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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Le monde tel qu'il sera - -Author: Émile Souvestre - -Release Date: December 10, 2019 [EBook #60891] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA *** - - - - -Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the -Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries - - - - - - - - - - - LE MONDE - TEL QU'IL SERA - - PAR - ÉMILE SOUVESTRE - - NOUVELLE ÉDITION - - [M L] - - PARIS - MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS - RUE VIVIENNE, 2 BIS - - 1859 - Reproduction et traduction réservées - - - - -OEUVRES COMPLÈTES - -D'ÉMILE SOUVESTRE - -PARUES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY - - Un Philosophe sous les toits 1 vol. - Confessions d'un ouvrier 1 -- - Au coin du feu 1 -- - Scènes de la vie intime 1 -- - Chroniques de la mer 1 -- - Les Clairières 1 -- - Scènes de la Chouannerie 1 -- - Dans la Prairie 1 -- - Les derniers Paysans 1 -- - En quarantaine 1 -- - Sur la Pelouse 1 -- - Les Soirées de Meudon 1 -- - Souvenirs d'un Vieillard, la dernière Étape 1 -- - Scènes et Récits des Alpes 1 -- - Les Anges du Foyer 1 -- - L'Echelle de femmes 1 -- - La Goutte d'eau 1 -- - Sous les Filets 1 -- - Le Foyer breton 2 -- - Contes et Nouvelles 1 -- - Les derniers Bretons 2 -- - Les Réprouvés et les Élus 2 -- - Les Péchés de jeunesse 1 -- - Riche et Pauvre 1 -- - En Famille 1 -- - Pierre et Jean 1 -- - Deux Misères 1 -- - Les Drames parisiens 1 -- - Au bord du Lac 1 -- - Pendant la Moisson 1 -- - Sous les Ombrages 1 -- - Le Mat de Cocagne 1 -- - Le Mémorial de famille 1 -- - Souvenirs d'un Bas-Breton 2 -- - L'Homme et l'Argent 1 -- - Le Monde tel qu'il sera 1 -- - Histoires d'autrefois 1 -- - Sous la Tonnelle 1 -- - - -Paris, imprimerie de Ch. Jouaust, rue Saint-Honoré, 338. - - - - -LE MONDE TEL QU'IL SERA - - - - -I.--PROLOGUE. - - -Les voyez-vous, accoudés à leur fenêtre de mansarde, au milieu des -giroflées en fleurs et du gazouillement des oiseaux nichés sous les -tuiles? La main de Marthe est posée sur l'épaule de Maurice, et tous -deux regardent au-dessous d'eux, vers l'abîme sombre. Dans l'abîme -apparaît d'abord l'azur étoilé du ciel, puis, plus bas, les ténèbres -lumineuses de Paris. Maurice contemple Paris, Marthe ne voit que le -ciel! - -Mais après avoir erré d'étoile en étoile, son regard fatigué se repose -sur Maurice, sa main s'appuie plus tendrement sur l'épaule qui la -soutient, sa bouche s'approche et murmure dans un baiser: - -«A quoi penses-tu?» - -Perpétuelle question de ceux qui s'aiment; appel inquiet des âmes qui se -cherchent sans se voir, et qui, comme des soeurs égarées dans la nuit, -s'interrogent à chaque pas! - -Maurice se retourna, et ces deux visages, sur lesquels souriaient le -bonheur et la jeunesse, se contemplèrent longtemps. - -Bien qu'il fût jeune et amoureux, Maurice n'appartenait point à la -phalange des hommes de fantaisie qui se sont eux-mêmes décorés du nom de -_charmants égoïstes_. Maurice (il faut bien l'avouer!) était un de ces -esprits singuliers qui prennent plus d'intérêt aux destinées du genre -humain qu'aux bals de l'Opéra. Tourmenté par la vue de tant de douleurs -sans consolation, de tant de misères sans espoir, il en était venu à -rêver le bonheur des hommes, comme si la chose en eût valu la peine, et -à chercher par quel moyen il pourrait s'accomplir, bien qu'il n'eût reçu -pour cela aucune mission du gouvernement. - -Il se mit, en conséquence, à étudier les oeuvres de ceux qui s'étaient -posés comme les penseurs sérieux et comme les sages du temps. Les -premiers auxquels il s'adressa furent les philosophes. Ils lui -expliquèrent dogmatiquement, au moyen de formules qui avaient tout -l'agrément de l'algèbre sans en avoir la précision, ce que c'était que -le relatif et l'absolu, le moi et le non-moi, le causal et le -phénoménal!... Quant au reste, ils n'y avaient point songé! La -philosophie ne s'occupait que des grands principes, c'est-à-dire de ceux -qui ne vous rendent ni plus heureux ni meilleurs! - -Maurice, peu satisfait, s'adressa aux publicistes, aux historiens, aux -légistes. Ils lui analysèrent, tour à tour, les différentes -constitutions, et lui commentèrent les différents codes! Mais, sous -toutes ces constitutions, le plus grand nombre mourait de faim, pendant -que le plus petit mourait d'indigestion; tous les codes étaient des mers -trompeuses, où périssaient les pauvres barques de contrebandiers, tandis -que les gros corsaires y voguaient à pleines voiles!... Ce n'était point -encore là ce que cherchait Maurice; il eut recours aux statisticiens et -aux économistes. - -Ceux-ci, qui s'étaient sérieusement occupés de la question, le -promenèrent six mois à travers leurs colonnades de chiffres, puis -finirent par lui déclarer que tout était comme tout pouvait être, et -qu'il n'y avait qu'à laisser faire et qu'à laisser passer!... - -Il se trouvait donc précisément aussi avancé qu'avant d'avoir rien lu. - -En désespoir de cause, il fallut en venir aux fous dont parle Béranger. - -Maurice étudia les socialistes: Robert Owen, Saint-Simon, Fourier, -Swedenborg! A les entendre, chacun d'eux possédait la contre-partie de -la boîte de Pandore; il suffisait de l'ouvrir pour que toutes les joies -prissent leur volée parmi les hommes; le désespoir seul devait rester au -fond! Maurice soupesa l'une après l'autre les boîtes magiques, souleva -les couvercles, regarda au-dessous!... Il lui semblait bien apercevoir -du bon dans chacune, mais non sans beaucoup de mélange: le froment était -mêlé à l'ivraie, et, avant d'en faire une saine nourriture, il restait -encore à vanner et à moudre pour longtemps. Ne pouvant tout rejeter ni -tout accepter, il demeura donc à cheval sur une demi-douzaine de -systèmes contradictoires; position peu commode, que M. Cousin a baptisée -d'un nom grec pour lui donner un air philosophique. - -Cependant toutes ces études avaient fortifié sa foi dans l'avenir, cette -terre promise de ceux qui ne peuvent voir clair dans le présent. Il -croyait au progrès indéfini du genre humain, aussi ardemment qu'un -provincial reçu _gens de lettres_ croit à ses destinées littéraires. Les -fascinantes influences de la lune de miel elle-même n'avaient rien -changé à ces préoccupations, car Marthe s'y était associée, et ce qui -eût pu devenir entre eux un mur de séparation s'était ainsi transformé -en anneau d'alliance. Réunies dans une même espérance, leurs deux âmes -formaient un foyer commun, dont les doux rayonnements s'épandaient sur -tous. Ils s'aimaient dans l'humanité, comme les époux chrétiens s'aiment -en Dieu... quand ils s'aiment! - -Le lecteur voudra bien observer que, ces explications indispensables -étant ce que les grammairiens appellent une _proposition incidente_, -nous fermerons ici la parenthèse pour reprendre le fil de notre récit. - -Ainsi que nous l'avons dit, Maurice s'était retourné à la question -adressée par Marthe, et tous deux se regardèrent quelque temps sans rien -dire, comme on se regarde, à la lueur des étoiles, quand on habite -ensemble une mansarde, à vingt ans! - -Cependant, après un long silence, qui fut aussi un long baiser, la jeune -femme répéta de nouveau sa question: - -«A quoi penses-tu?» - -Le jeune homme l'enlaça d'un de ses bras. - -«J'ai d'abord pensé à toi, répliqua-t-il; puis, ému par cette pensée, -mon coeur s'est ouvert, agrandi; j'ai été saisi d'une sollicitude -attendrie pour ce monde au milieu duquel nous nous aimons, et je me suis -demandé ce qu'il deviendrait dans l'avenir. - ---Rappelle-toi la maison où nous nous sommes connus, dit Marthe: il y -avait des enfants qui venaient de naître, des jeunes filles qui -entraient dans la vie, de grands parents tout près d'en sortir!... -N'est-ce point là l'avenir du monde, comme son présent et son passé? - ---Pour les individus, mais non pour les sociétés, fit observer Maurice. -Outre la vie, qui se transmet toujours pareille, il y a l'esprit, qui -varie. Les hommes sont des pierres animées dont chaque siècle construit -un édifice différent, selon ses lumières ou ses désirs. Jusqu'à présent -l'édifice n'a été qu'une ajoupa de sauvages, une tente de guerriers, ou -une baraque de marchands; mais le grand architecte qui doit bâtir le -temple viendra tôt ou tard; il viendra, car les signes précurseurs ont -annoncé son arrivée... - ---Montre-les-moi, dit la jeune femme, dont la joue vint s'appuyer à la -joue de Maurice, comme si elle eût pensé qu'un des signes annoncés était -un baiser. - ---Regarde, reprit-il en se penchant à l'étroite croisée; que vois-tu -devant toi? - ---Je vois de petites nuées blanches glissant là-bas dans l'azur, et qui -ont l'air d'anges gardiens qui s'envolent, répondit Marthe. - ---Et plus bas? - ---Je vois, au sommet du coteau, une mansarde éclairée... celle où je -t'ai connu. - ---Et plus bas encore? - ---Plus bas, répéta la jeune femme, je ne vois plus que la nuit. - ---Mais cette nuit enveloppe un million d'intelligences qui veillent! -reprit Maurice avec exaltation. Ah! si tu pouvais apercevoir tout ce qui -se prépare au fond de ces ténèbres! Ces murmures lointains qui -ressemblent à des gémissements, ces lueurs qui passent, ces vapeurs qui -s'élèvent, tout cela est un monde près de se former. Ainsi qu'aux -premiers jours de la création, tous les éléments sont encore dans le -chaos; mais laisse au soleil le temps de se lever, et l'avenir sortira -de ces ténèbres comme la terre sortit des eaux après le déluge.» - -Marthe ne répondit pas, mais, fascinée par la voix du jeune homme, elle -se pencha sur l'abîme sombre, espérant voir quelque magnifique -transformation. - -«Oui, je voudrais connaître cet avenir si beau, dit-elle avec -l'expression curieuse et émerveillée d'un enfant. Pourquoi ne peut-on -s'endormir pendant plusieurs siècles, afin de se réveiller dans un monde -plus parfait? Oh! si j'avais une fée pour marraine! - ---Les fées sont parties en brisant leurs baguettes, dit Maurice; c'est -au génie des hommes d'en retrouver les débris et de les réunir de -nouveau. - ---Qui faut-il donc invoquer alors? reprit la jeune femme. Les anges ont -cessé de nous visiter comme ils le faisaient au temps de Jacob et de -Tobie; Jésus, Marie ni les saints ne quittent plus le paradis, comme au -moyen-âge, pour éprouver les âmes ou secourir les affligés. Toutes les -puissances supérieures ont-elles donc abandonné la terre? N'y a-t-il -plus ici-bas ni dieu ni lutin qui puisse servir d'intermédiaire entre le -monde réel et le monde invisible? Tous les pays, tous les âges, ont eu -leur génie protecteur; où est celui de notre temps, et quel est-il? - ---Voilà! cria une voix brève et lointaine.» - -Les deux amants surpris relevèrent la tête! Au milieu de la nuit, sur la -cime des toits, glissait rapidement une ombre qui s'arrêta tout à coup -devant la fenêtre ouverte, avec un éclat de rire métallique. - -Marthe saisie s'était rejetée en arrière; Maurice lui-même avait reculé -d'un pas. - -«Voilà! répéta la voix toujours sèche et précipitée. Vous m'avez appelé, -j'arrive.» - -En parlant ainsi, le nouveau venu fit un mouvement qui le plaça dans la -ligne de lumière dessinée sur le toit par la lune, et se trouva ainsi -éclairé tout entier. - -C'était un petit homme en paletot de caoutchouc, coiffé d'un gibus -mécanique, cravaté d'un col de crinoline, et chaussé de guêtres en drap -anglais. Il portait au cou une énorme chaîne dorée par le procédé Ruolz, -à la main droite une canne de fer creux, et sous le bras gauche un -portefeuille d'où sortaient quelques coupons d'actions industrielles. -Toutes les parties de son costume montraient l'inévitable estampille: - - BREVETÉ DU GOUVERNEMENT - sans garantie aucune. - -Quant à sa personne, on eût dit un banquier compliqué d'un notaire. - -Il était commodément assis sur une locomotive anglaise, dont la fumée -l'enveloppait de fantastiques nuages, et portait en groupe un -daguerréotype de la fabrique de M. Le Chevalier. - -Maurice, un peu effrayé d'abord de cette apparition subite, fut rassuré -par son apparence pacifique. Il regarda en face le petit homme et lui -demanda qui il était. - -«Qui je suis? répéta ce dernier en ricanant; pardieu! dame Marthe doit -le savoir. - ---Moi! s'écria la jeune femme, qui tremblait comme un auteur le soir de -sa première représentation. - ---Ne venez-vous point de m'appeler? reprit le petit homme.» - -Maurice fit un mouvement. - -«Ah! je vous reconnais! dit-il; vous êtes le lutin familier des -mansardes, l'ancien serviteur de don Cléophas Zambulo, le démon -Asmodée.» - -L'inconnu frappa du poing sur sa locomotive. - -«J'en étais sûr, dit-il, toujours Asmodée; la réputation de ce drôle lui -a survécu. - ---Il est donc mort? demanda Maurice étonné. - ---Ne le savez-vous pas? reprit le petit homme. Béranger l'a annoncé: - - Au conclave on se désespère. - Adieu puissance et coffre-fort! - Nous avons perdu notre père: - Le diable est mort, le diable est mort. - ---Et pourtant, objecta Marthe, qui commençait à se rassurer, on a publié -ses _mémoires_ et son voyage à Paris. - ---OEuvres apocryphes! fit observer l'homme au paletot de caoutchouc; le -diable n'en eût jamais fait autant. Je l'ai beaucoup connu, c'était un -vaurien des plus maussades; mais il a eu le même bonheur que le prince -de Talleyrand, son cousin: on lui a attribué l'esprit de tout le monde. -Heureusement que l'esprit des ténèbres a fait son temps; son règne finit -et le mien commence!» - -Les deux amants ravis relevèrent la tête. - -«Votre règne! s'écrièrent-ils en même temps. Ainsi vous êtes?...» - -Ils cherchaient le nom qu'ils devaient lui donner. Le petit homme glissa -gracieusement deux doigts dans la poche de son gilet de cachemire -français, en retira une carte lithographiée, et la présenta à Maurice, -qui lut: - - _M. John Progrès, membre de toutes les Sociétés de perfectionnement - d'Europe, d'Asie, d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie, etc., etc.--Rue de - Rivoli._ - -Maurice et Marthe s'inclinèrent respectueusement. - -«J'allais visiter les travaux de vos nouveaux chemins de fer, reprit le -génie au paletot de caoutchouc, lorsqu'en passant j'ai entendu le -souhait de madame Marthe d'abord, puis son appel; je me suis détourné -pour répondre à l'un et pour satisfaire à l'autre. - ---Quoi! s'écria la jeune femme, ce voeu de franchir plusieurs siècles -pour se retrouver au milieu du monde perfectionné qui nous est -promis?... - ---Je puis l'accomplir, dit le petit dieu en passant avec fatuité sur une -de ses joues la pomme de sa canne en fer creux; dites un mot, et vous -vous endormez à l'instant, pour ne vous réveiller tous deux qu'en l'an -TROIS MILLE.» - -Marthe et Maurice se regardèrent émerveillés. - -«En l'an TROIS MILLE! répéta celui-ci; et alors les germes semés par -notre époque auront rapporté tous leurs fruits? - ---En l'an TROIS MILLE! et nous nous retrouverons ensemble? ajouta -celle-là, un bras posé sur le bras du jeune homme. - ---En l'an TROIS MILLE! et vous vous réveillerez aussi jeunes et aussi -amoureux, acheva le génie avec un rire de financier. - ---Ah! s'il est vrai, reprit Maurice exalté, ne tardez point davantage; -montrez-nous l'avenir qu'on nous annonce si splendide! Qui nous -retiendrait dans ce présent, où tout n'est que lutte et incertitude? -Dormons pendant que le genre humain marche péniblement à travers les -routes mal frayées; dormons pour ne nous réveiller qu'au terme du -voyage!» - -Il avait enveloppé Marthe d'un de ses bras, et l'approcha de son coeur, -afin d'être sûr de l'emporter à travers ce sommeil de plusieurs siècles. -M. John Progrès se pencha vers eux et avança les deux mains, comme un -magnétiseur près de communiquer le fluide merveilleux qui transporte le -nerf visuel dans l'occiput et l'odorat dans l'épigastre; mais Marthe fit -un mouvement de côté. - -«Ah! s'écria-t-elle épouvantée, votre sommeil, c'est la mort; votre -monde, c'est l'inconnu. Maurice, restons où nous sommes et ce que nous -sommes! - ---Non, s'écria le jeune homme fasciné, je veux voir le but. - ---La route est si belle! Regarde, que de fleurs à cueillir! quel ciel -bleu sur nos têtes! que de douces rumeurs de sources et de brises! - ---Savoir! savoir! Marthe. - ---Vivre! vivre! Maurice. - ---Oui, mais dans un meilleur monde et sous de plus justes lois! Appuie -ton front sur mon épaule, Marthe; serre-toi contre mon coeur, et ne -crains rien! je suis là et je t'aime!» - -Il avait enveloppé la jeune femme dans ses bras, et les mains du génie -étaient restées étendues! Tous deux sentirent, tout à coup, leurs -paupières s'appesantir; ils cherchèrent instinctivement le grand -fauteuil de travail de Maurice, et s'y affaissèrent dans un sommeil -glacé qui ressemblait à la mort. - -Le lendemain, tous les journaux donnaient, aux faits divers, la nouvelle -suivante: - - «Un événement aussi triste qu'inattendu vient de jeter la désolation - parmi l'intéressante population des Batignolles. Un jeune homme et une - jeune fille, qui habitaient l'étage supérieur d'une maison située rue - des Carrières, ont été trouvés morts ce matin. On se perd en - conjectures sur ce funeste accident, qui ne paraît être ni le résultat - du crime, ni celui du désespoir.» - -Le jour suivant, le _Moniteur parisien_ consacrait un nouvel article aux -amants batignollais, en annonçant que tous deux s'étaient asphyxiés par -inspiration poétique et pour échapper aux désenchantements de la vie. Le -surlendemain. _Le Constitutionnel_ publiait des détails intimes sur -leurs derniers instants, et le lendemain du surlendemain _La Presse_ -annonçait la publication de leur correspondance inédite, recueillie par -un ami! - -De plus, tous les poëtes de province _accordèrent leur lyre_ (car la -lyre et la guitare sont encore connues dans les départements); et il en -résulta douze cents strophes, en vers de toutes mesures, sur la mort de -Marthe et de Maurice. Mais les plus citées furent celles d'un employé -des droits réunis de Bar-sur-Aube, qui venait de se placer aux premiers -rangs des poëtes dramatiques par une tragédie grecque jouée avec un -immense succès au théâtre de Bobino. On répéta surtout le refrain: - - Ange aux yeux noirs, ange aux yeux bleus, - Vous êtes partis pour les cieux! - -Heureux vers, dont le premier, selon la remarque d'un célèbre critique, -appartenait évidemment à l'école colorée de Shakespeare, et le second à -la sombre école de Racine. - -La gravure exploita également le couple amoureux. Le journal -_L'Illustration_ publia la vue de leur fenêtre de mansarde, avec une -gouttière sur le premier plan, dessin de circonstance, qui ajoutait un -charme touchant au récit de cette double mort. - -Enfin, pour que rien ne manquât à leur célébrité, M. Gannal écrivit au -_Journal des Débats_ une lettre par laquelle il offrait de les embaumer -gratuitement, en donnant l'adresse de sa fabrique de conserves humaines. - -Mais un seul mot fit évanouir toute cette gloire! - -L'oncle de Marthe, averti par la rumeur publique, s'indigna des -mensonges publiés par les journaux, et leur adressa une réclamation à -laquelle il joignit comme pièces à l'appui: - -1º Le certificat du médecin du quartier, constatant que Marthe et -Maurice étaient morts naturellement, de mort subite; - -2º L'extrait des registres de l'état civil, prouvant que tous deux -étaient mariés à la mairie du quatrième arrondissement. - -Ainsi, on avait cru s'intéresser à des amants suicidés, et l'on n'avait -que des gens morts malgré eux et mariés! Cette nouvelle fut comme un -coup d'air qui enrhuma subitement tous les organes de la publicité. _Le -Constitutionnel_ revint à son histoire des jésuites, entrecoupée de -quelques anecdotes sur le serpent de mer; _La Presse_ découvrit que la -correspondance annoncée était apocryphe, et en suspendit l'insertion; -enfin _La Gazette des Tribunaux_ annonça l'arrestation d'une -empoisonneuse de bonne maison qui venait de se défaire de toute sa -famille, par suite de la déplorable organisation sociale qui ne nous -permet d'hériter que de ceux qui sont morts! - -Cette dernière affaire absorba toute l'attention publique, et les noms -de Marthe et de Maurice retombèrent dans l'oubli. - -Cependant tous deux avaient été réunis dans un même cercueil et portés -au cimetière. L'humble corbillard traversa Paris suivi d'un vieillard, -d'une jeune femme et de ses enfants: c'était toute la famille des morts! -Le soleil brillait, les bouquetières offraient aux passants les -premières violettes, les arbres commençaient à montrer leurs feuilles -soyeuses, et les oiseaux gazouillaient le long des toits en cherchant la -place de leurs nids! Tout était mouvement, parfum, lumière, et, au -milieu de cette renaissance générale, le cercueil isolé passait sans -être aperçu: car qui peut demander à la vie de voir et de comprendre la -mort? - -En revenant, le vieillard, la jeune femme et les deux enfants montèrent -à la mansarde qu'avaient habitée ceux qu'ils venaient de déposer dans la -terre. Sur le seuil se tenait l'employé des pompes funèbres, le mouchoir -d'une main et son mémoire de l'autre. Le mouchoir ne couvrait qu'un -oeil, mais le mémoire eût pu envelopper toute la personne: car, s'il -coûte cher de vivre à Paris, il est encore plus dispendieux de s'y faire -enterrer. Pour payer la tombe des deux morts, il fallut vendre tout ce -qu'ils avaient possédé vivants. Les livres de Maurice soldèrent le -cercueil; la bague et la croix d'or de Marthe, le suaire; le reste, ce -trou de terre où ils reposaient. Quand tout fut enfin payé, le -croque-mort mit son mouchoir dans sa poche, et demanda son pourboire... - -Cependant les jours s'écoulèrent, puis les années, puis les siècles, et -tout souvenir de Marthe et de Maurice s'était effacé. On ne se rappelait -même plus les deux vers de l'employé des droits réunis de Bar-sur-Aube; -mais le génie au paletot n'avait point oublié sa promesse. La mort des -deux amants n'était qu'un sommeil, et, du fond de leur tombe, ils -suivaient les transformations successives des sociétés, comme les images -d'un rêve confus. - -Il leur sembla d'abord qu'ils voyaient les monarchies changées en -gouvernements constitutionnels, et les gouvernements constitutionnels en -républiques. Puis les races puissantes vieillissaient et faisaient place -à des races plus jeunes. La civilisation, transmise comme ce flambeau -allumé des saturnales, passait de mains en mains, laissant peu à peu -dans l'ombre le point de son départ. De nouveaux intérêts appelaient -l'activité humaine sous d'autres cieux. L'Europe négligée retombait -lentement dans l'inertie et la solitude, tandis que l'Amérique, puis une -contrée plus nouvelle, absorbaient en elles tous les éléments de vie. Le -vieux monde n'était déjà plus qu'une terre sauvage, dont les sociétés -modernes exploitaient les ruines. Richesses enfouies, monuments abattus, -tombes oubliées, tout devenait la propriété de ces générations -marchandes. Il sembla même à Marthe et à Maurice que le cercueil qui les -renfermait était arraché au sol funèbre avec des milliers d'autres, -qu'on les embarquait ensemble, et que tous étaient transportés dans une -région inconnue, centre de la civilisation nouvelle. - -Mais ici l'espèce d'intuition mystérieuse qui leur avait tout révélé -jusqu'alors s'obscurcit. Il y eut dans leur songe une interruption -subite: puis une voix claire fit tout à coup entendre à leurs oreilles -ce cri: - -L'AN TROIS MILLE! - -Au même instant, le couvercle de la bière fut rejeté, et les deux -amants, réveillés en sursaut, se soulevèrent de leurs linceuls. - -D'abord, ils n'aperçurent rien qu'eux-mêmes. En se retrouvant après un -sommeil de tant de siècles, tous deux jetèrent un cri de joie; leurs -bras s'étendirent l'un vers l'autre, et ils échangèrent leurs noms dans -un baiser. - -Un éclat de rire strident les interrompit. - -Ils se retournèrent en tressaillant: le petit génie était à quelques -pas, debout sur sa locomotive fantastique. - -Marthe poussa une exclamation, rougit, et ramena autour de ses épaules -les plis du suaire. - -«Eh bien! j'ai tenu parole, dit le déicule; grâce à moi, vous venez de -traverser onze siècles sans vous en apercevoir. - ---Se peut-il? s'écria Maurice stupéfait. - ---Et vous voilà transportés au centre de la civilisation que vous -désiriez connaître, continua le génie; nous sommes ici dans l'île -autrefois appelée Taïti. - ---La _Nouvelle-Cythère_ du capitaine Cook? demanda le jeune homme. - ---Aujourd'hui nommée l'_Ile du Noir-Animal_, continua le dieu. Les gros -industriels du pays font fouiller le monde entier pour se procurer la -matière première de leur commerce, et vous devez à ces recherches -d'avoir été transportés chez eux.» - -Marthe regarda autour d'elle, et remarqua alors qu'ils se trouvaient -dans un immense édifice rempli de bières et d'ossements. Elle se serra -contre Maurice avec un geste de frayeur. - -«Oh! ne craignez rien, reprit le génie en riant de sa voix aigre; on ne -vous confondra point avec les morts. Vous vous trouvez chez l'un des -plus respectables fabricants de l'île, M. Omnivore, qui sera ravi de -voir en vous un échantillon des temps barbares. Il est averti de votre -résurrection, et va venir lui-même.» - -La jeune femme, inquiète, s'enveloppa plus soigneusement dans son -linceul. - -«Ne prenez point garde à la légèreté de votre costume, fit observer le -petit dieu; nous ne sommes plus ici dans vos ridicules climats, où le -soleil fait l'office d'une bougie qui éclaire sans chauffer. A l'île du -Noir-Animal, l'air tient lieu de paletot; aussi vous voyez que l'intérêt -bien entendu a réduit l'habillement à sa plus simple expression.» - -Les deux amants remarquèrent alors, en effet, la transformation qui -s'était opérée chez M. Progrès. Il n'avait pour vêtements qu'un caleçon -de coton, un chapeau d'écorce à larges bords, et des bottes en vannerie -ornées de clochettes. Maurice apprit de lui que tel était le costume -généralement adopté, vu sa commodité et son économie. La civilisation de -l'an trois mille, ayant renoncé à tout ce qui n'était pas d'une utilité -immédiate, avait laissé la parure aux femmes ou aux esprits futiles; les -hommes graves se contentaient du caleçon, rehaussé de leurs grâces -naturelles. - -Comme il achevait ces explications, un bruit de pas retentit à la porte -de l'édifice, et le génie, donnant un coup de talon à son coursier de -vapeur, disparut comme l'éclair. - - - - -II - -Éloquence parlementaire de Maurice.--Éloquence perfectionnée de M. -Omnivore.--Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.--M. -Atout.--Départ de Marthe et de Maurice.--Nouveau moyen de traverser les -rivières.--Routes souterraines.--M. Atout rassure Marthe par un calcul -statistique.--Marthe s'endort.--Un rêve. - - -M. Omnivore était suivi d'une demi-douzaine de serviteurs qui donnaient -tous des marques du plus vif étonnement. Ils parlaient à la fois, comme -nos députés lorsqu'ils veulent éclaircir une question importante, et -Maurice reconnut que leurs paroles étaient un mélange de français, -d'anglais et d'allemand, dont il se rendit compte assez facilement, vu -la connaissance qu'il avait de ces trois langues. Ils répétaient tous -ensemble: - -«Merveille! merveille! deux morts des premiers âges sont ressuscités; le -chauffeur les a vus sortir de leur bière!» - -Mais ils s'interrompirent tout à coup, à la vue des deux époux, en -criant: - -«Les voilà!» - -Et ils s'arrêtèrent à quelques pas, avec une curiosité que tempérait -évidemment la peur. - -Marthe, confuse, s'était cachée à demi derrière Maurice; mais ce -dernier, qui voulait soutenir l'honneur du dix-neuvième siècle, auquel -M. Progrès venait d'accoler l'épithète de barbare, se redressa -gravement, salua les visiteurs, et leur adressa le discours suivant: - - «Messieurs et honorables inconnus, - - «Ce n'est point le hasard, mais notre libre choix, qui nous a fait - traverser près de deux mille années, pour renaître au milieu de cette - génération puissante et éclairée, qui, à force de conquêtes dans le - domaine de la perfectibilité humaine, a fait descendre le royaume du - ciel sur la terre. - - «Aussi nous estimons-nous heureux de pouvoir connaître par nous-mêmes - cette race de demi-dieux, si noblement représentée par ceux qui - veulent bien m'écouter dans ce moment!...» - -(Ici un murmure d'approbation interrompit l'orateur. Il reprit d'une -voix plus élevée:) - - «Je viens parmi vous, Messieurs, pour m'échauffer au soleil de la - civilisation, qui ne brille nulle part ailleurs aussi éclatant!...» - -(Bruyants applaudissements.) - - «Pour admirer les miracles opérés par une nation intelligente et - généreuse...» - -(Applaudissements plus bruyants.) - - «Pour rendre hommage à un pays que l'on pourrait appeler la patrie de - toutes les gloires!» - -(Applaudissements prolongés.) - - «Enfin, pour jouir de cette noble alliance de l'ordre et de la - liberté, réalisée par le plus grand peuple du monde.» - -(Tonnerre d'applaudissements: plusieurs voix crient:--Vivent les morts -parisiens!) - -Il fallut quelques instants pour apaiser l'émotion produite par -l'éloquente improvisation de Maurice; les habitants de l'île du -Noir-Animal ne pouvaient cacher leur surprise de trouver dans un -barbare, enterré depuis onze siècles, cette élévation de pensée et cette -justesse d'appréciation. Les auditeurs les plus instruits croyaient -reconnaître, dans le langage du jeune homme, un ancien président de -congrès provincial, ou pour le moins un secrétaire de société -philanthropique, conservé par la méthode de M. Gannal. Enfin, quand le -silence fut rétabli, M. Omnivore, qui voulait répliquer dignement au -discours de son hôte, s'avança avec gravité, toussa trois fois, afin de -recueillir ses idées, et dit, avec un accent franc-anglo-tudesque: - - «Monsieur - - «En réponse au vôtre du présent jour, je m'empresse de vous faire - savoir que la maison Omnivore et compagnie se trouvera flattée - d'entrer en relations avec la vôtre, et que vous serez accueilli aussi - favorablement qu'une traite à présentation; ladite maison tenant à - honneur de vous maintenir dans la bonne opinion que vous avez conçue - du peuple auquel elle a l'avantage d'appartenir.» - -Les auditeurs échangèrent un regard de satisfaction. Tous -applaudissaient évidemment à la clarté et à la précision commerciale de -la réponse faite par M. Omnivore. Celui-ci s'en aperçut, et prit une -prise de tabac pour donner une contenance à sa modestie. - -Mais la glace était rompue, et l'on en vint à des explications moins -solennelles. Maurice raconta comment Marthe et lui se trouvaient là, en -exprimant le désir de quitter au plus tôt ce lieu funèbre, dont l'aspect -attristait sa compagne. M. Omnivore se hâta de faire apporter des -vêtements fournis par les fouilles récentes qui avaient été faites dans -les ruines du vieux monde, et il se retira, en annonçant qu'il -reviendrait prendre ses hôtes. - -Il reparut, en effet, au bout d'un quart d'heure, et ne put retenir un -éclat de rire à la vue du costume des deux jeunes époux. Il en examina -quelque temps toutes les parties, avec la même curiosité qu'un Français -du dix-neuvième siècle étudiant la toilette d'un Hottentot. Il fallut -lui expliquer l'utilité de cette longue robe de femme qui embarrassait -la marche, de ce chapeau qui plaçait son visage au fond d'un cornet, de -cet habit d'homme dont les basques pendantes ressemblaient aux deux -ailes d'un hanneton malade, de ce pantalon que se disputaient les -bretelles et les sous-pieds, comme une victime tirée à quatre chevaux. -Marthe et Maurice justifièrent de leur mieux les costumes de leur -époque; mais, après les avoir écoutés, M. Omnivore jeta un regard sur -son habillement perfectionné, et ne put retenir un sourire d'orgueil. - -Cet habillement avait, en effet, résolu la question d'utilité aussi -complétement qu'on pouvait l'espérer. Il ne servait point seulement de -costume, mais d'annonce, de prix-courant et de carnet à échéance. - -A la ceinture du caleçon se voyaient imprimés les mots OMNIVORE ET -COMPAGNIE, suivis des renseignements commerciaux les plus détaillés sur -la nature et l'excellence des produits fournis par leur fabrique. La -jambe droite présentait un barême complet destiné à simplifier les plus -longs calculs, et la jambe gauche un almanach de cabinet avec les heures -de départ des paquebots et courriers. Des deux côtés apparaissaient, en -guise de rubans, des noeuds de traites soldées, constatant à la fois -l'étendue des affaires de la maison Omnivore et l'exactitude de ses -payements. Enfin, une plume posée sur l'oreille prouvait que le digne -fabricant venait d'être subitement arraché aux douceurs de la -comptabilité en parties doubles. - -Il conduisit d'abord Marthe et Maurice à travers d'immenses entrepôts, -où se trouvaient entassés tous les débris arrachés par ses facteurs aux -ruines du vieux monde: car telle était la spécialité à laquelle M. -Omnivore devait sa fortune et son nom. Il exploitait les générations -éteintes, comme on exploitait ailleurs les végétations carbonisées en -houille, ou desséchées en tourbes combustibles. Sépultures antiques, -débris de monuments, bronzes précieux, armes, médailles, statues, tout -passait par ses mains; son entrepôt était le magasin de curiosités du -monde; c'était là que venaient les collecteurs et les académiciens, race -indestructible que la nouvelle civilisation n'avait pu faire -disparaître. - -Les deux époux rencontrèrent précisément un de ces derniers au moment où -ils quittaient l'entrepôt. C'était le célèbre M. Atout, qui avait pour -spécialité d'être universel. Il représentait à lui seul vingt-huit -citoyens, c'est-à-dire qu'il touchait les rétributions de vingt-huit -places; la liste de ses titres couvrait une page in-quarto, et il -portait autant de croix qu'une mule espagnole de clochettes. M. Omnivore -le présenta seulement comme secrétaire perpétuel de la société -historique, professeur de littérature, président du conseil -universitaire, directeur de toutes les écoles normales, et membre de -quatorze mille sept cent trente-quatre comités. - -M. Atout, qui venait d'apprendre la résurrection du couple français, le -salua avec la dignité d'un homme affilié à trop d'académies pour que -rien l'étonnât. - -Après les premières politesses, il adressa à Maurice plusieurs questions -destinées à prouver ses études historiques et littéraires. Il lui -demanda s'il avait connu Charlemagne, madame de Pompadour et M. Paul de -Kock, trois grandes figures appartenant à la troisième race des rois de -France, et l'interrogea longuement sur le connétable de Louis XVIII, -Napoléon Bonaparte, dont l'histoire avait été écrite par le révérend -père Loriquet. Maurice, d'abord étourdi, allait essayer de répondre, -mais M. Atout ne lui en laissa point le temps; il en vint, sans plus -longues transitions, du passé au présent, et commença une leçon sur -l'état de la terre en l'an trois mille. - -Nos ressuscités l'écoutèrent avec d'autant plus d'attention qu'ils -avaient tout à apprendre. Le professeur leur déclara qu'ils se -trouvaient au centre même du monde civilisé, dont les différents peuples -ne formaient plus qu'un État sous le nom de _République des -Intérêts-Unis_. Le centre ou capitale de cette république se trouvait -dans l'ancienne île de Bornéo, maintenant nommée _Ile du Budget_. Chaque -peuple y envoyait un certain nombre de députés, et ceux-ci réglaient en -commun les affaires générales. Quant au vieux monde, on y entretenait -des colonies qui recevaient de la métropole la direction et les -lumières. - -La grande loi de la division de la main-d'oeuvre avait été appliquée à -la république elle-même. Chaque état formait une seule fabrique. Ainsi, -il y avait un peuple pour les épingles, un autre pour le cirage anglais, -un autre pour les moules de boutons. Chacun ne s'occupait, ne parlait, -que de son article, ce qui contribuait médiocrement à l'étendue des -idées et aux charmes de la société, mais profitait singulièrement à la -fabrication. L'île du Budget, seule, réunissait toutes les variétés -d'art et d'industrie; on y trouvait des spécimens de la civilisation -entière, méthodiquement classés comme dans une trousse d'échantillons. - -Maurice et Marthe déclarèrent aussitôt qu'ils voulaient aller à l'île du -Budget, et l'académicien, qui s'y rendait, proposa de les conduire; mais -Omnivore s'y opposa. Il soutint que les deux époux se trouvaient compris -dans une partie de marchandises expédiées à sa maison, et qu'ils lui -appartenaient aussi légitimement que les autres antiquités de son -entrepôt. Il y eut d'assez longs débats. Enfin, M. Atout, qui tenait à -présenter les ressuscités dans la capitale, et à se faire honneur de -leur découverte, consentit à désintéresser le fabricant sur les fonds de -la société historique. - -Nos époux le suivirent, en conséquence, jusqu'aux bords de la baie qu'il -fallait traverser. - -Des batteries de mortiers-postes avaient été établies sur les deux rives -pour le passage. Un conducteur ouvrit la plus grosse pièce par la -culasse, et fit entrer nos trois voyageurs, qui s'assirent au milieu -d'une bombe soigneusement rembourrée. Marthe ne put se défendre d'une -certaine émotion en se trouvant placée, comme une gargousse, au fond -d'un canon; mais l'académicien entreprit de lui expliquer les avantages -de cette manière de passer les rivières. Il était encore au milieu de sa -démonstration, lorsque la jeune femme entendit crier: - -«Feu!» - -Au même instant, elle se sentit emportée, et, traversant les airs avec -la rapidité de la foudre, elle se retrouva sur l'autre rive, au milieu -d'une vingtaine de bombes fumantes qui venaient également d'arriver. - -M. Atout leur déclara alors qu'ils allaient continuer par l'une des -routes souterraines qui traversaient l'île. - -«Avant les progrès de la civilisation, dit-il, on construisait les -chemins sur terre; mais ils devinrent insensiblement si nombreux, qu'ils -envahirent presque toute la surface du globe. Le sol ne portait plus que -des rails de fonte, et on s'aperçut qu'à force de multiplier les voies -de transport, on touchait au moment de n'avoir plus rien à transporter. -Ce fut alors que vint l'idée de tracer les routes, non sous le ciel, -mais sous la terre, et l'expérience a prouvé la supériorité du nouveau -système. Grâce à lui on ne perd que la vue! On peut voyager sans -distractions, en dormant ou en pensant à ses affaires. Au lieu du -soleil, tantôt éblouissant, tantôt obscurci, on a l'éclairage uniforme -des lampes de voyage; plus de curieux qui vous regardent passer, plus -d'appel de marchands, plus de bruit de ville; on voyage aussi tranquille -qu'un ballot.» - -Il montra ensuite à ses deux compagnons les routes souterraines, dont -les ouvertures apparaissaient au penchant de la colline comme autant de -gueules de fournaises. D'immenses pelles, mises en mouvement par les -machines, y engouffraient sans cesse ou en retiraient des trains de -wagons fumants. On entendait, au sein de la montagne, mille roulements, -mêlés aux froissements du fer et aux sifflements de la flamme. - -En s'enfonçant dans un de ces conduits sinistres, Marthe ne put retenir -un cri, et chercha la main de Maurice. L'académicien, après l'avoir -réprimandée assez aigrement, entreprit de lui démontrer que les chemins -souterrains étaient non-seulement les plus commodes, mais les plus sûrs. -Il lui énuméra pour cela le nombre de gens tués chaque année par les -différents modes de locomotion; il y ajouta le nombre des estropiés, -puis le nombre des blessés; il détailla l'espèce de blessures et leurs -gravités; enfin il additionna le tout, fit une règle de proportion, et -arriva à prouver que les routes souterraines ne faisaient par année que -treize cents victimes et une fraction! - -Cette démonstration changea l'inquiétude de Marthe en effroi. - -M. Atout passa alors aux détails. Il fit observer à la jeune femme -qu'elle se trouvait à l'abri de tons les menus accidents que l'on -pouvait craindre sur les autres chemins. Elle n'était exposée ni aux -courants d'air, ni aux coups de soleil, ni à la poussière, ni au vent, -ni aux émanations marécageuses, ni aux impertinences des passants; elle -n'était absolument exposée qu'à être tuée. - -L'effroi de Marthe devint de l'épouvante. - -Heureusement que, dans ce moment, le bras de Maurice l'enveloppa -doucement; elle se laissa aller à demi sur la poitrine du jeune homme, -et, en sentant son coeur battre largement et paisiblement sous le sien, -la peur s'envola; le calme de celui qu'elle aimait se communiqua à tout -son être; elle ferma les yeux souriante et enivrée. - -M. Atout, persuadé qu'elle méditait ses raisonnements, admira les -résultats de la statistique, et passa de la justification des différents -véhicules nouvellement inventés à l'énumération de leurs avantages. - -Il constata que, vu la rapidité moyenne de la locomotion, il ne fallait -plus maintenant que deux heures pour aller chercher son sucre au Brésil, -trois pour acheter son thé à Canton, quatre pour choisir son café à -Moka. On voyageait même plus loin au besoin. Madame Atout avait son -marchand de nouveautés à Bagdad, sa modiste à Tambouctou, et son -fourreur au pôle nord, trois portes plus bas que le cercle arctique. - -L'académicien démontra par des chiffres les immenses résultats sociaux -de ces perfectionnements dans les voies de communication. Il prouva -qu'en ajoutant à la vie des hommes de l'an trois mille toutes les heures -gagnées par cette rapidité de transport, la durée moyenne de leur -existence représentait cent vingt-cinq ans... plus une fraction! Ainsi -avait été résolu le problème de franchir l'espace sans fatigues à subir, -sans observations à faire, sans confidence à échanger. On se prenait -sans se voir, on se quittait sans s'être parlé; chacun était indifférent -à tout le monde, et tout le monde à chacun; voyager, enfin, n'était plus -vivre en chemin ni en commun, mais partir et arriver! - -Marthe avait d'abord écouté l'apologie de M. Atout; mais insensiblement -elle devint moins attentive; ses paupières se fermèrent, et, bercée par -l'haleine de celui qu'elle aimait, elle s'endormit! Les images confuses -du passé flottèrent d'abord quelque temps autour de son esprit; puis un -souvenir rayonnant effaça tous les autres, et sortit lentement de ce -chaos, comme une étoile des nuées. - -Marthe rêvait au voyage fait avec Maurice la veille même de leur long -sommeil! - -Elle croyait voir encore les dernières lueurs du jour illuminant les -coteaux de Viroflai et la lisière des bois; elle apercevait l'épine -fleurie qui brodait le vert pâle des haies; elle sentait le parfum des -lilas, dont les touffes riantes couronnaient les murs des jardins; elle -entendait, sur les chemins déjà cachés dans l'ombre, le bruit des -clochettes cadencé par le trot des chevaux. - -Près d'elle était Maurice, une main dans les siennes; près de Maurice un -vieux cocher, au regard pensif; derrière, les autres voyageurs: paysan à -la parole haute, jeune mère inquiète à chaque mouvement de ses enfants, -vieux soldat silencieux! - -La voiture roulait doucement sur la terre amollie; mais à chaque instant -sa course devenait plus lente, et des exclamations d'impatience -s'élevaient. - -«Fouettez le cheval!» criaient-ils tous. - -Le cocher se contentait d'agiter les rênes. - -«Fouettez! fouettez! reprenaient les voix. - ---C'est une rosse! faisait observer le paysan. - ---Un paresseux! ajoutait la mère. - ---Un lâche!» achevait le soldat. - -Le cocher branlait la tête. - -«Non, non, disait-il, Noiraud n'est pas une rosse, car il a supporté -plus de misères que les plus forts, et voilà vingt ans qu'il les -supporte. - ---Vingt ans! répétait le paysan stupéfait. - ---Peut-être davantage, reprenait le cocher, et ce n'est point un -paresseux celui qui a nourri si longtemps, de son travail, l'homme, la -femme et les deux enfants. - ---Tant que cela! s'écriait la mère: oh! le brave cheval. - ---Sans compter qu'il a fait ses preuves de courage, continuait le -cocher; voyez plutôt les deux cicatrices qui sont au poitrail. - ---Ah! il a servi?» interrompait le vieux soldat, d'un accent radouci. - -Et tous les yeux s'étaient arrêtés sur Noiraud avec un intérêt curieux, -personne ne disait plus de le fouetter! Le paysan calculait ce que -pouvait valoir son travail de vingt années; la mère pensait aux deux -enfants que ce travail avait nourris, le vieux soldat regardait les -cicatrices! Tous trois avaient perdu leur impatience; rien ne les -pressait plus; ils pouvaient attendre; Noiraud n'avait qu'à prendre son -temps. - -Aussi, quand la route était devenue facile, la mère avait voulu faire -marcher ses enfants; le vieux soldat avait déclaré qu'il ne pourrait -demeurer plus longtemps assis sans souffrir de ses blessures, et tous -deux descendus, le cocher s'était mis à encourager Noiraud de la voix. - -«Ferme, mon vieux trompette! disait-il; encore cette corvée pour -Georgette; demain, nous nous reposerons.» - -Puis, se tournant vers Marthe et Maurice: - -«C'est la fille de la maison, Georgette, avait-il ajouté en souriant; -elle épouse le fils du voisin samedi, et sa mère et moi nous lui avons -préparé une surprise: lit, secrétaire et commode de noyer, avec la -garniture de cheminée! Elle ne se mariera qu'une fois, cette enfant; je -veux qu'elle ait la joie complète. Joli nid et bel oiseau. L'oiseau est -trouvé; mais pour le nid il manque encore cent sous, et Noiraud ne peut -se reposer que quand je les aurai... Pas vrai, vieux, que tu me les -gagneras demain! - ---Il vous les a gagnés, s'était écrié Maurice en lui tendant l'argent; -vous pouvez hâter d'un jour la joie de Georgette et le repos de Noiraud; -allez, brave coeur, et que Dieu bénisse vos amoureux.» - -Il avait alors sauté, enlevant Marthe dans ses bras, et la voiture -allégée s'était perdue dans l'ombre! - -Paris se trouvait encore loin; mais tous deux avaient marché -joyeusement, les bras enlacés, causant à demi-voix de Georgette, de -Noiraud, des étoiles! Ineffable échange de bagatelles charmantes, de -fugitives impressions, de confidences comprises sans être achevées; -sorte de rêverie dialoguée, dont on ne se rappelle rien, et qui laisse -dans le passé une de ces traînées lumineuses vers lesquelles le regard -se tourne toujours. - -Ils n'étaient arrivés qu'au milieu de la nuit, haletants de fatigue, -couverts de sueur, les pieds poudreux et meurtris, mais le coeur plein -et l'esprit joyeux. Ce voyage, ils ne pouvaient l'oublier désormais, car -ils n'avaient pas seulement changé de lieu, ils avaient vu, senti; ils -n'étaient pas seulement arrivés, il leur restait un souvenir! Ils se -souviendraient toujours du vieux cheval et de son vieux maître! - -Toutes ces images venaient de se reproduire dans le rêve de Marthe; elle -croyait franchir le seuil de sa joyeuse mansarde, lorsqu'un grand bruit -l'éveilla en sursaut. - - - - -III - -Extraction de voyageurs.--Auberges modèles.--Le verre d'eau de -fontaine.--Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade accélérée, -bateau sous-marin.--M. Blaguefort, commis-voyageur pour les nez, la -librairie et les denrées coloniales.--Un prospectus d'entreprise -industrielle de l'an trois mille.--Fâcheuse rencontre d'une -baleine.--Leçon de M. Vertèbre sur les cétacés.--Destruction du bateau -sous-marin.--Son extrait mortuaire. - - -Le convoi qui conduisait l'académicien et ses deux compagnons venait de -s'arrêter au fond d'une sorte de précipice; sur leurs têtes apparaissait -un coin de ciel barré par les bras d'une immense machine. M. Atout leur -apprit qu'ils étaient arrivés à leur destination, et que chacune des -villes sous lesquelles passait le chemin avait ainsi un puits -d'extraction pour les voyageurs. - -Leur wagon venait, en effet, d'être saisi par le grand bras de la -machine, et commençait à monter rapidement, comme une banne de mineurs. - -Lorsqu'ils atteignirent l'orifice du puits, mille cris éclatèrent à la -fois, et une centaine d'hommes et d'enfants se précipitèrent vers les -arrivants. Marthe crut qu'on voulait les mettre en pièces, et recula -épouvantée jusqu'à M. Atout; mais ce dernier lui apprit que c'étaient -les aubergistes et les commissionnaires du pays qui venaient offrir -leurs services. - -Les uns répandaient sur les voyageurs une pluie de cartes et d'adresses, -d'autres tenaient des plateaux couverts de rafraîchissements, qu'ils -voulaient leur faire accepter; quelques restaurateurs portaient -d'immenses fourchettes garnies de volailles rôties, de côtelettes et de -jambonneaux, qu'ils promenaient, au-dessus de la foule, comme un -prospectus de leurs établissements. Il y avait, en outre, les brosseurs, -les cireurs, les indicateurs, les porteurs, tous également acharnés à -vous rendre service. Maurice n'avait pas fait six pas, qu'il s'était vu -forcé d'accepter deux verres de limonade, et de livrer à trois -commissionnaires sa canne, son foulard et son chapeau. - -M. Atout lui faisait admirer cet empressement hospitalier, cette -multiplicité de soins, cette abondance. - -«Voyez, s'écriait-il, les bienfaits de la civilisation! Une population -entière est aux ordres de chacun de nous; toutes les productions du -monde viennent, pour ainsi dire, à notre rencontre; nous arrivons à -peine, et déjà nos moindres besoins ont été prévenus; rien ne nous a -manqué!» - -Rien ne manquait, en effet, à Marthe et à Maurice, que de pouvoir -respirer. Ils se réfugièrent dans la première hôtellerie qu'ils -aperçurent, comme dans un lieu d'asile. - -A la porte se tenait un concierge, portant hallebarde, qui leur fit -trois saluts et les remit à un huissier à chaîne d'or, par lequel ils -furent conduits à un valet de pied chargé d'ouvrir le salon. - -C'était une immense galerie, dont le premier aspect éblouit les deux -jeunes gens. Leur conducteur s'en aperçut et sourit. - -«Vous voyez, dit-il, le triomphe de l'industrie; rien de ce que vous -apercevez ici n'est ce qu'il paraît. Cette colonnade de marbre sculpté -n'est que de la terre cuite; cette tapisserie de brocart, qu'un tissu de -verre filé; ce parquet de bois de rose, qu'un carrelage en bitume -colorié; le velours qui couvre ces sofas, que du caoutchouc -perfectionné. Tout cela peut durer deux années, c'est-à-dire le temps -nécessaire pour que l'hôtelier vende son établissement et se retire -millionnaire. - -Comme il achevait, arrivèrent les garçons de service. Tous avaient, -imprimés sur leurs vêtements, les symboles de leurs attributions: l'un, -des plats, des assiettes, des couverts; l'autre, des verres et des -bouteilles; un troisième, des viandes, des poissons ou des fruits. Ils -portaient, en outre, un collier au chiffre de l'aubergiste, qui servait -à les faire reconnaître. - -M. Atout engagea ses compagnons à déjeuner; mais, depuis tantôt douze -siècles qu'ils ne mangeaient plus, tous deux en avaient perdu -l'habitude. L'académicien, qui n'était point non plus en appétit, se -contenta de demander un verre d'eau. - -Le valet chargé de recueillir les demandes alla aussitôt à une petite -bibliothèque et apporta un volume relié, sur lequel on lisait, gravé en -lettres d'or: - - CARTE DES EAUX - - QUE L'ON TROUVE A L'HOTEL DES DEUX-MONDES. - - 1º Eau de fontaine. - 2º Eau de puits. - 3º Eau de ruisseau. - 4º Eau de rivière. - 5º Eau de fleuve. - 6º Eau filtrée au charbon. - 7º Eau filtrée à la pierre. - 8º Eau filtrée au gravier. - 9º Eau... - -Maurice s'arrêta, tourna une trentaine de feuilles, et vit que la carte -allait jusqu'au nº 366! L'hôtel des Deux Mondes avait autant d'espèces -d'eaux qu'une année bissextile a de jours. - -M. Atout en parcourut le catalogue avec soin, fit de savantes réflexions -sur les eaux de différents crus, hésita, relut, hésita encore, et -demanda enfin, après une longue délibération, de l'eau de fontaine! - -La demande fut transmise par le valet des requêtes. Cinq minutes -s'écoulèrent, puis un premier garçon apporta un plateau; encore cinq -minutes, et un second garçon apporta une carafe; encore cinq minutes, et -le troisième apporta un verre. - -Le tout n'avait ainsi pris qu'un quart d'heure, grâce à la division de -la main-d'oeuvre. - -Pendant que leur conducteur buvait, Marthe et Maurice voulurent -s'approcher d'une fenêtre; mais le valet qui y était préposé les avertit -qu'il fallait, pour cela, prendre un billet au bureau des points de vue! -Ils refusèrent et voulurent s'avancer vers la porte; un autre garçon les -avertit que, s'ils sortaient sans contre-marque, ils ne pourraient -rentrer. Enfin, comme, dans leur embarras, ils allaient s'asseoir sur le -sofa de pourtour, un troisième garçon leur fit observer poliment que ces -places étaient d'un prix plus élevé. - -Ainsi repoussés de partout, ils se hâtèrent de rejoindre l'académicien, -qui venait d'achever son verre d'eau et avait demandé la carte. - -Un domestique spécial parut bientôt, portant une magnifique feuille de -papier vélin avec vignette, encadrement, cul-de-lampe et parafes -embellis d'_ombres portées_. - -Maurice lut par-dessus l'épaule de son conducteur: - - _Doit M._ - - Pour trois saluts du concierge à hallebarde 1 fr. 50 - Pour l'huissier à chaîne d'or 2 » - Pour le valet de pied qui a ouvert la porte » 50 - Pour loyer de la carte des eaux » 25 - Pour un plateau » 30 - Pour une carafe » 35 - Pour un verre » 25 - Pour eau de fontaine 5 » - Pour table et tabourets 4 » - Pour frais de service 2 » - --------- - Total 16 fr. 15 - -M. Atout fit remarquer que, grâce à cette comptabilité détaillée, on -n'avait plus à s'occuper du pourboire des domestiques, paya les 16 fr. -15 c. et sortit. - -Marthe se rappela involontairement l'Évangile, et il lui sembla que les -hôteliers de l'île du Noir avaient trouvé moyen de réaliser sur la terre -les promesses du Christ: _le verre d'eau donné leur était payé au -centuple_. - -Le conducteur des deux époux avait pris avec eux le chemin du port, où -ils devaient s'embarquer pour l'île du Budget. - -Lorsqu'ils y arrivèrent, les quais étaient couverts de voyageurs qui -débarquaient ou qui allaient partir. On entendait crier: - -Le paquebot du Japon! - -L'estafette de la mer Rouge! - -L'omnibus du Brésil, avec correspondance pour Terre-Neuve! - -Et à ces cris la foule accourait. On voyait les buralistes distribuant -leurs bulletins, et les facteurs pesant les marchandises. M. Atout fit -remarquer à ses compagnons un estampilleur qui, le pinceau à la main, -traçait sur la poitrine ou sur le dos de chaque passager le numéro -imprimé sur ses paquets; moyen aussi simple qu'ingénieux d'établir la -corrélation du voyageur et des bagages. - -Enfin, ils arrivèrent à un embarcadère surmonté d'un écriteau, sur -lequel était écrit: - - _Dorades accélérées de l'île du Noir à l'île du Budget, en - cinquante-trois minutes._ - -«C'est ici,» dit M. Atout. - -Nos voyageurs regardèrent devant eux sans rien voir. - -«Vous cherchez le bateau? reprit le professeur en souriant; mais il est -à sa place... à sa place de dorade. - ---Comment! sous l'eau? interrompit Maurice. - ---Sous l'eau! répéta M. Atout. On a cru longtemps que le propre d'un -bateau était de flotter; mais de nouvelles recherches ont détrompé à cet -égard. Aujourd'hui une partie de nos lignes de paquebots sont -sous-marines, comme une partie de nos routes sont souterraines. Vous -comprenez qu'il y a mêmes avantages dans les deux cas. Les dorades -accélérées, naviguant sous les vagues, n'ont à craindre ni le vent, ni -la foudre, ni les abordages, ni les pirates. Quant à leur construction, -vous allez vous-même en juger.» - -Il les conduisit alors à l'extrémité de l'embarcadère, où se trouvait -une cloche à plongeur, par laquelle ils purent descendre au bateau -sous-marin. - -Sa forme avait été empruntée au poisson dont il portait le nom. C'était -une immense dorade, dont la queue et les nageoires étaient mues par la -vapeur. A la place des écailles brillaient plusieurs rangées de petites -fenêtres, et l'air s'introduisait à l'intérieur par des conduits, dont -l'extrémité flottait à la surface de la mer. - -Les nouveaux venus avaient été précédés par une société nombreuse, de -sorte que la dorade ne tarda pas à tracer sa route au milieu des flots. - -M. Atout voulut profiter de ce moment pour préparer ses compagnons à la -vue de la capitale des _Intérêts-Unis_; mais il fut interrompu, dès les -premiers mots, par un voyageur qui venait de le reconnaître, et qui -accourut à sa rencontre les bras ouverts. - -«Eh! c'est M. Blaguefort, dit l'académicien en répondant aux -empressements du nouveau venu avec une certaine supériorité protectrice; -un de nos hommes d'affaires les plus répandus.» - -Et, lui montrant de la main Marthe et Maurice: - -«Je vous présente, continua-t-il, un couple des anciens temps... - ---Les Parisiens d'Omnivore? interrompit Blaguefort, qui les avait déjà -examinés; je les ai manqués de trois minutes. J'avais appris leur -résurrection, et j'accourais pour offrir à leur propriétaire de les -mettre en actions. J'aurais exploité cette entreprise avec celle des -télégraphes lunaires! mais vous aviez déjà traité. Excellente affaire, -Monsieur! vous pouvez gagner six mille pour cent.» - -M. Atout fit observer qu'il ne s'agissait point d'une spéculation; que -le réveil des deux époux devait seulement profiter à la science, et que -c'était dans ce but qu'il les conduisait à l'île du Budget. - -Blaguefort cligna de l'oeil. - -«Bien, bien, dit-il, vous avez un autre projet... Vous espérez tirer -davantage. Mon Dieu! c'est votre droit... Vous comprenez que ce n'est -pas moi qui irai vous élever une concurrence; d'autant que j'ai donné -une nouvelle extension à mes affaires. Depuis que nous nous sommes -rencontrés au cap de Bonne-Espérance, j'ai formé une société anonyme -pour exploiter le brevet du docteur Naso! Vous savez, ce Péruvien qui -vient d'inventer un corset orthopédique pour les nez déviés. Mais -pardon: voici un voyageur à qui j'avais donné un prospectus et qui -désire me parler.» - -Un nouvel interlocuteur venait effectivement de s'approcher. - -C'était un petit homme, tellement obèse que ses deux bras ressemblaient -à des nageoires, et trottant avec des jambes si courtes qu'on eût dit un -de ces poussahs de carton qui marchent sur leur ventre. Ses petits yeux, -enfoncés dans la chair, semblaient des trous de faussets, et son nez, -étranglé entre deux joues hémisphériques, faisait l'effet d'un pepin -dans une orange de Malte. - -Il salua du pied, n'ayant point assez de cou pour saluer de la tête. - -«Magnifique découverte, Monsieur! dit-il d'une voix apoplectique, et en -montrant le prospectus qu'agitait une de ses nageoires. - ---Monsieur veut-il en essayer? demanda rapidement Blaguefort. - ---Pourquoi pas? reprit l'homme-poussah avec un rire qui rappelait, à s'y -méprendre, un accès de toux; pourquoi pas? J'ai toujours favorisé le -progrès des arts... - ---Comme nous le progrès des nez, Monsieur. - ---Ainsi, vous parvenez réellement à accroître ou à diminuer leurs -dimensions? - ---Par le moyen d'un appareil approprié aux besoins du sujet. Monsieur -peut voir, du reste, la lithographie jointe à notre prospectus. Grâce à -notre corset orthonasique, chacun peut désormais choisir son nez, comme -on choisissait autrefois son chapeau. Vous en avez là des modèles de -toutes les formes, avec les prix en chiffres connus.» - -Le petit homme retourna la feuille qu'il tenait à la main, et se mit à -examiner une longue série de nez, dessinés en regard du tarif. Il hésita -quelque temps entre les nez grecs et les nez retroussés; mais, sur -l'observation de M. Blaguefort que ces derniers étaient mal portés, il -se décida pour les autres. - -L'homme d'affaires tira aussitôt de sa trousse un compas, prit les -dimensions de l'espèce de verrue que l'appareil du docteur devait -transformer en nez antique, et les inscrivit sur son carnet, avec le nom -et l'adresse de l'acheteur. - -Les deux époux apprirent ainsi que ce dernier arrivait d'Afrique, où il -s'était rendu pour cause d'étisie, et que son embonpoint était le -résultat d'un nouveau racahout des Arabes. Il en apportait la recette, -vendue à la compagnie de l'Hygiène publique, qui l'avait attaché -lui-même à l'entreprise en qualité de prospectus vivant. - -Pendant qu'il donnait ces explications, M. Blaguefort avait aperçu à -quelques pas un voyageur dont l'air et les cheveux longs semblaient -annoncer un ecclésiastique. Il chercha vivement dans sa trousse des -échantillons de reliques, de chapelets, de médailles, et, s'approchant -d'un air souriant et modeste: - -«Je ne crois pas me tromper, dit-il, en me permettant de supposer que -monsieur a reçu l'ordination. - ---En effet, répliqua le voyageur. - ---J'en étais sûr, reprit Blaguefort avec onction; quand on approche les -saints, il y a une voix intérieure qui vous avertit! Mais, puisque la -Providence m'a fait rencontrer monsieur, j'ose espérer qu'il me -permettra de lui offrir quelques objets destinés à l'édification des -fidèles: _ad majorem Dei gloriam_.» - -Et, prenant subitement la voix d'un commissaire-priseur, il continua, en -présentant tour à tour chaque échantillon: - -«Ceci est une relique de saint Loriquet, destinée à inspirer les vraies -connaissances historiques! Nous ne les vendons que 50 centimes la -douzaine, qui est de quatorze. - -Ceci est une médaille dédiée aux saints protecteurs: elle met à l'abri -des banqueroutes, de la garde nationale et autres infirmités terrestres. -1 fr. les sept-six. - -Ceci est un chapelet... - ---Un moment, Monsieur, interrompit le voyageur en cheveux longs, il y a -méprise: je ne suis point prêtre catholique... - ---Ah bah! s'écria Blaguefort, alors c'est à un ministre du saint -Évangile que j'ai l'honneur de parler.» - -Il rouvrit précipitamment sa trousse, y choisit une Bible, et reprit, -avec l'air majestueux d'un maître d'école qui explique les neuf parties -du discours: - -«Prenez, car ceci est la loi universelle, le grand Verbe, le Dieu -vivant! Là vous ne verrez que des règles sûres... bien que nous ayons -ajouté les livres apocryphes. Vous y trouverez la recette du salut -spirituel et temporel... avec le moyen de s'en servir. Le tout ne -coûtant que 10 francs, compris le fermoir et l'étui! - ---C'est, en effet, bien peu d'argent pour tant de choses, dit l'étranger -en souriant, et, lorsque j'étais pasteur, j'aurais pu profiter du bon -marché; mais depuis mes convictions ont pris une autre voie, et l'ancien -ministre du saint Évangile s'est réfugié dans la philosophie... - ---Vous êtes philosophe! interrompit Blaguefort, qui se frappa la cuisse; -pardieu! j'aurais dû m'en douter: avec ce front vaste, ce regard -penseur!... Eh bien, j'en suis ravi, Monsieur; moi aussi, je suis -philosophe... philosophe pratique... et la preuve, c'est que je voyage -pour la _Société de l'extinction des croyances_. J'ai là le règlement, -et je suis autorisé à recevoir les souscriptions.» - -Il avait cherché de nouveau dans la trousse, et il offrit à son -interlocuteur une brochure au haut de laquelle une vignette représentait -le génie de la vérité terrassant l'hydre de la superstition: le génie -était le portrait du président de la société, et les têtes de l'hydre -des têtes d'abbés. - -Blaguefort laissa l'ex-pasteur examiner la brochure, et revint vers -l'académicien. - -Maurice ne put cacher son étonnement, et lui avoua qu'il venait de -réaliser à ses yeux le beau idéal du commis voyageur. - -«Ah! vous voulez me flatter, s'écria Blaguefort en riant; je me connais, -allez! J'ai un défaut en affaires, un très grand défaut: je suis trop -franc! Je ne sais point faire valoir mes articles, défendre mes -avantages; mais, bah! j'aime la bonne foi antique, je veux que l'on -puisse traiter avec moi sans précautions. Aussi on me connaît! Sucre, -chocolat, soieries, miel, vins de Madère; on reçoit les yeux fermés tout -ce que j'expédie; c'est ce que je veux: la confiance du public m'honore; -elle constitue mon bénéfice le plus net et le plus sûr!» - -Tout en parlant, l'homme d'affaires vidait sa trousse, afin de la -remettre en ordre. Les regards de Maurice s'arrêtèrent sur un papier qui -venait de s'entr'ouvrir; il lut: - -_Recette pour le chocolat pur caraque._--Prenez un tiers de haricots -rouges, un tiers de sucre avarié, un tiers de suif; aromatisez le tout -avec des écorces de cacao: vous aurez du chocolat de santé. - -_Recette pour le miel._--Prenez de la mélasse, de la farine de seigle; -aromatisez avec de la fleur d'orange, composée de sels de zinc, de -cuivre et de plomb: vous aurez du miel du mont Hymète. - -_Recette pour le sucre blanc._--Prenez de la poudre d'albâtre... - -Maurice ne put continuer; Blaguefort, qui avait tout remis en ordre, -reprit le papier et le plaça soigneusement avec ses effets de commerce; -mais il aperçut, tout à coup, parmi ces derniers, une lettre qui parut -réveiller en lui un souvenir oublié... - -«A propos, je ne vous ai point dit, s'écria-t-il en se tournant vers M. -Atout: la société pour les télégraphes trans-aériens vient d'être -formée! L'année prochaine, nous serons en communication directe avec la -lune. - ---Avec la lune! s'écrièrent Marthe et Maurice stupéfaits. - ---Les dernières expériences faites à l'observatoire de Sans-Pair ont -rendu la chose possible, fit observer M. Atout. Grâce au télescope -construit par M. de l'Empyrée, la lune s'est enfin laissé voir. - ---Et bientôt elle se fera entendre! ajouta Blaguefort: car, grâce aux -nouveaux télégraphes électriques, on pourra converser avec les lunaires -aussi promptement et aussi facilement que je converse avec vous. J'ai -là, du reste, le projet de prospectus qui m'a été adressé; je puis vous -le faire connaître.» - -Il déploya la lettre et en retira une feuille autographiée qui contenait -ce qui suit: - - _Télégraphes trans-aériens.--Aux personnes qui ont des fonds à - placer.--Capital social: dix millions.--Bénéfice assuré: dix - milliards._ - - «Un événement qui surpasse en importance tous ceux qui ont renouvelé, - jusqu'à ce jour, la face de la terre, vient de se produire au milieu - de nous. Un de nos savants a subitement découvert un monde inconnu - jusqu'à lui. Ce monde, c'est la lune! - - «Une société s'est aussitôt formée pour l'exploitation de cette - nouvelle conquête, dont il ne reste plus qu'à s'emparer. Toutes les - mesures sont déjà prises pour la construction des télégraphes - trans-aériens, qui doivent nous mettre en rapport avec la population - lunaire, et faciliter, peu après, l'établissement d'une grande ligne - de communication, construite à frais communs. - - «Il résulte des observations faites par M. de l'Empyrée que la lune - renferme des valeurs incalculables en carrières d'ardoises, terre à - briques, gisements de granit, bancs de sable propres à bâtir, etc., - etc., etc., etc. L'imagination recule devant les bénéfices que - l'exploitation de pareilles richesses peut procurer. Aussi ne - ferons-nous aucune promesse aux actionnaires: les plus modestes - paraîtraient exagérées. Nous les avertirons seulement que, d'après des - calculs exacts et consciencieux, l'intérêt de l'argent placé dans - notre entreprise devra être, en terme moyen, de cinquante mille pour - cent! - - «Presque toutes les actions étant retenues à l'avance, nous ne - pourrons accueillir les demandes que jusqu'au 30 du présent mois.» - - Suivent les signatures. - -La plupart des voyageurs s'étaient rassemblés autour de Blaguefort -pendant cette lecture. L'annonce merveilleuse avait évidemment produit -son effet. Les plus enthousiastes demandaient déjà les moyens de prendre -un intérêt dans l'affaire. Blaguefort se proposa aussitôt pour -intermédiaire, et se mit à distribuer des promesses de promesse d'action -avec un droit de commission. Les voyageurs qui les avaient achetées -passèrent dans les autres salles du bateau, où ils répétèrent la grande -nouvelle, et négocièrent leurs coupons à deux cents pour cent de -bénéfice. Maurice ne pouvait revenir de sa surprise, et M. Atout en prit -occasion de faire un long discours sur les avantages de l'association et -du crédit. Il en était à son douzième aphorisme d'économie politique, -lorsqu'un choc terrible ébranla la dorade accélérée et lui fit perdre -l'équilibre. - -Les passagers épouvantés, s'étant élancés vers les fenêtres, aperçurent -un immense cétacé endormi dans les profondeurs de l'Océan, et que le -choc de la dorade avait réveillé: au moment même où les deux époux se -penchèrent contre le vitrage, il venait de se retourner. Marthe eut à -peine le temps de pousser un cri!... Le flot qui portait le -bateau-poisson, attiré par l'aspiration du monstre, s'engloutit dans sa -gueule entr'ouverte comme dans un abîme, et ne s'arrêta qu'au fond de -l'estomac! - -L'événement avait été trop rapide pour qu'on pût l'éviter, et, dans le -premier instant qui suivit la catastrophe, les clameurs et les -lamentations empêchèrent de s'entendre. L'équipage lui-même paraissait -consterné. C'était la première fois qu'il avait à naviguer dans -l'estomac d'une baleine, et le capitaine, quoique vieux marin, fut forcé -d'avouer qu'il en ignorait complètement les débouquements. - -Chacun dut en conséquence donner son avis; mais tous les moyens proposés -paraissaient dangereux ou impraticables. Enfin on pensa au professeur de -zoologie du Muséum, qui se trouvait par hasard à bord, et tout le monde -se tourna vers lui: - -«Laissez parler M. Vertèbre! s'écrièrent plusieurs voix; il peut nous -donner un bon conseil, lui qui a étudié les baleines.» - -M. Vertèbre se redressa. - -«Je l'avoue, Messieurs, dit-il gravement; cet intéressant mammifère a -été l'objet de mes observations spéciales, et, quoi qu'aient pu en dire -mes adversaires, je crois avoir découvert le premier la véritable nature -du lait dont il nourrit ses petits!... - -La baleine, Messieurs, est un cétacé, nom qui vient du mot grec _kêtos_; -il appartient à la famille du narval, du cachalot, du dauphin. C'est un -grand mammifère plagiure, vivipare, pisciforme, portant deux pieds -appelés nageoires, et respirant par des poumons...» - -Il fut interrompu par un soubresaut inattendu. Les propulseurs du -bateau-poisson, qui continuaient à se mouvoir, venaient d'effleurer les -parois de l'estomac de la baleine, et y avaient déterminé une -contraction qui ramena la dorade vers le canal alimentaire. Le -mécanicien, voulant profiter de ce mouvement, lâcha toute sa vapeur, -afin de forcer le passage, ce qui occasionna chez le monstre une -nouvelle nausée, suivie d'un vomissement au milieu duquel le bateau se -trouva rejeté au dehors. - -Mais l'effort avait été si violent que la dorade alla frapper un rocher, -où elle se brisa. Tous les voyageurs qui se trouvaient à l'avant furent -broyés du choc, noyés dans la mer ou brûlés par les éclats de la -machine. - -Heureusement que l'arrière, où se tenaient Marthe et Maurice, eut moins -à souffrir. La plupart des passagers échappèrent au désastre et furent -recueillis par les habitants de la côte, accourus au bruit de -l'explosion. - -Enfin, lorsqu'ils eurent assez repris leurs sens pour regarder autour -d'eux, ils reconnurent que le cétacé avait eu la délicate attention de -ne les point détourner de leur route, et qu'ils se trouvaient dans les -faubourgs mêmes de Sans-Pair, c'est-à-dire seulement à quinze lieues de -la ville. - -Le fonctionnaire chargé du registre de l'état civil des machines fut -aussitôt averti. Il arriva pour constater le désastre, et dressa l'acte -suivant, imprimé d'avance, et dont il n'eut qu'à remplir les blancs. - - SANS-PAIR.--ÉTAT CIVIL DES MACHINES - - ACTE MORTUAIRE. - - Nous, soussigné, déclarons que: - - La machine _Dorade accélérée, nº 7_, - - Née à _l'île du Noir_, - - Agée de _dix-huit mois_, - - Valant _quatre cent mille francs_, - - A péri par accident _de baleine_. - - Aujourd'hui 17 mai 3000. - - LE COMMISSAIRE, - - NETTEMENT. - - Ci-joint le procès-verbal. - -Quant aux voyageurs qui avaient péri, comme pour constater leur décès il -eût fallu s'informer de leurs noms, de leurs professions, de leur âge, -le commissaire s'en abstint, en vertu du principe constitutionnel qui -déclare _que la vie privée doit être murée_. - - - - -IV - -Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.--Inconvénient des passe-ports -daguerréotypés.--Maison modèle de M. Atout.--Moyen d'être servi sans -domestiques.--Le souper à la mécanique.--Une vieille tradition: LA -FILEUSE D'ÉVRECY. - - -Ceux qui avaient survécu continuèrent ensuite leur route jusqu'à la -ville de Sans-Pair. Maurice trouva celle-ci entourée d'une double -enceinte destinée à assurer la perception de l'octroi et l'examen des -passe-ports. - -Ces derniers n'étaient plus, du reste, comme autrefois, des sauf -conduits avec signalement, mais des portraits daguerréotypés, ornés du -timbre de la police et représentant le voyageur lui-même. M. Atout -expliquait à ses compagnons tous les avantages de ce nouveau procédé, -lorsqu'il fut interrompu par le bruit d'une querelle. C'était le gros -voyageur, au nez microscopique, que le gendarme refusait de reconnaître -dans le portrait-passe-port, qui le représentait maigre et fluet. Le -petit homme alléguait en vain l'action du nouveau racahout auquel il -devait cet accroissement rapide; l'agent de la force publique, -impassible comme la stupidité, déclarait ne pouvoir livrer passage qu'à -l'original du portrait! La difficulté fut soumise à un contrôleur, qui -en déféra à un vérificateur, lequel la porta à un directeur. Celui-ci se -consulta longtemps, revit celles des trente-trois mille ordonnances qui -réglaient la matière, et décida enfin que le gros homme serait remis à -des dégraisseurs-jurés, qui, après avoir prêté serment, s'occuperaient -de le ramener à un état dans lequel on pourrait constater son identité. -Le prospectus vivant s'écria en vain que, s'il maigrissait, sa position -sociale se trouvait perdue; qu'il vivait de son obésité, comme d'autres -de leur bonne réputation; le directeur lui répondit que la loi ne -s'inquiétait point de ces misères, et que son premier but était de -protéger la société en général, sans s'occuper de chacun de ses membres -en particulier. - -Les deux époux laissèrent le voyageur au racahout dans cet embarras, et -arrivèrent, avec M. Atout, à la seconde enceinte, où les attendaient les -commis de l'octroi. - -Eux aussi avaient suivi les progrès de la civilisation en portant -jusqu'à la perfection leurs moyens d'examen et de recherche. Grâce à -leurs ingénieuses imaginations, la fraude était devenue impossible à -faire par tout autre que par eux. - -Échappés enfin de leurs mains, Maurice et Marthe suivirent leur -conducteur jusqu'à sa demeure. - -C'était un vaste parallélogramme blanchi et percé d'étroites fenêtres -qui rappelait assez bien, pour la forme, une cage à poules de grande -dimension. L'académicien s'aperçut de la surprise de ses hôtes et sourit -d'un air satisfait. - -«De votre temps les maisons ne se bâtissaient point ainsi? dit-il avec -une nuance d'orgueil involontaire. - ---Pas précisément, répliqua Maurice; cependant nous avions l'édifice du -quai d'Orsai... - ---Oui, c'était un acheminement, interrompit M. Atout; mais depuis l'art -a suivi sa voie, et nos architectes sont arrivés au beau idéal du -système rectangulaire. La maison que j'occupe a été construite par le -plus habile d'entre eux, aussi est-elle regardée comme un chef-d'oeuvre. -Dans tout ce que vous voyez, il n'y a pas une pierre d'ornement, -c'est-à-dire inutile; quant aux dispositions intérieures, vous pourrez -en juger.» - -On avait atteint le perron qui précédait la porte; à peine Maurice y -eut-il posé le pied que la marche céda légèrement et mit en mouvement -une lanterne qui s'avança pour l'éclairer; à la seconde marche la -sonnette se fit entendre; à la troisième la porte s'ouvrit d'elle-même. - -Dans ce moment les yeux du jeune homme s'arrêtèrent sur une inscription -gravée au-dessus de l'entrée: - - CHACUN CHEZ SOI, - - CHACUN POUR SOI. - -«Vous devez reconnaître le précepte d'un des sept sages de votre pays, -dit l'académicien en souriant; il résume à lui seul toutes les lois de -l'humanité. _Chacun chez soi_, c'est le droit; _chacun pour soi_, c'est -le devoir. Mais entrez, de grâce, vous avez bien autre chose à voir.» - -Les deux époux traversèrent une antichambre garnie d'appareils dont ils -ignoraient l'usage. M. Atout leur montra d'abord une boîte dans laquelle -arrivaient les lettres qui lui étaient adressées, et leur expliqua -comment d'immenses conduits établissaient, au moyen du vide, cette -distribution à domicile. Il leur ouvrit ensuite des robinets chargés de -conduire partout l'eau, la lumière, le feu et l'air rafraîchi. Il -indiqua les tuyaux destinés à l'arrivée des journaux, les fils -électriques établissant une correspondance télégraphique aussi rapide -que la pensée avec les fournisseurs du dehors, les appareils panoptiques -au moyen desquels la vue pouvait surmonter les obstacles et franchir -toutes les distances. - -Pendant cette exhibition, il s'était assuré de l'absence de madame -Atout, et avait donné différents ordres en touchant quelques ressorts. -Le tintement d'une sonnette lui annonça bientôt que tout était prêt; il -fit passer ses hôtes dans la salle à manger, où le dîner se trouvait -servi, et il les invita à prendre place. - -Marthe et Maurice s'assirent, en regardant autour d'eux. Ils -s'attendaient à voir paraître, à chaque instant, les gens de service; -mais l'académicien, qui devina leur pensée, sourit; il se pencha de -côté, appuya la main sur un bouton placé près de la table, et -immédiatement tout ce qui la couvrait sembla s'animer! Les bouteilles -baissèrent, d'elles-mêmes, leurs goulots sur les verres; la cuiller à -potage remplit l'assiette de chaque convive; le grand couteau fixé au -manche du gigot commença à enlever des tranches que de petites -brochettes plongeaient ensuite dans le réservoir à jus; la pincette -d'écaille exécuta une gigue dans la salade, qu'elle foulait et -retournait; les poulardes, comme si elles eussent voulu prendre leur -volée, étendirent, aux bords du plat, leurs membres aussitôt saisis et -découpés; le poisson alla se placer lentement sous la truelle d'argent -qui devait le partager; les hors-d'oeuvre se mirent à tourner autour de -la table comme des chevaux de manége, en ayant soin de s'arrêter devant -chaque convive; enfin, le moutardier lui-même souleva son couvercle et -présenta sa petite spatule d'ivoire! - -Nos deux ressuscités ne pouvaient en croire leurs yeux. M. Atout leur -expliqua alors par quelles séries d'ingénieuses inventions on avait pu -substituer aux machines humaines des machines plus parfaites. - -«Vous le voyez, continua-t-il, dans une maison bien machinée comme -celle-ci, personne n'a besoin de personne... ce qui ajoute un charme -singulier à l'intimité. Le progrès doit avoir pour but de tout -simplifier, de faire que chacun vive pour soi et avec soi; c'est à quoi -nous sommes arrivés. Au lieu de domestiques soumis à mille infirmités, à -mille passions, nous avons des serviteurs de fer et de cuivre, toujours -également robustes, également sûrs, également exacts. Encore quelques -efforts, et la civilisation aura conquis à l'homme l'isolement, -c'est-à-dire la liberté, car chacun pourra se passer complétement des -services de son semblable. - ---Oui, dit Maurice, qui était devenu pensif; mais alors que deviendra la -parole du Christ, qui recommande de se secourir et de s'aimer? Le but de -la vie est-il bien de se suffire à soi-même? N'est-il pas plutôt de se -compléter dans les autres et par les autres? La machine humaine, comme -vous l'appelez, avait un coeur qui pouvait battre à l'unisson du nôtre, -tandis que la machine de fer ne nous est rien. En préférant celle-ci, -vous avez sacrifié votre âme à vos habitudes; vous avez brisé le dernier -anneau qui liait les classes heureuses aux classes déshéritées. Les -riches ne pouvaient oublier tout à fait le peuple auquel ils -empruntaient des serviteurs; c'étaient comme des prisonniers faits sur -la pauvreté, et qui la rappelaient perpétuellement par leur présence. La -nécessité les rendait plus ou moins membres de la famille. On les -prenait d'abord par besoin, puis on les aimait par habitude. Leurs -douleurs et les nôtres se mêlaient toujours un peu; on avait en commun -les goûts, les répugnances, les infirmités; association imparfaite sans -doute, mais dans laquelle s'échangeaient quelques sympathies, et qui -donnait une occasion de dévouement et de reconnaissance propre à exercer -le coeur. Ah! loin de supprimer le serviteur, il fallait le rapprocher -plus intimement du maître; il fallait en faire un humble ami, prêt à -tous les sacrifices et sûr de toutes les protections; réaliser enfin la -belle histoire de la fileuse d'Évrecy.» - -L'académicien demanda ce que c'était que cette histoire. - -«Une vieille tradition populaire que l'on m'a racontée dans mon enfance, -répondit Maurice, et qui vous semblerait maintenant bien étrange... - ---Voyons, dit M. Atout en vidant son verre.» - -Le jeune homme parut hésiter; mais le regard de Marthe, qui rencontra le -sien, demandait l'histoire; il se décida aussitôt, et raconta ce qui -suit: - - -LA FILEUSE D'ÉVRECY. - -Vers la fin du dix-huitième siècle vivait à Évrecy, en Normandie, un -gentilhomme qui n'avait pour parents qu'une fille d'environ dix ans, et -pour domestique qu'une vieille servante. La petite fille avait reçu en -baptême le nom d'Yvonnette, et la servante celui de Bertaude; mais cette -dernière n'était connue dans le pays que sous le nom de la _fileuse -d'Évrecy_, parce qu'on la voyait toujours la quenouille au côté. -Bertaude filait effectivement du matin au soir, et souvent encore du -soir au matin, sans que son maître eût, pour cela, moins de créanciers. -Aussi faut-il dire qu'il en prenait peu de souci. Le gentilhomme -d'Évrecy était de ceux qui regardent que leur épitaphe sera celle du -genre humain. Après avoir mangé la meilleure part de son bien, il -s'était décidé à boire le reste, afin de se mettre au pair, et -continuait depuis, d'autant plus résolument que, selon son dire, il ne -craignait plus de se ruiner. Excellent homme d'ailleurs, qui eût donné à -sa fille Yvonnette la lune et le soleil, et qui appelait toujours -Bertaude pour boire le dernier verre de marin-onfroi[1] ou de poiré. - - [1] Nom donné à un cidre choisi extrait de la pomme naturalisée en - Normandie par Marin Onfroi. - -Enfin, quand il eut tout épuisé, fortune et crédit, il fut assez heureux -pour mourir presque subitement, sans avoir eu l'ennui de régler ses -comptes avec ses créanciers. - -Mais à peine le cercueil enlevé, ceux-ci accoururent, suivis des gens de -justice, pour tout saisir. Les meubles furent descendus dans la cour et -vendus à la criée; on se partagea les prairies, les champs, les vergers, -et un gros marchand de Falaise, qui avait tout récemment acheté de la -noblesse, vint habiter le vieux logis. - -Bertaude comprit qu'il fallait lui laisser la place libre. Elle prit sa -quenouille et son fuseau, fit son paquet, celui d'Yvonnette, puis se -présenta pour prendre congé du nouveau maître. - -Ce dernier, en voyant qu'elle tenait la petite fille par la main, lui -demanda si elle la menait à quelque parent. - -«Hélas! faites excuse, répliqua Bertaude, qui essuyait ses yeux avec le -coin de son tablier; la pauvre innocente n'a dans le pays aucune famille -pour la recevoir. - ---Que ne la conduisez-vous alors à l'hospice de Bayeux? reprit le nouvel -anobli. - ---A l'hospice! répéta Bertaude saisie. - ---On n'y reçoit pas seulement les bâtards, objecta l'ancien marchand, -mais aussi les enfants abandonnés. - ---Par mon Sauveur! celle-ci ne l'est pas, Monsieur, dit la vieille en -caressant Yvonnette, qui se serrait contre elle tout effrayée; tant que -je ne serai pas sous la terre du cimetière, il lui restera quelqu'un. - ---Vous est-elle donc quelque chose? demanda le bourgeois ironiquement. - ---Elle est la fille de mon maître! répliqua Bertaude avec énergie. J'ai -mangé vingt ans le pain de sa famille, je l'ai reçue dans mes mains -quand elle est née, je l'ai portée à l'église pour son baptême, je lui -ai appris à marcher et à prononcer son premier mot; si ce n'est pas -l'enfant de mon sang, c'est l'enfant de mes soins. Ah! Jésus! à -l'hospice! N'aie pas peur, va, Yvette, tant que la Bertaude pourra -remuer un seul de ses dix doigts, ton hospice sera dans son giron.» - -Elle avait soulevé l'enfant, qui l'enveloppa de ses bras, en appuyant la -tête sur son épaule, et elle prit avec elle la route de Falaise. - -Bertaude avait son plan, dont elle n'avait rien dit à personne. - -Elle connaissait aux Ursulines une soeur qui, avant d'être une sainte -choisie par Dieu, avait été une femme aimée des hommes; elle lui porta -Yvonnette, avec une bourse renfermant tout ce qu'elle possédait, et lui -dit: «Élevez-la comme la fille d'un gentilhomme, et ne lui refusez rien -de ce qu'il lui faudra pour qu'elle fasse honneur à son nom; car, avant -que la bourse soit vide, je vous rapporterai de quoi la remplir.» - -Elle embrassa ensuite l'enfant, pleura beaucoup, et partit. - -Mais trois mois après on la vit reparaître avec plus d'argent qu'elle -n'en avait laissé la première fois. Elle continua à revenir ainsi -régulièrement quatre fois par année, et chaque fois elle demandait -qu'Yvonnette eût des maîtres plus habiles et des robes plus belles. - -Elle seule était toujours la même: vêtue de son pauvre jupon de bure, la -quenouille dans la ceinture, et marchant en faisant tourner son fuseau. -On se demandait vainement d'où pouvait lui venir ce qu'elle dépensait -pour Yvonnette; à toutes les questions elle se contentait de sourire en -répondant: - -«Dieu a une épargne pour les orphelins.» - -Cependant l'enfant devint une jeune fille, si savante, si sage et si -belle, qu'il n'était bruit d'autre chose dans tout le Bessin. Les plus -grandes dames du pays voulaient la connaître, et venaient la visiter au -parloir du couvent. Les poëtes normands lui adressaient des vers, les -jeunes gentilshommes en tombaient amoureux et portaient ses couleurs; -enfin il se trouva une foule de gens qui se déclarèrent ses parents ou -ses alliés et qui en apportèrent les preuves. - -Madame de Villers, qui était du nombre, exigea même que la jeune fille -vînt passer quelques jours à son château. - -Ce fut là qu'Yvonnette rencontra le sieur de Boutteville, un des plus -riches seigneurs et des plus accomplis du royaume. Il devint si -éperdument amoureux de la jeune fille qu'il la demanda en mariage, et -Yvonnette, heureuse de sa recherche, songeait aux moyens de la faire -connaître à Bertaude, lorsque celle-ci se présenta avec une douzaine de -marchands. Elle n'avait point voulu que sa jeune maîtresse se mariât -comme une déshéritée, et elle lui apportait un trousseau complet. - -Le sieur de Boutteville, qui arriva comme on était occupé à l'étaler -devant Yvonnette, ne parut point partager la joie de la jeune fille. On -lui avait déjà parlé des grosses sommes fournies par la vieille -servante, en exprimant des doutes sur leur origine; il craignait que -cette générosité ne cachât quelque secret honteux, et il ne put -s'empêcher de le laisser deviner. - -Bertaude se retira sans rien dire, mais elle ne reparut plus, au grand -désespoir d'Yvonnette, qui sentait que cette fuite confirmait les -soupçons. Enfin le jour du mariage arriva. La jeune fille parée et -tremblante fut conduite jusqu'à la chapelle, dans le carrosse de madame -de Villers. Comme elle en descendait sous le porche, elle se trouva -entourée de mendiants qui venaient, selon l'usage, apporter leurs -souhaits, en sollicitant une aumône. Tout à coup ses regards tombèrent -sur une vieille femme agenouillée... Sa quenouille et son fuseau -suffisaient pour la faire reconnaître: c'était la vieille servante, -c'était Bertaude! - -Elle courut à elle, prit ses mains, et lui demanda ce qu'elle faisait -là. - -«Ce que j'ai fait pendant neuf années,» répondit la vieille femme, qui -ne put retenir ses larmes. - -Et voyant M. de Boutteville, qui était accouru: - -«Oui, continua-t-elle, voilà tout le secret dont on a tourmenté votre -fiancé. Après vous avoir déposée au couvent, je me suis mise à parcourir -à pied la Normandie, filant le long des routes et demandant au nom de -Dieu. Mon travail me rapportait peu de chose, c'était pour moi; l'aumône -rapportait davantage, c'était pour vous! Mais il ne faut point que votre -mari rougisse de ce que j'ai fait: le don accordé au nom de Dieu ne peut -être une honte pour personne. Le bon coeur de tous les hommes vous a -soutenue quand vous étiez petite; maintenant que vous voilà grande, le -bon coeur d'un seul homme vous rendra heureuse. J'ai fini de mendier -aujourd'hui; car, dès que vous n'avez plus besoin de rien, je n'ai rien -à demander.» - -Yvonnette, d'abord stupéfaite, puis éperdue d'attendrissement, -embrassait la vieille, qui ne pouvait comprendre de tels transports. -Mais M. de Boutteville, dont les yeux s'étaient mouillés de larmes, prit -tout à coup sa main et y posa celle de sa fiancée: - -«Vous avez été sa mère, dit-il, c'est à vous de la mener à l'autel et de -me la donner.» - -Ce qui fut fait sur l'heure, à la grande admiration de tous les -spectateurs. Yvonnette, parée de soie, de dentelle et d'or, fut conduite -au prêtre par Bertaude, qui portait encore ses habits de mendiante, sa -quenouille et son fuseau; et, la cérémonie achevée, la jeune mariée vint -s'agenouiller devant la vieille paysanne pour lui demander de la bénir, -comme elle eût fait pour sa mère! La foule pleurait, et l'on entendit -répéter de tous côtés: - -«Que Dieu les protége! que Dieu les protége!» - -Ce voeu fut accompli, car le souvenir de cette union a été conservé dans -le Bessin, où l'on disait encore longtemps après, sous forme de -proverbe: Heureux comme les Boutteville! - -Mais ce qui vaut mieux, c'est qu'ils conservèrent jusqu'à la fin leur -vénération reconnaissante pour Bertaude. Alors que les plus grands -seigneurs et que les plus grandes dames se trouvaient réunis dans les -salons du château de Boutteville, la fileuse d'Évrecy y occupait la -place d'honneur. On célébrait de plus, tous les ans, à l'église de la -paroisse, une messe solennelle à laquelle la vieille servante se rendait -avec son ancien costume de mendiante, sa quenouille et son fuseau, ayant -à un bras le sire de Boutteville, et à l'autre Yvonnette. Touchante -cérémonie, qui, en rappelant le dévouement et la reconnaissance, servait -également d'exemple aux maîtres et aux serviteurs. - - - - -V - -Monologue de Maurice en se déshabillant.--Inconvénients des chambres à -coucher perfectionnées.--Une excursion involontaire.--Le salon de M. -Atout; multiplication exagérée de l'image d'un grand homme.--M. Atout -présente à ses hôtes sa légitime épouse, milady Ennui. - - -En conduisant Marthe et Maurice aux pièces qu'ils devaient occuper, M. -Atout ne manqua point de leur faire admirer une foule de nouveaux -perfectionnements. Les lits rentraient dans la muraille afin de laisser -plus d'espace; les fauteuils roulaient d'eux-mêmes; les fenêtres -s'ouvraient sans qu'on y touchât; les parquets s'élevaient et -s'abaissaient à volonté. Aussi n'était-ce partout que poulies et cordons -de tirage; l'appartement entier ressemblait à un vaisseau garni de ses -agrès, et qui obéissait à l'instant, pourvu qu'on connût la manoeuvre. - -Mais la multiplicité des émotions de cette journée, jointe à la fatigue -du voyage, avait épuisé les forces de Marthe: aussi remit-elle au -lendemain l'étude de ce mécanisme domestique, et ne tarda-t-elle pas à -s'endormir. - -Maurice, sentant également le besoin de repos, passa dans la chambre -voisine, qui lui était destinée, et se disposa à se mettre au lit; mais -tout en se déshabillant, il repassait dans sa mémoire les étranges -aventures qui venaient de lui arriver, et poursuivait un de ces -monologues philosophiques particulièrement en usage parmi les ivrognes, -les gens qui s'endorment et les héros de tragédie. - -«Ressusciter, murmurait-il du ton de Talma s'adressant la fameuse -question d'Hamlet; ressusciter après douze siècles! suis-je bien sûr -d'être éveillé?» - -Ici il se touchait pour en acquérir la certitude, puis reprenait: - -«Oui, je veille... je suis bien dans le monde de l'an TROIS MILLE... une -nouvelle société m'enveloppe...» - -Il s'interrompait pour ôter son habit... - -«Ainsi mes souhaits ont été accomplis! O Maurice! tu vas connaître la -génération préparée par tes contemporains! Ah! pour la bien juger, -dépouille-toi des préjugés de ton enfance... dépouille-toi des -préventions qui aveuglent... dépouille-toi...» - -Son esprit, alourdi par le sommeil, ne put aller plus loin, et il se -contenta de se dépouiller de son pantalon; puis, les yeux à demi fermés, -il s'avança vers le lit qui lui avait été préparé. - -Mais au moment de l'atteindre, il s'aperçut qu'une fenêtre était restée -ouverte. Voulant éviter les moustiques et les coups d'air, il saisit un -cordon qui lui semblait destiné à refermer le châssis vitré et tira à -lui! - -Le candélabre à trois becs qui l'éclairait s'éteignit subitement, et il -se trouva plongé dans une complète obscurité. Au lieu du cordon de la -fenêtre, il avait tiré le cordon de l'éteignoir! - -L'erreur, du reste, était peu dangereuse. Décidé à braver l'air de la -nuit, il se mit à chercher son lit à tâtons, et allait y entrer, lorsque -sa main, posée au hasard, rencontra un ressort qui céda. - -Aussitôt un grincement de roues se fit entendre, et le lit, brusquement -enlevé, disparut dans la muraille. - -Maurice demeura quelques instants un bras étendu et le pied en avant, -dans la position du gladiateur victorieux! Cependant, comme l'attitude -était peu commode pour dormir, il se redressa en envoyant au diable les -inventions mécaniques, et se mit à chercher le ressort qui devait faire -reparaître son lit évanoui. - -Malheureusement l'obscurité ne lui permettait point de distinguer les -objets. Ses mains tâtaient le mur sans rien rencontrer; enfin, l'une -d'elles s'arrêta sur un bouton qu'elle tourna... Un jet d'eau glacée lui -frappa le visage! Il se rejeta vivement en arrière, et alla heurter la -cloison voisine. Le parquet fléchit à l'instant sous ses pieds, avec un -sifflement de poulies, et il se sentit descendre! - -Il n'eut que le temps de pousser un cri de saisissement, aussitôt -comprimé, car la lumière venait de succéder aux ténèbres: il se trouvait -dans le boudoir de madame Atout. Seulement, au lieu d'entrer -horizontalement par la porte, il était arrivé perpendiculairement par le -plafond! - -Son regard s'arrêta d'abord sur une _forme_ élégante et demi-nue, devant -laquelle il s'inclina en murmurant des excuses embarrassées; mais au cri -poussé derrière lui, il retourna la tête, et aperçut la véritable -propriétaire du boudoir, dans un costume abrégé, que le plus correct des -poëtes français appelle un _simple appareil_. - -Au mouvement de Maurice, madame Atout (car c'était elle) jeta un second -cri, et prit la position de la Vénus pudique. Le jeune homme détourna la -tête avec une discrétion empressée. La perspective ostéologique dont son -oeil venait d'être heurté avait éveillé chez lui une chaste épouvante. -Il s'efforça d'allonger modestement le vêtement indispensable qui lui -tenait lieu de tous ceux qui lui manquaient, et voulut commencer un -discours de justification. - -Mais à quoi tient, hélas! l'inspiration des plus éloquents! C'était la -première fois que Maurice parlait à son auditeur le dos tourné, et cette -position inusitée lui enleva subitement toute sa liberté d'esprit. Il -chercha en vain, dans sa situation même, la matière d'un exorde par -insinuation; son intelligence rebelle ne lui fournit que les -réminiscences classiques du discours de Télémaque à Calypso. - -«O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse! bien qu'à vous voir on -ne puisse vous prendre que pour une divinité...» - -Le bruit d'une porte brusquement refermée l'interrompit, il se retourna; -la déesse avait disparu, et il entendit que, par prudence, elle tirait -sur lui les verrous. - -Cette fuite soudaine le dispensait de plus longs frais d'éloquence; -évidemment on lui abandonnait la place. Craignant quelque nouvelle -aventure, il se décida à y rester et à prendre possession du lit de -repos qui occupait le fond du boudoir. - -Ce dernier était entouré de glaces mobiles qui permettaient d'étudier -tous les gestes et toutes les attitudes. Grâce à leurs inclinaisons -combinées, on pouvait s'y voir de dos, de face, de trois quarts, de -profil. Chacun avait autour de soi, comme Dieu lorsqu'il créa le genre -humain, une société formée à son image, ce qui ne pouvait manquer de -faire une société charmante. - -Près du lit de repos se dressait un casier dont les compartiments -protestaient contre l'aphorisme de M. Planard: - - Que toujours la nature - Embellit la beauté! - -On lisait sur les plus apparents: - - _Huile d'hippopotame pour faire repousser les dents.--Essence de - gazelle pour assouplir la taille.--Pommade de cygne pour devenir - blanche.--Moelle de tourterelles pour avoir les regards - tendres.--Elixir de Vénus..._ - -D'autres compartiments renfermaient des dentiers à pendules qui -marchaient seuls et qui sonnaient les heures, des boucles d'oreilles -jouant de la serinette, et des yeux de verre tenant lieu de lunettes de -spectacle. - -La toilette était, en outre, couverte de brosses de toutes formes, pour -les ongles, pour les cheveux, pour les sourcils, pour les dents, pour -les oreilles! Il y avait vingt savons étiquetés: savon râpe, savon miel, -savon granit, savon beurre, savon aigre, savon doux! vingt eaux de -senteur: parfum Sessel ou asphaltique, baume de tabac-caporal, essence -de gaz hydrogène, etc., etc. - -Après avoir admiré tout cet arsenal de la coquetterie féminine, Maurice -s'arrêta de nouveau devant la _forme_ qu'il avait prise d'abord pour -madame Atout, et qui n'en était que l'enveloppe complémentaire. Il -admira la perfection de cette apparence qui traduisait les angles -rentrants en angles saillants, et les plans rectilignes en sphères -harmonieuses. Semblable à Pygmalion, le corsetier avait animé sa statue; -le caoutchouc palpitait, le tricot semblait respirer! Maurice eut beau -détourner la tête et fermer les yeux, il se rappelait malgré lui, comme -l'ermite de la Fontaine, cette forme arrondie - - ...... Qui pousse et repousse - Certain corset, en dépit d'Alibech, - Qui cherche en vain à lui clore le bec. - -La vue du maillot menaçait ainsi d'étouffer les chastes inspirations que -Maurice devait à la vue de la femme; il détourna prudemment les yeux, se -coucha sur le canapé, et ne tarda pas à s'y endormir. - - - - -PREMIÈRE JOURNÉE - -VI - -Un salon.--Présentation de madame Atout complétée.--Promenade aérienne; -le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres sont des tuyaux de -cheminée.--Une femme à la mode.--Maternité. - - -Le lendemain, M. Atout entra comme Maurice ouvrait les yeux. -L'académicien venait d'apprendre les mésaventures nocturnes de son hôte -et en riait aux éclats. Il le reconduisit vers Marthe, qui commençait à -s'inquiéter de ne point le voir revenir, et il leur expliqua de nouveau, -avec plus de détails, les différents mécanismes de leur appartement. - -Il était au plus fort de ces explications, lorsqu'un bruit de sonnette -retentit dans toute la maison! Le démonstrateur s'interrompit -brusquement: - -«C'est madame Atout, dit-il avec une déférence craintive; nous -reprendrons cet entretien une autre fois. Elle désire vous voir, ne la -faisons point attendre.» - -Il hâta le pas, ouvrit la porte, traversa plusieurs pièces avec ses -hôtes, et les introduisit enfin dans un grand salon qu'ils n'avaient -point encore aperçu. - -C'était une galerie ornée de curiosités, de tableaux et de plans levés -représentant différentes coupes de machines. Un cadre immense renfermait -tous les diplômes académiques accordés à M. Atout, et rayonnant, autour -de son portrait, en glorieuse auréole. - -Ce portrait, passé dans le commerce, comme celui de tous les hommes -illustres de l'an trois mille, se trouvait reproduit sous vingt formes. -Il grimaçait dans les moulures du plafond; il soutenait, en guise de -cariatides, les consoles de la corniche; il se reliéfait sur les bras -sculptés des fauteuils. La nécessité d'approprier l'image à ces -différents emplois avait seulement altéré parfois la dignité académique -du modèle. Ici on le représentait contre un pied de candélabre; là, -penché en avant, et la bouche ouverte en manière de gargouille; plus -loin, plié sous une ferrure qu'il soutenait. Mais, quelles que fussent -l'attitude et la destination, on y reconnaissait l'illustre Atout aussi -sûrement que le gamin de Paris eût reconnu l'image de Napoléon moulée en -sucre d'orge, ou même sculptée par un membre de l'Institut. - -Ainsi que l'académicien l'avait deviné, madame Atout attendait Marthe et -Maurice; mais, bien que ce dernier l'eût aperçue la veille, il ne put la -reconnaître: la réalité et l'_apparence_ ne formaient plus qu'un seul -être. La femme était entrée dans le corset de manière à y disparaître; -le corset seul restait visible; lui seul vivait; madame Atout n'en était -plus que l'organe moteur! - -Maurice s'inclina confondu, et ne put s'empêcher de murmurer, en sa -qualité d'orientaliste: - -«Le corsetier est grand!...» - -Quant à Marthe, qui n'était point dans le secret, elle crut voir ce -qu'elle voyait, et admira! - -Madame Atout n'avait rien négligé pour faire valoir des beautés qui -sortaient de chez le meilleur faiseur de Sans-Pair. Sa robe de soie -amarante ne descendait qu'au genou, et son pantalon, de gaze blanche, -laissait voir vaguement une jambe rose d'une merveilleuse élégance. Le -visage maigre et tiré contrastait bien avec cette riche nature; mais le -teint en était si blanc! les lèvres si fraîches! les cheveux si noirs et -si soyeux! Puis la richesse des ornements détournait l'attention. Madame -Atout portait sur la tête l'imitation, en petit, d'une machine à -fabriquer les queues de bouton, autrefois inventée par son père, et aux -deux bras les modèles d'une roue de tournebroche modifiée par son -grand-oncle, et d'un cercle de chaudière perfectionné par son frère -aîné. Maurice apprit plus tard que c'étaient autant d'armoiries -parlantes, qui rappelaient les titres de noblesse de la famille. Elle -avait, en agrafe, la miniature de M. Atout, couronnée de lauriers et -encadrée dans une guirlande de cheveux imitant des immortelles. Un -médaillon suspendu au cou renfermait enfin le chiffre de la somme -qu'elle avait reçue en mariage; on y lisait gravé en lettres d'or: - - _Trois millions de dot.--Séparée de biens!_ - -Maurice comprit sur-le-champ la déférence de l'académicien pour la -femme-corset. - -La présentation fut faite à milady Ennui, qui lorgna les deux -ressuscités avec une curiosité nonchalante, leur adressa une vingtaine -de questions dont elle n'attendit pas les réponses, puis déclara tout à -coup qu'elle voulait déjeuner sur-le-champ, pour faire ensuite avec eux -une promenade à la grande avenue des cheminées. - -En sortant de table, M. Atout conduisit ses hôtes et milady Ennui sur la -terrasse de son hôtel, où ils trouvèrent une calèche aérostatique, dans -laquelle ils montèrent: car, à Sans-Pair, les principaux moyens de -communication avaient été établis, pour plus de commodité, à travers -l'espace autrefois abandonné au vent et aux hirondelles. Les rues -étaient presque exclusivement laissées aux piétons. On voyait les -fiacres volants, les omnibus-ballons, les tilburys ailés, courir et se -croiser dans tous les sens; l'éther, enfin conquis, était devenu un -nouveau champ pour l'activité humaine. Ici, des débardeurs aéronautes -dépeçaient les nuages pour en extraire la pluie ou l'électricité; là, -des chiffonniers aériens glanaient les épaves égarées dans l'espace; -plus bas, de pauvres chimistes volants recueillaient les gaz vagabonds -ou les fumées flottantes, tandis qu'à leur côté quelque honnête -bourgeois, abrité par deux nuées, essayait de prendre à la ligne les -oiseaux de passage. - -Après avoir traversé les plaines de l'air, la calèche abaissa son vol -vers une sorte d'avenue formée par les cheminées des plus hauts -édifices. C'était le bois de Boulogne de Sans-Pair, et toute -l'aristocratie élégante s'y donnait rendez-vous. - -L'académicien montra successivement à ses deux hôtes les équipages des -beautés en vogue, des célébrités à la mode, des banquiers les plus -millionnaires. Il leur fit admirer les lions du jour, caracolant sur -leurs aérostats pure vapeur, et lorgnant les femmes accoudées aux -balcons des terrasses. - -Mais ce que Maurice remarqua avant tout, ce fut la variété des -physionomies de cette société d'élite. On retrouvait, chez les uns, les -traces du visage mongole au teint de suie et aux yeux sournois; chez les -autres, celles de l'Américain au front fuyant. Il y avait des traits de -Malais olivâtres et de nègres frisés comme les fourrures d'astracan. On -trouvait même quelques Caucasiens portant, selon les règles établies -pour leur race, _l'angle facial ouvert à quatre-vingts degrés et le nez -long..._ à moins qu'ils ne fussent camus! - -Ce mélange de types était la conséquence naturelle des progrès des -lumières. Tous les sangs s'étaient mêlés. Mais, comme dans une terre -abandonnée à elle-même, ou les plantes les moins précieuses ne tardent -pas à tout envahir, les races les plus déshéritées avaient fini par -prévaloir dans les générations successives, et la fraternité générale -avait amené la laideur universelle. - -Une seule exception frappa Maurice. C'était une femme à demi couchée -dans un char incrusté de nacre. A la voir glisser légèrement au milieu -de l'air, on eût dit cette divinité, à la merveilleuse ceinture, -qu'Homère nous représente emportée dans l'espace par ses colombes, et -n'ayant qu'à sourire pour que tout frémisse de volupté! Vêtue d'une -tunique de mousseline rayée d'or, elle laissait pendre, hors du char, un -de ses pieds nus, qui semblait baigner dans l'azur de l'éther. Son -manteau de gaze flottait derrière elle comme une nuée, et ses cheveux -blonds, retenus par un cercle d'argent, jouaient sur ses épaules. - -Les jeunes Sans-Pairiens se pressaient autour de son char, comme un -essaim d'abeilles autour d'une touffe fleurie. - -Maurice la montra à l'académicien et demanda son nom. - -«Son nom? interrompit milady Ennui; qui ne le connaît? C'est madame -Facile... dont le mari est toujours en ambassade à six mille lieues de -Sans-Pair. N'est-ce pas le président de la chambre des envoyés qui la -suit? - ---Il me semble, en effet!» répondit l'académicien. - -Milady fit un geste d'indignation. - -«Quelle honte! s'écria-t-elle; un homme grave avoir une pareille -faiblesse!... - ---Comme vous dites... une faiblesse, répéta M. Atout, qui ne paraissait -pas lui-même bien fort. - ---Oser paraître avec elle, continua milady; la voir étaler publiquement -une beauté trop connue!» - -M. Atout jeta un regard de côté, comme s'il eût souhaité la mieux -connaître. - -«Ne point être repoussé par le dégoût, par le mépris!» acheva la -femme-corset. - -Dans ce moment, madame Facile passa près de la calèche. L'air, agité par -son vol, apporta jusqu'à M. Atout le parfum de ses cheveux, et son pied -nu faillit l'effleurer. - -«C'est scandaleux! s'écria milady. - ---Scandaleux! répéta l'académicien, qui frémissait encore, et -poursuivait d'un oeil avide la voluptueuse vision. - ---Partons! reprit la première, indignée. - ---Partons!» répliqua le second en soupirant. - -La calèche changea de direction. Au bout d'un instant, milady se rappela -le fils qu'elle avait en nourrice et déclara qu'elle voulait le voir. - -Marthe appuya vivement sa demande, car l'instinct de mère avait devancé -chez elle la maternité. La vue d'un enfant lui causait toujours une joie -attendrie. Elle ne pouvait entendre ses frais gazouillements sans -s'approcher pour lui ouvrir les bras, et, à peine l'avait-elle pressé -sur son coeur qu'elle se sentait saisie d'une sorte de transport -caressant. Elle l'appuyait à son épaule, posait une joue sur sa petite -tête bouclée, le berçait en chantant; et, si l'enfant, cédant à ses -caresses, s'endormait, elle-même fermait bientôt les yeux, et, le coeur -gonflé d'une joyeuse illusion, rêvait qu'elle était sa mère! - -Que de fois cette hallucination l'avait subjuguée! Que de fois elle -avait vu, dans ces songes éveillés, toutes les fantaisies de son -espérance se traduire en vivantes images! C'était d'abord l'enfant -folâtre pendu à l'escarpolette des bois, ou courant avec sa chèvre -docile dans les herbes fleuries; puis la pensionnaire déjà découronnée -des grâces du premier âge, sans que celles du second fussent encore -écloses; enfin, la grande et belle jeune fille qui s'arrêtait rêveuse -aux bords de la vie, comme devant une mer sans limites! Que de secrets -arrachés à cette rêverie! que de traces de larmes découvertes sous un -baiser! que de consolations données et reçues! Charmant retour -d'émotions oubliées! douce reprise du roman de la jeunesse qu'une autre -recommence sous l'abri de notre amour! Qu'importe que la vie décline en -nous, si elle renaît dans notre second nous-même? Qui hérite de notre -sang et de notre âme ne doit-il pas hériter de notre bonheur? Laisse le -soleil à qui vient prendre ta place dans la vie. Qu'elle soit heureuse, -la fille que tu as nourrie et formée, heureuse sans toi, heureuse par un -autre! Dans la succession des êtres, hélas! l'ingratitude est la dette -héréditaire; nos pères sont vengés par nos enfants! Eh bien! accepte la -nouvelle place qui t'est donnée: tu étais la reine de cette destinée, -sois-en l'esclave dévouée. Veille sans qu'on le sache, donne sans jamais -demander, persiste à être la mère de celle qui n'est plus ta fille. Tu -seras encore heureuse, si elle peut l'être; car le bonheur de ceux que -nous aimons est comme l'encens qui s'élève à l'autel: on ne le brûle -point pour nous, mais nous en partageons le parfum! - -Puis, toutes les joies de la maternité ne renaîtront-elles point pour -toi avec les fils de ta fille? Ouvre tes bras, approche leurs têtes -blondes de tes cheveux blancs et tu entendras encore ces douces voix qui -retentissent jusqu'au fond des entrailles de la femme; tu sentiras -encore sur tes joues ridées ces petites mains qui appellent les baisers; -tu verras ces yeux vagues et doux, au fond desquels on peut tout lire. -Prends donc courage, ta tâche n'est point achevée; il y a encore des -enfants pour lesquels il faut te dévouer, craindre, veiller; et ceux-là, -grand'mère, tu n'auras point à souffrir de leur abandon: car, lorsqu'ils -seront des hommes, tu ne vivras plus! Sainte et généreuse passion pour -les petits! que deviendrait sans elle la race humaine? L'amour est -passager, l'amitié se lasse; à mesure que l'homme avance sous le poids -de la vie, son coeur se tarit et se corrompt comme les eaux exposées à -l'ardeur du midi; seule sa tendresse pour l'enfant reste immuable, seule -elle entretient la source appauvrie du dévouement. Alors même que le -calcul décide de tous nos sentiments, celui-là reste désintéressé; pour -lui nous acceptons les mécomptes, l'attente, les sacrifices. Les enfants -n'assurent point seulement la continuité de la race humaine, ils sont -aussi les conservateurs de ses instincts les plus précieux et les plus -doux. - - - - -VII - -Maison d'allaitement.--Substitution de la vapeur à la maternité.--Lait -de femme perfectionné.--Moyen de reconnaître les vocations.--Grand -collége de Sans-Pair.--Programme pour le baccalauréat ès -lettres.--Nouvelles méthodes d'enseignement.--Machine à -examen.--Catéchisme des jeunes filles.--Pensionnat pour la production -des phénomènes. - - -Ainsi rêvait Marthe, à la fois triste et joyeuse: joyeuse par l'espoir -du sacrifice, triste par la crainte de l'oubli! - -Mais, tandis qu'elle évoquait ce rêve entrecoupé, la calèche avait -abaissé son vol, et M. Atout déclara qu'ils étaient rendus. - -Devant eux s'élevait un édifice dont l'aspect participait à la fois de -la caserne, du collége et de l'hôpital. - -L'académicien leur apprit que c'était la maison d'allaitement. - -«Et toutes les nourrices y demeurent?» demanda Marthe. - -M. Atout sourit. - -«Des nourrices! répéta-t-il. Vous parlez là d'une habitude des siècles -barbares! - ---Alors, reprit Marthe, les enfants sont élevés par leurs mères? - ---Fi donc! interrompit l'académicien, ce serait encore pis. La -civilisation a fait comprendre la folie d'une pareille dépense de temps -et de soins. Ici, comme partout, nous avons substitué la machine à -l'homme. De votre temps, il n'y avait qu'une université de professeurs; -nous avons agrandi l'institution en créant une université de nourrices. -Le nouveau-né est mis au collége le jour de son entrée dans le monde, et -nous revient dix-huit ans après tout élevé. IL serait difficile, comme -vous le voyez, de simplifier davantage les liens de la famille. Plus de -gênes ni d'inquiétudes! L'enfant est aussi libre que s'il n'avait point -de parents, les parents aussi libres que s'ils n'avaient point -d'enfants. On s'aime tout juste autant qu'il le faut pour se souffrir; -on se perd sans désespoir. Les générations se succèdent dans la même -maison, comme des voyageurs dans la même auberge. Ainsi a été résolu le -grand problème de la perpétuation de l'espèce, en évitant l'association -passionnée des individus.» - -Comme il achevait, la calèche s'arrêta devant un immense édifice, à -l'entrée duquel on avait gravé en lettres colossales: - - _Université des métiers-unis.--Institution pour les jeunes gens et les - jeunes demoiselles non sevrés.--Allaitement à la vapeur._ - -Une machine, sculptée sur le fronton, était entourée de nourrissons, -vers lesquels elle étendait ses bras d'acier et ses mamelles de liége -verni. Au-dessus se lisait la sainte légende: - -_Laissez venir vers moi les petits enfants!_ - -Lorsqu'il se présenta au bureau, M. Atout dut indiquer le numéro d'ordre -sous lequel son fils avait été inscrit. Le commis feuilleta son -catalogue d'enfants, et dit brièvement: - -«Salle Jean-Jacques-Rousseau, quatrième rayon, case D.» - -L'académicien prit le bras de milady Ennui, et se hasarda à travers les -immenses corridors. - -De loin en loin, des gardiens portant le costume de l'établissement, -composé d'un tablier de taffetas ciré et d'une coiffure en forme de -biberon, indiquaient aux visiteurs la direction qu'ils devaient prendre. -Marthe et Maurice longèrent d'abord une galerie où des métiers de -différentes formes tissaient des layettes; puis une seconde, où d'autres -mécaniques fabriquaient de petits cercueils. De là, ils traversèrent une -cour pleine de paniers à roulettes, dans lesquels les enfants -apprenaient à marcher, et arrivèrent devant un vaste atelier éclairé par -la flamme des grands fourneaux. - -«Vous voyez les cuisines de l'établissement, dit M. Atout en s'arrêtant; -c'est là que se fabrique le breuvage destiné aux enfants. On avait cru -longtemps que l'aliment le plus convenable pour les nouveau-nés était le -lait de leur mère; mais la chimie a démontré qu'il était malsain et peu -nourrissant. L'Académie des sciences a, en conséquence, nommé une -commission, qui a donné la recette d'un breuvage plus rationnel. Il se -compose de quinze parties de gélatine, de vingt-cinq parties de gluten, -de vingt parties de sucre et de quarante parties d'eau; le tout -composant une mixtion connue sous le nom de _supra-lacto-gune_ ou _lait -de femme perfectionné_. Une expérience sans réplique a, du reste, prouvé -l'excellence de ce breuvage: c'est que tous les nouveau-nés qui refusent -d'en boire, et ils sont nombreux, tombent, par suite, dans la langueur, -et meurent infailliblement au bout de deux ou trois jours. Quant aux -procédés employés pour la distribution du supra-lacto-gune, vous allez -pouvoir en juger vous-mêmes.» - -A ces mots, M. Atout ouvrit une porte, et les visiteurs se trouvèrent -dans la salle des allaitements. - -C'était une immense galerie, garnie aux deux côtés d'espèces de planches -à bouteilles, sur lesquelles les enfants étaient assis côte à côte. -Chacun d'eux avait devant lui son numéro d'ordre et le biberon breveté -qui lui tenait lieu de mère. Une pompe à vapeur, placée au fond de la -salle, faisait monter le supra-lacto-gune vers des conduits qui le -partageaient ensuite entre les nourrissons. L'allaitement commençait et -finissait à heure fixe, ce qui donnait aux enfants l'habitude de la -régularité. Tous devaient avoir un même appétit et un même estomac, sous -peine de jeûne ou d'indigestion; on eût pu inscrire à l'entrée de la -salle comme sur les portes républicaines de 1793: - -_L'Égalité ou la Mort._ - -M. Atout fit admirer à ses compagnons tous les détails de cet -établissement modèle, auquel on devait, selon son heureuse expression, -l'anéantissement des superstitions maternelles. Il prouva qu'en -employant les machines, on avait réalisé, sur chaque nourrisson, un -bénéfice de 3 centimes par jour, ce qui donnait, pour l'année, 9 fr. 95 -c, et pour les 10 millions de nouveau-nés, près de 100 millions -d'économie! Il expliqua ensuite de quelle manière l'établissement se -trouvait partagé en neuf salles correspondant aux neuf classes de la -société. Le breuvage, les soins, l'air et le soleil y étaient distribués -conformément au principe de justice romaine; _habita ratione personarum -et dignitatum_. Les enfants de millionnaires avaient neuf parts, et les -fils de mendiants le neuvième d'une part, ce qui leur servait à tous -deux d'apprentissage pour les inégalités sociales. L'un s'accoutumait -ainsi, dès le premier jour, à tout exiger, l'autre à ne rien attendre. -Merveilleuse combinaison, qui assurait à jamais l'équilibre de la -république! - -Pendant ces explications, milady Ennui cherchait son numéro, -c'est-à-dire son fils, dont elle avait vanté à Marthe les grâces -enfantines. Elle l'aperçut enfin dans sa case; mais le -_supra-lacto-gune_ produisait son effet ordinaire, et l'héritier des -Atout se tordait comme un ver coupé en quatre. - -Le médecin de service, averti, accourut aussitôt et déclara que les -contorsions du numéro 743 tenaient à des douleurs aiguës, affectant -spécialement les régions du côlon, d'où elles avaient pris vulgairement -le nom de coliques. Mais l'académicien protesta contre cette étymologie. -Il fit observer que colique avait le même radical que colère, et ne -pouvait venir que du grec cholê, _bile_. Il en résulta une longue -discussion, émaillée de citations malgaches, syriaques ou chinoises, -pendant laquelle le numéro endolori continuait à subir le mal dont on -discutait le nom. Enfin, le docteur et M. Atout, n'ayant pu s'entendre, -s'en allèrent chacun de leur côté, bien décidés à écrire un mémoire sur -la question. - -Quant à milady Ennui, scandalisée des grimaces de son héritier, elle -avait passé outre avec ses deux hôtes, et s'occupait à leur faire -remarquer la grandeur opulente de tout ce qui les entourait. - -Les murs étaient tapissés de nattes précieusement travaillées, les -plafonds chargés de moulures ciselées, les fenêtres ornées de rideaux de -soie à crépines d'or. On avait garni les cases des nourrissons de tapis -moelleux; les numéros brillaient sur des plaques émaillées; de larges -ventilateurs de gaze rayée d'argent renouvelaient sans cesse l'air des -galeries; l'industrie avait, en un mot, épuisé son luxe et sa prévoyance -en faveur des nouveau-nés; il ne leur manquait absolument que des mères. - -A la suite des salles d'allaitement se trouvait le second établissement, -destiné au sevrage. On y recevait les enfants de quinze mois, et ils -étaient soumis, dès lors, à une combinaison d'exercices destinés au -perfectionnement des organes. Il y avait un appareil pour leur apprendre -à voir, un second pour leur enseigner à entendre, d'autres encore pour -les habituer à déguster, à sentir, à respirer. - -«De votre temps, dit M. Atout à Maurice, l'enfant était abandonné à -lui-même; il se servait de ses poumons, sans savoir comment; il agissait -sans apprentissage; il s'exerçait à vivre en vivant! Méthode barbare, -que l'absence des lumières pouvait seule justifier. Aujourd'hui nous -avons amélioré tout cela. L'espèce humaine n'est plus qu'une matière -vivante, à laquelle nous donnons une forme et une destination; la -Providence n'y est pour rien; nous lui avons ôté le gouvernement du -monde, qu'elle dirigeait sans discernement, et nous fabriquons l'homme à -l'instar du calicot, par des procédés perfectionnés. - -Du reste, ces premières études ne sont qu'une avant-scène de la vie; -c'est seulement au sortir de la maison de sevrage, que chaque enfant -prend la route qu'il doit ensuite poursuivre. - ---Et par qui cette route lui est-elle indiquée? demanda Maurice. - ---Par les docteurs du bureau des triages que vous avez devant vous.» - -Ils venaient, en effet, d'arriver à un troisième édifice, moins -considérable que les précédents, dans lequel ils entrèrent. C'était un -musée phrénologique, où ils aperçurent une dizaine de médecins occupés à -constater les différentes aptitudes. Des garçons attachés à -l'établissement leur apportaient sans cesse des pannerées d'enfants, -dont ils tâtaient le crâne, et auxquels ils donnaient un nom et une -destination, selon les protubérances observées. L'écriteau passé au cou -des sujets examinés indiquait le résultat de l'examen. - -L'enfant recevait là son brevet de grand mathématicien, de grand artiste -ou de grand poëte, et n'avait plus qu'à le devenir. Par ce moyen, toute -incertitude de vocation disparaissait. Au lieu d'errer à travers vingt -goûts opposés, comme un étranger qui demande sa route à tous les -passants, vous trouviez une direction indiquée, vous n'aviez qu'à -partir, qu'à poursuivre, et vous étiez sûr d'arriver au but... à moins -qu'on ne vous eût indiqué un mauvais chemin. - -Du bureau des triages, Marthe et Maurice passèrent aux écoles. - -M. Atout, qui joignait à ses autres titres celui d'inspecteur général -des études, leur fit tout voir dans le plus grand détail. - -La base de l'instruction donnée au collége de Sans-Pair était le -thibétain, langue d'autant plus intéressante à connaître que l'on avait -cessé de la parler depuis environ mille ans. Les élèves lui consacraient -quatre jours sur cinq. Le reste du temps était employé à examiner les -hiéroglyphes des anciennes pyramides d'Égypte, dont il ne restait plus -qu'une gravure apocryphe, et à approfondir la différence existant entre -l'absolu complet et l'absolu universel! - -Ces enseignements avaient pour but de préparer l'élève à la vie -pratique, et de lui servir de point de départ pour devenir ingénieur, -médecin ou commerçant. - -M. Atout, qui voulait faire apprécier à son hôte l'étendue des -connaissances acquises par les écoliers de l'établissement, lui remit le -programme de l'examen que tous devaient subir avant de le quitter. - - UNIVERSITÉ DES MÉTIERS-UNIS - GRAND COLLÉGE DE SANS-PAIR - PROGRAMME POUR LE BACCALAURÉAT ÈS LETTRES - -POUR LE THIBÉTAIN: - -1º Les trente livres de l'Histoire de la Tortue verte de Rapput, par -Shah-Rah-Pah-Shah; - -2º Les douze livres de l'Histoire de l'Éléphant noir, de Rouf-Tapouf; - -3º Les six chants des Citernes du Désert, de Felraadi; - -4º Le traité sur le Bonheur des Borgnes, du même; - -5º Les Discours de Bal-Poul-Child contre Child-Poul-Bal. - -POUR L'HISTOIRE: - -1º Donner la succession des rois du Congo, de la Patagonie et de la baie -d'Hudson, depuis Noé; - -2º Expliquer l'inscription de la grande pyramide d'Égypte, qui n'existe -plus; - -3º Raconter l'expédition de lord Ellenbourgh dans l'Inde, avec le -chiffre des boeufs, moutons, légumes, détruits par l'armée anglaise, et -les campagnes du maréchal Bugeaud en Algérie, avec les discours, toasts, -proclamations, ordres du jour, au nombre de douze mille six cent -quarante-trois; - -4º Énumérer ce que l'Allemagne a fourni de princesses nubiles aux autres -États de l'Europe. - -POUR LA GÉOGRAPHIE: - -1º Nommer les différents États des quatre parties du monde avant le -déluge, en désignant leurs capitales; - -2º Citer tous les fleuves, lacs, mers, montagnes, en leur donnant les -noms qu'ils ne portent plus; - -3º Indiquer au juste les délimitations de l'ancienne république -d'Andorre et de la célèbre principauté de Monaco; - -4º Dire la population des régions encore inconnues qui s'étendent du 40e -au 60e degré de latitude. - -POUR LA LITTÉRATURE: - -Le candidat devra donner la recette des différentes formes de style, -avec le moyen de s'en servir; expliquer les procédés du sublime, du -fleuri, du gracieux, et faire l'histoire de tous les hommes de lettres -connus, depuis Salomon jusqu'à nos jours. - -POUR LA PHILOSOPHIE: - -Démontrer l'identité du tout avec l'universel par le rapport de -l'ensemble à la somme des parties. Chercher en quoi le moi diffère du -non-moi, et si le moi efficient peut être confondu avec le moi -correctif. Établir la liberté du causal plastique sous la dépendance du -phénoménal concret. - -MATHÉMATIQUES: - -Connaître tous les théorèmes sans application que peut fournir -l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie, et résoudre tous les -problèmes inutiles qui pourront être proposés. - -PHYSIQUE: - -Donner les théories de toutes les grandes lois que l'on continue à -chercher. - -CHIMIE: - -Expliquer, d'après les formules de la Cuisinière bourgeoise, tous les -ingrédients qui composent chacun des ragoûts scientifiques connus sous -le nom de _corps_. - - * * * * * - -Maurice demeura d'abord épouvanté des connaissances demandées aux -candidats; mais il se rappela heureusement que, même de son temps, les -programmes n'étaient point toujours des vérités. Pour cet examen, comme -pour tout le reste, sans doute, on ne voulait que la forme, cette loi -suprême des Brid'Oison de tous les temps: car quiconque demande -l'impossible s'engage d'avance à ne rien exiger. - -M. Atout lui expliqua ensuite par quelle série d'ingénieuses méthodes -l'étude de ces connaissances était facilitée aux élèves du grand -collége. - -Il lui montra d'abord la classe destinée au cours d'histoire, où chaque -pan de mur représentait une race, chaque banc une succession de rois, -chaque poutre une théogonie. Là tous les objets portaient une date ou -rappelaient un événement. On ne pouvait suspendre son chapeau à une -patère sans se rappeler un homme illustre, essuyer ses pieds à la natte -sans marcher sur une révolution. Grâce à ce système mnémotechnique, -aussi expéditif que profond, l'histoire universelle était ramenée à une -question d'ameublement; l'élève l'apprenait malgré lui et rien qu'en -regardant. Qu'on lui demandât, par exemple, le nom du premier roi de -France, il se rappelait la vis intérieure de la serrure, et répondait: -«Clo-vis.» Qu'on voulût connaître la date de la découverte de -l'Amérique, il pensait aux quatre pieds de la chaire, dont chacun -représentait un chiffre différent, et répondait: 1492. Qu'on s'informât, -enfin, de l'événement le plus important qui suivit la naissance du -christianisme, il voyait les deux barres d'appui qui s'avançaient sur -l'amphithéâtre, et répondait hardiment; «L'invasion des bar-bares!» - -M. Atout ne manqua point de faire remarquer à Maurice les avantages de -cette méthode débarrassée de toute donnée philosophique, et grâce à -laquelle il suffisait de penser à deux choses pour s'en rappeler une. - -Il le conduisit ensuite au cours de géographie, où la terre avait été -figurée en relief, afin que les élèves pussent se faire une idée plus -exacte de sa beauté et de sa grandeur. Les montagnes y étaient -représentées par des taupinières, les fleuves par des tubes de -baromètre, et les forêts vierges par des semis de cresson étiquetés. On -y voyait la représentation des villes en carton, et de petits volcans de -fer-blanc, au fond desquels fumaient des veilleuses sans mèches. - -Une salle voisine contenait tout le système planétaire, en taffetas -gommé, et mis en mouvement par une machine à vapeur de la force de deux -ânes. Il avait seulement été impossible de conserver aux différents -corps célestes leur dimension proportionnelle, leurs distances -respectives et leurs mouvements réels; mais les élèves, avertis de ces -légères imperfections, n'en étaient pas moins aidés à comprendre ce qui -était, par la représentation de ce qui n'était pas. - -Un musée général complétait ces moyens d'instruction du grand collége de -Sans-Pair. On y avait réuni des échantillons de toutes les productions -naturelles et de toutes les industries humaines. Ce que l'enfant -n'apprenait autrefois qu'en vivant et par l'usage lui était ainsi -artificiellement enseigné; il avait sous la main la création entière par -cases numérotées. On lui montrait un échantillon de l'Océan dans une -carafe, la chute du Niagara dans un fragment de rocher, les mines d'or -de l'Amérique du Sud au fond d'un cornet de sable jaunâtre. Il étudiait -l'agriculture dans une armoire vitrée, les différentes industries sur -les rayons d'un casier, et les machines d'après de petits modèles -exposés sous des cloches à fromage. Le monde entier avait été réduit, -pour sa commodité, à une trousse d'échantillons; il l'apprenait en -jouant au petit ménage, et sans en connaître les réalités. - -Tels étaient les principes d'instruction adoptés par l'université de -Sans-Pair; quant à l'éducation, elle reposait sur une idée encore plus -ingénieuse. - -Son unique but étant de préparer des citoyens honorables, c'est-à-dire -habiles à s'enrichir, on lui avait sagement donné pour unique base le -dévouement à soi-même. Chaque enfant s'accoutumait de bonne heure à -tenir un compte de profits et pertes pour chacune de ses actions. Il -calculait tous les soirs ce que lui avait rapporté sa conduite de la -journée: c'était ce qu'on appelait l'examen de conscience. Il y avait un -tarif gradué pour les mérites et pour les fautes: tant à la patience, -tant à l'amabilité, tant au bon caractère! Les vertus se résumaient en -rentes ou en priviléges, pourvu que ce fussent des vertus comprises dans -le programme: car l'université des Intérêts-Unis montrait, à cet égard, -une sage prudence: elle n'encourageait que les qualités qui pouvaient -tourner un jour au profit de leur possesseur. Les vertus coûteuses -étaient traitées comme des vices. - -Or, pour mieux encourager les enfants à s'enrichir; on les initiait de -bonne heure au culte du confort, on leur en faisait une habitude, on les -trempait dans ce fleuve des jouissances matérielles qui rend les -consciences plus souples. Leur collége était un palais, pour lequel -l'industrie avait épuisé ses merveilles. Il y avait des manéges, des -billards, un casino pour la lecture et une salle de spectacle adossée à -la chapelle. On donnait à chaque élève un appartement complet et un -tilbury, avec un groom pour les promenades. - -M. Atout ayant voulu faire voir à Maurice un de ces logements de garçon, -ils le trouvèrent occupé par un élève de sixième, déjà complètement -initié à la vie d'étudiant. - -Du reste, l'agréable n'avait point fait négliger l'utile. Au milieu de -la principale cour s'élevait une Bourse, où tous les élèves se -réunissaient chaque matin. On y négociait sur les fruits de la saison, -sur les lapins blancs et sur les plumes métalliques. Il y avait là, -comme à la grande Bourse de Sans-Pair, des opérations habiles ou -hasardeuses, des ruines et des opulences subites. On y jouait aussi à la -baisse au moyen de fausses nouvelles, et à la hausse par des -accaparements combinés, de sorte que les élèves se formaient dès -l'enfance au mensonge légal et prenaient l'importante habitude de ne se -fier à personne. - -Ils s'exerçaient également à l'emploi de la presse périodique, en -rédigeant quatre journaux d'opinions contraires, dans lesquels ils -tâchaient de se calomnier et de se nuire, aussi bien que des hommes -faits. - -Après le collége de Sans-Pair venait le grand Athénée national, dont les -cours étaient fréquentés par des auditeurs de tout sexe et de tout âge. - -Le professeur de numismatique, que Maurice voulut entendre, faisait ce -jour-là une leçon sur la cuisine du dix-neuvième siècle, tandis que le -professeur d'économie politique traitait la question des antiquités -mexicaines. Quant au professeur de philosophie, il se renfermait plus -rigoureusement dans la matière de son cours, et ne s'occupait guère que -d'injurier ses adversaires. - -En ressortant, M. Atout montra à ses hôtes les Écoles de droit, de -médecine, d'industrie, de beaux-arts, mais sans y entrer. Leur -organisation différait peu de celle du grand collége, et l'examen des -doctrines qui y étaient enseignées eût demandé trop de temps. Maurice -devait d'ailleurs retrouver plus tard ces doctrines mises en pratique -dans le monde par les commerçants, les artistes, les avocats et les -docteurs. - -Ils ne s'arrêtèrent donc que devant l'édifice construit pour les -examens. - -Chaque Faculté avait une salle tellement disposée que les candidats -subissaient les épreuves sans l'intervention d'aucun examinateur. -C'était une sorte de labyrinthe fermé de cent petites portes, sur -chacune desquelles se trouvait inscrite une question du programme, avec -une vingtaine de mauvaises réponses mêlées à la bonne. Si le candidat -mettait le doigt sur celle-ci, la porte s'ouvrait d'elle-même, et il -passait outre; sinon, il demeurait enfermé comme un rat pris au piége! -Par ce moyen, toute erreur et toute injustice devenaient impossibles; -l'examinateur avait atteint la perfection d'indifférence et -d'impassibilité si longtemps poursuivie: ce n'était plus un homme avec -ses ardeurs, ses inclinations, ses répugnances, mais une machine -immuable comme la vérité. On ne choisissait pas les aspirants, on les -blutait; ici la fleur de froment, là le son grossier. Les professeurs -n'avaient désormais à s'occuper des examens que pour toucher le prix du -travail qu'ils ne faisaient plus. - -Comme ils franchissaient la dernière porte du quartier universitaire, M. -Atout montra un second établissement, d'une étendue presque égale, et -destiné à l'instruction des jeunes filles. L'organisation était à peu -près la même que dans celui des garçons; mais les connaissances acquises -y différaient essentiellement. La principale étude était celle de -l'orgue expressif appliqué aux danses de caractère. Les élèves y -consacraient sept heures par jour. Le reste du temps était employé aux -leçons de minéralogie, d'architecture et d'anatomie. Il y avait, en -outre, un cours d'orthographe une fois par semaine, et l'on cousait tous -les mois. - -Quant à la morale, elle était formulée dans un catéchisme qui devait -servir de règle de conduite aux jeunes filles, et qu'on leur faisait -apprendre par coeur. Il y avait un chapitre pour la toilette, un -chapitre pour les bals et les visites, un chapitre pour le mariage. - -_Demande._ Une femme doit-elle désirer le mariage? - -_Réponse._ Oui, si elle peut être bien mariée. - -_Demande._ Qu'est-ce qu'une femme bien mariée? - -_Réponse._ C'est celle qui, ayant épousé un homme honorable, profite et -jouit de sa position. - -_Demande._ Qu'entendez-vous par un homme honorable? - -_Réponse._ J'entends un homme qui paye le cens d'éligibilité. - -_Demande._ Comment la femme doit-elle aimer son mari? - -_Réponse._ Proportionnellement à la pension qu'il lui accorde. - -_Demande._ Pouvez-vous réciter votre acte d'espérance matrimoniale? - -_Réponse._ «Mon Dieu, je compte sur votre infinie bonté pour obtenir -l'époux selon mon coeur; qu'il soit assez riche pour me donner un -équipage, un hôtel, des loges au grand théâtre de Sans-Pair, et -puisse-t-il, ô mon Dieu! montrer autant de courage à agrandir sa fortune -que j'aurai de plaisir à la dépenser!» - -Maurice n'en lut point davantage, et demanda à l'académicien si les deux -grandes institutions universitaires qu'il venait de lui montrer étaient -les seuls établissements d'instruction publique existant à Sans-Pair. - -«Il y a, de plus, les institutions exploitées par l'industrie -particulière, répliqua M. Atout: écoles, pensionnats, lycées, professant -toutes les sciences connues par toutes les méthodes inventées. Mais le -plus célèbre de ces établissements est celui de M. Hâtif, qui a trouvé -le moyen d'appliquer à l'instruction des enfants le système des serres -chaudes, et qui obtient des savants _forcés_, comme les jardiniers -obtenaient autrefois des melons de primeur. Il lui suffit de placer ses -élèves sur une couche propre à hâter la sève intellectuelle, et de -veiller au thermomètre qui indique le degré de chaleur nécessaire pour -la maturation de leurs cerveaux. Il a toujours ainsi, sous verrine, -plusieurs centaines d'écoliers, qui sont de grands hommes à dix ans et -des enfants à vingt. - -Du reste, sa fabrique de prodiges prospère. C'est de chez lui que -sortent tous ces virtuoses qui improvisent des symphonies au maillot, -ces grands mathématiciens calculant la circonférence de la terre avant -de savoir parler, et ces poëtes prématurés qui font leurs premières -élégies avant leurs premières dents.» - - - - -VIII - -Agrandissement des magasins de nouveautés.--Histoire de mademoiselle -Romain.--Aspect pittoresque de la ville de Sans-Pair.--Maladie de milady -Ennui, traitée par quatorze médecins spécialistes, et guérie par -Maurice.--Société d'assurance pour empêcher les vivants de regretter les -morts.--Rencontre du grand philanthrope M. Philadelphe Le Doux. - - -Tout en donnant ces détails, l'académicien avait regagné sa calèche, et -il allait y remonter, lorsque milady Ennui déclara qu'elle voulait -conduire Marthe aux nouvelles galeries du Bon-Pasteur. - -C'était un magasin où se trouvaient réunies pour l'acheteur toutes les -productions du monde connu. Il couvrait une surface de deux cents -hectares et occupait douze mille commis. Outre la ligne d'omnibus -desservant l'intérieur, on avait ménagé un avançage de voitures à la -tête de chaque comptoir. Les étoffes, roulées et déroulées par -d'immenses cylindres, passaient devant les yeux de la foule, comme ces -toiles mobiles qui représentent les cascades à l'Opéra: des montres -gigantesques, garnies de bijoux et d'orfévreries, tournaient partout sur -elles-mêmes; des tablettes couvertes de cristaux, d'ivoires sculptés, de -fantaisies précieuses, allaient et venaient sans cesse sur leurs rails -de cuivre, et semblaient appeler les acheteurs; enfin, au milieu de tout -cet éclat, des valets en livrée circulaient chargés de plateaux, et -offraient des rafraîchissements. - -«Vous le voyez, dit M. Atout, le commerce s'est agrandi comme tout le -reste; ce n'est plus qu'une banque perfectionnée. Les profits, qui -autrefois faisaient vivre médiocrement cent mille familles, ont créé dix -existences royales auxquelles tout est possible. Votre temps était -encore celui des petits marchands. En sortant d'apprentissage on se -mariait, on ouvrait boutique avec son amour et son courage! Mais, de nos -jours, la bonne volonté ne tient plus lieu de capital, et la première -condition, pour exercer un commerce, n'est point de le connaître: c'est -d'avoir un million!» - -A ces mots, l'académicien se mit à calculer tout haut, pour Maurice, la -valeur des marchandises entassées dans les galeries qu'ils parcouraient, -tandis que milady Ennui faisait remarquer à Marthe leur prodigieuse -variété. - -Mais Maurice et Marthe n'écoutaient plus, car ils venaient d'apercevoir -l'enseigne du magasin-monstre: LE BON-PASTEUR! Leurs regards s'étaient -aussitôt cherchés, leurs lèvres avaient murmuré en même temps le nom de -mademoiselle Romain, et tous deux étaient devenus subitement rêveurs! - -C'est que ce nom avait réveillé chez eux le souvenir de tout un autre -monde; un de ces souvenirs qui vous attendrissent comme la vue du vieux -foyer sur lequel vous écoutiez les histoires de la nourrice, du petit -jardin où vous plantiez des rameaux d'aubépine, de la borne qui servait -de siége au mendiant avec lequel vous partagiez votre pain de l'école! -Et cependant mademoiselle Romain n'avait été ni une parente, ni une -compagne de jeux; mademoiselle Romain n'était qu'une vieille voisine, -mercière à l'enseigne du _Bon-Pasteur!_ - -Mais aussi quelle voisine! et comment l'oublier? Qui pouvait l'avoir vue -au fond de sa petite boutique obscure sans se rappeler sa haute chaise à -patins, sa chaufferette de terre, ses grandes aiguilles à tricot, et son -visage souriant sous les rides de la laideur. - -Car Dieu, qui avait été sévère pour mademoiselle Romain, l'avait fait -naître pauvre, maladive et disgraciée! Elle eût pu se plaindre de la -part qui lui avait été faite; elle aima mieux y chercher le peu de bien -qui s'y trouvait caché! Son indigence lui interdisait les plaisirs, elle -l'accepta comme une sauvegarde contre les excès; ses souffrances étaient -sans trêve, elle y trouva un utile enseignement de patience; sa laideur -lui ôtait l'espoir d'être aimée, elle s'en dédommagea en aimant les -autres! - -Puis, Dieu n'avait point été pour elle sans pitié! A défaut de bonheur, -il lui donna un grand devoir à remplir. - -Mademoiselle Romain avait un père paralytique, dont elle devint le seul -appui! Le corps du vieillard n'était plus qu'un cadavre insensible, mais -la tête continuait à penser, le coeur battait toujours! Incapable de se -faire à lui-même l'aisance ou la misère, il était encore capable de les -recevoir et de les sentir. - -Sa fille le comprit, et résolut de lui conquérir tout ce qu'il pouvait -espérer de joie. Elle réunit ses dernières ressources, acheta quelques -marchandises, et vint s'établir au _Bon-Pasteur!_ - -La boutique était petite, et bien des rayons restaient vides; mais la -sainte fille avait la foi des grands coeurs! Prête à tous les sacrifices -pour celui qu'elle s'était promis de rendre heureux, elle ne pouvait -croire que la Providence la trahît. Le moyen, en effet, de supposer Dieu -moins bon que nous-mêmes? Toujours le tricot à la main, près du -comptoir, elle n'interrompait son travail qu'à l'entrée d'un acheteur, -et, s'il se faisait trop attendre, si l'inquiétude ou le découragement -ralentissait le mouvement de ses longues aiguilles de buis, elle -regardait vers l'arrière-boutique le vieux paralytique doucement -confiant dans son courage, et les aiguilles recommençaient à s'agiter -plus rapides. - -Les gains étaient faibles sans doute; mais qui peut dire les miracles de -l'économie et du dévouement? Tout ce que mademoiselle Romain se -retranchait était ajouté au bien-être du vieillard; celui-ci, trompé, la -croyait plus riche à chaque nouvelle privation, et jouissait de ses -sacrifices sans avoir la douleur de les soupçonner. La fille remerciait -le ciel de cette erreur, qu'elle appelait une grâce, et, pour s'en -rendre digne, elle s'imposait de nouveaux devoirs. - -Une pauvre femme qu'elle avait employée quelquefois vint à mourir, -laissant un fils presque idiot. Mademoiselle Romain l'accueillit -d'abord, pour qu'il ne vît point clouer le cercueil de sa mère; mais, le -lendemain, quand elle pensa qu'il fallait le conduire à l'hospice, le -coeur lui manqua. L'enfant avait déjà choisi sa place près du foyer, il -tenait sa tête appuyée sur les genoux du paralytique, et souriait en -regardant celle qui l'avait recueilli. - -«Il eût pu être mon frère!» pensa-t-elle, attendrie. - -Et, regardant encore ces deux infortunés, que Dieu semblait lui offrir -réunis à dessein, elle ajouta dans sa pensée: - -«C'est mon frère!» - -Et l'enfant ne la quitta plus. - -Quand Marthe et Maurice la connurent, le vieillard et l'idiot vivaient -encore près d'elle, heureux par son travail et sa tendresse. La boutique -était toujours aussi petite, les rayons à peine mieux garnis; mais tout -le monde connaissait mademoiselle Romain et lui achetait. Les vieillards -se découvraient les premiers à sa vue, les jeunes gens la saluaient -comme si elle eût été belle, et les mères apprenaient à leurs enfants à -la reconnaître. Que de fois Maurice et Marthe avaient passé devant -l'étroit vitrage de sa boutique en se tenant par la main, et rien que -pour la voir! - -«C'est la bonne demoiselle! disaient-ils à demi-voix, celle à laquelle -il faut ressembler.» - -Et ils la saluaient par son nom, et, quand elle leur avait répondu, ils -continuaient leur route, fiers et attendris, en se promettant tout bas -de l'imiter. - -Ah! qu'étaient toutes les richesses entassées dans les galeries de -Sans-Pair auprès de cette humble boutique, dont la vue formait un -enseignement? Qu'étaient ces milliers de commis auprès de la pauvre -femme qui, rien qu'avec son courage, avait soutenu deux existences et -sauvé deux âmes? Hélas! que Dieu l'eût fait naître plus tard, au milieu -d'une société plus éclairée, elle eût en vain travaillé et espéré! La -bonne volonté ne tenait plus lieu de capital! - -Avant de ramener chez lui ses deux hôtes, l'académicien voulut leur -donner une idée de la magnificence de Sans-Pair, et les conduisit au -grand carrefour de la Réunion. - -C'était une place à laquelle venaient aboutir toutes les rues de la -capitale; elle était ornée de cinquante bornes-fontaines et de deux -cents becs de gaz épuré. Le musée, la bibliothèque, le théâtre national -et la chambre des représentants l'encadraient de leurs façades, -magnifiquement décorées d'affiches peintes à l'huile. Tout autour -rayonnaient les rues, formant une ligne droite de plusieurs lieues, et -composées de maisons quadrangulaires, tellement semblables que les -numéros seuls pouvaient les faire distinguer. Une foret de tuyaux -fumants couronnait cette charmante perspective, que l'on saisissait d'un -seul coup d'oeil. - -Les vingt-quatre divisions qui formaient la ville entière étaient -désignées par les vingt-quatre signes de l'alphabet, et chaque citoyen -devait habiter le quartier qui correspondait à la première lettre de sa -profession. Cette disposition avait le léger désavantage de placer votre -bottier à soixante-huit kilomètres de votre tailleur; mais elle donnait -à la ville une régularité qui eût fait envie à une table d'échecs, et, -si les relations de la vie en souffraient, la raison pure était du moins -satisfaite. - -Cependant cette organisation venait d'être vivement attaquée par un -savant astronome, M. de l'Empyrée, comme relevant de la numération -duodécimale, depuis longtemps abandonnée pour tout le reste. Il avait -proposé, en conséquence, dans l'intérêt de l'unité mathématique, la -démolition de Sans-Pair, qui eût été reconstruit en dix quartiers, -correspondant aux dix chiffres de la table numérale, et où chacun eût -été rangé selon son mérite, c'est-à-dire selon la quantité de ses -impôts. Cette profonde conception avait assez vivement ému les esprits -pour détourner l'attention publique des découvertes lunaires dues, comme -nous l'avons déjà dit, au même savant. - -Maurice remarqua que les maisons, construites en fer, pouvaient se -démonter comme un meuble. Si le propriétaire changeait d'état, il -n'avait qu'à s'adresser à la compagnie des déménagements, qui lui -transportait son domicile dans le nouveau quartier qu'il devait habiter. - -Les logements de garçon étaient encore plus simples: ils consistaient en -une malle mécanique, dont on emportait la clef. Le soir venu, la malle -se développait et formait une chambre à coucher, avec alcôve et cabinet -de toilette. Quant à la cuisine, elle était devenue inutile depuis -l'invention des fourneaux-caporal, qui permettaient à chaque fumeur de -préparer trois plats à la chaleur de sa pipe, et des briquets -autoclaves, cuisant un potage et deux biftecks au feu d'une allumette. - -En repassant près du port, les deux époux y virent une île couverte de -bosquets et de villas, qu'ils n'avaient point aperçue quelques instants -auparavant. Ils apprirent de leur conducteur que c'était le grand -village flottant, _le Cosmopolite_, qui arrivait de sa promenade autour -du monde. - -L'étendue de ce bateau-phénomène était de plusieurs kilomètres. Chaque -passager y avait son cottage, avec parterre, basse-cour et jardin -potager. Au milieu du village s'élevait l'église, et à l'une des -extrémités la salle de concerts. Cent cinquante machines, de la force de -quatre cents chevaux, mettaient en mouvement _le Cosmopolite_, qui -fendait les flots avec la rapidité du Léviathan. Son voyage de -circumnavigation durait huit jours. Il touchait à la Nouvelle-Guinée, -franchissait le canal creusé dans l'isthme de Panama, traversait l'océan -Atlantique, remontait jusqu'à la Méditerranée, entrait dans la mer Rouge -par le détroit de Suez, et regagnait le point de départ à travers la mer -des Indes. - -Les passagers que la navigation fatiguait se faisaient débarquer au -Caire, où ils prenaient le grand chemin de fer d'Asie, qui les -conduisait jusqu'à Malaca en wagons-houses. Ces wagons-houses étaient -des maisons roulantes, où l'on trouvait des chambres à coucher, un -restaurant, des billards, un estaminet et des bains russes. - -Près du _Cosmopolite_ flottaient une foule d'autres bateaux, dont les -différentes destinations se trouvaient indiquées par des affiches en -banderoles. Les uns formaient des théâtres flottants, qui, traversant -les mers et remontant les fleuves, portaient aux peuplades les plus -reculées les bienfaits du vaudeville ou les enseignements de -l'opéra-comique; d'autres, disposés en salles de bal, allaient apprendre -aux cinq parties du monde les quadrilles des Musards sans-pairiens; les -plus petits, enfin, consacrés à des dioramas, à des ménageries ou à des -cabinets de lecture, jetaient successivement l'ancre dans toutes les -criques de la terre habitée pour populariser les beautés de la nature, -les bêtes savantes et les romans de M. César Robinet. - -Un peu plus loin, nos promeneurs rencontrèrent le grand dock, où -arrivaient les produits de toutes les mines connues. Un système de -canaux souterrains, alimentés par les eaux des mines elles-mêmes, -reliait celles-ci l'une à l'autre, et permettait aux exploitations de se -prêter un secours mutuel. On voyait arriver dans le bassin de Sans-Pair, -par mille voûtes sombres, des barques chargées des différents minéraux -arrachés à la terre, et conduites par des hommes de toutes races et de -tous costumes. Ici c'étaient les Chinois avec du plomb et de l'étain, là -des Espagnols avec le mercure, plus loin les Siciliens transportant le -soufre de leurs volcans, les Américains riches en or, les Anglais noirs -de houille, les Africains chargés de bitume, et les peuples du Nord -amenant le cuivre, le fer et le platine. La facilité et la fréquence des -communications avaient ainsi mêlé toutes les nations, sans qu'une -association fraternelle fût venue les confondre. Chacune avait perdu son -caractère, et n'avait point adopté celui des autres. Ces physionomies -effacées ressemblaient aux monnaies usées par le frottement, qui, bien -que dépouillées de leur empreinte, restent différentes par le métal. A -force de regarder le monde comme une grande route, chacun avait perdu le -sentiment de la nationalité; on n'avait plus de ville, plus de foyer, -partant plus de patrie! Les lieux n'étaient que des points d'appui, -auxquels on abritait sa vie un instant, comme on accroche une montre au -mur d'une hôtellerie. - -Maurice commençait à communiquer ces réflexions à son conducteur, -lorsqu'il fut interrompu par milady Ennui, qui se trouvait lasse et -voulait rentrer. Ils remontèrent, en conséquence, dans la calèche -volante, et regagnèrent l'hôtel de l'académicien. - -Mais, quelque rapide qu'eût été le voyage, il avait suffi pour augmenter -l'indisposition de madame Atout. A peine arrivée, elle déclara qu'elle -se trouvait plus mal et voulait voir un médecin. - -L'embarras était de savoir lequel, car les progrès des lumières avaient -introduit la division de la main-d'oeuvre jusque dans les sciences. Les -médecins s'étaient partagé le corps humain, comme un héritage conservé -jusqu'alors en indivis. Chacun avait eu son domaine, au delà duquel il -ne prétendait rien. A l'un la tête, à l'autre l'estomac; à celui-ci le -foie, à celui-là le coeur. Si plusieurs organes étaient attaqués à la -fois, on prenait plusieurs médecins; s'ils l'étaient tous, on en prenait -davantage. Chacun traitait de son côté son morceau de maladie, et le -patient guérissait par fragments, s'il ne mourait tout d'une pièce. - -Comme milady Ennui souffrait surtout de spasmes, on crut devoir appeler -le docteur Hypertrophe. - -Celui-ci expliqua d'abord que, la vie étant entretenue par le sang, et -le sang mis en mouvement par le coeur, toute maladie avait -nécessairement pour cause un défaut d'équilibre dans les fonctions de ce -muscle creux et charnu. Il déclara donc, après avoir examiné la malade, -que son malaise provenait d'un afflux pléthorique dans l'oreillette -gauche, et lui ordonna un sirop antiphlogistique dont il était -l'inventeur. - -Mais à peine fut-il parti que les douleurs de la malade se déplacèrent; -M. Atout fit aussitôt demander M. le docteur Jecur, spécialement connu -pour ses travaux sur les viscères bilio-dispensateurs. - -Après avoir examiné milady Ennui, il déclara que le siége de son mal -était évidemment dans le foie, viscère glanduleux, destiné à séparer la -bile du sang, et qui, étant le principe même de la vie, décidait -nécessairement seul de la santé ou de la maladie. Mais ses prescriptions -ne furent point plus heureuses que celles de son confrère, et, après son -départ, la douleur gagna les membres. - -L'académicien s'adressa cette fois au docteur Névretique, qui avait pour -spécialité les maladies sans causes. - -Il arriva d'un saut, en criant: - -«Les nerfs! les nerfs! organe de la volonté... de la sensation... tout -est là... il n'y a que les nerfs!» - -Il tourna trois fois autour du lit de la malade, ordonna les bals et les -spectacles, avec une infusion de feuilles d'oranger, puis repartit. - -Cependant les suffocations de milady Ennui ne cessaient point, et M. -Atout continuait à épuiser inutilement la science des spécialistes, -lorsque Maurice se rappela l'espèce d'armure ouatée qui enveloppait -milady; il lui fit transmettre timidement le conseil d'en sortir. Le -résultat fut immédiat; madame Atout, rendue à la liberté de ses -mouvements, se trouva subitement guérie. Sa maladie n'était qu'une -suffocation; et, faute de s'être adressée au docteur des poumons, elle -avait failli mourir étouffée. - -Tout en donnant les soins nécessaires, l'académicien avait mandé un -notaire et des témoins, afin de faire constater la maladie de madame -Atout. Dès qu'elle fut guérie, il prit l'acte dressé par eux, et emmena -Maurice aux bureaux de la _Compagnie des Centenaires_. - -On y assurait non-seulement la vie, mais la santé, et l'on y recevait un -dédommagement pour les moindres indispositions, comme on en eût reçu -autrefois de la Compagnie du Phénix pour un incendie partiel. Par ce -moyen, la maladie de vos parents vous faisait vivre, en attendant que -leur mort vous enrichît. L'intérêt tenait en échec l'affection; on se -consolait de les voir souffrir, en calculant ce que rapportait chacune -de leurs souffrances; leur fin, entrevue à travers la prime suprême, -paraissait moins cruelle, et l'arithmétique appliquait ses chiffres -bienfaisants sur les blessures du coeur. - -Ainsi, l'arithmétique avait brisé les aiguillons de la mort... du moins -pour les survivants. - -En ressortant, l'académicien vit un assuré qui quittait le bureau -mortuaire, et reconnut M. Philadelphe Le Doux, président de la _Société -humaine_ de Sans-Pair, et membre de tous les clubs philanthropiques du -monde habité. - -Il était couvert de noeuds de crêpe noir, attestant le nombre des pertes -cruelles qu'il venait d'éprouver, et suivi d'un commissionnaire chargé -de sacs d'argent qui constataient la quotité des consolations payées par -la compagnie. - -Lorsque M. Atout l'aperçut, il avait sur les lèvres ce sourire -joyeusement modeste du sage dans la prospérité; mais à peine son regard -eut-il rencontré Maurice et son compagnon qu'il changea de visage: une -expression douloureuse enveloppa son front, comme un nuage subit. - -M. Atout l'accosta, et s'informa avec empressement de ce qui lui était -arrivé. - -«Hélas! vous le voyez, dit le philanthrope, dont le regard mélancolique -glissa de ses noeuds de deuil jusqu'au commissionnaire; la Providence -m'a éprouvé cruellement! Mon frère... mon oncle... mon cousin!...» - -Il s'arrêta avec un gémissement, et porta à ses yeux le groupe de -billets de banque qu'il tenait à la main. - -«Ah! vous me le rappelez, dit l'académicien, chez qui un souvenir sembla -se réveiller; tous trois étaient embarqués sur la flottille des ballons -incendiés. - ---Dites tous quatre, reprit M. Le Doux, car mon neveu s'y trouvait -aussi!... C'est surtout sa perte que je pleure!... Périr à vingt ans!... -et les directeurs de la compagnie refusent de payer cette précieuse -existence!... Ils veulent que je fournisse les preuves authentiques de -sa mort!... Comprenez-vous? moi, recueillir les preuves!... Ces -malheureux n'ont point d'âme!... d'autant que j'ai fait déjà inutilement -toutes les recherches. Mais je les forcerai à tenir leurs engagements... -dans l'intérêt de la morale publique! J'accepterai tout entier le poids -de mon malheur!...» - -Ici, les regards du philanthrope se détournèrent de nouveau, comme s'il -eût voulu supputer ce que ce douloureux fardeau pourrait ajouter à celui -du commissionnaire. L'académicien en profita pour lui offrir les -consolations habituelles. Après lui avoir refait l'ode de Malherbe à -Duperrier, avec plusieurs citations en langues mortes (ce qui a toujours -une grande autorité près de ceux qui ne connaissent que les vivantes), -il fit un relevé statistique de tous les maux auxquels les quatre -défunts avaient échappé en trépassant, et arriva à la conclusion, que le -seul à plaindre était leur héritier survivant. - -M. Le Doux parut un peu consolé par cette démonstration de son malheur, -et remercia M. Atout. Quels que fussent d'ailleurs ses chagrins, il -espérait les adoucir par le noble exercice de la bienfaisance. Le genre -humain lui tiendrait lieu de famille, il voulait s'adonner désormais -tout entier à la propagation de la société _Aide-toi! le ciel ne -t'aidera pas_. - -Il rappela, à cette occasion, à l'académicien, qu'il avait promis de -souscrire à l'oeuvre, et le pria d'assister le lendemain à l'exhibition -des pupilles de la société. - - - - -IX - -Promenades de Sans-Pair embellies de légumes monstres.--Maison de -placement matrimonial patentée du gouvernement (sans garantie).--Une -pastorale arithmétique.--Un heureux monstre.--Mémoires philosophiques du -roi Extra. - - -Tous deux étaient arrivés, en causant ainsi, à la porte d'un jardin -public où les promeneurs se portaient en foule. Ils y entrèrent avec -Maurice, afin de leur en faire admirer les plantations. - -Celles-ci différaient complétement de tout ce que le jeune homme avait -vu jusqu'alors. Pour les grandes avenues, le chou colossal tenait lieu -de marronniers fleuris, et des quinconces de laitues arborescentes -remplaçaient les bosquets d'acacias et de tilleuls parfumés. Quant aux -fleurs, on y avait substitué des cultures de tabac, de riz et d'indigo. - -M. Le Doux fit remarquer à Maurice cet heureux changement. - -«Vous le voyez, dit-il, grâce aux efforts des économistes et des -philanthropes, le monde a tellement changé de face que Dieu lui-même -aurait peine à le reconnaître. Tout ce qui n'était pour la terre qu'une -vaine parure a disparu: les légumineux perfectionnés et agrandis forment -aujourd'hui la base de notre système forestier. A vos chênes ridicules, -qui ne produisaient que des glands, on a substitué la betterave-monstre; -à vos rosiers, dont le parfumeur seul tirait parti, le bois de réglisse -et les radis améliorés. Tout s'est ainsi trouvé ramené aux besoins de -l'homme, qui a réduit la création aux proportions de son estomac.» - -Maurice ne répondit rien; son attention, d'abord absorbée par les -plantations, venait de se tourner sur certaines femmes qui suivaient une -allée d'artichauts gigantesques, à l'entrée de laquelle se lisait cette -inscription: _Avenue du Mariage_. - -Chaque promeneuse était enveloppée d'une écharpe portant son adresse et -le chiffre de sa dot. - -L'allée aboutissait à une vaste rotonde, incessamment assiégée par la -foule. C'était la grande agence matrimoniale de Sans-Pair. On y trouvait -toujours un assortiment complet de coeurs à placer, avec tous les -renseignements désirables sur leur âge, leur caractère, leur fortune et -la couleur de leurs cheveux. Les murs étaient couverts d'affiches -servant aux annonces de l'établissement, et la plupart ornées de -gravures explicatives, dont Maurice admira l'adresse ingénieuse. - -La première sur laquelle ses regards s'arrêtèrent représentait un -immense portefeuille gonflé de billets de banque montant à la somme de 3 -millions; on lisait au-dessous ces seuls mots: _Un Monsieur à marier_. - -Sur une autre affiche apparaissait une dame vue de dos, avec cette -annonce: - - _Une Veuve qui a déjà fait le bonheur de cinq Maris désirerait faire - celui d'un sixième. Elle lui apportera en dot de la tournure et un - coeur tendre.--On pourra traiter par correspondance.--Affranchir._ - -Un peu plus loin se montraient quatre profils de femmes réunis par le -cordon d'une bourse, et au-dessous: - - _Un Père de famille, qui se trouve à la tête de plusieurs Filles, - désirerait s'en défaire pour cause de déménagement. Il y en a une - brune, une blonde, une rousse et une mélangée. Chacune recevra, en se - mariant, une somme de soixante mille francs._ - - OBSERVATION IMPORTANTE.--_On n'acceptera que les prétendants qui - auront été vaccinés trois fois._ - -Pendant que Maurice continuait à parcourir ces curieuses annonces, -arriva une parente de M. Le Doux, qui venait d'arranger le mariage de -son fils avec la fille d'un riche avocat de Sans-Pair. Elle montra les -deux jeunes gens assis à l'écart et causant tout bas, dans un des -bosquets les plus solitaires, tandis que les familles achevaient de -discuter l'époque et les préparatifs de la noce. Le philanthrope et -l'académicien furent appelés au conseil. - -Quant à Maurice, ses regards une fois tournés vers les fiancés n'avaient -pu s'en détacher. Il interprétait chaque geste, il expliquait chaque -sourire; il les comprenait sans les entendre, et rien qu'en se -rappelant! - -C'est que lui aussi avait traversé ces heures enchantées qui précèdent -la possession! Suaves épanchements dans lesquels la jeune fille, timide -encore, mais sans honte, commence, en balbutiant, ce poëme charmant, -toujours refait et toujours à refaire. Elle dit quand elle a douté! -pourquoi elle a craint! comment elle a espéré! Puis, après les tourments -ce sont les projets! Tout un avenir à inventer, à peupler de visions, de -souffrances peut-être, mais supportées à deux; des dangers bravés de -front, les mains enlacées et les coeurs confondus pour recevoir chaque -coup! Ah! qui peut avoir connu ces premiers mirages de la jeunesse, et -les oublier? Alors même qu'ils ont disparu, on tressaille en les -entendant nommer, et, comme l'aveugle plongé dans la nuit, on veut voir -encore par l'oeil des autres! - -Sans s'en apercevoir, Maurice avait cédé à ce désir, et, pendant que ses -compagnons continuaient leur entretien, il s'était approché des deux -fiancés, qui, tout à leur tête-à-tête, n'y prirent point garde. - -Le jeune homme était amoureusement penché vers la jeune fille, qui, les -yeux baissés, roulait avec distraction le ruban de sa ceinture. - -«Oui, murmurait-il d'une voix fascinante, oui, vous étiez le souhait de -mon adolescence et de ma jeunesse! ou plutôt, mon espoir n'osait aller -si loin! - ---Et cependant vous pouviez prétendre à bien d'autres! répliquait -modestement la jeune fille! - ---Quelle autre eût réuni tant de mérite, s'écriait le fiancé avec -chaleur: quinze cent mille francs de dot! - ---Outre quelques espérances. - ---Je le sais, vous avez un oncle goutteux. - ---Avec une cousine hydropique. - ---Sans enfants? - ---Ni collatéraux! - ---Et dont vous héritez sous peu? - ---Tous deux sont condamnés par les médecins. - ---Ah! vous êtes un ange!» s'écria l'épouseur, qui saisit la main de -l'héritière en perspective et la baisa avec transport. - -Maurice ne voulut point en entendre davantage, et se hâta de rejoindre -son conducteur. - -Comme ils traversaient la dernière avenue, M. Atout s'arrêta -brusquement, et lui montra du doigt un couple qui venait à leur -rencontre. - -Il se composait d'une jeune femme charmante et d'un petit homme -tellement hideux que le regard, en le rencontrant, hésitait à s'arrêter. -Mais la disgrâce de toute sa personne était, pour ainsi dire, effacée -par une de ces monstruosités dont les annales de la science elle-même ne -citent que de rares exemples. Une corne de taureau s'élevait au milieu -de son front, et donnait à sa physionomie quelque chose de grotesque et -de terrible à la fois! - -Maurice poussa une première exclamation d'horreur; puis une seconde de -pitié. - -«Ne le plaignez pas, dit M. Atout, qui venait de le saluer, il doit à sa -corne le repos, la fortune, la gloire; tout enfin, jusqu'à cette jolie -femme qui est la sienne.» - -Maurice parut stupéfait. - -«Le roi Extra a été longtemps semblable aux autres hommes, reprit -l'académicien, et il ne se rappelle ce temps qu'avec épouvante. Vous -pourrez, du reste, lire ses mémoires qu'il a publiés en tête de ses -oeuvres complètes. - ---D'autant plus facilement que je viens de les acheter,» fit observer M. -Le Doux en présentant à Maurice un volume magnifiquement illustré. - -Le jeune homme l'ouvrit avec empressement, et, comme ses deux -conducteurs avaient affaire chez leur banquier, il demanda la permission -de les attendre dans la petite allée de céleri qui terminait la -promenade. - -Le livre du roi Extra contenait, outre ses discours à la chambre des -envoyés, plusieurs traités philosophiques, et des poésies élégiaques -adressées par lui aux plus jolies femmes des quatre parties du monde. Le -tout était précédé de la préface biographique, à laquelle M. Atout avait -donné le nom de _Mémoires_, et dont Maurice commença immédiatement la -lecture. - - AU LECTEUR - - «Le 15 août de l'an 1971, des plaintes de femme retentissaient dans - une des plus humbles maisons du faubourg des marchands à Sans-Pair. - Ces plaintes, d'abord sourdes, puis plus vives, plus douloureuses, - furent tout à coup interrompues par un cri frêle et clair, un cri - d'enfant! Cet enfant, c'était moi; cette femme, c'était ma mère. - - «Je venais de naître, il ne me restait plus qu'à vivre. - - «Vivre! que de choses dans ce mot! Vivre! c'est-à-dire aspirer - éternellement à l'inconnu, attendre l'impossible, poursuivre l'infini, - faire longuement et péniblement sa voie!... - - «Je commençai par faire mes dents! - - «Les dents faites, vinrent les classes. J'y surpassai la plupart de - mes condisciples, et chaque année j'étais couvert de couronnes; mais - un rival, que la fatalité avait placé près de moi, effaçait - complétement ma gloire; ce rival était Claude Mirmidon. A peine haut - de trois pieds, dès qu'il paraissait, tous les regards se tournaient - vers lui; on admirait sa gentillesse, on s'émerveillait de son - intelligence. Chaque couronne paraissait deux fois plus grande sur son - petit front; moi, j'avais la taille de tout le monde, et l'on se - contentait de dire:--C'est bien. - - «Au sortir du collége, je voulus obtenir une place dans - l'administration; je me résignai à solliciter. Tous les jours je me - présentais à l'audience des gens en crédit, pour que ma présence leur - rappelât ce que j'attendais; mais rien n'arrêtait sur moi le regard, - je demeurais confondu avec la foule. Mirmidon vint à son tour; dès le - premier moment il fut remarqué; on voulut connaître son affaire, on - s'y intéressa, et, quelques jours après, il avait obtenu l'emploi que - je sollicitais depuis trois années. - - «Repoussé par le pouvoir, je me tournai vers les lettres. J'écrivis un - glossaire usuel, dans lequel je développai, sous les différents signes - de l'alphabet, une série d'idées philosophiques, littéraires et - politiques. Mon livre devait me placer, du premier coup, au rang des - publicistes d'élite; malheureusement tous les libraires refusèrent de - le lire, en objectant que c'était mon premier ouvrage. A leur avis, il - eût fallu débuter par le second! - - «Encore si vous étiez connu à quelque autre titre, objecta le plus - affable; connu seulement comme M. Mirmidon, à qui je viens d'acheter - un volume d'élégies! Tout le monde voudra savoir quels vers compose un - si petit poëte; mais quelle curiosité exciterait un livre écrit par un - homme de votre taille?» - - «Je me retirai désespéré! - - «La seule consolation qui me restât, au milieu de tous ces malheurs, - était mon amour pour une jeune parente que je devais épouser. En y - réfléchissant, je tremblai que mon rival liliputien ne m'enlevât - encore ce bonheur. Il était reçu comme moi chez Blondinette, qu'il - amusait par mille tours. Il se cachait dans le tuyau du calorifère - pour chanter des romances, dansait la polonaise sur les barreaux des - fauteuils, et courait, les yeux bandés, à travers un labyrinthe de - coques d'oeufs. Je commençai par railler la puérilité de ces - passe-temps; mais Blondinette, qui y prenait plaisir, se montra - offensée de mes remarques. Je me plaignis alors des libertés qu'elle - laissait prendre à Mirmidon; elle allégua sa taille, qui ne permettait - point de le traiter comme un autre. Je me fâchai enfin, et je lui - déclarai qu'elle devait choisir entre le petit homme et moi; elle - répondit aussitôt que son choix était fait, et m'ouvrit la porte. Je - sortis, suffoqué de colère. - - «Ce dernier échec avait mis à bout mon courage. Las de prétendre en - vain à la renommée, aux places et à l'amour, je me décidai à en finir - avec la vie; j'achetai ce qu'il fallait pour cela de poison, et, après - l'avoir bu, j'attendis tranquillement, comme Socrate, _l'apparition de - ce jour qui n'a ni veille ni lendemain_. - - «Mais j'avais compté sans mon droguiste. Le poison vendu par lui était - frelaté et ne put me tuer qu'à moitié; je restai un mois entier entre - la vie et la mort, appelant l'une tout haut, et regrettant peut-être - l'autre tout bas. - - «Cependant mon essai produisit sur-le-champ quelque fruit. Une foule - d'amis, qui m'avaient négligé vivant, voulurent me voir dès qu'ils me - surent empoisonné, et m'amenèrent successivement tous les - toxicologistes de Sans-Pair. Le traitement dura une année entière. - Enfin, je pus me lever; mais l'effet du poison avait été terrible. Une - transformation complète s'était opérée en moi, et j'étais devenu... ce - que je suis. - - «Lorsque je m'aperçus dans mon miroir, je demeurai pétrifié! Mon - premier sentiment fut du désespoir, le second fut de la honte. Je me - demandais en quel abîme assez profond et assez obscur je pourrais - cacher désormais ma laideur, et je déplorai de n'avoir pas succombé. - - «M. Blaguefort me trouva livré à cet abattement. Il ne venait, - disait-il, que dans l'intention de me voir et de s'assurer de ma - guérison. Cependant, après m'avoir examiné avec une attention - singulière, il me proposa brusquement cent mille écus pour - l'exploitation de la corne que je portais! Je crus qu'il voulait - railler, et je lui ordonnai de sortir; mais il revint dès le soir - même, et offrit le double; je le chassai de nouveau. Il m'écrivit pour - me proposer huit cent mille francs; puis un million! - - «Ma douleur commença à se changer en étonnement, presque en joie! Ce - que j'avais cru une honte devenait pour moi une source inattendue de - richesses! Je regardai de nouveau, dans le miroir, l'ornement qui - chargeait mon front; il me sembla moins étrange que d'abord. - Évidemment, le préjugé avait eu beaucoup de part dans ma première - sensation. Les peuplades primitives de l'Amérique n'avaient-elles - point regardé autrefois les armes de l'élan et du bison comme le plus - gracieux ornement d'un guerrier? Les chevaliers du moyen âge ne - surmontaient-ils point leurs casques de croissants d'acier, et les - cornes lumineuses de Moïse n'étaient-elles point le signe distinctif - de la puissance surhumaine? Chez les sages peuples de la Grèce, comme - chez les nations belliqueuses du Nord, la corne avait toujours été le - symbole de la force et de l'abondance. Une grossière plaisanterie des - siècles barbares avait réussi à la rendre ridicule; mais le jour de sa - réhabilitation était venu. - - «Après ces raisonnements, et beaucoup d'autres non moins concluants, - mes idées se trouvèrent tellement modifiées que, loin de me plaindre - d'avoir une corne, je me mis à regretter de n'en avoir qu'une. Deux - cornes eussent évidemment offert un aspect plus complet et plus - gracieux; pour deux cornes, on eût pu exiger deux millions! - - «Je me contentai provisoirement de celui qui m'était offert. - - «Mon exhibition eut un succès prodigieux. On accourait de toutes parts - pour voir le roi Extra (c'était ainsi que m'avait baptisé Blaguefort). - Les plus hauts personnages de la république me reçurent à leurs - soirées; je devins le divertissement à la mode, on voulut m'entendre, - me parler, et le monstre fit remarquer l'homme d'esprit. - - «Quelques femmes aimables m'écrivirent par curiosité. Je leur répondis - des vers galants qui firent fortune, et ce fut dès lors à qui m'en - demanderait. Chaque matin mon bureau était couvert d'albums sur - lesquels il fallait écrire, et de lettres auxquelles je devais - répondre. Je répondis et j'écrivis sans relâche, ce qui rendit bientôt - ma réputation universelle. Toutes les femmes qui avaient de moi un - madrigal ne tarissaient point sur l'étendue de mes connaissances, sur - la profondeur de mes jugements, sur la richesse de mon imagination. - Les anciens libraires qui avaient refusé mon manuscrit philosophique - accoururent pour acheter mes madrigaux. - - «Leur publication fut un véritable événement; le sultan des critiques, - lui-même, daigna faire retentir en leur faveur toutes les cymbales du - feuilleton. Après avoir donné une longue analyse de mon livre sans en - parler, il s'écria: - - «Enfin nous avons un second honnête-homme de style, et quel style! - Oh! la belle forme cornue, pour nous autres, les jeunes écrivains, - qui aimons l'attaque brave; l'heureux et charmant monstre de génie, - dont le génie même est une monstruosité!» - - «Cette importante approbation détermina les chefs du gouvernement à - utiliser mes hautes facultés. Je m'étais occupé de littérature et de - beaux-arts; on me plaça, en conséquence, dans les haras. Je fus nommé - grand conservateur des étalons de la république. - - «Ces nouvelles fonctions me donnaient une position sociale dont je - profitai pour me produire dans les assemblées politiques, les sociétés - de tempérance et les clubs philanthropiques. Partout où je devais - prendre la parole, la foule accourait. Ma corne recommandait mon - éloquence. - - «Enfin, le jour des élections arriva. Le quartier des droguistes - s'était toujours distingué par le choix de ses députés à l'assemblée - nationale. Il y avait successivement envoyé le géant Pelion, qui - s'était un jour retiré en emportant la tribune sur ses épaules; le - mime Perruchot, habile à prendre toutes les voix et à imiter toutes - les physionomies; enfin le prestidigitateur Souplet, qui faisait les - majorités en escamotant, dans l'urne, les boules du scrutin. Pour - succéder à de tels hommes, il fallait un candidat non moins - extraordinaire; l'honneur de l'arrondissement électoral y était - intéressé. Quelqu'un prononça mon nom, on le couvrit aussitôt - d'applaudissements, et je fus nommé représentant des droguistes à - l'assemblée nationale des Intérêts-Unis. - - «Ce ne furent pas, du reste, mes seuls succès; j'en obtenais ailleurs, - de moins bruyants peut-être, mais de plus aimables. La curiosité des - femmes ne s'était point ralentie. Après avoir vu comment je savais - écrire, les plus aventureuses voulurent savoir comment je saurais - aimer. Le monstre est aussi rare que l'Antinoüs, et l'expérience - valait la peine d'être tentée. J'en sortis probablement sans trop de - désavantages, car ma réputation ne fit que s'accroître. - - «Cependant ces conquêtes faciles ne pouvaient me faire oublier ma - cousine Blondinette. C'était la seule femme qui m'eût repoussé, honni, - et, par conséquent, la seule dont le souvenir me fût précieux: car il - y a toujours une part de contradiction dans l'amour. - - «Elle-même regrettait une rupture imprudente. J'avais désormais trop - d'avantage sur Mirmidon pour le regarder comme un rival sérieux. Je me - présentai hardiment, on me reçut avec émotion, et, au bout de quelques - jours, Blondinette s'était complétement habituée à ma nouvelle forme. - A mesure que je lui faisais le calcul de mes rentes, mes jambes lui - semblaient plus égales, ma corne moins apparente. Au premier million - elle me trouva passable, au second elle me déclara charmant. - - «Notre mariage fut célébré avec toute la pompe que réclamait un pareil - événement, et l'archevêque de Sans-Pair voulut lui-même nous bénir. - - «Depuis, mon bonheur n'a éprouvé ni interruption ni mélange, et la - constance de la bonne fortune a fait substituer au nom de _roi Extra_ - celui d'_heureux monstre_! - - «Quant aux lecteurs qui me demanderaient pourquoi j'ai raconté - longuement, en tête de ce volume, l'histoire de ma vie, je leur - répondrai que je l'ai fait pour donner à tous un enseignement; et cet - enseignement le voici: c'est qu'on réussit moins par ce qu'on vaut que - par ce qu'on montre, et que la première condition du succès n'est - point de faire, mais d'attacher un écriteau à ce que l'on fait! Or, - pour cela le génie peut être utile, un ridicule sert quelquefois, un - vice suffit souvent; mais rien ne remplace une monstruosité.» - - - - -X - -Un empoisonneur de bonne société.--Palais de justice de -Sans-Pair.--Carte routière de la probité légale.--Procédés de -fabrication pour l'éloquence des avocats.--Tarif des sept péchés -capitaux.--Le vieux mendiant et son chien. - - -Maurice venait d'achever sa lecture, lorsque son hôte et M. Le Doux -ressortirent de chez le banquier. Le philanthrope les avertit qu'il -était forcé de les quitter pour se rendre au palais de justice. - -«Y a-t-il quelque grande affaire? demanda M. Atout. - ---Comment! s'écria M. Le Doux, mais vous ne savez donc pas? c'est -après-demain qu'on juge ce fameux empoisonnement... - ---Du docteur Papaver? - ---Précisément. L'accusé a envoyé des lettres d'invitation à tout le -monde, et il m'a oublié! Comprenez-vous cela? moi, un ancien -collègue!... car nous avons été ensemble vice-présidents de la _Société -humaine_. Mais je veux réclamer! D'autant qu'une vingtaine de dames qui -me savaient ami du docteur m'ont demandé des places. Ce sera, dit-on, -magnifique; six cents témoins et soixante avocats! Le président a fait -prendre des mesures pour que l'on distribue, pendant les débats, de la -limonade et des petits gâteaux; dans les suspensions d'audiences, on -pourra même déjeuner à la fourchette. - ---Et ce docteur Papaver est accusé d'avoir empoisonné quelqu'un? demanda -Maurice. - ---Toute une famille, répliqua le philanthrope; sept personnes... dont on -exposera les restes parfaitement conservés. On doit essayer le poison -sur les témoins, lire des lettres qui compromettent une très grande -dame; enfin la fille du docteur, qui a six ans, déposera contre son -père. Ce sera la cause la plus intéressante dont on ait parlé depuis dix -ans! Aussi les billets d'enceinte se vendent-ils déjà deux cents -francs.» - -M. Atout déclara qu'il voulait en avoir absolument, et il suivit le -philanthrope au palais. - -La porte d'entrée était décorée par la statue colossale de la Justice. -Elle avait les yeux couverts d'un bandeau, afin que l'on ne pût douter -de sa clairvoyance; sa main gauche portait une balance, et sa main -droite une épée, comme pour exprimer qu'elle tenait moins à bien peser -qu'à bien frapper. - -Au fronton qu'elle surmontait on avait gravé ces mots: - - L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE EST GRATUITE. - -Et au-dessous étaient affichés les tarifs des différents actes sans -lesquels on ne pouvait se faire juger. Tant pour l'enregistrement, tant -pour le greffe, tant pour le timbre, tant pour les experts, tant pour -l'avoué, tant pour l'avocat! Le tout produisait une somme qui ne -permettait qu'aux riches de faire valoir leurs droits. - -Heureusement que les pauvres avaient pour dédommagement la maxime -imprimée sur chaque porte: - - TOUS LES CITOYENS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI. - -Maurice traversa d'abord une salle où les avoués soumettaient leurs -états de frais à la vérification d'un juge chargé d'auner les -procédures; l'étendue de chacune était fixée d'avance. - -Trente mètres de rôles pour les affaires sommaires, cent pour les -affaires graves, mille pour les affaires compliquées. Quant au moyen de -remplir toutes les pages, les gens de loi en avaient trouvé un fort -simple: il consistait à faire suivre chaque mot de tous ceux qui -pouvaient avoir avec lui quelque rapport de signification; ce qui leur -permettait de passer en revue une partie du dictionnaire à propos d'une -phrase. - -Qu'ils eussent, par exemple, à annoncer l'assignation d'un témoin à -huitaine, ils ne manquaient pas d'écrire: - - «En conséquence desquels motifs ci-dessus donnés, et de tous autres - qui pourraient l'avoir été ailleurs, ou que nous trouverions - convenable d'émettre plus tard; - - «Faisant toutes réserves que de raison, tant implicitement - qu'explicitement: - - «Avons désigné, appelé, sommé, assigné par les voies pour ce fixées, - tant par l'usage ou coutume que par les décrets, ordonnances et lois, - le sieur... - - «A venir se présenter et comparaître, sans qu'il puisse opposer aucune - objection, aucun récusement ni aucune fin de non-recevoir; - - «Afin de répondre sincèrement, librement, catégoriquement et - clairement, soit sur ce qu'il peut savoir par lui-même relativement à - l'affaire, soit sur ce qu'il en aura entendu dire, soit sur ce qu'il - aura induit à l'aide du raisonnement ou de la comparaison; - - «Lesquelles assignation et sommation lui sont faites pour huitaine, - c'est-à-dire pour le huitième jour à partir de celui-ci; ou autrement - dit, afin de ne laisser lieu à aucun doute ni fausse interprétation, - pour le... février de l'an... - - «Lequel jour reste bien et dûment fixé, sauf erreur dans la date ou - supputation des jours.» - -Cette ingénieuse amplification était écrite sur papier timbré, en -caractères de huit millimètres, avec interlignes et alinéa! Le tout dans -le but de mieux éclairer la Justice... et de faire monter le prix des -charges! - -Pendant que M. Atout et le philanthrope se rendaient au parquet pour -obtenir les billets désirés, Maurice entra dans la salle des Pas-Perdus, -où il trouva une foule d'avocats en robes, livrés à différentes -occupations. - -Il y avait d'abord les stagiaires qui entouraient de vieux praticiens -chargés de leur enseigner les limites rigoureuses de la loi. La -démonstration était facilitée par un immense tableau synoptique, -renfermant la législation entière de la république des Intérêts-Unis. -Des lignes coloriées, semblables à celles qui marquent, sur nos cartes -géographiques, les conquêtes d'Alexandre ou l'invasion des barbares, -indiquaient la marche de la probité. On voyait figurer les routes de -traverse au moyen desquelles on tournait les articles trop formidables, -les passages mal gardés qui permettaient d'échapper à la poursuite, les -gorges peu fréquentées où l'on pouvait attendre un adversaire et -l'assassiner légalement. - -Une autre carte réglait l'honneur de l'avocat par numéro d'ordre. Il y -apprenait comment il pouvait injurier et qui injurier; quand il pouvait -mentir et pour qui mentir; à quel prix il devait s'échauffer, à quel -plus haut prix s'irriter, à quel plus haut prix s'attendrir! - -Il y avait ensuite les formules de défense. - -S'agissait-il d'un cas de médecine légale, on parlait de l'incertitude -des sciences! Fallait-il justifier un voleur, on le présentait comme une -victime de la police! Voulait-on sauver un assassin, on le proclamait -atteint de folie! - -Quant aux mouvements d'éloquence, ils étaient invariables. - -Si la cause exigeait de l'onction, on s'écriait: - - «Mon client n'a rien à craindre, Messieurs, car il est entré ici - enveloppé de son innocence comme d'une auréole.» - - (Un geste indiquait la tête de l'accusé, qui croyait qu'on lui - reprochait son bonnet et se découvrait.) - - «Il a franchi le sanctuaire de la loi, gardé par l'humanité et la - justice.» - - (La main de l'avocat montrait les deux gendarmes placés à la porte.) - - «Il a enfin devant lui la croix du Dieu de vérité, mort pour sauver - tous les hommes.» - - (L'avocat général s'inclinait avec respect.) - -Cherchait-on, au contraire, le dramatique: - - «Oui, mon client peut braver toutes les preuves!... S'il est vrai que - sa main ait frappé, que le mort se lève pour l'accuser!» - - (Ici une pose: le mort ne paraissait pas.) - - «Qu'il se lève et qu'il crie:--Voilà mon assassin.» - - (L'avocat se rasseyait, et les bonnes d'enfants se regardaient, - convaincues de l'innocence du prévenu.) - -Fallait-il de l'audace: - - «Que si, malgré tant de preuves, la calomnie et la haine persistaient - à poursuivre mon client, il ne résisterait point davantage! Sûr du - jugement de la postérité, il présenterait tranquillement sa tête à ses - ennemis!» - - (Les écoliers qui faisaient partie de l'auditoire approuvaient par un - geste.) - -Voulait-on enfin du pathétique: - - «Et après avoir convaincu vos esprits, Messieurs, j'en appellerai à - vos coeurs. Songez au père de l'accusé, noble vieillard dont vous ne - voudrez pas souiller les cheveux blancs!...» - - (Tous les jurés chauves s'attendrissaient.) - - «A sa mère, qui a veillé si longtemps sur son berceau!» - - (Les pères de famille se mouchaient.) - - «A ses enfants surtout, innocentes créatures auxquelles vous ne - laisserez point pour seul héritage le déshonneur!» - - (Émotion générale; les portières qui se trouvaient dans l'auditoire - applaudissaient.) - - -Après les avocats stagiaires, occupés à recevoir cette instruction, -venaient les avocats dont la réputation était déjà faite et la fortune -en train de se faire, toujours parlant, toujours plaidant, même dans la -conversation, mêlés aux grandes comme aux petites choses, indispensables -partout et ne servant à rien nulle part. Ils avaient pour chefs de file -ces vieux praticiens gorgés de places, d'honneurs et de richesses, -vautours aux serres fatiguées qui ne pouvaient suffire aux proies qu'on -leur offrait, et qui faisaient faire antichambre au plaideur avant de -daigner le manger. - -Les procureurs, mêlés à tous ces groupes, allaient de l'un à l'autre -comme des pourvoyeurs chargés de leur fournir la nourriture; puis -venaient les huissiers, rongeurs subalternes mangeant les miettes -laissées par les maîtres. - -Maurice se promena quelque temps au milieu de cette foule gaiement -sinistre qui vivait de troubles, de crimes, de ruines, comme les -médecins vivent de fièvres et d'ulcères: tristes docteurs de l'âme, -toujours la main dans quelque plaie morale, et nourris par les -malheureux ou par les fripons. - -Il s'était insensiblement approché d'une salle où l'on rendait la -justice, et, trouvant la porte ouverte, il entra. - -Les murs étaient tapissés d'inscriptions empruntées aux articles du -Code, et destinées à faire connaître les peines infligées à chaque -faute. On pouvait aller étudier là le tarif de consommation de ses -mauvais instincts; les sept péchés capitaux avaient leurs prix marqués -en chiffres, comme les marchandises des magasins de nouveautés. - -L'image du Christ, conservée par la tradition, apparaissait au milieu de -ces sentences légales, le front meurtri et tristement penché. Près de ce -flanc dont le sang avait coulé pour l'égalité des hommes, on lisait: - - _Les prévenus trop pauvres pour donner caution seront emprisonnés._ - -Et au-dessous de cette bouche qui avait proclamé la fraternité et la -solidarité humaines étaient gravés ces mots: - - _Nous ne devons d'aliments qu'à nos ascendants et descendants directs - jusqu'à la seconde génération!_ - -Les juges avaient pour siéges des lits de repos garnis de coussins -moelleux; la plume en était entretenue par les accusés, qui savaient -devoir être jugés d'autant plus doucement que le tribunal se trouverait -plus à l'aise. L'avocat général, au contraire, était assis sur un -fauteuil dont les angles aigus excitaient chez lui une inquiétude et une -irritation qui entretenaient son humeur agressive. Quant aux avocats, on -avait suspendu devant leur banc un tarif de plaidoirie dont la vue les -tenait en haleine. - -Lorsque Maurice entra, la sellette des prévenus était occupée par un -vieillard. C'était un paysan que l'âge avait courbé et dont les cheveux -blancs tombaient sur une cape de coton écru en lambeaux. Le menton -appuyé à ses deux mains, que soutenait un bâton de bambou, et les lèvres -entr'ouvertes par ce vague sourire des vieillards, il tenait les yeux -baissés vers un chien roulé à ses pieds, et qui, la tête à demi -soulevée, le contemplait en agitant la queue. Il se faisait évidemment -entre eux un de ces échanges d'amitié et de souvenir qui n'ont besoin, -pour se poursuivre, que du regard et du sourire. Le vieux maître et le -vieux serviteur s'entendaient. - -Cette intimité était même l'objet des débats. - -Trop faible et trop vieux pour vivre encore de son travail, le paysan -avait dû recourir à la charité légale. Après cinquante années de -fatigues, de probité et de patience, la société eût pu le laisser mourir -au revers de quelque fossé, comme une bête de somme hors de service; -mais la philanthropie était venue à son secours; elle lui avait ouvert -un de ces asiles où l'on accorde gratuitement aux invalides du travail -ce qu'il faut de paille et de pain noir pour faire attendre la mort. - -Malheureusement le vieillard avait essayé de partager avec son chien, et -l'administration s'y était opposée. On avait voulu enlever au paysan son -compagnon, il avait résisté, et cette résistance l'amenait devant les -Juges. - -L'avocat général prit la parole pour l'administration. - -Il fit d'abord l'énumération des services rendus par la Société humaine, -dont il avait l'honneur d'être membre. Après avoir signalé le nombre -toujours croissant de ses asiles comme un indice incontestable de la -prospérité nationale, il annonça avec une haute satisfaction que la -dépense occasionnée par leurs pensionnaires venait d'être réduite de -moitié, grâce à un moyen aussi simple qu'ingénieux. Il avait suffi, pour -cela, de leur retrancher une partie de la nourriture, de substituer des -paillasses aux matelas, et de remplacer le calicot par de la grosse -toile! - -Mais ces améliorations devenaient inutiles si elles étaient combattues -par la prodigalité de quelques privilégiés!... Et, se servant de cette -transition pour arriver au chien du paysan, il s'écria que ce chien -était un scandale humanitaire! Il calcula ce qu'il pouvait consommer en -os rongés, en écuelles léchées, en miettes grugées, et trouva que le -tout eût pu nourrir _les trois cinquièmes d'un vieillard_! - -Puis, voyant les juges frappés de cet argument, il soutint que, puisque -l'administration avait pris la charge et la tutelle du vieux paysan, -elle avait droit de vendre son chien; que c'était une faible -compensation de tant de sacrifices, un exemple indispensable pour la -moralité et pour la dignité humaines. Il termina, enfin, en adjurant le -tribunal de ne point encourager chez le pauvre ce luxe d'un compagnon -inutile, et de l'accoutumer à manger seul la soupe économique de -l'asile, assaisonnée par la sympathie des philanthropes, ses -bienfaiteurs. - -Après ce réquisitoire, que les magistrats avaient écouté avec une faveur -visible, le président invita le vieillard à faire valoir ses moyens de -défense; mais celui-ci ne parut point l'entendre et ne répondit rien. -Les regards attachés sur le vieil ami qui se reposait à ses pieds, il -semblait s'oublier dans une contemplation mélancolique. - -Le chien comprit sans doute l'émotion de ce silence, car il se redressa -lentement, regarda son maître de plus près, et fit entendre un de ces -soupirs plaintifs qui semblent interroger. - -Le paysan abaissa sa main ridée et la posa sur la tête joyeuse de -l'animal. - -«Tu as entendu, dit-il avec une tristesse tendre et sans regarder les -juges; tu as entendu, n'est-ce pas? Il faut nous séparer. La république -se ruinerait à te nourrir! Quelle raison donnerais-je, d'ailleurs, de te -garder? Est-ce parce que depuis quinze années tu partages mon pain, mon -eau et mon rayon de soleil? parce que je suis habitué à entendre à mes -pieds le bruit de ton haleine? parce que tu es le dernier être vivant -qui ait besoin de moi et qui m'aime? Ce qui ne sert qu'à nous aimer est -inutile, ami! on vient de te le dire. Ah! si nous vivions dans un pays -barbare, j'irais avec toi par les campagnes; je m'arrêterais aux portes -des cabanes; et, en voyant mes cheveux blancs, les hommes se -découvriraient, les enfants viendraient te caresser, les femmes nous -donneraient le pain et le sel! Nous boirions tous deux aux fontaines -courantes; nous dormirions à l'ombre des rochers, réchauffés l'un par -l'autre; nous marcherions sur les fleurettes des sentiers, à travers les -parfums des bois, les chansons des oiseaux et les gazouillements des -sources!... Mais nous sommes sur une terre civilisée, et toutes les -routes nous sont fermées. Attendrir les heureux est défendu, dormir sous -le ciel est un crime. On nous a ôté les chances de la compassion avec -les embarras de la liberté, et la bonté des hommes nous a ouvert une -prison où l'on mesure à chacun de nous le pain, l'air et le jour. Toi, -seulement, ami, il n'y a point de place pour toi! On peut manger, -dormir; mais aimer! à quoi bon? Les règlements supposent-ils jamais que -l'homme ait, entre la gorge et l'estomac, quelque chose qui s'appelle le -coeur? Va, ami, je voulais te garder près de moi pour sentir qu'il m'en -restait encore un; mais on te l'a dit: _le règlement n'en passe pas!_ -Cherche donc un nouveau maître, et puisse-t-il te faire oublier -l'ancien!» - -Le vieillard saisit, à ces mots, la tête du chien dans ses deux mains -tremblantes, il la souleva sur sa poitrine, y appuya les lèvres et resta -quelques instants immobile. - -Quand il se leva, une petite larme roulait sur chaque joue à travers ses -rides. - -Maurice ne put retenir une exclamation d'attendrissement. - -«Ah! laissez-lui son chien pour l'aimer!» s'écria-t-il involontairement. - -Mais les juges s'étaient consultés pendant cet adieu muet du vieillard, -et l'arrêt de séparation venait d'être prononcé. - - - - -XI - -Logis des Trappistes.--Moralisation des condamnés par l'idiotisme; -première diatribe de Maurice.--Les Pantagruélistes; avantages de la -profession de criminel; seconde diatribe de Maurice.--M. Le Doux ne -répond rien et garde ses opinions. - - -En sortant, Maurice rencontra M. Philadelphe Le Doux qui le cherchait. -Il venait de se rappeler que c'était l'heure de sa visite aux prisons, -et voulut y conduire le jeune homme. - -La maison de détention de Sans-Pair, bâtie derrière le palais de -justice, était composée de deux établissements distincts, et soumis à -des systèmes contraires. - -Le premier dans lequel M. Le Doux entra portait le nom de _Logis des -Trappistes_, et la tristesse de son aspect justifiait complétement ce -nom. - -On n'y apercevait aucune fenêtre, tous les jours ayant été ménagés sur -les cours intérieures. Le pavage de bois qui l'entourait assourdissait -les moindres rumeurs, et l'enveloppait, pour ainsi dire, d'un silence -sinistre. La porte d'entrée, elle-même, glissait sans bruit sur des -rails polis, et les tapis épais des corridors éteignaient le -retentissement des pas. Les murs étaient matelassés de manière à -intercepter tous les sons, les portes garnies de triples nattes, et une -inscription, qui reparaissait à chaque détour, avertissait les visiteurs -de parler bas. - -Le jour n'avait pas été moins ménagé que le bruit. Partout régnait une -sorte de lueur crépusculaire qui agrandissait les formes et éteignait -les contours. Enfin, l'air lui-même arrivait imperceptiblement sans -rafale et sans murmure. - -A mesure que Maurice avançait dans ces longs couloirs muets et sombres, -il se sentait gagné par un malaise croissant. Cette atmosphère, que ne -traversait aucun bruit, aucune lueur, l'oppressait: une atonie glacée -coulait dans ses veines. Le jeune homme frissonna malgré lui! - -«Ce calme fait peur, dit-il, on se croirait dans un sépulcre. - ---Et cependant dix mille prisonniers vous entourent, fit observer M. Le -Doux. Voyez plutôt!» - -Il avait tiré un rideau, et Maurice se trouva au milieu d'une lanterne -vitrée, formant le centre d'un immense cercle de loges qui renfermaient -les condamnés. A voir ces lignes de cellules superposées, tournant comme -une gigantesque spirale, et allant se perdre dans les combles de -l'édifice, on eût dit l'enfer du Dante renversé. Seulement, pas de cris, -aucun gémissement, nulle prière! un silence glacé planait sur cette -étrange ruche de pierre. On voyait chaque prisonnier s'agiter sans -bruit, dans son alvéole grillé, comme un mort que le galvanisme -soulèverait dans sa tombe. Tous avaient le visage pâle, les mouvements -inquiets, le regard hébété ou hagard. Muets et mornes, ils faisaient -mouvoir les bras de machines dont ils ne connaissaient même pas -l'action. Telle était la disposition des cellules que chaque prisonnier -ne pouvait apercevoir celle qui l'entourait. Les gardiens échappaient -également à ses yeux. Entouré d'une surveillance mystérieuse, il se -savait toujours vu sans pouvoir jamais voir. - -M. Le Doux expliqua à Maurice tous les avantages de ce système -perfectionné _de confinement solitaire_. - -«Par son moyen, dit-il, nous faisons fléchir les plus énergiques -natures. Muré dans l'obscurité et le silence, le captif résiste d'abord, -mais il se raidit en vain; l'ennui, comme une eau souterraine et -croupissante, mine insensiblement sa volonté. Il sent ses muscles se -détendre, son sang se refroidir. L'immobilité de ce qui l'environne -finit par se communiquer à tout son être; il s'épouvante du vide qui -s'est fait autour de lui; il regarde, et ne voit que les murs de sa -prison; il appelle, et n'entend que sa propre voix! Quelques-uns ne -peuvent résister à cette épreuve, et deviennent fous; mais c'est le -petit nombre; la plupart s'assoupissent dans une espèce de torpeur. Sûrs -que leurs moindres actions seront épiées, n'ayant plus la possession de -leur propre pensée, ils y renoncent. Le règlement devient leur -conscience, l'habitude se substitue au désir; ils oublient jusqu'à leur -langue; ce ne sont plus que des animaux domestiques, obéissant -d'instinct à la règle de la maison. On a effacé leurs souvenirs, éteint -leurs passions, coupé au pied leurs espérances; il y a désormais table -rase dans ces esprits; notre but est atteint. Devenus, grâce à nous, des -idiots, il ne leur reste plus qu'à être instruits et moralisés! - ---Hélas! je le vois, dit Maurice, vous avez fait pour les hommes ce que -la châtelaine de Valence avait voulu faire pour son fils. La châtelaine -de Valence était une sainte femme restée veuve avec un seul enfant pour -lequel elle eût donné jusqu'à sa part de paradis. Mais l'enfant, dont le -sang brûlait les veines, s'échappait souvent du château, où ne -retentissaient que les cloches et les prières, afin de goûter aux joies -de la vie. Insensiblement il prit tant de goût au mal que sa seule -tristesse était de ne pouvoir assez pécher. Il connaissait les trois -grands chars qui portent le genre humain aux abîmes: le premier conduit -par l'orgueil, le second par l'impureté, le troisième par la paresse, et -il avait successivement pris place dans chacun, sans jeter même un -regard sur celui du repentir, qu'un attelage boiteux traînait bien loin -en arrière! - -«La sainte châtelaine, voyant la perte de son fils assurée, s'adressa -avec larmes à l'archange saint Michel, patron spécial de sa famille, et -lui demanda d'assurer le salut du jeune homme, fût-ce aux dépens de sa -vie. L'archange, qui avait pitié des pleurs des mères depuis qu'il avait -vu Marie au pied de la croix, se laissa toucher, descendit vers la -sainte femme et lui dit: - -«--Reprenez courage, votre fils peut encore être sauvé. Le Christ a -compté ses jours, il ne lui en reste désormais que trois cents à passer -sur la terre; faites qu'ils soient sans péché, toutes les anciennes -fautes seront remises au coupable, et, à l'heure indiquée, je viendrai -moi-même enlever son âme pour la conduire au ciel.» - -«Cette révélation causa à la châtelaine une grande joie. Son fils -pouvait encore aspirer au bonheur des élus! Cette pensée lui faisait -accepter, presque sans chagrin, une mort prochaine; les espérances de la -chrétienne consolaient les regrets de la mère! - -«Mais, pour mériter cette récompense, il fallait que le pécheur fît -trêve à ses offenses contre la loi de Dieu; et comment, hélas! -l'obtenir? La châtelaine avait déjà inutilement employé les -supplications, et les prières de l'Église n'avaient point été plus -puissantes. Elle songea à un docteur arabe dont les charmes exerçaient, -disait-on, une souveraine puissance sur toutes les volontés, et elle -alla à sa demeure pour lui exposer son désir. - -«Après l'avoir écoutée, le docteur se fit conduire vers son fils, encore -plongé dans le sommeil, et il commença les conjurations puissantes qui -devaient le délivrer de ses passions. - -«D'abord, il toucha les flancs du dormeur, et la châtelaine en vit -sortir une nuée de génies à l'air violent ou hardi: c'étaient la force, -la colère, l'audace et avec elles le courage et l'adresse! - -«L'Arabe toucha ensuite le front, duquel s'élança l'imagination, revêtue -des couleurs de l'arc-en-ciel; le raisonnement, armé de l'épée à double -tranchant; la mémoire, tenant à la main la chaîne d'or qui lie le -présent au passé. - -«Enfin, il toucha le coeur, qui s'entr'ouvrit aussitôt pour donner -passage à la nuée des désirs enflammés, des amours changeants, des -illusions aux ailes d'azur, troupe folle et charmante, qui s'enfuit avec -un cri plaintif. - -«Lorsque le jeune homme se réveilla peu après, il était complétement -transformé! Toutes les idées que sa mère avait combattues, tous les -goûts dont elle s'était affligée, avaient disparu; il n'avait plus de -volonté que la sienne, plus de goûts que ceux qu'elle lui inspirait. Cet -esprit était devenu semblable à la nacelle qui va où le flot l'emporte, -où le vent pousse, où la main conduit. Sa mère disait de marcher, et il -marchait; de prier, et il priait! Les tentations passaient en vain près -de lui, il les regardait passer comme des inconnues auxquelles il ne -doit ni un regard ni un salut! - -«Les trois cents jours s'écoulèrent ainsi pour lui dans une sorte de -sommeil éveillé, et, quand la châtelaine aperçut l'archange Michel, elle -s'écria: - -«--La condition imposée a été remplie, il a gagné sa place dans le ciel; -venez donc, maître, et, sans plus de retard, emportez son âme.» - -«Mais l'archange secoua tristement la tête, et dit: - -«--Hélas! pauvre mère, il n'y en a plus. On n'enlève point les pierres -qui composent une maison sans que la maison croule. Ce que le docteur -arabe a enlevé à votre fils formait l'âme elle même, dont il a fait don -à Satan; il ne vous a laissé que le corps!» - -«Cette légende est l'histoire de ceux qui ont élevé votre prison. Sous -prétexte de racheter le coupable, vous lui avez frauduleusement soutiré -son âme! Depuis quand l'amélioration de l'homme peut-elle venir de la -destruction de ses instincts? Si ces malheureux ont failli, c'est que la -sociabilité n'était point assez développée chez eux, et vous les -condamnez à la solitude; c'est que les bonnes passions étaient plus -faibles que les mauvaises, et vous les égorgez indifféremment toutes; -c'est que leur raison n'avait pas assez mûri au soleil de l'expérience, -et vous la condamnez à l'inaction! Dans les premiers siècles, on -réduisait un ennemi à l'impuissance en coupant les muscles de ses -membres avec le fer; vous avez perfectionné le moyen: vous coupez -aujourd'hui les muscles de l'âme avec l'ennui, et, parce que ces énervés -ne bougent plus, vous les déclarez guéris! Mais qu'en ferez-vous après -une pareille guérison? A quoi peuvent servir des hommes qui ont perdu -leur personnalité, qui ont oublié de vouloir, que vous avez réduits à -l'état d'animaux domestiques vivant sous l'oeil du maître? Où vous aviez -des ignorants, des coupables peut-être, il ne vous reste plus que des -fous, des idiots ou des hypocrites! - -«Sans doute la solitude pouvait être employée pour apaiser la première -effervescence d'un coeur révolté; c'était une douche glacée sous -laquelle le furieux se serait calmé; mais vous avez voulu faire un -régime de ce qui ne devait être qu'un remède; vous avez imité ces mères -anglaises, qui, pour se débarrasser des cris d'un enfant, l'abreuvent -d'opium! Et ne dites pas que vous l'avez fait dans l'intérêt des -coupables, pour leur rachat! Non, vous l'avez fait dans l'intérêt de -vous-mêmes, pour votre repos! En respectant chez l'homme les puissances -extérieures qui font sa vie, la tâche était difficile: il fallait -discipliner des esprits sans règle, apprivoiser des coeurs endurcis, -remettre l'ordre enfin dans un intérieur bouleversé. Vous avez mieux -aimé en murer les portes pour en faire un tombeau. De notre temps, on -enchaînait les corps en laissant les âmes libres; le moyen était brutal; -vous avez dit: «A quoi bon ces chaînes qui meurtrissent, qui tintent aux -oreilles! délivrez-en le corps et tuez tout doucement l'âme: cela ne se -voit pas, et, l'âme morte, le corps ne bougera plus!» O pharisiens! qui -feignez d'ignorer que l'abrutissement n'est point une régénération! -Hommes de peu de foi, qui ne savez point ce que l'amour et la patience -peuvent obtenir des plus criminels! Cherchez le coeur le plus endurci, -frappez au point voulu, et il en sortira une source vive. Tant qu'un -homme vit, tant qu'il aime quelque chose de la création, Dieu ne s'est -point complétement retiré de lui, et son âme n'est point perdue sans -retour.» - -M. Philadelphe Le Doux avait profité de cette longue improvisation de -Maurice pour remettre à M. Atout son rapport annuel, constatant les -excellents résultats obtenus par le système cellulaire, et pour écrire -au crayon quelques notes sur la nécessité de supprimer les numéros des -loges, qui pouvaient distraire encore le condamné. Lorsqu'il eut achevé, -il releva la tête et regarda le jeune homme avec ce vague sourire des -gens qui veulent avoir entendu sans avoir écouté. - -«Ah! fort bien, dit-il, je vois que vous avez étudié la question... -Mais, aujourd'hui encore, deux systèmes se partagent les esprits et les -prisonniers. Nous avons vu le _Logis des Trappistes_, il nous reste à -visiter celui des _Pantagruélistes_. Allez devant vous, de grâce, puis -prenez la porte à gauche, nous arriverons justement pour les voir -dîner.» - -Maurice, ayant suivi les indications données, se trouva dans une cour, -qu'il traversa; puis à l'entrée d'un bâtiment à colonnade de marbre, -entouré de jets d'eau et de promenades: c'était la seconde prison de -Sans-Pair, récemment fondée pour les scélérats réputés incorrigibles. - -On n'y entendait que musique, chants et éclats de rire. La première -salle était un parloir, où les condamnés recevaient les visites. Il y -avait là de charmantes grandes dames attirées par le désir de causer -avec des scélérats d'élite, ou de les faire écrire sur leurs albums; des -artistes occupés à peindre les plus célèbres criminels; des hommes de -lettres rédigeant, pour l'instruction du public, les mémoires intimes -des faussaires et des meurtriers. Les prisonniers faisaient les honneurs -de chez eux avec la politesse fière de gens qui comprennent leur -importance. - -Tout à côté se trouvait la salle de concerts, dans laquelle -retentissaient les chansons d'argot, avec accompagnement de clarinettes -et de vielles organisées. Puis venaient l'estaminet, dont les habitués -fumaient le narguillé à bec d'ambre, étendus sur des divans de velours; -le billard garni de queues à procédés, et la galerie de consommation, où -l'on servait, d'heure en heure, aux condamnés, des sorbets, du vin chaud -ou des punchs à la romaine. - -Le soir il y avait spectacle, puis bal masqué sans gardes municipaux. - -Ainsi que M. Le Doux l'avait annoncé, les visiteurs trouvèrent les -Pantagruélistes à table. Ils dînaient, à trois services, de petits pieds -et de primeurs, avec dessert, café et liqueurs fines. - -«Vous le voyez, dit le philanthrope en souriant, le système de -moralisation est ici tout contraire. Là-bas nous améliorons le coupable -en lui ôtant le nécessaire, ici nous atteignons le même but en lui -prodiguant le superflu. Chaque méthode a son avantage, et les résultats -sont, des deux côtés, également satisfaisants. Chez les Trappistes, nous -obtenons la soumission en atténuant l'homme; chez les Pantagruélistes, -en le comblant. Celui-là perd l'énergie nécessaire pour échapper à la -captivité, celui-ci y est retenu par le lien du plaisir. Il n'y a point -encore d'exemple d'un Pantagruéliste qui ait essayé de fuir sa prison, -et la plupart ne la quittent qu'en pleurant. Aussi a-t-on soin de -compter à chaque libéré, pour adoucir ses regrets, une somme -proportionnée au temps qu'il a passé en prison, de sorte que les grands -bandits sortent d'ici électeurs et souvent éligibles. Quelques esprits -chagrins ont blâmé cette générosité envers des condamnés; mais, ainsi -que je l'ai fait observer dans mon dernier rapport, ces scélérats n'en -sont pas moins nos semblables: _Homo sum, et nihil humani a me alienum -puto_. Philanthropique maxime, que la Société humaine a écrite dans le -coeur de tous ses membres et en tête de toutes ses circulaires. Ah! que -n'est-elle comprise de tous! _Homo sum!_ c'est-à-dire je pourrais être -un voleur, un incendiaire, un assassin; _nihil humani a me alienum -puto:_ donc, je dois regarder comme des frères tous ceux qui -assassinent, volent et incendient. - ---Soit, dit Maurice; mais comment regardez-vous alors ceux qui édifient, -travaillent et font vivre? Si indulgent pour les pauvres criminels, -serez-vous impitoyable pour les pauvres honnêtes gens? La philanthropie -s'occupe beaucoup de ceux qui ont succombé au mal; elle leur ouvre des -asiles, elle leur fournit des ressources, elle leur offre des -patronages; et ceux qui ont résisté aux tentations, ou qui les -combattent, restent abandonnés! Pour obtenir votre protection, il faut -le certificat d'un crime, comme il fallait autrefois un certificat de -civisme. Ah! soyez bons pour les coupables: le Christ a pardonné à la -femme adultère et relevé la Madeleine; mais pensez aussi un peu aux -innocents! Faites que le devoir ne leur devienne pas trop difficile. -Pour leur tendre la main, n'attendez pas qu'ils soient tombés; ne les -exposez point à trouver que la société fait plus d'efforts et de -sacrifices pour ses fils ingrats que pour ses fils pieux; ne tuez pas, -enfin, tous les veaux gras au profit de l'enfant prodigue, et gardez-en -quelques-uns pour ses frères, qui ne vous ont ni dépouillés ni flétris. -Ce qui m'étonne, ce n'est pas que vos Pantagruélistes acceptent le -bonheur que vous leur faites; mais que vos travailleurs se résignent à -la misère où vous les laissez. Ah! pour accomplir le devoir si -difficilement et avec si peu d'aide, il faut, quoi qu'on en dise, que le -bien ait aussi sa saveur. Combien de malheureux peuvent envier le pain -quotidien, l'habit de drap, la salle chauffée du bagne, et s'acharnent -pourtant à leur douloureuse probité? - ---Vos souhaits ont été prévus, dit M. Le Doux, notre bienfaisante -tutelle s'est également étendue sur le travailleur. Puisque nous sommes -en cours d'études philanthropiques, je veux vous montrer la colonie -industrielle de notre vice-président, l'honorable Isaac Banqman. Ce -n'est point seulement un grand capitaliste et un homme politique -influent, la république n'a pas de membre plus zélé pour le -perfectionnement des machines et des classes laborieuses. Nous allons -prendre le chemin de fer du quartier, qui nous conduira, en trois -secondes, à la porte de son établissement. - - - - -XII - -Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur les -hommes.--Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.--Pupilles de la -Société humaine; hommes perfectionnés d'après la méthode anglaise pour -les croisements.--Une femme dépravée par les instincts de maternité et -de dévouement. - - -L'usine d'Isaac Banqman occupait le revers d'une montagne percée en tous -sens de voûtes souterraines où mugissaient les locomotives et que -traversaient sans cesse les wagons rapides. Cent cheminées vomissaient -des torrents de fumée qui se réunissaient plus haut, se condensaient, et -formaient, au-dessus de la colline, une sorte de dôme flottant. Des -roues immenses tournaient lentement à la hauteur des toits, tandis que -des retentissements sourds et réguliers ébranlaient la montagne. - -Tout ce bruit, tous ces mouvements et toute cette fumée étaient employés -à la confection de moules de bouton! C'était là la spécialité à laquelle -M. Banqman devait sa fortune et son importance politique. - -A la vérité, le célèbre industriel avait apporté à cette fabrication des -perfectionnements qui ne pouvaient manquer d'en rehausser l'importance. -D'abord, il avait ruiné tous les fabricants moins riches qui s'étaient -hasardés à soutenir la concurrence; ensuite, une fois seul, il avait -augmenté de cinquante pour cent le prix de vente de ses produits; enfin, -grâce à son influence politique, il venait d'obtenir du ministre une -ordonnance qui obligeait tous les fonctionnaires publics à ajouter trois -boutons à leurs caleçons. - -Il avait, du reste, mérité cette faveur en annonçant qu'il fournirait -gratuitement aux hôpitaux de Sans-Pair tous les moules de bouton dont -pourraient avoir besoin les malades, les morts ou les enfants au -maillot. - -Il s'était, de plus, décidé à établir dans son usine même cette colonie -de travailleurs dont M. Philadelphe Le Doux avait parlé à Marthe et à -Maurice. - -En arrivant à la fabrique, le philanthrope fit avertir l'honorable M. -Banqman, qui se trouvait alors dans son cabinet, occupé à regarder des -poissons rouges dans un bocal. - -M. Banqman continua son intéressant examen tout le temps qu'un homme -important doit faire attendre pour paraître occupé. Il ne descendit -qu'au bout d'une demi-heure, et s'excusa sur les innombrables affaires -qui l'accablaient. Le Gouvernement avait recours à lui pour toutes les -questions difficiles; il était victime de sa réputation d'homme -pratique. On avait compris le danger de consulter des théoriciens, des -penseurs; on ne voulait plus écouter que ceux qui avaient étudié, comme -lui, les grands principes d'économie politique en fabriquant des moules -de bouton. Aussi n'avait-il plus un seul instant; tout son temps -appartenait à l'État et à l'humanité! - -M. Le Doux l'arrêta à ce mot, pour lui faire connaître le but de leur -visite. M. Banqman, flatté, déclara qu'il était prêt à leur montrer la -colonie modèle, dont l'organisation généralisée devait un jour réaliser -l'âge d'or pour tout le monde. - -Il leur fit, en conséquence, traverser l'usine, dont il leur expliqua, -en passant, les différents travaux exécutés par des machines de toutes -grandeurs et de toutes formes. - -On voyait leurs immenses bras s'avancer lentement et soulever les -fardeaux, leurs engrenages saisir les objets comme des doigts -gigantesques, leurs mille roues tourner, courir, se croiser! A regarder -la précision de chacun de ces mouvements, à entendre ces murmures -haletants de la vapeur et de la flamme, on eût dit que l'art infernal -d'un magicien avait soufflé une âme dans ces squelettes d'acier. Ils ne -ressemblaient plus à des assemblages de matière, mais à je ne sais quels -monstres aveugles, travaillant avec de sourds rugissements. De loin en -loin, quelques hommes noircis apparaissaient au milieu des tourbillons -de fumée: c'étaient les cornacs de ces mammouths de cuivre et d'acier, -les valets chargés d'apporter leur nourriture d'eau et de feu, -d'étancher la sueur de leur corps, de le frotter d'huile, comme -autrefois celui des athlètes, de diriger leurs forces brutales, au -risque de périr, tôt ou tard, broyés sous un de leurs efforts, ou -dévorés par la flamme de leur haleine! Maurice suivait d'un regard -attristé ces victimes de la mécanique perfectionnée. Il comparait -instinctivement ces merveilleuses machines dont il voyait les membres -polis, luisants, bien nourris, à ces hommes flétris et hagards qui -s'agitaient à l'entour. En entendant le concert terrible de vapeur -sifflante, de fer froissé contre le fer, de grondements de flammes, de -bouillonnements d'onde, de vents attisant la fournaise comme un orage, -il se sentait saisi d'une sorte de terreur. Il cherchait en vain la vie -au milieu de cette tempête de la matière en travail; il en entendait -bien le bruit, il en voyait bien le mouvement, mais tout cela était -comme une imitation artificielle; cette activité n'avait point d'élans -contagieux. Loin qu'elle excitât, vous vous sentiez devant elle saisi de -torpeur. Le mouvement uniforme de ces machines ne vous parlait pas; il -n'y avait rien de commun entre elles et vous; c'étaient des monstres -aveugles et sourds, dont la force vous épouvantait. - -Maurice se rappela alors, tout à coup, la petite fabrique placée -autrefois près de la maison de son oncle; le bruit des métiers conduits -par des mains d'enfants ou de jeunes filles, les rires prolongés qui -couvraient le croassement des navettes; les chansons qui couraient d'un -banc à l'autre, les joyeuses malices et les confidences faites tout bas! -Il se rappela surtout Mathias, le vieux soldat!--doux et joyeux -souvenir, qui faisait revivre pour lui les impressions de son -adolescence! - -Mathias s'était promené quinze ans à travers l'Europe, souffrant la -faim, vivant dans la mitraille, conquérant chaque matin à la baïonnette -la place où il dormait le soir; et tout cela, Mathias l'avait fait pour -un mot qu'il n'était pas bien sûr de comprendre, mais qu'il sentait: la -France! Il l'avait fait jusqu'au jour où son pays, vaincu par le nombre, -avait dû accepter la paix; et ce jour-là Mathias, le coeur gonflé de -douleur et de colère, avait détaché, avec une larme, la cocarde qui le -condamnait depuis quinze ans à combattre et à souffrir! - -Rentré en France, il se rappela une soeur, seule parente qui lui restât, -et prit la route du village qu'elle habitait. - -Là, il apprit que sa soeur était morte, laissant un garçon et une fille -que le fermier voisin avait recueillis par charité. - -Mais la charité, sans coeur, est un prêt à usure; il n'enrichit que -celui qui donne. Quand Mathias arriva à la ferme, il trouva, sur le -seuil, les deux orphelins qui se disputaient un morceau de pain, tandis -que le paysan s'indignait de leur débat et criait: - -«Ces enfants ne peuvent se souffrir! - ---Dites qu'ils ne peuvent souffrir la faim», répliqua Mathias. - -Et, prenant par la main les deux affamés, il les emmena. - -La charge était lourde pour le vieux soldat, mais il ne s'en effraya -point. Il se rappelait la maxime de son lieutenant, que pour faire la -plus longue route il suffisait de remettre sans cesse un pied devant -l'autre, et il l'avait appliquée à toutes les choses de la vie. - -Arrivé à Paris avec les enfants, il les nourrit de son travail, jusqu'au -moment où ils purent s'atteler avec lui à cette roue qui broyait le pain -de chaque journée. Mathias les avait placés tous deux dans la même -fabrique. A l'heure où les métiers s'arrêtaient, on ne manquait jamais -de le voir arriver, portant à la main le panier couvert qui renfermait -leur repas. En l'apercevant, les petits garçons se plaçaient au port -d'armes et battaient la charge, tandis que les jeunes filles répétaient -en souriant: - -«C'est le père Mathias! bonjour, monsieur Mathias!» - -Car jeunes filles et jeunes garçons aiment également ces vieux lions qui -ne rugissent que contre les forts. - -Après avoir répondu à tous par un signe, par un mot, par un sourire, le -vieillard allait s'asseoir dans quelque coin abrité avec Georgette et -Julien; puis l'on découvrait le panier. Mais non tout d'un coup! il -fallait d'abord deviner ce que Mathias apportait! et Dieu sait quels -efforts pour ne point rencontrer juste et lui laisser la joie de la -surprise. Enfin, quand les enfants déclaraient avoir épuisé la liste de -leurs suppositions, le vieux soldat soulevait le couvercle d'osier, -tirait lentement le mets inconnu et le présentait aux regards de ses -convives! - -«Ah! ah! vous ne vous attendiez pas à ça! s'écriait-il! c'est -aujourd'hui fête à la cantine; nous avons mis des noeuds de rubans à la -marmite.» - -Et il étalait avec complaisance, sur le panier transformé en guéridon, -ce pauvre dîner dont la bonne volonté de tous faisait un festin. - -Puis, en mangeant, on causait! Les enfants racontaient les nouvelles de -l'atelier, et Mathias y trouvait toujours l'occasion de quelques bons -conseils. Car pendant les longues nuits de bivouac, quand la faim ou le -froid le tenaient éveillé, le vieux soldat avait réfléchi pour se -distraire, et il s'était fait une philosophie formulée en quelques -axiomes, qu'il appelait la charge en douze temps de la vie. Parmi ces -axiomes, il y en avait quatre surtout qu'il répétait sans cesse, comme -comprenant tous les autres: - -1º Tu seras fidèle à ton drapeau jusqu'à la mort; - -2º Tu tiendras moins à ta peau qu'au triomphe de ton régiment; - -3º Tu ne feras point la guerre à ceux qui n'ont point de cartouches; - -4º En temps de pluie, tu ne demanderas pas de soleil. - -Et, afin que les orphelins pussent comprendre ces maximes, il leur -expliquait comment le drapeau, pour eux, c'était l'honneur; comment leur -régiment comprenait tous les hommes; comment les cartouches manquaient -aux pauvres et aux faibles, et comment la pluie et le soleil étaient la -destinée rude ou facile que Dieu nous avait faite. - -Il ajoutait encore beaucoup de précieux enseignements sur la -persévérance, sur l'orgueil, sur les liaisons, et finissait toujours par -encourager au travail Georgette et Julien. - -«La semaine, disait-il, est un caisson de vivres traîné par sept -chevaux: si vous en détachez un, le caisson marchera encore; deux, il -n'avancera que difficilement; trois, il demeurera dans l'ornière et -laissera l'armée sans pain.» - -Les enfants écoutaient religieusement les leçons du vieux soldat et les -retenaient. Pendant trois années Maurice les avait vus revenir tous les -jours à la même place, aussi soumis, aussi joyeux! Mathias était leur -expérience, et ils étaient l'avenir de Mathias. Tandis que l'âge -courbait son épaule et dépouillait son front, les deux enfants -grandissaient à ses côtés, jeunes et vivants, comme des rejetons -vigoureux jaillissant d'un tronc à demi desséché. - -Souvent aussi les autres enfants de la fabrique venaient s'asseoir -autour du soldat, en lui demandant de raconter une de ses batailles, et -ils assistaient alors aux leçons du vieillard, qui, avant de quitter la -terre, leur laissait ainsi les semences de son âme! Perpétuelle école -ouverte pour le peuple près du foyer ou sur les seuils, et dans laquelle -celui qui s'en allait initiait doucement ceux qui venaient d'arriver à -cette vie de courage, de patience et de sacrifice. - -Hélas! Maurice cherchait vainement quelque chose qui pût lui rappeler la -petite fabrique d'autrefois. Ici plus de masures sombres, plus de -métiers imparfaits; mais aussi plus de rires, ni de chants! Il -s'efforçait en vain de découvrir un père Mathias, une Georgette, un -Julien!... Il n'apercevait que des machines parfaites et des ouvriers -abrutis! - -Après avoir tout montré et tout expliqué à ses hôtes, M. Banqman arriva -enfin, avec eux, au quartier des _pupilles de la Société humaine_. - -C'était une série de loges, dont chacune renfermait un ménage, sans -enfants: car ceux-ci étaient séparés de leurs parents dès la naissance, -et élevés à forfait. Ainsi dégagée des soins de mère, la femme l'était -également des soins d'épouse. Elle n'avait à préparer ni la nourriture, -ni les vêtements, ni le logis: tout cela se faisait à l'entreprise. Elle -n'était point non plus chargée d'épargner les gains du mari: il y avait -un économe qui réglait les dépenses et les salaires; de veiller à sa -santé: il y avait un médecin qui faisait chaque matin sa visite; -d'entretenir en lui les bonnes pensées: il y avait un aumônier qui -prêchait toutes les semaines! De son côté, le mari était exempté de -prévoyance, de protection, de courage. - -«De cette manière, dit M. Banqman, le travailleur reste sous notre -tutelle, bien logé, bien nourri, bien vêtu, forcé d'être sage, et -recevant le bonheur tout fait. Non-seulement nous réglons ses actions, -mais nous arrangeons son avenir, nous l'approprions de longue main à ce -qu'il doit faire. Les Anglais avaient autrefois perfectionné les animaux -domestiques, dans le sens de leur destination; nous avons appliqué ce -système à la race humaine, en la perfectionnant. Des croisements bien -entendus nous ont produit une race de forgerons dont la force s'est -concentrée dans les bras, une race de porteurs qui n'ont de développés -que leurs reins, une race de coureurs auxquels les jambes seules ont -grandi, une race de crieurs publics uniquement formés de bouche et de -poumons; vous pouvez voir dans ces loges des échantillons de ces -différentes espèces de prolétaires, auxquels nous avons donné le nom de -_métis industriels_. - ---Et l'on n'a pas apporté moins de soins à leur instruction, ajouta M. -Le Doux, qui se fatiguait d'écouter des explications au lieu d'en -donner. Nous avons écarté de l'enseignement populaire tout ce qui -n'avait point d'application pratique et immédiate. Autrefois on perdait -un temps précieux à lire l'histoire des grandes actions, à apprendre des -vers qui remuaient le coeur, à répéter des maximes de morale et de -religion; nous avons substitué à tout cela l'arithmétique et le code! -Tous _les pupilles_ apprennent à lire et à écrire, mais seulement pour -lire les prix courants et écrire les mémoires de frais. - ---Et ils se soumettent patiemment à ce régime? demanda Maurice. - ---Quelques natures dépravées résistent seules à notre paternelle -direction, répliqua Banqman; vous en avez là devant vous un exemple. - ---Quoi! demanda Maurice, cette jeune femme, dont le regard est si fier -et si caressant? - ---Rien ne peut la dompter, reprit le fabricant; elle prétend que nous -lui avons ôté le repos en la déchargeant des soins pénibles qu'exigeait -son enfant, et que nous l'avons dépouillée de ses plus douces joies en -ne lui laissant aucune des charges du ménage!» - -Maurice tourna les yeux vers la jeune femme. - -«La voix de Dieu n'est donc pas étouffée dans tous ces coeurs? -pensa-t-il; il en est encore qui ont conservé l'instinct des grandes -lois! Oui, résiste toujours, courageuse femme, contre la tranquillité et -l'aisance qu'on t'a faites, car tu les payes de tes plus saintes -jouissances. Ne peuvent-ils donc comprendre que ces veilles et ces soins -de la mère, ces labeurs et ces économies de l'épouse, sont les plus -précieux anneaux dont se forme la chaîne domestique? Ne regardent-ils -donc l'union de l'homme et de la femme que comme une association -commerciale, dont le premier but est le gain? Le fonds social, ici, ne -se compose point seulement d'argent, mais de patience, de bonne volonté, -d'affection; c'est là surtout le capital qu'il faut accroître, pour que -l'association prospère. Ah! laissez à la femme son utilité de chaque -instant, pour que l'homme la sente à chaque instant plus précieuse! -Laissez-la faire le travail même qu'un étranger ferait mieux, afin -d'obtenir le salaire sans lequel elle ne saurait vivre, la -reconnaissance de ceux qu'elle aime! Pourquoi vouloir régénérer le -pauvre en l'affranchissant des devoirs de famille? Ne sentez-vous pas -que ces devoirs sont la source d'où découle tout bien? Loin de les -amoindrir, rendez-les plus saints à ses yeux, en lui facilitant leur -accomplissement; ne vous substituez pas à sa conscience, mais -éclairez-la; n'achetez pas, enfin, ces âmes à fonds perdus, mais -donnez-leur au contraire plus de volonté, plus de vie! Le peuple n'est -point un prodigue qu'il faut interdire, c'est un enfant qu'il faut -diriger et aider à grandir!» - -Banqman et Le Doux continuèrent leur explication en montrant aux deux -visiteurs la maison de retraite des travailleurs, où l'on utilisait les -restes de leur force jusqu'au moment de l'agonie, et l'amphithéâtre, où -leurs corps étaient livrés au scalpel des élèves-médecins pour un prix -convenu: car, les pères ne s'étant point occupés du berceau des enfants, -les enfants ne s'occupaient point de leurs tombes! - -Mais Maurice regardait sans voir, écoutait sans entendre! Une sourde -tristesse s'était glissée dans son coeur, et il rentra chez M. Atout -découragé. - -Marthe, de son côté, avait aperçu de plus près que le jour précédent la -sécheresse et les misères de la vie domestique; quand Maurice lui eut -raconté ce qu'il avait vu, elle se jeta dans ses bras les yeux mouillés -de larmes. - -«Ah! qu'avons-nous fait? s'écria-t-elle. Dans le monde où nous vivions, -tous n'avaient point encore abandonné le Dieu des âmes pour le veau -d'or; les chaînes de la famille n'étaient point partout brisées; les -inspirations du coeur n'étaient pas complétement éteintes; quoique riant -du mal, on connaissait encore le bien; mais ici, Maurice, tout est perdu -sans retour! - ---Pourquoi cela? demanda le jeune homme, qui eût voulu douter. - ---Hélas! répliqua Marthe, parce qu'on ne sait plus aimer.» - - - - -DEUXIÈME JOURNÉE - -XIII - -Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants, les médecins et -le directeur. Dans la crainte de recevoir les malades trop bien -portants, on ne les reçoit qu'après leur mort.--Réflexions de -Marthe.--Les hommes jugés par le docteur Manomane.--Les fous de l'an -trois mille.--Les ménageries et le jardin botanique. - - -Lorsque les deux époux descendirent le lendemain, ils trouvèrent leur -hôte avec un de ses parents, le docteur Minimum, qui avait appris -l'indisposition de milady Atout, et venait pour s'informer -officieusement de sa santé. - -Le docteur Minimum était le plus illustre représentant du nouveau -système médical, qui consistait à vous donner la maladie que vous -n'aviez point encore, et à l'élever en serre chaude pour en hâter le -développement. De cette manière, le patient mourait, en général, dès le -second ou le troisième jour, ce qui était pour lui une évidente économie -de temps. - -Quant au médecin, il ne devait se proposer qu'un but: augmenter le mal -pour le guérir plus sûrement. Aviez-vous, par exemple, un rhume: on le -transformait en pleurésie; une migraine: on en faisait une fièvre -cérébrale; un étourdissement: on le poussait à l'apoplexie. - -Au moment où les deux époux entrèrent, M. Minimum racontait à son cousin -les merveilleux résultats obtenus par cette méthode et le pressait de -visiter l'hôpital où il venait d'en faire l'application. M. Atout -s'excusa, mais Maurice accepta à sa place, et, après avoir donné -rendez-vous à son hôte chez M. de l'Empyrée, qui les attendait vers le -milieu du jour, il monta avec Marthe dans la voiture du médecin. - -Celui-ci les conduisit au grand hôpital de Sans-Pair, bâti à l'extrémité -du faubourg. - -Ils aperçurent d'abord d'élégantes galeries entourées de gazons et de -bosquets: c'étaient les salles destinées aux médecins; puis un édifice -somptueux, s'élevant au milieu des fleurs: c'était la maison des soeurs -hospitalières; puis un palais, devant lequel s'étendaient des jardins -décorés de grottes, de jets d'eau et d'ombrages: c'était le logis du -directeur. - -«La ville a dépensé 20 millions, dit le docteur Minimum, pour faire de -son grand hôpital un établissement modèle. Médecins, surveillants, -administrateurs, sont ici logés et nourris aux frais de la République. -Des équipages, toujours attelés, attendent leurs ordres, et leurs filles -reçoivent une dot sur la caisse des frais de bureau. - ---Mais les malades? demanda Maurice. - ---Ah! les malades sont là-bas, dit le docteur en montrant un sombre -édifice caché au fond de longues cours sans air et sans verdure. La vue -de leurs salles est triste, elle eût déparé l'ensemble de -l'établissement: on les a cachées derrière, de manière à ne laisser voir -que ce qui constitue véritablement l'hôpital, c'est-à-dire l'habitation -des directeurs. Malheureusement le terrain a manqué. Après avoir pris le -jardin des médecins, le parterre des religieuses, le parc de l'économe, -il n'est resté qu'une petite cour pour les convalescents; mais, comme la -plupart des malades succombent, on peut, à la rigueur, se passer de -promenade. - ---Vous ne les recevez donc qu'au moment de l'agonie? dit Marthe. - ---Quand nous ne les recevons pas après, répliqua Minimum. Quiconque veut -être reçu à l'hôpital doit d'abord se transporter au bureau d'examen, -situé à l'autre bout de Sans-Pair, attendre son tour, obtenir un -certificat, puis faire huit lieues pour se mettre au lit. Grâce à ces -excellentes précautions, nous sommes sûrs de ne jamais admettre de gens -bien portants; seulement, les malades peuvent nous arriver morts: c'est -un léger inconvénient du bon ordre établi parmi les administrateurs. Du -reste, rien n'a été négligé par eux pour que le grand hôpital de -Sans-Pair puisse servir aux progrès de la science. Nous avons toujours -une salle d'essai où l'on expérimente les nouvelles doctrines. Si le -malade guérit, le traitement est adopté; s'il succombe, c'est tant pis -pour le système. Il y a, en outre, un laboratoire pour étudier combien -il peut entrer de parties ayant un nom dans chaque substance; un chenil -où l'on élève des chiens destinés à être empoisonnés et dépecés dans -l'intérêt de l'humanité; des amphithéâtres toujours riches en cadavres -de choix, et une magnifique collection de squelettes sous verre. Il nous -manque bien encore plusieurs choses: la galerie des monstres n'est pas -complète; nous aurions besoin de renouveler nos bocaux de foetus, et -l'on demande, depuis longtemps, des échantillons des différentes races -humaines proprement empaillés; mais notre économe espère arriver à -toutes ces améliorations par les _bonis_.» - -Maurice demanda ce que c'était. - -«On nomme ainsi, reprit le médecin, les économies réalisées aux dépens -des malades. Que le potage soit moins gras, boni; le pain moins blanc, -encore boni; le vin tempéré d'eau, toujours boni! C'est une méthode -perfectionnée pour faire danser l'anse d'un panier qui renferme dix -mille portions. C'est ainsi que les établissements s'enrichissent, et -que les économes acquièrent des droits à la reconnaissance et aux -gratifications. On peut donc dire, en principe, qu'un hôpital bien -administré est celui où les malades sont assez mal pour que la caisse -s'en trouve bien.» - -Tout en parlant, le docteur était arrivé à la première salle. - -Le parquet en était soigneusement ciré, les lits élégants, les murs -tapissés de nattes coloriées, et les fenêtres garnies de rideaux de -soie; mais ce luxe était déparé par l'aspect des appareils opératoires, -de toute dimension, qui dressaient çà et là leurs bras d'acier. Quant -aux soins, ils n'étaient ni plus tendres ni plus délicats qu'autrefois. -Les médecins examinaient toujours publiquement les malades, en -découvrant chaque plaie aux yeux des élèves; ils décrivaient froidement -leurs souffrances, expliquaient tout haut les chances heureuses ou -fatales. Le râle de l'agonisant épouvantait le malheureux livré à la -crise qui devait décider de sa vie; l'aspect du mort recouvert par le -drap funèbre glaçait le sourire du convalescent qui se sentait renaître! - -Marthe, le coeur serré, tourna vers Maurice ses yeux humides. - -«Ah! ce n'est point là ce que j'espérais, dit-elle à demi-voix; ceci est -toujours, comme de notre temps, l'infirmerie du pauvre et de -l'abandonné! Le parquet peut être plus brillant, le mur moins nu, la -fenêtre plus richement ornée; mais qu'a-t-on fait pour ceux qui -souffrent? Ne sont-ils point restés confondus comme un bétail, livrés -aux tentatives et aux curiosités de la science, épouvantés par la vue de -ces instruments de torture? Ah! ce que j'espérais d'une civilisation -plus éclairée, c'est que l'hôpital eût perdu son caractère de dureté; -c'est que le malade eût cessé d'être une chose à réparer gratuitement, -pour devenir un être souffrant dont on eût ménagé les sensations, -respecté les effrois, soutenu le coeur; c'est qu'il eût retrouvé, enfin, -dans cette demeure commune, quelques-uns des soins de la famille. A quoi -bon tant d'or prodigué pour les choses, si rien, hélas! n'est changé -pour les êtres? Donnez à chacun de ces malheureux un coin qui soit à -lui, et où les cris du mourant ne viennent point l'épouvanter; ne -traitez point son corps endolori comme une propriété qu'il a dû vous -abandonner en franchissant le seuil; ne lui faites point sentir que ce -lit est une aumône; qu'il est à votre discrétion, non-seulement par le -mal, mais par la misère. Puisqu'il souffre, c'est lui qui est le roi, -vous le serviteur. N'avez-vous donc jamais senti un redoublement de -tendresse pour le membre de la famille que la douleur atteint? Comme sa -volonté vous devient sainte! comme on lui pardonne tout! comme on -donnerait avec joie une part de sa santé et de ses jours pour le guérir! -Eh bien! le pauvre et le délaissé ne sont-ils point des membres de la -grande famille? Les plus mauvaises mères reprennent quelque amour pour -l'enfant malade, pourquoi la société aurait-elle moins de coeur pour ses -fils? - ---Parfaitement dit, s'écria le docteur Minimum, qui avait entendu les -derniers mots prononcés par Marthe; j'ai toujours soutenu que l'on ne -devait point économiser sur le service des hôpitaux, et que nos -appointements devraient être doublés. Mais on méconnaît les véritables -besoins. Toutes les ressources de la République sont dévorées par les -femmes et par les avocats. Heureusement que l'on a pour consolation le -sentiment du devoir accompli... et sa clientèle. La mienne grandit -chaque jour, grâce aux succès qu'obtient ici mon traitement. Je lui ai -donné le nom de _méthode par les infiniment petits_, parce que je ne -procède que par les atomes: atomes de tilleul, atomes de fleur -d'oranger, atomes de sucre candi. Moins il y en a, plus l'effet est -certain. Je prends une molécule d'un corps, quelque chose d'impalpable, -d'insapide, d'invisible, le millième d'un rien! je le jette dans trente -litres d'eau, je mêle, je décante, et je fais prendre la lotion par -cuillerées. Toute maladie qui résiste à cette médication est -positivement incurable, et la mort du sujet ne peut être imputée qu'à -son organisation.» - -Après avoir traversé une partie des salles, les visiteurs ressortirent -par l'autre extrémité du grand hôpital, et se trouvèrent en face d'un -second édifice, destiné aux aliénés. Sur la prière de ses deux -compagnons, le docteur Minimum fit demander son confrère Manomane, qui y -remplissait les fonctions de premier médecin. - -Celui-ci arriva l'air effaré, examina Marthe et Maurice, et s'écria: - -«Je comprends, je comprends... regards attentifs... contraction des -sourciliers... physionomie étonnée!... Il doit y avoir absorption des -facultés générales au profit d'une préoccupation partielle. L'espèce est -depuis longtemps classée et peut se guérir. - ---Dieu me pardonne! il vous prend pour des pensionnaires, interrompit -Minimum; veuillez lui déclarer vous-mêmes que vous ne venez point ici en -malades, mais en curieux. - ---Ah! c'est une visite, reprit Manomane, qui examina les deux -ressuscités d'un oeil scrutateur; une visite de curiosité!... encore un -symptôme!...» - -Et se penchant vers son confrère: - -«Méfiez-vous d'eux, ajouta-t-il plus bas... Cette apparence calme... ce -sourire... nous connaissons cela; méfiez-vous.» - -Et, comme Minimum éclatait de rire, il le regarda lui-même plus -attentivement et murmura: - -«Incapacité de suivre un raisonnement... crédulité aveugle... troisième -espèce observée par le docteur Insanus et déclarée incurable!...» - -Puis, passant devant le médecin et ses deux compagnons, il les invita -brusquement à le suivre. - -Le contact perpétuel de ses malades était insensiblement devenu -contagieux pour le docteur Manomane. Il prétendait que la société avait -enfermé certains fous pour faire croire au bon sens de ceux qu'elle -laissait libres, mais qu'en réalité le monde ne se trouvait peuplé que -d'aliénés à différents degrés. Les plus sages étaient au moins des -candidats à la folie. Il développa ses principes à cet égard en -énumérant tous les signes auxquels on reconnaissait l'aberration. -Pensez-vous à une chose plus souvent qu'à toute autre: folie! -Préférez-vous quelqu'un à vous-même: plus grande folie! Vous -réjouissez-vous d'une espérance incertaine: comble de la folie!... - -Manomane compta ainsi, sous forme de litanie, six cent trente-trois -variétés différentes des maladies mentales, comprenant tous les élans de -la pensée et tous les mouvements du coeur. Il montrait en même temps à -ses trois compagnons des exemples de ces différentes aliénations, -classées par ordre comme les familles de plantes d'un herbier. - -Dans cette espèce d'exhibition, Maurice s'arrêta devant un homme à l'air -calme et souriant. - -«Celui-ci, dit le docteur, a été un de nos plus riches commerçants. -Malheureusement, tout le monde le croyait dans la plénitude de sa -raison, lorsqu'un ancien associé ruiné par son père lui intenta un -procès en restitution. Les juges décidèrent en faveur de notre -millionnaire; mais lui-même, éclairé par les débats, refusa les -bénéfices de l'arrêt et voulut se dépouiller en faveur de son -adversaire. Il a fallu, pour empêcher la restitution, le faire interdire -et l'enfermer. - -Quant au vieillard qui écrit là-bas, nous ne le connaissons que sous le -nom de _Père des hommes_. Il travaille depuis cinquante ans à un système -social d'après lequel chacun serait ici-bas rétribué selon ses oeuvres. -Il prétend que Dieu a donné à toutes les créatures humaines un droit -égal au bonheur, et que dans une société chrétienne la misère ne devrait -pas être le résultat du hasard, mais la punition du vice. Chaque soir et -chaque matin il se met à genoux et répète les mains jointes cette seule -prière: - -«Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre règne nous arrive, et que -votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.» - -L'autorité a jugé une pareille folie dangereuse et me l'a envoyé.» - -Ils étaient arrivés devant un jeune homme à physionomie pensive et -hardie. - -«Vous voyez, dit Manomane, un voyageur sans but. Tandis que d'autres -parcourent les pays civilisés dans l'intérêt de leurs recherches ou de -leur industrie, lui n'aspire qu'aux routes perdues, aux régions -ignorées! Trois fois il s'est enfoncé dans les immenses régions du vieux -continent sans autre motif que de visiter des peuples en décadence, de -traverser des fleuves oubliés, de dormir sur des ruines sans nom! -Demandez-lui ce qu'il voulait, il vous répondra: Voir! Vous -l'interrogeriez en vain sur la statistique naturelle ou la base -géologique des pays qu'il a parcourus: le malheureux n'a recueilli dans -ses voyages ni le plus petit fragment de roche, ni le moindre scarabée; -il n'en a rapporté que des jugements et des impressions. Aussi, dès son -retour, sa famille l'a-t-elle fait enfermer. Et nous le traitons depuis -trois mois par les douches et les saignées. - -Vous pouvez, du reste, l'entretenir; il n'est point méchant, et il -communique volontiers ses observations.» - -Maurice profita de la permission pour s'approcher de Pérégrinus et -l'interroger sur ce qu'il avait vu. Le jeune voyageur, qui avait -parcouru en détail les vieux continents, lui fit une esquisse rapide de -l'état du monde en l'an trois mille. Il lui apprit que l'Afrique, -initiée au progrès, avait enfin adopté les habitudes civilisées. Le -gouvernement constitutionnel venait d'être établi en Guinée; le roi de -Congo préparait une constitution à ses peuples; les Hottentots avaient -formé la république du Capricorne, et l'Afrique centrale était dirigée -par un président électif. Pérégrinus vanta surtout à Maurice l'École -polytechnique de Tambouctou et le Conservatoire de musique du grand -désert. Quant à la Sénégambie, elle n'était célèbre que par son commerce -de préparations médicales, et fournissait des droguistes au monde -entier. - -L'Asie, au contraire, était retombée dans une torpeur chaque jour plus -profonde; Pérégrinus l'avait parcourue dans toutes les directions sans -pouvoir y retrouver aucune trace de son antique splendeur. L'Indoustan -était habité par un peuple de bateleurs qui ne connaissait d'autre -industrie que d'avaler des épées et de faire danser des serpents sur la -queue; la Perse se trouvait partagée entre deux sectes, qui -s'égorgeaient pour savoir si l'on était plus agréable à Dieu en se -fourrant une graine de tamarin dans la narine gauche ou dans la narine -droite; l'empire chinois, endormi par l'opium, n'offrait plus qu'un -peuple de somnambules abrutis. - -Restait l'Europe, dont la transformation intéressait principalement -Maurice et sa compagne. Pérégrinus y avait longtemps séjourné, et put -leur en parler avec détail. - -Là, les changements étaient encore plus profonds, car la vitalité -ardente des populations avait dû précipiter leur élan sur la pente -choisie par chacune. Ailleurs, les races s'étaient laissées glisser -nonchalamment vers le but inévitable; mais, en Europe, chacune avait -enfourché sa folie comme un coursier infernal, et l'avait excité de la -voix et de l'éperon. A les voir ainsi passionnées à leur perte, et y -volant au galop de leurs mauvais instincts, on eût dit ces barbares -d'Alaric, qui, frappés de vertige au moment de la défaite, lançaient -leurs chars au milieu des vainqueurs, qu'ils croyaient fuir, et volaient -à la mort de toute la vitesse de leurs quadriges. Pérégrinus avait vu la -Russie avortée dans sa civilisation hâtive: géant élevé à la brochette -par des empereurs de génie, qui avaient en vain espéré en faire une -nation. Dépouillée de sa personnalité sans avoir la volonté nécessaire -pour s'en créer une autre, ni assez policée ni assez barbare, elle avait -épuisé les efforts de cinquante czars, reflétant toujours les -civilisations voisines, et rentrant dans l'obscurité à mesure que leur -soleil descendait à l'horizon. - -L'Allemagne n'avait guère été plus heureuse. Philosophant entre sa pipe -et son verre, elle avait discuté un siècle sur l'étymologie du mot -_liberté_, un siècle sur son essence, un siècle sur son étendue, un -siècle sur son résultat! Arrivée là, ses rois lui avaient donné une -constitution qui permettait de tout penser, pourvu qu'on se gardât de le -dire; de tout sentir, à la condition de n'en rien laisser voir; et de -tout désirer, à charge de ne rien faire pour l'obtenir. L'Allemagne, -ravie, avait allumé sa pipe, rempli son verre, et s'était remise à -chanter patriotiquement, en montrant le poing à la France: - - Non, vous ne l'aurez pas notre Rhin allemand! - -Par le fait, celle-ci ne songeait guère à le lui réclamer. A force de -gouvernements à bon marché, d'électeurs probes et de tentes enlevées à -l'empereur de Maroc, elle en était arrivée à la banqueroute publique, -suivie des banqueroutes privées. Ramenée à la féodalité par -l'omnipotence des banquiers, successivement chassée de toutes les mers -que visitait autrefois son commerce, sans autre encouragement pour son -agriculture que les rapports des sociétés scientifiques et les -appointements accordés aux directeurs des haras, elle avait pris le -parti de se consoler par les vaudevilles et les bals masqués. Le peuple -français, personnifié par les types de feu Chicard et de défunte Pomaré, -exécutait, au milieu de ses plaines en friche, de ses ports déserts et -de ses villes en ruines, une polka défendue par le préfet de police. Une -portion de sa gloire avait pourtant survécu à la nation la plus -spirituelle: elle fournissait toujours le monde de modistes et de -cuisiniers. - -La Belgique, devenue contrefactrice des publications imprimées dans les -cinq parties du monde, avait fini par manquer de places pour emmagasiner -ses in-18 et ses in-32. Il avait fallu s'en servir comme de moellons -pour construire les villes, uniquement habitées par des papetiers, des -compositeurs, des brocheurs et des satineurs, chacun vivant ainsi comme -le rat dans son fromage; mais une étincelle avait un jour enflammé ces -montagnes de papier imprimé, et la Belgique avait été dévorée avec son -petit peuple. Lorsque Pérégrinus y passa, on en cherchait les restes -dans la cendre. - -A la même époque, la Suisse venait d'être achetée par une compagnie, qui -l'avait enfermée d'une muraille renouvelée des fortifications de Paris, -et qui exploitait ses paysages, ses cascades et ses glaciers. Un bureau -de péage était établi devant chaque beauté naturelle, et l'on ne pouvait -admirer la chute du Rhin qu'en prenant un billet et en déposant son -parapluie. Ce parc gigantesque avait douze portes monumentales, sur le -fronton desquelles la compagnie avait fait graver l'antique axiome: -_Point d'argent, point de Suisse!_ - -L'Italie était également devenue une propriété particulière, mais -interdite au public. Les États du pape avaient été achetés par un -banquier juif, qui s'était ensuite arrondi en expropriant le roi de -Naples, l'empereur d'Autriche et le duc de Toscane. Il avait fait -relever les monuments publics, revernir les tableaux et restaurer les -statues; mais le peuple était resté nu et affamé. - -Pour la Turquie, c'était autre chose! Longtemps tiraillée par toutes les -puissances de l'Europe, comme un vieil habit de pourpre dont chacun veut -un morceau, elle était demeurée les jambes croisées et laissant faire. A -chaque province enlevée, elle répétait: _Dieu est grand!_ et prenait un -sorbet; jusqu'au jour où les corbeaux qui la mangeaient par lambeaux se -retournèrent l'un contre l'autre et se mirent à se battre pour savoir -qui aurait la meilleure part. Après une guerre dans laquelle périrent -deux ou trois millions d'hommes, tout le monde finit par accepter ce que -tout le monde avait refusé. On convint de partager la proie à l'amiable; -mais, quand chacun vint pour prendre possession du lot qui devait lui -appartenir, on ne trouva plus rien. Tandis que l'on se disputait à qui -l'aurait, la nation turque s'était laissée mourir tout doucement, et, là -où ses envahisseurs espéraient un morceau de peuple, ils ne trouvèrent -que des plaines désertes, dans lesquelles dormaient quelques vieux -dromadaires ennuyés. - -L'Angleterre songeait pourtant à tirer parti de ces derniers, ne fût-ce -qu'en les tuant pour vendre leurs peaux, lorsqu'une révolution arrêta -subitement le cours de ses usurpations triomphantes. Jusqu'alors une -aristocratie chaudement vêtue de laine fine, nourrie de rosbif et de -xérès, et également instruite dans la science du gouvernement et du -boxing, avait tenu sous ses pieds la foule en haillons, atrophiée par -l'air des fabriques, les pommes de terre et le gin. Elle avait laissé -les dernières lueurs d'en haut s'éteindre dans ces âmes. Quand on -l'avait avertie que celles-là aussi étaient les filles de Dieu, qu'il -fallait leur faire place au soleil des hommes, et non les rejeter au -rang des brutes, elle avait dit: - -«A quoi bon? La brute travaille avec plus de patience!» - -Mais un jour cette patience s'était lassée, la douleur avait tenu lieu -de courage, la brute s'était changée en bête féroce, et, se jetant -contre ses maîtres, les avait égorgés. - -Cette première violence accomplie, la colère des misérables avait passé -sur l'Angleterre comme une trombe. Que pouvaient-ils conserver, eux qui -n'avaient jamais rien possédé! La propriété était leur ennemie. Pendant -vingt siècles ils lui avaient obéi. Hommes, ils avaient été les esclaves -des choses; les choses furent brisées, anéanties! tout périt dans cette -première furie de destruction. Palais cimentés avec leurs sueurs, -fabriques où ils languissaient prisonniers, machines dont les mains -d'acier leur avaient arraché bouchée à bouchée le pain de la famille, -vaisseaux où les embarquait la violence et où les retenait la peur, -ports, villes, arsenaux, monuments d'une gloire toujours payée avec -leurs larmes ou avec leur sang! oh! que de cris de joie sur ces monceaux -de débris et de cendre! Ces richesses, cette puissance, cette gloire, -c'étaient autant d'anneaux de leur chaîne brisés par la vengeance. -Avaient-ils donc un drapeau, eux qui n'avaient pas de droits? -étaient-ils un peuple, eux qui n'étaient pas des hommes? Ils effaçaient -le passé, parce qu'il ne leur rappelait que des souvenirs d'humiliations -et de souffrances; et, quand tout fut à terre, ils dansèrent autour des -ruines, comme le sauvage délivré autour du poteau où il a subi ses -longues tortures. - -Mais, à la place de cet édifice détruit, leurs mains inhabiles ne -pouvaient rien élever; les rois de l'Angleterre, en tombant, avaient -laissé briser sa couronne; le vainqueur grossier ne chercha même point à -en réunir les débris. Il laissa croître la ronce sur la route déserte; -les glaïeuls sur les canaux infréquentés; les houx et les aubépines dans -les sillons, devenus stériles. La révolution n'avait point été une -réforme, mais seulement une délivrance; après avoir brisé son licou, la -bête de somme était retournée aux forêts. Lorsque Pérégrinus vit les -trois royaumes, cette transformation était déjà accomplie. A la place de -la race énergique, tenace et hautaine dont le génie avait enchaîné les -deux continents dans le sillage de ses vaisseaux, il n'avait plus trouvé -qu'un peuple sauvage, vivant de piraterie, toujours en guerre, et -mangeant ses prisonniers à défaut du rosbif de la vieille Angleterre... -Quelques faibles restes de l'aristocratie proscrite se cachaient encore -dans les montagnes, toujours poursuivis par les descendants de John -Bull, qui, à défaut de chamois, chassaient aux lords! - -L'Espagne avait également passé par cette période de guerre d'affût; -mais, grâce à la perfection apportée dans ce genre d'exercice, les -partis s'étaient vite décimés et détruits. La _mesta_ avait achevé -l'oeuvre commencée. A mesure que le nombre des Espagnols diminuait, -celui des bêtes à laine allait croissant; et leurs immenses troupeaux, -continuant à brouter les haies, les moissons, les prairies, avaient fini -par faire du royaume un grand espace tondu où la nation ne se trouvait -plus représentée que par des moutons. - -Pendant que Maurice écoutait ces récits, Manomane avait continué sa -visite avec Marthe, et tous deux étaient arrivés près d'une jeune femme -assise sous un bosquet de cotonniers, dont les flocons soyeux flottaient -au vent comme des fleurs épanouies. Vêtue d'un pagne aux couleurs -effacées, et le buste à demi enveloppé par une écharpe bleu de ciel, -elle se tenait penchée, effeuillant d'une main distraite une fleur -cueillie à ses pieds. Une branche arrachée aux haies vives, et chargée -de ses graines sauvages, était enroulée à ses cheveux noirs. - -En entendant un bruit de pas, elle redressa vivement la tête, rougit à -la vue des étrangers, et serra l'écharpe contre ses épaules. - -Mais ses yeux, qui s'étaient d'abord baissés, se relevèrent presque -aussitôt sur Marthe avec une tendresse timide. - -La jeune femme, prise d'une subite sympathie, s'arrêta: il y eut dans -leurs deux regards, qui se parlaient en souriant, un de ces rapides -échanges d'émotions qui tiennent lieu d'un long épanchement; puis, par -un mouvement qu'on eût dit involontaire, la jeune fille se leva avec une -exclamation confuse, et tendit les mains vers Marthe. - -«Sur mon âme, notre belle rêveuse vous fait des avances! dit Manomane -avec une brusquerie un peu adoucie. - ---Ah!... il m'a semblé... oui... ses traits m'ont rappelé ma mère! -balbutia la jeune fille, dont les yeux étaient devenus humides.» - -Marthe prit ses mains, qu'elle serra dans les siennes. - -«C'est une distinction rare venant de miss Rêveuse, reprit le médecin -avec un sourire; d'habitude, elle fuit à l'approche des visiteurs. - ---Pourquoi leur donnerais-je le triste spectacle de ma folie? dit la -jeune fille doucement: les méchants la raillent, et les bons s'en -affligent! - ---Mais moi? demanda Marthe en se penchant vers elle. - ---Vous, dit miss Rêveuse avec un regard d'où jaillissaient des flots de -confiance et de tendresse... vous me comprendrez! - ---Avez-vous entendu? murmura Manomane, qui se pencha vers son confrère; -les fous se devinent! Laissons-les ensemble, et vous verrez.» - -Les hommes s'éloignèrent en continuant leur examen, tandis que la jeune -fille et Marthe commençaient un de ces entretiens où les âmes, devenues -subitement confiantes, s'élancent ensemble à travers la fantaisie, comme -deux enfants qui se prennent par les mains et courent devant eux dans la -campagne. - -Rêveuse parla de sa mère, qu'elle avait à peine connue, et elle pleura; -puis elle montra à Marthe les fleurs qu'elle cultivait, et elle poussa -des cris de joie de les voir écloses. Elle raconta en soupirant ses -tristesses, et en souriant ses joies. Les flots de ce coeur montaient et -descendaient pareils à ceux de la mer, tantôt sombres comme un abîme, -tantôt étincelants au plein soleil de l'espoir! - -Marthe écoutait ravie, suivant tous les mouvements de cet esprit comme -on suit les mouvements de l'enfant qui marche sans but; elle cherchait -en vain la folie, et ne trouvait que les caprices d'une imagination -flottante et jeune. - -Cependant Rêveuse avouait cette folie, elle la sentait; elle ne pouvait -en parler sans qu'on vît les larmes briller sous ses longs cils bruns; -elle croisait les mains sur sa poitrine avec la résignation plaintive -des enfants, et tous ses élans d'espérance s'arrêtaient brusquement -devant ce cri: - -«Je suis folle! - ---Folle? répétait Marthe incrédule. Qui vous l'a dit? d'où le -savez-vous? quelle en est la preuve? - ---Hélas! ma vie entière! répondait Rêveuse. Jamais mes pensées n'ont été -celles des autres; jamais je n'ai partagé leurs bonheurs ni leurs -affections. Toute petite, je préférais la vue de ma mère à tous les -plaisirs; je m'asseyais à ses pieds sans rien dire, assez heureuse de -sentir contre mon épaule les plis de sa robe, et sur mon front son -regard. Quand elle mourut, je voulus la rejoindre; je ne comprenais rien -de la mort, sinon que c'était une séparation, et je ne voulais point -vivre séparée de ma mère. Je m'échappai de la maison, je courus au -cimetière, j'allai de tombe en tombe, épelant les noms, et, quand j'eus -trouvé celui que je cherchais, je m'assis là en disant: «C'est moi, -mère, ne me renvoie pas!» - -Le jour se passa sans que je sentisse la faim. Je pleurais d'être seule; -puis je cueillais de grandes herbes dont je formais des bouquets pour ma -mère. La nuit vint, je fis ma prière, je criai bonsoir à la morte, et je -m'endormis sur sa tombe. - -Ce fut là que l'on me trouva le lendemain, et ceux qui me cherchaient -durent m'emporter de force, dans leurs bras. - -Quand j'arrivai à la maison, je me jetai à genoux en demandant qu'on me -rendît ma mère; je refusais de manger; je voulais mourir pour qu'on me -mît avec elle dans la fosse. Ce fut la première fois que j'entendis dire -auprès de moi: - -«Elle est folle!» - -Le temps adoucit ma douleur sans l'éteindre. Je m'accoutumai à ne plus -quitter les endroits que préférait celle que je ne pouvais oublier, à me -servir de ce qui lui avait servi, à continuer ses goûts et ses -habitudes. On s'était d'abord inquiété de ma persistance d'affection, on -finit par la railler. Ces railleries m'y confirmèrent davantage. -Seulement, j'évitai d'en parler, de la laisser voir, et je grandis -toujours seule avec mon souvenir. - -Cette solitude me donna le goût de la lecture; les livres sont les -compagnons consolateurs et fidèles des isolés. J'ouvris mon désert aux -créations des vieux romanciers et des vieux poëtes; je pris leurs héros -pour amis, je m'attachai à leurs infortunes et à leurs triomphes comme à -de vivantes réalités. On me trouvait dans des transports de joie, ou -baignée de larmes, sans que je pusse en donner d'autre cause que le -bonheur de la famille Primerose ou la mort de Marguerite. Je ne vivais -plus avec les vivants, mais avec les fantômes. Eux seuls avaient mes -admirations, mes amours, ma haine. Je ne savais point quels étaient nos -voisins, et je connaissais familièrement Childe Harold, Jocelyn, Faust. -Leurs noms venaient sans cesse malgré moi sur mes lèvres, et ceux qui -m'entouraient, pris d'une pitié méprisante, répétaient plus haut: - -«Elle est folle!» - -Mais cette folie, hélas! devait encore grandir! A force de fréquenter -les charmantes visions des poëtes, j'y pris insensiblement une place: -mes désirs s'exaltèrent sous leurs inspirations. Accoutumée à un -breuvage enivrant, je repoussai la vie vulgaire comme une boisson sans -saveur. Je dressai à l'amour, dans mon coeur, un temple mystérieux où ne -pouvaient entrer que les plus nobles et les plus charmantes fantaisies; -je me créai un idéal dont je jurai d'attendre le modèle. - -Ma famille m'annonça en vain que l'heure du mariage était venue, que de -riches fiancés se présentaient: le seul fiancé que je voulusse accepter -était choisi depuis longtemps; mais ce n'était qu'une image! Je -ressemblais à ces héros de contes de fées, qui meurent d'amour pour une -princesse inconnue dont ils ont seulement vu le portrait. Je refusai -d'abord sans donner de motifs; puis, comme on passait de la surprise au -mécontentement, et du mécontentement aux reproches, je crus tout arrêter -en révélant mon espoir. Il n'y eut qu'un seul cri: - -«Elle est folle! elle est folle!» - -Il fallait bien le croire, car nul ne me comprenait, nul ne sentait -comme moi. J'acceptai l'arrêt porté, je me résignai à ne point trouver -de place dans un monde fait pour d'autres esprits et d'autres coeurs; je -me dis également à moi-même: - -«Tu es folle!» - -Et je me laissai conduire ici. - ---Et vous y restez? s'écria Marthe, qui pressait les mains de Rêveuse -dans les siennes avec une admiration attendrie. - ---Jusqu'à ce que le docteur me fasse transporter comme incurable dans -l'île des Réprouvés. Mais voici de nouveaux visiteurs. Leur curiosité -m'humilie; je crains leurs questions; adieu, ne m'oubliez pas.» - -Elle embrassa tendrement Marthe, et disparut sous les bosquets comme une -biche effrayée. - -La jeune femme rejoignit ses compagnons, dont Manomane venait de prendre -congé, et tous trois s'acheminèrent vers l'Observatoire, où les -attendait M. Atout. - -Ils visitèrent, en passant, le Muséum, où ils aperçurent, parmi les -échantillons de races perdues, les animaux domestiques que recommandait -seulement leur attachement, et les bêtes fauves qui n'avaient reçu en -don que leur beauté. L'utilité bien entendue avait éliminé du règne -animal tout ce qui ne produisait pas un bénéfice appréciable et -immédiat. - -Encore les espèces conservées avaient-elles été perfectionnées par la -méthode des croisements, de manière à changer de forme. Ce n'étaient -plus des êtres soumis à une loi d'harmonie, mais des choses vivantes -modifiées au profit de la boucherie. Les boeufs, destinés à l'engrais, -avaient perdu leurs os; les vaches n'étaient plus que des alambics -animés, transformant l'herbe en laitage; les porcs, des masses de chair -qui grossissaient à vue d'oeil comme des ballons! Tout cela était -parfait, mais hideux. La création, revue et corrigée, avait cessé d'être -un spectacle pour devenir un garde-manger; Dieu lui-même n'eût pu la -reconnaître. La plupart des êtres créés par lui n'existaient d'ailleurs -qu'à l'état scientifique; l'oeuvre des sept jours avait été mise en -flacon dans de l'esprit-de-vin et confiée à l'art des empailleurs. - -Quant au jardin botanique cultivé près du Muséum, on y trouvait la -collection complète de toutes les herbes, rangées par familles, avec de -beaux écriteaux rouges qui leur donnaient des noms latins de peur qu'on -ne pût les reconnaître. Il y avait également des serres où l'on -cultivait les plantes des cinq parties du monde pour l'instruction et -l'agrément du public, qui n'y entrait jamais. Nos visiteurs -rencontrèrent heureusement M. Vertèbre, dont ils avaient fait la -connaissance à bord de _la Dorade_, et qui leur fit ouvrir les portes, -habituellement fermées. Il leur montra un semis de sapins du Nord sous -cloche, des chênes en pots, et une bordure de peupliers de quinze -centimètres de hauteur. C'étaient les spécimens des forêts vierges de -l'ancien monde! Mais ils admirèrent, en revanche, des cerises de la -grosseur d'un melon, et des ananas qu'il fallait scier au pied comme des -arbres de haute futaie. - -En quittant les serres, M. Vertèbre les conduisit aux cellules réservées -de la ménagerie, où il leur montra des embryons de baleine, qu'il -nourrissait, comme des poissons rouges, dans de grands bocaux; de petits -phoques élevés par lui au biberon, et des ours blancs, à peine sortis de -l'adolescence, qu'il espérait naturaliser dans le pays. Enfin, l'heure -les pressant, ils prirent congé de l'honorable professeur de zoologie, -qui les rappela pour leur annoncer le prochain accouchement d'un grand -saurien des Antilles, et les engager à revenir voir les nouveau-nés. - - - - -XIV - -Un cimetière à la mode.--Voitures établies en faveur des morts.--Bazar -funéraire.--Système d'impôts.--Épitaphes-omnibus.--Un courtier -mortuaire. - - -Au sortir du jardin des plantes, nos visiteurs furent arrêtés par une -longue file de gens qui suivaient un corbillard. Blaguefort se trouvait -parmi eux; il reconnut Maurice et se détacha du cortége pour le saluer. -Le jeune homme demanda quel était le mort dont passait le convoi. - -«Eh! parbleu! vous le connaissez, répliqua Blaguefort: c'est notre -ancien compagnon de voyage, l'homme au racahout! En le faisant maigrir, -les dégraisseurs-jurés ont réussi à constater son identité, mais il en -est mort. C'est une perte qui sera très sensible à sa famille, et -surtout à la compagnie, dont il était le prospectus vivant. J'y suis -moi-même pour la façon d'un corset orthonasique dont il m'avait fait la -commande, comme vous le savez. - ---Ainsi, dit Maurice, l'erreur d'un gendarme aura coûté la vie à un -homme, ruiné une famille et compromis de nombreux intérêts!... - ---Sans que l'on ait droit de réclamer aucun dédommagement, acheva -Blaguefort. Si un particulier accuse à tort, il est condamné comme -calomniateur; s'il se trompe dans un jugement, s'il fait preuve de -précipitation ou d'imprudence, il en demeure responsable. Mais la -société a le privilége de l'erreur; si elle méconnaît un droit, si elle -perd un honnête homme, si elle jette la mort et la désolation parmi des -innocents, il lui suffit de dire: «Je me suis trompée.» Cela passe pour -une réparation suffisante. C'est toujours l'histoire du loup qui trouve -la grue trop heureuse de n'avoir point été dévorée: - - Allez, vous êtes une ingrate: - Ne tombez jamais sous ma patte!» - -Tout en parlant ainsi, Blaguefort s'était rapproché du convoi, et -Maurice et Marthe, qui avaient pris congé du docteur Minimum, le -suivirent machinalement. - -Ils arrivèrent à l'enceinte funèbre, autour de laquelle s'étendait un -bazar. - -«Vous voyez le cimetière à la mode, leur dit Blaguefort; tous les gens -qui savent vivre doivent se faire enterrer ici, sous peine de mauvais -ton. A la vérité, rien n'a été négligé par les directeurs de cet -établissement mortuaire pour lui conserver sa réputation. Ils ont -compris qu'il fallait pleurer les morts de la manière la plus -confortable pour les vivants; aussi le cimetière est-il desservi par -trois lignes de voitures nommées les Plaintives. La veuve et l'orphelin -n'ont qu'à tirer le cordon pour que le conducteur les arrête à la porte -de leur défunt. Il y a, en outre, des cabinets particuliers pour les -personnes qui désirent pleurer seules, et des marchands d'onguent pour -les yeux rouges. Le bazar construit à côté du cimetière renferme tout ce -qui peut servir aux trépassés et à leurs survivants, depuis les -couronnes d'immortelles en raclure de baleine jusqu'aux chapons à la -Marengo. On y trouve même des orateurs funèbres qui, moyennant un prix -modéré, se chargent de faire l'éloge du mort, et de souhaiter que _la -terre lui soit légère!_ Celui qui parle dans ce moment, et que -l'éloignement nous empêche d'entendre, est un des plus employés. -Autrefois commissaire-priseur, il a apporté dans ses nouvelles fonctions -toutes les ruses de son ancien métier. Selon l'argent qu'on lui donne, -il fait monter ou descendre de trente pour cent les vertus des -trépassés. Du reste, voici la cérémonie achevée, et nous n'avons plus -qu'à prendre congé du frère du défunt qui a conduit le deuil.» - -Ils voulurent approcher de ce dernier, qui venait de saluer les -assistants et qui allait gagner une autre porte du cimetière, mais ils -le trouvèrent déjà assailli par une multitude d'industriels qui venaient -exploiter sa tendresse pour le défunt. Il y avait d'abord le marbrier, -présentant des modèles réduits de monuments funèbres à tous prix et de -toutes formes; le fossoyeur, qui sollicitait une gratification en -tendant un chapeau sur lequel était écrit: _Il est défendu de demander_; -le jardinier du cimetière, proposant de planter autour de la tombe des -cyprès et des haricots d'Espagne; le portier, attendant le denier à Dieu -que doit tout nouveau locataire; le buraliste des Plaintives, offrant un -abonnement de cinquante cachets; enfin, les marchandes d'immortelles, -d'anges en carton-pierre et de lampes funéraires en porcelaine, qui -offraient leurs articles au prix de fabrique. Blaguefort lui serra la -main; puis, s'éloignant avec ses compagnons: - -«Le malheureux sortira ruiné, dit-il; on vivrait dix ans à Sans-Pair -avec la somme qu'il faut payer pour avoir la permission d'y mourir. -Encore ne voyez-vous ici que les menus frais. Il y a, en outre, les -droits du fisc! Partout où l'on suspend les draperies noires tachées de -larmes, vous le voyez accourir la bouche entr'ouverte et les griffes -tendues. Tout héritage est soumis à sa dîme. Comme les vampires de la -Bohême, il s'engraisse de morts. Qu'une femme ait perdu le mari qui la -faisait vivre, qu'une veuve pleure le fils sur lequel elle s'appuyait, -qu'un enfant voie succomber le père dont il recevait tout, le fisc -accourt, au nom de la société, et leur enlève une part de ce qu'ils ont -pour leur permettre de garder le reste. Chaque acte mortuaire est une -lettre de change souscrite à son profit. A la vérité, ces droits -grossissent l'actif du budget, et permettent d'entretenir trente-deux -millions de fonctionnaires publics, occupés huit heures par jour à -tailler des plumes et à rayer du papier. C'est une des branches de ce -grand arbre toujours en fleurs et en fruits que nous appelons le système -d'impôts. - ---Et ce système a sans doute un principe? demanda Maurice. - ---Un principe admirable, répliqua Blaguefort; on avait déjà observé que -les hommes les moins riches étaient ceux qui se créaient le moins de -besoins; nos législateurs en ont conclu que le prolétaire, qui vivait de -rien, devait avoir, plus qu'aucun autre, du superflu. En conséquence, -ils lui ont fait supporter double charge, fournir double service, payer -double taxe. Tout ce qu'il consomme passe trois ou quatre fois sous le -râteau du fisc. Mais ce résultat n'a point été obtenu sans peine. -Longtemps l'obstination du pauvre diable a lutté contre l'équité -_distributive_ de la loi. On avait imposé la nourriture, il jeûnait; les -vêtements, il marchait nu; le jour, il murait ses fenêtres! Toutes les -tentatives pour trouver un impôt auquel il ne pût se soustraire avaient -été inutiles, lorsque notre ministre des finances a enfin découvert ce -que l'on cherchait vainement: il a créé l'impôt des nez! Désormais, -quiconque jouit de cette annexe paye la taille sans plus ample -information; le percepteur n'a à constater ni l'âge, ni la profession, -ni le domicile, ni la fortune: il suffit de constater le nez. Quelques -représentants avaient voulu rendre l'impôt proportionnel à ce dernier; -il eût suffi de l'appliquer au mètre rectifié, qui eût donné le rapport -du nez de chaque citoyen avec le diamètre de la terre; mais les députés -de l'opposition ont rappelé que tous les hommes devaient être égaux -devant la loi, et l'on a renoncé à la nasostatique proposée. - ---Cependant, objecta Maurice, les gens qui ne possèdent rien ne peuvent -rien payer: par exemple, les mendiants!... - ---Nous n'en avons point, répondit Blaguefort. - ---Vous avez alors élevé pour eux des asiles. - ---Nous avons élevé des poteaux indicateurs. L'argent autrefois consacré -à soulager les indigents a été employé à leur annoncer qu'on ne les -soulagerait plus. Ils ont beau, désormais, aller devant eux; partout se -dresse la fameuse inscription: LA MENDICITÉ EST DÉFENDUE DANS CE -DÉPARTEMENT. De sorte que, de poteaux en poteaux, et de défense en -défense, ils arrivent infailliblement à quelque fossé où ils meurent de -fatigue et de faim. Vous ne sauriez croire avec quelle rapidité ce -procédé a fait disparaître les mendiants. Quelques-uns persistaient -pourtant, soutenus par les secours de mauvais citoyens; mais le -Gouvernement vient de proposer une loi par laquelle l'aumône donnée sera -punie de la même peine que l'aumône reçue! De cette manière, nous -espérons extirper des âmes jusqu'aux dernières racines de ce que l'on -appelait autrefois la charité. Chacun, ne comptant plus sur personne, -s'occupera de se secourir lui-même; on ne demandera plus, parce qu'on -aura cessé de donner, et tous les hommes jouiront tranquillement de leur -fortune... ou de leur misère! Mais nous voici au rond-point du -cimetière; avant de partir, ne seriez-vous point curieux de jeter un -coup d'oeil sur la ville des morts?» - -Avertis par cette demande, le jeune homme et sa compagne regardèrent -autour d'eux. L'enceinte funèbre était partagée en trois quartiers -fermés par des grilles et favorisés d'un concierge. Le plus petit -renfermait les morts fameux, dont les tombes ne pouvaient être visitées -qu'en compagnie de plusieurs gardiens. Le premier vous montrait les -illustres guerriers, recevait son pourboire, et vous remettait à un -second gardien, qui, après vous avoir exhibé les grands littérateurs et -avoir obtenu une seconde gratification, vous confiait à un confrère -spécialement chargé des savants morts, toujours moyennant quelque menue -monnaie, lequel vous livrait à un quatrième guide, préposé aux célèbres -artistes. Chacun d'eux avait, en outre, de petites industries -accessoires, telles que ventes de boutures du saule de Napoléon; boucles -de cheveux de Voltaire, blonds ou noirs, selon la demande; fragments du -cercueil d'Héloïse et d'Abélard; tabatière de lord Byron, qui ne prenait -point de tabac; roses blanches cueillies sur la tombe de Robespierre, et -aconits spontanément poussés sur celle de M. de Talleyrand. - -Le second quartier était consacré aux banquiers, bourgeois, rentiers, -commerçants et fonctionnaires publics. C'était là que l'on trouvait les -croix d'honneur sculptées, les bustes sous cloche et les petits chiens -empaillés. Quant aux épitaphes, il n'en existait que trois, toujours -ramenées au-dessous des noms. Pour la tombe d'un chef de maison, on -mettait: - - _Il fut bon époux, bon père, bon ami, et électeur de son - arrondissement._ - -Pour la tombe d'une jeune fille: - - _Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, - L'espace d'un matin._ - REQUIESCAT IN PACE - -Pour la tombe d'un enfant: - - C'est un ange de plus dans le ciel. - CONCESSION PERPÉTUELLE. - -Le troisième quartier était consacré aux pauvres morts. Ceux-là ne -laissaient de monuments que dans les coeurs des survivants... quand ils -en laissaient! tout au plus quelques pierres, quelques croix de bois -noirci conduisant à la grande fosse commune, où allaient s'entasser les -générations nées dans la misère, vivant sans espérances et mortes dans -l'abandon! Là, plus de croix, plus de pierres; mais de loin en loin -quelques enfants à genoux, quelques femmes pleurant en silence, -épitaphes vivantes que tout le monde pouvait lire, et qui en disaient -plus que celles gravées sur le marbre ou sur le bronze. - -Blaguefort et ses compagnons allaient prendre une des avenues de sortie, -lorsqu'ils furent accostés par un courtier mortuaire qui leur barra le -passage. C'était une sorte de géant maigre, vêtu d'un caleçon noir semé -de larmes, et d'un manteau de même couleur, portant en guise de -broderies des ossements croisés et des têtes de mort. - -«Ces messieurs ont vu le cimetière, dit-il avec la volubilité mécanique -des marchands forains habitués à filer ces phrases sans ponctuation qui -durent une journée... ces messieurs doivent être contents... c'est le -plus bel établissement de Sans-Pair, le seul où puissent se faire -inhumer les gens comme il faut... Les terrains renchérissent tous les -jours, on se les arrache, c'est à qui se fera enterrer ici. Avant peu, -tout sera acheté. Ces messieurs ne voudraient-ils pas prendre leurs -précautions? choisir d'avance la place qu'ils désirent occuper un jour? -Je puis leur faciliter ce choix, les faire traiter pour trois mètres, -six mètres, neuf mètres. Personne ne pourra leur obtenir d'aussi bonnes -conditions que moi. Je suis le protégé de l'administration. Ces -messieurs peuvent désigner l'endroit... il y en a de tout plantés... Ces -messieurs pourraient avoir un saule... bouture de Napoléon... -garantie... Le saule est très bien porté!... Je me charge également des -monuments à forfait: tombes simples, tombes historiées, édifices -funèbres avec statues et accessoires. Quant aux embaumements, le -privilége de la méthode Putridus m'appartient; je conserve les corps -dans toute leur grâce et dans toute leur fraîcheur; la personne la plus -intime ne peut apercevoir aucune différence entre le sujet préparé et le -sujet vivant. Je fournis, en outre, des épitaphes inédites; j'imprime -des articles biographiques; je fais entrer par faveur les défunts dans -le quartier des grands hommes... Ces messieurs ne trouveront personne -qui puisse les arranger comme moi. Il y a vingt ans que je place des -morts; je connais ici tout le monde, je suis ici chez moi. Si ces -messieurs exigent un rabais, on pourra s'entendre. Le moment ne saurait -être meilleur; l'administration projette des embellissements, elle a -besoin d'argent, on aura une tombe pour presque rien... Ces messieurs -sont toujours sûrs de faire une excellente affaire... d'autant que, -s'ils ne veulent point se servir du terrain pour eux-mêmes, ils pourront -le céder à un autre. Il n'est point de propriété dont on se défasse -aussi aisément; c'est une maison qui trouve toujours des locataires... -Ces messieurs ne veulent pas se décider... Ces messieurs se -repentiront...» - -Maurice arrivait heureusement à la porte du cimetière; le courtier -mortuaire s'arrêta à la grille comme un marchand sur le seuil de sa -boutique, mais sa voix poursuivit encore quelque temps les visiteurs, -qui avaient pris le chemin de l'Observatoire. - - - - -XV - -Observatoire de Sans-Pair.--Comment M. de l'Empyrée aperçoit dans la -lune ce qui se passe chez lui.--Réunion de toutes les -Académies.--Utilité de la garde urbaine pour les droguistes, les -passementiers et les marchands de vin.--Ce qu'il faut pour constituer -des droits à un prix de vertu. - - -L'Observatoire de Sans-Pair était construit au milieu d'un vaste jardin, -et sur une hauteur d'où sa vue embrassait l'horizon sans obstacle. -C'était là que le grand astronome de Sans-Pair tenait le registre de -l'état civil des corps célestes, constatant scrupuleusement leur âge, -leurs alliances, leurs divorces et leurs morts. Mais, depuis ses -dernières découvertes, la lune absorbait seule toute son attention. Il -la cherchait le jour, il la contemplait la nuit, il en parlait éveillé -et dans ses rêves! Jamais Endymion n'avait été si tendrement préoccupé -de sa pâle amante. - -M. Atout et ses hôtes le trouvèrent fixé à son immense télescope, dans -une exaltation de joie inexprimable. - -«Je les vois encore, disait-il à Blaguefort, qui se tenait debout -derrière lui: ce sont les mêmes gens qu'hier! - ---Qui donc? demanda l'académicien en s'approchant. - ---Qui? répliqua Blaguefort ravi; pardieu! un couple d'amants lunaires -que notre illustre ami observe depuis huit jours. Il a assisté à tous -les préliminaires de la passion: signaux télégraphiques par les -fenêtres, lettres échangées, murs franchis... - ---Les voilà qui s'approchent, interrompit l'astronome. Oh! je distingue -tout, sauf la figure de la femme, qui est voilée... C'est dans un grand -jardin... avec un kiosque... et des allées de cocotiers... Les voilà qui -vont s'asseoir sous un figuier. - ---Ah! diable! l'arbre sous lequel notre première mère rencontra Satan! -fit observer M. Atout. - ---La femme a l'air d'être effrayée... reprit l'astronome, qui ne -quittait point sa lunette... Elle regarde derrière elle... - ---Est-ce qu'il y aurait des maris dans la lune? s'écria le commis -voyageur. Pardieu! je comprends alors pourquoi elle affecte la forme -symbolique du croissant. - ---Attendez, interrompit M. de l'Empyrée, la femme se décide à -s'asseoir... - ---Bon... - ---_Il_ lui prend la main... - ---Et _elle_ la laisse?... - ---Non, _elle_ résiste... - ---Alors, c'est pour qu'il serre plus fort... - ---Oui, _il_ la presse contre son coeur... - ---Ah! bah!... - ---_Il_ tombe à genoux... - ---Ah çà! mais tout se passe donc là-bas absolument comme chez nous? -s'écria Blaguefort un peu étonné. - ---Je crois qu'il doit y avoir, en effet, identité, interrompit en -souriant Maurice, qui avait jusqu'alors tout observé sans rien dire. - ---Pourquoi cela? demanda M. Atout. - ---Parce que le télescope a repris sa position horizontale, et qu'au lieu -d'être braqué sur la lune il regarde le jardin.» - -M. de l'Empyrée recula d'un bond. - -«Le jardin! répéta-t-il. Comment!... les cocotiers!... le kiosque!... le -figuier!... - ---Nous les avons sous les yeux!» - -L'astronome regarda devant lui. - -«C'est la vérité, dit-il; je n'avais jamais remarqué...» - -Et se redressant tout à coup: - -«Mais la femme, s'écria-t-il; la femme dont on vient d'écarter le -voile!...» - -Il se précipita vers le télescope, se baissa pour regarder, puis poussa -un cri!... c'était madame de l'Empyrée! Ce qu'il cherchait dans le ciel -se passait chez lui. - -Il y eut un moment de trouble général. Blaguefort et M. Atout se -regardaient; Maurice s'éloigna de quelques pas; M. de l'Empyrée s'était -laissé tomber dans son fauteuil, pâle et effaré. - -«Ce n'était pas notre satellite! balbutia-t-il enfin, atterré. - ---C'était votre jardin! répliqua Blaguefort également stupéfait. - ---Ce n'était pas une femme lunaire, reprit l'astronome. - ---C'était votre femme, continua le commis voyageur. - ---Tout cela se passait à quelques pas! continua le savant. - ---Et nous avons formé une société pour des télégraphes trans-aériens!» -acheva l'industriel. - -M. de l'Empyrée porta les deux mains à son front. - -«Ainsi, je n'ai rien découvert! s'écria-t-il avec désespoir. - ---Permettez, interrompit Blaguefort, toujours le premier à retrouver son -sang-froid; ce que vous avez vu n'est pas à dédaigner, et l'on peut en -tirer parti. Je ne vous propose pas de mettre la chose en actions: le -progrès des lumières ne nous a point encore amenés là; mais vous pouvez -intenter une action judiciaire, exiger des dommages-intérêts. - ---Quoi! pour?... - ---Précisément. - ---Mais qui les payera? - ---L'homme lunaire que je viens de reconnaître, et qui est tout -simplement notre ministre de la morale et des cultes, pour le moment -hors de l'exercice de ses fonctions! - ---Ah! le traître! - ---Dites plutôt le malheureux. Vous pouvez lui réclamer ce que la loi -appelle une _prime de consolation_: quelques centaines de mille francs. - ---Avec lesquels je ferai perfectionner le télescope! s'écria M. de -l'Empyrée. Vous avez raison; je veux profiter de mes avantages. -Messieurs, vous venez tous de voir l'insulte; vous allez me suivre au -parquet pour en rendre témoignage.» - -Il s'était levé en cherchant sa canne et son chapeau. Maurice voulut en -vain l'apaiser: l'idée des dommages et intérêts s'était emparée du -savant. Il calculait d'avance tous les perfectionnements qu'il pourrait -apporter à ses moyens d'exploration. Grâce à l'argent du ministre des -cultes, il était sûr de savoir au juste, avant trois mois, si les maris -de la lune avaient droit aux mêmes primes de consolation que ceux de la -terre. - -Ses visiteurs auraient été obligés de le suivre au palais de justice, où -devait être reçue sa déclaration, si M. Atout ne se fût tout à coup -rappelé la grande réunion annuelle de l'Institut de Sans-Pair, dont tous -deux étaient membres, et qui avait lieu le matin même. Il ne restait que -le temps nécessaire pour s'y rendre. M. de l'Empyrée se résigna donc à -ajourner sa dénonciation, et accepta une place dans la voiture de -l'académicien, tandis que Maurice et Marthe les suivaient dans le coupé -volant de Blaguefort. - -Ce dernier, qui avait remarqué le trouble des deux époux au moment de la -découverte faite par l'astronome, prit soin de les rassurer. - -«Nous ne sommes plus, dit-il, au temps où le mari trompé demandait la -condamnation ou le sang du séducteur; aujourd'hui, il se contente de sa -bourse. La trahison d'une femme est un désagrément compensé par les -profits: aussi n'a-t-elle plus rien de honteux pour les maris; les -revenus qui en proviennent sont comme des héritages indirects dont -l'opulence rachète l'origine. Le moyen d'en vouloir longtemps à la femme -qui vous a enrichi? Si les Juifs eussent connu les primes de -consolation, loin de lapider l'épouse adultère, ils lui eussent élevé -une statue à côté de celle du veau d'or. Les infidélités matrimoniales -ne sont plus des questions de sentiment, mais d'arithmétique. A chaque -nouvelle découverte, le mari achète une ferme avec son accident, ou -place son malheur en viager. Tout cela se fait sans scandale, sans -bruit, par simple jugement de première instance. On dit: _Monsieur *** a -été primé_, comme on dirait qu'il a été nommé marguillier ou caporal de -la garde nationale. C'est une chance qui peut vous enrichir sans aucune -peine, et réaliser la fable de l'homme qui court longtemps en vain après -la fortune, et la trouve au retour dans son lit! Pour être juste, du -reste, il faut dire que nous tenons ce procédé de l'Angleterre, et que -notre civilisation l'a seulement perfectionné.» - -Les portes de l'Institut étaient gardées par une compagnie de gardes -nationaux. C'était la première fois que Maurice apercevait cette milice -urbaine, et il fut frappé de sa tenue. - -On l'avait gratifiée des armes et des uniformes reconnus trop incommodes -pour l'armée, comme ces enfants auxquels on abandonne de vieux ornements -militaires avec lesquels ils jouent au soldat, entre leurs classes. -Chaque grenadier citoyen portait un bonnet à poil de trois pieds pour se -défendre des coups de soleil, une paire de bottes à l'écuyère, destinées -à le garantir des engelures, et un caisson de munitions contenant de la -pâte de guimauve ou des bâtons de sucre d'orge. A la place du sabre -pendait un étui à lunettes. - -«Vous voyez une de nos plus belles institutions, dit Blaguefort. La -garde nationale de Sans-Pair s'est en tous temps couverte de gloire, -comme le prouvent les décorations de ceux qui en font partie. Vous -trouveriez à peine deux ou trois tambours qui n'ont point de croix, -encore est-ce faute de protection. Elle est la gardienne de nos -libertés, bien qu'il lui soit défendu d'avoir une opinion sous les -armes, et le boulevard de l'ordre public, encore que la police soit -faite par les municipaux. Elle ouvre d'ailleurs une légitime carrière à -des ambitions qui, sans elle, ne trouveraient jamais l'occasion de se -satisfaire. Tel droguiste patenté mourrait vierge de toute fonction -publique, s'il n'obtenait de ses voisins le titre de sous-lieutenant en -second; tel charcutier vendrait son fonds, privé de toute distinction -sociale, si ses fonctions de caporal ne lui avaient valu trois -décorations. La garde urbaine profite en outre à plusieurs industries -nationales, telles que celles des cabaretiers, des marchands de blanc -d'Espagne et de papier à dérouiller; elle entretient une population -flottante d'enrhumés, de rhumatismants, de courbaturés, qui profite aux -médecins et aux fabriques de réglisse; elle conserve enfin, dans le -pays, un esprit militaire d'autant plus précieux à entretenir que l'on -est décidé à ne s'en servir jamais. Quant aux services rendus par les -citoyens armés, ils sont trop évidents et trop nombreux pour que j'aie -besoin de vous les énumérer. Ils défendent d'abord toutes les portes, -déjà défendues par la police ou l'armée; ils gardent les monuments -publics, en dedans des grilles fermées; ils parcourent la ville chargés -de leur caisson, de leur bonnet à poil, de leurs bottes à l'écuyère et -de leur tromblon, afin d'arrêter à la course les voleurs, chargés de -leur seule malice; ils servent enfin à orner de leurs bataillons les -fêtes publiques, comme ces vignettes mobiles dont l'imprimeur encadre -tour à tour les annonces de mariage et les billets d'enterrement.» - -Les deux époux trouvèrent l'Institut de Sans-Pair établi dans une salle -circulaire dont le public occupait les tribunes. Chaque académicien -portait un caleçon brodé d'une guirlande de lauriers vert-pomme, et une -épée suspendue à un ceinturon d'immortelles. - -On commença par la réception d'un membre récemment admis à l'Académie du -beau langage. Blaguefort apprit à Maurice que les nominations étaient le -résultat d'un concours. Celui qui, dans un temps donné, faisait le plus -grand nombre de visites, était préféré à ses concurrents; d'où il -résultait que le titre le plus sûr pour réussir n'était point un beau -livre, mais un bon équipage. Aussi le récipiendaire l'avait-il emporté -sans peine. C'était un grand seigneur, dont les oeuvres complètes se -composaient de deux chansons, de trois lettres de premier de l'an et -d'un madrigal. - -Le secrétaire perpétuel, chargé d'expliquer pourquoi il se trouvait -académicien, rappela la célébrité d'un de ses ancêtres, qui avait été -général de cavalerie. Le grand seigneur répondit par l'éloge de son -prédécesseur, contre lequel étaient faites ses deux chansons; puis on -passa à la distribution des prix de vertu, appelés, selon un antique -usage, prix Montyon. - -Le rapporteur commença par expliquer à l'auditoire ce nom, dont -l'origine se perdait dans la nuit des temps. Il lui apprit qu'il se -composait primitivement de _mont_, hauteur, et de _ione_, pierre -précieuse, d'où l'on avait fait _mont-ione_, et par corruption -_mont-yon_, expression symbolique que l'on pouvait traduire par -_montagne précieuse_, la vertu étant, en effet, ce qu'il y a de plus -précieux et de plus élevé. - -Vint ensuite le rapport sur les candidats couronnés par l'Académie. Le -premier était un homme dont toute l'occupation avait été de secourir les -pauvres de sa paroisse. Après les avoir habillés et nourris pendant -vingt années, il se trouvait lui-même sans pain et sans vêtements. -L'Académie, qui, par l'organe de son rapporteur, l'avait surnommé le -saint Vincent de Paul de la république des Intérêts-Unis, lui accorda, à -titre d'encouragement, trois livres de chocolat de santé et un caleçon -d'honneur. - -Le second candidat était un ouvrier qui, en sauvant une famille à -travers les flammes, avait eu la tête broyée sous une poutre et venait -d'être trépané. On le compara à Mucius Scévola, et on le gratifia d'un -bonnet de coton orné d'une couronne de lauriers. - -Un troisième (c'était une femme) avait perdu la vue en travaillant -toutes les nuits pour faire vivre son ancien maître. On lui remit une -paire de lunettes à l'estampille de l'Institut. - -Un quatrième obtint des souliers d'honneur pour avoir successivement -sauvé vingt-deux personnes qui se noyaient. - -Enfin, plusieurs autres, plus ou moins appauvris ou estropiés par suite -de leur dévouement, reçurent des gratifications qui varièrent depuis -cinquante centimes jusqu'à dix francs. - -On couronna également un soldat citoyen, inscrit depuis trente ans sans -avoir manqué une seule fois à sa garde; un cocher arrivé à sa septième -femme, et qui ne s'était jamais servi de son fouet qu'avec ses chevaux; -un commis de la caisse d'épargne toujours poli, et un employé de la -bibliothèque complaisant. - -Ces deux derniers lauréats furent les seuls dont les vertus parurent -invraisemblables, et qui excitèrent quelques murmures d'incrédulité. - -On passa ensuite aux prix d'histoire, d'économie politique et de poésie. - -En histoire, il s'agissait de décider qui avait eu le plus de génie, -d'Annibal ou d'Alexandre (le programme décidant que ce devait être -Alexandre). - -Le secrétaire perpétuel déclara qu'aucun des concurrents n'avait traité -la question comme il l'eût traitée lui-même, et que le prix était, en -conséquence, remis à l'année suivante. - -On avait également proposé aux économistes la question de savoir par -quels moyens on pourrait améliorer le sort des classes les plus -ignorantes et les plus pauvres. - -Le rapporteur annonça que tous les candidats s'étaient fourvoyés en -cherchant ces moyens, qui n'existaient pas, et que la question était -retirée du concours. - -Enfin, le sujet de poésie était la description du printemps, avec un -épisode élégiaque sur la culture des pommes de terre primes. - -La commission nommée pour juger les trois mille pièces envoyées fit -savoir que tous les poëtes avaient décrit le printemps de leur pays au -lieu de peindre le _printemps absolu_; et que la plupart étaient tombés -dans de grandes erreurs au sujet de la culture des solanées. En -conséquence, le prix était transformé en une mention honorable accordée -à la pièce portant le nº 940, laquelle pièce était sans nom d'auteur. - -Ici, la séance fut suspendue. Une partie des immortels quitta la salle, -et les marchands de limonade parurent dans les tribunes. Il y eut entre -les voisins qui se connaissaient un échange de saluts et de politesses. -On s'informa des absents, on parla des bals auxquels on était invité, du -cours de la bourse, de l'épidémie régnante, de tout enfin, excepté de ce -que l'on venait d'entendre. Ce fut seulement au bout d'une heure que la -sonnette du président annonça la reprise de la séance. - -Il s'agissait cette fois des communications faites par les différentes -académies. - -On lut d'abord un mémoire destiné à éclaircir si les rois pasteurs -étaient noirs ou seulement brun foncé; puis une fable développant cette -vérité profonde: «que le faible est plus souvent opprimé que le fort»; -enfin une dissertation archéologique relative à l'éperon de François -Ier. - -Mais ce n'étaient là que les préludes de la séance, le lever du rideau -destiné à faire attendre la grande pièce. Enfin, le bibliophile parut au -pupitre avec le premier chapitre de son fameux Traité sur _les moeurs de -la France au dix-neuvième siècle_. Cette lecture était annoncée depuis -trois mois, et l'on en racontait d'avance des merveilles; aussi tous les -auditeurs se penchèrent-ils vers le bord des tribunes; le silence -s'établit plus complet, et l'académicien commença de cet accent solennel -et cadencé qui constitue ce que les bourgeois nomment un bel organe. - - - - -XVI - -Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les moeurs des Français -au dix-neuvième siècle.--Comme quoi les Français ne connaissaient ni la -mécanique, ni la navigation, ni la statique, et mouraient tous de mort -violente par le fait des notaires.--Le Gouvernement chargé de composer -des épitaphes pour les célèbres courtisanes.--Costume des rois de France -quand ils montaient à cheval.--Les noms des auteurs étaient des -mythes.--Singulier langage employé dans la conversation. - - -«On l'a dit bien des fois, Messieurs, tant qu'il reste des traces de la -littérature et des arts d'une nation, cette nation n'est point morte; -l'étude peut la reconstituer, la faire revivre comme les créations -antédiluviennes devinées par les inductions de la science. - -«La littérature et les arts ne sont-ils point, en effet, le reflet -fidèle des moeurs d'une époque? n'y trouvez-vous point la peinture des -habitudes, des croyances, des caractères, des sentiments? Si nous -n'avons que des données fausses sur les peuples qui vécurent autrefois, -nous ne devons donc accuser que notre paresse: une étude sérieuse nous -les eût révélés dans leur vérité. - -«C'est cette étude que nous avons tentée pour les Français du -dix-neuvième siècle. - -«Quinze années de notre vie ont été employées à visiter les ruines de -leurs monuments, à examiner leurs tableaux et leurs statues, à connaître -leurs livres surtout, immense galerie où toutes les individualités du -passé s'agitent et se coudoient. - -«Le travail que nous avons l'honneur de vous soumettre est le résultat -de ces longues recherches.» - -(Ici, le lecteur s'arrêta, sous prétexte de boire; le public, ainsi -prévenu qu'il est à un bon endroit, applaudit.) - -«Et d'abord, Messieurs, protestons contre le préjugé vulgaire qui a fait -regarder jusqu'ici les Français comme des hommes légers, mobiles, amis -du plaisir. Loin de là! L'étude attentive de ce qu'ils ont laissé nous -les montre sombres, passionnés, sanguinaires, toujours la main au -poignard ou au poison. Leurs dramaturges, leurs poëtes, leurs -romanciers, qui ont peint les moeurs du temps, ne laissent aucun doute à -cet égard. - -«Ainsi, pour ne citer qu'un fait, nous avons calculé, d'après la lecture -de leurs oeuvres, que les dix-sept vingtièmes des unions légitimes -amenaient la mort de l'un des conjoints! La conséquence normale du -mariage était le suicide ou le meurtre; les époux ne se laissaient vivre -que par exception! - -«Telle était à cet égard la force de l'habitude qu'un mari étrangla sa -femme la première nuit des noces, uniquement _parce qu'il ne pouvait se -rappeler son nom_[2]. - - [2] Voyez _La Confession_ (J. Janin). - -«Les amants n'étaient guère plus heureux, soit que la femme tuât l'homme -pour le rendre plus prudent[3], soit que l'homme tuât la femme pour lui -éviter les reproches de son mari[4], soit que tous deux se tuassent à -l'amiable et de compagnie, comme on le voit à chaque page dans les -journaux du temps. - - [3] Voyez _Les Mémoires du Diable_ (F. Soulié). - - [4] Voyez _Antony_ (A. Dumas). - -«Il y avait, en outre, tous les menus accidents: main prise dans une -porte, et qu'il fallait couper[5]; oeil crevé par un mari borgne, trop -partisan de l'égalité[6]; marque au fer rouge faite sur le front[7]; -duels périodiques revenant tous les ans au retour des pois verts[8]; -pierres tombant à dessein du haut d'un échafaudage de maçon[9]. - - [5] Voyez _La Grille du château_ (F. Soulié). - - [6] Voyez _Le Général Guillaume_ (E. Souvestre). - - [7] Voyez _Mathilde_ (E. Sue). - - [8] Voyez _Rêve d'amour_ (F. Soulié). - - [9] Voyez l'_Histoire des Treize_ (H. de Balzac). - -«Du reste, ces accidents et mille autres atteignaient indistinctement -toutes les classes et tous les âges. Il suffit de lire _Les Mystères de -Paris_, cette admirable peinture de la société au dix-neuvième siècle, -pour comprendre combien il était difficile de ne pas mourir noyé, -poignardé, empoisonné, muré ou étranglé, dans ce centre de la -civilisation française. Évidemment, les gens qu'on n'assassinait point -formaient une classe particulière, une sorte de rareté sociale, qui -servait sans doute au renouvellement de la chambre haute, composée, -comme on le sait, de vieillards _pares ætate_, d'où leur était venu le -nom de _pairs_. - -«Cette multiplicité de morts violentes était principalement l'ouvrage -des notaires, des femmes du grand monde, des millionnaires et des -médecins. Les médecins se débarrassaient de leurs malades pour en -hériter plus vite[10]; les millionnaires employaient leurs revenus à -faire tuer les hommes par des spadassins, et à empoisonner les femmes -dans des bouquets[11] de fleurs; les grandes dames venaient voir égorger -leurs rivales à domicile[12], et les notaires étaient en compte courant -avec les empoisonneurs, les assassins et les noyeurs de Paris ou de la -banlieue. - - [10] Voyez _Les Réprouvés et les Élus_ (E. Souvestre). - - [11] Voyez _Mathilde_ (E. Sue). - - [12] Voyez l'_Histoire des Treize_ (H. de Balzac). - -«Le seul secours pour les honnêtes gens, au milieu de ce désordre, était -les princes allemands, qui abandonnaient leurs États, déguisés en -ouvriers, pour aller défendre la vertu dans les tapis-francs de la rue -Aux-Fèves[13] ou les forçats en fuite, qui assuraient l'avenir des -jeunes gens pauvres, et découvraient dans un lupanar la femme qui devait -faire leur bonheur[14]. - - [13] Voyez _Les Mystères de Paris_ (E. Sue). - - [14] Voyez _Le Père Goriot_ et la suite (H. de Balzac). - -«Encore l'influence de ces défenseurs de la vertu était-elle souvent -annulée par la fameuse société de Jésus, que secondaient les dompteurs -de bêtes de l'Allemagne, les étrangleurs de l'Inde et les directeurs de -maisons de santé de Paris[15]. - - [15] Voyez _Le Juif Errant_ (E. Sue). - -«Vous devinez d'avance, Messieurs, ce que devaient être les moeurs dans -une société pareille! Sauf les grisettes, vivant comme des saintes au -milieu des rapins, des clercs d'avoués et des commis marchands[16], les -femmes bien nées n'avaient d'autre occupation que la galanterie, et les -bons pères de famille se chargeaient de louer eux-mêmes une petite -maison où leurs filles mariées pussent recevoir à l'aise des amants[17]. -Si par hasard une grande dame restait chaste, elle ne manquait pas d'en -exprimer tout son repentir au moment de la mort[18], et de chanter, d'un -accent désespéré, le fameux psaume: - - Combien je regrette - Mon bras si dodu, - Ma jambe bien faite - Et le temps perdu! - - [16] Voyez _Les Mystères de Paris_ (E. Sue). - - [17] Voyez _Le Père Goriot_ (H. de Balzac). - - [18] Voyez _Le Lys dans la vallée_ (H. de Balzac). - -«A la vérité, rien n'était négligé pour donner cette direction d'idées -aux femmes. Outre l'art, qui n'avait de ciseau, de plume, de pinceau, -que pour les belles pécheresses, l'administration leur montrait une -tendre sympathie. Les préfets élevaient eux-mêmes des monuments aux plus -célèbres courtisanes, avec des inscriptions explicatives pour -l'instruction des jeunes filles. La tombe d'Agnès Sorel a été récemment -découverte sur les bords de la Loire, et on y lit: - - _Les chanoines de Loches, enrichis de ses dons, demandèrent à Louis XI - d'éloigner son tombeau de leur choeur. «J'y consens, dit-il, mais - rendez la dot.» Le tombeau y resta. Un archevêque de Tours, moins - juste, le fit reléguer dans une chapelle. A la Révolution, il y fut - détruit. Des hommes sensibles recueillirent les restes d'Agnès, et le - général Pommereul, préfet d'Indre-et-Loire, releva le mausolée de la - seule maîtresse de nos rois qui ait bien mérité de la patrie, en - mettant pour prix de ses faveurs l'expulsion des Anglais de la France. - Sa restauration eut lieu en l'an_ M. DCCC. VI. - -«Tels étaient les cours de morale, en style lapidaire, qui se voyaient -encore au château de Loches en 1845, à la grande édification des _hommes -sensibles_ et des Françaises qui voulaient _expulser les Anglais de la -France_. - -«Les moyens de faire fortune, à la même époque, n'étaient pas moins -extraordinaires. Les uns s'enrichissaient des legs laissés par le -Juif-Errant, d'autres devenaient de grands capitalistes en apportant des -louis dans les villes où l'or était rare, et en plantant des peupliers -aux bords de la rivière[19]; d'autres en se faisant renverser par la -meute d'un grand seigneur[20]. - - [19] Voyez _Eugénie Grandet_ (H. de Balzac). - - [20] Voyez _Le Chemin le plus court_ (J. Janin). - -«Quelles que fussent, du reste, ces fortunes, chacun les portait sur -soi, dans un portefeuille, comme le prouvent les pièces de M. Scribe, et -l'on pouvait ainsi les léguer sans testament; usage évidemment adopté -par suite de la légitime terreur qu'inspiraient les notaires. - -«Si des habitudes morales de la nation nous passons maintenant à ses -habitudes extérieures, nous ne les trouverons ni moins singulières, ni -moins variées. Le costume surtout offrait d'étranges disparates. Tandis -que les députés paraissaient à la tribune sans autre vêtement qu'un -manteau, comme le prouve le tombeau du général Foy, les chefs militaires -portaient, même à pied, la culotte de peau de daim et les grandes bottes -à l'écuyère, ainsi qu'on peut le voir dans la statue du général Mortier. -Il y a même lieu de croire qu'ils se promenaient parfois revêtus d'une -cuirasse, car l'auteur des _Méditations_ dit positivement, en parlant de -l'empereur Napoléon: - - Rien d'humain ne battait sous son épaisse armure. - -«Ce qui fait nécessairement supposer qu'il en avait une. La capote grise -dont parle Béranger n'était sans doute que son costume de petite tenue. - -«Les statues colossales trouvées parmi les décombres de l'ancienne place -de la Concorde, et représentant, comme nous l'avons prouvé ailleurs, les -princesses du sang royal, indiquent également le costume des femmes. Il -était évidemment plus favorable aux belles formes qu'aux rhumes de -poitrine; aussi tous les auteurs du temps signalent-ils la phthisie -comme une des affections les plus communes chez les Françaises du -dix-neuvième siècle. - -«Le peu d'accord des costumes adoptés dans les différents monuments de -l'art français prouve d'ailleurs jusqu'à l'évidence que le vêtement -variait selon les circonstances et l'occasion. Pour ne citer qu'un -exemple, la peinture nous montre Louis XIV en pied, avec la culotte de -velours, l'habit de brocart, les bas de soie et les souliers à grands -talons, tandis que sa statue équestre nous le représente sans autre -vêtement que sa perruque, d'où l'on doit nécessairement conclure que les -rois de France ne gardaient que cette dernière lorsqu'ils montaient à -cheval. - -«Quant à la science et aux arts mécaniques, si l'on en juge par les -monuments échappés à la destruction, les Français du dix-neuvième siècle -en étaient, tout au plus, aux connaissances des anciens. Nous voyons en -effet que, pour avoir réussi à relever un obélisque dressé par les -Égyptiens deux mille ans auparavant, un de leurs architectes fit graver -sur le socle une inscription triomphale, comme s'il eût accompli une -oeuvre miraculeuse. De plus, leurs flottes n'étaient composées que de -trirèmes, ainsi que le prouve la médaille frappée en commémoration de la -victoire de Navarin. - -«Un débris de borne-fontaine récemment recueilli offre pourtant, en -bas-relief, la représentation d'un vaisseau particulier. Il est surmonté -de quatre mâts, dont l'un est planté hors de l'axe du navire, et porte -le beaupré à l'arrière, ce qui, selon l'observation d'un homme d'esprit, -le fait ressembler à un cheval bridé par la queue. Le vent enfle sa -voile vers la poupe, ce qui ne l'empêche pas de fendre l'onde avec la -proue, à peu près comme une brouette qui marcherait en avant à mesure -qu'on la pousserait en arrière! - -«Or, comment supposer qu'un navire aussi contraire à toutes les lois de -la statique eût été gravé sur un monument public, si la France du -dix-neuvième siècle eût connu ces lois? Un peuple ne se calomnie pas -lui-même; quand la science l'éclaire, il ne laisse pas imprimer sur le -fer et sur le granit de faux témoignages de son ignorance, surtout quand -il a un ministère des travaux publics, un préfet de la Seine et un -directeur des beaux-arts. Nous ne parlons pas du ministre de la marine, -sans doute trop occupé des navires qui flottaient sur l'eau salée pour -songer à ceux qu'on gravait sur les fontaines d'eau douce. - -«Il faut donc reconnaître, Messieurs, que la France du dix-neuvième -siècle fut ignorante. Quant à sa gloire militaire, je doute que l'on -puisse encore en parler sérieusement après les travaux de notre illustre -collègue Mithophone. Ils ont prouvé jusqu'à l'évidence que les -expéditions du prétendu empereur Napoléon Bonaparte n'étaient que le -rajeunissement de celles de Bacchus, modifiées par la même imagination -populaire qui inventa, un peu plus tard, les aventures symboliques de ce -Robert Macaire et de ce Bertrand, dans lesquels il est impossible de ne -point reconnaître les deux fils jumeaux de Léda. Le seul guerrier de -quelque importance que l'on ne puisse contester au dix-neuvième siècle -paraît être le général Tom Pouce, à la gloire duquel fut frappée une -médaille heureusement conservée. L'auteur du _Plutarque universel_, qui -a fait sur ce sujet de profondes recherches, affirme qu'il parcourut en -triomphe l'ancien et le nouveau monde, dans un char au-devant duquel la -foule se précipitait. Les têtes couronnées elles-mêmes venaient lui -rendre hommage, et les femmes déposaient une offrande pour obtenir un de -ses baisers. - -«Mais nous renvoyons pour tous ces détails aux travaux cités plus haut, -nous contentant d'examiner ici la question littéraire. - -«On sait combien les Français de toutes les époques se montrèrent -amoureux de l'éclat et du bruit. Ils durent à ce penchant leur premier -nom de _Galli_, ou _Coqs_, dont ils se montrèrent tellement fiers qu'ils -ne balancèrent point à placer, plus tard, sur leurs drapeaux, le -volatile qui leur avait servi de parrain. De pareilles dispositions -devaient nécessairement en faire un peuple de journalistes, d'avocats et -de gens de lettres; aussi excellèrent-ils dans ces différentes -professions, qu'ils cumulèrent même le plus souvent. Mais le -dix-neuvième siècle surtout se fit remarquer par la loquacité bruyante -de ses écrivains. Ce furent eux qui inventèrent cette littérature en -mosaïque, composée de petits riens brillants, dont la réunion a l'air de -faire quelque chose; ces clapotements de mots sonores, tournant autour -de la pensée sans y atteindre jamais; enfin cet art de dilater le moi de -manière à ce qu'il puisse tout occuper. - -«La passion du clinquant et de l'ingénieux les porta même à abandonner -leurs véritables noms pour en prendre de composés, car mes récentes -études ne m'ont laissé aucun doute à cet égard, Messieurs; il m'est -désormais bien démontré que tous les noms sous lesquels nous connaissons -les écrivains français du dix-neuvième siècle ne sont que des -désignations significatives destinées à révéler le caractère, le talent -et les prétentions de l'auteur. - -«Nous pourrions appuyer cette opinion d'une multitude de témoignages; -l'espace et le temps nous obligent à choisir seulement quelques -exemples. - -«Nous citerons le poëte-coiffeur Jasmin, dont le nom parfumé convient -évidemment si bien à sa double profession; le versificateur-maçon Poncy, -au sobriquet pierreux et solide comme son talent; l'écrivain-cordonnier -Lapointe, qui, en perçant la foule, justifia son symbolique surnom; -l'historien Laurent, ainsi appelé par allusion à son héros, l'empereur -Napoléon, cuit à petit feu sur le rocher de Sainte-Hélène, comme le fut -autrefois saint Laurent sur le gril; le romancier Dumas, abréviation de -Dumanoir, nom guerrier qui rappelle heureusement la manière hardie et -cavalière de l'auteur; le monographe Pitre-Chevalier, qui signa ainsi -son beau livre de _Bretagne et Vendée_, afin de rendre hommage, dès le -titre, aux deux pays chevaleresques dont il racontait les grandes -aventures. - -«Nous ne pousserons pas plus loin, Messieurs, cette démonstration, qui -devra paraître sans réplique à tous les gens de bonne foi; mais nous ne -pouvons terminer sans parler du curieux langage en usage parmi les -Français de l'époque dont nous nous occupons. - -«Tout y était devenu nuances et analyse. Voulait-on faire le portrait -d'une brune quelque peu barbue, on disait «qu'un duvet follet se -montrait le long de ses joues, dans les méplats du cou, en y retenant la -lumière, qui s'y faisait soyeuse[21]». Parlait-on de la fraîcheur de ses -lèvres, on vantait «leur minium vivant et penseur[22]». Voulait-on faire -remarquer ses oreilles petites et bien faites, on les déclarait des -«oreilles d'esclave et de mère[23]». Enfin, si l'on parlait, dans la -conversation, d'un voyage en Espagne, il fallait dire: «J'ai vu Madrid -avec ses balcons de fer; Barcelone, qui étend ses deux bras à la mer -comme un nageur qui s'élance; Cadix, qui semble un vaisseau près de -mettre à la voile, et que la terre retient par un ruban; puis, au milieu -de l'Espagne, comme un bouquet sur le sein d'une femme, Séville -l'andalouse, la favorite du soleil.» - - [21] H. de Balzac. - - [22] _Idem_. - - [23] Dumas. - -«Ce langage prouve combien est peu fondée l'opinion de ceux qui croient -la langue française la plus claire, la plus sobre et la plus nette de -toutes les langues de l'Europe. - -«Je dirai donc, Messieurs, pour me résumer, que le dix-neuvième siècle -fut, en France, une époque de demi-barbarie, où les esprits subtils, -mais ignorants, tenaces et sanguinaires, s'abandonnèrent à tous les -excès d'une vitalité surabondante. Mon prochain Mémoire prouvera que ce -fut aussi le siècle des ardentes croyances religieuses, comme -l'indiquent les odes d'une foule de poëtes s'offrant sans cesse en -holocauste, et des grands dévouements politiques, comme on peut s'en -assurer par les discours des ministres, qui déclarent ne rester sur leur -_banc de douleur_ que dans l'intérêt de la patrie.» - - - - -XVII - -_Le Grand Pan_, journal universel, renfermant tous les journaux et -plusieurs autres.--Trois articles contradictoires sur une seule -vérité.--Administration du _Grand Pan_.--M. César Robinet, entrepreneur -général de littérature en tous genres.--Machines à fabriquer les -feuilletons.--M. Prétorien, directeur en chef du _Grand Pan_.--Une -entreprise littéraire avec primes.--Blaguefort obligé d'acheter la -critique du livre qu'il veut publier. - - -Au moment où le bibliophile se rassit, la salle entière éclata en -applaudissements. On ne pouvait assez admirer cette prodigieuse -érudition qui lui permettait de dire, sans hésitation, quelles étaient -les moeurs et les habitudes d'un autre peuple il y avait douze siècles. - -Blaguefort n'avait point écouté la lecture, mais il remarqua -l'impression produite et quitta brusquement ses compagnons en leur -promettant de revenir bientôt. - -Maurice croyait rêver. Il regarda Marthe stupéfaite, puis tous deux -éclatèrent de rire en même temps. - -«Nous saurons désormais ce que c'est que la science historique, dit le -jeune homme, et ce qu'il faut croire des _vérités démontrées_. Je -m'explique maintenant pourquoi ces vérités changent à chaque siècle. -L'histoire est un écheveau que chacun dévide et tisse à sa manière; le -fil est bien toujours le même, mais l'étoffe et le dessin se modifient -selon l'ouvrier. - ---Auriez-vous donc remarqué des erreurs dans le Mémoire du bibliophile? -demanda M. Atout, qui venait d'entrer. - ---Hélas! répliqua Maurice en souriant, il vous a fait connaître la -France en l'an trois mille comme nous connaissions l'ancienne Grèce en -1845. Son oeuvre ressemble à ces monstres dont chaque membre a été -emprunté à un animal réel, mais dont l'ensemble ne peut être qu'un rêve; -tout est vrai, sauf le monstre. - ---Et vous pourriez signaler les principales fautes? - ---Si j'avais l'analyse du Mémoire... - ---Vous l'aurez, interrompit vivement l'académicien, qui baissa la voix, -nous le trouverons au bureau du journal. Venez vite. Quelque pénible -qu'il soit de relever les erreurs d'un collègue, on doit tout sacrifier -à l'intérêt de la vérité... Il faudra rédiger une réplique accablante, -avec quelques allusions bien aiguisées. Je vous fournirai les pointes -d'autant plus sûrement que le bibliophile est mon ami. Je connais les -jointures et je sais où il faut frapper.» - -Ils se dirigèrent vers la grande agence littéraire, qui occupait une rue -entière et était exploitée par une société de capitalistes exerçant à -Sans-Pair le monopole de la publicité. - -Ils avaient réuni pour cela les journaux des différentes opinions en un -seul journal appelé _Le Grand Pan_, qui les soutenait alternativement -toutes. _Le Grand Pan_ ne paraissait ni à certain jour, ni à certaine -heure; imprimé sur un papier sans fin, il _paraissait toujours_! - -Un bataillon de journalistes attachés à l'établissement envoyait -successivement des piquets de publicistes pour entretenir la rédaction. - -Au sortir de l'imprimerie, l'immense feuille se distribuait elle-même à -domicile, en courant sur un appareil général de rouleaux. On la voyait -traverser les rues, monter aux troisièmes étages, redescendre aux -rez-de-chaussée, traverser les cafés, les bazars, les cabinets de -lecture, poursuivie par les non-abonnés, qui tâchaient de dérober -quelques mots au passage; parcourue en l'air par les gens pressés; -étudiée à loisir par les bourgeois retirés des affaires; mais toujours -immuable dans son mouvement, et faisant disparaître, par le toit ou par -la muraille, l'article non achevé que vous aviez lu avec trop de -lenteur. - -M. Atout et Maurice trouvèrent dans la première salle une foule de gens -de différents âges et de différentes conditions, qui attendaient -l'audience du directeur du _Grand Pan_. L'académicien en accosta -plusieurs qu'il connaissait, et les entretint un instant. Tous -affectaient le même dédain pour la puissance à laquelle ils venaient -rendre hommage; tous se plaignaient de son iniquité et de sa corruption; -tous se déclaraient également indifférents à son amitié ou à sa haine. - -M. Atout, voyant qu'il faudrait attendre quelque temps, proposa à son -compagnon de lui faire visiter rapidement ce qu'on appelait les bureaux -du journal. - -Après avoir traversé plusieurs pièces où des milliers d'employés -surveillaient les détails inférieurs, ils arrivèrent à la salle de -rédaction, partagée en deux cents cellules grillées, pour les deux cents -journalistes de service. Chacun d'eux avait ses fonctions distinctes, -indiquées par l'inscription de la cellule. Il y avait un rédacteur pour -les empoisonnements de femmes par leurs maris, deux pour les -empoisonnements de maris par leurs femmes, trois pour les -empoisonnements réciproques, connus sous le nom d'_empoisonnements -assortis_, et ainsi du reste. Venaient ensuite les puffistes, compagnie -d'élite dont on ménageait les forces. L'un avait la spécialité des -incendies de villes inconnues, des tremblements de terre de pays à -découvrir, des naufrages de grands personnages ayant pour nom une -initiale; un second se chargeait des histoires d'ours dévorant les -vétérans, de serpents marins et de crocodiles apprivoisés: un troisième -se réservait le règne végétal, embelli des merveilles de la moutarde -blanche et du chou colossal. - -Chaque article achevé était jeté dans un tube qui le conduisait jusqu'à -la machine, où il était imprimé sans l'intermédiaire des compositeurs, -ce qui, entre autres avantages, avait celui de laisser les fautes -d'orthographe au compte du journaliste. - -La seconde salle était celle des rédacteurs de réclames, perpétuellement -employés à trouver de nouvelles formules à la fiction; la troisième, -celle des correspondances entretenues au moyen de télégraphes -électriques; enfin, les dernières salles étaient consacrées à la -fabrication des feuilletons. - -Cette fabrication était exploitée depuis quelques années par le fameux -César Robinet, qui avait traité à forfait pour tous les romans à publier -dans _Le Grand Pan_ et dans les autres journaux de la République. -Plusieurs machines de son invention confectionnaient des feuilletons de -tout genre, à raison de cent lignes à l'heure. - -Il y avait d'abord la machine historique, dans laquelle on jetait des -chroniques, des biographies, des mémoires, et d'où sortaient des romans -dans le genre de ceux de Walter Scott; - -La machine à _variétés_, que l'on bourrait d'_anas_, de légendes, -d'almanachs anecdotiques, et qui produisait des voyages comme celui de -Sterne; - -La machine des _fantaisies_, qui recevait les anciens poëtes, les vieux -romans, les drames oubliés, et dont on obtenait des nouvelles -comparables à celles de Bernardin de Saint-Pierre et de l'abbé Prévost; - -Enfin la machine des _résidus_, où l'on jetait à brassée les rognures -que l'on n'avait pu utiliser ailleurs, et qui produisait du Perrault et -du Berquin de seconde qualité. - -César Robinet ne lisait point ses livres, mais il les signait tous, ce -qui le condamnait à quatorze heures de travail forcé par jour. A -l'arrivée de Blaguefort, il paraphait le cent trente-troisième volume -des aventures du colonel Crakman, récit charmant dans lequel il avait -réussi à faire entrer tous les mémoires imprimés sur le grand Frédéric -et sur sa cour. - -Soixante secrétaires faisaient autour de lui le triage des livres des -autres qui devaient devenir des livres de lui. - -Maurice demeura émerveillé. Le système de retapage, autrefois borné aux -chapeaux, s'était étendu jusqu'aux idées. La friperie perfectionnée -avait envahi la république des lettres; les plus vieux volumes, -décousus, découpés, reteints et regommés, devenaient des nouveautés -recherchées; il suffisait de l'estampille CÉSAR ROBINET pour que -l'étoffe usée parût neuve! - -M. Atout, pensant que l'heure de réception devait être arrivée, -rebroussa chemin et se présenta chez le directeur du _Grand Pan_. - -M. Prétorien était à Sans-Pair le véritable fondateur de la liberté de -la presse, c'est-à-dire de la liberté de presser les gens. Rien ne -pouvant lui être refusé impunément, on ne lui refusait rien. La plume -croisée devant son journal, comme la sentinelle devant son camp, il -décidait seul qui il fallait repousser ou admettre. Excellent du reste -pour ses amis, il leur partageait ses gains, sa puissance, son crédit, -et c'était le meilleur roi du monde, pourvu qu'on ne fût point de ses -sujets. - -Au moment où nos visiteurs entrèrent, il donnait audience à tous ceux -que Maurice avait vus faire antichambre. Leur dédain pour le journalisme -avait fait place au respect, leur indifférence à l'empressement. C'était -à qui se montrerait le plus modestement soumis ou le plus amicalement -familier. - -Il vit d'abord passer une vingtaine d'auteurs qui venaient offrir leurs -livres embellis de l'autographe sacramentel: _hommage de l'auteur_. - -Puis des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui, pour preuve de -leurs talents, remettaient des lettres de recommandation; des actrices -parfumées de patchouli, tournant sur elles-mêmes avec mille ondulations -caressantes, comme des panthères apprivoisées, et ne se retirant -qu'après avoir laissé leurs adresses; des hommes graves qui apportaient -leurs éloges tout faits, et d'autres plus graves encore qui y joignaient -d'utiles diatribes contre leurs adversaires. - -Mais la visite qui frappa le plus Maurice fut celle de Mlle Virginie -Spartacus, fondatrice de la société des _femmes sages_, composée de -toutes celles qui n'avaient pu vivre avec leurs maris. - -Mlle Spartacus faisait pourtant exception: car, ainsi qu'elle l'avait -déclaré elle-même dans son discours d'ouverture, en empruntant, par -pudeur, une image à l'antiquité, _nul n'avait encore dénoué sa -ceinture_! - -Son hostilité contre les hommes était donc libre de tout souvenir -personnel; c'était de la haine métaphysique, un acharnement vertueux, né -des principes et entretenu dans l'intérêt de l'humanité. - -Elle venait demander à M. Prétorien l'insertion de plusieurs articles; -car Mlle Spartacus joignait à son titre de fondatrice celui de femme de -lettres, et, si elle n'occupait point le premier rang dans la -littérature contemporaine, la faute en était aux hommes, ligués contre -son sexe. Mais, ainsi qu'elle le faisait remarquer, cette tyrannie -touchait à sa fin; le jour approchait où les maîtres devaient forcément -consentir à l'affranchissement des esclaves, et cet affranchissement -avait été formulé d'avance par Mlle Virginie; les droits de la femme -étaient aussi simples que clairs: ils consistaient à n'en point -reconnaître aux hommes. - -M. Prétorien reçut la reine des insurgeantes avec politesse, mais refusa -ses articles, et Mlle Virginie sortit en s'écriant qu'il était temps -d'aviser au salut du genre humain. - -Lorsque tous les visiteurs se furent enfin retirés, le directeur du -_Grand Pan_ vint à M. Atout, les mains tendues et en s'excusant. - -«Vous voyez ma vie, dit-il avec une sorte de dégoût railleur; elle -ressemble à ces arbres plantés sur les grands chemins, et dont chaque -passant se croit le droit d'emporter une branche ou une feuille; je n'en -puis rien garder pour moi ni pour mes amis. - ---Et cependant, fit observer l'académicien avec un sourire élogieux, -vous trouvez moyen de suffire à toutes vos tâches. - ---Je viens de m'en imposer une nouvelle, interrompit Prétorien en se -ranimant tout à coup; une entreprise complétement neuve. - ---Encore? - ---Gigantesque! Du reste, il faut que je vous communique le plan... -Asseyez-vous là; je veux que vous me donniez votre avis.» - -M. Atout connaissait trop le monde pour ne pas traduire:--Je veux que -vous applaudissiez! Il se résigna donc à l'admiration, bien décidé à se -la faire rembourser à la première occasion. - -Prétorien, qui avait cherché parmi ses papiers, lui montra le prospectus -de sa nouvelle publication. Il s'agissait d'une biographie générale -devant comprendre l'histoire publique et privée de tous les citoyens de -Sans-Pair! - -Le prospectus portait en tête cette maxime philosophique: - - _Les souscripteurs ont droit à l'indulgence. - - Les non-souscripteurs n'ont droit qu'à la vérité._ - -Venait ensuite un système de primes si habilement combiné que l'éditeur -remboursait au moins cent vingt fois le prix de chaque souscription; -aussi ne se retirait-il que sur la quantité! - -Les priviléges de chaque catégorie étaient, du reste, clairement -établis. - -Chacun des trente mille premiers souscripteurs avait droit à une calèche -ornée de son chiffre et attelée d'un ballon: c'étaient les demi-fortunes -de Sans-Pair. - -Les quarante mille souscripteurs suivants devaient obtenir des cartes -d'abonnement perpétuel à tous les omnibus de la République, avec -correspondance pour les cinq parties du monde. - -Enfin, les derniers recevaient tous les matins, à domicile, une tasse de -café au lait avec le petit verre de rhum ou de cognac. - -Après avoir écouté les détails relatifs à cette entreprise littéraire, -et exalté les services qu'elle allait rendre à la civilisation, M. Atout -en vint enfin à ce qui l'amenait. - -Prétorien tira aussitôt le cordon des sténographes au mot Académie, et -un papier plié en quatre tomba d'une des bouches de rédaction placées -au-dessus de son bureau: c'était le résumé du Mémoire lu par le -bibliophile. - -M. Atout l'ouvrit et commença à l'examiner avec Maurice, qui l'arrêtait -à chaque ligne pour quelque rectification. Prétorien, ravi, déclara -qu'il fallait faire un article là-dessus; cela amènerait du bruit, du -scandale, et rien de plus sain pour un journal. - -«Ne ménagez pas le bibliophile, ajouta-t-il résolument; la vérité est -toujours bonne à dire quand elle fait gagner des abonnés. Il a -d'ailleurs refusé d'être des nôtres, et qui n'est pas pour nous est -contre nous. Il faut noyer dans le ridicule le Mémoire sur les Français -du dix-neuvième siècle. - ---Hein? qu'est-ce que j'entends là? s'écria Blaguefort, dont le visage -venait de paraître à la porte entrouverte... Un moment, mes petits: -peste! on ne noie pas ainsi la marchandise des amis. - ---La marchandise! répéta Prétorien; aurais-tu par hasard traité avec le -bibliophile? - ---Pour ses cinq Mémoires. - ---Tu as signé? - ---Et payé cent vingt mille francs en billets de banque! Tu comprends -qu'on ne peut pas dire de mal d'un livre qui m'a coûté cent vingt mille -francs, et pour lequel je viens faire quatre cents louis d'annonces. - ---Diable! c'est juste, dit Prétorien embarrassé. - ---Cependant, objecta M. Atout, je ferai observer que la vérité... - ---Est ce qu'elle peut, acheva Prétorien; les anciens l'avaient eux-mêmes -proclamé. _Amica veritas, sed magis amicus Blaguefort._ - ---Ainsi, vous refusez de recevoir les réclamations de mon hôte? dit -l'académicien piqué. - ---Par la raison qu'elle me coûterait deux cents louis... et l'amitié de -Blaguefort, qui vaut davantage. - ---Dix fois davantage! ajouta le commis voyageur; je lui paye tous les -ans des annonces pour plus de cinquante mille francs. - ---Alors M. Maurice verra ailleurs, reprit M. Atout d'un air composé; _Le -Grand Pan_ n'est point le seul organe de la publicité. - ---C'est juste, vous pouvez vous adresser au _Serpent à sonnettes_, dit -Prétorien d'un ton railleur. - ---Ou au _Chacal de l'Ouest_, ajouta Blaguefort avec indifférence. - ---Pourquoi pas au _Maringouin_?» acheva M. Atout d'un air de bonhomie. - -Le journaliste se mordit les lèvres, et son compagnon parut inquiet. _Le -Maringouin_ était un de ces petits journaux que chacun veut lire pour -l'amour du mal qu'on y dit des autres; gamins de la presse, dont vous -vous amusez jusqu'à ce qu'ils s'amusent de vous, et qui jettent de la -boue à tous ceux qui passent sans craindre les représailles, parce que -sur eux la boue ne tache pas. Quelque supérieure que fût sa position -dans la presse, Prétorien redoutait le petit journal comme le lion -redoute le bourdonnement et la piqûre du moucheron. Quant à Blaguefort, -il savait au juste ce que les attaques du _Maringouin_ pouvaient lui -enlever d'acheteurs; aussi prit-il tout à coup cette physionomie ouverte -des gens d'affaire au moment où ils veulent vous tendre un piége, et, -passant une main sous le bras de l'académicien qui allait se retirer: - -«Nous ne nous séparerons pas ainsi, s'écria-t-il; non, pardieu! il ne -sera pas dit que les Français du dix-neuvième siècle m'auront brouillé -avec le plus illustre écrivain de la république des Intérêts-Unis.» - -M. Atout voulut protester. - -«Avec celui dont la brillante imagination a reculé le domaine de la -poésie!...» - -M. Atout protesta plus fort. - -«Avec le génie facile et universel qui nous a assuré la supériorité dans -tous les genres.» - -M. Atout se confondit en protestations. - -«Avec le plus grand homme, enfin, de notre époque.» - -M. Atout serra la main de Blaguefort en affirmant qu'il allait se -fâcher. - -Celui-ci, qui avait épuisé ses formules d'éloges, parut céder avec -peine; mais, fort de son exorde par insinuation, il commença à effrayer -l'académicien sur les suites de la publication annoncée: c'était se -faire des ennemis, s'exposer à des représailles, nuire à la -considération de cette Académie dont il était le protecteur et la -gloire! - -Ces raisons étaient fortes, mais on ne renonce point ainsi à l'espoir de -rendre un collègue ridicule; la fraternité des arts descend en droite -ligne de celle d'Abel et de Caïn. M. Atout résistait et trouvait -toujours quelque chose à répondre. Il alléguait l'intérêt de la science, -l'intérêt de l'histoire, l'intérêt des principes, enfin tous les -intérêts que l'on cite quand on ne veut rien dire du véritable. Il -invoquait surtout les arrêts de sa conscience, idole mystérieuse qui -parle ou se tait selon la volonté du grand prêtre. - -Blaguefort, qui était à bout d'éloquence, s'arrêta enfin tout à coup, -comme illuminé d'une subite inspiration. - -«Je comprends, s'écria-t-il; vous ne voulez point perdre l'occasion; -cette critique de l'ouvrage du bibliophile doit piquer la curiosité; on -peut en vendre autant d'exemplaires que de l'ouvrage lui-même. - ---Sinon davantage, ajouta M. Atout; puis j'ai d'autres motifs... - ---Je sais, je sais, interrompit Blaguefort, la science... les -principes... la conscience... Eh bien, je vous achète tout!» - -L'académicien fit un mouvement. - -«Cent vingt mille francs pour le livre du bibliophile et cent vingt -mille francs pour la réfutation, continua l'homme aux spéculations; cela -arrange tout. Je vendrai d'abord le premier comme un chef-d'oeuvre, puis -le second pour prouver que c'est une rhapsodie. De cette manière le -public aura fait une double étude et moi un double profit. Voyons, c'est -convenu, n'est-il pas vrai? Je vais écrire nos conditions pour éviter -tout malentendu. - -Blaguefort s'était assis à la table de M. Prétorien, où il rédigea le -traité convenu; M. Atout signa, reçut un billet à ordre, et il allait -prendre congé du directeur du Grand Pan, lorsque celui-ci, qui se -rendait au Musée, proposa d'y conduire les deux ressuscités. Ils -acceptèrent avec empressement, et M. Atout se retira seul. - - - - -XVIII - -La Bibliothèque nationale et son catalogue.--Utilisation de la -promenade.--Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.--Portraits à la -grosse, avec ressemblance garantie.--M. Illustrandini, statuaire de -l'univers.--M. Prestet, peintre du Gouvernement à pied et à -cheval.--Opinion de Grelotin sur la peinture. - - -En suivant leur guide, Maurice et Marthe passèrent devant un édifice -noir gardé par des soldats. Ils l'auraient pris pour une maison de -force, s'ils n'avaient lu au-dessus de la porte d'entrée: _Bibliothèque -Nationale_. Ils exprimèrent le désir d'y entrer; mais M. Prétorien les -avertit qu'elle était fermée. - -«L'inscription vous a trompés, dit-il en souriant; à Sans-Pair, une -bibliothèque nationale n'est point celle dont le peuple jouit, mais -celle qu'il entretient. Il en est pour cela comme de la voie publique, -toujours barrée par ordre de l'autorité supérieure, et que l'on répare -perpétuellement de ses réparations. Qu'auriez-vous vu d'ailleurs? Des -montagnes de livres superposés au hasard. Le zèle et la science des -conservateurs s'évertuent en vain à débrouiller ce chaos. Les fonds dont -ils auraient besoin sont absorbés par les gendres et les neveux de -députés, qui obtiennent des missions artistiques pour la dégustation des -vins de Tokai, l'étude des huîtres d'Ostende ou l'examen des -Circassiennes du Caucase. Voilà trois siècles qu'on travaille au -catalogue; chaque mois on classe cent volumes, et on en reçoit mille qui -restent non classés! C'est une mer dans laquelle se jettent tous les -jours de nouveaux fleuves, et que l'on essaye à mettre en bassins avec -une coque de noix. Aussi l'édifice eût-il déjà fléchi sous le faix -toujours croissant des livres qu'on y entasse, si les rats et les -collecteurs ne travaillaient sourdement à son allégement. Du reste, la -police la plus rigoureuse est établie à la porte; on interdit les gros -souliers, qui feraient trop de poussière; les parasols sont sévèrement -prohibés, et chacun doit laisser, en entrant, son chapeau au portier. -Aussi la bibliothèque de Sans-Pair est-elle partout citée pour modèle, -et, sauf les livres, tout y est dans un ordre parfait. - -Vis-à-vis la bibliothèque s'étendait un jardin public que Prétorien -traversa, et où Maurice put renouveler l'observation qu'il avait déjà -faite. Tous les promeneurs se livraient à quelque travail qui utilisait -la locomotion. Les uns brodaient en marchant, les autres faisaient de la -tapisserie, tressaient des paniers ou fabriquaient des bourses et des -faux tours pour les étrennes. Les jeux publics servaient également à la -production. Chaque escarpolette mettait en mouvement un pétrin mécanique -pour la fabrication des gâteaux; les chevaux de bois faisaient tourner -un moulin à café, et les tirs au pistolet servaient à casser des -noisettes. - -Maurice remarqua surtout un homme de moyen âge qui avait réussi à rendre -sa promenade triplement profitable: il lisait, tricotait et traînait -après lui un appareil économique dans lequel cuisait son dîner. - -En quittant la promenade, les deux époux se trouvèrent dans un nouveau -quartier. - -Là, tout avait changé d'aspect. On ne voyait qu'hommes barbus et que -femmes échevelées, portant tous les costumes connus, depuis la feuille -de figuier de nos premiers pères jusqu'à la robe de chambre du -dix-neuvième siècle. M. Prétorien leur apprit que c'était le quartier -des artistes. - -Leur première et constante préoccupation était celle de ne pas -s'habiller comme le bourgeois, de n'avoir pas les mêmes meubles que le -bourgeois, de ne pas ressembler au bourgeois! En conséquence, ils -étaient vêtus de toges, de cuirasses ou de hauts-de-chausses de tricot; -ils marchaient avec des pantoufles de mamamouchi, s'asseyaient sur de -grands fauteuils boiteux du temps des croisades, buvaient dans d'anciens -hanaps bosselés, et fumaient du tabac de caporal à travers des -narguillés de douze pieds. Le tout dans l'intérêt de l'art et par haine -pour la bourgeoisie. - -Nous avons oublié de dire que la bourgeoisie, c'était tout le monde, -excepté eux! - -Outre cette grande haine, les artistes de Sans-Pair avaient certains -principes qui formaient comme le code de leur association, et que l'on -pouvait résumer en six aphorismes: - -ARTICLE 1er. Le sculpteur trouve que la peinture a cessé d'exister. - -ARTICLE 2. Le peintre trouve que la sculpture n'existe plus. - -ARTICLE 3. Peintres et sculpteurs ne reconnaissent de talent qu'aux -morts; encore faut-il qu'ils le soient depuis longtemps. - -ARTICLE 4. La meilleure des républiques est celle où l'on achète le plus -de statues et de tableaux. - -ARTICLE 5. On doit toujours secourir un confrère, mais on n'est jamais -tenu de l'admirer. - -ARTICLE 6. L'artiste a trois ennemis: le marchand de couleurs, le public -et son propriétaire. - -Prétorien visita d'abord, avec ses compagnons, l'école où l'on envoyait -les jeunes gens reconnus propres aux arts. On l'avait ornée de statues -ou de tableaux retrouvés dans les ruines de Paris, et qui étaient -devenus des chefs-d'oeuvre avérés depuis que le temps en avait détruit -une partie. Mais le directeur du _Grand Pan_ ne laissa point à Maurice -le temps de les voir. Il avait promis de le conduire chez les artistes -les plus célèbres de Sans-Pair, et il entra d'abord chez M. Aimé Mignon, -peintre de tous les princes, de tous les banquiers et de toutes les -jolies femmes de la République. - -M. Aimé Mignon était le premier qui eût songé à appliquer au portrait le -système de la confection en pacotille. Il avait, pour cela, ramené -toutes les physionomies à cinq caractères: le grave, le gai, le sauvage, -le voluptueux, l'indifférent, et avait fait peindre d'avance une -collection de toiles reproduisant ces différents types sans le visage! -Ces toiles étaient exposées dans son atelier avec le prix, calculé en -pouces carrés, de sorte que chacun pouvait choisir sa tournure toute -faite comme on choisit un habit. Il n'y avait plus que la tête à -ajouter; mais, pour celle-ci, M. Aimé Mignon réussissait toujours au gré -de l'acheteur. Lui-même développa, sur ce point, son procédé à Maurice. - -«La mission du portraitiste, dit-il, n'est point, comme on l'a cru -longtemps, de reproduire ce qu'il voit, mais ce qui devrait être. La -nature est généralement laide; notre rôle est de l'embellir, je dirais -même que c'est notre devoir. Car, que veulent la plupart des gens qui se -font peindre? Acquérir la preuve qu'ils sont plus beaux qu'ils ne le -paraissent. Si un portrait ne réussit qu'à reproduire notre laideur, à -quoi bon en faire la dépense? N'est-ce point assez d'avoir la laideur -elle-même? Pensez-vous qu'un bègue payât bien cher pour entendre -contrefaire son bégayement? Le portraitiste a toujours, du reste, un -moyen sûr de savoir s'il a réussi: celui qu'il peint se déclare-t-il -ressemblant, il faut qu'il efface vite; se prétend-il flatté, tout est -bien; l'oeuvre sera payée sans réclamation et prônée aux amis.» - -De chez M. Mignon, Marthe et Maurice se rendirent chez le signor -Illustrandini, statuaire ordinaire des cinq parties du monde, auxquelles -il fournissait indifféremment des Vierges avec ou sans Enfant, des Vénus -pudiques ou non pudiques, des Christs morts ou vivants, des martyrs en -pied, des païens en gaîne et des grands hommes de toutes dimensions. M. -Illustrandini avait des carrières de marbre qu'il faisait exploiter, des -fonderies toujours en activité, et douze cents jeunes gens qui -modelaient et taillaient pour lui. - -Prétorien le trouva occupé à expédier soixante colis de saints non -canonisés destinés à l'Irlande, et une statue colossale de l'Incrédulité -commandée par le club des athées de Boston. - -A la vue du journaliste, il s'avança les bras ouverts. - -«Le voilà! s'écria-t-il, notre providence, notre étoile tutélaire, notre -soleil! c'est lui qui a éclairé les ministres. - ---Comment? demanda Prétorien, qui ne parut point comprendre. - ---Ne vous rappelez-vous plus ces travaux qu'ils voulaient partager entre -plusieurs? reprit Illustrandini. - ---Eh bien? - ---Ils viennent de m'en charger seul. - ---Ah! ils ont enfin cédé! dit le journaliste avec un mouvement -d'orgueil. - ---Grâce à vous! s'écria Illustrandini en lui prenant les mains. Qui -oserait vous résister? n'êtes-vous pas le roi de l'opinion? Mais je puis -dire qu'en me rendant service, vous n'avez point été non plus inutile à -l'art. Je serai digne de vous, maître... d'autant que les premiers prix -ont été maintenus... quinze cent mille francs! Comment ne pas faire un -chef-d'oeuvre? Aussi, depuis hier, ma tête est en feu; je vois mes -statues; elles marchent, elles regardent, elles crient...» - -Illustrandini avait cet enthousiasme mécanique des artistes brouillons -qui, au lieu de boire avec une émotion silencieuse aux fontaines -sacrées, s'y jettent jusqu'au cou avec de grands cris. Quand il parlait -d'art, chaque mot avait dans sa bouche le double de syllabes; c'était -comme le tonnerre que l'on entend au théâtre, quelque chose de lourd -roulant sur quelque chose de creux. Le lourd, c'était la parole, et le -creux, l'esprit. - -Cependant ces convulsions à froid réussissaient près de tout le monde; -comme Illustrandini manquait de bon sens, on lui avait supposé de -l'imagination. - -Un riche mariage acheva de le poser dans le monde; il prit équipage, -donna des dîners, des bals; et la célébrité de l'amphitryon finit par -déteindre sur l'artiste. - -Illustrandini l'avait prévu, car c'était avant tout un homme d'affaires. -Une fois en possession de la vogue, il se mit à l'exploiter avec -l'âpreté furieuse des parvenus. Prospectus vivant de son propre mérite, -il allait partout se proposant, pressant, sollicitant. Chaque travail -confié à un autre était à ses yeux un vol; il criait à la perte de -l'art; déplorait les beaux siècles de Napoléon et de Louis-Philippe, et -ameutait contre son rival malencontreux la troupe de ses complaisants et -de ses dupes. Pour lui, tout n'était point assez. - -Pendant qu'il faisait éclater l'enthousiasme continu qui lui était -familier, Prétorien regardait autour de lui avec distraction. -Illustrandini s'arrêta tout à coup. - -«Ah! vous contemplez ma Minerve? s'écria-t-il. - ---Une Minerve! répéta le journaliste, dont les yeux s'arrêtèrent avec -hésitation sur un bloc de terre glaise. - ---C'est elle! répéta Illustrandini avec complaisance; elle est sortie -tout armée de mon cerveau comme de celui de Jupiter. Je l'ai modelée -dans une telle ardeur que la terre fumait sous mes doigts. - ---Cependant, fit observer Prétorien avec hésitation, il me semble qu'il -reste encore beaucoup à faire... - ---Pour mes élèves, acheva Illustrandini; oui, la partie de métier: les -bras, les jambes, le corps! Mais qu'est-ce que cela quand l'idée a été -trouvée? Tout est dans l'idée. La déesse, appuyée d'une main sur sa -lance, présente de l'autre une branche d'olivier. Voilà la statue, le -reste n'est que du détail et n'a pas besoin du souffle de l'artiste. -Revenez dans un mois, le voile qui cache Minerve à vos yeux sera tombé, -et vous la verrez dans sa divinité.» - -Prétorien promit de revenir et se dirigea vers l'atelier de M. Prestet, -qui occupait, parmi les peintres, le même rang qu'Illustrandini parmi -les sculpteurs. - -Seulement le sien n'avait rien de poétique ni de solennel, loin de là; -Prestet chantait les complaintes d'ateliers, cultivait le calembour, -donnait du cor de chasse et imitait le cri de toutes sortes d'animaux; -c'était un artiste bon enfant, peignant comme il chassait, comme il -jouait au billard, avec une facilité leste et insoucieuse. Aussi -essayait-il indifféremment tous les genres; l'art, pour lui, n'était -point une préférence, mais une profession. Il inscrivait sur un -livre-journal les commandes qui lui étaient faites et les exécutait par -numéro d'ordre. Or, on estimait que, pour y satisfaire, il devrait -atteindre l'âge de cent douze ans, et qu'il aurait alors exécuté 745 -kilomètres de peinture de tout genre. - -Il avait, du reste, réussi à rendre plus rapide le travail des grandes -toiles destinées au Panthéon de Sans-Pair, en les peignant sur une -locomotive et armé d'une perche à quatre pinceaux. Pour les moindres -tableaux, il se contentait d'un appareil ingénieux qui lui permettait -d'en exécuter cinq en même temps. - -Il reçut nos visiteurs sans se déranger, donnant pour excuse les huit -tableaux qu'il devait livrer le soir même, et continua d'en peindre -trois, tout en causant. - -Maurice voulut connaître ses idées sur la peinture; M. Prestet les lui -indiqua avec son aisance et son aplomb habituels. - -«La peinture, dit-il, est l'art de représenter tout ce qu'indiquent les -programmes, à la satisfaction du Gouvernement et de son auguste famille. -On vous ordonne une bataille, vous faites des gens en uniforme qui se -battent; un groupe de nymphes, vous peignez trois femmes peu vêtues; une -machine ingénieuse, vous dessinez un métier d'où sort une paire de -chaussettes. Si chacun reconnaît la chose sans inscription, vous pouvez -dire comme le vieil Italien: «Moi aussi je suis peintre»; et la preuve -que vous l'êtes, c'est qu'on vous commandera des tableaux. On a parlé de -mélodie de tons, de couleurs vibrantes, d'harmonie de lignes! folie! -Toute la peinture se trouve comprise dans un mot: copier ce qui est, de -manière à ce que le ministre des beaux-arts lui-même puisse reconnaître -qu'un fagot n'est pas un conseiller d'État! Tout le reste est de la -poésie Grelotin, bon pour Grelotin, digne de Grelotin.» - -Maurice demanda ce que c'était que Grelotin. - -«Un quasi-idiot, qui sert de jouet à nos artistes, répondit Prétorien. -Il a étudié l'art vingt ans, et, ne pouvant atteindre à son idéal, il -s'est résigné à devenir gardien du Musée, où il continue à étudier son -système: car Grelotin a un système qui ferait infailliblement de lui un -grand peintre, ou un grand sculpteur, s'il peignait ou s'il sculptait. -Vous pourrez, du reste, l'interroger vous-même quand nous traverserons -les galeries.» - -Ils prirent congé de Prestet et se dirigèrent vers le Musée. - -Toutes les écoles, réunies par groupes, comme les différentes familles -d'une même race, avaient été entassées dans une seule salle, afin que -les autres pussent être réservées à _l'art national_: c'est ainsi que -l'on désignait, à Sans-Pair, les oeuvres d'Illustrandini, de Mignon et -de Prestet. - -Grelotin se tenait à la porte de l'immense galerie, comme un dragon -devant le trésor qu'il garde. - -C'était un tout petit homme, mal fait, presque chauve, dont les lèvres -étaient agitées d'un tremblement continuel, et qui regardait devant lui -avec des yeux doux et à demi égarés. - -Prétorien lui présenta Marthe et Maurice comme un couple des vieux -siècles; Grelotin les regarda. - -«Vivaient-ils du temps où l'on savait peindre des tableaux qui -chantaient?» demanda-t-il avec une curiosité empressée. - -Les deux ressuscités regardèrent leur conducteur. - -«Oui, oui, reprit Grelotin avec insistance; il y a eu un temps où la -brosse et le ciseau communiquaient une voix mélodieuse à leurs oeuvres; -je le sais bien, moi qui les entends ici. - ---Vous les entendez? répéta Marthe étonnée. - ---Tous les soirs! reprit Grelotin; quand la porte de la galerie est -refermée, et que le soleil couchant laisse glisser sur les murs ses -grandes lueurs enflammées, vite je cours, là-bas, près des Italiens, et -j'entends toutes les toiles qui chantent en choeur sans que leurs -accents se confondent. Je reconnais celui de Raphaël, à sa douceur -sublime; celui de Corrége, ample et attendri; celui du Titien, qui -semble vous envelopper; ceux de Carrache, de Léonard de Vinci, de Guide, -de Guerchin, d'André del Sarte, tour à tour fougueux, suaves, expressifs -ou caressants. Puis viennent les Flamands, à la mélodie moins céleste, -mais plus vibrante: Rubens, dont la forte voix chante tour à tour sur -tous les tons; Vandyck, profond et sombre; l'harmonieux Jordaëns; le -réjouissant Téniers; Van-Ostade, Ruysdaël, Berghem, Wouvermans, mêlant -leurs agrestes pastorales aux cantinelles de Miéris et de Gérard Dow. -Puis c'est le tour des Espagnols, avec Murillo au timbre varié, Riberra -le hardi, Velasquèz le chevaleresque, Zurbaran le mystique. Enfin, les -vieux peintres français: Poussin, Lesueur, Claude Lorrain, Watteau, -Lancret, choeur de voix nobles ou charmantes, que l'on entendrait mieux -sans leurs successeurs: car la peinture française aussi avait perdu -l'art. Voyez ces dernières toiles: elles ne chantent plus, elles ne -parlent même point, elles ne savent que faire entendre des clameurs -discordantes; on dirait qu'elles luttent à qui poussera le cri le plus -aigu. De loin en loin, quelques-unes murmurent encore mélodieusement; -mais, au milieu du tumulte, on les distingue à peine, ce sont comme des -voix d'anges dans le chaos. - ---Heureusement que de ce chaos est sorti un nouveau monde, fit observer -Prétorien. - ---Oui, dit Grelotin en secouant la tête, un monde muet. - ---Comment, notre art national?... - ---A perdu la voix, continua l'idiot tristement. Parcourez ces salles, -écoutez ces tableaux et ces statues, vous n'entendrez rien. On croit -encore voir l'art, et on n'en a que l'apparence. L'art vivant n'est plus -parmi nous; la toile et le marbre ont cessé de chanter.» - -Le journaliste éclata de rire et prit congé du gardien; mais Maurice -était devenu pensif. De tous ceux qu'il venait d'entendre, Grelotin -était le seul qui l'eût touché. Les autres exploitaient l'art; lui, il -le sentait. - - - - -XIX - -Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue -l'accessoire.--Transformations successives d'un drame -historique.--Première représentation.--Une loge d'avant-scène.--Analyse -de _Kléber en Égypte_, drame en cinq actes et à plusieurs bêtes. - - -Au sortir du Musée, Prétorien se rappela qu'il devait assister à la -première représentation d'un drame dont l'annonce remuait tout -Sans-Pair. Il s'agissait d'une pièce intitulée _Kléber en Égypte_, qui, -au dire des initiés, accusait les études historiques les plus profondes. -L'auteur avait su ramener ses caractères et ses fables à la simplicité -antique du dix-neuvième siècle. Cependant, il n'était arrivé à faire -jouer son drame qu'après une série d'épreuves dont le directeur du -_Grand Pan_ fit le récit à ses compagnons. - -«Autrefois, leur dit-il, dans une représentation scénique, la pièce -était l'objet principal; c'était pour elle que l'on disposait les -décorations, les costumes, les acteurs; on admettait la suprématie de -l'esprit sur la matière, la soumission de l'instrument à la musique -qu'il devait rendre; nous avons changé ces trop commodes habitudes. -Aujourd'hui, la pièce est l'accessoire; le directeur l'essaye à ses -toiles peintes, l'arrange pour sa troupe. Il la rogne au commencement, -l'allonge à la fin, l'élargit au milieu. Chaque comédien, au lieu de -représenter un caractère, révèle au public sa propre personnalité; on ne -joue plus de pièces, on joue des acteurs. Le drame de _Kléber en Égypte_ -offre, du reste, un exemple éclatant de la souplesse avec laquelle nos -auteurs accommodent l'idée à toutes les exigences. La pièce, qui -s'appelait d'abord _La Jeune Esclave_, avait été écrite pour les débuts -d'une actrice charmante, qui s'est malheureusement trouvée tout à coup -hors d'état de jouer les vierges. On a alors proposé de lui substituer -un amoureux, en prenant pour titre _Le Jeune Esclave_! Ce n'était qu'une -modification d'artiste, comme le fit observer spirituellement le -directeur (car les directeurs ont de l'esprit depuis qu'ils ne laissent -plus les auteurs en avoir); mais l'amoureux refusa le rôle à cause du -costume, qui ne lui permettait point de porter des bottes à la dragonne; -les bottes à la dragonne étaient sa spécialité et l'origine de tous ses -succès! Un auteur de votre temps eût sans doute renoncé à son oeuvre -après de tels échecs, mais les nôtres sont plus tenaces. Celui de la -pièce nouvelle apprit qu'un célèbre dompteur de bêtes venait d'arriver à -Sans-Pair, et son plan fut aussitôt transformé. Il substitua Kléber au -grand Sésostris, un aigle chauve au capitaine des gardes, et remplaça -l'amoureux par un jeune caïman de la plus haute espérance. C'est lui que -nous allons voir. On dit le rôle merveilleusement approprié à ses -facultés dramatiques et plein d'effets saisissants. Mais l'heure du -spectacle n'est point encore arrivée, et celle du dîner vient de sonner; -entrons au _Boeuf de la reine d'Angleterre_: c'est un restaurant nouveau -établi par notre société, et dont les actions sont déjà de quatre-vingts -pour cent au-dessus du pair; on y accepte tout en payement: chapeaux -sans bords, breloques de montres, roues de cabriolet. Un pauvre diable -peut y échanger ses vieilles bottes contre une côtelette, ou ses -bretelles contre un potage; aussi vous voyez quelle foule. Cependant, -les consommateurs qui payent en argent ont une salle particulière, et -prélèvent les meilleurs morceaux.» - -Ils entrèrent dans un réfectoire où se dressaient une douzaine de tables -colossales, sur chacune desquelles étaient servis des animaux tout -entiers. Ici, c'était un boeuf couché sur une litière de pommes de terre -frites ou de choucroute; plus loin, des veaux à demi enfoncés dans la -gelée, des moutons piqués d'ail, des porcs dorés au feu, des monceaux de -poulardes exhalant le parfum de la truffe, et des files de canards -nageant dans des rivières de navets ou de pois verts. D'énormes -couteaux, mus par la vapeur, procédaient au dépècement de ce festin -homérique. - -«Vous êtes peut-être surpris d'une pareille exhibition culinaire, dit -Prétorien, mais elle a pour but de rassurer contre la fraude des -restaurateurs. Ici, chaque convive constate l'identité du nom et de la -chose; ce qu'il mange est bien ce qu'il croit manger; comme saint -Thomas, il peut voir et toucher. Asseyons-nous devant ce boeuf encore -intact, auquel les cornes et la peau ont été conservés pour plus -d'authenticité, et indiquez vous-même le morceau préféré, il vous sera à -l'instant découpé et servi. Quant à la boisson, voyez parmi tous les -noms gravés sur les tonneaux, et tournez le robinet de celui que vous -aurez choisi.» - -Les deux époux prirent place à une table défendue, selon la manière -anglaise, par des cloisons qui procuraient à chaque consommateur -l'agrément de ne pas voir ses voisins et de ne point en être vu. Chacun -mangeait comme les chevaux, seul à son râtelier. On n'était jamais -exposé à parler à un autre convive, à lui rendre un de ces légers -services qui entretiennent la sociabilité entre les hommes; on était -chez soi, avec soi, rien que pour soi! - -Du restaurant, Prétorien se rendit au grand Théâtre de la République, où -se donnait la pièce nouvelle. - -Le péristyle était décoré des statues de Shakespeare, de Schiller, de -Calderon et de Molière, mises sans doute à la porte pour avertir que -leur génie n'avait plus de place au dedans. Les arrivants trouvèrent la -salle éclairée et déjà garnie de spectateurs. C'était cette foule -d'artistes, de gens de lettres, de journalistes, conviés à venir prendre -les prémices de toutes les fêtes de l'esprit ou du regard, et n'y venant -que pour railler l'amphitryon et le festin; race blasée, dédaigneuse, -qui méprise les plaisirs qu'on lui donne, et qui s'indignerait qu'on les -lui refusât. - -En traversant un des corridors, Prétorien aperçut un groupe au milieu -duquel se trouvait M. Claqueville, assureur de succès en tous genres. - -M. Claqueville avait des cheveux blancs, la croix d'honneur et trois -mille six cent quarante-trois médailles reçues de la société des auteurs -dramatiques pour autant de pièces sauvées du naufrage. Il était, en -outre, l'inventeur d'une multitude de perfectionnements destinés à -transformer en chefs-d'oeuvre tous les ouvrages assurés par sa maison. -Non-seulement il avait des rieurs à gages, des pleureuses patentées et -des ouvriers en applaudissement, tous élevés pour ces différentes -destinations dans la ménagerie humaine de M. Banqman, mais il -entretenait une armée de _caudataires_ chargés de figurer de la foule; -huit femmes excellant dans les attaques de nerfs et les évanouissements; -trois vieillards ayant pour spécialité de se faire écraser aux portes -des théâtres, afin de prouver l'affluence; enfin, une escouade de -prestidigitateurs chargés d'enlever dans toutes les poches les sifflets -et les clefs forées. - -Au moment où Marthe et Maurice le rencontrèrent, il se trouvait -précisément entouré des chefs d'escouade, auxquels il communiquait son -ordre du jour. - -«Attention sur toute la ligne, s'écriait-il en levant sa canne comme une -épée de commandant; l'administration a dépensé six cent mille francs, il -faut que la pièce fasse l'admiration du ciel et de la terre. -Enlevez-moi-la au niveau de la grande pyramide d'Égypte... dont vous -verrez la réduction en toile peinte. Il nous faut trois cents -représentations, mes agneaux. Les claqueurs qui pourront me montrer des -ampoules recevront une gratification, et les pleureuses qui se donneront -un rhume de cerveau auront droit à un pourboire. Surtout, soignez les -entrées du crocodile, vu qu'il m'a donné des billets.» - -Prétorien se fit ouvrir une loge d'avant-scène, dans laquelle il avait -reconnu madame Facile, en compagnie de MM. Banqman, Le Doux, Blaguefort, -et de milord Cant, reconnu à Sans-Pair pour le roi de la fashion. - -Milord Cant méritait à tous égards cette royauté: il entretenait les -plus beaux équipages et les maîtresses les plus dispendieuses, tenait -les plus forts paris et se montrait partout où il n'y avait rien d'utile -a faire. On eût en vain cherché dans sa vie un trait de dévouement, un -élan de sympathie, une heure de nobles efforts. Milord Cant n'avait -jamais dévié de cette distinction qui nous fait tirer orgueil du hasard, -non de la volonté; de ce qui est en dehors de nous, jamais de -nous-mêmes. Pour lui, le but n'était point vivre, mais paraître; sa loi -n'était pas le bien, mais la convenance. Pauvre égoïsme gonflé de -vanité, qui jouait dans le monde le rôle de ces colosses brodés d'or que -l'on place à la tête des régiments, les jours de revue, pour -l'admiration des vieilles femmes et des enfants! - -Au moment où Prétorien parut avec ses compagnons, il venait d'approcher -de son oreille une petite corne d'ivoire qu'il réussit à y maintenir au -moyen d'une contraction particulière. La corne d'ivoire passait à -Sans-Pair pour le symbole de la suprême élégance; elle avait renchéri -sur le lorgnon. Après avoir trouvé du bon ton d'être myope, on avait -trouvé de meilleur ton d'être sourd. C'était une preuve d'inutilité de -plus. - -Milord Cant avait, en outre, laissé croître ses ongles, à l'exemple des -Chinois, afin de constater son oisiveté. Il portait un vêtement de toile -de chanvre, qui, vu la rareté de cette dernière production, était un -objet de luxe, et, au lieu de diamants, devenus ridicules depuis qu'on -les fabriquait comme du verre, des boutons de pierres à fusil, dont -toutes les femmes admiraient la beauté. - -Le journaliste et lui se saluèrent comme deux rois, dont l'un a conquis -sa couronne et dont l'autre l'a reçue; Prétorien avec une ironie voilée, -milord Cant avec une légèreté un peu dédaigneuse. - -Quant à madame Facile, elle parut ravie de voir Marthe et Maurice; elle -les fit asseoir près d'elle, voulut entendre leur histoire, et parut -plus émerveillée du souhait qu'ils avaient formé que de le voir -accompli. - -«Connaître l'avenir du monde! s'écria-t-elle; et vous avez, pour cela, -franchi tant de siècles! Que nous importe l'avenir à nous qui n'avons -que le présent? que nous sont les hommes qui viendront après nous? -avons-nous donc d'autre intérêt que ce que nous pouvons voir et sentir? -L'avenir, c'est l'inconnu, et l'inconnu, c'est le vide. - ---Non pas pour ceux qui espèrent, dit Maurice. L'inconnu, c'est le champ -où sont semés nos rêves, où nous les voyons germer, croître et fleurir. -Et qui voudrait vivre sans ce bénéfice de l'incertitude accordée à notre -misère? que serait la vie sans les horizons fuyants et sans les nuées -qui embrument son lointain? Privée de l'inconnu, l'âme serait -prisonnière comme le regard qu'arrêtent les murs d'un cachot; ses ailes -oublieraient à voler. Ah! n'éprouvez-vous donc point cette impatience -qui fait regarder par-dessus chaque jour ce qui doit venir ensuite? -N'avez-vous point la soif de connaître, l'aspiration vers l'infini, -cette horreur du doute qui crie sans cesse: «En avant!» Aimez-vous -autant aujourd'hui que demain? A quoi pensez-vous donc, enfin, quand -vous êtes seule et que vous regardez le ciel? - ---A quoi elle pense? interrompit Banqman en éclatant de rire; pardieu! -elle pense au temps qu'il fera. - ---Moi, je me rappelle les séances auxquelles je dois me trouver, ajouta -Le Doux. - ---Moi, les visites à faire, reprit milord Cant. - ---Moi, mes échéances, continua Blaguefort. - ---Moi, je ne pense à rien», acheva Prétorien. - -Maurice les regarda tous avec étonnement. - -«Quoi! pas un rêve? répéta-t-il; aucun souci de l'invisible? Et pourquoi -donc vivez-vous alors? - ---Eh! mais... pour vivre!» répliqua Banqman avec un gros rire. - -Et se penchant vers Prétorien: - -«Évidemment, votre ressuscité est un peu fou, dit-il à demi-voix. - ---Non, répliqua Prétorien sur le même ton; c'est un enfant!» - -La conversation fut interrompue par le tintement de la cloche qui -annonçait le commencement du spectacle. Chacun prit sa place; tous les -yeux se tournèrent vers la scène; le rideau se leva! - -Ici, nous sommes obligé d'avoir recours à la forme du compte-rendu, et -de donner à notre récit l'apparence d'un feuilleton du lundi. Que Dieu -et nos lecteurs nous le pardonnent! - - * * * * * - -Le théâtre représente une campagne aux bords du Nil; vers l'horizon -apparaît le Caire, copié sur une vignette anglaise; à droite se trouve -la maison d'Achmet, ancien ministre du soudan d'Égypte, mais depuis -longtemps tombé dans la disgrâce, et qui vient de mourir. Son corps est -exposé sur un palanquin, à la porte de sa demeure, et la foule prie -autour en silence. Quelques figurantes, pour compléter l'illusion, font -le signe de la croix. - -On distingue surtout, au milieu d'elles, Astarbé, la fille du défunt, -qui tient les bras levés au ciel, tandis que la foule chante en choeur: - - Le vertueux Achmet est mort! - Dieu, ta sagesse est profonde! - Sa fille reste seule au monde; - Sois béni, Dieu prudent et fort. - -Quand l'orchestre a fini la ritournelle consacrée à la douleur publique, -la foule se retire et laisse Astarbé seule avec un étranger qui, depuis -quelques jours, est l'hôte de son père. - -Il vient annoncer à l'orpheline son départ!... A cette nouvelle, -celle-ci ne peut retenir ses larmes; l'étranger s'écrie: - - Elle pleure! ô bonheur! Vous pleurez!... Ah! tu m'aimes! - -Astarbé baisse les yeux et ne répond rien. Son interlocuteur, qui -connaît le proverbe, lui propose aussitôt de partir avec lui. Astarbé, -qui ne veut pas être en reste de politesse, l'engage, de son côté, à -rester avec elle; mais, à cette demande, l'inconnu regarde de tous côtés -pour s'assurer qu'il ne peut être entendu que par les dix mille -spectateurs; il prend Astarbé à part et lui dit: - -L'ÉTRANGER. - - Écoute... mais toi seule, enfant... Je t'ai trompée! - Mon costume est d'emprunt, mon nom n'est pas le mien. - -ASTARBÉ. - - Achève! - -L'ÉTRANGER. - - Eh bien, je ne... suis point Égyptien! - -ASTARBÉ. - - O ciel! - -L'ÉTRANGER. - - Je suis Français! - -ASTARBÉ. - - Qu'Osiris nous assiste! - Et quel est donc alors votre nom? - -L'ÉTRANGER. - - Jean-Baptiste - Kléber!... - -Astarbé, d'abord saisie, s'abandonne ensuite à la joie d'être aimée par -le général en chef de l'armée française. Celui-ci ne s'était rendu près -du Caire que pour étudier les forces du Soudan; mais maintenant sa -mission est terminée, et il doit retourner vers ses soldats. Astarbé -consent à le suivre, pourvu qu'un marabout du voisinage bénisse leur -union. Kléber, dont la tolérance s'étend aux curés de toutes les -nations, accepte le marabout, et il sort pour l'avertir lui-même. - -Astarbé, restée seule, se livre à une joie entrecoupée de mélancolie; -elle prend congé de tout ce qui l'environne: - - Adieu, toit paternel, terre des brunes filles; - Fleuve aux flots limoneux musqués de crocodiles; - Horizon hérissé d'obélisques pierreux, - Que l'on prendrait de loin pour les jambes des cieux; - Boeufs que l'on mange ailleurs et qu'ici l'on adore; - Sphinx dont le front coiffé se couronne d'aurore; - Ibis aux becs pensifs, symboliques lotus; - Légumes trois fois saints, plus saint papyrius; - Noble roseau du Nil, dont l'enveloppe frêle - Fixe cet alphabet que notre enfance épèle; - Et toi, père embaumé qu'attend le jugement; - Heureuse de vous fuir, je vous quitte en pleurant. - Et cependant où vit Kléber rien ne me pèse: - Quand le coeur est français, l'âme est bientôt française. - -Puis, entendant tout à coup un frémissement parmi les buissons de la -rive, elle se rappelle le nourrisson amphibie apprivoisé par ses soins, -et elle s'écrie: - - C'est lui, le caïman pour moi devenu doux, - Qu'attirent ma voix et ce plat de couscoussous. - -Ici, tous les cuivres de l'orchestre font entendre un forte, le tam-tam -déchire l'air, et la tête du crocodile paraît entre deux touffes de -roseaux en fer-blanc. - -Son entrée est saluée par d'unanimes applaudissements. - -L'animal appuie ses courtes pattes sur la planche peinte qui représente -les bords du Nil, s'élance lourdement sur le théâtre, court à la pâtée -que lui présente Astarbé, l'engloutit en un instant, puis se laisse -aller amoureusement sur le dos, et frotte sa tête écailleuse contre les -pieds de la jeune fille. - -On applaudit de nouveau, et Astarbé commence les exercices innocents -qu'elle a enseignés à Moïse: c'est le nom de son crocodile. - -D'abord elle lui fait jouer aux osselets, puis sauter à travers un -cerceau, puis danser une polonaise. - -Un grand bruit, qui se fait entendre derrière la scène, met fin à ces -plaisirs. Moïse rentre dans son Nil de carton, et Astarbé, effrayée, -remonte vers le fond du théâtre en annonçant le soudan. - -Il arrive en effet avec ses gardes et suivi de la foule, qui paraît -toujours quand il y a des choeurs. Les gardes chantent: - - Voici notre maître suprême; - Ne craignez rien, il veut qu'on l'aime, - Allah! Allah! Dieu seul est grand, - Et son prophète est le Soudan. - -Mais la foule varie ingénieusement ce refrain en répétant d'un ton -sournois. - - Voici le maître dur et blême; - Puisqu'on le craint, il faut qu'on l'aime. - Allah! Allah! Dieu seul est grand, - Mais prenez bien garde au soudan! - -Le choeur fini, le prince fait retirer tout le monde, sauf Astarbé, à -qui il déclare qu'il l'a aperçue au bain, il y a trois jours; qu'il en -est, en conséquence, tombé amoureux, et qu'il est décidé à en faire sa -cinq cent quatre-vingt-douzième femme. - -Astarbé épouvantée répond que la chose est impossible; le roi veut -l'entraîner de force; mais Kléber arrive avec le peuple, qui s'est -rassemblé pour le jugement des morts, auquel doit être soumis Achmet -avant d'obtenir les honneurs de la sépulture. Le soudan, qui a trop peu -de gardes pour faire un coup d'État, feint de se soumettre à la loi; -mais, au moment où l'on va accorder une tombe au père d'Astarbé, il -présente le titre d'une amende que l'ancien ministre n'a pu lui solder, -et réclame, selon l'habitude, son corps pour gage! - -Astarbé se jette en vain à ses pieds, en le suppliant de ne point -exposer l'ombre du vieillard à errer sans asile sur les sombres bords; -le soudan répond par ce vers invincible: - - Rendez-vous aux vivants, on vous rendra les morts! - -Et il se prépare à faire enlever le corps d'Achmet. - -Mais Kléber, touché du désespoir de la jeune fille, saisit un des -chevaux du roi, puis, s'élançant avec Astarbé dans ses bras, il pique le -coursier de ses deux talons et disparaît au galop, suivi de Moïse -emportant le corps d'Achmet. - -Stupéfaction obligée. - -«Courez! ramenez-le!» s'écrie le soudan quand il a disparu. L'orchestre -joue un air annoncé comme égyptien, et dans lequel Maurice reconnaît -celui de _Va-t'en voir s'ils viennent, Jean_. - - -DEUXIÈME TABLEAU. - -Le lieu de la scène change. On voit des sables faits de paille hachée -qui tournoient, deux autruches apprivoisées qui se promènent d'un air -ennuyé, des gazelles qui courent après des biscuits, et une pyramide au -fond: c'est le désert. - -Kléber et Astarbé, et le vieux Achmet, qui, en sa qualité de mort -embaumé, joue un personnage muet, arrivent sur leur coursier qui boite. -Tous trois succombent à la fatigue. Ils s'arrêtent, et Astarbé, prise -d'une sorte de délire, se met à murmurer: - - Pourquoi nous reposer, quand là-bas, près du puits, - Je vois l'ombrage frais des grands palmiers, et puis - La maison où l'on donne aux hôtes sans monnaie - Des riz au lait sucrés qu'un remercîment paye; - Où la femme modeste, en gardant la maison, - Fait le bonheur d'un homme et file du coton? - -KLÉBER. - - Astarbé! que dis-tu? Dieu! regarde! l'espace - Est brûlant! - -ASTARBÉ. - - Je voudrais un sorbet à la glace! - -KLÉBER. - - N'entends-tu pas venir le simoun destructeur? - -ASTARBÉ. - - Je voudrais une rose à mettre sur mon coeur. - -Kléber s'efforce de gagner l'ombre de la grande pyramide; mais la trombe -de paille hachée atteint le cheval, l'emporte et laisse à pied le mort -et les vivants. - -Kléber, au désespoir, appelle son armée. Il énumère ses exploits, ce qui -est toujours agréable pour un militaire, et ne s'arrête qu'à un bruit de -chevaux: il en conclut que ce sont ses braves dromadaires qui l'ont -entendu, et il fait un mouvement de joie; mais il reconnaît presque -aussitôt le soudan et sa cavalerie. On le somme de se rendre; il refuse -et va périr avec sa femme, lorsque le Nil, qui est arrivé à son -quantième du mois, déborde à propos et noie les gardes du tyran! - -Kléber saisit Astarbé évanouie, monte avec elle au haut de la grande -pyramide, et, près de disparaître dans les caveaux funèbres, s'écrie: - - Enfin je l'ai sauvée. - -ASTARBÉ, _reprenant ses sens_. - - Ah! mon père! mon père! - S'il est perdu, je veux mourir! - -KLÉBER, _avec un cri de joie_. - - O sort prospère! - Voyez, Moïse, là, nous l'apporte en nageant. - -ASTARBÉ, _tombant à genoux avec une exaltation pieuse_. - - Ah! je veux croire au Dieu qui fit le caïman! - -Tableau final composé de la pyramide, de Kléber, d'Astarbé et du -crocodile. Musique douce, imitant une inondation; la toile se baisse. - - -TROISIÈME TABLEAU. - -Nous sommes dans l'intérieur de la grande pyramide; Achmet a trouvé sa -place au milieu des illustres momies qui la peuplent; il ne reste plus -dans l'embarras que les vivants. - -Cependant Astarbé, - - Qui sait même ennoblir les travaux des dieux lares, - -nourrit fort bien son général en chef, grâce à Moïse, qui lui apporte -chaque jour sa pêche et sa chasse. Mais, malgré tout, Kléber maigrit, -et, comme la jeune fille s'en étonne et dit en pleurant: - - Que vous manque-t-il donc, mon chef? que dois-je croire? - -le Français répond: - - Ce qui me manque, c'est le pain noir de la gloire! - -Au même instant arrive le crocodile avec différentes provisions, parmi -lesquelles se trouve une bouteille de bordeaux. Mais elle ne contient -que des papiers jetés à la mer par un vaisseau français au moment du -naufrage. Le général y voit que l'armée le croit mort et songe à se -rembarquer; cette nouvelle le jette dans un transport de douleur et de -rage. - - Où sont mes bataillons, gloires numérotées, - Dont la poudre a rongé les pipes culottées? - Que fais-tu, vieux soldat qui reçois sans regret - Le temps comme il te vient, la soupe comme elle est? - Noble simplicité des grands temps homériques, - Où l'on mangeait des boeufs embrochés dans des piques! - Ah! je veux (mes efforts me fussent-ils mortels!) - A la nage arriver jusqu'à mes colonels! - -Astarbé cherche en vain à calmer ce désespoir. Voyant Kléber décidé à -partir, - - ... Embarqué sur la nef du courage, - -elle se rappelle divers souterrains qui font communiquer les pyramides -avec les bords de la mer, mais elle les cherche en vain; enfin, à bout -d'espérance, elle s'adresse aux restes de son père, qui connaissait les -issues. - -Le mort, s'entendant appeler, ouvre lentement sa boîte à momie, montre -la porte secrète, puis rentre chez lui. - -Astarbé et Kléber se précipitent dans le souterrain, précédés du caïman, -qui remue la queue en signe de joie. - - -QUATRIÈME TABLEAU. - -Le spectateur aperçoit un lieu enchanteur avec la mer au fond, et une -île inaccessible dans le lointain. Le soudan est accroupi à la turque -sous un bosquet de palmiers, et ses esclaves cherchent en vain à le -distraire. On lui sert des confitures de toutes espèces, et il ne mange -pas; on lui chante des chansons dans tous les tons, et il n'écoute pas; -on lui présente des odalisques de toutes couleurs, et il ne regarde pas. - -Un officier arrive avec des dépêches relatives à l'armée française, le -Soudan les pose sur son plateau à confitures sans les lire; enfin, un -Éthiopien se présente avec un grand aigle chauve qui a fait l'admiration -de toutes les têtes couronnées de l'Afrique, et qu'il vient offrir en -présent. - -Outre plusieurs autres talents de société, le grand aigle sait porter -les lettres, tourner la broche et pêcher à la ligne. - -Après avoir suivi ses exercices d'un regard distrait, le Soudan jette -une bourse d'or à l'Éthiopien, renvoie tout le monde, et, resté seul, -tire de son sein une pantoufle qu'il baise avec délire. - -Cette pantoufle a été trouvée par lui le jour où il a aperçu Astarbé au -bain; elle appartient à la fille d'Achmet, et sa vue entretient l'amour -du soudan. - -Après l'avoir longtemps contemplée, il la pose près de lui, prend sa -guitare et chante les paroles suivantes sur un air copte, autrefois -composé par Mlle Loïsa Puget. - - -CHANT DE LA BABOUCHE. - - O babouche trop connue! - Là je te vois étendue - A mes pieds - Repliés; - Mais, si c'était ta maîtresse, - Que serait-ce? que serait-ce? - - Babouche, quand je te baise, - J'ai dans l'âme une fournaise! - Dans mes sens, - Des volcans! - Mais, si c'était ta maîtresse! - Que serait-ce? que serait-ce? - - Mais quelque jour, ma charmante - Pour compenser tant d'attente, - Tant d'ennuis, - Si je puis - Voir Astarbé face à face, - Que sera-ce? que sera-ce? - -Ici, le chant copte avec accompagnement de guitare fait son effet, et le -soudan s'endort. L'orchestre joue en sourdine pour le bercer, et l'on -voit bientôt paraître Kléber conduisant Astarbé, à qui Moïse sert de -monture. - -Tous trois, séduits par la beauté du lieu, vont se reposer, lorsqu'ils -aperçoivent le soudan! Moïse, qui, en sa qualité de crocodile, est -quelque peu vorace, ouvre déjà la gueule pour l'engloutir, mais Kléber -s'y oppose et s'écrie: - - Arrêtez! le Français combat ses ennemis, - Mais il ne mange point les soudans endormis! - -Il permet seulement à Astarbé de reprendre la babouche, tandis que de -son côté il saisit les dépêches. - -Moïse, à qui on refuse le dormeur pour son déjeuner, s'en dédommage le -mieux qu'il peut en dévorant d'abord les confitures, puis le plateau. - -Mais le général, qui a ouvert les papiers, vient d'apprendre que l'armée -française est à quelques lieues. Au comble de la joie, il s'écrie: - - Je reviens, je reviens partager vos misères! - Accourez, grenadiers, chasseurs et dromadaires. - -Ni les dromadaires ni les chasseurs n'accourent; mais le soudan se -réveille, ses gardes arrivent, on entoure Kléber, qui met l'épée à la -main, et qui, pour exciter Moïse à faire son devoir, lui montre la -pyramide que l'on aperçoit à l'horizon en disant: - - Du haut de ce granit vingt siècles te contemplent! - -Le caïman, jaloux de donner à de tels spectateurs une haute opinion de -sa personne, fait des prodiges de courage. De son côté, Kléber repousse -tous les assaillants. Mais l'aigle chauve, qui a tout vu, prend son vol, -plane un instant au-dessus de sa tête, puis, plongeant avec un cri -sauvage, saisit son épée et l'emporte; les Égyptiens se précipitent sur -leur ennemi désarmé. - -Moïse, qui se trouve alors seul contre tous, recule jusqu'à la mer et -s'y jette à la nage, en emportant Astarbé, avec laquelle il aborde à -l'île que l'on aperçoit vers le fond. - -Le soudan ordonne de les poursuivre, mais on lui répond qu'il n'y a -point de barque. Il fait un geste de désespoir. - -LE SOUDAN. - - Se peut-il? nul moyen d'arriver par la mer! - Que faire alors? - -Il reste pensif. Tout à coup, l'aigle reparaît, tenant l'épée de Kléber, -qu'il laisse tomber aux pieds du soudan. Celui-ci, frappé d'une subite -inspiration, s'écrie: - - Ah! lui peut arriver par l'air! - -L'aigle bat des ailes, les gardes agitent leurs épées; choeur final. - - -CINQUIÈME TABLEAU. - -On voit un rocher couvert de grands nids; c'est la ville natale de -Moïse, la capitale des crocodiles. - -Ceux-ci s'agitent autour de leurs demeures et vaquent à leurs devoirs -domestiques. Les mères soignent leurs petits, les pères de famille -partent pour la pêche ou la chasse. Les jeunes caïmans entraînent à -l'écart les jeunes caïmanes. Telle est la perfection de la mise en scène -que l'on croirait voir un peuple civilisé. - -Séparée de tout ce mouvement, Astarbé se tient mélancoliquement assise -aux bords du rocher. Moïse vient de la quitter pour quelques visites de -famille. Elle pense à son époux, dont elle tient la miniature, et, après -avoir versé un torrent de larmes et de vers, elle s'enveloppe dans son -burnous en déclarant que, - - Ne voyant plus Kléber, elle ne veut rien voir! - -L'aigle chauve paraît alors dans les nuages, descend lentement, saisit -dans ses serres les quatre coins du burnous et emporte la jeune fille à -travers les airs! - -Moïse, qui arrive dans ce moment, s'élève en vain sur sa queue en -tendant vers elle des pattes éplorées; Astarbé disparaît dans les -nuages! - -Ici commence un monologue pantomime du caïman, qui exprime sa douleur -par tous les moyens à son usage: il pousse des gémissements, saisit sa -tête à deux pattes comme s'il voulait s'arracher les cheveux, se roule à -terre, où il reste enfin suffoqué de douleur. - -Mais il est arraché à cette espèce d'évanouissement par le bruit du -tambour: c'est l'armée française qui vient de débarquer à l'île des -caïmans. - -On voit bientôt arriver l'avant-garde, tambour-major en tête. Le -crocodile court à sa rencontre, et, par ses gestes, il engage les -soldats à le suivre pour délivrer leur général. Mais les Français, qui -ne comprennent point son langage, et que l'expérience a rendus défiants -à l'endroit des crocodiles, croisent la baïonnette. Moïse, désespéré, -veut s'échapper; on en conclut que c'est un traître, et il est arrêté. -Au même instant, un officier aperçoit la miniature échappée aux mains -d'Astarbé et dit: - - Le portrait de Kléber!... plus de doute possible. - Ce monstre a dévoré notre chef invincible. - -Les soldats, furieux, poussent des cris de mort, et Moïse est emmené -pour être fusillé. - -Sortie militaire sur l'air: _On va lui percer le flanc._ - - -SIXIÈME TABLEAU. - -Nous sommes dans le palais du soudan; Kléber est enfermé dans un cachot -donnant sur le fleuve, et travaille à un ballon qui doit assurer sa -délivrance. - -Au milieu de beaucoup de réflexions personnelles, cette fabrication lui -inspire une réflexion générale. - - De la science humaine admirable influence! - Le barbare ignorant me croit en sa puissance, - Mais l'art de Montgolfier se rit d'un tyran vil; - Quelque rusé qu'il soit, le gaz est plus subtil. - -Il est interrompu dans l'expression de ces vérités physiques par le -bruit du canon; il tressaille, il a reconnu le canon français, - - Dont la voix est l'accent de la gloire elle-même. - -Le soudan arrive en effet tout troublé; la ville est assiégée et va être -prise si Kléber n'ordonne à son armée de se retirer. Kléber refuse, -malgré les menaces de mort du soudan; mais au milieu de leurs débats -arrive le grand aigle chauve, qui dépose à leurs pieds Astarbé, toujours -dans son burnous! - -La fille d'Achmet s'élance dans les bras du général français, et déclare -qu'elle veut mourir avec lui. La querelle recommence et s'envenime; on -en vient à se tutoyer. - - Tremble! - -dit Kléber; - - Tremble! - -ajoute Astarbé; - - Tremblez! - -répond le soudan. - -Et, comme on vient l'avertir que les Français sont déjà maîtres de la -ville, il tire son épée pour frapper les deux amants. Alors Kléber court -à la fenêtre de la prison, arrache un des barreaux de fer, et tous les -Égyptiens prennent la fuite. - -Mais à travers le guichet de la porte refermée, le soudan lui répète son -terrible: - - Tremblez! - -et ajoute, en s'adressant à ses esclaves: - - Ni pitié ni pardon! Les serpents! - -Et les esclaves répondent d'un seul cri: - - Les serpents! - -Astarbé, épouvantée, se réfugie dans les bras de Kléber, qui regarde -autour de lui en frissonnant... L'orchestre joue une marche avec -triangle et bonnet chinois; on entend comme un sourd cliquetis -d'écailles, puis on voit une trappe se soulever au fond, et deux -monstrueux boas dresser leurs têtes. - -Les amants sont restés à la même place, glacés, muets, une main tendue -vers les reptiles. Ceux-ci se déroulent lentement, s'avancent de front. - -Un souvenir traverse la pensée de Kléber. Il court à son ballon, -l'approche de la fenêtre, fait entrer Astarbé dans la nacelle... Mais il -est déjà trop tard; les boas ne sont plus qu'à quelques pas; encore un -élan, et ils atteignent leur proie. Tous deux font entendre un -sifflement de joie! quand un hurlement terrible leur répond! - -Les deux serpents s'arrêtent: Moïse vient de paraître à la fenêtre du -cachot et se précipite à leur rencontre. - -Ils reculent lentement, comme étonnés et incertains. Kléber profite de -cette retraite pour entrer à son tour dans la nacelle, et le ballon -disparaît. - -Cependant les boas ont déjà repris courage; ils se retournent, et un -combat terrible s'engage. Moïse lutte d'abord avec avantage; deux fois -il se dégage des replis de ses ennemis, deux fois il les oblige à -reculer; enfin, ses forces s'épuisent: enserré de nouveau dans leurs -anneaux, il se débat plus faiblement, pousse une plainte sourde et tombe -expirant. - -Les boas, victorieux, font entendre un sifflement de triomphe et -regagnent leur retraite. - -Au même instant, un grand bruit de pas et d'armes retentit; Astarbé -reparaît avec Kléber à la tête des soldats français; mais ils arrivent -trop tard; le crocodile ne peut que se soulever, poser une patte sur son -coeur, puis il expire! - -A cette vue, Astarbé s'évanouit de douleur, le général reste atterré, et -chaque grenadier essuie une larme. - -Enfin Kléber reprend le premier ses sens. Il arrache la croix d'honneur -qu'il porte à la boutonnière, et, la posant sur le cadavre de Moïse, il -dit avec une émotion profonde: - - Sauvage enfant du Nil, ah! garde sur ton coeur - Ce prix du dévoûment, étoile de l'honneur. - Homme ou bête, qu'importe alors que l'on repose? - C'est l'âme qui fait tout, l'espèce est peu de chose! - - * * * * * - -Le succès fut immense; on redemanda le crocodile qui reparut, fit trois -saluts et se retira couvert de bouquets de fleurs. - -«Vous verrez que la pièce aura trois cents représentations, dit madame -Facile; les journalistes eux-mêmes en diront du bien, parce qu'elle est -jouée par des bêtes, et que les bêtes ne s'inquiètent pas du mal que -l'on pourrait dire d'elles. Puis, c'est l'ouvrage d'un auteur inconnu, -et vous ne sauriez croire tout ce qu'il y a de recommandation dans ce -mot. L'écrivain déjà célèbre n'est point seulement odieux à ceux qui -sont arrivés comme lui, mais encore à ceux qui sont en chemin: pour les -premiers, c'est un rival; pour les seconds, un premier occupant; pour -tous, un ennemi naturel. L'auteur ignoré, au contraire, n'inspire ni -crainte ni jalousie; les candidats à la célébrité l'applaudissent comme -un des leurs, et chaque grand homme l'encourage dans l'espoir qu'il -usurpera la place d'un de ses voisins de gloire. On s'arme de sa -réussite contre ceux qui ont réussi avant lui; on élève jusqu'aux toits -le bout de la planche où il vient de s'asseoir, afin de faire descendre -l'autre bout jusqu'au ruisseau. Il est si doux de dire du bien d'un -confrère, quand cela donne occasion de dire du mal de plusieurs autres! -Les inconnus sont presque des morts, et vous savez comme nous aimons les -morts!... en haine des vivants! On va faire de l'auteur de Kléber un -génie, rien que pour avoir le plaisir de traiter ses prédécesseurs -d'imbéciles. - ---Il y a encore une autre cause, objecta Prétorien; le nouveau poëte est -connu de nous tous; il nous a consultés sur chaque scène; il nous a -égrené ses vers distique à distique; nous avons tous, dans son drame, -quelque chose qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir, -et cette chose est nécessairement admirable. Aussi soutiendrons-nous -l'oeuvre en indivis. C'est une sorte d'engagement tacite pris d'avance -par chacun. La plupart des auteurs viennent nous présenter leur -inspiration comme une inconnue subitement offerte à notre admiration, et -nous nous tenons en défiance, nous examinons en détail, nous jugeons -avec sévérité. Ici, rien de tout cela; la muse qui a dicté Kléber est -une bonne fille qui a dormi sur notre oreiller, et à laquelle nous -n'avons rien à refuser: car pour admirer, applaudir une inspiration ou -une femme, le principal n'est point qu'elle soit belle, mais qu'elle -soit un peu à nous. - ---Voilà une explication singulièrement impertinente pour les pauvres -admirées, interrompit Mme Facile. - ---Pourquoi cela? reprit Prétorien; ne savez-vous point qu'être à nous -veut dire régner sur nous? - ---Quelle plaisanterie! - ---Essayez, je m'offre pour l'expérience. - ---Et que dirait la reine de votre destinée? - ---Elle dirait, comme tout le monde, que rien ne peut vous résister. - ---Raison de plus pour que je puisse résister à tout. - ---Ah! vous croyez tout arranger avec de l'esprit? - ---N'est-ce point votre monnaie? - ---J'ai depuis longtemps mangé mon fonds. - ---Alors, je vous offre à souper! - ---Ce soir? - ---Oui, avec ces messieurs; et j'espère que nos ressuscités en seront; il -y aura pour divertissement une séance de la société des _femmes sages_. -Mlle Spartacus doit parler; venez, ce sera la petite pièce après le -drame.» - -Prétorien accepta pour lui et ses compagnons, et tous prirent le chemin -du logis de Mme Facile. - - - - -XX - -Ce que c'est qu'une réunion choisie.--Le grand critique, le moyen -critique, le petit critique.--Comme quoi l'homme qui a fait le plus de -veuves et d'orphelins est ce qu'on appelle un homme de coeur.--Marcellus -le piétiste.--Conversation de gens bien nés.--Séance de la société des -_femmes sages_.--Discours de Mlle Spartacus pour appeler les femmes à la -liberté. - - -L'habitation de Mme Facile passait pour le plus beau palais de -Sans-Pair. Elle était le résultat d'une sorte de rivalité galante -établie entre les principaux membres du gouvernement. Le ministre des -travaux publics l'avait fait construire avec les démolitions d'une -ancienne église de la Vierge; le directeur des beaux-arts l'avait ornée -de tableaux et de statues payés par le budget; l'inspecteur de la -librairie y avait formé une bibliothèque des ouvrages destinés aux -dépôts publics; le conservateur des haras avait garni ses écuries des -plus beaux étalons achetés pour l'amélioration de la race chevaline; -enfin, le ministre des cultes lui-même avait enrichi sa chapelle d'un -dessus d'autel complet. - -Mme Facile reconnaissait tous ces dons par quelques services: elle -faisait des cavalcades avec le donneur de chevaux, obtenait des missions -pour l'inspecteur de livres, recevait les femmes recommandées par le -ministre des arts, et gagnait des voix au ministère. - -Elle avait, de plus, des amis dans toutes les classes et dans tous les -partis, ce qui la mettait à l'abri des récriminations. Sa maison, -ouverte à quiconque voulait y entrer, était une sorte de terrain neutre -où les adversaires se rencontraient. Toute autre préoccupation que celle -du plaisir était laissée à la porte. Là, chacun y raillait les -sentiments qu'il montrait ailleurs, et riait librement des autres et de -lui-même. On eût dit les coulisses d'un théâtre, où les acteurs -parodiaient leurs propres rôles. C'était là que la génération nouvelle -de Sans-Pair apprenait ce ricanement sceptique, bise glacée qui siffle à -travers les moissons fleuries de la jeunesse; là que l'ironie arrêtait -successivement dans leur vol les enthousiasmes naïfs, les ardentes -croyances, les espoirs fugitifs, les illusions changeantes, pauvres -papillons aux éblouissantes couleurs, qu'elle perce, en riant, de son -épingle d'acier, et dont elle expose les convulsions aux moqueries de la -foule. L'indifférence du bien et du mal était appelée bon sens, -l'égoïsme esprit de conduite, le mépris des hommes expérience. On y -regardait la science de la corruption comme la science de la vie; on ne -proposait plus d'élever un gibet pour les Christs, mais on leur donnait -pour sceptre la marotte et pour couronne le bonnet orné de grelots. Car -le sublime avait même cessé d'exciter la colère: on ne le comprenait -point, et on en riait. - -Maurice arriva quelques instants après Mme Facile et trouva une société -nombreuse. - -Outre ceux qu'il connaissait déjà, Prétorien lui montra un certain -nombre d'hommes célèbres en politique ou dans les arts pour avoir fait -quelque chose, et un plus grand nombre connus dans le monde élégant -parce qu'ils ne faisaient rien. - -Maurice remarqua surtout, parmi les premiers, un homme maigre et à l'air -ennuyé, qui parlait à tout le monde avec une familiarité nonchalante. - -«C'est M. Mauvais, notre grand critique, lui dit Prétorien; voyant qu'il -ne pouvait produire, il s'est mis à déchirer les productions -contemporaines, comme ces femmes qui, parce qu'elles sont restées -stériles, trouvent insupportables les enfants des autres. Tant qu'il n'a -été recommandé que par son talent, on ne prenait point garde à lui; il a -eu alors recours à la méchanceté, et c'est aujourd'hui un homme célèbre. -Rien de plus simple, du reste, que son procédé de critique. Il consiste -à ramener trois ou quatre grands noms qu'il oppose perpétuellement aux -nouveaux. Entre ses mains, chaque gloire ancienne devient une coupe de -ciguë avec laquelle il empoisonne les gloires présentes. Il oppose à -tout livre récent une théorie transcendante qui le condamne d'autant -plus sûrement qu'il l'a inventée précisément pour cela. Le moyen ne lui -en a pas moins réussi, non près du public, qui s'inquiète médiocrement -de ses arrêts, mais près des condamnés, qui s'en indignent et les -désirent: car il y a toujours un peu de la femme dans l'artiste. Mieux -vaut qu'on parle de lui pour en médire que de se taire. Nos écrivains -ressemblent aux marquises du dix-huitième siècle, qui tenaient à honneur -d'être déshonorées par Richelieu: c'est à qui subira les rigueurs de -maître Mauvais; on fait queue pour être étranglé par lui. - ---Et c'est le seul aristarque contemporain? - ---Nous avons encore ce petit homme jovial et remuant qui s'est fait le -Triboulet du public et tâche d'amuser son maître par des épigrammes ou -des scandales. Ce métier lui a valu une réputation assaisonnée de -quelques coups de canne, qu'il a acceptés comme appoints naturels. Il -est même devenu chef d'école, et à son ombre s'est formée une phalange -de bouffons quotidiens qui, n'ayant point assez d'esprit pour savoir -louer, ont pris le parti de railler toute chose. Ces fonctions -d'exécuteur des hautes oeuvres de la pensée leur donnent une sorte de -valeur: l'homme qui tient la corde n'est jamais un homme ordinaire aux -yeux de ceux qui peuvent être pendus. On les flatte, on les apprivoise, -et ils deviennent célèbres à force de mauvais vouloir et de mauvaise -foi, comme d'autres à force de mérite. - ---Et n'avez-vous point d'exceptions? - ---Elles sont rares, mais elles existent. Nous avons encore quelques -juges équitables qui traitent l'art comme une fleur dont on respire le -parfum, et non comme une proie que l'on égorge pour en vivre. Ceux-là -sont les grands esprits et les nobles coeurs, mais nous y avons rarement -recours. Un journal n'est qu'un restaurant ouvert aux appétits -intellectuels de la foule, et celle-ci ne demande pas tant des mets -sains que des mets épicés.» - -Des critiques, Prétorien passa aux lions, qui étaient en grand nombre -chez Mme Facile. Chacun d'eux avait une spécialité qui le recommandait -dans le monde élégant. C'était ou le jeu, ou les meutes, ou les chevaux, -ou les maîtresses. Ce qui, du reste, ne les empêchait pas d'avoir des -occupations sérieuses, telles que la savate, le bâton et l'entraînement -des chevaux. - -Maurice en remarqua un auquel tout le monde semblait témoigner une -déférence particulière. - -«C'est le comte de Mortifer, dit le journaliste; le plus redoutable -spadassin de toute la République. Il tue presque toujours son -adversaire, aussi a-t-on pour lui une haute considération. On lui passe -ses impertinences, et l'on souffre ses sottises sans avoir l'air d'y -prendre garde, de peur qu'il ne vous en demande raison.» - -Dans ce moment, le comte se détourna et vint à la rencontre de -Prétorien. - -«Eh bien! vous savez la nouvelle? dit-il sans saluer; ce drôle de Format -vient de présenter à la chambre une proposition de loi contre les duels! - ---C'est une précaution personnelle, fit observer le journaliste. - ---Moi, je dis que c'est une insulte, reprit Mortifer, qui serrait les -lèvres; la proposition est évidemment dirigée contre moi, et je pourrais -demander raison... - ---A un procureur? Il vous répondra par une fin de non-recevoir. - ---Et vous laisserez passer une pareille loi? continua le comte en -s'adressant à Banqman, qui venait de s'approcher; une loi condamnant à -l'amende quiconque tue un homme! - ---Avez-vous peur d'être ruiné? demanda l'industriel en riant. - ---Eh morbleu! qui sait? reprit Mortifer évidemment flatté; quand on est -un peu chatouilleux sur le point d'honneur... Je me suis battu -soixante-quatre fois, Monsieur. - ---Diable! - ---Et j'ai tué trente-deux de mes adversaires. - ---C'est-à-dire que vous vous êtes arrangé à cinquante pour cent? dit -Banqman avec la même gaieté aimable. - ---Et un cuistre de Format prétendrait m'ôter la liberté de continuer? -reprit le comte indigné; non, cela ne sera pas! Le duel est la dernière -sauvegarde de la morale et de l'honneur. Sans lui, tous les gens qui ne -savent point manier une épée nous diraient effrontément en face ce -qu'ils pensent. Il suffirait d'avoir raison pour oser élever la voix. -Nous ne souffrirons point une pareille honte! Le seul moyen d'entretenir -la politesse, la justice et la loyauté parmi les bourgeois, est de -laisser le droit à quiconque se dira offensé de leur envoyer une balle -dans la mâchoire ou de leur percer la peau.» - -A ces mots, prononcés d'un air profond, Mortifer tourna sur ses talons -et aborda un autre groupe. - -«Vous venez d'entendre l'opinion de ceux qui s'appellent eux-mêmes _les -hommes de coeur_, dit Prétorien à son compagnon; les percements de peau -et les brisements de mâchoire leur sourient d'autant plus qu'ils -comptent bien en garder le monopole. Ils prouvent la nécessité du duel -pour punir les crimes que la loi n'atteint pas, sans ajouter que, dans -cette justice de hasard, c'est souvent l'offensé qui meurt et le -coupable qui triomphe. Ils le signalent comme une garantie contre -l'insolence des lâches, mais ils ne disent pas que c'est en même temps -un auxiliaire pour celle des spadassins.» - -On vint annoncer que le dîner était servi, et les convives passèrent -dans la salle à manger. - -Ils y trouvèrent une table couverte des mets les plus délicats, -c'est-à-dire les plus rares. Maurice cherchait en vain à reconnaître ces -inventions nouvelles de la cuisine sans-pairienne, lorsqu'il aperçut aux -murs d'immenses cadres émaillés qui donnaient la carte du repas. On y -voyait annoncés des tartes aux pepins, des consommés de coeurs de -pigeons, des compotes de langues de perdrix, des sautés de foies -d'alouettes. Notre héros ne lut pas plus loin. Évidemment, la -civilisation imitait ces fées des anciens contes, qui demandaient aux -princesses condamnées à les servir des plats d'yeux de sauterelles ou -d'ongles de fourmis. L'impossible était devenu le nécessaire. - -Les convives prouvèrent, du reste, par leur appétit, combien tout était -de leur goût, et les vins ne tardèrent pas à ranimer la conversation un -instant languissante. - -Maurice avait près de lui un jeune homme, orné d'une barbe de pacha et -d'une paire de lunettes, que Prétorien lui avait présenté comme le plus -brillant écrivain de la presse piétiste. Les grandes espérances que l'on -fondait sur lui l'avaient fait surnommer Marcellus, par allusion au -jeune héros qu'avait célébré Virgile: _Tu Marcellus eris!_ - -Sa parole était facile, et sa foi d'autant plus solide qu'elle -s'accommodait de tout. On le trouvait successivement aux cafés des lions -et aux vêpres, aux prédications de l'abbé Gratias et aux bals masqués; -mais on le retrouvait toujours également orthodoxe, qu'il chantât le -_Dies iræ_ ou qu'il dansât une polonaise échevelée. - -Marcellus avait d'abord appliqué sa piété à boire et à manger; mais, -quand il eut rempli ces premiers devoirs envers _sa prison_ (c'était le -nom qu'il donnait à son corps), il commença à s'occuper de son voisin. - -«Ainsi, vous avez vécu dans le dix-neuvième siècle. Monsieur? dit-il, le -regard fixé sur Maurice, et en avalant une tartelette; vous avez vu ces -âges de croyances naïves où l'homme, dégagé des désirs secondaires, ne -songeait qu'à la nourriture de son âme!...» - -Il prit une seconde tartelette. - -«Heureuse époque, à jamais perdue; générations fortes et fidèles, qui se -préparaient au bonheur d'un meilleur monde en s'abreuvant aux sources -pures de la foi!» - -Il vida son verre, fit claquer sa langue contre son palais, et demeura -avec l'air pensif d'un croyant qui digère. - -Cependant, la conversation continuait à l'autre bout de la table, où -Prétorien racontait l'histoire d'une Sans-Pairienne qui, parmi ses -envies de femme grosse, avait eu celle de manger son mari. - -«Et elle l'a mangé? demandait Blaguefort. - ---Jusqu'aux orteils! répliqua le directeur du _Grand Pan_. - ---Elle était dans son droit: la loi déclare que le mari doit nourrir sa -femme. - ---Et l'Église ajoute que tous deux ne sont qu'une même chair. - ---Ce qui n'a pas empêché le procureur général de l'arrêter, reprit -Prétorien. - ---Il a sans doute craint le mauvais exemple pour sa femme. - ---Qui diable voudrait manger un procureur général? - ---Quand il s'agit d'un mari, on ne doit point consulter son goût. - ---Mais si pourtant la malheureuse prouve qu'elle a cédé à un besoin -irrésistible? objecta Banqman. - ---Qu'il y allait de la vie de son embryon? continua Mauvais. - ---Et qu'elle n'a mangé son mari que pour lui conserver un fils? acheva -Blaguefort. - ---Est-elle jeune, au moins? demanda le comte de Mortifer. - ---Vingt ans. - ---Et jolie? - ---Fraîche comme un satin rose doublé de peau de cygne. - ---Alors il est clair que le régime est bon, interrompit Blaguefort, et -que nos jolies femmes doivent l'adopter. - ---On a déjà observé que les mangeurs de viande avaient le sang plus -beau. - ---Incontestablement; la véritable fontaine de Jouvence est à l'abattoir. - ---Comme l'Hippocrène. Shakespeare était fils de boucher. - ---Et c'est grâce à ses rosbifs que la vieille Angleterre a été appelée -par Byron _un nid de cygne_. - ---A propos d'Angleterre, interrompit milord Cant, vous savez ce qui est -arrivé à la fille de notre ambassadeur? - ---Elle a été enlevée par le secrétaire de son père. - ---Et tous deux se sont sauvés au Cap. - ---C'est de l'histoire ancienne. - ---Oui, mais le nouveau, c'est que notre ravisseur a fini par trouver -miss Confiance trop douce et trop blonde. - ---Alors, il l'a fait teindre? - ---Il l'a jouée au billard en vingt points. - ---Ah bah! - ---Et il l'a perdue? - ---Le drôle a toujours été heureux au jeu. - ---Le capitaine Malgache, qui avait gagné, a voulu alors faire valoir ses -droits. - ---Et l'enjeu s'est laissé prendre? - ---Il s'est jeté par la fenêtre! - ---D'un rez-de-chaussée? - ---D'un troisième étage! - ---Ah diable! Et son amant!... - ---Il l'a fait enterrer proprement, s'est embarqué sur le paquebot -sous-marin et vient d'arriver à Sans-Pair. - ---Prêt à recommencer? Avis aux jeunes filles incomprises qui _désirent -reposer en terre étrangère_. Il faut faire un roman là-dessus, Robinet. - ---Au fait, c'est une idée, dit le fabricant de feuilletons, qui achevait -un bifteck de kanguroo, j'en parlerai à mon contre-maître. - ---Ça sera-t-il moral ou immoral? demanda Blaguefort. - ---Selon la commande, répliqua Robinet en buvant; nous avons quatre -échantillons: le genre dit Louis XV, pour les journaux viveurs; le genre -dit allemand, pour les journaux mélancoliques; le genre dit commis -voyageur, pour les journaux loustics, et le genre dit vertueux, pour les -journaux que personne ne lit. Tout sujet peut être accommodé à l'une des -quatre sauces, selon la volonté du consommateur; il suffit de changer -les épices et de donner le tour de casserole. - ---Alors, je vous recommande l'histoire du petit blanc de la Martinique, -dit M. Banqman. - ---Il y a donc encore des blancs aux Antilles? demanda Mme Facile avec -surprise. - ---Une seule famille échappée à l'extermination, et que les noirs se -plaisent à torturer.» - -Philadelphe Le Doux poussa un soupir. - -«Pauvres gens, dit-il à demi-voix, les distractions sont si rares! - ---Ils ont déjà fait mourir le père avec ses deux fils. - ---Par ignorance. - ---Et noyé le grand-père. - ---Sans mauvaise intention: ce sont de vrais enfants. - ---Enfin, la mère a été mise en prison jusqu'à ce qu'elle ait pu se -racheter au prix de cent mille piastres. - ---Prix qui prouve leur haute estime pour les blancs, interrompit le -philanthrope. - ---C'est alors que son fils, âgé seulement de dix ans, est parti pour -tâcher de réunir la somme. - ---Et il est arrivé à Sans-Pair? - ---Après avoir fait deux fois naufrage. - ---En voilà un modèle de piété filiale! s'écria Blaguefort, je donne ma -voix pour qu'on en fasse une rosière. - ---Avec une dot de cent écus. - ---Accompagnée d'un discours de M. le maire. - ---Il espère mieux, reprit Banqman; on doit organiser pour lui une -loterie et un bal par souscription, où il dansera la polonaise des -nègres. - ---Pour sa mère, qui est peut-être maintenant étranglée. - ---Laissez donc! s'écria Blaguefort; je parie que votre petit blanc de la -Martinique est un drôle qui fait sa coupe. La chose me paraît un -perfectionnement, sans brevet, du vol à l'américaine. Vous êtes bien -niais de croire encore aux orphelins. D'ailleurs, s'il s'agit d'une -femme esclave, envoyez l'affaire au club de Mlle Spartacus. - ---Ah! j'allais l'oublier, interrompit Mme Facile; je vous ai promis une -séance de la société des _femmes sages_... - ---Dont vous êtes membre? dit Blaguefort. - ---Membre libre! continua Prétorien. - ---Et qui se réunit ici, acheva Mme Facile, sans avoir l'air de -comprendre la malignité de cette double interruption. J'ai mis à la -disposition de Mlle Spartacus la salle où nous jouons les proverbes; -mais je me suis réservé la galerie d'avant-scène, et nous allons y -descendre; la séance doit être ouverte.» - -Tous les convives se levèrent de table et suivirent leur amphitryon, à -qui le ministre des cultes donnait le bras. - -Lorsqu'ils arrivèrent à la galerie réservée, la salle était déjà pleine -de femmes de tout âge, depuis trente-six ans jusqu'à soixante, et de -toutes conditions, depuis la veuve d'une grande armée quelconque jusqu'à -la teneuse de cabinet de lecture inclusivement. - -A la vue des hommes qui accompagnaient Mme Facile, une immense clameur -de réprobation s'éleva de tous côtés. Les plus frénétiques se mirent à -crier: «A la lanterne!» bien qu'il n'y eût que des bougies; et les mieux -élevées montraient déjà les poings fermés, lorsque Mme Facile fit de la -main un signe qui demandait le silence; puis, se penchant vers la foule -coiffée et rugissante: - -«Mes soeurs, dit-elle d'une voix assurée, je vous ai amené les chefs de -l'armée ennemie, afin qu'ils puissent juger de vos forces et de votre -résolution. Quand ils auront vu quel danger les menace, ils comprendront -qu'une plus longue résistance est inutile, et qu'enfin a brillé le jour -annoncé par ces paroles de l'Évangile: _Les premiers seront les -derniers_, ce qui signifie évidemment que les femmes marcheront -désormais en avant, et que les hommes se résigneront à porter la queue -de leur robe.» - -Un bravo général répondit à cette courte explication; les convives de -Mme Facile s'assirent, et il y eut une assez longue pause. - -Enfin, une sonnette se fit entendre: c'était Mlle Spartacus qui venait -de prendre place sur le théâtre, avec les autres membres du bureau. - -A sa vue, quelques applaudissements s'élevèrent, mais sans ardeur et -sans contagion. Il était évident que chacune des assistantes se croyait, -pour le moins, autant de droits qu'elle à présider l'assemblée, et que -sa suprématie paraissait une usurpation. - -Cette disposition des esprits se révéla par un long bourdonnement -entrecoupé des phrases habituelles: - -«Tiens! c'est ça notre présidente? - ---C'est pas une merveille. - ---A-t-elle une robe mal faite! - ---Et quel nez! - ---Eh bien! quant à me révolter, je voudrais avoir un plus joli général -que ça. - ---Je comprends qu'elle haïsse les hommes, ils doivent bien le lui -rendre. - ---Attention! elle ouvre son ridicule. - ---Nous allons avoir un discours. - ---Ça va-t-il nous ennuyer! Dites-donc, la commandante, donnez-nous donc -une prise. - ---On avait dit qu'il y aurait eu de la musique et des rafraîchissements. - ---C'est toujours comme ça dans tous les programmes: on promet plus de -beurre que de pain. - ---Silence! elle lève le bras, c'est signe qu'elle va commencer.» - -Mlle Spartacus avait en effet déployé son manuscrit, affermi ses -lunettes, et rejeté la tête en arrière pour se donner un air noble. La -rumeur qui voltigeait sur l'auditoire s'apaisa, et la présidente du club -des femmes sages prit la parole: - - «Encore émue des marques universelles de bienveillance qui me sont - prodiguées, j'éprouve quelque embarras à aborder la grave question - pour laquelle nous nous trouvons réunies. Le trouble de mon coeur est - près de passer jusqu'à mon esprit, et je me sens, malgré moi, gagnée - par l'attendrissement de la reconnaissance. - - «Mais cette reconnaissance même me rappelle plus vivement au souvenir - de ma mission; elle ranime mes forces, échauffe mes espérances, et, - après cet élan de sensibilité accordé à la nature, je rentre plus - forte et plus inébranlable dans l'accomplissement de mon projet. - - «Ce projet, vous le connaissez déjà! Je veux accomplir pour le sexe la - grande révolution que la France accomplit autrefois pour les classes. - Mirabeau proclama qu'il n'y avait plus de roturiers; moi, je proclame - à mon tour qu'il n'y a plus de femmes! - - «Non, plus de femmes, puisque l'homme les a jusqu'à ce moment - condamnées aux soins abjects du ménage et de la maternité; plus de - femmes, puisqu'elles ne peuvent ni diriger des ateliers, ni commander - les vaisseaux de l'État, ni faire leur service de gardes nationales; - plus de femmes, puisqu'aux hommes seuls appartient le privilége de se - faire tuer ou estropier à la guerre, en voyage, au travail. - - «Mais le moyen d'arriver à cette transfiguration? direz-vous. Là, en - effet, était le problème. On en a vainement cherché la solution - pendant vingt siècles; on la chercherait encore sans doute, si Dieu ne - m'avait envoyée pour votre délivrance. - - «Oui, Mesdames et Mesdemoiselles, je viens achever l'oeuvre - incomplétement ébauchée parle Christ; je viens briser le dernier joug - laissé sur la terre; je viens vous donner le sceptre du monde!!!» - -Ici, Mlle Spartacus fit une pause, afin de prolonger l'attente -palpitante de l'assemblée; l'assemblée en profita pour se moucher. - -Une fois les nez rentrés au repos (car dans tout auditoire le nez est la -partie turbulente et rebelle), l'oratrice releva la main et reprit: - - «Un tel résultat vous éblouit, sans doute; vous supposez d'avance - qu'on ne pourra l'obtenir sans de longs et douloureux efforts; vous - prévoyez quelque combinaison nouvelle et inconnue. Détrompez-vous, - sexe aimable dont je fais partie! le moyen inventé par moi l'avait - déjà été il y a deux mille ans par un poëte grec nommé Aristophane, - mais sans qu'il en comprît toute la portée. Basé sur la nature et - l'observation, il dompte l'homme aussi sûrement que la faim dompte le - cheval auquel l'écuyer veut apprendre à compter les heures, que le - manque de sommeil soumet le chien destiné à jouer aux dominos, que - l'opium et la barre de fer rouge maîtrisent la panthère qui doit - devenir artiste dramatique. Vous cherchez ce que ce peut être? - Cherchez plutôt quelle est chez l'homme la passion la plus ardente, - l'entraînement le plus général, le plus continuel, le plus persistant; - rappelez-vous ce qui fit brûler Troie, ce qui transforma Rome en - république; ce qui, sous les anciennes monarchies, maintenait la - faveur des familles nobles ou ennoblissait les familles roturières. Et - si ce n'est point s'exprimer assez clairement, lisez l'explication du - poëte grec lui-même, traduite pour l'instruction des ignorants, et - dont chacune de vous peut emporter un exemplaire.» - -A ces mots, Mlle Spartacus fit un signe, et les dames du bureau prirent -dans une corbeille des imprimés qu'elles lancèrent au milieu de la -foule. En un instant la salle fut pleine de feuilles volantes que l'on -saisissait au passage ou que l'on transmettait de main en main. - -Quelques-unes des feuilles tombèrent dans la loge occupée par Mme Facile -et par ses invités, et Maurice reconnut la traduction de la troisième -scène de Lysistrata! Le moyen proposé par la présidente du club des -femmes sages était en effet clairement expliqué. Il s'agissait de -réduire les hommes par la famine, non la famine de bouche, mais la -famine de coeur, comme eût dit le chevalier de Boufflers! Toutes les -femmes devaient se soumettre à une sorte de blocus continental (en -supposant que ce dernier mot vînt de continence), et leurs tyrans, -devenus leurs victimes, ne pouvaient manquer de se rendre à discrétion, -à moins de se résigner à chanter solitairement le refrain de Béranger: - - Finissons-en, le monde est assez vieux. - -La lecture du fragment traduit avait eu évidemment un grand succès dans -l'assemblée; tous les regards le parcouraient avec curiosité, et, après -avoir lu, on recommençait pour mieux comprendre. - -Quand Mlle Spartacus pensa que tous les esprits se trouvaient -suffisamment éclairés, elle reprit son cahier et continua: - - «Vous connaissez toutes maintenant, soeurs et amies, le moyen qui doit - assurer notre triomphe, et nulle de vous ne peut douter de sa - puissance. Le jour où les femmes y auront recours, l'homme sera - subjugué. _Victus et inermis draco!_ Cette citation latine ne vous - étonnera point, Mesdames: la royauté une fois dévolue à notre sexe, le - latin entre nécessairement dans notre domaine, comme l'escrime et les - petits verres. Je répète donc _victus et inermis draco_! - - «Or, une fois nos ennemis battus, nous devrons nécessairement profiter - de nos avantages pour qu'ils ne se relèvent pas, et le plus sûr moyen - pour cela est de refaire la charte de l'humanité. - - «La révolution française avait proclamé les droits de l'homme, nous y - substituerons les droits de la femme, que j'ai formulés en six - articles qui seront désormais notre loi. - - DROITS DE LA FEMME LIBRE. - - «ARTICLE 1ER. Dieu sera désormais du genre féminin, vu sa - toute-puissance et sa perfection. - - «ART. 2. Les droits de la femme consistent à n'en point reconnaître - aux hommes. - - «ART. 3. Toutes les femmes seront égales pour commander, et tous les - hommes égaux pour leur obéir. - - «ART. 4. Toutes les places seront occupées par le sexe le plus - intéressant et le plus faible, sauf celles dont il ne voudra pas, - lesquelles appartiendront de droit au sexe le plus laid et le plus - fort. - - «ART. 5. Tous les hommes se marieront et toutes les femmes resteront - filles, c'est-à-dire que les premiers seront enchaînés et n'auront que - des devoirs, tandis que les secondes seront libres et n'auront que des - droits. - - «ART. 6. Les femmes auront seules les clefs des caisses publiques et - privées; on laisse aux hommes le privilége de les remplir!» - -Des acclamations frénétiques accueillirent cet hexalogue qui -rétablissait d'une manière si équitable l'égalité humaine. Les cris de -_Vive notre libératrice! Vive mademoiselle Spartacus!_ se croisaient -avec mille exclamations d'enthousiasme; chaque auditrice annonçait déjà -tout haut ses prétentions. L'une voulait être préfette ou générale de -division, l'autre procureuse générale près la Cour d'appel, une -troisième inspectrice des remontes, une quatrième grande maîtresse de -l'Université. C'était une sorte de carnaval de l'esprit, dans lequel -toutes les ambitions se croisaient et se heurtaient en courant comme des -masques. Mlle Spartacus, enivrée de ce triomphe, avait relevé ses -lunettes sur son front et caressait de l'oeil les vingt manuscrits qui -gonflaient son sac de velours. Là était le véritable noeud de l'affaire; -elle avait d'abord voulu s'assurer la bienveillance de son auditoire, -mais la grande question était de faire agréer le sac avec son contenu. - -Elle reprit donc aussitôt que l'enthousiasme de la foule put permettre à -sa voix de se faire entendre: - - «Je prévoyais ces transports de joie, et j'y vois le nouveau gage d'un - triomphe assuré! Oui, chères complices, vous vous réunirez pour - vaincre la barbarie de ce sexe qui repousse ses adversaires sans - respect pour leur faiblesse, et n'a pas même la vulgaire générosité de - se laisser battre sans se défendre. Mais, pour arriver à ce résultat, - il faut que toutes les femmes secondent notre complot, qu'elles en - comprennent l'importance, qu'elles soient éclairées sur les moyens - comme sur le but; et, pour cela, des instructions sont indispensables. - - «Or, ces instructions existent; j'y ai consacré, depuis dix ans, mes - facultés et mes veilles. Romans, poésies, traités philosophiques, - impressions de voyages, vaudevilles, j'ai successivement adopté toutes - les formes, pris toutes les allures. Ce sac renferme la matière de - quatre-vingt-douze volumes in-octavo, sans alinéa et sans interlignes, - destinés à ramener toutes les femmes à notre opinion. C'est la - révolution du monde en manuscrit; il ne reste plus qu'à en faire les - frais d'impression! - - «Mais ces frais, en comprenant la juste rétribution du travail de - l'auteur, montent à un million deux cent mille francs, et ne peuvent, - par conséquent, être couverts que par l'association des parties - intéressées. J'ai donc l'honneur de vous proposer, au nom du bureau, - une souscription ouverte, séance tenante, dans l'intérêt de la cause, - pour l'impression immédiate de mes oeuvres complètes. - - «Le nom des souscriptrices et le chiffre de leurs cotisations seront - inscrits par ma secrétaire, qui attend à la grande porte.» - -A ces mots, Mlle Spartacus tira ses lunettes, salua l'assemblée et -sortit avec les membres du bureau. - -Mais aucun applaudissement ne se fit entendre. L'idée de souscription -avait glacé les espérances et amorti les plus fiers courages. Des -murmures recommençaient à courir au-dessus des têtes agitées, comme la -brise sur les épis. - -«C'est un piége, répétaient plusieurs voix, on nous a attirées dans un -coupe-gorge. - ---Elle veut tout simplement nous forcer à imprimer ses rapsodies. - ---Et à lui faire des rentes, afin de trouver un mari malgré ses lunettes -et son grand nez. - ---C'est une folle. - ---Une intrigante. - ---Je ne donnerai rien. - ---Ni moi. - ---Ni moi. - ---Ni moi.» - -Mais, malgré ces affirmations, tous les yeux se portaient avec un -certain embarras vers la grande porte, où attendait _la_ secrétaire de -Mlle Spartacus. Passer devant un bureau de souscription sans rien donner -est toujours chose difficile, non à notre générosité, mais à notre -sottise. Que pensera-t-on de nous? ne nous accusera-t-on point de -dureté, d'avarice, de pauvreté? A cette dernière pensée, notre front -rougit, et nous portons vivement la main à la poche. - -Ainsi allaient faire les femmes sages, bien à contre-coeur, lorsqu'elles -avisèrent une porte dérobée qui permettait d'éviter la grande entrée; -toutes s'y précipitèrent, tandis que la secrétaire et Mlle Spartacus, -qui était allée la rejoindre, attendaient toujours les souscriptrices. -Enfin, un laquais vint demander s'il pouvait éteindre: la salle était -vide! - -La présidente eut besoin de s'en assurer par ses yeux; mais, quand elle -ne put douter davantage, elle laissa tomber ses lunettes, et, se voilant -la face avec ses deux gants de filoselle tricotée, elle s'écria, comme -Caton après la bataille de Philippes: - -«_Diutius vixi!_» - -Ce que la secrétaire traduisit par: - -«J'avais trop de manuscrits!» - -Pendant ce temps, Mme Facile et sa compagnie quittaient la galerie avec -de longs éclats de rire et regagnaient les salons. Maurice et Marthe -restèrent seuls en arrière, assis à la même place, les mains unies et se -regardant. - -«Toujours le même égarement, dit enfin Maurice, qui appuya sur l'épaule -de la jeune femme sa tête pensive. Ah! pourquoi faire deux camps des -enfants de Dieu? Ève n'est-elle donc plus la chair d'Adam? Ne -comprendra-t-on jamais que ce n'est point le droit qui fera disparaître -la servitude, mais seulement l'amour? Est-ce avec les récriminations et -les soupçons que se cimentent les alliances? Aimez bien, et nul -n'ambitionnera le rôle de maître, mais celui d'esclave; aimez davantage, -et vous ne saurez même plus qui obéit ou qui commande, car les deux -coeurs ne seront plus qu'un seul coeur. - ---Oui, dit Marthe, qui se retourna à demi, et dont les lèvres -effleurèrent la chevelure du jeune homme; c'est ainsi que nous avons -vécu, ainsi que nous vivrons!» - -Une larme vint se suspendre aux cils de Maurice; il tint Marthe -longtemps pressée sur sa poitrine; puis, faisant un effort: - -«On doit nous chercher, dit-il, remontons vite. Que penseraient les -convives de Mme Facile s'ils pouvaient nous voir et nous entendre? -Hélas! ils ne nous comprendraient même pas, car l'intelligence ne peut -s'élever sur les ailes de l'âme. Livrée aux pesanteurs de la réalité, -elle s'abaisse aux lieux bas et voit chaque jour rétrécir son horizon. -Hier, tu as pleuré sur ce monde nouveau parce que l'amour l'avait -quitté; mais, en s'envolant, il a encore emmené une compagne. - ---Qui donc? demanda Marthe. - ---La poésie.» - - - - -TROISIÈME JOURNÉE - -XXI - -Correspondance-omnibus de M. Atout.--Constitution politique de la -république des Intérêts-Unis.--Circulaire électorale de M. -Banqman.--Chambre des envoyés de la république des Intérêts-Unis.--Crise -ministérielle à propos de moules de boutons.--Magnifique discours de -Banqman sur la question de savoir si l'armée aura ou non des gants -tricotés.--La chambre vote tous les articles de la loi et rejette -l'ensemble. - - -L'âme humaine est ainsi faite, que la difficulté seule peut entretenir -son ardeur. Passionnée pour le bien le plus futile s'il menace de lui -échapper, elle reste indifférente à tout ce qu'elle obtient sans -recherche et sans sacrifice. On aspire de toutes les forces de son désir -à l'éloge qu'il faut arracher, tandis que l'on reçoit avec indifférence -la lettre d'un admirateur inconnu; on achète avec empressement les -livres de l'écrivain que l'on n'a jamais vu, et, le jour où il vous les -apporte, on cesse de les lire. On songe longtemps aux moyens de se -présenter chez un voisin, et, s'il fait le premier une visite, on se met -vite sur la réserve. Il suffit de voir tous les jours l'homme que l'on -estime pour n'y plus penser. Quand on le rencontrait une fois par année, -on s'informait de ses projets, de ses travaux, de ses idées; maintenant, -on ne s'informe de rien; il est entré dans le cercle de nos habitudes, -il a cessé d'être un but, nous ne le regardons plus! - -Étrange nature! nous ne poursuivons que ce qui nous échappe, nous -n'aimons que ce qui nous repousse, et tout ce qui vient nous chercher -éveille à l'instant notre indifférence! - -M. Atout faisait ces réflexions devant son bureau couvert de volumes -dont les feuilles n'étaient point encore coupées, bien que les auteurs -les eussent apportés eux-mêmes; de journaux gratuits encore enveloppés -de leurs bandes, et de paquets affranchis qui n'avaient point été -décachetés. - -Au début de la carrière, ces hommages publics eussent enivré le futur -académicien; mais, depuis, l'habitude l'avait blasé sur ces pots-de-vin -de la gloire; aussi les recevait-il avec une nonchalance dédaigneuse. Ce -qu'il y voyait de plus clair était la nécessité de répondre aux trois -cents envois qui encombraient son bureau. - -Car M. Atout savait que l'exactitude était la politesse des gens de -lettres comme des rois, et il répondait toujours. Il avait pour cela -trois modèles d'épîtres sténographiées, auxquelles il ne restait qu'à -mettre l'adresse. - -S'agissait-il, par exemple, d'un volume de poésies envoyé avec une -lettre extatique, il prenait le modèle numéro 1, ainsi conçu: - - «Monsieur, - - «Vous avez une lyre dans le coeur! J'ai lu (ici le titre du livre) - avec des émotions toujours renouvelées. La muse qui l'a dicté - ressemble à ces oiseaux des autres latitudes qui nichent dans les - grandes herbes, chantent dans le feuillage des bois et planent dans - les nuées. - - «Continuez, Monsieur, et tout ce qu'une indulgence bienveillante vous - fait penser de moi, l'avenir le dira un jour plus justement de - vous-même.» - -Était-il, au contraire, question d'une publication périodique, le modèle -numéro 2 venait naturellement: - - «Monsieur, - - «Vous avez un glaive dans l'esprit. J'ai lu avec un intérêt palpitant - votre (le nom de la publication). Les arguments que vous employez - ressemblent à ces armes qui frappent également par les deux tranchants - et par la pointe. - - «Continuez, Monsieur, et tout le bien que vous pensez de mes ouvrages, - la République entière le dira un jour à meilleur droit de votre - journal.» - -Fallait-il, enfin, répondre à l'envoi d'un manuscrit, c'était le cas -d'avoir recours au modèle numéro 3: - - «Monsieur, - - «Vous avez un orchestre dans l'imagination. J'ai lu avec une avidité - ravie votre (ici le titre du manuscrit). Les conceptions de votre - génie ressemblent à ces symphonies où l'on entend successivement tous - les accents et tous les tons. - - «Continuez, Monsieur, et l'attention que le public accorde, - dites-vous, à ma voix, se reportera tout entière, et avec plus de - raison, sur la vôtre.» - -L'envoi journalier de ces lettres avait prodigieusement accru la -popularité de l'académicien. Tous les gens auxquels il reconnaissait du -génie se faisaient naturellement les prôneurs de son discernement. -Comment ne pas soutenir une célébrité qui nous écrit? Ne devenons-nous -point quelque chose dans sa gloire? Plus il est illustre, plus son -suffrage honore: nous le transformerions en grand homme, ne fût-ce que -pour augmenter le prix de ses autographes. - -M. Atout le savait et ne négligeait aucun de ces moyens de renommée, car -il en est de celle-ci comme de toute chose humaine: le hasard la sème, -l'habileté seule la fait grandir. Aussi beaucoup de gens peuvent-ils se -faire une réputation, mais peu connaissent l'art de la cultiver. Il -faut, pour cela, l'adresse qui prépare, la persistance qui fonde, -l'égoïsme qui affermit. Il faut surtout beaucoup de vanité et peu -d'orgueil: car, si la vanité est une voile que nous enflons nous-même et -qui nous pousse, l'orgueil est une ancre rigide et tenace sur laquelle -nous restons immobile. Flattez s'il le faut, pliez au besoin; mais -montrez-vous partout; ayez de vous-même l'opinion que vous voulez en -donner aux autres: l'homme est imitateur jusque dans ses sensations. -L'estime que vous montrerez pour votre propre mérite sera toujours plus -ou moins contagieuse. Gardez-vous seulement de justifier trop -sérieusement vos prétentions. Notre admiration ne veut point être -forcée; on peut l'obtenir de nous par faveur, difficilement comme droit. -Chaque homme est toujours plus ou moins de la famille de Thémistocle, -les trophées de Miltiade l'empêchent de dormir. - -Évitez donc de la multiplier; n'imitez point ces glorieux insatiables -que l'on aperçoit toujours dans l'arène, frottés d'huile et le ceste à -la main. Contentez-vous de faire valoir le passé; prenez rang parmi ces -ducs et pairs de la gloire, qui sont beaucoup aujourd'hui pour avoir été -autrefois quelque chose. De cette manière, on vous acceptera comme une -sorte d'illustration posthume que tout le monde honore, parce qu'elle ne -porte ombrage à personne; votre paresse sera de la sobriété, votre -stérilité de la discrétion; on vous tiendra à honneur tout ce que vous -ne ferez point, et vous appartiendrez à cette phalange d'artistes -sérieux qui prouvent leur valeur en se taisant. - -Nous avons déjà dit comment cette méthode avait réussi à M. Atout, qui -occupait la plus haute position littéraire des Intérêts-Unis sans rien -écrire, et tenait le premier rang parmi les professeurs sans rien -professer. Aussi était-il bien résolu à persévérer dans une voie qui lui -permettait d'arriver sans marcher. Il se hâta donc d'achever sa -correspondance habituelle, puis, se rappelant son hôte, il monta à son -appartement. - -Il le trouva un livre à la main, et se pencha pour voir le titre. - -«Que tenez-vous là? dit-il; les fastes de la _Convention française_? - ---Oui, répondit Maurice, je relisais l'histoire de ces stoïques -audacieux, dont les moindres mouraient comme Socrate. Je comptais les -sacrifices muets de ce peuple de Decius, et je trouvais le secret de -tant de simplicité et de grandeur dans un seul mot: LA FOI!» - -L'académicien hocha la tête. - -«En effet, dit-il d'un air capable, c'était alors le puissant mobile, -l'âme immortelle du corps social; mais le temps a éclairé les hommes; -nous avons perfectionné le patriotisme, et nous l'avons rendu plus -facile. Votre moteur ressemblait à la vapeur, puissance irrésistible, -mais difficile à conduire; les explosions amenaient toujours quelques -désastres; aussi lui avons-nous substitué une force plus aimable, plus -docile, et non moins irrésistible. - ---Vous la nommez? - ---L'intérêt. Notre constitution a été si heureusement combinée que les -devoirs du citoyen se sont trouvés réduits à l'obligation de rechercher -en tout son propre avantage. Votre gouvernement constitutionnel -contenait, du reste, les germes de cette merveilleuse réforme; germes -cachés, souterrains, honteux, que nous avons habilement arrosés de -légalité pour les développer et leur donner place au soleil. Aussi, -aujourd'hui, le système politique des Intérêts-Unis répond-il à tous les -besoins de l'homme vraiment civilisé. - -Il se compose de quatre pouvoirs qui résument les principes sociaux de -l'époque. - -En tête se trouve le président de la République ou l'_impeccable_, ainsi -nommé parce qu'il ne peut mal faire, et qui ne peut mal faire parce -qu'il ne fait rien. L'impeccable n'est, en effet, ni un homme, ni une -femme, ni un enfant, mais ce que nous appelons une fiction -gouvernementale: il se compose d'un fauteuil vide sous un baldaquin! Ce -fauteuil est le chef légitime du gouvernement. Les ministres ne peuvent -parler qu'en son nom, et leurs déclarations politiques sont appelées -discours du fauteuil. - -Cette heureuse conception nous a ainsi débarrassés de l'embarras de -choisir un président temporaire et des inconvénients du pouvoir transmis -par l'hérédité. Quand le chef de l'État vieillit, on appelle un -tapissier pour le remettre à neuf, et une douzaine de clous suffisent -pour restaurer l'ordre de choses. De plus, point de cour, de liste -civile. Toute la maison présidentale se réduit à une brosse et à un -plumeau. Nous n'avons ni filles à doter, ni fils à marier. Nous ne -pouvons craindre ni coups d'État, ni usurpations, un fauteuil étant -forcément condamné au _statu quo_. Enfin, comme il ne peut rien -exécuter, nous lui avons abandonné avec confiance le pouvoir exécutif. - -La seconde autorité de l'État est la _Chambre des envoyés_, nommée par -tous ceux qui dorment sur des sommiers élastiques et boivent du vin -vieux. - -Le législateur a, en effet, pensé que tout citoyen bien couché et bien -nourri devait être un homme ami du bon ordre, c'est-à-dire de sa table -et de son lit, et qu'il avait nécessairement de lumières tout ce qu'il -en fallait pour ne pas vouloir en donner une part aux consommateurs de -paille et de pain noir. - -Cependant, comme il pourrait se trouver, par hasard, dans la Chambre des -envoyés certains brouillons assez égoïstes pour préférer leurs idées à -leurs intérêts, on leur a opposé la _Chambre des valétudinaires_, -composée de gens que le mouvement inquiète et que le bruit fatigue. Pour -y être admis, il faut prouver qu'on est ou sourd, ou aveugle, ou -goutteux, ou asthmatique; ceux qui réunissent plusieurs infirmités ont -la préférence; cependant, avec un peu de protection, l'entêtement et -l'ignorance peuvent suffire. - -Le quatrième pouvoir, enfin, est composé des banquiers, qui se sont -faits les intendants de la République, lui prêtent à la petite semaine, -et se chargent de passer les revenus publics par un crible qui ne laisse -tomber que les petites pièces et retient toutes les grosses. L'État a -insensiblement mis en gage entre leurs mains la terre, les fleuves, les -mers, les mines souterraines et les transports aériens; si bien qu'ils -seraient les maîtres de tout, si le fauteuil et les deux chambres -n'étaient là; mais leur pouvoir entrave celui des banquiers, qui, à son -tour, entrave le leur. Car là est le sublime de notre organisation -politique: tout se compense et se pondère. Le char de l'État ressemble -exactement à celui que l'on a découvert sur les débris de l'arc de -triomphe du Carrousel, à Paris: tiré en sens inverse par quatre chevaux -de forces égales, il reste nécessairement en place, ce qui l'empêche de -se heurter aux bornes ou de tomber dans les ornières. - ---Mais non d'être écartelé, dit Maurice; et, tôt ou tard, le char se -disloquera. - ---Si nous n'avions pas une cheville magique qui consolide tout, fit -observer l'académicien. - ---Et quelle est-elle? - ---La peur! Autrefois on mettait de la passion dans la politique, mais -aujourd'hui le progrès des lumières a fait disparaître ces hommes de -_petite vertu_ qui tenaient à leurs idées, et qui voulaient à tout prix -le triomphe de ce qu'ils regardaient comme la vérité! On ne croit pas -plus à ce que l'on défend qu'à ce qu'on attaque. Les opinions sont des -logements à loyer dont on déménage dès qu'on en trouve un meilleur. -Aussi les luttes ont-elles plus d'apparence que de réalité: on se combat -comme au théâtre, en ayant soin de ne pas se blesser, et seulement pour -occuper la galerie. Nul ne porte de coups dangereux, de peur d'en -recevoir; les adversaires d'aujourd'hui seront nos alliés de demain; la -cocarde que nous sifflons, celle que nous porterons à notre chapeau; -cette prévision tient lieu d'indulgence, et, si chacun tire d'un côté -différent, c'est avec la modération d'un coursier de fiacre payé à -l'heure. - ---Alors je comprends, dit Maurice, vous êtes à l'abri des fièvres -politiques. Mais qui vous sauvera de l'indifférence? - ---Toujours la constitution, répondit M. Atout. Croyez-vous que nous en -soyons au temps où l'on demandait aux électeurs de payer leurs députés? -Nous avons compris ce qu'une pareille prétention avait de décourageant -pour le zèle électoral, et nous l'avons retournée. Aujourd'hui, c'est le -député qui paye l'électeur! Chaque nomination est soumise à la criée -publique, les candidats présentent leurs soumissions, et la place reste -au dernier enchérisseur. De cette manière, plus de piéges, plus -d'intrigues; chacun débat ses conditions et sait ce qu'il a. Aussi -faut-il voir l'empressement des électeurs! Quelques-uns se sont fait -porter mourants jusqu'aux urnes du scrutin pour déposer leurs votes et -en recevoir le prix. Grand exemple de l'énergie de cette vie politique -qu'entretiennent des institutions fondées sur le seul principe, vraiment -social, _le dévouement à soi-même_. Du reste, j'ai là sur moi la -dernière circulaire de M. Banqman, qui vous fera apprécier, mieux que -toutes mes explications, les avantages de notre système.» - -M. Atout chercha dans ses poches et en tira une large feuille imprimée -qu'il remit à son hôte. - - _M. Banqman, candidat pour la députation, aux électeurs du quartier B - de la ville de Sans-Pair._ - - «Messieurs, - - «Si j'avais obéi à mes goûts, vous ne me verriez point aujourd'hui - solliciter vos suffrages; content d'une position honorée et - confortable, je continuerais à en jouir, loin des agitations de la - politique; mais les sollicitations de mes amis ont fait violence à mes - inclinations, et m'ont décidé à venir réclamer la députation. - - «Mes opinions sont connues, Messieurs; je désire le bonheur de tous - les citoyens de la République, et je veux tout ce qui peut assurer ce - bonheur. Je voterai toujours pour le bien et pour la vérité; je - n'adopterai que le parti qui aura raison, je n'attaquerai que celui - qui aura tort; je ne soutiendrai les ministres qu'autant qu'ils se - soutiendront eux-mêmes, et, s'ils tombent, je me rappellerai que la - voix du peuple est la voix de Dieu. - - «Voilà pour mes idées gouvernementales. Quant aux droits que je puis - avoir à votre confiance, les voici: - - «Je gagne, année moyenne, trois millions cinquante mille francs, ce - qui doit vous faire comprendre que je suis un homme d'ordre. - - «J'ai toujours refusé de prendre des associés et de me marier, le tout - par amour de la liberté. - - «Je fabrique des moules de boutons pour tous les âges et pour toutes - les classes, ce qui témoigne de mon respect pour l'égalité. - - «Enfin, dans tous mes rapports à la _Société humaine_, j'ai appelé les - hommes _mes semblables_, expression qui prouve mes croyances à la - fraternité. - - «Maintenant, s'il faut en venir à ma profession de foi, je ne serai - pas moins explicite. - - «Je déclare d'abord m'engager à une distribution de moules de boutons - de déchet à tous les pauvres du quartier. - - «Je donnerai dans l'année six bals et douze dîners, où seront invités - tous les électeurs qui m'auront accordé leurs voix. - - «Ceux qui pourront réunir dix votes en ma faveur auront droit à une - gratification de la valeur de mille francs, payable en rognures de - corne de ma fabrique, en petite bière de la brasserie projetée à - Noukaïva, ou en actions pour les télégraphes aériens. - - «Ceux qui m'apporteront quinze votes auront de plus une médaille en - bronze avec la boîte en faux maroquin. - - «Enfin, quiconque me procurera vingt voix percevra une rente - perpétuelle de deux litres de potage à la gélatine, qu'il pourra faire - prendre, tous les matins, à la compagnie hollandaise du Kamtschatka. - - «Je ferai distribuer en outre à mes clients, au moment du scrutin, des - billets portant mon nom, et dans lesquels se trouvera enveloppée une - pièce de cent sous, pour leur donner plus de poids. Chacun mettra le - billet dans l'urne et la pièce dans sa poche. - - «J'ose espérer, Messieurs, que la franchise de ces explications me - conciliera vos suffrages, et que je pourrai bientôt porter à la - tribune nationale l'expression de vos souhaits et de vos besoins. - - «BANQMAN.» - -«Et cette circulaire a réussi près des électeurs? demanda Maurice après -avoir lu. - ---Si bien réussi que Banqman est maintenant un des membres les plus -influents à la Chambre des envoyés, répliqua M. Atout, et qu'il doit -adresser au ministère, ce matin même, des interpellations foudroyantes. - ---Il combat donc le ministère? - ---Depuis que ce dernier a autorisé l'introduction des crochets -étrangers, qui menacent de faire tomber la fabrication des boutons. - ---Et pourrait-on assister à cette séance? - ---Je venais vous proposer d'y aller ensemble.» - -Maurice accepta avec empressement, et milady Ennui, qui entra dans ce -moment avec Marthe, déclara qu'elle les accompagnerait. - -Les débats de la Chambre des envoyés étaient publics, c'est-à-dire qu'on -ne pouvait y entrer qu'avec des billets. M. Atout connaissait -heureusement l'ambassadeur du Congo, et obtint, par son entremise, -l'entrée de la tribune diplomatique. - -Milady Ennui, heureuse d'étaler son corset mécanique sur les premiers -bancs, s'appuya à la galerie en lorgnant, tandis que M. Atout expliquait -au couple étranger la politique de Sans-Pair. - -«Celui que vous voyez vis-à-vis de vous, dit-il, occupé à examiner des -colonnes de chiffres, a pris pour spécialité d'éplucher le budget; il -passe ses journées à refaire les additions des comptables et à chercher -des réductions. Il a proposé, à la dernière session, treize millions -d'économies, sur lesquels la Chambre lui a accordé vingt et un francs -trente centimes. Un peu plus loin se trouve un de nos confrères, qui -s'est fait recevoir à l'Académie comme homme politique, et à la Chambre -comme littérateur. Il refait tous les ans un discours contre les auteurs -contemporains, qui ont le tort de ne lui avoir point laissé une place, -et un second en faveur du ministère, qui lui en a accordé sept. A ses -côtés siége le général Pataquès, connu par son éloquence mêlée -d'oripeaux militaires, de cliquetis de sabres et de lazzis de chambrée. -Le vieil homme qui se promène là-bas est le fameux Tacitus, espèce de -Montesquieu en raccourci, qui a acquis la réputation d'excellent citoyen -en s'abstenant, et de penseur profond en déchirant ses collègues. -Derrière lui cause un ancien légiste, M. Format, qui regarde le -gouvernement de l'État comme une affaire de procédure, et qui laisserait -vendre la République, pourvu qu'elle fût vendue selon le code. Son -interlocuteur, milord Grave, est un ancien ministre, qui a le premier -introduit l'austérité dans la corruption. De l'autre côté se promène le -docteur Traverse, qui parle pour le gouvernement populaire, dont il ne -veut pas, afin de ramener la monarchie, que tout le monde repousse. -Enfin, voici, au pied de la tribune, M. Omnivore, défenseur des intérêts -positifs de la République, pourvu que ces intérêts soient les siens. -Tous ces députés sont les chefs d'autant de partis, qui tâchent de -s'entendre quand ils ne peuvent pas s'étrangler. - -Le plus nombreux de tous est celui des _équilibristes_, composé des gens -qui savent se maintenir sous tous les ministères, et dont l'opinion se -résout en un bordereau d'appointements. On les appelle aussi -conservateurs, vu l'ardeur qu'ils mettent à conserver leurs places, -leurs fournitures et leurs pensions. - -Ils ont pour adversaire le parti des _aspirants_, comprenant tous ceux -qui ont été ministres ou qui comptent le devenir. - -Entre eux flottent les _indépendants_, dont la politique ressemble à la -marche d'un homme ivre, et qui, lorsqu'ils ont penché à gauche, se -retournent brusquement à droite, uniquement pour prouver qu'ils ne -suivent pas de chemin. - -Enfin viennent une douzaine de factions, tantôt séparées, tantôt unies, -espèce d'appoints parlementaires qui servent à déplacer les majorités, -et grâce auxquelles la Chambre contredit aujourd'hui ses décisions -d'hier.» - -Ici, l'académicien fut interrompu par le son d'une trompette qui jouait -l'air connu: - - Du courage - A l'ouvrage, - Les amis sont toujours là. - -M. Atout apprit à Maurice que ce signal annonçait l'ouverture de la -séance. On avait ingénieusement substitué le clairon à la sonnette, -comme plus facile à entendre dans le tumulte, et pouvant épargner au -président tous frais d'éloquence. Ses avertissements se traduisaient en -airs connus. Voulait-il, par exemple, rappeler à l'ordre un député de -l'opposition, il jouait le refrain de la romance: - - Taisez-vous, je ne vous crois pas. - -S'agissait-il d'annoncer que le ministre de l'instruction publique -allait prendre la parole, il jouait en mineur: - - Je suis Lindor, ma naissance est commune, - Mes voeux sont ceux d'un simple bachelier. - -Était-il question de mettre aux voix le budget, il l'annonçait au moyen -de l'air: - - Quels dînés, quels dînés - Les ministres m'ont donnés. - -Fallait-il, enfin, demander un congé pour un maréchal rejoignant son -gouvernement, il jouait: - - Malbroug s'en va-t-en guerre, - Mironton ton ton mirontaine; - Malbroug s'en va-t-en guerre, - Ne sais quand il viendra. - -Au signal qu'il venait de donner, les députés se dirigèrent vers leurs -places, et un orateur monta à la tribune pour leur donner le temps de -s'asseoir et de se moucher. Maurice reconnut M. Omnivore. M. Atout lui -dit qu'il y avait ainsi, à la Chambre, une dizaine de comparses chargés -du lever de rideau, et remplissant l'office du verre d'absinthe que l'on -accepte avant le dîner, non parce qu'on l'aime, mais parce qu'il donne -envie de prendre autre chose. - -Ils furent remplacés par des orateurs d'un crédit médiocre; c'étaient le -potage et les hors-d'oeuvre. - -Enfin, il y eut un silence; le festin parlementaire allait commencer; M. -Banqman venait de paraître à la tribune. - -L'illustre fabricant avait le menton rentré au fond de sa cravate et la -main droite dans son jabot, indice évident de profondeur. Il promena -quelque temps ses regards sur l'assemblée, avança lentement la main -gauche, et commença d'une voix qui tenait à la fois du trombone et du -bonnet chinois: - - «Messieurs, - - «Quelque résolu que puisse être un homme politique à accomplir son - devoir, il est des circonstances où cet accomplissement devient pour - lui une douloureuse épreuve, et où il doit envier le sort des citoyens - sans responsabilité, qui subordonnent leurs convictions à leurs - sympathies, et accordent aux amis qu'ils ne peuvent continuer à - approuver la faveur de leur silence! Malheureusement, telle n'est - point notre position. Chargé d'une mission publique, nous devons à nos - commettants, nous nous devons à nous-même, de déclarer notre pensée - tout entière. Longtemps nous avons attendu, dans l'espoir que les - faits éclaireraient ceux qui nous gouvernent; mais notre attente a été - vaine, la prolonger est impossible. Le salut de la République doit - être la grande loi, et, nous le déclarons hautement, la main sur le - coeur, le moment est venu de la perdre ou de la sauver. - -(Murmures au centre; applaudissements aux extrémités; longue agitation; -l'orateur boit un verre d'eau sucrée.) - - «Oui, Messieurs, jamais la situation ne fut plus inquiétante pour le - présent, plus dangereuse pour l'avenir! - - «Que nous regardions à l'intérieur ou à l'extérieur, tout nous - épouvante également. La République nous fait l'effet d'une machine - conduite par des mains inhabiles, et qui, contrariée dans ses - mouvements, s'ébranle, fait crier ses rouages et menace d'éclater! - -(Profonde sensation.) - - «Et c'est dans une pareille situation qu'on parle d'imposer à la - nation de nouvelles charges! On nous demande un crédit de deux cents - millions, en répétant que c'est un vote de confiance. De confiance, - soit, Messieurs; mais voyons d'abord si l'on a fait quelque chose pour - la mériter. - -(Mouvements en sens divers. L'orateur, qui va s'échauffant, boit un -second verre d'eau sucrée.) - - «Je pourrais multiplier les critiques, Messieurs, mais je veux faire - preuve de modération. Je ne reviendrai point sur ce qui a été tant de - fois et si justement reproché au pouvoir; je me contenterai d'examiner - un seul de ses actes, le plus récent. Il suffira, d'ailleurs, pour - nous donner la mesure de l'habileté, du tact et de la justice des - hommes qui sont à la tête du gouvernement! - - «Quand je parle ainsi, Messieurs, vous comprenez que mes attaques - s'adressent à ceux qui peuvent me répondre, aux ministres ici - présents, seuls répréhensibles et responsables. Il est un nom qui doit - rester en dehors de toutes nos discussions; mes remarques ne peuvent - donc franchir la sphère inviolable où le chef de l'État demeure, quoi - qu'il arrive, calme et impeccable. - -(Approbation générale.) - - «Mais les agents de son administration sont soumis à notre - surveillance, et la constitution nous permet d'apprécier leurs actes. - -(L'attention redouble.) - - «Quand j'ai annoncé que je n'en examinerai qu'un seul, tout le monde a - compris, sans doute, que je voulais parler de la suppression des trois - paires de gants fournies par la République à ses défenseurs, - suppression qui a porté la désorganisation dans l'armée entière. - -LE GÉNÉRAL PATAQUÈS: Oui, c'est une idée de pékin. - -PLUSIEURS VOIX D'AVOCATS: Pékin! c'est une insulte à la Chambre. - -UN ANCIEN APOTHICAIRE: C'est indécent. - -LES BOURGEOIS EN MASSE: A l'ordre! à l'ordre! - -(Le général Pataquès met son chapeau de travers, incline le torse sur la -hanche gauche et passe ses moustaches par-dessus ses oreilles; les cris -redoublent; le président fait entendre l'air: - - Grenadier, que tu m'affliges. - -Le général se rassied et le tumulte s'apaise; l'orateur reprend:) - - «Cette suppression déplorable, Messieurs, on doit penser qu'ils l'ont - au moins effectuée régulièrement, sans violer les prérogatives des - Chambres; qu'ils n'ont pas joint l'illégalité à l'ignorance! Eh bien! - je le dis avec douleur, mais je dois le dire, cette mesure capitale a - été prise par ordonnance. - -(Profonde sensation.) - -M. FORMAT s'écrie avec énergie: L'acte est contraire à toutes les règles -de la procédure... je veux dire de la législature. - -PLUSIEURS VOIX: Oui, oui. - -AUTRES VOIX: Non, non. - -(Les ministres se regardent avec une visible inquiétude; longue -agitation; le président joue l'air: - - Finissons-en, le monde est assez vieux. - -Banqman continue:) - - «Et quel était votre but, ministres du fauteuil, en osant hasarder un - pareil coup d'État! Votre orgueil se trouvait-il donc blessé de voir - les mains qui défendent la patrie gantées comme les vôtres? - -M. TRAVERSE: Ce sont des aristocrates. - -M. BANQMAN. «Et ne pouviez-vous, s'il fallait absolument consommer cette -inconcevable révolution, sauver du moins les apparences, supprimer les -gants du soldat, mais les laisser figurer sur le budget; de cette -manière, au moins, on n'en eût rien su, et l'honneur national eût été -sauf. - -MILORD GRAVE (avec un signe approbateur): Voilà ce qu'il fallait faire. - -M. BANQMAN. «Mais non, vous avez agi avec votre légèreté et votre audace -accoutumées, car là sont les deux mobiles de toute votre politique; vous -leur avez dû vos succès eux-mêmes, selon l'admirable expression du -profond penseur qui a dit de vous: Ils se sont élevés parce qu'ils -étaient vides. - -(Mouvement; tous les yeux se tournent vers M. Tacitus, qui a l'air de -dormir; rires et applaudissements.) - - «En conséquence, continue l'orateur, je propose le projet de loi - suivant, dont copie a été déposée sur le bureau de M. le président: - - «ARTICLE 1er. La Chambre déclare ne point approuver la mesure qui - vient de frapper l'armée, et décide que l'on accordera à chaque soldat - six paires de gants, au lieu de trois que lui passait autrefois le - règlement. - - «ART. 2. Ces gants seront tricotés, en fil d'Écosse, et garnis - d'élastiques au poignet. - - «ART. 3. Ils devront être distribués à tous les régiments trois jours - après la promulgation de la présente loi. - - «ART. 4. Les ministres actuels, ne pouvant procéder avec impartialité - à cette répartition, sont priés d'en laisser le soin à des - successeurs.» - -Après la lecture de ces propositions, M. Banqman descend de la tribune -et reçoit les félicitations de toutes les fractions flottantes de la -Chambre, y compris les indépendants. Le ministre de l'intérieur se -dirige vers la tribune, mais il est rappelé par son confrère des travaux -publics, qui veut prendre sa place, et est à son tour retenu par le -ministre des affaires étrangères. Une vive discussion s'élève entre eux; -enfin les cris: «Aux voix! aux voix!» deviennent si nombreux que le -président se voit forcé de passer outre. - -L'article 1er est mis aux voix: - - Nombre de votants 613 - Boules noires 290 - Boules blanches 323 - -La Chambre adopte! - -Les ministres se querellent plus fort. - -On passe aux art. 2 et 3, qui sont également adoptés. - -Les ministres sont près de se prendre aux cheveux; mais le président lit -l'art. 4, qui les apaise subitement; ils se retirent à l'écart pendant -qu'on vote et semblent se consulter. - -L'art. 4 est également adopté. - -Il ne reste plus qu'à voter sur l'ensemble de la loi. Les ministres, qui -se sont entendus, font passer à M. Banqman un billet sur lequel ils ont -écrit: - - «L'introduction des crochets étrangers sera dès demain prohibée.» - -M. Banqman met le billet dans sa poche avec la boule blanche et vote -contre la loi. Un autre billet apprend à M. Format qu'il est nommé -avocat général; un troisième annonce au général Pataquès le titre de -maréchal; un quatrième avertit milord Grave que l'on est en mesure de -publier des lettres à une comtesse avec les réponses, traduction libre -de la correspondance d'Héloïse et d'Abeilard; un cinquième fait savoir à -Tacitus que son neveu aura une perception et sa cousine un bureau de -tabac. - -On vote sur l'ensemble de la loi. - - Nombre de votants 613 - Boules noires 611 - Boules blanches 2 - -La Chambre rejette. - -Le président fait entendre l'air: _Allons-nous-en, gens de la noce_. - -Et la séance est levée. - - - - -XXII - -Un missionnaire anglais.--Un bal public qui fournit les danseuses--Ce -qu'on appelle l'Église nationale.--M. Coulant expliquant sa religion à -Narcisse Soiffard. - - -Marcellus avait donné rendez-vous à Maurice dans la grande salle du -_Casino des Deux Mondes_. Il le trouva jouant au billard avec Georges -Traveller, missionnaire d'origine anglaise, qui exerçait la triple -profession de dentiste, de pasteur et de marchand de denrées coloniales. -Georges Traveller avait parcouru tous les pays idolâtres de la terre au -nom d'une société de _propagation_, et rien ne lui avait coûté pour -s'attirer la confiance des peuples barbares. Bien loin d'imiter ces -apôtres catholiques qui, sans autres armes qu'un livre de prières et un -crucifix, se présentaient au milieu des tribus sauvages comme des -envoyés de Dieu en les sommant de renoncer à leurs erreurs, l'honorable -missionnaire anglais s'était résigné à partager celles-ci, et avait -renouvelé le miracle d'Alcibiade au profit de ses croyances et de son -commerce. Ainsi, on l'avait vu tour à tour circoncis à Mascat, mari de -douze femmes aux îles Marianes, marchand d'esclaves dans le Zanguebar, -et quelque peu anthropophage aux Sandwich; mais le tout sans que sa foi -en fût ébranlée, et pour le compte de sa société. - -Grâce à cette souplesse de nature, il avait réussi à distribuer quelques -centaines de sermons imprimés pour l'instruction des idolâtres qui ne -savaient pas lire, et à placer dix-sept cargaisons de marchandises de -rebut. - -Bien qu'il n'appartînt pas à son Église, Marcellus était fort lié avec -le docteur, qui lui avait apporté des narguillés et du tabac d'Orient. -Il le présenta à Maurice, devant lequel il dansa une polka africaine non -autorisée par la police. - -Cette exhibition eût pu se prolonger indéfiniment, si Maurice n'eût -rappelé à Marcellus la promesse faite, la veille, de lui expliquer la -nouvelle religion connue à Sans-Pair sous le nom d'Église nationale. Le -jeune piétiste sortit avec lui pour le conduire au temple de l'abbé -Coulant; mais, en traversant la place des Annonces, il aperçut tout à -coup une énorme affiche placardée contre une muraille. - -«Dieu me pardonne! c'est la réouverture de l'Éden! s'écria-t-il; de -grâce, approchons, que je puisse m'assurer...» - -Ils traversèrent la place et purent lire l'avertissement qui couvrait la -façade entière de l'édifice. - - _Salle de l'Éden.--Bals masqués.--Dimanche soir, grande Fête, dite des - Sauvages. Deux mille jolies femmes, appartenant à l'établissement, - exécuteront des danses appropriées à leur caractère.--Chaque homme - recevra, en entrant, un numéro désignant la danseuse dont il devra - être le chevalier pendant tout le bal.--Dans l'intérêt de l'ordre, les - échanges seront interdits.--Le costume adopté est celui des naturels - de l'Amérique, lors de la découverte du nouveau monde; mais les gants - sont de rigueur.--Il y aura un vestiaire pour déposer les parapluies - et les caleçons.--Prix d'entrée: 25 francs._ - -A peine Marcellus eut-il jeté les yeux sur l'affiche qu'il s'excusa près -de Maurice et entra vivement au bureau, d'où il ressortit bientôt avec -un billet. - -«Il était temps, s'écria-t-il; encore cinq minutes, et j'arrivais trop -tard pour avoir une danseuse; ils n'ont pu me donner que le numéro -1983... une brune de vingt-deux ans! Je préfère les blondes, mais il -faut savoir se mortifier au besoin. Vous m'excuserez seulement de vous -quitter; il faut que j'avertisse le président de la Société des bonnes -moeurs, à qui je devais remettre un mémoire après-demain, que des -occupations inattendues retardent mon travail.» - -Il indiqua à Maurice l'adresse du nouveau temple, et le laissa continuer -sa route. - -C'était la première fois que notre ressuscité se trouvait seul dans les -rues de Sans-Pair, et il se mit à tout examiner plus en détail qu'il -n'avait pu le faire jusqu'alors. - -Il remarqua que les locataires de chaque maison plaçaient sous leurs -fenêtres une inscription désignant le nom et la profession exercée, de -telle sorte que la ville entière était une sorte d'almanach des -vingt-cinq mille adresses. On avait, à chaque entrée, au lieu de -concierge, un vaste tourniquet mécanique dont les compartiments -portaient le nom et renfermaient la sonnette des locataires. En -arrivant, le visiteur s'asseyait dans le compartiment convenable, tirait -le cordon, et aussitôt la machine enlevée le transportait à la porte -même de la personne qu'il venait voir. - -Maurice aperçut également une salle de bal où les pas des danseurs -mettaient en mouvement les meules d'un moulin à blé, et des charrettes -qui, tout en revenant à vide du marché, faisaient tourner un rouet et -filaient le coton de rebut. - -De loin en loin, les rues étaient traversées par des viaducs sur -lesquels passaient, en sifflant, les locomotives poussées par la vapeur -ou entraînées par le vide. Les fils de télégraphes électriques se -croisaient en tous sens, dans l'air, comme un immense écheveau brouillé; -les paratonnerres, lancés jusqu'aux nuages, en soutiraient -perpétuellement l'électricité au profit des doreurs, des entreprises -d'omnibus galvaniques et de la société pour l'éclairage. Sous chaque rue -s'étendait une autre rue, le long de laquelle rampaient, comme -d'immenses boas, les mille tuyaux de fer chargés de distribuer partout -l'eau, la chaleur, la lumière. Le jeune homme entendait bruire sous ses -pieds les voix des travailleurs mêlées au grondement du vent, au -clapotement des cloaques, aux grincements des outils et aux lueurs des -flammes. C'était comme une seconde cité souterraine, où s'élaborait la -vie de la cité éclairée par le soleil; un organe caché qui, tour à tour, -lui apportait la force et la délivrait de ses impuretés. - -Maurice regardait toutes ces merveilles de la civilisation avec une -surprise mêlée de désappointement. Au milieu de tant de -perfectionnements apportés à la matière, il cherchait l'homme et le -voyait aussi pauvre, aussi vicieux, aussi déshérité! Il demandait en -vain à tous ces visages qui passaient sous ses yeux si la vie leur était -devenue plus légère à porter; les visages restaient fatigués de -souffrances ou soucieux d'incertitude! Alors, un flot d'amertume montait -de son coeur à son cerveau. Il se demandait à quoi bon tous ces efforts -d'industrie, si la part de bonheur n'était point plus large pour chacun; -il cherchait ce qu'étaient devenues l'égalité et la fraternité humaines -au milieu de ces miracles de calcul; il regardait où avait pu fuir la -religion véritable, celle qui _relie_ les hommes l'un à l'autre, et qui -conduit au ciel par la double échelle de l'amour et du dévouement. - -Or, dans ce moment même, ses yeux s'arrêtèrent sur le fronton d'un -édifice où il aperçut écrit en lettres de bronze: ÉGLISE NATIONALE. Il -entra. - -L'église nationale était une ancienne salle de criées publiques, -repeinte et retapissée pour le compte de la nouvelle religion. Il y -avait, à l'entrée, une vielle organisée en guise d'orgues, et un bureau -pour les parapluies à la place du bénitier. - -L'office venait précisément de commencer et le ministre était à l'autel. - -Maurice n'eut pas besoin d'écouter longtemps pour comprendre de quoi il -s'agissait, la nouvelle religion consistant spécialement à répéter, dans -la langue nationale, ce que les officiants catholiques répètent en -latin. Ainsi, au lieu de dire: _Introibo ad altare Dei_, l'Église -nationale disait: _Je m'approcherai de l'autel de Dieu._ Aux mots: _Ite, -Missa est_, elle substituait ceux-ci: _Allez-vous-en, la Messe est -finie_. Et à la place de: _Amen!_ elle répétait: _Ainsi soit-il!_ - -Après l'office, le prêtre national monta en chaire, et entreprit une -longue diatribe contre les ministres des autres religions qui ne -savaient point se prêter aux progrès des lumières, et qui continuaient à -prier Dieu dans une langue morte. Il prouva, par des citations de -Cicéron, de Tacite, de saint Augustin et de Tertullien, que l'on devait -renoncer au latin, et finit par une instruction nationale, dans laquelle -il développa les avantages de la culture des rutabagas et de l'éducation -des vers à soie! - -La prédication achevée, la foule, composée d'une trentaine de personnes, -se retira, et Maurice allait en faire autant, lorsqu'un ouvrier, qui -avait écouté le sermon avec une impatience visible, s'approcha tout à -coup du prédicateur qui venait de quitter la chaire, et, lui barrant le -passage: - -«Minute, monsieur l'abbé, dit-il en portant la main à sa tête nue, comme -s'il eût voulu saluer avec ses cheveux, vous venez de converser sur les -chenilles et les navets; mais c'est pas là mon affaire, je voudrais -savoir si j'ai celui de parler au fondateur de l'Église nationale? - ---A lui-même, mon ami, dit le ministre. - ---Alors, reprit l'ouvrier, qui s'était évidemment rafraîchi assez de -fois pour se trouver légèrement échauffé, vous êtes l'abbé Coulant, le -véritable abbé Coulant? - ---Précisément.» - -L'ouvrier lui donna dans la poitrine un coup de poing d'amitié. - -«Eh bien! vous êtes mon homme, s'écria-t-il, c'est vous que je cherche! -Depuis ce matin je suis entré chez tous les marchands de vin du quartier -pour savoir l'adresse de l'Église nationale: ni vu ni connu! Il paraît -que votre religion est ici en chambre garnie?» - -L'abbé Coulant voulut s'excuser. - -«Y a pas de mal, reprit l'ouvrier; moi aussi, je le suis, en chambre -garnie, et pas si bien logé que votre bon Dieu encore! Mais à la guerre -comme à la guerre. - ---Vous aviez quelque question à m'adresser? demanda le prêtre. - ---J'en ai vingt, des questions, répliqua l'ouvrier, vu qu'on m'a dit que -vous étiez un bon enfant; et moi, j'aime les bons enfants. - ---Enfin. - ---En douceur, donc! Pour en venir à la fin, il faut prendre au -commencement. Pour lors, mon abbé, vous saurez que je m'appelle Narcisse -Soiffard, un nom qui en vaut un autre, et que j'ai une fille de douze -ans qui aide sa mère à carder les matelas. Y a pas de péché à ça, qu'il -me semble. - ---Au contraire, le travail est un devoir. - ---C'est ce que je répète toujours à ma fille et à sa mère. Le travail, -que je leur dis, est un devoir pour la femme... Mais, voyez-vous, la -maman a des croyances; elle veut que sa fille fasse sa première -communion; moi, je ne vais pas à l'encontre, parce que la croyance, -c'est, sans comparaison, comme le vin: faut respecter ceux qui en ont -trop pris et les laisser marcher de travers. Si bien donc que je suis -allé trouver le curé de notre paroisse, et que je lui ai dit la chose. - ---Et il vous a répondu?... - ---Ah! voilà le curieux!... Il m'a répondu que pour communier il fallait -savoir ce que l'on faisait. - ---C'est-à-dire assister au catéchisme? - ---Juste! assister au catéchisme, à l'heure où elle travaille avec sa -mère! «Mais, mon curé, que je lui ai dit, vous voulez donc nous faire -mourir de soif? Si la petite est obligée d'aller chez vous, l'ouvrage -restera forcément en arrière. - ---Il faut qu'elle apprenne sa religion, qu'il me répond. - ---Je veux bien, pourvu que ce soit en cardant des matelas», que je lui -redis... Il me semble que c'était clair comme bonjour! Eh bien! il n'a -pas compris!» - -L'abbé Coulant haussa les épaules. - -«Cela devait être, dit-il; le clergé n'entend rien aux besoins du -peuple. Amenez-moi votre fille, et je la ferai communier. - ---Sans l'instruire? - ---A quoi bon? Ce n'est point la science qui est agréable à Dieu. -L'Église nationale ne demande que la bonne volonté.» - -Soiffard frappa ses mains l'une contre l'autre. - -«Voilà la religion de mon choix! s'écria-t-il. Rien que de la bonne -volonté! ça ne ruine pas... Vous pouvez m'inscrire dans votre paroisse, -monsieur Coulant; je veux que ça soit vous qui enterriez ma femme quand -elle mourra. - ---Vous aurez soin seulement, reprit le ministre, de donner à votre fille -son extrait de baptême.» - -L'ouvrier regarda l'abbé et tordit sa casquette, qu'il tenait à deux -mains. - -«Ah! oui, son extrait de baptême, répéta-t-il plus lentement; il vous -faut ça pour la communion. - ---Sans doute. - ---C'est que je vas vous dire... Sa mère et moi nous avons toujours été -si occupés... que la petite n'a pas été précisément baptisée. - ---Vous pouvez réparer cet oubli. - ---Je ne dis pas, mais ça coûte six francs, le prix de huit bouteilles de -vin à quinze. D'ailleurs elle est nommée: on l'appelle Rose. - ---Au fait, elle a une patronne dans le calendrier. Eh bien, voyons, nous -arrangerons cela; l'Église nationale est accommodante. - ---Eh bien, la voilà la religion de mon choix; votre main, monsieur -Coulant, sans vous commander. - ---C'est entendu, reprit le curé en souriant; il suffira que votre femme -apporte un extrait de votre acte de mariage.» - -Soiffard gratta le parquet avec le bout de son pied, et cracha devant -lui. - -«Ah! il faut l'acte de mariage, dit-il avec quelque embarras; c'est donc -nécessaire? - ---Indispensable.» - -L'ouvrier se frotta la tête. - -«Alors... ça sera difficile, reprit-il en balbutiant, ça sera bien -difficile, monsieur Coulant; vu que nous avons beaucoup voyagé, et que, -dans les voyages, les papiers, ça s'égare... d'autant que ma femme et -moi, quand nous nous sommes mariés, nous avons négligé d'aller à la -mairie. - ---Ah diable! - ---Toujours par raison d'économie. Vous devez comprendre ça: un acte de -mariage coûte encore plus qu'un baptême, et dans notre état on regarde à -toutes les dépenses; faut savoir se priver. - ---C'est juste, dit l'abbé en soupirant; après tout, Dieu a bien pardonné -à la femme adultère! Allons, nous fermerons les yeux, maître Soiffard; -l'Église nationale respecte la vie privée. - ---Vrai? s'écria Soiffard. La voilà la religion de mon choix! Mille -millions, monsieur Coulant, vous êtes un brave homme, et je veux vous -payer un verre de vin.» - -L'abbé eut beaucoup de peine à se défendre de la politesse de son -nouveau paroissien, et put regagner la sacristie. - -Soiffard le regarda partir, puis, étendant la main vers l'autel, avec la -gravité solennelle des ivrognes: - -«C'est dit, murmura-t-il, la religion me vexait quand elle me défendait -de boire, de battre la bourgeoise et de vivre à ma fantaisie; mais, -puisque celui-ci a trouvé un Dieu qui est bon prince, je l'adopte, et, à -partir d'aujourd'hui, je déclare que moi Narcisse Soiffard, ainsi que la -dame Soiffard et la petite, nous faisons partie de l'Église ici présente -à perpétuité.» - -A ces mots, il remit son bonnet et sortit en chancelant. - -Maurice rentra pensif et découragé; Marthe, qui l'attendait avec -impatience, fut frappée de sa tristesse. - -«Qu'as-tu donc vu? demanda-t-elle avec anxiété. - ---Ce que j'aurais dû prévoir, dit Maurice en serrant les mains de la -jeune femme; nous avions déjà vainement cherché dans ce monde -perfectionné l'amour et la poésie; mais restait la foi, qui console de -tout... - ---Eh bien? - ---Hélas! elle aussi s'est envolée.» - - - - -CONCLUSION. - - -Marthe et Maurice demeurèrent le coeur navré. Tous deux pleuraient sur -ce monde où l'homme était devenu l'esclave de la machine, l'intérêt le -remplaçant de l'amour; où la civilisation avait appuyé le triomphe -mystique du chrétien sur les trois passions qui conduisent l'homme aux -abîmes; et tous deux s'endormirent dans ces tristes pensées. - -Mais, durant leur sommeil, ils eurent une vision. - -Il leur sembla que Dieu abaissait les yeux vers la terre, et qu'à la vue -du monde tel que l'avait fait la corruption humaine, il disait: - -«Voilà que ceux-ci ont oublié les lois que j'avais gravées dans leur -coeur; leur vue intérieure s'est troublée, et chacun d'eux n'aperçoit -plus rien au delà de lui-même. Parce qu'ils ont enchaîné les eaux, -emprisonné l'air et maîtrisé le feu, ils se sont dit:--Nous sommes les -maîtres du monde, et nul n'a de compte à nous demander de nos pensées. -Mais je les détromperai durement: car je briserai les chaînes des eaux, -j'ouvrirai la prison de l'air, je rendrai au feu sa violence, et alors -ces rois d'un jour reconnaîtront leur faiblesse.» - -A ces mots il avait fait signe; les trois anges de la colère s'étaient -précipités vers la terre, où tout était devenu ruine et confusion. -Pendant un long rêve, Marthe et Maurice avaient vu les portiques -croulant, les fleuves débordés, les incendies roulant en vagues de -flammes, et, dans cette destruction générale, le genre humain qui fuyait -éperdu! - -Mais au plus fort du désastre, une voix avait crié: - -«Paix aux hommes de bonne volonté. C'est pour eux que l'humanité -renaîtra et que le monde sortira de ses ruines.» - - -FIN - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - Pages. - I. PROLOGUE 1 - - II.--Éloquence parlementaire de Maurice.--Éloquence perfectionnée - de M. Omnivore.--Costume d'un homme établi, en l'an trois mille. - --M. Atout.--Départ de Marthe et de Maurice.--Nouveau moyen de - traverser les rivières.--Routes souterraines.--M. Atout rassure - Marthe par un calcul statistique.--Marthe s'endort.--Un rêve 17 - - III.--Extraction de voyageurs.--Auberges modèles.--Le verre d'eau - de fontaine.--Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade - accélérée, bateau sous-marin.--M. Blaguefort, commis-voyageur - pour les nez, la librairie et les denrées coloniales.--Un - prospectus d'entreprise industrielle de l'an trois mille. - --Fâcheuse rencontre d'une baleine.--Leçon de M. Vertèbre sur - les cétacés.--Destruction du bateau sous-marin.--Son extrait - mortuaire 30 - - IV.--Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.--Inconvénient des - passe-ports daguerréotypés.--Maison modèle de M. Atout.--Moyen - d'être servi sans domestiques.--Le souper à la mécanique.--Une - vieille tradition: La Fileuse D'Évrecy 47 - - V.--Monologue de Maurice en se déshabillant.--Inconvénients des - chambres à coucher perfectionnées.--Une excursion involontaire. - --Le salon de M. Atout; multiplication exagérée de l'image d'un - grand homme.--M. Atout présente à ses hôtes sa légitime épouse, - milady Ennui 59 - - PREMIÈRE JOURNÉE. - - VI.--Un salon.--Présentation de madame Atout complétée.--Promenade - aérienne; le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres - sont des tuyaux de cheminée.--Une femme à la mode.--Maternité 65 - - VII.--Maison d'allaitement.--Substitution de la vapeur à la - maternité.--Lait de femme perfectionné.--Moyen de reconnaître - les vocations.--Grand collége de Sans-Pair.--Programme pour le - baccalauréat ès lettres.--Nouvelles méthodes d'enseignement. - --Machine à examen.--Catéchisme des jeunes filles.--Pensionnat - pour la production des phénomènes 73 - - VIII.--Agrandissement des magasins de nouveautés.--Histoire de - mademoiselle Romain.--Aspect pittoresque de la ville de - Sans-Pair.--Maladie de milady Ennui, traitée par quatorze - médecins spécialistes, et guérie par Maurice.--Société - d'assurance pour empêcher les vivants de regretter les morts. - --Rencontre du grand philanthrope M. Philadelphe Le Doux 90 - - IX.--Promenades de Sans-Pair embellies de légumes monstres. - --Maison de placement matrimonial patentée du Gouvernement - (sans garantie).--Une pastorale arithmétique.--Un heureux - monstre.--Mémoires philosophiques du roi Extra 103 - - X.--Un empoisonneur de bonne société.--Palais de justice de - Sans-Pair.--Carte routière de la probité légale.--Procédés de - fabrication pour l'éloquence des avocats.--Tarif des sept - péchés capitaux.--Le vieux mendiant et son chien 116 - - XI.--Logis des Trappistes.--Moralisation des condamnés - par l'idiotisme; première diatribe de Maurice.--Les - Pantagruélistes; avantages de la profession de criminel; - seconde diatribe de Maurice.--M. Le Doux ne répond rien et - garde ses opinions 127 - - XII.--Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur - les hommes.--Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias. - --Pupilles de la Société humaine; hommes perfectionnés d'après - la méthode anglaise pour les croisements.--Une femme dépravée - par les instincts de maternité et de dévouement 138 - - DEUXIÈME JOURNÉE. - - XIII.--Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants, - les médecins et le directeur. Dans la crainte de recevoir les - malades trop bien portants, on ne les reçoit qu'après leur - mort.--Réflexions de Marthe.--Les hommes jugés par le docteur - Manomane.--Les fous de l'an trois mille.--Les ménageries et le - jardin botanique 150 - - XIV.--Un cimetière à la mode.--Voitures établies en faveur des - morts.--Bazar funéraire.--Système d'impôts.--Epitaphes-omnibus. - --Un courtier mortuaire 172 - - XV.--Observatoire de Sans-Pair.--Comment M. de l'Empyrée aperçoit - dans la lune ce qui se passe chez lui.--Réunion de toutes les - Académies.--Utilité de la garde urbaine pour les droguistes, - les passementiers et les marchands de vin.--Ce qu'il faut pour - constituer des droits à un prix de vertu 181 - - XVI.--Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les - moeurs des Français au dix-neuvième siècle.--Comme quoi les - Français ne connaissaient ni la mécanique, ni la navigation, - ni la statique, et mouraient tous de mort violente par le fait - des notaires.--Le Gouvernement chargé de composer des épitaphes - pour les célèbres courtisanes.--Costume des rois de France - quand ils montaient à cheval.--Les noms des auteurs étaient - des mythes.--Singulier langage employé dans la conversation 192 - - XVII.--_Le Grand Pan_, journal universel, renfermant tous les - journaux et plusieurs autres.--Trois articles contradictoires - sur une seule vérité.--Administration du _Grand Pan_.--M. - César Robinet, entrepreneur général de littérature en tous - genres.--Machines à fabriquer les feuilletons.--M. Prétorien, - directeur en chef du _Grand Pan_.--Une entreprise littéraire - avec primes.--Blaguefort obligé d'acheter la critique du livre - qu'il veut publier 203 - - XVIII.--La Bibliothèque nationale et son catalogue.--Utilisation - de la promenade.--Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair. - --Portraits à la grosse, avec ressemblance garantie.--M. - Illustrandini, statuaire de l'univers.--M. Prestet, peintre - du Gouvernement à pied et à cheval.--Opinion de Grelotin sur - la peinture 216 - - XIX.--Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue - l'accessoire.--Transformations successives d'un drame - historique.--Première représentation.--Une loge d'avant-scènes. - --Analyse de _Kléber en Égypte_, drame en cinq actes et à - plusieurs bêtes 227 - - XX.--Ce que c'est qu'une réunion choisie.--Le grand critique, le - moyen critique, le petit critique.--Comme quoi l'homme qui a - fait le plus de veuves et d'orphelins est ce qu'on appelle un - homme de coeur.--Marcellus le Piétiste.--Conversation de gens - bien nés.--Séance de la société des _femmes sages_.--Discours - de Mlle Spartacus pour appeler les femmes à la liberté 254 - - TROISIÈME JOURNÉE. - - XXI.--Correspondance-omnibus de M. Atout.--Constitution politique - de la république des Intérêts-Unis.--Circulaire électorale de - M. Banqman.--Chambre des envoyés de la république des - Intérêts-Unis.--Crise ministérielle à propos de moules de - boutons.--Magnifique discours de Banqman sur la question de - savoir si l'armée aura ou non des gants tricotés.--La Chambre - vote tous les articles de la loi et rejette l'ensemble 277 - - XXII.--Un missionnaire anglais.--Un bal public qui fournit les - danseuses.--Ce qu'on appelle l'Église nationale.--H. Coulant - expliquant sa religion à Narcisse Soiffard 299 - - CONCLUSION 311 - - -FIN DE LA TABLE. - - - - - - -End of Project Gutenberg's Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA *** - -***** This file should be named 60891-8.txt or 60891-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/0/8/9/60891/ - -Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the -Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive -specific permission. If you do not charge anything for copies of this -eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook -for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, -performances and research. They may be modified and printed and given -away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks -not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - diff --git a/old/60891-8.zip b/old/60891-8.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 40fba42..0000000 --- a/old/60891-8.zip +++ /dev/null diff --git a/old/60891-h.zip b/old/60891-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index b6b60b1..0000000 --- a/old/60891-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/60891-h/60891-h.htm b/old/60891-h/60891-h.htm deleted file mode 100644 index c824330..0000000 --- a/old/60891-h/60891-h.htm +++ /dev/null @@ -1,12165 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -hr { margin: 1em 40%; width: 20%; } - -h1 { text-align: center; font-weight: normal; margin: 1em 0 1em 0; } -h2 { text-align: center; font-weight: normal; margin: 2em 0 1em 0; } -h3 { text-align: center; font-weight: normal; margin: 2em 0 1em 0; } - -.titre { text-align: center; font-size: 150%; text-indent: 0; - line-height: 1.5em} - -p { text-align: justify; margin: .3em 0; text-indent: 1.5em; } -p.noindent { text-indent: 0; } - -sup, .fnanchor { font-size: .7em; vertical-align: top; font-style: normal; - font-weight: normal; font-variant: normal; } -i sup { padding-left: .25em; } - -.sc { font-variant: small-caps; } -.small { font-size: 85%; } -.xsmall { font-size: 75%; } -.large { font-size: 120%; } -.g { letter-spacing: .2em; } - -div.abstract { text-align: justify; padding-left: 2em; margin: 1em 0 1em 0; - text-indent: -2em; font-size: 90%; } -.sign { text-align: right; text-indent: 0; margin: 1em 5% 1em 20%; } -p.c, div.c { text-align: center; text-indent: 0; margin: 1em 0; line-height: 1.5em; } - -.ind { margin: 1em 0 1em 20%; } - -.poetry { font-size: 90%; margin: 1em 10%; } -.stanza { margin-top: 1em; } -.verse { text-indent: -3em; padding-left: 3em; } - -.i1 { margin-left: 5%; } -.i2 { margin-left: 10%; } -.i3 { margin-left: 15%; } -.i4 { margin-left: 20%; } -.i5 { margin-left: 25%; } -.i6 { margin-left: 30%; } -.i7 { margin-left: 35%; } -.i8 { margin-left: 40%; } -.i9 { margin-left: 45%; } -.i10 { margin-left: 50%; } -.i11 { margin-left: 55%; } - - - -a { text-decoration: none; } -.footnote { margin: 1em 0 1em 20%; font-size: 90%; } - -table { border-collapse: collapse; margin: 1em auto; } -td { text-align: left; vertical-align: top; padding: 0 .2em; } -td.drap { text-align: justify; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } -td.num { text-align: right; vertical-align: bottom; } -td.bot { vertical-align: bottom; width: 4em; } -td.pad-top { padding-top: .2em; } -td.pad-bot { padding-bottom: .2em; } -td.border-top { border-top: solid thin; padding-top: .2em; } -td.r { text-align: right; } -td.c { text-align: center; } -th.r { text-align: right; font-weight: normal; font-size: 90%; } - -ul, li { list-style-type: none; } - -.break, .chapter { margin-top: 5em; } -.emgap { margin-top: 1em; } -.emgap2 { margin-top: 1em; margin-bottom: 1em; } -.gap { margin-top: 2.5em; } - -@media screen { - body { margin: 0 auto; width: 80%; max-width: 40em; } -} - -@media handheld { - body { margin: 0 0; width: 100%; } - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - -</style> -</head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Le monde tel qu'il sera - -Author: Émile Souvestre - -Release Date: December 10, 2019 [EBook #60891] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA *** - - - - -Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the -Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries - - - - - - -</pre> - -<h1>LE MONDE<br /> -<span class="large">TEL QU'IL SERA</span></h1> - -<p class="c"><span class="xsmall">PAR</span><br /> -<span class="large">ÉMILE SOUVESTRE</span></p> - -<p class="c small">NOUVELLE ÉDITION</p> - -<div class="c"><img src="images/mlevy.png" alt="[M L]" /></div> -<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br /> -MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS -<span class="xsmall">RUE VIVIENNE</span>, 2 <span class="xsmall">BIS</span></p> - -<p class="c">1859<br /> -<span class="small">Reproduction et traduction réservées</span></p> - - -<div class="chapter"></div> -<p class="c break">ŒUVRES COMPLÈTES<br /> -<b class="g large">D'ÉMILE SOUVESTRE</b><br /> -<span class="xsmall">PARUES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY</span></p> - -<table summary=""> -<tr><td class="drap sc">Un Philosophe sous les toits</td> -<td class="bot">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Confessions d'un ouvrier</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Au coin du feu</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Scènes de la vie intime</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Chroniques de la mer</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Les Clairières</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Scènes de la Chouannerie</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Dans la Prairie</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Les derniers Paysans</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">En quarantaine</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Sur la Pelouse</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Les Soirées de Meudon</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Souvenirs d'un Vieillard, la dernière Étape</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Scènes et Récits des Alpes</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Les Anges du Foyer</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">L'Echelle de femmes</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">La Goutte d'eau</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Sous les Filets</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Le Foyer breton</td> -<td class="bot">2 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Contes et Nouvelles</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Les derniers Bretons</td> -<td class="bot">2 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Les Réprouvés et les Élus</td> -<td class="bot">2 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Les Péchés de jeunesse</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Riche et Pauvre</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">En Famille</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Pierre et Jean</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Deux Misères</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Les Drames parisiens</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Au bord du Lac</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Pendant la Moisson</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Sous les Ombrages</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Le Mat de Cocagne</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Le Mémorial de famille</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Souvenirs d'un Bas-Breton</td> -<td class="bot">2 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">L'Homme et l'Argent</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Le Monde tel qu'il sera</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Histoires d'autrefois</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap sc">Sous la Tonnelle</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">Paris, imprimerie de Ch. Jouaust, rue Saint-Honoré, 338.</p> - - -<div class="chapter" /> -<div class="titre">LE MONDE TEL QU'IL SERA</div> - - - -<h2 class="nobreak" id="ch1">I.—PROLOGUE.</h2> - - -<p>Les voyez-vous, accoudés à leur fenêtre de mansarde, -au milieu des giroflées en fleurs et du gazouillement des -oiseaux nichés sous les tuiles? La main de Marthe est -posée sur l'épaule de Maurice, et tous deux regardent -au-dessous d'eux, vers l'abîme sombre. Dans l'abîme -apparaît d'abord l'azur étoilé du ciel, puis, plus bas, les -ténèbres lumineuses de Paris. Maurice contemple Paris, -Marthe ne voit que le ciel!</p> - -<p>Mais après avoir erré d'étoile en étoile, son regard fatigué -se repose sur Maurice, sa main s'appuie plus tendrement -sur l'épaule qui la soutient, sa bouche s'approche -et murmure dans un baiser:</p> - -<p>«A quoi penses-tu?»</p> - -<p>Perpétuelle question de ceux qui s'aiment; appel inquiet -des âmes qui se cherchent sans se voir, et qui, -comme des sœurs égarées dans la nuit, s'interrogent à -chaque pas!</p> - -<p>Maurice se retourna, et ces deux visages, sur lesquels -souriaient le bonheur et la jeunesse, se contemplèrent -longtemps.</p> - -<p>Bien qu'il fût jeune et amoureux, Maurice n'appartenait -point à la phalange des hommes de fantaisie qui se -sont eux-mêmes décorés du nom de <i>charmants égoïstes</i>. -Maurice (il faut bien l'avouer!) était un de ces esprits -singuliers qui prennent plus d'intérêt aux destinées du -genre humain qu'aux bals de l'Opéra. Tourmenté par la -vue de tant de douleurs sans consolation, de tant de misères -sans espoir, il en était venu à rêver le bonheur des -hommes, comme si la chose en eût valu la peine, et à -chercher par quel moyen il pourrait s'accomplir, bien -qu'il n'eût reçu pour cela aucune mission du gouvernement.</p> - -<p>Il se mit, en conséquence, à étudier les œuvres de -ceux qui s'étaient posés comme les penseurs sérieux et -comme les sages du temps. Les premiers auxquels il -s'adressa furent les philosophes. Ils lui expliquèrent -dogmatiquement, au moyen de formules qui avaient -tout l'agrément de l'algèbre sans en avoir la précision, -ce que c'était que le relatif et l'absolu, le moi et le non-moi, -le causal et le phénoménal!… Quant au reste, ils -n'y avaient point songé! La philosophie ne s'occupait -que des grands principes, c'est-à-dire de ceux qui ne -vous rendent ni plus heureux ni meilleurs!</p> - -<p>Maurice, peu satisfait, s'adressa aux publicistes, aux -historiens, aux légistes. Ils lui analysèrent, tour à tour, les -différentes constitutions, et lui commentèrent les différents -codes! Mais, sous toutes ces constitutions, le plus -grand nombre mourait de faim, pendant que le plus -petit mourait d'indigestion; tous les codes étaient des -mers trompeuses, où périssaient les pauvres barques de -contrebandiers, tandis que les gros corsaires y voguaient -à pleines voiles!… Ce n'était point encore là ce que cherchait -Maurice; il eut recours aux statisticiens et aux -économistes.</p> - -<p>Ceux-ci, qui s'étaient sérieusement occupés de la question, -le promenèrent six mois à travers leurs colonnades -de chiffres, puis finirent par lui déclarer que tout était -comme tout pouvait être, et qu'il n'y avait qu'à laisser -faire et qu'à laisser passer!…</p> - -<p>Il se trouvait donc précisément aussi avancé qu'avant -d'avoir rien lu.</p> - -<p>En désespoir de cause, il fallut en venir aux fous dont -parle Béranger.</p> - -<p>Maurice étudia les socialistes: Robert Owen, Saint-Simon, -Fourier, Swedenborg! A les entendre, chacun -d'eux possédait la contre-partie de la boîte de Pandore; -il suffisait de l'ouvrir pour que toutes les joies prissent -leur volée parmi les hommes; le désespoir seul devait -rester au fond! Maurice soupesa l'une après l'autre les -boîtes magiques, souleva les couvercles, regarda au-dessous!… -Il lui semblait bien apercevoir du bon dans -chacune, mais non sans beaucoup de mélange: le froment -était mêlé à l'ivraie, et, avant d'en faire une saine -nourriture, il restait encore à vanner et à moudre pour -longtemps. Ne pouvant tout rejeter ni tout accepter, il -demeura donc à cheval sur une demi-douzaine de systèmes -contradictoires; position peu commode, que -M. Cousin a baptisée d'un nom grec pour lui donner un -air philosophique.</p> - -<p>Cependant toutes ces études avaient fortifié sa foi dans -l'avenir, cette terre promise de ceux qui ne peuvent voir -clair dans le présent. Il croyait au progrès indéfini du -genre humain, aussi ardemment qu'un provincial reçu -<i>gens de lettres</i> croit à ses destinées littéraires. Les fascinantes -influences de la lune de miel elle-même n'avaient -rien changé à ces préoccupations, car Marthe s'y était -associée, et ce qui eût pu devenir entre eux un mur de -séparation s'était ainsi transformé en anneau d'alliance. -Réunies dans une même espérance, leurs deux âmes -formaient un foyer commun, dont les doux rayonnements -s'épandaient sur tous. Ils s'aimaient dans l'humanité, -comme les époux chrétiens s'aiment en Dieu… -quand ils s'aiment!</p> - -<p>Le lecteur voudra bien observer que, ces explications -indispensables étant ce que les grammairiens appellent -une <i>proposition incidente</i>, nous fermerons ici la parenthèse -pour reprendre le fil de notre récit.</p> - -<p>Ainsi que nous l'avons dit, Maurice s'était retourné à -la question adressée par Marthe, et tous deux se regardèrent -quelque temps sans rien dire, comme on se regarde, -à la lueur des étoiles, quand on habite ensemble -une mansarde, à vingt ans!</p> - -<p>Cependant, après un long silence, qui fut aussi un long -baiser, la jeune femme répéta de nouveau sa question:</p> - -<p>«A quoi penses-tu?»</p> - -<p>Le jeune homme l'enlaça d'un de ses bras.</p> - -<p>«J'ai d'abord pensé à toi, répliqua-t-il; puis, ému par -cette pensée, mon cœur s'est ouvert, agrandi; j'ai été -saisi d'une sollicitude attendrie pour ce monde au milieu -duquel nous nous aimons, et je me suis demandé ce -qu'il deviendrait dans l'avenir.</p> - -<p>—Rappelle-toi la maison où nous nous sommes connus, -dit Marthe: il y avait des enfants qui venaient de -naître, des jeunes filles qui entraient dans la vie, de -grands parents tout près d'en sortir!… N'est-ce point là -l'avenir du monde, comme son présent et son passé?</p> - -<p>—Pour les individus, mais non pour les sociétés, fit -observer Maurice. Outre la vie, qui se transmet toujours -pareille, il y a l'esprit, qui varie. Les hommes sont des -pierres animées dont chaque siècle construit un édifice -différent, selon ses lumières ou ses désirs. Jusqu'à présent -l'édifice n'a été qu'une ajoupa de sauvages, une -tente de guerriers, ou une baraque de marchands; mais -le grand architecte qui doit bâtir le temple viendra tôt -ou tard; il viendra, car les signes précurseurs ont annoncé -son arrivée…</p> - -<p>—Montre-les-moi, dit la jeune femme, dont la joue -vint s'appuyer à la joue de Maurice, comme si elle eût -pensé qu'un des signes annoncés était un baiser.</p> - -<p>—Regarde, reprit-il en se penchant à l'étroite croisée; -que vois-tu devant toi?</p> - -<p>—Je vois de petites nuées blanches glissant là-bas -dans l'azur, et qui ont l'air d'anges gardiens qui s'envolent, -répondit Marthe.</p> - -<p>—Et plus bas?</p> - -<p>—Je vois, au sommet du coteau, une mansarde éclairée… -celle où je t'ai connu.</p> - -<p>—Et plus bas encore?</p> - -<p>—Plus bas, répéta la jeune femme, je ne vois plus -que la nuit.</p> - -<p>—Mais cette nuit enveloppe un million d'intelligences -qui veillent! reprit Maurice avec exaltation. Ah! si tu -pouvais apercevoir tout ce qui se prépare au fond de ces -ténèbres! Ces murmures lointains qui ressemblent à -des gémissements, ces lueurs qui passent, ces vapeurs -qui s'élèvent, tout cela est un monde près de se former. -Ainsi qu'aux premiers jours de la création, tous les éléments -sont encore dans le chaos; mais laisse au soleil le -temps de se lever, et l'avenir sortira de ces ténèbres -comme la terre sortit des eaux après le déluge.»</p> - -<p>Marthe ne répondit pas, mais, fascinée par la voix du -jeune homme, elle se pencha sur l'abîme sombre, espérant -voir quelque magnifique transformation.</p> - -<p>«Oui, je voudrais connaître cet avenir si beau, dit-elle -avec l'expression curieuse et émerveillée d'un -enfant. Pourquoi ne peut-on s'endormir pendant plusieurs -siècles, afin de se réveiller dans un monde plus -parfait? Oh! si j'avais une fée pour marraine!</p> - -<p>—Les fées sont parties en brisant leurs baguettes, dit -Maurice; c'est au génie des hommes d'en retrouver les -débris et de les réunir de nouveau.</p> - -<p>—Qui faut-il donc invoquer alors? reprit la jeune femme. -Les anges ont cessé de nous visiter comme ils le -faisaient au temps de Jacob et de Tobie; Jésus, Marie ni -les saints ne quittent plus le paradis, comme au moyen-âge, -pour éprouver les âmes ou secourir les affligés. -Toutes les puissances supérieures ont-elles donc abandonné -la terre? N'y a-t-il plus ici-bas ni dieu ni lutin -qui puisse servir d'intermédiaire entre le monde réel et -le monde invisible? Tous les pays, tous les âges, ont eu -leur génie protecteur; où est celui de notre temps, et -quel est-il?</p> - -<p>—Voilà! cria une voix brève et lointaine.»</p> - -<p>Les deux amants surpris relevèrent la tête! Au milieu -de la nuit, sur la cime des toits, glissait rapidement une -ombre qui s'arrêta tout à coup devant la fenêtre ouverte, -avec un éclat de rire métallique.</p> - -<p>Marthe saisie s'était rejetée en arrière; Maurice lui-même -avait reculé d'un pas.</p> - -<p>«Voilà! répéta la voix toujours sèche et précipitée. -Vous m'avez appelé, j'arrive.»</p> - -<p>En parlant ainsi, le nouveau venu fit un mouvement -qui le plaça dans la ligne de lumière dessinée sur le toit -par la lune, et se trouva ainsi éclairé tout entier.</p> - -<p>C'était un petit homme en paletot de caoutchouc, -coiffé d'un gibus mécanique, cravaté d'un col de crinoline, -et chaussé de guêtres en drap anglais. Il portait au -cou une énorme chaîne dorée par le procédé Ruolz, à la -main droite une canne de fer creux, et sous le bras gauche -un portefeuille d'où sortaient quelques coupons -d'actions industrielles. Toutes les parties de son costume -montraient l'inévitable estampille:</p> - -<blockquote> -<p class="c">BREVETÉ DU GOUVERNEMENT<br /> -<span class="small">sans garantie aucune.</span></p> - -</blockquote> -<p>Quant à sa personne, on eût dit un banquier compliqué -d'un notaire.</p> - -<p>Il était commodément assis sur une locomotive anglaise, -dont la fumée l'enveloppait de fantastiques nuages, -et portait en groupe un daguerréotype de la fabrique -de M. Le Chevalier.</p> - -<p>Maurice, un peu effrayé d'abord de cette apparition -subite, fut rassuré par son apparence pacifique. Il regarda -en face le petit homme et lui demanda qui il était.</p> - -<p>«Qui je suis? répéta ce dernier en ricanant; pardieu! -dame Marthe doit le savoir.</p> - -<p>—Moi! s'écria la jeune femme, qui tremblait comme -un auteur le soir de sa première représentation.</p> - -<p>—Ne venez-vous point de m'appeler? reprit le petit -homme.»</p> - -<p>Maurice fit un mouvement.</p> - -<p>«Ah! je vous reconnais! dit-il; vous êtes le lutin -familier des mansardes, l'ancien serviteur de don Cléophas -Zambulo, le démon Asmodée.»</p> - -<p>L'inconnu frappa du poing sur sa locomotive.</p> - -<p>«J'en étais sûr, dit-il, toujours Asmodée; la réputation -de ce drôle lui a survécu.</p> - -<p>—Il est donc mort? demanda Maurice étonné.</p> - -<p>—Ne le savez-vous pas? reprit le petit homme. Béranger -l'a annoncé:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Au conclave on se désespère.</div> -<div class="verse">Adieu puissance et coffre-fort!</div> -<div class="verse">Nous avons perdu notre père:</div> -<div class="verse">Le diable est mort, le diable est mort.</div> -</div> - -<p>—Et pourtant, objecta Marthe, qui commençait à se -rassurer, on a publié ses <i>mémoires</i> et son voyage à Paris.</p> - -<p>—Œuvres apocryphes! fit observer l'homme au -paletot de caoutchouc; le diable n'en eût jamais fait -autant. Je l'ai beaucoup connu, c'était un vaurien des -plus maussades; mais il a eu le même bonheur que le -prince de Talleyrand, son cousin: on lui a attribué l'esprit -de tout le monde. Heureusement que l'esprit des -ténèbres a fait son temps; son règne finit et le mien -commence!»</p> - -<p>Les deux amants ravis relevèrent la tête.</p> - -<p>«Votre règne! s'écrièrent-ils en même temps. Ainsi -vous êtes?…»</p> - -<p>Ils cherchaient le nom qu'ils devaient lui donner. Le -petit homme glissa gracieusement deux doigts dans la -poche de son gilet de cachemire français, en retira une -carte lithographiée, et la présenta à Maurice, qui lut:</p> - -<blockquote> -<p><i>M. John Progrès, membre de toutes les Sociétés de -perfectionnement d'Europe, d'Asie, d'Afrique, d'Amérique, -d'Océanie, etc., etc.—Rue de Rivoli.</i></p> -</blockquote> - -<p>Maurice et Marthe s'inclinèrent respectueusement.</p> - -<p>«J'allais visiter les travaux de vos nouveaux chemins -de fer, reprit le génie au paletot de caoutchouc, lorsqu'en -passant j'ai entendu le souhait de madame Marthe -d'abord, puis son appel; je me suis détourné pour répondre -à l'un et pour satisfaire à l'autre.</p> - -<p>—Quoi! s'écria la jeune femme, ce vœu de franchir -plusieurs siècles pour se retrouver au milieu du monde -perfectionné qui nous est promis?…</p> - -<p>—Je puis l'accomplir, dit le petit dieu en passant -avec fatuité sur une de ses joues la pomme de sa canne -en fer creux; dites un mot, et vous vous endormez à -l'instant, pour ne vous réveiller tous deux qu'en l'an -<span class="small">TROIS MILLE</span>.»</p> - -<p>Marthe et Maurice se regardèrent émerveillés.</p> - -<p>«En l'an <span class="small">TROIS MILLE</span>! répéta celui-ci; et alors les -germes semés par notre époque auront rapporté tous -leurs fruits?</p> - -<p>—En l'an <span class="small">TROIS MILLE</span>! et nous nous retrouverons -ensemble? ajouta celle-là, un bras posé sur le bras du -jeune homme.</p> - -<p>—En l'an <span class="small">TROIS MILLE</span>! et vous vous réveillerez aussi -jeunes et aussi amoureux, acheva le génie avec un rire -de financier.</p> - -<p>—Ah! s'il est vrai, reprit Maurice exalté, ne tardez -point davantage; montrez-nous l'avenir qu'on nous annonce -si splendide! Qui nous retiendrait dans ce présent, -où tout n'est que lutte et incertitude? Dormons -pendant que le genre humain marche péniblement à travers -les routes mal frayées; dormons pour ne nous réveiller -qu'au terme du voyage!»</p> - -<p>Il avait enveloppé Marthe d'un de ses bras, et l'approcha -de son cœur, afin d'être sûr de l'emporter à travers -ce sommeil de plusieurs siècles. M. John Progrès -se pencha vers eux et avança les deux mains, comme un -magnétiseur près de communiquer le fluide merveilleux -qui transporte le nerf visuel dans l'occiput et l'odorat -dans l'épigastre; mais Marthe fit un mouvement de -côté.</p> - -<p>«Ah! s'écria-t-elle épouvantée, votre sommeil, c'est -la mort; votre monde, c'est l'inconnu. Maurice, restons -où nous sommes et ce que nous sommes!</p> - -<p>—Non, s'écria le jeune homme fasciné, je veux voir -le but.</p> - -<p>—La route est si belle! Regarde, que de fleurs à -cueillir! quel ciel bleu sur nos têtes! que de douces rumeurs -de sources et de brises!</p> - -<p>—Savoir! savoir! Marthe.</p> - -<p>—Vivre! vivre! Maurice.</p> - -<p>—Oui, mais dans un meilleur monde et sous de plus -justes lois! Appuie ton front sur mon épaule, Marthe; -serre-toi contre mon cœur, et ne crains rien! je suis là -et je t'aime!»</p> - -<p>Il avait enveloppé la jeune femme dans ses bras, et les -mains du génie étaient restées étendues! Tous deux sentirent, -tout à coup, leurs paupières s'appesantir; ils cherchèrent -instinctivement le grand fauteuil de travail de -Maurice, et s'y affaissèrent dans un sommeil glacé qui -ressemblait à la mort.</p> - -<p>Le lendemain, tous les journaux donnaient, aux faits -divers, la nouvelle suivante:</p> - -<blockquote> -<p>«Un événement aussi triste qu'inattendu vient de jeter -la désolation parmi l'intéressante population des Batignolles. -Un jeune homme et une jeune fille, qui habitaient -l'étage supérieur d'une maison située rue des Carrières, -ont été trouvés morts ce matin. On se perd en -conjectures sur ce funeste accident, qui ne paraît être -ni le résultat du crime, ni celui du désespoir.»</p> -</blockquote> - -<p>Le jour suivant, le <i>Moniteur parisien</i> consacrait un nouvel -article aux amants batignollais, en annonçant que -tous deux s'étaient asphyxiés par inspiration poétique et -pour échapper aux désenchantements de la vie. Le surlendemain. -<i>Le Constitutionnel</i> publiait des détails intimes -sur leurs derniers instants, et le lendemain du surlendemain -<i>La Presse</i> annonçait la publication de leur correspondance -inédite, recueillie par un ami!</p> - -<p>De plus, tous les poëtes de province <i>accordèrent leur -lyre</i> (car la lyre et la guitare sont encore connues dans -les départements); et il en résulta douze cents strophes, -en vers de toutes mesures, sur la mort de Marthe et de -Maurice. Mais les plus citées furent celles d'un employé -des droits réunis de Bar-sur-Aube, qui venait de se placer -aux premiers rangs des poëtes dramatiques par une -tragédie grecque jouée avec un immense succès au théâtre -de Bobino. On répéta surtout le refrain:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ange aux yeux noirs, ange aux yeux bleus,</div> -<div class="verse">Vous êtes partis pour les cieux!</div> -</div> - -<p>Heureux vers, dont le premier, selon la remarque d'un -célèbre critique, appartenait évidemment à l'école colorée -de Shakespeare, et le second à la sombre école de -Racine.</p> - -<p>La gravure exploita également le couple amoureux. -Le journal <i>L'Illustration</i> publia la vue de leur fenêtre de -mansarde, avec une gouttière sur le premier plan, dessin -de circonstance, qui ajoutait un charme touchant au -récit de cette double mort.</p> - -<p>Enfin, pour que rien ne manquât à leur célébrité, -M. Gannal écrivit au <i>Journal des Débats</i> une lettre par laquelle -il offrait de les embaumer gratuitement, en donnant -l'adresse de sa fabrique de conserves humaines.</p> - -<p>Mais un seul mot fit évanouir toute cette gloire!</p> - -<p>L'oncle de Marthe, averti par la rumeur publique, -s'indigna des mensonges publiés par les journaux, et -leur adressa une réclamation à laquelle il joignit comme -pièces à l'appui:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Le certificat du médecin du quartier, constatant -que Marthe et Maurice étaient morts naturellement, de -mort subite;</p> - -<p>2<sup>o</sup> L'extrait des registres de l'état civil, prouvant que -tous deux étaient mariés à la mairie du quatrième arrondissement.</p> - -<p>Ainsi, on avait cru s'intéresser à des amants suicidés, -et l'on n'avait que des gens morts malgré eux et mariés! -Cette nouvelle fut comme un coup d'air qui enrhuma -subitement tous les organes de la publicité. <i>Le Constitutionnel</i> -revint à son histoire des jésuites, entrecoupée de -quelques anecdotes sur le serpent de mer; <i>La Presse</i> découvrit -que la correspondance annoncée était apocryphe, -et en suspendit l'insertion; enfin <i>La Gazette des -Tribunaux</i> annonça l'arrestation d'une empoisonneuse -de bonne maison qui venait de se défaire de toute sa famille, -par suite de la déplorable organisation sociale qui -ne nous permet d'hériter que de ceux qui sont morts!</p> - -<p>Cette dernière affaire absorba toute l'attention publique, -et les noms de Marthe et de Maurice retombèrent -dans l'oubli.</p> - -<p>Cependant tous deux avaient été réunis dans un même -cercueil et portés au cimetière. L'humble corbillard traversa -Paris suivi d'un vieillard, d'une jeune femme et -de ses enfants: c'était toute la famille des morts! Le -soleil brillait, les bouquetières offraient aux passants les -premières violettes, les arbres commençaient à montrer -leurs feuilles soyeuses, et les oiseaux gazouillaient le -long des toits en cherchant la place de leurs nids! Tout -était mouvement, parfum, lumière, et, au milieu de -cette renaissance générale, le cercueil isolé passait sans -être aperçu: car qui peut demander à la vie de voir et de -comprendre la mort?</p> - -<p>En revenant, le vieillard, la jeune femme et les deux -enfants montèrent à la mansarde qu'avaient habitée ceux -qu'ils venaient de déposer dans la terre. Sur le seuil se -tenait l'employé des pompes funèbres, le mouchoir d'une -main et son mémoire de l'autre. Le mouchoir ne couvrait -qu'un œil, mais le mémoire eût pu envelopper toute -la personne: car, s'il coûte cher de vivre à Paris, il est -encore plus dispendieux de s'y faire enterrer. Pour payer -la tombe des deux morts, il fallut vendre tout ce qu'ils -avaient possédé vivants. Les livres de Maurice soldèrent -le cercueil; la bague et la croix d'or de Marthe, le suaire; -le reste, ce trou de terre où ils reposaient. Quand tout -fut enfin payé, le croque-mort mit son mouchoir dans -sa poche, et demanda son pourboire…</p> - -<p>Cependant les jours s'écoulèrent, puis les années, puis -les siècles, et tout souvenir de Marthe et de Maurice s'était -effacé. On ne se rappelait même plus les deux vers -de l'employé des droits réunis de Bar-sur-Aube; mais -le génie au paletot n'avait point oublié sa promesse. La -mort des deux amants n'était qu'un sommeil, et, du -fond de leur tombe, ils suivaient les transformations -successives des sociétés, comme les images d'un rêve -confus.</p> - -<p>Il leur sembla d'abord qu'ils voyaient les monarchies -changées en gouvernements constitutionnels, et les gouvernements -constitutionnels en républiques. Puis les races -puissantes vieillissaient et faisaient place à des races -plus jeunes. La civilisation, transmise comme ce flambeau -allumé des saturnales, passait de mains en mains, -laissant peu à peu dans l'ombre le point de son départ. -De nouveaux intérêts appelaient l'activité humaine sous -d'autres cieux. L'Europe négligée retombait lentement -dans l'inertie et la solitude, tandis que l'Amérique, puis -une contrée plus nouvelle, absorbaient en elles tous les -éléments de vie. Le vieux monde n'était déjà plus qu'une -terre sauvage, dont les sociétés modernes exploitaient -les ruines. Richesses enfouies, monuments abattus, -tombes oubliées, tout devenait la propriété de ces générations -marchandes. Il sembla même à Marthe et à -Maurice que le cercueil qui les renfermait était arraché -au sol funèbre avec des milliers d'autres, qu'on les -embarquait ensemble, et que tous étaient transportés -dans une région inconnue, centre de la civilisation nouvelle.</p> - -<p>Mais ici l'espèce d'intuition mystérieuse qui leur avait -tout révélé jusqu'alors s'obscurcit. Il y eut dans leur -songe une interruption subite: puis une voix claire fit -tout à coup entendre à leurs oreilles ce cri:</p> - -<p><span class="sc">L'an trois mille!</span></p> - -<p>Au même instant, le couvercle de la bière fut rejeté, -et les deux amants, réveillés en sursaut, se soulevèrent -de leurs linceuls.</p> - -<p>D'abord, ils n'aperçurent rien qu'eux-mêmes. En se -retrouvant après un sommeil de tant de siècles, tous deux -jetèrent un cri de joie; leurs bras s'étendirent l'un vers -l'autre, et ils échangèrent leurs noms dans un baiser.</p> - -<p>Un éclat de rire strident les interrompit.</p> - -<p>Ils se retournèrent en tressaillant: le petit génie était -à quelques pas, debout sur sa locomotive fantastique.</p> - -<p>Marthe poussa une exclamation, rougit, et ramena -autour de ses épaules les plis du suaire.</p> - -<p>«Eh bien! j'ai tenu parole, dit le déicule; grâce à -moi, vous venez de traverser onze siècles sans vous en -apercevoir.</p> - -<p>—Se peut-il? s'écria Maurice stupéfait.</p> - -<p>—Et vous voilà transportés au centre de la civilisation -que vous désiriez connaître, continua le génie; -nous sommes ici dans l'île autrefois appelée Taïti.</p> - -<p>—La <i>Nouvelle-Cythère</i> du capitaine Cook? demanda -le jeune homme.</p> - -<p>—Aujourd'hui nommée l'<i>Ile du Noir-Animal</i>, continua -le dieu. Les gros industriels du pays font fouiller le -monde entier pour se procurer la matière première de -leur commerce, et vous devez à ces recherches d'avoir -été transportés chez eux.»</p> - -<p>Marthe regarda autour d'elle, et remarqua alors qu'ils -se trouvaient dans un immense édifice rempli de bières -et d'ossements. Elle se serra contre Maurice avec un -geste de frayeur.</p> - -<p>«Oh! ne craignez rien, reprit le génie en riant de -sa voix aigre; on ne vous confondra point avec les morts. -Vous vous trouvez chez l'un des plus respectables fabricants -de l'île, M. Omnivore, qui sera ravi de voir en -vous un échantillon des temps barbares. Il est averti de -votre résurrection, et va venir lui-même.»</p> - -<p>La jeune femme, inquiète, s'enveloppa plus soigneusement -dans son linceul.</p> - -<p>«Ne prenez point garde à la légèreté de votre costume, -fit observer le petit dieu; nous ne sommes plus -ici dans vos ridicules climats, où le soleil fait l'office -d'une bougie qui éclaire sans chauffer. A l'île du Noir-Animal, -l'air tient lieu de paletot; aussi vous voyez que -l'intérêt bien entendu a réduit l'habillement à sa plus -simple expression.»</p> - -<p>Les deux amants remarquèrent alors, en effet, la -transformation qui s'était opérée chez M. Progrès. Il -n'avait pour vêtements qu'un caleçon de coton, un chapeau -d'écorce à larges bords, et des bottes en vannerie -ornées de clochettes. Maurice apprit de lui que tel était -le costume généralement adopté, vu sa commodité et -son économie. La civilisation de l'an trois mille, ayant -renoncé à tout ce qui n'était pas d'une utilité immédiate, -avait laissé la parure aux femmes ou aux esprits futiles; -les hommes graves se contentaient du caleçon, rehaussé -de leurs grâces naturelles.</p> - -<p>Comme il achevait ces explications, un bruit de pas -retentit à la porte de l'édifice, et le génie, donnant un -coup de talon à son coursier de vapeur, disparut comme -l'éclair.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch2">II</h2> - -<div class="abstract">Éloquence parlementaire de Maurice.—Éloquence perfectionnée -de M. Omnivore.—Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.—M. -Atout.—Départ de Marthe et de Maurice.—Nouveau moyen de traverser les -rivières.—Routes souterraines.—M. Atout rassure Marthe par un calcul -statistique.—Marthe s'endort.—Un rêve.</div> - -<p>M. Omnivore était suivi d'une demi-douzaine de serviteurs -qui donnaient tous des marques du plus vif étonnement. -Ils parlaient à la fois, comme nos députés lorsqu'ils -veulent éclaircir une question importante, et Maurice -reconnut que leurs paroles étaient un mélange de -français, d'anglais et d'allemand, dont il se rendit -compte assez facilement, vu la connaissance qu'il avait -de ces trois langues. Ils répétaient tous ensemble:</p> - -<p>«Merveille! merveille! deux morts des premiers -âges sont ressuscités; le chauffeur les a vus sortir de -leur bière!»</p> - -<p>Mais ils s'interrompirent tout à coup, à la vue des deux -époux, en criant:</p> - -<p>«Les voilà!»</p> - -<p>Et ils s'arrêtèrent à quelques pas, avec une curiosité -que tempérait évidemment la peur.</p> - -<p>Marthe, confuse, s'était cachée à demi derrière Maurice; -mais ce dernier, qui voulait soutenir l'honneur du -dix-neuvième siècle, auquel M. Progrès venait d'accoler -l'épithète de barbare, se redressa gravement, salua les -visiteurs, et leur adressa le discours suivant:</p> - -<blockquote> -<div class="ind">«Messieurs et honorables inconnus,</div> -<p>«Ce n'est point le hasard, mais notre libre choix, qui -nous a fait traverser près de deux mille années, pour -renaître au milieu de cette génération puissante et éclairée, -qui, à force de conquêtes dans le domaine de la -perfectibilité humaine, a fait descendre le royaume du -ciel sur la terre.</p> - -<p>«Aussi nous estimons-nous heureux de pouvoir connaître -par nous-mêmes cette race de demi-dieux, si -noblement représentée par ceux qui veulent bien m'écouter -dans ce moment!…»</p> -</blockquote> - -<p>(Ici un murmure d'approbation interrompit l'orateur. -Il reprit d'une voix plus élevée:)</p> - -<blockquote> -<p>«Je viens parmi vous, Messieurs, pour m'échauffer -au soleil de la civilisation, qui ne brille nulle part ailleurs -aussi éclatant!…»</p> -</blockquote> - -<p>(Bruyants applaudissements.)</p> - -<blockquote> -<p>«Pour admirer les miracles opérés par une nation intelligente -et généreuse…»</p> -</blockquote> - -<p>(Applaudissements plus bruyants.)</p> - -<blockquote> -<p>«Pour rendre hommage à un pays que l'on pourrait -appeler la patrie de toutes les gloires!»</p> -</blockquote> - -<p>(Applaudissements prolongés.)</p> - -<blockquote> -<p>«Enfin, pour jouir de cette noble alliance de l'ordre -et de la liberté, réalisée par le plus grand peuple du -monde.»</p> -</blockquote> - -<p>(Tonnerre d'applaudissements: plusieurs voix crient:—Vivent -les morts parisiens!)</p> - -<p>Il fallut quelques instants pour apaiser l'émotion produite -par l'éloquente improvisation de Maurice; les habitants -de l'île du Noir-Animal ne pouvaient cacher leur -surprise de trouver dans un barbare, enterré depuis -onze siècles, cette élévation de pensée et cette justesse -d'appréciation. Les auditeurs les plus instruits croyaient -reconnaître, dans le langage du jeune homme, un ancien -président de congrès provincial, ou pour le moins -un secrétaire de société philanthropique, conservé par -la méthode de M. Gannal. Enfin, quand le silence fut -rétabli, M. Omnivore, qui voulait répliquer dignement -au discours de son hôte, s'avança avec gravité, toussa -trois fois, afin de recueillir ses idées, et dit, avec un accent -franc-anglo-tudesque:</p> - -<blockquote> -<div class="ind">«Monsieur</div> -<p>«En réponse au vôtre du présent jour, je m'empresse -de vous faire savoir que la maison Omnivore et -compagnie se trouvera flattée d'entrer en relations avec -la vôtre, et que vous serez accueilli aussi favorablement -qu'une traite à présentation; ladite maison tenant à honneur -de vous maintenir dans la bonne opinion que vous -avez conçue du peuple auquel elle a l'avantage d'appartenir.»</p> -</blockquote> - -<p>Les auditeurs échangèrent un regard de satisfaction. -Tous applaudissaient évidemment à la clarté et à la précision -commerciale de la réponse faite par M. Omnivore. -Celui-ci s'en aperçut, et prit une prise de tabac pour -donner une contenance à sa modestie.</p> - -<p>Mais la glace était rompue, et l'on en vint à des explications -moins solennelles. Maurice raconta comment -Marthe et lui se trouvaient là, en exprimant le désir de -quitter au plus tôt ce lieu funèbre, dont l'aspect attristait -sa compagne. M. Omnivore se hâta de faire apporter -des vêtements fournis par les fouilles récentes qui -avaient été faites dans les ruines du vieux monde, et il -se retira, en annonçant qu'il reviendrait prendre ses -hôtes.</p> - -<p>Il reparut, en effet, au bout d'un quart d'heure, et ne -put retenir un éclat de rire à la vue du costume des -deux jeunes époux. Il en examina quelque temps toutes -les parties, avec la même curiosité qu'un Français du -dix-neuvième siècle étudiant la toilette d'un Hottentot. -Il fallut lui expliquer l'utilité de cette longue robe de -femme qui embarrassait la marche, de ce chapeau qui -plaçait son visage au fond d'un cornet, de cet habit -d'homme dont les basques pendantes ressemblaient aux -deux ailes d'un hanneton malade, de ce pantalon que se -disputaient les bretelles et les sous-pieds, comme une -victime tirée à quatre chevaux. Marthe et Maurice justifièrent -de leur mieux les costumes de leur époque; mais, -après les avoir écoutés, M. Omnivore jeta un regard sur -son habillement perfectionné, et ne put retenir un sourire -d'orgueil.</p> - -<p>Cet habillement avait, en effet, résolu la question d'utilité -aussi complétement qu'on pouvait l'espérer. Il ne -servait point seulement de costume, mais d'annonce, de -prix-courant et de carnet à échéance.</p> - -<p>A la ceinture du caleçon se voyaient imprimés les -mots <span class="sc">Omnivore et compagnie</span>, suivis des renseignements -commerciaux les plus détaillés sur la nature et -l'excellence des produits fournis par leur fabrique. La -jambe droite présentait un barême complet destiné à -simplifier les plus longs calculs, et la jambe gauche un -almanach de cabinet avec les heures de départ des paquebots -et courriers. Des deux côtés apparaissaient, en -guise de rubans, des nœuds de traites soldées, constatant -à la fois l'étendue des affaires de la maison Omnivore -et l'exactitude de ses payements. Enfin, une plume -posée sur l'oreille prouvait que le digne fabricant venait -d'être subitement arraché aux douceurs de la comptabilité -en parties doubles.</p> - -<p>Il conduisit d'abord Marthe et Maurice à travers d'immenses -entrepôts, où se trouvaient entassés tous les débris -arrachés par ses facteurs aux ruines du vieux -monde: car telle était la spécialité à laquelle M. Omnivore -devait sa fortune et son nom. Il exploitait les générations -éteintes, comme on exploitait ailleurs les végétations -carbonisées en houille, ou desséchées en -tourbes combustibles. Sépultures antiques, débris de -monuments, bronzes précieux, armes, médailles, statues, -tout passait par ses mains; son entrepôt était le -magasin de curiosités du monde; c'était là que venaient -les collecteurs et les académiciens, race indestructible -que la nouvelle civilisation n'avait pu faire disparaître.</p> - -<p>Les deux époux rencontrèrent précisément un de ces -derniers au moment où ils quittaient l'entrepôt. C'était -le célèbre M. Atout, qui avait pour spécialité d'être universel. -Il représentait à lui seul vingt-huit citoyens, -c'est-à-dire qu'il touchait les rétributions de vingt-huit -places; la liste de ses titres couvrait une page in-quarto, -et il portait autant de croix qu'une mule espagnole de -clochettes. M. Omnivore le présenta seulement comme -secrétaire perpétuel de la société historique, professeur -de littérature, président du conseil universitaire, directeur -de toutes les écoles normales, et membre de quatorze -mille sept cent trente-quatre comités.</p> - -<p>M. Atout, qui venait d'apprendre la résurrection du -couple français, le salua avec la dignité d'un homme affilié -à trop d'académies pour que rien l'étonnât.</p> - -<p>Après les premières politesses, il adressa à Maurice -plusieurs questions destinées à prouver ses études historiques -et littéraires. Il lui demanda s'il avait connu -Charlemagne, madame de Pompadour et M. Paul de -Kock, trois grandes figures appartenant à la troisième -race des rois de France, et l'interrogea longuement sur -le connétable de Louis XVIII, Napoléon Bonaparte, dont -l'histoire avait été écrite par le révérend père Loriquet. -Maurice, d'abord étourdi, allait essayer de répondre, -mais M. Atout ne lui en laissa point le temps; il en vint, -sans plus longues transitions, du passé au présent, et -commença une leçon sur l'état de la terre en l'an trois -mille.</p> - -<p>Nos ressuscités l'écoutèrent avec d'autant plus d'attention -qu'ils avaient tout à apprendre. Le professeur -leur déclara qu'ils se trouvaient au centre même du -monde civilisé, dont les différents peuples ne formaient -plus qu'un État sous le nom de <i>République des Intérêts-Unis</i>. -Le centre ou capitale de cette république se trouvait -dans l'ancienne île de Bornéo, maintenant nommée -<i>Ile du Budget</i>. Chaque peuple y envoyait un certain nombre -de députés, et ceux-ci réglaient en commun les affaires -générales. Quant au vieux monde, on y entretenait -des colonies qui recevaient de la métropole la direction -et les lumières.</p> - -<p>La grande loi de la division de la main-d'œuvre avait -été appliquée à la république elle-même. Chaque état -formait une seule fabrique. Ainsi, il y avait un peuple -pour les épingles, un autre pour le cirage anglais, un -autre pour les moules de boutons. Chacun ne s'occupait, -ne parlait, que de son article, ce qui contribuait -médiocrement à l'étendue des idées et aux charmes de -la société, mais profitait singulièrement à la fabrication. -L'île du Budget, seule, réunissait toutes les variétés -d'art et d'industrie; on y trouvait des spécimens de la -civilisation entière, méthodiquement classés comme -dans une trousse d'échantillons.</p> - -<p>Maurice et Marthe déclarèrent aussitôt qu'ils voulaient -aller à l'île du Budget, et l'académicien, qui s'y rendait, -proposa de les conduire; mais Omnivore s'y opposa. Il -soutint que les deux époux se trouvaient compris dans -une partie de marchandises expédiées à sa maison, et -qu'ils lui appartenaient aussi légitimement que les autres -antiquités de son entrepôt. Il y eut d'assez longs -débats. Enfin, M. Atout, qui tenait à présenter les ressuscités -dans la capitale, et à se faire honneur de leur -découverte, consentit à désintéresser le fabricant sur -les fonds de la société historique.</p> - -<p>Nos époux le suivirent, en conséquence, jusqu'aux -bords de la baie qu'il fallait traverser.</p> - -<p>Des batteries de mortiers-postes avaient été établies -sur les deux rives pour le passage. Un conducteur ouvrit -la plus grosse pièce par la culasse, et fit entrer nos -trois voyageurs, qui s'assirent au milieu d'une bombe -soigneusement rembourrée. Marthe ne put se défendre -d'une certaine émotion en se trouvant placée, comme -une gargousse, au fond d'un canon; mais l'académicien -entreprit de lui expliquer les avantages de cette manière -de passer les rivières. Il était encore au milieu de -sa démonstration, lorsque la jeune femme entendit -crier:</p> - -<p>«Feu!»</p> - -<p>Au même instant, elle se sentit emportée, et, traversant -les airs avec la rapidité de la foudre, elle se retrouva -sur l'autre rive, au milieu d'une vingtaine de -bombes fumantes qui venaient également d'arriver.</p> - -<p>M. Atout leur déclara alors qu'ils allaient continuer -par l'une des routes souterraines qui traversaient l'île.</p> - -<p>«Avant les progrès de la civilisation, dit-il, on construisait -les chemins sur terre; mais ils devinrent insensiblement -si nombreux, qu'ils envahirent presque toute -la surface du globe. Le sol ne portait plus que des rails -de fonte, et on s'aperçut qu'à force de multiplier les -voies de transport, on touchait au moment de n'avoir -plus rien à transporter. Ce fut alors que vint l'idée de -tracer les routes, non sous le ciel, mais sous la terre, -et l'expérience a prouvé la supériorité du nouveau système. -Grâce à lui on ne perd que la vue! On peut voyager -sans distractions, en dormant ou en pensant à ses -affaires. Au lieu du soleil, tantôt éblouissant, tantôt -obscurci, on a l'éclairage uniforme des lampes de voyage; -plus de curieux qui vous regardent passer, plus -d'appel de marchands, plus de bruit de ville; on voyage -aussi tranquille qu'un ballot.»</p> - -<p>Il montra ensuite à ses deux compagnons les routes -souterraines, dont les ouvertures apparaissaient au penchant -de la colline comme autant de gueules de fournaises. -D'immenses pelles, mises en mouvement par les -machines, y engouffraient sans cesse ou en retiraient -des trains de wagons fumants. On entendait, au sein de -la montagne, mille roulements, mêlés aux froissements -du fer et aux sifflements de la flamme.</p> - -<p>En s'enfonçant dans un de ces conduits sinistres, -Marthe ne put retenir un cri, et chercha la main de Maurice. -L'académicien, après l'avoir réprimandée assez -aigrement, entreprit de lui démontrer que les chemins -souterrains étaient non-seulement les plus commodes, -mais les plus sûrs. Il lui énuméra pour cela le nombre -de gens tués chaque année par les différents modes de -locomotion; il y ajouta le nombre des estropiés, puis le -nombre des blessés; il détailla l'espèce de blessures et -leurs gravités; enfin il additionna le tout, fit une règle -de proportion, et arriva à prouver que les routes souterraines -ne faisaient par année que treize cents victimes -et une fraction!</p> - -<p>Cette démonstration changea l'inquiétude de Marthe -en effroi.</p> - -<p>M. Atout passa alors aux détails. Il fit observer à la -jeune femme qu'elle se trouvait à l'abri de tons les menus -accidents que l'on pouvait craindre sur les autres -chemins. Elle n'était exposée ni aux courants d'air, ni -aux coups de soleil, ni à la poussière, ni au vent, ni aux -émanations marécageuses, ni aux impertinences des -passants; elle n'était absolument exposée qu'à être tuée.</p> - -<p>L'effroi de Marthe devint de l'épouvante.</p> - -<p>Heureusement que, dans ce moment, le bras de Maurice -l'enveloppa doucement; elle se laissa aller à demi -sur la poitrine du jeune homme, et, en sentant son cœur -battre largement et paisiblement sous le sien, la peur -s'envola; le calme de celui qu'elle aimait se communiqua -à tout son être; elle ferma les yeux souriante et -enivrée.</p> - -<p>M. Atout, persuadé qu'elle méditait ses raisonnements, -admira les résultats de la statistique, et passa de -la justification des différents véhicules nouvellement inventés -à l'énumération de leurs avantages.</p> - -<p>Il constata que, vu la rapidité moyenne de la locomotion, -il ne fallait plus maintenant que deux heures pour -aller chercher son sucre au Brésil, trois pour acheter -son thé à Canton, quatre pour choisir son café à Moka. -On voyageait même plus loin au besoin. Madame Atout -avait son marchand de nouveautés à Bagdad, sa modiste -à Tambouctou, et son fourreur au pôle nord, trois portes -plus bas que le cercle arctique.</p> - -<p>L'académicien démontra par des chiffres les immenses -résultats sociaux de ces perfectionnements dans les -voies de communication. Il prouva qu'en ajoutant à la -vie des hommes de l'an trois mille toutes les heures gagnées -par cette rapidité de transport, la durée moyenne -de leur existence représentait cent vingt-cinq ans… plus -une fraction! Ainsi avait été résolu le problème de franchir -l'espace sans fatigues à subir, sans observations à -faire, sans confidence à échanger. On se prenait sans se -voir, on se quittait sans s'être parlé; chacun était indifférent -à tout le monde, et tout le monde à chacun; voyager, -enfin, n'était plus vivre en chemin ni en commun, -mais partir et arriver!</p> - -<p>Marthe avait d'abord écouté l'apologie de M. Atout; -mais insensiblement elle devint moins attentive; ses -paupières se fermèrent, et, bercée par l'haleine de celui -qu'elle aimait, elle s'endormit! Les images confuses du -passé flottèrent d'abord quelque temps autour de son -esprit; puis un souvenir rayonnant effaça tous les autres, -et sortit lentement de ce chaos, comme une étoile -des nuées.</p> - -<p>Marthe rêvait au voyage fait avec Maurice la veille -même de leur long sommeil!</p> - -<p>Elle croyait voir encore les dernières lueurs du jour -illuminant les coteaux de Viroflai et la lisière des bois; -elle apercevait l'épine fleurie qui brodait le vert pâle des -haies; elle sentait le parfum des lilas, dont les touffes -riantes couronnaient les murs des jardins; elle entendait, -sur les chemins déjà cachés dans l'ombre, le bruit -des clochettes cadencé par le trot des chevaux.</p> - -<p>Près d'elle était Maurice, une main dans les siennes; -près de Maurice un vieux cocher, au regard pensif; -derrière, les autres voyageurs: paysan à la parole -haute, jeune mère inquiète à chaque mouvement de ses -enfants, vieux soldat silencieux!</p> - -<p>La voiture roulait doucement sur la terre amollie; -mais à chaque instant sa course devenait plus lente, et -des exclamations d'impatience s'élevaient.</p> - -<p>«Fouettez le cheval!» criaient-ils tous.</p> - -<p>Le cocher se contentait d'agiter les rênes.</p> - -<p>«Fouettez! fouettez! reprenaient les voix.</p> - -<p>—C'est une rosse! faisait observer le paysan.</p> - -<p>—Un paresseux! ajoutait la mère.</p> - -<p>—Un lâche!» achevait le soldat.</p> - -<p>Le cocher branlait la tête.</p> - -<p>«Non, non, disait-il, Noiraud n'est pas une rosse, -car il a supporté plus de misères que les plus forts, et -voilà vingt ans qu'il les supporte.</p> - -<p>—Vingt ans! répétait le paysan stupéfait.</p> - -<p>—Peut-être davantage, reprenait le cocher, et ce -n'est point un paresseux celui qui a nourri si longtemps, -de son travail, l'homme, la femme et les deux enfants.</p> - -<p>—Tant que cela! s'écriait la mère: oh! le brave -cheval.</p> - -<p>—Sans compter qu'il a fait ses preuves de courage, -continuait le cocher; voyez plutôt les deux cicatrices -qui sont au poitrail.</p> - -<p>—Ah! il a servi?» interrompait le vieux soldat, d'un -accent radouci.</p> - -<p>Et tous les yeux s'étaient arrêtés sur Noiraud avec un -intérêt curieux, personne ne disait plus de le fouetter! -Le paysan calculait ce que pouvait valoir son travail de -vingt années; la mère pensait aux deux enfants que ce -travail avait nourris, le vieux soldat regardait les cicatrices! -Tous trois avaient perdu leur impatience; rien -ne les pressait plus; ils pouvaient attendre; Noiraud -n'avait qu'à prendre son temps.</p> - -<p>Aussi, quand la route était devenue facile, la mère -avait voulu faire marcher ses enfants; le vieux soldat -avait déclaré qu'il ne pourrait demeurer plus longtemps -assis sans souffrir de ses blessures, et tous deux descendus, -le cocher s'était mis à encourager Noiraud de -la voix.</p> - -<p>«Ferme, mon vieux trompette! disait-il; encore cette -corvée pour Georgette; demain, nous nous reposerons.»</p> - -<p>Puis, se tournant vers Marthe et Maurice:</p> - -<p>«C'est la fille de la maison, Georgette, avait-il ajouté -en souriant; elle épouse le fils du voisin samedi, et sa -mère et moi nous lui avons préparé une surprise: lit, -secrétaire et commode de noyer, avec la garniture de -cheminée! Elle ne se mariera qu'une fois, cette enfant; -je veux qu'elle ait la joie complète. Joli nid et bel oiseau. -L'oiseau est trouvé; mais pour le nid il manque encore -cent sous, et Noiraud ne peut se reposer que quand je -les aurai… Pas vrai, vieux, que tu me les gagneras -demain!</p> - -<p>—Il vous les a gagnés, s'était écrié Maurice en lui -tendant l'argent; vous pouvez hâter d'un jour la joie de -Georgette et le repos de Noiraud; allez, brave cœur, et -que Dieu bénisse vos amoureux.»</p> - -<p>Il avait alors sauté, enlevant Marthe dans ses bras, et -la voiture allégée s'était perdue dans l'ombre!</p> - -<p>Paris se trouvait encore loin; mais tous deux avaient -marché joyeusement, les bras enlacés, causant à demi-voix -de Georgette, de Noiraud, des étoiles! Ineffable -échange de bagatelles charmantes, de fugitives impressions, -de confidences comprises sans être achevées; -sorte de rêverie dialoguée, dont on ne se rappelle rien, -et qui laisse dans le passé une de ces traînées lumineuses -vers lesquelles le regard se tourne toujours.</p> - -<p>Ils n'étaient arrivés qu'au milieu de la nuit, haletants -de fatigue, couverts de sueur, les pieds poudreux et -meurtris, mais le cœur plein et l'esprit joyeux. Ce voyage, -ils ne pouvaient l'oublier désormais, car ils n'avaient -pas seulement changé de lieu, ils avaient vu, senti; ils -n'étaient pas seulement arrivés, il leur restait un souvenir! -Ils se souviendraient toujours du vieux cheval et de -son vieux maître!</p> - -<p>Toutes ces images venaient de se reproduire dans le -rêve de Marthe; elle croyait franchir le seuil de sa joyeuse -mansarde, lorsqu'un grand bruit l'éveilla en sursaut.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch3">III</h2> - -<div class="abstract">Extraction de voyageurs.—Auberges modèles.—Le verre d'eau -de fontaine.—Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade accélérée, -bateau sous-marin.—M. Blaguefort, commis-voyageur pour les nez, la -librairie et les denrées coloniales.—Un prospectus d'entreprise -industrielle de l'an trois mille.—Fâcheuse rencontre d'une baleine.—Leçon -de M. Vertèbre sur les cétacés.—Destruction du bateau sous-marin.—Son -extrait mortuaire.</div> - -<p>Le convoi qui conduisait l'académicien et ses deux -compagnons venait de s'arrêter au fond d'une sorte de -précipice; sur leurs têtes apparaissait un coin de ciel -barré par les bras d'une immense machine. M. Atout -leur apprit qu'ils étaient arrivés à leur destination, et -que chacune des villes sous lesquelles passait le chemin -avait ainsi un puits d'extraction pour les voyageurs.</p> - -<p>Leur wagon venait, en effet, d'être saisi par le grand -bras de la machine, et commençait à monter rapidement, -comme une banne de mineurs.</p> - -<p>Lorsqu'ils atteignirent l'orifice du puits, mille cris -éclatèrent à la fois, et une centaine d'hommes et d'enfants -se précipitèrent vers les arrivants. Marthe crut -qu'on voulait les mettre en pièces, et recula épouvantée -jusqu'à M. Atout; mais ce dernier lui apprit que c'étaient -les aubergistes et les commissionnaires du pays qui venaient -offrir leurs services.</p> - -<p>Les uns répandaient sur les voyageurs une pluie de -cartes et d'adresses, d'autres tenaient des plateaux couverts -de rafraîchissements, qu'ils voulaient leur faire -accepter; quelques restaurateurs portaient d'immenses -fourchettes garnies de volailles rôties, de côtelettes et de -jambonneaux, qu'ils promenaient, au-dessus de la foule, -comme un prospectus de leurs établissements. Il y avait, -en outre, les brosseurs, les cireurs, les indicateurs, les -porteurs, tous également acharnés à vous rendre service. -Maurice n'avait pas fait six pas, qu'il s'était vu forcé -d'accepter deux verres de limonade, et de livrer à -trois commissionnaires sa canne, son foulard et son -chapeau.</p> - -<p>M. Atout lui faisait admirer cet empressement hospitalier, -cette multiplicité de soins, cette abondance.</p> - -<p>«Voyez, s'écriait-il, les bienfaits de la civilisation! -Une population entière est aux ordres de chacun de -nous; toutes les productions du monde viennent, pour -ainsi dire, à notre rencontre; nous arrivons à peine, et -déjà nos moindres besoins ont été prévenus; rien ne -nous a manqué!»</p> - -<p>Rien ne manquait, en effet, à Marthe et à Maurice, -que de pouvoir respirer. Ils se réfugièrent dans la première -hôtellerie qu'ils aperçurent, comme dans un lieu -d'asile.</p> - -<p>A la porte se tenait un concierge, portant hallebarde, -qui leur fit trois saluts et les remit à un huissier à chaîne -d'or, par lequel ils furent conduits à un valet de pied -chargé d'ouvrir le salon.</p> - -<p>C'était une immense galerie, dont le premier aspect -éblouit les deux jeunes gens. Leur conducteur s'en aperçut -et sourit.</p> - -<p>«Vous voyez, dit-il, le triomphe de l'industrie; rien -de ce que vous apercevez ici n'est ce qu'il paraît. Cette -colonnade de marbre sculpté n'est que de la terre cuite; -cette tapisserie de brocart, qu'un tissu de verre filé; ce -parquet de bois de rose, qu'un carrelage en bitume colorié; -le velours qui couvre ces sofas, que du caoutchouc -perfectionné. Tout cela peut durer deux années, c'est-à-dire -le temps nécessaire pour que l'hôtelier vende son -établissement et se retire millionnaire.</p> - -<p>Comme il achevait, arrivèrent les garçons de service. -Tous avaient, imprimés sur leurs vêtements, les symboles -de leurs attributions: l'un, des plats, des assiettes, -des couverts; l'autre, des verres et des bouteilles; -un troisième, des viandes, des poissons ou des fruits. -Ils portaient, en outre, un collier au chiffre de l'aubergiste, -qui servait à les faire reconnaître.</p> - -<p>M. Atout engagea ses compagnons à déjeuner; mais, -depuis tantôt douze siècles qu'ils ne mangeaient plus, -tous deux en avaient perdu l'habitude. L'académicien, -qui n'était point non plus en appétit, se contenta de demander -un verre d'eau.</p> - -<p>Le valet chargé de recueillir les demandes alla aussitôt -à une petite bibliothèque et apporta un volume relié, -sur lequel on lisait, gravé en lettres d'or:</p> - -<blockquote> -<p class="c">CARTE DES EAUX<br /> -<span class="xsmall">QUE L'ON TROUVE A L'HOTEL DES DEUX-MONDES.</span></p> - -<ul> -<li>1<sup>o</sup> Eau de fontaine.</li> -<li>2<sup>o</sup> Eau de puits.</li> -<li>3<sup>o</sup> Eau de ruisseau.</li> -<li>4<sup>o</sup> Eau de rivière.</li> -<li>5<sup>o</sup> Eau de fleuve.</li> -<li>6<sup>o</sup> Eau filtrée au charbon.</li> -<li>7<sup>o</sup> Eau filtrée à la pierre.</li> -<li>8<sup>o</sup> Eau filtrée au gravier.</li> -<li>9<sup>o</sup> Eau…</li> -</ul></blockquote> - -<p>Maurice s'arrêta, tourna une trentaine de feuilles, et -vit que la carte allait jusqu'au n<sup>o</sup> 366! L'hôtel des Deux -Mondes avait autant d'espèces d'eaux qu'une année bissextile -a de jours.</p> - -<p>M. Atout en parcourut le catalogue avec soin, fit de -savantes réflexions sur les eaux de différents crus, hésita, -relut, hésita encore, et demanda enfin, après une -longue délibération, de l'eau de fontaine!</p> - -<p>La demande fut transmise par le valet des requêtes. -Cinq minutes s'écoulèrent, puis un premier garçon apporta -un plateau; encore cinq minutes, et un second garçon -apporta une carafe; encore cinq minutes, et le troisième -apporta un verre.</p> - -<p>Le tout n'avait ainsi pris qu'un quart d'heure, grâce -à la division de la main-d'œuvre.</p> - -<p>Pendant que leur conducteur buvait, Marthe et Maurice -voulurent s'approcher d'une fenêtre; mais le valet qui y -était préposé les avertit qu'il fallait, pour cela, prendre -un billet au bureau des points de vue! Ils refusèrent et -voulurent s'avancer vers la porte; un autre garçon les -avertit que, s'ils sortaient sans contre-marque, ils ne -pourraient rentrer. Enfin, comme, dans leur embarras, -ils allaient s'asseoir sur le sofa de pourtour, un troisième -garçon leur fit observer poliment que ces places étaient -d'un prix plus élevé.</p> - -<p>Ainsi repoussés de partout, ils se hâtèrent de rejoindre -l'académicien, qui venait d'achever son verre d'eau -et avait demandé la carte.</p> - -<p>Un domestique spécial parut bientôt, portant une magnifique -feuille de papier vélin avec vignette, encadrement, -cul-de-lampe et parafes embellis d'<i>ombres portées</i>.</p> - -<p>Maurice lut par-dessus l'épaule de son conducteur:</p> - -<div class="ind"><i>Doit M.</i></div> -<table summary=""> -<tr> -<td class="drap">Pour trois saluts du concierge à hallebarde</td> -<td class="num">1</td> -<td class="num">fr.</td> -<td class="num">50</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">Pour l'huissier à chaîne d'or</td> -<td class="num">2</td> -<td rowspan="9"> </td> -<td class="num">»</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">Pour le valet de pied qui a ouvert la porte</td> -<td class="num">»</td> -<td class="num">50</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">Pour loyer de la carte des eaux</td> -<td class="num">»</td> -<td class="num">25</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">Pour un plateau</td> -<td class="num">»</td> -<td class="num">30</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">Pour une carafe</td> -<td class="num">»</td> -<td class="num">35</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">Pour un verre</td> -<td class="num">»</td> -<td class="num">25</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">Pour eau de fontaine</td> -<td class="num">5</td> -<td class="num">»</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">Pour table et tabourets</td> -<td class="num">4</td> -<td class="num">»</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">Pour frais de service</td> -<td class="num pad-bot">2</td> -<td class="num pad-bot">»</td> -</tr> -<tr> -<td class="pad-top r">Total</td> -<td class="border-top r">16</td> -<td class="border-top r">fr.</td> -<td class="border-top r">15</td> -</tr> -</table> -<p>M. Atout fit remarquer que, grâce à cette comptabilité -détaillée, on n'avait plus à s'occuper du pourboire -des domestiques, paya les 16 fr. 15 c. et sortit.</p> - -<p>Marthe se rappela involontairement l'Évangile, et il -lui sembla que les hôteliers de l'île du Noir avaient trouvé -moyen de réaliser sur la terre les promesses du Christ: -<i>le verre d'eau donné leur était payé au centuple</i>.</p> - -<p>Le conducteur des deux époux avait pris avec eux le -chemin du port, où ils devaient s'embarquer pour l'île -du Budget.</p> - -<p>Lorsqu'ils y arrivèrent, les quais étaient couverts de -voyageurs qui débarquaient ou qui allaient partir. On -entendait crier:</p> - -<p>Le paquebot du Japon!</p> - -<p>L'estafette de la mer Rouge!</p> - -<p>L'omnibus du Brésil, avec correspondance pour Terre-Neuve!</p> - -<p>Et à ces cris la foule accourait. On voyait les buralistes -distribuant leurs bulletins, et les facteurs pesant les -marchandises. M. Atout fit remarquer à ses compagnons -un estampilleur qui, le pinceau à la main, traçait sur la -poitrine ou sur le dos de chaque passager le numéro imprimé -sur ses paquets; moyen aussi simple qu'ingénieux -d'établir la corrélation du voyageur et des bagages.</p> - -<p>Enfin, ils arrivèrent à un embarcadère surmonté d'un -écriteau, sur lequel était écrit:</p> - -<blockquote> -<p><i>Dorades accélérées de l'île du Noir à l'île du Budget, -en cinquante-trois minutes.</i></p> -</blockquote> - -<p>«C'est ici,» dit M. Atout.</p> - -<p>Nos voyageurs regardèrent devant eux sans rien voir.</p> - -<p>«Vous cherchez le bateau? reprit le professeur en -souriant; mais il est à sa place… à sa place de dorade.</p> - -<p>—Comment! sous l'eau? interrompit Maurice.</p> - -<p>—Sous l'eau! répéta M. Atout. On a cru longtemps -que le propre d'un bateau était de flotter; mais de nouvelles -recherches ont détrompé à cet égard. Aujourd'hui -une partie de nos lignes de paquebots sont sous-marines, -comme une partie de nos routes sont souterraines. -Vous comprenez qu'il y a mêmes avantages dans les deux -cas. Les dorades accélérées, naviguant sous les vagues, -n'ont à craindre ni le vent, ni la foudre, ni les abordages, -ni les pirates. Quant à leur construction, vous -allez vous-même en juger.»</p> - -<p>Il les conduisit alors à l'extrémité de l'embarcadère, -où se trouvait une cloche à plongeur, par laquelle ils -purent descendre au bateau sous-marin.</p> - -<p>Sa forme avait été empruntée au poisson dont il portait -le nom. C'était une immense dorade, dont la queue -et les nageoires étaient mues par la vapeur. A la place -des écailles brillaient plusieurs rangées de petites fenêtres, -et l'air s'introduisait à l'intérieur par des conduits, -dont l'extrémité flottait à la surface de la mer.</p> - -<p>Les nouveaux venus avaient été précédés par une société -nombreuse, de sorte que la dorade ne tarda pas à -tracer sa route au milieu des flots.</p> - -<p>M. Atout voulut profiter de ce moment pour préparer -ses compagnons à la vue de la capitale des <i>Intérêts-Unis</i>; -mais il fut interrompu, dès les premiers mots, par un -voyageur qui venait de le reconnaître, et qui accourut -à sa rencontre les bras ouverts.</p> - -<p>«Eh! c'est M. Blaguefort, dit l'académicien en répondant -aux empressements du nouveau venu avec -une certaine supériorité protectrice; un de nos hommes -d'affaires les plus répandus.»</p> - -<p>Et, lui montrant de la main Marthe et Maurice:</p> - -<p>«Je vous présente, continua-t-il, un couple des anciens -temps…</p> - -<p>—Les Parisiens d'Omnivore? interrompit Blaguefort, -qui les avait déjà examinés; je les ai manqués de trois -minutes. J'avais appris leur résurrection, et j'accourais -pour offrir à leur propriétaire de les mettre en actions. -J'aurais exploité cette entreprise avec celle des télégraphes -lunaires! mais vous aviez déjà traité. Excellente -affaire, Monsieur! vous pouvez gagner six mille pour -cent.»</p> - -<p>M. Atout fit observer qu'il ne s'agissait point d'une -spéculation; que le réveil des deux époux devait seulement -profiter à la science, et que c'était dans ce but -qu'il les conduisait à l'île du Budget.</p> - -<p>Blaguefort cligna de l'œil.</p> - -<p>«Bien, bien, dit-il, vous avez un autre projet… Vous -espérez tirer davantage. Mon Dieu! c'est votre droit… -Vous comprenez que ce n'est pas moi qui irai vous élever -une concurrence; d'autant que j'ai donné une nouvelle -extension à mes affaires. Depuis que nous nous sommes -rencontrés au cap de Bonne-Espérance, j'ai formé une -société anonyme pour exploiter le brevet du docteur -Naso! Vous savez, ce Péruvien qui vient d'inventer un -corset orthopédique pour les nez déviés. Mais pardon: -voici un voyageur à qui j'avais donné un prospectus et -qui désire me parler.»</p> - -<p>Un nouvel interlocuteur venait effectivement de s'approcher.</p> - -<p>C'était un petit homme, tellement obèse que ses deux -bras ressemblaient à des nageoires, et trottant avec des -jambes si courtes qu'on eût dit un de ces poussahs de -carton qui marchent sur leur ventre. Ses petits yeux, -enfoncés dans la chair, semblaient des trous de faussets, -et son nez, étranglé entre deux joues hémisphériques, -faisait l'effet d'un pepin dans une orange de Malte.</p> - -<p>Il salua du pied, n'ayant point assez de cou pour saluer -de la tête.</p> - -<p>«Magnifique découverte, Monsieur! dit-il d'une voix -apoplectique, et en montrant le prospectus qu'agitait -une de ses nageoires.</p> - -<p>—Monsieur veut-il en essayer? demanda rapidement -Blaguefort.</p> - -<p>—Pourquoi pas? reprit l'homme-poussah avec un -rire qui rappelait, à s'y méprendre, un accès de toux; -pourquoi pas? J'ai toujours favorisé le progrès des -arts…</p> - -<p>—Comme nous le progrès des nez, Monsieur.</p> - -<p>—Ainsi, vous parvenez réellement à accroître ou à -diminuer leurs dimensions?</p> - -<p>—Par le moyen d'un appareil approprié aux besoins -du sujet. Monsieur peut voir, du reste, la lithographie -jointe à notre prospectus. Grâce à notre corset orthonasique, -chacun peut désormais choisir son nez, comme -on choisissait autrefois son chapeau. Vous en avez là des -modèles de toutes les formes, avec les prix en chiffres -connus.»</p> - -<p>Le petit homme retourna la feuille qu'il tenait à la -main, et se mit à examiner une longue série de nez, dessinés -en regard du tarif. Il hésita quelque temps entre -les nez grecs et les nez retroussés; mais, sur l'observation -de M. Blaguefort que ces derniers étaient mal portés, -il se décida pour les autres.</p> - -<p>L'homme d'affaires tira aussitôt de sa trousse un compas, -prit les dimensions de l'espèce de verrue que l'appareil -du docteur devait transformer en nez antique, et -les inscrivit sur son carnet, avec le nom et l'adresse de -l'acheteur.</p> - -<p>Les deux époux apprirent ainsi que ce dernier arrivait -d'Afrique, où il s'était rendu pour cause d'étisie, et que -son embonpoint était le résultat d'un nouveau racahout -des Arabes. Il en apportait la recette, vendue à la compagnie -de l'Hygiène publique, qui l'avait attaché lui-même -à l'entreprise en qualité de prospectus vivant.</p> - -<p>Pendant qu'il donnait ces explications, M. Blaguefort -avait aperçu à quelques pas un voyageur dont l'air et les -cheveux longs semblaient annoncer un ecclésiastique. Il -chercha vivement dans sa trousse des échantillons de reliques, -de chapelets, de médailles, et, s'approchant d'un -air souriant et modeste:</p> - -<p>«Je ne crois pas me tromper, dit-il, en me permettant -de supposer que monsieur a reçu l'ordination.</p> - -<p>—En effet, répliqua le voyageur.</p> - -<p>—J'en étais sûr, reprit Blaguefort avec onction; -quand on approche les saints, il y a une voix intérieure -qui vous avertit! Mais, puisque la Providence m'a fait -rencontrer monsieur, j'ose espérer qu'il me permettra -de lui offrir quelques objets destinés à l'édification des -fidèles: <i>ad majorem Dei gloriam</i>.»</p> - -<p>Et, prenant subitement la voix d'un commissaire-priseur, -il continua, en présentant tour à tour chaque -échantillon:</p> - -<p>«Ceci est une relique de saint Loriquet, destinée à -inspirer les vraies connaissances historiques! Nous ne -les vendons que 50 centimes la douzaine, qui est de -quatorze.</p> - -<p>Ceci est une médaille dédiée aux saints protecteurs: -elle met à l'abri des banqueroutes, de la garde nationale -et autres infirmités terrestres. 1 fr. les sept-six.</p> - -<p>Ceci est un chapelet…</p> - -<p>—Un moment, Monsieur, interrompit le voyageur en -cheveux longs, il y a méprise: je ne suis point prêtre -catholique…</p> - -<p>—Ah bah! s'écria Blaguefort, alors c'est à un ministre -du saint Évangile que j'ai l'honneur de parler.»</p> - -<p>Il rouvrit précipitamment sa trousse, y choisit une -Bible, et reprit, avec l'air majestueux d'un maître -d'école qui explique les neuf parties du discours:</p> - -<p>«Prenez, car ceci est la loi universelle, le grand -Verbe, le Dieu vivant! Là vous ne verrez que des règles -sûres… bien que nous ayons ajouté les livres apocryphes. -Vous y trouverez la recette du salut spirituel et -temporel… avec le moyen de s'en servir. Le tout ne coûtant -que 10 francs, compris le fermoir et l'étui!</p> - -<p>—C'est, en effet, bien peu d'argent pour tant de choses, -dit l'étranger en souriant, et, lorsque j'étais pasteur, -j'aurais pu profiter du bon marché; mais depuis mes -convictions ont pris une autre voie, et l'ancien ministre -du saint Évangile s'est réfugié dans la philosophie…</p> - -<p>—Vous êtes philosophe! interrompit Blaguefort, qui -se frappa la cuisse; pardieu! j'aurais dû m'en douter: -avec ce front vaste, ce regard penseur!… Eh bien, j'en -suis ravi, Monsieur; moi aussi, je suis philosophe… -philosophe pratique… et la preuve, c'est que je voyage -pour la <i>Société de l'extinction des croyances</i>. J'ai là le règlement, -et je suis autorisé à recevoir les souscriptions.»</p> - -<p>Il avait cherché de nouveau dans la trousse, et il offrit -à son interlocuteur une brochure au haut de laquelle -une vignette représentait le génie de la vérité terrassant -l'hydre de la superstition: le génie était le portrait du -président de la société, et les têtes de l'hydre des têtes -d'abbés.</p> - -<p>Blaguefort laissa l'ex-pasteur examiner la brochure, -et revint vers l'académicien.</p> - -<p>Maurice ne put cacher son étonnement, et lui avoua -qu'il venait de réaliser à ses yeux le beau idéal du commis -voyageur.</p> - -<p>«Ah! vous voulez me flatter, s'écria Blaguefort en -riant; je me connais, allez! J'ai un défaut en affaires, un -très grand défaut: je suis trop franc! Je ne sais point -faire valoir mes articles, défendre mes avantages; mais, -bah! j'aime la bonne foi antique, je veux que l'on -puisse traiter avec moi sans précautions. Aussi on me -connaît! Sucre, chocolat, soieries, miel, vins de -Madère; on reçoit les yeux fermés tout ce que j'expédie; -c'est ce que je veux: la confiance du public m'honore; -elle constitue mon bénéfice le plus net et le plus sûr!»</p> - -<p>Tout en parlant, l'homme d'affaires vidait sa trousse, -afin de la remettre en ordre. Les regards de Maurice -s'arrêtèrent sur un papier qui venait de s'entr'ouvrir; il -lut:</p> - -<p><i>Recette pour le chocolat pur caraque.</i>—Prenez un tiers -de haricots rouges, un tiers de sucre avarié, un tiers de -suif; aromatisez le tout avec des écorces de cacao: vous -aurez du chocolat de santé.</p> - -<p><i>Recette pour le miel.</i>—Prenez de la mélasse, de la farine -de seigle; aromatisez avec de la fleur d'orange, -composée de sels de zinc, de cuivre et de plomb: vous -aurez du miel du mont Hymète.</p> - -<p><i>Recette pour le sucre blanc.</i>—Prenez de la poudre d'albâtre…</p> - -<p>Maurice ne put continuer; Blaguefort, qui avait tout -remis en ordre, reprit le papier et le plaça soigneusement -avec ses effets de commerce; mais il aperçut, tout à -coup, parmi ces derniers, une lettre qui parut réveiller -en lui un souvenir oublié…</p> - -<p>«A propos, je ne vous ai point dit, s'écria-t-il en se -tournant vers M. Atout: la société pour les télégraphes -trans-aériens vient d'être formée! L'année prochaine, -nous serons en communication directe avec la lune.</p> - -<p>—Avec la lune! s'écrièrent Marthe et Maurice stupéfaits.</p> - -<p>—Les dernières expériences faites à l'observatoire -de Sans-Pair ont rendu la chose possible, fit observer -M. Atout. Grâce au télescope construit par M. de l'Empyrée, -la lune s'est enfin laissé voir.</p> - -<p>—Et bientôt elle se fera entendre! ajouta Blaguefort: -car, grâce aux nouveaux télégraphes électriques, on -pourra converser avec les lunaires aussi promptement -et aussi facilement que je converse avec vous. J'ai là, du -reste, le projet de prospectus qui m'a été adressé; je -puis vous le faire connaître.»</p> - -<p>Il déploya la lettre et en retira une feuille autographiée -qui contenait ce qui suit:</p> - -<blockquote> -<p><i>Télégraphes trans-aériens.—Aux personnes qui -ont des fonds à placer.—Capital social: dix millions.—Bénéfice -assuré: dix milliards.</i></p> - -<p class="emgap">«Un événement qui surpasse en importance tous ceux -qui ont renouvelé, jusqu'à ce jour, la face de la terre, -vient de se produire au milieu de nous. Un de nos savants -a subitement découvert un monde inconnu jusqu'à -lui. Ce monde, c'est la lune!</p> - -<p>«Une société s'est aussitôt formée pour l'exploitation -de cette nouvelle conquête, dont il ne reste plus qu'à -s'emparer. Toutes les mesures sont déjà prises pour la -construction des télégraphes trans-aériens, qui doivent -nous mettre en rapport avec la population lunaire, et faciliter, -peu après, l'établissement d'une grande ligne de -communication, construite à frais communs.</p> - -<p>«Il résulte des observations faites par M. de l'Empyrée -que la lune renferme des valeurs incalculables en -carrières d'ardoises, terre à briques, gisements de granit, -bancs de sable propres à bâtir, etc., etc., etc., etc. -L'imagination recule devant les bénéfices que l'exploitation -de pareilles richesses peut procurer. Aussi ne -ferons-nous aucune promesse aux actionnaires: les -plus modestes paraîtraient exagérées. Nous les avertirons -seulement que, d'après des calculs exacts et consciencieux, -l'intérêt de l'argent placé dans notre entreprise -devra être, en terme moyen, de cinquante mille -pour cent!</p> - -<p>«Presque toutes les actions étant retenues à l'avance, -nous ne pourrons accueillir les demandes que jusqu'au -30 du présent mois.»</p> - -<p>Suivent les signatures.</p> -</blockquote> - -<p>La plupart des voyageurs s'étaient rassemblés autour -de Blaguefort pendant cette lecture. L'annonce merveilleuse -avait évidemment produit son effet. Les plus enthousiastes -demandaient déjà les moyens de prendre un -intérêt dans l'affaire. Blaguefort se proposa aussitôt pour -intermédiaire, et se mit à distribuer des promesses de -promesse d'action avec un droit de commission. Les -voyageurs qui les avaient achetées passèrent dans les -autres salles du bateau, où ils répétèrent la grande nouvelle, -et négocièrent leurs coupons à deux cents pour -cent de bénéfice. Maurice ne pouvait revenir de sa surprise, -et M. Atout en prit occasion de faire un long discours -sur les avantages de l'association et du crédit. Il -en était à son douzième aphorisme d'économie politique, -lorsqu'un choc terrible ébranla la dorade accélérée et -lui fit perdre l'équilibre.</p> - -<p>Les passagers épouvantés, s'étant élancés vers les fenêtres, -aperçurent un immense cétacé endormi dans les -profondeurs de l'Océan, et que le choc de la dorade -avait réveillé: au moment même où les deux époux se -penchèrent contre le vitrage, il venait de se retourner. -Marthe eut à peine le temps de pousser un cri!… Le flot -qui portait le bateau-poisson, attiré par l'aspiration du -monstre, s'engloutit dans sa gueule entr'ouverte comme -dans un abîme, et ne s'arrêta qu'au fond de l'estomac!</p> - -<p>L'événement avait été trop rapide pour qu'on pût l'éviter, -et, dans le premier instant qui suivit la catastrophe, -les clameurs et les lamentations empêchèrent de -s'entendre. L'équipage lui-même paraissait consterné. -C'était la première fois qu'il avait à naviguer dans l'estomac -d'une baleine, et le capitaine, quoique vieux marin, -fut forcé d'avouer qu'il en ignorait complètement les -débouquements.</p> - -<p>Chacun dut en conséquence donner son avis; mais -tous les moyens proposés paraissaient dangereux ou -impraticables. Enfin on pensa au professeur de zoologie -du Muséum, qui se trouvait par hasard à bord, et tout -le monde se tourna vers lui:</p> - -<p>«Laissez parler M. Vertèbre! s'écrièrent plusieurs -voix; il peut nous donner un bon conseil, lui qui a étudié -les baleines.»</p> - -<p>M. Vertèbre se redressa.</p> - -<p>«Je l'avoue, Messieurs, dit-il gravement; cet intéressant -mammifère a été l'objet de mes observations -spéciales, et, quoi qu'aient pu en dire mes adversaires, -je crois avoir découvert le premier la véritable nature du -lait dont il nourrit ses petits!…</p> - -<p>La baleine, Messieurs, est un cétacé, nom qui vient -du mot grec <i>kêtos</i>; il appartient à la famille du narval, -du cachalot, du dauphin. C'est un grand mammifère plagiure, -vivipare, pisciforme, portant deux pieds appelés -nageoires, et respirant par des poumons…»</p> - -<p>Il fut interrompu par un soubresaut inattendu. Les -propulseurs du bateau-poisson, qui continuaient à se -mouvoir, venaient d'effleurer les parois de l'estomac de -la baleine, et y avaient déterminé une contraction qui -ramena la dorade vers le canal alimentaire. Le mécanicien, -voulant profiter de ce mouvement, lâcha toute sa -vapeur, afin de forcer le passage, ce qui occasionna -chez le monstre une nouvelle nausée, suivie d'un vomissement -au milieu duquel le bateau se trouva rejeté -au dehors.</p> - -<p>Mais l'effort avait été si violent que la dorade alla -frapper un rocher, où elle se brisa. Tous les voyageurs -qui se trouvaient à l'avant furent broyés du choc, noyés -dans la mer ou brûlés par les éclats de la machine.</p> - -<p>Heureusement que l'arrière, où se tenaient Marthe et -Maurice, eut moins à souffrir. La plupart des passagers -échappèrent au désastre et furent recueillis par les habitants -de la côte, accourus au bruit de l'explosion.</p> - -<p>Enfin, lorsqu'ils eurent assez repris leurs sens pour -regarder autour d'eux, ils reconnurent que le cétacé -avait eu la délicate attention de ne les point détourner -de leur route, et qu'ils se trouvaient dans les faubourgs -mêmes de Sans-Pair, c'est-à-dire seulement à quinze -lieues de la ville.</p> - -<p>Le fonctionnaire chargé du registre de l'état civil des -machines fut aussitôt averti. Il arriva pour constater le -désastre, et dressa l'acte suivant, imprimé d'avance, et -dont il n'eut qu'à remplir les blancs.</p> - -<blockquote> -<p class="c">SANS-PAIR.—ÉTAT CIVIL DES MACHINES</p> - -<p class="c small">ACTE MORTUAIRE.</p> - -<p>Nous, soussigné, déclarons que:</p> - -<p class="noindent">La machine <i>Dorade accélérée, n<sup>o</sup> 7</i>,<br /> -Née à <i>l'île du Noir</i>,<br /> -Agée de <i>dix-huit mois</i>,<br /> -Valant <i>quatre cent mille francs</i>,<br /> -A péri par accident <i>de baleine</i>.</p> -<p>Aujourd'hui 17 mai 3000.</p> - -<p class="sign small">LE COMMISSAIRE,<br /> -NETTEMENT.</p> - -<p>Ci-joint le procès-verbal.</p> -</blockquote> - -<p>Quant aux voyageurs qui avaient péri, comme pour -constater leur décès il eût fallu s'informer de leurs -noms, de leurs professions, de leur âge, le commissaire -s'en abstint, en vertu du principe constitutionnel qui -déclare <i>que la vie privée doit être murée</i>.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch4">IV</h2> - -<div class="abstract">Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.—Inconvénient des passe-ports -daguerréotypés.—Maison modèle de M. Atout.—Moyen d'être servi -sans domestiques.—Le souper à la mécanique.—Une vieille tradition: -<span class="sc">La Fileuse d'Évrecy</span>.</div> - -<p>Ceux qui avaient survécu continuèrent ensuite leur -route jusqu'à la ville de Sans-Pair. Maurice trouva celle-ci -entourée d'une double enceinte destinée à assurer la -perception de l'octroi et l'examen des passe-ports.</p> - -<p>Ces derniers n'étaient plus, du reste, comme autrefois, -des sauf conduits avec signalement, mais des portraits -daguerréotypés, ornés du timbre de la police et -représentant le voyageur lui-même. M. Atout expliquait -à ses compagnons tous les avantages de ce nouveau procédé, -lorsqu'il fut interrompu par le bruit d'une querelle. -C'était le gros voyageur, au nez microscopique, -que le gendarme refusait de reconnaître dans le portrait-passe-port, -qui le représentait maigre et fluet. Le petit -homme alléguait en vain l'action du nouveau racahout -auquel il devait cet accroissement rapide; l'agent de la -force publique, impassible comme la stupidité, déclarait -ne pouvoir livrer passage qu'à l'original du portrait! La -difficulté fut soumise à un contrôleur, qui en déféra à -un vérificateur, lequel la porta à un directeur. Celui-ci -se consulta longtemps, revit celles des trente-trois mille -ordonnances qui réglaient la matière, et décida enfin -que le gros homme serait remis à des dégraisseurs-jurés, -qui, après avoir prêté serment, s'occuperaient de -le ramener à un état dans lequel on pourrait constater -son identité. Le prospectus vivant s'écria en vain que, -s'il maigrissait, sa position sociale se trouvait perdue; -qu'il vivait de son obésité, comme d'autres de leur bonne -réputation; le directeur lui répondit que la loi ne s'inquiétait -point de ces misères, et que son premier but -était de protéger la société en général, sans s'occuper de -chacun de ses membres en particulier.</p> - -<p>Les deux époux laissèrent le voyageur au racahout -dans cet embarras, et arrivèrent, avec M. Atout, à la seconde -enceinte, où les attendaient les commis de l'octroi.</p> - -<p>Eux aussi avaient suivi les progrès de la civilisation -en portant jusqu'à la perfection leurs moyens d'examen -et de recherche. Grâce à leurs ingénieuses imaginations, -la fraude était devenue impossible à faire par tout autre -que par eux.</p> - -<p>Échappés enfin de leurs mains, Maurice et Marthe -suivirent leur conducteur jusqu'à sa demeure.</p> - -<p>C'était un vaste parallélogramme blanchi et percé d'étroites -fenêtres qui rappelait assez bien, pour la forme, -une cage à poules de grande dimension. L'académicien -s'aperçut de la surprise de ses hôtes et sourit d'un air -satisfait.</p> - -<p>«De votre temps les maisons ne se bâtissaient point -ainsi? dit-il avec une nuance d'orgueil involontaire.</p> - -<p>—Pas précisément, répliqua Maurice; cependant nous -avions l'édifice du quai d'Orsai…</p> - -<p>—Oui, c'était un acheminement, interrompit M. Atout; -mais depuis l'art a suivi sa voie, et nos architectes -sont arrivés au beau idéal du système rectangulaire. La -maison que j'occupe a été construite par le plus habile -d'entre eux, aussi est-elle regardée comme un chef-d'œuvre. -Dans tout ce que vous voyez, il n'y a pas une -pierre d'ornement, c'est-à-dire inutile; quant aux dispositions -intérieures, vous pourrez en juger.»</p> - -<p>On avait atteint le perron qui précédait la porte; à -peine Maurice y eut-il posé le pied que la marche céda -légèrement et mit en mouvement une lanterne qui s'avança -pour l'éclairer; à la seconde marche la sonnette -se fit entendre; à la troisième la porte s'ouvrit d'elle-même.</p> - -<p>Dans ce moment les yeux du jeune homme s'arrêtèrent -sur une inscription gravée au-dessus de l'entrée:</p> - -<blockquote> -<p class="c small">CHACUN CHEZ SOI,<br /> -CHACUN POUR SOI.</p> -</blockquote> - -<p>«Vous devez reconnaître le précepte d'un des sept -sages de votre pays, dit l'académicien en souriant; il résume -à lui seul toutes les lois de l'humanité. <i>Chacun chez -soi</i>, c'est le droit; <i>chacun pour soi</i>, c'est le devoir. Mais -entrez, de grâce, vous avez bien autre chose à voir.»</p> - -<p>Les deux époux traversèrent une antichambre garnie -d'appareils dont ils ignoraient l'usage. M. Atout leur montra -d'abord une boîte dans laquelle arrivaient les lettres -qui lui étaient adressées, et leur expliqua comment -d'immenses conduits établissaient, au moyen du vide, -cette distribution à domicile. Il leur ouvrit ensuite des -robinets chargés de conduire partout l'eau, la lumière, -le feu et l'air rafraîchi. Il indiqua les tuyaux destinés à -l'arrivée des journaux, les fils électriques établissant -une correspondance télégraphique aussi rapide que la -pensée avec les fournisseurs du dehors, les appareils -panoptiques au moyen desquels la vue pouvait surmonter -les obstacles et franchir toutes les distances.</p> - -<p>Pendant cette exhibition, il s'était assuré de l'absence -de madame Atout, et avait donné différents ordres en -touchant quelques ressorts. Le tintement d'une sonnette -lui annonça bientôt que tout était prêt; il fit passer ses -hôtes dans la salle à manger, où le dîner se trouvait -servi, et il les invita à prendre place.</p> - -<p>Marthe et Maurice s'assirent, en regardant autour -d'eux. Ils s'attendaient à voir paraître, à chaque instant, -les gens de service; mais l'académicien, qui devina leur -pensée, sourit; il se pencha de côté, appuya la main -sur un bouton placé près de la table, et immédiatement -tout ce qui la couvrait sembla s'animer! Les bouteilles -baissèrent, d'elles-mêmes, leurs goulots sur les verres; -la cuiller à potage remplit l'assiette de chaque convive; -le grand couteau fixé au manche du gigot commença -à enlever des tranches que de petites brochettes -plongeaient ensuite dans le réservoir à jus; la pincette -d'écaille exécuta une gigue dans la salade, qu'elle foulait -et retournait; les poulardes, comme si elles eussent -voulu prendre leur volée, étendirent, aux bords du -plat, leurs membres aussitôt saisis et découpés; le poisson -alla se placer lentement sous la truelle d'argent qui -devait le partager; les hors-d'œuvre se mirent à tourner -autour de la table comme des chevaux de manége, en -ayant soin de s'arrêter devant chaque convive; enfin, le -moutardier lui-même souleva son couvercle et présenta -sa petite spatule d'ivoire!</p> - -<p>Nos deux ressuscités ne pouvaient en croire leurs -yeux. M. Atout leur expliqua alors par quelles séries -d'ingénieuses inventions on avait pu substituer aux -machines humaines des machines plus parfaites.</p> - -<p>«Vous le voyez, continua-t-il, dans une maison bien -machinée comme celle-ci, personne n'a besoin de personne… -ce qui ajoute un charme singulier à l'intimité. -Le progrès doit avoir pour but de tout simplifier, de -faire que chacun vive pour soi et avec soi; c'est à quoi -nous sommes arrivés. Au lieu de domestiques soumis à -mille infirmités, à mille passions, nous avons des serviteurs -de fer et de cuivre, toujours également robustes, -également sûrs, également exacts. Encore quelques efforts, -et la civilisation aura conquis à l'homme l'isolement, -c'est-à-dire la liberté, car chacun pourra se passer -complétement des services de son semblable.</p> - -<p>—Oui, dit Maurice, qui était devenu pensif; mais -alors que deviendra la parole du Christ, qui recommande -de se secourir et de s'aimer? Le but de la vie -est-il bien de se suffire à soi-même? N'est-il pas plutôt -de se compléter dans les autres et par les autres? La -machine humaine, comme vous l'appelez, avait un cœur -qui pouvait battre à l'unisson du nôtre, tandis que la -machine de fer ne nous est rien. En préférant celle-ci, -vous avez sacrifié votre âme à vos habitudes; vous avez -brisé le dernier anneau qui liait les classes heureuses -aux classes déshéritées. Les riches ne pouvaient oublier -tout à fait le peuple auquel ils empruntaient des serviteurs; -c'étaient comme des prisonniers faits sur la pauvreté, -et qui la rappelaient perpétuellement par leur -présence. La nécessité les rendait plus ou moins membres -de la famille. On les prenait d'abord par besoin, -puis on les aimait par habitude. Leurs douleurs et les -nôtres se mêlaient toujours un peu; on avait en commun -les goûts, les répugnances, les infirmités; association -imparfaite sans doute, mais dans laquelle s'échangeaient -quelques sympathies, et qui donnait une -occasion de dévouement et de reconnaissance propre à -exercer le cœur. Ah! loin de supprimer le serviteur, il -fallait le rapprocher plus intimement du maître; il fallait -en faire un humble ami, prêt à tous les sacrifices et sûr -de toutes les protections; réaliser enfin la belle histoire -de la fileuse d'Évrecy.»</p> - -<p>L'académicien demanda ce que c'était que cette histoire.</p> - -<p>«Une vieille tradition populaire que l'on m'a racontée -dans mon enfance, répondit Maurice, et qui vous -semblerait maintenant bien étrange…</p> - -<p>—Voyons, dit M. Atout en vidant son verre.»</p> - -<p>Le jeune homme parut hésiter; mais le regard de -Marthe, qui rencontra le sien, demandait l'histoire; il -se décida aussitôt, et raconta ce qui suit:</p> - - -<h3>LA FILEUSE D'ÉVRECY.</h3> - -<p>Vers la fin du dix-huitième siècle vivait à Évrecy, en -Normandie, un gentilhomme qui n'avait pour parents -qu'une fille d'environ dix ans, et pour domestique -qu'une vieille servante. La petite fille avait reçu en baptême -le nom d'Yvonnette, et la servante celui de Bertaude; -mais cette dernière n'était connue dans le pays -que sous le nom de la <i>fileuse d'Évrecy</i>, parce qu'on la -voyait toujours la quenouille au côté. Bertaude filait effectivement -du matin au soir, et souvent encore du soir -au matin, sans que son maître eût, pour cela, moins de -créanciers. Aussi faut-il dire qu'il en prenait peu de -souci. Le gentilhomme d'Évrecy était de ceux qui regardent -que leur épitaphe sera celle du genre humain. -Après avoir mangé la meilleure part de son bien, il s'était -décidé à boire le reste, afin de se mettre au pair, et -continuait depuis, d'autant plus résolument que, selon -son dire, il ne craignait plus de se ruiner. Excellent -homme d'ailleurs, qui eût donné à sa fille Yvonnette la -lune et le soleil, et qui appelait toujours Bertaude pour -boire le dernier verre de marin-onfroi<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> ou de poiré.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Nom donné à un cidre choisi extrait de la pomme naturalisée en Normandie -par Marin Onfroi.</p> -</div> -<p>Enfin, quand il eut tout épuisé, fortune et crédit, il -fut assez heureux pour mourir presque subitement, sans -avoir eu l'ennui de régler ses comptes avec ses créanciers.</p> - -<p>Mais à peine le cercueil enlevé, ceux-ci accoururent, -suivis des gens de justice, pour tout saisir. Les meubles -furent descendus dans la cour et vendus à la criée; on -se partagea les prairies, les champs, les vergers, et un -gros marchand de Falaise, qui avait tout récemment -acheté de la noblesse, vint habiter le vieux logis.</p> - -<p>Bertaude comprit qu'il fallait lui laisser la place libre. -Elle prit sa quenouille et son fuseau, fit son paquet, -celui d'Yvonnette, puis se présenta pour prendre congé -du nouveau maître.</p> - -<p>Ce dernier, en voyant qu'elle tenait la petite fille par -la main, lui demanda si elle la menait à quelque parent.</p> - -<p>«Hélas! faites excuse, répliqua Bertaude, qui essuyait -ses yeux avec le coin de son tablier; la pauvre -innocente n'a dans le pays aucune famille pour la recevoir.</p> - -<p>—Que ne la conduisez-vous alors à l'hospice de -Bayeux? reprit le nouvel anobli.</p> - -<p>—A l'hospice! répéta Bertaude saisie.</p> - -<p>—On n'y reçoit pas seulement les bâtards, objecta -l'ancien marchand, mais aussi les enfants abandonnés.</p> - -<p>—Par mon Sauveur! celle-ci ne l'est pas, Monsieur, -dit la vieille en caressant Yvonnette, qui se serrait contre -elle tout effrayée; tant que je ne serai pas sous la terre -du cimetière, il lui restera quelqu'un.</p> - -<p>—Vous est-elle donc quelque chose? demanda le -bourgeois ironiquement.</p> - -<p>—Elle est la fille de mon maître! répliqua Bertaude -avec énergie. J'ai mangé vingt ans le pain de sa famille, -je l'ai reçue dans mes mains quand elle est née, je l'ai -portée à l'église pour son baptême, je lui ai appris à -marcher et à prononcer son premier mot; si ce n'est pas -l'enfant de mon sang, c'est l'enfant de mes soins. Ah! -Jésus! à l'hospice! N'aie pas peur, va, Yvette, tant que -la Bertaude pourra remuer un seul de ses dix doigts, -ton hospice sera dans son giron.»</p> - -<p>Elle avait soulevé l'enfant, qui l'enveloppa de ses -bras, en appuyant la tête sur son épaule, et elle prit -avec elle la route de Falaise.</p> - -<p>Bertaude avait son plan, dont elle n'avait rien dit à -personne.</p> - -<p>Elle connaissait aux Ursulines une sœur qui, avant -d'être une sainte choisie par Dieu, avait été une femme -aimée des hommes; elle lui porta Yvonnette, avec une -bourse renfermant tout ce qu'elle possédait, et lui dit: -«Élevez-la comme la fille d'un gentilhomme, et ne -lui refusez rien de ce qu'il lui faudra pour qu'elle fasse -honneur à son nom; car, avant que la bourse soit vide, -je vous rapporterai de quoi la remplir.»</p> - -<p>Elle embrassa ensuite l'enfant, pleura beaucoup, et -partit.</p> - -<p>Mais trois mois après on la vit reparaître avec plus -d'argent qu'elle n'en avait laissé la première fois. Elle -continua à revenir ainsi régulièrement quatre fois par -année, et chaque fois elle demandait qu'Yvonnette eût -des maîtres plus habiles et des robes plus belles.</p> - -<p>Elle seule était toujours la même: vêtue de son pauvre -jupon de bure, la quenouille dans la ceinture, et -marchant en faisant tourner son fuseau. On se demandait -vainement d'où pouvait lui venir ce qu'elle dépensait -pour Yvonnette; à toutes les questions elle se contentait -de sourire en répondant:</p> - -<p>«Dieu a une épargne pour les orphelins.»</p> - -<p>Cependant l'enfant devint une jeune fille, si savante, -si sage et si belle, qu'il n'était bruit d'autre chose dans -tout le Bessin. Les plus grandes dames du pays voulaient -la connaître, et venaient la visiter au parloir du -couvent. Les poëtes normands lui adressaient des vers, -les jeunes gentilshommes en tombaient amoureux et -portaient ses couleurs; enfin il se trouva une foule de -gens qui se déclarèrent ses parents ou ses alliés et qui -en apportèrent les preuves.</p> - -<p>Madame de Villers, qui était du nombre, exigea même -que la jeune fille vînt passer quelques jours à son -château.</p> - -<p>Ce fut là qu'Yvonnette rencontra le sieur de Boutteville, -un des plus riches seigneurs et des plus accomplis -du royaume. Il devint si éperdument amoureux de la -jeune fille qu'il la demanda en mariage, et Yvonnette, -heureuse de sa recherche, songeait aux moyens de la -faire connaître à Bertaude, lorsque celle-ci se présenta -avec une douzaine de marchands. Elle n'avait point -voulu que sa jeune maîtresse se mariât comme une déshéritée, -et elle lui apportait un trousseau complet.</p> - -<p>Le sieur de Boutteville, qui arriva comme on était -occupé à l'étaler devant Yvonnette, ne parut point partager -la joie de la jeune fille. On lui avait déjà parlé des -grosses sommes fournies par la vieille servante, en -exprimant des doutes sur leur origine; il craignait que -cette générosité ne cachât quelque secret honteux, et -il ne put s'empêcher de le laisser deviner.</p> - -<p>Bertaude se retira sans rien dire, mais elle ne reparut -plus, au grand désespoir d'Yvonnette, qui sentait que -cette fuite confirmait les soupçons. Enfin le jour du mariage -arriva. La jeune fille parée et tremblante fut conduite -jusqu'à la chapelle, dans le carrosse de madame de -Villers. Comme elle en descendait sous le porche, elle se -trouva entourée de mendiants qui venaient, selon l'usage, -apporter leurs souhaits, en sollicitant une aumône. -Tout à coup ses regards tombèrent sur une vieille femme -agenouillée… Sa quenouille et son fuseau suffisaient -pour la faire reconnaître: c'était la vieille servante, c'était -Bertaude!</p> - -<p>Elle courut à elle, prit ses mains, et lui demanda ce -qu'elle faisait là.</p> - -<p>«Ce que j'ai fait pendant neuf années,» répondit la -vieille femme, qui ne put retenir ses larmes.</p> - -<p>Et voyant M. de Boutteville, qui était accouru:</p> - -<p>«Oui, continua-t-elle, voilà tout le secret dont on a -tourmenté votre fiancé. Après vous avoir déposée au couvent, -je me suis mise à parcourir à pied la Normandie, -filant le long des routes et demandant au nom de Dieu. -Mon travail me rapportait peu de chose, c'était pour -moi; l'aumône rapportait davantage, c'était pour vous! -Mais il ne faut point que votre mari rougisse de ce que -j'ai fait: le don accordé au nom de Dieu ne peut être -une honte pour personne. Le bon cœur de tous les -hommes vous a soutenue quand vous étiez petite; maintenant -que vous voilà grande, le bon cœur d'un seul -homme vous rendra heureuse. J'ai fini de mendier aujourd'hui; -car, dès que vous n'avez plus besoin de rien, -je n'ai rien à demander.»</p> - -<p>Yvonnette, d'abord stupéfaite, puis éperdue d'attendrissement, -embrassait la vieille, qui ne pouvait comprendre -de tels transports. Mais M. de Boutteville, dont les -yeux s'étaient mouillés de larmes, prit tout à coup sa -main et y posa celle de sa fiancée:</p> - -<p>«Vous avez été sa mère, dit-il, c'est à vous de la mener -à l'autel et de me la donner.»</p> - -<p>Ce qui fut fait sur l'heure, à la grande admiration de -tous les spectateurs. Yvonnette, parée de soie, de dentelle -et d'or, fut conduite au prêtre par Bertaude, qui portait -encore ses habits de mendiante, sa quenouille et son -fuseau; et, la cérémonie achevée, la jeune mariée vint -s'agenouiller devant la vieille paysanne pour lui demander de -la bénir, comme elle eût fait pour sa mère! La -foule pleurait, et l'on entendit répéter de tous côtés:</p> - -<p>«Que Dieu les protége! que Dieu les protége!»</p> - -<p>Ce vœu fut accompli, car le souvenir de cette union -a été conservé dans le Bessin, où l'on disait encore longtemps -après, sous forme de proverbe: Heureux comme -les Boutteville!</p> - -<p>Mais ce qui vaut mieux, c'est qu'ils conservèrent jusqu'à -la fin leur vénération reconnaissante pour Bertaude. -Alors que les plus grands seigneurs et que les -plus grandes dames se trouvaient réunis dans les salons -du château de Boutteville, la fileuse d'Évrecy y occupait -la place d'honneur. On célébrait de plus, tous les ans, -à l'église de la paroisse, une messe solennelle à laquelle -la vieille servante se rendait avec son ancien costume -de mendiante, sa quenouille et son fuseau, ayant à un -bras le sire de Boutteville, et à l'autre Yvonnette. Touchante -cérémonie, qui, en rappelant le dévouement et -la reconnaissance, servait également d'exemple aux -maîtres et aux serviteurs.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch5">V</h2> - -<div class="abstract">Monologue de Maurice en se déshabillant.—Inconvénients des chambres à -coucher perfectionnées.—Une excursion involontaire.—Le salon de -M. Atout; multiplication exagérée de l'image d'un grand homme.—M. Atout -présente à ses hôtes sa légitime épouse, milady Ennui.</div> - -<p>En conduisant Marthe et Maurice aux pièces qu'ils -devaient occuper, M. Atout ne manqua point de leur -faire admirer une foule de nouveaux perfectionnements. -Les lits rentraient dans la muraille afin de laisser plus -d'espace; les fauteuils roulaient d'eux-mêmes; les fenêtres -s'ouvraient sans qu'on y touchât; les parquets s'élevaient -et s'abaissaient à volonté. Aussi n'était-ce partout -que poulies et cordons de tirage; l'appartement entier -ressemblait à un vaisseau garni de ses agrès, et qui -obéissait à l'instant, pourvu qu'on connût la manœuvre.</p> - -<p>Mais la multiplicité des émotions de cette journée, -jointe à la fatigue du voyage, avait épuisé les forces de -Marthe: aussi remit-elle au lendemain l'étude de ce -mécanisme domestique, et ne tarda-t-elle pas à s'endormir.</p> - -<p>Maurice, sentant également le besoin de repos, passa -dans la chambre voisine, qui lui était destinée, et se -disposa à se mettre au lit; mais tout en se déshabillant, -il repassait dans sa mémoire les étranges aventures qui -venaient de lui arriver, et poursuivait un de ces monologues -philosophiques particulièrement en usage parmi -les ivrognes, les gens qui s'endorment et les héros de -tragédie.</p> - -<p>«Ressusciter, murmurait-il du ton de Talma s'adressant -la fameuse question d'Hamlet; ressusciter après -douze siècles! suis-je bien sûr d'être éveillé?»</p> - -<p>Ici il se touchait pour en acquérir la certitude, puis -reprenait:</p> - -<p>«Oui, je veille… je suis bien dans le monde de l'an -<span class="small">TROIS MILLE</span>… une nouvelle société m'enveloppe…»</p> - -<p>Il s'interrompait pour ôter son habit…</p> - -<p>«Ainsi mes souhaits ont été accomplis! O Maurice! -tu vas connaître la génération préparée par tes contemporains! -Ah! pour la bien juger, dépouille-toi des préjugés -de ton enfance… dépouille-toi des préventions -qui aveuglent… dépouille-toi…»</p> - -<p>Son esprit, alourdi par le sommeil, ne put aller plus -loin, et il se contenta de se dépouiller de son pantalon; -puis, les yeux à demi fermés, il s'avança vers le lit qui -lui avait été préparé.</p> - -<p>Mais au moment de l'atteindre, il s'aperçut qu'une -fenêtre était restée ouverte. Voulant éviter les moustiques -et les coups d'air, il saisit un cordon qui lui semblait -destiné à refermer le châssis vitré et tira à lui!</p> - -<p>Le candélabre à trois becs qui l'éclairait s'éteignit -subitement, et il se trouva plongé dans une complète -obscurité. Au lieu du cordon de la fenêtre, il avait tiré -le cordon de l'éteignoir!</p> - -<p>L'erreur, du reste, était peu dangereuse. Décidé à -braver l'air de la nuit, il se mit à chercher son lit à -tâtons, et allait y entrer, lorsque sa main, posée au -hasard, rencontra un ressort qui céda.</p> - -<p>Aussitôt un grincement de roues se fit entendre, et le -lit, brusquement enlevé, disparut dans la muraille.</p> - -<p>Maurice demeura quelques instants un bras étendu -et le pied en avant, dans la position du gladiateur victorieux! -Cependant, comme l'attitude était peu commode -pour dormir, il se redressa en envoyant au diable -les inventions mécaniques, et se mit à chercher le ressort -qui devait faire reparaître son lit évanoui.</p> - -<p>Malheureusement l'obscurité ne lui permettait point -de distinguer les objets. Ses mains tâtaient le mur sans -rien rencontrer; enfin, l'une d'elles s'arrêta sur un bouton -qu'elle tourna… Un jet d'eau glacée lui frappa le -visage! Il se rejeta vivement en arrière, et alla heurter -la cloison voisine. Le parquet fléchit à l'instant sous ses -pieds, avec un sifflement de poulies, et il se sentit descendre!</p> - -<p>Il n'eut que le temps de pousser un cri de saisissement, -aussitôt comprimé, car la lumière venait de succéder -aux ténèbres: il se trouvait dans le boudoir de -madame Atout. Seulement, au lieu d'entrer horizontalement -par la porte, il était arrivé perpendiculairement -par le plafond!</p> - -<p>Son regard s'arrêta d'abord sur une <i>forme</i> élégante et -demi-nue, devant laquelle il s'inclina en murmurant des -excuses embarrassées; mais au cri poussé derrière lui, -il retourna la tête, et aperçut la véritable propriétaire du -boudoir, dans un costume abrégé, que le plus correct -des poëtes français appelle un <i>simple appareil</i>.</p> - -<p>Au mouvement de Maurice, madame Atout (car c'était -elle) jeta un second cri, et prit la position de la Vénus -pudique. Le jeune homme détourna la tête avec une discrétion -empressée. La perspective ostéologique dont son -œil venait d'être heurté avait éveillé chez lui une chaste -épouvante. Il s'efforça d'allonger modestement le vêtement -indispensable qui lui tenait lieu de tous ceux qui -lui manquaient, et voulut commencer un discours de -justification.</p> - -<p>Mais à quoi tient, hélas! l'inspiration des plus éloquents! -C'était la première fois que Maurice parlait à son -auditeur le dos tourné, et cette position inusitée lui enleva -subitement toute sa liberté d'esprit. Il chercha en -vain, dans sa situation même, la matière d'un exorde -par insinuation; son intelligence rebelle ne lui fournit -que les réminiscences classiques du discours de Télémaque -à Calypso.</p> - -<p>«O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse! -bien qu'à vous voir on ne puisse vous prendre que pour -une divinité…»</p> - -<p>Le bruit d'une porte brusquement refermée l'interrompit, -il se retourna; la déesse avait disparu, et il entendit -que, par prudence, elle tirait sur lui les verrous.</p> - -<p>Cette fuite soudaine le dispensait de plus longs frais -d'éloquence; évidemment on lui abandonnait la place. -Craignant quelque nouvelle aventure, il se décida à y -rester et à prendre possession du lit de repos qui occupait -le fond du boudoir.</p> - -<p>Ce dernier était entouré de glaces mobiles qui permettaient -d'étudier tous les gestes et toutes les attitudes. -Grâce à leurs inclinaisons combinées, on pouvait s'y -voir de dos, de face, de trois quarts, de profil. Chacun -avait autour de soi, comme Dieu lorsqu'il créa le genre -humain, une société formée à son image, ce qui ne pouvait -manquer de faire une société charmante.</p> - -<p>Près du lit de repos se dressait un casier dont les compartiments -protestaient contre l'aphorisme de M. Planard:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Que toujours la nature</div> -<div class="verse">Embellit la beauté!</div> -</div> - -<p>On lisait sur les plus apparents:</p> - -<blockquote> -<p><i>Huile d'hippopotame pour faire repousser les dents.—Essence -de gazelle pour assouplir la taille.—Pommade -de cygne pour devenir blanche.—Moelle -de tourterelles pour avoir les regards tendres.—Elixir -de Vénus…</i></p> -</blockquote> - -<p>D'autres compartiments renfermaient des dentiers à -pendules qui marchaient seuls et qui sonnaient les heures, -des boucles d'oreilles jouant de la serinette, et des -yeux de verre tenant lieu de lunettes de spectacle.</p> - -<p>La toilette était, en outre, couverte de brosses de toutes -formes, pour les ongles, pour les cheveux, pour les -sourcils, pour les dents, pour les oreilles! Il y avait -vingt savons étiquetés: savon râpe, savon miel, savon -granit, savon beurre, savon aigre, savon doux! vingt -eaux de senteur: parfum Sessel ou asphaltique, baume -de tabac-caporal, essence de gaz hydrogène, etc., etc.</p> - -<p>Après avoir admiré tout cet arsenal de la coquetterie -féminine, Maurice s'arrêta de nouveau devant la <i>forme</i> -qu'il avait prise d'abord pour madame Atout, et qui n'en -était que l'enveloppe complémentaire. Il admira la perfection -de cette apparence qui traduisait les angles rentrants -en angles saillants, et les plans rectilignes en -sphères harmonieuses. Semblable à Pygmalion, le corsetier -avait animé sa statue; le caoutchouc palpitait, le -tricot semblait respirer! Maurice eut beau détourner la -tête et fermer les yeux, il se rappelait malgré lui, comme -l'ermite de la Fontaine, cette forme arrondie</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">…… Qui pousse et repousse</div> -<div class="verse">Certain corset, en dépit d'Alibech,</div> -<div class="verse">Qui cherche en vain à lui clore le bec.</div> -</div> - -<p>La vue du maillot menaçait ainsi d'étouffer les chastes -inspirations que Maurice devait à la vue de la femme; il -détourna prudemment les yeux, se coucha sur le canapé, -et ne tarda pas à s'y endormir.</p> - - -<div class="chapter" /> -<div class="titre">PREMIÈRE JOURNÉE</div> -<h2 class="nobreak" id="ch6">VI</h2> - -<div class="abstract">Un salon.—Présentation de madame Atout complétée.—Promenade aérienne; -le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres sont des tuyaux de cheminée.—Une -femme à la mode.—Maternité.</div> - -<p>Le lendemain, M. Atout entra comme Maurice ouvrait -les yeux. L'académicien venait d'apprendre les mésaventures -nocturnes de son hôte et en riait aux éclats. Il -le reconduisit vers Marthe, qui commençait à s'inquiéter -de ne point le voir revenir, et il leur expliqua de nouveau, -avec plus de détails, les différents mécanismes de -leur appartement.</p> - -<p>Il était au plus fort de ces explications, lorsqu'un -bruit de sonnette retentit dans toute la maison! Le démonstrateur -s'interrompit brusquement:</p> - -<p>«C'est madame Atout, dit-il avec une déférence -craintive; nous reprendrons cet entretien une autre fois. -Elle désire vous voir, ne la faisons point attendre.»</p> - -<p>Il hâta le pas, ouvrit la porte, traversa plusieurs pièces -avec ses hôtes, et les introduisit enfin dans un grand -salon qu'ils n'avaient point encore aperçu.</p> - -<p>C'était une galerie ornée de curiosités, de tableaux et -de plans levés représentant différentes coupes de machines. -Un cadre immense renfermait tous les diplômes -académiques accordés à M. Atout, et rayonnant, autour -de son portrait, en glorieuse auréole.</p> - -<p>Ce portrait, passé dans le commerce, comme celui -de tous les hommes illustres de l'an trois mille, se trouvait -reproduit sous vingt formes. Il grimaçait dans les -moulures du plafond; il soutenait, en guise de cariatides, -les consoles de la corniche; il se reliéfait sur les -bras sculptés des fauteuils. La nécessité d'approprier -l'image à ces différents emplois avait seulement altéré -parfois la dignité académique du modèle. Ici on le représentait -contre un pied de candélabre; là, penché en -avant, et la bouche ouverte en manière de gargouille; -plus loin, plié sous une ferrure qu'il soutenait. Mais, -quelles que fussent l'attitude et la destination, on y reconnaissait -l'illustre Atout aussi sûrement que le gamin de -Paris eût reconnu l'image de Napoléon moulée en sucre -d'orge, ou même sculptée par un membre de l'Institut.</p> - -<p>Ainsi que l'académicien l'avait deviné, madame Atout -attendait Marthe et Maurice; mais, bien que ce dernier -l'eût aperçue la veille, il ne put la reconnaître: la réalité -et l'<i>apparence</i> ne formaient plus qu'un seul être. La -femme était entrée dans le corset de manière à y disparaître; -le corset seul restait visible; lui seul vivait; madame -Atout n'en était plus que l'organe moteur!</p> - -<p>Maurice s'inclina confondu, et ne put s'empêcher de -murmurer, en sa qualité d'orientaliste:</p> - -<p>«Le corsetier est grand!…»</p> - -<p>Quant à Marthe, qui n'était point dans le secret, elle -crut voir ce qu'elle voyait, et admira!</p> - -<p>Madame Atout n'avait rien négligé pour faire valoir -des beautés qui sortaient de chez le meilleur faiseur de -Sans-Pair. Sa robe de soie amarante ne descendait qu'au -genou, et son pantalon, de gaze blanche, laissait voir -vaguement une jambe rose d'une merveilleuse élégance. -Le visage maigre et tiré contrastait bien avec cette riche -nature; mais le teint en était si blanc! les lèvres si fraîches! -les cheveux si noirs et si soyeux! Puis la richesse -des ornements détournait l'attention. Madame Atout portait -sur la tête l'imitation, en petit, d'une machine à fabriquer -les queues de bouton, autrefois inventée par -son père, et aux deux bras les modèles d'une roue de -tournebroche modifiée par son grand-oncle, et d'un cercle -de chaudière perfectionné par son frère aîné. Maurice -apprit plus tard que c'étaient autant d'armoiries parlantes, -qui rappelaient les titres de noblesse de la famille. -Elle avait, en agrafe, la miniature de M. Atout, -couronnée de lauriers et encadrée dans une guirlande -de cheveux imitant des immortelles. Un médaillon suspendu -au cou renfermait enfin le chiffre de la somme -qu'elle avait reçue en mariage; on y lisait gravé en lettres -d'or:</p> - -<blockquote> -<p><i>Trois millions de dot.—Séparée de biens!</i></p> -</blockquote> - -<p>Maurice comprit sur-le-champ la déférence de l'académicien -pour la femme-corset.</p> - -<p>La présentation fut faite à milady Ennui, qui lorgna -les deux ressuscités avec une curiosité nonchalante, leur -adressa une vingtaine de questions dont elle n'attendit -pas les réponses, puis déclara tout à coup qu'elle voulait -déjeuner sur-le-champ, pour faire ensuite avec eux une -promenade à la grande avenue des cheminées.</p> - -<p>En sortant de table, M. Atout conduisit ses hôtes et -milady Ennui sur la terrasse de son hôtel, où ils trouvèrent -une calèche aérostatique, dans laquelle ils montèrent: -car, à Sans-Pair, les principaux moyens de -communication avaient été établis, pour plus de commodité, -à travers l'espace autrefois abandonné au vent -et aux hirondelles. Les rues étaient presque exclusivement -laissées aux piétons. On voyait les fiacres volants, -les omnibus-ballons, les tilburys ailés, courir et se croiser -dans tous les sens; l'éther, enfin conquis, était devenu -un nouveau champ pour l'activité humaine. Ici, -des débardeurs aéronautes dépeçaient les nuages pour -en extraire la pluie ou l'électricité; là, des chiffonniers -aériens glanaient les épaves égarées dans l'espace; plus -bas, de pauvres chimistes volants recueillaient les gaz -vagabonds ou les fumées flottantes, tandis qu'à leur côté -quelque honnête bourgeois, abrité par deux nuées, essayait -de prendre à la ligne les oiseaux de passage.</p> - -<p>Après avoir traversé les plaines de l'air, la calèche -abaissa son vol vers une sorte d'avenue formée par les -cheminées des plus hauts édifices. C'était le bois de Boulogne -de Sans-Pair, et toute l'aristocratie élégante s'y -donnait rendez-vous.</p> - -<p>L'académicien montra successivement à ses deux hôtes -les équipages des beautés en vogue, des célébrités à -la mode, des banquiers les plus millionnaires. Il leur fit -admirer les lions du jour, caracolant sur leurs aérostats -pure vapeur, et lorgnant les femmes accoudées aux balcons -des terrasses.</p> - -<p>Mais ce que Maurice remarqua avant tout, ce fut la -variété des physionomies de cette société d'élite. On retrouvait, -chez les uns, les traces du visage mongole au -teint de suie et aux yeux sournois; chez les autres, celles -de l'Américain au front fuyant. Il y avait des traits de -Malais olivâtres et de nègres frisés comme les fourrures -d'astracan. On trouvait même quelques Caucasiens portant, -selon les règles établies pour leur race, <i>l'angle facial -ouvert à quatre-vingts degrés et le nez long…</i> à moins -qu'ils ne fussent camus!</p> - -<p>Ce mélange de types était la conséquence naturelle -des progrès des lumières. Tous les sangs s'étaient mêlés. -Mais, comme dans une terre abandonnée à elle-même, -ou les plantes les moins précieuses ne tardent -pas à tout envahir, les races les plus déshéritées avaient -fini par prévaloir dans les générations successives, et la -fraternité générale avait amené la laideur universelle.</p> - -<p>Une seule exception frappa Maurice. C'était une femme -à demi couchée dans un char incrusté de nacre. A la voir -glisser légèrement au milieu de l'air, on eût dit cette divinité, -à la merveilleuse ceinture, qu'Homère nous représente -emportée dans l'espace par ses colombes, et n'ayant -qu'à sourire pour que tout frémisse de volupté! Vêtue -d'une tunique de mousseline rayée d'or, elle laissait pendre, -hors du char, un de ses pieds nus, qui semblait -baigner dans l'azur de l'éther. Son manteau de gaze flottait -derrière elle comme une nuée, et ses cheveux blonds, -retenus par un cercle d'argent, jouaient sur ses épaules.</p> - -<p>Les jeunes Sans-Pairiens se pressaient autour de son -char, comme un essaim d'abeilles autour d'une touffe -fleurie.</p> - -<p>Maurice la montra à l'académicien et demanda son -nom.</p> - -<p>«Son nom? interrompit milady Ennui; qui ne le -connaît? C'est madame Facile… dont le mari est toujours -en ambassade à six mille lieues de Sans-Pair. N'est-ce -pas le président de la chambre des envoyés qui la -suit?</p> - -<p>—Il me semble, en effet!» répondit l'académicien.</p> - -<p>Milady fit un geste d'indignation.</p> - -<p>«Quelle honte! s'écria-t-elle; un homme grave -avoir une pareille faiblesse!…</p> - -<p>—Comme vous dites… une faiblesse, répéta M. Atout, -qui ne paraissait pas lui-même bien fort.</p> - -<p>—Oser paraître avec elle, continua milady; la voir -étaler publiquement une beauté trop connue!»</p> - -<p>M. Atout jeta un regard de côté, comme s'il eût souhaité -la mieux connaître.</p> - -<p>«Ne point être repoussé par le dégoût, par le mépris!» -acheva la femme-corset.</p> - -<p>Dans ce moment, madame Facile passa près de la calèche. -L'air, agité par son vol, apporta jusqu'à M. Atout -le parfum de ses cheveux, et son pied nu faillit l'effleurer.</p> - -<p>«C'est scandaleux! s'écria milady.</p> - -<p>—Scandaleux! répéta l'académicien, qui frémissait -encore, et poursuivait d'un œil avide la voluptueuse vision.</p> - -<p>—Partons! reprit la première, indignée.</p> - -<p>—Partons!» répliqua le second en soupirant.</p> - -<p>La calèche changea de direction. Au bout d'un instant, -milady se rappela le fils qu'elle avait en nourrice -et déclara qu'elle voulait le voir.</p> - -<p>Marthe appuya vivement sa demande, car l'instinct -de mère avait devancé chez elle la maternité. La vue -d'un enfant lui causait toujours une joie attendrie. Elle -ne pouvait entendre ses frais gazouillements sans s'approcher -pour lui ouvrir les bras, et, à peine l'avait-elle -pressé sur son cœur qu'elle se sentait saisie d'une sorte -de transport caressant. Elle l'appuyait à son épaule, posait -une joue sur sa petite tête bouclée, le berçait en -chantant; et, si l'enfant, cédant à ses caresses, s'endormait, -elle-même fermait bientôt les yeux, et, le cœur -gonflé d'une joyeuse illusion, rêvait qu'elle était sa -mère!</p> - -<p>Que de fois cette hallucination l'avait subjuguée! Que de -fois elle avait vu, dans ces songes éveillés, toutes les fantaisies -de son espérance se traduire en vivantes images! -C'était d'abord l'enfant folâtre pendu à l'escarpolette -des bois, ou courant avec sa chèvre docile dans les herbes -fleuries; puis la pensionnaire déjà découronnée des -grâces du premier âge, sans que celles du second fussent -encore écloses; enfin, la grande et belle jeune fille -qui s'arrêtait rêveuse aux bords de la vie, comme devant -une mer sans limites! Que de secrets arrachés à -cette rêverie! que de traces de larmes découvertes sous -un baiser! que de consolations données et reçues! Charmant -retour d'émotions oubliées! douce reprise du roman -de la jeunesse qu'une autre recommence sous l'abri -de notre amour! Qu'importe que la vie décline en nous, -si elle renaît dans notre second nous-même? Qui hérite -de notre sang et de notre âme ne doit-il pas hériter de -notre bonheur? Laisse le soleil à qui vient prendre ta -place dans la vie. Qu'elle soit heureuse, la fille que tu as -nourrie et formée, heureuse sans toi, heureuse par un -autre! Dans la succession des êtres, hélas! l'ingratitude -est la dette héréditaire; nos pères sont vengés par nos -enfants! Eh bien! accepte la nouvelle place qui t'est -donnée: tu étais la reine de cette destinée, sois-en l'esclave -dévouée. Veille sans qu'on le sache, donne sans jamais -demander, persiste à être la mère de celle qui n'est -plus ta fille. Tu seras encore heureuse, si elle peut l'être; -car le bonheur de ceux que nous aimons est comme l'encens -qui s'élève à l'autel: on ne le brûle point pour nous, -mais nous en partageons le parfum!</p> - -<p>Puis, toutes les joies de la maternité ne renaîtront-elles -point pour toi avec les fils de ta fille? Ouvre tes bras, -approche leurs têtes blondes de tes cheveux blancs et -tu entendras encore ces douces voix qui retentissent -jusqu'au fond des entrailles de la femme; tu sentiras -encore sur tes joues ridées ces petites mains qui appellent -les baisers; tu verras ces yeux vagues et doux, au -fond desquels on peut tout lire. Prends donc courage, -ta tâche n'est point achevée; il y a encore des enfants -pour lesquels il faut te dévouer, craindre, veiller; et -ceux-là, grand'mère, tu n'auras point à souffrir de leur -abandon: car, lorsqu'ils seront des hommes, tu ne vivras -plus! Sainte et généreuse passion pour les petits! -que deviendrait sans elle la race humaine? L'amour est -passager, l'amitié se lasse; à mesure que l'homme -avance sous le poids de la vie, son cœur se tarit et se -corrompt comme les eaux exposées à l'ardeur du midi; -seule sa tendresse pour l'enfant reste immuable, seule elle -entretient la source appauvrie du dévouement. Alors -même que le calcul décide de tous nos sentiments, celui-là -reste désintéressé; pour lui nous acceptons les -mécomptes, l'attente, les sacrifices. Les enfants n'assurent -point seulement la continuité de la race humaine, -ils sont aussi les conservateurs de ses instincts les plus -précieux et les plus doux.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch7">VII</h2> - -<div class="abstract">Maison d'allaitement.—Substitution de la vapeur à la maternité.—Lait de -femme perfectionné.—Moyen de reconnaître les vocations.—Grand collége -de Sans-Pair.—Programme pour le baccalauréat ès lettres.—Nouvelles -méthodes d'enseignement.—Machine à examen.—Catéchisme des -jeunes filles.—Pensionnat pour la production des phénomènes.</div> - -<p>Ainsi rêvait Marthe, à la fois triste et joyeuse: joyeuse -par l'espoir du sacrifice, triste par la crainte de l'oubli!</p> - -<p>Mais, tandis qu'elle évoquait ce rêve entrecoupé, la -calèche avait abaissé son vol, et M. Atout déclara qu'ils -étaient rendus.</p> - -<p>Devant eux s'élevait un édifice dont l'aspect participait -à la fois de la caserne, du collége et de l'hôpital.</p> - -<p>L'académicien leur apprit que c'était la maison d'allaitement.</p> - -<p>«Et toutes les nourrices y demeurent?» demanda -Marthe.</p> - -<p>M. Atout sourit.</p> - -<p>«Des nourrices! répéta-t-il. Vous parlez là d'une habitude -des siècles barbares!</p> - -<p>—Alors, reprit Marthe, les enfants sont élevés par -leurs mères?</p> - -<p>—Fi donc! interrompit l'académicien, ce serait encore -pis. La civilisation a fait comprendre la folie d'une -pareille dépense de temps et de soins. Ici, comme partout, -nous avons substitué la machine à l'homme. De -votre temps, il n'y avait qu'une université de professeurs; -nous avons agrandi l'institution en créant une -université de nourrices. Le nouveau-né est mis au collége -le jour de son entrée dans le monde, et nous revient -dix-huit ans après tout élevé. IL serait difficile, -comme vous le voyez, de simplifier davantage les liens -de la famille. Plus de gênes ni d'inquiétudes! L'enfant -est aussi libre que s'il n'avait point de parents, les parents -aussi libres que s'ils n'avaient point d'enfants. On -s'aime tout juste autant qu'il le faut pour se souffrir; on -se perd sans désespoir. Les générations se succèdent -dans la même maison, comme des voyageurs dans la -même auberge. Ainsi a été résolu le grand problème de -la perpétuation de l'espèce, en évitant l'association passionnée -des individus.»</p> - -<p>Comme il achevait, la calèche s'arrêta devant un immense -édifice, à l'entrée duquel on avait gravé en lettres -colossales:</p> - -<blockquote> -<p><i>Université des métiers-unis.—Institution pour les -jeunes gens et les jeunes demoiselles non sevrés.—Allaitement -à la vapeur.</i></p> -</blockquote> - -<p>Une machine, sculptée sur le fronton, était entourée -de nourrissons, vers lesquels elle étendait ses bras d'acier -et ses mamelles de liége verni. Au-dessus se lisait -la sainte légende:</p> - -<p><i>Laissez venir vers moi les petits enfants!</i></p> - -<p>Lorsqu'il se présenta au bureau, M. Atout dut indiquer -le numéro d'ordre sous lequel son fils avait été inscrit. -Le commis feuilleta son catalogue d'enfants, et dit -brièvement:</p> - -<p>«Salle Jean-Jacques-Rousseau, quatrième rayon, -case D.»</p> - -<p>L'académicien prit le bras de milady Ennui, et se hasarda -à travers les immenses corridors.</p> - -<p>De loin en loin, des gardiens portant le costume de -l'établissement, composé d'un tablier de taffetas ciré et -d'une coiffure en forme de biberon, indiquaient aux visiteurs -la direction qu'ils devaient prendre. Marthe et -Maurice longèrent d'abord une galerie où des métiers -de différentes formes tissaient des layettes; puis une seconde, -où d'autres mécaniques fabriquaient de petits -cercueils. De là, ils traversèrent une cour pleine de paniers -à roulettes, dans lesquels les enfants apprenaient à -marcher, et arrivèrent devant un vaste atelier éclairé -par la flamme des grands fourneaux.</p> - -<p>«Vous voyez les cuisines de l'établissement, dit -M. Atout en s'arrêtant; c'est là que se fabrique le breuvage -destiné aux enfants. On avait cru longtemps que -l'aliment le plus convenable pour les nouveau-nés était -le lait de leur mère; mais la chimie a démontré qu'il -était malsain et peu nourrissant. L'Académie des sciences -a, en conséquence, nommé une commission, qui a -donné la recette d'un breuvage plus rationnel. Il se compose -de quinze parties de gélatine, de vingt-cinq parties -de gluten, de vingt parties de sucre et de quarante -parties d'eau; le tout composant une mixtion connue -sous le nom de <i>supra-lacto-gune</i> ou <i>lait de femme perfectionné</i>. -Une expérience sans réplique a, du reste, prouvé -l'excellence de ce breuvage: c'est que tous les nouveau-nés -qui refusent d'en boire, et ils sont nombreux, tombent, -par suite, dans la langueur, et meurent infailliblement -au bout de deux ou trois jours. Quant aux procédés -employés pour la distribution du supra-lacto-gune, -vous allez pouvoir en juger vous-mêmes.»</p> - -<p>A ces mots, M. Atout ouvrit une porte, et les visiteurs -se trouvèrent dans la salle des allaitements.</p> - -<p>C'était une immense galerie, garnie aux deux côtés -d'espèces de planches à bouteilles, sur lesquelles les -enfants étaient assis côte à côte. Chacun d'eux avait devant -lui son numéro d'ordre et le biberon breveté qui -lui tenait lieu de mère. Une pompe à vapeur, placée au -fond de la salle, faisait monter le supra-lacto-gune vers -des conduits qui le partageaient ensuite entre les nourrissons. -L'allaitement commençait et finissait à heure -fixe, ce qui donnait aux enfants l'habitude de la régularité. -Tous devaient avoir un même appétit et un même -estomac, sous peine de jeûne ou d'indigestion; on eût -pu inscrire à l'entrée de la salle comme sur les portes -républicaines de 1793:</p> - -<p><i>L'Égalité ou la Mort.</i></p> - -<p>M. Atout fit admirer à ses compagnons tous les détails -de cet établissement modèle, auquel on devait, selon -son heureuse expression, l'anéantissement des superstitions -maternelles. Il prouva qu'en employant les machines, -on avait réalisé, sur chaque nourrisson, un -bénéfice de 3 centimes par jour, ce qui donnait, pour -l'année, 9 fr. 95 c, et pour les 10 millions de nouveau-nés, -près de 100 millions d'économie! Il expliqua -ensuite de quelle manière l'établissement se trouvait -partagé en neuf salles correspondant aux neuf classes -de la société. Le breuvage, les soins, l'air et le soleil y -étaient distribués conformément au principe de justice -romaine; <i>habita ratione personarum et dignitatum</i>. Les enfants -de millionnaires avaient neuf parts, et les fils de -mendiants le neuvième d'une part, ce qui leur servait à -tous deux d'apprentissage pour les inégalités sociales. -L'un s'accoutumait ainsi, dès le premier jour, à tout -exiger, l'autre à ne rien attendre. Merveilleuse combinaison, -qui assurait à jamais l'équilibre de la république!</p> - -<p>Pendant ces explications, milady Ennui cherchait son -numéro, c'est-à-dire son fils, dont elle avait vanté à -Marthe les grâces enfantines. Elle l'aperçut enfin dans -sa case; mais le <i>supra-lacto-gune</i> produisait son effet ordinaire, -et l'héritier des Atout se tordait comme un ver -coupé en quatre.</p> - -<p>Le médecin de service, averti, accourut aussitôt et -déclara que les contorsions du numéro 743 tenaient à -des douleurs aiguës, affectant spécialement les régions -du côlon, d'où elles avaient pris vulgairement le nom -de coliques. Mais l'académicien protesta contre cette -étymologie. Il fit observer que colique avait le même -radical que colère, et ne pouvait venir que du grec -χολη, -<i>bile</i>. Il en résulta une longue discussion, émaillée de -citations malgaches, syriaques ou chinoises, pendant -laquelle le numéro endolori continuait à subir le mal -dont on discutait le nom. Enfin, le docteur et M. Atout, -n'ayant pu s'entendre, s'en allèrent chacun de leur -côté, bien décidés à écrire un mémoire sur la question.</p> - -<p>Quant à milady Ennui, scandalisée des grimaces de -son héritier, elle avait passé outre avec ses deux hôtes, -et s'occupait à leur faire remarquer la grandeur opulente -de tout ce qui les entourait.</p> - -<p>Les murs étaient tapissés de nattes précieusement -travaillées, les plafonds chargés de moulures ciselées, -les fenêtres ornées de rideaux de soie à crépines d'or. -On avait garni les cases des nourrissons de tapis moelleux; -les numéros brillaient sur des plaques émaillées; -de larges ventilateurs de gaze rayée d'argent renouvelaient -sans cesse l'air des galeries; l'industrie avait, en -un mot, épuisé son luxe et sa prévoyance en faveur des -nouveau-nés; il ne leur manquait absolument que des -mères.</p> - -<p>A la suite des salles d'allaitement se trouvait le second -établissement, destiné au sevrage. On y recevait les enfants -de quinze mois, et ils étaient soumis, dès lors, à -une combinaison d'exercices destinés au perfectionnement -des organes. Il y avait un appareil pour leur -apprendre à voir, un second pour leur enseigner à entendre, -d'autres encore pour les habituer à déguster, à -sentir, à respirer.</p> - -<p>«De votre temps, dit M. Atout à Maurice, l'enfant -était abandonné à lui-même; il se servait de ses poumons, -sans savoir comment; il agissait sans apprentissage; -il s'exerçait à vivre en vivant! Méthode barbare, -que l'absence des lumières pouvait seule justifier. -Aujourd'hui nous avons amélioré tout cela. L'espèce -humaine n'est plus qu'une matière vivante, à laquelle -nous donnons une forme et une destination; la Providence -n'y est pour rien; nous lui avons ôté le gouvernement -du monde, qu'elle dirigeait sans discernement, -et nous fabriquons l'homme à l'instar du calicot, par des -procédés perfectionnés.</p> - -<p>Du reste, ces premières études ne sont qu'une avant-scène -de la vie; c'est seulement au sortir de la maison -de sevrage, que chaque enfant prend la route qu'il doit -ensuite poursuivre.</p> - -<p>—Et par qui cette route lui est-elle indiquée? demanda -Maurice.</p> - -<p>—Par les docteurs du bureau des triages que vous -avez devant vous.»</p> - -<p>Ils venaient, en effet, d'arriver à un troisième édifice, -moins considérable que les précédents, dans lequel ils -entrèrent. C'était un musée phrénologique, où ils aperçurent -une dizaine de médecins occupés à constater les -différentes aptitudes. Des garçons attachés à l'établissement -leur apportaient sans cesse des pannerées d'enfants, -dont ils tâtaient le crâne, et auxquels ils donnaient un -nom et une destination, selon les protubérances observées. -L'écriteau passé au cou des sujets examinés indiquait -le résultat de l'examen.</p> - -<p>L'enfant recevait là son brevet de grand mathématicien, -de grand artiste ou de grand poëte, et n'avait plus -qu'à le devenir. Par ce moyen, toute incertitude de vocation -disparaissait. Au lieu d'errer à travers vingt -goûts opposés, comme un étranger qui demande sa -route à tous les passants, vous trouviez une direction -indiquée, vous n'aviez qu'à partir, qu'à poursuivre, et -vous étiez sûr d'arriver au but… à moins qu'on ne vous -eût indiqué un mauvais chemin.</p> - -<p>Du bureau des triages, Marthe et Maurice passèrent -aux écoles.</p> - -<p>M. Atout, qui joignait à ses autres titres celui d'inspecteur -général des études, leur fit tout voir dans le -plus grand détail.</p> - -<p>La base de l'instruction donnée au collége de Sans-Pair -était le thibétain, langue d'autant plus intéressante -à connaître que l'on avait cessé de la parler depuis environ -mille ans. Les élèves lui consacraient quatre jours -sur cinq. Le reste du temps était employé à examiner -les hiéroglyphes des anciennes pyramides d'Égypte, -dont il ne restait plus qu'une gravure apocryphe, et à -approfondir la différence existant entre l'absolu complet -et l'absolu universel!</p> - -<p>Ces enseignements avaient pour but de préparer -l'élève à la vie pratique, et de lui servir de point de départ -pour devenir ingénieur, médecin ou commerçant.</p> - -<p>M. Atout, qui voulait faire apprécier à son hôte l'étendue -des connaissances acquises par les écoliers de -l'établissement, lui remit le programme de l'examen que -tous devaient subir avant de le quitter.</p> - -<p class="c"><span class="small">UNIVERSITÉ DES MÉTIERS-UNIS</span><br /> -<span class="large">GRAND COLLÉGE DE SANS-PAIR</span><br /> -<span class="small">PROGRAMME POUR LE BACCALAURÉAT ÈS LETTRES</span></p> - -<p class="emgap2"><span class="sc">Pour le thibétain:</span></p> - -<p>1<sup>o</sup> Les trente livres de l'Histoire de la Tortue verte de -Rapput, par Shah-Rah-Pah-Shah;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Les douze livres de l'Histoire de l'Éléphant noir, -de Rouf-Tapouf;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Les six chants des Citernes du Désert, de Felraadi;</p> - -<p>4<sup>o</sup> Le traité sur le Bonheur des Borgnes, du même;</p> - -<p>5<sup>o</sup> Les Discours de Bal-Poul-Child contre Child-Poul-Bal.</p> - -<p class="emgap2"><span class="sc">Pour l'histoire:</span></p> - -<p>1<sup>o</sup> Donner la succession des rois du Congo, de la Patagonie -et de la baie d'Hudson, depuis Noé;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Expliquer l'inscription de la grande pyramide d'Égypte, -qui n'existe plus;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Raconter l'expédition de lord Ellenbourgh dans -l'Inde, avec le chiffre des bœufs, moutons, légumes, détruits -par l'armée anglaise, et les campagnes du maréchal -Bugeaud en Algérie, avec les discours, toasts, -proclamations, ordres du jour, au nombre de douze -mille six cent quarante-trois;</p> - -<p>4<sup>o</sup> Énumérer ce que l'Allemagne a fourni de princesses -nubiles aux autres États de l'Europe.</p> - -<p class="emgap2"><span class="sc">Pour la géographie:</span></p> - -<p>1<sup>o</sup> Nommer les différents États des quatre parties du -monde avant le déluge, en désignant leurs capitales;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Citer tous les fleuves, lacs, mers, montagnes, en -leur donnant les noms qu'ils ne portent plus;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Indiquer au juste les délimitations de l'ancienne -république d'Andorre et de la célèbre principauté de -Monaco;</p> - -<p>4<sup>o</sup> Dire la population des régions encore inconnues -qui s'étendent du 40<sup>e</sup> au 60<sup>e</sup> degré de latitude.</p> - -<p class="emgap2"><span class="sc">Pour la littérature:</span></p> - -<p>Le candidat devra donner la recette des différentes -formes de style, avec le moyen de s'en servir; expliquer -les procédés du sublime, du fleuri, du gracieux, et faire -l'histoire de tous les hommes de lettres connus, depuis -Salomon jusqu'à nos jours.</p> - -<p class="emgap2"><span class="sc">Pour la philosophie:</span></p> - -<p>Démontrer l'identité du tout avec l'universel par le -rapport de l'ensemble à la somme des parties. Chercher -en quoi le moi diffère du non-moi, et si le moi efficient -peut être confondu avec le moi correctif. Établir la liberté -du causal plastique sous la dépendance du phénoménal -concret.</p> - -<p class="emgap2"><span class="sc">Mathématiques:</span></p> - -<p>Connaître tous les théorèmes sans application que -peut fournir l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie, et -résoudre tous les problèmes inutiles qui pourront être -proposés.</p> - -<p class="emgap2"><span class="sc">Physique:</span></p> - -<p>Donner les théories de toutes les grandes lois que l'on -continue à chercher.</p> - -<p class="emgap2"><span class="sc">Chimie:</span></p> - -<p>Expliquer, d'après les formules de la Cuisinière bourgeoise, -tous les ingrédients qui composent chacun des -ragoûts scientifiques connus sous le nom de <i>corps</i>.</p> - -<hr /> - - -<p>Maurice demeura d'abord épouvanté des connaissances -demandées aux candidats; mais il se rappela heureusement -que, même de son temps, les programmes -n'étaient point toujours des vérités. Pour cet examen, -comme pour tout le reste, sans doute, on ne voulait que -la forme, cette loi suprême des Brid'Oison de tous les -temps: car quiconque demande l'impossible s'engage -d'avance à ne rien exiger.</p> - -<p>M. Atout lui expliqua ensuite par quelle série d'ingénieuses -méthodes l'étude de ces connaissances était -facilitée aux élèves du grand collége.</p> - -<p>Il lui montra d'abord la classe destinée au cours d'histoire, -où chaque pan de mur représentait une race, -chaque banc une succession de rois, chaque poutre une -théogonie. Là tous les objets portaient une date ou rappelaient -un événement. On ne pouvait suspendre son -chapeau à une patère sans se rappeler un homme illustre, -essuyer ses pieds à la natte sans marcher sur une -révolution. Grâce à ce système mnémotechnique, aussi -expéditif que profond, l'histoire universelle était ramenée -à une question d'ameublement; l'élève l'apprenait -malgré lui et rien qu'en regardant. Qu'on lui demandât, -par exemple, le nom du premier roi de France, il se -rappelait la vis intérieure de la serrure, et répondait: -«Clo-vis.» Qu'on voulût connaître la date de la découverte -de l'Amérique, il pensait aux quatre pieds de la -chaire, dont chacun représentait un chiffre différent, et -répondait: 1492. Qu'on s'informât, enfin, de l'événement -le plus important qui suivit la naissance du christianisme, -il voyait les deux barres d'appui qui s'avançaient -sur l'amphithéâtre, et répondait hardiment; -«L'invasion des bar-bares!»</p> - -<p>M. Atout ne manqua point de faire remarquer à Maurice -les avantages de cette méthode débarrassée de -toute donnée philosophique, et grâce à laquelle il suffisait -de penser à deux choses pour s'en rappeler une.</p> - -<p>Il le conduisit ensuite au cours de géographie, où la -terre avait été figurée en relief, afin que les élèves pussent -se faire une idée plus exacte de sa beauté et de sa -grandeur. Les montagnes y étaient représentées par des -taupinières, les fleuves par des tubes de baromètre, et -les forêts vierges par des semis de cresson étiquetés. On -y voyait la représentation des villes en carton, et de -petits volcans de fer-blanc, au fond desquels fumaient -des veilleuses sans mèches.</p> - -<p>Une salle voisine contenait tout le système planétaire, -en taffetas gommé, et mis en mouvement par une machine -à vapeur de la force de deux ânes. Il avait seulement -été impossible de conserver aux différents corps -célestes leur dimension proportionnelle, leurs distances -respectives et leurs mouvements réels; mais les élèves, -avertis de ces légères imperfections, n'en étaient pas -moins aidés à comprendre ce qui était, par la représentation -de ce qui n'était pas.</p> - -<p>Un musée général complétait ces moyens d'instruction -du grand collége de Sans-Pair. On y avait réuni des -échantillons de toutes les productions naturelles et de -toutes les industries humaines. Ce que l'enfant n'apprenait -autrefois qu'en vivant et par l'usage lui était ainsi -artificiellement enseigné; il avait sous la main la création -entière par cases numérotées. On lui montrait un échantillon -de l'Océan dans une carafe, la chute du Niagara -dans un fragment de rocher, les mines d'or de l'Amérique -du Sud au fond d'un cornet de sable jaunâtre. Il -étudiait l'agriculture dans une armoire vitrée, les différentes -industries sur les rayons d'un casier, et les machines -d'après de petits modèles exposés sous des cloches -à fromage. Le monde entier avait été réduit, pour -sa commodité, à une trousse d'échantillons; il l'apprenait -en jouant au petit ménage, et sans en connaître les -réalités.</p> - -<p>Tels étaient les principes d'instruction adoptés par -l'université de Sans-Pair; quant à l'éducation, elle reposait -sur une idée encore plus ingénieuse.</p> - -<p>Son unique but étant de préparer des citoyens honorables, -c'est-à-dire habiles à s'enrichir, on lui avait sagement -donné pour unique base le dévouement à soi-même. -Chaque enfant s'accoutumait de bonne heure à -tenir un compte de profits et pertes pour chacune de -ses actions. Il calculait tous les soirs ce que lui avait -rapporté sa conduite de la journée: c'était ce qu'on appelait -l'examen de conscience. Il y avait un tarif gradué -pour les mérites et pour les fautes: tant à la patience, -tant à l'amabilité, tant au bon caractère! Les vertus se -résumaient en rentes ou en priviléges, pourvu que ce -fussent des vertus comprises dans le programme: car -l'université des Intérêts-Unis montrait, à cet égard, une -sage prudence: elle n'encourageait que les qualités qui -pouvaient tourner un jour au profit de leur possesseur. -Les vertus coûteuses étaient traitées comme des vices.</p> - -<p>Or, pour mieux encourager les enfants à s'enrichir; -on les initiait de bonne heure au culte du confort, on -leur en faisait une habitude, on les trempait dans ce -fleuve des jouissances matérielles qui rend les consciences -plus souples. Leur collége était un palais, pour lequel -l'industrie avait épuisé ses merveilles. Il y avait des -manéges, des billards, un casino pour la lecture et une -salle de spectacle adossée à la chapelle. On donnait à -chaque élève un appartement complet et un tilbury, -avec un groom pour les promenades.</p> - -<p>M. Atout ayant voulu faire voir à Maurice un de ces -logements de garçon, ils le trouvèrent occupé par un -élève de sixième, déjà complètement initié à la vie d'étudiant.</p> - -<p>Du reste, l'agréable n'avait point fait négliger l'utile. -Au milieu de la principale cour s'élevait une Bourse, où -tous les élèves se réunissaient chaque matin. On y négociait -sur les fruits de la saison, sur les lapins blancs -et sur les plumes métalliques. Il y avait là, comme à la -grande Bourse de Sans-Pair, des opérations habiles ou -hasardeuses, des ruines et des opulences subites. On y -jouait aussi à la baisse au moyen de fausses nouvelles, -et à la hausse par des accaparements combinés, de sorte -que les élèves se formaient dès l'enfance au mensonge -légal et prenaient l'importante habitude de ne se fier à -personne.</p> - -<p>Ils s'exerçaient également à l'emploi de la presse périodique, -en rédigeant quatre journaux d'opinions contraires, -dans lesquels ils tâchaient de se calomnier et -de se nuire, aussi bien que des hommes faits.</p> - -<p>Après le collége de Sans-Pair venait le grand Athénée -national, dont les cours étaient fréquentés par des auditeurs -de tout sexe et de tout âge.</p> - -<p>Le professeur de numismatique, que Maurice voulut -entendre, faisait ce jour-là une leçon sur la cuisine du -dix-neuvième siècle, tandis que le professeur d'économie -politique traitait la question des antiquités mexicaines. -Quant au professeur de philosophie, il se renfermait -plus rigoureusement dans la matière de son -cours, et ne s'occupait guère que d'injurier ses adversaires.</p> - -<p>En ressortant, M. Atout montra à ses hôtes les Écoles -de droit, de médecine, d'industrie, de beaux-arts, mais -sans y entrer. Leur organisation différait peu de celle du -grand collége, et l'examen des doctrines qui y étaient -enseignées eût demandé trop de temps. Maurice devait -d'ailleurs retrouver plus tard ces doctrines mises en -pratique dans le monde par les commerçants, les artistes, -les avocats et les docteurs.</p> - -<p>Ils ne s'arrêtèrent donc que devant l'édifice construit -pour les examens.</p> - -<p>Chaque Faculté avait une salle tellement disposée que -les candidats subissaient les épreuves sans l'intervention -d'aucun examinateur. C'était une sorte de labyrinthe -fermé de cent petites portes, sur chacune desquelles -se trouvait inscrite une question du programme, avec -une vingtaine de mauvaises réponses mêlées à la bonne. -Si le candidat mettait le doigt sur celle-ci, la porte s'ouvrait -d'elle-même, et il passait outre; sinon, il demeurait -enfermé comme un rat pris au piége! Par ce moyen, -toute erreur et toute injustice devenaient impossibles; -l'examinateur avait atteint la perfection d'indifférence et -d'impassibilité si longtemps poursuivie: ce n'était plus -un homme avec ses ardeurs, ses inclinations, ses répugnances, -mais une machine immuable comme la vérité. -On ne choisissait pas les aspirants, on les blutait; ici la -fleur de froment, là le son grossier. Les professeurs n'avaient -désormais à s'occuper des examens que pour -toucher le prix du travail qu'ils ne faisaient plus.</p> - -<p>Comme ils franchissaient la dernière porte du quartier -universitaire, M. Atout montra un second établissement, -d'une étendue presque égale, et destiné à l'instruction -des jeunes filles. L'organisation était à peu -près la même que dans celui des garçons; mais les connaissances -acquises y différaient essentiellement. La -principale étude était celle de l'orgue expressif appliqué -aux danses de caractère. Les élèves y consacraient sept -heures par jour. Le reste du temps était employé aux -leçons de minéralogie, d'architecture et d'anatomie. -Il y avait, en outre, un cours d'orthographe une fois -par semaine, et l'on cousait tous les mois.</p> - -<p>Quant à la morale, elle était formulée dans un catéchisme -qui devait servir de règle de conduite aux jeunes -filles, et qu'on leur faisait apprendre par cœur. Il y -avait un chapitre pour la toilette, un chapitre pour les -bals et les visites, un chapitre pour le mariage.</p> - -<p><i>Demande.</i> Une femme doit-elle désirer le mariage?</p> - -<p><i>Réponse.</i> Oui, si elle peut être bien mariée.</p> - -<p><i>Demande.</i> Qu'est-ce qu'une femme bien mariée?</p> - -<p><i>Réponse.</i> C'est celle qui, ayant épousé un homme honorable, -profite et jouit de sa position.</p> - -<p><i>Demande.</i> Qu'entendez-vous par un homme honorable?</p> - -<p><i>Réponse.</i> J'entends un homme qui paye le cens d'éligibilité.</p> - -<p><i>Demande.</i> Comment la femme doit-elle aimer son -mari?</p> - -<p><i>Réponse.</i> Proportionnellement à la pension qu'il lui -accorde.</p> - -<p><i>Demande.</i> Pouvez-vous réciter votre acte d'espérance -matrimoniale?</p> - -<p><i>Réponse.</i> «Mon Dieu, je compte sur votre infinie bonté -pour obtenir l'époux selon mon cœur; qu'il soit assez -riche pour me donner un équipage, un hôtel, des loges -au grand théâtre de Sans-Pair, et puisse-t-il, ô mon -Dieu! montrer autant de courage à agrandir sa fortune -que j'aurai de plaisir à la dépenser!»</p> - -<p>Maurice n'en lut point davantage, et demanda à l'académicien -si les deux grandes institutions universitaires -qu'il venait de lui montrer étaient les seuls établissements -d'instruction publique existant à Sans-Pair.</p> - -<p>«Il y a, de plus, les institutions exploitées par l'industrie -particulière, répliqua M. Atout: écoles, pensionnats, -lycées, professant toutes les sciences connues -par toutes les méthodes inventées. Mais le plus célèbre -de ces établissements est celui de M. Hâtif, qui a trouvé -le moyen d'appliquer à l'instruction des enfants le système -des serres chaudes, et qui obtient des savants -<i>forcés</i>, comme les jardiniers obtenaient autrefois des -melons de primeur. Il lui suffit de placer ses élèves sur -une couche propre à hâter la sève intellectuelle, et de -veiller au thermomètre qui indique le degré de chaleur -nécessaire pour la maturation de leurs cerveaux. Il a -toujours ainsi, sous verrine, plusieurs centaines d'écoliers, -qui sont de grands hommes à dix ans et des enfants -à vingt.</p> - -<p>Du reste, sa fabrique de prodiges prospère. C'est -de chez lui que sortent tous ces virtuoses qui improvisent -des symphonies au maillot, ces grands mathématiciens -calculant la circonférence de la terre avant -de savoir parler, et ces poëtes prématurés qui font leurs -premières élégies avant leurs premières dents.»</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch8">VIII</h2> - -<div class="abstract">Agrandissement des magasins de nouveautés.—Histoire de -mademoiselle Romain.—Aspect pittoresque de la ville de -Sans-Pair.—Maladie de milady -Ennui, traitée par quatorze médecins spécialistes, et guérie par -Maurice.—Société d'assurance pour empêcher les vivants de regretter -les morts.—Rencontre du grand philanthrope M. Philadelphe Le Doux.</div> - -<p>Tout en donnant ces détails, l'académicien avait regagné -sa calèche, et il allait y remonter, lorsque milady -Ennui déclara qu'elle voulait conduire Marthe aux -nouvelles galeries du Bon-Pasteur.</p> - -<p>C'était un magasin où se trouvaient réunies pour l'acheteur -toutes les productions du monde connu. Il couvrait -une surface de deux cents hectares et occupait -douze mille commis. Outre la ligne d'omnibus desservant -l'intérieur, on avait ménagé un avançage de voitures -à la tête de chaque comptoir. Les étoffes, roulées -et déroulées par d'immenses cylindres, passaient devant -les yeux de la foule, comme ces toiles mobiles qui représentent -les cascades à l'Opéra: des montres gigantesques, -garnies de bijoux et d'orfévreries, tournaient -partout sur elles-mêmes; des tablettes couvertes de -cristaux, d'ivoires sculptés, de fantaisies précieuses, -allaient et venaient sans cesse sur leurs rails de cuivre, -et semblaient appeler les acheteurs; enfin, au milieu de -tout cet éclat, des valets en livrée circulaient chargés -de plateaux, et offraient des rafraîchissements.</p> - -<p>«Vous le voyez, dit M. Atout, le commerce s'est -agrandi comme tout le reste; ce n'est plus qu'une banque -perfectionnée. Les profits, qui autrefois faisaient -vivre médiocrement cent mille familles, ont créé dix -existences royales auxquelles tout est possible. Votre -temps était encore celui des petits marchands. En sortant -d'apprentissage on se mariait, on ouvrait boutique -avec son amour et son courage! Mais, de nos jours, la -bonne volonté ne tient plus lieu de capital, et la première -condition, pour exercer un commerce, n'est point -de le connaître: c'est d'avoir un million!»</p> - -<p>A ces mots, l'académicien se mit à calculer tout haut, -pour Maurice, la valeur des marchandises entassées -dans les galeries qu'ils parcouraient, tandis que milady -Ennui faisait remarquer à Marthe leur prodigieuse variété.</p> - -<p>Mais Maurice et Marthe n'écoutaient plus, car ils venaient -d'apercevoir l'enseigne du magasin-monstre: <span class="sc">Le -Bon-Pasteur!</span> Leurs regards s'étaient aussitôt cherchés, -leurs lèvres avaient murmuré en même temps le -nom de mademoiselle Romain, et tous deux étaient devenus -subitement rêveurs!</p> - -<p>C'est que ce nom avait réveillé chez eux le souvenir -de tout un autre monde; un de ces souvenirs qui vous -attendrissent comme la vue du vieux foyer sur lequel -vous écoutiez les histoires de la nourrice, du petit jardin -où vous plantiez des rameaux d'aubépine, de la -borne qui servait de siége au mendiant avec lequel vous -partagiez votre pain de l'école! Et cependant mademoiselle -Romain n'avait été ni une parente, ni une compagne -de jeux; mademoiselle Romain n'était qu'une vieille -voisine, mercière à l'enseigne du <i>Bon-Pasteur!</i></p> - -<p>Mais aussi quelle voisine! et comment l'oublier? Qui -pouvait l'avoir vue au fond de sa petite boutique obscure -sans se rappeler sa haute chaise à patins, sa chaufferette -de terre, ses grandes aiguilles à tricot, et son visage -souriant sous les rides de la laideur.</p> - -<p>Car Dieu, qui avait été sévère pour mademoiselle Romain, -l'avait fait naître pauvre, maladive et disgraciée! -Elle eût pu se plaindre de la part qui lui avait été faite; -elle aima mieux y chercher le peu de bien qui s'y trouvait -caché! Son indigence lui interdisait les plaisirs, elle -l'accepta comme une sauvegarde contre les excès; ses -souffrances étaient sans trêve, elle y trouva un utile enseignement -de patience; sa laideur lui ôtait l'espoir d'être -aimée, elle s'en dédommagea en aimant les autres!</p> - -<p>Puis, Dieu n'avait point été pour elle sans pitié! A défaut -de bonheur, il lui donna un grand devoir à remplir.</p> - -<p>Mademoiselle Romain avait un père paralytique, dont -elle devint le seul appui! Le corps du vieillard n'était -plus qu'un cadavre insensible, mais la tête continuait à -penser, le cœur battait toujours! Incapable de se faire -à lui-même l'aisance ou la misère, il était encore capable -de les recevoir et de les sentir.</p> - -<p>Sa fille le comprit, et résolut de lui conquérir tout ce -qu'il pouvait espérer de joie. Elle réunit ses dernières -ressources, acheta quelques marchandises, et vint s'établir -au <i>Bon-Pasteur!</i></p> - -<p>La boutique était petite, et bien des rayons restaient -vides; mais la sainte fille avait la foi des grands cœurs! -Prête à tous les sacrifices pour celui qu'elle s'était promis -de rendre heureux, elle ne pouvait croire que la Providence -la trahît. Le moyen, en effet, de supposer Dieu -moins bon que nous-mêmes? Toujours le tricot à la -main, près du comptoir, elle n'interrompait son travail -qu'à l'entrée d'un acheteur, et, s'il se faisait trop attendre, -si l'inquiétude ou le découragement ralentissait le mouvement -de ses longues aiguilles de buis, elle regardait -vers l'arrière-boutique le vieux paralytique doucement -confiant dans son courage, et les aiguilles recommençaient -à s'agiter plus rapides.</p> - -<p>Les gains étaient faibles sans doute; mais qui peut -dire les miracles de l'économie et du dévouement? Tout -ce que mademoiselle Romain se retranchait était ajouté -au bien-être du vieillard; celui-ci, trompé, la croyait -plus riche à chaque nouvelle privation, et jouissait de -ses sacrifices sans avoir la douleur de les soupçonner. -La fille remerciait le ciel de cette erreur, qu'elle appelait -une grâce, et, pour s'en rendre digne, elle s'imposait -de nouveaux devoirs.</p> - -<p>Une pauvre femme qu'elle avait employée quelquefois -vint à mourir, laissant un fils presque idiot. Mademoiselle -Romain l'accueillit d'abord, pour qu'il ne vît point clouer -le cercueil de sa mère; mais, le lendemain, quand elle -pensa qu'il fallait le conduire à l'hospice, le cœur lui manqua. -L'enfant avait déjà choisi sa place près du foyer, il -tenait sa tête appuyée sur les genoux du paralytique, et -souriait en regardant celle qui l'avait recueilli.</p> - -<p>«Il eût pu être mon frère!» pensa-t-elle, attendrie.</p> - -<p>Et, regardant encore ces deux infortunés, que Dieu -semblait lui offrir réunis à dessein, elle ajouta dans sa -pensée:</p> - -<p>«C'est mon frère!»</p> - -<p>Et l'enfant ne la quitta plus.</p> - -<p>Quand Marthe et Maurice la connurent, le vieillard et -l'idiot vivaient encore près d'elle, heureux par son travail -et sa tendresse. La boutique était toujours aussi petite, -les rayons à peine mieux garnis; mais tout le -monde connaissait mademoiselle Romain et lui achetait. -Les vieillards se découvraient les premiers à sa vue, -les jeunes gens la saluaient comme si elle eût été belle, -et les mères apprenaient à leurs enfants à la reconnaître. -Que de fois Maurice et Marthe avaient passé devant l'étroit -vitrage de sa boutique en se tenant par la main, et -rien que pour la voir!</p> - -<p>«C'est la bonne demoiselle! disaient-ils à demi-voix, -celle à laquelle il faut ressembler.»</p> - -<p>Et ils la saluaient par son nom, et, quand elle leur -avait répondu, ils continuaient leur route, fiers et attendris, -en se promettant tout bas de l'imiter.</p> - -<p>Ah! qu'étaient toutes les richesses entassées dans les -galeries de Sans-Pair auprès de cette humble boutique, -dont la vue formait un enseignement? Qu'étaient ces -milliers de commis auprès de la pauvre femme qui, rien -qu'avec son courage, avait soutenu deux existences et -sauvé deux âmes? Hélas! que Dieu l'eût fait naître plus -tard, au milieu d'une société plus éclairée, elle eût en -vain travaillé et espéré! La bonne volonté ne tenait plus -lieu de capital!</p> - -<p>Avant de ramener chez lui ses deux hôtes, l'académicien -voulut leur donner une idée de la magnificence de -Sans-Pair, et les conduisit au grand carrefour de la -Réunion.</p> - -<p>C'était une place à laquelle venaient aboutir toutes les -rues de la capitale; elle était ornée de cinquante bornes-fontaines -et de deux cents becs de gaz épuré. Le musée, -la bibliothèque, le théâtre national et la chambre des -représentants l'encadraient de leurs façades, magnifiquement -décorées d'affiches peintes à l'huile. Tout autour -rayonnaient les rues, formant une ligne droite de -plusieurs lieues, et composées de maisons quadrangulaires, -tellement semblables que les numéros seuls pouvaient -les faire distinguer. Une foret de tuyaux fumants -couronnait cette charmante perspective, que l'on saisissait -d'un seul coup d'œil.</p> - -<p>Les vingt-quatre divisions qui formaient la ville entière -étaient désignées par les vingt-quatre signes de l'alphabet, -et chaque citoyen devait habiter le quartier qui -correspondait à la première lettre de sa profession. Cette -disposition avait le léger désavantage de placer votre -bottier à soixante-huit kilomètres de votre tailleur; mais -elle donnait à la ville une régularité qui eût fait envie à -une table d'échecs, et, si les relations de la vie en souffraient, -la raison pure était du moins satisfaite.</p> - -<p>Cependant cette organisation venait d'être vivement -attaquée par un savant astronome, M. de l'Empyrée, -comme relevant de la numération duodécimale, depuis -longtemps abandonnée pour tout le reste. Il avait proposé, -en conséquence, dans l'intérêt de l'unité mathématique, -la démolition de Sans-Pair, qui eût été reconstruit -en dix quartiers, correspondant aux dix chiffres -de la table numérale, et où chacun eût été rangé selon -son mérite, c'est-à-dire selon la quantité de ses impôts. -Cette profonde conception avait assez vivement ému les -esprits pour détourner l'attention publique des découvertes -lunaires dues, comme nous l'avons déjà dit, au -même savant.</p> - -<p>Maurice remarqua que les maisons, construites en fer, -pouvaient se démonter comme un meuble. Si le propriétaire -changeait d'état, il n'avait qu'à s'adresser à la compagnie -des déménagements, qui lui transportait son domicile -dans le nouveau quartier qu'il devait habiter.</p> - -<p>Les logements de garçon étaient encore plus simples: -ils consistaient en une malle mécanique, dont on emportait -la clef. Le soir venu, la malle se développait et formait -une chambre à coucher, avec alcôve et cabinet de -toilette. Quant à la cuisine, elle était devenue inutile depuis -l'invention des fourneaux-caporal, qui permettaient -à chaque fumeur de préparer trois plats à la chaleur de -sa pipe, et des briquets autoclaves, cuisant un potage -et deux biftecks au feu d'une allumette.</p> - -<p>En repassant près du port, les deux époux y virent -une île couverte de bosquets et de villas, qu'ils n'avaient -point aperçue quelques instants auparavant. Ils apprirent -de leur conducteur que c'était le grand village flottant, -<i>le Cosmopolite</i>, qui arrivait de sa promenade autour -du monde.</p> - -<p>L'étendue de ce bateau-phénomène était de plusieurs -kilomètres. Chaque passager y avait son cottage, avec -parterre, basse-cour et jardin potager. Au milieu du -village s'élevait l'église, et à l'une des extrémités la salle -de concerts. Cent cinquante machines, de la force de -quatre cents chevaux, mettaient en mouvement <i>le Cosmopolite</i>, -qui fendait les flots avec la rapidité du Léviathan. -Son voyage de circumnavigation durait huit jours. -Il touchait à la Nouvelle-Guinée, franchissait le canal -creusé dans l'isthme de Panama, traversait l'océan Atlantique, -remontait jusqu'à la Méditerranée, entrait dans -la mer Rouge par le détroit de Suez, et regagnait le point -de départ à travers la mer des Indes.</p> - -<p>Les passagers que la navigation fatiguait se faisaient -débarquer au Caire, où ils prenaient le grand chemin de -fer d'Asie, qui les conduisait jusqu'à Malaca en wagons-houses. -Ces wagons-houses étaient des maisons roulantes, -où l'on trouvait des chambres à coucher, un restaurant, -des billards, un estaminet et des bains russes.</p> - -<p>Près du <i>Cosmopolite</i> flottaient une foule d'autres bateaux, -dont les différentes destinations se trouvaient indiquées -par des affiches en banderoles. Les uns formaient -des théâtres flottants, qui, traversant les mers -et remontant les fleuves, portaient aux peuplades les -plus reculées les bienfaits du vaudeville ou les enseignements -de l'opéra-comique; d'autres, disposés en salles -de bal, allaient apprendre aux cinq parties du monde -les quadrilles des Musards sans-pairiens; les plus petits, -enfin, consacrés à des dioramas, à des ménageries ou à -des cabinets de lecture, jetaient successivement l'ancre -dans toutes les criques de la terre habitée pour populariser -les beautés de la nature, les bêtes savantes et les -romans de M. César Robinet.</p> - -<p>Un peu plus loin, nos promeneurs rencontrèrent le -grand dock, où arrivaient les produits de toutes les -mines connues. Un système de canaux souterrains, alimentés -par les eaux des mines elles-mêmes, reliait celles-ci -l'une à l'autre, et permettait aux exploitations de se -prêter un secours mutuel. On voyait arriver dans le bassin -de Sans-Pair, par mille voûtes sombres, des barques -chargées des différents minéraux arrachés à la terre, et -conduites par des hommes de toutes races et de tous -costumes. Ici c'étaient les Chinois avec du plomb et de -l'étain, là des Espagnols avec le mercure, plus loin les -Siciliens transportant le soufre de leurs volcans, les -Américains riches en or, les Anglais noirs de houille, les -Africains chargés de bitume, et les peuples du Nord -amenant le cuivre, le fer et le platine. La facilité et la -fréquence des communications avaient ainsi mêlé toutes -les nations, sans qu'une association fraternelle fût venue -les confondre. Chacune avait perdu son caractère, et -n'avait point adopté celui des autres. Ces physionomies -effacées ressemblaient aux monnaies usées par le frottement, -qui, bien que dépouillées de leur empreinte, -restent différentes par le métal. A force de regarder le -monde comme une grande route, chacun avait perdu le -sentiment de la nationalité; on n'avait plus de ville, -plus de foyer, partant plus de patrie! Les lieux n'étaient -que des points d'appui, auxquels on abritait sa vie un -instant, comme on accroche une montre au mur d'une -hôtellerie.</p> - -<p>Maurice commençait à communiquer ces réflexions à -son conducteur, lorsqu'il fut interrompu par milady Ennui, -qui se trouvait lasse et voulait rentrer. Ils remontèrent, -en conséquence, dans la calèche volante, et regagnèrent -l'hôtel de l'académicien.</p> - -<p>Mais, quelque rapide qu'eût été le voyage, il avait -suffi pour augmenter l'indisposition de madame Atout. -A peine arrivée, elle déclara qu'elle se trouvait plus mal -et voulait voir un médecin.</p> - -<p>L'embarras était de savoir lequel, car les progrès des -lumières avaient introduit la division de la main-d'œuvre -jusque dans les sciences. Les médecins s'étaient -partagé le corps humain, comme un héritage conservé -jusqu'alors en indivis. Chacun avait eu son domaine, au -delà duquel il ne prétendait rien. A l'un la tête, à l'autre -l'estomac; à celui-ci le foie, à celui-là le cœur. Si -plusieurs organes étaient attaqués à la fois, on prenait -plusieurs médecins; s'ils l'étaient tous, on en prenait -davantage. Chacun traitait de son côté son morceau de -maladie, et le patient guérissait par fragments, s'il ne -mourait tout d'une pièce.</p> - -<p>Comme milady Ennui souffrait surtout de spasmes, -on crut devoir appeler le docteur Hypertrophe.</p> - -<p>Celui-ci expliqua d'abord que, la vie étant entretenue -par le sang, et le sang mis en mouvement par le cœur, -toute maladie avait nécessairement pour cause un défaut -d'équilibre dans les fonctions de ce muscle creux -et charnu. Il déclara donc, après avoir examiné la malade, -que son malaise provenait d'un afflux pléthorique -dans l'oreillette gauche, et lui ordonna un sirop antiphlogistique -dont il était l'inventeur.</p> - -<p>Mais à peine fut-il parti que les douleurs de la malade -se déplacèrent; M. Atout fit aussitôt demander M. le -docteur Jecur, spécialement connu pour ses travaux sur -les viscères bilio-dispensateurs.</p> - -<p>Après avoir examiné milady Ennui, il déclara que le -siége de son mal était évidemment dans le foie, viscère -glanduleux, destiné à séparer la bile du sang, et qui, -étant le principe même de la vie, décidait nécessairement -seul de la santé ou de la maladie. Mais ses prescriptions -ne furent point plus heureuses que celles de -son confrère, et, après son départ, la douleur gagna les -membres.</p> - -<p>L'académicien s'adressa cette fois au docteur Névretique, -qui avait pour spécialité les maladies sans causes.</p> - -<p>Il arriva d'un saut, en criant:</p> - -<p>«Les nerfs! les nerfs! organe de la volonté… de la -sensation… tout est là… il n'y a que les nerfs!»</p> - -<p>Il tourna trois fois autour du lit de la malade, ordonna -les bals et les spectacles, avec une infusion de -feuilles d'oranger, puis repartit.</p> - -<p>Cependant les suffocations de milady Ennui ne cessaient -point, et M. Atout continuait à épuiser inutilement -la science des spécialistes, lorsque Maurice se -rappela l'espèce d'armure ouatée qui enveloppait milady; -il lui fit transmettre timidement le conseil d'en -sortir. Le résultat fut immédiat; madame Atout, rendue -à la liberté de ses mouvements, se trouva subitement -guérie. Sa maladie n'était qu'une suffocation; et, faute -de s'être adressée au docteur des poumons, elle avait -failli mourir étouffée.</p> - -<p>Tout en donnant les soins nécessaires, l'académicien -avait mandé un notaire et des témoins, afin de faire constater -la maladie de madame Atout. Dès qu'elle fut guérie, -il prit l'acte dressé par eux, et emmena Maurice aux -bureaux de la <i>Compagnie des Centenaires</i>.</p> - -<p>On y assurait non-seulement la vie, mais la santé, et -l'on y recevait un dédommagement pour les moindres -indispositions, comme on en eût reçu autrefois de la -Compagnie du Phénix pour un incendie partiel. Par ce -moyen, la maladie de vos parents vous faisait vivre, en -attendant que leur mort vous enrichît. L'intérêt tenait -en échec l'affection; on se consolait de les voir souffrir, -en calculant ce que rapportait chacune de leurs souffrances; -leur fin, entrevue à travers la prime suprême, -paraissait moins cruelle, et l'arithmétique appliquait ses -chiffres bienfaisants sur les blessures du cœur.</p> - -<p>Ainsi, l'arithmétique avait brisé les aiguillons de la -mort… du moins pour les survivants.</p> - -<p>En ressortant, l'académicien vit un assuré qui quittait -le bureau mortuaire, et reconnut M. Philadelphe Le -Doux, président de la <i>Société humaine</i> de Sans-Pair, et -membre de tous les clubs philanthropiques du monde -habité.</p> - -<p>Il était couvert de nœuds de crêpe noir, attestant le -nombre des pertes cruelles qu'il venait d'éprouver, et -suivi d'un commissionnaire chargé de sacs d'argent qui -constataient la quotité des consolations payées par la -compagnie.</p> - -<p>Lorsque M. Atout l'aperçut, il avait sur les lèvres ce -sourire joyeusement modeste du sage dans la prospérité; -mais à peine son regard eut-il rencontré Maurice et son -compagnon qu'il changea de visage: une expression douloureuse -enveloppa son front, comme un nuage subit.</p> - -<p>M. Atout l'accosta, et s'informa avec empressement -de ce qui lui était arrivé.</p> - -<p>«Hélas! vous le voyez, dit le philanthrope, dont le regard -mélancolique glissa de ses nœuds de deuil jusqu'au -commissionnaire; la Providence m'a éprouvé -cruellement! Mon frère… mon oncle… mon cousin!…»</p> - -<p>Il s'arrêta avec un gémissement, et porta à ses yeux le -groupe de billets de banque qu'il tenait à la main.</p> - -<p>«Ah! vous me le rappelez, dit l'académicien, chez qui -un souvenir sembla se réveiller; tous trois étaient embarqués -sur la flottille des ballons incendiés.</p> - -<p>—Dites tous quatre, reprit M. Le Doux, car mon -neveu s'y trouvait aussi!… C'est surtout sa perte que je -pleure!… Périr à vingt ans!… et les directeurs de la -compagnie refusent de payer cette précieuse existence!… -Ils veulent que je fournisse les preuves authentiques de -sa mort!… Comprenez-vous? moi, recueillir les preuves!… -Ces malheureux n'ont point d'âme!… d'autant -que j'ai fait déjà inutilement toutes les recherches. Mais -je les forcerai à tenir leurs engagements… dans l'intérêt -de la morale publique! J'accepterai tout entier le poids -de mon malheur!…»</p> - -<p>Ici, les regards du philanthrope se détournèrent de -nouveau, comme s'il eût voulu supputer ce que ce douloureux -fardeau pourrait ajouter à celui du commissionnaire. -L'académicien en profita pour lui offrir les -consolations habituelles. Après lui avoir refait l'ode de -Malherbe à Duperrier, avec plusieurs citations en langues -mortes (ce qui a toujours une grande autorité près -de ceux qui ne connaissent que les vivantes), il fit un -relevé statistique de tous les maux auxquels les quatre -défunts avaient échappé en trépassant, et arriva à la -conclusion, que le seul à plaindre était leur héritier survivant.</p> - -<p>M. Le Doux parut un peu consolé par cette démonstration -de son malheur, et remercia M. Atout. Quels -que fussent d'ailleurs ses chagrins, il espérait les adoucir -par le noble exercice de la bienfaisance. Le genre -humain lui tiendrait lieu de famille, il voulait s'adonner -désormais tout entier à la propagation de la société <i>Aide-toi! -le ciel ne t'aidera pas</i>.</p> - -<p>Il rappela, à cette occasion, à l'académicien, qu'il -avait promis de souscrire à l'œuvre, et le pria d'assister -le lendemain à l'exhibition des pupilles de la société.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch9">IX</h2> - -<div class="abstract">Promenades de Sans-Pair embellies de légumes -monstres.—Maison de placement -matrimonial patentée du gouvernement (sans garantie).—Une pastorale -arithmétique.—Un heureux monstre.—Mémoires philosophiques du -roi Extra.</div> - -<p>Tous deux étaient arrivés, en causant ainsi, à la porte -d'un jardin public où les promeneurs se portaient en -foule. Ils y entrèrent avec Maurice, afin de leur en faire -admirer les plantations.</p> - -<p>Celles-ci différaient complétement de tout ce que le -jeune homme avait vu jusqu'alors. Pour les grandes avenues, -le chou colossal tenait lieu de marronniers fleuris, -et des quinconces de laitues arborescentes remplaçaient -les bosquets d'acacias et de tilleuls parfumés. -Quant aux fleurs, on y avait substitué des cultures de -tabac, de riz et d'indigo.</p> - -<p>M. Le Doux fit remarquer à Maurice cet heureux -changement.</p> - -<p>«Vous le voyez, dit-il, grâce aux efforts des économistes -et des philanthropes, le monde a tellement changé -de face que Dieu lui-même aurait peine à le reconnaître. -Tout ce qui n'était pour la terre qu'une vaine parure a -disparu: les légumineux perfectionnés et agrandis forment -aujourd'hui la base de notre système forestier. -A vos chênes ridicules, qui ne produisaient que des -glands, on a substitué la betterave-monstre; à vos -rosiers, dont le parfumeur seul tirait parti, le bois de -réglisse et les radis améliorés. Tout s'est ainsi trouvé -ramené aux besoins de l'homme, qui a réduit la création -aux proportions de son estomac.»</p> - -<p>Maurice ne répondit rien; son attention, d'abord absorbée -par les plantations, venait de se tourner sur certaines -femmes qui suivaient une allée d'artichauts gigantesques, -à l'entrée de laquelle se lisait cette inscription: -<i>Avenue du Mariage</i>.</p> - -<p>Chaque promeneuse était enveloppée d'une écharpe -portant son adresse et le chiffre de sa dot.</p> - -<p>L'allée aboutissait à une vaste rotonde, incessamment -assiégée par la foule. C'était la grande agence matrimoniale -de Sans-Pair. On y trouvait toujours un assortiment -complet de cœurs à placer, avec tous les renseignements -désirables sur leur âge, leur caractère, leur -fortune et la couleur de leurs cheveux. Les murs -étaient couverts d'affiches servant aux annonces de l'établissement, -et la plupart ornées de gravures explicatives, -dont Maurice admira l'adresse ingénieuse.</p> - -<p>La première sur laquelle ses regards s'arrêtèrent représentait -un immense portefeuille gonflé de billets de -banque montant à la somme de 3 millions; on lisait au-dessous -ces seuls mots: <i>Un Monsieur à marier</i>.</p> - -<p>Sur une autre affiche apparaissait une dame vue de -dos, avec cette annonce:</p> - -<blockquote> -<p><i>Une Veuve qui a déjà fait le bonheur de cinq Maris -désirerait faire celui d'un sixième. Elle lui apportera -en dot de la tournure et un cœur tendre.—On pourra -traiter par correspondance.—Affranchir.</i></p> -</blockquote> - -<p>Un peu plus loin se montraient quatre profils de femmes -réunis par le cordon d'une bourse, et au-dessous:</p> - -<blockquote> -<p><i>Un Père de famille, qui se trouve à la tête de plusieurs -Filles, désirerait s'en défaire pour cause de -déménagement. Il y en a une brune, une blonde, une -rousse et une mélangée. Chacune recevra, en se mariant, -une somme de soixante mille francs.</i></p> - -<p><span class="sc">Observation importante</span>.—<i>On n'acceptera que les -prétendants qui auront été vaccinés trois fois.</i></p> -</blockquote> - -<p>Pendant que Maurice continuait à parcourir ces curieuses -annonces, arriva une parente de M. Le Doux, -qui venait d'arranger le mariage de son fils avec la fille -d'un riche avocat de Sans-Pair. Elle montra les deux -jeunes gens assis à l'écart et causant tout bas, dans un -des bosquets les plus solitaires, tandis que les familles -achevaient de discuter l'époque et les préparatifs de la -noce. Le philanthrope et l'académicien furent appelés au -conseil.</p> - -<p>Quant à Maurice, ses regards une fois tournés vers -les fiancés n'avaient pu s'en détacher. Il interprétait -chaque geste, il expliquait chaque sourire; il les comprenait -sans les entendre, et rien qu'en se rappelant!</p> - -<p>C'est que lui aussi avait traversé ces heures enchantées -qui précèdent la possession! Suaves épanchements -dans lesquels la jeune fille, timide encore, mais sans -honte, commence, en balbutiant, ce poëme charmant, -toujours refait et toujours à refaire. Elle dit quand elle a -douté! pourquoi elle a craint! comment elle a espéré! -Puis, après les tourments ce sont les projets! Tout un -avenir à inventer, à peupler de visions, de souffrances -peut-être, mais supportées à deux; des dangers bravés -de front, les mains enlacées et les cœurs confondus pour -recevoir chaque coup! Ah! qui peut avoir connu ces -premiers mirages de la jeunesse, et les oublier? Alors -même qu'ils ont disparu, on tressaille en les entendant -nommer, et, comme l'aveugle plongé dans la nuit, on -veut voir encore par l'œil des autres!</p> - -<p>Sans s'en apercevoir, Maurice avait cédé à ce désir, et, -pendant que ses compagnons continuaient leur entretien, -il s'était approché des deux fiancés, qui, tout à leur -tête-à-tête, n'y prirent point garde.</p> - -<p>Le jeune homme était amoureusement penché vers la -jeune fille, qui, les yeux baissés, roulait avec distraction -le ruban de sa ceinture.</p> - -<p>«Oui, murmurait-il d'une voix fascinante, oui, -vous étiez le souhait de mon adolescence et de ma jeunesse! -ou plutôt, mon espoir n'osait aller si loin!</p> - -<p>—Et cependant vous pouviez prétendre à bien -d'autres! répliquait modestement la jeune fille!</p> - -<p>—Quelle autre eût réuni tant de mérite, s'écriait le -fiancé avec chaleur: quinze cent mille francs de dot!</p> - -<p>—Outre quelques espérances.</p> - -<p>—Je le sais, vous avez un oncle goutteux.</p> - -<p>—Avec une cousine hydropique.</p> - -<p>—Sans enfants?</p> - -<p>—Ni collatéraux!</p> - -<p>—Et dont vous héritez sous peu?</p> - -<p>—Tous deux sont condamnés par les médecins.</p> - -<p>—Ah! vous êtes un ange!» s'écria l'épouseur, qui saisit -la main de l'héritière en perspective et la baisa avec -transport.</p> - -<p>Maurice ne voulut point en entendre davantage, et se -hâta de rejoindre son conducteur.</p> - -<p>Comme ils traversaient la dernière avenue, M. Atout -s'arrêta brusquement, et lui montra du doigt un couple -qui venait à leur rencontre.</p> - -<p>Il se composait d'une jeune femme charmante et d'un -petit homme tellement hideux que le regard, en le rencontrant, -hésitait à s'arrêter. Mais la disgrâce de toute -sa personne était, pour ainsi dire, effacée par une de -ces monstruosités dont les annales de la science elle-même -ne citent que de rares exemples. Une corne de -taureau s'élevait au milieu de son front, et donnait à sa -physionomie quelque chose de grotesque et de terrible -à la fois!</p> - -<p>Maurice poussa une première exclamation d'horreur; -puis une seconde de pitié.</p> - -<p>«Ne le plaignez pas, dit M. Atout, qui venait de le -saluer, il doit à sa corne le repos, la fortune, la gloire; -tout enfin, jusqu'à cette jolie femme qui est la sienne.»</p> - -<p>Maurice parut stupéfait.</p> - -<p>«Le roi Extra a été longtemps semblable aux autres -hommes, reprit l'académicien, et il ne se rappelle ce -temps qu'avec épouvante. Vous pourrez, du reste, lire -ses mémoires qu'il a publiés en tête de ses œuvres complètes.</p> - -<p>—D'autant plus facilement que je viens de les acheter,» -fit observer M. Le Doux en présentant à Maurice -un volume magnifiquement illustré.</p> - -<p>Le jeune homme l'ouvrit avec empressement, et, -comme ses deux conducteurs avaient affaire chez leur -banquier, il demanda la permission de les attendre -dans la petite allée de céleri qui terminait la promenade.</p> - -<p>Le livre du roi Extra contenait, outre ses discours à -la chambre des envoyés, plusieurs traités philosophiques, -et des poésies élégiaques adressées par lui aux -plus jolies femmes des quatre parties du monde. Le -tout était précédé de la préface biographique, à laquelle -M. Atout avait donné le nom de <i>Mémoires</i>, et dont Maurice -commença immédiatement la lecture.</p> - -<blockquote> -<p class="c">AU LECTEUR</p> - -<p>«Le 15 août de l'an 1971, des plaintes de femme retentissaient -dans une des plus humbles maisons du faubourg -des marchands à Sans-Pair. Ces plaintes, d'abord -sourdes, puis plus vives, plus douloureuses, furent tout -à coup interrompues par un cri frêle et clair, un cri d'enfant! -Cet enfant, c'était moi; cette femme, c'était ma -mère.</p> - -<p>«Je venais de naître, il ne me restait plus qu'à vivre.</p> - -<p>«Vivre! que de choses dans ce mot! Vivre! c'est-à-dire -aspirer éternellement à l'inconnu, attendre l'impossible, -poursuivre l'infini, faire longuement et péniblement -sa voie!…</p> - -<p>«Je commençai par faire mes dents!</p> - -<p>«Les dents faites, vinrent les classes. J'y surpassai -la plupart de mes condisciples, et chaque année j'étais couvert -de couronnes; mais un rival, que la fatalité avait -placé près de moi, effaçait complétement ma gloire; ce -rival était Claude Mirmidon. A peine haut de trois pieds, -dès qu'il paraissait, tous les regards se tournaient vers -lui; on admirait sa gentillesse, on s'émerveillait de son -intelligence. Chaque couronne paraissait deux fois plus -grande sur son petit front; moi, j'avais la taille de -tout le monde, et l'on se contentait de dire:—C'est -bien.</p> - -<p>«Au sortir du collége, je voulus obtenir une place -dans l'administration; je me résignai à solliciter. Tous -les jours je me présentais à l'audience des gens en crédit, -pour que ma présence leur rappelât ce que j'attendais; -mais rien n'arrêtait sur moi le regard, je demeurais -confondu avec la foule. Mirmidon vint à son tour; -dès le premier moment il fut remarqué; on voulut connaître -son affaire, on s'y intéressa, et, quelques jours -après, il avait obtenu l'emploi que je sollicitais depuis -trois années.</p> - -<p>«Repoussé par le pouvoir, je me tournai vers les lettres. -J'écrivis un glossaire usuel, dans lequel je développai, -sous les différents signes de l'alphabet, une série -d'idées philosophiques, littéraires et politiques. Mon livre -devait me placer, du premier coup, au rang des publicistes -d'élite; malheureusement tous les libraires -refusèrent de le lire, en objectant que c'était mon premier -ouvrage. A leur avis, il eût fallu débuter par le -second!</p> - -<p>«Encore si vous étiez connu à quelque autre titre, -objecta le plus affable; connu seulement comme -M. Mirmidon, à qui je viens d'acheter un volume -d'élégies! Tout le monde voudra savoir quels vers -compose un si petit poëte; mais quelle curiosité exciterait -un livre écrit par un homme de votre taille?»</p> - -<p>«Je me retirai désespéré!</p> - -<p>«La seule consolation qui me restât, au milieu de -tous ces malheurs, était mon amour pour une jeune parente -que je devais épouser. En y réfléchissant, je tremblai -que mon rival liliputien ne m'enlevât encore ce -bonheur. Il était reçu comme moi chez Blondinette, -qu'il amusait par mille tours. Il se cachait dans le tuyau -du calorifère pour chanter des romances, dansait la polonaise -sur les barreaux des fauteuils, et courait, les -yeux bandés, à travers un labyrinthe de coques d'œufs. -Je commençai par railler la puérilité de ces passe-temps; -mais Blondinette, qui y prenait plaisir, se montra offensée -de mes remarques. Je me plaignis alors des libertés -qu'elle laissait prendre à Mirmidon; elle allégua sa taille, -qui ne permettait point de le traiter comme un autre. Je -me fâchai enfin, et je lui déclarai qu'elle devait choisir -entre le petit homme et moi; elle répondit aussitôt que -son choix était fait, et m'ouvrit la porte. Je sortis, suffoqué -de colère.</p> - -<p>«Ce dernier échec avait mis à bout mon courage. -Las de prétendre en vain à la renommée, aux places et -à l'amour, je me décidai à en finir avec la vie; j'achetai -ce qu'il fallait pour cela de poison, et, après l'avoir bu, -j'attendis tranquillement, comme Socrate, <i>l'apparition de -ce jour qui n'a ni veille ni lendemain</i>.</p> - -<p>«Mais j'avais compté sans mon droguiste. Le poison -vendu par lui était frelaté et ne put me tuer qu'à moitié; -je restai un mois entier entre la vie et la mort, appelant -l'une tout haut, et regrettant peut-être l'autre tout -bas.</p> - -<p>«Cependant mon essai produisit sur-le-champ quelque -fruit. Une foule d'amis, qui m'avaient négligé vivant, -voulurent me voir dès qu'ils me surent empoisonné, et -m'amenèrent successivement tous les toxicologistes de -Sans-Pair. Le traitement dura une année entière. Enfin, -je pus me lever; mais l'effet du poison avait été terrible. -Une transformation complète s'était opérée en moi, et -j'étais devenu… ce que je suis.</p> - -<p>«Lorsque je m'aperçus dans mon miroir, je demeurai -pétrifié! Mon premier sentiment fut du désespoir, le -second fut de la honte. Je me demandais en quel abîme -assez profond et assez obscur je pourrais cacher désormais -ma laideur, et je déplorai de n'avoir pas succombé.</p> - -<p>«M. Blaguefort me trouva livré à cet abattement. Il -ne venait, disait-il, que dans l'intention de me voir et -de s'assurer de ma guérison. Cependant, après m'avoir -examiné avec une attention singulière, il me proposa -brusquement cent mille écus pour l'exploitation de la -corne que je portais! Je crus qu'il voulait railler, et je -lui ordonnai de sortir; mais il revint dès le soir même, -et offrit le double; je le chassai de nouveau. Il m'écrivit -pour me proposer huit cent mille francs; puis un -million!</p> - -<p>«Ma douleur commença à se changer en étonnement, -presque en joie! Ce que j'avais cru une honte devenait -pour moi une source inattendue de richesses! Je regardai -de nouveau, dans le miroir, l'ornement qui chargeait -mon front; il me sembla moins étrange que d'abord. -Évidemment, le préjugé avait eu beaucoup de part dans -ma première sensation. Les peuplades primitives de -l'Amérique n'avaient-elles point regardé autrefois les -armes de l'élan et du bison comme le plus gracieux ornement -d'un guerrier? Les chevaliers du moyen âge ne -surmontaient-ils point leurs casques de croissants d'acier, -et les cornes lumineuses de Moïse n'étaient-elles -point le signe distinctif de la puissance surhumaine? -Chez les sages peuples de la Grèce, comme chez les nations -belliqueuses du Nord, la corne avait toujours été -le symbole de la force et de l'abondance. Une grossière -plaisanterie des siècles barbares avait réussi à la rendre -ridicule; mais le jour de sa réhabilitation était -venu.</p> - -<p>«Après ces raisonnements, et beaucoup d'autres non -moins concluants, mes idées se trouvèrent tellement -modifiées que, loin de me plaindre d'avoir une corne, -je me mis à regretter de n'en avoir qu'une. Deux cornes -eussent évidemment offert un aspect plus complet et -plus gracieux; pour deux cornes, on eût pu exiger -deux millions!</p> - -<p>«Je me contentai provisoirement de celui qui m'était -offert.</p> - -<p>«Mon exhibition eut un succès prodigieux. On accourait -de toutes parts pour voir le roi Extra (c'était ainsi -que m'avait baptisé Blaguefort). Les plus hauts personnages -de la république me reçurent à leurs soirées; je -devins le divertissement à la mode, on voulut m'entendre, -me parler, et le monstre fit remarquer l'homme -d'esprit.</p> - -<p>«Quelques femmes aimables m'écrivirent par curiosité. -Je leur répondis des vers galants qui firent fortune, -et ce fut dès lors à qui m'en demanderait. Chaque matin -mon bureau était couvert d'albums sur lesquels il -fallait écrire, et de lettres auxquelles je devais répondre. -Je répondis et j'écrivis sans relâche, ce qui rendit -bientôt ma réputation universelle. Toutes les femmes -qui avaient de moi un madrigal ne tarissaient point sur -l'étendue de mes connaissances, sur la profondeur de -mes jugements, sur la richesse de mon imagination. -Les anciens libraires qui avaient refusé mon manuscrit -philosophique accoururent pour acheter mes madrigaux.</p> - -<p>«Leur publication fut un véritable événement; le -sultan des critiques, lui-même, daigna faire retentir en -leur faveur toutes les cymbales du feuilleton. Après -avoir donné une longue analyse de mon livre sans en -parler, il s'écria:</p> - -<blockquote> -<p>«Enfin nous avons un second honnête-homme de -style, et quel style! Oh! la belle forme cornue, pour -nous autres, les jeunes écrivains, qui aimons l'attaque -brave; l'heureux et charmant monstre de génie, dont -le génie même est une monstruosité!»</p> -</blockquote> - -<p>«Cette importante approbation détermina les chefs du -gouvernement à utiliser mes hautes facultés. Je m'étais -occupé de littérature et de beaux-arts; on me plaça, en -conséquence, dans les haras. Je fus nommé grand conservateur -des étalons de la république.</p> - -<p>«Ces nouvelles fonctions me donnaient une position -sociale dont je profitai pour me produire dans les assemblées -politiques, les sociétés de tempérance et les clubs -philanthropiques. Partout où je devais prendre la parole, -la foule accourait. Ma corne recommandait mon -éloquence.</p> - -<p>«Enfin, le jour des élections arriva. Le quartier des -droguistes s'était toujours distingué par le choix de ses -députés à l'assemblée nationale. Il y avait successivement -envoyé le géant Pelion, qui s'était un jour retiré -en emportant la tribune sur ses épaules; le mime Perruchot, -habile à prendre toutes les voix et à imiter toutes -les physionomies; enfin le prestidigitateur Souplet, -qui faisait les majorités en escamotant, dans l'urne, les -boules du scrutin. Pour succéder à de tels hommes, il -fallait un candidat non moins extraordinaire; l'honneur -de l'arrondissement électoral y était intéressé. Quelqu'un -prononça mon nom, on le couvrit aussitôt d'applaudissements, -et je fus nommé représentant des droguistes -à l'assemblée nationale des Intérêts-Unis.</p> - -<p>«Ce ne furent pas, du reste, mes seuls succès; j'en -obtenais ailleurs, de moins bruyants peut-être, mais de -plus aimables. La curiosité des femmes ne s'était point -ralentie. Après avoir vu comment je savais écrire, les -plus aventureuses voulurent savoir comment je saurais -aimer. Le monstre est aussi rare que l'Antinoüs, et l'expérience -valait la peine d'être tentée. J'en sortis probablement -sans trop de désavantages, car ma réputation ne -fit que s'accroître.</p> - -<p>«Cependant ces conquêtes faciles ne pouvaient me -faire oublier ma cousine Blondinette. C'était la seule -femme qui m'eût repoussé, honni, et, par conséquent, -la seule dont le souvenir me fût précieux: car il y a toujours -une part de contradiction dans l'amour.</p> - -<p>«Elle-même regrettait une rupture imprudente. J'avais -désormais trop d'avantage sur Mirmidon pour le regarder -comme un rival sérieux. Je me présentai hardiment, -on me reçut avec émotion, et, au bout de quelques -jours, Blondinette s'était complétement habituée à -ma nouvelle forme. A mesure que je lui faisais le calcul -de mes rentes, mes jambes lui semblaient plus égales, -ma corne moins apparente. Au premier million elle me -trouva passable, au second elle me déclara charmant.</p> - -<p>«Notre mariage fut célébré avec toute la pompe que -réclamait un pareil événement, et l'archevêque de Sans-Pair -voulut lui-même nous bénir.</p> - -<p>«Depuis, mon bonheur n'a éprouvé ni interruption ni -mélange, et la constance de la bonne fortune a fait substituer -au nom de <i>roi Extra</i> celui d'<i>heureux monstre</i>!</p> - -<p>«Quant aux lecteurs qui me demanderaient pourquoi -j'ai raconté longuement, en tête de ce volume, -l'histoire de ma vie, je leur répondrai que je l'ai fait -pour donner à tous un enseignement; et cet enseignement -le voici: c'est qu'on réussit moins par ce qu'on -vaut que par ce qu'on montre, et que la première condition -du succès n'est point de faire, mais d'attacher un -écriteau à ce que l'on fait! Or, pour cela le génie peut -être utile, un ridicule sert quelquefois, un vice suffit -souvent; mais rien ne remplace une monstruosité.»</p> -</blockquote> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch10">X</h2> - -<div class="abstract">Un empoisonneur de bonne société.—Palais de justice de -Sans-Pair.—Carte -routière de la probité légale.—Procédés de fabrication pour l'éloquence -des avocats.—Tarif des sept péchés capitaux.—Le vieux mendiant et -son chien.</div> - -<p>Maurice venait d'achever sa lecture, lorsque son hôte -et M. Le Doux ressortirent de chez le banquier. Le philanthrope -les avertit qu'il était forcé de les quitter pour -se rendre au palais de justice.</p> - -<p>«Y a-t-il quelque grande affaire? demanda M. Atout.</p> - -<p>—Comment! s'écria M. Le Doux, mais vous ne savez -donc pas? c'est après-demain qu'on juge ce fameux empoisonnement…</p> - -<p>—Du docteur Papaver?</p> - -<p>—Précisément. L'accusé a envoyé des lettres d'invitation -à tout le monde, et il m'a oublié! Comprenez-vous -cela? moi, un ancien collègue!… car nous avons -été ensemble vice-présidents de la <i>Société humaine</i>. Mais -je veux réclamer! D'autant qu'une vingtaine de dames -qui me savaient ami du docteur m'ont demandé des -places. Ce sera, dit-on, magnifique; six cents témoins -et soixante avocats! Le président a fait prendre des mesures -pour que l'on distribue, pendant les débats, de la -limonade et des petits gâteaux; dans les suspensions -d'audiences, on pourra même déjeuner à la fourchette.</p> - -<p>—Et ce docteur Papaver est accusé d'avoir empoisonné -quelqu'un? demanda Maurice.</p> - -<p>—Toute une famille, répliqua le philanthrope; sept -personnes… dont on exposera les restes parfaitement -conservés. On doit essayer le poison sur les témoins, -lire des lettres qui compromettent une très grande dame; -enfin la fille du docteur, qui a six ans, déposera contre -son père. Ce sera la cause la plus intéressante dont on -ait parlé depuis dix ans! Aussi les billets d'enceinte se -vendent-ils déjà deux cents francs.»</p> - -<p>M. Atout déclara qu'il voulait en avoir absolument, et -il suivit le philanthrope au palais.</p> - -<p>La porte d'entrée était décorée par la statue colossale -de la Justice. Elle avait les yeux couverts d'un bandeau, -afin que l'on ne pût douter de sa clairvoyance; sa main -gauche portait une balance, et sa main droite une épée, -comme pour exprimer qu'elle tenait moins à bien peser -qu'à bien frapper.</p> - -<p>Au fronton qu'elle surmontait on avait gravé ces -mots:</p> - -<blockquote> -<p class="c small">L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE EST GRATUITE.</p> -</blockquote> - -<p>Et au-dessous étaient affichés les tarifs des différents -actes sans lesquels on ne pouvait se faire juger. Tant -pour l'enregistrement, tant pour le greffe, tant pour le -timbre, tant pour les experts, tant pour l'avoué, tant -pour l'avocat! Le tout produisait une somme qui ne permettait -qu'aux riches de faire valoir leurs droits.</p> - -<p>Heureusement que les pauvres avaient pour dédommagement -la maxime imprimée sur chaque porte:</p> - -<blockquote> -<p class="c small">TOUS LES CITOYENS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI.</p> -</blockquote> - -<p>Maurice traversa d'abord une salle où les avoués soumettaient -leurs états de frais à la vérification d'un juge -chargé d'auner les procédures; l'étendue de chacune -était fixée d'avance.</p> - -<p>Trente mètres de rôles pour les affaires sommaires, -cent pour les affaires graves, mille pour les affaires compliquées. -Quant au moyen de remplir toutes les pages, -les gens de loi en avaient trouvé un fort simple: il consistait -à faire suivre chaque mot de tous ceux qui pouvaient -avoir avec lui quelque rapport de signification; ce qui -leur permettait de passer en revue une partie du dictionnaire -à propos d'une phrase.</p> - -<p>Qu'ils eussent, par exemple, à annoncer l'assignation -d'un témoin à huitaine, ils ne manquaient pas d'écrire:</p> - -<blockquote> -<p>«En conséquence desquels motifs ci-dessus donnés, -et de tous autres qui pourraient l'avoir été ailleurs, ou -que nous trouverions convenable d'émettre plus tard;</p> - -<p>«Faisant toutes réserves que de raison, tant implicitement -qu'explicitement:</p> - -<p>«Avons désigné, appelé, sommé, assigné par les voies -pour ce fixées, tant par l'usage ou coutume que par les -décrets, ordonnances et lois, le sieur…</p> - -<p>«A venir se présenter et comparaître, sans qu'il -puisse opposer aucune objection, aucun récusement ni -aucune fin de non-recevoir;</p> - -<p>«Afin de répondre sincèrement, librement, catégoriquement -et clairement, soit sur ce qu'il peut savoir par -lui-même relativement à l'affaire, soit sur ce qu'il en -aura entendu dire, soit sur ce qu'il aura induit à l'aide -du raisonnement ou de la comparaison;</p> - -<p>«Lesquelles assignation et sommation lui sont faites -pour huitaine, c'est-à-dire pour le huitième jour à partir -de celui-ci; ou autrement dit, afin de ne laisser lieu à -aucun doute ni fausse interprétation, pour le… février -de l'an…</p> - -<p>«Lequel jour reste bien et dûment fixé, sauf erreur -dans la date ou supputation des jours.»</p> -</blockquote> - -<p>Cette ingénieuse amplification était écrite sur papier -timbré, en caractères de huit millimètres, avec interlignes -et alinéa! Le tout dans le but de mieux éclairer la -Justice… et de faire monter le prix des charges!</p> - -<p>Pendant que M. Atout et le philanthrope se rendaient -au parquet pour obtenir les billets désirés, Maurice entra -dans la salle des Pas-Perdus, où il trouva une foule -d'avocats en robes, livrés à différentes occupations.</p> - -<p>Il y avait d'abord les stagiaires qui entouraient de -vieux praticiens chargés de leur enseigner les limites -rigoureuses de la loi. La démonstration était facilitée -par un immense tableau synoptique, renfermant la législation -entière de la république des Intérêts-Unis. Des lignes -coloriées, semblables à celles qui marquent, sur -nos cartes géographiques, les conquêtes d'Alexandre ou -l'invasion des barbares, indiquaient la marche de la probité. -On voyait figurer les routes de traverse au moyen -desquelles on tournait les articles trop formidables, les -passages mal gardés qui permettaient d'échapper à la -poursuite, les gorges peu fréquentées où l'on pouvait -attendre un adversaire et l'assassiner légalement.</p> - -<p>Une autre carte réglait l'honneur de l'avocat par numéro -d'ordre. Il y apprenait comment il pouvait injurier -et qui injurier; quand il pouvait mentir et pour qui mentir; -à quel prix il devait s'échauffer, à quel plus haut -prix s'irriter, à quel plus haut prix s'attendrir!</p> - -<p>Il y avait ensuite les formules de défense.</p> - -<p>S'agissait-il d'un cas de médecine légale, on parlait de -l'incertitude des sciences! Fallait-il justifier un voleur, -on le présentait comme une victime de la police! Voulait-on -sauver un assassin, on le proclamait atteint de -folie!</p> - -<p>Quant aux mouvements d'éloquence, ils étaient invariables.</p> - -<p>Si la cause exigeait de l'onction, on s'écriait:</p> - -<blockquote> -<p>«Mon client n'a rien à craindre, Messieurs, car il est -entré ici enveloppé de son innocence comme d'une auréole.»</p> - -<p>(Un geste indiquait la tête de l'accusé, qui croyait -qu'on lui reprochait son bonnet et se découvrait.)</p> - -<p>«Il a franchi le sanctuaire de la loi, gardé par l'humanité -et la justice.»</p> - -<p>(La main de l'avocat montrait les deux gendarmes -placés à la porte.)</p> - -<p>«Il a enfin devant lui la croix du Dieu de vérité, mort -pour sauver tous les hommes.»</p> - -<p>(L'avocat général s'inclinait avec respect.)</p> -</blockquote> - -<p>Cherchait-on, au contraire, le dramatique:</p> - -<blockquote> -<p>«Oui, mon client peut braver toutes les preuves!… -S'il est vrai que sa main ait frappé, que le mort se lève -pour l'accuser!»</p> - -<p>(Ici une pose: le mort ne paraissait pas.)</p> - -<p>«Qu'il se lève et qu'il crie:—Voilà mon assassin.»</p> - -<p>(L'avocat se rasseyait, et les bonnes d'enfants se regardaient, -convaincues de l'innocence du prévenu.)</p> -</blockquote> - -<p>Fallait-il de l'audace:</p> - -<blockquote> -<p>«Que si, malgré tant de preuves, la calomnie et la -haine persistaient à poursuivre mon client, il ne résisterait -point davantage! Sûr du jugement de la postérité, -il présenterait tranquillement sa tête à ses ennemis!»</p> - -<p>(Les écoliers qui faisaient partie de l'auditoire approuvaient -par un geste.)</p> -</blockquote> - -<p>Voulait-on enfin du pathétique:</p> - -<blockquote> -<p>«Et après avoir convaincu vos esprits, Messieurs, -j'en appellerai à vos cœurs. Songez au père de l'accusé, -noble vieillard dont vous ne voudrez pas souiller les cheveux -blancs!…»</p> - -<p>(Tous les jurés chauves s'attendrissaient.)</p> - -<p>«A sa mère, qui a veillé si longtemps sur son berceau!»</p> - -<p>(Les pères de famille se mouchaient.)</p> - -<p>«A ses enfants surtout, innocentes créatures auxquelles -vous ne laisserez point pour seul héritage le déshonneur!»</p> - -<p>(Émotion générale; les portières qui se trouvaient -dans l'auditoire applaudissaient.)</p> -</blockquote> - - -<p>Après les avocats stagiaires, occupés à recevoir cette -instruction, venaient les avocats dont la réputation était -déjà faite et la fortune en train de se faire, toujours parlant, -toujours plaidant, même dans la conversation, -mêlés aux grandes comme aux petites choses, indispensables -partout et ne servant à rien nulle part. Ils avaient -pour chefs de file ces vieux praticiens gorgés de places, -d'honneurs et de richesses, vautours aux serres fatiguées -qui ne pouvaient suffire aux proies qu'on leur offrait, -et qui faisaient faire antichambre au plaideur avant -de daigner le manger.</p> - -<p>Les procureurs, mêlés à tous ces groupes, allaient de -l'un à l'autre comme des pourvoyeurs chargés de leur -fournir la nourriture; puis venaient les huissiers, rongeurs -subalternes mangeant les miettes laissées par les -maîtres.</p> - -<p>Maurice se promena quelque temps au milieu de cette -foule gaiement sinistre qui vivait de troubles, de crimes, -de ruines, comme les médecins vivent de fièvres et d'ulcères: -tristes docteurs de l'âme, toujours la main dans -quelque plaie morale, et nourris par les malheureux ou -par les fripons.</p> - -<p>Il s'était insensiblement approché d'une salle où l'on -rendait la justice, et, trouvant la porte ouverte, il entra.</p> - -<p>Les murs étaient tapissés d'inscriptions empruntées -aux articles du Code, et destinées à faire connaître les -peines infligées à chaque faute. On pouvait aller étudier -là le tarif de consommation de ses mauvais instincts; -les sept péchés capitaux avaient leurs prix marqués en -chiffres, comme les marchandises des magasins de nouveautés.</p> - -<p>L'image du Christ, conservée par la tradition, apparaissait -au milieu de ces sentences légales, le front -meurtri et tristement penché. Près de ce flanc dont le sang -avait coulé pour l'égalité des hommes, on lisait:</p> - -<blockquote> -<p class="c"><i>Les prévenus trop pauvres pour donner caution -seront emprisonnés.</i></p> -</blockquote> - -<p>Et au-dessous de cette bouche qui avait proclamé la -fraternité et la solidarité humaines étaient gravés ces -mots:</p> - -<blockquote> -<p><i>Nous ne devons d'aliments qu'à nos ascendants -et descendants directs jusqu'à la seconde génération!</i></p> -</blockquote> - -<p>Les juges avaient pour siéges des lits de repos garnis -de coussins moelleux; la plume en était entretenue par -les accusés, qui savaient devoir être jugés d'autant plus -doucement que le tribunal se trouverait plus à l'aise. -L'avocat général, au contraire, était assis sur un -fauteuil dont les angles aigus excitaient chez lui une inquiétude -et une irritation qui entretenaient son humeur -agressive. Quant aux avocats, on avait suspendu devant -leur banc un tarif de plaidoirie dont la vue les tenait en -haleine.</p> - -<p>Lorsque Maurice entra, la sellette des prévenus était -occupée par un vieillard. C'était un paysan que l'âge -avait courbé et dont les cheveux blancs tombaient sur -une cape de coton écru en lambeaux. Le menton appuyé -à ses deux mains, que soutenait un bâton de bambou, -et les lèvres entr'ouvertes par ce vague sourire -des vieillards, il tenait les yeux baissés vers un chien -roulé à ses pieds, et qui, la tête à demi soulevée, le contemplait -en agitant la queue. Il se faisait évidemment -entre eux un de ces échanges d'amitié et de souvenir -qui n'ont besoin, pour se poursuivre, que du regard et -du sourire. Le vieux maître et le vieux serviteur s'entendaient.</p> - -<p>Cette intimité était même l'objet des débats.</p> - -<p>Trop faible et trop vieux pour vivre encore de son -travail, le paysan avait dû recourir à la charité légale. -Après cinquante années de fatigues, de probité et de -patience, la société eût pu le laisser mourir au revers -de quelque fossé, comme une bête de somme hors de -service; mais la philanthropie était venue à son secours; -elle lui avait ouvert un de ces asiles où l'on accorde gratuitement -aux invalides du travail ce qu'il faut de paille -et de pain noir pour faire attendre la mort.</p> - -<p>Malheureusement le vieillard avait essayé de partager -avec son chien, et l'administration s'y était opposée. On -avait voulu enlever au paysan son compagnon, il avait -résisté, et cette résistance l'amenait devant les Juges.</p> - -<p>L'avocat général prit la parole pour l'administration.</p> - -<p>Il fit d'abord l'énumération des services rendus par -la Société humaine, dont il avait l'honneur d'être membre. -Après avoir signalé le nombre toujours croissant de -ses asiles comme un indice incontestable de la prospérité -nationale, il annonça avec une haute satisfaction -que la dépense occasionnée par leurs pensionnaires venait -d'être réduite de moitié, grâce à un moyen aussi -simple qu'ingénieux. Il avait suffi, pour cela, de leur -retrancher une partie de la nourriture, de substituer -des paillasses aux matelas, et de remplacer le calicot -par de la grosse toile!</p> - -<p>Mais ces améliorations devenaient inutiles si elles -étaient combattues par la prodigalité de quelques privilégiés!… -Et, se servant de cette transition pour arriver -au chien du paysan, il s'écria que ce chien était un -scandale humanitaire! Il calcula ce qu'il pouvait consommer -en os rongés, en écuelles léchées, en miettes -grugées, et trouva que le tout eût pu nourrir <i>les trois -cinquièmes d'un vieillard</i>!</p> - -<p>Puis, voyant les juges frappés de cet argument, il soutint -que, puisque l'administration avait pris la charge -et la tutelle du vieux paysan, elle avait droit de vendre -son chien; que c'était une faible compensation de tant -de sacrifices, un exemple indispensable pour la moralité -et pour la dignité humaines. Il termina, enfin, en adjurant -le tribunal de ne point encourager chez le pauvre -ce luxe d'un compagnon inutile, et de l'accoutumer à -manger seul la soupe économique de l'asile, assaisonnée -par la sympathie des philanthropes, ses bienfaiteurs.</p> - -<p>Après ce réquisitoire, que les magistrats avaient écouté -avec une faveur visible, le président invita le vieillard -à faire valoir ses moyens de défense; mais celui-ci ne -parut point l'entendre et ne répondit rien. Les regards -attachés sur le vieil ami qui se reposait à ses pieds, il -semblait s'oublier dans une contemplation mélancolique.</p> - -<p>Le chien comprit sans doute l'émotion de ce silence, -car il se redressa lentement, regarda son maître de plus -près, et fit entendre un de ces soupirs plaintifs qui semblent -interroger.</p> - -<p>Le paysan abaissa sa main ridée et la posa sur la tête -joyeuse de l'animal.</p> - -<p>«Tu as entendu, dit-il avec une tristesse tendre et -sans regarder les juges; tu as entendu, n'est-ce pas? Il -faut nous séparer. La république se ruinerait à te nourrir! -Quelle raison donnerais-je, d'ailleurs, de te garder? -Est-ce parce que depuis quinze années tu partages -mon pain, mon eau et mon rayon de soleil? parce que -je suis habitué à entendre à mes pieds le bruit de ton -haleine? parce que tu es le dernier être vivant qui ait -besoin de moi et qui m'aime? Ce qui ne sert qu'à nous -aimer est inutile, ami! on vient de te le dire. Ah! si -nous vivions dans un pays barbare, j'irais avec toi par -les campagnes; je m'arrêterais aux portes des cabanes; -et, en voyant mes cheveux blancs, les hommes se -découvriraient, les enfants viendraient te caresser, les -femmes nous donneraient le pain et le sel! Nous boirions -tous deux aux fontaines courantes; nous dormirions -à l'ombre des rochers, réchauffés l'un par l'autre; -nous marcherions sur les fleurettes des sentiers, à travers -les parfums des bois, les chansons des oiseaux et -les gazouillements des sources!… Mais nous sommes -sur une terre civilisée, et toutes les routes nous sont -fermées. Attendrir les heureux est défendu, dormir sous -le ciel est un crime. On nous a ôté les chances de la -compassion avec les embarras de la liberté, et la bonté -des hommes nous a ouvert une prison où l'on mesure à -chacun de nous le pain, l'air et le jour. Toi, seulement, -ami, il n'y a point de place pour toi! On peut manger, -dormir; mais aimer! à quoi bon? Les règlements supposent-ils -jamais que l'homme ait, entre la gorge et l'estomac, -quelque chose qui s'appelle le cœur? Va, ami, je -voulais te garder près de moi pour sentir qu'il m'en restait -encore un; mais on te l'a dit: <i>le règlement n'en passe -pas!</i> Cherche donc un nouveau maître, et puisse-t-il te -faire oublier l'ancien!»</p> - -<p>Le vieillard saisit, à ces mots, la tête du chien dans -ses deux mains tremblantes, il la souleva sur sa poitrine, -y appuya les lèvres et resta quelques instants immobile.</p> - -<p>Quand il se leva, une petite larme roulait sur chaque -joue à travers ses rides.</p> - -<p>Maurice ne put retenir une exclamation d'attendrissement.</p> - -<p>«Ah! laissez-lui son chien pour l'aimer!» s'écria-t-il -involontairement.</p> - -<p>Mais les juges s'étaient consultés pendant cet adieu -muet du vieillard, et l'arrêt de séparation venait d'être -prononcé.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch11">XI</h2> - -<div class="abstract">Logis des Trappistes.—Moralisation des condamnés par -l'idiotisme; première -diatribe de Maurice.—Les Pantagruélistes; avantages de la profession de -criminel; seconde diatribe de Maurice.—M. Le Doux ne répond rien et garde -ses opinions.</div> - -<p>En sortant, Maurice rencontra M. Philadelphe Le Doux -qui le cherchait. Il venait de se rappeler que c'était -l'heure de sa visite aux prisons, et voulut y conduire le -jeune homme.</p> - -<p>La maison de détention de Sans-Pair, bâtie derrière -le palais de justice, était composée de deux établissements -distincts, et soumis à des systèmes contraires.</p> - -<p>Le premier dans lequel M. Le Doux entra portait le -nom de <i>Logis des Trappistes</i>, et la tristesse de son aspect -justifiait complétement ce nom.</p> - -<p>On n'y apercevait aucune fenêtre, tous les jours ayant -été ménagés sur les cours intérieures. Le pavage de -bois qui l'entourait assourdissait les moindres rumeurs, -et l'enveloppait, pour ainsi dire, d'un silence sinistre. -La porte d'entrée, elle-même, glissait sans bruit sur des -rails polis, et les tapis épais des corridors éteignaient le -retentissement des pas. Les murs étaient matelassés de -manière à intercepter tous les sons, les portes garnies -de triples nattes, et une inscription, qui reparaissait à -chaque détour, avertissait les visiteurs de parler bas.</p> - -<p>Le jour n'avait pas été moins ménagé que le bruit. -Partout régnait une sorte de lueur crépusculaire qui -agrandissait les formes et éteignait les contours. Enfin, -l'air lui-même arrivait imperceptiblement sans rafale et -sans murmure.</p> - -<p>A mesure que Maurice avançait dans ces longs couloirs -muets et sombres, il se sentait gagné par un malaise -croissant. Cette atmosphère, que ne traversait aucun -bruit, aucune lueur, l'oppressait: une atonie glacée -coulait dans ses veines. Le jeune homme frissonna malgré -lui!</p> - -<p>«Ce calme fait peur, dit-il, on se croirait dans un -sépulcre.</p> - -<p>—Et cependant dix mille prisonniers vous entourent, -fit observer M. Le Doux. Voyez plutôt!»</p> - -<p>Il avait tiré un rideau, et Maurice se trouva au milieu -d'une lanterne vitrée, formant le centre d'un immense -cercle de loges qui renfermaient les condamnés. A voir -ces lignes de cellules superposées, tournant comme une -gigantesque spirale, et allant se perdre dans les combles -de l'édifice, on eût dit l'enfer du Dante renversé. -Seulement, pas de cris, aucun gémissement, nulle prière! -un silence glacé planait sur cette étrange ruche de pierre. -On voyait chaque prisonnier s'agiter sans bruit, dans -son alvéole grillé, comme un mort que le galvanisme -soulèverait dans sa tombe. Tous avaient le visage pâle, -les mouvements inquiets, le regard hébété ou hagard. -Muets et mornes, ils faisaient mouvoir les bras de machines -dont ils ne connaissaient même pas l'action. Telle -était la disposition des cellules que chaque prisonnier -ne pouvait apercevoir celle qui l'entourait. Les gardiens -échappaient également à ses yeux. Entouré d'une surveillance -mystérieuse, il se savait toujours vu sans pouvoir -jamais voir.</p> - -<p>M. Le Doux expliqua à Maurice tous les avantages -de ce système perfectionné <i>de confinement solitaire</i>.</p> - -<p>«Par son moyen, dit-il, nous faisons fléchir les plus -énergiques natures. Muré dans l'obscurité et le silence, -le captif résiste d'abord, mais il se raidit en vain; l'ennui, -comme une eau souterraine et croupissante, mine -insensiblement sa volonté. Il sent ses muscles se détendre, -son sang se refroidir. L'immobilité de ce qui l'environne -finit par se communiquer à tout son être; il s'épouvante -du vide qui s'est fait autour de lui; il regarde, -et ne voit que les murs de sa prison; il appelle, et n'entend -que sa propre voix! Quelques-uns ne peuvent résister -à cette épreuve, et deviennent fous; mais c'est le -petit nombre; la plupart s'assoupissent dans une espèce -de torpeur. Sûrs que leurs moindres actions seront -épiées, n'ayant plus la possession de leur propre pensée, -ils y renoncent. Le règlement devient leur conscience, -l'habitude se substitue au désir; ils oublient -jusqu'à leur langue; ce ne sont plus que des animaux -domestiques, obéissant d'instinct à la règle de la maison. -On a effacé leurs souvenirs, éteint leurs passions, coupé -au pied leurs espérances; il y a désormais table rase -dans ces esprits; notre but est atteint. Devenus, grâce -à nous, des idiots, il ne leur reste plus qu'à être instruits -et moralisés!</p> - -<p>—Hélas! je le vois, dit Maurice, vous avez fait pour -les hommes ce que la châtelaine de Valence avait voulu -faire pour son fils. La châtelaine de Valence était une -sainte femme restée veuve avec un seul enfant pour lequel -elle eût donné jusqu'à sa part de paradis. Mais l'enfant, -dont le sang brûlait les veines, s'échappait souvent -du château, où ne retentissaient que les cloches et les -prières, afin de goûter aux joies de la vie. Insensiblement -il prit tant de goût au mal que sa seule tristesse -était de ne pouvoir assez pécher. Il connaissait les trois -grands chars qui portent le genre humain aux abîmes: -le premier conduit par l'orgueil, le second par l'impureté, -le troisième par la paresse, et il avait successivement -pris place dans chacun, sans jeter même un regard -sur celui du repentir, qu'un attelage boiteux traînait -bien loin en arrière!</p> - -<p>«La sainte châtelaine, voyant la perte de son fils assurée, -s'adressa avec larmes à l'archange saint Michel, -patron spécial de sa famille, et lui demanda d'assurer -le salut du jeune homme, fût-ce aux dépens de sa vie. -L'archange, qui avait pitié des pleurs des mères depuis -qu'il avait vu Marie au pied de la croix, se laissa toucher, -descendit vers la sainte femme et lui dit:</p> - -<p>«—Reprenez courage, votre fils peut encore être -sauvé. Le Christ a compté ses jours, il ne lui en reste désormais -que trois cents à passer sur la terre; faites qu'ils -soient sans péché, toutes les anciennes fautes seront remises -au coupable, et, à l'heure indiquée, je viendrai -moi-même enlever son âme pour la conduire au ciel.»</p> - -<p>«Cette révélation causa à la châtelaine une grande -joie. Son fils pouvait encore aspirer au bonheur des élus! -Cette pensée lui faisait accepter, presque sans chagrin, -une mort prochaine; les espérances de la chrétienne -consolaient les regrets de la mère!</p> - -<p>«Mais, pour mériter cette récompense, il fallait que -le pécheur fît trêve à ses offenses contre la loi de Dieu; -et comment, hélas! l'obtenir? La châtelaine avait déjà -inutilement employé les supplications, et les prières de -l'Église n'avaient point été plus puissantes. Elle songea -à un docteur arabe dont les charmes exerçaient, disait-on, -une souveraine puissance sur toutes les volontés, -et elle alla à sa demeure pour lui exposer son désir.</p> - -<p>«Après l'avoir écoutée, le docteur se fit conduire vers -son fils, encore plongé dans le sommeil, et il commença -les conjurations puissantes qui devaient le délivrer de -ses passions.</p> - -<p>«D'abord, il toucha les flancs du dormeur, et la châtelaine -en vit sortir une nuée de génies à l'air violent -ou hardi: c'étaient la force, la colère, l'audace et avec -elles le courage et l'adresse!</p> - -<p>«L'Arabe toucha ensuite le front, duquel s'élança l'imagination, -revêtue des couleurs de l'arc-en-ciel; le -raisonnement, armé de l'épée à double tranchant; la -mémoire, tenant à la main la chaîne d'or qui lie le présent -au passé.</p> - -<p>«Enfin, il toucha le cœur, qui s'entr'ouvrit aussitôt -pour donner passage à la nuée des désirs enflammés, -des amours changeants, des illusions aux ailes d'azur, -troupe folle et charmante, qui s'enfuit avec un cri -plaintif.</p> - -<p>«Lorsque le jeune homme se réveilla peu après, il -était complétement transformé! Toutes les idées que sa -mère avait combattues, tous les goûts dont elle s'était -affligée, avaient disparu; il n'avait plus de volonté que la -sienne, plus de goûts que ceux qu'elle lui inspirait. Cet -esprit était devenu semblable à la nacelle qui va où le -flot l'emporte, où le vent pousse, où la main conduit. -Sa mère disait de marcher, et il marchait; de prier, et -il priait! Les tentations passaient en vain près de lui, -il les regardait passer comme des inconnues auxquelles -il ne doit ni un regard ni un salut!</p> - -<p>«Les trois cents jours s'écoulèrent ainsi pour lui dans -une sorte de sommeil éveillé, et, quand la châtelaine -aperçut l'archange Michel, elle s'écria:</p> - -<p>«—La condition imposée a été remplie, il a gagné -sa place dans le ciel; venez donc, maître, et, sans plus -de retard, emportez son âme.»</p> - -<p>«Mais l'archange secoua tristement la tête, et dit:</p> - -<p>«—Hélas! pauvre mère, il n'y en a plus. On n'enlève -point les pierres qui composent une maison sans -que la maison croule. Ce que le docteur arabe a enlevé -à votre fils formait l'âme elle même, dont il a fait don à -Satan; il ne vous a laissé que le corps!»</p> - -<p>«Cette légende est l'histoire de ceux qui ont élevé -votre prison. Sous prétexte de racheter le coupable, -vous lui avez frauduleusement soutiré son âme! Depuis -quand l'amélioration de l'homme peut-elle venir de la -destruction de ses instincts? Si ces malheureux ont -failli, c'est que la sociabilité n'était point assez développée -chez eux, et vous les condamnez à la solitude; c'est -que les bonnes passions étaient plus faibles que les -mauvaises, et vous les égorgez indifféremment toutes; -c'est que leur raison n'avait pas assez mûri au soleil de -l'expérience, et vous la condamnez à l'inaction! Dans -les premiers siècles, on réduisait un ennemi à l'impuissance -en coupant les muscles de ses membres avec le -fer; vous avez perfectionné le moyen: vous coupez aujourd'hui -les muscles de l'âme avec l'ennui, et, parce -que ces énervés ne bougent plus, vous les déclarez guéris! -Mais qu'en ferez-vous après une pareille guérison? A -quoi peuvent servir des hommes qui ont perdu leur -personnalité, qui ont oublié de vouloir, que vous avez -réduits à l'état d'animaux domestiques vivant sous l'œil -du maître? Où vous aviez des ignorants, des coupables -peut-être, il ne vous reste plus que des fous, des idiots -ou des hypocrites!</p> - -<p>«Sans doute la solitude pouvait être employée pour -apaiser la première effervescence d'un cœur révolté; -c'était une douche glacée sous laquelle le furieux se serait -calmé; mais vous avez voulu faire un régime de ce -qui ne devait être qu'un remède; vous avez imité ces -mères anglaises, qui, pour se débarrasser des cris d'un -enfant, l'abreuvent d'opium! Et ne dites pas que vous -l'avez fait dans l'intérêt des coupables, pour leur rachat! -Non, vous l'avez fait dans l'intérêt de vous-mêmes, -pour votre repos! En respectant chez l'homme les puissances -extérieures qui font sa vie, la tâche était difficile: -il fallait discipliner des esprits sans règle, apprivoiser -des cœurs endurcis, remettre l'ordre enfin dans un intérieur -bouleversé. Vous avez mieux aimé en murer les -portes pour en faire un tombeau. De notre temps, on -enchaînait les corps en laissant les âmes libres; le -moyen était brutal; vous avez dit: «A quoi bon ces -chaînes qui meurtrissent, qui tintent aux oreilles! délivrez-en -le corps et tuez tout doucement l'âme: cela ne -se voit pas, et, l'âme morte, le corps ne bougera plus!» -O pharisiens! qui feignez d'ignorer que l'abrutissement -n'est point une régénération! Hommes de peu de foi, -qui ne savez point ce que l'amour et la patience peuvent -obtenir des plus criminels! Cherchez le cœur le -plus endurci, frappez au point voulu, et il en sortira -une source vive. Tant qu'un homme vit, tant qu'il aime -quelque chose de la création, Dieu ne s'est point complétement -retiré de lui, et son âme n'est point perdue -sans retour.»</p> - -<p>M. Philadelphe Le Doux avait profité de cette longue -improvisation de Maurice pour remettre à M. Atout son -rapport annuel, constatant les excellents résultats obtenus -par le système cellulaire, et pour écrire au crayon -quelques notes sur la nécessité de supprimer les numéros -des loges, qui pouvaient distraire encore le condamné. -Lorsqu'il eut achevé, il releva la tête et regarda -le jeune homme avec ce vague sourire des gens qui -veulent avoir entendu sans avoir écouté.</p> - -<p>«Ah! fort bien, dit-il, je vois que vous avez étudié -la question… Mais, aujourd'hui encore, deux systèmes -se partagent les esprits et les prisonniers. Nous avons vu -le <i>Logis des Trappistes</i>, il nous reste à visiter celui des -<i>Pantagruélistes</i>. Allez devant vous, de grâce, puis prenez -la porte à gauche, nous arriverons justement pour les -voir dîner.»</p> - -<p>Maurice, ayant suivi les indications données, se trouva -dans une cour, qu'il traversa; puis à l'entrée d'un bâtiment -à colonnade de marbre, entouré de jets d'eau et -de promenades: c'était la seconde prison de Sans-Pair, -récemment fondée pour les scélérats réputés incorrigibles.</p> - -<p>On n'y entendait que musique, chants et éclats de -rire. La première salle était un parloir, où les condamnés -recevaient les visites. Il y avait là de charmantes -grandes dames attirées par le désir de causer avec des -scélérats d'élite, ou de les faire écrire sur leurs albums; -des artistes occupés à peindre les plus célèbres criminels; -des hommes de lettres rédigeant, pour l'instruction -du public, les mémoires intimes des faussaires et -des meurtriers. Les prisonniers faisaient les honneurs -de chez eux avec la politesse fière de gens qui comprennent -leur importance.</p> - -<p>Tout à côté se trouvait la salle de concerts, dans laquelle -retentissaient les chansons d'argot, avec accompagnement -de clarinettes et de vielles organisées. Puis -venaient l'estaminet, dont les habitués fumaient le narguillé -à bec d'ambre, étendus sur des divans de velours; -le billard garni de queues à procédés, et la galerie de -consommation, où l'on servait, d'heure en heure, aux -condamnés, des sorbets, du vin chaud ou des punchs -à la romaine.</p> - -<p>Le soir il y avait spectacle, puis bal masqué sans gardes -municipaux.</p> - -<p>Ainsi que M. Le Doux l'avait annoncé, les visiteurs -trouvèrent les Pantagruélistes à table. Ils dînaient, à -trois services, de petits pieds et de primeurs, avec dessert, -café et liqueurs fines.</p> - -<p>«Vous le voyez, dit le philanthrope en souriant, le -système de moralisation est ici tout contraire. Là-bas -nous améliorons le coupable en lui ôtant le nécessaire, -ici nous atteignons le même but en lui prodiguant le -superflu. Chaque méthode a son avantage, et les résultats -sont, des deux côtés, également satisfaisants. Chez -les Trappistes, nous obtenons la soumission en atténuant -l'homme; chez les Pantagruélistes, en le comblant. Celui-là -perd l'énergie nécessaire pour échapper à la captivité, -celui-ci y est retenu par le lien du plaisir. Il n'y a -point encore d'exemple d'un Pantagruéliste qui ait -essayé de fuir sa prison, et la plupart ne la quittent -qu'en pleurant. Aussi a-t-on soin de compter à chaque -libéré, pour adoucir ses regrets, une somme proportionnée -au temps qu'il a passé en prison, de sorte que les -grands bandits sortent d'ici électeurs et souvent éligibles. -Quelques esprits chagrins ont blâmé cette générosité -envers des condamnés; mais, ainsi que je l'ai fait observer -dans mon dernier rapport, ces scélérats n'en sont -pas moins nos semblables: <i>Homo sum, et nihil humani a -me alienum puto</i>. Philanthropique maxime, que la Société -humaine a écrite dans le cœur de tous ses membres et -en tête de toutes ses circulaires. Ah! que n'est-elle comprise -de tous! <i>Homo sum!</i> c'est-à-dire je pourrais être -un voleur, un incendiaire, un assassin; <i>nihil humani a -me alienum puto:</i> donc, je dois regarder comme des frères -tous ceux qui assassinent, volent et incendient.</p> - -<p>—Soit, dit Maurice; mais comment regardez-vous -alors ceux qui édifient, travaillent et font vivre? Si indulgent -pour les pauvres criminels, serez-vous impitoyable -pour les pauvres honnêtes gens? La philanthropie s'occupe -beaucoup de ceux qui ont succombé au mal; elle -leur ouvre des asiles, elle leur fournit des ressources, -elle leur offre des patronages; et ceux qui ont résisté -aux tentations, ou qui les combattent, restent abandonnés! -Pour obtenir votre protection, il faut le certificat -d'un crime, comme il fallait autrefois un certificat de -civisme. Ah! soyez bons pour les coupables: le Christ a -pardonné à la femme adultère et relevé la Madeleine; -mais pensez aussi un peu aux innocents! Faites que le -devoir ne leur devienne pas trop difficile. Pour leur tendre -la main, n'attendez pas qu'ils soient tombés; ne les -exposez point à trouver que la société fait plus d'efforts -et de sacrifices pour ses fils ingrats que pour ses fils -pieux; ne tuez pas, enfin, tous les veaux gras au profit -de l'enfant prodigue, et gardez-en quelques-uns pour -ses frères, qui ne vous ont ni dépouillés ni flétris. Ce -qui m'étonne, ce n'est pas que vos Pantagruélistes acceptent -le bonheur que vous leur faites; mais que vos travailleurs -se résignent à la misère où vous les laissez. Ah! -pour accomplir le devoir si difficilement et avec si peu -d'aide, il faut, quoi qu'on en dise, que le bien ait aussi -sa saveur. Combien de malheureux peuvent envier le -pain quotidien, l'habit de drap, la salle chauffée du bagne, -et s'acharnent pourtant à leur douloureuse probité?</p> - -<p>—Vos souhaits ont été prévus, dit M. Le Doux, notre -bienfaisante tutelle s'est également étendue sur le travailleur. -Puisque nous sommes en cours d'études philanthropiques, -je veux vous montrer la colonie industrielle -de notre vice-président, l'honorable Isaac Banqman. -Ce n'est point seulement un grand capitaliste et -un homme politique influent, la république n'a pas de -membre plus zélé pour le perfectionnement des machines -et des classes laborieuses. Nous allons prendre le chemin -de fer du quartier, qui nous conduira, en trois secondes, -à la porte de son établissement.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch12">XII</h2> - -<div class="abstract">Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur -les hommes.—Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.—Pupilles de -la Société humaine; hommes perfectionnés d'après la méthode anglaise -pour les croisements.—Une femme dépravée par les instincts de -maternité et de dévouement.</div> - -<p>L'usine d'Isaac Banqman occupait le revers d'une -montagne percée en tous sens de voûtes souterraines où -mugissaient les locomotives et que traversaient sans -cesse les wagons rapides. Cent cheminées vomissaient -des torrents de fumée qui se réunissaient plus haut, se -condensaient, et formaient, au-dessus de la colline, une -sorte de dôme flottant. Des roues immenses tournaient -lentement à la hauteur des toits, tandis que des retentissements -sourds et réguliers ébranlaient la montagne.</p> - -<p>Tout ce bruit, tous ces mouvements et toute cette fumée -étaient employés à la confection de moules de bouton! -C'était là la spécialité à laquelle M. Banqman devait -sa fortune et son importance politique.</p> - -<p>A la vérité, le célèbre industriel avait apporté à cette -fabrication des perfectionnements qui ne pouvaient manquer -d'en rehausser l'importance. D'abord, il avait ruiné -tous les fabricants moins riches qui s'étaient hasardés -à soutenir la concurrence; ensuite, une fois seul, il -avait augmenté de cinquante pour cent le prix de vente -de ses produits; enfin, grâce à son influence politique, -il venait d'obtenir du ministre une ordonnance qui obligeait -tous les fonctionnaires publics à ajouter trois boutons -à leurs caleçons.</p> - -<p>Il avait, du reste, mérité cette faveur en annonçant -qu'il fournirait gratuitement aux hôpitaux de Sans-Pair -tous les moules de bouton dont pourraient avoir besoin -les malades, les morts ou les enfants au maillot.</p> - -<p>Il s'était, de plus, décidé à établir dans son usine -même cette colonie de travailleurs dont M. Philadelphe -Le Doux avait parlé à Marthe et à Maurice.</p> - -<p>En arrivant à la fabrique, le philanthrope fit avertir -l'honorable M. Banqman, qui se trouvait alors dans son -cabinet, occupé à regarder des poissons rouges dans -un bocal.</p> - -<p>M. Banqman continua son intéressant examen tout le -temps qu'un homme important doit faire attendre pour -paraître occupé. Il ne descendit qu'au bout d'une demi-heure, -et s'excusa sur les innombrables affaires qui -l'accablaient. Le Gouvernement avait recours à lui pour -toutes les questions difficiles; il était victime de sa réputation -d'homme pratique. On avait compris le danger -de consulter des théoriciens, des penseurs; on ne voulait -plus écouter que ceux qui avaient étudié, comme -lui, les grands principes d'économie politique en fabriquant -des moules de bouton. Aussi n'avait-il plus un -seul instant; tout son temps appartenait à l'État et à -l'humanité!</p> - -<p>M. Le Doux l'arrêta à ce mot, pour lui faire connaître -le but de leur visite. M. Banqman, flatté, déclara qu'il était -prêt à leur montrer la colonie modèle, dont l'organisation -généralisée devait un jour réaliser l'âge d'or pour -tout le monde.</p> - -<p>Il leur fit, en conséquence, traverser l'usine, dont il -leur expliqua, en passant, les différents travaux exécutés -par des machines de toutes grandeurs et de toutes -formes.</p> - -<p>On voyait leurs immenses bras s'avancer lentement -et soulever les fardeaux, leurs engrenages saisir les -objets comme des doigts gigantesques, leurs mille roues -tourner, courir, se croiser! A regarder la précision de -chacun de ces mouvements, à entendre ces murmures -haletants de la vapeur et de la flamme, on eût dit que -l'art infernal d'un magicien avait soufflé une âme dans -ces squelettes d'acier. Ils ne ressemblaient plus à des -assemblages de matière, mais à je ne sais quels monstres -aveugles, travaillant avec de sourds rugissements. De -loin en loin, quelques hommes noircis apparaissaient -au milieu des tourbillons de fumée: c'étaient les cornacs -de ces mammouths de cuivre et d'acier, les valets chargés -d'apporter leur nourriture d'eau et de feu, d'étancher -la sueur de leur corps, de le frotter d'huile, comme -autrefois celui des athlètes, de diriger leurs forces brutales, -au risque de périr, tôt ou tard, broyés sous un de -leurs efforts, ou dévorés par la flamme de leur haleine! -Maurice suivait d'un regard attristé ces victimes de la -mécanique perfectionnée. Il comparait instinctivement -ces merveilleuses machines dont il voyait les membres -polis, luisants, bien nourris, à ces hommes flétris et -hagards qui s'agitaient à l'entour. En entendant le concert -terrible de vapeur sifflante, de fer froissé contre le -fer, de grondements de flammes, de bouillonnements -d'onde, de vents attisant la fournaise comme un orage, -il se sentait saisi d'une sorte de terreur. Il cherchait en -vain la vie au milieu de cette tempête de la matière en -travail; il en entendait bien le bruit, il en voyait bien le -mouvement, mais tout cela était comme une imitation -artificielle; cette activité n'avait point d'élans contagieux. -Loin qu'elle excitât, vous vous sentiez devant -elle saisi de torpeur. Le mouvement uniforme de ces -machines ne vous parlait pas; il n'y avait rien de commun -entre elles et vous; c'étaient des monstres aveugles -et sourds, dont la force vous épouvantait.</p> - -<p>Maurice se rappela alors, tout à coup, la petite fabrique -placée autrefois près de la maison de son oncle; le -bruit des métiers conduits par des mains d'enfants ou -de jeunes filles, les rires prolongés qui couvraient le -croassement des navettes; les chansons qui couraient -d'un banc à l'autre, les joyeuses malices et les confidences -faites tout bas! Il se rappela surtout Mathias, le -vieux soldat!—doux et joyeux souvenir, qui faisait revivre -pour lui les impressions de son adolescence!</p> - -<p>Mathias s'était promené quinze ans à travers l'Europe, -souffrant la faim, vivant dans la mitraille, conquérant -chaque matin à la baïonnette la place où il dormait le -soir; et tout cela, Mathias l'avait fait pour un mot qu'il -n'était pas bien sûr de comprendre, mais qu'il sentait: -la France! Il l'avait fait jusqu'au jour où son pays, -vaincu par le nombre, avait dû accepter la paix; et ce -jour-là Mathias, le cœur gonflé de douleur et de colère, -avait détaché, avec une larme, la cocarde qui le condamnait -depuis quinze ans à combattre et à souffrir!</p> - -<p>Rentré en France, il se rappela une sœur, seule parente -qui lui restât, et prit la route du village qu'elle -habitait.</p> - -<p>Là, il apprit que sa sœur était morte, laissant un -garçon et une fille que le fermier voisin avait recueillis -par charité.</p> - -<p>Mais la charité, sans cœur, est un prêt à usure; il -n'enrichit que celui qui donne. Quand Mathias arriva à -la ferme, il trouva, sur le seuil, les deux orphelins qui -se disputaient un morceau de pain, tandis que le paysan -s'indignait de leur débat et criait:</p> - -<p>«Ces enfants ne peuvent se souffrir!</p> - -<p>—Dites qu'ils ne peuvent souffrir la faim», répliqua -Mathias.</p> - -<p>Et, prenant par la main les deux affamés, il les emmena.</p> - -<p>La charge était lourde pour le vieux soldat, mais il -ne s'en effraya point. Il se rappelait la maxime de son -lieutenant, que pour faire la plus longue route il suffisait -de remettre sans cesse un pied devant l'autre, et il l'avait -appliquée à toutes les choses de la vie.</p> - -<p>Arrivé à Paris avec les enfants, il les nourrit de son -travail, jusqu'au moment où ils purent s'atteler avec lui -à cette roue qui broyait le pain de chaque journée. Mathias -les avait placés tous deux dans la même fabrique. -A l'heure où les métiers s'arrêtaient, on ne manquait -jamais de le voir arriver, portant à la main le panier -couvert qui renfermait leur repas. En l'apercevant, les -petits garçons se plaçaient au port d'armes et battaient -la charge, tandis que les jeunes filles répétaient en souriant:</p> - -<p>«C'est le père Mathias! bonjour, monsieur Mathias!»</p> - -<p>Car jeunes filles et jeunes garçons aiment également -ces vieux lions qui ne rugissent que contre les forts.</p> - -<p>Après avoir répondu à tous par un signe, par un mot, -par un sourire, le vieillard allait s'asseoir dans quelque -coin abrité avec Georgette et Julien; puis l'on découvrait -le panier. Mais non tout d'un coup! il fallait d'abord -deviner ce que Mathias apportait! et Dieu sait quels efforts -pour ne point rencontrer juste et lui laisser la joie -de la surprise. Enfin, quand les enfants déclaraient -avoir épuisé la liste de leurs suppositions, le vieux soldat -soulevait le couvercle d'osier, tirait lentement le -mets inconnu et le présentait aux regards de ses -convives!</p> - -<p>«Ah! ah! vous ne vous attendiez pas à ça! s'écriait-il! -c'est aujourd'hui fête à la cantine; nous avons mis -des nœuds de rubans à la marmite.»</p> - -<p>Et il étalait avec complaisance, sur le panier transformé -en guéridon, ce pauvre dîner dont la bonne volonté -de tous faisait un festin.</p> - -<p>Puis, en mangeant, on causait! Les enfants racontaient -les nouvelles de l'atelier, et Mathias y trouvait -toujours l'occasion de quelques bons conseils. Car pendant -les longues nuits de bivouac, quand la faim ou le -froid le tenaient éveillé, le vieux soldat avait réfléchi -pour se distraire, et il s'était fait une philosophie formulée -en quelques axiomes, qu'il appelait la charge en -douze temps de la vie. Parmi ces axiomes, il y en avait -quatre surtout qu'il répétait sans cesse, comme comprenant -tous les autres:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Tu seras fidèle à ton drapeau jusqu'à la mort;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Tu tiendras moins à ta peau qu'au triomphe de ton -régiment;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Tu ne feras point la guerre à ceux qui n'ont point -de cartouches;</p> - -<p>4<sup>o</sup> En temps de pluie, tu ne demanderas pas de soleil.</p> - -<p>Et, afin que les orphelins pussent comprendre ces -maximes, il leur expliquait comment le drapeau, pour -eux, c'était l'honneur; comment leur régiment comprenait -tous les hommes; comment les cartouches -manquaient aux pauvres et aux faibles, et comment la -pluie et le soleil étaient la destinée rude ou facile que -Dieu nous avait faite.</p> - -<p>Il ajoutait encore beaucoup de précieux enseignements -sur la persévérance, sur l'orgueil, sur les liaisons, -et finissait toujours par encourager au travail -Georgette et Julien.</p> - -<p>«La semaine, disait-il, est un caisson de vivres -traîné par sept chevaux: si vous en détachez un, le -caisson marchera encore; deux, il n'avancera que difficilement; -trois, il demeurera dans l'ornière et laissera -l'armée sans pain.»</p> - -<p>Les enfants écoutaient religieusement les leçons du -vieux soldat et les retenaient. Pendant trois années -Maurice les avait vus revenir tous les jours à la même -place, aussi soumis, aussi joyeux! Mathias était leur -expérience, et ils étaient l'avenir de Mathias. Tandis -que l'âge courbait son épaule et dépouillait son front, les -deux enfants grandissaient à ses côtés, jeunes et vivants, -comme des rejetons vigoureux jaillissant d'un -tronc à demi desséché.</p> - -<p>Souvent aussi les autres enfants de la fabrique venaient -s'asseoir autour du soldat, en lui demandant de -raconter une de ses batailles, et ils assistaient alors aux -leçons du vieillard, qui, avant de quitter la terre, leur -laissait ainsi les semences de son âme! Perpétuelle -école ouverte pour le peuple près du foyer ou sur les -seuils, et dans laquelle celui qui s'en allait initiait doucement -ceux qui venaient d'arriver à cette vie de courage, -de patience et de sacrifice.</p> - -<p>Hélas! Maurice cherchait vainement quelque chose qui -pût lui rappeler la petite fabrique d'autrefois. Ici plus de -masures sombres, plus de métiers imparfaits; mais aussi -plus de rires, ni de chants! Il s'efforçait en vain de découvrir -un père Mathias, une Georgette, un Julien!… -Il n'apercevait que des machines parfaites et des ouvriers -abrutis!</p> - -<p>Après avoir tout montré et tout expliqué à ses hôtes, -M. Banqman arriva enfin, avec eux, au quartier des -<i>pupilles de la Société humaine</i>.</p> - -<p>C'était une série de loges, dont chacune renfermait -un ménage, sans enfants: car ceux-ci étaient séparés -de leurs parents dès la naissance, et élevés à forfait. -Ainsi dégagée des soins de mère, la femme l'était également -des soins d'épouse. Elle n'avait à préparer ni la -nourriture, ni les vêtements, ni le logis: tout cela se -faisait à l'entreprise. Elle n'était point non plus chargée -d'épargner les gains du mari: il y avait un économe qui -réglait les dépenses et les salaires; de veiller à sa santé: -il y avait un médecin qui faisait chaque matin sa visite; -d'entretenir en lui les bonnes pensées: il y avait un aumônier -qui prêchait toutes les semaines! De son côté, -le mari était exempté de prévoyance, de protection, de -courage.</p> - -<p>«De cette manière, dit M. Banqman, le travailleur -reste sous notre tutelle, bien logé, bien nourri, bien -vêtu, forcé d'être sage, et recevant le bonheur tout fait. -Non-seulement nous réglons ses actions, mais nous arrangeons -son avenir, nous l'approprions de longue main -à ce qu'il doit faire. Les Anglais avaient autrefois perfectionné -les animaux domestiques, dans le sens de leur -destination; nous avons appliqué ce système à la race -humaine, en la perfectionnant. Des croisements bien -entendus nous ont produit une race de forgerons dont -la force s'est concentrée dans les bras, une race de porteurs -qui n'ont de développés que leurs reins, une race -de coureurs auxquels les jambes seules ont grandi, -une race de crieurs publics uniquement formés de bouche -et de poumons; vous pouvez voir dans ces loges des -échantillons de ces différentes espèces de prolétaires, -auxquels nous avons donné le nom de <i>métis industriels</i>.</p> - -<p>—Et l'on n'a pas apporté moins de soins à leur instruction, -ajouta M. Le Doux, qui se fatiguait d'écouter -des explications au lieu d'en donner. Nous avons écarté -de l'enseignement populaire tout ce qui n'avait point -d'application pratique et immédiate. Autrefois on perdait -un temps précieux à lire l'histoire des grandes actions, -à apprendre des vers qui remuaient le cœur, à -répéter des maximes de morale et de religion; nous -avons substitué à tout cela l'arithmétique et le code! Tous -<i>les pupilles</i> apprennent à lire et à écrire, mais seulement -pour lire les prix courants et écrire les mémoires de frais.</p> - -<p>—Et ils se soumettent patiemment à ce régime? demanda -Maurice.</p> - -<p>—Quelques natures dépravées résistent seules à notre -paternelle direction, répliqua Banqman; vous en avez -là devant vous un exemple.</p> - -<p>—Quoi! demanda Maurice, cette jeune femme, dont -le regard est si fier et si caressant?</p> - -<p>—Rien ne peut la dompter, reprit le fabricant; elle -prétend que nous lui avons ôté le repos en la déchargeant -des soins pénibles qu'exigeait son enfant, et que -nous l'avons dépouillée de ses plus douces joies en ne -lui laissant aucune des charges du ménage!»</p> - -<p>Maurice tourna les yeux vers la jeune femme.</p> - -<p>«La voix de Dieu n'est donc pas étouffée dans tous -ces cœurs? pensa-t-il; il en est encore qui ont conservé -l'instinct des grandes lois! Oui, résiste toujours, courageuse -femme, contre la tranquillité et l'aisance qu'on -t'a faites, car tu les payes de tes plus saintes jouissances. -Ne peuvent-ils donc comprendre que ces veilles et ces -soins de la mère, ces labeurs et ces économies de -l'épouse, sont les plus précieux anneaux dont se forme -la chaîne domestique? Ne regardent-ils donc l'union de -l'homme et de la femme que comme une association -commerciale, dont le premier but est le gain? Le fonds -social, ici, ne se compose point seulement d'argent, -mais de patience, de bonne volonté, d'affection; c'est -là surtout le capital qu'il faut accroître, pour que l'association -prospère. Ah! laissez à la femme son utilité de -chaque instant, pour que l'homme la sente à chaque -instant plus précieuse! Laissez-la faire le travail même -qu'un étranger ferait mieux, afin d'obtenir le salaire -sans lequel elle ne saurait vivre, la reconnaissance de -ceux qu'elle aime! Pourquoi vouloir régénérer le pauvre -en l'affranchissant des devoirs de famille? Ne sentez-vous -pas que ces devoirs sont la source d'où découle -tout bien? Loin de les amoindrir, rendez-les plus saints -à ses yeux, en lui facilitant leur accomplissement; ne -vous substituez pas à sa conscience, mais éclairez-la; -n'achetez pas, enfin, ces âmes à fonds perdus, mais -donnez-leur au contraire plus de volonté, plus de vie! -Le peuple n'est point un prodigue qu'il faut interdire, -c'est un enfant qu'il faut diriger et aider à grandir!»</p> - -<p>Banqman et Le Doux continuèrent leur explication en -montrant aux deux visiteurs la maison de retraite des -travailleurs, où l'on utilisait les restes de leur force -jusqu'au moment de l'agonie, et l'amphithéâtre, où leurs -corps étaient livrés au scalpel des élèves-médecins pour -un prix convenu: car, les pères ne s'étant point occupés -du berceau des enfants, les enfants ne s'occupaient -point de leurs tombes!</p> - -<p>Mais Maurice regardait sans voir, écoutait sans entendre! -Une sourde tristesse s'était glissée dans son -cœur, et il rentra chez M. Atout découragé.</p> - -<p>Marthe, de son côté, avait aperçu de plus près que le -jour précédent la sécheresse et les misères de la vie domestique; -quand Maurice lui eut raconté ce qu'il avait -vu, elle se jeta dans ses bras les yeux mouillés de larmes.</p> - -<p>«Ah! qu'avons-nous fait? s'écria-t-elle. Dans le -monde où nous vivions, tous n'avaient point encore -abandonné le Dieu des âmes pour le veau d'or; les -chaînes de la famille n'étaient point partout brisées; les -inspirations du cœur n'étaient pas complétement éteintes; -quoique riant du mal, on connaissait encore le bien; -mais ici, Maurice, tout est perdu sans retour!</p> - -<p>—Pourquoi cela? demanda le jeune homme, qui eût -voulu douter.</p> - -<p>—Hélas! répliqua Marthe, parce qu'on ne sait plus -aimer.»</p> - - -<div class="chapter" /> -<div class="titre">DEUXIÈME JOURNÉE</div> -<h2 class="nobreak" id="ch13">XIII</h2> - -<div class="abstract">Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants, -les médecins et le directeur. -Dans la crainte de recevoir les malades trop bien portants, on ne les -reçoit qu'après leur mort.—Réflexions de Marthe.—Les hommes jugés -par le docteur Manomane.—Les fous de l'an trois mille.—Les ménageries -et le jardin botanique.</div> - -<p>Lorsque les deux époux descendirent le lendemain, -ils trouvèrent leur hôte avec un de ses parents, le docteur -Minimum, qui avait appris l'indisposition de milady -Atout, et venait pour s'informer officieusement de sa -santé.</p> - -<p>Le docteur Minimum était le plus illustre représentant -du nouveau système médical, qui consistait à vous donner -la maladie que vous n'aviez point encore, et à l'élever -en serre chaude pour en hâter le développement. -De cette manière, le patient mourait, en général, dès -le second ou le troisième jour, ce qui était pour lui une -évidente économie de temps.</p> - -<p>Quant au médecin, il ne devait se proposer qu'un but: -augmenter le mal pour le guérir plus sûrement. Aviez-vous, -par exemple, un rhume: on le transformait en -pleurésie; une migraine: on en faisait une fièvre cérébrale; -un étourdissement: on le poussait à l'apoplexie.</p> - -<p>Au moment où les deux époux entrèrent, M. Minimum -racontait à son cousin les merveilleux résultats obtenus -par cette méthode et le pressait de visiter l'hôpital où il -venait d'en faire l'application. M. Atout s'excusa, mais -Maurice accepta à sa place, et, après avoir donné rendez-vous -à son hôte chez M. de l'Empyrée, qui les attendait -vers le milieu du jour, il monta avec Marthe -dans la voiture du médecin.</p> - -<p>Celui-ci les conduisit au grand hôpital de Sans-Pair, -bâti à l'extrémité du faubourg.</p> - -<p>Ils aperçurent d'abord d'élégantes galeries entourées -de gazons et de bosquets: c'étaient les salles destinées -aux médecins; puis un édifice somptueux, s'élevant au -milieu des fleurs: c'était la maison des sœurs hospitalières; -puis un palais, devant lequel s'étendaient des -jardins décorés de grottes, de jets d'eau et d'ombrages: -c'était le logis du directeur.</p> - -<p>«La ville a dépensé 20 millions, dit le docteur Minimum, -pour faire de son grand hôpital un établissement -modèle. Médecins, surveillants, administrateurs, sont -ici logés et nourris aux frais de la République. Des équipages, -toujours attelés, attendent leurs ordres, et leurs -filles reçoivent une dot sur la caisse des frais de bureau.</p> - -<p>—Mais les malades? demanda Maurice.</p> - -<p>—Ah! les malades sont là-bas, dit le docteur en -montrant un sombre édifice caché au fond de longues -cours sans air et sans verdure. La vue de leurs salles -est triste, elle eût déparé l'ensemble de l'établissement: -on les a cachées derrière, de manière à ne laisser voir -que ce qui constitue véritablement l'hôpital, c'est-à-dire -l'habitation des directeurs. Malheureusement le terrain -a manqué. Après avoir pris le jardin des médecins, le -parterre des religieuses, le parc de l'économe, il n'est -resté qu'une petite cour pour les convalescents; mais, -comme la plupart des malades succombent, on peut, à -la rigueur, se passer de promenade.</p> - -<p>—Vous ne les recevez donc qu'au moment de l'agonie? -dit Marthe.</p> - -<p>—Quand nous ne les recevons pas après, répliqua -Minimum. Quiconque veut être reçu à l'hôpital doit -d'abord se transporter au bureau d'examen, situé à -l'autre bout de Sans-Pair, attendre son tour, obtenir un -certificat, puis faire huit lieues pour se mettre au lit. -Grâce à ces excellentes précautions, nous sommes sûrs -de ne jamais admettre de gens bien portants; seulement, -les malades peuvent nous arriver morts: c'est un -léger inconvénient du bon ordre établi parmi les administrateurs. -Du reste, rien n'a été négligé par eux pour -que le grand hôpital de Sans-Pair puisse servir aux -progrès de la science. Nous avons toujours une salle -d'essai où l'on expérimente les nouvelles doctrines. Si -le malade guérit, le traitement est adopté; s'il succombe, -c'est tant pis pour le système. Il y a, en outre, un laboratoire -pour étudier combien il peut entrer de parties -ayant un nom dans chaque substance; un chenil où l'on -élève des chiens destinés à être empoisonnés et dépecés -dans l'intérêt de l'humanité; des amphithéâtres toujours -riches en cadavres de choix, et une magnifique collection -de squelettes sous verre. Il nous manque bien encore -plusieurs choses: la galerie des monstres n'est pas -complète; nous aurions besoin de renouveler nos bocaux -de fœtus, et l'on demande, depuis longtemps, des -échantillons des différentes races humaines proprement -empaillés; mais notre économe espère arriver à toutes -ces améliorations par les <i>bonis</i>.»</p> - -<p>Maurice demanda ce que c'était.</p> - -<p>«On nomme ainsi, reprit le médecin, les économies -réalisées aux dépens des malades. Que le potage soit -moins gras, boni; le pain moins blanc, encore boni; -le vin tempéré d'eau, toujours boni! C'est une méthode -perfectionnée pour faire danser l'anse d'un panier qui -renferme dix mille portions. C'est ainsi que les établissements -s'enrichissent, et que les économes acquièrent -des droits à la reconnaissance et aux gratifications. On -peut donc dire, en principe, qu'un hôpital bien administré -est celui où les malades sont assez mal pour que -la caisse s'en trouve bien.»</p> - -<p>Tout en parlant, le docteur était arrivé à la première -salle.</p> - -<p>Le parquet en était soigneusement ciré, les lits élégants, -les murs tapissés de nattes coloriées, et les fenêtres -garnies de rideaux de soie; mais ce luxe était déparé -par l'aspect des appareils opératoires, de toute dimension, -qui dressaient çà et là leurs bras d'acier. Quant -aux soins, ils n'étaient ni plus tendres ni plus délicats -qu'autrefois. Les médecins examinaient toujours publiquement -les malades, en découvrant chaque plaie aux -yeux des élèves; ils décrivaient froidement leurs souffrances, -expliquaient tout haut les chances heureuses -ou fatales. Le râle de l'agonisant épouvantait le malheureux -livré à la crise qui devait décider de sa vie; l'aspect -du mort recouvert par le drap funèbre glaçait le sourire -du convalescent qui se sentait renaître!</p> - -<p>Marthe, le cœur serré, tourna vers Maurice ses yeux -humides.</p> - -<p>«Ah! ce n'est point là ce que j'espérais, dit-elle à -demi-voix; ceci est toujours, comme de notre temps, -l'infirmerie du pauvre et de l'abandonné! Le parquet -peut être plus brillant, le mur moins nu, la fenêtre plus -richement ornée; mais qu'a-t-on fait pour ceux qui souffrent? -Ne sont-ils point restés confondus comme un -bétail, livrés aux tentatives et aux curiosités de la science, -épouvantés par la vue de ces instruments de torture? -Ah! ce que j'espérais d'une civilisation plus éclairée, -c'est que l'hôpital eût perdu son caractère de dureté; -c'est que le malade eût cessé d'être une chose à réparer -gratuitement, pour devenir un être souffrant dont on eût -ménagé les sensations, respecté les effrois, soutenu le -cœur; c'est qu'il eût retrouvé, enfin, dans cette demeure -commune, quelques-uns des soins de la famille. A quoi -bon tant d'or prodigué pour les choses, si rien, hélas! -n'est changé pour les êtres? Donnez à chacun de ces -malheureux un coin qui soit à lui, et où les cris du -mourant ne viennent point l'épouvanter; ne traitez point -son corps endolori comme une propriété qu'il a dû vous -abandonner en franchissant le seuil; ne lui faites point -sentir que ce lit est une aumône; qu'il est à votre discrétion, -non-seulement par le mal, mais par la misère. -Puisqu'il souffre, c'est lui qui est le roi, vous le serviteur. -N'avez-vous donc jamais senti un redoublement de -tendresse pour le membre de la famille que la douleur -atteint? Comme sa volonté vous devient sainte! comme -on lui pardonne tout! comme on donnerait avec joie une -part de sa santé et de ses jours pour le guérir! Eh bien! -le pauvre et le délaissé ne sont-ils point des membres -de la grande famille? Les plus mauvaises mères reprennent -quelque amour pour l'enfant malade, pourquoi la -société aurait-elle moins de cœur pour ses fils?</p> - -<p>—Parfaitement dit, s'écria le docteur Minimum, qui -avait entendu les derniers mots prononcés par Marthe; -j'ai toujours soutenu que l'on ne devait point économiser -sur le service des hôpitaux, et que nos appointements -devraient être doublés. Mais on méconnaît les véritables -besoins. Toutes les ressources de la République sont -dévorées par les femmes et par les avocats. Heureusement -que l'on a pour consolation le sentiment du devoir -accompli… et sa clientèle. La mienne grandit chaque -jour, grâce aux succès qu'obtient ici mon traitement. Je -lui ai donné le nom de <i>méthode par les infiniment petits</i>, -parce que je ne procède que par les atomes: atomes de -tilleul, atomes de fleur d'oranger, atomes de sucre candi. -Moins il y en a, plus l'effet est certain. Je prends une -molécule d'un corps, quelque chose d'impalpable, d'insapide, -d'invisible, le millième d'un rien! je le jette dans -trente litres d'eau, je mêle, je décante, et je fais prendre -la lotion par cuillerées. Toute maladie qui résiste à cette -médication est positivement incurable, et la mort du -sujet ne peut être imputée qu'à son organisation.»</p> - -<p>Après avoir traversé une partie des salles, les visiteurs -ressortirent par l'autre extrémité du grand hôpital, et -se trouvèrent en face d'un second édifice, destiné aux -aliénés. Sur la prière de ses deux compagnons, le docteur -Minimum fit demander son confrère Manomane, qui y -remplissait les fonctions de premier médecin.</p> - -<p>Celui-ci arriva l'air effaré, examina Marthe et Maurice, -et s'écria:</p> - -<p>«Je comprends, je comprends… regards attentifs… -contraction des sourciliers… physionomie étonnée!… -Il doit y avoir absorption des facultés générales au profit -d'une préoccupation partielle. L'espèce est depuis longtemps -classée et peut se guérir.</p> - -<p>—Dieu me pardonne! il vous prend pour des pensionnaires, -interrompit Minimum; veuillez lui déclarer -vous-mêmes que vous ne venez point ici en malades, -mais en curieux.</p> - -<p>—Ah! c'est une visite, reprit Manomane, qui examina -les deux ressuscités d'un œil scrutateur; une visite -de curiosité!… encore un symptôme!…»</p> - -<p>Et se penchant vers son confrère:</p> - -<p>«Méfiez-vous d'eux, ajouta-t-il plus bas… Cette apparence -calme… ce sourire… nous connaissons cela; -méfiez-vous.»</p> - -<p>Et, comme Minimum éclatait de rire, il le regarda lui-même -plus attentivement et murmura:</p> - -<p>«Incapacité de suivre un raisonnement… crédulité -aveugle… troisième espèce observée par le docteur -Insanus et déclarée incurable!…»</p> - -<p>Puis, passant devant le médecin et ses deux compagnons, -il les invita brusquement à le suivre.</p> - -<p>Le contact perpétuel de ses malades était insensiblement -devenu contagieux pour le docteur Manomane. Il -prétendait que la société avait enfermé certains fous pour -faire croire au bon sens de ceux qu'elle laissait libres, -mais qu'en réalité le monde ne se trouvait peuplé que -d'aliénés à différents degrés. Les plus sages étaient au -moins des candidats à la folie. Il développa ses principes -à cet égard en énumérant tous les signes auxquels on -reconnaissait l'aberration. Pensez-vous à une chose plus -souvent qu'à toute autre: folie! Préférez-vous quelqu'un -à vous-même: plus grande folie! Vous réjouissez-vous -d'une espérance incertaine: comble de la folie!…</p> - -<p>Manomane compta ainsi, sous forme de litanie, six -cent trente-trois variétés différentes des maladies mentales, -comprenant tous les élans de la pensée et tous les -mouvements du cœur. Il montrait en même temps à ses -trois compagnons des exemples de ces différentes aliénations, -classées par ordre comme les familles de plantes -d'un herbier.</p> - -<p>Dans cette espèce d'exhibition, Maurice s'arrêta devant -un homme à l'air calme et souriant.</p> - -<p>«Celui-ci, dit le docteur, a été un de nos plus riches -commerçants. Malheureusement, tout le monde le croyait -dans la plénitude de sa raison, lorsqu'un ancien associé -ruiné par son père lui intenta un procès en restitution. -Les juges décidèrent en faveur de notre millionnaire; -mais lui-même, éclairé par les débats, refusa les bénéfices -de l'arrêt et voulut se dépouiller en faveur de son -adversaire. Il a fallu, pour empêcher la restitution, le -faire interdire et l'enfermer.</p> - -<p>Quant au vieillard qui écrit là-bas, nous ne le connaissons -que sous le nom de <i>Père des hommes</i>. Il travaille -depuis cinquante ans à un système social d'après lequel -chacun serait ici-bas rétribué selon ses œuvres. Il prétend -que Dieu a donné à toutes les créatures humaines -un droit égal au bonheur, et que dans une société chrétienne -la misère ne devrait pas être le résultat du hasard, -mais la punition du vice. Chaque soir et chaque matin -il se met à genoux et répète les mains jointes cette seule -prière:</p> - -<p>«Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre règne nous -arrive, et que votre volonté soit faite sur la terre -comme au ciel.»</p> - -<p>L'autorité a jugé une pareille folie dangereuse et me -l'a envoyé.»</p> - -<p>Ils étaient arrivés devant un jeune homme à physionomie -pensive et hardie.</p> - -<p>«Vous voyez, dit Manomane, un voyageur sans but. -Tandis que d'autres parcourent les pays civilisés dans -l'intérêt de leurs recherches ou de leur industrie, lui -n'aspire qu'aux routes perdues, aux régions ignorées! -Trois fois il s'est enfoncé dans les immenses régions du -vieux continent sans autre motif que de visiter des -peuples en décadence, de traverser des fleuves oubliés, -de dormir sur des ruines sans nom! Demandez-lui ce -qu'il voulait, il vous répondra: Voir! Vous l'interrogeriez -en vain sur la statistique naturelle ou la base géologique -des pays qu'il a parcourus: le malheureux n'a recueilli -dans ses voyages ni le plus petit fragment de roche, ni -le moindre scarabée; il n'en a rapporté que des jugements -et des impressions. Aussi, dès son retour, sa famille l'a-t-elle -fait enfermer. Et nous le traitons depuis trois mois -par les douches et les saignées.</p> - -<p>Vous pouvez, du reste, l'entretenir; il n'est point -méchant, et il communique volontiers ses observations.»</p> - -<p>Maurice profita de la permission pour s'approcher de -Pérégrinus et l'interroger sur ce qu'il avait vu. Le jeune -voyageur, qui avait parcouru en détail les vieux continents, -lui fit une esquisse rapide de l'état du monde en -l'an trois mille. Il lui apprit que l'Afrique, initiée au -progrès, avait enfin adopté les habitudes civilisées. Le -gouvernement constitutionnel venait d'être établi en -Guinée; le roi de Congo préparait une constitution à ses -peuples; les Hottentots avaient formé la république du -Capricorne, et l'Afrique centrale était dirigée par un -président électif. Pérégrinus vanta surtout à Maurice -l'École polytechnique de Tambouctou et le Conservatoire -de musique du grand désert. Quant à la Sénégambie, -elle n'était célèbre que par son commerce de préparations -médicales, et fournissait des droguistes au monde entier.</p> - -<p>L'Asie, au contraire, était retombée dans une torpeur -chaque jour plus profonde; Pérégrinus l'avait parcourue -dans toutes les directions sans pouvoir y retrouver aucune -trace de son antique splendeur. L'Indoustan était habité -par un peuple de bateleurs qui ne connaissait d'autre -industrie que d'avaler des épées et de faire danser des -serpents sur la queue; la Perse se trouvait partagée -entre deux sectes, qui s'égorgeaient pour savoir si l'on -était plus agréable à Dieu en se fourrant une graine de -tamarin dans la narine gauche ou dans la narine droite; -l'empire chinois, endormi par l'opium, n'offrait plus qu'un -peuple de somnambules abrutis.</p> - -<p>Restait l'Europe, dont la transformation intéressait -principalement Maurice et sa compagne. Pérégrinus y -avait longtemps séjourné, et put leur en parler avec détail.</p> - -<p>Là, les changements étaient encore plus profonds, car -la vitalité ardente des populations avait dû précipiter -leur élan sur la pente choisie par chacune. Ailleurs, les -races s'étaient laissées glisser nonchalamment vers le but -inévitable; mais, en Europe, chacune avait enfourché -sa folie comme un coursier infernal, et l'avait excité de -la voix et de l'éperon. A les voir ainsi passionnées à leur -perte, et y volant au galop de leurs mauvais instincts, -on eût dit ces barbares d'Alaric, qui, frappés de vertige -au moment de la défaite, lançaient leurs chars au milieu -des vainqueurs, qu'ils croyaient fuir, et volaient à la -mort de toute la vitesse de leurs quadriges. Pérégrinus -avait vu la Russie avortée dans sa civilisation hâtive: -géant élevé à la brochette par des empereurs de génie, -qui avaient en vain espéré en faire une nation. Dépouillée -de sa personnalité sans avoir la volonté nécessaire pour -s'en créer une autre, ni assez policée ni assez barbare, -elle avait épuisé les efforts de cinquante czars, reflétant -toujours les civilisations voisines, et rentrant dans l'obscurité -à mesure que leur soleil descendait à l'horizon.</p> - -<p>L'Allemagne n'avait guère été plus heureuse. Philosophant -entre sa pipe et son verre, elle avait discuté un -siècle sur l'étymologie du mot <i>liberté</i>, un siècle sur son -essence, un siècle sur son étendue, un siècle sur son -résultat! Arrivée là, ses rois lui avaient donné une constitution -qui permettait de tout penser, pourvu qu'on se -gardât de le dire; de tout sentir, à la condition de n'en -rien laisser voir; et de tout désirer, à charge de ne rien -faire pour l'obtenir. L'Allemagne, ravie, avait allumé sa -pipe, rempli son verre, et s'était remise à chanter patriotiquement, -en montrant le poing à la France:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Non, vous ne l'aurez pas notre Rhin allemand!</div> -</div> - -<p>Par le fait, celle-ci ne songeait guère à le lui réclamer. -A force de gouvernements à bon marché, d'électeurs -probes et de tentes enlevées à l'empereur de Maroc, elle -en était arrivée à la banqueroute publique, suivie des -banqueroutes privées. Ramenée à la féodalité par l'omnipotence -des banquiers, successivement chassée de toutes -les mers que visitait autrefois son commerce, sans autre -encouragement pour son agriculture que les rapports des -sociétés scientifiques et les appointements accordés aux -directeurs des haras, elle avait pris le parti de se consoler -par les vaudevilles et les bals masqués. Le peuple -français, personnifié par les types de feu Chicard et de -défunte Pomaré, exécutait, au milieu de ses plaines en -friche, de ses ports déserts et de ses villes en ruines, -une polka défendue par le préfet de police. Une portion -de sa gloire avait pourtant survécu à la nation la plus -spirituelle: elle fournissait toujours le monde de modistes -et de cuisiniers.</p> - -<p>La Belgique, devenue contrefactrice des publications -imprimées dans les cinq parties du monde, avait fini par -manquer de places pour emmagasiner ses in−18 et ses -in−32. Il avait fallu s'en servir comme de moellons pour -construire les villes, uniquement habitées par des papetiers, -des compositeurs, des brocheurs et des satineurs, -chacun vivant ainsi comme le rat dans son fromage; mais -une étincelle avait un jour enflammé ces montagnes de -papier imprimé, et la Belgique avait été dévorée avec son -petit peuple. Lorsque Pérégrinus y passa, on en cherchait -les restes dans la cendre.</p> - -<p>A la même époque, la Suisse venait d'être achetée par -une compagnie, qui l'avait enfermée d'une muraille renouvelée -des fortifications de Paris, et qui exploitait ses -paysages, ses cascades et ses glaciers. Un bureau de -péage était établi devant chaque beauté naturelle, et l'on -ne pouvait admirer la chute du Rhin qu'en prenant un -billet et en déposant son parapluie. Ce parc gigantesque -avait douze portes monumentales, sur le fronton desquelles -la compagnie avait fait graver l'antique axiome: -<i>Point d'argent, point de Suisse!</i></p> - -<p>L'Italie était également devenue une propriété particulière, -mais interdite au public. Les États du pape -avaient été achetés par un banquier juif, qui s'était ensuite -arrondi en expropriant le roi de Naples, l'empereur -d'Autriche et le duc de Toscane. Il avait fait relever les -monuments publics, revernir les tableaux et restaurer -les statues; mais le peuple était resté nu et affamé.</p> - -<p>Pour la Turquie, c'était autre chose! Longtemps tiraillée -par toutes les puissances de l'Europe, comme un vieil -habit de pourpre dont chacun veut un morceau, elle était -demeurée les jambes croisées et laissant faire. A chaque -province enlevée, elle répétait: <i>Dieu est grand!</i> et prenait -un sorbet; jusqu'au jour où les corbeaux qui la mangeaient -par lambeaux se retournèrent l'un contre l'autre -et se mirent à se battre pour savoir qui aurait la meilleure -part. Après une guerre dans laquelle périrent deux ou -trois millions d'hommes, tout le monde finit par accepter -ce que tout le monde avait refusé. On convint de partager -la proie à l'amiable; mais, quand chacun vint pour -prendre possession du lot qui devait lui appartenir, on -ne trouva plus rien. Tandis que l'on se disputait à qui -l'aurait, la nation turque s'était laissée mourir tout doucement, -et, là où ses envahisseurs espéraient un morceau -de peuple, ils ne trouvèrent que des plaines désertes, -dans lesquelles dormaient quelques vieux dromadaires -ennuyés.</p> - -<p>L'Angleterre songeait pourtant à tirer parti de ces derniers, -ne fût-ce qu'en les tuant pour vendre leurs peaux, -lorsqu'une révolution arrêta subitement le cours de ses -usurpations triomphantes. Jusqu'alors une aristocratie -chaudement vêtue de laine fine, nourrie de rosbif et de -xérès, et également instruite dans la science du gouvernement -et du boxing, avait tenu sous ses pieds la foule -en haillons, atrophiée par l'air des fabriques, les pommes -de terre et le gin. Elle avait laissé les dernières lueurs -d'en haut s'éteindre dans ces âmes. Quand on l'avait -avertie que celles-là aussi étaient les filles de Dieu, qu'il -fallait leur faire place au soleil des hommes, et non les -rejeter au rang des brutes, elle avait dit:</p> - -<p>«A quoi bon? La brute travaille avec plus de patience!»</p> - -<p>Mais un jour cette patience s'était lassée, la douleur -avait tenu lieu de courage, la brute s'était changée en -bête féroce, et, se jetant contre ses maîtres, les avait -égorgés.</p> - -<p>Cette première violence accomplie, la colère des misérables -avait passé sur l'Angleterre comme une trombe. -Que pouvaient-ils conserver, eux qui n'avaient jamais -rien possédé! La propriété était leur ennemie. Pendant -vingt siècles ils lui avaient obéi. Hommes, ils avaient été -les esclaves des choses; les choses furent brisées, anéanties! -tout périt dans cette première furie de destruction. -Palais cimentés avec leurs sueurs, fabriques où ils languissaient -prisonniers, machines dont les mains d'acier -leur avaient arraché bouchée à bouchée le pain de la -famille, vaisseaux où les embarquait la violence et où -les retenait la peur, ports, villes, arsenaux, monuments -d'une gloire toujours payée avec leurs larmes ou avec -leur sang! oh! que de cris de joie sur ces monceaux de -débris et de cendre! Ces richesses, cette puissance, cette -gloire, c'étaient autant d'anneaux de leur chaîne brisés -par la vengeance. Avaient-ils donc un drapeau, eux qui -n'avaient pas de droits? étaient-ils un peuple, eux qui -n'étaient pas des hommes? Ils effaçaient le passé, parce -qu'il ne leur rappelait que des souvenirs d'humiliations -et de souffrances; et, quand tout fut à terre, ils dansèrent -autour des ruines, comme le sauvage délivré autour -du poteau où il a subi ses longues tortures.</p> - -<p>Mais, à la place de cet édifice détruit, leurs mains -inhabiles ne pouvaient rien élever; les rois de l'Angleterre, -en tombant, avaient laissé briser sa couronne; le -vainqueur grossier ne chercha même point à en réunir -les débris. Il laissa croître la ronce sur la route déserte; -les glaïeuls sur les canaux infréquentés; les houx et les -aubépines dans les sillons, devenus stériles. La révolution -n'avait point été une réforme, mais seulement une -délivrance; après avoir brisé son licou, la bête de somme -était retournée aux forêts. Lorsque Pérégrinus vit les -trois royaumes, cette transformation était déjà accomplie. -A la place de la race énergique, tenace et hautaine -dont le génie avait enchaîné les deux continents dans le -sillage de ses vaisseaux, il n'avait plus trouvé qu'un peuple -sauvage, vivant de piraterie, toujours en guerre, et -mangeant ses prisonniers à défaut du rosbif de la vieille -Angleterre… Quelques faibles restes de l'aristocratie -proscrite se cachaient encore dans les montagnes, toujours -poursuivis par les descendants de John Bull, qui, -à défaut de chamois, chassaient aux lords!</p> - -<p>L'Espagne avait également passé par cette période de -guerre d'affût; mais, grâce à la perfection apportée dans -ce genre d'exercice, les partis s'étaient vite décimés et -détruits. La <i>mesta</i> avait achevé l'œuvre commencée. A -mesure que le nombre des Espagnols diminuait, celui -des bêtes à laine allait croissant; et leurs immenses -troupeaux, continuant à brouter les haies, les moissons, -les prairies, avaient fini par faire du royaume un -grand espace tondu où la nation ne se trouvait plus représentée -que par des moutons.</p> - -<p>Pendant que Maurice écoutait ces récits, Manomane -avait continué sa visite avec Marthe, et tous deux -étaient arrivés près d'une jeune femme assise sous un -bosquet de cotonniers, dont les flocons soyeux flottaient -au vent comme des fleurs épanouies. Vêtue d'un pagne -aux couleurs effacées, et le buste à demi enveloppé par -une écharpe bleu de ciel, elle se tenait penchée, effeuillant -d'une main distraite une fleur cueillie à ses pieds. -Une branche arrachée aux haies vives, et chargée de ses -graines sauvages, était enroulée à ses cheveux noirs.</p> - -<p>En entendant un bruit de pas, elle redressa vivement -la tête, rougit à la vue des étrangers, et serra l'écharpe -contre ses épaules.</p> - -<p>Mais ses yeux, qui s'étaient d'abord baissés, se relevèrent -presque aussitôt sur Marthe avec une tendresse -timide.</p> - -<p>La jeune femme, prise d'une subite sympathie, s'arrêta: -il y eut dans leurs deux regards, qui se parlaient -en souriant, un de ces rapides échanges d'émotions qui -tiennent lieu d'un long épanchement; puis, par un mouvement -qu'on eût dit involontaire, la jeune fille se leva avec -une exclamation confuse, et tendit les mains vers Marthe.</p> - -<p>«Sur mon âme, notre belle rêveuse vous fait des -avances! dit Manomane avec une brusquerie un peu -adoucie.</p> - -<p>—Ah!… il m'a semblé… oui… ses traits m'ont rappelé -ma mère! balbutia la jeune fille, dont les yeux -étaient devenus humides.»</p> - -<p>Marthe prit ses mains, qu'elle serra dans les siennes.</p> - -<p>«C'est une distinction rare venant de miss Rêveuse, -reprit le médecin avec un sourire; d'habitude, elle fuit -à l'approche des visiteurs.</p> - -<p>—Pourquoi leur donnerais-je le triste spectacle de -ma folie? dit la jeune fille doucement: les méchants la -raillent, et les bons s'en affligent!</p> - -<p>—Mais moi? demanda Marthe en se penchant vers -elle.</p> - -<p>—Vous, dit miss Rêveuse avec un regard d'où jaillissaient -des flots de confiance et de tendresse… vous me -comprendrez!</p> - -<p>—Avez-vous entendu? murmura Manomane, qui se -pencha vers son confrère; les fous se devinent! Laissons-les -ensemble, et vous verrez.»</p> - -<p>Les hommes s'éloignèrent en continuant leur examen, -tandis que la jeune fille et Marthe commençaient -un de ces entretiens où les âmes, devenues subitement -confiantes, s'élancent ensemble à travers la fantaisie, -comme deux enfants qui se prennent par les mains et -courent devant eux dans la campagne.</p> - -<p>Rêveuse parla de sa mère, qu'elle avait à peine connue, -et elle pleura; puis elle montra à Marthe les fleurs -qu'elle cultivait, et elle poussa des cris de joie de les voir -écloses. Elle raconta en soupirant ses tristesses, et en -souriant ses joies. Les flots de ce cœur montaient et -descendaient pareils à ceux de la mer, tantôt sombres -comme un abîme, tantôt étincelants au plein soleil de -l'espoir!</p> - -<p>Marthe écoutait ravie, suivant tous les mouvements -de cet esprit comme on suit les mouvements de l'enfant -qui marche sans but; elle cherchait en vain la folie, -et ne trouvait que les caprices d'une imagination flottante -et jeune.</p> - -<p>Cependant Rêveuse avouait cette folie, elle la sentait; -elle ne pouvait en parler sans qu'on vît les larmes briller -sous ses longs cils bruns; elle croisait les mains sur -sa poitrine avec la résignation plaintive des enfants, et -tous ses élans d'espérance s'arrêtaient brusquement devant -ce cri:</p> - -<p>«Je suis folle!</p> - -<p>—Folle? répétait Marthe incrédule. Qui vous l'a dit? -d'où le savez-vous? quelle en est la preuve?</p> - -<p>—Hélas! ma vie entière! répondait Rêveuse. Jamais -mes pensées n'ont été celles des autres; jamais je n'ai -partagé leurs bonheurs ni leurs affections. Toute petite, -je préférais la vue de ma mère à tous les plaisirs; je -m'asseyais à ses pieds sans rien dire, assez heureuse de -sentir contre mon épaule les plis de sa robe, et sur mon -front son regard. Quand elle mourut, je voulus la rejoindre; -je ne comprenais rien de la mort, sinon que c'était -une séparation, et je ne voulais point vivre séparée -de ma mère. Je m'échappai de la maison, je courus au -cimetière, j'allai de tombe en tombe, épelant les noms, -et, quand j'eus trouvé celui que je cherchais, je m'assis -là en disant: «C'est moi, mère, ne me renvoie pas!»</p> - -<p>Le jour se passa sans que je sentisse la faim. Je pleurais -d'être seule; puis je cueillais de grandes herbes -dont je formais des bouquets pour ma mère. La nuit -vint, je fis ma prière, je criai bonsoir à la morte, et je -m'endormis sur sa tombe.</p> - -<p>Ce fut là que l'on me trouva le lendemain, et ceux qui -me cherchaient durent m'emporter de force, dans leurs -bras.</p> - -<p>Quand j'arrivai à la maison, je me jetai à genoux en -demandant qu'on me rendît ma mère; je refusais de -manger; je voulais mourir pour qu'on me mît avec elle -dans la fosse. Ce fut la première fois que j'entendis dire -auprès de moi:</p> - -<p>«Elle est folle!»</p> - -<p>Le temps adoucit ma douleur sans l'éteindre. Je m'accoutumai -à ne plus quitter les endroits que préférait -celle que je ne pouvais oublier, à me servir de ce qui lui -avait servi, à continuer ses goûts et ses habitudes. On -s'était d'abord inquiété de ma persistance d'affection, -on finit par la railler. Ces railleries m'y confirmèrent -davantage. Seulement, j'évitai d'en parler, de la laisser -voir, et je grandis toujours seule avec mon souvenir.</p> - -<p>Cette solitude me donna le goût de la lecture; les livres -sont les compagnons consolateurs et fidèles des -isolés. J'ouvris mon désert aux créations des vieux romanciers -et des vieux poëtes; je pris leurs héros pour -amis, je m'attachai à leurs infortunes et à leurs triomphes -comme à de vivantes réalités. On me trouvait dans -des transports de joie, ou baignée de larmes, sans que -je pusse en donner d'autre cause que le bonheur de la -famille Primerose ou la mort de Marguerite. Je ne vivais -plus avec les vivants, mais avec les fantômes. Eux -seuls avaient mes admirations, mes amours, ma haine. -Je ne savais point quels étaient nos voisins, et je connaissais -familièrement Childe Harold, Jocelyn, Faust. -Leurs noms venaient sans cesse malgré moi sur mes lèvres, -et ceux qui m'entouraient, pris d'une pitié méprisante, -répétaient plus haut:</p> - -<p>«Elle est folle!»</p> - -<p>Mais cette folie, hélas! devait encore grandir! A force -de fréquenter les charmantes visions des poëtes, j'y pris -insensiblement une place: mes désirs s'exaltèrent sous -leurs inspirations. Accoutumée à un breuvage enivrant, -je repoussai la vie vulgaire comme une boisson sans saveur. -Je dressai à l'amour, dans mon cœur, un temple -mystérieux où ne pouvaient entrer que les plus nobles -et les plus charmantes fantaisies; je me créai un idéal -dont je jurai d'attendre le modèle.</p> - -<p>Ma famille m'annonça en vain que l'heure du mariage -était venue, que de riches fiancés se présentaient: le -seul fiancé que je voulusse accepter était choisi depuis -longtemps; mais ce n'était qu'une image! Je ressemblais -à ces héros de contes de fées, qui meurent d'amour -pour une princesse inconnue dont ils ont seulement -vu le portrait. Je refusai d'abord sans donner de -motifs; puis, comme on passait de la surprise au mécontentement, -et du mécontentement aux reproches, je -crus tout arrêter en révélant mon espoir. Il n'y eut qu'un -seul cri:</p> - -<p>«Elle est folle! elle est folle!»</p> - -<p>Il fallait bien le croire, car nul ne me comprenait, nul -ne sentait comme moi. J'acceptai l'arrêt porté, je me résignai -à ne point trouver de place dans un monde fait -pour d'autres esprits et d'autres cœurs; je me dis également -à moi-même:</p> - -<p>«Tu es folle!»</p> - -<p>Et je me laissai conduire ici.</p> - -<p>—Et vous y restez? s'écria Marthe, qui pressait les -mains de Rêveuse dans les siennes avec une admiration -attendrie.</p> - -<p>—Jusqu'à ce que le docteur me fasse transporter -comme incurable dans l'île des Réprouvés. Mais voici de -nouveaux visiteurs. Leur curiosité m'humilie; je crains -leurs questions; adieu, ne m'oubliez pas.»</p> - -<p>Elle embrassa tendrement Marthe, et disparut sous -les bosquets comme une biche effrayée.</p> - -<p>La jeune femme rejoignit ses compagnons, dont Manomane -venait de prendre congé, et tous trois s'acheminèrent -vers l'Observatoire, où les attendait M. Atout.</p> - -<p>Ils visitèrent, en passant, le Muséum, où ils aperçurent, -parmi les échantillons de races perdues, les animaux -domestiques que recommandait seulement leur -attachement, et les bêtes fauves qui n'avaient reçu en -don que leur beauté. L'utilité bien entendue avait éliminé -du règne animal tout ce qui ne produisait pas un -bénéfice appréciable et immédiat.</p> - -<p>Encore les espèces conservées avaient-elles été perfectionnées -par la méthode des croisements, de manière -à changer de forme. Ce n'étaient plus des êtres soumis -à une loi d'harmonie, mais des choses vivantes modifiées -au profit de la boucherie. Les bœufs, destinés à -l'engrais, avaient perdu leurs os; les vaches n'étaient -plus que des alambics animés, transformant l'herbe en -laitage; les porcs, des masses de chair qui grossissaient -à vue d'œil comme des ballons! Tout cela était parfait, -mais hideux. La création, revue et corrigée, avait cessé -d'être un spectacle pour devenir un garde-manger; -Dieu lui-même n'eût pu la reconnaître. La plupart des -êtres créés par lui n'existaient d'ailleurs qu'à l'état scientifique; -l'œuvre des sept jours avait été mise en flacon -dans de l'esprit-de-vin et confiée à l'art des empailleurs.</p> - -<p>Quant au jardin botanique cultivé près du Muséum, -on y trouvait la collection complète de toutes les herbes, -rangées par familles, avec de beaux écriteaux rouges -qui leur donnaient des noms latins de peur qu'on ne pût -les reconnaître. Il y avait également des serres où l'on -cultivait les plantes des cinq parties du monde pour l'instruction -et l'agrément du public, qui n'y entrait jamais. -Nos visiteurs rencontrèrent heureusement M. Vertèbre, -dont ils avaient fait la connaissance à bord de <i>la Dorade</i>, -et qui leur fit ouvrir les portes, habituellement fermées. -Il leur montra un semis de sapins du Nord sous cloche, -des chênes en pots, et une bordure de peupliers de -quinze centimètres de hauteur. C'étaient les spécimens -des forêts vierges de l'ancien monde! Mais ils admirèrent, -en revanche, des cerises de la grosseur d'un melon, -et des ananas qu'il fallait scier au pied comme des arbres -de haute futaie.</p> - -<p>En quittant les serres, M. Vertèbre les conduisit aux -cellules réservées de la ménagerie, où il leur montra des -embryons de baleine, qu'il nourrissait, comme des poissons -rouges, dans de grands bocaux; de petits phoques -élevés par lui au biberon, et des ours blancs, à peine -sortis de l'adolescence, qu'il espérait naturaliser dans le -pays. Enfin, l'heure les pressant, ils prirent congé de -l'honorable professeur de zoologie, qui les rappela pour -leur annoncer le prochain accouchement d'un grand -saurien des Antilles, et les engager à revenir voir les -nouveau-nés.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch14">XIV</h2> - -<div class="abstract">Un cimetière à la mode.—Voitures établies en faveur des -morts.—Bazar -funéraire.—Système d'impôts.—Épitaphes-omnibus.—Un courtier -mortuaire.</div> - -<p>Au sortir du jardin des plantes, nos visiteurs furent -arrêtés par une longue file de gens qui suivaient un corbillard. -Blaguefort se trouvait parmi eux; il reconnut -Maurice et se détacha du cortége pour le saluer. Le -jeune homme demanda quel était le mort dont passait le -convoi.</p> - -<p>«Eh! parbleu! vous le connaissez, répliqua Blaguefort: -c'est notre ancien compagnon de voyage, l'homme -au racahout! En le faisant maigrir, les dégraisseurs-jurés -ont réussi à constater son identité, mais il en est -mort. C'est une perte qui sera très sensible à sa famille, -et surtout à la compagnie, dont il était le prospectus vivant. -J'y suis moi-même pour la façon d'un corset orthonasique -dont il m'avait fait la commande, comme -vous le savez.</p> - -<p>—Ainsi, dit Maurice, l'erreur d'un gendarme aura -coûté la vie à un homme, ruiné une famille et compromis -de nombreux intérêts!…</p> - -<p>—Sans que l'on ait droit de réclamer aucun dédommagement, -acheva Blaguefort. Si un particulier accuse à -tort, il est condamné comme calomniateur; s'il se trompe -dans un jugement, s'il fait preuve de précipitation ou -d'imprudence, il en demeure responsable. Mais la société -a le privilége de l'erreur; si elle méconnaît un -droit, si elle perd un honnête homme, si elle jette la -mort et la désolation parmi des innocents, il lui suffit -de dire: «Je me suis trompée.» Cela passe pour une réparation -suffisante. C'est toujours l'histoire du loup qui -trouve la grue trop heureuse de n'avoir point été dévorée:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Allez, vous êtes une ingrate:</div> -<div class="verse">Ne tombez jamais sous ma patte!»</div> -</div> - -<p>Tout en parlant ainsi, Blaguefort s'était rapproché du -convoi, et Maurice et Marthe, qui avaient pris congé du -docteur Minimum, le suivirent machinalement.</p> - -<p>Ils arrivèrent à l'enceinte funèbre, autour de laquelle -s'étendait un bazar.</p> - -<p>«Vous voyez le cimetière à la mode, leur dit Blaguefort; -tous les gens qui savent vivre doivent se faire enterrer -ici, sous peine de mauvais ton. A la vérité, rien -n'a été négligé par les directeurs de cet établissement -mortuaire pour lui conserver sa réputation. Ils ont compris -qu'il fallait pleurer les morts de la manière la plus -confortable pour les vivants; aussi le cimetière est-il -desservi par trois lignes de voitures nommées les Plaintives. -La veuve et l'orphelin n'ont qu'à tirer le cordon -pour que le conducteur les arrête à la porte de leur défunt. -Il y a, en outre, des cabinets particuliers pour les -personnes qui désirent pleurer seules, et des marchands -d'onguent pour les yeux rouges. Le bazar construit à -côté du cimetière renferme tout ce qui peut servir aux -trépassés et à leurs survivants, depuis les couronnes -d'immortelles en raclure de baleine jusqu'aux chapons -à la Marengo. On y trouve même des orateurs funèbres -qui, moyennant un prix modéré, se chargent de faire -l'éloge du mort, et de souhaiter que <i>la terre lui soit légère!</i> -Celui qui parle dans ce moment, et que l'éloignement -nous empêche d'entendre, est un des plus employés. -Autrefois commissaire-priseur, il a apporté dans -ses nouvelles fonctions toutes les ruses de son ancien -métier. Selon l'argent qu'on lui donne, il fait monter -ou descendre de trente pour cent les vertus des trépassés. -Du reste, voici la cérémonie achevée, et nous n'avons -plus qu'à prendre congé du frère du défunt qui a -conduit le deuil.»</p> - -<p>Ils voulurent approcher de ce dernier, qui venait de -saluer les assistants et qui allait gagner une autre porte -du cimetière, mais ils le trouvèrent déjà assailli par une -multitude d'industriels qui venaient exploiter sa tendresse -pour le défunt. Il y avait d'abord le marbrier, -présentant des modèles réduits de monuments funèbres -à tous prix et de toutes formes; le fossoyeur, qui sollicitait -une gratification en tendant un chapeau sur lequel -était écrit: <i>Il est défendu de demander</i>; le jardinier du -cimetière, proposant de planter autour de la tombe des -cyprès et des haricots d'Espagne; le portier, attendant -le denier à Dieu que doit tout nouveau locataire; le buraliste -des Plaintives, offrant un abonnement de cinquante -cachets; enfin, les marchandes d'immortelles, -d'anges en carton-pierre et de lampes funéraires en porcelaine, -qui offraient leurs articles au prix de fabrique. -Blaguefort lui serra la main; puis, s'éloignant avec ses -compagnons:</p> - -<p>«Le malheureux sortira ruiné, dit-il; on vivrait dix -ans à Sans-Pair avec la somme qu'il faut payer pour -avoir la permission d'y mourir. Encore ne voyez-vous ici -que les menus frais. Il y a, en outre, les droits du fisc! -Partout où l'on suspend les draperies noires tachées de -larmes, vous le voyez accourir la bouche entr'ouverte -et les griffes tendues. Tout héritage est soumis à sa -dîme. Comme les vampires de la Bohême, il s'engraisse -de morts. Qu'une femme ait perdu le mari qui la faisait -vivre, qu'une veuve pleure le fils sur lequel elle s'appuyait, -qu'un enfant voie succomber le père dont il recevait -tout, le fisc accourt, au nom de la société, et leur -enlève une part de ce qu'ils ont pour leur permettre de -garder le reste. Chaque acte mortuaire est une lettre de -change souscrite à son profit. A la vérité, ces droits -grossissent l'actif du budget, et permettent d'entretenir -trente-deux millions de fonctionnaires publics, occupés -huit heures par jour à tailler des plumes et à rayer du -papier. C'est une des branches de ce grand arbre toujours -en fleurs et en fruits que nous appelons le système -d'impôts.</p> - -<p>—Et ce système a sans doute un principe? demanda -Maurice.</p> - -<p>—Un principe admirable, répliqua Blaguefort; on -avait déjà observé que les hommes les moins riches -étaient ceux qui se créaient le moins de besoins; nos -législateurs en ont conclu que le prolétaire, qui vivait -de rien, devait avoir, plus qu'aucun autre, du superflu. -En conséquence, ils lui ont fait supporter double charge, -fournir double service, payer double taxe. Tout ce -qu'il consomme passe trois ou quatre fois sous le râteau -du fisc. Mais ce résultat n'a point été obtenu sans peine. -Longtemps l'obstination du pauvre diable a lutté contre -l'équité <i>distributive</i> de la loi. On avait imposé la nourriture, -il jeûnait; les vêtements, il marchait nu; le jour, -il murait ses fenêtres! Toutes les tentatives pour trouver -un impôt auquel il ne pût se soustraire avaient été -inutiles, lorsque notre ministre des finances a enfin découvert -ce que l'on cherchait vainement: il a créé l'impôt -des nez! Désormais, quiconque jouit de cette annexe -paye la taille sans plus ample information; le percepteur -n'a à constater ni l'âge, ni la profession, ni le -domicile, ni la fortune: il suffit de constater le nez. -Quelques représentants avaient voulu rendre l'impôt -proportionnel à ce dernier; il eût suffi de l'appliquer -au mètre rectifié, qui eût donné le rapport du nez de -chaque citoyen avec le diamètre de la terre; mais les -députés de l'opposition ont rappelé que tous les hommes -devaient être égaux devant la loi, et l'on a renoncé -à la nasostatique proposée.</p> - -<p>—Cependant, objecta Maurice, les gens qui ne possèdent -rien ne peuvent rien payer: par exemple, les mendiants!…</p> - -<p>—Nous n'en avons point, répondit Blaguefort.</p> - -<p>—Vous avez alors élevé pour eux des asiles.</p> - -<p>—Nous avons élevé des poteaux indicateurs. L'argent -autrefois consacré à soulager les indigents a été employé -à leur annoncer qu'on ne les soulagerait plus. Ils ont -beau, désormais, aller devant eux; partout se dresse la -fameuse inscription: <span class="sc">La mendicité est défendue dans -ce département</span>. De sorte que, de poteaux en poteaux, -et de défense en défense, ils arrivent infailliblement à -quelque fossé où ils meurent de fatigue et de faim. -Vous ne sauriez croire avec quelle rapidité ce procédé a -fait disparaître les mendiants. Quelques-uns persistaient -pourtant, soutenus par les secours de mauvais citoyens; -mais le Gouvernement vient de proposer une loi par laquelle -l'aumône donnée sera punie de la même peine -que l'aumône reçue! De cette manière, nous espérons -extirper des âmes jusqu'aux dernières racines de ce que -l'on appelait autrefois la charité. Chacun, ne comptant -plus sur personne, s'occupera de se secourir lui-même; -on ne demandera plus, parce qu'on aura cessé de donner, -et tous les hommes jouiront tranquillement de leur -fortune… ou de leur misère! Mais nous voici au rond-point -du cimetière; avant de partir, ne seriez-vous point -curieux de jeter un coup d'œil sur la ville des morts?»</p> - -<p>Avertis par cette demande, le jeune homme et sa -compagne regardèrent autour d'eux. L'enceinte funèbre -était partagée en trois quartiers fermés par des -grilles et favorisés d'un concierge. Le plus petit renfermait -les morts fameux, dont les tombes ne pouvaient -être visitées qu'en compagnie de plusieurs gardiens. -Le premier vous montrait les illustres guerriers, -recevait son pourboire, et vous remettait à un second -gardien, qui, après vous avoir exhibé les grands littérateurs -et avoir obtenu une seconde gratification, vous -confiait à un confrère spécialement chargé des savants -morts, toujours moyennant quelque menue monnaie, -lequel vous livrait à un quatrième guide, préposé aux -célèbres artistes. Chacun d'eux avait, en outre, de petites -industries accessoires, telles que ventes de boutures -du saule de Napoléon; boucles de cheveux de Voltaire, -blonds ou noirs, selon la demande; fragments du -cercueil d'Héloïse et d'Abélard; tabatière de lord Byron, -qui ne prenait point de tabac; roses blanches cueillies -sur la tombe de Robespierre, et aconits spontanément -poussés sur celle de M. de Talleyrand.</p> - -<p>Le second quartier était consacré aux banquiers, -bourgeois, rentiers, commerçants et fonctionnaires publics. -C'était là que l'on trouvait les croix d'honneur -sculptées, les bustes sous cloche et les petits chiens empaillés. -Quant aux épitaphes, il n'en existait que trois, -toujours ramenées au-dessous des noms. Pour la tombe -d'un chef de maison, on mettait:</p> - -<blockquote> -<p class="c"><i>Il fut bon époux, bon père, bon ami, et électeur -de son arrondissement.</i></p> -</blockquote> - -<p>Pour la tombe d'une jeune fille:</p> - -<blockquote> -<p class="c"><i>Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,<br /> -L'espace d'un matin.</i><br /> -<span class="small">REQUIESCAT IN PACE</span>.</p> -</blockquote> - -<p>Pour la tombe d'un enfant:</p> - -<blockquote> -<p class="c">C'est un ange de plus dans le ciel.<br /> -CONCESSION PERPÉTUELLE.</p> -</blockquote> - -<p>Le troisième quartier était consacré aux pauvres -morts. Ceux-là ne laissaient de monuments que dans -les cœurs des survivants… quand ils en laissaient! tout -au plus quelques pierres, quelques croix de bois noirci -conduisant à la grande fosse commune, où allaient s'entasser -les générations nées dans la misère, vivant sans -espérances et mortes dans l'abandon! Là, plus de croix, -plus de pierres; mais de loin en loin quelques enfants à -genoux, quelques femmes pleurant en silence, épitaphes -vivantes que tout le monde pouvait lire, et qui en disaient -plus que celles gravées sur le marbre ou sur le -bronze.</p> - -<p>Blaguefort et ses compagnons allaient prendre une -des avenues de sortie, lorsqu'ils furent accostés par un -courtier mortuaire qui leur barra le passage. C'était une -sorte de géant maigre, vêtu d'un caleçon noir semé de -larmes, et d'un manteau de même couleur, portant en -guise de broderies des ossements croisés et des têtes de -mort.</p> - -<p>«Ces messieurs ont vu le cimetière, dit-il avec la volubilité -mécanique des marchands forains habitués à -filer ces phrases sans ponctuation qui durent une journée… -ces messieurs doivent être contents… c'est le -plus bel établissement de Sans-Pair, le seul où puissent -se faire inhumer les gens comme il faut… Les terrains -renchérissent tous les jours, on se les arrache, c'est à -qui se fera enterrer ici. Avant peu, tout sera acheté. Ces -messieurs ne voudraient-ils pas prendre leurs précautions? -choisir d'avance la place qu'ils désirent occuper -un jour? Je puis leur faciliter ce choix, les faire traiter -pour trois mètres, six mètres, neuf mètres. Personne -ne pourra leur obtenir d'aussi bonnes conditions que -moi. Je suis le protégé de l'administration. Ces messieurs -peuvent désigner l'endroit… il y en a de tout plantés… -Ces messieurs pourraient avoir un saule… bouture de -Napoléon… garantie… Le saule est très bien porté!… -Je me charge également des monuments à forfait: tombes -simples, tombes historiées, édifices funèbres avec -statues et accessoires. Quant aux embaumements, le -privilége de la méthode Putridus m'appartient; je conserve -les corps dans toute leur grâce et dans toute leur -fraîcheur; la personne la plus intime ne peut apercevoir -aucune différence entre le sujet préparé et le sujet vivant. -Je fournis, en outre, des épitaphes inédites; j'imprime -des articles biographiques; je fais entrer par faveur -les défunts dans le quartier des grands hommes… -Ces messieurs ne trouveront personne qui puisse les arranger -comme moi. Il y a vingt ans que je place des -morts; je connais ici tout le monde, je suis ici chez -moi. Si ces messieurs exigent un rabais, on pourra -s'entendre. Le moment ne saurait être meilleur; l'administration -projette des embellissements, elle a besoin -d'argent, on aura une tombe pour presque rien… Ces -messieurs sont toujours sûrs de faire une excellente affaire… -d'autant que, s'ils ne veulent point se servir du -terrain pour eux-mêmes, ils pourront le céder à un autre. -Il n'est point de propriété dont on se défasse aussi -aisément; c'est une maison qui trouve toujours des locataires… -Ces messieurs ne veulent pas se décider… -Ces messieurs se repentiront…»</p> - -<p>Maurice arrivait heureusement à la porte du cimetière; -le courtier mortuaire s'arrêta à la grille comme -un marchand sur le seuil de sa boutique, mais sa voix -poursuivit encore quelque temps les visiteurs, qui -avaient pris le chemin de l'Observatoire.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch15">XV</h2> - -<div class="abstract">Observatoire de Sans-Pair.—Comment M. de l'Empyrée aperçoit dans la -lune ce qui se passe chez lui.—Réunion de toutes les Académies.—Utilité -de la garde urbaine pour les droguistes, les passementiers et les marchands -de vin.—Ce qu'il faut pour constituer des droits à un prix de vertu.</div> - -<p>L'Observatoire de Sans-Pair était construit au milieu -d'un vaste jardin, et sur une hauteur d'où sa vue embrassait -l'horizon sans obstacle. C'était là que le grand -astronome de Sans-Pair tenait le registre de l'état civil -des corps célestes, constatant scrupuleusement leur âge, -leurs alliances, leurs divorces et leurs morts. Mais, depuis -ses dernières découvertes, la lune absorbait seule -toute son attention. Il la cherchait le jour, il la contemplait -la nuit, il en parlait éveillé et dans ses rêves! Jamais -Endymion n'avait été si tendrement préoccupé de -sa pâle amante.</p> - -<p>M. Atout et ses hôtes le trouvèrent fixé à son immense -télescope, dans une exaltation de joie inexprimable.</p> - -<p>«Je les vois encore, disait-il à Blaguefort, qui se tenait -debout derrière lui: ce sont les mêmes gens qu'hier!</p> - -<p>—Qui donc? demanda l'académicien en s'approchant.</p> - -<p>—Qui? répliqua Blaguefort ravi; pardieu! un couple -d'amants lunaires que notre illustre ami observe depuis -huit jours. Il a assisté à tous les préliminaires de la passion: -signaux télégraphiques par les fenêtres, lettres -échangées, murs franchis…</p> - -<p>—Les voilà qui s'approchent, interrompit l'astronome. -Oh! je distingue tout, sauf la figure de la femme, qui -est voilée… C'est dans un grand jardin… avec un kiosque… -et des allées de cocotiers… Les voilà qui vont -s'asseoir sous un figuier.</p> - -<p>—Ah! diable! l'arbre sous lequel notre première mère -rencontra Satan! fit observer M. Atout.</p> - -<p>—La femme a l'air d'être effrayée… reprit l'astronome, -qui ne quittait point sa lunette… Elle regarde derrière -elle…</p> - -<p>—Est-ce qu'il y aurait des maris dans la lune? s'écria -le commis voyageur. Pardieu! je comprends alors pourquoi -elle affecte la forme symbolique du croissant.</p> - -<p>—Attendez, interrompit M. de l'Empyrée, la femme -se décide à s'asseoir…</p> - -<p>—Bon…</p> - -<p>—<i>Il</i> lui prend la main…</p> - -<p>—Et <i>elle</i> la laisse?…</p> - -<p>—Non, <i>elle</i> résiste…</p> - -<p>—Alors, c'est pour qu'il serre plus fort…</p> - -<p>—Oui, <i>il</i> la presse contre son cœur…</p> - -<p>—Ah! bah!…</p> - -<p>—<i>Il</i> tombe à genoux…</p> - -<p>—Ah çà! mais tout se passe donc là-bas absolument -comme chez nous? s'écria Blaguefort un peu étonné.</p> - -<p>—Je crois qu'il doit y avoir, en effet, identité, interrompit -en souriant Maurice, qui avait jusqu'alors tout -observé sans rien dire.</p> - -<p>—Pourquoi cela? demanda M. Atout.</p> - -<p>—Parce que le télescope a repris sa position horizontale, -et qu'au lieu d'être braqué sur la lune il regarde le -jardin.»</p> - -<p>M. de l'Empyrée recula d'un bond.</p> - -<p>«Le jardin! répéta-t-il. Comment!… les cocotiers!… -le kiosque!… le figuier!…</p> - -<p>—Nous les avons sous les yeux!»</p> - -<p>L'astronome regarda devant lui.</p> - -<p>«C'est la vérité, dit-il; je n'avais jamais remarqué…»</p> - -<p>Et se redressant tout à coup:</p> - -<p>«Mais la femme, s'écria-t-il; la femme dont on vient -d'écarter le voile!…»</p> - -<p>Il se précipita vers le télescope, se baissa pour regarder, -puis poussa un cri!… c'était madame de l'Empyrée! -Ce qu'il cherchait dans le ciel se passait chez lui.</p> - -<p>Il y eut un moment de trouble général. Blaguefort et -M. Atout se regardaient; Maurice s'éloigna de quelques -pas; M. de l'Empyrée s'était laissé tomber dans son fauteuil, -pâle et effaré.</p> - -<p>«Ce n'était pas notre satellite! balbutia-t-il enfin, -atterré.</p> - -<p>—C'était votre jardin! répliqua Blaguefort également -stupéfait.</p> - -<p>—Ce n'était pas une femme lunaire, reprit l'astronome.</p> - -<p>—C'était votre femme, continua le commis voyageur.</p> - -<p>—Tout cela se passait à quelques pas! continua le -savant.</p> - -<p>—Et nous avons formé une société pour des télégraphes -trans-aériens!» acheva l'industriel.</p> - -<p>M. de l'Empyrée porta les deux mains à son front.</p> - -<p>«Ainsi, je n'ai rien découvert! s'écria-t-il avec désespoir.</p> - -<p>—Permettez, interrompit Blaguefort, toujours le -premier à retrouver son sang-froid; ce que vous avez -vu n'est pas à dédaigner, et l'on peut en tirer parti. Je -ne vous propose pas de mettre la chose en actions: le -progrès des lumières ne nous a point encore amenés là; -mais vous pouvez intenter une action judiciaire, exiger -des dommages-intérêts.</p> - -<p>—Quoi! pour?…</p> - -<p>—Précisément.</p> - -<p>—Mais qui les payera?</p> - -<p>—L'homme lunaire que je viens de reconnaître, et -qui est tout simplement notre ministre de la morale et -des cultes, pour le moment hors de l'exercice de ses -fonctions!</p> - -<p>—Ah! le traître!</p> - -<p>—Dites plutôt le malheureux. Vous pouvez lui réclamer -ce que la loi appelle une <i>prime de consolation</i>: quelques -centaines de mille francs.</p> - -<p>—Avec lesquels je ferai perfectionner le télescope! -s'écria M. de l'Empyrée. Vous avez raison; je veux profiter -de mes avantages. Messieurs, vous venez tous de -voir l'insulte; vous allez me suivre au parquet pour en -rendre témoignage.»</p> - -<p>Il s'était levé en cherchant sa canne et son chapeau. -Maurice voulut en vain l'apaiser: l'idée des dommages -et intérêts s'était emparée du savant. Il calculait d'avance -tous les perfectionnements qu'il pourrait apporter -à ses moyens d'exploration. Grâce à l'argent du ministre -des cultes, il était sûr de savoir au juste, avant -trois mois, si les maris de la lune avaient droit aux -mêmes primes de consolation que ceux de la terre.</p> - -<p>Ses visiteurs auraient été obligés de le suivre au palais -de justice, où devait être reçue sa déclaration, si -M. Atout ne se fût tout à coup rappelé la grande réunion -annuelle de l'Institut de Sans-Pair, dont tous deux -étaient membres, et qui avait lieu le matin même. Il ne -restait que le temps nécessaire pour s'y rendre. M. de -l'Empyrée se résigna donc à ajourner sa dénonciation, -et accepta une place dans la voiture de l'académicien, -tandis que Maurice et Marthe les suivaient dans le coupé -volant de Blaguefort.</p> - -<p>Ce dernier, qui avait remarqué le trouble des deux -époux au moment de la découverte faite par l'astronome, -prit soin de les rassurer.</p> - -<p>«Nous ne sommes plus, dit-il, au temps où le mari -trompé demandait la condamnation ou le sang du séducteur; -aujourd'hui, il se contente de sa bourse. La -trahison d'une femme est un désagrément compensé par -les profits: aussi n'a-t-elle plus rien de honteux pour -les maris; les revenus qui en proviennent sont comme -des héritages indirects dont l'opulence rachète l'origine. -Le moyen d'en vouloir longtemps à la femme qui vous a -enrichi? Si les Juifs eussent connu les primes de consolation, -loin de lapider l'épouse adultère, ils lui eussent -élevé une statue à côté de celle du veau d'or. Les infidélités -matrimoniales ne sont plus des questions de sentiment, -mais d'arithmétique. A chaque nouvelle découverte, -le mari achète une ferme avec son accident, ou -place son malheur en viager. Tout cela se fait sans scandale, -sans bruit, par simple jugement de première instance. -On dit: <i>Monsieur *** a été primé</i>, comme on -dirait qu'il a été nommé marguillier ou caporal de la -garde nationale. C'est une chance qui peut vous enrichir -sans aucune peine, et réaliser la fable de l'homme qui -court longtemps en vain après la fortune, et la trouve -au retour dans son lit! Pour être juste, du reste, il faut -dire que nous tenons ce procédé de l'Angleterre, et que -notre civilisation l'a seulement perfectionné.»</p> - -<p>Les portes de l'Institut étaient gardées par une compagnie -de gardes nationaux. C'était la première fois que -Maurice apercevait cette milice urbaine, et il fut frappé -de sa tenue.</p> - -<p>On l'avait gratifiée des armes et des uniformes reconnus -trop incommodes pour l'armée, comme ces enfants -auxquels on abandonne de vieux ornements militaires -avec lesquels ils jouent au soldat, entre leurs classes. -Chaque grenadier citoyen portait un bonnet à poil de -trois pieds pour se défendre des coups de soleil, une -paire de bottes à l'écuyère, destinées à le garantir des -engelures, et un caisson de munitions contenant de la -pâte de guimauve ou des bâtons de sucre d'orge. A la -place du sabre pendait un étui à lunettes.</p> - -<p>«Vous voyez une de nos plus belles institutions, dit -Blaguefort. La garde nationale de Sans-Pair s'est en -tous temps couverte de gloire, comme le prouvent les -décorations de ceux qui en font partie. Vous trouveriez -à peine deux ou trois tambours qui n'ont point de croix, -encore est-ce faute de protection. Elle est la gardienne -de nos libertés, bien qu'il lui soit défendu d'avoir une -opinion sous les armes, et le boulevard de l'ordre public, -encore que la police soit faite par les municipaux. -Elle ouvre d'ailleurs une légitime carrière à des ambitions -qui, sans elle, ne trouveraient jamais l'occasion de -se satisfaire. Tel droguiste patenté mourrait vierge de -toute fonction publique, s'il n'obtenait de ses voisins le -titre de sous-lieutenant en second; tel charcutier vendrait -son fonds, privé de toute distinction sociale, si ses -fonctions de caporal ne lui avaient valu trois décorations. -La garde urbaine profite en outre à plusieurs industries -nationales, telles que celles des cabaretiers, -des marchands de blanc d'Espagne et de papier à dérouiller; -elle entretient une population flottante d'enrhumés, -de rhumatismants, de courbaturés, qui profite -aux médecins et aux fabriques de réglisse; elle conserve -enfin, dans le pays, un esprit militaire d'autant plus -précieux à entretenir que l'on est décidé à ne s'en servir -jamais. Quant aux services rendus par les citoyens -armés, ils sont trop évidents et trop nombreux pour que -j'aie besoin de vous les énumérer. Ils défendent d'abord -toutes les portes, déjà défendues par la police ou l'armée; -ils gardent les monuments publics, en dedans des -grilles fermées; ils parcourent la ville chargés de leur -caisson, de leur bonnet à poil, de leurs bottes à l'écuyère -et de leur tromblon, afin d'arrêter à la course les -voleurs, chargés de leur seule malice; ils servent enfin -à orner de leurs bataillons les fêtes publiques, comme -ces vignettes mobiles dont l'imprimeur encadre tour à -tour les annonces de mariage et les billets d'enterrement.»</p> - -<p>Les deux époux trouvèrent l'Institut de Sans-Pair -établi dans une salle circulaire dont le public occupait -les tribunes. Chaque académicien portait un caleçon -brodé d'une guirlande de lauriers vert-pomme, et une -épée suspendue à un ceinturon d'immortelles.</p> - -<p>On commença par la réception d'un membre récemment -admis à l'Académie du beau langage. Blaguefort -apprit à Maurice que les nominations étaient le résultat -d'un concours. Celui qui, dans un temps donné, faisait -le plus grand nombre de visites, était préféré à ses concurrents; -d'où il résultait que le titre le plus sûr pour -réussir n'était point un beau livre, mais un bon équipage. -Aussi le récipiendaire l'avait-il emporté sans -peine. C'était un grand seigneur, dont les œuvres complètes -se composaient de deux chansons, de trois lettres -de premier de l'an et d'un madrigal.</p> - -<p>Le secrétaire perpétuel, chargé d'expliquer pourquoi -il se trouvait académicien, rappela la célébrité d'un de -ses ancêtres, qui avait été général de cavalerie. Le grand -seigneur répondit par l'éloge de son prédécesseur, contre -lequel étaient faites ses deux chansons; puis on -passa à la distribution des prix de vertu, appelés, selon -un antique usage, prix Montyon.</p> - -<p>Le rapporteur commença par expliquer à l'auditoire -ce nom, dont l'origine se perdait dans la nuit des temps. -Il lui apprit qu'il se composait primitivement de <i>mont</i>, -hauteur, et de <i>ione</i>, pierre précieuse, d'où l'on avait fait -<i>mont-ione</i>, et par corruption <i>mont-yon</i>, expression symbolique -que l'on pouvait traduire par <i>montagne précieuse</i>, -la vertu étant, en effet, ce qu'il y a de plus précieux et -de plus élevé.</p> - -<p>Vint ensuite le rapport sur les candidats couronnés -par l'Académie. Le premier était un homme dont toute -l'occupation avait été de secourir les pauvres de sa paroisse. -Après les avoir habillés et nourris pendant vingt -années, il se trouvait lui-même sans pain et sans vêtements. -L'Académie, qui, par l'organe de son rapporteur, -l'avait surnommé le saint Vincent de Paul de la république -des Intérêts-Unis, lui accorda, à titre d'encouragement, -trois livres de chocolat de santé et un caleçon -d'honneur.</p> - -<p>Le second candidat était un ouvrier qui, en sauvant -une famille à travers les flammes, avait eu la tête broyée -sous une poutre et venait d'être trépané. On le compara -à Mucius Scévola, et on le gratifia d'un bonnet de coton -orné d'une couronne de lauriers.</p> - -<p>Un troisième (c'était une femme) avait perdu la vue -en travaillant toutes les nuits pour faire vivre son ancien -maître. On lui remit une paire de lunettes à l'estampille -de l'Institut.</p> - -<p>Un quatrième obtint des souliers d'honneur pour -avoir successivement sauvé vingt-deux personnes qui se -noyaient.</p> - -<p>Enfin, plusieurs autres, plus ou moins appauvris ou -estropiés par suite de leur dévouement, reçurent des -gratifications qui varièrent depuis cinquante centimes -jusqu'à dix francs.</p> - -<p>On couronna également un soldat citoyen, inscrit depuis -trente ans sans avoir manqué une seule fois à sa -garde; un cocher arrivé à sa septième femme, et qui ne -s'était jamais servi de son fouet qu'avec ses chevaux; -un commis de la caisse d'épargne toujours poli, et un -employé de la bibliothèque complaisant.</p> - -<p>Ces deux derniers lauréats furent les seuls dont les -vertus parurent invraisemblables, et qui excitèrent -quelques murmures d'incrédulité.</p> - -<p>On passa ensuite aux prix d'histoire, d'économie politique -et de poésie.</p> - -<p>En histoire, il s'agissait de décider qui avait eu le plus -de génie, d'Annibal ou d'Alexandre (le programme décidant -que ce devait être Alexandre).</p> - -<p>Le secrétaire perpétuel déclara qu'aucun des concurrents -n'avait traité la question comme il l'eût traitée lui-même, -et que le prix était, en conséquence, remis à -l'année suivante.</p> - -<p>On avait également proposé aux économistes la question -de savoir par quels moyens on pourrait améliorer -le sort des classes les plus ignorantes et les plus pauvres.</p> - -<p>Le rapporteur annonça que tous les candidats s'étaient -fourvoyés en cherchant ces moyens, qui n'existaient -pas, et que la question était retirée du concours.</p> - -<p>Enfin, le sujet de poésie était la description du printemps, -avec un épisode élégiaque sur la culture des -pommes de terre primes.</p> - -<p>La commission nommée pour juger les trois mille -pièces envoyées fit savoir que tous les poëtes avaient -décrit le printemps de leur pays au lieu de peindre le -<i>printemps absolu</i>; et que la plupart étaient tombés dans -de grandes erreurs au sujet de la culture des solanées. -En conséquence, le prix était transformé en une mention -honorable accordée à la pièce portant le n<sup>o</sup> 940, laquelle -pièce était sans nom d'auteur.</p> - -<p>Ici, la séance fut suspendue. Une partie des immortels -quitta la salle, et les marchands de limonade parurent -dans les tribunes. Il y eut entre les voisins qui se -connaissaient un échange de saluts et de politesses. On -s'informa des absents, on parla des bals auxquels on -était invité, du cours de la bourse, de l'épidémie régnante, -de tout enfin, excepté de ce que l'on venait -d'entendre. Ce fut seulement au bout d'une heure que -la sonnette du président annonça la reprise de la séance.</p> - -<p>Il s'agissait cette fois des communications faites par -les différentes académies.</p> - -<p>On lut d'abord un mémoire destiné à éclaircir si les -rois pasteurs étaient noirs ou seulement brun foncé; -puis une fable développant cette vérité profonde: «que -le faible est plus souvent opprimé que le fort»; enfin -une dissertation archéologique relative à l'éperon de -François I<sup>er</sup>.</p> - -<p>Mais ce n'étaient là que les préludes de la séance, le -lever du rideau destiné à faire attendre la grande pièce. -Enfin, le bibliophile parut au pupitre avec le premier -chapitre de son fameux Traité sur <i>les mœurs de la France -au dix-neuvième siècle</i>. Cette lecture était annoncée depuis -trois mois, et l'on en racontait d'avance des merveilles; -aussi tous les auditeurs se penchèrent-ils vers -le bord des tribunes; le silence s'établit plus complet, et -l'académicien commença de cet accent solennel et cadencé -qui constitue ce que les bourgeois nomment un -bel organe.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch16">XVI</h2> - -<div class="abstract">Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les mœurs -des Français au -dix-neuvième siècle.—Comme quoi les Français ne connaissaient ni la mécanique, -ni la navigation, ni la statique, et mouraient tous de mort violente -par le fait des notaires.—Le Gouvernement chargé de composer des -épitaphes pour les célèbres courtisanes.—Costume des rois de France quand -ils montaient à cheval.—Les noms des auteurs étaient des -mythes.—Singulier langage employé dans la conversation.</div> - -<p>«On l'a dit bien des fois, Messieurs, tant qu'il reste -des traces de la littérature et des arts d'une nation, -cette nation n'est point morte; l'étude peut la reconstituer, -la faire revivre comme les créations antédiluviennes -devinées par les inductions de la science.</p> - -<p>«La littérature et les arts ne sont-ils point, en effet, -le reflet fidèle des mœurs d'une époque? n'y trouvez-vous -point la peinture des habitudes, des croyances, -des caractères, des sentiments? Si nous n'avons que des -données fausses sur les peuples qui vécurent autrefois, -nous ne devons donc accuser que notre paresse: une -étude sérieuse nous les eût révélés dans leur vérité.</p> - -<p>«C'est cette étude que nous avons tentée pour les -Français du dix-neuvième siècle.</p> - -<p>«Quinze années de notre vie ont été employées à visiter -les ruines de leurs monuments, à examiner leurs -tableaux et leurs statues, à connaître leurs livres surtout, -immense galerie où toutes les individualités du -passé s'agitent et se coudoient.</p> - -<p>«Le travail que nous avons l'honneur de vous soumettre -est le résultat de ces longues recherches.»</p> - -<p>(Ici, le lecteur s'arrêta, sous prétexte de boire; le -public, ainsi prévenu qu'il est à un bon endroit, applaudit.)</p> - -<p>«Et d'abord, Messieurs, protestons contre le préjugé -vulgaire qui a fait regarder jusqu'ici les Français comme -des hommes légers, mobiles, amis du plaisir. Loin de -là! L'étude attentive de ce qu'ils ont laissé nous les -montre sombres, passionnés, sanguinaires, toujours la -main au poignard ou au poison. Leurs dramaturges, -leurs poëtes, leurs romanciers, qui ont peint les mœurs -du temps, ne laissent aucun doute à cet égard.</p> - -<p>«Ainsi, pour ne citer qu'un fait, nous avons calculé, -d'après la lecture de leurs œuvres, que les dix-sept -vingtièmes des unions légitimes amenaient la mort de -l'un des conjoints! La conséquence normale du mariage -était le suicide ou le meurtre; les époux ne se laissaient -vivre que par exception!</p> - -<p>«Telle était à cet égard la force de l'habitude qu'un -mari étrangla sa femme la première nuit des noces, uniquement -<i>parce qu'il ne pouvait se rappeler son nom</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Voyez <i>La Confession</i> (J. Janin).</p> -</div> -<p>«Les amants n'étaient guère plus heureux, soit que -la femme tuât l'homme pour le rendre plus prudent<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, -soit que l'homme tuât la femme pour lui éviter les reproches -de son mari<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>, soit que tous deux se tuassent à -l'amiable et de compagnie, comme on le voit à chaque -page dans les journaux du temps.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Voyez <i>Les Mémoires du Diable</i> (F. Soulié).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Voyez <i>Antony</i> (A. Dumas).</p> -</div> -<p>«Il y avait, en outre, tous les menus accidents: -main prise dans une porte, et qu'il fallait couper<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>; œil -crevé par un mari borgne, trop partisan de l'égalité<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>; -marque au fer rouge faite sur le front<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>; duels périodiques -revenant tous les ans au retour des pois verts<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>; pierres -tombant à dessein du haut d'un échafaudage de maçon<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Voyez <i>La Grille du château</i> (F. Soulié).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Voyez <i>Le Général Guillaume</i> (E. Souvestre).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Voyez <i>Mathilde</i> (E. Sue).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Voyez <i>Rêve d'amour</i> (F. Soulié).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Voyez l'<i>Histoire des Treize</i> (H. de Balzac).</p> -</div> -<p>«Du reste, ces accidents et mille autres atteignaient -indistinctement toutes les classes et tous les âges. Il -suffit de lire <i>Les Mystères de Paris</i>, cette admirable peinture -de la société au dix-neuvième siècle, pour comprendre -combien il était difficile de ne pas mourir noyé, -poignardé, empoisonné, muré ou étranglé, dans ce centre -de la civilisation française. Évidemment, les gens -qu'on n'assassinait point formaient une classe particulière, -une sorte de rareté sociale, qui servait sans doute -au renouvellement de la chambre haute, composée, -comme on le sait, de vieillards <i lang="la" xml:lang="la">pares ætate</i>, d'où leur était -venu le nom de <i>pairs</i>.</p> - -<p>«Cette multiplicité de morts violentes était principalement -l'ouvrage des notaires, des femmes du grand -monde, des millionnaires et des médecins. Les médecins -se débarrassaient de leurs malades pour en hériter -plus vite<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>; les millionnaires employaient leurs revenus -à faire tuer les hommes par des spadassins, et à empoisonner -les femmes dans des bouquets<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a> de fleurs; les -grandes dames venaient voir égorger leurs rivales à domicile<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>, -et les notaires étaient en compte courant avec -les empoisonneurs, les assassins et les noyeurs de Paris -ou de la banlieue.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Voyez <i>Les Réprouvés et les Élus</i> (E. Souvestre).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Voyez <i>Mathilde</i> (E. Sue).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Voyez l'<i>Histoire des Treize</i> (H. de Balzac).</p> -</div> -<p>«Le seul secours pour les honnêtes gens, au milieu -de ce désordre, était les princes allemands, qui abandonnaient -leurs États, déguisés en ouvriers, pour aller -défendre la vertu dans les tapis-francs de la rue Aux-Fèves<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> -ou les forçats en fuite, qui assuraient l'avenir des -jeunes gens pauvres, et découvraient dans un lupanar -la femme qui devait faire leur bonheur<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Voyez <i>Les Mystères de Paris</i> (E. Sue).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Voyez <i>Le Père Goriot</i> et la suite (H. de Balzac).</p> -</div> -<p>«Encore l'influence de ces défenseurs de la vertu -était-elle souvent annulée par la fameuse société de -Jésus, que secondaient les dompteurs de bêtes de l'Allemagne, -les étrangleurs de l'Inde et les directeurs de -maisons de santé de Paris<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Voyez <i>Le Juif Errant</i> (E. Sue).</p> -</div> -<p>«Vous devinez d'avance, Messieurs, ce que devaient -être les mœurs dans une société pareille! Sauf les grisettes, -vivant comme des saintes au milieu des rapins, -des clercs d'avoués et des commis marchands<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>, les femmes -bien nées n'avaient d'autre occupation que la galanterie, -et les bons pères de famille se chargeaient de -louer eux-mêmes une petite maison où leurs filles mariées -pussent recevoir à l'aise des amants<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>. Si par hasard -une grande dame restait chaste, elle ne manquait -pas d'en exprimer tout son repentir au moment de la -mort<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>, et de chanter, d'un accent désespéré, le fameux -psaume:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Combien je regrette</div> -<div class="verse">Mon bras si dodu,</div> -<div class="verse">Ma jambe bien faite</div> -<div class="verse">Et le temps perdu!</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Voyez <i>Les Mystères de Paris</i> (E. Sue).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Voyez <i>Le Père Goriot</i> (H. de Balzac).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Voyez <i>Le Lys dans la vallée</i> (H. de Balzac).</p> -</div> -<p>«A la vérité, rien n'était négligé pour donner cette -direction d'idées aux femmes. Outre l'art, qui n'avait de -ciseau, de plume, de pinceau, que pour les belles pécheresses, -l'administration leur montrait une tendre sympathie. -Les préfets élevaient eux-mêmes des monuments -aux plus célèbres courtisanes, avec des inscriptions explicatives -pour l'instruction des jeunes filles. La tombe -d'Agnès Sorel a été récemment découverte sur les bords -de la Loire, et on y lit:</p> - -<blockquote> -<p><i>Les chanoines de Loches, enrichis de ses dons, demandèrent -à Louis XI d'éloigner son tombeau de leur -chœur. «J'y consens, dit-il, mais rendez la dot.» -Le tombeau y resta. Un archevêque de Tours, moins -juste, le fit reléguer dans une chapelle. A la Révolution, -il y fut détruit. Des hommes sensibles recueillirent -les restes d'Agnès, et le général Pommereul, -préfet d'Indre-et-Loire, releva le mausolée de la seule -maîtresse de nos rois qui ait bien mérité de la patrie, -en mettant pour prix de ses faveurs l'expulsion des -Anglais de la France. Sa restauration eut lieu en l'an</i> -<span class="small">M. DCCC. VI.</span></p> -</blockquote> - -<p>«Tels étaient les cours de morale, en style lapidaire, -qui se voyaient encore au château de Loches en 1845, à -la grande édification des <i>hommes sensibles</i> et des Françaises -qui voulaient <i>expulser les Anglais de la France</i>.</p> - -<p>«Les moyens de faire fortune, à la même époque, -n'étaient pas moins extraordinaires. Les uns s'enrichissaient -des legs laissés par le Juif-Errant, d'autres devenaient -de grands capitalistes en apportant des louis dans -les villes où l'or était rare, et en plantant des peupliers -aux bords de la rivière<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>; d'autres en se faisant renverser -par la meute d'un grand seigneur<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Voyez <i>Eugénie Grandet</i> (H. de Balzac).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Voyez <i>Le Chemin le plus court</i> (J. Janin).</p> -</div> -<p>«Quelles que fussent, du reste, ces fortunes, chacun -les portait sur soi, dans un portefeuille, comme le prouvent -les pièces de M. Scribe, et l'on pouvait ainsi les -léguer sans testament; usage évidemment adopté par -suite de la légitime terreur qu'inspiraient les notaires.</p> - -<p>«Si des habitudes morales de la nation nous passons -maintenant à ses habitudes extérieures, nous ne les -trouverons ni moins singulières, ni moins variées. Le -costume surtout offrait d'étranges disparates. Tandis que -les députés paraissaient à la tribune sans autre vêtement -qu'un manteau, comme le prouve le tombeau du général -Foy, les chefs militaires portaient, même à pied, la -culotte de peau de daim et les grandes bottes à l'écuyère, -ainsi qu'on peut le voir dans la statue du général Mortier. -Il y a même lieu de croire qu'ils se promenaient parfois -revêtus d'une cuirasse, car l'auteur des <i>Méditations</i> dit -positivement, en parlant de l'empereur Napoléon:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Rien d'humain ne battait sous son épaisse armure.</div> -</div> - -<p>«Ce qui fait nécessairement supposer qu'il en avait -une. La capote grise dont parle Béranger n'était sans -doute que son costume de petite tenue.</p> - -<p>«Les statues colossales trouvées parmi les décombres -de l'ancienne place de la Concorde, et représentant, -comme nous l'avons prouvé ailleurs, les princesses du -sang royal, indiquent également le costume des femmes. -Il était évidemment plus favorable aux belles formes -qu'aux rhumes de poitrine; aussi tous les auteurs du -temps signalent-ils la phthisie comme une des affections -les plus communes chez les Françaises du dix-neuvième -siècle.</p> - -<p>«Le peu d'accord des costumes adoptés dans les différents -monuments de l'art français prouve d'ailleurs jusqu'à -l'évidence que le vêtement variait selon les circonstances -et l'occasion. Pour ne citer qu'un exemple, la -peinture nous montre Louis XIV en pied, avec la culotte -de velours, l'habit de brocart, les bas de soie et les -souliers à grands talons, tandis que sa statue équestre -nous le représente sans autre vêtement que sa perruque, -d'où l'on doit nécessairement conclure que les rois de -France ne gardaient que cette dernière lorsqu'ils montaient -à cheval.</p> - -<p>«Quant à la science et aux arts mécaniques, si l'on en -juge par les monuments échappés à la destruction, les -Français du dix-neuvième siècle en étaient, tout au plus, -aux connaissances des anciens. Nous voyons en effet que, -pour avoir réussi à relever un obélisque dressé par les -Égyptiens deux mille ans auparavant, un de leurs architectes -fit graver sur le socle une inscription triomphale, -comme s'il eût accompli une œuvre miraculeuse. De -plus, leurs flottes n'étaient composées que de trirèmes, -ainsi que le prouve la médaille frappée en commémoration -de la victoire de Navarin.</p> - -<p>«Un débris de borne-fontaine récemment recueilli -offre pourtant, en bas-relief, la représentation d'un vaisseau -particulier. Il est surmonté de quatre mâts, dont -l'un est planté hors de l'axe du navire, et porte le beaupré -à l'arrière, ce qui, selon l'observation d'un homme -d'esprit, le fait ressembler à un cheval bridé par la queue. -Le vent enfle sa voile vers la poupe, ce qui ne l'empêche -pas de fendre l'onde avec la proue, à peu près comme -une brouette qui marcherait en avant à mesure qu'on la -pousserait en arrière!</p> - -<p>«Or, comment supposer qu'un navire aussi contraire -à toutes les lois de la statique eût été gravé sur un monument -public, si la France du dix-neuvième siècle eût -connu ces lois? Un peuple ne se calomnie pas lui-même; -quand la science l'éclaire, il ne laisse pas imprimer sur -le fer et sur le granit de faux témoignages de son ignorance, -surtout quand il a un ministère des travaux publics, -un préfet de la Seine et un directeur des beaux-arts. -Nous ne parlons pas du ministre de la marine, sans -doute trop occupé des navires qui flottaient sur l'eau salée -pour songer à ceux qu'on gravait sur les fontaines d'eau -douce.</p> - -<p>«Il faut donc reconnaître, Messieurs, que la France du -dix-neuvième siècle fut ignorante. Quant à sa gloire militaire, -je doute que l'on puisse encore en parler sérieusement -après les travaux de notre illustre collègue Mithophone. -Ils ont prouvé jusqu'à l'évidence que les expéditions -du prétendu empereur Napoléon Bonaparte n'étaient -que le rajeunissement de celles de Bacchus, modifiées -par la même imagination populaire qui inventa, un peu -plus tard, les aventures symboliques de ce Robert Macaire -et de ce Bertrand, dans lesquels il est impossible -de ne point reconnaître les deux fils jumeaux de Léda. -Le seul guerrier de quelque importance que l'on ne -puisse contester au dix-neuvième siècle paraît être le -général Tom Pouce, à la gloire duquel fut frappée une -médaille heureusement conservée. L'auteur du <i>Plutarque -universel</i>, qui a fait sur ce sujet de profondes recherches, -affirme qu'il parcourut en triomphe l'ancien et le nouveau -monde, dans un char au-devant duquel la foule se précipitait. -Les têtes couronnées elles-mêmes venaient lui -rendre hommage, et les femmes déposaient une offrande -pour obtenir un de ses baisers.</p> - -<p>«Mais nous renvoyons pour tous ces détails aux travaux -cités plus haut, nous contentant d'examiner ici la -question littéraire.</p> - -<p>«On sait combien les Français de toutes les époques -se montrèrent amoureux de l'éclat et du bruit. Ils durent -à ce penchant leur premier nom de <i>Galli</i>, ou <i>Coqs</i>, dont -ils se montrèrent tellement fiers qu'ils ne balancèrent -point à placer, plus tard, sur leurs drapeaux, le volatile -qui leur avait servi de parrain. De pareilles dispositions -devaient nécessairement en faire un peuple de journalistes, -d'avocats et de gens de lettres; aussi excellèrent-ils -dans ces différentes professions, qu'ils cumulèrent -même le plus souvent. Mais le dix-neuvième siècle surtout -se fit remarquer par la loquacité bruyante de ses écrivains. -Ce furent eux qui inventèrent cette littérature en -mosaïque, composée de petits riens brillants, dont la -réunion a l'air de faire quelque chose; ces clapotements -de mots sonores, tournant autour de la pensée sans y -atteindre jamais; enfin cet art de dilater le moi de manière -à ce qu'il puisse tout occuper.</p> - -<p>«La passion du clinquant et de l'ingénieux les porta -même à abandonner leurs véritables noms pour en prendre -de composés, car mes récentes études ne m'ont -laissé aucun doute à cet égard, Messieurs; il m'est désormais -bien démontré que tous les noms sous lesquels nous -connaissons les écrivains français du dix-neuvième siècle -ne sont que des désignations significatives destinées à -révéler le caractère, le talent et les prétentions de -l'auteur.</p> - -<p>«Nous pourrions appuyer cette opinion d'une multitude -de témoignages; l'espace et le temps nous obligent -à choisir seulement quelques exemples.</p> - -<p>«Nous citerons le poëte-coiffeur Jasmin, dont le nom -parfumé convient évidemment si bien à sa double profession; -le versificateur-maçon Poncy, au sobriquet pierreux -et solide comme son talent; l'écrivain-cordonnier -Lapointe, qui, en perçant la foule, justifia son symbolique -surnom; l'historien Laurent, ainsi appelé par allusion à -son héros, l'empereur Napoléon, cuit à petit feu sur le -rocher de Sainte-Hélène, comme le fut autrefois saint -Laurent sur le gril; le romancier Dumas, abréviation de -Dumanoir, nom guerrier qui rappelle heureusement la -manière hardie et cavalière de l'auteur; le monographe -Pitre-Chevalier, qui signa ainsi son beau livre de <i>Bretagne -et Vendée</i>, afin de rendre hommage, dès le titre, aux -deux pays chevaleresques dont il racontait les grandes -aventures.</p> - -<p>«Nous ne pousserons pas plus loin, Messieurs, cette -démonstration, qui devra paraître sans réplique à tous les -gens de bonne foi; mais nous ne pouvons terminer sans -parler du curieux langage en usage parmi les Français -de l'époque dont nous nous occupons.</p> - -<p>«Tout y était devenu nuances et analyse. Voulait-on -faire le portrait d'une brune quelque peu barbue, on disait -«qu'un duvet follet se montrait le long de ses joues, -dans les méplats du cou, en y retenant la lumière, qui -s'y faisait soyeuse<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>». Parlait-on de la fraîcheur de ses -lèvres, on vantait «leur minium vivant et penseur<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>». -Voulait-on faire remarquer ses oreilles petites et bien -faites, on les déclarait des «oreilles d'esclave et de -mère<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>». Enfin, si l'on parlait, dans la conversation, -d'un voyage en Espagne, il fallait dire: «J'ai vu Madrid -avec ses balcons de fer; Barcelone, qui étend ses deux -bras à la mer comme un nageur qui s'élance; Cadix, -qui semble un vaisseau près de mettre à la voile, et que -la terre retient par un ruban; puis, au milieu de l'Espagne, -comme un bouquet sur le sein d'une femme, -Séville l'andalouse, la favorite du soleil.»</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> H. de Balzac.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> <i>Idem</i>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> Dumas.</p> -</div> -<p>«Ce langage prouve combien est peu fondée l'opinion -de ceux qui croient la langue française la plus claire, -la plus sobre et la plus nette de toutes les langues de -l'Europe.</p> - -<p>«Je dirai donc, Messieurs, pour me résumer, que le -dix-neuvième siècle fut, en France, une époque de demi-barbarie, -où les esprits subtils, mais ignorants, tenaces -et sanguinaires, s'abandonnèrent à tous les excès d'une -vitalité surabondante. Mon prochain Mémoire prouvera -que ce fut aussi le siècle des ardentes croyances religieuses, -comme l'indiquent les odes d'une foule de poëtes -s'offrant sans cesse en holocauste, et des grands dévouements -politiques, comme on peut s'en assurer par les -discours des ministres, qui déclarent ne rester sur leur -<i>banc de douleur</i> que dans l'intérêt de la patrie.»</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch17">XVII</h2> - -<div class="abstract"><i>Le Grand Pan</i>, journal universel, renfermant tous -les journaux et plusieurs -autres.—Trois articles contradictoires sur une seule vérité.—Administration -du <i>Grand Pan</i>.—M. César Robinet, entrepreneur général de littérature -en tous genres.—Machines à fabriquer les feuilletons.—M. Prétorien, -directeur en chef du <i>Grand Pan</i>.—Une entreprise littéraire avec -primes.—Blaguefort obligé d'acheter la critique du livre qu'il veut publier.</div> - -<p>Au moment où le bibliophile se rassit, la salle entière -éclata en applaudissements. On ne pouvait assez admirer -cette prodigieuse érudition qui lui permettait de dire, -sans hésitation, quelles étaient les mœurs et les habitudes -d'un autre peuple il y avait douze siècles.</p> - -<p>Blaguefort n'avait point écouté la lecture, mais il remarqua -l'impression produite et quitta brusquement ses -compagnons en leur promettant de revenir bientôt.</p> - -<p>Maurice croyait rêver. Il regarda Marthe stupéfaite, -puis tous deux éclatèrent de rire en même temps.</p> - -<p>«Nous saurons désormais ce que c'est que la science -historique, dit le jeune homme, et ce qu'il faut croire des -<i>vérités démontrées</i>. Je m'explique maintenant pourquoi ces -vérités changent à chaque siècle. L'histoire est un écheveau -que chacun dévide et tisse à sa manière; le fil est -bien toujours le même, mais l'étoffe et le dessin se modifient -selon l'ouvrier.</p> - -<p>—Auriez-vous donc remarqué des erreurs dans le -Mémoire du bibliophile? demanda M. Atout, qui venait -d'entrer.</p> - -<p>—Hélas! répliqua Maurice en souriant, il vous a fait -connaître la France en l'an trois mille comme nous connaissions -l'ancienne Grèce en 1845. Son œuvre ressemble -à ces monstres dont chaque membre a été emprunté à -un animal réel, mais dont l'ensemble ne peut être qu'un -rêve; tout est vrai, sauf le monstre.</p> - -<p>—Et vous pourriez signaler les principales fautes?</p> - -<p>—Si j'avais l'analyse du Mémoire…</p> - -<p>—Vous l'aurez, interrompit vivement l'académicien, -qui baissa la voix, nous le trouverons au bureau du journal. -Venez vite. Quelque pénible qu'il soit de relever les -erreurs d'un collègue, on doit tout sacrifier à l'intérêt de -la vérité… Il faudra rédiger une réplique accablante, -avec quelques allusions bien aiguisées. Je vous fournirai -les pointes d'autant plus sûrement que le bibliophile est -mon ami. Je connais les jointures et je sais où il faut -frapper.»</p> - -<p>Ils se dirigèrent vers la grande agence littéraire, qui -occupait une rue entière et était exploitée par une société -de capitalistes exerçant à Sans-Pair le monopole de la -publicité.</p> - -<p>Ils avaient réuni pour cela les journaux des différentes -opinions en un seul journal appelé <i>Le Grand Pan</i>, qui les -soutenait alternativement toutes. <i>Le Grand Pan</i> ne paraissait -ni à certain jour, ni à certaine heure; imprimé sur -un papier sans fin, il <i>paraissait toujours</i>!</p> - -<p>Un bataillon de journalistes attachés à l'établissement -envoyait successivement des piquets de publicistes pour -entretenir la rédaction.</p> - -<p>Au sortir de l'imprimerie, l'immense feuille se distribuait -elle-même à domicile, en courant sur un appareil -général de rouleaux. On la voyait traverser les rues, -monter aux troisièmes étages, redescendre aux rez-de-chaussée, -traverser les cafés, les bazars, les cabinets de -lecture, poursuivie par les non-abonnés, qui tâchaient de -dérober quelques mots au passage; parcourue en l'air -par les gens pressés; étudiée à loisir par les bourgeois -retirés des affaires; mais toujours immuable dans son -mouvement, et faisant disparaître, par le toit ou par la -muraille, l'article non achevé que vous aviez lu avec trop -de lenteur.</p> - -<p>M. Atout et Maurice trouvèrent dans la première -salle une foule de gens de différents âges et de différentes -conditions, qui attendaient l'audience du directeur -du <i>Grand Pan</i>. L'académicien en accosta plusieurs -qu'il connaissait, et les entretint un instant. Tous affectaient -le même dédain pour la puissance à laquelle ils -venaient rendre hommage; tous se plaignaient de son -iniquité et de sa corruption; tous se déclaraient également -indifférents à son amitié ou à sa haine.</p> - -<p>M. Atout, voyant qu'il faudrait attendre quelque temps, -proposa à son compagnon de lui faire visiter rapidement -ce qu'on appelait les bureaux du journal.</p> - -<p>Après avoir traversé plusieurs pièces où des milliers -d'employés surveillaient les détails inférieurs, ils arrivèrent -à la salle de rédaction, partagée en deux cents cellules -grillées, pour les deux cents journalistes de service. -Chacun d'eux avait ses fonctions distinctes, indiquées -par l'inscription de la cellule. Il y avait un rédacteur -pour les empoisonnements de femmes par leurs -maris, deux pour les empoisonnements de maris par -leurs femmes, trois pour les empoisonnements réciproques, -connus sous le nom d'<i>empoisonnements assortis</i>, et -ainsi du reste. Venaient ensuite les puffistes, compagnie -d'élite dont on ménageait les forces. L'un avait la spécialité -des incendies de villes inconnues, des tremblements -de terre de pays à découvrir, des naufrages de -grands personnages ayant pour nom une initiale; un second -se chargeait des histoires d'ours dévorant les vétérans, -de serpents marins et de crocodiles apprivoisés: -un troisième se réservait le règne végétal, embelli des -merveilles de la moutarde blanche et du chou colossal.</p> - -<p>Chaque article achevé était jeté dans un tube qui le -conduisait jusqu'à la machine, où il était imprimé sans -l'intermédiaire des compositeurs, ce qui, entre autres -avantages, avait celui de laisser les fautes d'orthographe -au compte du journaliste.</p> - -<p>La seconde salle était celle des rédacteurs de réclames, -perpétuellement employés à trouver de nouvelles -formules à la fiction; la troisième, celle des correspondances -entretenues au moyen de télégraphes électriques; -enfin, les dernières salles étaient consacrées à la fabrication -des feuilletons.</p> - -<p>Cette fabrication était exploitée depuis quelques années -par le fameux César Robinet, qui avait traité à -forfait pour tous les romans à publier dans <i>Le Grand Pan</i> -et dans les autres journaux de la République. Plusieurs -machines de son invention confectionnaient des feuilletons -de tout genre, à raison de cent lignes à l'heure.</p> - -<p>Il y avait d'abord la machine historique, dans laquelle -on jetait des chroniques, des biographies, des mémoires, -et d'où sortaient des romans dans le genre de ceux de -Walter Scott;</p> - -<p>La machine à <i>variétés</i>, que l'on bourrait d'<i>anas</i>, de -légendes, d'almanachs anecdotiques, et qui produisait -des voyages comme celui de Sterne;</p> - -<p>La machine des <i>fantaisies</i>, qui recevait les anciens -poëtes, les vieux romans, les drames oubliés, et dont -on obtenait des nouvelles comparables à celles de Bernardin -de Saint-Pierre et de l'abbé Prévost;</p> - -<p>Enfin la machine des <i>résidus</i>, où l'on jetait à brassée -les rognures que l'on n'avait pu utiliser ailleurs, et qui -produisait du Perrault et du Berquin de seconde qualité.</p> - -<p>César Robinet ne lisait point ses livres, mais il les signait -tous, ce qui le condamnait à quatorze heures de -travail forcé par jour. A l'arrivée de Blaguefort, il paraphait -le cent trente-troisième volume des aventures du -colonel Crakman, récit charmant dans lequel il avait -réussi à faire entrer tous les mémoires imprimés sur le -grand Frédéric et sur sa cour.</p> - -<p>Soixante secrétaires faisaient autour de lui le triage -des livres des autres qui devaient devenir des livres de -lui.</p> - -<p>Maurice demeura émerveillé. Le système de retapage, -autrefois borné aux chapeaux, s'était étendu jusqu'aux -idées. La friperie perfectionnée avait envahi la république -des lettres; les plus vieux volumes, décousus, -découpés, reteints et regommés, devenaient des nouveautés -recherchées; il suffisait de l'estampille CÉSAR -ROBINET pour que l'étoffe usée parût neuve!</p> - -<p>M. Atout, pensant que l'heure de réception devait être -arrivée, rebroussa chemin et se présenta chez le directeur -du <i>Grand Pan</i>.</p> - -<p>M. Prétorien était à Sans-Pair le véritable fondateur -de la liberté de la presse, c'est-à-dire de la liberté de -presser les gens. Rien ne pouvant lui être refusé impunément, -on ne lui refusait rien. La plume croisée devant -son journal, comme la sentinelle devant son camp, -il décidait seul qui il fallait repousser ou admettre. Excellent -du reste pour ses amis, il leur partageait ses -gains, sa puissance, son crédit, et c'était le meilleur -roi du monde, pourvu qu'on ne fût point de ses sujets.</p> - -<p>Au moment où nos visiteurs entrèrent, il donnait -audience à tous ceux que Maurice avait vus faire antichambre. -Leur dédain pour le journalisme avait fait -place au respect, leur indifférence à l'empressement. -C'était à qui se montrerait le plus modestement soumis -ou le plus amicalement familier.</p> - -<p>Il vit d'abord passer une vingtaine d'auteurs qui venaient -offrir leurs livres embellis de l'autographe sacramentel: -<i>hommage de l'auteur</i>.</p> - -<p>Puis des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui, -pour preuve de leurs talents, remettaient des lettres de -recommandation; des actrices parfumées de patchouli, -tournant sur elles-mêmes avec mille ondulations caressantes, -comme des panthères apprivoisées, et ne se retirant -qu'après avoir laissé leurs adresses; des hommes -graves qui apportaient leurs éloges tout faits, et d'autres -plus graves encore qui y joignaient d'utiles diatribes -contre leurs adversaires.</p> - -<p>Mais la visite qui frappa le plus Maurice fut celle de -M<sup>lle</sup> Virginie Spartacus, fondatrice de la société des -<i>femmes sages</i>, composée de toutes celles qui n'avaient pu -vivre avec leurs maris.</p> - -<p>M<sup>lle</sup> Spartacus faisait pourtant exception: car, ainsi -qu'elle l'avait déclaré elle-même dans son discours d'ouverture, -en empruntant, par pudeur, une image à l'antiquité, -<i>nul n'avait encore dénoué sa ceinture</i>!</p> - -<p>Son hostilité contre les hommes était donc libre de -tout souvenir personnel; c'était de la haine métaphysique, -un acharnement vertueux, né des principes et entretenu -dans l'intérêt de l'humanité.</p> - -<p>Elle venait demander à M. Prétorien l'insertion de -plusieurs articles; car M<sup>lle</sup> Spartacus joignait à son titre -de fondatrice celui de femme de lettres, et, si elle n'occupait -point le premier rang dans la littérature contemporaine, -la faute en était aux hommes, ligués contre son -sexe. Mais, ainsi qu'elle le faisait remarquer, cette tyrannie -touchait à sa fin; le jour approchait où les maîtres -devaient forcément consentir à l'affranchissement -des esclaves, et cet affranchissement avait été formulé -d'avance par M<sup>lle</sup> Virginie; les droits de la femme étaient -aussi simples que clairs: ils consistaient à n'en point reconnaître -aux hommes.</p> - -<p>M. Prétorien reçut la reine des insurgeantes avec politesse, -mais refusa ses articles, et M<sup>lle</sup> Virginie sortit -en s'écriant qu'il était temps d'aviser au salut du genre -humain.</p> - -<p>Lorsque tous les visiteurs se furent enfin retirés, le -directeur du <i>Grand Pan</i> vint à M. Atout, les mains tendues -et en s'excusant.</p> - -<p>«Vous voyez ma vie, dit-il avec une sorte de dégoût -railleur; elle ressemble à ces arbres plantés sur les -grands chemins, et dont chaque passant se croit le droit -d'emporter une branche ou une feuille; je n'en puis -rien garder pour moi ni pour mes amis.</p> - -<p>—Et cependant, fit observer l'académicien avec un -sourire élogieux, vous trouvez moyen de suffire à toutes -vos tâches.</p> - -<p>—Je viens de m'en imposer une nouvelle, interrompit -Prétorien en se ranimant tout à coup; une entreprise -complétement neuve.</p> - -<p>—Encore?</p> - -<p>—Gigantesque! Du reste, il faut que je vous communique -le plan… Asseyez-vous là; je veux que vous me -donniez votre avis.»</p> - -<p>M. Atout connaissait trop le monde pour ne pas traduire:—Je -veux que vous applaudissiez! Il se résigna -donc à l'admiration, bien décidé à se la faire rembourser -à la première occasion.</p> - -<p>Prétorien, qui avait cherché parmi ses papiers, lui -montra le prospectus de sa nouvelle publication. Il s'agissait -d'une biographie générale devant comprendre -l'histoire publique et privée de tous les citoyens de Sans-Pair!</p> - -<p>Le prospectus portait en tête cette maxime philosophique:</p> - -<blockquote> -<p class="c"><i>Les souscripteurs ont droit à l'indulgence.<br /> -Les non-souscripteurs n'ont droit qu'à la vérité.</i></p> -</blockquote> - -<p>Venait ensuite un système de primes si habilement -combiné que l'éditeur remboursait au moins cent vingt -fois le prix de chaque souscription; aussi ne se retirait-il -que sur la quantité!</p> - -<p>Les priviléges de chaque catégorie étaient, du reste, -clairement établis.</p> - -<p>Chacun des trente mille premiers souscripteurs avait -droit à une calèche ornée de son chiffre et attelée d'un -ballon: c'étaient les demi-fortunes de Sans-Pair.</p> - -<p>Les quarante mille souscripteurs suivants devaient -obtenir des cartes d'abonnement perpétuel à tous les -omnibus de la République, avec correspondance pour -les cinq parties du monde.</p> - -<p>Enfin, les derniers recevaient tous les matins, à domicile, -une tasse de café au lait avec le petit verre de -rhum ou de cognac.</p> - -<p>Après avoir écouté les détails relatifs à cette entreprise -littéraire, et exalté les services qu'elle allait rendre -à la civilisation, M. Atout en vint enfin à ce qui l'amenait.</p> - -<p>Prétorien tira aussitôt le cordon des sténographes au -mot Académie, et un papier plié en quatre tomba d'une -des bouches de rédaction placées au-dessus de son -bureau: c'était le résumé du Mémoire lu par le bibliophile.</p> - -<p>M. Atout l'ouvrit et commença à l'examiner avec -Maurice, qui l'arrêtait à chaque ligne pour quelque rectification. -Prétorien, ravi, déclara qu'il fallait faire un -article là-dessus; cela amènerait du bruit, du scandale, -et rien de plus sain pour un journal.</p> - -<p>«Ne ménagez pas le bibliophile, ajouta-t-il résolument; -la vérité est toujours bonne à dire quand elle fait -gagner des abonnés. Il a d'ailleurs refusé d'être des -nôtres, et qui n'est pas pour nous est contre nous. Il -faut noyer dans le ridicule le Mémoire sur les Français -du dix-neuvième siècle.</p> - -<p>—Hein? qu'est-ce que j'entends là? s'écria Blaguefort, -dont le visage venait de paraître à la porte entrouverte… -Un moment, mes petits: peste! on ne noie pas -ainsi la marchandise des amis.</p> - -<p>—La marchandise! répéta Prétorien; aurais-tu par -hasard traité avec le bibliophile?</p> - -<p>—Pour ses cinq Mémoires.</p> - -<p>—Tu as signé?</p> - -<p>—Et payé cent vingt mille francs en billets de banque! -Tu comprends qu'on ne peut pas dire de mal d'un -livre qui m'a coûté cent vingt mille francs, et pour lequel -je viens faire quatre cents louis d'annonces.</p> - -<p>—Diable! c'est juste, dit Prétorien embarrassé.</p> - -<p>—Cependant, objecta M. Atout, je ferai observer que -la vérité…</p> - -<p>—Est ce qu'elle peut, acheva Prétorien; les anciens -l'avaient eux-mêmes proclamé. <i>Amica veritas, sed magis -amicus Blaguefort.</i></p> - -<p>—Ainsi, vous refusez de recevoir les réclamations de -mon hôte? dit l'académicien piqué.</p> - -<p>—Par la raison qu'elle me coûterait deux cents louis… -et l'amitié de Blaguefort, qui vaut davantage.</p> - -<p>—Dix fois davantage! ajouta le commis voyageur; -je lui paye tous les ans des annonces pour plus de cinquante -mille francs.</p> - -<p>—Alors M. Maurice verra ailleurs, reprit M. Atout -d'un air composé; <i>Le Grand Pan</i> n'est point le seul organe -de la publicité.</p> - -<p>—C'est juste, vous pouvez vous adresser au <i>Serpent -à sonnettes</i>, dit Prétorien d'un ton railleur.</p> - -<p>—Ou au <i>Chacal de l'Ouest</i>, ajouta Blaguefort avec indifférence.</p> - -<p>—Pourquoi pas au <i>Maringouin</i>?» acheva M. Atout -d'un air de bonhomie.</p> - -<p>Le journaliste se mordit les lèvres, et son compagnon -parut inquiet. <i>Le Maringouin</i> était un de ces petits journaux -que chacun veut lire pour l'amour du mal qu'on -y dit des autres; gamins de la presse, dont vous vous -amusez jusqu'à ce qu'ils s'amusent de vous, et qui jettent -de la boue à tous ceux qui passent sans craindre les -représailles, parce que sur eux la boue ne tache pas. -Quelque supérieure que fût sa position dans la presse, -Prétorien redoutait le petit journal comme le lion redoute -le bourdonnement et la piqûre du moucheron. -Quant à Blaguefort, il savait au juste ce que les attaques -du <i>Maringouin</i> pouvaient lui enlever d'acheteurs; aussi -prit-il tout à coup cette physionomie ouverte des gens -d'affaire au moment où ils veulent vous tendre un piége, -et, passant une main sous le bras de l'académicien qui -allait se retirer:</p> - -<p>«Nous ne nous séparerons pas ainsi, s'écria-t-il; non, -pardieu! il ne sera pas dit que les Français du dix-neuvième -siècle m'auront brouillé avec le plus illustre écrivain -de la république des Intérêts-Unis.»</p> - -<p>M. Atout voulut protester.</p> - -<p>«Avec celui dont la brillante imagination a reculé le -domaine de la poésie!…»</p> - -<p>M. Atout protesta plus fort.</p> - -<p>«Avec le génie facile et universel qui nous a assuré -la supériorité dans tous les genres.»</p> - -<p>M. Atout se confondit en protestations.</p> - -<p>«Avec le plus grand homme, enfin, de notre époque.»</p> - -<p>M. Atout serra la main de Blaguefort en affirmant qu'il -allait se fâcher.</p> - -<p>Celui-ci, qui avait épuisé ses formules d'éloges, parut -céder avec peine; mais, fort de son exorde par insinuation, -il commença à effrayer l'académicien sur les suites -de la publication annoncée: c'était se faire des ennemis, -s'exposer à des représailles, nuire à la considération de -cette Académie dont il était le protecteur et la gloire!</p> - -<p>Ces raisons étaient fortes, mais on ne renonce point -ainsi à l'espoir de rendre un collègue ridicule; la fraternité -des arts descend en droite ligne de celle d'Abel -et de Caïn. M. Atout résistait et trouvait toujours quelque -chose à répondre. Il alléguait l'intérêt de la science, l'intérêt -de l'histoire, l'intérêt des principes, enfin tous les -intérêts que l'on cite quand on ne veut rien dire du véritable. -Il invoquait surtout les arrêts de sa conscience, -idole mystérieuse qui parle ou se tait selon la volonté du -grand prêtre.</p> - -<p>Blaguefort, qui était à bout d'éloquence, s'arrêta enfin -tout à coup, comme illuminé d'une subite inspiration.</p> - -<p>«Je comprends, s'écria-t-il; vous ne voulez point -perdre l'occasion; cette critique de l'ouvrage du bibliophile -doit piquer la curiosité; on peut en vendre autant -d'exemplaires que de l'ouvrage lui-même.</p> - -<p>—Sinon davantage, ajouta M. Atout; puis j'ai d'autres -motifs…</p> - -<p>—Je sais, je sais, interrompit Blaguefort, la science… -les principes… la conscience… Eh bien, je vous achète -tout!»</p> - -<p>L'académicien fit un mouvement.</p> - -<p>«Cent vingt mille francs pour le livre du bibliophile -et cent vingt mille francs pour la réfutation, continua -l'homme aux spéculations; cela arrange tout. Je vendrai -d'abord le premier comme un chef-d'œuvre, puis le -second pour prouver que c'est une rhapsodie. De cette -manière le public aura fait une double étude et moi un -double profit. Voyons, c'est convenu, n'est-il pas vrai? -Je vais écrire nos conditions pour éviter tout malentendu.</p> - -<p>Blaguefort s'était assis à la table de M. Prétorien, où il -rédigea le traité convenu; M. Atout signa, reçut un billet -à ordre, et il allait prendre congé du directeur du Grand -Pan, lorsque celui-ci, qui se rendait au Musée, proposa -d'y conduire les deux ressuscités. Ils acceptèrent avec -empressement, et M. Atout se retira seul.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch18">XVIII</h2> - -<div class="abstract">La Bibliothèque nationale et son catalogue.—Utilisation de la promenade.—Ce -que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.—Portraits à la grosse, avec ressemblance -garantie.—M. Illustrandini, statuaire de l'univers.—M. Prestet, -peintre du Gouvernement à pied et à cheval.—Opinion de Grelotin sur la -peinture.</div> - -<p>En suivant leur guide, Maurice et Marthe passèrent -devant un édifice noir gardé par des soldats. Ils l'auraient -pris pour une maison de force, s'ils n'avaient lu au-dessus -de la porte d'entrée: <i>Bibliothèque Nationale</i>. Ils exprimèrent -le désir d'y entrer; mais M. Prétorien les avertit -qu'elle était fermée.</p> - -<p>«L'inscription vous a trompés, dit-il en souriant; à -Sans-Pair, une bibliothèque nationale n'est point celle -dont le peuple jouit, mais celle qu'il entretient. Il en est -pour cela comme de la voie publique, toujours barrée -par ordre de l'autorité supérieure, et que l'on répare -perpétuellement de ses réparations. Qu'auriez-vous vu -d'ailleurs? Des montagnes de livres superposés au hasard. -Le zèle et la science des conservateurs s'évertuent en -vain à débrouiller ce chaos. Les fonds dont ils auraient -besoin sont absorbés par les gendres et les neveux de -députés, qui obtiennent des missions artistiques pour la -dégustation des vins de Tokai, l'étude des huîtres d'Ostende -ou l'examen des Circassiennes du Caucase. Voilà -trois siècles qu'on travaille au catalogue; chaque mois -on classe cent volumes, et on en reçoit mille qui restent -non classés! C'est une mer dans laquelle se jettent tous -les jours de nouveaux fleuves, et que l'on essaye à mettre -en bassins avec une coque de noix. Aussi l'édifice eût-il -déjà fléchi sous le faix toujours croissant des livres qu'on -y entasse, si les rats et les collecteurs ne travaillaient -sourdement à son allégement. Du reste, la police la plus -rigoureuse est établie à la porte; on interdit les gros -souliers, qui feraient trop de poussière; les parasols sont -sévèrement prohibés, et chacun doit laisser, en entrant, -son chapeau au portier. Aussi la bibliothèque de Sans-Pair -est-elle partout citée pour modèle, et, sauf les livres, -tout y est dans un ordre parfait.</p> - -<p>Vis-à-vis la bibliothèque s'étendait un jardin public -que Prétorien traversa, et où Maurice put renouveler -l'observation qu'il avait déjà faite. Tous les promeneurs -se livraient à quelque travail qui utilisait la locomotion. -Les uns brodaient en marchant, les autres faisaient de la -tapisserie, tressaient des paniers ou fabriquaient des -bourses et des faux tours pour les étrennes. Les jeux -publics servaient également à la production. Chaque -escarpolette mettait en mouvement un pétrin mécanique -pour la fabrication des gâteaux; les chevaux de bois -faisaient tourner un moulin à café, et les tirs au pistolet -servaient à casser des noisettes.</p> - -<p>Maurice remarqua surtout un homme de moyen âge -qui avait réussi à rendre sa promenade triplement profitable: -il lisait, tricotait et traînait après lui un appareil -économique dans lequel cuisait son dîner.</p> - -<p>En quittant la promenade, les deux époux se trouvèrent -dans un nouveau quartier.</p> - -<p>Là, tout avait changé d'aspect. On ne voyait qu'hommes -barbus et que femmes échevelées, portant tous les costumes -connus, depuis la feuille de figuier de nos premiers -pères jusqu'à la robe de chambre du dix-neuvième siècle. -M. Prétorien leur apprit que c'était le quartier des artistes.</p> - -<p>Leur première et constante préoccupation était celle -de ne pas s'habiller comme le bourgeois, de n'avoir pas -les mêmes meubles que le bourgeois, de ne pas ressembler -au bourgeois! En conséquence, ils étaient vêtus de -toges, de cuirasses ou de hauts-de-chausses de tricot; -ils marchaient avec des pantoufles de mamamouchi, s'asseyaient -sur de grands fauteuils boiteux du temps des -croisades, buvaient dans d'anciens hanaps bosselés, et -fumaient du tabac de caporal à travers des narguillés de -douze pieds. Le tout dans l'intérêt de l'art et par haine -pour la bourgeoisie.</p> - -<p>Nous avons oublié de dire que la bourgeoisie, c'était -tout le monde, excepté eux!</p> - -<p>Outre cette grande haine, les artistes de Sans-Pair -avaient certains principes qui formaient comme le code -de leur association, et que l'on pouvait résumer en six -aphorismes:</p> - -<p><span class="sc">Article</span> 1<sup>er</sup>. Le sculpteur trouve que la peinture a -cessé d'exister.</p> - -<p><span class="sc">Article</span> 2. Le peintre trouve que la sculpture n'existe -plus.</p> - -<p><span class="sc">Article</span> 3. Peintres et sculpteurs ne reconnaissent de -talent qu'aux morts; encore faut-il qu'ils le soient depuis -longtemps.</p> - -<p><span class="sc">Article</span> 4. La meilleure des républiques est celle où -l'on achète le plus de statues et de tableaux.</p> - -<p><span class="sc">Article</span> 5. On doit toujours secourir un confrère, -mais on n'est jamais tenu de l'admirer.</p> - -<p><span class="sc">Article</span> 6. L'artiste a trois ennemis: le marchand de -couleurs, le public et son propriétaire.</p> - -<p>Prétorien visita d'abord, avec ses compagnons, l'école -où l'on envoyait les jeunes gens reconnus propres aux -arts. On l'avait ornée de statues ou de tableaux retrouvés -dans les ruines de Paris, et qui étaient devenus des -chefs-d'œuvre avérés depuis que le temps en avait détruit -une partie. Mais le directeur du <i>Grand Pan</i> ne laissa -point à Maurice le temps de les voir. Il avait promis de -le conduire chez les artistes les plus célèbres de Sans-Pair, -et il entra d'abord chez M. Aimé Mignon, peintre -de tous les princes, de tous les banquiers et de toutes -les jolies femmes de la République.</p> - -<p>M. Aimé Mignon était le premier qui eût songé à appliquer -au portrait le système de la confection en pacotille. -Il avait, pour cela, ramené toutes les physionomies à -cinq caractères: le grave, le gai, le sauvage, le voluptueux, -l'indifférent, et avait fait peindre d'avance une -collection de toiles reproduisant ces différents types sans -le visage! Ces toiles étaient exposées dans son atelier -avec le prix, calculé en pouces carrés, de sorte que chacun -pouvait choisir sa tournure toute faite comme on choisit -un habit. Il n'y avait plus que la tête à ajouter; mais, -pour celle-ci, M. Aimé Mignon réussissait toujours au -gré de l'acheteur. Lui-même développa, sur ce point, -son procédé à Maurice.</p> - -<p>«La mission du portraitiste, dit-il, n'est point, comme -on l'a cru longtemps, de reproduire ce qu'il voit, mais -ce qui devrait être. La nature est généralement laide; -notre rôle est de l'embellir, je dirais même que c'est -notre devoir. Car, que veulent la plupart des gens qui se -font peindre? Acquérir la preuve qu'ils sont plus beaux -qu'ils ne le paraissent. Si un portrait ne réussit qu'à -reproduire notre laideur, à quoi bon en faire la dépense? -N'est-ce point assez d'avoir la laideur elle-même? Pensez-vous -qu'un bègue payât bien cher pour entendre contrefaire -son bégayement? Le portraitiste a toujours, du -reste, un moyen sûr de savoir s'il a réussi: celui qu'il -peint se déclare-t-il ressemblant, il faut qu'il efface vite; -se prétend-il flatté, tout est bien; l'œuvre sera payée -sans réclamation et prônée aux amis.»</p> - -<p>De chez M. Mignon, Marthe et Maurice se rendirent -chez le signor Illustrandini, statuaire ordinaire des cinq -parties du monde, auxquelles il fournissait indifféremment -des Vierges avec ou sans Enfant, des Vénus pudiques -ou non pudiques, des Christs morts ou vivants, -des martyrs en pied, des païens en gaîne et des grands -hommes de toutes dimensions. M. Illustrandini avait des -carrières de marbre qu'il faisait exploiter, des fonderies -toujours en activité, et douze cents jeunes gens qui modelaient -et taillaient pour lui.</p> - -<p>Prétorien le trouva occupé à expédier soixante colis -de saints non canonisés destinés à l'Irlande, et une statue -colossale de l'Incrédulité commandée par le club des -athées de Boston.</p> - -<p>A la vue du journaliste, il s'avança les bras ouverts.</p> - -<p>«Le voilà! s'écria-t-il, notre providence, notre étoile -tutélaire, notre soleil! c'est lui qui a éclairé les ministres.</p> - -<p>—Comment? demanda Prétorien, qui ne parut point -comprendre.</p> - -<p>—Ne vous rappelez-vous plus ces travaux qu'ils voulaient -partager entre plusieurs? reprit Illustrandini.</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Ils viennent de m'en charger seul.</p> - -<p>—Ah! ils ont enfin cédé! dit le journaliste avec un -mouvement d'orgueil.</p> - -<p>—Grâce à vous! s'écria Illustrandini en lui prenant -les mains. Qui oserait vous résister? n'êtes-vous pas le -roi de l'opinion? Mais je puis dire qu'en me rendant -service, vous n'avez point été non plus inutile à l'art. Je -serai digne de vous, maître… d'autant que les premiers -prix ont été maintenus… quinze cent mille francs! -Comment ne pas faire un chef-d'œuvre? Aussi, depuis -hier, ma tête est en feu; je vois mes statues; elles marchent, -elles regardent, elles crient…»</p> - -<p>Illustrandini avait cet enthousiasme mécanique des -artistes brouillons qui, au lieu de boire avec une émotion -silencieuse aux fontaines sacrées, s'y jettent jusqu'au -cou avec de grands cris. Quand il parlait d'art, -chaque mot avait dans sa bouche le double de syllabes; -c'était comme le tonnerre que l'on entend au théâtre, -quelque chose de lourd roulant sur quelque chose de -creux. Le lourd, c'était la parole, et le creux, l'esprit.</p> - -<p>Cependant ces convulsions à froid réussissaient près -de tout le monde; comme Illustrandini manquait de bon -sens, on lui avait supposé de l'imagination.</p> - -<p>Un riche mariage acheva de le poser dans le monde; -il prit équipage, donna des dîners, des bals; et la célébrité -de l'amphitryon finit par déteindre sur l'artiste.</p> - -<p>Illustrandini l'avait prévu, car c'était avant tout un -homme d'affaires. Une fois en possession de la vogue, -il se mit à l'exploiter avec l'âpreté furieuse des parvenus. -Prospectus vivant de son propre mérite, il allait partout -se proposant, pressant, sollicitant. Chaque travail confié -à un autre était à ses yeux un vol; il criait à la perte -de l'art; déplorait les beaux siècles de Napoléon et de -Louis-Philippe, et ameutait contre son rival malencontreux -la troupe de ses complaisants et de ses dupes. -Pour lui, tout n'était point assez.</p> - -<p>Pendant qu'il faisait éclater l'enthousiasme continu qui -lui était familier, Prétorien regardait autour de lui avec -distraction. Illustrandini s'arrêta tout à coup.</p> - -<p>«Ah! vous contemplez ma Minerve? s'écria-t-il.</p> - -<p>—Une Minerve! répéta le journaliste, dont les yeux -s'arrêtèrent avec hésitation sur un bloc de terre glaise.</p> - -<p>—C'est elle! répéta Illustrandini avec complaisance; -elle est sortie tout armée de mon cerveau comme de celui -de Jupiter. Je l'ai modelée dans une telle ardeur que -la terre fumait sous mes doigts.</p> - -<p>—Cependant, fit observer Prétorien avec hésitation, -il me semble qu'il reste encore beaucoup à faire…</p> - -<p>—Pour mes élèves, acheva Illustrandini; oui, la -partie de métier: les bras, les jambes, le corps! Mais -qu'est-ce que cela quand l'idée a été trouvée? Tout est -dans l'idée. La déesse, appuyée d'une main sur sa lance, -présente de l'autre une branche d'olivier. Voilà la statue, -le reste n'est que du détail et n'a pas besoin du souffle de -l'artiste. Revenez dans un mois, le voile qui cache Minerve -à vos yeux sera tombé, et vous la verrez dans sa -divinité.»</p> - -<p>Prétorien promit de revenir et se dirigea vers l'atelier -de M. Prestet, qui occupait, parmi les peintres, le même -rang qu'Illustrandini parmi les sculpteurs.</p> - -<p>Seulement le sien n'avait rien de poétique ni de solennel, -loin de là; Prestet chantait les complaintes d'ateliers, -cultivait le calembour, donnait du cor de chasse -et imitait le cri de toutes sortes d'animaux; c'était un -artiste bon enfant, peignant comme il chassait, comme -il jouait au billard, avec une facilité leste et insoucieuse. -Aussi essayait-il indifféremment tous les genres; l'art, -pour lui, n'était point une préférence, mais une profession. -Il inscrivait sur un livre-journal les commandes -qui lui étaient faites et les exécutait par numéro d'ordre. -Or, on estimait que, pour y satisfaire, il devrait atteindre -l'âge de cent douze ans, et qu'il aurait alors exécuté -745 kilomètres de peinture de tout genre.</p> - -<p>Il avait, du reste, réussi à rendre plus rapide le travail -des grandes toiles destinées au Panthéon de Sans-Pair, -en les peignant sur une locomotive et armé d'une -perche à quatre pinceaux. Pour les moindres tableaux, -il se contentait d'un appareil ingénieux qui lui permettait -d'en exécuter cinq en même temps.</p> - -<p>Il reçut nos visiteurs sans se déranger, donnant pour -excuse les huit tableaux qu'il devait livrer le soir même, -et continua d'en peindre trois, tout en causant.</p> - -<p>Maurice voulut connaître ses idées sur la peinture; -M. Prestet les lui indiqua avec son aisance et son aplomb -habituels.</p> - -<p>«La peinture, dit-il, est l'art de représenter tout -ce qu'indiquent les programmes, à la satisfaction du -Gouvernement et de son auguste famille. On vous ordonne -une bataille, vous faites des gens en uniforme -qui se battent; un groupe de nymphes, vous peignez -trois femmes peu vêtues; une machine ingénieuse, vous -dessinez un métier d'où sort une paire de chaussettes. Si -chacun reconnaît la chose sans inscription, vous pouvez -dire comme le vieil Italien: «Moi aussi je suis peintre»; -et la preuve que vous l'êtes, c'est qu'on vous commandera -des tableaux. On a parlé de mélodie de tons, de -couleurs vibrantes, d'harmonie de lignes! folie! Toute -la peinture se trouve comprise dans un mot: copier ce -qui est, de manière à ce que le ministre des beaux-arts -lui-même puisse reconnaître qu'un fagot n'est pas un -conseiller d'État! Tout le reste est de la poésie Grelotin, -bon pour Grelotin, digne de Grelotin.»</p> - -<p>Maurice demanda ce que c'était que Grelotin.</p> - -<p>«Un quasi-idiot, qui sert de jouet à nos artistes, répondit -Prétorien. Il a étudié l'art vingt ans, et, ne pouvant -atteindre à son idéal, il s'est résigné à devenir -gardien du Musée, où il continue à étudier son système: -car Grelotin a un système qui ferait infailliblement de lui -un grand peintre, ou un grand sculpteur, s'il peignait -ou s'il sculptait. Vous pourrez, du reste, l'interroger -vous-même quand nous traverserons les galeries.»</p> - -<p>Ils prirent congé de Prestet et se dirigèrent vers le -Musée.</p> - -<p>Toutes les écoles, réunies par groupes, comme les -différentes familles d'une même race, avaient été entassées -dans une seule salle, afin que les autres pussent -être réservées à <i>l'art national</i>: c'est ainsi que l'on désignait, -à Sans-Pair, les œuvres d'Illustrandini, de Mignon -et de Prestet.</p> - -<p>Grelotin se tenait à la porte de l'immense galerie, -comme un dragon devant le trésor qu'il garde.</p> - -<p>C'était un tout petit homme, mal fait, presque chauve, -dont les lèvres étaient agitées d'un tremblement continuel, -et qui regardait devant lui avec des yeux doux -et à demi égarés.</p> - -<p>Prétorien lui présenta Marthe et Maurice comme un -couple des vieux siècles; Grelotin les regarda.</p> - -<p>«Vivaient-ils du temps où l'on savait peindre des tableaux -qui chantaient?» demanda-t-il avec une curiosité -empressée.</p> - -<p>Les deux ressuscités regardèrent leur conducteur.</p> - -<p>«Oui, oui, reprit Grelotin avec insistance; il y a eu -un temps où la brosse et le ciseau communiquaient une -voix mélodieuse à leurs œuvres; je le sais bien, moi qui -les entends ici.</p> - -<p>—Vous les entendez? répéta Marthe étonnée.</p> - -<p>—Tous les soirs! reprit Grelotin; quand la porte de -la galerie est refermée, et que le soleil couchant laisse -glisser sur les murs ses grandes lueurs enflammées, vite -je cours, là-bas, près des Italiens, et j'entends toutes les -toiles qui chantent en chœur sans que leurs accents se -confondent. Je reconnais celui de Raphaël, à sa douceur -sublime; celui de Corrége, ample et attendri; celui du -Titien, qui semble vous envelopper; ceux de Carrache, -de Léonard de Vinci, de Guide, de Guerchin, d'André -del Sarte, tour à tour fougueux, suaves, expressifs ou -caressants. Puis viennent les Flamands, à la mélodie -moins céleste, mais plus vibrante: Rubens, dont la -forte voix chante tour à tour sur tous les tons; Vandyck, -profond et sombre; l'harmonieux Jordaëns; le réjouissant -Téniers; Van-Ostade, Ruysdaël, Berghem, Wouvermans, -mêlant leurs agrestes pastorales aux cantinelles -de Miéris et de Gérard Dow. Puis c'est le tour des -Espagnols, avec Murillo au timbre varié, Riberra le -hardi, Velasquèz le chevaleresque, Zurbaran le mystique. -Enfin, les vieux peintres français: Poussin, Lesueur, -Claude Lorrain, Watteau, Lancret, chœur de -voix nobles ou charmantes, que l'on entendrait mieux -sans leurs successeurs: car la peinture française aussi -avait perdu l'art. Voyez ces dernières toiles: elles ne -chantent plus, elles ne parlent même point, elles ne savent -que faire entendre des clameurs discordantes; on -dirait qu'elles luttent à qui poussera le cri le plus aigu. -De loin en loin, quelques-unes murmurent encore mélodieusement; -mais, au milieu du tumulte, on les distingue -à peine, ce sont comme des voix d'anges dans le -chaos.</p> - -<p>—Heureusement que de ce chaos est sorti un nouveau -monde, fit observer Prétorien.</p> - -<p>—Oui, dit Grelotin en secouant la tête, un monde -muet.</p> - -<p>—Comment, notre art national?…</p> - -<p>—A perdu la voix, continua l'idiot tristement. Parcourez -ces salles, écoutez ces tableaux et ces statues, -vous n'entendrez rien. On croit encore voir l'art, et on -n'en a que l'apparence. L'art vivant n'est plus parmi -nous; la toile et le marbre ont cessé de chanter.»</p> - -<p>Le journaliste éclata de rire et prit congé du gardien; -mais Maurice était devenu pensif. De tous ceux qu'il -venait d'entendre, Grelotin était le seul qui l'eût touché. -Les autres exploitaient l'art; lui, il le sentait.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch19">XIX</h2> - -<div class="abstract">Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue l'accessoire.—Transformations -successives d'un drame historique.—Première -représentation.—Une loge d'avant-scène.—Analyse de <i>Kléber en -Égypte</i>, drame -en cinq actes et à plusieurs bêtes.</div> - -<p>Au sortir du Musée, Prétorien se rappela qu'il devait -assister à la première représentation d'un drame dont -l'annonce remuait tout Sans-Pair. Il s'agissait d'une -pièce intitulée <i>Kléber en Égypte</i>, qui, au dire des initiés, -accusait les études historiques les plus profondes. L'auteur -avait su ramener ses caractères et ses fables à la -simplicité antique du dix-neuvième siècle. Cependant, il -n'était arrivé à faire jouer son drame qu'après une série -d'épreuves dont le directeur du <i>Grand Pan</i> fit le récit à -ses compagnons.</p> - -<p>«Autrefois, leur dit-il, dans une représentation scénique, -la pièce était l'objet principal; c'était pour elle -que l'on disposait les décorations, les costumes, les acteurs; -on admettait la suprématie de l'esprit sur la matière, -la soumission de l'instrument à la musique qu'il -devait rendre; nous avons changé ces trop commodes -habitudes. Aujourd'hui, la pièce est l'accessoire; le directeur -l'essaye à ses toiles peintes, l'arrange pour sa -troupe. Il la rogne au commencement, l'allonge à la fin, -l'élargit au milieu. Chaque comédien, au lieu de représenter -un caractère, révèle au public sa propre personnalité; -on ne joue plus de pièces, on joue des acteurs. -Le drame de <i>Kléber en Égypte</i> offre, du reste, un exemple -éclatant de la souplesse avec laquelle nos auteurs accommodent -l'idée à toutes les exigences. La pièce, qui -s'appelait d'abord <i>La Jeune Esclave</i>, avait été écrite pour -les débuts d'une actrice charmante, qui s'est malheureusement -trouvée tout à coup hors d'état de jouer les vierges. -On a alors proposé de lui substituer un amoureux, -en prenant pour titre <i>Le Jeune Esclave</i>! Ce n'était qu'une -modification d'artiste, comme le fit observer spirituellement -le directeur (car les directeurs ont de l'esprit depuis -qu'ils ne laissent plus les auteurs en avoir); mais -l'amoureux refusa le rôle à cause du costume, qui ne -lui permettait point de porter des bottes à la dragonne; -les bottes à la dragonne étaient sa spécialité et l'origine -de tous ses succès! Un auteur de votre temps eût sans -doute renoncé à son œuvre après de tels échecs, mais -les nôtres sont plus tenaces. Celui de la pièce nouvelle -apprit qu'un célèbre dompteur de bêtes venait d'arriver -à Sans-Pair, et son plan fut aussitôt transformé. Il substitua -Kléber au grand Sésostris, un aigle chauve au capitaine -des gardes, et remplaça l'amoureux par un jeune -caïman de la plus haute espérance. C'est lui que nous -allons voir. On dit le rôle merveilleusement approprié -à ses facultés dramatiques et plein d'effets saisissants. -Mais l'heure du spectacle n'est point encore arrivée, et -celle du dîner vient de sonner; entrons au <i>Bœuf de la -reine d'Angleterre</i>: c'est un restaurant nouveau établi -par notre société, et dont les actions sont déjà de quatre-vingts -pour cent au-dessus du pair; on y accepte -tout en payement: chapeaux sans bords, breloques de -montres, roues de cabriolet. Un pauvre diable peut y -échanger ses vieilles bottes contre une côtelette, ou ses -bretelles contre un potage; aussi vous voyez quelle foule. -Cependant, les consommateurs qui payent en argent ont -une salle particulière, et prélèvent les meilleurs morceaux.»</p> - -<p>Ils entrèrent dans un réfectoire où se dressaient une douzaine -de tables colossales, sur chacune desquelles étaient -servis des animaux tout entiers. Ici, c'était un bœuf -couché sur une litière de pommes de terre frites ou de -choucroute; plus loin, des veaux à demi enfoncés dans -la gelée, des moutons piqués d'ail, des porcs dorés au -feu, des monceaux de poulardes exhalant le parfum de -la truffe, et des files de canards nageant dans des rivières -de navets ou de pois verts. D'énormes couteaux, mus -par la vapeur, procédaient au dépècement de ce festin -homérique.</p> - -<p>«Vous êtes peut-être surpris d'une pareille exhibition -culinaire, dit Prétorien, mais elle a pour but de rassurer -contre la fraude des restaurateurs. Ici, chaque convive -constate l'identité du nom et de la chose; ce qu'il mange -est bien ce qu'il croit manger; comme saint Thomas, il -peut voir et toucher. Asseyons-nous devant ce bœuf -encore intact, auquel les cornes et la peau ont été conservés -pour plus d'authenticité, et indiquez vous-même -le morceau préféré, il vous sera à l'instant découpé et -servi. Quant à la boisson, voyez parmi tous les noms -gravés sur les tonneaux, et tournez le robinet de celui -que vous aurez choisi.»</p> - -<p>Les deux époux prirent place à une table défendue, -selon la manière anglaise, par des cloisons qui procuraient -à chaque consommateur l'agrément de ne pas voir -ses voisins et de ne point en être vu. Chacun mangeait -comme les chevaux, seul à son râtelier. On n'était jamais -exposé à parler à un autre convive, à lui rendre un de -ces légers services qui entretiennent la sociabilité entre -les hommes; on était chez soi, avec soi, rien que pour -soi!</p> - -<p>Du restaurant, Prétorien se rendit au grand Théâtre -de la République, où se donnait la pièce nouvelle.</p> - -<p>Le péristyle était décoré des statues de Shakespeare, -de Schiller, de Calderon et de Molière, mises sans doute -à la porte pour avertir que leur génie n'avait plus de -place au dedans. Les arrivants trouvèrent la salle éclairée -et déjà garnie de spectateurs. C'était cette foule d'artistes, -de gens de lettres, de journalistes, conviés à venir -prendre les prémices de toutes les fêtes de l'esprit ou -du regard, et n'y venant que pour railler l'amphitryon -et le festin; race blasée, dédaigneuse, qui méprise les -plaisirs qu'on lui donne, et qui s'indignerait qu'on les -lui refusât.</p> - -<p>En traversant un des corridors, Prétorien aperçut un -groupe au milieu duquel se trouvait M. Claqueville, assureur -de succès en tous genres.</p> - -<p>M. Claqueville avait des cheveux blancs, la croix d'honneur -et trois mille six cent quarante-trois médailles reçues -de la société des auteurs dramatiques pour autant de -pièces sauvées du naufrage. Il était, en outre, l'inventeur -d'une multitude de perfectionnements destinés à transformer -en chefs-d'œuvre tous les ouvrages assurés par -sa maison. Non-seulement il avait des rieurs à gages, -des pleureuses patentées et des ouvriers en applaudissement, -tous élevés pour ces différentes destinations -dans la ménagerie humaine de M. Banqman, mais il entretenait -une armée de <i>caudataires</i> chargés de figurer de -la foule; huit femmes excellant dans les attaques de nerfs -et les évanouissements; trois vieillards ayant pour spécialité -de se faire écraser aux portes des théâtres, afin -de prouver l'affluence; enfin, une escouade de prestidigitateurs -chargés d'enlever dans toutes les poches les -sifflets et les clefs forées.</p> - -<p>Au moment où Marthe et Maurice le rencontrèrent, il -se trouvait précisément entouré des chefs d'escouade, -auxquels il communiquait son ordre du jour.</p> - -<p>«Attention sur toute la ligne, s'écriait-il en levant sa -canne comme une épée de commandant; l'administration -a dépensé six cent mille francs, il faut que la pièce fasse -l'admiration du ciel et de la terre. Enlevez-moi-la au -niveau de la grande pyramide d'Égypte… dont vous -verrez la réduction en toile peinte. Il nous faut trois -cents représentations, mes agneaux. Les claqueurs qui -pourront me montrer des ampoules recevront une gratification, -et les pleureuses qui se donneront un rhume -de cerveau auront droit à un pourboire. Surtout, soignez -les entrées du crocodile, vu qu'il m'a donné des billets.»</p> - -<p>Prétorien se fit ouvrir une loge d'avant-scène, dans laquelle -il avait reconnu madame Facile, en compagnie de -MM. Banqman, Le Doux, Blaguefort, et de milord Cant, -reconnu à Sans-Pair pour le roi de la fashion.</p> - -<p>Milord Cant méritait à tous égards cette royauté: il entretenait -les plus beaux équipages et les maîtresses les -plus dispendieuses, tenait les plus forts paris et se montrait -partout où il n'y avait rien d'utile a faire. On eût en -vain cherché dans sa vie un trait de dévouement, un -élan de sympathie, une heure de nobles efforts. Milord -Cant n'avait jamais dévié de cette distinction qui nous -fait tirer orgueil du hasard, non de la volonté; de ce qui -est en dehors de nous, jamais de nous-mêmes. Pour lui, -le but n'était point vivre, mais paraître; sa loi n'était -pas le bien, mais la convenance. Pauvre égoïsme gonflé -de vanité, qui jouait dans le monde le rôle de ces colosses -brodés d'or que l'on place à la tête des régiments, les -jours de revue, pour l'admiration des vieilles femmes et -des enfants!</p> - -<p>Au moment où Prétorien parut avec ses compagnons, -il venait d'approcher de son oreille une petite corne -d'ivoire qu'il réussit à y maintenir au moyen d'une contraction -particulière. La corne d'ivoire passait à Sans-Pair -pour le symbole de la suprême élégance; elle avait -renchéri sur le lorgnon. Après avoir trouvé du bon ton -d'être myope, on avait trouvé de meilleur ton d'être -sourd. C'était une preuve d'inutilité de plus.</p> - -<p>Milord Cant avait, en outre, laissé croître ses ongles, -à l'exemple des Chinois, afin de constater son oisiveté. -Il portait un vêtement de toile de chanvre, qui, vu la -rareté de cette dernière production, était un objet de -luxe, et, au lieu de diamants, devenus ridicules depuis -qu'on les fabriquait comme du verre, des boutons de -pierres à fusil, dont toutes les femmes admiraient la -beauté.</p> - -<p>Le journaliste et lui se saluèrent comme deux rois, -dont l'un a conquis sa couronne et dont l'autre l'a reçue; -Prétorien avec une ironie voilée, milord Cant avec une -légèreté un peu dédaigneuse.</p> - -<p>Quant à madame Facile, elle parut ravie de voir Marthe -et Maurice; elle les fit asseoir près d'elle, voulut entendre -leur histoire, et parut plus émerveillée du souhait qu'ils -avaient formé que de le voir accompli.</p> - -<p>«Connaître l'avenir du monde! s'écria-t-elle; et vous -avez, pour cela, franchi tant de siècles! Que nous importe -l'avenir à nous qui n'avons que le présent? que nous sont -les hommes qui viendront après nous? avons-nous donc -d'autre intérêt que ce que nous pouvons voir et sentir? -L'avenir, c'est l'inconnu, et l'inconnu, c'est le vide.</p> - -<p>—Non pas pour ceux qui espèrent, dit Maurice. L'inconnu, -c'est le champ où sont semés nos rêves, où nous -les voyons germer, croître et fleurir. Et qui voudrait vivre -sans ce bénéfice de l'incertitude accordée à notre misère? -que serait la vie sans les horizons fuyants et sans les -nuées qui embrument son lointain? Privée de l'inconnu, -l'âme serait prisonnière comme le regard qu'arrêtent les -murs d'un cachot; ses ailes oublieraient à voler. Ah! -n'éprouvez-vous donc point cette impatience qui fait -regarder par-dessus chaque jour ce qui doit venir ensuite? -N'avez-vous point la soif de connaître, l'aspiration -vers l'infini, cette horreur du doute qui crie sans cesse: -«En avant!» Aimez-vous autant aujourd'hui que demain? -A quoi pensez-vous donc, enfin, quand vous êtes seule -et que vous regardez le ciel?</p> - -<p>—A quoi elle pense? interrompit Banqman en éclatant -de rire; pardieu! elle pense au temps qu'il fera.</p> - -<p>—Moi, je me rappelle les séances auxquelles je dois -me trouver, ajouta Le Doux.</p> - -<p>—Moi, les visites à faire, reprit milord Cant.</p> - -<p>—Moi, mes échéances, continua Blaguefort.</p> - -<p>—Moi, je ne pense à rien», acheva Prétorien.</p> - -<p>Maurice les regarda tous avec étonnement.</p> - -<p>«Quoi! pas un rêve? répéta-t-il; aucun souci de l'invisible? -Et pourquoi donc vivez-vous alors?</p> - -<p>—Eh! mais… pour vivre!» répliqua Banqman avec -un gros rire.</p> - -<p>Et se penchant vers Prétorien:</p> - -<p>«Évidemment, votre ressuscité est un peu fou, dit-il -à demi-voix.</p> - -<p>—Non, répliqua Prétorien sur le même ton; c'est un -enfant!»</p> - -<p>La conversation fut interrompue par le tintement de -la cloche qui annonçait le commencement du spectacle. -Chacun prit sa place; tous les yeux se tournèrent vers -la scène; le rideau se leva!</p> - -<p>Ici, nous sommes obligé d'avoir recours à la forme du -compte-rendu, et de donner à notre récit l'apparence -d'un feuilleton du lundi. Que Dieu et nos lecteurs nous -le pardonnent!</p> - -<hr /> - - -<p>Le théâtre représente une campagne aux bords du -Nil; vers l'horizon apparaît le Caire, copié sur une vignette -anglaise; à droite se trouve la maison d'Achmet, -ancien ministre du soudan d'Égypte, mais depuis longtemps -tombé dans la disgrâce, et qui vient de mourir. -Son corps est exposé sur un palanquin, à la porte de sa -demeure, et la foule prie autour en silence. Quelques -figurantes, pour compléter l'illusion, font le signe de la -croix.</p> - -<p>On distingue surtout, au milieu d'elles, Astarbé, la -fille du défunt, qui tient les bras levés au ciel, tandis -que la foule chante en chœur:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Le vertueux Achmet est mort!</div> -<div class="verse">Dieu, ta sagesse est profonde!</div> -<div class="verse">Sa fille reste seule au monde;</div> -<div class="verse">Sois béni, Dieu prudent et fort.</div> -</div> - -<p>Quand l'orchestre a fini la ritournelle consacrée à la -douleur publique, la foule se retire et laisse Astarbé -seule avec un étranger qui, depuis quelques jours, est -l'hôte de son père.</p> - -<p>Il vient annoncer à l'orpheline son départ!… A cette -nouvelle, celle-ci ne peut retenir ses larmes; l'étranger -s'écrie:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Elle pleure! ô bonheur! Vous pleurez!… Ah! tu m'aimes!</div> -</div> - -<p>Astarbé baisse les yeux et ne répond rien. Son interlocuteur, -qui connaît le proverbe, lui propose aussitôt -de partir avec lui. Astarbé, qui ne veut pas être en reste -de politesse, l'engage, de son côté, à rester avec elle; -mais, à cette demande, l'inconnu regarde de tous côtés -pour s'assurer qu'il ne peut être entendu que par les -dix mille spectateurs; il prend Astarbé à part et lui -dit:</p> - -<p class="c small">L'ÉTRANGER.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Écoute… mais toi seule, enfant… Je t'ai trompée!</div> -<div class="verse">Mon costume est d'emprunt, mon nom n'est pas le mien.</div> -</div> - -<p class="c small">ASTARBÉ.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Achève!</div> -</div> - -<p class="c small">L'ÉTRANGER.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Eh bien, je ne… suis point Égyptien!</div> -</div> - -<p class="c small">ASTARBÉ.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">O ciel!</div> -</div> - -<p class="c small">L'ÉTRANGER.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Je suis Français!</div> -</div> - -<p class="c small">ASTARBÉ.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i6">Qu'Osiris nous assiste!</div> -<div class="verse">Et quel est donc alors votre nom?</div> -</div> - -<p class="c small">L'ÉTRANGER.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i9">Jean-Baptiste</div> -<div class="verse">Kléber!…</div> -</div> - -<p>Astarbé, d'abord saisie, s'abandonne ensuite à la joie -d'être aimée par le général en chef de l'armée française. -Celui-ci ne s'était rendu près du Caire que pour étudier -les forces du Soudan; mais maintenant sa mission est -terminée, et il doit retourner vers ses soldats. Astarbé -consent à le suivre, pourvu qu'un marabout du voisinage -bénisse leur union. Kléber, dont la tolérance s'étend -aux curés de toutes les nations, accepte le marabout, -et il sort pour l'avertir lui-même.</p> - -<p>Astarbé, restée seule, se livre à une joie entrecoupée -de mélancolie; elle prend congé de tout ce qui l'environne:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Adieu, toit paternel, terre des brunes filles;</div> -<div class="verse">Fleuve aux flots limoneux musqués de crocodiles;</div> -<div class="verse">Horizon hérissé d'obélisques pierreux,</div> -<div class="verse">Que l'on prendrait de loin pour les jambes des cieux;</div> -<div class="verse">Bœufs que l'on mange ailleurs et qu'ici l'on adore;</div> -<div class="verse">Sphinx dont le front coiffé se couronne d'aurore;</div> -<div class="verse">Ibis aux becs pensifs, symboliques lotus;</div> -<div class="verse">Légumes trois fois saints, plus saint papyrius;</div> -<div class="verse">Noble roseau du Nil, dont l'enveloppe frêle</div> -<div class="verse">Fixe cet alphabet que notre enfance épèle;</div> -<div class="verse">Et toi, père embaumé qu'attend le jugement;</div> -<div class="verse">Heureuse de vous fuir, je vous quitte en pleurant.</div> -<div class="verse">Et cependant où vit Kléber rien ne me pèse:</div> -<div class="verse">Quand le cœur est français, l'âme est bientôt française.</div> -</div> - -<p>Puis, entendant tout à coup un frémissement parmi -les buissons de la rive, elle se rappelle le nourrisson -amphibie apprivoisé par ses soins, et elle s'écrie:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">C'est lui, le caïman pour moi devenu doux,</div> -<div class="verse">Qu'attirent ma voix et ce plat de couscoussous.</div> -</div> - -<p>Ici, tous les cuivres de l'orchestre font entendre un -<span lang="it" xml:lang="it">forte</span>, le tam-tam déchire l'air, et la tête du crocodile -paraît entre deux touffes de roseaux en fer-blanc.</p> - -<p>Son entrée est saluée par d'unanimes applaudissements.</p> - -<p>L'animal appuie ses courtes pattes sur la planche -peinte qui représente les bords du Nil, s'élance lourdement -sur le théâtre, court à la pâtée que lui présente -Astarbé, l'engloutit en un instant, puis se laisse aller -amoureusement sur le dos, et frotte sa tête écailleuse -contre les pieds de la jeune fille.</p> - -<p>On applaudit de nouveau, et Astarbé commence les -exercices innocents qu'elle a enseignés à Moïse: c'est le -nom de son crocodile.</p> - -<p>D'abord elle lui fait jouer aux osselets, puis sauter à -travers un cerceau, puis danser une polonaise.</p> - -<p>Un grand bruit, qui se fait entendre derrière la scène, -met fin à ces plaisirs. Moïse rentre dans son Nil de -carton, et Astarbé, effrayée, remonte vers le fond du -théâtre en annonçant le soudan.</p> - -<p>Il arrive en effet avec ses gardes et suivi de la foule, -qui paraît toujours quand il y a des chœurs. Les gardes -chantent:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Voici notre maître suprême;</div> -<div class="verse i2">Ne craignez rien, il veut qu'on l'aime,</div> -<div class="verse i2">Allah! Allah! Dieu seul est grand,</div> -<div class="verse i2">Et son prophète est le Soudan.</div> -</div> - -<p>Mais la foule varie ingénieusement ce refrain en répétant -d'un ton sournois.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Voici le maître dur et blême;</div> -<div class="verse i2">Puisqu'on le craint, il faut qu'on l'aime.</div> -<div class="verse i2">Allah! Allah! Dieu seul est grand,</div> -<div class="verse i2">Mais prenez bien garde au soudan!</div> -</div> - -<p>Le chœur fini, le prince fait retirer tout le monde, -sauf Astarbé, à qui il déclare qu'il l'a aperçue au bain, -il y a trois jours; qu'il en est, en conséquence, tombé -amoureux, et qu'il est décidé à en faire sa cinq cent -quatre-vingt-douzième femme.</p> - -<p>Astarbé épouvantée répond que la chose est impossible; -le roi veut l'entraîner de force; mais Kléber arrive -avec le peuple, qui s'est rassemblé pour le jugement des -morts, auquel doit être soumis Achmet avant d'obtenir -les honneurs de la sépulture. Le soudan, qui a trop peu -de gardes pour faire un coup d'État, feint de se soumettre -à la loi; mais, au moment où l'on va accorder une -tombe au père d'Astarbé, il présente le titre d'une -amende que l'ancien ministre n'a pu lui solder, et réclame, -selon l'habitude, son corps pour gage!</p> - -<p>Astarbé se jette en vain à ses pieds, en le suppliant -de ne point exposer l'ombre du vieillard à errer sans -asile sur les sombres bords; le soudan répond par ce -vers invincible:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Rendez-vous aux vivants, on vous rendra les morts!</div> -</div> - -<p>Et il se prépare à faire enlever le corps d'Achmet.</p> - -<p>Mais Kléber, touché du désespoir de la jeune fille, saisit -un des chevaux du roi, puis, s'élançant avec Astarbé -dans ses bras, il pique le coursier de ses deux talons et -disparaît au galop, suivi de Moïse emportant le corps -d'Achmet.</p> - -<p>Stupéfaction obligée.</p> - -<p>«Courez! ramenez-le!» s'écrie le soudan quand il a -disparu. L'orchestre joue un air annoncé comme égyptien, -et dans lequel Maurice reconnaît celui de <i>Va-t'en -voir s'ils viennent, Jean</i>.</p> - - -<h3>DEUXIÈME TABLEAU.</h3> - -<p>Le lieu de la scène change. On voit des sables faits de -paille hachée qui tournoient, deux autruches apprivoisées -qui se promènent d'un air ennuyé, des gazelles qui -courent après des biscuits, et une pyramide au fond: -c'est le désert.</p> - -<p>Kléber et Astarbé, et le vieux Achmet, qui, en sa -qualité de mort embaumé, joue un personnage muet, -arrivent sur leur coursier qui boite. Tous trois succombent -à la fatigue. Ils s'arrêtent, et Astarbé, prise d'une -sorte de délire, se met à murmurer:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Pourquoi nous reposer, quand là-bas, près du puits,</div> -<div class="verse">Je vois l'ombrage frais des grands palmiers, et puis</div> -<div class="verse">La maison où l'on donne aux hôtes sans monnaie</div> -<div class="verse">Des riz au lait sucrés qu'un remercîment paye;</div> -<div class="verse">Où la femme modeste, en gardant la maison,</div> -<div class="verse">Fait le bonheur d'un homme et file du coton?</div> -</div> - -<p class="c small">KLÉBER.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Astarbé! que dis-tu? Dieu! regarde! l'espace</div> -<div class="verse">Est brûlant!</div> -</div> - -<p class="c small">ASTARBÉ.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i3">Je voudrais un sorbet à la glace!</div> -</div> - -<p class="c small">KLÉBER.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">N'entends-tu pas venir le simoun destructeur?</div> -</div> - -<p class="c small">ASTARBÉ.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Je voudrais une rose à mettre sur mon cœur.</div> -</div> - -<p>Kléber s'efforce de gagner l'ombre de la grande pyramide; -mais la trombe de paille hachée atteint le cheval, -l'emporte et laisse à pied le mort et les vivants.</p> - -<p>Kléber, au désespoir, appelle son armée. Il énumère -ses exploits, ce qui est toujours agréable pour un militaire, -et ne s'arrête qu'à un bruit de chevaux: il en conclut -que ce sont ses braves dromadaires qui l'ont entendu, -et il fait un mouvement de joie; mais il reconnaît -presque aussitôt le soudan et sa cavalerie. On le somme -de se rendre; il refuse et va périr avec sa femme, lorsque -le Nil, qui est arrivé à son quantième du mois, déborde -à propos et noie les gardes du tyran!</p> - -<p>Kléber saisit Astarbé évanouie, monte avec elle au -haut de la grande pyramide, et, près de disparaître dans -les caveaux funèbres, s'écrie:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Enfin je l'ai sauvée.</div> -</div> - -<p class="c"><span class="small">ASTARBÉ</span>, <i>reprenant ses sens</i>.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i6">Ah! mon père! mon père!</div> -<div class="verse">S'il est perdu, je veux mourir!</div> -</div> - -<p class="c"><span class="small">KLÉBER</span>, <i>avec un cri de joie</i>.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i8">O sort prospère!</div> -<div class="verse">Voyez, Moïse, là, nous l'apporte en nageant.</div> -</div> - -<p class="c"><span class="small">ASTARBÉ</span>, <i>tombant à genoux avec une -exaltation pieuse</i>.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ah! je veux croire au Dieu qui fit le caïman!</div> -</div> - -<p>Tableau final composé de la pyramide, de Kléber, -d'Astarbé et du crocodile. Musique douce, imitant une -inondation; la toile se baisse.</p> - - -<h3>TROISIÈME TABLEAU.</h3> - -<p>Nous sommes dans l'intérieur de la grande pyramide; -Achmet a trouvé sa place au milieu des illustres momies -qui la peuplent; il ne reste plus dans l'embarras que les -vivants.</p> - -<p>Cependant Astarbé,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Qui sait même ennoblir les travaux des dieux lares,</div> -</div> - -<p class="noindent">nourrit fort bien son général en chef, grâce à Moïse, -qui lui apporte chaque jour sa pêche et sa chasse. Mais, -malgré tout, Kléber maigrit, et, comme la jeune fille -s'en étonne et dit en pleurant:</p> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Que vous manque-t-il donc, mon chef? que dois-je croire?</div> -</div> - -<p class="noindent">le Français répond:</p> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ce qui me manque, c'est le pain noir de la gloire!</div> -</div> - -<p>Au même instant arrive le crocodile avec différentes -provisions, parmi lesquelles se trouve une bouteille de -bordeaux. Mais elle ne contient que des papiers jetés à la -mer par un vaisseau français au moment du naufrage. -Le général y voit que l'armée le croit mort et songe à se -rembarquer; cette nouvelle le jette dans un transport de -douleur et de rage.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Où sont mes bataillons, gloires numérotées,</div> -<div class="verse">Dont la poudre a rongé les pipes culottées?</div> -<div class="verse">Que fais-tu, vieux soldat qui reçois sans regret</div> -<div class="verse">Le temps comme il te vient, la soupe comme elle est?</div> -<div class="verse">Noble simplicité des grands temps homériques,</div> -<div class="verse">Où l'on mangeait des bœufs embrochés dans des piques!</div> -<div class="verse">Ah! je veux (mes efforts me fussent-ils mortels!)</div> -<div class="verse">A la nage arriver jusqu'à mes colonels!</div> -</div> - -<p>Astarbé cherche en vain à calmer ce désespoir. Voyant -Kléber décidé à partir,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i3">… Embarqué sur la nef du courage,</div> -</div> - -<p class="noindent">elle se rappelle divers souterrains qui font communiquer -les pyramides avec les bords de la mer, mais elle les -cherche en vain; enfin, à bout d'espérance, elle s'adresse -aux restes de son père, qui connaissait les issues.</p> -<p>Le mort, s'entendant appeler, ouvre lentement sa -boîte à momie, montre la porte secrète, puis rentre -chez lui.</p> - -<p>Astarbé et Kléber se précipitent dans le souterrain, -précédés du caïman, qui remue la queue en signe de -joie.</p> - - -<h3>QUATRIÈME TABLEAU.</h3> - -<p>Le spectateur aperçoit un lieu enchanteur avec la mer -au fond, et une île inaccessible dans le lointain. Le soudan -est accroupi à la turque sous un bosquet de palmiers, -et ses esclaves cherchent en vain à le distraire. -On lui sert des confitures de toutes espèces, et il ne -mange pas; on lui chante des chansons dans tous les -tons, et il n'écoute pas; on lui présente des odalisques -de toutes couleurs, et il ne regarde pas.</p> - -<p>Un officier arrive avec des dépêches relatives à l'armée -française, le Soudan les pose sur son plateau à confitures -sans les lire; enfin, un Éthiopien se présente avec un -grand aigle chauve qui a fait l'admiration de toutes les -têtes couronnées de l'Afrique, et qu'il vient offrir en présent.</p> - -<p>Outre plusieurs autres talents de société, le grand aigle -sait porter les lettres, tourner la broche et pêcher à -la ligne.</p> - -<p>Après avoir suivi ses exercices d'un regard distrait, le -Soudan jette une bourse d'or à l'Éthiopien, renvoie tout -le monde, et, resté seul, tire de son sein une pantoufle -qu'il baise avec délire.</p> - -<p>Cette pantoufle a été trouvée par lui le jour où il a -aperçu Astarbé au bain; elle appartient à la fille d'Achmet, -et sa vue entretient l'amour du soudan.</p> - -<p>Après l'avoir longtemps contemplée, il la pose près -de lui, prend sa guitare et chante les paroles suivantes -sur un air copte, autrefois composé par M<sup>lle</sup> Loïsa Puget.</p> - - -<h3>CHANT DE LA BABOUCHE.</h3> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">O babouche trop connue!</div> -<div class="verse i2">Là je te vois étendue</div> -<div class="verse i4">A mes pieds</div> -<div class="verse i4">Repliés;</div> -<div class="verse i2">Mais, si c'était ta maîtresse,</div> -<div class="verse i2">Que serait-ce? que serait-ce?</div> - -<div class="verse i2 stanza">Babouche, quand je te baise,</div> -<div class="verse i2">J'ai dans l'âme une fournaise!</div> -<div class="verse i4">Dans mes sens,</div> -<div class="verse i4">Des volcans!</div> -<div class="verse i2">Mais, si c'était ta maîtresse!</div> -<div class="verse i2">Que serait-ce? que serait-ce?</div> - -<div class="verse i2 stanza">Mais quelque jour, ma charmante</div> -<div class="verse i2">Pour compenser tant d'attente,</div> -<div class="verse i4">Tant d'ennuis,</div> -<div class="verse i4">Si je puis</div> -<div class="verse i2">Voir Astarbé face à face,</div> -<div class="verse i2">Que sera-ce? que sera-ce?</div> -</div> - -<p>Ici, le chant copte avec accompagnement de guitare -fait son effet, et le soudan s'endort. L'orchestre joue en -sourdine pour le bercer, et l'on voit bientôt paraître -Kléber conduisant Astarbé, à qui Moïse sert de monture.</p> - -<p>Tous trois, séduits par la beauté du lieu, vont se reposer, -lorsqu'ils aperçoivent le soudan! Moïse, qui, en -sa qualité de crocodile, est quelque peu vorace, ouvre -déjà la gueule pour l'engloutir, mais Kléber s'y oppose -et s'écrie:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Arrêtez! le Français combat ses ennemis,</div> -<div class="verse">Mais il ne mange point les soudans endormis!</div> -</div> - -<p>Il permet seulement à Astarbé de reprendre la babouche, -tandis que de son côté il saisit les dépêches.</p> - -<p>Moïse, à qui on refuse le dormeur pour son déjeuner, -s'en dédommage le mieux qu'il peut en dévorant d'abord -les confitures, puis le plateau.</p> - -<p>Mais le général, qui a ouvert les papiers, vient d'apprendre -que l'armée française est à quelques lieues. Au -comble de la joie, il s'écrie:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Je reviens, je reviens partager vos misères!</div> -<div class="verse">Accourez, grenadiers, chasseurs et dromadaires.</div> -</div> - -<p>Ni les dromadaires ni les chasseurs n'accourent; mais -le soudan se réveille, ses gardes arrivent, on entoure -Kléber, qui met l'épée à la main, et qui, pour exciter -Moïse à faire son devoir, lui montre la pyramide que l'on -aperçoit à l'horizon en disant:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Du haut de ce granit vingt siècles te contemplent!</div> -</div> - -<p>Le caïman, jaloux de donner à de tels spectateurs une -haute opinion de sa personne, fait des prodiges de courage. -De son côté, Kléber repousse tous les assaillants. -Mais l'aigle chauve, qui a tout vu, prend son vol, plane -un instant au-dessus de sa tête, puis, plongeant avec un -cri sauvage, saisit son épée et l'emporte; les Égyptiens -se précipitent sur leur ennemi désarmé.</p> - -<p>Moïse, qui se trouve alors seul contre tous, recule -jusqu'à la mer et s'y jette à la nage, en emportant -Astarbé, avec laquelle il aborde à l'île que l'on aperçoit -vers le fond.</p> - -<p>Le soudan ordonne de les poursuivre, mais on lui -répond qu'il n'y a point de barque. Il fait un geste de -désespoir.</p> - -<p class="c small">LE SOUDAN.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Se peut-il? nul moyen d'arriver par la mer!</div> -<div class="verse">Que faire alors?</div> -</div> - -<p>Il reste pensif. Tout à coup, l'aigle reparaît, tenant -l'épée de Kléber, qu'il laisse tomber aux pieds du soudan. -Celui-ci, frappé d'une subite inspiration, s'écrie:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i4">Ah! lui peut arriver par l'air!</div> -</div> - -<p>L'aigle bat des ailes, les gardes agitent leurs épées; -chœur final.</p> - - -<h3>CINQUIÈME TABLEAU.</h3> - -<p>On voit un rocher couvert de grands nids; c'est la -ville natale de Moïse, la capitale des crocodiles.</p> - -<p>Ceux-ci s'agitent autour de leurs demeures et vaquent -à leurs devoirs domestiques. Les mères soignent -leurs petits, les pères de famille partent pour la pêche -ou la chasse. Les jeunes caïmans entraînent à l'écart les -jeunes caïmanes. Telle est la perfection de la mise en -scène que l'on croirait voir un peuple civilisé.</p> - -<p>Séparée de tout ce mouvement, Astarbé se tient mélancoliquement -assise aux bords du rocher. Moïse vient -de la quitter pour quelques visites de famille. Elle pense -à son époux, dont elle tient la miniature, et, après avoir -versé un torrent de larmes et de vers, elle s'enveloppe -dans son burnous en déclarant que,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ne voyant plus Kléber, elle ne veut rien voir!</div> -</div> - -<p>L'aigle chauve paraît alors dans les nuages, descend -lentement, saisit dans ses serres les quatre coins du -burnous et emporte la jeune fille à travers les airs!</p> - -<p>Moïse, qui arrive dans ce moment, s'élève en vain -sur sa queue en tendant vers elle des pattes éplorées; -Astarbé disparaît dans les nuages!</p> - -<p>Ici commence un monologue pantomime du caïman, -qui exprime sa douleur par tous les moyens à son usage: -il pousse des gémissements, saisit sa tête à deux pattes -comme s'il voulait s'arracher les cheveux, se roule à -terre, où il reste enfin suffoqué de douleur.</p> - -<p>Mais il est arraché à cette espèce d'évanouissement -par le bruit du tambour: c'est l'armée française qui -vient de débarquer à l'île des caïmans.</p> - -<p>On voit bientôt arriver l'avant-garde, tambour-major -en tête. Le crocodile court à sa rencontre, et, par ses -gestes, il engage les soldats à le suivre pour délivrer -leur général. Mais les Français, qui ne comprennent -point son langage, et que l'expérience a rendus défiants -à l'endroit des crocodiles, croisent la baïonnette. Moïse, -désespéré, veut s'échapper; on en conclut que c'est un -traître, et il est arrêté. Au même instant, un officier -aperçoit la miniature échappée aux mains d'Astarbé et -dit:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Le portrait de Kléber!… plus de doute possible.</div> -<div class="verse">Ce monstre a dévoré notre chef invincible.</div> -</div> - -<p>Les soldats, furieux, poussent des cris de mort, et -Moïse est emmené pour être fusillé.</p> - -<p>Sortie militaire sur l'air: <i>On va lui percer le flanc.</i></p> - - -<h3>SIXIÈME TABLEAU.</h3> - -<p>Nous sommes dans le palais du soudan; Kléber est -enfermé dans un cachot donnant sur le fleuve, et travaille -à un ballon qui doit assurer sa délivrance.</p> - -<p>Au milieu de beaucoup de réflexions personnelles, -cette fabrication lui inspire une réflexion générale.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">De la science humaine admirable influence!</div> -<div class="verse">Le barbare ignorant me croit en sa puissance,</div> -<div class="verse">Mais l'art de Montgolfier se rit d'un tyran vil;</div> -<div class="verse">Quelque rusé qu'il soit, le gaz est plus subtil.</div> -</div> - -<p>Il est interrompu dans l'expression de ces vérités physiques -par le bruit du canon; il tressaille, il a reconnu -le canon français,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Dont la voix est l'accent de la gloire elle-même.</div> -</div> - -<p>Le soudan arrive en effet tout troublé; la ville est assiégée -et va être prise si Kléber n'ordonne à son armée -de se retirer. Kléber refuse, malgré les menaces de mort -du soudan; mais au milieu de leurs débats arrive le -grand aigle chauve, qui dépose à leurs pieds Astarbé, -toujours dans son burnous!</p> - -<p>La fille d'Achmet s'élance dans les bras du général -français, et déclare qu'elle veut mourir avec lui. La -querelle recommence et s'envenime; on en vient à se -tutoyer.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Tremble!</div> -</div> - -<p class="noindent">dit Kléber;</p> -<div class="poetry"> -<div class="verse i4">Tremble!</div> -</div> - -<p class="noindent">ajoute Astarbé;</p> -<div class="poetry"> -<div class="verse i6">Tremblez!</div> -</div> - -<p class="noindent">répond le soudan.</p> -<p>Et, comme on vient l'avertir que les Français sont -déjà maîtres de la ville, il tire son épée pour frapper les -deux amants. Alors Kléber court à la fenêtre de la prison, -arrache un des barreaux de fer, et tous les Égyptiens -prennent la fuite.</p> - -<p>Mais à travers le guichet de la porte refermée, le soudan -lui répète son terrible:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i8">Tremblez!</div> -</div> - -<p class="noindent">et ajoute, en s'adressant à ses esclaves:</p> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ni pitié ni pardon! Les serpents!</div> -</div> - -<p class="noindent">Et les esclaves répondent d'un seul cri:</p> -<div class="poetry"> -<div class="verse i9">Les serpents!</div> -</div> - -<p>Astarbé, épouvantée, se réfugie dans les bras de -Kléber, qui regarde autour de lui en frissonnant… L'orchestre -joue une marche avec triangle et bonnet chinois; -on entend comme un sourd cliquetis d'écailles, puis on -voit une trappe se soulever au fond, et deux monstrueux -boas dresser leurs têtes.</p> - -<p>Les amants sont restés à la même place, glacés, -muets, une main tendue vers les reptiles. Ceux-ci se déroulent -lentement, s'avancent de front.</p> - -<p>Un souvenir traverse la pensée de Kléber. Il court à -son ballon, l'approche de la fenêtre, fait entrer Astarbé -dans la nacelle… Mais il est déjà trop tard; les boas ne -sont plus qu'à quelques pas; encore un élan, et ils atteignent -leur proie. Tous deux font entendre un sifflement -de joie! quand un hurlement terrible leur répond!</p> - -<p>Les deux serpents s'arrêtent: Moïse vient de paraître -à la fenêtre du cachot et se précipite à leur rencontre.</p> - -<p>Ils reculent lentement, comme étonnés et incertains. -Kléber profite de cette retraite pour entrer à son tour -dans la nacelle, et le ballon disparaît.</p> - -<p>Cependant les boas ont déjà repris courage; ils se retournent, -et un combat terrible s'engage. Moïse lutte -d'abord avec avantage; deux fois il se dégage des replis -de ses ennemis, deux fois il les oblige à reculer; enfin, -ses forces s'épuisent: enserré de nouveau dans leurs -anneaux, il se débat plus faiblement, pousse une plainte -sourde et tombe expirant.</p> - -<p>Les boas, victorieux, font entendre un sifflement de -triomphe et regagnent leur retraite.</p> - -<p>Au même instant, un grand bruit de pas et d'armes -retentit; Astarbé reparaît avec Kléber à la tête des soldats -français; mais ils arrivent trop tard; le crocodile ne peut -que se soulever, poser une patte sur son cœur, puis il -expire!</p> - -<p>A cette vue, Astarbé s'évanouit de douleur, le général -reste atterré, et chaque grenadier essuie une larme.</p> - -<p>Enfin Kléber reprend le premier ses sens. Il arrache -la croix d'honneur qu'il porte à la boutonnière, et, la -posant sur le cadavre de Moïse, il dit avec une émotion -profonde:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Sauvage enfant du Nil, ah! garde sur ton cœur</div> -<div class="verse">Ce prix du dévoûment, étoile de l'honneur.</div> -<div class="verse">Homme ou bête, qu'importe alors que l'on repose?</div> -<div class="verse">C'est l'âme qui fait tout, l'espèce est peu de chose!</div> -</div> - -<hr /> - - -<p>Le succès fut immense; on redemanda le crocodile -qui reparut, fit trois saluts et se retira couvert de bouquets -de fleurs.</p> - -<p>«Vous verrez que la pièce aura trois cents représentations, -dit madame Facile; les journalistes eux-mêmes en -diront du bien, parce qu'elle est jouée par des bêtes, et -que les bêtes ne s'inquiètent pas du mal que l'on pourrait -dire d'elles. Puis, c'est l'ouvrage d'un auteur inconnu, -et vous ne sauriez croire tout ce qu'il y a de -recommandation dans ce mot. L'écrivain déjà célèbre -n'est point seulement odieux à ceux qui sont arrivés -comme lui, mais encore à ceux qui sont en chemin: -pour les premiers, c'est un rival; pour les seconds, un -premier occupant; pour tous, un ennemi naturel. L'auteur -ignoré, au contraire, n'inspire ni crainte ni jalousie; -les candidats à la célébrité l'applaudissent comme un -des leurs, et chaque grand homme l'encourage dans -l'espoir qu'il usurpera la place d'un de ses voisins de -gloire. On s'arme de sa réussite contre ceux qui ont -réussi avant lui; on élève jusqu'aux toits le bout de la -planche où il vient de s'asseoir, afin de faire descendre -l'autre bout jusqu'au ruisseau. Il est si doux de dire du -bien d'un confrère, quand cela donne occasion de dire -du mal de plusieurs autres! Les inconnus sont presque -des morts, et vous savez comme nous aimons les morts!… -en haine des vivants! On va faire de l'auteur de Kléber -un génie, rien que pour avoir le plaisir de traiter ses -prédécesseurs d'imbéciles.</p> - -<p>—Il y a encore une autre cause, objecta Prétorien; -le nouveau poëte est connu de nous tous; il nous a consultés -sur chaque scène; il nous a égrené ses vers distique -à distique; nous avons tous, dans son drame, quelque -chose qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir, -et cette chose est nécessairement admirable. -Aussi soutiendrons-nous l'œuvre en indivis. C'est une -sorte d'engagement tacite pris d'avance par chacun. La -plupart des auteurs viennent nous présenter leur inspiration -comme une inconnue subitement offerte à notre -admiration, et nous nous tenons en défiance, nous examinons -en détail, nous jugeons avec sévérité. Ici, rien -de tout cela; la muse qui a dicté Kléber est une bonne -fille qui a dormi sur notre oreiller, et à laquelle nous -n'avons rien à refuser: car pour admirer, applaudir une -inspiration ou une femme, le principal n'est point qu'elle -soit belle, mais qu'elle soit un peu à nous.</p> - -<p>—Voilà une explication singulièrement impertinente -pour les pauvres admirées, interrompit M<sup>me</sup> Facile.</p> - -<p>—Pourquoi cela? reprit Prétorien; ne savez-vous -point qu'être à nous veut dire régner sur nous?</p> - -<p>—Quelle plaisanterie!</p> - -<p>—Essayez, je m'offre pour l'expérience.</p> - -<p>—Et que dirait la reine de votre destinée?</p> - -<p>—Elle dirait, comme tout le monde, que rien ne peut -vous résister.</p> - -<p>—Raison de plus pour que je puisse résister à tout.</p> - -<p>—Ah! vous croyez tout arranger avec de l'esprit?</p> - -<p>—N'est-ce point votre monnaie?</p> - -<p>—J'ai depuis longtemps mangé mon fonds.</p> - -<p>—Alors, je vous offre à souper!</p> - -<p>—Ce soir?</p> - -<p>—Oui, avec ces messieurs; et j'espère que nos ressuscités -en seront; il y aura pour divertissement une séance -de la société des <i>femmes sages</i>. M<sup>lle</sup> Spartacus doit parler; -venez, ce sera la petite pièce après le drame.»</p> - -<p>Prétorien accepta pour lui et ses compagnons, et tous -prirent le chemin du logis de M<sup>me</sup> Facile.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch20">XX</h2> - -<div class="abstract">Ce que c'est qu'une réunion choisie.—Le grand critique, -le moyen critique, le petit critique.—Comme quoi l'homme qui a fait -le plus de veuves et d'orphelins -est ce qu'on appelle un homme de cœur.—Marcellus le -piétiste.—Conversation de gens bien nés.—Séance de la société des -<i>femmes sages</i>.—Discours de M<sup>lle</sup> Spartacus pour appeler les -femmes à la liberté.</div> - -<p>L'habitation de M<sup>me</sup> Facile passait pour le plus beau -palais de Sans-Pair. Elle était le résultat d'une sorte de -rivalité galante établie entre les principaux membres du -gouvernement. Le ministre des travaux publics l'avait -fait construire avec les démolitions d'une ancienne église -de la Vierge; le directeur des beaux-arts l'avait ornée de -tableaux et de statues payés par le budget; l'inspecteur -de la librairie y avait formé une bibliothèque des ouvrages -destinés aux dépôts publics; le conservateur des haras -avait garni ses écuries des plus beaux étalons achetés -pour l'amélioration de la race chevaline; enfin, le ministre -des cultes lui-même avait enrichi sa chapelle d'un dessus -d'autel complet.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Facile reconnaissait tous ces dons par quelques -services: elle faisait des cavalcades avec le donneur de -chevaux, obtenait des missions pour l'inspecteur de -livres, recevait les femmes recommandées par le ministre -des arts, et gagnait des voix au ministère.</p> - -<p>Elle avait, de plus, des amis dans toutes les classes et -dans tous les partis, ce qui la mettait à l'abri des récriminations. -Sa maison, ouverte à quiconque voulait y -entrer, était une sorte de terrain neutre où les adversaires -se rencontraient. Toute autre préoccupation que -celle du plaisir était laissée à la porte. Là, chacun y raillait -les sentiments qu'il montrait ailleurs, et riait librement -des autres et de lui-même. On eût dit les coulisses -d'un théâtre, où les acteurs parodiaient leurs propres -rôles. C'était là que la génération nouvelle de Sans-Pair -apprenait ce ricanement sceptique, bise glacée qui siffle -à travers les moissons fleuries de la jeunesse; là que -l'ironie arrêtait successivement dans leur vol les enthousiasmes -naïfs, les ardentes croyances, les espoirs fugitifs, -les illusions changeantes, pauvres papillons aux éblouissantes -couleurs, qu'elle perce, en riant, de son épingle -d'acier, et dont elle expose les convulsions aux moqueries -de la foule. L'indifférence du bien et du mal était -appelée bon sens, l'égoïsme esprit de conduite, le mépris -des hommes expérience. On y regardait la science de la -corruption comme la science de la vie; on ne proposait -plus d'élever un gibet pour les Christs, mais on leur -donnait pour sceptre la marotte et pour couronne le -bonnet orné de grelots. Car le sublime avait même cessé -d'exciter la colère: on ne le comprenait point, et on -en riait.</p> - -<p>Maurice arriva quelques instants après M<sup>me</sup> Facile et -trouva une société nombreuse.</p> - -<p>Outre ceux qu'il connaissait déjà, Prétorien lui montra -un certain nombre d'hommes célèbres en politique ou -dans les arts pour avoir fait quelque chose, et un plus -grand nombre connus dans le monde élégant parce qu'ils -ne faisaient rien.</p> - -<p>Maurice remarqua surtout, parmi les premiers, un -homme maigre et à l'air ennuyé, qui parlait à tout le -monde avec une familiarité nonchalante.</p> - -<p>«C'est M. Mauvais, notre grand critique, lui dit Prétorien; -voyant qu'il ne pouvait produire, il s'est mis à -déchirer les productions contemporaines, comme ces -femmes qui, parce qu'elles sont restées stériles, trouvent -insupportables les enfants des autres. Tant qu'il n'a été -recommandé que par son talent, on ne prenait point -garde à lui; il a eu alors recours à la méchanceté, et -c'est aujourd'hui un homme célèbre. Rien de plus simple, -du reste, que son procédé de critique. Il consiste à -ramener trois ou quatre grands noms qu'il oppose perpétuellement -aux nouveaux. Entre ses mains, chaque -gloire ancienne devient une coupe de ciguë avec laquelle -il empoisonne les gloires présentes. Il oppose à tout -livre récent une théorie transcendante qui le condamne -d'autant plus sûrement qu'il l'a inventée précisément -pour cela. Le moyen ne lui en a pas moins réussi, non près -du public, qui s'inquiète médiocrement de ses arrêts, -mais près des condamnés, qui s'en indignent et les désirent: -car il y a toujours un peu de la femme dans l'artiste. -Mieux vaut qu'on parle de lui pour en médire que -de se taire. Nos écrivains ressemblent aux marquises du -dix-huitième siècle, qui tenaient à honneur d'être déshonorées -par Richelieu: c'est à qui subira les rigueurs de -maître Mauvais; on fait queue pour être étranglé par lui.</p> - -<p>—Et c'est le seul aristarque contemporain?</p> - -<p>—Nous avons encore ce petit homme jovial et remuant -qui s'est fait le Triboulet du public et tâche -d'amuser son maître par des épigrammes ou des scandales. -Ce métier lui a valu une réputation assaisonnée -de quelques coups de canne, qu'il a acceptés comme -appoints naturels. Il est même devenu chef d'école, et à -son ombre s'est formée une phalange de bouffons quotidiens -qui, n'ayant point assez d'esprit pour savoir louer, -ont pris le parti de railler toute chose. Ces fonctions -d'exécuteur des hautes œuvres de la pensée leur donnent -une sorte de valeur: l'homme qui tient la corde n'est -jamais un homme ordinaire aux yeux de ceux qui peuvent -être pendus. On les flatte, on les apprivoise, et ils deviennent -célèbres à force de mauvais vouloir et de mauvaise -foi, comme d'autres à force de mérite.</p> - -<p>—Et n'avez-vous point d'exceptions?</p> - -<p>—Elles sont rares, mais elles existent. Nous avons -encore quelques juges équitables qui traitent l'art comme -une fleur dont on respire le parfum, et non comme une -proie que l'on égorge pour en vivre. Ceux-là sont les -grands esprits et les nobles cœurs, mais nous y avons -rarement recours. Un journal n'est qu'un restaurant -ouvert aux appétits intellectuels de la foule, et celle-ci -ne demande pas tant des mets sains que des mets épicés.»</p> - -<p>Des critiques, Prétorien passa aux lions, qui étaient -en grand nombre chez M<sup>me</sup> Facile. Chacun d'eux avait -une spécialité qui le recommandait dans le monde élégant. -C'était ou le jeu, ou les meutes, ou les chevaux, ou -les maîtresses. Ce qui, du reste, ne les empêchait pas -d'avoir des occupations sérieuses, telles que la savate, -le bâton et l'entraînement des chevaux.</p> - -<p>Maurice en remarqua un auquel tout le monde semblait -témoigner une déférence particulière.</p> - -<p>«C'est le comte de Mortifer, dit le journaliste; le plus -redoutable spadassin de toute la République. Il tue -presque toujours son adversaire, aussi a-t-on pour lui -une haute considération. On lui passe ses impertinences, -et l'on souffre ses sottises sans avoir l'air d'y prendre -garde, de peur qu'il ne vous en demande raison.»</p> - -<p>Dans ce moment, le comte se détourna et vint à la -rencontre de Prétorien.</p> - -<p>«Eh bien! vous savez la nouvelle? dit-il sans saluer; -ce drôle de Format vient de présenter à la chambre une -proposition de loi contre les duels!</p> - -<p>—C'est une précaution personnelle, fit observer le -journaliste.</p> - -<p>—Moi, je dis que c'est une insulte, reprit Mortifer, -qui serrait les lèvres; la proposition est évidemment -dirigée contre moi, et je pourrais demander raison…</p> - -<p>—A un procureur? Il vous répondra par une fin de -non-recevoir.</p> - -<p>—Et vous laisserez passer une pareille loi? continua -le comte en s'adressant à Banqman, qui venait de s'approcher; -une loi condamnant à l'amende quiconque tue -un homme!</p> - -<p>—Avez-vous peur d'être ruiné? demanda l'industriel -en riant.</p> - -<p>—Eh morbleu! qui sait? reprit Mortifer évidemment -flatté; quand on est un peu chatouilleux sur le point -d'honneur… Je me suis battu soixante-quatre fois, Monsieur.</p> - -<p>—Diable!</p> - -<p>—Et j'ai tué trente-deux de mes adversaires.</p> - -<p>—C'est-à-dire que vous vous êtes arrangé à cinquante -pour cent? dit Banqman avec la même gaieté aimable.</p> - -<p>—Et un cuistre de Format prétendrait m'ôter la liberté -de continuer? reprit le comte indigné; non, cela ne sera -pas! Le duel est la dernière sauvegarde de la morale et -de l'honneur. Sans lui, tous les gens qui ne savent point -manier une épée nous diraient effrontément en face ce -qu'ils pensent. Il suffirait d'avoir raison pour oser élever -la voix. Nous ne souffrirons point une pareille honte! -Le seul moyen d'entretenir la politesse, la justice et la -loyauté parmi les bourgeois, est de laisser le droit à quiconque -se dira offensé de leur envoyer une balle dans la -mâchoire ou de leur percer la peau.»</p> - -<p>A ces mots, prononcés d'un air profond, Mortifer -tourna sur ses talons et aborda un autre groupe.</p> - -<p>«Vous venez d'entendre l'opinion de ceux qui s'appellent -eux-mêmes <i>les hommes de cœur</i>, dit Prétorien à son -compagnon; les percements de peau et les brisements -de mâchoire leur sourient d'autant plus qu'ils comptent -bien en garder le monopole. Ils prouvent la nécessité du -duel pour punir les crimes que la loi n'atteint pas, sans -ajouter que, dans cette justice de hasard, c'est souvent -l'offensé qui meurt et le coupable qui triomphe. Ils le -signalent comme une garantie contre l'insolence des -lâches, mais ils ne disent pas que c'est en même temps -un auxiliaire pour celle des spadassins.»</p> - -<p>On vint annoncer que le dîner était servi, et les convives -passèrent dans la salle à manger.</p> - -<p>Ils y trouvèrent une table couverte des mets les plus -délicats, c'est-à-dire les plus rares. Maurice cherchait en -vain à reconnaître ces inventions nouvelles de la cuisine -sans-pairienne, lorsqu'il aperçut aux murs d'immenses -cadres émaillés qui donnaient la carte du repas. On y -voyait annoncés des tartes aux pepins, des consommés -de cœurs de pigeons, des compotes de langues de perdrix, -des sautés de foies d'alouettes. Notre héros ne lut -pas plus loin. Évidemment, la civilisation imitait ces -fées des anciens contes, qui demandaient aux princesses -condamnées à les servir des plats d'yeux de sauterelles -ou d'ongles de fourmis. L'impossible était devenu le -nécessaire.</p> - -<p>Les convives prouvèrent, du reste, par leur appétit, -combien tout était de leur goût, et les vins ne tardèrent -pas à ranimer la conversation un instant languissante.</p> - -<p>Maurice avait près de lui un jeune homme, orné d'une -barbe de pacha et d'une paire de lunettes, que Prétorien -lui avait présenté comme le plus brillant écrivain de la -presse piétiste. Les grandes espérances que l'on fondait -sur lui l'avaient fait surnommer Marcellus, par allusion -au jeune héros qu'avait célébré Virgile: <i>Tu Marcellus -eris!</i></p> - -<p>Sa parole était facile, et sa foi d'autant plus solide -qu'elle s'accommodait de tout. On le trouvait successivement -aux cafés des lions et aux vêpres, aux prédications -de l'abbé Gratias et aux bals masqués; mais on le retrouvait -toujours également orthodoxe, qu'il chantât le <i>Dies -iræ</i> ou qu'il dansât une polonaise échevelée.</p> - -<p>Marcellus avait d'abord appliqué sa piété à boire et à -manger; mais, quand il eut rempli ces premiers devoirs -envers <i>sa prison</i> (c'était le nom qu'il donnait à son corps), -il commença à s'occuper de son voisin.</p> - -<p>«Ainsi, vous avez vécu dans le dix-neuvième siècle. -Monsieur? dit-il, le regard fixé sur Maurice, et en avalant -une tartelette; vous avez vu ces âges de croyances -naïves où l'homme, dégagé des désirs secondaires, ne -songeait qu'à la nourriture de son âme!…»</p> - -<p>Il prit une seconde tartelette.</p> - -<p>«Heureuse époque, à jamais perdue; générations fortes -et fidèles, qui se préparaient au bonheur d'un meilleur -monde en s'abreuvant aux sources pures de la foi!»</p> - -<p>Il vida son verre, fit claquer sa langue contre son palais, -et demeura avec l'air pensif d'un croyant qui digère.</p> - -<p>Cependant, la conversation continuait à l'autre bout de -la table, où Prétorien racontait l'histoire d'une Sans-Pairienne -qui, parmi ses envies de femme grosse, avait -eu celle de manger son mari.</p> - -<p>«Et elle l'a mangé? demandait Blaguefort.</p> - -<p>—Jusqu'aux orteils! répliqua le directeur du <i>Grand -Pan</i>.</p> - -<p>—Elle était dans son droit: la loi déclare que le mari -doit nourrir sa femme.</p> - -<p>—Et l'Église ajoute que tous deux ne sont qu'une -même chair.</p> - -<p>—Ce qui n'a pas empêché le procureur général de -l'arrêter, reprit Prétorien.</p> - -<p>—Il a sans doute craint le mauvais exemple pour sa -femme.</p> - -<p>—Qui diable voudrait manger un procureur général?</p> - -<p>—Quand il s'agit d'un mari, on ne doit point consulter -son goût.</p> - -<p>—Mais si pourtant la malheureuse prouve qu'elle -a cédé à un besoin irrésistible? objecta Banqman.</p> - -<p>—Qu'il y allait de la vie de son embryon? continua -Mauvais.</p> - -<p>—Et qu'elle n'a mangé son mari que pour lui conserver -un fils? acheva Blaguefort.</p> - -<p>—Est-elle jeune, au moins? demanda le comte de -Mortifer.</p> - -<p>—Vingt ans.</p> - -<p>—Et jolie?</p> - -<p>—Fraîche comme un satin rose doublé de peau de -cygne.</p> - -<p>—Alors il est clair que le régime est bon, interrompit -Blaguefort, et que nos jolies femmes doivent l'adopter.</p> - -<p>—On a déjà observé que les mangeurs de viande -avaient le sang plus beau.</p> - -<p>—Incontestablement; la véritable fontaine de Jouvence -est à l'abattoir.</p> - -<p>—Comme l'Hippocrène. Shakespeare était fils de -boucher.</p> - -<p>—Et c'est grâce à ses rosbifs que la vieille Angleterre -a été appelée par Byron <i>un nid de cygne</i>.</p> - -<p>—A propos d'Angleterre, interrompit milord Cant, -vous savez ce qui est arrivé à la fille de notre ambassadeur?</p> - -<p>—Elle a été enlevée par le secrétaire de son père.</p> - -<p>—Et tous deux se sont sauvés au Cap.</p> - -<p>—C'est de l'histoire ancienne.</p> - -<p>—Oui, mais le nouveau, c'est que notre ravisseur a -fini par trouver miss Confiance trop douce et trop blonde.</p> - -<p>—Alors, il l'a fait teindre?</p> - -<p>—Il l'a jouée au billard en vingt points.</p> - -<p>—Ah bah!</p> - -<p>—Et il l'a perdue?</p> - -<p>—Le drôle a toujours été heureux au jeu.</p> - -<p>—Le capitaine Malgache, qui avait gagné, a voulu -alors faire valoir ses droits.</p> - -<p>—Et l'enjeu s'est laissé prendre?</p> - -<p>—Il s'est jeté par la fenêtre!</p> - -<p>—D'un rez-de-chaussée?</p> - -<p>—D'un troisième étage!</p> - -<p>—Ah diable! Et son amant!…</p> - -<p>—Il l'a fait enterrer proprement, s'est embarqué sur -le paquebot sous-marin et vient d'arriver à Sans-Pair.</p> - -<p>—Prêt à recommencer? Avis aux jeunes filles incomprises -qui <i>désirent reposer en terre étrangère</i>. Il faut faire -un roman là-dessus, Robinet.</p> - -<p>—Au fait, c'est une idée, dit le fabricant de feuilletons, -qui achevait un bifteck de kanguroo, j'en parlerai -à mon contre-maître.</p> - -<p>—Ça sera-t-il moral ou immoral? demanda Blaguefort.</p> - -<p>—Selon la commande, répliqua Robinet en buvant; -nous avons quatre échantillons: le genre dit Louis XV, -pour les journaux viveurs; le genre dit allemand, pour -les journaux mélancoliques; le genre dit commis voyageur, -pour les journaux loustics, et le genre dit vertueux, -pour les journaux que personne ne lit. Tout sujet -peut être accommodé à l'une des quatre sauces, selon -la volonté du consommateur; il suffit de changer les épices -et de donner le tour de casserole.</p> - -<p>—Alors, je vous recommande l'histoire du petit blanc -de la Martinique, dit M. Banqman.</p> - -<p>—Il y a donc encore des blancs aux Antilles? demanda -M<sup>me</sup> Facile avec surprise.</p> - -<p>—Une seule famille échappée à l'extermination, et -que les noirs se plaisent à torturer.»</p> - -<p>Philadelphe Le Doux poussa un soupir.</p> - -<p>«Pauvres gens, dit-il à demi-voix, les distractions -sont si rares!</p> - -<p>—Ils ont déjà fait mourir le père avec ses deux fils.</p> - -<p>—Par ignorance.</p> - -<p>—Et noyé le grand-père.</p> - -<p>—Sans mauvaise intention: ce sont de vrais enfants.</p> - -<p>—Enfin, la mère a été mise en prison jusqu'à ce -qu'elle ait pu se racheter au prix de cent mille piastres.</p> - -<p>—Prix qui prouve leur haute estime pour les blancs, -interrompit le philanthrope.</p> - -<p>—C'est alors que son fils, âgé seulement de dix ans, -est parti pour tâcher de réunir la somme.</p> - -<p>—Et il est arrivé à Sans-Pair?</p> - -<p>—Après avoir fait deux fois naufrage.</p> - -<p>—En voilà un modèle de piété filiale! s'écria Blaguefort, -je donne ma voix pour qu'on en fasse une rosière.</p> - -<p>—Avec une dot de cent écus.</p> - -<p>—Accompagnée d'un discours de M. le maire.</p> - -<p>—Il espère mieux, reprit Banqman; on doit organiser -pour lui une loterie et un bal par souscription, où il -dansera la polonaise des nègres.</p> - -<p>—Pour sa mère, qui est peut-être maintenant étranglée.</p> - -<p>—Laissez donc! s'écria Blaguefort; je parie que votre -petit blanc de la Martinique est un drôle qui fait sa -coupe. La chose me paraît un perfectionnement, sans -brevet, du vol à l'américaine. Vous êtes bien niais de -croire encore aux orphelins. D'ailleurs, s'il s'agit d'une -femme esclave, envoyez l'affaire au club de M<sup>lle</sup> Spartacus.</p> - -<p>—Ah! j'allais l'oublier, interrompit M<sup>me</sup> Facile; je -vous ai promis une séance de la société des <i>femmes sages</i>…</p> - -<p>—Dont vous êtes membre? dit Blaguefort.</p> - -<p>—Membre libre! continua Prétorien.</p> - -<p>—Et qui se réunit ici, acheva M<sup>me</sup> Facile, sans avoir -l'air de comprendre la malignité de cette double interruption. -J'ai mis à la disposition de M<sup>lle</sup> Spartacus la salle -où nous jouons les proverbes; mais je me suis réservé -la galerie d'avant-scène, et nous allons y descendre; la -séance doit être ouverte.»</p> - -<p>Tous les convives se levèrent de table et suivirent leur -amphitryon, à qui le ministre des cultes donnait le bras.</p> - -<p>Lorsqu'ils arrivèrent à la galerie réservée, la salle était -déjà pleine de femmes de tout âge, depuis trente-six ans -jusqu'à soixante, et de toutes conditions, depuis la veuve -d'une grande armée quelconque jusqu'à la teneuse de -cabinet de lecture inclusivement.</p> - -<p>A la vue des hommes qui accompagnaient M<sup>me</sup> Facile, -une immense clameur de réprobation s'éleva de tous côtés. -Les plus frénétiques se mirent à crier: «A la lanterne!» -bien qu'il n'y eût que des bougies; et les mieux élevées -montraient déjà les poings fermés, lorsque M<sup>me</sup> Facile -fit de la main un signe qui demandait le silence; -puis, se penchant vers la foule coiffée et rugissante:</p> - -<p>«Mes sœurs, dit-elle d'une voix assurée, je vous -ai amené les chefs de l'armée ennemie, afin qu'ils puissent -juger de vos forces et de votre résolution. Quand ils -auront vu quel danger les menace, ils comprendront -qu'une plus longue résistance est inutile, et qu'enfin a -brillé le jour annoncé par ces paroles de l'Évangile: <i>Les -premiers seront les derniers</i>, ce qui signifie évidemment -que les femmes marcheront désormais en avant, et que -les hommes se résigneront à porter la queue de leur robe.»</p> - -<p>Un bravo général répondit à cette courte explication; -les convives de M<sup>me</sup> Facile s'assirent, et il y eut une assez -longue pause.</p> - -<p>Enfin, une sonnette se fit entendre: c'était M<sup>lle</sup> Spartacus -qui venait de prendre place sur le théâtre, avec les -autres membres du bureau.</p> - -<p>A sa vue, quelques applaudissements s'élevèrent, mais -sans ardeur et sans contagion. Il était évident que chacune -des assistantes se croyait, pour le moins, autant -de droits qu'elle à présider l'assemblée, et que sa suprématie -paraissait une usurpation.</p> - -<p>Cette disposition des esprits se révéla par un long -bourdonnement entrecoupé des phrases habituelles:</p> - -<p>«Tiens! c'est ça notre présidente?</p> - -<p>—C'est pas une merveille.</p> - -<p>—A-t-elle une robe mal faite!</p> - -<p>—Et quel nez!</p> - -<p>—Eh bien! quant à me révolter, je voudrais avoir un -plus joli général que ça.</p> - -<p>—Je comprends qu'elle haïsse les hommes, ils doivent -bien le lui rendre.</p> - -<p>—Attention! elle ouvre son ridicule.</p> - -<p>—Nous allons avoir un discours.</p> - -<p>—Ça va-t-il nous ennuyer! Dites-donc, la commandante, -donnez-nous donc une prise.</p> - -<p>—On avait dit qu'il y aurait eu de la musique et des -rafraîchissements.</p> - -<p>—C'est toujours comme ça dans tous les programmes: -on promet plus de beurre que de pain.</p> - -<p>—Silence! elle lève le bras, c'est signe qu'elle va -commencer.»</p> - -<p>M<sup>lle</sup> Spartacus avait en effet déployé son manuscrit, -affermi ses lunettes, et rejeté la tête en arrière pour se -donner un air noble. La rumeur qui voltigeait sur l'auditoire -s'apaisa, et la présidente du club des femmes sages -prit la parole:</p> - -<blockquote> -<p>«Encore émue des marques universelles de bienveillance -qui me sont prodiguées, j'éprouve quelque embarras -à aborder la grave question pour laquelle nous -nous trouvons réunies. Le trouble de mon cœur est près -de passer jusqu'à mon esprit, et je me sens, malgré moi, -gagnée par l'attendrissement de la reconnaissance.</p> - -<p>«Mais cette reconnaissance même me rappelle plus -vivement au souvenir de ma mission; elle ranime mes -forces, échauffe mes espérances, et, après cet élan de -sensibilité accordé à la nature, je rentre plus forte et plus -inébranlable dans l'accomplissement de mon projet.</p> - -<p>«Ce projet, vous le connaissez déjà! Je veux accomplir -pour le sexe la grande révolution que la France accomplit -autrefois pour les classes. Mirabeau proclama -qu'il n'y avait plus de roturiers; moi, je proclame à mon -tour qu'il n'y a plus de femmes!</p> - -<p>«Non, plus de femmes, puisque l'homme les a jusqu'à -ce moment condamnées aux soins abjects du ménage -et de la maternité; plus de femmes, puisqu'elles ne -peuvent ni diriger des ateliers, ni commander les vaisseaux -de l'État, ni faire leur service de gardes nationales; -plus de femmes, puisqu'aux hommes seuls appartient -le privilége de se faire tuer ou estropier à la -guerre, en voyage, au travail.</p> - -<p>«Mais le moyen d'arriver à cette transfiguration? direz-vous. -Là, en effet, était le problème. On en a vainement -cherché la solution pendant vingt siècles; on la -chercherait encore sans doute, si Dieu ne m'avait envoyée -pour votre délivrance.</p> - -<p>«Oui, Mesdames et Mesdemoiselles, je viens achever -l'œuvre incomplétement ébauchée parle Christ; je viens -briser le dernier joug laissé sur la terre; je viens vous -donner le sceptre du monde!!!»</p> -</blockquote> - -<p>Ici, M<sup>lle</sup> Spartacus fit une pause, afin de prolonger -l'attente palpitante de l'assemblée; l'assemblée en profita -pour se moucher.</p> - -<p>Une fois les nez rentrés au repos (car dans tout auditoire -le nez est la partie turbulente et rebelle), l'oratrice -releva la main et reprit:</p> - -<blockquote> -<p>«Un tel résultat vous éblouit, sans doute; vous supposez -d'avance qu'on ne pourra l'obtenir sans de longs -et douloureux efforts; vous prévoyez quelque combinaison -nouvelle et inconnue. Détrompez-vous, sexe aimable -dont je fais partie! le moyen inventé par moi l'avait -déjà été il y a deux mille ans par un poëte grec nommé -Aristophane, mais sans qu'il en comprît toute la portée. -Basé sur la nature et l'observation, il dompte l'homme -aussi sûrement que la faim dompte le cheval auquel l'écuyer -veut apprendre à compter les heures, que le manque -de sommeil soumet le chien destiné à jouer aux dominos, -que l'opium et la barre de fer rouge maîtrisent -la panthère qui doit devenir artiste dramatique. Vous -cherchez ce que ce peut être? Cherchez plutôt quelle -est chez l'homme la passion la plus ardente, l'entraînement -le plus général, le plus continuel, le plus persistant; -rappelez-vous ce qui fit brûler Troie, ce qui transforma -Rome en république; ce qui, sous les anciennes -monarchies, maintenait la faveur des familles nobles ou -ennoblissait les familles roturières. Et si ce n'est point -s'exprimer assez clairement, lisez l'explication du poëte -grec lui-même, traduite pour l'instruction des ignorants, -et dont chacune de vous peut emporter un exemplaire.»</p> -</blockquote> - -<p>A ces mots, M<sup>lle</sup> Spartacus fit un signe, et les dames -du bureau prirent dans une corbeille des imprimés -qu'elles lancèrent au milieu de la foule. En un instant la -salle fut pleine de feuilles volantes que l'on saisissait au -passage ou que l'on transmettait de main en main.</p> - -<p>Quelques-unes des feuilles tombèrent dans la loge occupée -par M<sup>me</sup> Facile et par ses invités, et Maurice reconnut -la traduction de la troisième scène de Lysistrata! -Le moyen proposé par la présidente du club des femmes -sages était en effet clairement expliqué. Il s'agissait -de réduire les hommes par la famine, non la famine de -bouche, mais la famine de cœur, comme eût dit le chevalier -de Boufflers! Toutes les femmes devaient se soumettre -à une sorte de blocus continental (en supposant -que ce dernier mot vînt de continence), et leurs tyrans, -devenus leurs victimes, ne pouvaient manquer de -se rendre à discrétion, à moins de se résigner à chanter -solitairement le refrain de Béranger:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Finissons-en, le monde est assez vieux.</div> -</div> - -<p>La lecture du fragment traduit avait eu évidemment -un grand succès dans l'assemblée; tous les regards le -parcouraient avec curiosité, et, après avoir lu, on recommençait -pour mieux comprendre.</p> - -<p>Quand M<sup>lle</sup> Spartacus pensa que tous les esprits se -trouvaient suffisamment éclairés, elle reprit son cahier et -continua:</p> - -<blockquote> -<p>«Vous connaissez toutes maintenant, sœurs et amies, -le moyen qui doit assurer notre triomphe, et nulle de -vous ne peut douter de sa puissance. Le jour où les femmes -y auront recours, l'homme sera subjugué. <i lang="la" xml:lang="la">Victus et -inermis draco!</i> Cette citation latine ne vous étonnera -point, Mesdames: la royauté une fois dévolue à notre -sexe, le latin entre nécessairement dans notre domaine, -comme l'escrime et les petits verres. Je répète donc <i lang="la" xml:lang="la">victus -et inermis draco</i>!</p> - -<p>«Or, une fois nos ennemis battus, nous devrons nécessairement -profiter de nos avantages pour qu'ils ne se -relèvent pas, et le plus sûr moyen pour cela est de refaire -la charte de l'humanité.</p> - -<p>«La révolution française avait proclamé les droits de -l'homme, nous y substituerons les droits de la femme, -que j'ai formulés en six articles qui seront désormais -notre loi.</p> - -<p class="c">DROITS DE LA FEMME LIBRE.</p> - -<p>«<span class="sc">Article 1<sup>er</sup>.</span> Dieu sera désormais du genre féminin, -vu sa toute-puissance et sa perfection.</p> - -<p>«<span class="sc">Art. 2.</span> Les droits de la femme consistent à n'en -point reconnaître aux hommes.</p> - -<p>«<span class="sc">Art. 3.</span> Toutes les femmes seront égales pour commander, -et tous les hommes égaux pour leur obéir.</p> - -<p>«<span class="sc">Art. 4.</span> Toutes les places seront occupées par le -sexe le plus intéressant et le plus faible, sauf celles dont -il ne voudra pas, lesquelles appartiendront de droit au -sexe le plus laid et le plus fort.</p> - -<p>«<span class="sc">Art. 5.</span> Tous les hommes se marieront et toutes les -femmes resteront filles, c'est-à-dire que les premiers seront -enchaînés et n'auront que des devoirs, tandis que -les secondes seront libres et n'auront que des droits.</p> - -<p>«<span class="sc">Art. 6.</span> Les femmes auront seules les clefs des caisses -publiques et privées; on laisse aux hommes le privilége -de les remplir!»</p> -</blockquote> - -<p>Des acclamations frénétiques accueillirent cet hexalogue -qui rétablissait d'une manière si équitable l'égalité -humaine. Les cris de <i>Vive notre libératrice! Vive mademoiselle -Spartacus!</i> se croisaient avec mille exclamations -d'enthousiasme; chaque auditrice annonçait déjà tout -haut ses prétentions. L'une voulait être préfette ou générale -de division, l'autre procureuse générale près la -Cour d'appel, une troisième inspectrice des remontes, -une quatrième grande maîtresse de l'Université. C'était -une sorte de carnaval de l'esprit, dans lequel toutes les -ambitions se croisaient et se heurtaient en courant -comme des masques. M<sup>lle</sup> Spartacus, enivrée de ce -triomphe, avait relevé ses lunettes sur son front et caressait -de l'œil les vingt manuscrits qui gonflaient son -sac de velours. Là était le véritable nœud de l'affaire; -elle avait d'abord voulu s'assurer la bienveillance de son -auditoire, mais la grande question était de faire agréer -le sac avec son contenu.</p> - -<p>Elle reprit donc aussitôt que l'enthousiasme de la -foule put permettre à sa voix de se faire entendre:</p> - -<blockquote> -<p>«Je prévoyais ces transports de joie, et j'y vois le -nouveau gage d'un triomphe assuré! Oui, chères complices, -vous vous réunirez pour vaincre la barbarie de -ce sexe qui repousse ses adversaires sans respect pour -leur faiblesse, et n'a pas même la vulgaire générosité de -se laisser battre sans se défendre. Mais, pour arriver à -ce résultat, il faut que toutes les femmes secondent notre -complot, qu'elles en comprennent l'importance, -qu'elles soient éclairées sur les moyens comme sur le -but; et, pour cela, des instructions sont indispensables.</p> - -<p>«Or, ces instructions existent; j'y ai consacré, depuis -dix ans, mes facultés et mes veilles. Romans, poésies, -traités philosophiques, impressions de voyages, vaudevilles, -j'ai successivement adopté toutes les formes, pris -toutes les allures. Ce sac renferme la matière de quatre-vingt-douze -volumes in-octavo, sans alinéa et sans interlignes, -destinés à ramener toutes les femmes à notre -opinion. C'est la révolution du monde en manuscrit; il -ne reste plus qu'à en faire les frais d'impression!</p> - -<p>«Mais ces frais, en comprenant la juste rétribution du -travail de l'auteur, montent à un million deux cent mille -francs, et ne peuvent, par conséquent, être couverts que -par l'association des parties intéressées. J'ai donc l'honneur -de vous proposer, au nom du bureau, une souscription -ouverte, séance tenante, dans l'intérêt de la -cause, pour l'impression immédiate de mes œuvres -complètes.</p> - -<p>«Le nom des souscriptrices et le chiffre de leurs cotisations -seront inscrits par ma secrétaire, qui attend à -la grande porte.»</p> -</blockquote> - -<p>A ces mots, M<sup>lle</sup> Spartacus tira ses lunettes, salua l'assemblée -et sortit avec les membres du bureau.</p> - -<p>Mais aucun applaudissement ne se fit entendre. L'idée -de souscription avait glacé les espérances et amorti les -plus fiers courages. Des murmures recommençaient à -courir au-dessus des têtes agitées, comme la brise sur -les épis.</p> - -<p>«C'est un piége, répétaient plusieurs voix, on nous -a attirées dans un coupe-gorge.</p> - -<p>—Elle veut tout simplement nous forcer à imprimer -ses rapsodies.</p> - -<p>—Et à lui faire des rentes, afin de trouver un mari -malgré ses lunettes et son grand nez.</p> - -<p>—C'est une folle.</p> - -<p>—Une intrigante.</p> - -<p>—Je ne donnerai rien.</p> - -<p>—Ni moi.</p> - -<p>—Ni moi.</p> - -<p>—Ni moi.»</p> - -<p>Mais, malgré ces affirmations, tous les yeux se portaient -avec un certain embarras vers la grande porte, où -attendait <i>la</i> secrétaire de M<sup>lle</sup> Spartacus. Passer devant -un bureau de souscription sans rien donner est toujours -chose difficile, non à notre générosité, mais à notre -sottise. Que pensera-t-on de nous? ne nous accusera-t-on -point de dureté, d'avarice, de pauvreté? A cette dernière -pensée, notre front rougit, et nous portons vivement -la main à la poche.</p> - -<p>Ainsi allaient faire les femmes sages, bien à contre-cœur, -lorsqu'elles avisèrent une porte dérobée qui permettait -d'éviter la grande entrée; toutes s'y précipitèrent, -tandis que la secrétaire et M<sup>lle</sup> Spartacus, qui était -allée la rejoindre, attendaient toujours les souscriptrices. -Enfin, un laquais vint demander s'il pouvait éteindre: -la salle était vide!</p> - -<p>La présidente eut besoin de s'en assurer par ses yeux; -mais, quand elle ne put douter davantage, elle laissa -tomber ses lunettes, et, se voilant la face avec ses deux -gants de filoselle tricotée, elle s'écria, comme Caton -après la bataille de Philippes:</p> - -<p>«<i lang="la" xml:lang="la">Diutius vixi!</i>»</p> - -<p>Ce que la secrétaire traduisit par:</p> - -<p>«J'avais trop de manuscrits!»</p> - -<p>Pendant ce temps, M<sup>me</sup> Facile et sa compagnie quittaient -la galerie avec de longs éclats de rire et regagnaient -les salons. Maurice et Marthe restèrent seuls -en arrière, assis à la même place, les mains unies et se -regardant.</p> - -<p>«Toujours le même égarement, dit enfin Maurice, -qui appuya sur l'épaule de la jeune femme sa tête pensive. -Ah! pourquoi faire deux camps des enfants de -Dieu? Ève n'est-elle donc plus la chair d'Adam? Ne -comprendra-t-on jamais que ce n'est point le droit qui -fera disparaître la servitude, mais seulement l'amour? -Est-ce avec les récriminations et les soupçons que se cimentent -les alliances? Aimez bien, et nul n'ambitionnera -le rôle de maître, mais celui d'esclave; aimez davantage, -et vous ne saurez même plus qui obéit ou qui -commande, car les deux cœurs ne seront plus qu'un -seul cœur.</p> - -<p>—Oui, dit Marthe, qui se retourna à demi, et dont -les lèvres effleurèrent la chevelure du jeune homme; -c'est ainsi que nous avons vécu, ainsi que nous vivrons!»</p> - -<p>Une larme vint se suspendre aux cils de Maurice; il -tint Marthe longtemps pressée sur sa poitrine; puis, faisant -un effort:</p> - -<p>«On doit nous chercher, dit-il, remontons vite. Que -penseraient les convives de M<sup>me</sup> Facile s'ils pouvaient -nous voir et nous entendre? Hélas! ils ne nous comprendraient -même pas, car l'intelligence ne peut s'élever -sur les ailes de l'âme. Livrée aux pesanteurs de la réalité, -elle s'abaisse aux lieux bas et voit chaque jour rétrécir son -horizon. Hier, tu as pleuré sur ce monde nouveau -parce que l'amour l'avait quitté; mais, en s'envolant, -il a encore emmené une compagne.</p> - -<p>—Qui donc? demanda Marthe.</p> - -<p>—La poésie.»</p> - - -<div class="chapter" /> -<div class="titre">TROISIÈME JOURNÉE</div> -<h2 class="nobreak" id="ch21">XXI</h2> - -<div class="abstract">Correspondance-omnibus de M. Atout.—Constitution politique -de la république -des Intérêts-Unis.—Circulaire électorale de M. Banqman.—Chambre -des envoyés de la république des Intérêts-Unis.—Crise ministérielle à propos -de moules de boutons.—Magnifique discours de Banqman sur la question -de savoir si l'armée aura ou non des gants tricotés.—La chambre -vote tous les articles de la loi et rejette l'ensemble.</div> - -<p>L'âme humaine est ainsi faite, que la difficulté seule -peut entretenir son ardeur. Passionnée pour le bien le -plus futile s'il menace de lui échapper, elle reste indifférente -à tout ce qu'elle obtient sans recherche et sans -sacrifice. On aspire de toutes les forces de son désir à -l'éloge qu'il faut arracher, tandis que l'on reçoit avec indifférence -la lettre d'un admirateur inconnu; on achète -avec empressement les livres de l'écrivain que l'on -n'a jamais vu, et, le jour où il vous les apporte, on -cesse de les lire. On songe longtemps aux moyens de se -présenter chez un voisin, et, s'il fait le premier une visite, -on se met vite sur la réserve. Il suffit de voir tous -les jours l'homme que l'on estime pour n'y plus penser. -Quand on le rencontrait une fois par année, on s'informait -de ses projets, de ses travaux, de ses idées; maintenant, -on ne s'informe de rien; il est entré dans le cercle -de nos habitudes, il a cessé d'être un but, nous ne le -regardons plus!</p> - -<p>Étrange nature! nous ne poursuivons que ce qui nous -échappe, nous n'aimons que ce qui nous repousse, et -tout ce qui vient nous chercher éveille à l'instant notre -indifférence!</p> - -<p>M. Atout faisait ces réflexions devant son bureau couvert -de volumes dont les feuilles n'étaient point encore -coupées, bien que les auteurs les eussent apportés eux-mêmes; -de journaux gratuits encore enveloppés de leurs -bandes, et de paquets affranchis qui n'avaient point été -décachetés.</p> - -<p>Au début de la carrière, ces hommages publics eussent -enivré le futur académicien; mais, depuis, l'habitude -l'avait blasé sur ces pots-de-vin de la gloire; aussi -les recevait-il avec une nonchalance dédaigneuse. Ce -qu'il y voyait de plus clair était la nécessité de répondre -aux trois cents envois qui encombraient son bureau.</p> - -<p>Car M. Atout savait que l'exactitude était la politesse -des gens de lettres comme des rois, et il répondait toujours. -Il avait pour cela trois modèles d'épîtres sténographiées, -auxquelles il ne restait qu'à mettre l'adresse.</p> - -<p>S'agissait-il, par exemple, d'un volume de poésies envoyé -avec une lettre extatique, il prenait le modèle numéro -1, ainsi conçu:</p> - -<blockquote> -<div class="ind">«Monsieur,</div> -<p>«Vous avez une lyre dans le cœur! J'ai lu (ici le -titre du livre) avec des émotions toujours renouvelées. -La muse qui l'a dicté ressemble à ces oiseaux des autres -latitudes qui nichent dans les grandes herbes, chantent -dans le feuillage des bois et planent dans les nuées.</p> - -<p>«Continuez, Monsieur, et tout ce qu'une indulgence -bienveillante vous fait penser de moi, l'avenir le dira un -jour plus justement de vous-même.»</p> -</blockquote> - -<p>Était-il, au contraire, question d'une publication périodique, -le modèle numéro 2 venait naturellement:</p> - -<blockquote> -<div class="ind">«Monsieur,</div> -<p>«Vous avez un glaive dans l'esprit. J'ai lu avec un intérêt -palpitant votre (le nom de la publication). Les -arguments que vous employez ressemblent à ces armes -qui frappent également par les deux tranchants et par la -pointe.</p> - -<p>«Continuez, Monsieur, et tout le bien que vous pensez -de mes ouvrages, la République entière le dira un -jour à meilleur droit de votre journal.»</p> -</blockquote> - -<p>Fallait-il, enfin, répondre à l'envoi d'un manuscrit, -c'était le cas d'avoir recours au modèle numéro 3:</p> - -<blockquote> -<div class="ind">«Monsieur,</div> -<p>«Vous avez un orchestre dans l'imagination. J'ai lu -avec une avidité ravie votre (ici le titre du manuscrit). -Les conceptions de votre génie ressemblent à ces symphonies -où l'on entend successivement tous les accents -et tous les tons.</p> - -<p>«Continuez, Monsieur, et l'attention que le public accorde, -dites-vous, à ma voix, se reportera tout entière, -et avec plus de raison, sur la vôtre.»</p> -</blockquote> - -<p>L'envoi journalier de ces lettres avait prodigieusement -accru la popularité de l'académicien. Tous les gens -auxquels il reconnaissait du génie se faisaient naturellement -les prôneurs de son discernement. Comment ne -pas soutenir une célébrité qui nous écrit? Ne devenons-nous -point quelque chose dans sa gloire? Plus il est illustre, -plus son suffrage honore: nous le transformerions -en grand homme, ne fût-ce que pour augmenter le -prix de ses autographes.</p> - -<p>M. Atout le savait et ne négligeait aucun de ces -moyens de renommée, car il en est de celle-ci comme -de toute chose humaine: le hasard la sème, l'habileté -seule la fait grandir. Aussi beaucoup de gens peuvent-ils -se faire une réputation, mais peu connaissent l'art de -la cultiver. Il faut, pour cela, l'adresse qui prépare, la -persistance qui fonde, l'égoïsme qui affermit. Il faut -surtout beaucoup de vanité et peu d'orgueil: car, si la -vanité est une voile que nous enflons nous-même et qui -nous pousse, l'orgueil est une ancre rigide et tenace sur -laquelle nous restons immobile. Flattez s'il le faut, pliez -au besoin; mais montrez-vous partout; ayez de vous-même -l'opinion que vous voulez en donner aux autres: -l'homme est imitateur jusque dans ses sensations. -L'estime que vous montrerez pour votre propre mérite -sera toujours plus ou moins contagieuse. Gardez-vous -seulement de justifier trop sérieusement vos prétentions. -Notre admiration ne veut point être forcée; on peut l'obtenir -de nous par faveur, difficilement comme droit. Chaque -homme est toujours plus ou moins de la famille de -Thémistocle, les trophées de Miltiade l'empêchent de -dormir.</p> - -<p>Évitez donc de la multiplier; n'imitez point ces glorieux -insatiables que l'on aperçoit toujours dans l'arène, -frottés d'huile et le ceste à la main. Contentez-vous de -faire valoir le passé; prenez rang parmi ces ducs et pairs -de la gloire, qui sont beaucoup aujourd'hui pour avoir -été autrefois quelque chose. De cette manière, on vous -acceptera comme une sorte d'illustration posthume que -tout le monde honore, parce qu'elle ne porte ombrage à -personne; votre paresse sera de la sobriété, votre stérilité -de la discrétion; on vous tiendra à honneur tout ce -que vous ne ferez point, et vous appartiendrez à cette -phalange d'artistes sérieux qui prouvent leur valeur en -se taisant.</p> - -<p>Nous avons déjà dit comment cette méthode avait -réussi à M. Atout, qui occupait la plus haute position -littéraire des Intérêts-Unis sans rien écrire, et tenait le -premier rang parmi les professeurs sans rien professer. -Aussi était-il bien résolu à persévérer dans une voie qui -lui permettait d'arriver sans marcher. Il se hâta donc -d'achever sa correspondance habituelle, puis, se rappelant -son hôte, il monta à son appartement.</p> - -<p>Il le trouva un livre à la main, et se pencha pour voir -le titre.</p> - -<p>«Que tenez-vous là? dit-il; les fastes de la <i>Convention -française</i>?</p> - -<p>—Oui, répondit Maurice, je relisais l'histoire de ces -stoïques audacieux, dont les moindres mouraient comme -Socrate. Je comptais les sacrifices muets de ce peuple -de Decius, et je trouvais le secret de tant de simplicité -et de grandeur dans un seul mot: <span class="small">LA FOI</span>!»</p> - -<p>L'académicien hocha la tête.</p> - -<p>«En effet, dit-il d'un air capable, c'était alors le -puissant mobile, l'âme immortelle du corps social; mais -le temps a éclairé les hommes; nous avons perfectionné -le patriotisme, et nous l'avons rendu plus facile. Votre -moteur ressemblait à la vapeur, puissance irrésistible, -mais difficile à conduire; les explosions amenaient toujours -quelques désastres; aussi lui avons-nous substitué -une force plus aimable, plus docile, et non moins irrésistible.</p> - -<p>—Vous la nommez?</p> - -<p>—L'intérêt. Notre constitution a été si heureusement -combinée que les devoirs du citoyen se sont trouvés réduits -à l'obligation de rechercher en tout son propre -avantage. Votre gouvernement constitutionnel contenait, -du reste, les germes de cette merveilleuse réforme; -germes cachés, souterrains, honteux, que nous avons -habilement arrosés de légalité pour les développer et leur -donner place au soleil. Aussi, aujourd'hui, le système -politique des Intérêts-Unis répond-il à tous les besoins -de l'homme vraiment civilisé.</p> - -<p>Il se compose de quatre pouvoirs qui résument les -principes sociaux de l'époque.</p> - -<p>En tête se trouve le président de la République ou -l'<i>impeccable</i>, ainsi nommé parce qu'il ne peut mal faire, -et qui ne peut mal faire parce qu'il ne fait rien. L'impeccable -n'est, en effet, ni un homme, ni une femme, ni un -enfant, mais ce que nous appelons une fiction gouvernementale: -il se compose d'un fauteuil vide sous un baldaquin! -Ce fauteuil est le chef légitime du gouvernement. -Les ministres ne peuvent parler qu'en son nom, -et leurs déclarations politiques sont appelées discours -du fauteuil.</p> - -<p>Cette heureuse conception nous a ainsi débarrassés de -l'embarras de choisir un président temporaire et des inconvénients -du pouvoir transmis par l'hérédité. Quand -le chef de l'État vieillit, on appelle un tapissier pour le -remettre à neuf, et une douzaine de clous suffisent pour -restaurer l'ordre de choses. De plus, point de cour, de -liste civile. Toute la maison présidentale se réduit à une -brosse et à un plumeau. Nous n'avons ni filles à doter, -ni fils à marier. Nous ne pouvons craindre ni coups -d'État, ni usurpations, un fauteuil étant forcément condamné -au <i>statu quo</i>. Enfin, comme il ne peut rien exécuter, -nous lui avons abandonné avec confiance le pouvoir -exécutif.</p> - -<p>La seconde autorité de l'État est la <i>Chambre des envoyés</i>, -nommée par tous ceux qui dorment sur des sommiers -élastiques et boivent du vin vieux.</p> - -<p>Le législateur a, en effet, pensé que tout citoyen bien -couché et bien nourri devait être un homme ami du bon -ordre, c'est-à-dire de sa table et de son lit, et qu'il avait -nécessairement de lumières tout ce qu'il en fallait pour -ne pas vouloir en donner une part aux consommateurs -de paille et de pain noir.</p> - -<p>Cependant, comme il pourrait se trouver, par hasard, -dans la Chambre des envoyés certains brouillons assez -égoïstes pour préférer leurs idées à leurs intérêts, on -leur a opposé la <i>Chambre des valétudinaires</i>, composée de -gens que le mouvement inquiète et que le bruit fatigue. -Pour y être admis, il faut prouver qu'on est ou sourd, ou -aveugle, ou goutteux, ou asthmatique; ceux qui réunissent -plusieurs infirmités ont la préférence; cependant, -avec un peu de protection, l'entêtement et l'ignorance -peuvent suffire.</p> - -<p>Le quatrième pouvoir, enfin, est composé des banquiers, -qui se sont faits les intendants de la République, -lui prêtent à la petite semaine, et se chargent de passer -les revenus publics par un crible qui ne laisse tomber -que les petites pièces et retient toutes les grosses. L'État -a insensiblement mis en gage entre leurs mains la terre, -les fleuves, les mers, les mines souterraines et les transports -aériens; si bien qu'ils seraient les maîtres de tout, -si le fauteuil et les deux chambres n'étaient là; mais leur -pouvoir entrave celui des banquiers, qui, à son tour, -entrave le leur. Car là est le sublime de notre organisation -politique: tout se compense et se pondère. Le -char de l'État ressemble exactement à celui que l'on a -découvert sur les débris de l'arc de triomphe du Carrousel, -à Paris: tiré en sens inverse par quatre chevaux -de forces égales, il reste nécessairement en place, ce -qui l'empêche de se heurter aux bornes ou de tomber -dans les ornières.</p> - -<p>—Mais non d'être écartelé, dit Maurice; et, tôt ou -tard, le char se disloquera.</p> - -<p>—Si nous n'avions pas une cheville magique qui -consolide tout, fit observer l'académicien.</p> - -<p>—Et quelle est-elle?</p> - -<p>—La peur! Autrefois on mettait de la passion dans -la politique, mais aujourd'hui le progrès des lumières a -fait disparaître ces hommes de <i>petite vertu</i> qui tenaient à -leurs idées, et qui voulaient à tout prix le triomphe de -ce qu'ils regardaient comme la vérité! On ne croit pas -plus à ce que l'on défend qu'à ce qu'on attaque. Les opinions -sont des logements à loyer dont on déménage dès -qu'on en trouve un meilleur. Aussi les luttes ont-elles -plus d'apparence que de réalité: on se combat comme -au théâtre, en ayant soin de ne pas se blesser, et seulement -pour occuper la galerie. Nul ne porte de coups dangereux, -de peur d'en recevoir; les adversaires d'aujourd'hui -seront nos alliés de demain; la cocarde que nous -sifflons, celle que nous porterons à notre chapeau; cette -prévision tient lieu d'indulgence, et, si chacun tire d'un -côté différent, c'est avec la modération d'un coursier de -fiacre payé à l'heure.</p> - -<p>—Alors je comprends, dit Maurice, vous êtes à l'abri -des fièvres politiques. Mais qui vous sauvera de l'indifférence?</p> - -<p>—Toujours la constitution, répondit M. Atout. Croyez-vous -que nous en soyons au temps où l'on demandait -aux électeurs de payer leurs députés? Nous avons compris -ce qu'une pareille prétention avait de décourageant -pour le zèle électoral, et nous l'avons retournée. Aujourd'hui, -c'est le député qui paye l'électeur! Chaque nomination -est soumise à la criée publique, les candidats -présentent leurs soumissions, et la place reste au dernier -enchérisseur. De cette manière, plus de piéges, plus -d'intrigues; chacun débat ses conditions et sait ce qu'il -a. Aussi faut-il voir l'empressement des électeurs! Quelques-uns -se sont fait porter mourants jusqu'aux urnes -du scrutin pour déposer leurs votes et en recevoir le -prix. Grand exemple de l'énergie de cette vie politique -qu'entretiennent des institutions fondées sur le seul -principe, vraiment social, <i>le dévouement à soi-même</i>. Du -reste, j'ai là sur moi la dernière circulaire de M. Banqman, -qui vous fera apprécier, mieux que toutes mes explications, -les avantages de notre système.»</p> - -<p>M. Atout chercha dans ses poches et en tira une large -feuille imprimée qu'il remit à son hôte.</p> - -<blockquote> -<p class="c"><i>M. Banqman, candidat pour la députation, -aux électeurs du quartier B de la ville de Sans-Pair.</i></p> - -<div class="ind">«Messieurs,</div> -<p>«Si j'avais obéi à mes goûts, vous ne me verriez point -aujourd'hui solliciter vos suffrages; content d'une position -honorée et confortable, je continuerais à en jouir, -loin des agitations de la politique; mais les sollicitations -de mes amis ont fait violence à mes inclinations, et -m'ont décidé à venir réclamer la députation.</p> - -<p>«Mes opinions sont connues, Messieurs; je désire le -bonheur de tous les citoyens de la République, et je veux -tout ce qui peut assurer ce bonheur. Je voterai toujours -pour le bien et pour la vérité; je n'adopterai que le parti -qui aura raison, je n'attaquerai que celui qui aura tort; -je ne soutiendrai les ministres qu'autant qu'ils se soutiendront -eux-mêmes, et, s'ils tombent, je me rappellerai -que la voix du peuple est la voix de Dieu.</p> - -<p>«Voilà pour mes idées gouvernementales. Quant aux -droits que je puis avoir à votre confiance, les voici:</p> - -<p>«Je gagne, année moyenne, trois millions cinquante -mille francs, ce qui doit vous faire comprendre que je -suis un homme d'ordre.</p> - -<p>«J'ai toujours refusé de prendre des associés et de -me marier, le tout par amour de la liberté.</p> - -<p>«Je fabrique des moules de boutons pour tous les âges -et pour toutes les classes, ce qui témoigne de mon respect -pour l'égalité.</p> - -<p>«Enfin, dans tous mes rapports à la <i>Société humaine</i>, -j'ai appelé les hommes <i>mes semblables</i>, expression qui -prouve mes croyances à la fraternité.</p> - -<p>«Maintenant, s'il faut en venir à ma profession de foi, -je ne serai pas moins explicite.</p> - -<p>«Je déclare d'abord m'engager à une distribution de -moules de boutons de déchet à tous les pauvres du quartier.</p> - -<p>«Je donnerai dans l'année six bals et douze dîners, où -seront invités tous les électeurs qui m'auront accordé -leurs voix.</p> - -<p>«Ceux qui pourront réunir dix votes en ma faveur -auront droit à une gratification de la valeur de mille -francs, payable en rognures de corne de ma fabrique, -en petite bière de la brasserie projetée à Noukaïva, ou en -actions pour les télégraphes aériens.</p> - -<p>«Ceux qui m'apporteront quinze votes auront de plus -une médaille en bronze avec la boîte en faux maroquin.</p> - -<p>«Enfin, quiconque me procurera vingt voix percevra -une rente perpétuelle de deux litres de potage à la gélatine, -qu'il pourra faire prendre, tous les matins, à la compagnie -hollandaise du Kamtschatka.</p> - -<p>«Je ferai distribuer en outre à mes clients, au moment -du scrutin, des billets portant mon nom, et dans -lesquels se trouvera enveloppée une pièce de cent sous, -pour leur donner plus de poids. Chacun mettra le billet -dans l'urne et la pièce dans sa poche.</p> - -<p>«J'ose espérer, Messieurs, que la franchise de ces -explications me conciliera vos suffrages, et que je pourrai -bientôt porter à la tribune nationale l'expression de -vos souhaits et de vos besoins.</p> - -<div class="sign">«<span class="sc">Banqman</span>.»</div></blockquote> - -<p>«Et cette circulaire a réussi près des électeurs? demanda -Maurice après avoir lu.</p> - -<p>—Si bien réussi que Banqman est maintenant un des -membres les plus influents à la Chambre des envoyés, -répliqua M. Atout, et qu'il doit adresser au ministère, ce -matin même, des interpellations foudroyantes.</p> - -<p>—Il combat donc le ministère?</p> - -<p>—Depuis que ce dernier a autorisé l'introduction des -crochets étrangers, qui menacent de faire tomber la fabrication -des boutons.</p> - -<p>—Et pourrait-on assister à cette séance?</p> - -<p>—Je venais vous proposer d'y aller ensemble.»</p> - -<p>Maurice accepta avec empressement, et milady Ennui, -qui entra dans ce moment avec Marthe, déclara qu'elle -les accompagnerait.</p> - -<p>Les débats de la Chambre des envoyés étaient publics, -c'est-à-dire qu'on ne pouvait y entrer qu'avec des billets. -M. Atout connaissait heureusement l'ambassadeur du -Congo, et obtint, par son entremise, l'entrée de la tribune -diplomatique.</p> - -<p>Milady Ennui, heureuse d'étaler son corset mécanique -sur les premiers bancs, s'appuya à la galerie en lorgnant, -tandis que M. Atout expliquait au couple étranger la politique -de Sans-Pair.</p> - -<p>«Celui que vous voyez vis-à-vis de vous, dit-il, occupé -à examiner des colonnes de chiffres, a pris pour spécialité -d'éplucher le budget; il passe ses journées à refaire les -additions des comptables et à chercher des réductions. -Il a proposé, à la dernière session, treize millions d'économies, -sur lesquels la Chambre lui a accordé vingt et un -francs trente centimes. Un peu plus loin se trouve un -de nos confrères, qui s'est fait recevoir à l'Académie -comme homme politique, et à la Chambre comme littérateur. -Il refait tous les ans un discours contre les auteurs -contemporains, qui ont le tort de ne lui avoir point laissé -une place, et un second en faveur du ministère, qui lui -en a accordé sept. A ses côtés siége le général Pataquès, -connu par son éloquence mêlée d'oripeaux militaires, -de cliquetis de sabres et de lazzis de chambrée. Le vieil -homme qui se promène là-bas est le fameux Tacitus, -espèce de Montesquieu en raccourci, qui a acquis la réputation -d'excellent citoyen en s'abstenant, et de penseur -profond en déchirant ses collègues. Derrière lui cause -un ancien légiste, M. Format, qui regarde le gouvernement -de l'État comme une affaire de procédure, et qui -laisserait vendre la République, pourvu qu'elle fût vendue -selon le code. Son interlocuteur, milord Grave, est un -ancien ministre, qui a le premier introduit l'austérité -dans la corruption. De l'autre côté se promène le docteur -Traverse, qui parle pour le gouvernement populaire, -dont il ne veut pas, afin de ramener la monarchie, que -tout le monde repousse. Enfin, voici, au pied de la tribune, -M. Omnivore, défenseur des intérêts positifs de -la République, pourvu que ces intérêts soient les siens. -Tous ces députés sont les chefs d'autant de partis, qui -tâchent de s'entendre quand ils ne peuvent pas s'étrangler.</p> - -<p>Le plus nombreux de tous est celui des <i>équilibristes</i>, -composé des gens qui savent se maintenir sous tous les -ministères, et dont l'opinion se résout en un bordereau -d'appointements. On les appelle aussi conservateurs, vu -l'ardeur qu'ils mettent à conserver leurs places, leurs -fournitures et leurs pensions.</p> - -<p>Ils ont pour adversaire le parti des <i>aspirants</i>, comprenant -tous ceux qui ont été ministres ou qui comptent le -devenir.</p> - -<p>Entre eux flottent les <i>indépendants</i>, dont la politique -ressemble à la marche d'un homme ivre, et qui, lorsqu'ils -ont penché à gauche, se retournent brusquement -à droite, uniquement pour prouver qu'ils ne suivent pas -de chemin.</p> - -<p>Enfin viennent une douzaine de factions, tantôt séparées, -tantôt unies, espèce d'appoints parlementaires qui -servent à déplacer les majorités, et grâce auxquelles la -Chambre contredit aujourd'hui ses décisions d'hier.»</p> - -<p>Ici, l'académicien fut interrompu par le son d'une -trompette qui jouait l'air connu:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i4">Du courage</div> -<div class="verse i4">A l'ouvrage,</div> -<div class="verse i2">Les amis sont toujours là.</div> -</div> - -<p>M. Atout apprit à Maurice que ce signal annonçait l'ouverture -de la séance. On avait ingénieusement substitué -le clairon à la sonnette, comme plus facile à entendre -dans le tumulte, et pouvant épargner au président tous -frais d'éloquence. Ses avertissements se traduisaient en -airs connus. Voulait-il, par exemple, rappeler à l'ordre -un député de l'opposition, il jouait le refrain de la -romance:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Taisez-vous, je ne vous crois pas.</div> -</div> - -<p>S'agissait-il d'annoncer que le ministre de l'instruction -publique allait prendre la parole, il jouait en mineur:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">Je suis Lindor, ma naissance est commune,</div> -<div class="verse i1">Mes vœux sont ceux d'un simple bachelier.</div> -</div> - -<p>Était-il question de mettre aux voix le budget, il l'annonçait -au moyen de l'air:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i3">Quels dînés, quels dînés</div> -<div class="verse i3">Les ministres m'ont donnés.</div> -</div> - -<p>Fallait-il, enfin, demander un congé pour un maréchal -rejoignant son gouvernement, il jouait:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i3">Malbroug s'en va-t-en guerre,</div> -<div class="verse i2">Mironton ton ton mirontaine;</div> -<div class="verse i3">Malbroug s'en va-t-en guerre,</div> -<div class="verse i3">Ne sais quand il viendra.</div> -</div> - -<p>Au signal qu'il venait de donner, les députés se dirigèrent -vers leurs places, et un orateur monta à la tribune -pour leur donner le temps de s'asseoir et de se moucher. -Maurice reconnut M. Omnivore. M. Atout lui dit qu'il y -avait ainsi, à la Chambre, une dizaine de comparses -chargés du lever de rideau, et remplissant l'office du -verre d'absinthe que l'on accepte avant le dîner, non -parce qu'on l'aime, mais parce qu'il donne envie de -prendre autre chose.</p> - -<p>Ils furent remplacés par des orateurs d'un crédit médiocre; -c'étaient le potage et les hors-d'œuvre.</p> - -<p>Enfin, il y eut un silence; le festin parlementaire allait -commencer; M. Banqman venait de paraître à la tribune.</p> - -<p>L'illustre fabricant avait le menton rentré au fond de -sa cravate et la main droite dans son jabot, indice évident -de profondeur. Il promena quelque temps ses regards -sur l'assemblée, avança lentement la main gauche, et -commença d'une voix qui tenait à la fois du trombone et -du bonnet chinois:</p> - -<blockquote> -<div class="ind">«Messieurs,</div> -<p>«Quelque résolu que puisse être un homme politique -à accomplir son devoir, il est des circonstances où cet -accomplissement devient pour lui une douloureuse -épreuve, et où il doit envier le sort des citoyens sans -responsabilité, qui subordonnent leurs convictions à leurs -sympathies, et accordent aux amis qu'ils ne peuvent -continuer à approuver la faveur de leur silence! Malheureusement, -telle n'est point notre position. Chargé d'une -mission publique, nous devons à nos commettants, nous -nous devons à nous-même, de déclarer notre pensée -tout entière. Longtemps nous avons attendu, dans l'espoir -que les faits éclaireraient ceux qui nous gouvernent; -mais notre attente a été vaine, la prolonger est impossible. -Le salut de la République doit être la grande loi, -et, nous le déclarons hautement, la main sur le cœur, le -moment est venu de la perdre ou de la sauver.</p> -</blockquote> - -<p>(Murmures au centre; applaudissements aux extrémités; -longue agitation; l'orateur boit un verre d'eau -sucrée.)</p> - -<blockquote> -<p>«Oui, Messieurs, jamais la situation ne fut plus inquiétante -pour le présent, plus dangereuse pour l'avenir!</p> - -<p>«Que nous regardions à l'intérieur ou à l'extérieur, -tout nous épouvante également. La République nous fait -l'effet d'une machine conduite par des mains inhabiles, -et qui, contrariée dans ses mouvements, s'ébranle, fait -crier ses rouages et menace d'éclater!</p> -</blockquote> - -<p>(Profonde sensation.)</p> - -<blockquote> -<p>«Et c'est dans une pareille situation qu'on parle d'imposer -à la nation de nouvelles charges! On nous demande -un crédit de deux cents millions, en répétant que c'est -un vote de confiance. De confiance, soit, Messieurs; mais -voyons d'abord si l'on a fait quelque chose pour la -mériter.</p> -</blockquote> - -<p>(Mouvements en sens divers. L'orateur, qui va s'échauffant, -boit un second verre d'eau sucrée.)</p> - -<blockquote> -<p>«Je pourrais multiplier les critiques, Messieurs, mais -je veux faire preuve de modération. Je ne reviendrai point -sur ce qui a été tant de fois et si justement reproché au -pouvoir; je me contenterai d'examiner un seul de ses -actes, le plus récent. Il suffira, d'ailleurs, pour nous donner -la mesure de l'habileté, du tact et de la justice des -hommes qui sont à la tête du gouvernement!</p> - -<p>«Quand je parle ainsi, Messieurs, vous comprenez -que mes attaques s'adressent à ceux qui peuvent me -répondre, aux ministres ici présents, seuls répréhensibles -et responsables. Il est un nom qui doit rester en dehors -de toutes nos discussions; mes remarques ne peuvent -donc franchir la sphère inviolable où le chef de l'État -demeure, quoi qu'il arrive, calme et impeccable.</p> -</blockquote> - -<p>(Approbation générale.)</p> - -<blockquote> -<p>«Mais les agents de son administration sont soumis -à notre surveillance, et la constitution nous permet d'apprécier -leurs actes.</p> -</blockquote> - -<p>(L'attention redouble.)</p> - -<blockquote> -<p>«Quand j'ai annoncé que je n'en examinerai qu'un -seul, tout le monde a compris, sans doute, que je voulais -parler de la suppression des trois paires de gants -fournies par la République à ses défenseurs, suppression -qui a porté la désorganisation dans l'armée entière.</p> -</blockquote> - -<p><span class="sc">Le général Pataquès:</span> Oui, c'est une idée de pékin.</p> - -<p><span class="sc">Plusieurs voix d'avocats:</span> Pékin! c'est une insulte -à la Chambre.</p> - -<p><span class="sc">Un ancien apothicaire:</span> C'est indécent.</p> - -<p><span class="sc">Les bourgeois en masse:</span> A l'ordre! à l'ordre!</p> - -<p>(Le général Pataquès met son chapeau de travers, -incline le torse sur la hanche gauche et passe ses moustaches -par-dessus ses oreilles; les cris redoublent; le -président fait entendre l'air:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Grenadier, que tu m'affliges.</div> -</div> - -<p class="noindent">Le général se rassied et le tumulte s'apaise; l'orateur -reprend:)</p> -<blockquote> -<p>«Cette suppression déplorable, Messieurs, on doit -penser qu'ils l'ont au moins effectuée régulièrement, sans -violer les prérogatives des Chambres; qu'ils n'ont pas -joint l'illégalité à l'ignorance! Eh bien! je le dis avec -douleur, mais je dois le dire, cette mesure capitale a été -prise par ordonnance.</p> -</blockquote> - -<p>(Profonde sensation.)</p> - -<p><span class="sc">M. Format</span> s'écrie avec énergie: L'acte est contraire -à toutes les règles de la procédure… je veux dire de la -législature.</p> - -<p><span class="sc">Plusieurs voix:</span> Oui, oui.</p> - -<p><span class="sc">Autres voix:</span> Non, non.</p> - -<p>(Les ministres se regardent avec une visible inquiétude; -longue agitation; le président joue l'air:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">Finissons-en, le monde est assez vieux.</div> -</div> - -<p>Banqman continue:)</p> - -<blockquote> -<p>«Et quel était votre but, ministres du fauteuil, en -osant hasarder un pareil coup d'État! Votre orgueil se -trouvait-il donc blessé de voir les mains qui défendent la -patrie gantées comme les vôtres?</p> -</blockquote> - -<p><span class="sc">M. Traverse:</span> Ce sont des aristocrates.</p> - -<p><span class="sc">M. Banqman.</span> «Et ne pouviez-vous, s'il fallait absolument -consommer cette inconcevable révolution, sauver -du moins les apparences, supprimer les gants du soldat, -mais les laisser figurer sur le budget; de cette manière, -au moins, on n'en eût rien su, et l'honneur national eût -été sauf.</p> - -<p><span class="sc">Milord Grave</span> (avec un signe approbateur): Voilà ce -qu'il fallait faire.</p> - -<p><span class="sc">M. Banqman.</span> «Mais non, vous avez agi avec votre -légèreté et votre audace accoutumées, car là sont les -deux mobiles de toute votre politique; vous leur avez -dû vos succès eux-mêmes, selon l'admirable expression -du profond penseur qui a dit de vous: Ils se sont élevés -parce qu'ils étaient vides.</p> - -<p>(Mouvement; tous les yeux se tournent vers M. Tacitus, -qui a l'air de dormir; rires et applaudissements.)</p> - -<blockquote> -<p>«En conséquence, continue l'orateur, je propose le -projet de loi suivant, dont copie a été déposée sur le -bureau de M. le président:</p> - -<p>«<span class="sc">Article</span> 1<sup>er</sup>. La Chambre déclare ne point approuver -la mesure qui vient de frapper l'armée, et décide -que l'on accordera à chaque soldat six paires de gants, -au lieu de trois que lui passait autrefois le règlement.</p> - -<p>«<span class="sc">Art.</span> 2. Ces gants seront tricotés, en fil d'Écosse, -et garnis d'élastiques au poignet.</p> - -<p>«<span class="sc">Art.</span> 3. Ils devront être distribués à tous les régiments -trois jours après la promulgation de la présente -loi.</p> - -<p>«<span class="sc">Art.</span> 4. Les ministres actuels, ne pouvant procéder -avec impartialité à cette répartition, sont priés d'en laisser -le soin à des successeurs.»</p> -</blockquote> - -<p>Après la lecture de ces propositions, M. Banqman -descend de la tribune et reçoit les félicitations de toutes -les fractions flottantes de la Chambre, y compris les indépendants. -Le ministre de l'intérieur se dirige vers la -tribune, mais il est rappelé par son confrère des travaux -publics, qui veut prendre sa place, et est à son tour retenu -par le ministre des affaires étrangères. Une vive -discussion s'élève entre eux; enfin les cris: «Aux -voix! aux voix!» deviennent si nombreux que le président -se voit forcé de passer outre.</p> - -<p>L'article 1<sup>er</sup> est mis aux voix:</p> - -<table summary=""> -<tr><td colspan="3">Nombre de votants</td> <td class="num">613</td></tr> -<tr> -<td rowspan="2"> </td> -<td>Boules noires</td> <td class="num">290</td> -<td rowspan="2"> </td> -</tr> -<tr><td>Boules blanches</td><td class="num">323</td></tr> -</table> -<p>La Chambre adopte!</p> - -<p>Les ministres se querellent plus fort.</p> - -<p>On passe aux art. 2 et 3, qui sont également adoptés.</p> - -<p>Les ministres sont près de se prendre aux cheveux; -mais le président lit l'art. 4, qui les apaise subitement; -ils se retirent à l'écart pendant qu'on vote et semblent se -consulter.</p> - -<p>L'art. 4 est également adopté.</p> - -<p>Il ne reste plus qu'à voter sur l'ensemble de la loi. -Les ministres, qui se sont entendus, font passer à -M. Banqman un billet sur lequel ils ont écrit:</p> - -<blockquote> -<p>«L'introduction des crochets étrangers sera dès demain -prohibée.»</p> -</blockquote> - -<p>M. Banqman met le billet dans sa poche avec la boule -blanche et vote contre la loi. Un autre billet apprend à -M. Format qu'il est nommé avocat général; un troisième -annonce au général Pataquès le titre de maréchal; un -quatrième avertit milord Grave que l'on est en mesure -de publier des lettres à une comtesse avec les réponses, -traduction libre de la correspondance d'Héloïse et d'Abeilard; -un cinquième fait savoir à Tacitus que son neveu -aura une perception et sa cousine un bureau de -tabac.</p> - -<p>On vote sur l'ensemble de la loi.</p> - -<table summary=""> -<tr><td colspan="3">Nombre de votants</td> <td class="num">613</td></tr> -<tr> -<td rowspan="2"> </td> -<td>Boules noires</td> <td class="num">611</td> -<td rowspan="2"> </td> -</tr> -<tr><td>Boules blanches</td><td class="num">2</td></tr> -</table> -<p>La Chambre rejette.</p> - -<p>Le président fait entendre l'air: <i>Allons-nous-en, gens -de la noce</i>.</p> - -<p>Et la séance est levée.</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="ch22">XXII</h2> - -<div class="abstract">Un missionnaire anglais.—Un bal public qui fournit les danseuses—Ce -qu'on appelle l'Église nationale.—M. Coulant expliquant sa religion à Narcisse -Soiffard.</div> - -<p>Marcellus avait donné rendez-vous à Maurice dans la -grande salle du <i>Casino des Deux Mondes</i>. Il le trouva jouant -au billard avec Georges Traveller, missionnaire d'origine -anglaise, qui exerçait la triple profession de dentiste, de -pasteur et de marchand de denrées coloniales. Georges -Traveller avait parcouru tous les pays idolâtres de la -terre au nom d'une société de <i>propagation</i>, et rien ne lui -avait coûté pour s'attirer la confiance des peuples barbares. -Bien loin d'imiter ces apôtres catholiques qui, -sans autres armes qu'un livre de prières et un crucifix, -se présentaient au milieu des tribus sauvages comme des -envoyés de Dieu en les sommant de renoncer à leurs erreurs, -l'honorable missionnaire anglais s'était résigné à -partager celles-ci, et avait renouvelé le miracle d'Alcibiade -au profit de ses croyances et de son commerce. -Ainsi, on l'avait vu tour à tour circoncis à Mascat, -mari de douze femmes aux îles Marianes, marchand -d'esclaves dans le Zanguebar, et quelque peu anthropophage -aux Sandwich; mais le tout sans que sa foi en fût -ébranlée, et pour le compte de sa société.</p> - -<p>Grâce à cette souplesse de nature, il avait réussi à -distribuer quelques centaines de sermons imprimés pour -l'instruction des idolâtres qui ne savaient pas lire, et à -placer dix-sept cargaisons de marchandises de rebut.</p> - -<p>Bien qu'il n'appartînt pas à son Église, Marcellus -était fort lié avec le docteur, qui lui avait apporté des -narguillés et du tabac d'Orient. Il le présenta à Maurice, -devant lequel il dansa une polka africaine non autorisée -par la police.</p> - -<p>Cette exhibition eût pu se prolonger indéfiniment, si -Maurice n'eût rappelé à Marcellus la promesse faite, la -veille, de lui expliquer la nouvelle religion connue à -Sans-Pair sous le nom d'Église nationale. Le jeune piétiste -sortit avec lui pour le conduire au temple de l'abbé -Coulant; mais, en traversant la place des Annonces, il -aperçut tout à coup une énorme affiche placardée contre -une muraille.</p> - -<p>«Dieu me pardonne! c'est la réouverture de l'Éden! -s'écria-t-il; de grâce, approchons, que je puisse m'assurer…»</p> - -<p>Ils traversèrent la place et purent lire l'avertissement -qui couvrait la façade entière de l'édifice.</p> - -<blockquote> -<p><i>Salle de l'Éden.—Bals masqués.—Dimanche -soir, grande Fête, dite des Sauvages. Deux mille -jolies femmes, appartenant à l'établissement, exécuteront -des danses appropriées à leur caractère.—Chaque -homme recevra, en entrant, un numéro désignant -la danseuse dont il devra être le chevalier pendant tout -le bal.—Dans l'intérêt de l'ordre, les échanges seront -interdits.—Le costume adopté est celui des naturels -de l'Amérique, lors de la découverte du nouveau -monde; mais les gants sont de rigueur.—Il y aura -un vestiaire pour déposer les parapluies et les caleçons.—Prix -d'entrée: 25 francs.</i></p> -</blockquote> - -<p>A peine Marcellus eut-il jeté les yeux sur l'affiche -qu'il s'excusa près de Maurice et entra vivement au bureau, -d'où il ressortit bientôt avec un billet.</p> - -<p>«Il était temps, s'écria-t-il; encore cinq minutes, -et j'arrivais trop tard pour avoir une danseuse; ils n'ont -pu me donner que le numéro 1983… une brune de -vingt-deux ans! Je préfère les blondes, mais il faut -savoir se mortifier au besoin. Vous m'excuserez seulement -de vous quitter; il faut que j'avertisse le président -de la Société des bonnes mœurs, à qui je devais remettre -un mémoire après-demain, que des occupations inattendues -retardent mon travail.»</p> - -<p>Il indiqua à Maurice l'adresse du nouveau temple, et -le laissa continuer sa route.</p> - -<p>C'était la première fois que notre ressuscité se trouvait -seul dans les rues de Sans-Pair, et il se mit à tout -examiner plus en détail qu'il n'avait pu le faire jusqu'alors.</p> - -<p>Il remarqua que les locataires de chaque maison plaçaient -sous leurs fenêtres une inscription désignant le -nom et la profession exercée, de telle sorte que la ville -entière était une sorte d'almanach des vingt-cinq mille -adresses. On avait, à chaque entrée, au lieu de concierge, -un vaste tourniquet mécanique dont les compartiments -portaient le nom et renfermaient la sonnette des -locataires. En arrivant, le visiteur s'asseyait dans le -compartiment convenable, tirait le cordon, et aussitôt -la machine enlevée le transportait à la porte même de -la personne qu'il venait voir.</p> - -<p>Maurice aperçut également une salle de bal où les pas -des danseurs mettaient en mouvement les meules d'un -moulin à blé, et des charrettes qui, tout en revenant à -vide du marché, faisaient tourner un rouet et filaient le -coton de rebut.</p> - -<p>De loin en loin, les rues étaient traversées par des -viaducs sur lesquels passaient, en sifflant, les locomotives -poussées par la vapeur ou entraînées par le vide. -Les fils de télégraphes électriques se croisaient en tous -sens, dans l'air, comme un immense écheveau brouillé; -les paratonnerres, lancés jusqu'aux nuages, en soutiraient -perpétuellement l'électricité au profit des doreurs, -des entreprises d'omnibus galvaniques et de la société -pour l'éclairage. Sous chaque rue s'étendait une autre -rue, le long de laquelle rampaient, comme d'immenses -boas, les mille tuyaux de fer chargés de distribuer partout -l'eau, la chaleur, la lumière. Le jeune homme entendait -bruire sous ses pieds les voix des travailleurs -mêlées au grondement du vent, au clapotement des -cloaques, aux grincements des outils et aux lueurs des -flammes. C'était comme une seconde cité souterraine, -où s'élaborait la vie de la cité éclairée par le soleil; un -organe caché qui, tour à tour, lui apportait la force et la -délivrait de ses impuretés.</p> - -<p>Maurice regardait toutes ces merveilles de la civilisation -avec une surprise mêlée de désappointement. Au -milieu de tant de perfectionnements apportés à la matière, -il cherchait l'homme et le voyait aussi pauvre, -aussi vicieux, aussi déshérité! Il demandait en vain à -tous ces visages qui passaient sous ses yeux si la vie -leur était devenue plus légère à porter; les visages restaient -fatigués de souffrances ou soucieux d'incertitude! -Alors, un flot d'amertume montait de son cœur à son -cerveau. Il se demandait à quoi bon tous ces efforts -d'industrie, si la part de bonheur n'était point plus -large pour chacun; il cherchait ce qu'étaient devenues -l'égalité et la fraternité humaines au milieu de ces miracles -de calcul; il regardait où avait pu fuir la religion -véritable, celle qui <i>relie</i> les hommes l'un à l'autre, et -qui conduit au ciel par la double échelle de l'amour et -du dévouement.</p> - -<p>Or, dans ce moment même, ses yeux s'arrêtèrent sur -le fronton d'un édifice où il aperçut écrit en lettres de -bronze: <span class="sc">Église nationale.</span> Il entra.</p> - -<p>L'église nationale était une ancienne salle de criées -publiques, repeinte et retapissée pour le compte de la -nouvelle religion. Il y avait, à l'entrée, une vielle organisée -en guise d'orgues, et un bureau pour les parapluies -à la place du bénitier.</p> - -<p>L'office venait précisément de commencer et le ministre -était à l'autel.</p> - -<p>Maurice n'eut pas besoin d'écouter longtemps pour -comprendre de quoi il s'agissait, la nouvelle religion -consistant spécialement à répéter, dans la langue nationale, -ce que les officiants catholiques répètent en latin. -Ainsi, au lieu de dire: <i lang="la" xml:lang="la">Introibo ad altare Dei</i>, -l'Église nationale -disait: <i>Je m'approcherai de l'autel de Dieu.</i> Aux -mots: <i lang="la" xml:lang="la">Ite, Missa est</i>, elle substituait ceux-ci: -<i>Allez-vous-en, -la Messe est finie</i>. Et à la place de: <i>Amen!</i> elle répétait: -<i>Ainsi soit-il!</i></p> - -<p>Après l'office, le prêtre national monta en chaire, et -entreprit une longue diatribe contre les ministres des -autres religions qui ne savaient point se prêter aux progrès -des lumières, et qui continuaient à prier Dieu -dans une langue morte. Il prouva, par des citations de -Cicéron, de Tacite, de saint Augustin et de Tertullien, -que l'on devait renoncer au latin, et finit par une instruction -nationale, dans laquelle il développa les avantages -de la culture des rutabagas et de l'éducation des -vers à soie!</p> - -<p>La prédication achevée, la foule, composée d'une -trentaine de personnes, se retira, et Maurice allait en -faire autant, lorsqu'un ouvrier, qui avait écouté le sermon -avec une impatience visible, s'approcha tout à coup -du prédicateur qui venait de quitter la chaire, et, lui -barrant le passage:</p> - -<p>«Minute, monsieur l'abbé, dit-il en portant la main -à sa tête nue, comme s'il eût voulu saluer avec ses cheveux, -vous venez de converser sur les chenilles et les -navets; mais c'est pas là mon affaire, je voudrais savoir -si j'ai celui de parler au fondateur de l'Église nationale?</p> - -<p>—A lui-même, mon ami, dit le ministre.</p> - -<p>—Alors, reprit l'ouvrier, qui s'était évidemment rafraîchi -assez de fois pour se trouver légèrement échauffé, -vous êtes l'abbé Coulant, le véritable abbé Coulant?</p> - -<p>—Précisément.»</p> - -<p>L'ouvrier lui donna dans la poitrine un coup de poing -d'amitié.</p> - -<p>«Eh bien! vous êtes mon homme, s'écria-t-il, c'est -vous que je cherche! Depuis ce matin je suis entré chez -tous les marchands de vin du quartier pour savoir l'adresse -de l'Église nationale: ni vu ni connu! Il paraît -que votre religion est ici en chambre garnie?»</p> - -<p>L'abbé Coulant voulut s'excuser.</p> - -<p>«Y a pas de mal, reprit l'ouvrier; moi aussi, je le -suis, en chambre garnie, et pas si bien logé que votre -bon Dieu encore! Mais à la guerre comme à la guerre.</p> - -<p>—Vous aviez quelque question à m'adresser? demanda -le prêtre.</p> - -<p>—J'en ai vingt, des questions, répliqua l'ouvrier, vu -qu'on m'a dit que vous étiez un bon enfant; et moi, -j'aime les bons enfants.</p> - -<p>—Enfin.</p> - -<p>—En douceur, donc! Pour en venir à la fin, il faut -prendre au commencement. Pour lors, mon abbé, vous -saurez que je m'appelle Narcisse Soiffard, un nom qui -en vaut un autre, et que j'ai une fille de douze ans qui -aide sa mère à carder les matelas. Y a pas de péché à ça, -qu'il me semble.</p> - -<p>—Au contraire, le travail est un devoir.</p> - -<p>—C'est ce que je répète toujours à ma fille et à sa -mère. Le travail, que je leur dis, est un devoir pour la -femme… Mais, voyez-vous, la maman a des croyances; -elle veut que sa fille fasse sa première communion; moi, -je ne vais pas à l'encontre, parce que la croyance, c'est, -sans comparaison, comme le vin: faut respecter ceux -qui en ont trop pris et les laisser marcher de travers. Si -bien donc que je suis allé trouver le curé de notre paroisse, -et que je lui ai dit la chose.</p> - -<p>—Et il vous a répondu?…</p> - -<p>—Ah! voilà le curieux!… Il m'a répondu que pour -communier il fallait savoir ce que l'on faisait.</p> - -<p>—C'est-à-dire assister au catéchisme?</p> - -<p>—Juste! assister au catéchisme, à l'heure où elle -travaille avec sa mère! «Mais, mon curé, que je lui ai -dit, vous voulez donc nous faire mourir de soif? Si la -petite est obligée d'aller chez vous, l'ouvrage restera -forcément en arrière.</p> - -<p>—Il faut qu'elle apprenne sa religion, qu'il me répond.</p> - -<p>—Je veux bien, pourvu que ce soit en cardant des -matelas», que je lui redis… Il me semble que c'était -clair comme bonjour! Eh bien! il n'a pas compris!»</p> - -<p>L'abbé Coulant haussa les épaules.</p> - -<p>«Cela devait être, dit-il; le clergé n'entend rien aux -besoins du peuple. Amenez-moi votre fille, et je la ferai -communier.</p> - -<p>—Sans l'instruire?</p> - -<p>—A quoi bon? Ce n'est point la science qui est agréable -à Dieu. L'Église nationale ne demande que la bonne -volonté.»</p> - -<p>Soiffard frappa ses mains l'une contre l'autre.</p> - -<p>«Voilà la religion de mon choix! s'écria-t-il. Rien -que de la bonne volonté! ça ne ruine pas… Vous pouvez -m'inscrire dans votre paroisse, monsieur Coulant; -je veux que ça soit vous qui enterriez ma femme quand -elle mourra.</p> - -<p>—Vous aurez soin seulement, reprit le ministre, de -donner à votre fille son extrait de baptême.»</p> - -<p>L'ouvrier regarda l'abbé et tordit sa casquette, qu'il -tenait à deux mains.</p> - -<p>«Ah! oui, son extrait de baptême, répéta-t-il plus -lentement; il vous faut ça pour la communion.</p> - -<p>—Sans doute.</p> - -<p>—C'est que je vas vous dire… Sa mère et moi nous -avons toujours été si occupés… que la petite n'a pas été -précisément baptisée.</p> - -<p>—Vous pouvez réparer cet oubli.</p> - -<p>—Je ne dis pas, mais ça coûte six francs, le prix de -huit bouteilles de vin à quinze. D'ailleurs elle est nommée: -on l'appelle Rose.</p> - -<p>—Au fait, elle a une patronne dans le calendrier. Eh -bien, voyons, nous arrangerons cela; l'Église nationale -est accommodante.</p> - -<p>—Eh bien, la voilà la religion de mon choix; votre -main, monsieur Coulant, sans vous commander.</p> - -<p>—C'est entendu, reprit le curé en souriant; il suffira -que votre femme apporte un extrait de votre acte de mariage.»</p> - -<p>Soiffard gratta le parquet avec le bout de son pied, et -cracha devant lui.</p> - -<p>«Ah! il faut l'acte de mariage, dit-il avec quelque -embarras; c'est donc nécessaire?</p> - -<p>—Indispensable.»</p> - -<p>L'ouvrier se frotta la tête.</p> - -<p>«Alors… ça sera difficile, reprit-il en balbutiant, ça -sera bien difficile, monsieur Coulant; vu que nous avons -beaucoup voyagé, et que, dans les voyages, les papiers, -ça s'égare… d'autant que ma femme et moi, quand nous -nous sommes mariés, nous avons négligé d'aller à la -mairie.</p> - -<p>—Ah diable!</p> - -<p>—Toujours par raison d'économie. Vous devez comprendre -ça: un acte de mariage coûte encore plus qu'un -baptême, et dans notre état on regarde à toutes les dépenses; -faut savoir se priver.</p> - -<p>—C'est juste, dit l'abbé en soupirant; après tout, -Dieu a bien pardonné à la femme adultère! Allons, nous -fermerons les yeux, maître Soiffard; l'Église nationale -respecte la vie privée.</p> - -<p>—Vrai? s'écria Soiffard. La voilà la religion de mon -choix! Mille millions, monsieur Coulant, vous êtes un -brave homme, et je veux vous payer un verre de vin.»</p> - -<p>L'abbé eut beaucoup de peine à se défendre de la politesse -de son nouveau paroissien, et put regagner la -sacristie.</p> - -<p>Soiffard le regarda partir, puis, étendant la main vers -l'autel, avec la gravité solennelle des ivrognes:</p> - -<p>«C'est dit, murmura-t-il, la religion me vexait quand -elle me défendait de boire, de battre la bourgeoise et de -vivre à ma fantaisie; mais, puisque celui-ci a trouvé un -Dieu qui est bon prince, je l'adopte, et, à partir d'aujourd'hui, -je déclare que moi Narcisse Soiffard, ainsi -que la dame Soiffard et la petite, nous faisons partie de -l'Église ici présente à perpétuité.»</p> - -<p>A ces mots, il remit son bonnet et sortit en chancelant.</p> - -<p>Maurice rentra pensif et découragé; Marthe, qui l'attendait -avec impatience, fut frappée de sa tristesse.</p> - -<p>«Qu'as-tu donc vu? demanda-t-elle avec anxiété.</p> - -<p>—Ce que j'aurais dû prévoir, dit Maurice en serrant -les mains de la jeune femme; nous avions déjà vainement -cherché dans ce monde perfectionné l'amour et la -poésie; mais restait la foi, qui console de tout…</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Hélas! elle aussi s'est envolée.»</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak" id="conclusion">CONCLUSION.</h2> - - -<p>Marthe et Maurice demeurèrent le cœur navré. Tous -deux pleuraient sur ce monde où l'homme était devenu -l'esclave de la machine, l'intérêt le remplaçant de l'amour; -où la civilisation avait appuyé le triomphe mystique -du chrétien sur les trois passions qui conduisent -l'homme aux abîmes; et tous deux s'endormirent dans -ces tristes pensées.</p> - -<p>Mais, durant leur sommeil, ils eurent une vision.</p> - -<p>Il leur sembla que Dieu abaissait les yeux vers la terre, -et qu'à la vue du monde tel que l'avait fait la corruption -humaine, il disait:</p> - -<p>«Voilà que ceux-ci ont oublié les lois que j'avais -gravées dans leur cœur; leur vue intérieure s'est troublée, -et chacun d'eux n'aperçoit plus rien au delà de -lui-même. Parce qu'ils ont enchaîné les eaux, emprisonné -l'air et maîtrisé le feu, ils se sont dit:—Nous -sommes les maîtres du monde, et nul n'a de compte à -nous demander de nos pensées. Mais je les détromperai -durement: car je briserai les chaînes des eaux, j'ouvrirai -la prison de l'air, je rendrai au feu sa violence, et alors -ces rois d'un jour reconnaîtront leur faiblesse.»</p> - -<p>A ces mots il avait fait signe; les trois anges de la colère -s'étaient précipités vers la terre, où tout était devenu -ruine et confusion. Pendant un long rêve, Marthe -et Maurice avaient vu les portiques croulant, les fleuves -débordés, les incendies roulant en vagues de flammes, -et, dans cette destruction générale, le genre humain qui -fuyait éperdu!</p> - -<p>Mais au plus fort du désastre, une voix avait crié:</p> - -<p>«Paix aux hommes de bonne volonté. C'est pour eux -que l'humanité renaîtra et que le monde sortira de ses -ruines.»</p> - - -<p class="c gap small">FIN</p> - - -<div class="chapter" /> -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - -<table summary=""> -<tr> -<th class="r" colspan="2">Pages.</th> -</tr> -<tr> -<td class="drap">I. <span class="sc">Prologue</span></td> -<td class="num"><a href="#ch1">1</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">II.—Éloquence parlementaire de Maurice.—Éloquence perfectionnée de -M. Omnivore.—Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.—M. -Atout.—Départ de Marthe et de Maurice.—Nouveau moyen de -traverser les rivières.—Routes souterraines.—M. Atout rassure -Marthe par un calcul statistique.—Marthe s'endort.—Un rêve</td> -<td class="num"><a href="#ch2">17</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">III.—Extraction de voyageurs.—Auberges modèles.—Le verre -d'eau de fontaine.—Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade -accélérée, bateau sous-marin.—M. Blaguefort, commis-voyageur -pour les nez, la librairie et les denrées coloniales.—Un prospectus -d'entreprise industrielle de l'an trois mille.—Fâcheuse rencontre -d'une baleine.—Leçon de M. Vertèbre sur les cétacés.—Destruction -du bateau sous-marin.—Son extrait mortuaire</td> -<td class="num"><a href="#ch3">30</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">IV.—Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.—Inconvénient des -passe-ports daguerréotypés.—Maison modèle de M. Atout.—Moyen -d'être servi sans domestiques.—Le souper à la mécanique.—Une -vieille tradition: <span class="sc">La Fileuse D'Évrecy</span></td> -<td class="num"><a href="#ch4">47</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">V.—Monologue de Maurice en se déshabillant.—Inconvénients des -chambres à coucher perfectionnées.—Une excursion involontaire.—Le -salon de M. Atout; multiplication exagérée de l'image d'un -grand homme.—M. Atout présente à ses hôtes sa légitime épouse, -milady Ennui</td> -<td class="num"><a href="#ch5">59</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c" colspan="2">PREMIÈRE JOURNÉE.</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">VI.—Un salon.—Présentation de madame Atout complétée.—Promenade -aérienne; le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres -sont des tuyaux de cheminée.—Une femme à la mode.—Maternité</td> -<td class="num"><a href="#ch6">65</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">VII.—Maison d'allaitement.—Substitution de la vapeur à la -maternité.—Lait de femme perfectionné.—Moyen de reconnaître les -vocations.—Grand collége de Sans-Pair.—Programme pour le baccalauréat -ès lettres.—Nouvelles méthodes d'enseignement.—Machine -à examen.—Catéchisme des jeunes filles.—Pensionnat pour -la production des phénomènes</td> -<td class="num"><a href="#ch7">73</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">VIII.—Agrandissement des magasins de nouveautés.—Histoire de -mademoiselle Romain.—Aspect pittoresque de la ville de Sans-Pair.—Maladie -de milady Ennui, traitée par quatorze médecins spécialistes, -et guérie par Maurice.—Société d'assurance pour empêcher les -vivants de regretter les morts.—Rencontre du grand philanthrope -M. Philadelphe Le Doux</td> -<td class="num"><a href="#ch8">90</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">IX.—Promenades de Sans-Pair embellies de légumes -monstres.—Maison de placement matrimonial patentée du Gouvernement (sans -garantie).—Une pastorale arithmétique.—Un heureux monstre.—Mémoires -philosophiques du roi Extra</td> -<td class="num"><a href="#ch9">103</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">X.—Un empoisonneur de bonne société.—Palais de justice de -Sans-Pair.—Carte routière de la probité légale.—Procédés de fabrication -pour l'éloquence des avocats.—Tarif des sept péchés capitaux.—Le -vieux mendiant et son chien</td> -<td class="num"><a href="#ch10">116</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XI.—Logis des Trappistes.—Moralisation des condamnés par l'idiotisme; -première diatribe de Maurice.—Les Pantagruélistes; avantages -de la profession de criminel; seconde diatribe de Maurice.—M. -Le Doux ne répond rien et garde ses opinions</td> -<td class="num"><a href="#ch11">127</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XII.—Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur les -hommes.—Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.—Pupilles de la -Société humaine; hommes perfectionnés d'après la méthode anglaise -pour les croisements.—Une femme dépravée par les instincts de -maternité et de dévouement</td> -<td class="num"><a href="#ch12">138</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="c small" colspan="2">DEUXIÈME JOURNÉE.</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XIII.—Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants, les -médecins et le directeur. Dans la crainte de recevoir les malades trop -bien portants, on ne les reçoit qu'après leur mort.—Réflexions de -Marthe.—Les hommes jugés par le docteur Manomane.—Les fous -de l'an trois mille.—Les ménageries et le jardin botanique</td> -<td class="num"><a href="#ch13">150</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XIV.—Un cimetière à la mode.—Voitures établies en faveur des -morts.—Bazar funéraire.—Système d'impôts.—Epitaphes-omnibus.—Un -courtier mortuaire</td> -<td class="num"><a href="#ch14">172</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XV.—Observatoire de Sans-Pair.—Comment M. de l'Empyrée -aperçoit dans la lune ce qui se passe chez lui.—Réunion de toutes -les Académies.—Utilité de la garde urbaine pour les droguistes, les -passementiers et les marchands de vin.—Ce qu'il faut pour constituer -des droits à un prix de vertu</td> -<td class="num"><a href="#ch15">181</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XVI.—Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les mœurs -des Français au dix-neuvième siècle.—Comme quoi les Français ne -connaissaient ni la mécanique, ni la navigation, ni la statique, et -mouraient tous de mort violente par le fait des notaires.—Le Gouvernement -chargé de composer des épitaphes pour les célèbres courtisanes.—Costume -des rois de France quand ils montaient à cheval.—Les -noms des auteurs étaient des mythes.—Singulier langage -employé dans la conversation</td> -<td class="num"><a href="#ch16">192</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XVII.—<i>Le Grand Pan</i>, journal universel, renfermant tous les journaux -et plusieurs autres.—Trois articles contradictoires sur une -seule vérité.—Administration du <i>Grand Pan</i>.—M. César Robinet, -entrepreneur général de littérature en tous genres.—Machines à fabriquer -les feuilletons.—M. Prétorien, directeur en chef du <i>Grand -Pan</i>.—Une entreprise littéraire avec primes.—Blaguefort obligé -d'acheter la critique du livre qu'il veut publier</td> -<td class="num"><a href="#ch17">203</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XVIII.—La Bibliothèque nationale et son catalogue.—Utilisation de -la promenade.—Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.—Portraits -à la grosse, avec ressemblance garantie.—M. Illustrandini, statuaire -de l'univers.—M. Prestet, peintre du Gouvernement à pied et à -cheval.—Opinion de Grelotin sur la peinture</td> -<td class="num"><a href="#ch18">216</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XIX.—Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue -l'accessoire.—Transformations successives d'un drame historique.—Première -représentation.—Une loge d'avant-scènes.—Analyse de -<i>Kléber en Égypte</i>, drame en cinq actes et à plusieurs bêtes</td> -<td class="num"><a href="#ch19">227</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XX.—Ce que c'est qu'une réunion choisie.—Le grand critique, le -moyen critique, le petit critique.—Comme quoi l'homme qui a fait le -plus de veuves et d'orphelins est ce qu'on appelle un homme de -cœur.—Marcellus le Piétiste.—Conversation de gens bien nés.—Séance -de la société des <i>femmes sages</i>.—Discours de M<sup>lle</sup> Spartacus pour -appeler les femmes à la liberté</td> -<td class="num"><a href="#ch20">254</a></td> -</tr> - -<tr> -<td class="c small" colspan="2">TROISIÈME JOURNÉE.</td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XXI.—Correspondance-omnibus de M. Atout.—Constitution politique -de la république des Intérêts-Unis.—Circulaire électorale de M. -Banqman.—Chambre des envoyés de la république des Intérêts-Unis.—Crise -ministérielle à propos de moules de boutons.—Magnifique -discours de Banqman sur la question de savoir si l'armée aura -ou non des gants tricotés.—La Chambre vote tous les articles de la -loi et rejette l'ensemble</td> -<td class="num"><a href="#ch21">277</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap">XXII.—Un missionnaire anglais.—Un bal public qui fournit les -danseuses.—Ce qu'on appelle l'Église nationale.—H. Coulant expliquant -sa religion à Narcisse Soiffard</td> -<td class="num"><a href="#ch22">299</a></td> -</tr> -<tr> -<td class="drap"><span class="sc">Conclusion</span></td> -<td class="num"><a href="#conclusion">311</a></td> -</tr> -</table> - -<p class="c gap small">FIN DE LA TABLE.</p> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA *** - -***** This file should be named 60891-h.htm or 60891-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/0/8/9/60891/ - -Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the -Distributed Proofreading team at DP-test Italia. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO -OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT -LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of -damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/60891-h/images/cover.jpg b/old/60891-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 206816c..0000000 --- a/old/60891-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/60891-h/images/mlevy.png b/old/60891-h/images/mlevy.png Binary files differdeleted file mode 100644 index 8af2331..0000000 --- a/old/60891-h/images/mlevy.png +++ /dev/null |
