
-<p>Mais ce que Maurice remarqua avant tout, ce fut la
-variété des physionomies de cette société d'élite. On retrouvait,
-chez les uns, les traces du visage mongole au
-teint de suie et aux yeux sournois; chez les autres, celles
-de l'Américain au front fuyant. Il y avait des traits de
-Malais olivâtres et de nègres frisés comme les fourrures
-d'astracan. On trouvait même quelques Caucasiens portant,
-selon les règles établies pour leur race, <i>l'angle facial
-ouvert à quatre-vingts degrés et le nez long&hellip;</i> à moins
-qu'ils ne fussent camus!</p>
-
-<p>Ce mélange de types était la conséquence naturelle
-des progrès des lumières. Tous les sangs s'étaient mêlés.
-Mais, comme dans une terre abandonnée à elle-même,
-ou les plantes les moins précieuses ne tardent
-pas à tout envahir, les races les plus déshéritées avaient
-fini par prévaloir dans les générations successives, et la
-fraternité générale avait amené la laideur universelle.</p>
-
-<p>Une seule exception frappa Maurice. C'était une femme
-à demi couchée dans un char incrusté de nacre. A la voir
-glisser légèrement au milieu de l'air, on eût dit cette divinité,
-à la merveilleuse ceinture, qu'Homère nous représente
-emportée dans l'espace par ses colombes, et n'ayant
-qu'à sourire pour que tout frémisse de volupté! Vêtue
-d'une tunique de mousseline rayée d'or, elle laissait pendre,
-hors du char, un de ses pieds nus, qui semblait
-baigner dans l'azur de l'éther. Son manteau de gaze flottait
-derrière elle comme une nuée, et ses cheveux blonds,
-retenus par un cercle d'argent, jouaient sur ses épaules.</p>
-
-<p>Les jeunes Sans-Pairiens se pressaient autour de son
-char, comme un essaim d'abeilles autour d'une touffe
-fleurie.</p>
-
-<p>Maurice la montra à l'académicien et demanda son
-nom.</p>
-
-<p>«Son nom? interrompit milady Ennui; qui ne le
-connaît? C'est madame Facile&hellip; dont le mari est toujours
-en ambassade à six mille lieues de Sans-Pair. N'est-ce
-pas le président de la chambre des envoyés qui la
-suit?</p>
-
-<p>&mdash;Il me semble, en effet!» répondit l'académicien.</p>
-
-<p>Milady fit un geste d'indignation.</p>
-
-<p>«Quelle honte! s'écria-t-elle; un homme grave
-avoir une pareille faiblesse!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous dites&hellip; une faiblesse, répéta M. Atout,
-qui ne paraissait pas lui-même bien fort.</p>
-
-<p>&mdash;Oser paraître avec elle, continua milady; la voir
-étaler publiquement une beauté trop connue!»</p>
-
-<p>M. Atout jeta un regard de côté, comme s'il eût souhaité
-la mieux connaître.</p>
-
-<p>«Ne point être repoussé par le dégoût, par le mépris!»
-acheva la femme-corset.</p>
-
-<p>Dans ce moment, madame Facile passa près de la calèche.
-L'air, agité par son vol, apporta jusqu'à M. Atout
-le parfum de ses cheveux, et son pied nu faillit l'effleurer.</p>
-
-<p>«C'est scandaleux! s'écria milady.</p>
-
-<p>&mdash;Scandaleux! répéta l'académicien, qui frémissait
-encore, et poursuivait d'un &oelig;il avide la voluptueuse vision.</p>
-
-<p>&mdash;Partons! reprit la première, indignée.</p>
-
-<p>&mdash;Partons!» répliqua le second en soupirant.</p>
-
-<p>La calèche changea de direction. Au bout d'un instant,
-milady se rappela le fils qu'elle avait en nourrice
-et déclara qu'elle voulait le voir.</p>
-
-<p>Marthe appuya vivement sa demande, car l'instinct
-de mère avait devancé chez elle la maternité. La vue
-d'un enfant lui causait toujours une joie attendrie. Elle
-ne pouvait entendre ses frais gazouillements sans s'approcher
-pour lui ouvrir les bras, et, à peine l'avait-elle
-pressé sur son c&oelig;ur qu'elle se sentait saisie d'une sorte
-de transport caressant. Elle l'appuyait à son épaule, posait
-une joue sur sa petite tête bouclée, le berçait en
-chantant; et, si l'enfant, cédant à ses caresses, s'endormait,
-elle-même fermait bientôt les yeux, et, le c&oelig;ur
-gonflé d'une joyeuse illusion, rêvait qu'elle était sa
-mère!</p>
-
-<p>Que de fois cette hallucination l'avait subjuguée! Que de
-fois elle avait vu, dans ces songes éveillés, toutes les fantaisies
-de son espérance se traduire en vivantes images!
-C'était d'abord l'enfant folâtre pendu à l'escarpolette
-des bois, ou courant avec sa chèvre docile dans les herbes
-fleuries; puis la pensionnaire déjà découronnée des
-grâces du premier âge, sans que celles du second fussent
-encore écloses; enfin, la grande et belle jeune fille
-qui s'arrêtait rêveuse aux bords de la vie, comme devant
-une mer sans limites! Que de secrets arrachés à
-cette rêverie! que de traces de larmes découvertes sous
-un baiser! que de consolations données et reçues! Charmant
-retour d'émotions oubliées! douce reprise du roman
-de la jeunesse qu'une autre recommence sous l'abri
-de notre amour! Qu'importe que la vie décline en nous,
-si elle renaît dans notre second nous-même? Qui hérite
-de notre sang et de notre âme ne doit-il pas hériter de
-notre bonheur? Laisse le soleil à qui vient prendre ta
-place dans la vie. Qu'elle soit heureuse, la fille que tu as
-nourrie et formée, heureuse sans toi, heureuse par un
-autre! Dans la succession des êtres, hélas! l'ingratitude
-est la dette héréditaire; nos pères sont vengés par nos
-enfants! Eh bien! accepte la nouvelle place qui t'est
-donnée: tu étais la reine de cette destinée, sois-en l'esclave
-dévouée. Veille sans qu'on le sache, donne sans jamais
-demander, persiste à être la mère de celle qui n'est
-plus ta fille. Tu seras encore heureuse, si elle peut l'être;
-car le bonheur de ceux que nous aimons est comme l'encens
-qui s'élève à l'autel: on ne le brûle point pour nous,
-mais nous en partageons le parfum!</p>
-
-<p>Puis, toutes les joies de la maternité ne renaîtront-elles
-point pour toi avec les fils de ta fille? Ouvre tes bras,
-approche leurs têtes blondes de tes cheveux blancs et
-tu entendras encore ces douces voix qui retentissent
-jusqu'au fond des entrailles de la femme; tu sentiras
-encore sur tes joues ridées ces petites mains qui appellent
-les baisers; tu verras ces yeux vagues et doux, au
-fond desquels on peut tout lire. Prends donc courage,
-ta tâche n'est point achevée; il y a encore des enfants
-pour lesquels il faut te dévouer, craindre, veiller; et
-ceux-là, grand'mère, tu n'auras point à souffrir de leur
-abandon: car, lorsqu'ils seront des hommes, tu ne vivras
-plus! Sainte et généreuse passion pour les petits!
-que deviendrait sans elle la race humaine? L'amour est
-passager, l'amitié se lasse; à mesure que l'homme
-avance sous le poids de la vie, son c&oelig;ur se tarit et se
-corrompt comme les eaux exposées à l'ardeur du midi;
-seule sa tendresse pour l'enfant reste immuable, seule elle
-entretient la source appauvrie du dévouement. Alors
-même que le calcul décide de tous nos sentiments, celui-là
-reste désintéressé; pour lui nous acceptons les
-mécomptes, l'attente, les sacrifices. Les enfants n'assurent
-point seulement la continuité de la race humaine,
-ils sont aussi les conservateurs de ses instincts les plus
-précieux et les plus doux.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch7">VII</h2>
-
-<div class="abstract">Maison d'allaitement.&mdash;Substitution de la vapeur à la maternité.&mdash;Lait de
-femme perfectionné.&mdash;Moyen de reconnaître les vocations.&mdash;Grand collége
-de Sans-Pair.&mdash;Programme pour le baccalauréat ès lettres.&mdash;Nouvelles
-méthodes d'enseignement.&mdash;Machine à examen.&mdash;Catéchisme des
-jeunes filles.&mdash;Pensionnat pour la production des phénomènes.</div>
-
-<p>Ainsi rêvait Marthe, à la fois triste et joyeuse: joyeuse
-par l'espoir du sacrifice, triste par la crainte de l'oubli!</p>
-
-<p>Mais, tandis qu'elle évoquait ce rêve entrecoupé, la
-calèche avait abaissé son vol, et M. Atout déclara qu'ils
-étaient rendus.</p>
-
-<p>Devant eux s'élevait un édifice dont l'aspect participait
-à la fois de la caserne, du collége et de l'hôpital.</p>
-
-<p>L'académicien leur apprit que c'était la maison d'allaitement.</p>
-
-<p>«Et toutes les nourrices y demeurent?» demanda
-Marthe.</p>
-
-<p>M. Atout sourit.</p>
-
-<p>«Des nourrices! répéta-t-il. Vous parlez là d'une habitude
-des siècles barbares!</p>
-
-<p>&mdash;Alors, reprit Marthe, les enfants sont élevés par
-leurs mères?</p>
-
-<p>&mdash;Fi donc! interrompit l'académicien, ce serait encore
-pis. La civilisation a fait comprendre la folie d'une
-pareille dépense de temps et de soins. Ici, comme partout,
-nous avons substitué la machine à l'homme. De
-votre temps, il n'y avait qu'une université de professeurs;
-nous avons agrandi l'institution en créant une
-université de nourrices. Le nouveau-né est mis au collége
-le jour de son entrée dans le monde, et nous revient
-dix-huit ans après tout élevé. IL serait difficile,
-comme vous le voyez, de simplifier davantage les liens
-de la famille. Plus de gênes ni d'inquiétudes! L'enfant
-est aussi libre que s'il n'avait point de parents, les parents
-aussi libres que s'ils n'avaient point d'enfants. On
-s'aime tout juste autant qu'il le faut pour se souffrir; on
-se perd sans désespoir. Les générations se succèdent
-dans la même maison, comme des voyageurs dans la
-même auberge. Ainsi a été résolu le grand problème de
-la perpétuation de l'espèce, en évitant l'association passionnée
-des individus.»</p>
-
-<p>Comme il achevait, la calèche s'arrêta devant un immense
-édifice, à l'entrée duquel on avait gravé en lettres
-colossales:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Université des métiers-unis.&mdash;Institution pour les
-jeunes gens et les jeunes demoiselles non sevrés.&mdash;Allaitement
-à la vapeur.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Une machine, sculptée sur le fronton, était entourée
-de nourrissons, vers lesquels elle étendait ses bras d'acier
-et ses mamelles de liége verni. Au-dessus se lisait
-la sainte légende:</p>
-
-<p><i>Laissez venir vers moi les petits enfants!</i></p>
-
-<p>Lorsqu'il se présenta au bureau, M. Atout dut indiquer
-le numéro d'ordre sous lequel son fils avait été inscrit.
-Le commis feuilleta son catalogue d'enfants, et dit
-brièvement:</p>
-
-<p>«Salle Jean-Jacques-Rousseau, quatrième rayon,
-case D.»</p>
-
-<p>L'académicien prit le bras de milady Ennui, et se hasarda
-à travers les immenses corridors.</p>
-
-<p>De loin en loin, des gardiens portant le costume de
-l'établissement, composé d'un tablier de taffetas ciré et
-d'une coiffure en forme de biberon, indiquaient aux visiteurs
-la direction qu'ils devaient prendre. Marthe et
-Maurice longèrent d'abord une galerie où des métiers
-de différentes formes tissaient des layettes; puis une seconde,
-où d'autres mécaniques fabriquaient de petits
-cercueils. De là, ils traversèrent une cour pleine de paniers
-à roulettes, dans lesquels les enfants apprenaient à
-marcher, et arrivèrent devant un vaste atelier éclairé
-par la flamme des grands fourneaux.</p>
-
-<p>«Vous voyez les cuisines de l'établissement, dit
-M. Atout en s'arrêtant; c'est là que se fabrique le breuvage
-destiné aux enfants. On avait cru longtemps que
-l'aliment le plus convenable pour les nouveau-nés était
-le lait de leur mère; mais la chimie a démontré qu'il
-était malsain et peu nourrissant. L'Académie des sciences
-a, en conséquence, nommé une commission, qui a
-donné la recette d'un breuvage plus rationnel. Il se compose
-de quinze parties de gélatine, de vingt-cinq parties
-de gluten, de vingt parties de sucre et de quarante
-parties d'eau; le tout composant une mixtion connue
-sous le nom de <i>supra-lacto-gune</i> ou <i>lait de femme perfectionné</i>.
-Une expérience sans réplique a, du reste, prouvé
-l'excellence de ce breuvage: c'est que tous les nouveau-nés
-qui refusent d'en boire, et ils sont nombreux, tombent,
-par suite, dans la langueur, et meurent infailliblement
-au bout de deux ou trois jours. Quant aux procédés
-employés pour la distribution du supra-lacto-gune,
-vous allez pouvoir en juger vous-mêmes.»</p>
-
-<p>A ces mots, M. Atout ouvrit une porte, et les visiteurs
-se trouvèrent dans la salle des allaitements.</p>
-
-<p>C'était une immense galerie, garnie aux deux côtés
-d'espèces de planches à bouteilles, sur lesquelles les
-enfants étaient assis côte à côte. Chacun d'eux avait devant
-lui son numéro d'ordre et le biberon breveté qui
-lui tenait lieu de mère. Une pompe à vapeur, placée au
-fond de la salle, faisait monter le supra-lacto-gune vers
-des conduits qui le partageaient ensuite entre les nourrissons.
-L'allaitement commençait et finissait à heure
-fixe, ce qui donnait aux enfants l'habitude de la régularité.
-Tous devaient avoir un même appétit et un même
-estomac, sous peine de jeûne ou d'indigestion; on eût
-pu inscrire à l'entrée de la salle comme sur les portes
-républicaines de 1793:</p>
-
-<p><i>L'Égalité ou la Mort.</i></p>
-
-<p>M. Atout fit admirer à ses compagnons tous les détails
-de cet établissement modèle, auquel on devait, selon
-son heureuse expression, l'anéantissement des superstitions
-maternelles. Il prouva qu'en employant les machines,
-on avait réalisé, sur chaque nourrisson, un
-bénéfice de 3 centimes par jour, ce qui donnait, pour
-l'année, 9 fr. 95 c, et pour les 10 millions de nouveau-nés,
-près de 100 millions d'économie! Il expliqua
-ensuite de quelle manière l'établissement se trouvait
-partagé en neuf salles correspondant aux neuf classes
-de la société. Le breuvage, les soins, l'air et le soleil y
-étaient distribués conformément au principe de justice
-romaine; <i>habita ratione personarum et dignitatum</i>. Les enfants
-de millionnaires avaient neuf parts, et les fils de
-mendiants le neuvième d'une part, ce qui leur servait à
-tous deux d'apprentissage pour les inégalités sociales.
-L'un s'accoutumait ainsi, dès le premier jour, à tout
-exiger, l'autre à ne rien attendre. Merveilleuse combinaison,
-qui assurait à jamais l'équilibre de la république!</p>
-
-<p>Pendant ces explications, milady Ennui cherchait son
-numéro, c'est-à-dire son fils, dont elle avait vanté à
-Marthe les grâces enfantines. Elle l'aperçut enfin dans
-sa case; mais le <i>supra-lacto-gune</i> produisait son effet ordinaire,
-et l'héritier des Atout se tordait comme un ver
-coupé en quatre.</p>
-
-<p>Le médecin de service, averti, accourut aussitôt et
-déclara que les contorsions du numéro 743 tenaient à
-des douleurs aiguës, affectant spécialement les régions
-du côlon, d'où elles avaient pris vulgairement le nom
-de coliques. Mais l'académicien protesta contre cette
-étymologie. Il fit observer que colique avait le même
-radical que colère, et ne pouvait venir que du grec
-&chi;&omicron;&lambda;&eta;,
-<i>bile</i>. Il en résulta une longue discussion, émaillée de
-citations malgaches, syriaques ou chinoises, pendant
-laquelle le numéro endolori continuait à subir le mal
-dont on discutait le nom. Enfin, le docteur et M. Atout,
-n'ayant pu s'entendre, s'en allèrent chacun de leur
-côté, bien décidés à écrire un mémoire sur la question.</p>
-
-<p>Quant à milady Ennui, scandalisée des grimaces de
-son héritier, elle avait passé outre avec ses deux hôtes,
-et s'occupait à leur faire remarquer la grandeur opulente
-de tout ce qui les entourait.</p>
-
-<p>Les murs étaient tapissés de nattes précieusement
-travaillées, les plafonds chargés de moulures ciselées,
-les fenêtres ornées de rideaux de soie à crépines d'or.
-On avait garni les cases des nourrissons de tapis moelleux;
-les numéros brillaient sur des plaques émaillées;
-de larges ventilateurs de gaze rayée d'argent renouvelaient
-sans cesse l'air des galeries; l'industrie avait, en
-un mot, épuisé son luxe et sa prévoyance en faveur des
-nouveau-nés; il ne leur manquait absolument que des
-mères.</p>
-
-<p>A la suite des salles d'allaitement se trouvait le second
-établissement, destiné au sevrage. On y recevait les enfants
-de quinze mois, et ils étaient soumis, dès lors, à
-une combinaison d'exercices destinés au perfectionnement
-des organes. Il y avait un appareil pour leur
-apprendre à voir, un second pour leur enseigner à entendre,
-d'autres encore pour les habituer à déguster, à
-sentir, à respirer.</p>
-
-<p>«De votre temps, dit M. Atout à Maurice, l'enfant
-était abandonné à lui-même; il se servait de ses poumons,
-sans savoir comment; il agissait sans apprentissage;
-il s'exerçait à vivre en vivant! Méthode barbare,
-que l'absence des lumières pouvait seule justifier.
-Aujourd'hui nous avons amélioré tout cela. L'espèce
-humaine n'est plus qu'une matière vivante, à laquelle
-nous donnons une forme et une destination; la Providence
-n'y est pour rien; nous lui avons ôté le gouvernement
-du monde, qu'elle dirigeait sans discernement,
-et nous fabriquons l'homme à l'instar du calicot, par des
-procédés perfectionnés.</p>
-
-<p>Du reste, ces premières études ne sont qu'une avant-scène
-de la vie; c'est seulement au sortir de la maison
-de sevrage, que chaque enfant prend la route qu'il doit
-ensuite poursuivre.</p>
-
-<p>&mdash;Et par qui cette route lui est-elle indiquée? demanda
-Maurice.</p>
-
-<p>&mdash;Par les docteurs du bureau des triages que vous
-avez devant vous.»</p>
-
-<p>Ils venaient, en effet, d'arriver à un troisième édifice,
-moins considérable que les précédents, dans lequel ils
-entrèrent. C'était un musée phrénologique, où ils aperçurent
-une dizaine de médecins occupés à constater les
-différentes aptitudes. Des garçons attachés à l'établissement
-leur apportaient sans cesse des pannerées d'enfants,
-dont ils tâtaient le crâne, et auxquels ils donnaient un
-nom et une destination, selon les protubérances observées.
-L'écriteau passé au cou des sujets examinés indiquait
-le résultat de l'examen.</p>
-
-<p>L'enfant recevait là son brevet de grand mathématicien,
-de grand artiste ou de grand poëte, et n'avait plus
-qu'à le devenir. Par ce moyen, toute incertitude de vocation
-disparaissait. Au lieu d'errer à travers vingt
-goûts opposés, comme un étranger qui demande sa
-route à tous les passants, vous trouviez une direction
-indiquée, vous n'aviez qu'à partir, qu'à poursuivre, et
-vous étiez sûr d'arriver au but&hellip; à moins qu'on ne vous
-eût indiqué un mauvais chemin.</p>
-
-<p>Du bureau des triages, Marthe et Maurice passèrent
-aux écoles.</p>
-
-<p>M. Atout, qui joignait à ses autres titres celui d'inspecteur
-général des études, leur fit tout voir dans le
-plus grand détail.</p>
-
-<p>La base de l'instruction donnée au collége de Sans-Pair
-était le thibétain, langue d'autant plus intéressante
-à connaître que l'on avait cessé de la parler depuis environ
-mille ans. Les élèves lui consacraient quatre jours
-sur cinq. Le reste du temps était employé à examiner
-les hiéroglyphes des anciennes pyramides d'Égypte,
-dont il ne restait plus qu'une gravure apocryphe, et à
-approfondir la différence existant entre l'absolu complet
-et l'absolu universel!</p>
-
-<p>Ces enseignements avaient pour but de préparer
-l'élève à la vie pratique, et de lui servir de point de départ
-pour devenir ingénieur, médecin ou commerçant.</p>
-
-<p>M. Atout, qui voulait faire apprécier à son hôte l'étendue
-des connaissances acquises par les écoliers de
-l'établissement, lui remit le programme de l'examen que
-tous devaient subir avant de le quitter.</p>
-
-<p class="c"><span class="small">UNIVERSITÉ DES MÉTIERS-UNIS</span><br />
-<span class="large">GRAND COLLÉGE DE SANS-PAIR</span><br />
-<span class="small">PROGRAMME POUR LE BACCALAURÉAT ÈS LETTRES</span></p>
-
-<p class="emgap2"><span class="sc">Pour le thibétain:</span></p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Les trente livres de l'Histoire de la Tortue verte de
-Rapput, par Shah-Rah-Pah-Shah;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Les douze livres de l'Histoire de l'Éléphant noir,
-de Rouf-Tapouf;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Les six chants des Citernes du Désert, de Felraadi;</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Le traité sur le Bonheur des Borgnes, du même;</p>
-
-<p>5<sup>o</sup> Les Discours de Bal-Poul-Child contre Child-Poul-Bal.</p>
-
-<p class="emgap2"><span class="sc">Pour l'histoire:</span></p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Donner la succession des rois du Congo, de la Patagonie
-et de la baie d'Hudson, depuis Noé;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Expliquer l'inscription de la grande pyramide d'Égypte,
-qui n'existe plus;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Raconter l'expédition de lord Ellenbourgh dans
-l'Inde, avec le chiffre des b&oelig;ufs, moutons, légumes, détruits
-par l'armée anglaise, et les campagnes du maréchal
-Bugeaud en Algérie, avec les discours, toasts,
-proclamations, ordres du jour, au nombre de douze
-mille six cent quarante-trois;</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Énumérer ce que l'Allemagne a fourni de princesses
-nubiles aux autres États de l'Europe.</p>
-
-<p class="emgap2"><span class="sc">Pour la géographie:</span></p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Nommer les différents États des quatre parties du
-monde avant le déluge, en désignant leurs capitales;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Citer tous les fleuves, lacs, mers, montagnes, en
-leur donnant les noms qu'ils ne portent plus;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Indiquer au juste les délimitations de l'ancienne
-république d'Andorre et de la célèbre principauté de
-Monaco;</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Dire la population des régions encore inconnues
-qui s'étendent du 40<sup>e</sup> au 60<sup>e</sup> degré de latitude.</p>
-
-<p class="emgap2"><span class="sc">Pour la littérature:</span></p>
-
-<p>Le candidat devra donner la recette des différentes
-formes de style, avec le moyen de s'en servir; expliquer
-les procédés du sublime, du fleuri, du gracieux, et faire
-l'histoire de tous les hommes de lettres connus, depuis
-Salomon jusqu'à nos jours.</p>
-
-<p class="emgap2"><span class="sc">Pour la philosophie:</span></p>
-
-<p>Démontrer l'identité du tout avec l'universel par le
-rapport de l'ensemble à la somme des parties. Chercher
-en quoi le moi diffère du non-moi, et si le moi efficient
-peut être confondu avec le moi correctif. Établir la liberté
-du causal plastique sous la dépendance du phénoménal
-concret.</p>
-
-<p class="emgap2"><span class="sc">Mathématiques:</span></p>
-
-<p>Connaître tous les théorèmes sans application que
-peut fournir l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie, et
-résoudre tous les problèmes inutiles qui pourront être
-proposés.</p>
-
-<p class="emgap2"><span class="sc">Physique:</span></p>
-
-<p>Donner les théories de toutes les grandes lois que l'on
-continue à chercher.</p>
-
-<p class="emgap2"><span class="sc">Chimie:</span></p>
-
-<p>Expliquer, d'après les formules de la Cuisinière bourgeoise,
-tous les ingrédients qui composent chacun des
-ragoûts scientifiques connus sous le nom de <i>corps</i>.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Maurice demeura d'abord épouvanté des connaissances
-demandées aux candidats; mais il se rappela heureusement
-que, même de son temps, les programmes
-n'étaient point toujours des vérités. Pour cet examen,
-comme pour tout le reste, sans doute, on ne voulait que
-la forme, cette loi suprême des Brid'Oison de tous les
-temps: car quiconque demande l'impossible s'engage
-d'avance à ne rien exiger.</p>
-
-<p>M. Atout lui expliqua ensuite par quelle série d'ingénieuses
-méthodes l'étude de ces connaissances était
-facilitée aux élèves du grand collége.</p>
-
-<p>Il lui montra d'abord la classe destinée au cours d'histoire,
-où chaque pan de mur représentait une race,
-chaque banc une succession de rois, chaque poutre une
-théogonie. Là tous les objets portaient une date ou rappelaient
-un événement. On ne pouvait suspendre son
-chapeau à une patère sans se rappeler un homme illustre,
-essuyer ses pieds à la natte sans marcher sur une
-révolution. Grâce à ce système mnémotechnique, aussi
-expéditif que profond, l'histoire universelle était ramenée
-à une question d'ameublement; l'élève l'apprenait
-malgré lui et rien qu'en regardant. Qu'on lui demandât,
-par exemple, le nom du premier roi de France, il se
-rappelait la vis intérieure de la serrure, et répondait:
-«Clo-vis.» Qu'on voulût connaître la date de la découverte
-de l'Amérique, il pensait aux quatre pieds de la
-chaire, dont chacun représentait un chiffre différent, et
-répondait: 1492. Qu'on s'informât, enfin, de l'événement
-le plus important qui suivit la naissance du christianisme,
-il voyait les deux barres d'appui qui s'avançaient
-sur l'amphithéâtre, et répondait hardiment;
-«L'invasion des bar-bares!»</p>
-
-<p>M. Atout ne manqua point de faire remarquer à Maurice
-les avantages de cette méthode débarrassée de
-toute donnée philosophique, et grâce à laquelle il suffisait
-de penser à deux choses pour s'en rappeler une.</p>
-
-<p>Il le conduisit ensuite au cours de géographie, où la
-terre avait été figurée en relief, afin que les élèves pussent
-se faire une idée plus exacte de sa beauté et de sa
-grandeur. Les montagnes y étaient représentées par des
-taupinières, les fleuves par des tubes de baromètre, et
-les forêts vierges par des semis de cresson étiquetés. On
-y voyait la représentation des villes en carton, et de
-petits volcans de fer-blanc, au fond desquels fumaient
-des veilleuses sans mèches.</p>
-
-<p>Une salle voisine contenait tout le système planétaire,
-en taffetas gommé, et mis en mouvement par une machine
-à vapeur de la force de deux ânes. Il avait seulement
-été impossible de conserver aux différents corps
-célestes leur dimension proportionnelle, leurs distances
-respectives et leurs mouvements réels; mais les élèves,
-avertis de ces légères imperfections, n'en étaient pas
-moins aidés à comprendre ce qui était, par la représentation
-de ce qui n'était pas.</p>
-
-<p>Un musée général complétait ces moyens d'instruction
-du grand collége de Sans-Pair. On y avait réuni des
-échantillons de toutes les productions naturelles et de
-toutes les industries humaines. Ce que l'enfant n'apprenait
-autrefois qu'en vivant et par l'usage lui était ainsi
-artificiellement enseigné; il avait sous la main la création
-entière par cases numérotées. On lui montrait un échantillon
-de l'Océan dans une carafe, la chute du Niagara
-dans un fragment de rocher, les mines d'or de l'Amérique
-du Sud au fond d'un cornet de sable jaunâtre. Il
-étudiait l'agriculture dans une armoire vitrée, les différentes
-industries sur les rayons d'un casier, et les machines
-d'après de petits modèles exposés sous des cloches
-à fromage. Le monde entier avait été réduit, pour
-sa commodité, à une trousse d'échantillons; il l'apprenait
-en jouant au petit ménage, et sans en connaître les
-réalités.</p>
-
-<p>Tels étaient les principes d'instruction adoptés par
-l'université de Sans-Pair; quant à l'éducation, elle reposait
-sur une idée encore plus ingénieuse.</p>
-
-<p>Son unique but étant de préparer des citoyens honorables,
-c'est-à-dire habiles à s'enrichir, on lui avait sagement
-donné pour unique base le dévouement à soi-même.
-Chaque enfant s'accoutumait de bonne heure à
-tenir un compte de profits et pertes pour chacune de
-ses actions. Il calculait tous les soirs ce que lui avait
-rapporté sa conduite de la journée: c'était ce qu'on appelait
-l'examen de conscience. Il y avait un tarif gradué
-pour les mérites et pour les fautes: tant à la patience,
-tant à l'amabilité, tant au bon caractère! Les vertus se
-résumaient en rentes ou en priviléges, pourvu que ce
-fussent des vertus comprises dans le programme: car
-l'université des Intérêts-Unis montrait, à cet égard, une
-sage prudence: elle n'encourageait que les qualités qui
-pouvaient tourner un jour au profit de leur possesseur.
-Les vertus coûteuses étaient traitées comme des vices.</p>
-
-<p>Or, pour mieux encourager les enfants à s'enrichir;
-on les initiait de bonne heure au culte du confort, on
-leur en faisait une habitude, on les trempait dans ce
-fleuve des jouissances matérielles qui rend les consciences
-plus souples. Leur collége était un palais, pour lequel
-l'industrie avait épuisé ses merveilles. Il y avait des
-manéges, des billards, un casino pour la lecture et une
-salle de spectacle adossée à la chapelle. On donnait à
-chaque élève un appartement complet et un tilbury,
-avec un groom pour les promenades.</p>
-
-<p>M. Atout ayant voulu faire voir à Maurice un de ces
-logements de garçon, ils le trouvèrent occupé par un
-élève de sixième, déjà complètement initié à la vie d'étudiant.</p>
-
-<p>Du reste, l'agréable n'avait point fait négliger l'utile.
-Au milieu de la principale cour s'élevait une Bourse, où
-tous les élèves se réunissaient chaque matin. On y négociait
-sur les fruits de la saison, sur les lapins blancs
-et sur les plumes métalliques. Il y avait là, comme à la
-grande Bourse de Sans-Pair, des opérations habiles ou
-hasardeuses, des ruines et des opulences subites. On y
-jouait aussi à la baisse au moyen de fausses nouvelles,
-et à la hausse par des accaparements combinés, de sorte
-que les élèves se formaient dès l'enfance au mensonge
-légal et prenaient l'importante habitude de ne se fier à
-personne.</p>
-
-<p>Ils s'exerçaient également à l'emploi de la presse périodique,
-en rédigeant quatre journaux d'opinions contraires,
-dans lesquels ils tâchaient de se calomnier et
-de se nuire, aussi bien que des hommes faits.</p>
-
-<p>Après le collége de Sans-Pair venait le grand Athénée
-national, dont les cours étaient fréquentés par des auditeurs
-de tout sexe et de tout âge.</p>
-
-<p>Le professeur de numismatique, que Maurice voulut
-entendre, faisait ce jour-là une leçon sur la cuisine du
-dix-neuvième siècle, tandis que le professeur d'économie
-politique traitait la question des antiquités mexicaines.
-Quant au professeur de philosophie, il se renfermait
-plus rigoureusement dans la matière de son
-cours, et ne s'occupait guère que d'injurier ses adversaires.</p>
-
-<p>En ressortant, M. Atout montra à ses hôtes les Écoles
-de droit, de médecine, d'industrie, de beaux-arts, mais
-sans y entrer. Leur organisation différait peu de celle du
-grand collége, et l'examen des doctrines qui y étaient
-enseignées eût demandé trop de temps. Maurice devait
-d'ailleurs retrouver plus tard ces doctrines mises en
-pratique dans le monde par les commerçants, les artistes,
-les avocats et les docteurs.</p>
-
-<p>Ils ne s'arrêtèrent donc que devant l'édifice construit
-pour les examens.</p>
-
-<p>Chaque Faculté avait une salle tellement disposée que
-les candidats subissaient les épreuves sans l'intervention
-d'aucun examinateur. C'était une sorte de labyrinthe
-fermé de cent petites portes, sur chacune desquelles
-se trouvait inscrite une question du programme, avec
-une vingtaine de mauvaises réponses mêlées à la bonne.
-Si le candidat mettait le doigt sur celle-ci, la porte s'ouvrait
-d'elle-même, et il passait outre; sinon, il demeurait
-enfermé comme un rat pris au piége! Par ce moyen,
-toute erreur et toute injustice devenaient impossibles;
-l'examinateur avait atteint la perfection d'indifférence et
-d'impassibilité si longtemps poursuivie: ce n'était plus
-un homme avec ses ardeurs, ses inclinations, ses répugnances,
-mais une machine immuable comme la vérité.
-On ne choisissait pas les aspirants, on les blutait; ici la
-fleur de froment, là le son grossier. Les professeurs n'avaient
-désormais à s'occuper des examens que pour
-toucher le prix du travail qu'ils ne faisaient plus.</p>
-
-<p>Comme ils franchissaient la dernière porte du quartier
-universitaire, M. Atout montra un second établissement,
-d'une étendue presque égale, et destiné à l'instruction
-des jeunes filles. L'organisation était à peu
-près la même que dans celui des garçons; mais les connaissances
-acquises y différaient essentiellement. La
-principale étude était celle de l'orgue expressif appliqué
-aux danses de caractère. Les élèves y consacraient sept
-heures par jour. Le reste du temps était employé aux
-leçons de minéralogie, d'architecture et d'anatomie.
-Il y avait, en outre, un cours d'orthographe une fois
-par semaine, et l'on cousait tous les mois.</p>
-
-<p>Quant à la morale, elle était formulée dans un catéchisme
-qui devait servir de règle de conduite aux jeunes
-filles, et qu'on leur faisait apprendre par c&oelig;ur. Il y
-avait un chapitre pour la toilette, un chapitre pour les
-bals et les visites, un chapitre pour le mariage.</p>
-
-<p><i>Demande.</i> Une femme doit-elle désirer le mariage?</p>
-
-<p><i>Réponse.</i> Oui, si elle peut être bien mariée.</p>
-
-<p><i>Demande.</i> Qu'est-ce qu'une femme bien mariée?</p>
-
-<p><i>Réponse.</i> C'est celle qui, ayant épousé un homme honorable,
-profite et jouit de sa position.</p>
-
-<p><i>Demande.</i> Qu'entendez-vous par un homme honorable?</p>
-
-<p><i>Réponse.</i> J'entends un homme qui paye le cens d'éligibilité.</p>
-
-<p><i>Demande.</i> Comment la femme doit-elle aimer son
-mari?</p>
-
-<p><i>Réponse.</i> Proportionnellement à la pension qu'il lui
-accorde.</p>
-
-<p><i>Demande.</i> Pouvez-vous réciter votre acte d'espérance
-matrimoniale?</p>
-
-<p><i>Réponse.</i> «Mon Dieu, je compte sur votre infinie bonté
-pour obtenir l'époux selon mon c&oelig;ur; qu'il soit assez
-riche pour me donner un équipage, un hôtel, des loges
-au grand théâtre de Sans-Pair, et puisse-t-il, ô mon
-Dieu! montrer autant de courage à agrandir sa fortune
-que j'aurai de plaisir à la dépenser!»</p>
-
-<p>Maurice n'en lut point davantage, et demanda à l'académicien
-si les deux grandes institutions universitaires
-qu'il venait de lui montrer étaient les seuls établissements
-d'instruction publique existant à Sans-Pair.</p>
-
-<p>«Il y a, de plus, les institutions exploitées par l'industrie
-particulière, répliqua M. Atout: écoles, pensionnats,
-lycées, professant toutes les sciences connues
-par toutes les méthodes inventées. Mais le plus célèbre
-de ces établissements est celui de M. Hâtif, qui a trouvé
-le moyen d'appliquer à l'instruction des enfants le système
-des serres chaudes, et qui obtient des savants
-<i>forcés</i>, comme les jardiniers obtenaient autrefois des
-melons de primeur. Il lui suffit de placer ses élèves sur
-une couche propre à hâter la sève intellectuelle, et de
-veiller au thermomètre qui indique le degré de chaleur
-nécessaire pour la maturation de leurs cerveaux. Il a
-toujours ainsi, sous verrine, plusieurs centaines d'écoliers,
-qui sont de grands hommes à dix ans et des enfants
-à vingt.</p>
-
-<p>Du reste, sa fabrique de prodiges prospère. C'est
-de chez lui que sortent tous ces virtuoses qui improvisent
-des symphonies au maillot, ces grands mathématiciens
-calculant la circonférence de la terre avant
-de savoir parler, et ces poëtes prématurés qui font leurs
-premières élégies avant leurs premières dents.»</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch8">VIII</h2>
-
-<div class="abstract">Agrandissement des magasins de nouveautés.&mdash;Histoire de
-mademoiselle Romain.&mdash;Aspect pittoresque de la ville de
-Sans-Pair.&mdash;Maladie de milady
-Ennui, traitée par quatorze médecins spécialistes, et guérie par
-Maurice.&mdash;Société d'assurance pour empêcher les vivants de regretter
-les morts.&mdash;Rencontre du grand philanthrope M. Philadelphe Le Doux.</div>
-
-<p>Tout en donnant ces détails, l'académicien avait regagné
-sa calèche, et il allait y remonter, lorsque milady
-Ennui déclara qu'elle voulait conduire Marthe aux
-nouvelles galeries du Bon-Pasteur.</p>
-
-<p>C'était un magasin où se trouvaient réunies pour l'acheteur
-toutes les productions du monde connu. Il couvrait
-une surface de deux cents hectares et occupait
-douze mille commis. Outre la ligne d'omnibus desservant
-l'intérieur, on avait ménagé un avançage de voitures
-à la tête de chaque comptoir. Les étoffes, roulées
-et déroulées par d'immenses cylindres, passaient devant
-les yeux de la foule, comme ces toiles mobiles qui représentent
-les cascades à l'Opéra: des montres gigantesques,
-garnies de bijoux et d'orfévreries, tournaient
-partout sur elles-mêmes; des tablettes couvertes de
-cristaux, d'ivoires sculptés, de fantaisies précieuses,
-allaient et venaient sans cesse sur leurs rails de cuivre,
-et semblaient appeler les acheteurs; enfin, au milieu de
-tout cet éclat, des valets en livrée circulaient chargés
-de plateaux, et offraient des rafraîchissements.</p>
-
-<p>«Vous le voyez, dit M. Atout, le commerce s'est
-agrandi comme tout le reste; ce n'est plus qu'une banque
-perfectionnée. Les profits, qui autrefois faisaient
-vivre médiocrement cent mille familles, ont créé dix
-existences royales auxquelles tout est possible. Votre
-temps était encore celui des petits marchands. En sortant
-d'apprentissage on se mariait, on ouvrait boutique
-avec son amour et son courage! Mais, de nos jours, la
-bonne volonté ne tient plus lieu de capital, et la première
-condition, pour exercer un commerce, n'est point
-de le connaître: c'est d'avoir un million!»</p>
-
-<p>A ces mots, l'académicien se mit à calculer tout haut,
-pour Maurice, la valeur des marchandises entassées
-dans les galeries qu'ils parcouraient, tandis que milady
-Ennui faisait remarquer à Marthe leur prodigieuse variété.</p>
-
-<p>Mais Maurice et Marthe n'écoutaient plus, car ils venaient
-d'apercevoir l'enseigne du magasin-monstre: <span class="sc">Le
-Bon-Pasteur!</span> Leurs regards s'étaient aussitôt cherchés,
-leurs lèvres avaient murmuré en même temps le
-nom de mademoiselle Romain, et tous deux étaient devenus
-subitement rêveurs!</p>
-
-<p>C'est que ce nom avait réveillé chez eux le souvenir
-de tout un autre monde; un de ces souvenirs qui vous
-attendrissent comme la vue du vieux foyer sur lequel
-vous écoutiez les histoires de la nourrice, du petit jardin
-où vous plantiez des rameaux d'aubépine, de la
-borne qui servait de siége au mendiant avec lequel vous
-partagiez votre pain de l'école! Et cependant mademoiselle
-Romain n'avait été ni une parente, ni une compagne
-de jeux; mademoiselle Romain n'était qu'une vieille
-voisine, mercière à l'enseigne du <i>Bon-Pasteur!</i></p>
-
-<p>Mais aussi quelle voisine! et comment l'oublier? Qui
-pouvait l'avoir vue au fond de sa petite boutique obscure
-sans se rappeler sa haute chaise à patins, sa chaufferette
-de terre, ses grandes aiguilles à tricot, et son visage
-souriant sous les rides de la laideur.</p>
-
-<p>Car Dieu, qui avait été sévère pour mademoiselle Romain,
-l'avait fait naître pauvre, maladive et disgraciée!
-Elle eût pu se plaindre de la part qui lui avait été faite;
-elle aima mieux y chercher le peu de bien qui s'y trouvait
-caché! Son indigence lui interdisait les plaisirs, elle
-l'accepta comme une sauvegarde contre les excès; ses
-souffrances étaient sans trêve, elle y trouva un utile enseignement
-de patience; sa laideur lui ôtait l'espoir d'être
-aimée, elle s'en dédommagea en aimant les autres!</p>
-
-<p>Puis, Dieu n'avait point été pour elle sans pitié! A défaut
-de bonheur, il lui donna un grand devoir à remplir.</p>
-
-<p>Mademoiselle Romain avait un père paralytique, dont
-elle devint le seul appui! Le corps du vieillard n'était
-plus qu'un cadavre insensible, mais la tête continuait à
-penser, le c&oelig;ur battait toujours! Incapable de se faire
-à lui-même l'aisance ou la misère, il était encore capable
-de les recevoir et de les sentir.</p>
-
-<p>Sa fille le comprit, et résolut de lui conquérir tout ce
-qu'il pouvait espérer de joie. Elle réunit ses dernières
-ressources, acheta quelques marchandises, et vint s'établir
-au <i>Bon-Pasteur!</i></p>
-
-<p>La boutique était petite, et bien des rayons restaient
-vides; mais la sainte fille avait la foi des grands c&oelig;urs!
-Prête à tous les sacrifices pour celui qu'elle s'était promis
-de rendre heureux, elle ne pouvait croire que la Providence
-la trahît. Le moyen, en effet, de supposer Dieu
-moins bon que nous-mêmes? Toujours le tricot à la
-main, près du comptoir, elle n'interrompait son travail
-qu'à l'entrée d'un acheteur, et, s'il se faisait trop attendre,
-si l'inquiétude ou le découragement ralentissait le mouvement
-de ses longues aiguilles de buis, elle regardait
-vers l'arrière-boutique le vieux paralytique doucement
-confiant dans son courage, et les aiguilles recommençaient
-à s'agiter plus rapides.</p>
-
-<p>Les gains étaient faibles sans doute; mais qui peut
-dire les miracles de l'économie et du dévouement? Tout
-ce que mademoiselle Romain se retranchait était ajouté
-au bien-être du vieillard; celui-ci, trompé, la croyait
-plus riche à chaque nouvelle privation, et jouissait de
-ses sacrifices sans avoir la douleur de les soupçonner.
-La fille remerciait le ciel de cette erreur, qu'elle appelait
-une grâce, et, pour s'en rendre digne, elle s'imposait
-de nouveaux devoirs.</p>
-
-<p>Une pauvre femme qu'elle avait employée quelquefois
-vint à mourir, laissant un fils presque idiot. Mademoiselle
-Romain l'accueillit d'abord, pour qu'il ne vît point clouer
-le cercueil de sa mère; mais, le lendemain, quand elle
-pensa qu'il fallait le conduire à l'hospice, le c&oelig;ur lui manqua.
-L'enfant avait déjà choisi sa place près du foyer, il
-tenait sa tête appuyée sur les genoux du paralytique, et
-souriait en regardant celle qui l'avait recueilli.</p>
-
-<p>«Il eût pu être mon frère!» pensa-t-elle, attendrie.</p>
-
-<p>Et, regardant encore ces deux infortunés, que Dieu
-semblait lui offrir réunis à dessein, elle ajouta dans sa
-pensée:</p>
-
-<p>«C'est mon frère!»</p>
-
-<p>Et l'enfant ne la quitta plus.</p>
-
-<p>Quand Marthe et Maurice la connurent, le vieillard et
-l'idiot vivaient encore près d'elle, heureux par son travail
-et sa tendresse. La boutique était toujours aussi petite,
-les rayons à peine mieux garnis; mais tout le
-monde connaissait mademoiselle Romain et lui achetait.
-Les vieillards se découvraient les premiers à sa vue,
-les jeunes gens la saluaient comme si elle eût été belle,
-et les mères apprenaient à leurs enfants à la reconnaître.
-Que de fois Maurice et Marthe avaient passé devant l'étroit
-vitrage de sa boutique en se tenant par la main, et
-rien que pour la voir!</p>
-
-<p>«C'est la bonne demoiselle! disaient-ils à demi-voix,
-celle à laquelle il faut ressembler.»</p>
-
-<p>Et ils la saluaient par son nom, et, quand elle leur
-avait répondu, ils continuaient leur route, fiers et attendris,
-en se promettant tout bas de l'imiter.</p>
-
-<p>Ah! qu'étaient toutes les richesses entassées dans les
-galeries de Sans-Pair auprès de cette humble boutique,
-dont la vue formait un enseignement? Qu'étaient ces
-milliers de commis auprès de la pauvre femme qui, rien
-qu'avec son courage, avait soutenu deux existences et
-sauvé deux âmes? Hélas! que Dieu l'eût fait naître plus
-tard, au milieu d'une société plus éclairée, elle eût en
-vain travaillé et espéré! La bonne volonté ne tenait plus
-lieu de capital!</p>
-
-<p>Avant de ramener chez lui ses deux hôtes, l'académicien
-voulut leur donner une idée de la magnificence de
-Sans-Pair, et les conduisit au grand carrefour de la
-Réunion.</p>
-
-<p>C'était une place à laquelle venaient aboutir toutes les
-rues de la capitale; elle était ornée de cinquante bornes-fontaines
-et de deux cents becs de gaz épuré. Le musée,
-la bibliothèque, le théâtre national et la chambre des
-représentants l'encadraient de leurs façades, magnifiquement
-décorées d'affiches peintes à l'huile. Tout autour
-rayonnaient les rues, formant une ligne droite de
-plusieurs lieues, et composées de maisons quadrangulaires,
-tellement semblables que les numéros seuls pouvaient
-les faire distinguer. Une foret de tuyaux fumants
-couronnait cette charmante perspective, que l'on saisissait
-d'un seul coup d'&oelig;il.</p>
-
-<p>Les vingt-quatre divisions qui formaient la ville entière
-étaient désignées par les vingt-quatre signes de l'alphabet,
-et chaque citoyen devait habiter le quartier qui
-correspondait à la première lettre de sa profession. Cette
-disposition avait le léger désavantage de placer votre
-bottier à soixante-huit kilomètres de votre tailleur; mais
-elle donnait à la ville une régularité qui eût fait envie à
-une table d'échecs, et, si les relations de la vie en souffraient,
-la raison pure était du moins satisfaite.</p>
-
-<p>Cependant cette organisation venait d'être vivement
-attaquée par un savant astronome, M. de l'Empyrée,
-comme relevant de la numération duodécimale, depuis
-longtemps abandonnée pour tout le reste. Il avait proposé,
-en conséquence, dans l'intérêt de l'unité mathématique,
-la démolition de Sans-Pair, qui eût été reconstruit
-en dix quartiers, correspondant aux dix chiffres
-de la table numérale, et où chacun eût été rangé selon
-son mérite, c'est-à-dire selon la quantité de ses impôts.
-Cette profonde conception avait assez vivement ému les
-esprits pour détourner l'attention publique des découvertes
-lunaires dues, comme nous l'avons déjà dit, au
-même savant.</p>
-
-<p>Maurice remarqua que les maisons, construites en fer,
-pouvaient se démonter comme un meuble. Si le propriétaire
-changeait d'état, il n'avait qu'à s'adresser à la compagnie
-des déménagements, qui lui transportait son domicile
-dans le nouveau quartier qu'il devait habiter.</p>
-
-<p>Les logements de garçon étaient encore plus simples:
-ils consistaient en une malle mécanique, dont on emportait
-la clef. Le soir venu, la malle se développait et formait
-une chambre à coucher, avec alcôve et cabinet de
-toilette. Quant à la cuisine, elle était devenue inutile depuis
-l'invention des fourneaux-caporal, qui permettaient
-à chaque fumeur de préparer trois plats à la chaleur de
-sa pipe, et des briquets autoclaves, cuisant un potage
-et deux biftecks au feu d'une allumette.</p>
-
-<p>En repassant près du port, les deux époux y virent
-une île couverte de bosquets et de villas, qu'ils n'avaient
-point aperçue quelques instants auparavant. Ils apprirent
-de leur conducteur que c'était le grand village flottant,
-<i>le Cosmopolite</i>, qui arrivait de sa promenade autour
-du monde.</p>
-
-<p>L'étendue de ce bateau-phénomène était de plusieurs
-kilomètres. Chaque passager y avait son cottage, avec
-parterre, basse-cour et jardin potager. Au milieu du
-village s'élevait l'église, et à l'une des extrémités la salle
-de concerts. Cent cinquante machines, de la force de
-quatre cents chevaux, mettaient en mouvement <i>le Cosmopolite</i>,
-qui fendait les flots avec la rapidité du Léviathan.
-Son voyage de circumnavigation durait huit jours.
-Il touchait à la Nouvelle-Guinée, franchissait le canal
-creusé dans l'isthme de Panama, traversait l'océan Atlantique,
-remontait jusqu'à la Méditerranée, entrait dans
-la mer Rouge par le détroit de Suez, et regagnait le point
-de départ à travers la mer des Indes.</p>
-
-<p>Les passagers que la navigation fatiguait se faisaient
-débarquer au Caire, où ils prenaient le grand chemin de
-fer d'Asie, qui les conduisait jusqu'à Malaca en wagons-houses.
-Ces wagons-houses étaient des maisons roulantes,
-où l'on trouvait des chambres à coucher, un restaurant,
-des billards, un estaminet et des bains russes.</p>
-
-<p>Près du <i>Cosmopolite</i> flottaient une foule d'autres bateaux,
-dont les différentes destinations se trouvaient indiquées
-par des affiches en banderoles. Les uns formaient
-des théâtres flottants, qui, traversant les mers
-et remontant les fleuves, portaient aux peuplades les
-plus reculées les bienfaits du vaudeville ou les enseignements
-de l'opéra-comique; d'autres, disposés en salles
-de bal, allaient apprendre aux cinq parties du monde
-les quadrilles des Musards sans-pairiens; les plus petits,
-enfin, consacrés à des dioramas, à des ménageries ou à
-des cabinets de lecture, jetaient successivement l'ancre
-dans toutes les criques de la terre habitée pour populariser
-les beautés de la nature, les bêtes savantes et les
-romans de M. César Robinet.</p>
-
-<p>Un peu plus loin, nos promeneurs rencontrèrent le
-grand dock, où arrivaient les produits de toutes les
-mines connues. Un système de canaux souterrains, alimentés
-par les eaux des mines elles-mêmes, reliait celles-ci
-l'une à l'autre, et permettait aux exploitations de se
-prêter un secours mutuel. On voyait arriver dans le bassin
-de Sans-Pair, par mille voûtes sombres, des barques
-chargées des différents minéraux arrachés à la terre, et
-conduites par des hommes de toutes races et de tous
-costumes. Ici c'étaient les Chinois avec du plomb et de
-l'étain, là des Espagnols avec le mercure, plus loin les
-Siciliens transportant le soufre de leurs volcans, les
-Américains riches en or, les Anglais noirs de houille, les
-Africains chargés de bitume, et les peuples du Nord
-amenant le cuivre, le fer et le platine. La facilité et la
-fréquence des communications avaient ainsi mêlé toutes
-les nations, sans qu'une association fraternelle fût venue
-les confondre. Chacune avait perdu son caractère, et
-n'avait point adopté celui des autres. Ces physionomies
-effacées ressemblaient aux monnaies usées par le frottement,
-qui, bien que dépouillées de leur empreinte,
-restent différentes par le métal. A force de regarder le
-monde comme une grande route, chacun avait perdu le
-sentiment de la nationalité; on n'avait plus de ville,
-plus de foyer, partant plus de patrie! Les lieux n'étaient
-que des points d'appui, auxquels on abritait sa vie un
-instant, comme on accroche une montre au mur d'une
-hôtellerie.</p>
-
-<p>Maurice commençait à communiquer ces réflexions à
-son conducteur, lorsqu'il fut interrompu par milady Ennui,
-qui se trouvait lasse et voulait rentrer. Ils remontèrent,
-en conséquence, dans la calèche volante, et regagnèrent
-l'hôtel de l'académicien.</p>
-
-<p>Mais, quelque rapide qu'eût été le voyage, il avait
-suffi pour augmenter l'indisposition de madame Atout.
-A peine arrivée, elle déclara qu'elle se trouvait plus mal
-et voulait voir un médecin.</p>
-
-<p>L'embarras était de savoir lequel, car les progrès des
-lumières avaient introduit la division de la main-d'&oelig;uvre
-jusque dans les sciences. Les médecins s'étaient
-partagé le corps humain, comme un héritage conservé
-jusqu'alors en indivis. Chacun avait eu son domaine, au
-delà duquel il ne prétendait rien. A l'un la tête, à l'autre
-l'estomac; à celui-ci le foie, à celui-là le c&oelig;ur. Si
-plusieurs organes étaient attaqués à la fois, on prenait
-plusieurs médecins; s'ils l'étaient tous, on en prenait
-davantage. Chacun traitait de son côté son morceau de
-maladie, et le patient guérissait par fragments, s'il ne
-mourait tout d'une pièce.</p>
-
-<p>Comme milady Ennui souffrait surtout de spasmes,
-on crut devoir appeler le docteur Hypertrophe.</p>
-
-<p>Celui-ci expliqua d'abord que, la vie étant entretenue
-par le sang, et le sang mis en mouvement par le c&oelig;ur,
-toute maladie avait nécessairement pour cause un défaut
-d'équilibre dans les fonctions de ce muscle creux
-et charnu. Il déclara donc, après avoir examiné la malade,
-que son malaise provenait d'un afflux pléthorique
-dans l'oreillette gauche, et lui ordonna un sirop antiphlogistique
-dont il était l'inventeur.</p>
-
-<p>Mais à peine fut-il parti que les douleurs de la malade
-se déplacèrent; M. Atout fit aussitôt demander M. le
-docteur Jecur, spécialement connu pour ses travaux sur
-les viscères bilio-dispensateurs.</p>
-
-<p>Après avoir examiné milady Ennui, il déclara que le
-siége de son mal était évidemment dans le foie, viscère
-glanduleux, destiné à séparer la bile du sang, et qui,
-étant le principe même de la vie, décidait nécessairement
-seul de la santé ou de la maladie. Mais ses prescriptions
-ne furent point plus heureuses que celles de
-son confrère, et, après son départ, la douleur gagna les
-membres.</p>
-
-<p>L'académicien s'adressa cette fois au docteur Névretique,
-qui avait pour spécialité les maladies sans causes.</p>
-
-<p>Il arriva d'un saut, en criant:</p>
-
-<p>«Les nerfs! les nerfs! organe de la volonté&hellip; de la
-sensation&hellip; tout est là&hellip; il n'y a que les nerfs!»</p>
-
-<p>Il tourna trois fois autour du lit de la malade, ordonna
-les bals et les spectacles, avec une infusion de
-feuilles d'oranger, puis repartit.</p>
-
-<p>Cependant les suffocations de milady Ennui ne cessaient
-point, et M. Atout continuait à épuiser inutilement
-la science des spécialistes, lorsque Maurice se
-rappela l'espèce d'armure ouatée qui enveloppait milady;
-il lui fit transmettre timidement le conseil d'en
-sortir. Le résultat fut immédiat; madame Atout, rendue
-à la liberté de ses mouvements, se trouva subitement
-guérie. Sa maladie n'était qu'une suffocation; et, faute
-de s'être adressée au docteur des poumons, elle avait
-failli mourir étouffée.</p>
-
-<p>Tout en donnant les soins nécessaires, l'académicien
-avait mandé un notaire et des témoins, afin de faire constater
-la maladie de madame Atout. Dès qu'elle fut guérie,
-il prit l'acte dressé par eux, et emmena Maurice aux
-bureaux de la <i>Compagnie des Centenaires</i>.</p>
-
-<p>On y assurait non-seulement la vie, mais la santé, et
-l'on y recevait un dédommagement pour les moindres
-indispositions, comme on en eût reçu autrefois de la
-Compagnie du Phénix pour un incendie partiel. Par ce
-moyen, la maladie de vos parents vous faisait vivre, en
-attendant que leur mort vous enrichît. L'intérêt tenait
-en échec l'affection; on se consolait de les voir souffrir,
-en calculant ce que rapportait chacune de leurs souffrances;
-leur fin, entrevue à travers la prime suprême,
-paraissait moins cruelle, et l'arithmétique appliquait ses
-chiffres bienfaisants sur les blessures du c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Ainsi, l'arithmétique avait brisé les aiguillons de la
-mort&hellip; du moins pour les survivants.</p>
-
-<p>En ressortant, l'académicien vit un assuré qui quittait
-le bureau mortuaire, et reconnut M. Philadelphe Le
-Doux, président de la <i>Société humaine</i> de Sans-Pair, et
-membre de tous les clubs philanthropiques du monde
-habité.</p>
-
-<p>Il était couvert de n&oelig;uds de crêpe noir, attestant le
-nombre des pertes cruelles qu'il venait d'éprouver, et
-suivi d'un commissionnaire chargé de sacs d'argent qui
-constataient la quotité des consolations payées par la
-compagnie.</p>
-
-<p>Lorsque M. Atout l'aperçut, il avait sur les lèvres ce
-sourire joyeusement modeste du sage dans la prospérité;
-mais à peine son regard eut-il rencontré Maurice et son
-compagnon qu'il changea de visage: une expression douloureuse
-enveloppa son front, comme un nuage subit.</p>
-
-<p>M. Atout l'accosta, et s'informa avec empressement
-de ce qui lui était arrivé.</p>
-
-<p>«Hélas! vous le voyez, dit le philanthrope, dont le regard
-mélancolique glissa de ses n&oelig;uds de deuil jusqu'au
-commissionnaire; la Providence m'a éprouvé
-cruellement! Mon frère&hellip; mon oncle&hellip; mon cousin!&hellip;»</p>
-
-<p>Il s'arrêta avec un gémissement, et porta à ses yeux le
-groupe de billets de banque qu'il tenait à la main.</p>
-
-<p>«Ah! vous me le rappelez, dit l'académicien, chez qui
-un souvenir sembla se réveiller; tous trois étaient embarqués
-sur la flottille des ballons incendiés.</p>
-
-<p>&mdash;Dites tous quatre, reprit M. Le Doux, car mon
-neveu s'y trouvait aussi!&hellip; C'est surtout sa perte que je
-pleure!&hellip; Périr à vingt ans!&hellip; et les directeurs de la
-compagnie refusent de payer cette précieuse existence!&hellip;
-Ils veulent que je fournisse les preuves authentiques de
-sa mort!&hellip; Comprenez-vous? moi, recueillir les preuves!&hellip;
-Ces malheureux n'ont point d'âme!&hellip; d'autant
-que j'ai fait déjà inutilement toutes les recherches. Mais
-je les forcerai à tenir leurs engagements&hellip; dans l'intérêt
-de la morale publique! J'accepterai tout entier le poids
-de mon malheur!&hellip;»</p>
-
-<p>Ici, les regards du philanthrope se détournèrent de
-nouveau, comme s'il eût voulu supputer ce que ce douloureux
-fardeau pourrait ajouter à celui du commissionnaire.
-L'académicien en profita pour lui offrir les
-consolations habituelles. Après lui avoir refait l'ode de
-Malherbe à Duperrier, avec plusieurs citations en langues
-mortes (ce qui a toujours une grande autorité près
-de ceux qui ne connaissent que les vivantes), il fit un
-relevé statistique de tous les maux auxquels les quatre
-défunts avaient échappé en trépassant, et arriva à la
-conclusion, que le seul à plaindre était leur héritier survivant.</p>
-
-<p>M. Le Doux parut un peu consolé par cette démonstration
-de son malheur, et remercia M. Atout. Quels
-que fussent d'ailleurs ses chagrins, il espérait les adoucir
-par le noble exercice de la bienfaisance. Le genre
-humain lui tiendrait lieu de famille, il voulait s'adonner
-désormais tout entier à la propagation de la société <i>Aide-toi!
-le ciel ne t'aidera pas</i>.</p>
-
-<p>Il rappela, à cette occasion, à l'académicien, qu'il
-avait promis de souscrire à l'&oelig;uvre, et le pria d'assister
-le lendemain à l'exhibition des pupilles de la société.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch9">IX</h2>
-
-<div class="abstract">Promenades de Sans-Pair embellies de légumes
-monstres.&mdash;Maison de placement
-matrimonial patentée du gouvernement (sans garantie).&mdash;Une pastorale
-arithmétique.&mdash;Un heureux monstre.&mdash;Mémoires philosophiques du
-roi Extra.</div>
-
-<p>Tous deux étaient arrivés, en causant ainsi, à la porte
-d'un jardin public où les promeneurs se portaient en
-foule. Ils y entrèrent avec Maurice, afin de leur en faire
-admirer les plantations.</p>
-
-<p>Celles-ci différaient complétement de tout ce que le
-jeune homme avait vu jusqu'alors. Pour les grandes avenues,
-le chou colossal tenait lieu de marronniers fleuris,
-et des quinconces de laitues arborescentes remplaçaient
-les bosquets d'acacias et de tilleuls parfumés.
-Quant aux fleurs, on y avait substitué des cultures de
-tabac, de riz et d'indigo.</p>
-
-<p>M. Le Doux fit remarquer à Maurice cet heureux
-changement.</p>
-
-<p>«Vous le voyez, dit-il, grâce aux efforts des économistes
-et des philanthropes, le monde a tellement changé
-de face que Dieu lui-même aurait peine à le reconnaître.
-Tout ce qui n'était pour la terre qu'une vaine parure a
-disparu: les légumineux perfectionnés et agrandis forment
-aujourd'hui la base de notre système forestier.
-A vos chênes ridicules, qui ne produisaient que des
-glands, on a substitué la betterave-monstre; à vos
-rosiers, dont le parfumeur seul tirait parti, le bois de
-réglisse et les radis améliorés. Tout s'est ainsi trouvé
-ramené aux besoins de l'homme, qui a réduit la création
-aux proportions de son estomac.»</p>
-
-<p>Maurice ne répondit rien; son attention, d'abord absorbée
-par les plantations, venait de se tourner sur certaines
-femmes qui suivaient une allée d'artichauts gigantesques,
-à l'entrée de laquelle se lisait cette inscription:
-<i>Avenue du Mariage</i>.</p>
-
-<p>Chaque promeneuse était enveloppée d'une écharpe
-portant son adresse et le chiffre de sa dot.</p>
-
-<p>L'allée aboutissait à une vaste rotonde, incessamment
-assiégée par la foule. C'était la grande agence matrimoniale
-de Sans-Pair. On y trouvait toujours un assortiment
-complet de c&oelig;urs à placer, avec tous les renseignements
-désirables sur leur âge, leur caractère, leur
-fortune et la couleur de leurs cheveux. Les murs
-étaient couverts d'affiches servant aux annonces de l'établissement,
-et la plupart ornées de gravures explicatives,
-dont Maurice admira l'adresse ingénieuse.</p>
-
-<p>La première sur laquelle ses regards s'arrêtèrent représentait
-un immense portefeuille gonflé de billets de
-banque montant à la somme de 3 millions; on lisait au-dessous
-ces seuls mots: <i>Un Monsieur à marier</i>.</p>
-
-<p>Sur une autre affiche apparaissait une dame vue de
-dos, avec cette annonce:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Une Veuve qui a déjà fait le bonheur de cinq Maris
-désirerait faire celui d'un sixième. Elle lui apportera
-en dot de la tournure et un c&oelig;ur tendre.&mdash;On pourra
-traiter par correspondance.&mdash;Affranchir.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Un peu plus loin se montraient quatre profils de femmes
-réunis par le cordon d'une bourse, et au-dessous:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Un Père de famille, qui se trouve à la tête de plusieurs
-Filles, désirerait s'en défaire pour cause de
-déménagement. Il y en a une brune, une blonde, une
-rousse et une mélangée. Chacune recevra, en se mariant,
-une somme de soixante mille francs.</i></p>
-
-<p><span class="sc">Observation importante</span>.&mdash;<i>On n'acceptera que les
-prétendants qui auront été vaccinés trois fois.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Pendant que Maurice continuait à parcourir ces curieuses
-annonces, arriva une parente de M. Le Doux,
-qui venait d'arranger le mariage de son fils avec la fille
-d'un riche avocat de Sans-Pair. Elle montra les deux
-jeunes gens assis à l'écart et causant tout bas, dans un
-des bosquets les plus solitaires, tandis que les familles
-achevaient de discuter l'époque et les préparatifs de la
-noce. Le philanthrope et l'académicien furent appelés au
-conseil.</p>
-
-<p>Quant à Maurice, ses regards une fois tournés vers
-les fiancés n'avaient pu s'en détacher. Il interprétait
-chaque geste, il expliquait chaque sourire; il les comprenait
-sans les entendre, et rien qu'en se rappelant!</p>
-
-<p>C'est que lui aussi avait traversé ces heures enchantées
-qui précèdent la possession! Suaves épanchements
-dans lesquels la jeune fille, timide encore, mais sans
-honte, commence, en balbutiant, ce poëme charmant,
-toujours refait et toujours à refaire. Elle dit quand elle a
-douté! pourquoi elle a craint! comment elle a espéré!
-Puis, après les tourments ce sont les projets! Tout un
-avenir à inventer, à peupler de visions, de souffrances
-peut-être, mais supportées à deux; des dangers bravés
-de front, les mains enlacées et les c&oelig;urs confondus pour
-recevoir chaque coup! Ah! qui peut avoir connu ces
-premiers mirages de la jeunesse, et les oublier? Alors
-même qu'ils ont disparu, on tressaille en les entendant
-nommer, et, comme l'aveugle plongé dans la nuit, on
-veut voir encore par l'&oelig;il des autres!</p>
-
-<p>Sans s'en apercevoir, Maurice avait cédé à ce désir, et,
-pendant que ses compagnons continuaient leur entretien,
-il s'était approché des deux fiancés, qui, tout à leur
-tête-à-tête, n'y prirent point garde.</p>
-
-<p>Le jeune homme était amoureusement penché vers la
-jeune fille, qui, les yeux baissés, roulait avec distraction
-le ruban de sa ceinture.</p>
-
-<p>«Oui, murmurait-il d'une voix fascinante, oui,
-vous étiez le souhait de mon adolescence et de ma jeunesse!
-ou plutôt, mon espoir n'osait aller si loin!</p>
-
-<p>&mdash;Et cependant vous pouviez prétendre à bien
-d'autres! répliquait modestement la jeune fille!</p>
-
-<p>&mdash;Quelle autre eût réuni tant de mérite, s'écriait le
-fiancé avec chaleur: quinze cent mille francs de dot!</p>
-
-<p>&mdash;Outre quelques espérances.</p>
-
-<p>&mdash;Je le sais, vous avez un oncle goutteux.</p>
-
-<p>&mdash;Avec une cousine hydropique.</p>
-
-<p>&mdash;Sans enfants?</p>
-
-<p>&mdash;Ni collatéraux!</p>
-
-<p>&mdash;Et dont vous héritez sous peu?</p>
-
-<p>&mdash;Tous deux sont condamnés par les médecins.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vous êtes un ange!» s'écria l'épouseur, qui saisit
-la main de l'héritière en perspective et la baisa avec
-transport.</p>
-
-<p>Maurice ne voulut point en entendre davantage, et se
-hâta de rejoindre son conducteur.</p>
-
-<p>Comme ils traversaient la dernière avenue, M. Atout
-s'arrêta brusquement, et lui montra du doigt un couple
-qui venait à leur rencontre.</p>
-
-<p>Il se composait d'une jeune femme charmante et d'un
-petit homme tellement hideux que le regard, en le rencontrant,
-hésitait à s'arrêter. Mais la disgrâce de toute
-sa personne était, pour ainsi dire, effacée par une de
-ces monstruosités dont les annales de la science elle-même
-ne citent que de rares exemples. Une corne de
-taureau s'élevait au milieu de son front, et donnait à sa
-physionomie quelque chose de grotesque et de terrible
-à la fois!</p>
-
-<p>Maurice poussa une première exclamation d'horreur;
-puis une seconde de pitié.</p>
-
-<p>«Ne le plaignez pas, dit M. Atout, qui venait de le
-saluer, il doit à sa corne le repos, la fortune, la gloire;
-tout enfin, jusqu'à cette jolie femme qui est la sienne.»</p>
-
-<p>Maurice parut stupéfait.</p>
-
-<p>«Le roi Extra a été longtemps semblable aux autres
-hommes, reprit l'académicien, et il ne se rappelle ce
-temps qu'avec épouvante. Vous pourrez, du reste, lire
-ses mémoires qu'il a publiés en tête de ses &oelig;uvres complètes.</p>
-
-<p>&mdash;D'autant plus facilement que je viens de les acheter,»
-fit observer M. Le Doux en présentant à Maurice
-un volume magnifiquement illustré.</p>
-
-<p>Le jeune homme l'ouvrit avec empressement, et,
-comme ses deux conducteurs avaient affaire chez leur
-banquier, il demanda la permission de les attendre
-dans la petite allée de céleri qui terminait la promenade.</p>
-
-<p>Le livre du roi Extra contenait, outre ses discours à
-la chambre des envoyés, plusieurs traités philosophiques,
-et des poésies élégiaques adressées par lui aux
-plus jolies femmes des quatre parties du monde. Le
-tout était précédé de la préface biographique, à laquelle
-M. Atout avait donné le nom de <i>Mémoires</i>, et dont Maurice
-commença immédiatement la lecture.</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c">AU LECTEUR</p>
-
-<p>«Le 15 août de l'an 1971, des plaintes de femme retentissaient
-dans une des plus humbles maisons du faubourg
-des marchands à Sans-Pair. Ces plaintes, d'abord
-sourdes, puis plus vives, plus douloureuses, furent tout
-à coup interrompues par un cri frêle et clair, un cri d'enfant!
-Cet enfant, c'était moi; cette femme, c'était ma
-mère.</p>
-
-<p>«Je venais de naître, il ne me restait plus qu'à vivre.</p>
-
-<p>«Vivre! que de choses dans ce mot! Vivre! c'est-à-dire
-aspirer éternellement à l'inconnu, attendre l'impossible,
-poursuivre l'infini, faire longuement et péniblement
-sa voie!&hellip;</p>
-
-<p>«Je commençai par faire mes dents!</p>
-
-<p>«Les dents faites, vinrent les classes. J'y surpassai
-la plupart de mes condisciples, et chaque année j'étais couvert
-de couronnes; mais un rival, que la fatalité avait
-placé près de moi, effaçait complétement ma gloire; ce
-rival était Claude Mirmidon. A peine haut de trois pieds,
-dès qu'il paraissait, tous les regards se tournaient vers
-lui; on admirait sa gentillesse, on s'émerveillait de son
-intelligence. Chaque couronne paraissait deux fois plus
-grande sur son petit front; moi, j'avais la taille de
-tout le monde, et l'on se contentait de dire:&mdash;C'est
-bien.</p>
-
-<p>«Au sortir du collége, je voulus obtenir une place
-dans l'administration; je me résignai à solliciter. Tous
-les jours je me présentais à l'audience des gens en crédit,
-pour que ma présence leur rappelât ce que j'attendais;
-mais rien n'arrêtait sur moi le regard, je demeurais
-confondu avec la foule. Mirmidon vint à son tour;
-dès le premier moment il fut remarqué; on voulut connaître
-son affaire, on s'y intéressa, et, quelques jours
-après, il avait obtenu l'emploi que je sollicitais depuis
-trois années.</p>
-
-<p>«Repoussé par le pouvoir, je me tournai vers les lettres.
-J'écrivis un glossaire usuel, dans lequel je développai,
-sous les différents signes de l'alphabet, une série
-d'idées philosophiques, littéraires et politiques. Mon livre
-devait me placer, du premier coup, au rang des publicistes
-d'élite; malheureusement tous les libraires
-refusèrent de le lire, en objectant que c'était mon premier
-ouvrage. A leur avis, il eût fallu débuter par le
-second!</p>
-
-<p>«Encore si vous étiez connu à quelque autre titre,
-objecta le plus affable; connu seulement comme
-M. Mirmidon, à qui je viens d'acheter un volume
-d'élégies! Tout le monde voudra savoir quels vers
-compose un si petit poëte; mais quelle curiosité exciterait
-un livre écrit par un homme de votre taille?»</p>
-
-<p>«Je me retirai désespéré!</p>
-
-<p>«La seule consolation qui me restât, au milieu de
-tous ces malheurs, était mon amour pour une jeune parente
-que je devais épouser. En y réfléchissant, je tremblai
-que mon rival liliputien ne m'enlevât encore ce
-bonheur. Il était reçu comme moi chez Blondinette,
-qu'il amusait par mille tours. Il se cachait dans le tuyau
-du calorifère pour chanter des romances, dansait la polonaise
-sur les barreaux des fauteuils, et courait, les
-yeux bandés, à travers un labyrinthe de coques d'&oelig;ufs.
-Je commençai par railler la puérilité de ces passe-temps;
-mais Blondinette, qui y prenait plaisir, se montra offensée
-de mes remarques. Je me plaignis alors des libertés
-qu'elle laissait prendre à Mirmidon; elle allégua sa taille,
-qui ne permettait point de le traiter comme un autre. Je
-me fâchai enfin, et je lui déclarai qu'elle devait choisir
-entre le petit homme et moi; elle répondit aussitôt que
-son choix était fait, et m'ouvrit la porte. Je sortis, suffoqué
-de colère.</p>
-
-<p>«Ce dernier échec avait mis à bout mon courage.
-Las de prétendre en vain à la renommée, aux places et
-à l'amour, je me décidai à en finir avec la vie; j'achetai
-ce qu'il fallait pour cela de poison, et, après l'avoir bu,
-j'attendis tranquillement, comme Socrate, <i>l'apparition de
-ce jour qui n'a ni veille ni lendemain</i>.</p>
-
-<p>«Mais j'avais compté sans mon droguiste. Le poison
-vendu par lui était frelaté et ne put me tuer qu'à moitié;
-je restai un mois entier entre la vie et la mort, appelant
-l'une tout haut, et regrettant peut-être l'autre tout
-bas.</p>
-
-<p>«Cependant mon essai produisit sur-le-champ quelque
-fruit. Une foule d'amis, qui m'avaient négligé vivant,
-voulurent me voir dès qu'ils me surent empoisonné, et
-m'amenèrent successivement tous les toxicologistes de
-Sans-Pair. Le traitement dura une année entière. Enfin,
-je pus me lever; mais l'effet du poison avait été terrible.
-Une transformation complète s'était opérée en moi, et
-j'étais devenu&hellip; ce que je suis.</p>
-
-<p>«Lorsque je m'aperçus dans mon miroir, je demeurai
-pétrifié! Mon premier sentiment fut du désespoir, le
-second fut de la honte. Je me demandais en quel abîme
-assez profond et assez obscur je pourrais cacher désormais
-ma laideur, et je déplorai de n'avoir pas succombé.</p>
-
-<p>«M. Blaguefort me trouva livré à cet abattement. Il
-ne venait, disait-il, que dans l'intention de me voir et
-de s'assurer de ma guérison. Cependant, après m'avoir
-examiné avec une attention singulière, il me proposa
-brusquement cent mille écus pour l'exploitation de la
-corne que je portais! Je crus qu'il voulait railler, et je
-lui ordonnai de sortir; mais il revint dès le soir même,
-et offrit le double; je le chassai de nouveau. Il m'écrivit
-pour me proposer huit cent mille francs; puis un
-million!</p>
-
-<p>«Ma douleur commença à se changer en étonnement,
-presque en joie! Ce que j'avais cru une honte devenait
-pour moi une source inattendue de richesses! Je regardai
-de nouveau, dans le miroir, l'ornement qui chargeait
-mon front; il me sembla moins étrange que d'abord.
-Évidemment, le préjugé avait eu beaucoup de part dans
-ma première sensation. Les peuplades primitives de
-l'Amérique n'avaient-elles point regardé autrefois les
-armes de l'élan et du bison comme le plus gracieux ornement
-d'un guerrier? Les chevaliers du moyen âge ne
-surmontaient-ils point leurs casques de croissants d'acier,
-et les cornes lumineuses de Moïse n'étaient-elles
-point le signe distinctif de la puissance surhumaine?
-Chez les sages peuples de la Grèce, comme chez les nations
-belliqueuses du Nord, la corne avait toujours été
-le symbole de la force et de l'abondance. Une grossière
-plaisanterie des siècles barbares avait réussi à la rendre
-ridicule; mais le jour de sa réhabilitation était
-venu.</p>
-
-<p>«Après ces raisonnements, et beaucoup d'autres non
-moins concluants, mes idées se trouvèrent tellement
-modifiées que, loin de me plaindre d'avoir une corne,
-je me mis à regretter de n'en avoir qu'une. Deux cornes
-eussent évidemment offert un aspect plus complet et
-plus gracieux; pour deux cornes, on eût pu exiger
-deux millions!</p>
-
-<p>«Je me contentai provisoirement de celui qui m'était
-offert.</p>
-
-<p>«Mon exhibition eut un succès prodigieux. On accourait
-de toutes parts pour voir le roi Extra (c'était ainsi
-que m'avait baptisé Blaguefort). Les plus hauts personnages
-de la république me reçurent à leurs soirées; je
-devins le divertissement à la mode, on voulut m'entendre,
-me parler, et le monstre fit remarquer l'homme
-d'esprit.</p>
-
-<p>«Quelques femmes aimables m'écrivirent par curiosité.
-Je leur répondis des vers galants qui firent fortune,
-et ce fut dès lors à qui m'en demanderait. Chaque matin
-mon bureau était couvert d'albums sur lesquels il
-fallait écrire, et de lettres auxquelles je devais répondre.
-Je répondis et j'écrivis sans relâche, ce qui rendit
-bientôt ma réputation universelle. Toutes les femmes
-qui avaient de moi un madrigal ne tarissaient point sur
-l'étendue de mes connaissances, sur la profondeur de
-mes jugements, sur la richesse de mon imagination.
-Les anciens libraires qui avaient refusé mon manuscrit
-philosophique accoururent pour acheter mes madrigaux.</p>
-
-<p>«Leur publication fut un véritable événement; le
-sultan des critiques, lui-même, daigna faire retentir en
-leur faveur toutes les cymbales du feuilleton. Après
-avoir donné une longue analyse de mon livre sans en
-parler, il s'écria:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Enfin nous avons un second honnête-homme de
-style, et quel style! Oh! la belle forme cornue, pour
-nous autres, les jeunes écrivains, qui aimons l'attaque
-brave; l'heureux et charmant monstre de génie, dont
-le génie même est une monstruosité!»</p>
-</blockquote>
-
-<p>«Cette importante approbation détermina les chefs du
-gouvernement à utiliser mes hautes facultés. Je m'étais
-occupé de littérature et de beaux-arts; on me plaça, en
-conséquence, dans les haras. Je fus nommé grand conservateur
-des étalons de la république.</p>
-
-<p>«Ces nouvelles fonctions me donnaient une position
-sociale dont je profitai pour me produire dans les assemblées
-politiques, les sociétés de tempérance et les clubs
-philanthropiques. Partout où je devais prendre la parole,
-la foule accourait. Ma corne recommandait mon
-éloquence.</p>
-
-<p>«Enfin, le jour des élections arriva. Le quartier des
-droguistes s'était toujours distingué par le choix de ses
-députés à l'assemblée nationale. Il y avait successivement
-envoyé le géant Pelion, qui s'était un jour retiré
-en emportant la tribune sur ses épaules; le mime Perruchot,
-habile à prendre toutes les voix et à imiter toutes
-les physionomies; enfin le prestidigitateur Souplet,
-qui faisait les majorités en escamotant, dans l'urne, les
-boules du scrutin. Pour succéder à de tels hommes, il
-fallait un candidat non moins extraordinaire; l'honneur
-de l'arrondissement électoral y était intéressé. Quelqu'un
-prononça mon nom, on le couvrit aussitôt d'applaudissements,
-et je fus nommé représentant des droguistes
-à l'assemblée nationale des Intérêts-Unis.</p>
-
-<p>«Ce ne furent pas, du reste, mes seuls succès; j'en
-obtenais ailleurs, de moins bruyants peut-être, mais de
-plus aimables. La curiosité des femmes ne s'était point
-ralentie. Après avoir vu comment je savais écrire, les
-plus aventureuses voulurent savoir comment je saurais
-aimer. Le monstre est aussi rare que l'Antinoüs, et l'expérience
-valait la peine d'être tentée. J'en sortis probablement
-sans trop de désavantages, car ma réputation ne
-fit que s'accroître.</p>
-
-<p>«Cependant ces conquêtes faciles ne pouvaient me
-faire oublier ma cousine Blondinette. C'était la seule
-femme qui m'eût repoussé, honni, et, par conséquent,
-la seule dont le souvenir me fût précieux: car il y a toujours
-une part de contradiction dans l'amour.</p>
-
-<p>«Elle-même regrettait une rupture imprudente. J'avais
-désormais trop d'avantage sur Mirmidon pour le regarder
-comme un rival sérieux. Je me présentai hardiment,
-on me reçut avec émotion, et, au bout de quelques
-jours, Blondinette s'était complétement habituée à
-ma nouvelle forme. A mesure que je lui faisais le calcul
-de mes rentes, mes jambes lui semblaient plus égales,
-ma corne moins apparente. Au premier million elle me
-trouva passable, au second elle me déclara charmant.</p>
-
-<p>«Notre mariage fut célébré avec toute la pompe que
-réclamait un pareil événement, et l'archevêque de Sans-Pair
-voulut lui-même nous bénir.</p>
-
-<p>«Depuis, mon bonheur n'a éprouvé ni interruption ni
-mélange, et la constance de la bonne fortune a fait substituer
-au nom de <i>roi Extra</i> celui d'<i>heureux monstre</i>!</p>
-
-<p>«Quant aux lecteurs qui me demanderaient pourquoi
-j'ai raconté longuement, en tête de ce volume,
-l'histoire de ma vie, je leur répondrai que je l'ai fait
-pour donner à tous un enseignement; et cet enseignement
-le voici: c'est qu'on réussit moins par ce qu'on
-vaut que par ce qu'on montre, et que la première condition
-du succès n'est point de faire, mais d'attacher un
-écriteau à ce que l'on fait! Or, pour cela le génie peut
-être utile, un ridicule sert quelquefois, un vice suffit
-souvent; mais rien ne remplace une monstruosité.»</p>
-</blockquote>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch10">X</h2>
-
-<div class="abstract">Un empoisonneur de bonne société.&mdash;Palais de justice de
-Sans-Pair.&mdash;Carte
-routière de la probité légale.&mdash;Procédés de fabrication pour l'éloquence
-des avocats.&mdash;Tarif des sept péchés capitaux.&mdash;Le vieux mendiant et
-son chien.</div>
-
-<p>Maurice venait d'achever sa lecture, lorsque son hôte
-et M. Le Doux ressortirent de chez le banquier. Le philanthrope
-les avertit qu'il était forcé de les quitter pour
-se rendre au palais de justice.</p>
-
-<p>«Y a-t-il quelque grande affaire? demanda M. Atout.</p>
-
-<p>&mdash;Comment! s'écria M. Le Doux, mais vous ne savez
-donc pas? c'est après-demain qu'on juge ce fameux empoisonnement&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Du docteur Papaver?</p>
-
-<p>&mdash;Précisément. L'accusé a envoyé des lettres d'invitation
-à tout le monde, et il m'a oublié! Comprenez-vous
-cela? moi, un ancien collègue!&hellip; car nous avons
-été ensemble vice-présidents de la <i>Société humaine</i>. Mais
-je veux réclamer! D'autant qu'une vingtaine de dames
-qui me savaient ami du docteur m'ont demandé des
-places. Ce sera, dit-on, magnifique; six cents témoins
-et soixante avocats! Le président a fait prendre des mesures
-pour que l'on distribue, pendant les débats, de la
-limonade et des petits gâteaux; dans les suspensions
-d'audiences, on pourra même déjeuner à la fourchette.</p>
-
-<p>&mdash;Et ce docteur Papaver est accusé d'avoir empoisonné
-quelqu'un? demanda Maurice.</p>
-
-<p>&mdash;Toute une famille, répliqua le philanthrope; sept
-personnes&hellip; dont on exposera les restes parfaitement
-conservés. On doit essayer le poison sur les témoins,
-lire des lettres qui compromettent une très grande dame;
-enfin la fille du docteur, qui a six ans, déposera contre
-son père. Ce sera la cause la plus intéressante dont on
-ait parlé depuis dix ans! Aussi les billets d'enceinte se
-vendent-ils déjà deux cents francs.»</p>
-
-<p>M. Atout déclara qu'il voulait en avoir absolument, et
-il suivit le philanthrope au palais.</p>
-
-<p>La porte d'entrée était décorée par la statue colossale
-de la Justice. Elle avait les yeux couverts d'un bandeau,
-afin que l'on ne pût douter de sa clairvoyance; sa main
-gauche portait une balance, et sa main droite une épée,
-comme pour exprimer qu'elle tenait moins à bien peser
-qu'à bien frapper.</p>
-
-<p>Au fronton qu'elle surmontait on avait gravé ces
-mots:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c small">L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE EST GRATUITE.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Et au-dessous étaient affichés les tarifs des différents
-actes sans lesquels on ne pouvait se faire juger. Tant
-pour l'enregistrement, tant pour le greffe, tant pour le
-timbre, tant pour les experts, tant pour l'avoué, tant
-pour l'avocat! Le tout produisait une somme qui ne permettait
-qu'aux riches de faire valoir leurs droits.</p>
-
-<p>Heureusement que les pauvres avaient pour dédommagement
-la maxime imprimée sur chaque porte:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c small">TOUS LES CITOYENS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Maurice traversa d'abord une salle où les avoués soumettaient
-leurs états de frais à la vérification d'un juge
-chargé d'auner les procédures; l'étendue de chacune
-était fixée d'avance.</p>
-
-<p>Trente mètres de rôles pour les affaires sommaires,
-cent pour les affaires graves, mille pour les affaires compliquées.
-Quant au moyen de remplir toutes les pages,
-les gens de loi en avaient trouvé un fort simple: il consistait
-à faire suivre chaque mot de tous ceux qui pouvaient
-avoir avec lui quelque rapport de signification; ce qui
-leur permettait de passer en revue une partie du dictionnaire
-à propos d'une phrase.</p>
-
-<p>Qu'ils eussent, par exemple, à annoncer l'assignation
-d'un témoin à huitaine, ils ne manquaient pas d'écrire:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«En conséquence desquels motifs ci-dessus donnés,
-et de tous autres qui pourraient l'avoir été ailleurs, ou
-que nous trouverions convenable d'émettre plus tard;</p>
-
-<p>«Faisant toutes réserves que de raison, tant implicitement
-qu'explicitement:</p>
-
-<p>«Avons désigné, appelé, sommé, assigné par les voies
-pour ce fixées, tant par l'usage ou coutume que par les
-décrets, ordonnances et lois, le sieur&hellip;</p>
-
-<p>«A venir se présenter et comparaître, sans qu'il
-puisse opposer aucune objection, aucun récusement ni
-aucune fin de non-recevoir;</p>
-
-<p>«Afin de répondre sincèrement, librement, catégoriquement
-et clairement, soit sur ce qu'il peut savoir par
-lui-même relativement à l'affaire, soit sur ce qu'il en
-aura entendu dire, soit sur ce qu'il aura induit à l'aide
-du raisonnement ou de la comparaison;</p>
-
-<p>«Lesquelles assignation et sommation lui sont faites
-pour huitaine, c'est-à-dire pour le huitième jour à partir
-de celui-ci; ou autrement dit, afin de ne laisser lieu à
-aucun doute ni fausse interprétation, pour le&hellip; février
-de l'an&hellip;</p>
-
-<p>«Lequel jour reste bien et dûment fixé, sauf erreur
-dans la date ou supputation des jours.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Cette ingénieuse amplification était écrite sur papier
-timbré, en caractères de huit millimètres, avec interlignes
-et alinéa! Le tout dans le but de mieux éclairer la
-Justice&hellip; et de faire monter le prix des charges!</p>
-
-<p>Pendant que M. Atout et le philanthrope se rendaient
-au parquet pour obtenir les billets désirés, Maurice entra
-dans la salle des Pas-Perdus, où il trouva une foule
-d'avocats en robes, livrés à différentes occupations.</p>
-
-<p>Il y avait d'abord les stagiaires qui entouraient de
-vieux praticiens chargés de leur enseigner les limites
-rigoureuses de la loi. La démonstration était facilitée
-par un immense tableau synoptique, renfermant la législation
-entière de la république des Intérêts-Unis. Des lignes
-coloriées, semblables à celles qui marquent, sur
-nos cartes géographiques, les conquêtes d'Alexandre ou
-l'invasion des barbares, indiquaient la marche de la probité.
-On voyait figurer les routes de traverse au moyen
-desquelles on tournait les articles trop formidables, les
-passages mal gardés qui permettaient d'échapper à la
-poursuite, les gorges peu fréquentées où l'on pouvait
-attendre un adversaire et l'assassiner légalement.</p>
-
-<p>Une autre carte réglait l'honneur de l'avocat par numéro
-d'ordre. Il y apprenait comment il pouvait injurier
-et qui injurier; quand il pouvait mentir et pour qui mentir;
-à quel prix il devait s'échauffer, à quel plus haut
-prix s'irriter, à quel plus haut prix s'attendrir!</p>
-
-<p>Il y avait ensuite les formules de défense.</p>
-
-<p>S'agissait-il d'un cas de médecine légale, on parlait de
-l'incertitude des sciences! Fallait-il justifier un voleur,
-on le présentait comme une victime de la police! Voulait-on
-sauver un assassin, on le proclamait atteint de
-folie!</p>
-
-<p>Quant aux mouvements d'éloquence, ils étaient invariables.</p>
-
-<p>Si la cause exigeait de l'onction, on s'écriait:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Mon client n'a rien à craindre, Messieurs, car il est
-entré ici enveloppé de son innocence comme d'une auréole.»</p>
-
-<p>(Un geste indiquait la tête de l'accusé, qui croyait
-qu'on lui reprochait son bonnet et se découvrait.)</p>
-
-<p>«Il a franchi le sanctuaire de la loi, gardé par l'humanité
-et la justice.»</p>
-
-<p>(La main de l'avocat montrait les deux gendarmes
-placés à la porte.)</p>
-
-<p>«Il a enfin devant lui la croix du Dieu de vérité, mort
-pour sauver tous les hommes.»</p>
-
-<p>(L'avocat général s'inclinait avec respect.)</p>
-</blockquote>
-
-<p>Cherchait-on, au contraire, le dramatique:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Oui, mon client peut braver toutes les preuves!&hellip;
-S'il est vrai que sa main ait frappé, que le mort se lève
-pour l'accuser!»</p>
-
-<p>(Ici une pose: le mort ne paraissait pas.)</p>
-
-<p>«Qu'il se lève et qu'il crie:&mdash;Voilà mon assassin.»</p>
-
-<p>(L'avocat se rasseyait, et les bonnes d'enfants se regardaient,
-convaincues de l'innocence du prévenu.)</p>
-</blockquote>
-
-<p>Fallait-il de l'audace:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Que si, malgré tant de preuves, la calomnie et la
-haine persistaient à poursuivre mon client, il ne résisterait
-point davantage! Sûr du jugement de la postérité,
-il présenterait tranquillement sa tête à ses ennemis!»</p>
-
-<p>(Les écoliers qui faisaient partie de l'auditoire approuvaient
-par un geste.)</p>
-</blockquote>
-
-<p>Voulait-on enfin du pathétique:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Et après avoir convaincu vos esprits, Messieurs,
-j'en appellerai à vos c&oelig;urs. Songez au père de l'accusé,
-noble vieillard dont vous ne voudrez pas souiller les cheveux
-blancs!&hellip;»</p>
-
-<p>(Tous les jurés chauves s'attendrissaient.)</p>
-
-<p>«A sa mère, qui a veillé si longtemps sur son berceau!»</p>
-
-<p>(Les pères de famille se mouchaient.)</p>
-
-<p>«A ses enfants surtout, innocentes créatures auxquelles
-vous ne laisserez point pour seul héritage le déshonneur!»</p>
-
-<p>(Émotion générale; les portières qui se trouvaient
-dans l'auditoire applaudissaient.)</p>
-</blockquote>
-
-
-<p>Après les avocats stagiaires, occupés à recevoir cette
-instruction, venaient les avocats dont la réputation était
-déjà faite et la fortune en train de se faire, toujours parlant,
-toujours plaidant, même dans la conversation,
-mêlés aux grandes comme aux petites choses, indispensables
-partout et ne servant à rien nulle part. Ils avaient
-pour chefs de file ces vieux praticiens gorgés de places,
-d'honneurs et de richesses, vautours aux serres fatiguées
-qui ne pouvaient suffire aux proies qu'on leur offrait,
-et qui faisaient faire antichambre au plaideur avant
-de daigner le manger.</p>
-
-<p>Les procureurs, mêlés à tous ces groupes, allaient de
-l'un à l'autre comme des pourvoyeurs chargés de leur
-fournir la nourriture; puis venaient les huissiers, rongeurs
-subalternes mangeant les miettes laissées par les
-maîtres.</p>
-
-<p>Maurice se promena quelque temps au milieu de cette
-foule gaiement sinistre qui vivait de troubles, de crimes,
-de ruines, comme les médecins vivent de fièvres et d'ulcères:
-tristes docteurs de l'âme, toujours la main dans
-quelque plaie morale, et nourris par les malheureux ou
-par les fripons.</p>
-
-<p>Il s'était insensiblement approché d'une salle où l'on
-rendait la justice, et, trouvant la porte ouverte, il entra.</p>
-
-<p>Les murs étaient tapissés d'inscriptions empruntées
-aux articles du Code, et destinées à faire connaître les
-peines infligées à chaque faute. On pouvait aller étudier
-là le tarif de consommation de ses mauvais instincts;
-les sept péchés capitaux avaient leurs prix marqués en
-chiffres, comme les marchandises des magasins de nouveautés.</p>
-
-<p>L'image du Christ, conservée par la tradition, apparaissait
-au milieu de ces sentences légales, le front
-meurtri et tristement penché. Près de ce flanc dont le sang
-avait coulé pour l'égalité des hommes, on lisait:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c"><i>Les prévenus trop pauvres pour donner caution
-seront emprisonnés.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Et au-dessous de cette bouche qui avait proclamé la
-fraternité et la solidarité humaines étaient gravés ces
-mots:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Nous ne devons d'aliments qu'à nos ascendants
-et descendants directs jusqu'à la seconde génération!</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Les juges avaient pour siéges des lits de repos garnis
-de coussins moelleux; la plume en était entretenue par
-les accusés, qui savaient devoir être jugés d'autant plus
-doucement que le tribunal se trouverait plus à l'aise.
-L'avocat général, au contraire, était assis sur un
-fauteuil dont les angles aigus excitaient chez lui une inquiétude
-et une irritation qui entretenaient son humeur
-agressive. Quant aux avocats, on avait suspendu devant
-leur banc un tarif de plaidoirie dont la vue les tenait en
-haleine.</p>
-
-<p>Lorsque Maurice entra, la sellette des prévenus était
-occupée par un vieillard. C'était un paysan que l'âge
-avait courbé et dont les cheveux blancs tombaient sur
-une cape de coton écru en lambeaux. Le menton appuyé
-à ses deux mains, que soutenait un bâton de bambou,
-et les lèvres entr'ouvertes par ce vague sourire
-des vieillards, il tenait les yeux baissés vers un chien
-roulé à ses pieds, et qui, la tête à demi soulevée, le contemplait
-en agitant la queue. Il se faisait évidemment
-entre eux un de ces échanges d'amitié et de souvenir
-qui n'ont besoin, pour se poursuivre, que du regard et
-du sourire. Le vieux maître et le vieux serviteur s'entendaient.</p>
-
-<p>Cette intimité était même l'objet des débats.</p>
-
-<p>Trop faible et trop vieux pour vivre encore de son
-travail, le paysan avait dû recourir à la charité légale.
-Après cinquante années de fatigues, de probité et de
-patience, la société eût pu le laisser mourir au revers
-de quelque fossé, comme une bête de somme hors de
-service; mais la philanthropie était venue à son secours;
-elle lui avait ouvert un de ces asiles où l'on accorde gratuitement
-aux invalides du travail ce qu'il faut de paille
-et de pain noir pour faire attendre la mort.</p>
-
-<p>Malheureusement le vieillard avait essayé de partager
-avec son chien, et l'administration s'y était opposée. On
-avait voulu enlever au paysan son compagnon, il avait
-résisté, et cette résistance l'amenait devant les Juges.</p>
-
-<p>L'avocat général prit la parole pour l'administration.</p>
-
-<p>Il fit d'abord l'énumération des services rendus par
-la Société humaine, dont il avait l'honneur d'être membre.
-Après avoir signalé le nombre toujours croissant de
-ses asiles comme un indice incontestable de la prospérité
-nationale, il annonça avec une haute satisfaction
-que la dépense occasionnée par leurs pensionnaires venait
-d'être réduite de moitié, grâce à un moyen aussi
-simple qu'ingénieux. Il avait suffi, pour cela, de leur
-retrancher une partie de la nourriture, de substituer
-des paillasses aux matelas, et de remplacer le calicot
-par de la grosse toile!</p>
-
-<p>Mais ces améliorations devenaient inutiles si elles
-étaient combattues par la prodigalité de quelques privilégiés!&hellip;
-Et, se servant de cette transition pour arriver
-au chien du paysan, il s'écria que ce chien était un
-scandale humanitaire! Il calcula ce qu'il pouvait consommer
-en os rongés, en écuelles léchées, en miettes
-grugées, et trouva que le tout eût pu nourrir <i>les trois
-cinquièmes d'un vieillard</i>!</p>
-
-<p>Puis, voyant les juges frappés de cet argument, il soutint
-que, puisque l'administration avait pris la charge
-et la tutelle du vieux paysan, elle avait droit de vendre
-son chien; que c'était une faible compensation de tant
-de sacrifices, un exemple indispensable pour la moralité
-et pour la dignité humaines. Il termina, enfin, en adjurant
-le tribunal de ne point encourager chez le pauvre
-ce luxe d'un compagnon inutile, et de l'accoutumer à
-manger seul la soupe économique de l'asile, assaisonnée
-par la sympathie des philanthropes, ses bienfaiteurs.</p>
-
-<p>Après ce réquisitoire, que les magistrats avaient écouté
-avec une faveur visible, le président invita le vieillard
-à faire valoir ses moyens de défense; mais celui-ci ne
-parut point l'entendre et ne répondit rien. Les regards
-attachés sur le vieil ami qui se reposait à ses pieds, il
-semblait s'oublier dans une contemplation mélancolique.</p>
-
-<p>Le chien comprit sans doute l'émotion de ce silence,
-car il se redressa lentement, regarda son maître de plus
-près, et fit entendre un de ces soupirs plaintifs qui semblent
-interroger.</p>
-
-<p>Le paysan abaissa sa main ridée et la posa sur la tête
-joyeuse de l'animal.</p>
-
-<p>«Tu as entendu, dit-il avec une tristesse tendre et
-sans regarder les juges; tu as entendu, n'est-ce pas? Il
-faut nous séparer. La république se ruinerait à te nourrir!
-Quelle raison donnerais-je, d'ailleurs, de te garder?
-Est-ce parce que depuis quinze années tu partages
-mon pain, mon eau et mon rayon de soleil? parce que
-je suis habitué à entendre à mes pieds le bruit de ton
-haleine? parce que tu es le dernier être vivant qui ait
-besoin de moi et qui m'aime? Ce qui ne sert qu'à nous
-aimer est inutile, ami! on vient de te le dire. Ah! si
-nous vivions dans un pays barbare, j'irais avec toi par
-les campagnes; je m'arrêterais aux portes des cabanes;
-et, en voyant mes cheveux blancs, les hommes se
-découvriraient, les enfants viendraient te caresser, les
-femmes nous donneraient le pain et le sel! Nous boirions
-tous deux aux fontaines courantes; nous dormirions
-à l'ombre des rochers, réchauffés l'un par l'autre;
-nous marcherions sur les fleurettes des sentiers, à travers
-les parfums des bois, les chansons des oiseaux et
-les gazouillements des sources!&hellip; Mais nous sommes
-sur une terre civilisée, et toutes les routes nous sont
-fermées. Attendrir les heureux est défendu, dormir sous
-le ciel est un crime. On nous a ôté les chances de la
-compassion avec les embarras de la liberté, et la bonté
-des hommes nous a ouvert une prison où l'on mesure à
-chacun de nous le pain, l'air et le jour. Toi, seulement,
-ami, il n'y a point de place pour toi! On peut manger,
-dormir; mais aimer! à quoi bon? Les règlements supposent-ils
-jamais que l'homme ait, entre la gorge et l'estomac,
-quelque chose qui s'appelle le c&oelig;ur? Va, ami, je
-voulais te garder près de moi pour sentir qu'il m'en restait
-encore un; mais on te l'a dit: <i>le règlement n'en passe
-pas!</i> Cherche donc un nouveau maître, et puisse-t-il te
-faire oublier l'ancien!»</p>
-
-<p>Le vieillard saisit, à ces mots, la tête du chien dans
-ses deux mains tremblantes, il la souleva sur sa poitrine,
-y appuya les lèvres et resta quelques instants immobile.</p>
-
-<p>Quand il se leva, une petite larme roulait sur chaque
-joue à travers ses rides.</p>
-
-<p>Maurice ne put retenir une exclamation d'attendrissement.</p>
-
-<p>«Ah! laissez-lui son chien pour l'aimer!» s'écria-t-il
-involontairement.</p>
-
-<p>Mais les juges s'étaient consultés pendant cet adieu
-muet du vieillard, et l'arrêt de séparation venait d'être
-prononcé.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch11">XI</h2>
-
-<div class="abstract">Logis des Trappistes.&mdash;Moralisation des condamnés par
-l'idiotisme; première
-diatribe de Maurice.&mdash;Les Pantagruélistes; avantages de la profession de
-criminel; seconde diatribe de Maurice.&mdash;M. Le Doux ne répond rien et garde
-ses opinions.</div>
-
-<p>En sortant, Maurice rencontra M. Philadelphe Le Doux
-qui le cherchait. Il venait de se rappeler que c'était
-l'heure de sa visite aux prisons, et voulut y conduire le
-jeune homme.</p>
-
-<p>La maison de détention de Sans-Pair, bâtie derrière
-le palais de justice, était composée de deux établissements
-distincts, et soumis à des systèmes contraires.</p>
-
-<p>Le premier dans lequel M. Le Doux entra portait le
-nom de <i>Logis des Trappistes</i>, et la tristesse de son aspect
-justifiait complétement ce nom.</p>
-
-<p>On n'y apercevait aucune fenêtre, tous les jours ayant
-été ménagés sur les cours intérieures. Le pavage de
-bois qui l'entourait assourdissait les moindres rumeurs,
-et l'enveloppait, pour ainsi dire, d'un silence sinistre.
-La porte d'entrée, elle-même, glissait sans bruit sur des
-rails polis, et les tapis épais des corridors éteignaient le
-retentissement des pas. Les murs étaient matelassés de
-manière à intercepter tous les sons, les portes garnies
-de triples nattes, et une inscription, qui reparaissait à
-chaque détour, avertissait les visiteurs de parler bas.</p>
-
-<p>Le jour n'avait pas été moins ménagé que le bruit.
-Partout régnait une sorte de lueur crépusculaire qui
-agrandissait les formes et éteignait les contours. Enfin,
-l'air lui-même arrivait imperceptiblement sans rafale et
-sans murmure.</p>
-
-<p>A mesure que Maurice avançait dans ces longs couloirs
-muets et sombres, il se sentait gagné par un malaise
-croissant. Cette atmosphère, que ne traversait aucun
-bruit, aucune lueur, l'oppressait: une atonie glacée
-coulait dans ses veines. Le jeune homme frissonna malgré
-lui!</p>
-
-<p>«Ce calme fait peur, dit-il, on se croirait dans un
-sépulcre.</p>
-
-<p>&mdash;Et cependant dix mille prisonniers vous entourent,
-fit observer M. Le Doux. Voyez plutôt!»</p>
-
-<p>Il avait tiré un rideau, et Maurice se trouva au milieu
-d'une lanterne vitrée, formant le centre d'un immense
-cercle de loges qui renfermaient les condamnés. A voir
-ces lignes de cellules superposées, tournant comme une
-gigantesque spirale, et allant se perdre dans les combles
-de l'édifice, on eût dit l'enfer du Dante renversé.
-Seulement, pas de cris, aucun gémissement, nulle prière!
-un silence glacé planait sur cette étrange ruche de pierre.
-On voyait chaque prisonnier s'agiter sans bruit, dans
-son alvéole grillé, comme un mort que le galvanisme
-soulèverait dans sa tombe. Tous avaient le visage pâle,
-les mouvements inquiets, le regard hébété ou hagard.
-Muets et mornes, ils faisaient mouvoir les bras de machines
-dont ils ne connaissaient même pas l'action. Telle
-était la disposition des cellules que chaque prisonnier
-ne pouvait apercevoir celle qui l'entourait. Les gardiens
-échappaient également à ses yeux. Entouré d'une surveillance
-mystérieuse, il se savait toujours vu sans pouvoir
-jamais voir.</p>
-
-<p>M. Le Doux expliqua à Maurice tous les avantages
-de ce système perfectionné <i>de confinement solitaire</i>.</p>
-
-<p>«Par son moyen, dit-il, nous faisons fléchir les plus
-énergiques natures. Muré dans l'obscurité et le silence,
-le captif résiste d'abord, mais il se raidit en vain; l'ennui,
-comme une eau souterraine et croupissante, mine
-insensiblement sa volonté. Il sent ses muscles se détendre,
-son sang se refroidir. L'immobilité de ce qui l'environne
-finit par se communiquer à tout son être; il s'épouvante
-du vide qui s'est fait autour de lui; il regarde,
-et ne voit que les murs de sa prison; il appelle, et n'entend
-que sa propre voix! Quelques-uns ne peuvent résister
-à cette épreuve, et deviennent fous; mais c'est le
-petit nombre; la plupart s'assoupissent dans une espèce
-de torpeur. Sûrs que leurs moindres actions seront
-épiées, n'ayant plus la possession de leur propre pensée,
-ils y renoncent. Le règlement devient leur conscience,
-l'habitude se substitue au désir; ils oublient
-jusqu'à leur langue; ce ne sont plus que des animaux
-domestiques, obéissant d'instinct à la règle de la maison.
-On a effacé leurs souvenirs, éteint leurs passions, coupé
-au pied leurs espérances; il y a désormais table rase
-dans ces esprits; notre but est atteint. Devenus, grâce
-à nous, des idiots, il ne leur reste plus qu'à être instruits
-et moralisés!</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! je le vois, dit Maurice, vous avez fait pour
-les hommes ce que la châtelaine de Valence avait voulu
-faire pour son fils. La châtelaine de Valence était une
-sainte femme restée veuve avec un seul enfant pour lequel
-elle eût donné jusqu'à sa part de paradis. Mais l'enfant,
-dont le sang brûlait les veines, s'échappait souvent
-du château, où ne retentissaient que les cloches et les
-prières, afin de goûter aux joies de la vie. Insensiblement
-il prit tant de goût au mal que sa seule tristesse
-était de ne pouvoir assez pécher. Il connaissait les trois
-grands chars qui portent le genre humain aux abîmes:
-le premier conduit par l'orgueil, le second par l'impureté,
-le troisième par la paresse, et il avait successivement
-pris place dans chacun, sans jeter même un regard
-sur celui du repentir, qu'un attelage boiteux traînait
-bien loin en arrière!</p>
-
-<p>«La sainte châtelaine, voyant la perte de son fils assurée,
-s'adressa avec larmes à l'archange saint Michel,
-patron spécial de sa famille, et lui demanda d'assurer
-le salut du jeune homme, fût-ce aux dépens de sa vie.
-L'archange, qui avait pitié des pleurs des mères depuis
-qu'il avait vu Marie au pied de la croix, se laissa toucher,
-descendit vers la sainte femme et lui dit:</p>
-
-<p>«&mdash;Reprenez courage, votre fils peut encore être
-sauvé. Le Christ a compté ses jours, il ne lui en reste désormais
-que trois cents à passer sur la terre; faites qu'ils
-soient sans péché, toutes les anciennes fautes seront remises
-au coupable, et, à l'heure indiquée, je viendrai
-moi-même enlever son âme pour la conduire au ciel.»</p>
-
-<p>«Cette révélation causa à la châtelaine une grande
-joie. Son fils pouvait encore aspirer au bonheur des élus!
-Cette pensée lui faisait accepter, presque sans chagrin,
-une mort prochaine; les espérances de la chrétienne
-consolaient les regrets de la mère!</p>
-
-<p>«Mais, pour mériter cette récompense, il fallait que
-le pécheur fît trêve à ses offenses contre la loi de Dieu;
-et comment, hélas! l'obtenir? La châtelaine avait déjà
-inutilement employé les supplications, et les prières de
-l'Église n'avaient point été plus puissantes. Elle songea
-à un docteur arabe dont les charmes exerçaient, disait-on,
-une souveraine puissance sur toutes les volontés,
-et elle alla à sa demeure pour lui exposer son désir.</p>
-
-<p>«Après l'avoir écoutée, le docteur se fit conduire vers
-son fils, encore plongé dans le sommeil, et il commença
-les conjurations puissantes qui devaient le délivrer de
-ses passions.</p>
-
-<p>«D'abord, il toucha les flancs du dormeur, et la châtelaine
-en vit sortir une nuée de génies à l'air violent
-ou hardi: c'étaient la force, la colère, l'audace et avec
-elles le courage et l'adresse!</p>
-
-<p>«L'Arabe toucha ensuite le front, duquel s'élança l'imagination,
-revêtue des couleurs de l'arc-en-ciel; le
-raisonnement, armé de l'épée à double tranchant; la
-mémoire, tenant à la main la chaîne d'or qui lie le présent
-au passé.</p>
-
-<p>«Enfin, il toucha le c&oelig;ur, qui s'entr'ouvrit aussitôt
-pour donner passage à la nuée des désirs enflammés,
-des amours changeants, des illusions aux ailes d'azur,
-troupe folle et charmante, qui s'enfuit avec un cri
-plaintif.</p>
-
-<p>«Lorsque le jeune homme se réveilla peu après, il
-était complétement transformé! Toutes les idées que sa
-mère avait combattues, tous les goûts dont elle s'était
-affligée, avaient disparu; il n'avait plus de volonté que la
-sienne, plus de goûts que ceux qu'elle lui inspirait. Cet
-esprit était devenu semblable à la nacelle qui va où le
-flot l'emporte, où le vent pousse, où la main conduit.
-Sa mère disait de marcher, et il marchait; de prier, et
-il priait! Les tentations passaient en vain près de lui,
-il les regardait passer comme des inconnues auxquelles
-il ne doit ni un regard ni un salut!</p>
-
-<p>«Les trois cents jours s'écoulèrent ainsi pour lui dans
-une sorte de sommeil éveillé, et, quand la châtelaine
-aperçut l'archange Michel, elle s'écria:</p>
-
-<p>«&mdash;La condition imposée a été remplie, il a gagné
-sa place dans le ciel; venez donc, maître, et, sans plus
-de retard, emportez son âme.»</p>
-
-<p>«Mais l'archange secoua tristement la tête, et dit:</p>
-
-<p>«&mdash;Hélas! pauvre mère, il n'y en a plus. On n'enlève
-point les pierres qui composent une maison sans
-que la maison croule. Ce que le docteur arabe a enlevé
-à votre fils formait l'âme elle même, dont il a fait don à
-Satan; il ne vous a laissé que le corps!»</p>
-
-<p>«Cette légende est l'histoire de ceux qui ont élevé
-votre prison. Sous prétexte de racheter le coupable,
-vous lui avez frauduleusement soutiré son âme! Depuis
-quand l'amélioration de l'homme peut-elle venir de la
-destruction de ses instincts? Si ces malheureux ont
-failli, c'est que la sociabilité n'était point assez développée
-chez eux, et vous les condamnez à la solitude; c'est
-que les bonnes passions étaient plus faibles que les
-mauvaises, et vous les égorgez indifféremment toutes;
-c'est que leur raison n'avait pas assez mûri au soleil de
-l'expérience, et vous la condamnez à l'inaction! Dans
-les premiers siècles, on réduisait un ennemi à l'impuissance
-en coupant les muscles de ses membres avec le
-fer; vous avez perfectionné le moyen: vous coupez aujourd'hui
-les muscles de l'âme avec l'ennui, et, parce
-que ces énervés ne bougent plus, vous les déclarez guéris!
-Mais qu'en ferez-vous après une pareille guérison? A
-quoi peuvent servir des hommes qui ont perdu leur
-personnalité, qui ont oublié de vouloir, que vous avez
-réduits à l'état d'animaux domestiques vivant sous l'&oelig;il
-du maître? Où vous aviez des ignorants, des coupables
-peut-être, il ne vous reste plus que des fous, des idiots
-ou des hypocrites!</p>
-
-<p>«Sans doute la solitude pouvait être employée pour
-apaiser la première effervescence d'un c&oelig;ur révolté;
-c'était une douche glacée sous laquelle le furieux se serait
-calmé; mais vous avez voulu faire un régime de ce
-qui ne devait être qu'un remède; vous avez imité ces
-mères anglaises, qui, pour se débarrasser des cris d'un
-enfant, l'abreuvent d'opium! Et ne dites pas que vous
-l'avez fait dans l'intérêt des coupables, pour leur rachat!
-Non, vous l'avez fait dans l'intérêt de vous-mêmes,
-pour votre repos! En respectant chez l'homme les puissances
-extérieures qui font sa vie, la tâche était difficile:
-il fallait discipliner des esprits sans règle, apprivoiser
-des c&oelig;urs endurcis, remettre l'ordre enfin dans un intérieur
-bouleversé. Vous avez mieux aimé en murer les
-portes pour en faire un tombeau. De notre temps, on
-enchaînait les corps en laissant les âmes libres; le
-moyen était brutal; vous avez dit: «A quoi bon ces
-chaînes qui meurtrissent, qui tintent aux oreilles! délivrez-en
-le corps et tuez tout doucement l'âme: cela ne
-se voit pas, et, l'âme morte, le corps ne bougera plus!»
-O pharisiens! qui feignez d'ignorer que l'abrutissement
-n'est point une régénération! Hommes de peu de foi,
-qui ne savez point ce que l'amour et la patience peuvent
-obtenir des plus criminels! Cherchez le c&oelig;ur le
-plus endurci, frappez au point voulu, et il en sortira
-une source vive. Tant qu'un homme vit, tant qu'il aime
-quelque chose de la création, Dieu ne s'est point complétement
-retiré de lui, et son âme n'est point perdue
-sans retour.»</p>
-
-<p>M. Philadelphe Le Doux avait profité de cette longue
-improvisation de Maurice pour remettre à M. Atout son
-rapport annuel, constatant les excellents résultats obtenus
-par le système cellulaire, et pour écrire au crayon
-quelques notes sur la nécessité de supprimer les numéros
-des loges, qui pouvaient distraire encore le condamné.
-Lorsqu'il eut achevé, il releva la tête et regarda
-le jeune homme avec ce vague sourire des gens qui
-veulent avoir entendu sans avoir écouté.</p>
-
-<p>«Ah! fort bien, dit-il, je vois que vous avez étudié
-la question&hellip; Mais, aujourd'hui encore, deux systèmes
-se partagent les esprits et les prisonniers. Nous avons vu
-le <i>Logis des Trappistes</i>, il nous reste à visiter celui des
-<i>Pantagruélistes</i>. Allez devant vous, de grâce, puis prenez
-la porte à gauche, nous arriverons justement pour les
-voir dîner.»</p>
-
-<p>Maurice, ayant suivi les indications données, se trouva
-dans une cour, qu'il traversa; puis à l'entrée d'un bâtiment
-à colonnade de marbre, entouré de jets d'eau et
-de promenades: c'était la seconde prison de Sans-Pair,
-récemment fondée pour les scélérats réputés incorrigibles.</p>
-
-<p>On n'y entendait que musique, chants et éclats de
-rire. La première salle était un parloir, où les condamnés
-recevaient les visites. Il y avait là de charmantes
-grandes dames attirées par le désir de causer avec des
-scélérats d'élite, ou de les faire écrire sur leurs albums;
-des artistes occupés à peindre les plus célèbres criminels;
-des hommes de lettres rédigeant, pour l'instruction
-du public, les mémoires intimes des faussaires et
-des meurtriers. Les prisonniers faisaient les honneurs
-de chez eux avec la politesse fière de gens qui comprennent
-leur importance.</p>
-
-<p>Tout à côté se trouvait la salle de concerts, dans laquelle
-retentissaient les chansons d'argot, avec accompagnement
-de clarinettes et de vielles organisées. Puis
-venaient l'estaminet, dont les habitués fumaient le narguillé
-à bec d'ambre, étendus sur des divans de velours;
-le billard garni de queues à procédés, et la galerie de
-consommation, où l'on servait, d'heure en heure, aux
-condamnés, des sorbets, du vin chaud ou des punchs
-à la romaine.</p>
-
-<p>Le soir il y avait spectacle, puis bal masqué sans gardes
-municipaux.</p>
-
-<p>Ainsi que M. Le Doux l'avait annoncé, les visiteurs
-trouvèrent les Pantagruélistes à table. Ils dînaient, à
-trois services, de petits pieds et de primeurs, avec dessert,
-café et liqueurs fines.</p>
-
-<p>«Vous le voyez, dit le philanthrope en souriant, le
-système de moralisation est ici tout contraire. Là-bas
-nous améliorons le coupable en lui ôtant le nécessaire,
-ici nous atteignons le même but en lui prodiguant le
-superflu. Chaque méthode a son avantage, et les résultats
-sont, des deux côtés, également satisfaisants. Chez
-les Trappistes, nous obtenons la soumission en atténuant
-l'homme; chez les Pantagruélistes, en le comblant. Celui-là
-perd l'énergie nécessaire pour échapper à la captivité,
-celui-ci y est retenu par le lien du plaisir. Il n'y a
-point encore d'exemple d'un Pantagruéliste qui ait
-essayé de fuir sa prison, et la plupart ne la quittent
-qu'en pleurant. Aussi a-t-on soin de compter à chaque
-libéré, pour adoucir ses regrets, une somme proportionnée
-au temps qu'il a passé en prison, de sorte que les
-grands bandits sortent d'ici électeurs et souvent éligibles.
-Quelques esprits chagrins ont blâmé cette générosité
-envers des condamnés; mais, ainsi que je l'ai fait observer
-dans mon dernier rapport, ces scélérats n'en sont
-pas moins nos semblables: <i>Homo sum, et nihil humani a
-me alienum puto</i>. Philanthropique maxime, que la Société
-humaine a écrite dans le c&oelig;ur de tous ses membres et
-en tête de toutes ses circulaires. Ah! que n'est-elle comprise
-de tous! <i>Homo sum!</i> c'est-à-dire je pourrais être
-un voleur, un incendiaire, un assassin; <i>nihil humani a
-me alienum puto:</i> donc, je dois regarder comme des frères
-tous ceux qui assassinent, volent et incendient.</p>
-
-<p>&mdash;Soit, dit Maurice; mais comment regardez-vous
-alors ceux qui édifient, travaillent et font vivre? Si indulgent
-pour les pauvres criminels, serez-vous impitoyable
-pour les pauvres honnêtes gens? La philanthropie s'occupe
-beaucoup de ceux qui ont succombé au mal; elle
-leur ouvre des asiles, elle leur fournit des ressources,
-elle leur offre des patronages; et ceux qui ont résisté
-aux tentations, ou qui les combattent, restent abandonnés!
-Pour obtenir votre protection, il faut le certificat
-d'un crime, comme il fallait autrefois un certificat de
-civisme. Ah! soyez bons pour les coupables: le Christ a
-pardonné à la femme adultère et relevé la Madeleine;
-mais pensez aussi un peu aux innocents! Faites que le
-devoir ne leur devienne pas trop difficile. Pour leur tendre
-la main, n'attendez pas qu'ils soient tombés; ne les
-exposez point à trouver que la société fait plus d'efforts
-et de sacrifices pour ses fils ingrats que pour ses fils
-pieux; ne tuez pas, enfin, tous les veaux gras au profit
-de l'enfant prodigue, et gardez-en quelques-uns pour
-ses frères, qui ne vous ont ni dépouillés ni flétris. Ce
-qui m'étonne, ce n'est pas que vos Pantagruélistes acceptent
-le bonheur que vous leur faites; mais que vos travailleurs
-se résignent à la misère où vous les laissez. Ah!
-pour accomplir le devoir si difficilement et avec si peu
-d'aide, il faut, quoi qu'on en dise, que le bien ait aussi
-sa saveur. Combien de malheureux peuvent envier le
-pain quotidien, l'habit de drap, la salle chauffée du bagne,
-et s'acharnent pourtant à leur douloureuse probité?</p>
-
-<p>&mdash;Vos souhaits ont été prévus, dit M. Le Doux, notre
-bienfaisante tutelle s'est également étendue sur le travailleur.
-Puisque nous sommes en cours d'études philanthropiques,
-je veux vous montrer la colonie industrielle
-de notre vice-président, l'honorable Isaac Banqman.
-Ce n'est point seulement un grand capitaliste et
-un homme politique influent, la république n'a pas de
-membre plus zélé pour le perfectionnement des machines
-et des classes laborieuses. Nous allons prendre le chemin
-de fer du quartier, qui nous conduira, en trois secondes,
-à la porte de son établissement.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch12">XII</h2>
-
-<div class="abstract">Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur
-les hommes.&mdash;Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.&mdash;Pupilles de
-la Société humaine; hommes perfectionnés d'après la méthode anglaise
-pour les croisements.&mdash;Une femme dépravée par les instincts de
-maternité et de dévouement.</div>
-
-<p>L'usine d'Isaac Banqman occupait le revers d'une
-montagne percée en tous sens de voûtes souterraines où
-mugissaient les locomotives et que traversaient sans
-cesse les wagons rapides. Cent cheminées vomissaient
-des torrents de fumée qui se réunissaient plus haut, se
-condensaient, et formaient, au-dessus de la colline, une
-sorte de dôme flottant. Des roues immenses tournaient
-lentement à la hauteur des toits, tandis que des retentissements
-sourds et réguliers ébranlaient la montagne.</p>
-
-<p>Tout ce bruit, tous ces mouvements et toute cette fumée
-étaient employés à la confection de moules de bouton!
-C'était là la spécialité à laquelle M. Banqman devait
-sa fortune et son importance politique.</p>
-
-<p>A la vérité, le célèbre industriel avait apporté à cette
-fabrication des perfectionnements qui ne pouvaient manquer
-d'en rehausser l'importance. D'abord, il avait ruiné
-tous les fabricants moins riches qui s'étaient hasardés
-à soutenir la concurrence; ensuite, une fois seul, il
-avait augmenté de cinquante pour cent le prix de vente
-de ses produits; enfin, grâce à son influence politique,
-il venait d'obtenir du ministre une ordonnance qui obligeait
-tous les fonctionnaires publics à ajouter trois boutons
-à leurs caleçons.</p>
-
-<p>Il avait, du reste, mérité cette faveur en annonçant
-qu'il fournirait gratuitement aux hôpitaux de Sans-Pair
-tous les moules de bouton dont pourraient avoir besoin
-les malades, les morts ou les enfants au maillot.</p>
-
-<p>Il s'était, de plus, décidé à établir dans son usine
-même cette colonie de travailleurs dont M. Philadelphe
-Le Doux avait parlé à Marthe et à Maurice.</p>
-
-<p>En arrivant à la fabrique, le philanthrope fit avertir
-l'honorable M. Banqman, qui se trouvait alors dans son
-cabinet, occupé à regarder des poissons rouges dans
-un bocal.</p>
-
-<p>M. Banqman continua son intéressant examen tout le
-temps qu'un homme important doit faire attendre pour
-paraître occupé. Il ne descendit qu'au bout d'une demi-heure,
-et s'excusa sur les innombrables affaires qui
-l'accablaient. Le Gouvernement avait recours à lui pour
-toutes les questions difficiles; il était victime de sa réputation
-d'homme pratique. On avait compris le danger
-de consulter des théoriciens, des penseurs; on ne voulait
-plus écouter que ceux qui avaient étudié, comme
-lui, les grands principes d'économie politique en fabriquant
-des moules de bouton. Aussi n'avait-il plus un
-seul instant; tout son temps appartenait à l'État et à
-l'humanité!</p>
-
-<p>M. Le Doux l'arrêta à ce mot, pour lui faire connaître
-le but de leur visite. M. Banqman, flatté, déclara qu'il était
-prêt à leur montrer la colonie modèle, dont l'organisation
-généralisée devait un jour réaliser l'âge d'or pour
-tout le monde.</p>
-
-<p>Il leur fit, en conséquence, traverser l'usine, dont il
-leur expliqua, en passant, les différents travaux exécutés
-par des machines de toutes grandeurs et de toutes
-formes.</p>
-
-<p>On voyait leurs immenses bras s'avancer lentement
-et soulever les fardeaux, leurs engrenages saisir les
-objets comme des doigts gigantesques, leurs mille roues
-tourner, courir, se croiser! A regarder la précision de
-chacun de ces mouvements, à entendre ces murmures
-haletants de la vapeur et de la flamme, on eût dit que
-l'art infernal d'un magicien avait soufflé une âme dans
-ces squelettes d'acier. Ils ne ressemblaient plus à des
-assemblages de matière, mais à je ne sais quels monstres
-aveugles, travaillant avec de sourds rugissements. De
-loin en loin, quelques hommes noircis apparaissaient
-au milieu des tourbillons de fumée: c'étaient les cornacs
-de ces mammouths de cuivre et d'acier, les valets chargés
-d'apporter leur nourriture d'eau et de feu, d'étancher
-la sueur de leur corps, de le frotter d'huile, comme
-autrefois celui des athlètes, de diriger leurs forces brutales,
-au risque de périr, tôt ou tard, broyés sous un de
-leurs efforts, ou dévorés par la flamme de leur haleine!
-Maurice suivait d'un regard attristé ces victimes de la
-mécanique perfectionnée. Il comparait instinctivement
-ces merveilleuses machines dont il voyait les membres
-polis, luisants, bien nourris, à ces hommes flétris et
-hagards qui s'agitaient à l'entour. En entendant le concert
-terrible de vapeur sifflante, de fer froissé contre le
-fer, de grondements de flammes, de bouillonnements
-d'onde, de vents attisant la fournaise comme un orage,
-il se sentait saisi d'une sorte de terreur. Il cherchait en
-vain la vie au milieu de cette tempête de la matière en
-travail; il en entendait bien le bruit, il en voyait bien le
-mouvement, mais tout cela était comme une imitation
-artificielle; cette activité n'avait point d'élans contagieux.
-Loin qu'elle excitât, vous vous sentiez devant
-elle saisi de torpeur. Le mouvement uniforme de ces
-machines ne vous parlait pas; il n'y avait rien de commun
-entre elles et vous; c'étaient des monstres aveugles
-et sourds, dont la force vous épouvantait.</p>
-
-<p>Maurice se rappela alors, tout à coup, la petite fabrique
-placée autrefois près de la maison de son oncle; le
-bruit des métiers conduits par des mains d'enfants ou
-de jeunes filles, les rires prolongés qui couvraient le
-croassement des navettes; les chansons qui couraient
-d'un banc à l'autre, les joyeuses malices et les confidences
-faites tout bas! Il se rappela surtout Mathias, le
-vieux soldat!&mdash;doux et joyeux souvenir, qui faisait revivre
-pour lui les impressions de son adolescence!</p>
-
-<p>Mathias s'était promené quinze ans à travers l'Europe,
-souffrant la faim, vivant dans la mitraille, conquérant
-chaque matin à la baïonnette la place où il dormait le
-soir; et tout cela, Mathias l'avait fait pour un mot qu'il
-n'était pas bien sûr de comprendre, mais qu'il sentait:
-la France! Il l'avait fait jusqu'au jour où son pays,
-vaincu par le nombre, avait dû accepter la paix; et ce
-jour-là Mathias, le c&oelig;ur gonflé de douleur et de colère,
-avait détaché, avec une larme, la cocarde qui le condamnait
-depuis quinze ans à combattre et à souffrir!</p>
-
-<p>Rentré en France, il se rappela une s&oelig;ur, seule parente
-qui lui restât, et prit la route du village qu'elle
-habitait.</p>
-
-<p>Là, il apprit que sa s&oelig;ur était morte, laissant un
-garçon et une fille que le fermier voisin avait recueillis
-par charité.</p>
-
-<p>Mais la charité, sans c&oelig;ur, est un prêt à usure; il
-n'enrichit que celui qui donne. Quand Mathias arriva à
-la ferme, il trouva, sur le seuil, les deux orphelins qui
-se disputaient un morceau de pain, tandis que le paysan
-s'indignait de leur débat et criait:</p>
-
-<p>«Ces enfants ne peuvent se souffrir!</p>
-
-<p>&mdash;Dites qu'ils ne peuvent souffrir la faim», répliqua
-Mathias.</p>
-
-<p>Et, prenant par la main les deux affamés, il les emmena.</p>
-
-<p>La charge était lourde pour le vieux soldat, mais il
-ne s'en effraya point. Il se rappelait la maxime de son
-lieutenant, que pour faire la plus longue route il suffisait
-de remettre sans cesse un pied devant l'autre, et il l'avait
-appliquée à toutes les choses de la vie.</p>
-
-<p>Arrivé à Paris avec les enfants, il les nourrit de son
-travail, jusqu'au moment où ils purent s'atteler avec lui
-à cette roue qui broyait le pain de chaque journée. Mathias
-les avait placés tous deux dans la même fabrique.
-A l'heure où les métiers s'arrêtaient, on ne manquait
-jamais de le voir arriver, portant à la main le panier
-couvert qui renfermait leur repas. En l'apercevant, les
-petits garçons se plaçaient au port d'armes et battaient
-la charge, tandis que les jeunes filles répétaient en souriant:</p>
-
-<p>«C'est le père Mathias! bonjour, monsieur Mathias!»</p>
-
-<p>Car jeunes filles et jeunes garçons aiment également
-ces vieux lions qui ne rugissent que contre les forts.</p>
-
-<p>Après avoir répondu à tous par un signe, par un mot,
-par un sourire, le vieillard allait s'asseoir dans quelque
-coin abrité avec Georgette et Julien; puis l'on découvrait
-le panier. Mais non tout d'un coup! il fallait d'abord
-deviner ce que Mathias apportait! et Dieu sait quels efforts
-pour ne point rencontrer juste et lui laisser la joie
-de la surprise. Enfin, quand les enfants déclaraient
-avoir épuisé la liste de leurs suppositions, le vieux soldat
-soulevait le couvercle d'osier, tirait lentement le
-mets inconnu et le présentait aux regards de ses
-convives!</p>
-
-<p>«Ah! ah! vous ne vous attendiez pas à ça! s'écriait-il!
-c'est aujourd'hui fête à la cantine; nous avons mis
-des n&oelig;uds de rubans à la marmite.»</p>
-
-<p>Et il étalait avec complaisance, sur le panier transformé
-en guéridon, ce pauvre dîner dont la bonne volonté
-de tous faisait un festin.</p>
-
-<p>Puis, en mangeant, on causait! Les enfants racontaient
-les nouvelles de l'atelier, et Mathias y trouvait
-toujours l'occasion de quelques bons conseils. Car pendant
-les longues nuits de bivouac, quand la faim ou le
-froid le tenaient éveillé, le vieux soldat avait réfléchi
-pour se distraire, et il s'était fait une philosophie formulée
-en quelques axiomes, qu'il appelait la charge en
-douze temps de la vie. Parmi ces axiomes, il y en avait
-quatre surtout qu'il répétait sans cesse, comme comprenant
-tous les autres:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Tu seras fidèle à ton drapeau jusqu'à la mort;</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Tu tiendras moins à ta peau qu'au triomphe de ton
-régiment;</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Tu ne feras point la guerre à ceux qui n'ont point
-de cartouches;</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> En temps de pluie, tu ne demanderas pas de soleil.</p>
-
-<p>Et, afin que les orphelins pussent comprendre ces
-maximes, il leur expliquait comment le drapeau, pour
-eux, c'était l'honneur; comment leur régiment comprenait
-tous les hommes; comment les cartouches
-manquaient aux pauvres et aux faibles, et comment la
-pluie et le soleil étaient la destinée rude ou facile que
-Dieu nous avait faite.</p>
-
-<p>Il ajoutait encore beaucoup de précieux enseignements
-sur la persévérance, sur l'orgueil, sur les liaisons,
-et finissait toujours par encourager au travail
-Georgette et Julien.</p>
-
-<p>«La semaine, disait-il, est un caisson de vivres
-traîné par sept chevaux: si vous en détachez un, le
-caisson marchera encore; deux, il n'avancera que difficilement;
-trois, il demeurera dans l'ornière et laissera
-l'armée sans pain.»</p>
-
-<p>Les enfants écoutaient religieusement les leçons du
-vieux soldat et les retenaient. Pendant trois années
-Maurice les avait vus revenir tous les jours à la même
-place, aussi soumis, aussi joyeux! Mathias était leur
-expérience, et ils étaient l'avenir de Mathias. Tandis
-que l'âge courbait son épaule et dépouillait son front, les
-deux enfants grandissaient à ses côtés, jeunes et vivants,
-comme des rejetons vigoureux jaillissant d'un
-tronc à demi desséché.</p>
-
-<p>Souvent aussi les autres enfants de la fabrique venaient
-s'asseoir autour du soldat, en lui demandant de
-raconter une de ses batailles, et ils assistaient alors aux
-leçons du vieillard, qui, avant de quitter la terre, leur
-laissait ainsi les semences de son âme! Perpétuelle
-école ouverte pour le peuple près du foyer ou sur les
-seuils, et dans laquelle celui qui s'en allait initiait doucement
-ceux qui venaient d'arriver à cette vie de courage,
-de patience et de sacrifice.</p>
-
-<p>Hélas! Maurice cherchait vainement quelque chose qui
-pût lui rappeler la petite fabrique d'autrefois. Ici plus de
-masures sombres, plus de métiers imparfaits; mais aussi
-plus de rires, ni de chants! Il s'efforçait en vain de découvrir
-un père Mathias, une Georgette, un Julien!&hellip;
-Il n'apercevait que des machines parfaites et des ouvriers
-abrutis!</p>
-
-<p>Après avoir tout montré et tout expliqué à ses hôtes,
-M. Banqman arriva enfin, avec eux, au quartier des
-<i>pupilles de la Société humaine</i>.</p>
-
-<p>C'était une série de loges, dont chacune renfermait
-un ménage, sans enfants: car ceux-ci étaient séparés
-de leurs parents dès la naissance, et élevés à forfait.
-Ainsi dégagée des soins de mère, la femme l'était également
-des soins d'épouse. Elle n'avait à préparer ni la
-nourriture, ni les vêtements, ni le logis: tout cela se
-faisait à l'entreprise. Elle n'était point non plus chargée
-d'épargner les gains du mari: il y avait un économe qui
-réglait les dépenses et les salaires; de veiller à sa santé:
-il y avait un médecin qui faisait chaque matin sa visite;
-d'entretenir en lui les bonnes pensées: il y avait un aumônier
-qui prêchait toutes les semaines! De son côté,
-le mari était exempté de prévoyance, de protection, de
-courage.</p>
-
-<p>«De cette manière, dit M. Banqman, le travailleur
-reste sous notre tutelle, bien logé, bien nourri, bien
-vêtu, forcé d'être sage, et recevant le bonheur tout fait.
-Non-seulement nous réglons ses actions, mais nous arrangeons
-son avenir, nous l'approprions de longue main
-à ce qu'il doit faire. Les Anglais avaient autrefois perfectionné
-les animaux domestiques, dans le sens de leur
-destination; nous avons appliqué ce système à la race
-humaine, en la perfectionnant. Des croisements bien
-entendus nous ont produit une race de forgerons dont
-la force s'est concentrée dans les bras, une race de porteurs
-qui n'ont de développés que leurs reins, une race
-de coureurs auxquels les jambes seules ont grandi,
-une race de crieurs publics uniquement formés de bouche
-et de poumons; vous pouvez voir dans ces loges des
-échantillons de ces différentes espèces de prolétaires,
-auxquels nous avons donné le nom de <i>métis industriels</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Et l'on n'a pas apporté moins de soins à leur instruction,
-ajouta M. Le Doux, qui se fatiguait d'écouter
-des explications au lieu d'en donner. Nous avons écarté
-de l'enseignement populaire tout ce qui n'avait point
-d'application pratique et immédiate. Autrefois on perdait
-un temps précieux à lire l'histoire des grandes actions,
-à apprendre des vers qui remuaient le c&oelig;ur, à
-répéter des maximes de morale et de religion; nous
-avons substitué à tout cela l'arithmétique et le code! Tous
-<i>les pupilles</i> apprennent à lire et à écrire, mais seulement
-pour lire les prix courants et écrire les mémoires de frais.</p>
-
-<p>&mdash;Et ils se soumettent patiemment à ce régime? demanda
-Maurice.</p>
-
-<p>&mdash;Quelques natures dépravées résistent seules à notre
-paternelle direction, répliqua Banqman; vous en avez
-là devant vous un exemple.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi! demanda Maurice, cette jeune femme, dont
-le regard est si fier et si caressant?</p>
-
-<p>&mdash;Rien ne peut la dompter, reprit le fabricant; elle
-prétend que nous lui avons ôté le repos en la déchargeant
-des soins pénibles qu'exigeait son enfant, et que
-nous l'avons dépouillée de ses plus douces joies en ne
-lui laissant aucune des charges du ménage!»</p>
-
-<p>Maurice tourna les yeux vers la jeune femme.</p>
-
-<p>«La voix de Dieu n'est donc pas étouffée dans tous
-ces c&oelig;urs? pensa-t-il; il en est encore qui ont conservé
-l'instinct des grandes lois! Oui, résiste toujours, courageuse
-femme, contre la tranquillité et l'aisance qu'on
-t'a faites, car tu les payes de tes plus saintes jouissances.
-Ne peuvent-ils donc comprendre que ces veilles et ces
-soins de la mère, ces labeurs et ces économies de
-l'épouse, sont les plus précieux anneaux dont se forme
-la chaîne domestique? Ne regardent-ils donc l'union de
-l'homme et de la femme que comme une association
-commerciale, dont le premier but est le gain? Le fonds
-social, ici, ne se compose point seulement d'argent,
-mais de patience, de bonne volonté, d'affection; c'est
-là surtout le capital qu'il faut accroître, pour que l'association
-prospère. Ah! laissez à la femme son utilité de
-chaque instant, pour que l'homme la sente à chaque
-instant plus précieuse! Laissez-la faire le travail même
-qu'un étranger ferait mieux, afin d'obtenir le salaire
-sans lequel elle ne saurait vivre, la reconnaissance de
-ceux qu'elle aime! Pourquoi vouloir régénérer le pauvre
-en l'affranchissant des devoirs de famille? Ne sentez-vous
-pas que ces devoirs sont la source d'où découle
-tout bien? Loin de les amoindrir, rendez-les plus saints
-à ses yeux, en lui facilitant leur accomplissement; ne
-vous substituez pas à sa conscience, mais éclairez-la;
-n'achetez pas, enfin, ces âmes à fonds perdus, mais
-donnez-leur au contraire plus de volonté, plus de vie!
-Le peuple n'est point un prodigue qu'il faut interdire,
-c'est un enfant qu'il faut diriger et aider à grandir!»</p>
-
-<p>Banqman et Le Doux continuèrent leur explication en
-montrant aux deux visiteurs la maison de retraite des
-travailleurs, où l'on utilisait les restes de leur force
-jusqu'au moment de l'agonie, et l'amphithéâtre, où leurs
-corps étaient livrés au scalpel des élèves-médecins pour
-un prix convenu: car, les pères ne s'étant point occupés
-du berceau des enfants, les enfants ne s'occupaient
-point de leurs tombes!</p>
-
-<p>Mais Maurice regardait sans voir, écoutait sans entendre!
-Une sourde tristesse s'était glissée dans son
-c&oelig;ur, et il rentra chez M. Atout découragé.</p>
-
-<p>Marthe, de son côté, avait aperçu de plus près que le
-jour précédent la sécheresse et les misères de la vie domestique;
-quand Maurice lui eut raconté ce qu'il avait
-vu, elle se jeta dans ses bras les yeux mouillés de larmes.</p>
-
-<p>«Ah! qu'avons-nous fait? s'écria-t-elle. Dans le
-monde où nous vivions, tous n'avaient point encore
-abandonné le Dieu des âmes pour le veau d'or; les
-chaînes de la famille n'étaient point partout brisées; les
-inspirations du c&oelig;ur n'étaient pas complétement éteintes;
-quoique riant du mal, on connaissait encore le bien;
-mais ici, Maurice, tout est perdu sans retour!</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi cela? demanda le jeune homme, qui eût
-voulu douter.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! répliqua Marthe, parce qu'on ne sait plus
-aimer.»</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<div class="titre">DEUXIÈME JOURNÉE</div>
-<h2 class="nobreak" id="ch13">XIII</h2>
-
-<div class="abstract">Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants,
-les médecins et le directeur.
-Dans la crainte de recevoir les malades trop bien portants, on ne les
-reçoit qu'après leur mort.&mdash;Réflexions de Marthe.&mdash;Les hommes jugés
-par le docteur Manomane.&mdash;Les fous de l'an trois mille.&mdash;Les ménageries
-et le jardin botanique.</div>
-
-<p>Lorsque les deux époux descendirent le lendemain,
-ils trouvèrent leur hôte avec un de ses parents, le docteur
-Minimum, qui avait appris l'indisposition de milady
-Atout, et venait pour s'informer officieusement de sa
-santé.</p>
-
-<p>Le docteur Minimum était le plus illustre représentant
-du nouveau système médical, qui consistait à vous donner
-la maladie que vous n'aviez point encore, et à l'élever
-en serre chaude pour en hâter le développement.
-De cette manière, le patient mourait, en général, dès
-le second ou le troisième jour, ce qui était pour lui une
-évidente économie de temps.</p>
-
-<p>Quant au médecin, il ne devait se proposer qu'un but:
-augmenter le mal pour le guérir plus sûrement. Aviez-vous,
-par exemple, un rhume: on le transformait en
-pleurésie; une migraine: on en faisait une fièvre cérébrale;
-un étourdissement: on le poussait à l'apoplexie.</p>
-
-<p>Au moment où les deux époux entrèrent, M. Minimum
-racontait à son cousin les merveilleux résultats obtenus
-par cette méthode et le pressait de visiter l'hôpital où il
-venait d'en faire l'application. M. Atout s'excusa, mais
-Maurice accepta à sa place, et, après avoir donné rendez-vous
-à son hôte chez M. de l'Empyrée, qui les attendait
-vers le milieu du jour, il monta avec Marthe
-dans la voiture du médecin.</p>
-
-<p>Celui-ci les conduisit au grand hôpital de Sans-Pair,
-bâti à l'extrémité du faubourg.</p>
-
-<p>Ils aperçurent d'abord d'élégantes galeries entourées
-de gazons et de bosquets: c'étaient les salles destinées
-aux médecins; puis un édifice somptueux, s'élevant au
-milieu des fleurs: c'était la maison des s&oelig;urs hospitalières;
-puis un palais, devant lequel s'étendaient des
-jardins décorés de grottes, de jets d'eau et d'ombrages:
-c'était le logis du directeur.</p>
-
-<p>«La ville a dépensé 20 millions, dit le docteur Minimum,
-pour faire de son grand hôpital un établissement
-modèle. Médecins, surveillants, administrateurs, sont
-ici logés et nourris aux frais de la République. Des équipages,
-toujours attelés, attendent leurs ordres, et leurs
-filles reçoivent une dot sur la caisse des frais de bureau.</p>
-
-<p>&mdash;Mais les malades? demanda Maurice.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! les malades sont là-bas, dit le docteur en
-montrant un sombre édifice caché au fond de longues
-cours sans air et sans verdure. La vue de leurs salles
-est triste, elle eût déparé l'ensemble de l'établissement:
-on les a cachées derrière, de manière à ne laisser voir
-que ce qui constitue véritablement l'hôpital, c'est-à-dire
-l'habitation des directeurs. Malheureusement le terrain
-a manqué. Après avoir pris le jardin des médecins, le
-parterre des religieuses, le parc de l'économe, il n'est
-resté qu'une petite cour pour les convalescents; mais,
-comme la plupart des malades succombent, on peut, à
-la rigueur, se passer de promenade.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne les recevez donc qu'au moment de l'agonie?
-dit Marthe.</p>
-
-<p>&mdash;Quand nous ne les recevons pas après, répliqua
-Minimum. Quiconque veut être reçu à l'hôpital doit
-d'abord se transporter au bureau d'examen, situé à
-l'autre bout de Sans-Pair, attendre son tour, obtenir un
-certificat, puis faire huit lieues pour se mettre au lit.
-Grâce à ces excellentes précautions, nous sommes sûrs
-de ne jamais admettre de gens bien portants; seulement,
-les malades peuvent nous arriver morts: c'est un
-léger inconvénient du bon ordre établi parmi les administrateurs.
-Du reste, rien n'a été négligé par eux pour
-que le grand hôpital de Sans-Pair puisse servir aux
-progrès de la science. Nous avons toujours une salle
-d'essai où l'on expérimente les nouvelles doctrines. Si
-le malade guérit, le traitement est adopté; s'il succombe,
-c'est tant pis pour le système. Il y a, en outre, un laboratoire
-pour étudier combien il peut entrer de parties
-ayant un nom dans chaque substance; un chenil où l'on
-élève des chiens destinés à être empoisonnés et dépecés
-dans l'intérêt de l'humanité; des amphithéâtres toujours
-riches en cadavres de choix, et une magnifique collection
-de squelettes sous verre. Il nous manque bien encore
-plusieurs choses: la galerie des monstres n'est pas
-complète; nous aurions besoin de renouveler nos bocaux
-de f&oelig;tus, et l'on demande, depuis longtemps, des
-échantillons des différentes races humaines proprement
-empaillés; mais notre économe espère arriver à toutes
-ces améliorations par les <i>bonis</i>.»</p>
-
-<p>Maurice demanda ce que c'était.</p>
-
-<p>«On nomme ainsi, reprit le médecin, les économies
-réalisées aux dépens des malades. Que le potage soit
-moins gras, boni; le pain moins blanc, encore boni;
-le vin tempéré d'eau, toujours boni! C'est une méthode
-perfectionnée pour faire danser l'anse d'un panier qui
-renferme dix mille portions. C'est ainsi que les établissements
-s'enrichissent, et que les économes acquièrent
-des droits à la reconnaissance et aux gratifications. On
-peut donc dire, en principe, qu'un hôpital bien administré
-est celui où les malades sont assez mal pour que
-la caisse s'en trouve bien.»</p>
-
-<p>Tout en parlant, le docteur était arrivé à la première
-salle.</p>
-
-<p>Le parquet en était soigneusement ciré, les lits élégants,
-les murs tapissés de nattes coloriées, et les fenêtres
-garnies de rideaux de soie; mais ce luxe était déparé
-par l'aspect des appareils opératoires, de toute dimension,
-qui dressaient çà et là leurs bras d'acier. Quant
-aux soins, ils n'étaient ni plus tendres ni plus délicats
-qu'autrefois. Les médecins examinaient toujours publiquement
-les malades, en découvrant chaque plaie aux
-yeux des élèves; ils décrivaient froidement leurs souffrances,
-expliquaient tout haut les chances heureuses
-ou fatales. Le râle de l'agonisant épouvantait le malheureux
-livré à la crise qui devait décider de sa vie; l'aspect
-du mort recouvert par le drap funèbre glaçait le sourire
-du convalescent qui se sentait renaître!</p>
-
-<p>Marthe, le c&oelig;ur serré, tourna vers Maurice ses yeux
-humides.</p>
-
-<p>«Ah! ce n'est point là ce que j'espérais, dit-elle à
-demi-voix; ceci est toujours, comme de notre temps,
-l'infirmerie du pauvre et de l'abandonné! Le parquet
-peut être plus brillant, le mur moins nu, la fenêtre plus
-richement ornée; mais qu'a-t-on fait pour ceux qui souffrent?
-Ne sont-ils point restés confondus comme un
-bétail, livrés aux tentatives et aux curiosités de la science,
-épouvantés par la vue de ces instruments de torture?
-Ah! ce que j'espérais d'une civilisation plus éclairée,
-c'est que l'hôpital eût perdu son caractère de dureté;
-c'est que le malade eût cessé d'être une chose à réparer
-gratuitement, pour devenir un être souffrant dont on eût
-ménagé les sensations, respecté les effrois, soutenu le
-c&oelig;ur; c'est qu'il eût retrouvé, enfin, dans cette demeure
-commune, quelques-uns des soins de la famille. A quoi
-bon tant d'or prodigué pour les choses, si rien, hélas!
-n'est changé pour les êtres? Donnez à chacun de ces
-malheureux un coin qui soit à lui, et où les cris du
-mourant ne viennent point l'épouvanter; ne traitez point
-son corps endolori comme une propriété qu'il a dû vous
-abandonner en franchissant le seuil; ne lui faites point
-sentir que ce lit est une aumône; qu'il est à votre discrétion,
-non-seulement par le mal, mais par la misère.
-Puisqu'il souffre, c'est lui qui est le roi, vous le serviteur.
-N'avez-vous donc jamais senti un redoublement de
-tendresse pour le membre de la famille que la douleur
-atteint? Comme sa volonté vous devient sainte! comme
-on lui pardonne tout! comme on donnerait avec joie une
-part de sa santé et de ses jours pour le guérir! Eh bien!
-le pauvre et le délaissé ne sont-ils point des membres
-de la grande famille? Les plus mauvaises mères reprennent
-quelque amour pour l'enfant malade, pourquoi la
-société aurait-elle moins de c&oelig;ur pour ses fils?</p>
-
-<p>&mdash;Parfaitement dit, s'écria le docteur Minimum, qui
-avait entendu les derniers mots prononcés par Marthe;
-j'ai toujours soutenu que l'on ne devait point économiser
-sur le service des hôpitaux, et que nos appointements
-devraient être doublés. Mais on méconnaît les véritables
-besoins. Toutes les ressources de la République sont
-dévorées par les femmes et par les avocats. Heureusement
-que l'on a pour consolation le sentiment du devoir
-accompli&hellip; et sa clientèle. La mienne grandit chaque
-jour, grâce aux succès qu'obtient ici mon traitement. Je
-lui ai donné le nom de <i>méthode par les infiniment petits</i>,
-parce que je ne procède que par les atomes: atomes de
-tilleul, atomes de fleur d'oranger, atomes de sucre candi.
-Moins il y en a, plus l'effet est certain. Je prends une
-molécule d'un corps, quelque chose d'impalpable, d'insapide,
-d'invisible, le millième d'un rien! je le jette dans
-trente litres d'eau, je mêle, je décante, et je fais prendre
-la lotion par cuillerées. Toute maladie qui résiste à cette
-médication est positivement incurable, et la mort du
-sujet ne peut être imputée qu'à son organisation.»</p>
-
-<p>Après avoir traversé une partie des salles, les visiteurs
-ressortirent par l'autre extrémité du grand hôpital, et
-se trouvèrent en face d'un second édifice, destiné aux
-aliénés. Sur la prière de ses deux compagnons, le docteur
-Minimum fit demander son confrère Manomane, qui y
-remplissait les fonctions de premier médecin.</p>
-
-<p>Celui-ci arriva l'air effaré, examina Marthe et Maurice,
-et s'écria:</p>
-
-<p>«Je comprends, je comprends&hellip; regards attentifs&hellip;
-contraction des sourciliers&hellip; physionomie étonnée!&hellip;
-Il doit y avoir absorption des facultés générales au profit
-d'une préoccupation partielle. L'espèce est depuis longtemps
-classée et peut se guérir.</p>
-
-<p>&mdash;Dieu me pardonne! il vous prend pour des pensionnaires,
-interrompit Minimum; veuillez lui déclarer
-vous-mêmes que vous ne venez point ici en malades,
-mais en curieux.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est une visite, reprit Manomane, qui examina
-les deux ressuscités d'un &oelig;il scrutateur; une visite
-de curiosité!&hellip; encore un symptôme!&hellip;»</p>
-
-<p>Et se penchant vers son confrère:</p>
-
-<p>«Méfiez-vous d'eux, ajouta-t-il plus bas&hellip; Cette apparence
-calme&hellip; ce sourire&hellip; nous connaissons cela;
-méfiez-vous.»</p>
-
-<p>Et, comme Minimum éclatait de rire, il le regarda lui-même
-plus attentivement et murmura:</p>
-
-<p>«Incapacité de suivre un raisonnement&hellip; crédulité
-aveugle&hellip; troisième espèce observée par le docteur
-Insanus et déclarée incurable!&hellip;»</p>
-
-<p>Puis, passant devant le médecin et ses deux compagnons,
-il les invita brusquement à le suivre.</p>
-
-<p>Le contact perpétuel de ses malades était insensiblement
-devenu contagieux pour le docteur Manomane. Il
-prétendait que la société avait enfermé certains fous pour
-faire croire au bon sens de ceux qu'elle laissait libres,
-mais qu'en réalité le monde ne se trouvait peuplé que
-d'aliénés à différents degrés. Les plus sages étaient au
-moins des candidats à la folie. Il développa ses principes
-à cet égard en énumérant tous les signes auxquels on
-reconnaissait l'aberration. Pensez-vous à une chose plus
-souvent qu'à toute autre: folie! Préférez-vous quelqu'un
-à vous-même: plus grande folie! Vous réjouissez-vous
-d'une espérance incertaine: comble de la folie!&hellip;</p>
-
-<p>Manomane compta ainsi, sous forme de litanie, six
-cent trente-trois variétés différentes des maladies mentales,
-comprenant tous les élans de la pensée et tous les
-mouvements du c&oelig;ur. Il montrait en même temps à ses
-trois compagnons des exemples de ces différentes aliénations,
-classées par ordre comme les familles de plantes
-d'un herbier.</p>
-
-<p>Dans cette espèce d'exhibition, Maurice s'arrêta devant
-un homme à l'air calme et souriant.</p>
-
-<p>«Celui-ci, dit le docteur, a été un de nos plus riches
-commerçants. Malheureusement, tout le monde le croyait
-dans la plénitude de sa raison, lorsqu'un ancien associé
-ruiné par son père lui intenta un procès en restitution.
-Les juges décidèrent en faveur de notre millionnaire;
-mais lui-même, éclairé par les débats, refusa les bénéfices
-de l'arrêt et voulut se dépouiller en faveur de son
-adversaire. Il a fallu, pour empêcher la restitution, le
-faire interdire et l'enfermer.</p>
-
-<p>Quant au vieillard qui écrit là-bas, nous ne le connaissons
-que sous le nom de <i>Père des hommes</i>. Il travaille
-depuis cinquante ans à un système social d'après lequel
-chacun serait ici-bas rétribué selon ses &oelig;uvres. Il prétend
-que Dieu a donné à toutes les créatures humaines
-un droit égal au bonheur, et que dans une société chrétienne
-la misère ne devrait pas être le résultat du hasard,
-mais la punition du vice. Chaque soir et chaque matin
-il se met à genoux et répète les mains jointes cette seule
-prière:</p>
-
-<p>«Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre règne nous
-arrive, et que votre volonté soit faite sur la terre
-comme au ciel.»</p>
-
-<p>L'autorité a jugé une pareille folie dangereuse et me
-l'a envoyé.»</p>
-
-<p>Ils étaient arrivés devant un jeune homme à physionomie
-pensive et hardie.</p>
-
-<p>«Vous voyez, dit Manomane, un voyageur sans but.
-Tandis que d'autres parcourent les pays civilisés dans
-l'intérêt de leurs recherches ou de leur industrie, lui
-n'aspire qu'aux routes perdues, aux régions ignorées!
-Trois fois il s'est enfoncé dans les immenses régions du
-vieux continent sans autre motif que de visiter des
-peuples en décadence, de traverser des fleuves oubliés,
-de dormir sur des ruines sans nom! Demandez-lui ce
-qu'il voulait, il vous répondra: Voir! Vous l'interrogeriez
-en vain sur la statistique naturelle ou la base géologique
-des pays qu'il a parcourus: le malheureux n'a recueilli
-dans ses voyages ni le plus petit fragment de roche, ni
-le moindre scarabée; il n'en a rapporté que des jugements
-et des impressions. Aussi, dès son retour, sa famille l'a-t-elle
-fait enfermer. Et nous le traitons depuis trois mois
-par les douches et les saignées.</p>
-
-<p>Vous pouvez, du reste, l'entretenir; il n'est point
-méchant, et il communique volontiers ses observations.»</p>
-
-<p>Maurice profita de la permission pour s'approcher de
-Pérégrinus et l'interroger sur ce qu'il avait vu. Le jeune
-voyageur, qui avait parcouru en détail les vieux continents,
-lui fit une esquisse rapide de l'état du monde en
-l'an trois mille. Il lui apprit que l'Afrique, initiée au
-progrès, avait enfin adopté les habitudes civilisées. Le
-gouvernement constitutionnel venait d'être établi en
-Guinée; le roi de Congo préparait une constitution à ses
-peuples; les Hottentots avaient formé la république du
-Capricorne, et l'Afrique centrale était dirigée par un
-président électif. Pérégrinus vanta surtout à Maurice
-l'École polytechnique de Tambouctou et le Conservatoire
-de musique du grand désert. Quant à la Sénégambie,
-elle n'était célèbre que par son commerce de préparations
-médicales, et fournissait des droguistes au monde entier.</p>
-
-<p>L'Asie, au contraire, était retombée dans une torpeur
-chaque jour plus profonde; Pérégrinus l'avait parcourue
-dans toutes les directions sans pouvoir y retrouver aucune
-trace de son antique splendeur. L'Indoustan était habité
-par un peuple de bateleurs qui ne connaissait d'autre
-industrie que d'avaler des épées et de faire danser des
-serpents sur la queue; la Perse se trouvait partagée
-entre deux sectes, qui s'égorgeaient pour savoir si l'on
-était plus agréable à Dieu en se fourrant une graine de
-tamarin dans la narine gauche ou dans la narine droite;
-l'empire chinois, endormi par l'opium, n'offrait plus qu'un
-peuple de somnambules abrutis.</p>
-
-<p>Restait l'Europe, dont la transformation intéressait
-principalement Maurice et sa compagne. Pérégrinus y
-avait longtemps séjourné, et put leur en parler avec détail.</p>
-
-<p>Là, les changements étaient encore plus profonds, car
-la vitalité ardente des populations avait dû précipiter
-leur élan sur la pente choisie par chacune. Ailleurs, les
-races s'étaient laissées glisser nonchalamment vers le but
-inévitable; mais, en Europe, chacune avait enfourché
-sa folie comme un coursier infernal, et l'avait excité de
-la voix et de l'éperon. A les voir ainsi passionnées à leur
-perte, et y volant au galop de leurs mauvais instincts,
-on eût dit ces barbares d'Alaric, qui, frappés de vertige
-au moment de la défaite, lançaient leurs chars au milieu
-des vainqueurs, qu'ils croyaient fuir, et volaient à la
-mort de toute la vitesse de leurs quadriges. Pérégrinus
-avait vu la Russie avortée dans sa civilisation hâtive:
-géant élevé à la brochette par des empereurs de génie,
-qui avaient en vain espéré en faire une nation. Dépouillée
-de sa personnalité sans avoir la volonté nécessaire pour
-s'en créer une autre, ni assez policée ni assez barbare,
-elle avait épuisé les efforts de cinquante czars, reflétant
-toujours les civilisations voisines, et rentrant dans l'obscurité
-à mesure que leur soleil descendait à l'horizon.</p>
-
-<p>L'Allemagne n'avait guère été plus heureuse. Philosophant
-entre sa pipe et son verre, elle avait discuté un
-siècle sur l'étymologie du mot <i>liberté</i>, un siècle sur son
-essence, un siècle sur son étendue, un siècle sur son
-résultat! Arrivée là, ses rois lui avaient donné une constitution
-qui permettait de tout penser, pourvu qu'on se
-gardât de le dire; de tout sentir, à la condition de n'en
-rien laisser voir; et de tout désirer, à charge de ne rien
-faire pour l'obtenir. L'Allemagne, ravie, avait allumé sa
-pipe, rempli son verre, et s'était remise à chanter patriotiquement,
-en montrant le poing à la France:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Non, vous ne l'aurez pas notre Rhin allemand!</div>
-</div>
-
-<p>Par le fait, celle-ci ne songeait guère à le lui réclamer.
-A force de gouvernements à bon marché, d'électeurs
-probes et de tentes enlevées à l'empereur de Maroc, elle
-en était arrivée à la banqueroute publique, suivie des
-banqueroutes privées. Ramenée à la féodalité par l'omnipotence
-des banquiers, successivement chassée de toutes
-les mers que visitait autrefois son commerce, sans autre
-encouragement pour son agriculture que les rapports des
-sociétés scientifiques et les appointements accordés aux
-directeurs des haras, elle avait pris le parti de se consoler
-par les vaudevilles et les bals masqués. Le peuple
-français, personnifié par les types de feu Chicard et de
-défunte Pomaré, exécutait, au milieu de ses plaines en
-friche, de ses ports déserts et de ses villes en ruines,
-une polka défendue par le préfet de police. Une portion
-de sa gloire avait pourtant survécu à la nation la plus
-spirituelle: elle fournissait toujours le monde de modistes
-et de cuisiniers.</p>
-
-<p>La Belgique, devenue contrefactrice des publications
-imprimées dans les cinq parties du monde, avait fini par
-manquer de places pour emmagasiner ses in&minus;18 et ses
-in&minus;32. Il avait fallu s'en servir comme de moellons pour
-construire les villes, uniquement habitées par des papetiers,
-des compositeurs, des brocheurs et des satineurs,
-chacun vivant ainsi comme le rat dans son fromage; mais
-une étincelle avait un jour enflammé ces montagnes de
-papier imprimé, et la Belgique avait été dévorée avec son
-petit peuple. Lorsque Pérégrinus y passa, on en cherchait
-les restes dans la cendre.</p>
-
-<p>A la même époque, la Suisse venait d'être achetée par
-une compagnie, qui l'avait enfermée d'une muraille renouvelée
-des fortifications de Paris, et qui exploitait ses
-paysages, ses cascades et ses glaciers. Un bureau de
-péage était établi devant chaque beauté naturelle, et l'on
-ne pouvait admirer la chute du Rhin qu'en prenant un
-billet et en déposant son parapluie. Ce parc gigantesque
-avait douze portes monumentales, sur le fronton desquelles
-la compagnie avait fait graver l'antique axiome:
-<i>Point d'argent, point de Suisse!</i></p>
-
-<p>L'Italie était également devenue une propriété particulière,
-mais interdite au public. Les États du pape
-avaient été achetés par un banquier juif, qui s'était ensuite
-arrondi en expropriant le roi de Naples, l'empereur
-d'Autriche et le duc de Toscane. Il avait fait relever les
-monuments publics, revernir les tableaux et restaurer
-les statues; mais le peuple était resté nu et affamé.</p>
-
-<p>Pour la Turquie, c'était autre chose! Longtemps tiraillée
-par toutes les puissances de l'Europe, comme un vieil
-habit de pourpre dont chacun veut un morceau, elle était
-demeurée les jambes croisées et laissant faire. A chaque
-province enlevée, elle répétait: <i>Dieu est grand!</i> et prenait
-un sorbet; jusqu'au jour où les corbeaux qui la mangeaient
-par lambeaux se retournèrent l'un contre l'autre
-et se mirent à se battre pour savoir qui aurait la meilleure
-part. Après une guerre dans laquelle périrent deux ou
-trois millions d'hommes, tout le monde finit par accepter
-ce que tout le monde avait refusé. On convint de partager
-la proie à l'amiable; mais, quand chacun vint pour
-prendre possession du lot qui devait lui appartenir, on
-ne trouva plus rien. Tandis que l'on se disputait à qui
-l'aurait, la nation turque s'était laissée mourir tout doucement,
-et, là où ses envahisseurs espéraient un morceau
-de peuple, ils ne trouvèrent que des plaines désertes,
-dans lesquelles dormaient quelques vieux dromadaires
-ennuyés.</p>
-
-<p>L'Angleterre songeait pourtant à tirer parti de ces derniers,
-ne fût-ce qu'en les tuant pour vendre leurs peaux,
-lorsqu'une révolution arrêta subitement le cours de ses
-usurpations triomphantes. Jusqu'alors une aristocratie
-chaudement vêtue de laine fine, nourrie de rosbif et de
-xérès, et également instruite dans la science du gouvernement
-et du boxing, avait tenu sous ses pieds la foule
-en haillons, atrophiée par l'air des fabriques, les pommes
-de terre et le gin. Elle avait laissé les dernières lueurs
-d'en haut s'éteindre dans ces âmes. Quand on l'avait
-avertie que celles-là aussi étaient les filles de Dieu, qu'il
-fallait leur faire place au soleil des hommes, et non les
-rejeter au rang des brutes, elle avait dit:</p>
-
-<p>«A quoi bon? La brute travaille avec plus de patience!»</p>
-
-<p>Mais un jour cette patience s'était lassée, la douleur
-avait tenu lieu de courage, la brute s'était changée en
-bête féroce, et, se jetant contre ses maîtres, les avait
-égorgés.</p>
-
-<p>Cette première violence accomplie, la colère des misérables
-avait passé sur l'Angleterre comme une trombe.
-Que pouvaient-ils conserver, eux qui n'avaient jamais
-rien possédé! La propriété était leur ennemie. Pendant
-vingt siècles ils lui avaient obéi. Hommes, ils avaient été
-les esclaves des choses; les choses furent brisées, anéanties!
-tout périt dans cette première furie de destruction.
-Palais cimentés avec leurs sueurs, fabriques où ils languissaient
-prisonniers, machines dont les mains d'acier
-leur avaient arraché bouchée à bouchée le pain de la
-famille, vaisseaux où les embarquait la violence et où
-les retenait la peur, ports, villes, arsenaux, monuments
-d'une gloire toujours payée avec leurs larmes ou avec
-leur sang! oh! que de cris de joie sur ces monceaux de
-débris et de cendre! Ces richesses, cette puissance, cette
-gloire, c'étaient autant d'anneaux de leur chaîne brisés
-par la vengeance. Avaient-ils donc un drapeau, eux qui
-n'avaient pas de droits? étaient-ils un peuple, eux qui
-n'étaient pas des hommes? Ils effaçaient le passé, parce
-qu'il ne leur rappelait que des souvenirs d'humiliations
-et de souffrances; et, quand tout fut à terre, ils dansèrent
-autour des ruines, comme le sauvage délivré autour
-du poteau où il a subi ses longues tortures.</p>
-
-<p>Mais, à la place de cet édifice détruit, leurs mains
-inhabiles ne pouvaient rien élever; les rois de l'Angleterre,
-en tombant, avaient laissé briser sa couronne; le
-vainqueur grossier ne chercha même point à en réunir
-les débris. Il laissa croître la ronce sur la route déserte;
-les glaïeuls sur les canaux infréquentés; les houx et les
-aubépines dans les sillons, devenus stériles. La révolution
-n'avait point été une réforme, mais seulement une
-délivrance; après avoir brisé son licou, la bête de somme
-était retournée aux forêts. Lorsque Pérégrinus vit les
-trois royaumes, cette transformation était déjà accomplie.
-A la place de la race énergique, tenace et hautaine
-dont le génie avait enchaîné les deux continents dans le
-sillage de ses vaisseaux, il n'avait plus trouvé qu'un peuple
-sauvage, vivant de piraterie, toujours en guerre, et
-mangeant ses prisonniers à défaut du rosbif de la vieille
-Angleterre&hellip; Quelques faibles restes de l'aristocratie
-proscrite se cachaient encore dans les montagnes, toujours
-poursuivis par les descendants de John Bull, qui,
-à défaut de chamois, chassaient aux lords!</p>
-
-<p>L'Espagne avait également passé par cette période de
-guerre d'affût; mais, grâce à la perfection apportée dans
-ce genre d'exercice, les partis s'étaient vite décimés et
-détruits. La <i>mesta</i> avait achevé l'&oelig;uvre commencée. A
-mesure que le nombre des Espagnols diminuait, celui
-des bêtes à laine allait croissant; et leurs immenses
-troupeaux, continuant à brouter les haies, les moissons,
-les prairies, avaient fini par faire du royaume un
-grand espace tondu où la nation ne se trouvait plus représentée
-que par des moutons.</p>
-
-<p>Pendant que Maurice écoutait ces récits, Manomane
-avait continué sa visite avec Marthe, et tous deux
-étaient arrivés près d'une jeune femme assise sous un
-bosquet de cotonniers, dont les flocons soyeux flottaient
-au vent comme des fleurs épanouies. Vêtue d'un pagne
-aux couleurs effacées, et le buste à demi enveloppé par
-une écharpe bleu de ciel, elle se tenait penchée, effeuillant
-d'une main distraite une fleur cueillie à ses pieds.
-Une branche arrachée aux haies vives, et chargée de ses
-graines sauvages, était enroulée à ses cheveux noirs.</p>
-
-<p>En entendant un bruit de pas, elle redressa vivement
-la tête, rougit à la vue des étrangers, et serra l'écharpe
-contre ses épaules.</p>
-
-<p>Mais ses yeux, qui s'étaient d'abord baissés, se relevèrent
-presque aussitôt sur Marthe avec une tendresse
-timide.</p>
-
-<p>La jeune femme, prise d'une subite sympathie, s'arrêta:
-il y eut dans leurs deux regards, qui se parlaient
-en souriant, un de ces rapides échanges d'émotions qui
-tiennent lieu d'un long épanchement; puis, par un mouvement
-qu'on eût dit involontaire, la jeune fille se leva avec
-une exclamation confuse, et tendit les mains vers Marthe.</p>
-
-<p>«Sur mon âme, notre belle rêveuse vous fait des
-avances! dit Manomane avec une brusquerie un peu
-adoucie.</p>
-
-<p>&mdash;Ah!&hellip; il m'a semblé&hellip; oui&hellip; ses traits m'ont rappelé
-ma mère! balbutia la jeune fille, dont les yeux
-étaient devenus humides.»</p>
-
-<p>Marthe prit ses mains, qu'elle serra dans les siennes.</p>
-
-<p>«C'est une distinction rare venant de miss Rêveuse,
-reprit le médecin avec un sourire; d'habitude, elle fuit
-à l'approche des visiteurs.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi leur donnerais-je le triste spectacle de
-ma folie? dit la jeune fille doucement: les méchants la
-raillent, et les bons s'en affligent!</p>
-
-<p>&mdash;Mais moi? demanda Marthe en se penchant vers
-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Vous, dit miss Rêveuse avec un regard d'où jaillissaient
-des flots de confiance et de tendresse&hellip; vous me
-comprendrez!</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous entendu? murmura Manomane, qui se
-pencha vers son confrère; les fous se devinent! Laissons-les
-ensemble, et vous verrez.»</p>
-
-<p>Les hommes s'éloignèrent en continuant leur examen,
-tandis que la jeune fille et Marthe commençaient
-un de ces entretiens où les âmes, devenues subitement
-confiantes, s'élancent ensemble à travers la fantaisie,
-comme deux enfants qui se prennent par les mains et
-courent devant eux dans la campagne.</p>
-
-<p>Rêveuse parla de sa mère, qu'elle avait à peine connue,
-et elle pleura; puis elle montra à Marthe les fleurs
-qu'elle cultivait, et elle poussa des cris de joie de les voir
-écloses. Elle raconta en soupirant ses tristesses, et en
-souriant ses joies. Les flots de ce c&oelig;ur montaient et
-descendaient pareils à ceux de la mer, tantôt sombres
-comme un abîme, tantôt étincelants au plein soleil de
-l'espoir!</p>
-
-<p>Marthe écoutait ravie, suivant tous les mouvements
-de cet esprit comme on suit les mouvements de l'enfant
-qui marche sans but; elle cherchait en vain la folie,
-et ne trouvait que les caprices d'une imagination flottante
-et jeune.</p>
-
-<p>Cependant Rêveuse avouait cette folie, elle la sentait;
-elle ne pouvait en parler sans qu'on vît les larmes briller
-sous ses longs cils bruns; elle croisait les mains sur
-sa poitrine avec la résignation plaintive des enfants, et
-tous ses élans d'espérance s'arrêtaient brusquement devant
-ce cri:</p>
-
-<p>«Je suis folle!</p>
-
-<p>&mdash;Folle? répétait Marthe incrédule. Qui vous l'a dit?
-d'où le savez-vous? quelle en est la preuve?</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! ma vie entière! répondait Rêveuse. Jamais
-mes pensées n'ont été celles des autres; jamais je n'ai
-partagé leurs bonheurs ni leurs affections. Toute petite,
-je préférais la vue de ma mère à tous les plaisirs; je
-m'asseyais à ses pieds sans rien dire, assez heureuse de
-sentir contre mon épaule les plis de sa robe, et sur mon
-front son regard. Quand elle mourut, je voulus la rejoindre;
-je ne comprenais rien de la mort, sinon que c'était
-une séparation, et je ne voulais point vivre séparée
-de ma mère. Je m'échappai de la maison, je courus au
-cimetière, j'allai de tombe en tombe, épelant les noms,
-et, quand j'eus trouvé celui que je cherchais, je m'assis
-là en disant: «C'est moi, mère, ne me renvoie pas!»</p>
-
-<p>Le jour se passa sans que je sentisse la faim. Je pleurais
-d'être seule; puis je cueillais de grandes herbes
-dont je formais des bouquets pour ma mère. La nuit
-vint, je fis ma prière, je criai bonsoir à la morte, et je
-m'endormis sur sa tombe.</p>
-
-<p>Ce fut là que l'on me trouva le lendemain, et ceux qui
-me cherchaient durent m'emporter de force, dans leurs
-bras.</p>
-
-<p>Quand j'arrivai à la maison, je me jetai à genoux en
-demandant qu'on me rendît ma mère; je refusais de
-manger; je voulais mourir pour qu'on me mît avec elle
-dans la fosse. Ce fut la première fois que j'entendis dire
-auprès de moi:</p>
-
-<p>«Elle est folle!»</p>
-
-<p>Le temps adoucit ma douleur sans l'éteindre. Je m'accoutumai
-à ne plus quitter les endroits que préférait
-celle que je ne pouvais oublier, à me servir de ce qui lui
-avait servi, à continuer ses goûts et ses habitudes. On
-s'était d'abord inquiété de ma persistance d'affection,
-on finit par la railler. Ces railleries m'y confirmèrent
-davantage. Seulement, j'évitai d'en parler, de la laisser
-voir, et je grandis toujours seule avec mon souvenir.</p>
-
-<p>Cette solitude me donna le goût de la lecture; les livres
-sont les compagnons consolateurs et fidèles des
-isolés. J'ouvris mon désert aux créations des vieux romanciers
-et des vieux poëtes; je pris leurs héros pour
-amis, je m'attachai à leurs infortunes et à leurs triomphes
-comme à de vivantes réalités. On me trouvait dans
-des transports de joie, ou baignée de larmes, sans que
-je pusse en donner d'autre cause que le bonheur de la
-famille Primerose ou la mort de Marguerite. Je ne vivais
-plus avec les vivants, mais avec les fantômes. Eux
-seuls avaient mes admirations, mes amours, ma haine.
-Je ne savais point quels étaient nos voisins, et je connaissais
-familièrement Childe Harold, Jocelyn, Faust.
-Leurs noms venaient sans cesse malgré moi sur mes lèvres,
-et ceux qui m'entouraient, pris d'une pitié méprisante,
-répétaient plus haut:</p>
-
-<p>«Elle est folle!»</p>
-
-<p>Mais cette folie, hélas! devait encore grandir! A force
-de fréquenter les charmantes visions des poëtes, j'y pris
-insensiblement une place: mes désirs s'exaltèrent sous
-leurs inspirations. Accoutumée à un breuvage enivrant,
-je repoussai la vie vulgaire comme une boisson sans saveur.
-Je dressai à l'amour, dans mon c&oelig;ur, un temple
-mystérieux où ne pouvaient entrer que les plus nobles
-et les plus charmantes fantaisies; je me créai un idéal
-dont je jurai d'attendre le modèle.</p>
-
-<p>Ma famille m'annonça en vain que l'heure du mariage
-était venue, que de riches fiancés se présentaient: le
-seul fiancé que je voulusse accepter était choisi depuis
-longtemps; mais ce n'était qu'une image! Je ressemblais
-à ces héros de contes de fées, qui meurent d'amour
-pour une princesse inconnue dont ils ont seulement
-vu le portrait. Je refusai d'abord sans donner de
-motifs; puis, comme on passait de la surprise au mécontentement,
-et du mécontentement aux reproches, je
-crus tout arrêter en révélant mon espoir. Il n'y eut qu'un
-seul cri:</p>
-
-<p>«Elle est folle! elle est folle!»</p>
-
-<p>Il fallait bien le croire, car nul ne me comprenait, nul
-ne sentait comme moi. J'acceptai l'arrêt porté, je me résignai
-à ne point trouver de place dans un monde fait
-pour d'autres esprits et d'autres c&oelig;urs; je me dis également
-à moi-même:</p>
-
-<p>«Tu es folle!»</p>
-
-<p>Et je me laissai conduire ici.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous y restez? s'écria Marthe, qui pressait les
-mains de Rêveuse dans les siennes avec une admiration
-attendrie.</p>
-
-<p>&mdash;Jusqu'à ce que le docteur me fasse transporter
-comme incurable dans l'île des Réprouvés. Mais voici de
-nouveaux visiteurs. Leur curiosité m'humilie; je crains
-leurs questions; adieu, ne m'oubliez pas.»</p>
-
-<p>Elle embrassa tendrement Marthe, et disparut sous
-les bosquets comme une biche effrayée.</p>
-
-<p>La jeune femme rejoignit ses compagnons, dont Manomane
-venait de prendre congé, et tous trois s'acheminèrent
-vers l'Observatoire, où les attendait M. Atout.</p>
-
-<p>Ils visitèrent, en passant, le Muséum, où ils aperçurent,
-parmi les échantillons de races perdues, les animaux
-domestiques que recommandait seulement leur
-attachement, et les bêtes fauves qui n'avaient reçu en
-don que leur beauté. L'utilité bien entendue avait éliminé
-du règne animal tout ce qui ne produisait pas un
-bénéfice appréciable et immédiat.</p>
-
-<p>Encore les espèces conservées avaient-elles été perfectionnées
-par la méthode des croisements, de manière
-à changer de forme. Ce n'étaient plus des êtres soumis
-à une loi d'harmonie, mais des choses vivantes modifiées
-au profit de la boucherie. Les b&oelig;ufs, destinés à
-l'engrais, avaient perdu leurs os; les vaches n'étaient
-plus que des alambics animés, transformant l'herbe en
-laitage; les porcs, des masses de chair qui grossissaient
-à vue d'&oelig;il comme des ballons! Tout cela était parfait,
-mais hideux. La création, revue et corrigée, avait cessé
-d'être un spectacle pour devenir un garde-manger;
-Dieu lui-même n'eût pu la reconnaître. La plupart des
-êtres créés par lui n'existaient d'ailleurs qu'à l'état scientifique;
-l'&oelig;uvre des sept jours avait été mise en flacon
-dans de l'esprit-de-vin et confiée à l'art des empailleurs.</p>
-
-<p>Quant au jardin botanique cultivé près du Muséum,
-on y trouvait la collection complète de toutes les herbes,
-rangées par familles, avec de beaux écriteaux rouges
-qui leur donnaient des noms latins de peur qu'on ne pût
-les reconnaître. Il y avait également des serres où l'on
-cultivait les plantes des cinq parties du monde pour l'instruction
-et l'agrément du public, qui n'y entrait jamais.
-Nos visiteurs rencontrèrent heureusement M. Vertèbre,
-dont ils avaient fait la connaissance à bord de <i>la Dorade</i>,
-et qui leur fit ouvrir les portes, habituellement fermées.
-Il leur montra un semis de sapins du Nord sous cloche,
-des chênes en pots, et une bordure de peupliers de
-quinze centimètres de hauteur. C'étaient les spécimens
-des forêts vierges de l'ancien monde! Mais ils admirèrent,
-en revanche, des cerises de la grosseur d'un melon,
-et des ananas qu'il fallait scier au pied comme des arbres
-de haute futaie.</p>
-
-<p>En quittant les serres, M. Vertèbre les conduisit aux
-cellules réservées de la ménagerie, où il leur montra des
-embryons de baleine, qu'il nourrissait, comme des poissons
-rouges, dans de grands bocaux; de petits phoques
-élevés par lui au biberon, et des ours blancs, à peine
-sortis de l'adolescence, qu'il espérait naturaliser dans le
-pays. Enfin, l'heure les pressant, ils prirent congé de
-l'honorable professeur de zoologie, qui les rappela pour
-leur annoncer le prochain accouchement d'un grand
-saurien des Antilles, et les engager à revenir voir les
-nouveau-nés.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch14">XIV</h2>
-
-<div class="abstract">Un cimetière à la mode.&mdash;Voitures établies en faveur des
-morts.&mdash;Bazar
-funéraire.&mdash;Système d'impôts.&mdash;Épitaphes-omnibus.&mdash;Un courtier
-mortuaire.</div>
-
-<p>Au sortir du jardin des plantes, nos visiteurs furent
-arrêtés par une longue file de gens qui suivaient un corbillard.
-Blaguefort se trouvait parmi eux; il reconnut
-Maurice et se détacha du cortége pour le saluer. Le
-jeune homme demanda quel était le mort dont passait le
-convoi.</p>
-
-<p>«Eh! parbleu! vous le connaissez, répliqua Blaguefort:
-c'est notre ancien compagnon de voyage, l'homme
-au racahout! En le faisant maigrir, les dégraisseurs-jurés
-ont réussi à constater son identité, mais il en est
-mort. C'est une perte qui sera très sensible à sa famille,
-et surtout à la compagnie, dont il était le prospectus vivant.
-J'y suis moi-même pour la façon d'un corset orthonasique
-dont il m'avait fait la commande, comme
-vous le savez.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, dit Maurice, l'erreur d'un gendarme aura
-coûté la vie à un homme, ruiné une famille et compromis
-de nombreux intérêts!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Sans que l'on ait droit de réclamer aucun dédommagement,
-acheva Blaguefort. Si un particulier accuse à
-tort, il est condamné comme calomniateur; s'il se trompe
-dans un jugement, s'il fait preuve de précipitation ou
-d'imprudence, il en demeure responsable. Mais la société
-a le privilége de l'erreur; si elle méconnaît un
-droit, si elle perd un honnête homme, si elle jette la
-mort et la désolation parmi des innocents, il lui suffit
-de dire: «Je me suis trompée.» Cela passe pour une réparation
-suffisante. C'est toujours l'histoire du loup qui
-trouve la grue trop heureuse de n'avoir point été dévorée:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Allez, vous êtes une ingrate:</div>
-<div class="verse">Ne tombez jamais sous ma patte!»</div>
-</div>
-
-<p>Tout en parlant ainsi, Blaguefort s'était rapproché du
-convoi, et Maurice et Marthe, qui avaient pris congé du
-docteur Minimum, le suivirent machinalement.</p>
-
-<p>Ils arrivèrent à l'enceinte funèbre, autour de laquelle
-s'étendait un bazar.</p>
-
-<p>«Vous voyez le cimetière à la mode, leur dit Blaguefort;
-tous les gens qui savent vivre doivent se faire enterrer
-ici, sous peine de mauvais ton. A la vérité, rien
-n'a été négligé par les directeurs de cet établissement
-mortuaire pour lui conserver sa réputation. Ils ont compris
-qu'il fallait pleurer les morts de la manière la plus
-confortable pour les vivants; aussi le cimetière est-il
-desservi par trois lignes de voitures nommées les Plaintives.
-La veuve et l'orphelin n'ont qu'à tirer le cordon
-pour que le conducteur les arrête à la porte de leur défunt.
-Il y a, en outre, des cabinets particuliers pour les
-personnes qui désirent pleurer seules, et des marchands
-d'onguent pour les yeux rouges. Le bazar construit à
-côté du cimetière renferme tout ce qui peut servir aux
-trépassés et à leurs survivants, depuis les couronnes
-d'immortelles en raclure de baleine jusqu'aux chapons
-à la Marengo. On y trouve même des orateurs funèbres
-qui, moyennant un prix modéré, se chargent de faire
-l'éloge du mort, et de souhaiter que <i>la terre lui soit légère!</i>
-Celui qui parle dans ce moment, et que l'éloignement
-nous empêche d'entendre, est un des plus employés.
-Autrefois commissaire-priseur, il a apporté dans
-ses nouvelles fonctions toutes les ruses de son ancien
-métier. Selon l'argent qu'on lui donne, il fait monter
-ou descendre de trente pour cent les vertus des trépassés.
-Du reste, voici la cérémonie achevée, et nous n'avons
-plus qu'à prendre congé du frère du défunt qui a
-conduit le deuil.»</p>
-
-<p>Ils voulurent approcher de ce dernier, qui venait de
-saluer les assistants et qui allait gagner une autre porte
-du cimetière, mais ils le trouvèrent déjà assailli par une
-multitude d'industriels qui venaient exploiter sa tendresse
-pour le défunt. Il y avait d'abord le marbrier,
-présentant des modèles réduits de monuments funèbres
-à tous prix et de toutes formes; le fossoyeur, qui sollicitait
-une gratification en tendant un chapeau sur lequel
-était écrit: <i>Il est défendu de demander</i>; le jardinier du
-cimetière, proposant de planter autour de la tombe des
-cyprès et des haricots d'Espagne; le portier, attendant
-le denier à Dieu que doit tout nouveau locataire; le buraliste
-des Plaintives, offrant un abonnement de cinquante
-cachets; enfin, les marchandes d'immortelles,
-d'anges en carton-pierre et de lampes funéraires en porcelaine,
-qui offraient leurs articles au prix de fabrique.
-Blaguefort lui serra la main; puis, s'éloignant avec ses
-compagnons:</p>
-
-<p>«Le malheureux sortira ruiné, dit-il; on vivrait dix
-ans à Sans-Pair avec la somme qu'il faut payer pour
-avoir la permission d'y mourir. Encore ne voyez-vous ici
-que les menus frais. Il y a, en outre, les droits du fisc!
-Partout où l'on suspend les draperies noires tachées de
-larmes, vous le voyez accourir la bouche entr'ouverte
-et les griffes tendues. Tout héritage est soumis à sa
-dîme. Comme les vampires de la Bohême, il s'engraisse
-de morts. Qu'une femme ait perdu le mari qui la faisait
-vivre, qu'une veuve pleure le fils sur lequel elle s'appuyait,
-qu'un enfant voie succomber le père dont il recevait
-tout, le fisc accourt, au nom de la société, et leur
-enlève une part de ce qu'ils ont pour leur permettre de
-garder le reste. Chaque acte mortuaire est une lettre de
-change souscrite à son profit. A la vérité, ces droits
-grossissent l'actif du budget, et permettent d'entretenir
-trente-deux millions de fonctionnaires publics, occupés
-huit heures par jour à tailler des plumes et à rayer du
-papier. C'est une des branches de ce grand arbre toujours
-en fleurs et en fruits que nous appelons le système
-d'impôts.</p>
-
-<p>&mdash;Et ce système a sans doute un principe? demanda
-Maurice.</p>
-
-<p>&mdash;Un principe admirable, répliqua Blaguefort; on
-avait déjà observé que les hommes les moins riches
-étaient ceux qui se créaient le moins de besoins; nos
-législateurs en ont conclu que le prolétaire, qui vivait
-de rien, devait avoir, plus qu'aucun autre, du superflu.
-En conséquence, ils lui ont fait supporter double charge,
-fournir double service, payer double taxe. Tout ce
-qu'il consomme passe trois ou quatre fois sous le râteau
-du fisc. Mais ce résultat n'a point été obtenu sans peine.
-Longtemps l'obstination du pauvre diable a lutté contre
-l'équité <i>distributive</i> de la loi. On avait imposé la nourriture,
-il jeûnait; les vêtements, il marchait nu; le jour,
-il murait ses fenêtres! Toutes les tentatives pour trouver
-un impôt auquel il ne pût se soustraire avaient été
-inutiles, lorsque notre ministre des finances a enfin découvert
-ce que l'on cherchait vainement: il a créé l'impôt
-des nez! Désormais, quiconque jouit de cette annexe
-paye la taille sans plus ample information; le percepteur
-n'a à constater ni l'âge, ni la profession, ni le
-domicile, ni la fortune: il suffit de constater le nez.
-Quelques représentants avaient voulu rendre l'impôt
-proportionnel à ce dernier; il eût suffi de l'appliquer
-au mètre rectifié, qui eût donné le rapport du nez de
-chaque citoyen avec le diamètre de la terre; mais les
-députés de l'opposition ont rappelé que tous les hommes
-devaient être égaux devant la loi, et l'on a renoncé
-à la nasostatique proposée.</p>
-
-<p>&mdash;Cependant, objecta Maurice, les gens qui ne possèdent
-rien ne peuvent rien payer: par exemple, les mendiants!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Nous n'en avons point, répondit Blaguefort.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez alors élevé pour eux des asiles.</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons élevé des poteaux indicateurs. L'argent
-autrefois consacré à soulager les indigents a été employé
-à leur annoncer qu'on ne les soulagerait plus. Ils ont
-beau, désormais, aller devant eux; partout se dresse la
-fameuse inscription: <span class="sc">La mendicité est défendue dans
-ce département</span>. De sorte que, de poteaux en poteaux,
-et de défense en défense, ils arrivent infailliblement à
-quelque fossé où ils meurent de fatigue et de faim.
-Vous ne sauriez croire avec quelle rapidité ce procédé a
-fait disparaître les mendiants. Quelques-uns persistaient
-pourtant, soutenus par les secours de mauvais citoyens;
-mais le Gouvernement vient de proposer une loi par laquelle
-l'aumône donnée sera punie de la même peine
-que l'aumône reçue! De cette manière, nous espérons
-extirper des âmes jusqu'aux dernières racines de ce que
-l'on appelait autrefois la charité. Chacun, ne comptant
-plus sur personne, s'occupera de se secourir lui-même;
-on ne demandera plus, parce qu'on aura cessé de donner,
-et tous les hommes jouiront tranquillement de leur
-fortune&hellip; ou de leur misère! Mais nous voici au rond-point
-du cimetière; avant de partir, ne seriez-vous point
-curieux de jeter un coup d'&oelig;il sur la ville des morts?»</p>
-
-<p>Avertis par cette demande, le jeune homme et sa
-compagne regardèrent autour d'eux. L'enceinte funèbre
-était partagée en trois quartiers fermés par des
-grilles et favorisés d'un concierge. Le plus petit renfermait
-les morts fameux, dont les tombes ne pouvaient
-être visitées qu'en compagnie de plusieurs gardiens.
-Le premier vous montrait les illustres guerriers,
-recevait son pourboire, et vous remettait à un second
-gardien, qui, après vous avoir exhibé les grands littérateurs
-et avoir obtenu une seconde gratification, vous
-confiait à un confrère spécialement chargé des savants
-morts, toujours moyennant quelque menue monnaie,
-lequel vous livrait à un quatrième guide, préposé aux
-célèbres artistes. Chacun d'eux avait, en outre, de petites
-industries accessoires, telles que ventes de boutures
-du saule de Napoléon; boucles de cheveux de Voltaire,
-blonds ou noirs, selon la demande; fragments du
-cercueil d'Héloïse et d'Abélard; tabatière de lord Byron,
-qui ne prenait point de tabac; roses blanches cueillies
-sur la tombe de Robespierre, et aconits spontanément
-poussés sur celle de M. de Talleyrand.</p>
-
-<p>Le second quartier était consacré aux banquiers,
-bourgeois, rentiers, commerçants et fonctionnaires publics.
-C'était là que l'on trouvait les croix d'honneur
-sculptées, les bustes sous cloche et les petits chiens empaillés.
-Quant aux épitaphes, il n'en existait que trois,
-toujours ramenées au-dessous des noms. Pour la tombe
-d'un chef de maison, on mettait:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c"><i>Il fut bon époux, bon père, bon ami, et électeur
-de son arrondissement.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Pour la tombe d'une jeune fille:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c"><i>Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,<br />
-L'espace d'un matin.</i><br />
-<span class="small">REQUIESCAT IN PACE</span>.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Pour la tombe d'un enfant:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c">C'est un ange de plus dans le ciel.<br />
-CONCESSION PERPÉTUELLE.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Le troisième quartier était consacré aux pauvres
-morts. Ceux-là ne laissaient de monuments que dans
-les c&oelig;urs des survivants&hellip; quand ils en laissaient! tout
-au plus quelques pierres, quelques croix de bois noirci
-conduisant à la grande fosse commune, où allaient s'entasser
-les générations nées dans la misère, vivant sans
-espérances et mortes dans l'abandon! Là, plus de croix,
-plus de pierres; mais de loin en loin quelques enfants à
-genoux, quelques femmes pleurant en silence, épitaphes
-vivantes que tout le monde pouvait lire, et qui en disaient
-plus que celles gravées sur le marbre ou sur le
-bronze.</p>
-
-<p>Blaguefort et ses compagnons allaient prendre une
-des avenues de sortie, lorsqu'ils furent accostés par un
-courtier mortuaire qui leur barra le passage. C'était une
-sorte de géant maigre, vêtu d'un caleçon noir semé de
-larmes, et d'un manteau de même couleur, portant en
-guise de broderies des ossements croisés et des têtes de
-mort.</p>
-
-<p>«Ces messieurs ont vu le cimetière, dit-il avec la volubilité
-mécanique des marchands forains habitués à
-filer ces phrases sans ponctuation qui durent une journée&hellip;
-ces messieurs doivent être contents&hellip; c'est le
-plus bel établissement de Sans-Pair, le seul où puissent
-se faire inhumer les gens comme il faut&hellip; Les terrains
-renchérissent tous les jours, on se les arrache, c'est à
-qui se fera enterrer ici. Avant peu, tout sera acheté. Ces
-messieurs ne voudraient-ils pas prendre leurs précautions?
-choisir d'avance la place qu'ils désirent occuper
-un jour? Je puis leur faciliter ce choix, les faire traiter
-pour trois mètres, six mètres, neuf mètres. Personne
-ne pourra leur obtenir d'aussi bonnes conditions que
-moi. Je suis le protégé de l'administration. Ces messieurs
-peuvent désigner l'endroit&hellip; il y en a de tout plantés&hellip;
-Ces messieurs pourraient avoir un saule&hellip; bouture de
-Napoléon&hellip; garantie&hellip; Le saule est très bien porté!&hellip;
-Je me charge également des monuments à forfait: tombes
-simples, tombes historiées, édifices funèbres avec
-statues et accessoires. Quant aux embaumements, le
-privilége de la méthode Putridus m'appartient; je conserve
-les corps dans toute leur grâce et dans toute leur
-fraîcheur; la personne la plus intime ne peut apercevoir
-aucune différence entre le sujet préparé et le sujet vivant.
-Je fournis, en outre, des épitaphes inédites; j'imprime
-des articles biographiques; je fais entrer par faveur
-les défunts dans le quartier des grands hommes&hellip;
-Ces messieurs ne trouveront personne qui puisse les arranger
-comme moi. Il y a vingt ans que je place des
-morts; je connais ici tout le monde, je suis ici chez
-moi. Si ces messieurs exigent un rabais, on pourra
-s'entendre. Le moment ne saurait être meilleur; l'administration
-projette des embellissements, elle a besoin
-d'argent, on aura une tombe pour presque rien&hellip; Ces
-messieurs sont toujours sûrs de faire une excellente affaire&hellip;
-d'autant que, s'ils ne veulent point se servir du
-terrain pour eux-mêmes, ils pourront le céder à un autre.
-Il n'est point de propriété dont on se défasse aussi
-aisément; c'est une maison qui trouve toujours des locataires&hellip;
-Ces messieurs ne veulent pas se décider&hellip;
-Ces messieurs se repentiront&hellip;»</p>
-
-<p>Maurice arrivait heureusement à la porte du cimetière;
-le courtier mortuaire s'arrêta à la grille comme
-un marchand sur le seuil de sa boutique, mais sa voix
-poursuivit encore quelque temps les visiteurs, qui
-avaient pris le chemin de l'Observatoire.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch15">XV</h2>
-
-<div class="abstract">Observatoire de Sans-Pair.&mdash;Comment M. de l'Empyrée aperçoit dans la
-lune ce qui se passe chez lui.&mdash;Réunion de toutes les Académies.&mdash;Utilité
-de la garde urbaine pour les droguistes, les passementiers et les marchands
-de vin.&mdash;Ce qu'il faut pour constituer des droits à un prix de vertu.</div>
-
-<p>L'Observatoire de Sans-Pair était construit au milieu
-d'un vaste jardin, et sur une hauteur d'où sa vue embrassait
-l'horizon sans obstacle. C'était là que le grand
-astronome de Sans-Pair tenait le registre de l'état civil
-des corps célestes, constatant scrupuleusement leur âge,
-leurs alliances, leurs divorces et leurs morts. Mais, depuis
-ses dernières découvertes, la lune absorbait seule
-toute son attention. Il la cherchait le jour, il la contemplait
-la nuit, il en parlait éveillé et dans ses rêves! Jamais
-Endymion n'avait été si tendrement préoccupé de
-sa pâle amante.</p>
-
-<p>M. Atout et ses hôtes le trouvèrent fixé à son immense
-télescope, dans une exaltation de joie inexprimable.</p>
-
-<p>«Je les vois encore, disait-il à Blaguefort, qui se tenait
-debout derrière lui: ce sont les mêmes gens qu'hier!</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc? demanda l'académicien en s'approchant.</p>
-
-<p>&mdash;Qui? répliqua Blaguefort ravi; pardieu! un couple
-d'amants lunaires que notre illustre ami observe depuis
-huit jours. Il a assisté à tous les préliminaires de la passion:
-signaux télégraphiques par les fenêtres, lettres
-échangées, murs franchis&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Les voilà qui s'approchent, interrompit l'astronome.
-Oh! je distingue tout, sauf la figure de la femme, qui
-est voilée&hellip; C'est dans un grand jardin&hellip; avec un kiosque&hellip;
-et des allées de cocotiers&hellip; Les voilà qui vont
-s'asseoir sous un figuier.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! diable! l'arbre sous lequel notre première mère
-rencontra Satan! fit observer M. Atout.</p>
-
-<p>&mdash;La femme a l'air d'être effrayée&hellip; reprit l'astronome,
-qui ne quittait point sa lunette&hellip; Elle regarde derrière
-elle&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce qu'il y aurait des maris dans la lune? s'écria
-le commis voyageur. Pardieu! je comprends alors pourquoi
-elle affecte la forme symbolique du croissant.</p>
-
-<p>&mdash;Attendez, interrompit M. de l'Empyrée, la femme
-se décide à s'asseoir&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Bon&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;<i>Il</i> lui prend la main&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Et <i>elle</i> la laisse?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Non, <i>elle</i> résiste&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Alors, c'est pour qu'il serre plus fort&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Oui, <i>il</i> la presse contre son c&oelig;ur&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Ah! bah!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;<i>Il</i> tombe à genoux&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Ah çà! mais tout se passe donc là-bas absolument
-comme chez nous? s'écria Blaguefort un peu étonné.</p>
-
-<p>&mdash;Je crois qu'il doit y avoir, en effet, identité, interrompit
-en souriant Maurice, qui avait jusqu'alors tout
-observé sans rien dire.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi cela? demanda M. Atout.</p>
-
-<p>&mdash;Parce que le télescope a repris sa position horizontale,
-et qu'au lieu d'être braqué sur la lune il regarde le
-jardin.»</p>
-
-<p>M. de l'Empyrée recula d'un bond.</p>
-
-<p>«Le jardin! répéta-t-il. Comment!&hellip; les cocotiers!&hellip;
-le kiosque!&hellip; le figuier!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Nous les avons sous les yeux!»</p>
-
-<p>L'astronome regarda devant lui.</p>
-
-<p>«C'est la vérité, dit-il; je n'avais jamais remarqué&hellip;»</p>
-
-<p>Et se redressant tout à coup:</p>
-
-<p>«Mais la femme, s'écria-t-il; la femme dont on vient
-d'écarter le voile!&hellip;»</p>
-
-<p>Il se précipita vers le télescope, se baissa pour regarder,
-puis poussa un cri!&hellip; c'était madame de l'Empyrée!
-Ce qu'il cherchait dans le ciel se passait chez lui.</p>
-
-<p>Il y eut un moment de trouble général. Blaguefort et
-M. Atout se regardaient; Maurice s'éloigna de quelques
-pas; M. de l'Empyrée s'était laissé tomber dans son fauteuil,
-pâle et effaré.</p>
-
-<p>«Ce n'était pas notre satellite! balbutia-t-il enfin,
-atterré.</p>
-
-<p>&mdash;C'était votre jardin! répliqua Blaguefort également
-stupéfait.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'était pas une femme lunaire, reprit l'astronome.</p>
-
-<p>&mdash;C'était votre femme, continua le commis voyageur.</p>
-
-<p>&mdash;Tout cela se passait à quelques pas! continua le
-savant.</p>
-
-<p>&mdash;Et nous avons formé une société pour des télégraphes
-trans-aériens!» acheva l'industriel.</p>
-
-<p>M. de l'Empyrée porta les deux mains à son front.</p>
-
-<p>«Ainsi, je n'ai rien découvert! s'écria-t-il avec désespoir.</p>
-
-<p>&mdash;Permettez, interrompit Blaguefort, toujours le
-premier à retrouver son sang-froid; ce que vous avez
-vu n'est pas à dédaigner, et l'on peut en tirer parti. Je
-ne vous propose pas de mettre la chose en actions: le
-progrès des lumières ne nous a point encore amenés là;
-mais vous pouvez intenter une action judiciaire, exiger
-des dommages-intérêts.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi! pour?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Précisément.</p>
-
-<p>&mdash;Mais qui les payera?</p>
-
-<p>&mdash;L'homme lunaire que je viens de reconnaître, et
-qui est tout simplement notre ministre de la morale et
-des cultes, pour le moment hors de l'exercice de ses
-fonctions!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! le traître!</p>
-
-<p>&mdash;Dites plutôt le malheureux. Vous pouvez lui réclamer
-ce que la loi appelle une <i>prime de consolation</i>: quelques
-centaines de mille francs.</p>
-
-<p>&mdash;Avec lesquels je ferai perfectionner le télescope!
-s'écria M. de l'Empyrée. Vous avez raison; je veux profiter
-de mes avantages. Messieurs, vous venez tous de
-voir l'insulte; vous allez me suivre au parquet pour en
-rendre témoignage.»</p>
-
-<p>Il s'était levé en cherchant sa canne et son chapeau.
-Maurice voulut en vain l'apaiser: l'idée des dommages
-et intérêts s'était emparée du savant. Il calculait d'avance
-tous les perfectionnements qu'il pourrait apporter
-à ses moyens d'exploration. Grâce à l'argent du ministre
-des cultes, il était sûr de savoir au juste, avant
-trois mois, si les maris de la lune avaient droit aux
-mêmes primes de consolation que ceux de la terre.</p>
-
-<p>Ses visiteurs auraient été obligés de le suivre au palais
-de justice, où devait être reçue sa déclaration, si
-M. Atout ne se fût tout à coup rappelé la grande réunion
-annuelle de l'Institut de Sans-Pair, dont tous deux
-étaient membres, et qui avait lieu le matin même. Il ne
-restait que le temps nécessaire pour s'y rendre. M. de
-l'Empyrée se résigna donc à ajourner sa dénonciation,
-et accepta une place dans la voiture de l'académicien,
-tandis que Maurice et Marthe les suivaient dans le coupé
-volant de Blaguefort.</p>
-
-<p>Ce dernier, qui avait remarqué le trouble des deux
-époux au moment de la découverte faite par l'astronome,
-prit soin de les rassurer.</p>
-
-<p>«Nous ne sommes plus, dit-il, au temps où le mari
-trompé demandait la condamnation ou le sang du séducteur;
-aujourd'hui, il se contente de sa bourse. La
-trahison d'une femme est un désagrément compensé par
-les profits: aussi n'a-t-elle plus rien de honteux pour
-les maris; les revenus qui en proviennent sont comme
-des héritages indirects dont l'opulence rachète l'origine.
-Le moyen d'en vouloir longtemps à la femme qui vous a
-enrichi? Si les Juifs eussent connu les primes de consolation,
-loin de lapider l'épouse adultère, ils lui eussent
-élevé une statue à côté de celle du veau d'or. Les infidélités
-matrimoniales ne sont plus des questions de sentiment,
-mais d'arithmétique. A chaque nouvelle découverte,
-le mari achète une ferme avec son accident, ou
-place son malheur en viager. Tout cela se fait sans scandale,
-sans bruit, par simple jugement de première instance.
-On dit: <i>Monsieur *** a été primé</i>, comme on
-dirait qu'il a été nommé marguillier ou caporal de la
-garde nationale. C'est une chance qui peut vous enrichir
-sans aucune peine, et réaliser la fable de l'homme qui
-court longtemps en vain après la fortune, et la trouve
-au retour dans son lit! Pour être juste, du reste, il faut
-dire que nous tenons ce procédé de l'Angleterre, et que
-notre civilisation l'a seulement perfectionné.»</p>
-
-<p>Les portes de l'Institut étaient gardées par une compagnie
-de gardes nationaux. C'était la première fois que
-Maurice apercevait cette milice urbaine, et il fut frappé
-de sa tenue.</p>
-
-<p>On l'avait gratifiée des armes et des uniformes reconnus
-trop incommodes pour l'armée, comme ces enfants
-auxquels on abandonne de vieux ornements militaires
-avec lesquels ils jouent au soldat, entre leurs classes.
-Chaque grenadier citoyen portait un bonnet à poil de
-trois pieds pour se défendre des coups de soleil, une
-paire de bottes à l'écuyère, destinées à le garantir des
-engelures, et un caisson de munitions contenant de la
-pâte de guimauve ou des bâtons de sucre d'orge. A la
-place du sabre pendait un étui à lunettes.</p>
-
-<p>«Vous voyez une de nos plus belles institutions, dit
-Blaguefort. La garde nationale de Sans-Pair s'est en
-tous temps couverte de gloire, comme le prouvent les
-décorations de ceux qui en font partie. Vous trouveriez
-à peine deux ou trois tambours qui n'ont point de croix,
-encore est-ce faute de protection. Elle est la gardienne
-de nos libertés, bien qu'il lui soit défendu d'avoir une
-opinion sous les armes, et le boulevard de l'ordre public,
-encore que la police soit faite par les municipaux.
-Elle ouvre d'ailleurs une légitime carrière à des ambitions
-qui, sans elle, ne trouveraient jamais l'occasion de
-se satisfaire. Tel droguiste patenté mourrait vierge de
-toute fonction publique, s'il n'obtenait de ses voisins le
-titre de sous-lieutenant en second; tel charcutier vendrait
-son fonds, privé de toute distinction sociale, si ses
-fonctions de caporal ne lui avaient valu trois décorations.
-La garde urbaine profite en outre à plusieurs industries
-nationales, telles que celles des cabaretiers,
-des marchands de blanc d'Espagne et de papier à dérouiller;
-elle entretient une population flottante d'enrhumés,
-de rhumatismants, de courbaturés, qui profite
-aux médecins et aux fabriques de réglisse; elle conserve
-enfin, dans le pays, un esprit militaire d'autant plus
-précieux à entretenir que l'on est décidé à ne s'en servir
-jamais. Quant aux services rendus par les citoyens
-armés, ils sont trop évidents et trop nombreux pour que
-j'aie besoin de vous les énumérer. Ils défendent d'abord
-toutes les portes, déjà défendues par la police ou l'armée;
-ils gardent les monuments publics, en dedans des
-grilles fermées; ils parcourent la ville chargés de leur
-caisson, de leur bonnet à poil, de leurs bottes à l'écuyère
-et de leur tromblon, afin d'arrêter à la course les
-voleurs, chargés de leur seule malice; ils servent enfin
-à orner de leurs bataillons les fêtes publiques, comme
-ces vignettes mobiles dont l'imprimeur encadre tour à
-tour les annonces de mariage et les billets d'enterrement.»</p>
-
-<p>Les deux époux trouvèrent l'Institut de Sans-Pair
-établi dans une salle circulaire dont le public occupait
-les tribunes. Chaque académicien portait un caleçon
-brodé d'une guirlande de lauriers vert-pomme, et une
-épée suspendue à un ceinturon d'immortelles.</p>
-
-<p>On commença par la réception d'un membre récemment
-admis à l'Académie du beau langage. Blaguefort
-apprit à Maurice que les nominations étaient le résultat
-d'un concours. Celui qui, dans un temps donné, faisait
-le plus grand nombre de visites, était préféré à ses concurrents;
-d'où il résultait que le titre le plus sûr pour
-réussir n'était point un beau livre, mais un bon équipage.
-Aussi le récipiendaire l'avait-il emporté sans
-peine. C'était un grand seigneur, dont les &oelig;uvres complètes
-se composaient de deux chansons, de trois lettres
-de premier de l'an et d'un madrigal.</p>
-
-<p>Le secrétaire perpétuel, chargé d'expliquer pourquoi
-il se trouvait académicien, rappela la célébrité d'un de
-ses ancêtres, qui avait été général de cavalerie. Le grand
-seigneur répondit par l'éloge de son prédécesseur, contre
-lequel étaient faites ses deux chansons; puis on
-passa à la distribution des prix de vertu, appelés, selon
-un antique usage, prix Montyon.</p>
-
-<p>Le rapporteur commença par expliquer à l'auditoire
-ce nom, dont l'origine se perdait dans la nuit des temps.
-Il lui apprit qu'il se composait primitivement de <i>mont</i>,
-hauteur, et de <i>ione</i>, pierre précieuse, d'où l'on avait fait
-<i>mont-ione</i>, et par corruption <i>mont-yon</i>, expression symbolique
-que l'on pouvait traduire par <i>montagne précieuse</i>,
-la vertu étant, en effet, ce qu'il y a de plus précieux et
-de plus élevé.</p>
-
-<p>Vint ensuite le rapport sur les candidats couronnés
-par l'Académie. Le premier était un homme dont toute
-l'occupation avait été de secourir les pauvres de sa paroisse.
-Après les avoir habillés et nourris pendant vingt
-années, il se trouvait lui-même sans pain et sans vêtements.
-L'Académie, qui, par l'organe de son rapporteur,
-l'avait surnommé le saint Vincent de Paul de la république
-des Intérêts-Unis, lui accorda, à titre d'encouragement,
-trois livres de chocolat de santé et un caleçon
-d'honneur.</p>
-
-<p>Le second candidat était un ouvrier qui, en sauvant
-une famille à travers les flammes, avait eu la tête broyée
-sous une poutre et venait d'être trépané. On le compara
-à Mucius Scévola, et on le gratifia d'un bonnet de coton
-orné d'une couronne de lauriers.</p>
-
-<p>Un troisième (c'était une femme) avait perdu la vue
-en travaillant toutes les nuits pour faire vivre son ancien
-maître. On lui remit une paire de lunettes à l'estampille
-de l'Institut.</p>
-
-<p>Un quatrième obtint des souliers d'honneur pour
-avoir successivement sauvé vingt-deux personnes qui se
-noyaient.</p>
-
-<p>Enfin, plusieurs autres, plus ou moins appauvris ou
-estropiés par suite de leur dévouement, reçurent des
-gratifications qui varièrent depuis cinquante centimes
-jusqu'à dix francs.</p>
-
-<p>On couronna également un soldat citoyen, inscrit depuis
-trente ans sans avoir manqué une seule fois à sa
-garde; un cocher arrivé à sa septième femme, et qui ne
-s'était jamais servi de son fouet qu'avec ses chevaux;
-un commis de la caisse d'épargne toujours poli, et un
-employé de la bibliothèque complaisant.</p>
-
-<p>Ces deux derniers lauréats furent les seuls dont les
-vertus parurent invraisemblables, et qui excitèrent
-quelques murmures d'incrédulité.</p>
-
-<p>On passa ensuite aux prix d'histoire, d'économie politique
-et de poésie.</p>
-
-<p>En histoire, il s'agissait de décider qui avait eu le plus
-de génie, d'Annibal ou d'Alexandre (le programme décidant
-que ce devait être Alexandre).</p>
-
-<p>Le secrétaire perpétuel déclara qu'aucun des concurrents
-n'avait traité la question comme il l'eût traitée lui-même,
-et que le prix était, en conséquence, remis à
-l'année suivante.</p>
-
-<p>On avait également proposé aux économistes la question
-de savoir par quels moyens on pourrait améliorer
-le sort des classes les plus ignorantes et les plus pauvres.</p>
-
-<p>Le rapporteur annonça que tous les candidats s'étaient
-fourvoyés en cherchant ces moyens, qui n'existaient
-pas, et que la question était retirée du concours.</p>
-
-<p>Enfin, le sujet de poésie était la description du printemps,
-avec un épisode élégiaque sur la culture des
-pommes de terre primes.</p>
-
-<p>La commission nommée pour juger les trois mille
-pièces envoyées fit savoir que tous les poëtes avaient
-décrit le printemps de leur pays au lieu de peindre le
-<i>printemps absolu</i>; et que la plupart étaient tombés dans
-de grandes erreurs au sujet de la culture des solanées.
-En conséquence, le prix était transformé en une mention
-honorable accordée à la pièce portant le n<sup>o</sup> 940, laquelle
-pièce était sans nom d'auteur.</p>
-
-<p>Ici, la séance fut suspendue. Une partie des immortels
-quitta la salle, et les marchands de limonade parurent
-dans les tribunes. Il y eut entre les voisins qui se
-connaissaient un échange de saluts et de politesses. On
-s'informa des absents, on parla des bals auxquels on
-était invité, du cours de la bourse, de l'épidémie régnante,
-de tout enfin, excepté de ce que l'on venait
-d'entendre. Ce fut seulement au bout d'une heure que
-la sonnette du président annonça la reprise de la séance.</p>
-
-<p>Il s'agissait cette fois des communications faites par
-les différentes académies.</p>
-
-<p>On lut d'abord un mémoire destiné à éclaircir si les
-rois pasteurs étaient noirs ou seulement brun foncé;
-puis une fable développant cette vérité profonde: «que
-le faible est plus souvent opprimé que le fort»; enfin
-une dissertation archéologique relative à l'éperon de
-François I<sup>er</sup>.</p>
-
-<p>Mais ce n'étaient là que les préludes de la séance, le
-lever du rideau destiné à faire attendre la grande pièce.
-Enfin, le bibliophile parut au pupitre avec le premier
-chapitre de son fameux Traité sur <i>les m&oelig;urs de la France
-au dix-neuvième siècle</i>. Cette lecture était annoncée depuis
-trois mois, et l'on en racontait d'avance des merveilles;
-aussi tous les auditeurs se penchèrent-ils vers
-le bord des tribunes; le silence s'établit plus complet, et
-l'académicien commença de cet accent solennel et cadencé
-qui constitue ce que les bourgeois nomment un
-bel organe.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch16">XVI</h2>
-
-<div class="abstract">Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les m&oelig;urs
-des Français au
-dix-neuvième siècle.&mdash;Comme quoi les Français ne connaissaient ni la mécanique,
-ni la navigation, ni la statique, et mouraient tous de mort violente
-par le fait des notaires.&mdash;Le Gouvernement chargé de composer des
-épitaphes pour les célèbres courtisanes.&mdash;Costume des rois de France quand
-ils montaient à cheval.&mdash;Les noms des auteurs étaient des
-mythes.&mdash;Singulier langage employé dans la conversation.</div>
-
-<p>«On l'a dit bien des fois, Messieurs, tant qu'il reste
-des traces de la littérature et des arts d'une nation,
-cette nation n'est point morte; l'étude peut la reconstituer,
-la faire revivre comme les créations antédiluviennes
-devinées par les inductions de la science.</p>
-
-<p>«La littérature et les arts ne sont-ils point, en effet,
-le reflet fidèle des m&oelig;urs d'une époque? n'y trouvez-vous
-point la peinture des habitudes, des croyances,
-des caractères, des sentiments? Si nous n'avons que des
-données fausses sur les peuples qui vécurent autrefois,
-nous ne devons donc accuser que notre paresse: une
-étude sérieuse nous les eût révélés dans leur vérité.</p>
-
-<p>«C'est cette étude que nous avons tentée pour les
-Français du dix-neuvième siècle.</p>
-
-<p>«Quinze années de notre vie ont été employées à visiter
-les ruines de leurs monuments, à examiner leurs
-tableaux et leurs statues, à connaître leurs livres surtout,
-immense galerie où toutes les individualités du
-passé s'agitent et se coudoient.</p>
-
-<p>«Le travail que nous avons l'honneur de vous soumettre
-est le résultat de ces longues recherches.»</p>
-
-<p>(Ici, le lecteur s'arrêta, sous prétexte de boire; le
-public, ainsi prévenu qu'il est à un bon endroit, applaudit.)</p>
-
-<p>«Et d'abord, Messieurs, protestons contre le préjugé
-vulgaire qui a fait regarder jusqu'ici les Français comme
-des hommes légers, mobiles, amis du plaisir. Loin de
-là! L'étude attentive de ce qu'ils ont laissé nous les
-montre sombres, passionnés, sanguinaires, toujours la
-main au poignard ou au poison. Leurs dramaturges,
-leurs poëtes, leurs romanciers, qui ont peint les m&oelig;urs
-du temps, ne laissent aucun doute à cet égard.</p>
-
-<p>«Ainsi, pour ne citer qu'un fait, nous avons calculé,
-d'après la lecture de leurs &oelig;uvres, que les dix-sept
-vingtièmes des unions légitimes amenaient la mort de
-l'un des conjoints! La conséquence normale du mariage
-était le suicide ou le meurtre; les époux ne se laissaient
-vivre que par exception!</p>
-
-<p>«Telle était à cet égard la force de l'habitude qu'un
-mari étrangla sa femme la première nuit des noces, uniquement
-<i>parce qu'il ne pouvait se rappeler son nom</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Voyez <i>La Confession</i> (J. Janin).</p>
-</div>
-<p>«Les amants n'étaient guère plus heureux, soit que
-la femme tuât l'homme pour le rendre plus prudent<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>,
-soit que l'homme tuât la femme pour lui éviter les reproches
-de son mari<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>, soit que tous deux se tuassent à
-l'amiable et de compagnie, comme on le voit à chaque
-page dans les journaux du temps.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Voyez <i>Les Mémoires du Diable</i> (F. Soulié).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Voyez <i>Antony</i> (A. Dumas).</p>
-</div>
-<p>«Il y avait, en outre, tous les menus accidents:
-main prise dans une porte, et qu'il fallait couper<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>; &oelig;il
-crevé par un mari borgne, trop partisan de l'égalité<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>;
-marque au fer rouge faite sur le front<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>; duels périodiques
-revenant tous les ans au retour des pois verts<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>; pierres
-tombant à dessein du haut d'un échafaudage de maçon<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Voyez <i>La Grille du château</i> (F. Soulié).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Voyez <i>Le Général Guillaume</i> (E. Souvestre).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Voyez <i>Mathilde</i> (E. Sue).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Voyez <i>Rêve d'amour</i> (F. Soulié).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Voyez l'<i>Histoire des Treize</i> (H. de Balzac).</p>
-</div>
-<p>«Du reste, ces accidents et mille autres atteignaient
-indistinctement toutes les classes et tous les âges. Il
-suffit de lire <i>Les Mystères de Paris</i>, cette admirable peinture
-de la société au dix-neuvième siècle, pour comprendre
-combien il était difficile de ne pas mourir noyé,
-poignardé, empoisonné, muré ou étranglé, dans ce centre
-de la civilisation française. Évidemment, les gens
-qu'on n'assassinait point formaient une classe particulière,
-une sorte de rareté sociale, qui servait sans doute
-au renouvellement de la chambre haute, composée,
-comme on le sait, de vieillards <i lang="la" xml:lang="la">pares ætate</i>, d'où leur était
-venu le nom de <i>pairs</i>.</p>
-
-<p>«Cette multiplicité de morts violentes était principalement
-l'ouvrage des notaires, des femmes du grand
-monde, des millionnaires et des médecins. Les médecins
-se débarrassaient de leurs malades pour en hériter
-plus vite<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>; les millionnaires employaient leurs revenus
-à faire tuer les hommes par des spadassins, et à empoisonner
-les femmes dans des bouquets<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a> de fleurs; les
-grandes dames venaient voir égorger leurs rivales à domicile<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>,
-et les notaires étaient en compte courant avec
-les empoisonneurs, les assassins et les noyeurs de Paris
-ou de la banlieue.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Voyez <i>Les Réprouvés et les Élus</i> (E. Souvestre).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Voyez <i>Mathilde</i> (E. Sue).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Voyez l'<i>Histoire des Treize</i> (H. de Balzac).</p>
-</div>
-<p>«Le seul secours pour les honnêtes gens, au milieu
-de ce désordre, était les princes allemands, qui abandonnaient
-leurs États, déguisés en ouvriers, pour aller
-défendre la vertu dans les tapis-francs de la rue Aux-Fèves<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>
-ou les forçats en fuite, qui assuraient l'avenir des
-jeunes gens pauvres, et découvraient dans un lupanar
-la femme qui devait faire leur bonheur<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Voyez <i>Les Mystères de Paris</i> (E. Sue).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Voyez <i>Le Père Goriot</i> et la suite (H. de Balzac).</p>
-</div>
-<p>«Encore l'influence de ces défenseurs de la vertu
-était-elle souvent annulée par la fameuse société de
-Jésus, que secondaient les dompteurs de bêtes de l'Allemagne,
-les étrangleurs de l'Inde et les directeurs de
-maisons de santé de Paris<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Voyez <i>Le Juif Errant</i> (E. Sue).</p>
-</div>
-<p>«Vous devinez d'avance, Messieurs, ce que devaient
-être les m&oelig;urs dans une société pareille! Sauf les grisettes,
-vivant comme des saintes au milieu des rapins,
-des clercs d'avoués et des commis marchands<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>, les femmes
-bien nées n'avaient d'autre occupation que la galanterie,
-et les bons pères de famille se chargeaient de
-louer eux-mêmes une petite maison où leurs filles mariées
-pussent recevoir à l'aise des amants<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>. Si par hasard
-une grande dame restait chaste, elle ne manquait
-pas d'en exprimer tout son repentir au moment de la
-mort<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>, et de chanter, d'un accent désespéré, le fameux
-psaume:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Combien je regrette</div>
-<div class="verse">Mon bras si dodu,</div>
-<div class="verse">Ma jambe bien faite</div>
-<div class="verse">Et le temps perdu!</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Voyez <i>Les Mystères de Paris</i> (E. Sue).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Voyez <i>Le Père Goriot</i> (H. de Balzac).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Voyez <i>Le Lys dans la vallée</i> (H. de Balzac).</p>
-</div>
-<p>«A la vérité, rien n'était négligé pour donner cette
-direction d'idées aux femmes. Outre l'art, qui n'avait de
-ciseau, de plume, de pinceau, que pour les belles pécheresses,
-l'administration leur montrait une tendre sympathie.
-Les préfets élevaient eux-mêmes des monuments
-aux plus célèbres courtisanes, avec des inscriptions explicatives
-pour l'instruction des jeunes filles. La tombe
-d'Agnès Sorel a été récemment découverte sur les bords
-de la Loire, et on y lit:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Les chanoines de Loches, enrichis de ses dons, demandèrent
-à Louis XI d'éloigner son tombeau de leur
-ch&oelig;ur. «J'y consens, dit-il, mais rendez la dot.»
-Le tombeau y resta. Un archevêque de Tours, moins
-juste, le fit reléguer dans une chapelle. A la Révolution,
-il y fut détruit. Des hommes sensibles recueillirent
-les restes d'Agnès, et le général Pommereul,
-préfet d'Indre-et-Loire, releva le mausolée de la seule
-maîtresse de nos rois qui ait bien mérité de la patrie,
-en mettant pour prix de ses faveurs l'expulsion des
-Anglais de la France. Sa restauration eut lieu en l'an</i>
-<span class="small">M. DCCC. VI.</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>«Tels étaient les cours de morale, en style lapidaire,
-qui se voyaient encore au château de Loches en 1845, à
-la grande édification des <i>hommes sensibles</i> et des Françaises
-qui voulaient <i>expulser les Anglais de la France</i>.</p>
-
-<p>«Les moyens de faire fortune, à la même époque,
-n'étaient pas moins extraordinaires. Les uns s'enrichissaient
-des legs laissés par le Juif-Errant, d'autres devenaient
-de grands capitalistes en apportant des louis dans
-les villes où l'or était rare, et en plantant des peupliers
-aux bords de la rivière<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>; d'autres en se faisant renverser
-par la meute d'un grand seigneur<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Voyez <i>Eugénie Grandet</i> (H. de Balzac).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Voyez <i>Le Chemin le plus court</i> (J. Janin).</p>
-</div>
-<p>«Quelles que fussent, du reste, ces fortunes, chacun
-les portait sur soi, dans un portefeuille, comme le prouvent
-les pièces de M. Scribe, et l'on pouvait ainsi les
-léguer sans testament; usage évidemment adopté par
-suite de la légitime terreur qu'inspiraient les notaires.</p>
-
-<p>«Si des habitudes morales de la nation nous passons
-maintenant à ses habitudes extérieures, nous ne les
-trouverons ni moins singulières, ni moins variées. Le
-costume surtout offrait d'étranges disparates. Tandis que
-les députés paraissaient à la tribune sans autre vêtement
-qu'un manteau, comme le prouve le tombeau du général
-Foy, les chefs militaires portaient, même à pied, la
-culotte de peau de daim et les grandes bottes à l'écuyère,
-ainsi qu'on peut le voir dans la statue du général Mortier.
-Il y a même lieu de croire qu'ils se promenaient parfois
-revêtus d'une cuirasse, car l'auteur des <i>Méditations</i> dit
-positivement, en parlant de l'empereur Napoléon:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Rien d'humain ne battait sous son épaisse armure.</div>
-</div>
-
-<p>«Ce qui fait nécessairement supposer qu'il en avait
-une. La capote grise dont parle Béranger n'était sans
-doute que son costume de petite tenue.</p>
-
-<p>«Les statues colossales trouvées parmi les décombres
-de l'ancienne place de la Concorde, et représentant,
-comme nous l'avons prouvé ailleurs, les princesses du
-sang royal, indiquent également le costume des femmes.
-Il était évidemment plus favorable aux belles formes
-qu'aux rhumes de poitrine; aussi tous les auteurs du
-temps signalent-ils la phthisie comme une des affections
-les plus communes chez les Françaises du dix-neuvième
-siècle.</p>
-
-<p>«Le peu d'accord des costumes adoptés dans les différents
-monuments de l'art français prouve d'ailleurs jusqu'à
-l'évidence que le vêtement variait selon les circonstances
-et l'occasion. Pour ne citer qu'un exemple, la
-peinture nous montre Louis XIV en pied, avec la culotte
-de velours, l'habit de brocart, les bas de soie et les
-souliers à grands talons, tandis que sa statue équestre
-nous le représente sans autre vêtement que sa perruque,
-d'où l'on doit nécessairement conclure que les rois de
-France ne gardaient que cette dernière lorsqu'ils montaient
-à cheval.</p>
-
-<p>«Quant à la science et aux arts mécaniques, si l'on en
-juge par les monuments échappés à la destruction, les
-Français du dix-neuvième siècle en étaient, tout au plus,
-aux connaissances des anciens. Nous voyons en effet que,
-pour avoir réussi à relever un obélisque dressé par les
-Égyptiens deux mille ans auparavant, un de leurs architectes
-fit graver sur le socle une inscription triomphale,
-comme s'il eût accompli une &oelig;uvre miraculeuse. De
-plus, leurs flottes n'étaient composées que de trirèmes,
-ainsi que le prouve la médaille frappée en commémoration
-de la victoire de Navarin.</p>
-
-<p>«Un débris de borne-fontaine récemment recueilli
-offre pourtant, en bas-relief, la représentation d'un vaisseau
-particulier. Il est surmonté de quatre mâts, dont
-l'un est planté hors de l'axe du navire, et porte le beaupré
-à l'arrière, ce qui, selon l'observation d'un homme
-d'esprit, le fait ressembler à un cheval bridé par la queue.
-Le vent enfle sa voile vers la poupe, ce qui ne l'empêche
-pas de fendre l'onde avec la proue, à peu près comme
-une brouette qui marcherait en avant à mesure qu'on la
-pousserait en arrière!</p>
-
-<p>«Or, comment supposer qu'un navire aussi contraire
-à toutes les lois de la statique eût été gravé sur un monument
-public, si la France du dix-neuvième siècle eût
-connu ces lois? Un peuple ne se calomnie pas lui-même;
-quand la science l'éclaire, il ne laisse pas imprimer sur
-le fer et sur le granit de faux témoignages de son ignorance,
-surtout quand il a un ministère des travaux publics,
-un préfet de la Seine et un directeur des beaux-arts.
-Nous ne parlons pas du ministre de la marine, sans
-doute trop occupé des navires qui flottaient sur l'eau salée
-pour songer à ceux qu'on gravait sur les fontaines d'eau
-douce.</p>
-
-<p>«Il faut donc reconnaître, Messieurs, que la France du
-dix-neuvième siècle fut ignorante. Quant à sa gloire militaire,
-je doute que l'on puisse encore en parler sérieusement
-après les travaux de notre illustre collègue Mithophone.
-Ils ont prouvé jusqu'à l'évidence que les expéditions
-du prétendu empereur Napoléon Bonaparte n'étaient
-que le rajeunissement de celles de Bacchus, modifiées
-par la même imagination populaire qui inventa, un peu
-plus tard, les aventures symboliques de ce Robert Macaire
-et de ce Bertrand, dans lesquels il est impossible
-de ne point reconnaître les deux fils jumeaux de Léda.
-Le seul guerrier de quelque importance que l'on ne
-puisse contester au dix-neuvième siècle paraît être le
-général Tom Pouce, à la gloire duquel fut frappée une
-médaille heureusement conservée. L'auteur du <i>Plutarque
-universel</i>, qui a fait sur ce sujet de profondes recherches,
-affirme qu'il parcourut en triomphe l'ancien et le nouveau
-monde, dans un char au-devant duquel la foule se précipitait.
-Les têtes couronnées elles-mêmes venaient lui
-rendre hommage, et les femmes déposaient une offrande
-pour obtenir un de ses baisers.</p>
-
-<p>«Mais nous renvoyons pour tous ces détails aux travaux
-cités plus haut, nous contentant d'examiner ici la
-question littéraire.</p>
-
-<p>«On sait combien les Français de toutes les époques
-se montrèrent amoureux de l'éclat et du bruit. Ils durent
-à ce penchant leur premier nom de <i>Galli</i>, ou <i>Coqs</i>, dont
-ils se montrèrent tellement fiers qu'ils ne balancèrent
-point à placer, plus tard, sur leurs drapeaux, le volatile
-qui leur avait servi de parrain. De pareilles dispositions
-devaient nécessairement en faire un peuple de journalistes,
-d'avocats et de gens de lettres; aussi excellèrent-ils
-dans ces différentes professions, qu'ils cumulèrent
-même le plus souvent. Mais le dix-neuvième siècle surtout
-se fit remarquer par la loquacité bruyante de ses écrivains.
-Ce furent eux qui inventèrent cette littérature en
-mosaïque, composée de petits riens brillants, dont la
-réunion a l'air de faire quelque chose; ces clapotements
-de mots sonores, tournant autour de la pensée sans y
-atteindre jamais; enfin cet art de dilater le moi de manière
-à ce qu'il puisse tout occuper.</p>
-
-<p>«La passion du clinquant et de l'ingénieux les porta
-même à abandonner leurs véritables noms pour en prendre
-de composés, car mes récentes études ne m'ont
-laissé aucun doute à cet égard, Messieurs; il m'est désormais
-bien démontré que tous les noms sous lesquels nous
-connaissons les écrivains français du dix-neuvième siècle
-ne sont que des désignations significatives destinées à
-révéler le caractère, le talent et les prétentions de
-l'auteur.</p>
-
-<p>«Nous pourrions appuyer cette opinion d'une multitude
-de témoignages; l'espace et le temps nous obligent
-à choisir seulement quelques exemples.</p>
-
-<p>«Nous citerons le poëte-coiffeur Jasmin, dont le nom
-parfumé convient évidemment si bien à sa double profession;
-le versificateur-maçon Poncy, au sobriquet pierreux
-et solide comme son talent; l'écrivain-cordonnier
-Lapointe, qui, en perçant la foule, justifia son symbolique
-surnom; l'historien Laurent, ainsi appelé par allusion à
-son héros, l'empereur Napoléon, cuit à petit feu sur le
-rocher de Sainte-Hélène, comme le fut autrefois saint
-Laurent sur le gril; le romancier Dumas, abréviation de
-Dumanoir, nom guerrier qui rappelle heureusement la
-manière hardie et cavalière de l'auteur; le monographe
-Pitre-Chevalier, qui signa ainsi son beau livre de <i>Bretagne
-et Vendée</i>, afin de rendre hommage, dès le titre, aux
-deux pays chevaleresques dont il racontait les grandes
-aventures.</p>
-
-<p>«Nous ne pousserons pas plus loin, Messieurs, cette
-démonstration, qui devra paraître sans réplique à tous les
-gens de bonne foi; mais nous ne pouvons terminer sans
-parler du curieux langage en usage parmi les Français
-de l'époque dont nous nous occupons.</p>
-
-<p>«Tout y était devenu nuances et analyse. Voulait-on
-faire le portrait d'une brune quelque peu barbue, on disait
-«qu'un duvet follet se montrait le long de ses joues,
-dans les méplats du cou, en y retenant la lumière, qui
-s'y faisait soyeuse<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>». Parlait-on de la fraîcheur de ses
-lèvres, on vantait «leur minium vivant et penseur<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>».
-Voulait-on faire remarquer ses oreilles petites et bien
-faites, on les déclarait des «oreilles d'esclave et de
-mère<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>». Enfin, si l'on parlait, dans la conversation,
-d'un voyage en Espagne, il fallait dire: «J'ai vu Madrid
-avec ses balcons de fer; Barcelone, qui étend ses deux
-bras à la mer comme un nageur qui s'élance; Cadix,
-qui semble un vaisseau près de mettre à la voile, et que
-la terre retient par un ruban; puis, au milieu de l'Espagne,
-comme un bouquet sur le sein d'une femme,
-Séville l'andalouse, la favorite du soleil.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> H. de Balzac.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> <i>Idem</i>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> Dumas.</p>
-</div>
-<p>«Ce langage prouve combien est peu fondée l'opinion
-de ceux qui croient la langue française la plus claire,
-la plus sobre et la plus nette de toutes les langues de
-l'Europe.</p>
-
-<p>«Je dirai donc, Messieurs, pour me résumer, que le
-dix-neuvième siècle fut, en France, une époque de demi-barbarie,
-où les esprits subtils, mais ignorants, tenaces
-et sanguinaires, s'abandonnèrent à tous les excès d'une
-vitalité surabondante. Mon prochain Mémoire prouvera
-que ce fut aussi le siècle des ardentes croyances religieuses,
-comme l'indiquent les odes d'une foule de poëtes
-s'offrant sans cesse en holocauste, et des grands dévouements
-politiques, comme on peut s'en assurer par les
-discours des ministres, qui déclarent ne rester sur leur
-<i>banc de douleur</i> que dans l'intérêt de la patrie.»</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch17">XVII</h2>
-
-<div class="abstract"><i>Le Grand Pan</i>, journal universel, renfermant tous
-les journaux et plusieurs
-autres.&mdash;Trois articles contradictoires sur une seule vérité.&mdash;Administration
-du <i>Grand Pan</i>.&mdash;M. César Robinet, entrepreneur général de littérature
-en tous genres.&mdash;Machines à fabriquer les feuilletons.&mdash;M. Prétorien,
-directeur en chef du <i>Grand Pan</i>.&mdash;Une entreprise littéraire avec
-primes.&mdash;Blaguefort obligé d'acheter la critique du livre qu'il veut publier.</div>
-
-<p>Au moment où le bibliophile se rassit, la salle entière
-éclata en applaudissements. On ne pouvait assez admirer
-cette prodigieuse érudition qui lui permettait de dire,
-sans hésitation, quelles étaient les m&oelig;urs et les habitudes
-d'un autre peuple il y avait douze siècles.</p>
-
-<p>Blaguefort n'avait point écouté la lecture, mais il remarqua
-l'impression produite et quitta brusquement ses
-compagnons en leur promettant de revenir bientôt.</p>
-
-<p>Maurice croyait rêver. Il regarda Marthe stupéfaite,
-puis tous deux éclatèrent de rire en même temps.</p>
-
-<p>«Nous saurons désormais ce que c'est que la science
-historique, dit le jeune homme, et ce qu'il faut croire des
-<i>vérités démontrées</i>. Je m'explique maintenant pourquoi ces
-vérités changent à chaque siècle. L'histoire est un écheveau
-que chacun dévide et tisse à sa manière; le fil est
-bien toujours le même, mais l'étoffe et le dessin se modifient
-selon l'ouvrier.</p>
-
-<p>&mdash;Auriez-vous donc remarqué des erreurs dans le
-Mémoire du bibliophile? demanda M. Atout, qui venait
-d'entrer.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! répliqua Maurice en souriant, il vous a fait
-connaître la France en l'an trois mille comme nous connaissions
-l'ancienne Grèce en 1845. Son &oelig;uvre ressemble
-à ces monstres dont chaque membre a été emprunté à
-un animal réel, mais dont l'ensemble ne peut être qu'un
-rêve; tout est vrai, sauf le monstre.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous pourriez signaler les principales fautes?</p>
-
-<p>&mdash;Si j'avais l'analyse du Mémoire&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Vous l'aurez, interrompit vivement l'académicien,
-qui baissa la voix, nous le trouverons au bureau du journal.
-Venez vite. Quelque pénible qu'il soit de relever les
-erreurs d'un collègue, on doit tout sacrifier à l'intérêt de
-la vérité&hellip; Il faudra rédiger une réplique accablante,
-avec quelques allusions bien aiguisées. Je vous fournirai
-les pointes d'autant plus sûrement que le bibliophile est
-mon ami. Je connais les jointures et je sais où il faut
-frapper.»</p>
-
-<p>Ils se dirigèrent vers la grande agence littéraire, qui
-occupait une rue entière et était exploitée par une société
-de capitalistes exerçant à Sans-Pair le monopole de la
-publicité.</p>
-
-<p>Ils avaient réuni pour cela les journaux des différentes
-opinions en un seul journal appelé <i>Le Grand Pan</i>, qui les
-soutenait alternativement toutes. <i>Le Grand Pan</i> ne paraissait
-ni à certain jour, ni à certaine heure; imprimé sur
-un papier sans fin, il <i>paraissait toujours</i>!</p>
-
-<p>Un bataillon de journalistes attachés à l'établissement
-envoyait successivement des piquets de publicistes pour
-entretenir la rédaction.</p>
-
-<p>Au sortir de l'imprimerie, l'immense feuille se distribuait
-elle-même à domicile, en courant sur un appareil
-général de rouleaux. On la voyait traverser les rues,
-monter aux troisièmes étages, redescendre aux rez-de-chaussée,
-traverser les cafés, les bazars, les cabinets de
-lecture, poursuivie par les non-abonnés, qui tâchaient de
-dérober quelques mots au passage; parcourue en l'air
-par les gens pressés; étudiée à loisir par les bourgeois
-retirés des affaires; mais toujours immuable dans son
-mouvement, et faisant disparaître, par le toit ou par la
-muraille, l'article non achevé que vous aviez lu avec trop
-de lenteur.</p>
-
-<p>M. Atout et Maurice trouvèrent dans la première
-salle une foule de gens de différents âges et de différentes
-conditions, qui attendaient l'audience du directeur
-du <i>Grand Pan</i>. L'académicien en accosta plusieurs
-qu'il connaissait, et les entretint un instant. Tous affectaient
-le même dédain pour la puissance à laquelle ils
-venaient rendre hommage; tous se plaignaient de son
-iniquité et de sa corruption; tous se déclaraient également
-indifférents à son amitié ou à sa haine.</p>
-
-<p>M. Atout, voyant qu'il faudrait attendre quelque temps,
-proposa à son compagnon de lui faire visiter rapidement
-ce qu'on appelait les bureaux du journal.</p>
-
-<p>Après avoir traversé plusieurs pièces où des milliers
-d'employés surveillaient les détails inférieurs, ils arrivèrent
-à la salle de rédaction, partagée en deux cents cellules
-grillées, pour les deux cents journalistes de service.
-Chacun d'eux avait ses fonctions distinctes, indiquées
-par l'inscription de la cellule. Il y avait un rédacteur
-pour les empoisonnements de femmes par leurs
-maris, deux pour les empoisonnements de maris par
-leurs femmes, trois pour les empoisonnements réciproques,
-connus sous le nom d'<i>empoisonnements assortis</i>, et
-ainsi du reste. Venaient ensuite les puffistes, compagnie
-d'élite dont on ménageait les forces. L'un avait la spécialité
-des incendies de villes inconnues, des tremblements
-de terre de pays à découvrir, des naufrages de
-grands personnages ayant pour nom une initiale; un second
-se chargeait des histoires d'ours dévorant les vétérans,
-de serpents marins et de crocodiles apprivoisés:
-un troisième se réservait le règne végétal, embelli des
-merveilles de la moutarde blanche et du chou colossal.</p>
-
-<p>Chaque article achevé était jeté dans un tube qui le
-conduisait jusqu'à la machine, où il était imprimé sans
-l'intermédiaire des compositeurs, ce qui, entre autres
-avantages, avait celui de laisser les fautes d'orthographe
-au compte du journaliste.</p>
-
-<p>La seconde salle était celle des rédacteurs de réclames,
-perpétuellement employés à trouver de nouvelles
-formules à la fiction; la troisième, celle des correspondances
-entretenues au moyen de télégraphes électriques;
-enfin, les dernières salles étaient consacrées à la fabrication
-des feuilletons.</p>
-
-<p>Cette fabrication était exploitée depuis quelques années
-par le fameux César Robinet, qui avait traité à
-forfait pour tous les romans à publier dans <i>Le Grand Pan</i>
-et dans les autres journaux de la République. Plusieurs
-machines de son invention confectionnaient des feuilletons
-de tout genre, à raison de cent lignes à l'heure.</p>
-
-<p>Il y avait d'abord la machine historique, dans laquelle
-on jetait des chroniques, des biographies, des mémoires,
-et d'où sortaient des romans dans le genre de ceux de
-Walter Scott;</p>
-
-<p>La machine à <i>variétés</i>, que l'on bourrait d'<i>anas</i>, de
-légendes, d'almanachs anecdotiques, et qui produisait
-des voyages comme celui de Sterne;</p>
-
-<p>La machine des <i>fantaisies</i>, qui recevait les anciens
-poëtes, les vieux romans, les drames oubliés, et dont
-on obtenait des nouvelles comparables à celles de Bernardin
-de Saint-Pierre et de l'abbé Prévost;</p>
-
-<p>Enfin la machine des <i>résidus</i>, où l'on jetait à brassée
-les rognures que l'on n'avait pu utiliser ailleurs, et qui
-produisait du Perrault et du Berquin de seconde qualité.</p>
-
-<p>César Robinet ne lisait point ses livres, mais il les signait
-tous, ce qui le condamnait à quatorze heures de
-travail forcé par jour. A l'arrivée de Blaguefort, il paraphait
-le cent trente-troisième volume des aventures du
-colonel Crakman, récit charmant dans lequel il avait
-réussi à faire entrer tous les mémoires imprimés sur le
-grand Frédéric et sur sa cour.</p>
-
-<p>Soixante secrétaires faisaient autour de lui le triage
-des livres des autres qui devaient devenir des livres de
-lui.</p>
-
-<p>Maurice demeura émerveillé. Le système de retapage,
-autrefois borné aux chapeaux, s'était étendu jusqu'aux
-idées. La friperie perfectionnée avait envahi la république
-des lettres; les plus vieux volumes, décousus,
-découpés, reteints et regommés, devenaient des nouveautés
-recherchées; il suffisait de l'estampille CÉSAR
-ROBINET pour que l'étoffe usée parût neuve!</p>
-
-<p>M. Atout, pensant que l'heure de réception devait être
-arrivée, rebroussa chemin et se présenta chez le directeur
-du <i>Grand Pan</i>.</p>
-
-<p>M. Prétorien était à Sans-Pair le véritable fondateur
-de la liberté de la presse, c'est-à-dire de la liberté de
-presser les gens. Rien ne pouvant lui être refusé impunément,
-on ne lui refusait rien. La plume croisée devant
-son journal, comme la sentinelle devant son camp,
-il décidait seul qui il fallait repousser ou admettre. Excellent
-du reste pour ses amis, il leur partageait ses
-gains, sa puissance, son crédit, et c'était le meilleur
-roi du monde, pourvu qu'on ne fût point de ses sujets.</p>
-
-<p>Au moment où nos visiteurs entrèrent, il donnait
-audience à tous ceux que Maurice avait vus faire antichambre.
-Leur dédain pour le journalisme avait fait
-place au respect, leur indifférence à l'empressement.
-C'était à qui se montrerait le plus modestement soumis
-ou le plus amicalement familier.</p>
-
-<p>Il vit d'abord passer une vingtaine d'auteurs qui venaient
-offrir leurs livres embellis de l'autographe sacramentel:
-<i>hommage de l'auteur</i>.</p>
-
-<p>Puis des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui,
-pour preuve de leurs talents, remettaient des lettres de
-recommandation; des actrices parfumées de patchouli,
-tournant sur elles-mêmes avec mille ondulations caressantes,
-comme des panthères apprivoisées, et ne se retirant
-qu'après avoir laissé leurs adresses; des hommes
-graves qui apportaient leurs éloges tout faits, et d'autres
-plus graves encore qui y joignaient d'utiles diatribes
-contre leurs adversaires.</p>
-
-<p>Mais la visite qui frappa le plus Maurice fut celle de
-M<sup>lle</sup> Virginie Spartacus, fondatrice de la société des
-<i>femmes sages</i>, composée de toutes celles qui n'avaient pu
-vivre avec leurs maris.</p>
-
-<p>M<sup>lle</sup> Spartacus faisait pourtant exception: car, ainsi
-qu'elle l'avait déclaré elle-même dans son discours d'ouverture,
-en empruntant, par pudeur, une image à l'antiquité,
-<i>nul n'avait encore dénoué sa ceinture</i>!</p>
-
-<p>Son hostilité contre les hommes était donc libre de
-tout souvenir personnel; c'était de la haine métaphysique,
-un acharnement vertueux, né des principes et entretenu
-dans l'intérêt de l'humanité.</p>
-
-<p>Elle venait demander à M. Prétorien l'insertion de
-plusieurs articles; car M<sup>lle</sup> Spartacus joignait à son titre
-de fondatrice celui de femme de lettres, et, si elle n'occupait
-point le premier rang dans la littérature contemporaine,
-la faute en était aux hommes, ligués contre son
-sexe. Mais, ainsi qu'elle le faisait remarquer, cette tyrannie
-touchait à sa fin; le jour approchait où les maîtres
-devaient forcément consentir à l'affranchissement
-des esclaves, et cet affranchissement avait été formulé
-d'avance par M<sup>lle</sup> Virginie; les droits de la femme étaient
-aussi simples que clairs: ils consistaient à n'en point reconnaître
-aux hommes.</p>
-
-<p>M. Prétorien reçut la reine des insurgeantes avec politesse,
-mais refusa ses articles, et M<sup>lle</sup> Virginie sortit
-en s'écriant qu'il était temps d'aviser au salut du genre
-humain.</p>
-
-<p>Lorsque tous les visiteurs se furent enfin retirés, le
-directeur du <i>Grand Pan</i> vint à M. Atout, les mains tendues
-et en s'excusant.</p>
-
-<p>«Vous voyez ma vie, dit-il avec une sorte de dégoût
-railleur; elle ressemble à ces arbres plantés sur les
-grands chemins, et dont chaque passant se croit le droit
-d'emporter une branche ou une feuille; je n'en puis
-rien garder pour moi ni pour mes amis.</p>
-
-<p>&mdash;Et cependant, fit observer l'académicien avec un
-sourire élogieux, vous trouvez moyen de suffire à toutes
-vos tâches.</p>
-
-<p>&mdash;Je viens de m'en imposer une nouvelle, interrompit
-Prétorien en se ranimant tout à coup; une entreprise
-complétement neuve.</p>
-
-<p>&mdash;Encore?</p>
-
-<p>&mdash;Gigantesque! Du reste, il faut que je vous communique
-le plan&hellip; Asseyez-vous là; je veux que vous me
-donniez votre avis.»</p>
-
-<p>M. Atout connaissait trop le monde pour ne pas traduire:&mdash;Je
-veux que vous applaudissiez! Il se résigna
-donc à l'admiration, bien décidé à se la faire rembourser
-à la première occasion.</p>
-
-<p>Prétorien, qui avait cherché parmi ses papiers, lui
-montra le prospectus de sa nouvelle publication. Il s'agissait
-d'une biographie générale devant comprendre
-l'histoire publique et privée de tous les citoyens de Sans-Pair!</p>
-
-<p>Le prospectus portait en tête cette maxime philosophique:</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c"><i>Les souscripteurs ont droit à l'indulgence.<br />
-Les non-souscripteurs n'ont droit qu'à la vérité.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>Venait ensuite un système de primes si habilement
-combiné que l'éditeur remboursait au moins cent vingt
-fois le prix de chaque souscription; aussi ne se retirait-il
-que sur la quantité!</p>
-
-<p>Les priviléges de chaque catégorie étaient, du reste,
-clairement établis.</p>
-
-<p>Chacun des trente mille premiers souscripteurs avait
-droit à une calèche ornée de son chiffre et attelée d'un
-ballon: c'étaient les demi-fortunes de Sans-Pair.</p>
-
-<p>Les quarante mille souscripteurs suivants devaient
-obtenir des cartes d'abonnement perpétuel à tous les
-omnibus de la République, avec correspondance pour
-les cinq parties du monde.</p>
-
-<p>Enfin, les derniers recevaient tous les matins, à domicile,
-une tasse de café au lait avec le petit verre de
-rhum ou de cognac.</p>
-
-<p>Après avoir écouté les détails relatifs à cette entreprise
-littéraire, et exalté les services qu'elle allait rendre
-à la civilisation, M. Atout en vint enfin à ce qui l'amenait.</p>
-
-<p>Prétorien tira aussitôt le cordon des sténographes au
-mot Académie, et un papier plié en quatre tomba d'une
-des bouches de rédaction placées au-dessus de son
-bureau: c'était le résumé du Mémoire lu par le bibliophile.</p>
-
-<p>M. Atout l'ouvrit et commença à l'examiner avec
-Maurice, qui l'arrêtait à chaque ligne pour quelque rectification.
-Prétorien, ravi, déclara qu'il fallait faire un
-article là-dessus; cela amènerait du bruit, du scandale,
-et rien de plus sain pour un journal.</p>
-
-<p>«Ne ménagez pas le bibliophile, ajouta-t-il résolument;
-la vérité est toujours bonne à dire quand elle fait
-gagner des abonnés. Il a d'ailleurs refusé d'être des
-nôtres, et qui n'est pas pour nous est contre nous. Il
-faut noyer dans le ridicule le Mémoire sur les Français
-du dix-neuvième siècle.</p>
-
-<p>&mdash;Hein? qu'est-ce que j'entends là? s'écria Blaguefort,
-dont le visage venait de paraître à la porte entrouverte&hellip;
-Un moment, mes petits: peste! on ne noie pas
-ainsi la marchandise des amis.</p>
-
-<p>&mdash;La marchandise! répéta Prétorien; aurais-tu par
-hasard traité avec le bibliophile?</p>
-
-<p>&mdash;Pour ses cinq Mémoires.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as signé?</p>
-
-<p>&mdash;Et payé cent vingt mille francs en billets de banque!
-Tu comprends qu'on ne peut pas dire de mal d'un
-livre qui m'a coûté cent vingt mille francs, et pour lequel
-je viens faire quatre cents louis d'annonces.</p>
-
-<p>&mdash;Diable! c'est juste, dit Prétorien embarrassé.</p>
-
-<p>&mdash;Cependant, objecta M. Atout, je ferai observer que
-la vérité&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Est ce qu'elle peut, acheva Prétorien; les anciens
-l'avaient eux-mêmes proclamé. <i>Amica veritas, sed magis
-amicus Blaguefort.</i></p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, vous refusez de recevoir les réclamations de
-mon hôte? dit l'académicien piqué.</p>
-
-<p>&mdash;Par la raison qu'elle me coûterait deux cents louis&hellip;
-et l'amitié de Blaguefort, qui vaut davantage.</p>
-
-<p>&mdash;Dix fois davantage! ajouta le commis voyageur;
-je lui paye tous les ans des annonces pour plus de cinquante
-mille francs.</p>
-
-<p>&mdash;Alors M. Maurice verra ailleurs, reprit M. Atout
-d'un air composé; <i>Le Grand Pan</i> n'est point le seul organe
-de la publicité.</p>
-
-<p>&mdash;C'est juste, vous pouvez vous adresser au <i>Serpent
-à sonnettes</i>, dit Prétorien d'un ton railleur.</p>
-
-<p>&mdash;Ou au <i>Chacal de l'Ouest</i>, ajouta Blaguefort avec indifférence.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pas au <i>Maringouin</i>?» acheva M. Atout
-d'un air de bonhomie.</p>
-
-<p>Le journaliste se mordit les lèvres, et son compagnon
-parut inquiet. <i>Le Maringouin</i> était un de ces petits journaux
-que chacun veut lire pour l'amour du mal qu'on
-y dit des autres; gamins de la presse, dont vous vous
-amusez jusqu'à ce qu'ils s'amusent de vous, et qui jettent
-de la boue à tous ceux qui passent sans craindre les
-représailles, parce que sur eux la boue ne tache pas.
-Quelque supérieure que fût sa position dans la presse,
-Prétorien redoutait le petit journal comme le lion redoute
-le bourdonnement et la piqûre du moucheron.
-Quant à Blaguefort, il savait au juste ce que les attaques
-du <i>Maringouin</i> pouvaient lui enlever d'acheteurs; aussi
-prit-il tout à coup cette physionomie ouverte des gens
-d'affaire au moment où ils veulent vous tendre un piége,
-et, passant une main sous le bras de l'académicien qui
-allait se retirer:</p>
-
-<p>«Nous ne nous séparerons pas ainsi, s'écria-t-il; non,
-pardieu! il ne sera pas dit que les Français du dix-neuvième
-siècle m'auront brouillé avec le plus illustre écrivain
-de la république des Intérêts-Unis.»</p>
-
-<p>M. Atout voulut protester.</p>
-
-<p>«Avec celui dont la brillante imagination a reculé le
-domaine de la poésie!&hellip;»</p>
-
-<p>M. Atout protesta plus fort.</p>
-
-<p>«Avec le génie facile et universel qui nous a assuré
-la supériorité dans tous les genres.»</p>
-
-<p>M. Atout se confondit en protestations.</p>
-
-<p>«Avec le plus grand homme, enfin, de notre époque.»</p>
-
-<p>M. Atout serra la main de Blaguefort en affirmant qu'il
-allait se fâcher.</p>
-
-<p>Celui-ci, qui avait épuisé ses formules d'éloges, parut
-céder avec peine; mais, fort de son exorde par insinuation,
-il commença à effrayer l'académicien sur les suites
-de la publication annoncée: c'était se faire des ennemis,
-s'exposer à des représailles, nuire à la considération de
-cette Académie dont il était le protecteur et la gloire!</p>
-
-<p>Ces raisons étaient fortes, mais on ne renonce point
-ainsi à l'espoir de rendre un collègue ridicule; la fraternité
-des arts descend en droite ligne de celle d'Abel
-et de Caïn. M. Atout résistait et trouvait toujours quelque
-chose à répondre. Il alléguait l'intérêt de la science, l'intérêt
-de l'histoire, l'intérêt des principes, enfin tous les
-intérêts que l'on cite quand on ne veut rien dire du véritable.
-Il invoquait surtout les arrêts de sa conscience,
-idole mystérieuse qui parle ou se tait selon la volonté du
-grand prêtre.</p>
-
-<p>Blaguefort, qui était à bout d'éloquence, s'arrêta enfin
-tout à coup, comme illuminé d'une subite inspiration.</p>
-
-<p>«Je comprends, s'écria-t-il; vous ne voulez point
-perdre l'occasion; cette critique de l'ouvrage du bibliophile
-doit piquer la curiosité; on peut en vendre autant
-d'exemplaires que de l'ouvrage lui-même.</p>
-
-<p>&mdash;Sinon davantage, ajouta M. Atout; puis j'ai d'autres
-motifs&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Je sais, je sais, interrompit Blaguefort, la science&hellip;
-les principes&hellip; la conscience&hellip; Eh bien, je vous achète
-tout!»</p>
-
-<p>L'académicien fit un mouvement.</p>
-
-<p>«Cent vingt mille francs pour le livre du bibliophile
-et cent vingt mille francs pour la réfutation, continua
-l'homme aux spéculations; cela arrange tout. Je vendrai
-d'abord le premier comme un chef-d'&oelig;uvre, puis le
-second pour prouver que c'est une rhapsodie. De cette
-manière le public aura fait une double étude et moi un
-double profit. Voyons, c'est convenu, n'est-il pas vrai?
-Je vais écrire nos conditions pour éviter tout malentendu.</p>
-
-<p>Blaguefort s'était assis à la table de M. Prétorien, où il
-rédigea le traité convenu; M. Atout signa, reçut un billet
-à ordre, et il allait prendre congé du directeur du Grand
-Pan, lorsque celui-ci, qui se rendait au Musée, proposa
-d'y conduire les deux ressuscités. Ils acceptèrent avec
-empressement, et M. Atout se retira seul.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch18">XVIII</h2>
-
-<div class="abstract">La Bibliothèque nationale et son catalogue.&mdash;Utilisation de la promenade.&mdash;Ce
-que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.&mdash;Portraits à la grosse, avec ressemblance
-garantie.&mdash;M. Illustrandini, statuaire de l'univers.&mdash;M. Prestet,
-peintre du Gouvernement à pied et à cheval.&mdash;Opinion de Grelotin sur la
-peinture.</div>
-
-<p>En suivant leur guide, Maurice et Marthe passèrent
-devant un édifice noir gardé par des soldats. Ils l'auraient
-pris pour une maison de force, s'ils n'avaient lu au-dessus
-de la porte d'entrée: <i>Bibliothèque Nationale</i>. Ils exprimèrent
-le désir d'y entrer; mais M. Prétorien les avertit
-qu'elle était fermée.</p>
-
-<p>«L'inscription vous a trompés, dit-il en souriant; à
-Sans-Pair, une bibliothèque nationale n'est point celle
-dont le peuple jouit, mais celle qu'il entretient. Il en est
-pour cela comme de la voie publique, toujours barrée
-par ordre de l'autorité supérieure, et que l'on répare
-perpétuellement de ses réparations. Qu'auriez-vous vu
-d'ailleurs? Des montagnes de livres superposés au hasard.
-Le zèle et la science des conservateurs s'évertuent en
-vain à débrouiller ce chaos. Les fonds dont ils auraient
-besoin sont absorbés par les gendres et les neveux de
-députés, qui obtiennent des missions artistiques pour la
-dégustation des vins de Tokai, l'étude des huîtres d'Ostende
-ou l'examen des Circassiennes du Caucase. Voilà
-trois siècles qu'on travaille au catalogue; chaque mois
-on classe cent volumes, et on en reçoit mille qui restent
-non classés! C'est une mer dans laquelle se jettent tous
-les jours de nouveaux fleuves, et que l'on essaye à mettre
-en bassins avec une coque de noix. Aussi l'édifice eût-il
-déjà fléchi sous le faix toujours croissant des livres qu'on
-y entasse, si les rats et les collecteurs ne travaillaient
-sourdement à son allégement. Du reste, la police la plus
-rigoureuse est établie à la porte; on interdit les gros
-souliers, qui feraient trop de poussière; les parasols sont
-sévèrement prohibés, et chacun doit laisser, en entrant,
-son chapeau au portier. Aussi la bibliothèque de Sans-Pair
-est-elle partout citée pour modèle, et, sauf les livres,
-tout y est dans un ordre parfait.</p>
-
-<p>Vis-à-vis la bibliothèque s'étendait un jardin public
-que Prétorien traversa, et où Maurice put renouveler
-l'observation qu'il avait déjà faite. Tous les promeneurs
-se livraient à quelque travail qui utilisait la locomotion.
-Les uns brodaient en marchant, les autres faisaient de la
-tapisserie, tressaient des paniers ou fabriquaient des
-bourses et des faux tours pour les étrennes. Les jeux
-publics servaient également à la production. Chaque
-escarpolette mettait en mouvement un pétrin mécanique
-pour la fabrication des gâteaux; les chevaux de bois
-faisaient tourner un moulin à café, et les tirs au pistolet
-servaient à casser des noisettes.</p>
-
-<p>Maurice remarqua surtout un homme de moyen âge
-qui avait réussi à rendre sa promenade triplement profitable:
-il lisait, tricotait et traînait après lui un appareil
-économique dans lequel cuisait son dîner.</p>
-
-<p>En quittant la promenade, les deux époux se trouvèrent
-dans un nouveau quartier.</p>
-
-<p>Là, tout avait changé d'aspect. On ne voyait qu'hommes
-barbus et que femmes échevelées, portant tous les costumes
-connus, depuis la feuille de figuier de nos premiers
-pères jusqu'à la robe de chambre du dix-neuvième siècle.
-M. Prétorien leur apprit que c'était le quartier des artistes.</p>
-
-<p>Leur première et constante préoccupation était celle
-de ne pas s'habiller comme le bourgeois, de n'avoir pas
-les mêmes meubles que le bourgeois, de ne pas ressembler
-au bourgeois! En conséquence, ils étaient vêtus de
-toges, de cuirasses ou de hauts-de-chausses de tricot;
-ils marchaient avec des pantoufles de mamamouchi, s'asseyaient
-sur de grands fauteuils boiteux du temps des
-croisades, buvaient dans d'anciens hanaps bosselés, et
-fumaient du tabac de caporal à travers des narguillés de
-douze pieds. Le tout dans l'intérêt de l'art et par haine
-pour la bourgeoisie.</p>
-
-<p>Nous avons oublié de dire que la bourgeoisie, c'était
-tout le monde, excepté eux!</p>
-
-<p>Outre cette grande haine, les artistes de Sans-Pair
-avaient certains principes qui formaient comme le code
-de leur association, et que l'on pouvait résumer en six
-aphorismes:</p>
-
-<p><span class="sc">Article</span> 1<sup>er</sup>. Le sculpteur trouve que la peinture a
-cessé d'exister.</p>
-
-<p><span class="sc">Article</span> 2. Le peintre trouve que la sculpture n'existe
-plus.</p>
-
-<p><span class="sc">Article</span> 3. Peintres et sculpteurs ne reconnaissent de
-talent qu'aux morts; encore faut-il qu'ils le soient depuis
-longtemps.</p>
-
-<p><span class="sc">Article</span> 4. La meilleure des républiques est celle où
-l'on achète le plus de statues et de tableaux.</p>
-
-<p><span class="sc">Article</span> 5. On doit toujours secourir un confrère,
-mais on n'est jamais tenu de l'admirer.</p>
-
-<p><span class="sc">Article</span> 6. L'artiste a trois ennemis: le marchand de
-couleurs, le public et son propriétaire.</p>
-
-<p>Prétorien visita d'abord, avec ses compagnons, l'école
-où l'on envoyait les jeunes gens reconnus propres aux
-arts. On l'avait ornée de statues ou de tableaux retrouvés
-dans les ruines de Paris, et qui étaient devenus des
-chefs-d'&oelig;uvre avérés depuis que le temps en avait détruit
-une partie. Mais le directeur du <i>Grand Pan</i> ne laissa
-point à Maurice le temps de les voir. Il avait promis de
-le conduire chez les artistes les plus célèbres de Sans-Pair,
-et il entra d'abord chez M. Aimé Mignon, peintre
-de tous les princes, de tous les banquiers et de toutes
-les jolies femmes de la République.</p>
-
-<p>M. Aimé Mignon était le premier qui eût songé à appliquer
-au portrait le système de la confection en pacotille.
-Il avait, pour cela, ramené toutes les physionomies à
-cinq caractères: le grave, le gai, le sauvage, le voluptueux,
-l'indifférent, et avait fait peindre d'avance une
-collection de toiles reproduisant ces différents types sans
-le visage! Ces toiles étaient exposées dans son atelier
-avec le prix, calculé en pouces carrés, de sorte que chacun
-pouvait choisir sa tournure toute faite comme on choisit
-un habit. Il n'y avait plus que la tête à ajouter; mais,
-pour celle-ci, M. Aimé Mignon réussissait toujours au
-gré de l'acheteur. Lui-même développa, sur ce point,
-son procédé à Maurice.</p>
-
-<p>«La mission du portraitiste, dit-il, n'est point, comme
-on l'a cru longtemps, de reproduire ce qu'il voit, mais
-ce qui devrait être. La nature est généralement laide;
-notre rôle est de l'embellir, je dirais même que c'est
-notre devoir. Car, que veulent la plupart des gens qui se
-font peindre? Acquérir la preuve qu'ils sont plus beaux
-qu'ils ne le paraissent. Si un portrait ne réussit qu'à
-reproduire notre laideur, à quoi bon en faire la dépense?
-N'est-ce point assez d'avoir la laideur elle-même? Pensez-vous
-qu'un bègue payât bien cher pour entendre contrefaire
-son bégayement? Le portraitiste a toujours, du
-reste, un moyen sûr de savoir s'il a réussi: celui qu'il
-peint se déclare-t-il ressemblant, il faut qu'il efface vite;
-se prétend-il flatté, tout est bien; l'&oelig;uvre sera payée
-sans réclamation et prônée aux amis.»</p>
-
-<p>De chez M. Mignon, Marthe et Maurice se rendirent
-chez le signor Illustrandini, statuaire ordinaire des cinq
-parties du monde, auxquelles il fournissait indifféremment
-des Vierges avec ou sans Enfant, des Vénus pudiques
-ou non pudiques, des Christs morts ou vivants,
-des martyrs en pied, des païens en gaîne et des grands
-hommes de toutes dimensions. M. Illustrandini avait des
-carrières de marbre qu'il faisait exploiter, des fonderies
-toujours en activité, et douze cents jeunes gens qui modelaient
-et taillaient pour lui.</p>
-
-<p>Prétorien le trouva occupé à expédier soixante colis
-de saints non canonisés destinés à l'Irlande, et une statue
-colossale de l'Incrédulité commandée par le club des
-athées de Boston.</p>
-
-<p>A la vue du journaliste, il s'avança les bras ouverts.</p>
-
-<p>«Le voilà! s'écria-t-il, notre providence, notre étoile
-tutélaire, notre soleil! c'est lui qui a éclairé les ministres.</p>
-
-<p>&mdash;Comment? demanda Prétorien, qui ne parut point
-comprendre.</p>
-
-<p>&mdash;Ne vous rappelez-vous plus ces travaux qu'ils voulaient
-partager entre plusieurs? reprit Illustrandini.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien?</p>
-
-<p>&mdash;Ils viennent de m'en charger seul.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ils ont enfin cédé! dit le journaliste avec un
-mouvement d'orgueil.</p>
-
-<p>&mdash;Grâce à vous! s'écria Illustrandini en lui prenant
-les mains. Qui oserait vous résister? n'êtes-vous pas le
-roi de l'opinion? Mais je puis dire qu'en me rendant
-service, vous n'avez point été non plus inutile à l'art. Je
-serai digne de vous, maître&hellip; d'autant que les premiers
-prix ont été maintenus&hellip; quinze cent mille francs!
-Comment ne pas faire un chef-d'&oelig;uvre? Aussi, depuis
-hier, ma tête est en feu; je vois mes statues; elles marchent,
-elles regardent, elles crient&hellip;»</p>
-
-<p>Illustrandini avait cet enthousiasme mécanique des
-artistes brouillons qui, au lieu de boire avec une émotion
-silencieuse aux fontaines sacrées, s'y jettent jusqu'au
-cou avec de grands cris. Quand il parlait d'art,
-chaque mot avait dans sa bouche le double de syllabes;
-c'était comme le tonnerre que l'on entend au théâtre,
-quelque chose de lourd roulant sur quelque chose de
-creux. Le lourd, c'était la parole, et le creux, l'esprit.</p>
-
-<p>Cependant ces convulsions à froid réussissaient près
-de tout le monde; comme Illustrandini manquait de bon
-sens, on lui avait supposé de l'imagination.</p>
-
-<p>Un riche mariage acheva de le poser dans le monde;
-il prit équipage, donna des dîners, des bals; et la célébrité
-de l'amphitryon finit par déteindre sur l'artiste.</p>
-
-<p>Illustrandini l'avait prévu, car c'était avant tout un
-homme d'affaires. Une fois en possession de la vogue,
-il se mit à l'exploiter avec l'âpreté furieuse des parvenus.
-Prospectus vivant de son propre mérite, il allait partout
-se proposant, pressant, sollicitant. Chaque travail confié
-à un autre était à ses yeux un vol; il criait à la perte
-de l'art; déplorait les beaux siècles de Napoléon et de
-Louis-Philippe, et ameutait contre son rival malencontreux
-la troupe de ses complaisants et de ses dupes.
-Pour lui, tout n'était point assez.</p>
-
-<p>Pendant qu'il faisait éclater l'enthousiasme continu qui
-lui était familier, Prétorien regardait autour de lui avec
-distraction. Illustrandini s'arrêta tout à coup.</p>
-
-<p>«Ah! vous contemplez ma Minerve? s'écria-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Une Minerve! répéta le journaliste, dont les yeux
-s'arrêtèrent avec hésitation sur un bloc de terre glaise.</p>
-
-<p>&mdash;C'est elle! répéta Illustrandini avec complaisance;
-elle est sortie tout armée de mon cerveau comme de celui
-de Jupiter. Je l'ai modelée dans une telle ardeur que
-la terre fumait sous mes doigts.</p>
-
-<p>&mdash;Cependant, fit observer Prétorien avec hésitation,
-il me semble qu'il reste encore beaucoup à faire&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Pour mes élèves, acheva Illustrandini; oui, la
-partie de métier: les bras, les jambes, le corps! Mais
-qu'est-ce que cela quand l'idée a été trouvée? Tout est
-dans l'idée. La déesse, appuyée d'une main sur sa lance,
-présente de l'autre une branche d'olivier. Voilà la statue,
-le reste n'est que du détail et n'a pas besoin du souffle de
-l'artiste. Revenez dans un mois, le voile qui cache Minerve
-à vos yeux sera tombé, et vous la verrez dans sa
-divinité.»</p>
-
-<p>Prétorien promit de revenir et se dirigea vers l'atelier
-de M. Prestet, qui occupait, parmi les peintres, le même
-rang qu'Illustrandini parmi les sculpteurs.</p>
-
-<p>Seulement le sien n'avait rien de poétique ni de solennel,
-loin de là; Prestet chantait les complaintes d'ateliers,
-cultivait le calembour, donnait du cor de chasse
-et imitait le cri de toutes sortes d'animaux; c'était un
-artiste bon enfant, peignant comme il chassait, comme
-il jouait au billard, avec une facilité leste et insoucieuse.
-Aussi essayait-il indifféremment tous les genres; l'art,
-pour lui, n'était point une préférence, mais une profession.
-Il inscrivait sur un livre-journal les commandes
-qui lui étaient faites et les exécutait par numéro d'ordre.
-Or, on estimait que, pour y satisfaire, il devrait atteindre
-l'âge de cent douze ans, et qu'il aurait alors exécuté
-745 kilomètres de peinture de tout genre.</p>
-
-<p>Il avait, du reste, réussi à rendre plus rapide le travail
-des grandes toiles destinées au Panthéon de Sans-Pair,
-en les peignant sur une locomotive et armé d'une
-perche à quatre pinceaux. Pour les moindres tableaux,
-il se contentait d'un appareil ingénieux qui lui permettait
-d'en exécuter cinq en même temps.</p>
-
-<p>Il reçut nos visiteurs sans se déranger, donnant pour
-excuse les huit tableaux qu'il devait livrer le soir même,
-et continua d'en peindre trois, tout en causant.</p>
-
-<p>Maurice voulut connaître ses idées sur la peinture;
-M. Prestet les lui indiqua avec son aisance et son aplomb
-habituels.</p>
-
-<p>«La peinture, dit-il, est l'art de représenter tout
-ce qu'indiquent les programmes, à la satisfaction du
-Gouvernement et de son auguste famille. On vous ordonne
-une bataille, vous faites des gens en uniforme
-qui se battent; un groupe de nymphes, vous peignez
-trois femmes peu vêtues; une machine ingénieuse, vous
-dessinez un métier d'où sort une paire de chaussettes. Si
-chacun reconnaît la chose sans inscription, vous pouvez
-dire comme le vieil Italien: «Moi aussi je suis peintre»;
-et la preuve que vous l'êtes, c'est qu'on vous commandera
-des tableaux. On a parlé de mélodie de tons, de
-couleurs vibrantes, d'harmonie de lignes! folie! Toute
-la peinture se trouve comprise dans un mot: copier ce
-qui est, de manière à ce que le ministre des beaux-arts
-lui-même puisse reconnaître qu'un fagot n'est pas un
-conseiller d'État! Tout le reste est de la poésie Grelotin,
-bon pour Grelotin, digne de Grelotin.»</p>
-
-<p>Maurice demanda ce que c'était que Grelotin.</p>
-
-<p>«Un quasi-idiot, qui sert de jouet à nos artistes, répondit
-Prétorien. Il a étudié l'art vingt ans, et, ne pouvant
-atteindre à son idéal, il s'est résigné à devenir
-gardien du Musée, où il continue à étudier son système:
-car Grelotin a un système qui ferait infailliblement de lui
-un grand peintre, ou un grand sculpteur, s'il peignait
-ou s'il sculptait. Vous pourrez, du reste, l'interroger
-vous-même quand nous traverserons les galeries.»</p>
-
-<p>Ils prirent congé de Prestet et se dirigèrent vers le
-Musée.</p>
-
-<p>Toutes les écoles, réunies par groupes, comme les
-différentes familles d'une même race, avaient été entassées
-dans une seule salle, afin que les autres pussent
-être réservées à <i>l'art national</i>: c'est ainsi que l'on désignait,
-à Sans-Pair, les &oelig;uvres d'Illustrandini, de Mignon
-et de Prestet.</p>
-
-<p>Grelotin se tenait à la porte de l'immense galerie,
-comme un dragon devant le trésor qu'il garde.</p>
-
-<p>C'était un tout petit homme, mal fait, presque chauve,
-dont les lèvres étaient agitées d'un tremblement continuel,
-et qui regardait devant lui avec des yeux doux
-et à demi égarés.</p>
-
-<p>Prétorien lui présenta Marthe et Maurice comme un
-couple des vieux siècles; Grelotin les regarda.</p>
-
-<p>«Vivaient-ils du temps où l'on savait peindre des tableaux
-qui chantaient?» demanda-t-il avec une curiosité
-empressée.</p>
-
-<p>Les deux ressuscités regardèrent leur conducteur.</p>
-
-<p>«Oui, oui, reprit Grelotin avec insistance; il y a eu
-un temps où la brosse et le ciseau communiquaient une
-voix mélodieuse à leurs &oelig;uvres; je le sais bien, moi qui
-les entends ici.</p>
-
-<p>&mdash;Vous les entendez? répéta Marthe étonnée.</p>
-
-<p>&mdash;Tous les soirs! reprit Grelotin; quand la porte de
-la galerie est refermée, et que le soleil couchant laisse
-glisser sur les murs ses grandes lueurs enflammées, vite
-je cours, là-bas, près des Italiens, et j'entends toutes les
-toiles qui chantent en ch&oelig;ur sans que leurs accents se
-confondent. Je reconnais celui de Raphaël, à sa douceur
-sublime; celui de Corrége, ample et attendri; celui du
-Titien, qui semble vous envelopper; ceux de Carrache,
-de Léonard de Vinci, de Guide, de Guerchin, d'André
-del Sarte, tour à tour fougueux, suaves, expressifs ou
-caressants. Puis viennent les Flamands, à la mélodie
-moins céleste, mais plus vibrante: Rubens, dont la
-forte voix chante tour à tour sur tous les tons; Vandyck,
-profond et sombre; l'harmonieux Jordaëns; le réjouissant
-Téniers; Van-Ostade, Ruysdaël, Berghem, Wouvermans,
-mêlant leurs agrestes pastorales aux cantinelles
-de Miéris et de Gérard Dow. Puis c'est le tour des
-Espagnols, avec Murillo au timbre varié, Riberra le
-hardi, Velasquèz le chevaleresque, Zurbaran le mystique.
-Enfin, les vieux peintres français: Poussin, Lesueur,
-Claude Lorrain, Watteau, Lancret, ch&oelig;ur de
-voix nobles ou charmantes, que l'on entendrait mieux
-sans leurs successeurs: car la peinture française aussi
-avait perdu l'art. Voyez ces dernières toiles: elles ne
-chantent plus, elles ne parlent même point, elles ne savent
-que faire entendre des clameurs discordantes; on
-dirait qu'elles luttent à qui poussera le cri le plus aigu.
-De loin en loin, quelques-unes murmurent encore mélodieusement;
-mais, au milieu du tumulte, on les distingue
-à peine, ce sont comme des voix d'anges dans le
-chaos.</p>
-
-<p>&mdash;Heureusement que de ce chaos est sorti un nouveau
-monde, fit observer Prétorien.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit Grelotin en secouant la tête, un monde
-muet.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, notre art national?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;A perdu la voix, continua l'idiot tristement. Parcourez
-ces salles, écoutez ces tableaux et ces statues,
-vous n'entendrez rien. On croit encore voir l'art, et on
-n'en a que l'apparence. L'art vivant n'est plus parmi
-nous; la toile et le marbre ont cessé de chanter.»</p>
-
-<p>Le journaliste éclata de rire et prit congé du gardien;
-mais Maurice était devenu pensif. De tous ceux qu'il
-venait d'entendre, Grelotin était le seul qui l'eût touché.
-Les autres exploitaient l'art; lui, il le sentait.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch19">XIX</h2>
-
-<div class="abstract">Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue l'accessoire.&mdash;Transformations
-successives d'un drame historique.&mdash;Première
-représentation.&mdash;Une loge d'avant-scène.&mdash;Analyse de <i>Kléber en
-Égypte</i>, drame
-en cinq actes et à plusieurs bêtes.</div>
-
-<p>Au sortir du Musée, Prétorien se rappela qu'il devait
-assister à la première représentation d'un drame dont
-l'annonce remuait tout Sans-Pair. Il s'agissait d'une
-pièce intitulée <i>Kléber en Égypte</i>, qui, au dire des initiés,
-accusait les études historiques les plus profondes. L'auteur
-avait su ramener ses caractères et ses fables à la
-simplicité antique du dix-neuvième siècle. Cependant, il
-n'était arrivé à faire jouer son drame qu'après une série
-d'épreuves dont le directeur du <i>Grand Pan</i> fit le récit à
-ses compagnons.</p>
-
-<p>«Autrefois, leur dit-il, dans une représentation scénique,
-la pièce était l'objet principal; c'était pour elle
-que l'on disposait les décorations, les costumes, les acteurs;
-on admettait la suprématie de l'esprit sur la matière,
-la soumission de l'instrument à la musique qu'il
-devait rendre; nous avons changé ces trop commodes
-habitudes. Aujourd'hui, la pièce est l'accessoire; le directeur
-l'essaye à ses toiles peintes, l'arrange pour sa
-troupe. Il la rogne au commencement, l'allonge à la fin,
-l'élargit au milieu. Chaque comédien, au lieu de représenter
-un caractère, révèle au public sa propre personnalité;
-on ne joue plus de pièces, on joue des acteurs.
-Le drame de <i>Kléber en Égypte</i> offre, du reste, un exemple
-éclatant de la souplesse avec laquelle nos auteurs accommodent
-l'idée à toutes les exigences. La pièce, qui
-s'appelait d'abord <i>La Jeune Esclave</i>, avait été écrite pour
-les débuts d'une actrice charmante, qui s'est malheureusement
-trouvée tout à coup hors d'état de jouer les vierges.
-On a alors proposé de lui substituer un amoureux,
-en prenant pour titre <i>Le Jeune Esclave</i>! Ce n'était qu'une
-modification d'artiste, comme le fit observer spirituellement
-le directeur (car les directeurs ont de l'esprit depuis
-qu'ils ne laissent plus les auteurs en avoir); mais
-l'amoureux refusa le rôle à cause du costume, qui ne
-lui permettait point de porter des bottes à la dragonne;
-les bottes à la dragonne étaient sa spécialité et l'origine
-de tous ses succès! Un auteur de votre temps eût sans
-doute renoncé à son &oelig;uvre après de tels échecs, mais
-les nôtres sont plus tenaces. Celui de la pièce nouvelle
-apprit qu'un célèbre dompteur de bêtes venait d'arriver
-à Sans-Pair, et son plan fut aussitôt transformé. Il substitua
-Kléber au grand Sésostris, un aigle chauve au capitaine
-des gardes, et remplaça l'amoureux par un jeune
-caïman de la plus haute espérance. C'est lui que nous
-allons voir. On dit le rôle merveilleusement approprié
-à ses facultés dramatiques et plein d'effets saisissants.
-Mais l'heure du spectacle n'est point encore arrivée, et
-celle du dîner vient de sonner; entrons au <i>B&oelig;uf de la
-reine d'Angleterre</i>: c'est un restaurant nouveau établi
-par notre société, et dont les actions sont déjà de quatre-vingts
-pour cent au-dessus du pair; on y accepte
-tout en payement: chapeaux sans bords, breloques de
-montres, roues de cabriolet. Un pauvre diable peut y
-échanger ses vieilles bottes contre une côtelette, ou ses
-bretelles contre un potage; aussi vous voyez quelle foule.
-Cependant, les consommateurs qui payent en argent ont
-une salle particulière, et prélèvent les meilleurs morceaux.»</p>
-
-<p>Ils entrèrent dans un réfectoire où se dressaient une douzaine
-de tables colossales, sur chacune desquelles étaient
-servis des animaux tout entiers. Ici, c'était un b&oelig;uf
-couché sur une litière de pommes de terre frites ou de
-choucroute; plus loin, des veaux à demi enfoncés dans
-la gelée, des moutons piqués d'ail, des porcs dorés au
-feu, des monceaux de poulardes exhalant le parfum de
-la truffe, et des files de canards nageant dans des rivières
-de navets ou de pois verts. D'énormes couteaux, mus
-par la vapeur, procédaient au dépècement de ce festin
-homérique.</p>
-
-<p>«Vous êtes peut-être surpris d'une pareille exhibition
-culinaire, dit Prétorien, mais elle a pour but de rassurer
-contre la fraude des restaurateurs. Ici, chaque convive
-constate l'identité du nom et de la chose; ce qu'il mange
-est bien ce qu'il croit manger; comme saint Thomas, il
-peut voir et toucher. Asseyons-nous devant ce b&oelig;uf
-encore intact, auquel les cornes et la peau ont été conservés
-pour plus d'authenticité, et indiquez vous-même
-le morceau préféré, il vous sera à l'instant découpé et
-servi. Quant à la boisson, voyez parmi tous les noms
-gravés sur les tonneaux, et tournez le robinet de celui
-que vous aurez choisi.»</p>
-
-<p>Les deux époux prirent place à une table défendue,
-selon la manière anglaise, par des cloisons qui procuraient
-à chaque consommateur l'agrément de ne pas voir
-ses voisins et de ne point en être vu. Chacun mangeait
-comme les chevaux, seul à son râtelier. On n'était jamais
-exposé à parler à un autre convive, à lui rendre un de
-ces légers services qui entretiennent la sociabilité entre
-les hommes; on était chez soi, avec soi, rien que pour
-soi!</p>
-
-<p>Du restaurant, Prétorien se rendit au grand Théâtre
-de la République, où se donnait la pièce nouvelle.</p>
-
-<p>Le péristyle était décoré des statues de Shakespeare,
-de Schiller, de Calderon et de Molière, mises sans doute
-à la porte pour avertir que leur génie n'avait plus de
-place au dedans. Les arrivants trouvèrent la salle éclairée
-et déjà garnie de spectateurs. C'était cette foule d'artistes,
-de gens de lettres, de journalistes, conviés à venir
-prendre les prémices de toutes les fêtes de l'esprit ou
-du regard, et n'y venant que pour railler l'amphitryon
-et le festin; race blasée, dédaigneuse, qui méprise les
-plaisirs qu'on lui donne, et qui s'indignerait qu'on les
-lui refusât.</p>
-
-<p>En traversant un des corridors, Prétorien aperçut un
-groupe au milieu duquel se trouvait M. Claqueville, assureur
-de succès en tous genres.</p>
-
-<p>M. Claqueville avait des cheveux blancs, la croix d'honneur
-et trois mille six cent quarante-trois médailles reçues
-de la société des auteurs dramatiques pour autant de
-pièces sauvées du naufrage. Il était, en outre, l'inventeur
-d'une multitude de perfectionnements destinés à transformer
-en chefs-d'&oelig;uvre tous les ouvrages assurés par
-sa maison. Non-seulement il avait des rieurs à gages,
-des pleureuses patentées et des ouvriers en applaudissement,
-tous élevés pour ces différentes destinations
-dans la ménagerie humaine de M. Banqman, mais il entretenait
-une armée de <i>caudataires</i> chargés de figurer de
-la foule; huit femmes excellant dans les attaques de nerfs
-et les évanouissements; trois vieillards ayant pour spécialité
-de se faire écraser aux portes des théâtres, afin
-de prouver l'affluence; enfin, une escouade de prestidigitateurs
-chargés d'enlever dans toutes les poches les
-sifflets et les clefs forées.</p>
-
-<p>Au moment où Marthe et Maurice le rencontrèrent, il
-se trouvait précisément entouré des chefs d'escouade,
-auxquels il communiquait son ordre du jour.</p>
-
-<p>«Attention sur toute la ligne, s'écriait-il en levant sa
-canne comme une épée de commandant; l'administration
-a dépensé six cent mille francs, il faut que la pièce fasse
-l'admiration du ciel et de la terre. Enlevez-moi-la au
-niveau de la grande pyramide d'Égypte&hellip; dont vous
-verrez la réduction en toile peinte. Il nous faut trois
-cents représentations, mes agneaux. Les claqueurs qui
-pourront me montrer des ampoules recevront une gratification,
-et les pleureuses qui se donneront un rhume
-de cerveau auront droit à un pourboire. Surtout, soignez
-les entrées du crocodile, vu qu'il m'a donné des billets.»</p>
-
-<p>Prétorien se fit ouvrir une loge d'avant-scène, dans laquelle
-il avait reconnu madame Facile, en compagnie de
-MM. Banqman, Le Doux, Blaguefort, et de milord Cant,
-reconnu à Sans-Pair pour le roi de la fashion.</p>
-
-<p>Milord Cant méritait à tous égards cette royauté: il entretenait
-les plus beaux équipages et les maîtresses les
-plus dispendieuses, tenait les plus forts paris et se montrait
-partout où il n'y avait rien d'utile a faire. On eût en
-vain cherché dans sa vie un trait de dévouement, un
-élan de sympathie, une heure de nobles efforts. Milord
-Cant n'avait jamais dévié de cette distinction qui nous
-fait tirer orgueil du hasard, non de la volonté; de ce qui
-est en dehors de nous, jamais de nous-mêmes. Pour lui,
-le but n'était point vivre, mais paraître; sa loi n'était
-pas le bien, mais la convenance. Pauvre égoïsme gonflé
-de vanité, qui jouait dans le monde le rôle de ces colosses
-brodés d'or que l'on place à la tête des régiments, les
-jours de revue, pour l'admiration des vieilles femmes et
-des enfants!</p>
-
-<p>Au moment où Prétorien parut avec ses compagnons,
-il venait d'approcher de son oreille une petite corne
-d'ivoire qu'il réussit à y maintenir au moyen d'une contraction
-particulière. La corne d'ivoire passait à Sans-Pair
-pour le symbole de la suprême élégance; elle avait
-renchéri sur le lorgnon. Après avoir trouvé du bon ton
-d'être myope, on avait trouvé de meilleur ton d'être
-sourd. C'était une preuve d'inutilité de plus.</p>
-
-<p>Milord Cant avait, en outre, laissé croître ses ongles,
-à l'exemple des Chinois, afin de constater son oisiveté.
-Il portait un vêtement de toile de chanvre, qui, vu la
-rareté de cette dernière production, était un objet de
-luxe, et, au lieu de diamants, devenus ridicules depuis
-qu'on les fabriquait comme du verre, des boutons de
-pierres à fusil, dont toutes les femmes admiraient la
-beauté.</p>
-
-<p>Le journaliste et lui se saluèrent comme deux rois,
-dont l'un a conquis sa couronne et dont l'autre l'a reçue;
-Prétorien avec une ironie voilée, milord Cant avec une
-légèreté un peu dédaigneuse.</p>
-
-<p>Quant à madame Facile, elle parut ravie de voir Marthe
-et Maurice; elle les fit asseoir près d'elle, voulut entendre
-leur histoire, et parut plus émerveillée du souhait qu'ils
-avaient formé que de le voir accompli.</p>
-
-<p>«Connaître l'avenir du monde! s'écria-t-elle; et vous
-avez, pour cela, franchi tant de siècles! Que nous importe
-l'avenir à nous qui n'avons que le présent? que nous sont
-les hommes qui viendront après nous? avons-nous donc
-d'autre intérêt que ce que nous pouvons voir et sentir?
-L'avenir, c'est l'inconnu, et l'inconnu, c'est le vide.</p>
-
-<p>&mdash;Non pas pour ceux qui espèrent, dit Maurice. L'inconnu,
-c'est le champ où sont semés nos rêves, où nous
-les voyons germer, croître et fleurir. Et qui voudrait vivre
-sans ce bénéfice de l'incertitude accordée à notre misère?
-que serait la vie sans les horizons fuyants et sans les
-nuées qui embrument son lointain? Privée de l'inconnu,
-l'âme serait prisonnière comme le regard qu'arrêtent les
-murs d'un cachot; ses ailes oublieraient à voler. Ah!
-n'éprouvez-vous donc point cette impatience qui fait
-regarder par-dessus chaque jour ce qui doit venir ensuite?
-N'avez-vous point la soif de connaître, l'aspiration
-vers l'infini, cette horreur du doute qui crie sans cesse:
-«En avant!» Aimez-vous autant aujourd'hui que demain?
-A quoi pensez-vous donc, enfin, quand vous êtes seule
-et que vous regardez le ciel?</p>
-
-<p>&mdash;A quoi elle pense? interrompit Banqman en éclatant
-de rire; pardieu! elle pense au temps qu'il fera.</p>
-
-<p>&mdash;Moi, je me rappelle les séances auxquelles je dois
-me trouver, ajouta Le Doux.</p>
-
-<p>&mdash;Moi, les visites à faire, reprit milord Cant.</p>
-
-<p>&mdash;Moi, mes échéances, continua Blaguefort.</p>
-
-<p>&mdash;Moi, je ne pense à rien», acheva Prétorien.</p>
-
-<p>Maurice les regarda tous avec étonnement.</p>
-
-<p>«Quoi! pas un rêve? répéta-t-il; aucun souci de l'invisible?
-Et pourquoi donc vivez-vous alors?</p>
-
-<p>&mdash;Eh! mais&hellip; pour vivre!» répliqua Banqman avec
-un gros rire.</p>
-
-<p>Et se penchant vers Prétorien:</p>
-
-<p>«Évidemment, votre ressuscité est un peu fou, dit-il
-à demi-voix.</p>
-
-<p>&mdash;Non, répliqua Prétorien sur le même ton; c'est un
-enfant!»</p>
-
-<p>La conversation fut interrompue par le tintement de
-la cloche qui annonçait le commencement du spectacle.
-Chacun prit sa place; tous les yeux se tournèrent vers
-la scène; le rideau se leva!</p>
-
-<p>Ici, nous sommes obligé d'avoir recours à la forme du
-compte-rendu, et de donner à notre récit l'apparence
-d'un feuilleton du lundi. Que Dieu et nos lecteurs nous
-le pardonnent!</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le théâtre représente une campagne aux bords du
-Nil; vers l'horizon apparaît le Caire, copié sur une vignette
-anglaise; à droite se trouve la maison d'Achmet,
-ancien ministre du soudan d'Égypte, mais depuis longtemps
-tombé dans la disgrâce, et qui vient de mourir.
-Son corps est exposé sur un palanquin, à la porte de sa
-demeure, et la foule prie autour en silence. Quelques
-figurantes, pour compléter l'illusion, font le signe de la
-croix.</p>
-
-<p>On distingue surtout, au milieu d'elles, Astarbé, la
-fille du défunt, qui tient les bras levés au ciel, tandis
-que la foule chante en ch&oelig;ur:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Le vertueux Achmet est mort!</div>
-<div class="verse">Dieu, ta sagesse est profonde!</div>
-<div class="verse">Sa fille reste seule au monde;</div>
-<div class="verse">Sois béni, Dieu prudent et fort.</div>
-</div>
-
-<p>Quand l'orchestre a fini la ritournelle consacrée à la
-douleur publique, la foule se retire et laisse Astarbé
-seule avec un étranger qui, depuis quelques jours, est
-l'hôte de son père.</p>
-
-<p>Il vient annoncer à l'orpheline son départ!&hellip; A cette
-nouvelle, celle-ci ne peut retenir ses larmes; l'étranger
-s'écrie:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Elle pleure! ô bonheur! Vous pleurez!&hellip; Ah! tu m'aimes!</div>
-</div>
-
-<p>Astarbé baisse les yeux et ne répond rien. Son interlocuteur,
-qui connaît le proverbe, lui propose aussitôt
-de partir avec lui. Astarbé, qui ne veut pas être en reste
-de politesse, l'engage, de son côté, à rester avec elle;
-mais, à cette demande, l'inconnu regarde de tous côtés
-pour s'assurer qu'il ne peut être entendu que par les
-dix mille spectateurs; il prend Astarbé à part et lui
-dit:</p>
-
-<p class="c small">L'ÉTRANGER.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Écoute&hellip; mais toi seule, enfant&hellip; Je t'ai trompée!</div>
-<div class="verse">Mon costume est d'emprunt, mon nom n'est pas le mien.</div>
-</div>
-
-<p class="c small">ASTARBÉ.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Achève!</div>
-</div>
-
-<p class="c small">L'ÉTRANGER.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Eh bien, je ne&hellip; suis point Égyptien!</div>
-</div>
-
-<p class="c small">ASTARBÉ.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">O ciel!</div>
-</div>
-
-<p class="c small">L'ÉTRANGER.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Je suis Français!</div>
-</div>
-
-<p class="c small">ASTARBÉ.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i6">Qu'Osiris nous assiste!</div>
-<div class="verse">Et quel est donc alors votre nom?</div>
-</div>
-
-<p class="c small">L'ÉTRANGER.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i9">Jean-Baptiste</div>
-<div class="verse">Kléber!&hellip;</div>
-</div>
-
-<p>Astarbé, d'abord saisie, s'abandonne ensuite à la joie
-d'être aimée par le général en chef de l'armée française.
-Celui-ci ne s'était rendu près du Caire que pour étudier
-les forces du Soudan; mais maintenant sa mission est
-terminée, et il doit retourner vers ses soldats. Astarbé
-consent à le suivre, pourvu qu'un marabout du voisinage
-bénisse leur union. Kléber, dont la tolérance s'étend
-aux curés de toutes les nations, accepte le marabout,
-et il sort pour l'avertir lui-même.</p>
-
-<p>Astarbé, restée seule, se livre à une joie entrecoupée
-de mélancolie; elle prend congé de tout ce qui l'environne:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Adieu, toit paternel, terre des brunes filles;</div>
-<div class="verse">Fleuve aux flots limoneux musqués de crocodiles;</div>
-<div class="verse">Horizon hérissé d'obélisques pierreux,</div>
-<div class="verse">Que l'on prendrait de loin pour les jambes des cieux;</div>
-<div class="verse">B&oelig;ufs que l'on mange ailleurs et qu'ici l'on adore;</div>
-<div class="verse">Sphinx dont le front coiffé se couronne d'aurore;</div>
-<div class="verse">Ibis aux becs pensifs, symboliques lotus;</div>
-<div class="verse">Légumes trois fois saints, plus saint papyrius;</div>
-<div class="verse">Noble roseau du Nil, dont l'enveloppe frêle</div>
-<div class="verse">Fixe cet alphabet que notre enfance épèle;</div>
-<div class="verse">Et toi, père embaumé qu'attend le jugement;</div>
-<div class="verse">Heureuse de vous fuir, je vous quitte en pleurant.</div>
-<div class="verse">Et cependant où vit Kléber rien ne me pèse:</div>
-<div class="verse">Quand le c&oelig;ur est français, l'âme est bientôt française.</div>
-</div>
-
-<p>Puis, entendant tout à coup un frémissement parmi
-les buissons de la rive, elle se rappelle le nourrisson
-amphibie apprivoisé par ses soins, et elle s'écrie:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">C'est lui, le caïman pour moi devenu doux,</div>
-<div class="verse">Qu'attirent ma voix et ce plat de couscoussous.</div>
-</div>
-
-<p>Ici, tous les cuivres de l'orchestre font entendre un
-<span lang="it" xml:lang="it">forte</span>, le tam-tam déchire l'air, et la tête du crocodile
-paraît entre deux touffes de roseaux en fer-blanc.</p>
-
-<p>Son entrée est saluée par d'unanimes applaudissements.</p>
-
-<p>L'animal appuie ses courtes pattes sur la planche
-peinte qui représente les bords du Nil, s'élance lourdement
-sur le théâtre, court à la pâtée que lui présente
-Astarbé, l'engloutit en un instant, puis se laisse aller
-amoureusement sur le dos, et frotte sa tête écailleuse
-contre les pieds de la jeune fille.</p>
-
-<p>On applaudit de nouveau, et Astarbé commence les
-exercices innocents qu'elle a enseignés à Moïse: c'est le
-nom de son crocodile.</p>
-
-<p>D'abord elle lui fait jouer aux osselets, puis sauter à
-travers un cerceau, puis danser une polonaise.</p>
-
-<p>Un grand bruit, qui se fait entendre derrière la scène,
-met fin à ces plaisirs. Moïse rentre dans son Nil de
-carton, et Astarbé, effrayée, remonte vers le fond du
-théâtre en annonçant le soudan.</p>
-
-<p>Il arrive en effet avec ses gardes et suivi de la foule,
-qui paraît toujours quand il y a des ch&oelig;urs. Les gardes
-chantent:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Voici notre maître suprême;</div>
-<div class="verse i2">Ne craignez rien, il veut qu'on l'aime,</div>
-<div class="verse i2">Allah! Allah! Dieu seul est grand,</div>
-<div class="verse i2">Et son prophète est le Soudan.</div>
-</div>
-
-<p>Mais la foule varie ingénieusement ce refrain en répétant
-d'un ton sournois.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Voici le maître dur et blême;</div>
-<div class="verse i2">Puisqu'on le craint, il faut qu'on l'aime.</div>
-<div class="verse i2">Allah! Allah! Dieu seul est grand,</div>
-<div class="verse i2">Mais prenez bien garde au soudan!</div>
-</div>
-
-<p>Le ch&oelig;ur fini, le prince fait retirer tout le monde,
-sauf Astarbé, à qui il déclare qu'il l'a aperçue au bain,
-il y a trois jours; qu'il en est, en conséquence, tombé
-amoureux, et qu'il est décidé à en faire sa cinq cent
-quatre-vingt-douzième femme.</p>
-
-<p>Astarbé épouvantée répond que la chose est impossible;
-le roi veut l'entraîner de force; mais Kléber arrive
-avec le peuple, qui s'est rassemblé pour le jugement des
-morts, auquel doit être soumis Achmet avant d'obtenir
-les honneurs de la sépulture. Le soudan, qui a trop peu
-de gardes pour faire un coup d'État, feint de se soumettre
-à la loi; mais, au moment où l'on va accorder une
-tombe au père d'Astarbé, il présente le titre d'une
-amende que l'ancien ministre n'a pu lui solder, et réclame,
-selon l'habitude, son corps pour gage!</p>
-
-<p>Astarbé se jette en vain à ses pieds, en le suppliant
-de ne point exposer l'ombre du vieillard à errer sans
-asile sur les sombres bords; le soudan répond par ce
-vers invincible:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Rendez-vous aux vivants, on vous rendra les morts!</div>
-</div>
-
-<p>Et il se prépare à faire enlever le corps d'Achmet.</p>
-
-<p>Mais Kléber, touché du désespoir de la jeune fille, saisit
-un des chevaux du roi, puis, s'élançant avec Astarbé
-dans ses bras, il pique le coursier de ses deux talons et
-disparaît au galop, suivi de Moïse emportant le corps
-d'Achmet.</p>
-
-<p>Stupéfaction obligée.</p>
-
-<p>«Courez! ramenez-le!» s'écrie le soudan quand il a
-disparu. L'orchestre joue un air annoncé comme égyptien,
-et dans lequel Maurice reconnaît celui de <i>Va-t'en
-voir s'ils viennent, Jean</i>.</p>
-
-
-<h3>DEUXIÈME TABLEAU.</h3>
-
-<p>Le lieu de la scène change. On voit des sables faits de
-paille hachée qui tournoient, deux autruches apprivoisées
-qui se promènent d'un air ennuyé, des gazelles qui
-courent après des biscuits, et une pyramide au fond:
-c'est le désert.</p>
-
-<p>Kléber et Astarbé, et le vieux Achmet, qui, en sa
-qualité de mort embaumé, joue un personnage muet,
-arrivent sur leur coursier qui boite. Tous trois succombent
-à la fatigue. Ils s'arrêtent, et Astarbé, prise d'une
-sorte de délire, se met à murmurer:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Pourquoi nous reposer, quand là-bas, près du puits,</div>
-<div class="verse">Je vois l'ombrage frais des grands palmiers, et puis</div>
-<div class="verse">La maison où l'on donne aux hôtes sans monnaie</div>
-<div class="verse">Des riz au lait sucrés qu'un remercîment paye;</div>
-<div class="verse">Où la femme modeste, en gardant la maison,</div>
-<div class="verse">Fait le bonheur d'un homme et file du coton?</div>
-</div>
-
-<p class="c small">KLÉBER.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Astarbé! que dis-tu? Dieu! regarde! l'espace</div>
-<div class="verse">Est brûlant!</div>
-</div>
-
-<p class="c small">ASTARBÉ.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i3">Je voudrais un sorbet à la glace!</div>
-</div>
-
-<p class="c small">KLÉBER.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">N'entends-tu pas venir le simoun destructeur?</div>
-</div>
-
-<p class="c small">ASTARBÉ.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Je voudrais une rose à mettre sur mon c&oelig;ur.</div>
-</div>
-
-<p>Kléber s'efforce de gagner l'ombre de la grande pyramide;
-mais la trombe de paille hachée atteint le cheval,
-l'emporte et laisse à pied le mort et les vivants.</p>
-
-<p>Kléber, au désespoir, appelle son armée. Il énumère
-ses exploits, ce qui est toujours agréable pour un militaire,
-et ne s'arrête qu'à un bruit de chevaux: il en conclut
-que ce sont ses braves dromadaires qui l'ont entendu,
-et il fait un mouvement de joie; mais il reconnaît
-presque aussitôt le soudan et sa cavalerie. On le somme
-de se rendre; il refuse et va périr avec sa femme, lorsque
-le Nil, qui est arrivé à son quantième du mois, déborde
-à propos et noie les gardes du tyran!</p>
-
-<p>Kléber saisit Astarbé évanouie, monte avec elle au
-haut de la grande pyramide, et, près de disparaître dans
-les caveaux funèbres, s'écrie:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Enfin je l'ai sauvée.</div>
-</div>
-
-<p class="c"><span class="small">ASTARBÉ</span>, <i>reprenant ses sens</i>.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i6">Ah! mon père! mon père!</div>
-<div class="verse">S'il est perdu, je veux mourir!</div>
-</div>
-
-<p class="c"><span class="small">KLÉBER</span>, <i>avec un cri de joie</i>.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i8">O sort prospère!</div>
-<div class="verse">Voyez, Moïse, là, nous l'apporte en nageant.</div>
-</div>
-
-<p class="c"><span class="small">ASTARBÉ</span>, <i>tombant à genoux avec une
-exaltation pieuse</i>.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ah! je veux croire au Dieu qui fit le caïman!</div>
-</div>
-
-<p>Tableau final composé de la pyramide, de Kléber,
-d'Astarbé et du crocodile. Musique douce, imitant une
-inondation; la toile se baisse.</p>
-
-
-<h3>TROISIÈME TABLEAU.</h3>
-
-<p>Nous sommes dans l'intérieur de la grande pyramide;
-Achmet a trouvé sa place au milieu des illustres momies
-qui la peuplent; il ne reste plus dans l'embarras que les
-vivants.</p>
-
-<p>Cependant Astarbé,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Qui sait même ennoblir les travaux des dieux lares,</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">nourrit fort bien son général en chef, grâce à Moïse,
-qui lui apporte chaque jour sa pêche et sa chasse. Mais,
-malgré tout, Kléber maigrit, et, comme la jeune fille
-s'en étonne et dit en pleurant:</p>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Que vous manque-t-il donc, mon chef? que dois-je croire?</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">le Français répond:</p>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ce qui me manque, c'est le pain noir de la gloire!</div>
-</div>
-
-<p>Au même instant arrive le crocodile avec différentes
-provisions, parmi lesquelles se trouve une bouteille de
-bordeaux. Mais elle ne contient que des papiers jetés à la
-mer par un vaisseau français au moment du naufrage.
-Le général y voit que l'armée le croit mort et songe à se
-rembarquer; cette nouvelle le jette dans un transport de
-douleur et de rage.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Où sont mes bataillons, gloires numérotées,</div>
-<div class="verse">Dont la poudre a rongé les pipes culottées?</div>
-<div class="verse">Que fais-tu, vieux soldat qui reçois sans regret</div>
-<div class="verse">Le temps comme il te vient, la soupe comme elle est?</div>
-<div class="verse">Noble simplicité des grands temps homériques,</div>
-<div class="verse">Où l'on mangeait des b&oelig;ufs embrochés dans des piques!</div>
-<div class="verse">Ah! je veux (mes efforts me fussent-ils mortels!)</div>
-<div class="verse">A la nage arriver jusqu'à mes colonels!</div>
-</div>
-
-<p>Astarbé cherche en vain à calmer ce désespoir. Voyant
-Kléber décidé à partir,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i3">&hellip; Embarqué sur la nef du courage,</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">elle se rappelle divers souterrains qui font communiquer
-les pyramides avec les bords de la mer, mais elle les
-cherche en vain; enfin, à bout d'espérance, elle s'adresse
-aux restes de son père, qui connaissait les issues.</p>
-<p>Le mort, s'entendant appeler, ouvre lentement sa
-boîte à momie, montre la porte secrète, puis rentre
-chez lui.</p>
-
-<p>Astarbé et Kléber se précipitent dans le souterrain,
-précédés du caïman, qui remue la queue en signe de
-joie.</p>
-
-
-<h3>QUATRIÈME TABLEAU.</h3>
-
-<p>Le spectateur aperçoit un lieu enchanteur avec la mer
-au fond, et une île inaccessible dans le lointain. Le soudan
-est accroupi à la turque sous un bosquet de palmiers,
-et ses esclaves cherchent en vain à le distraire.
-On lui sert des confitures de toutes espèces, et il ne
-mange pas; on lui chante des chansons dans tous les
-tons, et il n'écoute pas; on lui présente des odalisques
-de toutes couleurs, et il ne regarde pas.</p>
-
-<p>Un officier arrive avec des dépêches relatives à l'armée
-française, le Soudan les pose sur son plateau à confitures
-sans les lire; enfin, un Éthiopien se présente avec un
-grand aigle chauve qui a fait l'admiration de toutes les
-têtes couronnées de l'Afrique, et qu'il vient offrir en présent.</p>
-
-<p>Outre plusieurs autres talents de société, le grand aigle
-sait porter les lettres, tourner la broche et pêcher à
-la ligne.</p>
-
-<p>Après avoir suivi ses exercices d'un regard distrait, le
-Soudan jette une bourse d'or à l'Éthiopien, renvoie tout
-le monde, et, resté seul, tire de son sein une pantoufle
-qu'il baise avec délire.</p>
-
-<p>Cette pantoufle a été trouvée par lui le jour où il a
-aperçu Astarbé au bain; elle appartient à la fille d'Achmet,
-et sa vue entretient l'amour du soudan.</p>
-
-<p>Après l'avoir longtemps contemplée, il la pose près
-de lui, prend sa guitare et chante les paroles suivantes
-sur un air copte, autrefois composé par M<sup>lle</sup> Loïsa Puget.</p>
-
-
-<h3>CHANT DE LA BABOUCHE.</h3>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">O babouche trop connue!</div>
-<div class="verse i2">Là je te vois étendue</div>
-<div class="verse i4">A mes pieds</div>
-<div class="verse i4">Repliés;</div>
-<div class="verse i2">Mais, si c'était ta maîtresse,</div>
-<div class="verse i2">Que serait-ce? que serait-ce?</div>
-
-<div class="verse i2 stanza">Babouche, quand je te baise,</div>
-<div class="verse i2">J'ai dans l'âme une fournaise!</div>
-<div class="verse i4">Dans mes sens,</div>
-<div class="verse i4">Des volcans!</div>
-<div class="verse i2">Mais, si c'était ta maîtresse!</div>
-<div class="verse i2">Que serait-ce? que serait-ce?</div>
-
-<div class="verse i2 stanza">Mais quelque jour, ma charmante</div>
-<div class="verse i2">Pour compenser tant d'attente,</div>
-<div class="verse i4">Tant d'ennuis,</div>
-<div class="verse i4">Si je puis</div>
-<div class="verse i2">Voir Astarbé face à face,</div>
-<div class="verse i2">Que sera-ce? que sera-ce?</div>
-</div>
-
-<p>Ici, le chant copte avec accompagnement de guitare
-fait son effet, et le soudan s'endort. L'orchestre joue en
-sourdine pour le bercer, et l'on voit bientôt paraître
-Kléber conduisant Astarbé, à qui Moïse sert de monture.</p>
-
-<p>Tous trois, séduits par la beauté du lieu, vont se reposer,
-lorsqu'ils aperçoivent le soudan! Moïse, qui, en
-sa qualité de crocodile, est quelque peu vorace, ouvre
-déjà la gueule pour l'engloutir, mais Kléber s'y oppose
-et s'écrie:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Arrêtez! le Français combat ses ennemis,</div>
-<div class="verse">Mais il ne mange point les soudans endormis!</div>
-</div>
-
-<p>Il permet seulement à Astarbé de reprendre la babouche,
-tandis que de son côté il saisit les dépêches.</p>
-
-<p>Moïse, à qui on refuse le dormeur pour son déjeuner,
-s'en dédommage le mieux qu'il peut en dévorant d'abord
-les confitures, puis le plateau.</p>
-
-<p>Mais le général, qui a ouvert les papiers, vient d'apprendre
-que l'armée française est à quelques lieues. Au
-comble de la joie, il s'écrie:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Je reviens, je reviens partager vos misères!</div>
-<div class="verse">Accourez, grenadiers, chasseurs et dromadaires.</div>
-</div>
-
-<p>Ni les dromadaires ni les chasseurs n'accourent; mais
-le soudan se réveille, ses gardes arrivent, on entoure
-Kléber, qui met l'épée à la main, et qui, pour exciter
-Moïse à faire son devoir, lui montre la pyramide que l'on
-aperçoit à l'horizon en disant:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Du haut de ce granit vingt siècles te contemplent!</div>
-</div>
-
-<p>Le caïman, jaloux de donner à de tels spectateurs une
-haute opinion de sa personne, fait des prodiges de courage.
-De son côté, Kléber repousse tous les assaillants.
-Mais l'aigle chauve, qui a tout vu, prend son vol, plane
-un instant au-dessus de sa tête, puis, plongeant avec un
-cri sauvage, saisit son épée et l'emporte; les Égyptiens
-se précipitent sur leur ennemi désarmé.</p>
-
-<p>Moïse, qui se trouve alors seul contre tous, recule
-jusqu'à la mer et s'y jette à la nage, en emportant
-Astarbé, avec laquelle il aborde à l'île que l'on aperçoit
-vers le fond.</p>
-
-<p>Le soudan ordonne de les poursuivre, mais on lui
-répond qu'il n'y a point de barque. Il fait un geste de
-désespoir.</p>
-
-<p class="c small">LE SOUDAN.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Se peut-il? nul moyen d'arriver par la mer!</div>
-<div class="verse">Que faire alors?</div>
-</div>
-
-<p>Il reste pensif. Tout à coup, l'aigle reparaît, tenant
-l'épée de Kléber, qu'il laisse tomber aux pieds du soudan.
-Celui-ci, frappé d'une subite inspiration, s'écrie:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i4">Ah! lui peut arriver par l'air!</div>
-</div>
-
-<p>L'aigle bat des ailes, les gardes agitent leurs épées;
-ch&oelig;ur final.</p>
-
-
-<h3>CINQUIÈME TABLEAU.</h3>
-
-<p>On voit un rocher couvert de grands nids; c'est la
-ville natale de Moïse, la capitale des crocodiles.</p>
-
-<p>Ceux-ci s'agitent autour de leurs demeures et vaquent
-à leurs devoirs domestiques. Les mères soignent
-leurs petits, les pères de famille partent pour la pêche
-ou la chasse. Les jeunes caïmans entraînent à l'écart les
-jeunes caïmanes. Telle est la perfection de la mise en
-scène que l'on croirait voir un peuple civilisé.</p>
-
-<p>Séparée de tout ce mouvement, Astarbé se tient mélancoliquement
-assise aux bords du rocher. Moïse vient
-de la quitter pour quelques visites de famille. Elle pense
-à son époux, dont elle tient la miniature, et, après avoir
-versé un torrent de larmes et de vers, elle s'enveloppe
-dans son burnous en déclarant que,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ne voyant plus Kléber, elle ne veut rien voir!</div>
-</div>
-
-<p>L'aigle chauve paraît alors dans les nuages, descend
-lentement, saisit dans ses serres les quatre coins du
-burnous et emporte la jeune fille à travers les airs!</p>
-
-<p>Moïse, qui arrive dans ce moment, s'élève en vain
-sur sa queue en tendant vers elle des pattes éplorées;
-Astarbé disparaît dans les nuages!</p>
-
-<p>Ici commence un monologue pantomime du caïman,
-qui exprime sa douleur par tous les moyens à son usage:
-il pousse des gémissements, saisit sa tête à deux pattes
-comme s'il voulait s'arracher les cheveux, se roule à
-terre, où il reste enfin suffoqué de douleur.</p>
-
-<p>Mais il est arraché à cette espèce d'évanouissement
-par le bruit du tambour: c'est l'armée française qui
-vient de débarquer à l'île des caïmans.</p>
-
-<p>On voit bientôt arriver l'avant-garde, tambour-major
-en tête. Le crocodile court à sa rencontre, et, par ses
-gestes, il engage les soldats à le suivre pour délivrer
-leur général. Mais les Français, qui ne comprennent
-point son langage, et que l'expérience a rendus défiants
-à l'endroit des crocodiles, croisent la baïonnette. Moïse,
-désespéré, veut s'échapper; on en conclut que c'est un
-traître, et il est arrêté. Au même instant, un officier
-aperçoit la miniature échappée aux mains d'Astarbé et
-dit:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Le portrait de Kléber!&hellip; plus de doute possible.</div>
-<div class="verse">Ce monstre a dévoré notre chef invincible.</div>
-</div>
-
-<p>Les soldats, furieux, poussent des cris de mort, et
-Moïse est emmené pour être fusillé.</p>
-
-<p>Sortie militaire sur l'air: <i>On va lui percer le flanc.</i></p>
-
-
-<h3>SIXIÈME TABLEAU.</h3>
-
-<p>Nous sommes dans le palais du soudan; Kléber est
-enfermé dans un cachot donnant sur le fleuve, et travaille
-à un ballon qui doit assurer sa délivrance.</p>
-
-<p>Au milieu de beaucoup de réflexions personnelles,
-cette fabrication lui inspire une réflexion générale.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">De la science humaine admirable influence!</div>
-<div class="verse">Le barbare ignorant me croit en sa puissance,</div>
-<div class="verse">Mais l'art de Montgolfier se rit d'un tyran vil;</div>
-<div class="verse">Quelque rusé qu'il soit, le gaz est plus subtil.</div>
-</div>
-
-<p>Il est interrompu dans l'expression de ces vérités physiques
-par le bruit du canon; il tressaille, il a reconnu
-le canon français,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Dont la voix est l'accent de la gloire elle-même.</div>
-</div>
-
-<p>Le soudan arrive en effet tout troublé; la ville est assiégée
-et va être prise si Kléber n'ordonne à son armée
-de se retirer. Kléber refuse, malgré les menaces de mort
-du soudan; mais au milieu de leurs débats arrive le
-grand aigle chauve, qui dépose à leurs pieds Astarbé,
-toujours dans son burnous!</p>
-
-<p>La fille d'Achmet s'élance dans les bras du général
-français, et déclare qu'elle veut mourir avec lui. La
-querelle recommence et s'envenime; on en vient à se
-tutoyer.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Tremble!</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">dit Kléber;</p>
-<div class="poetry">
-<div class="verse i4">Tremble!</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">ajoute Astarbé;</p>
-<div class="poetry">
-<div class="verse i6">Tremblez!</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">répond le soudan.</p>
-<p>Et, comme on vient l'avertir que les Français sont
-déjà maîtres de la ville, il tire son épée pour frapper les
-deux amants. Alors Kléber court à la fenêtre de la prison,
-arrache un des barreaux de fer, et tous les Égyptiens
-prennent la fuite.</p>
-
-<p>Mais à travers le guichet de la porte refermée, le soudan
-lui répète son terrible:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i8">Tremblez!</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">et ajoute, en s'adressant à ses esclaves:</p>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ni pitié ni pardon! Les serpents!</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Et les esclaves répondent d'un seul cri:</p>
-<div class="poetry">
-<div class="verse i9">Les serpents!</div>
-</div>
-
-<p>Astarbé, épouvantée, se réfugie dans les bras de
-Kléber, qui regarde autour de lui en frissonnant&hellip; L'orchestre
-joue une marche avec triangle et bonnet chinois;
-on entend comme un sourd cliquetis d'écailles, puis on
-voit une trappe se soulever au fond, et deux monstrueux
-boas dresser leurs têtes.</p>
-
-<p>Les amants sont restés à la même place, glacés,
-muets, une main tendue vers les reptiles. Ceux-ci se déroulent
-lentement, s'avancent de front.</p>
-
-<p>Un souvenir traverse la pensée de Kléber. Il court à
-son ballon, l'approche de la fenêtre, fait entrer Astarbé
-dans la nacelle&hellip; Mais il est déjà trop tard; les boas ne
-sont plus qu'à quelques pas; encore un élan, et ils atteignent
-leur proie. Tous deux font entendre un sifflement
-de joie! quand un hurlement terrible leur répond!</p>
-
-<p>Les deux serpents s'arrêtent: Moïse vient de paraître
-à la fenêtre du cachot et se précipite à leur rencontre.</p>
-
-<p>Ils reculent lentement, comme étonnés et incertains.
-Kléber profite de cette retraite pour entrer à son tour
-dans la nacelle, et le ballon disparaît.</p>
-
-<p>Cependant les boas ont déjà repris courage; ils se retournent,
-et un combat terrible s'engage. Moïse lutte
-d'abord avec avantage; deux fois il se dégage des replis
-de ses ennemis, deux fois il les oblige à reculer; enfin,
-ses forces s'épuisent: enserré de nouveau dans leurs
-anneaux, il se débat plus faiblement, pousse une plainte
-sourde et tombe expirant.</p>
-
-<p>Les boas, victorieux, font entendre un sifflement de
-triomphe et regagnent leur retraite.</p>
-
-<p>Au même instant, un grand bruit de pas et d'armes
-retentit; Astarbé reparaît avec Kléber à la tête des soldats
-français; mais ils arrivent trop tard; le crocodile ne peut
-que se soulever, poser une patte sur son c&oelig;ur, puis il
-expire!</p>
-
-<p>A cette vue, Astarbé s'évanouit de douleur, le général
-reste atterré, et chaque grenadier essuie une larme.</p>
-
-<p>Enfin Kléber reprend le premier ses sens. Il arrache
-la croix d'honneur qu'il porte à la boutonnière, et, la
-posant sur le cadavre de Moïse, il dit avec une émotion
-profonde:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Sauvage enfant du Nil, ah! garde sur ton c&oelig;ur</div>
-<div class="verse">Ce prix du dévoûment, étoile de l'honneur.</div>
-<div class="verse">Homme ou bête, qu'importe alors que l'on repose?</div>
-<div class="verse">C'est l'âme qui fait tout, l'espèce est peu de chose!</div>
-</div>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le succès fut immense; on redemanda le crocodile
-qui reparut, fit trois saluts et se retira couvert de bouquets
-de fleurs.</p>
-
-<p>«Vous verrez que la pièce aura trois cents représentations,
-dit madame Facile; les journalistes eux-mêmes en
-diront du bien, parce qu'elle est jouée par des bêtes, et
-que les bêtes ne s'inquiètent pas du mal que l'on pourrait
-dire d'elles. Puis, c'est l'ouvrage d'un auteur inconnu,
-et vous ne sauriez croire tout ce qu'il y a de
-recommandation dans ce mot. L'écrivain déjà célèbre
-n'est point seulement odieux à ceux qui sont arrivés
-comme lui, mais encore à ceux qui sont en chemin:
-pour les premiers, c'est un rival; pour les seconds, un
-premier occupant; pour tous, un ennemi naturel. L'auteur
-ignoré, au contraire, n'inspire ni crainte ni jalousie;
-les candidats à la célébrité l'applaudissent comme un
-des leurs, et chaque grand homme l'encourage dans
-l'espoir qu'il usurpera la place d'un de ses voisins de
-gloire. On s'arme de sa réussite contre ceux qui ont
-réussi avant lui; on élève jusqu'aux toits le bout de la
-planche où il vient de s'asseoir, afin de faire descendre
-l'autre bout jusqu'au ruisseau. Il est si doux de dire du
-bien d'un confrère, quand cela donne occasion de dire
-du mal de plusieurs autres! Les inconnus sont presque
-des morts, et vous savez comme nous aimons les morts!&hellip;
-en haine des vivants! On va faire de l'auteur de Kléber
-un génie, rien que pour avoir le plaisir de traiter ses
-prédécesseurs d'imbéciles.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a encore une autre cause, objecta Prétorien;
-le nouveau poëte est connu de nous tous; il nous a consultés
-sur chaque scène; il nous a égrené ses vers distique
-à distique; nous avons tous, dans son drame, quelque
-chose qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir,
-et cette chose est nécessairement admirable.
-Aussi soutiendrons-nous l'&oelig;uvre en indivis. C'est une
-sorte d'engagement tacite pris d'avance par chacun. La
-plupart des auteurs viennent nous présenter leur inspiration
-comme une inconnue subitement offerte à notre
-admiration, et nous nous tenons en défiance, nous examinons
-en détail, nous jugeons avec sévérité. Ici, rien
-de tout cela; la muse qui a dicté Kléber est une bonne
-fille qui a dormi sur notre oreiller, et à laquelle nous
-n'avons rien à refuser: car pour admirer, applaudir une
-inspiration ou une femme, le principal n'est point qu'elle
-soit belle, mais qu'elle soit un peu à nous.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà une explication singulièrement impertinente
-pour les pauvres admirées, interrompit M<sup>me</sup> Facile.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi cela? reprit Prétorien; ne savez-vous
-point qu'être à nous veut dire régner sur nous?</p>
-
-<p>&mdash;Quelle plaisanterie!</p>
-
-<p>&mdash;Essayez, je m'offre pour l'expérience.</p>
-
-<p>&mdash;Et que dirait la reine de votre destinée?</p>
-
-<p>&mdash;Elle dirait, comme tout le monde, que rien ne peut
-vous résister.</p>
-
-<p>&mdash;Raison de plus pour que je puisse résister à tout.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vous croyez tout arranger avec de l'esprit?</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce point votre monnaie?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai depuis longtemps mangé mon fonds.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, je vous offre à souper!</p>
-
-<p>&mdash;Ce soir?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, avec ces messieurs; et j'espère que nos ressuscités
-en seront; il y aura pour divertissement une séance
-de la société des <i>femmes sages</i>. M<sup>lle</sup> Spartacus doit parler;
-venez, ce sera la petite pièce après le drame.»</p>
-
-<p>Prétorien accepta pour lui et ses compagnons, et tous
-prirent le chemin du logis de M<sup>me</sup> Facile.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch20">XX</h2>
-
-<div class="abstract">Ce que c'est qu'une réunion choisie.&mdash;Le grand critique,
-le moyen critique, le petit critique.&mdash;Comme quoi l'homme qui a fait
-le plus de veuves et d'orphelins
-est ce qu'on appelle un homme de c&oelig;ur.&mdash;Marcellus le
-piétiste.&mdash;Conversation de gens bien nés.&mdash;Séance de la société des
-<i>femmes sages</i>.&mdash;Discours de M<sup>lle</sup> Spartacus pour appeler les
-femmes à la liberté.</div>
-
-<p>L'habitation de M<sup>me</sup> Facile passait pour le plus beau
-palais de Sans-Pair. Elle était le résultat d'une sorte de
-rivalité galante établie entre les principaux membres du
-gouvernement. Le ministre des travaux publics l'avait
-fait construire avec les démolitions d'une ancienne église
-de la Vierge; le directeur des beaux-arts l'avait ornée de
-tableaux et de statues payés par le budget; l'inspecteur
-de la librairie y avait formé une bibliothèque des ouvrages
-destinés aux dépôts publics; le conservateur des haras
-avait garni ses écuries des plus beaux étalons achetés
-pour l'amélioration de la race chevaline; enfin, le ministre
-des cultes lui-même avait enrichi sa chapelle d'un dessus
-d'autel complet.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Facile reconnaissait tous ces dons par quelques
-services: elle faisait des cavalcades avec le donneur de
-chevaux, obtenait des missions pour l'inspecteur de
-livres, recevait les femmes recommandées par le ministre
-des arts, et gagnait des voix au ministère.</p>
-
-<p>Elle avait, de plus, des amis dans toutes les classes et
-dans tous les partis, ce qui la mettait à l'abri des récriminations.
-Sa maison, ouverte à quiconque voulait y
-entrer, était une sorte de terrain neutre où les adversaires
-se rencontraient. Toute autre préoccupation que
-celle du plaisir était laissée à la porte. Là, chacun y raillait
-les sentiments qu'il montrait ailleurs, et riait librement
-des autres et de lui-même. On eût dit les coulisses
-d'un théâtre, où les acteurs parodiaient leurs propres
-rôles. C'était là que la génération nouvelle de Sans-Pair
-apprenait ce ricanement sceptique, bise glacée qui siffle
-à travers les moissons fleuries de la jeunesse; là que
-l'ironie arrêtait successivement dans leur vol les enthousiasmes
-naïfs, les ardentes croyances, les espoirs fugitifs,
-les illusions changeantes, pauvres papillons aux éblouissantes
-couleurs, qu'elle perce, en riant, de son épingle
-d'acier, et dont elle expose les convulsions aux moqueries
-de la foule. L'indifférence du bien et du mal était
-appelée bon sens, l'égoïsme esprit de conduite, le mépris
-des hommes expérience. On y regardait la science de la
-corruption comme la science de la vie; on ne proposait
-plus d'élever un gibet pour les Christs, mais on leur
-donnait pour sceptre la marotte et pour couronne le
-bonnet orné de grelots. Car le sublime avait même cessé
-d'exciter la colère: on ne le comprenait point, et on
-en riait.</p>
-
-<p>Maurice arriva quelques instants après M<sup>me</sup> Facile et
-trouva une société nombreuse.</p>
-
-<p>Outre ceux qu'il connaissait déjà, Prétorien lui montra
-un certain nombre d'hommes célèbres en politique ou
-dans les arts pour avoir fait quelque chose, et un plus
-grand nombre connus dans le monde élégant parce qu'ils
-ne faisaient rien.</p>
-
-<p>Maurice remarqua surtout, parmi les premiers, un
-homme maigre et à l'air ennuyé, qui parlait à tout le
-monde avec une familiarité nonchalante.</p>
-
-<p>«C'est M. Mauvais, notre grand critique, lui dit Prétorien;
-voyant qu'il ne pouvait produire, il s'est mis à
-déchirer les productions contemporaines, comme ces
-femmes qui, parce qu'elles sont restées stériles, trouvent
-insupportables les enfants des autres. Tant qu'il n'a été
-recommandé que par son talent, on ne prenait point
-garde à lui; il a eu alors recours à la méchanceté, et
-c'est aujourd'hui un homme célèbre. Rien de plus simple,
-du reste, que son procédé de critique. Il consiste à
-ramener trois ou quatre grands noms qu'il oppose perpétuellement
-aux nouveaux. Entre ses mains, chaque
-gloire ancienne devient une coupe de ciguë avec laquelle
-il empoisonne les gloires présentes. Il oppose à tout
-livre récent une théorie transcendante qui le condamne
-d'autant plus sûrement qu'il l'a inventée précisément
-pour cela. Le moyen ne lui en a pas moins réussi, non près
-du public, qui s'inquiète médiocrement de ses arrêts,
-mais près des condamnés, qui s'en indignent et les désirent:
-car il y a toujours un peu de la femme dans l'artiste.
-Mieux vaut qu'on parle de lui pour en médire que
-de se taire. Nos écrivains ressemblent aux marquises du
-dix-huitième siècle, qui tenaient à honneur d'être déshonorées
-par Richelieu: c'est à qui subira les rigueurs de
-maître Mauvais; on fait queue pour être étranglé par lui.</p>
-
-<p>&mdash;Et c'est le seul aristarque contemporain?</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons encore ce petit homme jovial et remuant
-qui s'est fait le Triboulet du public et tâche
-d'amuser son maître par des épigrammes ou des scandales.
-Ce métier lui a valu une réputation assaisonnée
-de quelques coups de canne, qu'il a acceptés comme
-appoints naturels. Il est même devenu chef d'école, et à
-son ombre s'est formée une phalange de bouffons quotidiens
-qui, n'ayant point assez d'esprit pour savoir louer,
-ont pris le parti de railler toute chose. Ces fonctions
-d'exécuteur des hautes &oelig;uvres de la pensée leur donnent
-une sorte de valeur: l'homme qui tient la corde n'est
-jamais un homme ordinaire aux yeux de ceux qui peuvent
-être pendus. On les flatte, on les apprivoise, et ils deviennent
-célèbres à force de mauvais vouloir et de mauvaise
-foi, comme d'autres à force de mérite.</p>
-
-<p>&mdash;Et n'avez-vous point d'exceptions?</p>
-
-<p>&mdash;Elles sont rares, mais elles existent. Nous avons
-encore quelques juges équitables qui traitent l'art comme
-une fleur dont on respire le parfum, et non comme une
-proie que l'on égorge pour en vivre. Ceux-là sont les
-grands esprits et les nobles c&oelig;urs, mais nous y avons
-rarement recours. Un journal n'est qu'un restaurant
-ouvert aux appétits intellectuels de la foule, et celle-ci
-ne demande pas tant des mets sains que des mets épicés.»</p>
-
-<p>Des critiques, Prétorien passa aux lions, qui étaient
-en grand nombre chez M<sup>me</sup> Facile. Chacun d'eux avait
-une spécialité qui le recommandait dans le monde élégant.
-C'était ou le jeu, ou les meutes, ou les chevaux, ou
-les maîtresses. Ce qui, du reste, ne les empêchait pas
-d'avoir des occupations sérieuses, telles que la savate,
-le bâton et l'entraînement des chevaux.</p>
-
-<p>Maurice en remarqua un auquel tout le monde semblait
-témoigner une déférence particulière.</p>
-
-<p>«C'est le comte de Mortifer, dit le journaliste; le plus
-redoutable spadassin de toute la République. Il tue
-presque toujours son adversaire, aussi a-t-on pour lui
-une haute considération. On lui passe ses impertinences,
-et l'on souffre ses sottises sans avoir l'air d'y prendre
-garde, de peur qu'il ne vous en demande raison.»</p>
-
-<p>Dans ce moment, le comte se détourna et vint à la
-rencontre de Prétorien.</p>
-
-<p>«Eh bien! vous savez la nouvelle? dit-il sans saluer;
-ce drôle de Format vient de présenter à la chambre une
-proposition de loi contre les duels!</p>
-
-<p>&mdash;C'est une précaution personnelle, fit observer le
-journaliste.</p>
-
-<p>&mdash;Moi, je dis que c'est une insulte, reprit Mortifer,
-qui serrait les lèvres; la proposition est évidemment
-dirigée contre moi, et je pourrais demander raison&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;A un procureur? Il vous répondra par une fin de
-non-recevoir.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous laisserez passer une pareille loi? continua
-le comte en s'adressant à Banqman, qui venait de s'approcher;
-une loi condamnant à l'amende quiconque tue
-un homme!</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous peur d'être ruiné? demanda l'industriel
-en riant.</p>
-
-<p>&mdash;Eh morbleu! qui sait? reprit Mortifer évidemment
-flatté; quand on est un peu chatouilleux sur le point
-d'honneur&hellip; Je me suis battu soixante-quatre fois, Monsieur.</p>
-
-<p>&mdash;Diable!</p>
-
-<p>&mdash;Et j'ai tué trente-deux de mes adversaires.</p>
-
-<p>&mdash;C'est-à-dire que vous vous êtes arrangé à cinquante
-pour cent? dit Banqman avec la même gaieté aimable.</p>
-
-<p>&mdash;Et un cuistre de Format prétendrait m'ôter la liberté
-de continuer? reprit le comte indigné; non, cela ne sera
-pas! Le duel est la dernière sauvegarde de la morale et
-de l'honneur. Sans lui, tous les gens qui ne savent point
-manier une épée nous diraient effrontément en face ce
-qu'ils pensent. Il suffirait d'avoir raison pour oser élever
-la voix. Nous ne souffrirons point une pareille honte!
-Le seul moyen d'entretenir la politesse, la justice et la
-loyauté parmi les bourgeois, est de laisser le droit à quiconque
-se dira offensé de leur envoyer une balle dans la
-mâchoire ou de leur percer la peau.»</p>
-
-<p>A ces mots, prononcés d'un air profond, Mortifer
-tourna sur ses talons et aborda un autre groupe.</p>
-
-<p>«Vous venez d'entendre l'opinion de ceux qui s'appellent
-eux-mêmes <i>les hommes de c&oelig;ur</i>, dit Prétorien à son
-compagnon; les percements de peau et les brisements
-de mâchoire leur sourient d'autant plus qu'ils comptent
-bien en garder le monopole. Ils prouvent la nécessité du
-duel pour punir les crimes que la loi n'atteint pas, sans
-ajouter que, dans cette justice de hasard, c'est souvent
-l'offensé qui meurt et le coupable qui triomphe. Ils le
-signalent comme une garantie contre l'insolence des
-lâches, mais ils ne disent pas que c'est en même temps
-un auxiliaire pour celle des spadassins.»</p>
-
-<p>On vint annoncer que le dîner était servi, et les convives
-passèrent dans la salle à manger.</p>
-
-<p>Ils y trouvèrent une table couverte des mets les plus
-délicats, c'est-à-dire les plus rares. Maurice cherchait en
-vain à reconnaître ces inventions nouvelles de la cuisine
-sans-pairienne, lorsqu'il aperçut aux murs d'immenses
-cadres émaillés qui donnaient la carte du repas. On y
-voyait annoncés des tartes aux pepins, des consommés
-de c&oelig;urs de pigeons, des compotes de langues de perdrix,
-des sautés de foies d'alouettes. Notre héros ne lut
-pas plus loin. Évidemment, la civilisation imitait ces
-fées des anciens contes, qui demandaient aux princesses
-condamnées à les servir des plats d'yeux de sauterelles
-ou d'ongles de fourmis. L'impossible était devenu le
-nécessaire.</p>
-
-<p>Les convives prouvèrent, du reste, par leur appétit,
-combien tout était de leur goût, et les vins ne tardèrent
-pas à ranimer la conversation un instant languissante.</p>
-
-<p>Maurice avait près de lui un jeune homme, orné d'une
-barbe de pacha et d'une paire de lunettes, que Prétorien
-lui avait présenté comme le plus brillant écrivain de la
-presse piétiste. Les grandes espérances que l'on fondait
-sur lui l'avaient fait surnommer Marcellus, par allusion
-au jeune héros qu'avait célébré Virgile: <i>Tu Marcellus
-eris!</i></p>
-
-<p>Sa parole était facile, et sa foi d'autant plus solide
-qu'elle s'accommodait de tout. On le trouvait successivement
-aux cafés des lions et aux vêpres, aux prédications
-de l'abbé Gratias et aux bals masqués; mais on le retrouvait
-toujours également orthodoxe, qu'il chantât le <i>Dies
-iræ</i> ou qu'il dansât une polonaise échevelée.</p>
-
-<p>Marcellus avait d'abord appliqué sa piété à boire et à
-manger; mais, quand il eut rempli ces premiers devoirs
-envers <i>sa prison</i> (c'était le nom qu'il donnait à son corps),
-il commença à s'occuper de son voisin.</p>
-
-<p>«Ainsi, vous avez vécu dans le dix-neuvième siècle.
-Monsieur? dit-il, le regard fixé sur Maurice, et en avalant
-une tartelette; vous avez vu ces âges de croyances
-naïves où l'homme, dégagé des désirs secondaires, ne
-songeait qu'à la nourriture de son âme!&hellip;»</p>
-
-<p>Il prit une seconde tartelette.</p>
-
-<p>«Heureuse époque, à jamais perdue; générations fortes
-et fidèles, qui se préparaient au bonheur d'un meilleur
-monde en s'abreuvant aux sources pures de la foi!»</p>
-
-<p>Il vida son verre, fit claquer sa langue contre son palais,
-et demeura avec l'air pensif d'un croyant qui digère.</p>
-
-<p>Cependant, la conversation continuait à l'autre bout de
-la table, où Prétorien racontait l'histoire d'une Sans-Pairienne
-qui, parmi ses envies de femme grosse, avait
-eu celle de manger son mari.</p>
-
-<p>«Et elle l'a mangé? demandait Blaguefort.</p>
-
-<p>&mdash;Jusqu'aux orteils! répliqua le directeur du <i>Grand
-Pan</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Elle était dans son droit: la loi déclare que le mari
-doit nourrir sa femme.</p>
-
-<p>&mdash;Et l'Église ajoute que tous deux ne sont qu'une
-même chair.</p>
-
-<p>&mdash;Ce qui n'a pas empêché le procureur général de
-l'arrêter, reprit Prétorien.</p>
-
-<p>&mdash;Il a sans doute craint le mauvais exemple pour sa
-femme.</p>
-
-<p>&mdash;Qui diable voudrait manger un procureur général?</p>
-
-<p>&mdash;Quand il s'agit d'un mari, on ne doit point consulter
-son goût.</p>
-
-<p>&mdash;Mais si pourtant la malheureuse prouve qu'elle
-a cédé à un besoin irrésistible? objecta Banqman.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'il y allait de la vie de son embryon? continua
-Mauvais.</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'elle n'a mangé son mari que pour lui conserver
-un fils? acheva Blaguefort.</p>
-
-<p>&mdash;Est-elle jeune, au moins? demanda le comte de
-Mortifer.</p>
-
-<p>&mdash;Vingt ans.</p>
-
-<p>&mdash;Et jolie?</p>
-
-<p>&mdash;Fraîche comme un satin rose doublé de peau de
-cygne.</p>
-
-<p>&mdash;Alors il est clair que le régime est bon, interrompit
-Blaguefort, et que nos jolies femmes doivent l'adopter.</p>
-
-<p>&mdash;On a déjà observé que les mangeurs de viande
-avaient le sang plus beau.</p>
-
-<p>&mdash;Incontestablement; la véritable fontaine de Jouvence
-est à l'abattoir.</p>
-
-<p>&mdash;Comme l'Hippocrène. Shakespeare était fils de
-boucher.</p>
-
-<p>&mdash;Et c'est grâce à ses rosbifs que la vieille Angleterre
-a été appelée par Byron <i>un nid de cygne</i>.</p>
-
-<p>&mdash;A propos d'Angleterre, interrompit milord Cant,
-vous savez ce qui est arrivé à la fille de notre ambassadeur?</p>
-
-<p>&mdash;Elle a été enlevée par le secrétaire de son père.</p>
-
-<p>&mdash;Et tous deux se sont sauvés au Cap.</p>
-
-<p>&mdash;C'est de l'histoire ancienne.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mais le nouveau, c'est que notre ravisseur a
-fini par trouver miss Confiance trop douce et trop blonde.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, il l'a fait teindre?</p>
-
-<p>&mdash;Il l'a jouée au billard en vingt points.</p>
-
-<p>&mdash;Ah bah!</p>
-
-<p>&mdash;Et il l'a perdue?</p>
-
-<p>&mdash;Le drôle a toujours été heureux au jeu.</p>
-
-<p>&mdash;Le capitaine Malgache, qui avait gagné, a voulu
-alors faire valoir ses droits.</p>
-
-<p>&mdash;Et l'enjeu s'est laissé prendre?</p>
-
-<p>&mdash;Il s'est jeté par la fenêtre!</p>
-
-<p>&mdash;D'un rez-de-chaussée?</p>
-
-<p>&mdash;D'un troisième étage!</p>
-
-<p>&mdash;Ah diable! Et son amant!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Il l'a fait enterrer proprement, s'est embarqué sur
-le paquebot sous-marin et vient d'arriver à Sans-Pair.</p>
-
-<p>&mdash;Prêt à recommencer? Avis aux jeunes filles incomprises
-qui <i>désirent reposer en terre étrangère</i>. Il faut faire
-un roman là-dessus, Robinet.</p>
-
-<p>&mdash;Au fait, c'est une idée, dit le fabricant de feuilletons,
-qui achevait un bifteck de kanguroo, j'en parlerai
-à mon contre-maître.</p>
-
-<p>&mdash;Ça sera-t-il moral ou immoral? demanda Blaguefort.</p>
-
-<p>&mdash;Selon la commande, répliqua Robinet en buvant;
-nous avons quatre échantillons: le genre dit Louis XV,
-pour les journaux viveurs; le genre dit allemand, pour
-les journaux mélancoliques; le genre dit commis voyageur,
-pour les journaux loustics, et le genre dit vertueux,
-pour les journaux que personne ne lit. Tout sujet
-peut être accommodé à l'une des quatre sauces, selon
-la volonté du consommateur; il suffit de changer les épices
-et de donner le tour de casserole.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, je vous recommande l'histoire du petit blanc
-de la Martinique, dit M. Banqman.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a donc encore des blancs aux Antilles? demanda
-M<sup>me</sup> Facile avec surprise.</p>
-
-<p>&mdash;Une seule famille échappée à l'extermination, et
-que les noirs se plaisent à torturer.»</p>
-
-<p>Philadelphe Le Doux poussa un soupir.</p>
-
-<p>«Pauvres gens, dit-il à demi-voix, les distractions
-sont si rares!</p>
-
-<p>&mdash;Ils ont déjà fait mourir le père avec ses deux fils.</p>
-
-<p>&mdash;Par ignorance.</p>
-
-<p>&mdash;Et noyé le grand-père.</p>
-
-<p>&mdash;Sans mauvaise intention: ce sont de vrais enfants.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, la mère a été mise en prison jusqu'à ce
-qu'elle ait pu se racheter au prix de cent mille piastres.</p>
-
-<p>&mdash;Prix qui prouve leur haute estime pour les blancs,
-interrompit le philanthrope.</p>
-
-<p>&mdash;C'est alors que son fils, âgé seulement de dix ans,
-est parti pour tâcher de réunir la somme.</p>
-
-<p>&mdash;Et il est arrivé à Sans-Pair?</p>
-
-<p>&mdash;Après avoir fait deux fois naufrage.</p>
-
-<p>&mdash;En voilà un modèle de piété filiale! s'écria Blaguefort,
-je donne ma voix pour qu'on en fasse une rosière.</p>
-
-<p>&mdash;Avec une dot de cent écus.</p>
-
-<p>&mdash;Accompagnée d'un discours de M. le maire.</p>
-
-<p>&mdash;Il espère mieux, reprit Banqman; on doit organiser
-pour lui une loterie et un bal par souscription, où il
-dansera la polonaise des nègres.</p>
-
-<p>&mdash;Pour sa mère, qui est peut-être maintenant étranglée.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez donc! s'écria Blaguefort; je parie que votre
-petit blanc de la Martinique est un drôle qui fait sa
-coupe. La chose me paraît un perfectionnement, sans
-brevet, du vol à l'américaine. Vous êtes bien niais de
-croire encore aux orphelins. D'ailleurs, s'il s'agit d'une
-femme esclave, envoyez l'affaire au club de M<sup>lle</sup> Spartacus.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! j'allais l'oublier, interrompit M<sup>me</sup> Facile; je
-vous ai promis une séance de la société des <i>femmes sages</i>&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Dont vous êtes membre? dit Blaguefort.</p>
-
-<p>&mdash;Membre libre! continua Prétorien.</p>
-
-<p>&mdash;Et qui se réunit ici, acheva M<sup>me</sup> Facile, sans avoir
-l'air de comprendre la malignité de cette double interruption.
-J'ai mis à la disposition de M<sup>lle</sup> Spartacus la salle
-où nous jouons les proverbes; mais je me suis réservé
-la galerie d'avant-scène, et nous allons y descendre; la
-séance doit être ouverte.»</p>
-
-<p>Tous les convives se levèrent de table et suivirent leur
-amphitryon, à qui le ministre des cultes donnait le bras.</p>
-
-<p>Lorsqu'ils arrivèrent à la galerie réservée, la salle était
-déjà pleine de femmes de tout âge, depuis trente-six ans
-jusqu'à soixante, et de toutes conditions, depuis la veuve
-d'une grande armée quelconque jusqu'à la teneuse de
-cabinet de lecture inclusivement.</p>
-
-<p>A la vue des hommes qui accompagnaient M<sup>me</sup> Facile,
-une immense clameur de réprobation s'éleva de tous côtés.
-Les plus frénétiques se mirent à crier: «A la lanterne!»
-bien qu'il n'y eût que des bougies; et les mieux élevées
-montraient déjà les poings fermés, lorsque M<sup>me</sup> Facile
-fit de la main un signe qui demandait le silence;
-puis, se penchant vers la foule coiffée et rugissante:</p>
-
-<p>«Mes s&oelig;urs, dit-elle d'une voix assurée, je vous
-ai amené les chefs de l'armée ennemie, afin qu'ils puissent
-juger de vos forces et de votre résolution. Quand ils
-auront vu quel danger les menace, ils comprendront
-qu'une plus longue résistance est inutile, et qu'enfin a
-brillé le jour annoncé par ces paroles de l'Évangile: <i>Les
-premiers seront les derniers</i>, ce qui signifie évidemment
-que les femmes marcheront désormais en avant, et que
-les hommes se résigneront à porter la queue de leur robe.»</p>
-
-<p>Un bravo général répondit à cette courte explication;
-les convives de M<sup>me</sup> Facile s'assirent, et il y eut une assez
-longue pause.</p>
-
-<p>Enfin, une sonnette se fit entendre: c'était M<sup>lle</sup> Spartacus
-qui venait de prendre place sur le théâtre, avec les
-autres membres du bureau.</p>
-
-<p>A sa vue, quelques applaudissements s'élevèrent, mais
-sans ardeur et sans contagion. Il était évident que chacune
-des assistantes se croyait, pour le moins, autant
-de droits qu'elle à présider l'assemblée, et que sa suprématie
-paraissait une usurpation.</p>
-
-<p>Cette disposition des esprits se révéla par un long
-bourdonnement entrecoupé des phrases habituelles:</p>
-
-<p>«Tiens! c'est ça notre présidente?</p>
-
-<p>&mdash;C'est pas une merveille.</p>
-
-<p>&mdash;A-t-elle une robe mal faite!</p>
-
-<p>&mdash;Et quel nez!</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! quant à me révolter, je voudrais avoir un
-plus joli général que ça.</p>
-
-<p>&mdash;Je comprends qu'elle haïsse les hommes, ils doivent
-bien le lui rendre.</p>
-
-<p>&mdash;Attention! elle ouvre son ridicule.</p>
-
-<p>&mdash;Nous allons avoir un discours.</p>
-
-<p>&mdash;Ça va-t-il nous ennuyer! Dites-donc, la commandante,
-donnez-nous donc une prise.</p>
-
-<p>&mdash;On avait dit qu'il y aurait eu de la musique et des
-rafraîchissements.</p>
-
-<p>&mdash;C'est toujours comme ça dans tous les programmes:
-on promet plus de beurre que de pain.</p>
-
-<p>&mdash;Silence! elle lève le bras, c'est signe qu'elle va
-commencer.»</p>
-
-<p>M<sup>lle</sup> Spartacus avait en effet déployé son manuscrit,
-affermi ses lunettes, et rejeté la tête en arrière pour se
-donner un air noble. La rumeur qui voltigeait sur l'auditoire
-s'apaisa, et la présidente du club des femmes sages
-prit la parole:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Encore émue des marques universelles de bienveillance
-qui me sont prodiguées, j'éprouve quelque embarras
-à aborder la grave question pour laquelle nous
-nous trouvons réunies. Le trouble de mon c&oelig;ur est près
-de passer jusqu'à mon esprit, et je me sens, malgré moi,
-gagnée par l'attendrissement de la reconnaissance.</p>
-
-<p>«Mais cette reconnaissance même me rappelle plus
-vivement au souvenir de ma mission; elle ranime mes
-forces, échauffe mes espérances, et, après cet élan de
-sensibilité accordé à la nature, je rentre plus forte et plus
-inébranlable dans l'accomplissement de mon projet.</p>
-
-<p>«Ce projet, vous le connaissez déjà! Je veux accomplir
-pour le sexe la grande révolution que la France accomplit
-autrefois pour les classes. Mirabeau proclama
-qu'il n'y avait plus de roturiers; moi, je proclame à mon
-tour qu'il n'y a plus de femmes!</p>
-
-<p>«Non, plus de femmes, puisque l'homme les a jusqu'à
-ce moment condamnées aux soins abjects du ménage
-et de la maternité; plus de femmes, puisqu'elles ne
-peuvent ni diriger des ateliers, ni commander les vaisseaux
-de l'État, ni faire leur service de gardes nationales;
-plus de femmes, puisqu'aux hommes seuls appartient
-le privilége de se faire tuer ou estropier à la
-guerre, en voyage, au travail.</p>
-
-<p>«Mais le moyen d'arriver à cette transfiguration? direz-vous.
-Là, en effet, était le problème. On en a vainement
-cherché la solution pendant vingt siècles; on la
-chercherait encore sans doute, si Dieu ne m'avait envoyée
-pour votre délivrance.</p>
-
-<p>«Oui, Mesdames et Mesdemoiselles, je viens achever
-l'&oelig;uvre incomplétement ébauchée parle Christ; je viens
-briser le dernier joug laissé sur la terre; je viens vous
-donner le sceptre du monde!!!»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Ici, M<sup>lle</sup> Spartacus fit une pause, afin de prolonger
-l'attente palpitante de l'assemblée; l'assemblée en profita
-pour se moucher.</p>
-
-<p>Une fois les nez rentrés au repos (car dans tout auditoire
-le nez est la partie turbulente et rebelle), l'oratrice
-releva la main et reprit:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Un tel résultat vous éblouit, sans doute; vous supposez
-d'avance qu'on ne pourra l'obtenir sans de longs
-et douloureux efforts; vous prévoyez quelque combinaison
-nouvelle et inconnue. Détrompez-vous, sexe aimable
-dont je fais partie! le moyen inventé par moi l'avait
-déjà été il y a deux mille ans par un poëte grec nommé
-Aristophane, mais sans qu'il en comprît toute la portée.
-Basé sur la nature et l'observation, il dompte l'homme
-aussi sûrement que la faim dompte le cheval auquel l'écuyer
-veut apprendre à compter les heures, que le manque
-de sommeil soumet le chien destiné à jouer aux dominos,
-que l'opium et la barre de fer rouge maîtrisent
-la panthère qui doit devenir artiste dramatique. Vous
-cherchez ce que ce peut être? Cherchez plutôt quelle
-est chez l'homme la passion la plus ardente, l'entraînement
-le plus général, le plus continuel, le plus persistant;
-rappelez-vous ce qui fit brûler Troie, ce qui transforma
-Rome en république; ce qui, sous les anciennes
-monarchies, maintenait la faveur des familles nobles ou
-ennoblissait les familles roturières. Et si ce n'est point
-s'exprimer assez clairement, lisez l'explication du poëte
-grec lui-même, traduite pour l'instruction des ignorants,
-et dont chacune de vous peut emporter un exemplaire.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>A ces mots, M<sup>lle</sup> Spartacus fit un signe, et les dames
-du bureau prirent dans une corbeille des imprimés
-qu'elles lancèrent au milieu de la foule. En un instant la
-salle fut pleine de feuilles volantes que l'on saisissait au
-passage ou que l'on transmettait de main en main.</p>
-
-<p>Quelques-unes des feuilles tombèrent dans la loge occupée
-par M<sup>me</sup> Facile et par ses invités, et Maurice reconnut
-la traduction de la troisième scène de Lysistrata!
-Le moyen proposé par la présidente du club des femmes
-sages était en effet clairement expliqué. Il s'agissait
-de réduire les hommes par la famine, non la famine de
-bouche, mais la famine de c&oelig;ur, comme eût dit le chevalier
-de Boufflers! Toutes les femmes devaient se soumettre
-à une sorte de blocus continental (en supposant
-que ce dernier mot vînt de continence), et leurs tyrans,
-devenus leurs victimes, ne pouvaient manquer de
-se rendre à discrétion, à moins de se résigner à chanter
-solitairement le refrain de Béranger:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Finissons-en, le monde est assez vieux.</div>
-</div>
-
-<p>La lecture du fragment traduit avait eu évidemment
-un grand succès dans l'assemblée; tous les regards le
-parcouraient avec curiosité, et, après avoir lu, on recommençait
-pour mieux comprendre.</p>
-
-<p>Quand M<sup>lle</sup> Spartacus pensa que tous les esprits se
-trouvaient suffisamment éclairés, elle reprit son cahier et
-continua:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Vous connaissez toutes maintenant, s&oelig;urs et amies,
-le moyen qui doit assurer notre triomphe, et nulle de
-vous ne peut douter de sa puissance. Le jour où les femmes
-y auront recours, l'homme sera subjugué. <i lang="la" xml:lang="la">Victus et
-inermis draco!</i> Cette citation latine ne vous étonnera
-point, Mesdames: la royauté une fois dévolue à notre
-sexe, le latin entre nécessairement dans notre domaine,
-comme l'escrime et les petits verres. Je répète donc <i lang="la" xml:lang="la">victus
-et inermis draco</i>!</p>
-
-<p>«Or, une fois nos ennemis battus, nous devrons nécessairement
-profiter de nos avantages pour qu'ils ne se
-relèvent pas, et le plus sûr moyen pour cela est de refaire
-la charte de l'humanité.</p>
-
-<p>«La révolution française avait proclamé les droits de
-l'homme, nous y substituerons les droits de la femme,
-que j'ai formulés en six articles qui seront désormais
-notre loi.</p>
-
-<p class="c">DROITS DE LA FEMME LIBRE.</p>
-
-<p>«<span class="sc">Article 1<sup>er</sup>.</span> Dieu sera désormais du genre féminin,
-vu sa toute-puissance et sa perfection.</p>
-
-<p>«<span class="sc">Art. 2.</span> Les droits de la femme consistent à n'en
-point reconnaître aux hommes.</p>
-
-<p>«<span class="sc">Art. 3.</span> Toutes les femmes seront égales pour commander,
-et tous les hommes égaux pour leur obéir.</p>
-
-<p>«<span class="sc">Art. 4.</span> Toutes les places seront occupées par le
-sexe le plus intéressant et le plus faible, sauf celles dont
-il ne voudra pas, lesquelles appartiendront de droit au
-sexe le plus laid et le plus fort.</p>
-
-<p>«<span class="sc">Art. 5.</span> Tous les hommes se marieront et toutes les
-femmes resteront filles, c'est-à-dire que les premiers seront
-enchaînés et n'auront que des devoirs, tandis que
-les secondes seront libres et n'auront que des droits.</p>
-
-<p>«<span class="sc">Art. 6.</span> Les femmes auront seules les clefs des caisses
-publiques et privées; on laisse aux hommes le privilége
-de les remplir!»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Des acclamations frénétiques accueillirent cet hexalogue
-qui rétablissait d'une manière si équitable l'égalité
-humaine. Les cris de <i>Vive notre libératrice! Vive mademoiselle
-Spartacus!</i> se croisaient avec mille exclamations
-d'enthousiasme; chaque auditrice annonçait déjà tout
-haut ses prétentions. L'une voulait être préfette ou générale
-de division, l'autre procureuse générale près la
-Cour d'appel, une troisième inspectrice des remontes,
-une quatrième grande maîtresse de l'Université. C'était
-une sorte de carnaval de l'esprit, dans lequel toutes les
-ambitions se croisaient et se heurtaient en courant
-comme des masques. M<sup>lle</sup> Spartacus, enivrée de ce
-triomphe, avait relevé ses lunettes sur son front et caressait
-de l'&oelig;il les vingt manuscrits qui gonflaient son
-sac de velours. Là était le véritable n&oelig;ud de l'affaire;
-elle avait d'abord voulu s'assurer la bienveillance de son
-auditoire, mais la grande question était de faire agréer
-le sac avec son contenu.</p>
-
-<p>Elle reprit donc aussitôt que l'enthousiasme de la
-foule put permettre à sa voix de se faire entendre:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Je prévoyais ces transports de joie, et j'y vois le
-nouveau gage d'un triomphe assuré! Oui, chères complices,
-vous vous réunirez pour vaincre la barbarie de
-ce sexe qui repousse ses adversaires sans respect pour
-leur faiblesse, et n'a pas même la vulgaire générosité de
-se laisser battre sans se défendre. Mais, pour arriver à
-ce résultat, il faut que toutes les femmes secondent notre
-complot, qu'elles en comprennent l'importance,
-qu'elles soient éclairées sur les moyens comme sur le
-but; et, pour cela, des instructions sont indispensables.</p>
-
-<p>«Or, ces instructions existent; j'y ai consacré, depuis
-dix ans, mes facultés et mes veilles. Romans, poésies,
-traités philosophiques, impressions de voyages, vaudevilles,
-j'ai successivement adopté toutes les formes, pris
-toutes les allures. Ce sac renferme la matière de quatre-vingt-douze
-volumes in-octavo, sans alinéa et sans interlignes,
-destinés à ramener toutes les femmes à notre
-opinion. C'est la révolution du monde en manuscrit; il
-ne reste plus qu'à en faire les frais d'impression!</p>
-
-<p>«Mais ces frais, en comprenant la juste rétribution du
-travail de l'auteur, montent à un million deux cent mille
-francs, et ne peuvent, par conséquent, être couverts que
-par l'association des parties intéressées. J'ai donc l'honneur
-de vous proposer, au nom du bureau, une souscription
-ouverte, séance tenante, dans l'intérêt de la
-cause, pour l'impression immédiate de mes &oelig;uvres
-complètes.</p>
-
-<p>«Le nom des souscriptrices et le chiffre de leurs cotisations
-seront inscrits par ma secrétaire, qui attend à
-la grande porte.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>A ces mots, M<sup>lle</sup> Spartacus tira ses lunettes, salua l'assemblée
-et sortit avec les membres du bureau.</p>
-
-<p>Mais aucun applaudissement ne se fit entendre. L'idée
-de souscription avait glacé les espérances et amorti les
-plus fiers courages. Des murmures recommençaient à
-courir au-dessus des têtes agitées, comme la brise sur
-les épis.</p>
-
-<p>«C'est un piége, répétaient plusieurs voix, on nous
-a attirées dans un coupe-gorge.</p>
-
-<p>&mdash;Elle veut tout simplement nous forcer à imprimer
-ses rapsodies.</p>
-
-<p>&mdash;Et à lui faire des rentes, afin de trouver un mari
-malgré ses lunettes et son grand nez.</p>
-
-<p>&mdash;C'est une folle.</p>
-
-<p>&mdash;Une intrigante.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne donnerai rien.</p>
-
-<p>&mdash;Ni moi.</p>
-
-<p>&mdash;Ni moi.</p>
-
-<p>&mdash;Ni moi.»</p>
-
-<p>Mais, malgré ces affirmations, tous les yeux se portaient
-avec un certain embarras vers la grande porte, où
-attendait <i>la</i> secrétaire de M<sup>lle</sup> Spartacus. Passer devant
-un bureau de souscription sans rien donner est toujours
-chose difficile, non à notre générosité, mais à notre
-sottise. Que pensera-t-on de nous? ne nous accusera-t-on
-point de dureté, d'avarice, de pauvreté? A cette dernière
-pensée, notre front rougit, et nous portons vivement
-la main à la poche.</p>
-
-<p>Ainsi allaient faire les femmes sages, bien à contre-c&oelig;ur,
-lorsqu'elles avisèrent une porte dérobée qui permettait
-d'éviter la grande entrée; toutes s'y précipitèrent,
-tandis que la secrétaire et M<sup>lle</sup> Spartacus, qui était
-allée la rejoindre, attendaient toujours les souscriptrices.
-Enfin, un laquais vint demander s'il pouvait éteindre:
-la salle était vide!</p>
-
-<p>La présidente eut besoin de s'en assurer par ses yeux;
-mais, quand elle ne put douter davantage, elle laissa
-tomber ses lunettes, et, se voilant la face avec ses deux
-gants de filoselle tricotée, elle s'écria, comme Caton
-après la bataille de Philippes:</p>
-
-<p>«<i lang="la" xml:lang="la">Diutius vixi!</i>»</p>
-
-<p>Ce que la secrétaire traduisit par:</p>
-
-<p>«J'avais trop de manuscrits!»</p>
-
-<p>Pendant ce temps, M<sup>me</sup> Facile et sa compagnie quittaient
-la galerie avec de longs éclats de rire et regagnaient
-les salons. Maurice et Marthe restèrent seuls
-en arrière, assis à la même place, les mains unies et se
-regardant.</p>
-
-<p>«Toujours le même égarement, dit enfin Maurice,
-qui appuya sur l'épaule de la jeune femme sa tête pensive.
-Ah! pourquoi faire deux camps des enfants de
-Dieu? Ève n'est-elle donc plus la chair d'Adam? Ne
-comprendra-t-on jamais que ce n'est point le droit qui
-fera disparaître la servitude, mais seulement l'amour?
-Est-ce avec les récriminations et les soupçons que se cimentent
-les alliances? Aimez bien, et nul n'ambitionnera
-le rôle de maître, mais celui d'esclave; aimez davantage,
-et vous ne saurez même plus qui obéit ou qui
-commande, car les deux c&oelig;urs ne seront plus qu'un
-seul c&oelig;ur.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit Marthe, qui se retourna à demi, et dont
-les lèvres effleurèrent la chevelure du jeune homme;
-c'est ainsi que nous avons vécu, ainsi que nous vivrons!»</p>
-
-<p>Une larme vint se suspendre aux cils de Maurice; il
-tint Marthe longtemps pressée sur sa poitrine; puis, faisant
-un effort:</p>
-
-<p>«On doit nous chercher, dit-il, remontons vite. Que
-penseraient les convives de M<sup>me</sup> Facile s'ils pouvaient
-nous voir et nous entendre? Hélas! ils ne nous comprendraient
-même pas, car l'intelligence ne peut s'élever
-sur les ailes de l'âme. Livrée aux pesanteurs de la réalité,
-elle s'abaisse aux lieux bas et voit chaque jour rétrécir son
-horizon. Hier, tu as pleuré sur ce monde nouveau
-parce que l'amour l'avait quitté; mais, en s'envolant,
-il a encore emmené une compagne.</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc? demanda Marthe.</p>
-
-<p>&mdash;La poésie.»</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<div class="titre">TROISIÈME JOURNÉE</div>
-<h2 class="nobreak" id="ch21">XXI</h2>
-
-<div class="abstract">Correspondance-omnibus de M. Atout.&mdash;Constitution politique
-de la république
-des Intérêts-Unis.&mdash;Circulaire électorale de M. Banqman.&mdash;Chambre
-des envoyés de la république des Intérêts-Unis.&mdash;Crise ministérielle à propos
-de moules de boutons.&mdash;Magnifique discours de Banqman sur la question
-de savoir si l'armée aura ou non des gants tricotés.&mdash;La chambre
-vote tous les articles de la loi et rejette l'ensemble.</div>
-
-<p>L'âme humaine est ainsi faite, que la difficulté seule
-peut entretenir son ardeur. Passionnée pour le bien le
-plus futile s'il menace de lui échapper, elle reste indifférente
-à tout ce qu'elle obtient sans recherche et sans
-sacrifice. On aspire de toutes les forces de son désir à
-l'éloge qu'il faut arracher, tandis que l'on reçoit avec indifférence
-la lettre d'un admirateur inconnu; on achète
-avec empressement les livres de l'écrivain que l'on
-n'a jamais vu, et, le jour où il vous les apporte, on
-cesse de les lire. On songe longtemps aux moyens de se
-présenter chez un voisin, et, s'il fait le premier une visite,
-on se met vite sur la réserve. Il suffit de voir tous
-les jours l'homme que l'on estime pour n'y plus penser.
-Quand on le rencontrait une fois par année, on s'informait
-de ses projets, de ses travaux, de ses idées; maintenant,
-on ne s'informe de rien; il est entré dans le cercle
-de nos habitudes, il a cessé d'être un but, nous ne le
-regardons plus!</p>
-
-<p>Étrange nature! nous ne poursuivons que ce qui nous
-échappe, nous n'aimons que ce qui nous repousse, et
-tout ce qui vient nous chercher éveille à l'instant notre
-indifférence!</p>
-
-<p>M. Atout faisait ces réflexions devant son bureau couvert
-de volumes dont les feuilles n'étaient point encore
-coupées, bien que les auteurs les eussent apportés eux-mêmes;
-de journaux gratuits encore enveloppés de leurs
-bandes, et de paquets affranchis qui n'avaient point été
-décachetés.</p>
-
-<p>Au début de la carrière, ces hommages publics eussent
-enivré le futur académicien; mais, depuis, l'habitude
-l'avait blasé sur ces pots-de-vin de la gloire; aussi
-les recevait-il avec une nonchalance dédaigneuse. Ce
-qu'il y voyait de plus clair était la nécessité de répondre
-aux trois cents envois qui encombraient son bureau.</p>
-
-<p>Car M. Atout savait que l'exactitude était la politesse
-des gens de lettres comme des rois, et il répondait toujours.
-Il avait pour cela trois modèles d'épîtres sténographiées,
-auxquelles il ne restait qu'à mettre l'adresse.</p>
-
-<p>S'agissait-il, par exemple, d'un volume de poésies envoyé
-avec une lettre extatique, il prenait le modèle numéro
-1, ainsi conçu:</p>
-
-<blockquote>
-<div class="ind">«Monsieur,</div>
-<p>«Vous avez une lyre dans le c&oelig;ur! J'ai lu (ici le
-titre du livre) avec des émotions toujours renouvelées.
-La muse qui l'a dicté ressemble à ces oiseaux des autres
-latitudes qui nichent dans les grandes herbes, chantent
-dans le feuillage des bois et planent dans les nuées.</p>
-
-<p>«Continuez, Monsieur, et tout ce qu'une indulgence
-bienveillante vous fait penser de moi, l'avenir le dira un
-jour plus justement de vous-même.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Était-il, au contraire, question d'une publication périodique,
-le modèle numéro 2 venait naturellement:</p>
-
-<blockquote>
-<div class="ind">«Monsieur,</div>
-<p>«Vous avez un glaive dans l'esprit. J'ai lu avec un intérêt
-palpitant votre (le nom de la publication). Les
-arguments que vous employez ressemblent à ces armes
-qui frappent également par les deux tranchants et par la
-pointe.</p>
-
-<p>«Continuez, Monsieur, et tout le bien que vous pensez
-de mes ouvrages, la République entière le dira un
-jour à meilleur droit de votre journal.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Fallait-il, enfin, répondre à l'envoi d'un manuscrit,
-c'était le cas d'avoir recours au modèle numéro 3:</p>
-
-<blockquote>
-<div class="ind">«Monsieur,</div>
-<p>«Vous avez un orchestre dans l'imagination. J'ai lu
-avec une avidité ravie votre (ici le titre du manuscrit).
-Les conceptions de votre génie ressemblent à ces symphonies
-où l'on entend successivement tous les accents
-et tous les tons.</p>
-
-<p>«Continuez, Monsieur, et l'attention que le public accorde,
-dites-vous, à ma voix, se reportera tout entière,
-et avec plus de raison, sur la vôtre.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>L'envoi journalier de ces lettres avait prodigieusement
-accru la popularité de l'académicien. Tous les gens
-auxquels il reconnaissait du génie se faisaient naturellement
-les prôneurs de son discernement. Comment ne
-pas soutenir une célébrité qui nous écrit? Ne devenons-nous
-point quelque chose dans sa gloire? Plus il est illustre,
-plus son suffrage honore: nous le transformerions
-en grand homme, ne fût-ce que pour augmenter le
-prix de ses autographes.</p>
-
-<p>M. Atout le savait et ne négligeait aucun de ces
-moyens de renommée, car il en est de celle-ci comme
-de toute chose humaine: le hasard la sème, l'habileté
-seule la fait grandir. Aussi beaucoup de gens peuvent-ils
-se faire une réputation, mais peu connaissent l'art de
-la cultiver. Il faut, pour cela, l'adresse qui prépare, la
-persistance qui fonde, l'égoïsme qui affermit. Il faut
-surtout beaucoup de vanité et peu d'orgueil: car, si la
-vanité est une voile que nous enflons nous-même et qui
-nous pousse, l'orgueil est une ancre rigide et tenace sur
-laquelle nous restons immobile. Flattez s'il le faut, pliez
-au besoin; mais montrez-vous partout; ayez de vous-même
-l'opinion que vous voulez en donner aux autres:
-l'homme est imitateur jusque dans ses sensations.
-L'estime que vous montrerez pour votre propre mérite
-sera toujours plus ou moins contagieuse. Gardez-vous
-seulement de justifier trop sérieusement vos prétentions.
-Notre admiration ne veut point être forcée; on peut l'obtenir
-de nous par faveur, difficilement comme droit. Chaque
-homme est toujours plus ou moins de la famille de
-Thémistocle, les trophées de Miltiade l'empêchent de
-dormir.</p>
-
-<p>Évitez donc de la multiplier; n'imitez point ces glorieux
-insatiables que l'on aperçoit toujours dans l'arène,
-frottés d'huile et le ceste à la main. Contentez-vous de
-faire valoir le passé; prenez rang parmi ces ducs et pairs
-de la gloire, qui sont beaucoup aujourd'hui pour avoir
-été autrefois quelque chose. De cette manière, on vous
-acceptera comme une sorte d'illustration posthume que
-tout le monde honore, parce qu'elle ne porte ombrage à
-personne; votre paresse sera de la sobriété, votre stérilité
-de la discrétion; on vous tiendra à honneur tout ce
-que vous ne ferez point, et vous appartiendrez à cette
-phalange d'artistes sérieux qui prouvent leur valeur en
-se taisant.</p>
-
-<p>Nous avons déjà dit comment cette méthode avait
-réussi à M. Atout, qui occupait la plus haute position
-littéraire des Intérêts-Unis sans rien écrire, et tenait le
-premier rang parmi les professeurs sans rien professer.
-Aussi était-il bien résolu à persévérer dans une voie qui
-lui permettait d'arriver sans marcher. Il se hâta donc
-d'achever sa correspondance habituelle, puis, se rappelant
-son hôte, il monta à son appartement.</p>
-
-<p>Il le trouva un livre à la main, et se pencha pour voir
-le titre.</p>
-
-<p>«Que tenez-vous là? dit-il; les fastes de la <i>Convention
-française</i>?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, répondit Maurice, je relisais l'histoire de ces
-stoïques audacieux, dont les moindres mouraient comme
-Socrate. Je comptais les sacrifices muets de ce peuple
-de Decius, et je trouvais le secret de tant de simplicité
-et de grandeur dans un seul mot: <span class="small">LA FOI</span>!»</p>
-
-<p>L'académicien hocha la tête.</p>
-
-<p>«En effet, dit-il d'un air capable, c'était alors le
-puissant mobile, l'âme immortelle du corps social; mais
-le temps a éclairé les hommes; nous avons perfectionné
-le patriotisme, et nous l'avons rendu plus facile. Votre
-moteur ressemblait à la vapeur, puissance irrésistible,
-mais difficile à conduire; les explosions amenaient toujours
-quelques désastres; aussi lui avons-nous substitué
-une force plus aimable, plus docile, et non moins irrésistible.</p>
-
-<p>&mdash;Vous la nommez?</p>
-
-<p>&mdash;L'intérêt. Notre constitution a été si heureusement
-combinée que les devoirs du citoyen se sont trouvés réduits
-à l'obligation de rechercher en tout son propre
-avantage. Votre gouvernement constitutionnel contenait,
-du reste, les germes de cette merveilleuse réforme;
-germes cachés, souterrains, honteux, que nous avons
-habilement arrosés de légalité pour les développer et leur
-donner place au soleil. Aussi, aujourd'hui, le système
-politique des Intérêts-Unis répond-il à tous les besoins
-de l'homme vraiment civilisé.</p>
-
-<p>Il se compose de quatre pouvoirs qui résument les
-principes sociaux de l'époque.</p>
-
-<p>En tête se trouve le président de la République ou
-l'<i>impeccable</i>, ainsi nommé parce qu'il ne peut mal faire,
-et qui ne peut mal faire parce qu'il ne fait rien. L'impeccable
-n'est, en effet, ni un homme, ni une femme, ni un
-enfant, mais ce que nous appelons une fiction gouvernementale:
-il se compose d'un fauteuil vide sous un baldaquin!
-Ce fauteuil est le chef légitime du gouvernement.
-Les ministres ne peuvent parler qu'en son nom,
-et leurs déclarations politiques sont appelées discours
-du fauteuil.</p>
-
-<p>Cette heureuse conception nous a ainsi débarrassés de
-l'embarras de choisir un président temporaire et des inconvénients
-du pouvoir transmis par l'hérédité. Quand
-le chef de l'État vieillit, on appelle un tapissier pour le
-remettre à neuf, et une douzaine de clous suffisent pour
-restaurer l'ordre de choses. De plus, point de cour, de
-liste civile. Toute la maison présidentale se réduit à une
-brosse et à un plumeau. Nous n'avons ni filles à doter,
-ni fils à marier. Nous ne pouvons craindre ni coups
-d'État, ni usurpations, un fauteuil étant forcément condamné
-au <i>statu quo</i>. Enfin, comme il ne peut rien exécuter,
-nous lui avons abandonné avec confiance le pouvoir
-exécutif.</p>
-
-<p>La seconde autorité de l'État est la <i>Chambre des envoyés</i>,
-nommée par tous ceux qui dorment sur des sommiers
-élastiques et boivent du vin vieux.</p>
-
-<p>Le législateur a, en effet, pensé que tout citoyen bien
-couché et bien nourri devait être un homme ami du bon
-ordre, c'est-à-dire de sa table et de son lit, et qu'il avait
-nécessairement de lumières tout ce qu'il en fallait pour
-ne pas vouloir en donner une part aux consommateurs
-de paille et de pain noir.</p>
-
-<p>Cependant, comme il pourrait se trouver, par hasard,
-dans la Chambre des envoyés certains brouillons assez
-égoïstes pour préférer leurs idées à leurs intérêts, on
-leur a opposé la <i>Chambre des valétudinaires</i>, composée de
-gens que le mouvement inquiète et que le bruit fatigue.
-Pour y être admis, il faut prouver qu'on est ou sourd, ou
-aveugle, ou goutteux, ou asthmatique; ceux qui réunissent
-plusieurs infirmités ont la préférence; cependant,
-avec un peu de protection, l'entêtement et l'ignorance
-peuvent suffire.</p>
-
-<p>Le quatrième pouvoir, enfin, est composé des banquiers,
-qui se sont faits les intendants de la République,
-lui prêtent à la petite semaine, et se chargent de passer
-les revenus publics par un crible qui ne laisse tomber
-que les petites pièces et retient toutes les grosses. L'État
-a insensiblement mis en gage entre leurs mains la terre,
-les fleuves, les mers, les mines souterraines et les transports
-aériens; si bien qu'ils seraient les maîtres de tout,
-si le fauteuil et les deux chambres n'étaient là; mais leur
-pouvoir entrave celui des banquiers, qui, à son tour,
-entrave le leur. Car là est le sublime de notre organisation
-politique: tout se compense et se pondère. Le
-char de l'État ressemble exactement à celui que l'on a
-découvert sur les débris de l'arc de triomphe du Carrousel,
-à Paris: tiré en sens inverse par quatre chevaux
-de forces égales, il reste nécessairement en place, ce
-qui l'empêche de se heurter aux bornes ou de tomber
-dans les ornières.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non d'être écartelé, dit Maurice; et, tôt ou
-tard, le char se disloquera.</p>
-
-<p>&mdash;Si nous n'avions pas une cheville magique qui
-consolide tout, fit observer l'académicien.</p>
-
-<p>&mdash;Et quelle est-elle?</p>
-
-<p>&mdash;La peur! Autrefois on mettait de la passion dans
-la politique, mais aujourd'hui le progrès des lumières a
-fait disparaître ces hommes de <i>petite vertu</i> qui tenaient à
-leurs idées, et qui voulaient à tout prix le triomphe de
-ce qu'ils regardaient comme la vérité! On ne croit pas
-plus à ce que l'on défend qu'à ce qu'on attaque. Les opinions
-sont des logements à loyer dont on déménage dès
-qu'on en trouve un meilleur. Aussi les luttes ont-elles
-plus d'apparence que de réalité: on se combat comme
-au théâtre, en ayant soin de ne pas se blesser, et seulement
-pour occuper la galerie. Nul ne porte de coups dangereux,
-de peur d'en recevoir; les adversaires d'aujourd'hui
-seront nos alliés de demain; la cocarde que nous
-sifflons, celle que nous porterons à notre chapeau; cette
-prévision tient lieu d'indulgence, et, si chacun tire d'un
-côté différent, c'est avec la modération d'un coursier de
-fiacre payé à l'heure.</p>
-
-<p>&mdash;Alors je comprends, dit Maurice, vous êtes à l'abri
-des fièvres politiques. Mais qui vous sauvera de l'indifférence?</p>
-
-<p>&mdash;Toujours la constitution, répondit M. Atout. Croyez-vous
-que nous en soyons au temps où l'on demandait
-aux électeurs de payer leurs députés? Nous avons compris
-ce qu'une pareille prétention avait de décourageant
-pour le zèle électoral, et nous l'avons retournée. Aujourd'hui,
-c'est le député qui paye l'électeur! Chaque nomination
-est soumise à la criée publique, les candidats
-présentent leurs soumissions, et la place reste au dernier
-enchérisseur. De cette manière, plus de piéges, plus
-d'intrigues; chacun débat ses conditions et sait ce qu'il
-a. Aussi faut-il voir l'empressement des électeurs! Quelques-uns
-se sont fait porter mourants jusqu'aux urnes
-du scrutin pour déposer leurs votes et en recevoir le
-prix. Grand exemple de l'énergie de cette vie politique
-qu'entretiennent des institutions fondées sur le seul
-principe, vraiment social, <i>le dévouement à soi-même</i>. Du
-reste, j'ai là sur moi la dernière circulaire de M. Banqman,
-qui vous fera apprécier, mieux que toutes mes explications,
-les avantages de notre système.»</p>
-
-<p>M. Atout chercha dans ses poches et en tira une large
-feuille imprimée qu'il remit à son hôte.</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c"><i>M. Banqman, candidat pour la députation,
-aux électeurs du quartier B de la ville de Sans-Pair.</i></p>
-
-<div class="ind">«Messieurs,</div>
-<p>«Si j'avais obéi à mes goûts, vous ne me verriez point
-aujourd'hui solliciter vos suffrages; content d'une position
-honorée et confortable, je continuerais à en jouir,
-loin des agitations de la politique; mais les sollicitations
-de mes amis ont fait violence à mes inclinations, et
-m'ont décidé à venir réclamer la députation.</p>
-
-<p>«Mes opinions sont connues, Messieurs; je désire le
-bonheur de tous les citoyens de la République, et je veux
-tout ce qui peut assurer ce bonheur. Je voterai toujours
-pour le bien et pour la vérité; je n'adopterai que le parti
-qui aura raison, je n'attaquerai que celui qui aura tort;
-je ne soutiendrai les ministres qu'autant qu'ils se soutiendront
-eux-mêmes, et, s'ils tombent, je me rappellerai
-que la voix du peuple est la voix de Dieu.</p>
-
-<p>«Voilà pour mes idées gouvernementales. Quant aux
-droits que je puis avoir à votre confiance, les voici:</p>
-
-<p>«Je gagne, année moyenne, trois millions cinquante
-mille francs, ce qui doit vous faire comprendre que je
-suis un homme d'ordre.</p>
-
-<p>«J'ai toujours refusé de prendre des associés et de
-me marier, le tout par amour de la liberté.</p>
-
-<p>«Je fabrique des moules de boutons pour tous les âges
-et pour toutes les classes, ce qui témoigne de mon respect
-pour l'égalité.</p>
-
-<p>«Enfin, dans tous mes rapports à la <i>Société humaine</i>,
-j'ai appelé les hommes <i>mes semblables</i>, expression qui
-prouve mes croyances à la fraternité.</p>
-
-<p>«Maintenant, s'il faut en venir à ma profession de foi,
-je ne serai pas moins explicite.</p>
-
-<p>«Je déclare d'abord m'engager à une distribution de
-moules de boutons de déchet à tous les pauvres du quartier.</p>
-
-<p>«Je donnerai dans l'année six bals et douze dîners, où
-seront invités tous les électeurs qui m'auront accordé
-leurs voix.</p>
-
-<p>«Ceux qui pourront réunir dix votes en ma faveur
-auront droit à une gratification de la valeur de mille
-francs, payable en rognures de corne de ma fabrique,
-en petite bière de la brasserie projetée à Noukaïva, ou en
-actions pour les télégraphes aériens.</p>
-
-<p>«Ceux qui m'apporteront quinze votes auront de plus
-une médaille en bronze avec la boîte en faux maroquin.</p>
-
-<p>«Enfin, quiconque me procurera vingt voix percevra
-une rente perpétuelle de deux litres de potage à la gélatine,
-qu'il pourra faire prendre, tous les matins, à la compagnie
-hollandaise du Kamtschatka.</p>
-
-<p>«Je ferai distribuer en outre à mes clients, au moment
-du scrutin, des billets portant mon nom, et dans
-lesquels se trouvera enveloppée une pièce de cent sous,
-pour leur donner plus de poids. Chacun mettra le billet
-dans l'urne et la pièce dans sa poche.</p>
-
-<p>«J'ose espérer, Messieurs, que la franchise de ces
-explications me conciliera vos suffrages, et que je pourrai
-bientôt porter à la tribune nationale l'expression de
-vos souhaits et de vos besoins.</p>
-
-<div class="sign">«<span class="sc">Banqman</span>.»</div></blockquote>
-
-<p>«Et cette circulaire a réussi près des électeurs? demanda
-Maurice après avoir lu.</p>
-
-<p>&mdash;Si bien réussi que Banqman est maintenant un des
-membres les plus influents à la Chambre des envoyés,
-répliqua M. Atout, et qu'il doit adresser au ministère, ce
-matin même, des interpellations foudroyantes.</p>
-
-<p>&mdash;Il combat donc le ministère?</p>
-
-<p>&mdash;Depuis que ce dernier a autorisé l'introduction des
-crochets étrangers, qui menacent de faire tomber la fabrication
-des boutons.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourrait-on assister à cette séance?</p>
-
-<p>&mdash;Je venais vous proposer d'y aller ensemble.»</p>
-
-<p>Maurice accepta avec empressement, et milady Ennui,
-qui entra dans ce moment avec Marthe, déclara qu'elle
-les accompagnerait.</p>
-
-<p>Les débats de la Chambre des envoyés étaient publics,
-c'est-à-dire qu'on ne pouvait y entrer qu'avec des billets.
-M. Atout connaissait heureusement l'ambassadeur du
-Congo, et obtint, par son entremise, l'entrée de la tribune
-diplomatique.</p>
-
-<p>Milady Ennui, heureuse d'étaler son corset mécanique
-sur les premiers bancs, s'appuya à la galerie en lorgnant,
-tandis que M. Atout expliquait au couple étranger la politique
-de Sans-Pair.</p>
-
-<p>«Celui que vous voyez vis-à-vis de vous, dit-il, occupé
-à examiner des colonnes de chiffres, a pris pour spécialité
-d'éplucher le budget; il passe ses journées à refaire les
-additions des comptables et à chercher des réductions.
-Il a proposé, à la dernière session, treize millions d'économies,
-sur lesquels la Chambre lui a accordé vingt et un
-francs trente centimes. Un peu plus loin se trouve un
-de nos confrères, qui s'est fait recevoir à l'Académie
-comme homme politique, et à la Chambre comme littérateur.
-Il refait tous les ans un discours contre les auteurs
-contemporains, qui ont le tort de ne lui avoir point laissé
-une place, et un second en faveur du ministère, qui lui
-en a accordé sept. A ses côtés siége le général Pataquès,
-connu par son éloquence mêlée d'oripeaux militaires,
-de cliquetis de sabres et de lazzis de chambrée. Le vieil
-homme qui se promène là-bas est le fameux Tacitus,
-espèce de Montesquieu en raccourci, qui a acquis la réputation
-d'excellent citoyen en s'abstenant, et de penseur
-profond en déchirant ses collègues. Derrière lui cause
-un ancien légiste, M. Format, qui regarde le gouvernement
-de l'État comme une affaire de procédure, et qui
-laisserait vendre la République, pourvu qu'elle fût vendue
-selon le code. Son interlocuteur, milord Grave, est un
-ancien ministre, qui a le premier introduit l'austérité
-dans la corruption. De l'autre côté se promène le docteur
-Traverse, qui parle pour le gouvernement populaire,
-dont il ne veut pas, afin de ramener la monarchie, que
-tout le monde repousse. Enfin, voici, au pied de la tribune,
-M. Omnivore, défenseur des intérêts positifs de
-la République, pourvu que ces intérêts soient les siens.
-Tous ces députés sont les chefs d'autant de partis, qui
-tâchent de s'entendre quand ils ne peuvent pas s'étrangler.</p>
-
-<p>Le plus nombreux de tous est celui des <i>équilibristes</i>,
-composé des gens qui savent se maintenir sous tous les
-ministères, et dont l'opinion se résout en un bordereau
-d'appointements. On les appelle aussi conservateurs, vu
-l'ardeur qu'ils mettent à conserver leurs places, leurs
-fournitures et leurs pensions.</p>
-
-<p>Ils ont pour adversaire le parti des <i>aspirants</i>, comprenant
-tous ceux qui ont été ministres ou qui comptent le
-devenir.</p>
-
-<p>Entre eux flottent les <i>indépendants</i>, dont la politique
-ressemble à la marche d'un homme ivre, et qui, lorsqu'ils
-ont penché à gauche, se retournent brusquement
-à droite, uniquement pour prouver qu'ils ne suivent pas
-de chemin.</p>
-
-<p>Enfin viennent une douzaine de factions, tantôt séparées,
-tantôt unies, espèce d'appoints parlementaires qui
-servent à déplacer les majorités, et grâce auxquelles la
-Chambre contredit aujourd'hui ses décisions d'hier.»</p>
-
-<p>Ici, l'académicien fut interrompu par le son d'une
-trompette qui jouait l'air connu:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i4">Du courage</div>
-<div class="verse i4">A l'ouvrage,</div>
-<div class="verse i2">Les amis sont toujours là.</div>
-</div>
-
-<p>M. Atout apprit à Maurice que ce signal annonçait l'ouverture
-de la séance. On avait ingénieusement substitué
-le clairon à la sonnette, comme plus facile à entendre
-dans le tumulte, et pouvant épargner au président tous
-frais d'éloquence. Ses avertissements se traduisaient en
-airs connus. Voulait-il, par exemple, rappeler à l'ordre
-un député de l'opposition, il jouait le refrain de la
-romance:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Taisez-vous, je ne vous crois pas.</div>
-</div>
-
-<p>S'agissait-il d'annoncer que le ministre de l'instruction
-publique allait prendre la parole, il jouait en mineur:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">Je suis Lindor, ma naissance est commune,</div>
-<div class="verse i1">Mes v&oelig;ux sont ceux d'un simple bachelier.</div>
-</div>
-
-<p>Était-il question de mettre aux voix le budget, il l'annonçait
-au moyen de l'air:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i3">Quels dînés, quels dînés</div>
-<div class="verse i3">Les ministres m'ont donnés.</div>
-</div>
-
-<p>Fallait-il, enfin, demander un congé pour un maréchal
-rejoignant son gouvernement, il jouait:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i3">Malbroug s'en va-t-en guerre,</div>
-<div class="verse i2">Mironton ton ton mirontaine;</div>
-<div class="verse i3">Malbroug s'en va-t-en guerre,</div>
-<div class="verse i3">Ne sais quand il viendra.</div>
-</div>
-
-<p>Au signal qu'il venait de donner, les députés se dirigèrent
-vers leurs places, et un orateur monta à la tribune
-pour leur donner le temps de s'asseoir et de se moucher.
-Maurice reconnut M. Omnivore. M. Atout lui dit qu'il y
-avait ainsi, à la Chambre, une dizaine de comparses
-chargés du lever de rideau, et remplissant l'office du
-verre d'absinthe que l'on accepte avant le dîner, non
-parce qu'on l'aime, mais parce qu'il donne envie de
-prendre autre chose.</p>
-
-<p>Ils furent remplacés par des orateurs d'un crédit médiocre;
-c'étaient le potage et les hors-d'&oelig;uvre.</p>
-
-<p>Enfin, il y eut un silence; le festin parlementaire allait
-commencer; M. Banqman venait de paraître à la tribune.</p>
-
-<p>L'illustre fabricant avait le menton rentré au fond de
-sa cravate et la main droite dans son jabot, indice évident
-de profondeur. Il promena quelque temps ses regards
-sur l'assemblée, avança lentement la main gauche, et
-commença d'une voix qui tenait à la fois du trombone et
-du bonnet chinois:</p>
-
-<blockquote>
-<div class="ind">«Messieurs,</div>
-<p>«Quelque résolu que puisse être un homme politique
-à accomplir son devoir, il est des circonstances où cet
-accomplissement devient pour lui une douloureuse
-épreuve, et où il doit envier le sort des citoyens sans
-responsabilité, qui subordonnent leurs convictions à leurs
-sympathies, et accordent aux amis qu'ils ne peuvent
-continuer à approuver la faveur de leur silence! Malheureusement,
-telle n'est point notre position. Chargé d'une
-mission publique, nous devons à nos commettants, nous
-nous devons à nous-même, de déclarer notre pensée
-tout entière. Longtemps nous avons attendu, dans l'espoir
-que les faits éclaireraient ceux qui nous gouvernent;
-mais notre attente a été vaine, la prolonger est impossible.
-Le salut de la République doit être la grande loi,
-et, nous le déclarons hautement, la main sur le c&oelig;ur, le
-moment est venu de la perdre ou de la sauver.</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Murmures au centre; applaudissements aux extrémités;
-longue agitation; l'orateur boit un verre d'eau
-sucrée.)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Oui, Messieurs, jamais la situation ne fut plus inquiétante
-pour le présent, plus dangereuse pour l'avenir!</p>
-
-<p>«Que nous regardions à l'intérieur ou à l'extérieur,
-tout nous épouvante également. La République nous fait
-l'effet d'une machine conduite par des mains inhabiles,
-et qui, contrariée dans ses mouvements, s'ébranle, fait
-crier ses rouages et menace d'éclater!</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Profonde sensation.)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Et c'est dans une pareille situation qu'on parle d'imposer
-à la nation de nouvelles charges! On nous demande
-un crédit de deux cents millions, en répétant que c'est
-un vote de confiance. De confiance, soit, Messieurs; mais
-voyons d'abord si l'on a fait quelque chose pour la
-mériter.</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Mouvements en sens divers. L'orateur, qui va s'échauffant,
-boit un second verre d'eau sucrée.)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Je pourrais multiplier les critiques, Messieurs, mais
-je veux faire preuve de modération. Je ne reviendrai point
-sur ce qui a été tant de fois et si justement reproché au
-pouvoir; je me contenterai d'examiner un seul de ses
-actes, le plus récent. Il suffira, d'ailleurs, pour nous donner
-la mesure de l'habileté, du tact et de la justice des
-hommes qui sont à la tête du gouvernement!</p>
-
-<p>«Quand je parle ainsi, Messieurs, vous comprenez
-que mes attaques s'adressent à ceux qui peuvent me
-répondre, aux ministres ici présents, seuls répréhensibles
-et responsables. Il est un nom qui doit rester en dehors
-de toutes nos discussions; mes remarques ne peuvent
-donc franchir la sphère inviolable où le chef de l'État
-demeure, quoi qu'il arrive, calme et impeccable.</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Approbation générale.)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Mais les agents de son administration sont soumis
-à notre surveillance, et la constitution nous permet d'apprécier
-leurs actes.</p>
-</blockquote>
-
-<p>(L'attention redouble.)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Quand j'ai annoncé que je n'en examinerai qu'un
-seul, tout le monde a compris, sans doute, que je voulais
-parler de la suppression des trois paires de gants
-fournies par la République à ses défenseurs, suppression
-qui a porté la désorganisation dans l'armée entière.</p>
-</blockquote>
-
-<p><span class="sc">Le général Pataquès:</span> Oui, c'est une idée de pékin.</p>
-
-<p><span class="sc">Plusieurs voix d'avocats:</span> Pékin! c'est une insulte
-à la Chambre.</p>
-
-<p><span class="sc">Un ancien apothicaire:</span> C'est indécent.</p>
-
-<p><span class="sc">Les bourgeois en masse:</span> A l'ordre! à l'ordre!</p>
-
-<p>(Le général Pataquès met son chapeau de travers,
-incline le torse sur la hanche gauche et passe ses moustaches
-par-dessus ses oreilles; les cris redoublent; le
-président fait entendre l'air:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Grenadier, que tu m'affliges.</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Le général se rassied et le tumulte s'apaise; l'orateur
-reprend:)</p>
-<blockquote>
-<p>«Cette suppression déplorable, Messieurs, on doit
-penser qu'ils l'ont au moins effectuée régulièrement, sans
-violer les prérogatives des Chambres; qu'ils n'ont pas
-joint l'illégalité à l'ignorance! Eh bien! je le dis avec
-douleur, mais je dois le dire, cette mesure capitale a été
-prise par ordonnance.</p>
-</blockquote>
-
-<p>(Profonde sensation.)</p>
-
-<p><span class="sc">M. Format</span> s'écrie avec énergie: L'acte est contraire
-à toutes les règles de la procédure&hellip; je veux dire de la
-législature.</p>
-
-<p><span class="sc">Plusieurs voix:</span> Oui, oui.</p>
-
-<p><span class="sc">Autres voix:</span> Non, non.</p>
-
-<p>(Les ministres se regardent avec une visible inquiétude;
-longue agitation; le président joue l'air:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">Finissons-en, le monde est assez vieux.</div>
-</div>
-
-<p>Banqman continue:)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Et quel était votre but, ministres du fauteuil, en
-osant hasarder un pareil coup d'État! Votre orgueil se
-trouvait-il donc blessé de voir les mains qui défendent la
-patrie gantées comme les vôtres?</p>
-</blockquote>
-
-<p><span class="sc">M. Traverse:</span> Ce sont des aristocrates.</p>
-
-<p><span class="sc">M. Banqman.</span> «Et ne pouviez-vous, s'il fallait absolument
-consommer cette inconcevable révolution, sauver
-du moins les apparences, supprimer les gants du soldat,
-mais les laisser figurer sur le budget; de cette manière,
-au moins, on n'en eût rien su, et l'honneur national eût
-été sauf.</p>
-
-<p><span class="sc">Milord Grave</span> (avec un signe approbateur): Voilà ce
-qu'il fallait faire.</p>
-
-<p><span class="sc">M. Banqman.</span> «Mais non, vous avez agi avec votre
-légèreté et votre audace accoutumées, car là sont les
-deux mobiles de toute votre politique; vous leur avez
-dû vos succès eux-mêmes, selon l'admirable expression
-du profond penseur qui a dit de vous: Ils se sont élevés
-parce qu'ils étaient vides.</p>
-
-<p>(Mouvement; tous les yeux se tournent vers M. Tacitus,
-qui a l'air de dormir; rires et applaudissements.)</p>
-
-<blockquote>
-<p>«En conséquence, continue l'orateur, je propose le
-projet de loi suivant, dont copie a été déposée sur le
-bureau de M. le président:</p>
-
-<p>«<span class="sc">Article</span> 1<sup>er</sup>. La Chambre déclare ne point approuver
-la mesure qui vient de frapper l'armée, et décide
-que l'on accordera à chaque soldat six paires de gants,
-au lieu de trois que lui passait autrefois le règlement.</p>
-
-<p>«<span class="sc">Art.</span> 2. Ces gants seront tricotés, en fil d'Écosse,
-et garnis d'élastiques au poignet.</p>
-
-<p>«<span class="sc">Art.</span> 3. Ils devront être distribués à tous les régiments
-trois jours après la promulgation de la présente
-loi.</p>
-
-<p>«<span class="sc">Art.</span> 4. Les ministres actuels, ne pouvant procéder
-avec impartialité à cette répartition, sont priés d'en laisser
-le soin à des successeurs.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Après la lecture de ces propositions, M. Banqman
-descend de la tribune et reçoit les félicitations de toutes
-les fractions flottantes de la Chambre, y compris les indépendants.
-Le ministre de l'intérieur se dirige vers la
-tribune, mais il est rappelé par son confrère des travaux
-publics, qui veut prendre sa place, et est à son tour retenu
-par le ministre des affaires étrangères. Une vive
-discussion s'élève entre eux; enfin les cris: «Aux
-voix! aux voix!» deviennent si nombreux que le président
-se voit forcé de passer outre.</p>
-
-<p>L'article 1<sup>er</sup> est mis aux voix:</p>
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="3">Nombre de votants</td> <td class="num">613</td></tr>
-<tr>
-<td rowspan="2">&nbsp;&nbsp;&nbsp;</td>
-<td>Boules noires</td> <td class="num">290</td>
-<td rowspan="2">&nbsp;</td>
-</tr>
-<tr><td>Boules blanches</td><td class="num">323</td></tr>
-</table>
-<p>La Chambre adopte!</p>
-
-<p>Les ministres se querellent plus fort.</p>
-
-<p>On passe aux art. 2 et 3, qui sont également adoptés.</p>
-
-<p>Les ministres sont près de se prendre aux cheveux;
-mais le président lit l'art. 4, qui les apaise subitement;
-ils se retirent à l'écart pendant qu'on vote et semblent se
-consulter.</p>
-
-<p>L'art. 4 est également adopté.</p>
-
-<p>Il ne reste plus qu'à voter sur l'ensemble de la loi.
-Les ministres, qui se sont entendus, font passer à
-M. Banqman un billet sur lequel ils ont écrit:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«L'introduction des crochets étrangers sera dès demain
-prohibée.»</p>
-</blockquote>
-
-<p>M. Banqman met le billet dans sa poche avec la boule
-blanche et vote contre la loi. Un autre billet apprend à
-M. Format qu'il est nommé avocat général; un troisième
-annonce au général Pataquès le titre de maréchal; un
-quatrième avertit milord Grave que l'on est en mesure
-de publier des lettres à une comtesse avec les réponses,
-traduction libre de la correspondance d'Héloïse et d'Abeilard;
-un cinquième fait savoir à Tacitus que son neveu
-aura une perception et sa cousine un bureau de
-tabac.</p>
-
-<p>On vote sur l'ensemble de la loi.</p>
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="3">Nombre de votants</td> <td class="num">613</td></tr>
-<tr>
-<td rowspan="2">&nbsp;&nbsp;&nbsp;</td>
-<td>Boules noires</td> <td class="num">611</td>
-<td rowspan="2">&nbsp;</td>
-</tr>
-<tr><td>Boules blanches</td><td class="num">2</td></tr>
-</table>
-<p>La Chambre rejette.</p>
-
-<p>Le président fait entendre l'air: <i>Allons-nous-en, gens
-de la noce</i>.</p>
-
-<p>Et la séance est levée.</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="ch22">XXII</h2>
-
-<div class="abstract">Un missionnaire anglais.&mdash;Un bal public qui fournit les danseuses&mdash;Ce
-qu'on appelle l'Église nationale.&mdash;M. Coulant expliquant sa religion à Narcisse
-Soiffard.</div>
-
-<p>Marcellus avait donné rendez-vous à Maurice dans la
-grande salle du <i>Casino des Deux Mondes</i>. Il le trouva jouant
-au billard avec Georges Traveller, missionnaire d'origine
-anglaise, qui exerçait la triple profession de dentiste, de
-pasteur et de marchand de denrées coloniales. Georges
-Traveller avait parcouru tous les pays idolâtres de la
-terre au nom d'une société de <i>propagation</i>, et rien ne lui
-avait coûté pour s'attirer la confiance des peuples barbares.
-Bien loin d'imiter ces apôtres catholiques qui,
-sans autres armes qu'un livre de prières et un crucifix,
-se présentaient au milieu des tribus sauvages comme des
-envoyés de Dieu en les sommant de renoncer à leurs erreurs,
-l'honorable missionnaire anglais s'était résigné à
-partager celles-ci, et avait renouvelé le miracle d'Alcibiade
-au profit de ses croyances et de son commerce.
-Ainsi, on l'avait vu tour à tour circoncis à Mascat,
-mari de douze femmes aux îles Marianes, marchand
-d'esclaves dans le Zanguebar, et quelque peu anthropophage
-aux Sandwich; mais le tout sans que sa foi en fût
-ébranlée, et pour le compte de sa société.</p>
-
-<p>Grâce à cette souplesse de nature, il avait réussi à
-distribuer quelques centaines de sermons imprimés pour
-l'instruction des idolâtres qui ne savaient pas lire, et à
-placer dix-sept cargaisons de marchandises de rebut.</p>
-
-<p>Bien qu'il n'appartînt pas à son Église, Marcellus
-était fort lié avec le docteur, qui lui avait apporté des
-narguillés et du tabac d'Orient. Il le présenta à Maurice,
-devant lequel il dansa une polka africaine non autorisée
-par la police.</p>
-
-<p>Cette exhibition eût pu se prolonger indéfiniment, si
-Maurice n'eût rappelé à Marcellus la promesse faite, la
-veille, de lui expliquer la nouvelle religion connue à
-Sans-Pair sous le nom d'Église nationale. Le jeune piétiste
-sortit avec lui pour le conduire au temple de l'abbé
-Coulant; mais, en traversant la place des Annonces, il
-aperçut tout à coup une énorme affiche placardée contre
-une muraille.</p>
-
-<p>«Dieu me pardonne! c'est la réouverture de l'Éden!
-s'écria-t-il; de grâce, approchons, que je puisse m'assurer&hellip;»</p>
-
-<p>Ils traversèrent la place et purent lire l'avertissement
-qui couvrait la façade entière de l'édifice.</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Salle de l'Éden.&mdash;Bals masqués.&mdash;Dimanche
-soir, grande Fête, dite des Sauvages. Deux mille
-jolies femmes, appartenant à l'établissement, exécuteront
-des danses appropriées à leur caractère.&mdash;Chaque
-homme recevra, en entrant, un numéro désignant
-la danseuse dont il devra être le chevalier pendant tout
-le bal.&mdash;Dans l'intérêt de l'ordre, les échanges seront
-interdits.&mdash;Le costume adopté est celui des naturels
-de l'Amérique, lors de la découverte du nouveau
-monde; mais les gants sont de rigueur.&mdash;Il y aura
-un vestiaire pour déposer les parapluies et les caleçons.&mdash;Prix
-d'entrée: 25 francs.</i></p>
-</blockquote>
-
-<p>A peine Marcellus eut-il jeté les yeux sur l'affiche
-qu'il s'excusa près de Maurice et entra vivement au bureau,
-d'où il ressortit bientôt avec un billet.</p>
-
-<p>«Il était temps, s'écria-t-il; encore cinq minutes,
-et j'arrivais trop tard pour avoir une danseuse; ils n'ont
-pu me donner que le numéro 1983&hellip; une brune de
-vingt-deux ans! Je préfère les blondes, mais il faut
-savoir se mortifier au besoin. Vous m'excuserez seulement
-de vous quitter; il faut que j'avertisse le président
-de la Société des bonnes m&oelig;urs, à qui je devais remettre
-un mémoire après-demain, que des occupations inattendues
-retardent mon travail.»</p>
-
-<p>Il indiqua à Maurice l'adresse du nouveau temple, et
-le laissa continuer sa route.</p>
-
-<p>C'était la première fois que notre ressuscité se trouvait
-seul dans les rues de Sans-Pair, et il se mit à tout
-examiner plus en détail qu'il n'avait pu le faire jusqu'alors.</p>
-
-<p>Il remarqua que les locataires de chaque maison plaçaient
-sous leurs fenêtres une inscription désignant le
-nom et la profession exercée, de telle sorte que la ville
-entière était une sorte d'almanach des vingt-cinq mille
-adresses. On avait, à chaque entrée, au lieu de concierge,
-un vaste tourniquet mécanique dont les compartiments
-portaient le nom et renfermaient la sonnette des
-locataires. En arrivant, le visiteur s'asseyait dans le
-compartiment convenable, tirait le cordon, et aussitôt
-la machine enlevée le transportait à la porte même de
-la personne qu'il venait voir.</p>
-
-<p>Maurice aperçut également une salle de bal où les pas
-des danseurs mettaient en mouvement les meules d'un
-moulin à blé, et des charrettes qui, tout en revenant à
-vide du marché, faisaient tourner un rouet et filaient le
-coton de rebut.</p>
-
-<p>De loin en loin, les rues étaient traversées par des
-viaducs sur lesquels passaient, en sifflant, les locomotives
-poussées par la vapeur ou entraînées par le vide.
-Les fils de télégraphes électriques se croisaient en tous
-sens, dans l'air, comme un immense écheveau brouillé;
-les paratonnerres, lancés jusqu'aux nuages, en soutiraient
-perpétuellement l'électricité au profit des doreurs,
-des entreprises d'omnibus galvaniques et de la société
-pour l'éclairage. Sous chaque rue s'étendait une autre
-rue, le long de laquelle rampaient, comme d'immenses
-boas, les mille tuyaux de fer chargés de distribuer partout
-l'eau, la chaleur, la lumière. Le jeune homme entendait
-bruire sous ses pieds les voix des travailleurs
-mêlées au grondement du vent, au clapotement des
-cloaques, aux grincements des outils et aux lueurs des
-flammes. C'était comme une seconde cité souterraine,
-où s'élaborait la vie de la cité éclairée par le soleil; un
-organe caché qui, tour à tour, lui apportait la force et la
-délivrait de ses impuretés.</p>
-
-<p>Maurice regardait toutes ces merveilles de la civilisation
-avec une surprise mêlée de désappointement. Au
-milieu de tant de perfectionnements apportés à la matière,
-il cherchait l'homme et le voyait aussi pauvre,
-aussi vicieux, aussi déshérité! Il demandait en vain à
-tous ces visages qui passaient sous ses yeux si la vie
-leur était devenue plus légère à porter; les visages restaient
-fatigués de souffrances ou soucieux d'incertitude!
-Alors, un flot d'amertume montait de son c&oelig;ur à son
-cerveau. Il se demandait à quoi bon tous ces efforts
-d'industrie, si la part de bonheur n'était point plus
-large pour chacun; il cherchait ce qu'étaient devenues
-l'égalité et la fraternité humaines au milieu de ces miracles
-de calcul; il regardait où avait pu fuir la religion
-véritable, celle qui <i>relie</i> les hommes l'un à l'autre, et
-qui conduit au ciel par la double échelle de l'amour et
-du dévouement.</p>
-
-<p>Or, dans ce moment même, ses yeux s'arrêtèrent sur
-le fronton d'un édifice où il aperçut écrit en lettres de
-bronze: <span class="sc">Église nationale.</span> Il entra.</p>
-
-<p>L'église nationale était une ancienne salle de criées
-publiques, repeinte et retapissée pour le compte de la
-nouvelle religion. Il y avait, à l'entrée, une vielle organisée
-en guise d'orgues, et un bureau pour les parapluies
-à la place du bénitier.</p>
-
-<p>L'office venait précisément de commencer et le ministre
-était à l'autel.</p>
-
-<p>Maurice n'eut pas besoin d'écouter longtemps pour
-comprendre de quoi il s'agissait, la nouvelle religion
-consistant spécialement à répéter, dans la langue nationale,
-ce que les officiants catholiques répètent en latin.
-Ainsi, au lieu de dire: <i lang="la" xml:lang="la">Introibo ad altare Dei</i>,
-l'Église nationale
-disait: <i>Je m'approcherai de l'autel de Dieu.</i> Aux
-mots: <i lang="la" xml:lang="la">Ite, Missa est</i>, elle substituait ceux-ci:
-<i>Allez-vous-en,
-la Messe est finie</i>. Et à la place de: <i>Amen!</i> elle répétait:
-<i>Ainsi soit-il!</i></p>
-
-<p>Après l'office, le prêtre national monta en chaire, et
-entreprit une longue diatribe contre les ministres des
-autres religions qui ne savaient point se prêter aux progrès
-des lumières, et qui continuaient à prier Dieu
-dans une langue morte. Il prouva, par des citations de
-Cicéron, de Tacite, de saint Augustin et de Tertullien,
-que l'on devait renoncer au latin, et finit par une instruction
-nationale, dans laquelle il développa les avantages
-de la culture des rutabagas et de l'éducation des
-vers à soie!</p>
-
-<p>La prédication achevée, la foule, composée d'une
-trentaine de personnes, se retira, et Maurice allait en
-faire autant, lorsqu'un ouvrier, qui avait écouté le sermon
-avec une impatience visible, s'approcha tout à coup
-du prédicateur qui venait de quitter la chaire, et, lui
-barrant le passage:</p>
-
-<p>«Minute, monsieur l'abbé, dit-il en portant la main
-à sa tête nue, comme s'il eût voulu saluer avec ses cheveux,
-vous venez de converser sur les chenilles et les
-navets; mais c'est pas là mon affaire, je voudrais savoir
-si j'ai celui de parler au fondateur de l'Église nationale?</p>
-
-<p>&mdash;A lui-même, mon ami, dit le ministre.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, reprit l'ouvrier, qui s'était évidemment rafraîchi
-assez de fois pour se trouver légèrement échauffé,
-vous êtes l'abbé Coulant, le véritable abbé Coulant?</p>
-
-<p>&mdash;Précisément.»</p>
-
-<p>L'ouvrier lui donna dans la poitrine un coup de poing
-d'amitié.</p>
-
-<p>«Eh bien! vous êtes mon homme, s'écria-t-il, c'est
-vous que je cherche! Depuis ce matin je suis entré chez
-tous les marchands de vin du quartier pour savoir l'adresse
-de l'Église nationale: ni vu ni connu! Il paraît
-que votre religion est ici en chambre garnie?»</p>
-
-<p>L'abbé Coulant voulut s'excuser.</p>
-
-<p>«Y a pas de mal, reprit l'ouvrier; moi aussi, je le
-suis, en chambre garnie, et pas si bien logé que votre
-bon Dieu encore! Mais à la guerre comme à la guerre.</p>
-
-<p>&mdash;Vous aviez quelque question à m'adresser? demanda
-le prêtre.</p>
-
-<p>&mdash;J'en ai vingt, des questions, répliqua l'ouvrier, vu
-qu'on m'a dit que vous étiez un bon enfant; et moi,
-j'aime les bons enfants.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin.</p>
-
-<p>&mdash;En douceur, donc! Pour en venir à la fin, il faut
-prendre au commencement. Pour lors, mon abbé, vous
-saurez que je m'appelle Narcisse Soiffard, un nom qui
-en vaut un autre, et que j'ai une fille de douze ans qui
-aide sa mère à carder les matelas. Y a pas de péché à ça,
-qu'il me semble.</p>
-
-<p>&mdash;Au contraire, le travail est un devoir.</p>
-
-<p>&mdash;C'est ce que je répète toujours à ma fille et à sa
-mère. Le travail, que je leur dis, est un devoir pour la
-femme&hellip; Mais, voyez-vous, la maman a des croyances;
-elle veut que sa fille fasse sa première communion; moi,
-je ne vais pas à l'encontre, parce que la croyance, c'est,
-sans comparaison, comme le vin: faut respecter ceux
-qui en ont trop pris et les laisser marcher de travers. Si
-bien donc que je suis allé trouver le curé de notre paroisse,
-et que je lui ai dit la chose.</p>
-
-<p>&mdash;Et il vous a répondu?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Ah! voilà le curieux!&hellip; Il m'a répondu que pour
-communier il fallait savoir ce que l'on faisait.</p>
-
-<p>&mdash;C'est-à-dire assister au catéchisme?</p>
-
-<p>&mdash;Juste! assister au catéchisme, à l'heure où elle
-travaille avec sa mère! «Mais, mon curé, que je lui ai
-dit, vous voulez donc nous faire mourir de soif? Si la
-petite est obligée d'aller chez vous, l'ouvrage restera
-forcément en arrière.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut qu'elle apprenne sa religion, qu'il me répond.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux bien, pourvu que ce soit en cardant des
-matelas», que je lui redis&hellip; Il me semble que c'était
-clair comme bonjour! Eh bien! il n'a pas compris!»</p>
-
-<p>L'abbé Coulant haussa les épaules.</p>
-
-<p>«Cela devait être, dit-il; le clergé n'entend rien aux
-besoins du peuple. Amenez-moi votre fille, et je la ferai
-communier.</p>
-
-<p>&mdash;Sans l'instruire?</p>
-
-<p>&mdash;A quoi bon? Ce n'est point la science qui est agréable
-à Dieu. L'Église nationale ne demande que la bonne
-volonté.»</p>
-
-<p>Soiffard frappa ses mains l'une contre l'autre.</p>
-
-<p>«Voilà la religion de mon choix! s'écria-t-il. Rien
-que de la bonne volonté! ça ne ruine pas&hellip; Vous pouvez
-m'inscrire dans votre paroisse, monsieur Coulant;
-je veux que ça soit vous qui enterriez ma femme quand
-elle mourra.</p>
-
-<p>&mdash;Vous aurez soin seulement, reprit le ministre, de
-donner à votre fille son extrait de baptême.»</p>
-
-<p>L'ouvrier regarda l'abbé et tordit sa casquette, qu'il
-tenait à deux mains.</p>
-
-<p>«Ah! oui, son extrait de baptême, répéta-t-il plus
-lentement; il vous faut ça pour la communion.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute.</p>
-
-<p>&mdash;C'est que je vas vous dire&hellip; Sa mère et moi nous
-avons toujours été si occupés&hellip; que la petite n'a pas été
-précisément baptisée.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pouvez réparer cet oubli.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne dis pas, mais ça coûte six francs, le prix de
-huit bouteilles de vin à quinze. D'ailleurs elle est nommée:
-on l'appelle Rose.</p>
-
-<p>&mdash;Au fait, elle a une patronne dans le calendrier. Eh
-bien, voyons, nous arrangerons cela; l'Église nationale
-est accommodante.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, la voilà la religion de mon choix; votre
-main, monsieur Coulant, sans vous commander.</p>
-
-<p>&mdash;C'est entendu, reprit le curé en souriant; il suffira
-que votre femme apporte un extrait de votre acte de mariage.»</p>
-
-<p>Soiffard gratta le parquet avec le bout de son pied, et
-cracha devant lui.</p>
-
-<p>«Ah! il faut l'acte de mariage, dit-il avec quelque
-embarras; c'est donc nécessaire?</p>
-
-<p>&mdash;Indispensable.»</p>
-
-<p>L'ouvrier se frotta la tête.</p>
-
-<p>«Alors&hellip; ça sera difficile, reprit-il en balbutiant, ça
-sera bien difficile, monsieur Coulant; vu que nous avons
-beaucoup voyagé, et que, dans les voyages, les papiers,
-ça s'égare&hellip; d'autant que ma femme et moi, quand nous
-nous sommes mariés, nous avons négligé d'aller à la
-mairie.</p>
-
-<p>&mdash;Ah diable!</p>
-
-<p>&mdash;Toujours par raison d'économie. Vous devez comprendre
-ça: un acte de mariage coûte encore plus qu'un
-baptême, et dans notre état on regarde à toutes les dépenses;
-faut savoir se priver.</p>
-
-<p>&mdash;C'est juste, dit l'abbé en soupirant; après tout,
-Dieu a bien pardonné à la femme adultère! Allons, nous
-fermerons les yeux, maître Soiffard; l'Église nationale
-respecte la vie privée.</p>
-
-<p>&mdash;Vrai? s'écria Soiffard. La voilà la religion de mon
-choix! Mille millions, monsieur Coulant, vous êtes un
-brave homme, et je veux vous payer un verre de vin.»</p>
-
-<p>L'abbé eut beaucoup de peine à se défendre de la politesse
-de son nouveau paroissien, et put regagner la
-sacristie.</p>
-
-<p>Soiffard le regarda partir, puis, étendant la main vers
-l'autel, avec la gravité solennelle des ivrognes:</p>
-
-<p>«C'est dit, murmura-t-il, la religion me vexait quand
-elle me défendait de boire, de battre la bourgeoise et de
-vivre à ma fantaisie; mais, puisque celui-ci a trouvé un
-Dieu qui est bon prince, je l'adopte, et, à partir d'aujourd'hui,
-je déclare que moi Narcisse Soiffard, ainsi
-que la dame Soiffard et la petite, nous faisons partie de
-l'Église ici présente à perpétuité.»</p>
-
-<p>A ces mots, il remit son bonnet et sortit en chancelant.</p>
-
-<p>Maurice rentra pensif et découragé; Marthe, qui l'attendait
-avec impatience, fut frappée de sa tristesse.</p>
-
-<p>«Qu'as-tu donc vu? demanda-t-elle avec anxiété.</p>
-
-<p>&mdash;Ce que j'aurais dû prévoir, dit Maurice en serrant
-les mains de la jeune femme; nous avions déjà vainement
-cherché dans ce monde perfectionné l'amour et la
-poésie; mais restait la foi, qui console de tout&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien?</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! elle aussi s'est envolée.»</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak" id="conclusion">CONCLUSION.</h2>
-
-
-<p>Marthe et Maurice demeurèrent le c&oelig;ur navré. Tous
-deux pleuraient sur ce monde où l'homme était devenu
-l'esclave de la machine, l'intérêt le remplaçant de l'amour;
-où la civilisation avait appuyé le triomphe mystique
-du chrétien sur les trois passions qui conduisent
-l'homme aux abîmes; et tous deux s'endormirent dans
-ces tristes pensées.</p>
-
-<p>Mais, durant leur sommeil, ils eurent une vision.</p>
-
-<p>Il leur sembla que Dieu abaissait les yeux vers la terre,
-et qu'à la vue du monde tel que l'avait fait la corruption
-humaine, il disait:</p>
-
-<p>«Voilà que ceux-ci ont oublié les lois que j'avais
-gravées dans leur c&oelig;ur; leur vue intérieure s'est troublée,
-et chacun d'eux n'aperçoit plus rien au delà de
-lui-même. Parce qu'ils ont enchaîné les eaux, emprisonné
-l'air et maîtrisé le feu, ils se sont dit:&mdash;Nous
-sommes les maîtres du monde, et nul n'a de compte à
-nous demander de nos pensées. Mais je les détromperai
-durement: car je briserai les chaînes des eaux, j'ouvrirai
-la prison de l'air, je rendrai au feu sa violence, et alors
-ces rois d'un jour reconnaîtront leur faiblesse.»</p>
-
-<p>A ces mots il avait fait signe; les trois anges de la colère
-s'étaient précipités vers la terre, où tout était devenu
-ruine et confusion. Pendant un long rêve, Marthe
-et Maurice avaient vu les portiques croulant, les fleuves
-débordés, les incendies roulant en vagues de flammes,
-et, dans cette destruction générale, le genre humain qui
-fuyait éperdu!</p>
-
-<p>Mais au plus fort du désastre, une voix avait crié:</p>
-
-<p>«Paix aux hommes de bonne volonté. C'est pour eux
-que l'humanité renaîtra et que le monde sortira de ses
-ruines.»</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-
-<div class="chapter" />
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-<table summary="">
-<tr>
-<th class="r" colspan="2">Pages.</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">I. <span class="sc">Prologue</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch1">1</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">II.&mdash;Éloquence parlementaire de Maurice.&mdash;Éloquence perfectionnée de
-M. Omnivore.&mdash;Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.&mdash;M.
-Atout.&mdash;Départ de Marthe et de Maurice.&mdash;Nouveau moyen de
-traverser les rivières.&mdash;Routes souterraines.&mdash;M. Atout rassure
-Marthe par un calcul statistique.&mdash;Marthe s'endort.&mdash;Un rêve</td>
-<td class="num"><a href="#ch2">17</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">III.&mdash;Extraction de voyageurs.&mdash;Auberges modèles.&mdash;Le verre
-d'eau de fontaine.&mdash;Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade
-accélérée, bateau sous-marin.&mdash;M. Blaguefort, commis-voyageur
-pour les nez, la librairie et les denrées coloniales.&mdash;Un prospectus
-d'entreprise industrielle de l'an trois mille.&mdash;Fâcheuse rencontre
-d'une baleine.&mdash;Leçon de M. Vertèbre sur les cétacés.&mdash;Destruction
-du bateau sous-marin.&mdash;Son extrait mortuaire</td>
-<td class="num"><a href="#ch3">30</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">IV.&mdash;Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.&mdash;Inconvénient des
-passe-ports daguerréotypés.&mdash;Maison modèle de M. Atout.&mdash;Moyen
-d'être servi sans domestiques.&mdash;Le souper à la mécanique.&mdash;Une
-vieille tradition: <span class="sc">La Fileuse D'Évrecy</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch4">47</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">V.&mdash;Monologue de Maurice en se déshabillant.&mdash;Inconvénients des
-chambres à coucher perfectionnées.&mdash;Une excursion involontaire.&mdash;Le
-salon de M. Atout; multiplication exagérée de l'image d'un
-grand homme.&mdash;M. Atout présente à ses hôtes sa légitime épouse,
-milady Ennui</td>
-<td class="num"><a href="#ch5">59</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c" colspan="2">PREMIÈRE JOURNÉE.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">VI.&mdash;Un salon.&mdash;Présentation de madame Atout complétée.&mdash;Promenade
-aérienne; le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres
-sont des tuyaux de cheminée.&mdash;Une femme à la mode.&mdash;Maternité</td>
-<td class="num"><a href="#ch6">65</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">VII.&mdash;Maison d'allaitement.&mdash;Substitution de la vapeur à la
-maternité.&mdash;Lait de femme perfectionné.&mdash;Moyen de reconnaître les
-vocations.&mdash;Grand collége de Sans-Pair.&mdash;Programme pour le baccalauréat
-ès lettres.&mdash;Nouvelles méthodes d'enseignement.&mdash;Machine
-à examen.&mdash;Catéchisme des jeunes filles.&mdash;Pensionnat pour
-la production des phénomènes</td>
-<td class="num"><a href="#ch7">73</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">VIII.&mdash;Agrandissement des magasins de nouveautés.&mdash;Histoire de
-mademoiselle Romain.&mdash;Aspect pittoresque de la ville de Sans-Pair.&mdash;Maladie
-de milady Ennui, traitée par quatorze médecins spécialistes,
-et guérie par Maurice.&mdash;Société d'assurance pour empêcher les
-vivants de regretter les morts.&mdash;Rencontre du grand philanthrope
-M. Philadelphe Le Doux</td>
-<td class="num"><a href="#ch8">90</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">IX.&mdash;Promenades de Sans-Pair embellies de légumes
-monstres.&mdash;Maison de placement matrimonial patentée du Gouvernement (sans
-garantie).&mdash;Une pastorale arithmétique.&mdash;Un heureux monstre.&mdash;Mémoires
-philosophiques du roi Extra</td>
-<td class="num"><a href="#ch9">103</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">X.&mdash;Un empoisonneur de bonne société.&mdash;Palais de justice de
-Sans-Pair.&mdash;Carte routière de la probité légale.&mdash;Procédés de fabrication
-pour l'éloquence des avocats.&mdash;Tarif des sept péchés capitaux.&mdash;Le
-vieux mendiant et son chien</td>
-<td class="num"><a href="#ch10">116</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XI.&mdash;Logis des Trappistes.&mdash;Moralisation des condamnés par l'idiotisme;
-première diatribe de Maurice.&mdash;Les Pantagruélistes; avantages
-de la profession de criminel; seconde diatribe de Maurice.&mdash;M.
-Le Doux ne répond rien et garde ses opinions</td>
-<td class="num"><a href="#ch11">127</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XII.&mdash;Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur les
-hommes.&mdash;Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.&mdash;Pupilles de la
-Société humaine; hommes perfectionnés d'après la méthode anglaise
-pour les croisements.&mdash;Une femme dépravée par les instincts de
-maternité et de dévouement</td>
-<td class="num"><a href="#ch12">138</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="c small" colspan="2">DEUXIÈME JOURNÉE.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XIII.&mdash;Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants, les
-médecins et le directeur. Dans la crainte de recevoir les malades trop
-bien portants, on ne les reçoit qu'après leur mort.&mdash;Réflexions de
-Marthe.&mdash;Les hommes jugés par le docteur Manomane.&mdash;Les fous
-de l'an trois mille.&mdash;Les ménageries et le jardin botanique</td>
-<td class="num"><a href="#ch13">150</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XIV.&mdash;Un cimetière à la mode.&mdash;Voitures établies en faveur des
-morts.&mdash;Bazar funéraire.&mdash;Système d'impôts.&mdash;Epitaphes-omnibus.&mdash;Un
-courtier mortuaire</td>
-<td class="num"><a href="#ch14">172</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XV.&mdash;Observatoire de Sans-Pair.&mdash;Comment M. de l'Empyrée
-aperçoit dans la lune ce qui se passe chez lui.&mdash;Réunion de toutes
-les Académies.&mdash;Utilité de la garde urbaine pour les droguistes, les
-passementiers et les marchands de vin.&mdash;Ce qu'il faut pour constituer
-des droits à un prix de vertu</td>
-<td class="num"><a href="#ch15">181</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XVI.&mdash;Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les m&oelig;urs
-des Français au dix-neuvième siècle.&mdash;Comme quoi les Français ne
-connaissaient ni la mécanique, ni la navigation, ni la statique, et
-mouraient tous de mort violente par le fait des notaires.&mdash;Le Gouvernement
-chargé de composer des épitaphes pour les célèbres courtisanes.&mdash;Costume
-des rois de France quand ils montaient à cheval.&mdash;Les
-noms des auteurs étaient des mythes.&mdash;Singulier langage
-employé dans la conversation</td>
-<td class="num"><a href="#ch16">192</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XVII.&mdash;<i>Le Grand Pan</i>, journal universel, renfermant tous les journaux
-et plusieurs autres.&mdash;Trois articles contradictoires sur une
-seule vérité.&mdash;Administration du <i>Grand Pan</i>.&mdash;M. César Robinet,
-entrepreneur général de littérature en tous genres.&mdash;Machines à fabriquer
-les feuilletons.&mdash;M. Prétorien, directeur en chef du <i>Grand
-Pan</i>.&mdash;Une entreprise littéraire avec primes.&mdash;Blaguefort obligé
-d'acheter la critique du livre qu'il veut publier</td>
-<td class="num"><a href="#ch17">203</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XVIII.&mdash;La Bibliothèque nationale et son catalogue.&mdash;Utilisation de
-la promenade.&mdash;Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.&mdash;Portraits
-à la grosse, avec ressemblance garantie.&mdash;M. Illustrandini, statuaire
-de l'univers.&mdash;M. Prestet, peintre du Gouvernement à pied et à
-cheval.&mdash;Opinion de Grelotin sur la peinture</td>
-<td class="num"><a href="#ch18">216</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XIX.&mdash;Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue
-l'accessoire.&mdash;Transformations successives d'un drame historique.&mdash;Première
-représentation.&mdash;Une loge d'avant-scènes.&mdash;Analyse de
-<i>Kléber en Égypte</i>, drame en cinq actes et à plusieurs bêtes</td>
-<td class="num"><a href="#ch19">227</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XX.&mdash;Ce que c'est qu'une réunion choisie.&mdash;Le grand critique, le
-moyen critique, le petit critique.&mdash;Comme quoi l'homme qui a fait le
-plus de veuves et d'orphelins est ce qu'on appelle un homme de
-c&oelig;ur.&mdash;Marcellus le Piétiste.&mdash;Conversation de gens bien nés.&mdash;Séance
-de la société des <i>femmes sages</i>.&mdash;Discours de M<sup>lle</sup> Spartacus pour
-appeler les femmes à la liberté</td>
-<td class="num"><a href="#ch20">254</a></td>
-</tr>
-
-<tr>
-<td class="c small" colspan="2">TROISIÈME JOURNÉE.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XXI.&mdash;Correspondance-omnibus de M. Atout.&mdash;Constitution politique
-de la république des Intérêts-Unis.&mdash;Circulaire électorale de M.
-Banqman.&mdash;Chambre des envoyés de la république des Intérêts-Unis.&mdash;Crise
-ministérielle à propos de moules de boutons.&mdash;Magnifique
-discours de Banqman sur la question de savoir si l'armée aura
-ou non des gants tricotés.&mdash;La Chambre vote tous les articles de la
-loi et rejette l'ensemble</td>
-<td class="num"><a href="#ch21">277</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap">XXII.&mdash;Un missionnaire anglais.&mdash;Un bal public qui fournit les
-danseuses.&mdash;Ce qu'on appelle l'Église nationale.&mdash;H. Coulant expliquant
-sa religion à Narcisse Soiffard</td>
-<td class="num"><a href="#ch22">299</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="sc">Conclusion</span></td>
-<td class="num"><a href="#conclusion">311</a></td>
-</tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">FIN DE LA TABLE.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA ***
-
-***** This file should be named 60891-h.htm or 60891-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/6/0/8/9/60891/
-
-Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the
-Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-
-</pre>
-
-</body>
-</html>
diff --git a/old/60891-h/images/cover.jpg b/old/60891-h/images/cover.jpg
deleted file mode 100644
index 206816c..0000000
--- a/old/60891-h/images/cover.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/60891-h/images/mlevy.png b/old/60891-h/images/mlevy.png
deleted file mode 100644
index 8af2331..0000000
--- a/old/60891-h/images/mlevy.png
+++ /dev/null
Binary files differ