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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Le thé chez Miranda - -Author: Jean Moréas - Paul Adam - -Release Date: September 10, 2020 [EBook #63167] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE THÉ CHEZ MIRANDA *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - - JEAN MORÉAS ET PAUL ADAM - - LE THÉ - CHEZ - MIRANDA - - PARIS - TRESSE ET STOCK, LIBRAIRES-ÉDITEURS - 8, 9, 10, 11, Galerie du Théâtre-Français - PALAIS-ROYAL - - 1886 - Tous droits réservés - - - - -_Les auteurs et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de -traduction et de reproduction._ - -_Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section de la -librairie) en Juillet 1886._ - - -OUVRAGES DE JEAN MORÉAS: - -LES SYRTES. - -LES CANTILÈNES. - - -OUVRAGES DE PAUL ADAM: - -CHAIR MOLLE. - -SOI. - - -_Pour paraître prochainement_: - -LES DEMOISELLES GOUBERT - -MOEURS DE PARIS - -par - -JEAN MORÉAS ET PAUL ADAM - - -3694.--ABBEVILLE, TYP. ET STÉR. A. RETAUX.--1886. - - - - -_Il a été tiré de cet ouvrage sur papier de Hollande dix exemplaires -numérotés à la presse._ - - - - -_Première Soirée_ - - - - -_C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas._ - -_Quartier Malesherbes._ - -_Boudoir oblong._ - -_En la profondeur violâtre du tapis, des cycloïdes bigarrures._ - -_En les froncis des tentures, l'inflexion des voix s'apitoie; en les -froncis des tentures lourdes, sombres, à plumetis._ - -_C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas._ - -_Dehors, la blancheur pacifiante des neiges._ - -_Au foyer, la flamme s'allonge, s'allonge et se recroqueville, s'aplatit -et se renfle,--facétieuse._ - -_Et des émanations défaillent par le boudoir oblong, des émanations -comme d'une guimpe attiédie, d'une guimpe attiédie au contact du derme._ - -_Le jour froid des lampes filtre et se réfracte. Le jour des lampes se -réfracte en la profondeur violâtre du tapis aux cycloïdes bigarrures; il -se réfracte contre les tentures sombres, à plumetis._ - -_Au-dessus du sofa brodé de lames, dans son cadre d'or bruni, un -PAYSAGE_: Perse stagne la mare; les joncs flexueux où des engoulevents -volètent, la ceignent. A gauche, des peupliers que le cadre étronçonne, -et tout au fond, par les ciels dégradés, dans la grivelure argentée de -leurs ailes éployées, un vol tumultueux de grèbes. - -_En face du sofa brodé de lames, sur un meuble bas, pentagone, que des -télamons supportent, de hautes feuilles de parchemins vêtues de -poult-de-soie blanc, aux agrafes d'un métal précieusement oxydé, -s'étalent._ - -_Et ce sont là devis et contes, devis et contes futiles et sentencieux, -écrits pour l'agrément de la Dame par ses deux sigisbées._ - -_C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas._ - -_Dehors, la blancheur pacifiante des neiges._ - -_Au foyer, la flamme s'allonge, s'allonge et se recroqueville, s'aplatit -et se renfle,--facétieuse._ - -_... Miranda, toute droite, à l'aise en une sorte de canezou d'escot aux -passements de jais et de soie écarlate, verse du thé de ses mains bien -fardées._ - - - - -AMOURETTE - - -I - -Aux Tuileries, contre la terrasse qui longe la Seine, elle se tient -assise, en brodant. Et se détache à peine sa toilette sobre sur le vert -noir du lierre. - -Paul Doriaste est revenu là pour lui découvrir les imperfections peu -visibles, mais décevantes, qu'elle doit avoir. Ainsi espère-t-il -esquiver la hantise d'elle. Chose bête: il a soumis plusieurs jours son -tympan aux cacophonies des musiques militaires afin de la voir. Cette -élégance de dame à médiocres revenus, la plus discrète et délicate des -élégances, le charme. En paysanne, en grande mondaine, en mystérieuse -courtisane, en bourgeoise lettrée, il l'a décrite déjà, au cours de -plusieurs nouvelles qu'il fit pour son journal, _le Sphinx_. Elle -accapare son esprit; il la désire, et il ne l'aura point. - -Cela se devine tout de suite qu'il ne l'aura point. Elle est honnête -fatalement par sa blondeur tendre d'anémique, la matité du teint pur, la -tendance à rester clapie très longtemps dans la même attitude. - -Elle le regarde venir. Sur l'orbe de son oeil levé une nacrure luit, -humide, puis se voile des cils baissés vite. Et cette luisance le -pénètre, se darde par ses entrailles qui frémissent. Il la veut. Sans -doute elle n'osera se livrer; mais ce geste du regard est certainement -un aveu d'amour. Ou non, peut-être. Aux sourires des gens semblent -bizarres son costume de sportsman, ses bottines pointues et ses culottes -collantes; à elle aussi pourquoi ne paraîtrait-il point ridicule. Une -simple curiosité peut-être incita la moqueuse à l'examiner. Et tout -désir se dissipe en lui. Il se résout à rentrer. Intimement un spleen -l'abat. - -Le possède depuis quelque temps un besoin de femme, pas un besoin -charnel, mais une envie de frôler des jupes, de laisser, en une -infiniment douce caresse, ses lèvres effleurer l'odorant duveteux d'un -épiderme de blonde, de sentir sous ses doigts l'incurve et plastique -roideur du corset, à travers la soie. - -Le manque de cette satisfaction le rend veule, presque malade. Davantage -l'obsède son scepticisme. Il s'échafaude en la cervelle des plaidoiries -également probantes pour des principes contradictoires. Des dégoûts lui -affluent. Il prévoit tout à l'heure, chez Sylvain, devant l'absinthe, -ses camarades nantis de raisonnements pareils. On déversera sans trêve -de pessimistes radotages. Et puis il regagnera son logis en discutant le -suicide; ou bien, dans quelque boudoir public, il ira s'anuiter et -accroître, par le contact de chairs urbaines, la regrettance du rêve -féminin qu'il veut oublier. Rien autre en but. Lassitude d'être. - -Au reste, pourquoi ne point tenter cette aventure,--distrayante, qui -sait? S'arrêterait-il à la crainte d'échouer? Non. L'insuccès dans ce -genre de tentative indique seulement une erreur sur la minute propice, -une inaptitude à graduer ses paroles selon l'inintelligence de la femme. -Aurait-il honte de ne pas réussir là où triomphe la bêtise suprême des -lieutenants et des coiffeurs?... Le dépit s'en offrirait bizarre à -étudier sur soi. - -Et Paul Doriaste repasse devant elle. Un autre regard le trouble encore. -Une bestiale envie d'étreindre le surexcite... Il se décide. La pâleur -lui resserre la peau, son coeur bat; mais comme il s'estime brave de -l'effort qui l'amène près elle! Il s'assied; et, bien qu'elle feigne une -complète indifférence, il espère. - -Elle demeure toujours immobile, comme malicieuse dans sa pose -énigmatique. Elle pense,--devine-t-il: S'il se montre impertinent je le -remettrai à sa place; et s'il n'ose pas c'est un sot. Ce le tracasse -fort de comprendre cette pensée. Il remarque les dessins de la broderie -qu'elle achève: une fleur, une étoile, une rosace dans un cercle, et -puis une fleur, une étoile...; ça recommence ainsi indéfiniment. Un bout -de jupon frais qui dépasse la robe laisse évoquer le linge de dessous et -le corps. Oh! si ce teint se retrouve sur la poitrine autour des pointes -roses, et entrevu par les vides de la guipure!... Et l'odeur chaude qui -émanera, nourrissante presque. Son minuscule soulier vernis tout plat -semble ne rien contenir jusque la bouffette de rubans qui lace. -Par-dessus se courbe un renflement gras, linéaire dans un bas uni et -violâtre. - -Et les lois conventionnelles qui entravent la sincère et brusque -manifestation de l'amour?... Quels imbéciles préjugés!... - -Une balle crasseuse roule vers la chaise de Doriaste. Apparaît le -propriétaire: un baby, un gnôme bouffi, chancelant, hâve, chevelu de -jaune clair, et qui fixe le chroniqueur de ses gros yeux lactescents. -Doriaste ramasse le jouet, car la voisine, tout de suite, a coulé l'oeil -vers l'enfant. Lui le caresse et lui parle, sûr que l'instinct de -maternité la tiendra forcément attentive à leur mimique et à leurs -dires. Il tarabuste l'enfant lourd, ballonné d'étoffe blanche, et dont -la laideur l'irrite. Il lui serine des inepties que le petit répète -en bégayant et bavant. Tout à coup le mioche de pleurer à -sanglots.--«Monsieur, prie-t-elle, mais laissez-le donc;... viens, va! -mon petit garçon.» - -Elle a chanté, cette voix, sur une inflexion parisienne impérieuse, -donnant la sensation d'avoir été perçue lors de querelles. Et, cependant -qu'il conduit à la dame le pleurnicheur, il ne trouve rien de spirituel -à énoncer, tant l'absorbe la désillusion de son ouïe. Au hasard, il -lâche, avec un espoir de pitoyante réponse:--«Madame, vous aurez sans -doute plus de chance que moi! je fais pleurer tous ceux que je veux -aimer...» - -Elle sourit, moqueuse. - -C'est une grue, juge Doriaste. Le subit intérêt pris à ses paroles -dénonce l'envie de se livrer; et la façon rapide dont elle l'exprime -décèle que cette envie lui est coutumière. Il s'enhardit avec, déjà, la -prévision d'un souper, d'une baignoire de petit théâtre. Justement il -garde en poche les vingt louis de ses derniers articles. Et, tout en -calculant la dépense probable de cette fredaine, il conte à la jeune -femme l'histoire d'une maîtresse suicidée, bien convaincu qu'elle n'y -veut croire, mais pensant la flatter par la peine qu'il se donne. - -Silencieuse, elle essuie de son fin mouchoir les joues de l'enfant, puis -elle l'embrasse. Doriaste pousse alors un profond soupir tout en -s'avouant à lui-même cette comédie ridicule. Elle hausse les épaules. Ce -qui le froisse: elle l'ennuie à la fin avec ses manières! Il débite des -sottises, soit; mais les femmes sont si nulles. Pour varier il la -complimente. Il lui déclare comment sa toilette, harmonisée par un art -dilettante, la désigne l'amie de goût que l'on rêve. Il décline sa -position sociale, comptant sur ce titre d'homme de lettres pour la -fasciner. Elle, pâlie un peu, se lève, s'en va. - -Ne point s'opposer à son départ? le jeune homme estime excellente cette -tactique. A la regarder filant parmi la foule badaude, avec sa taille -svelte qui s'érige hors le gonflement de la jupe, il la trouve plus -désirable encore et son esprit s'opiniâtre à imaginer tout ce corps sans -robe, sur un lit. La lumière qui se filtre par la verdure tendre des -marronniers s'en vient voluter autour de ses formes que la marche -ondule. Et l'oeil de Doriaste longtemps vise l'épaisse torsade blonde où -se contourne toute la chevelure qui monte dans le faîtage du chapeau. - -Il la suit. Bientôt il marche à côté d'elle et il prie qu'on l'excuse, -et il proteste que seule une attirance _mystérieuse et invincible_ -l'attache à elle. Comme elle ne répond, gardant l'immutable indifférence -de ses yeux froids, l'impassibilité de sa peau mate, Doriaste cite son -nom bien connu et interroge si elle lit quelquefois _le Sphinx_: les -cinq derniers articles, il les a consacrés à décrire l'image d'elle. - -Et elle s'étonne d'entendre sa voix chevroter pendant qu'il dit cela. Et -ce chevrotement la pénètre, lui secoue le coeur. Subitement, elle -stationne et déclame cette phrase qu'elle a vue quelque part: - ---Donnez-moi votre parole d'honneur que vous ne serez que mon ami, rien -que mon ami. - -Au désir d'héroïne dramatique il accède, devenu stupide de bonheur parce -qu'il la flaire, parce qu'il calque du regard ses formes proches, elle -consentante. Il ajoute à son serment: - ---Jusqu'au jour où vous-même m'en relèverez. - ---Jamais, cela. - -La face du chroniqueur s'étire en un sourire triste, amer, incrédule. -Vers la grille elle reprend sa route. Lui, à mots émus, confesse sa -présente extase. Muette, elle l'écoute, la bouche gaie, pourtant. - -A l'appel de sa main, un cocher blanc dirige près elle son fiacre. Et -Doriaste: - ---Laissez-moi vous accompagner. - ---Non, je ne suis pas libre... je suis mariée. - ---Quand vous reverrai-je. - ---Vous avez bien su me trouver; vous le saurez encore, à moins que -l'oubli... - ---Oh! non. Me direz-vous comment vous vous appelez, afin que... - ---Supposez que je m'appelle... Marceline...; oui, Marceline... - -Du fiacre où elle s'installe en tapotant ses jupons, elle a pour -Doriaste un franc regard, très long. - -Et la voiture cahote, jaune, par les rosâtres grisailles de la vesprée. - -En vain le journaliste espère-t-il qu'elle soulèvera le voile capitonné -qui ferme le judas dans le panneau du fiacre... Rien. - -Marceline? Marceline! songe-t-il, prénom cher à la littérature -bourgeoise. Le père, il l'imagine ingénieur, ou sous-chef, ou magistrat, -honnête homme certes, grand lecteur du _Temps_ et des discours -académiques, et croyant aux destinées du pays. Sans doute il psalmodiait -le soir, sous la lueur cuivreuse de la lampe, les phrases sentimentales -de George Sand, devant sa femme, et, par-dessus la nappe, ils se -serraient la main. A la suite d'une telle lecture Marceline a dû être -conçue dans un lit d'acajou linceulé de cretonne bleue. - - -II - -Premier rendez-vous au concert. - -Sur la scène, un violoniste enlève les symphonies de Max Bruch, du -coude, de la tête, avec des mouvements de lutteur agile; et le gaz -crûment inonde son habit noir, ses cheveux noirs. - -Paul Doriaste se mélancolise à percevoir ces sonorités fuyantes, et qui, -lentement, reviennent. A son côté, Marceline se serre parmi -l'entassement d'un public nombreux. Et il la sent très loin de lui comme -une impassible vision. La rectitude de cette pose où pas une flexion ne -s'affaisse, le vague de ce regard qui flotte par le lustre, et se fixe -aux pendeloques que les feux décomposés teintent de lueurs joaillières, -tout cela semble cacher une âme mystérieuse, intangible. Il lui en veut -d'avoir accepté ces relations platoniques. Une comédie qu'elle joue là; -une comédie qui, lui, l'absorbe et l'agace. Voici qu'il n'entend même -plus Max Bruch. Elle finira, cette femme, par lui tuer le sens -artistique. - -Derrière leurs pupitres, les musiciens s'étagent en face, adossés au -décor: figures communes, épanouies dans l'évasement des faux-cols; corps -tassés dans les fracs larges, dans les bosselures des plastrons blancs. -En bas, les choristes femelles avec les taches claires de leurs -collerettes sur la terneur minable des corsages. Dans le haut, tout à -fait, le timbalier s'amplifie en allures pontifiantes, tandis que le -cymbalier ne cesse de faire reluire son binocle et le replacer sur sa -face qui sue. Et ce monde s'encastre entre les cuivres énormes, -s'accoude à l'acajou de contrebasses, s'enrage sous les cordes des -harpes monumentales. Des toiles peintes et défraîchies, du plafond que -traverse une ligne d'usure, les torchères saillent, le lustre pend. -Seules dorures. - -Vibre une note isolément, comme le pleur prolongé d'une vierge, et -Doriaste conquis ne remarque plus rien. La mesure s'active, et -s'alanguit tout à coup, râle. Comme un sanglot alors, et puis de -cristallines notes ruissellent, et des notes, et encore. Il en sourd des -soupirs, des étirances lamentantes, de spasmatiques arpèges. Tantôt -l'harmonie se pâme humide, s'expire. Puis elle s'élance avec de -déterminés vouloirs, des violences de rut. Les cordes des violons -craquent comme des soieries et hocquètent comme des gorges jouissantes. -D'une accalmie douce, murmurée, surgit une sautillante phrase qui croît. -Elle domine, triomphe en une impudique danse. De lentes ondulations -l'enserrent par une spirale qui monte et s'évase. Les dièzes reluisent -comme des gemmes, des gemmes qui parent une chevelure longue, une -chevelure qui se dénoue et flotte dans un aboutement de gammes. Et -s'évoque la toute-puissante femme. Il est une mugissante mesure pour le -fauve des aisselles, une mesure plane pour le front pur, une note coulée -pour la gouttelante améthyste qui pendeloque sur le front, deux mesures -ronflantes pour les seins arrondis; ensuite une rapide infinité de sons -qui disent tout, décrivent tout et le clament: ce sont les cassures de -gaze d'or autour des hanches, et le galbe recourbé des bras sur la tête -qui se renverse, et le poli du ventre avec les mystiques profondeurs du -nombril, et les yeux, pastilles d'encens où fulgure une minuscule -étincelle. Le rythme s'exaspère. La Salomé bondit avec un éclat de -trilles et un scintillement de pierreries. Les croches se dardent comme -des diamants et se fluidifient en collier comme une rivière d'ambre sur -la poitrine. Deux notes brèves saillissent comme les escarboucles des -seins. - -Et Paul Doriaste ne perçoit plus que les multiples voluptés d'un corps -féminin harmonique en danse harmonieuse. Il y voit la nudité de -Marceline; il se retient pour ne pas l'étreindre. Et, par la salle, les -bravos croulent, rebondissant sur les banquettes écarlates. - ---C'est délicieux, émet-elle: toutes ces notes s'épanouissent comme les -fleurs d'un jardin féerique. - -Elle a dû composer cette sentence avec un extrême soin, pendant toute -une moitié du morceau. Le chroniqueur s'enrage à l'entendre, il se -contente d'affirmer: - ---Parfaitement, madame. - -Lamoureux, le chef d'orchestre, gravit l'estrade. Il inspecte le public -à travers la luisance de son binocle, avec un lent tournoiement de sa -carrure pesante. Levant l'archet, il fait signe. - -Du Wagner: le premier acte de _Tristan et Yseult_. La gigantesque rumeur -d'un océan enfle par les cordes, hurle dans les cuivres, se lamente dans -les contrebasses, s'écroule avec le choc grave de la grosse caisse, avec -l'éclatante sonorité des cymbales. Et, par un moutonnement de notes -minimes, la vague rétrogradante bruisse. Les tonalités énormes et -balbutiantes de la grande mer s'épanchent dans l'ampleur de cette phrase -musicale toujours reprise, toujours elle-même et jamais identique. Cela -institue d'immenses perspectives d'eau verte montuant sous un ciel -froid, quelque chose de terrifiant et de squameux; et l'inopinée chanson -du mousse se déverse des hunes pâles: sensation de l'humain infime perdu -dans l'immensité du large. - -Doriaste, très empoigné, abandonne sa rancune contre le béotisme de -Marceline. Un instant, à peine, le gagne un dédain pour l'écrivaillerie -sentimentale dont elle copie les piteuses héroïnes. Ailleurs l'emporte -un rythme. - -Fatiguée de s'être tenue si longtemps roide, Marceline fléchit vers le -dossier de son fauteuil, et un reflet rouge, le reflet d'une tenture de -loge se pose dans sa pupille bleue. A la contempler, Doriaste ressent un -nouvel afflux de désirs. Une chaleur parfumée l'imprègne et affadit sa -rage. Marceline s'affaisse toujours en courbes molles. Il a bientôt de -sa jupe dans les jambes. Entre sa taille et le dossier du fauteuil il -glisse la main. Ce lui procure une sensation d'exquis énervement -effleurer le tissu un peu rêche du corsage. Elle ne bouge, elle ne -parle, elle ne se meut. Vaniteuse joie du jeune homme qui suppose -acquiescente cette immobilité. Mais à la fin du morceau, levée -brusquement, elle profère: - ---Adieu, par votre faute. - -C'est comme un soufflet sur la joue de Doriaste, une leçon qu'elle -donne. Et tout son mépris pour cette bécasse platonique s'exhale en une -populacière injure murmurée, qu'il entendit naguère sur le boulevard et -dont la gouailleuse intonation l'obsède: - ---Hé va donc, morue! - -Jusque la dernière note du concert, il se soûle d'harmonie. Il s'avoue -soulagé de ne l'avoir plus là, elle. - - -III - -Au _Sphinx_, dans la salle de rédaction, Paul Doriaste narre en -plaisantant son duel du matin. - ---Mais pas du tout; je sais à peine comment cela se fit. Vergex s'est -reculé: il avait une grande égratignure là, au biceps. Alors j'ai -abaissé mon épée. - ---Et en refrain, une gibelotte délicieuse. - ---Où ça? - ---A _la Cascade_, parbleu. Le patron m'a dit qu'il allait faire -installer une salle de pansement entre la cuisine et les closets. J'ai -vu le plan. - ---Il est fumiste ce Doriaste! Et vous êtes amis tout de même. - ---Je ne pense pas. Nous ne nous saluons plus. - -Un monsieur très chauve s'exclame en déposant un journal sur la table -drapée de vert. - ---Eh bien, il va être content Caufières. - ---Le témoin de Vergex? interroge Doriaste. - ---Lui-même. Je ne sais si c'est une coquille ou une méchanceté de -Macette, dans le compte rendu de _l'Éclair_ on a supprimé l'_a_ de son -nom. Voyez. - ---Cufières, Cufières, ça fait Cu-fier. Elle est mauvaise celle-là. - ---Du coup, sa maîtresse va le lâcher. - ---Il a une maîtresse? - ---Oui, la baronne de Terse. Elle ne lui pardonnera pas ce ridicule. - ---Il couchait avec? - ---Dame, une maîtresse?... généralement! Il prenait ses repas chez elle. -C'est un garçon pratique, ça lui économisait les restaurants. - ---Ah! il couchait... Eh oui! je suis bête, répond Paul. - -Et l'image de Marceline qu'il n'a vue depuis le concert se dresse en sa -mémoire, vision maligne insaisissable. De ce regret il construit une -chronique. - ---Monsieur, vient lui dire le garçon, tandis qu'il achève un paragraphe, -il y a une dame pour vous dans le salon. - -Elle, debout devant une croquade de Forain, et sa toilette sombre -l'enveloppe de plastiques roideurs. - -L'émotion rend Doriaste tout tremblant, et, pour éviter à Marceline -l'embarras de parler: - ---Que vous êtes bonne! Vous vous intéressez donc à moi! - ---J'avais craint qu'il ne vous fût arrivé quelque malheur. - ---Vous ne m'en voulez plus alors? - ---Si. - -L'humidité profonde de son regard mire le visage du jeune homme. - ---Je m'en vais, maintenant, dit-elle. - ---Moi aussi, je m'en vais. Me permettez-vous de vous accompagner? - ---Oh! non. D'abord je craindrais de vous déranger; et puis, si j'étais -vue... - -Et le ton de ces paroles prouve qu'elle se soumet à lui, repentante. Il -commande en cachette un coupé de remise. La conversation butine sur des -banalités vagues; et il exerce son esprit à inventer de quelconques -traîtrises qui la puissent mettre en ses bras. Ils descendent. Dans la -rue Drouot étroite, où le monde grouille, elle n'ose s'arrêter longtemps -pour se défendre de monter en voiture. Près elle un vieux monsieur -bougonne contre les gens qui obstruent la voie publique. Doriaste, -doucement, l'amène jusque sur les coussins. - ---Ce n'est pas bien, fait-elle. - -Au capitonnage elle s'adosse, les yeux perdus en quelque infini -souvenir. - -Du duel, il parle. Peu à peu elle lui sert de discrètes exclamations. Il -invente des détails, il énumère des dangers. Insinuant que le vrai motif -de cette rencontre n'est pas celui publié par les gazettes, il se pose -en redresseur de torts, il lâche ses indignations contre la canaillerie -de _certaines gens_. Puis il se piédestale sceptique, rassasié de vie, -de choses, d'êtres. Un moment, Marceline lui a rendu ses croyances, les -bonnes pensées qui retrempent et encouragent. Mais, après son abandon, -il a requis ce duel, voulant la mort. Sur le terrain, quelque chose, -subitement, lui prédit qu'elle reviendrait, et il s'est défendu pour -pouvoir l'aimer, l'adorer, lui poser un baiser. - -Elle le laisse prendre si froidement qu'il se reproche l'avoir pris. Et -cependant il questionne si elle l'aime un peu. Très bas, elle affirme -«oui». Et sa main, sa longue main gantée se crispe sur les doigts de -Doriaste. - -Devant la maison du chroniqueur le coupé s'arrête. En gentilhomme -heureux, il donne un louis au cocher; et cette crainte le harcèle: la -blanchisseuse n'a peut-être point rapporté les serviettes fines. - -Mais déjà, dans la lumière blonde du soleil automnal, Marceline -s'éloigne grave. - -Lui murmure: «Ah! non, pas de lapin, ma vieille!» Comme il l'a rejointe, -comme il la supplie, elle révèle son mari, courageux militaire, officier -de la Légion d'Honneur. Le tromper serait lâche tant il se confie en -elle; Paul Doriaste, un galant homme, ne voudrait pas cette forfaiture. -Toute rose elle s'anime, parlant haut presque. Les grands mots -«honneur», «paroles engagées», passent entre ses lèvres avec des sons -sévères, superbes. - -Il est convaincu; il l'estime pour ces reproches. Il prévoit vilipendé, -moqué ce mari, un brave homme. Et c'est en lui une déchirante lutte -entre son amour paroxysé par le goût du baiser conquis, par les longs -frôlements en voiture, et l'hésitation à commettre une infamie. Mais -s'impose l'idée soudaine qu'elle blague peut-être, que tout cela est -manège pour accroître la valeur de sa défaite. Alors il ruse: - ---Oui, vous avez raison. Un ange comme vous ne peut pas tromper; et -pourtant vous m'aimez et je vous aime comme on ne le saurait dire. - -L'un l'autre ils se crispent encore leurs mains enlacées; et, de cette -partielle étreinte, un énervement délicieux jaillit jusqu'au fond de -lui-même. Elle, pour ne pas pleurer, regarde fixement au loin, devant. -Rue pâlement ensoleillée; trottoirs gris perle, propres; l'activité -calme de la grande ville dévale avec les passants muets. Si -régulièrement palpite le tapage qu'il semble la respiration d'une -personne saine, et un vent doux caresse la peau, met une légère -ondulance aux bâches rayées des boutiques. Sur le visage mat de -Marceline deux larmes qu'elle essuie vite. - -Lui, très ému, ne doute pas maintenant que ses protestations ne soient -sincères. Irrévocablement il l'aime. - ---Tenez, demande-t-il, je vous jure d'être raisonnable. Mais je voudrais -vous voir chez moi, Marceline, vous voir une seule fois dans le cadre de -mon intérieur. Il me semble qu'ensuite votre image y demeurerait -toujours. Sans cesse je l'y pourrais adorer et je serais heureux. Votre -souvenir revêtirait auprès de moi une forme plus réelle. Vous seriez -comme un délicat fantôme, chérie, visible toujours et vous laisseriez -une ombre parfumée de vous sur les choses que vous auriez touchées. Et -vous seriez là, jusque ma mort, pour me garantir des désespérances. -Venez, voulez-vous? - -Elle s'arrête de pleurer. Des gens qui marchent la dévisagent avec des -mines pitoyantes ou ironiques. Elle s'en trouve confuse et se laisse -conduire. - - -IV - -Dans la pièce tendue de mauve, elle s'assied triste. A peine -effleure-t-il le baiser de Doriaste vers ces lèvres chaudes. Elle se -laisse enlacer. Ils restent ainsi longtemps sans dire, lui, s'imprégnant -d'elle. Il songe que cette femme il la doit avoir, que son honneur de -mâle serait compromis s'il ne manifestait pas sa virilité. Peu à peu, il -approche son visage de celui de Marceline et multiplie les baisers, de -minuscules baisers qui pleuvent. Elle s'étire, comme prise d'un malaise -et vainement se débat sous l'étreinte triomphante. Par saccades sa gorge -gonfle le drap bleu du corsage. Des tiédeurs en émanent qui pénètrent -l'amant, font vibrer ses reins et ses entrailles, tendent jusqu'à sa -gorge, voluptueusement. Elle ne le repousse plus et s'abandonne. Les -baisers secouent leurs épaules. De la robe dégrafée les seins s'érectent -et renflent la peau blanche. Il la possède. - -Le soleil tamisé par la soie des rideaux épanche une clarté mauve. -Marceline, les yeux fermés, la bouche tordue, tressaille, et elle brise -les cordons de ses vêtements et elle force les agrafes. Puis nue -divinement. Et lui la broie dans son étreinte; il mord ces mâchoires qui -râlent. - -C'est, avec des sanglots, une lutte cruelle de leurs corps, des -embrassements et des chocs comme s'ils se voulaient confondre jusqu'aux -moelles. Ils s'aiment infiniment. - -Sonnent les argentines heures, rieuses. - -Les lèvres de Marceline exhalent une odeur de violette. - -Au soir. Un dernier rayon roule dans les ors pâles de la chevelure -épandue et les membres épars de l'amante s'ombrent d'ambre. - - -V - -Tous les jours elle vient chez lui pour aimer. - -Et cette liaison se raffine de senteurs discrètes de linge sobrement -dentellé, sans ostentation de faveurs bleues ou roses. - -D'elle, cependant, Paul Doriaste ne possède que l'extérieur; il en -ignore l'intime psychologie. On dirait qu'elle tâche à paraître une -créature d'âme banale. Devant les questions qui la sonderaient, elle se -dérobe et s'efface. Jamais elle ne compte une aventure marquante qui -permette d'induire une croyance sur son esprit. Surtout elle s'offre -très bonne. Elle a pour le chroniqueur de simples éloges qui flattent -délicatement et pour quelques prosateurs modernes qui la délectent, -elle-même se défend de soutenir une opinion littéraire ou artistique. -Tout ce qu'il désire, elle l'aime. La vie des boulevards, l'après-midi, -l'amuse. Aux courses, la correction anglaise des équipages, les gestes -secs des sportsmen, les faces impassibles des Parisiens cachant des -angoisses, des joies, des navrances devinables, tout ce luxe de passions -et de choses la captive. Par contre, lui répugne la semi-familiarité des -restaurants; elle abhorre ces hommes qui la fixent en mangeant aux -tables voisines ou crient des théories par pose, pour lui plaire. -Doriaste et son mari, c'est là, semble-t-il, ses uniques affections. - -Le mari de Marceline, un noble de légende. Il fut bénédictin. En 1870 il -quitta le froc et s'engagea. Par ses relations, par son mérite, il -atteignit de hauts grades. Elle qui, jusque leur rencontre dans un -salon, voulait vivre fille, l'aima, l'épousa. Aujourd'hui elle déplore -ne pas l'avoir accompagné en Afrique. Elle prévoit des catastrophes s'il -vient à savoir... - -Mieux qu'il ne la connaît, Doriaste s'imagine le mari, tant elle en -parle, et il garde au fond de soi une respectueuse pitié pour le malheur -de ce noble, qu'il cause. - -Maintes fois, la silencieuse Marceline se laisse glisser près Doriaste -et, toute blanche, la figure encadrée par ses lourds cheveux blonds, à -genoux sur le velours violet du divan, elle s'immobilise, les yeux -vagues humant la lumière. Et, dans la pièce mauve, parmi les vieilles -guipures aux tons fauves, sous les plats de cuivre rouge qui retiennent -des lueurs dormantes dans leurs ciselures, la jeune femme apparaît à son -amant comme la frêle réalisation des mystiques donatrices que peint -Memling dans les panneaux de ses triptyques. - - -VI - -Ils vont, calmes de bonheur, parmi la foule active. Au loin, l'Opéra -assis dans les brumes rosâtres se révèle encore par les dorures qui, de -place en place, s'irradient. Et la double file des lampadaires en bronze -s'allonge, s'étrécit dans la perspective crépusculaire. - -Paul Doriaste, tout au charme des féminilités frôlantes, s'abandonne au -bercement vague des réminiscentes rêveries. Contre son coude, le sein de -sa maîtresse palpite. - -Ils doublent l'angle du boulevard. En teintes sobres s'harmonisent le -miroitement limpide des étalages, les vêtements des promeneurs, les -feuillages des arbres. Par delà les équipages glissent avec la fuite -brillante de leurs lanternes, des gourmettes et les luisances noires des -voitures. Jusqu'aux mors, les steppers arrondissent leurs jambes grêles. - ---Marceline! clame subitement une voix impérieuse. - -Le chroniqueur se retourne. Une colère l'a surpris... Mais, aussitôt, il -réprime la semonce qu'il voulait servir à l'interrupteur de leur joie. -Ce monsieur sec, brun, aux moustaches aiguës, ce monsieur ombré d'un -chapeau gris, sans doute, c'est le mari. Il a pris le bras de la jeune -femme et, tout bas, il répète: - ---C'est votre amant, n'est-ce pas? - -Et Doriaste sort à peine de son angoisse hébétée pour livrer sa carte en -échange de celle offerte. - -Et puis Marceline jetée dans une voiture; le monsieur parlant au cocher, -s'installant, reclaquant la portière; et le fiacre perdu dans -l'enchevêtrement des fiacres; le chapeau blanc du cocher perçu seul -longtemps encore, jusque là-bas, dans le fouillis des fouets minces. - - -VII - -En la bienheureuse caresse des draps frais, Doriaste repose ses membres -raidis par trois heures successives d'escrime. La clarté discrète qui -choit de la veilleuse en verre bleu, pose sur le divan où gît la chemise -de soie qu'il endossera demain matin pour se battre. Des mélancoliques -lueurs. - -Et il vérifie par mémoire s'il n'oublia aucune des courses à faire dans -cette circonstance, des emplettes. Cette affaire lui coûtera encore cent -francs. Ses calculs, qu'il les fasse et refasse, atteignent -inévitablement ce total. - -Jusque la fin du mois il sera contraint à vivre chichement. En somme, il -dépensa beaucoup pour cette liaison: dîners et fleurs, parties de -campagnes et théâtres, voyages et voitures de remise, duel. Il eût à ce -prix entretenu trois grisettes pendant le même nombre de semaines. Mais -que d'heures exquises passées avec elle, si aimante et si douce! Elle -doit bien souffrir en ce moment aux amers reproches de son mari. Cette -supposition l'attendrit: toute la journée il y songea tristement. -Marceline s'évoque en visions délicieuses de charme et de bonté; et ces -visions se dissipent et renaissent... Ou bien, qui sait, peut-être, la -finaude a-t-elle déjà reconquis l'époux, et lui la supplie-t-il, en -larmoyant, de l'aimer. Car elle est forte en volonté, même son amant, -jamais ne put connaître ce qu'elle pensait... - -Si le mari le blesse elle aimera davantage celui qui aura _versé son -sang pour elle_: et la charmeuse blonde s'exaltera en faveur de la -victime. N'est-ce pas un premier duel et son auréole de bravoure qui la -conquit. Au contraire, s'il blesse le mari, elle l'aimera pour son -triomphe. Oh! la logique des femmes, comme il la connaît. - -Machinalement, sous les couvertures, il refait du poignet, du pouce, les -feintes apprises. Sans doute l'adversaire aura le jeu sec de l'armée et -l'épée théorique. Par ce dégagé il lui joindra la poitrine, le ventre -par cet autre. Et s'il commet la sottise de se découvrir par un coupé, -on lui ménage certaine riposte... - -Puis, défile le rappel de ses combats d'honneur, Cluseret faillit le -transpercer il y a deux ans... Si le mari de Marceline le tuait? Non, -c'est une chose rare ces accidents. D'ailleurs, il aura mené joyeuse vie -ces cinq dernières années. Que de maîtresses, mes enfants, que de cocus -et quelles noces!... - -La mort? Le nirvana sans doute, le complet repos des phénomènes. Ou, -avenir terrifiant, une multitude de petites existences, d'êtres -minuscules qui naissent de la décomposition; et la mort ce sera la vie -infiniment multiple, avec toutes les douleurs, atténuées pourtant, et -mises au point psychologique de ces larves. Quelle destinée: des joies -et des désespoirs de microbes! - -La mort, est-ce la négation absolue? L'inconcevable, alors? Car, si -l'absolu se pouvait concevoir, il s'établirait un rapport entre lui et -le concevant, c'est-à-dire que l'absolu serait relatif, proposition -contradictoire. Oh! stupidité immense des hommes. - -Penser que la philosophie officielle raisonne encore dans son ineptie -béate, sur l'absolu inconnaissable... - -Sonne deux fois le cartel. Il reste encore quatre heures à dormir; et le -sommeil s'impose absolument nécessaire pour se trouver dispos le matin. -Au reste, il est très calme, très brave. Une dernière fois Doriaste mime -dans le vide la botte sur laquelle il compte. Il s'y peut fier -décidément, et, comme il ne se découvre jamais... - -Et il s'estime un très chic type: des amours, des duels, du talent et -une complète indifférence pour les hochets de gloire. - - -VIII - -Longchamps, le matin. La pluie striant de rayures fragmentées l'enfilade -des tribunes vides. Et la pelouse pâlotte. Doriaste éprouve son épée. Le -mari enlève ses manchettes et, fébrile, ne parvient pas à boutonner son -gant. Il dut souffrir affreusement, ce noble. Ses yeux paraissent -glauques; ses cheveux gris sont tout ébouriffés et, dans sa figure, les -rides frissonnent. - -Le jeune homme remarque qu'il le gêne à l'examiner ainsi. Lui-même se -sent très vigoureux, un robuste mâle, et il se compare en soi aux héros -écossais de Walter Scott; et son épée, il la nomme muettement claymore. -Puis, tout entier, l'accapare le soin de prévoir quelles seront les -premières passes. Et les préparatifs ne se terminent pas. Les témoins -causent sans agir. - -Un léger malaise lui resserre les entrailles et la gorge. Alors, pour se -distraire d'appréhensions vagues qui, subrepticement, l'envahissent, il -s'intéresse aux passants matineux, groupés proche. Il y a un garçon -boucher robuste, les hanches enveloppées de toiles sanglantes, la tête -fixe sous une corbeille grasse. Un hussard, en petite tenue, maintient, -par le licol, deux chevaux dont les yeux noirs roulent inquiètement. Sur -la route, près le moulin, un maraîcher arrête sa voiture et le vent -souffle dans sa blouse que brunit l'averse. Et les témoins:--Allez, -messieurs! - -La figure verdâtre du noble perçue à travers le très rapide cliquetis -des armes. Et sa lame qui, sans cesse se dérobe, et repasse, et remonte, -menaçante, et vue seulement par un reflet mince qui vire. - -Doriaste s'encolère impatiemment; son amour-propre se blesse à chacune -de ses bottes parée. La sensation d'un coup violent et froid dans le -coeur. Et les tribunes accourent tournoyantes pour l'écraser. Et du -noir. Plus rien, sinon une morsure à gauche. Naît un calme doux. Vers -l'infini, une lueur pâlotte, fulgure, diminue, s'éteint. - - -IX - -... Dans _le Sphinx_, l'article de première colonne intitulé: _Paul -Doriaste_, est encadré de noir. - - - - -LE LÉVRIER - - -I - -Depuis la mort de son mari,--il y aura un an vienne la vendange,--la -comtesse Diane de Gorde vivait solitaire et inconsolée dans le vieux -château tristement assis au bord de l'étang. Servie par des domestiques -taciturnes, assistée par son confesseur qui lui prêchait, mais en vain, -la résignation évangélique, elle passait sa vie à pleurer son bonheur -irrévocablement évanoui, le coeur percé de sept glaives. - -De haute lignée et d'une beauté fine de pastel ancien, elle s'était -mariée un peu tardivement, à vingt-quatre ans, au comte de Gorde, beau -jeune homme d'une trentaine d'années, galant à la mode exquise -d'autrefois, amateur enragé de vénerie, vrai gentilhomme français et -point anglomane. Courtisée plus que toute autre, à cause de son rang et -de sa beauté, la comtesse de Gorde sut par un tact subtil et une -conduite irréprochable décourager la fatuité des hommes et désarmer la -médisance des femmes. - -Elle ne cachait pourtant pas, la belle Diane, sous sa gorge divinement -moulée, la glaciale indifférence pour les amoureuses extases, de son -homonyme l'antique chasseresse. Se sentant du sang de bacchide dans les -veines et trop d'orgueil et de dévotion dans l'âme pour se salir -d'adultère, elle préféra tuer littéralement son mari par ses caresses -inexorables. Ce fut pendant cinq ans une vie d'affres et de délices: les -flambeaux de l'amour brûlèrent jusques à la torchère autour d'un -catafalque. Elle le regarda s'éteindre, le coeur ulcéré de remords, mais -impuissante à commander à la rébellion de ses sens. Et lui, déjà touché -par la mort, il revenait encore, un mélancolique sourire sur ses lèvres -pâlies et du bonheur au fond de ses yeux agrandis par la fièvre, il -revenait, encore et toujours, respirer les lys de ce corps de déesse, -ces lys plus mortels que la fleur du mancenillier. Ainsi par un -crépuscule d'automne, comme les feuilles mortes commençaient à tournoyer -le long des boulingrins jaunis, il rendit l'âme dans un dernier baiser. - - -II - -Pendant les premiers mois qui suivirent la mort du comte, le désespoir -de Diane fut tel qu'on eut à craindre pour sa raison. Peu à peu pourtant -sa douleur s'apaisa, et une prostration muette suivit l'exaltation -délirante. Avec l'accalmie relative des regrets, la nature reprit ses -droits: l'exaspérée fermentation des lancinants désirs se mit à battre -de nouveau dans ses veines de femme _chaude_, ses nuits furent hantées -par de hideux cauchemars que d'exténuantes mortifications monastiques ne -parvinrent pas à exorciser. Souvent, réveillée en sursaut, en butte à -des tentations hallucinantes, elle tombait à genoux devant la niche de -la Madone, implorant, avec des sanglots, l'absolution de l'inconsciente -frénésie qui lui brûlait le sang, ou bien encore, après avoir erré comme -une apparition désolée par les sombres corridors du château, elle -passait la nuit jusqu'aux premiers rosissements de l'aube, dans le large -périptère ouvert sur l'étang où pleurent les sarcelles, debout, son -front fiévreux contre le marbre des colonnades, aspirant avec avidité le -vent chargé de brume. Honteuse, elle se surprenait à convoiter les bras -musculeux des jardiniers ou les mollets charnus des valets de chambre. -Parfois, elle pensait aussi à se remarier. Alors un fantôme connu, très -pâle, avec un doux sourire plein de reproches, se dressait devant ses -yeux épouvantés, pour lui rappeler qu'elle lui avait juré à son lit de -mort de ne jamais laisser souiller sa couche par un autre homme. - -Ainsi, l'oeil cerclé de bistre, le facies torturé par de névriques -spasmes, elle languissait et s'étiolait, cette Mimalone condamnée au -célibat par un serment irrévocable. - - -III - -C'était par un après-midi de la fin-printemps. Le ciel, dans la chaleur -torride, semblait une fournaise chauffée à blanc; les libellules -maraudaient par les nymphéas des eaux figées, les nids s'égosillaient -dans les claires frondaisons; une langueur amoureuse passait dans l'air -alourdi. - -La comtesse Diane, mélancoliquement accoudée à sa fenêtre, laissait -errer ses regards distraits par la campagne verte. Soudain une scène -inopinée attira son attention. Derrière un buisson bas de caryophylées, -Tom et Giselle, ses lévriers favoris, se copulaient librement au soleil. - -La comtesse ferma la fenêtre et rentra rêveuse. - -Depuis ce jour-là, Tom, le beau lévrier d'Écosse, gorgé de friandises, -ne quitte plus sa maîtresse. Diane a presque repris ses fraîches -couleurs d'autrefois. Et, lorsqu'elle va, deux fois par jour, orner de -thyrses de roses blanches la tombe de son mari, elle s'agenouille et -prie, en répétant avec conviction: «Je jure que jamais un autre homme ne -souillera notre couche.» - - - - -_Deuxième Soirée_ - - - - -_La Haye gris de perle où se fondent les façades closes. Poudroye au -zénith la blanche incandescence d'un soleil pierrot. A travers les -mirances du lac, coeur de la ville, les maisons doublées à pic se -fusèlent vers les aqueuses profondeurs._ - -_Casqué de cuir, la face ronde, bistre et rase, sauf l'unique barbiche -en pinceau, un pêcheur offre aux replètes boutiquières des phoques -vivants. Et dans les mannes qu'il désigne, c'est d'huileuses luisances -sur les bêtes oblongues, sur leur pelage de souris, et de petits yeux -doux qui s'effarent, et de félines moustaches._ - -_Au fond du landau pers se ploye Miranda gisante, songeuse: des formes -graciles, insexuées. Elle laisse pendre au dehors une de ses mains haut -gantées de chamois; l'autre effile l'ultime mèche de sa natte blonde, -blonde ainsi que du chanvre nouvellement roui. Et la natte épaisse lui -sinue près le cou, près l'oreille exsangue, minuscule, où pas un bijou -ne se darde. Mais deux saphirs agrafent le col roide de sa robe en -peluche couleur de fer. Et, aux cassures des plis, l'étoffe émet des -lueurs de clair acier. Ce qui la sertit comme d'une armure jusque son -énigmatique visage éburnéen. N'apparaissent point ses pieds sous la peau -d'ours brun qui, depuis les genoux, la couvre._ - -_Hors la ville. Les juvéniles bouleaux s'érigent blancs sur le tapis -roux des pelouses. Un feuillage poudrederizé qui de haut, coquettement, -et semble voir, et frissonne. Comme un boudoir aux multiples colonnes -blanches, aux moquettes rousses. Sans oiseaux. Silencieusement._ - -_Dedans. Le Vyverberg. Ses arbres massifs qu'unissent les branches -touffues. Le soleil s'y tamise, choit, macule le sol de taches -violettes, d'un violet violet si peu, mauve presque. Et les maisons -rougeâtres regardent par les châssis de leurs fenêtres blanches ainsi -que par des yeux quadrangulaires, des yeux de statue, sans pupilles._ - -_Sous une vitrine de musée, les émaux de Limoges et leur électrique -blafardise, et leurs ciels orageux aux tons d'encre écrasée; plus loin, -la canne d'un historique monsieur avec pomme en porcelaine de Saxe._ - -_De Rembrandt: un rayon saure qui glisse dans un temple fantastiquement -brun, un rayon saure où se lève la main du grand prêtre en dalmatique -d'orfroi, où paraît la Vierge en habit d'azur, et Siméon qui offre un -Jésus chair, et saint Joseph porteur de colombes._ - -_Les dunes. De montueuses ondulances blondissantes; accroupies et rondes -comme les croupes d'un bétail gras; et pressées en un grand troupeau; -innombrables._ - -_La mer. L'immense nue; et qui bave. Dans sa peau d'argent des madrures -s'étalent émeraude, comme des prés; où parfois surgissent des crêtes -savonneuses qui vont et s'épanchent._ - -_Et par-dessus s'incurve le firmament, la toujours incommencée page -blanche._ - -_Miranda descend. Aux bras de ses chers initiés elle s'appuye et ses -lèvres rosâtres sourient à la fraîcheur bruissante de l'air; et ses -sourcils broussailleux, pâles, se froncent à la gifle salée de l'embrun. -Elle dit. Sa voix de l'Ailleurs, très basse, domine la grondante mer._ - -_«--Il me plaît que ci nous seyons et que nos yeux se prélassent à -contempler cette bouillonnante folle qui veut sortir toujours -d'elle-même, s'efforce et ne peut... l'humaine! tandis que vous me lirez -des contes dans le blanc Eucologe. Voici que je vous ai conviés à la -symphonie des septentrionales blancheurs.»_ - -_Et c'est la transfiguration blanche des choses. Un illuminement s'élève -à l'extrême limite des flots; et il s'épand. En toutes les teintes il -s'immisce et transparaît. Même les brumes gris de perle, vers la ville, -il les gouache de blancheurs lactescentes. L'écume des vagues semble des -éclaboussures de craie, et des lueurs blanches se glissent aux flancs -rebondis des barques goudronnées, aux rondeurs des vergues et des mâts. -Elles posent lourdes sur les cornettes empesées des matelotes; elles -ternissent l'argent qui brille au loin étendu sur la nappe de mer -ensoleillée._ - -_Parmi les maisonnettes de plaisance construites en bois dans les dunes -et dont les maigres jardinets s'étiolent derrière les paillassons qui -les protègent des sables, il se présente une demeure basse, à -péristyle._ - -_Miranda pousse la barrière de bronze ouvragé, et aux fleurs -marcescentes du minuscule parterre elle laisse un pitoyant regard._ - -_L'intérieur de l'unique salle tout en sapin vernis qui mire comme une -laque. Miroir froid et sombre, aux perspectives crépusculaires où -s'étrécissent les profils des êtres._ - -_Des fourrures blanches, blanches et grises de monstres polaires cachent -le plancher. Les pas y plongent. Une portière de velours blanc lamé -d'argent tombe et se plisse pleine d'ombres bleuissantes._ - -_Du côté de la mer ce n'est qu'une glace sans tain encadrée de soie -neige. Et sur des tréteaux de sapin vernis, des fourrures encore, des -lits de fourrure pour le repos._ - -_Miranda retire ses gants qui tombent ainsi que des oiseaux tués; et -gisent._ - - - - -LA FAËNZA - - -I - -Elle se faisait appeler, dans le monde de la haute noce, du nom -italianisant de la Faënza, à cause de son teint qui semblait bruni par -le soleil de Naples et de ses larges prunelles noires qui vous -assassinaient, au coin des carrefours, comme des escopettes dans les -fourrés des Abruzzes. Elle était née pourtant dans le département de -l'Indre-et-Loire, où on la maria âgée de seize ans à peine à un certain -Verdal, avoué honorable et quinquagénaire, qui la laissa, au bout de -quatorze mois de mariage, veuve avec un petit garçon sur les bras et -dans une situation de fortune très problématique. Quelque temps après, -lasse de cette vie de province triste et monotone, hantée par des rêves -de luxe et de jouissances faciles, elle se laissa emmener à Paris par un -sous-préfet dégommé, qui bientôt l'abandonna pour épouser la fille d'un -riche marchand de la rue du Sentier. - -Comme ses vingt ans venaient d'éclore, que ses grands yeux piquants -emportaient le coeur, que sa chevelure, sans lui battre les talons, lui -devait bien descendre plus bas que les hanches qu'elle avait rondes et -dansantes, les occasions de jeter le peu de bonnet qui lui restait -par-dessus les cabarets à la mode, ne lui manquèrent pas. Elle fut tout -de suite cotée très haut à la Bourse de la galanterie, et les -respectables baronnes, qui font si fructueusement la traite des blanches -au nez et à la barbe de la police, lui proposèrent des affaires d'or. -Bientôt tout pacha fuyant la pendaison, tout boyard en train de manger -ses terres, tout rastaquouère et tout philosophe du tapis vert ayant -quelques prétentions au respect de ses contemporains, brigua l'honneur -de déposer des poignées de louis sur le marbre rose de la cheminée de sa -chambre à coucher. Elle eut son hôtel tout comme une actrice à _onze -cents_ francs d'appointements, des valets en culotte courte et des -cochers d'une obésité invraisemblable. - -Alors commença pour la belle Faënza une période de splendeur qui dura -plus de dix ans. Ce fut l'histoire banale de toute jolie fille tombée -sur le pavé parisien avec très peu de scrupules et beaucoup de poitrine. -Elle eut des toilettes ruineuses, des chapeaux extravagants, des étoffes -orientales à faire loucher un shah, dans son salon, et dans son boudoir, -des glaces de Venise bordées de pierreries pour y admirer la chute -majestueuse de ses reins. Elle eut même de l'esprit, de cet esprit -soi-disant parisien qu'on trouve en suçant des écrevisses dans -l'atmosphère fade des cabinets particuliers. Les jeunes pschutteux, -avides de gagner leurs éperons, et les vieux viveurs, jaloux de leur -renommée conquise, se disputaient la gloire de payer ses notes de -couturier, ses villas à Nice et ses cottages en Normandie. Bref, au -milieu de toutes ces griseries de la victoire, elle doubla, sans s'en -douter, l'époque lamentable des rides opiniâtres, des dents branlantes, -et des cheveux qui s'en vont tristes comme les feuilles d'automne. A -vrai dire, elle avait pleinement le droit de ne pas s'en douter, car, -malgré ses trente-quatre ans, sa peau était parfaitement lisse et -marmoréenne, ses dents d'une blancheur insolente, et, de sa charmante -tête de vierge du Giorgione, tombaient des cascades de cheveux capables -de défier les peignes les plus meurtriers. - -On se souvient que la Faënza avait un fils de son mariage. Cet enfant -fut élevé par une vieille tante. Sa mère le vit une seule fois à l'âge -de huit ans, puis elle ne s'occupa de lui que pour envoyer quelque -argent et des lettres pleines de cette fausse sentimentalité commune aux -filles. La vieille tante, voulant cacher au fils la conduite de sa mère, -l'avait fait engager dans un régiment d'Afrique, où il était à dix-neuf -ans sous-officier. S'étant distingué lors de la dernière insurrection, -il obtint la médaille militaire, mais par malheur ses blessures -l'obligèrent de quitter l'armée. A cette nouvelle, la Faënza se sentit -prise d'une subite et incommensurable tendresse maternelle, et elle -résolut de renoncer aux douceurs de l'amour salarié pour consacrer le -reste de son existence au bonheur de cet enfant abandonné. Après avoir -vendu son hôtel, ses bijoux et ses attelages, elle se retira, en -Touraine, dans une propriété offerte jadis par un député de la droite. -Voilà comment la belle Faënza redevint Madame Verdal, veuve d'un honnête -avoué, mère de famille exemplaire, dame pieuse et charitable. - - -II - -Philippe était un beau jeune homme de dix-neuf à vingt ans, à la -moustache fine, avec une taille de demoiselle, et des yeux de colombe. -Ne se doutant guère du passé de sa mère, qui inventa mille ingénieux -mensonges pour lui expliquer leur trop longue séparation, il se mit à -l'adorer avec toute l'ardeur d'un coeur resté fermé jusque-là aux -expansions familiales. La Faënza, de son côté, était littéralement folle -de son fils, de son beau Philippe. - -La propriété où l'ancienne courtisane résolut d'expier ses péchés -mignons était une charmante villa aux contrevents verts autour desquels -couraient comme des reptiles les volubilis et les capucines au calice -sanglant. Un petit bois croissant à l'aventure l'enveloppait du mystère -exquis de ses ombres fuyantes. Dans le recoin le plus obscur, sous le -parasol d'un grand polonia, les gazouillis des piverts se mêlaient au -tintement de l'eau que l'urne d'une nymphe versait dans le petit bassin -de marbre rongé de mousse et de jaunes lichens. - -La mère et le fils menaient là depuis plusieurs mois une vie douce et -paisible. Ils avaient l'un pour l'autre des petits soins frisant parfois -le ridicule, des tendresses excessives entrecoupées de feintises de -bouderie. La Faënza avait complétement oublié son existence d'autrefois: -les tribunes des courses et les baignoires des petits théâtres, les -cavalcades dans les Pyrénées et les parties de yacht à Trouville, les -grands dîners dans son splendide hôtel du parc Monceau, et les petits -soupers au cabaret, où les carafes de champagne et les chartreuses de -toutes couleurs rendaient les inénarrables boudinés plus bêtes que -nature. Elle avait même fini par se figurer très sincèrement avoir été -toute sa vie une sainte femme. - -Cependant, malgré toute leur tendresse mutuelle, l'intimité, cette -intimité franche et pleine d'abandon, entre la mère qui a fessé son -enfant et l'enfant grandi sous les jupes de sa mère, ne venait pas. Et -c'était naturel. La Faënza avait vu son fils, depuis sa fugue avec le -sous-préfet, une seule fois comme on sait, à une époque où l'enfant -n'était encore qu'un moutard. Elle le revoyait tout à coup grand jeune -homme avec des moustaches terribles et une balafre martiale sur la -tempe. Pour le fils, la mère était une étrangère, on aurait pu dire -qu'il la voyait pour la première fois. Après cela, on s'expliquera -facilement pourquoi se surprenaient-ils par moment à se dire _vous_, à -avoir dans leurs relations des réserves incompréhensibles et des -politesses inutiles. - -Madame Verdal avait dépouillé la Faënza, l'hétaïre était définitivement -morte en elle. Sa toilette fut sévère: des robes de soie noire avec -garniture de jais. Très peu de bagues et des boucles d'oreille d'une -ravissante modestie. Elle adopta pour coiffure les bandeaux plats et eut -pour tout fard l'honnête poudre de riz. Avec une pareille conduite et -des rentes très sérieuses, on s'imagine que les voisins de campagne ne -pouvaient pas lui refuser leur estime. - -Parmi les belles relations de l'ex-courtisane, il faut placer, au -premier rang, la famille Mouflet, composée du papa Évariste Mouflet, -ancien notaire, provincial insipide atteint d'une manie incurable de -calembredaine; de la maman Olympe, femme honnête et respectée, qui -n'avait eu pour amant que les trois ou quatre clercs de son mari, et de -leurs trois filles, pas mal tournées, ma foi, pour des filles de -notaire. - -Mademoiselle Clémentine surtout, l'aînée du couple Mouflet, eût été même -fort bien de sa gracile personne, sans ces odieuses robes de vigogne -caca d'oie sorties de la boutique de quelque Worth de sous-préfecture. -Deux grands yeux effarés sous un casque de cheveux d'un châtain -convenable; avec ça, une gorge de dix-sept ans qui avait l'air de -vouloir tenir ses promesses. - -L'ex-courtisane et la famille du notaire allèrent souvent les uns chez -les autres pour prendre des tasses de thé, jouer aux jeux innocents et -fausser quelques airs d'opéra sur des pianos plus ou moins mal accordés. -Philippe, qui n'avait pas appris à être difficile en matière de toilette -dans ses chasses au Kroumir, trouvait fort à son goût la robe vigogne de -Mademoiselle Clémentine, tout en lui préférant les trésors qu'elle -cachait. Mademoiselle Clémentine, de son côté, ne se sentait pas une -insurmontable aversion pour les moustaches brunes. Inutile de dire que -le couple Mouflet découvrait tous les jours de nouvelles qualités au -fils unique d'une mère jouissant d'une rente de cinquante mille livres. -On se faisait donc la cour honnêtement, sous les yeux de la Faënza, qui -ne se doutait de rien. - -Un soir de juillet, la famille Mouflet se trouvait réunie au grand -complet, dans la salle à manger de l'ex-courtisane. Après quelques -polkas tapotées par la cadette et des propos oiseusement échangés, le -tabellion proposa, vu la chaleur insupportable de l'atmosphère, une -flânerie sous les frondaisons rafraîchissantes du jardin. Toute la -société accepta avec empressement. - -La soirée était superbe. La pleine lune brillait comme un louis d'or -fantastique dans un ciel sans nuages. Ils se dispersèrent par les allées -où s'allumaient parfois, dans la mousse, des vers luisants. - -La Faënza cherchait son fils depuis quelques minutes, lorsqu'elle crut -distinguer dans le recoin le plus sombre du jardin, sur un banc de -pierre, deux ombres enlacées. Elle s'arrêta, aux aguets. On aurait dit -vraiment qu'un bruit de baisers se mêlait au clapotis de l'eau tombant -dans les vasques de marbre. Retenant son souffle, elle avança jusqu'au -banc de pierre, derrière une haie de rosiers rouges. Son fils Philippe -était en train de murmurer les choses les plus douces à l'oreille de -Mademoiselle Clémentine. - -Alors un sentiment étrange envahit le coeur de l'ex-courtisane; elle eut -un moment de vertige, puis ses prunelles se dilatèrent et, suffoquée de -colère, se dressant de toute sa hauteur devant les pauvres amoureux -complètement ahuris, elle apostropha Mademoiselle Mouflet en des termes -virulents: - ---Elle était vraiment bête pour ne pas s'être aperçue depuis longtemps -qu'on venait là pour lui voler son fils. Avec ça qu'elle donnerait son -argent pour nourrir un notaire taré et ses traînées de filles. Et la -mère Mouflet donc, une pas grand'chose qui couchait avec ses -domestiques! Tout le monde le savait dans le pays. Ils feraient bien -tous ces panés de ne plus mettre le pied chez elle, elle les flanquerait -à la porte à coups de balai... - -S'oubliant complétement dans sa colère, Madame Verdal redevint la -cascadeuse d'autrefois et accabla la famille Mouflet accourue au bruit -de la dispute des plus ordurières invectives. - -M. Mouflet emmena sa femme et ses filles mortes de peur, après avoir -répondu par une tirade indignée. - -Philippe se tenait debout, les yeux hagards, ne comprenant pas. - -La Faënza rentra chez elle dans un état d'exaspération indescriptible. -Elle pleura, sanglota, se roula sur le tapis, la bave aux dents. Puis, -se levant soudain, elle se mit à embrasser son fils à pleine lèvre, en -riant comme une folle. - - -III - -Après une bouderie de quelques jours la mère et le fils se -réconcilièrent avec un regain de tendresse. Et ce furent tous les jours -de longues promenades à travers champs d'où l'on revenait pareils à des -amoureux de la veille, avec des touffes de genêts plein les mains. Le -matin, ils partaient des heures entières à cheval, sous bois, et le soir -par les clairs de lune romantiques, ils allaient rayer en canot les eaux -calmes d'un étang voisin. Chose curieuse! Depuis l'aventure du jardin, -un changement notable s'opéra dans les habitudes de la Faënza. Brisant -avec l'attitude sévère adoptée depuis sa conversion, elle jeta aux -orties le froc inélégant de la femme honnête pour arborer de nouveau les -étoffes ruineuses aux couleurs voyantes, les chapeaux aux plumes -d'autruche et les gants de peau de daim très montants. Les bijoux dont -elle n'avait pas voulu se défaire, furent retirés de leurs écrins de -velours grenat pour parer ces mains longues et fines et son cou royal. -La poudre de riz ne suffisant plus à son embellissement, elle s'est -souvenue des fards subtils et des aromates précieux qui donnent la -jeunesse. Elle eut des soins particuliers pour la toilette des dessous -dont elle savait toutes les perfidies: des dentelles anciennes sur des -chemises de soie, des bas rose pâle à bouffettes où les diamants dardent -les feux de leurs facettes. Le mobilier modeste de sa chambre à coucher -et de son boudoir fut complétement changé. Se ressouvenant du faste -excitant de son alcôve de courtisane, elle s'entoura de meubles bas et -moelleux qui enlacent comme des bras voluptueux, de tissus syriens, de -tapis de Karamanie et de peaux mouchetées de tigre où frétillent les -pieds nus tendus aux baisers vibrants. Des parfums brûlèrent -continuellement dans des cassolettes aux riches ciselures et des -brassées de roses blanches mêlèrent leur dernier souffle aux tiédeurs -des troncs d'arbres crépitant dans la haute cheminée. - -La toilette de son fils l'occupait aussi énormément. Elle disait: ça -n'est pas chic, ou, ça t'habille bien; cette redingote fait des plis -dans le dos, ou, ce veston te sangle bien. Elle lui faisait la raie et -lui passait ses moustaches au cosmétique tout comme à ses amants de -coeur du temps qu'elle était entretenue par des financiers obèses. - -Parfois, le soir à des heures indues, elle l'appelait dans sa chambre à -coucher, et là, aux clartés vacillantes des bougies roses, son corps -sculptural à peine abrité par la chemise de batiste aux échancrures -hardies, se campant d'aplomb devant la haute glace de son armoire en -bois des îles et faisant saillir ses seins éblouissants et la courbe -insolente de ses reins de statue elle disait à son fils, avec des -regards incitants: - ---N'est-ce pas que je suis belle encore! N'est-ce pas que tu serais fou -de moi si je n'étais pas ta mère? - -Puis elle riait aux éclats en faisant scintiller la splendeur éburnéenne -de ses dents de fauve. Nonchalante, enlaçante, onduleuse et féline, elle -venait s'asseoir sur les genoux de Philippe, qui, la rougeur au front et -de la luxure inconsciente dans l'oeil, osait à peine la regarder. Après -avoir pendant quelques minutes tortillé les moustaches de son fils, -baisé ses lèvres pâlies et ses cheveux soigneusement calamistrés, elle -se roulait sur la peau de tigre qui lui servait de descente de lit, -croquait quelques biscuits, vidait d'un trait un verre de porto, puis -d'un bond de gazelle s'élançant sous les draps bordés de points -d'Angleterre, elle fermait délicieusement ses paupières lisses aux cils -longs et frisottants, disant avec un léger remuement de lèvres: - ---Allez vous coucher, monsieur, il est tard et j'ai sommeil! - -Quant au pauvre petit coeur de Philippe et à ses nerfs révoltés, leur -tranquillité était définitivement troublée. Il partait souvent, avant -l'aurore, sur des chevaux rétifs, par les plaines, sans trop savoir le -but de ses courses aventureuses, ou il allait tirer les canards sauvages -pendant des journées entières dans des marais typhoïdes. Inquiet, -fantasque et irritable, il cherchait depuis quelque temps des motifs -ridicules de fâcherie à sa mère, disant que cette vie d'oisiveté -finissait par l'exaspérer, que c'était honteux pour un jeune homme de -son âge, qu'il retournerait au régiment _pour sûr_! Puis, c'étaient des -scènes attendrissantes, des larmes, des pardons implorés, des -protestations d'amour filial suivis de longues caresses et de baisers -pâmés sur la bouche. - - -IV - -Ce jour-là, ils avaient dîné--une fantaisie de la Faënza--dans le petit -boudoir tendu de satin mauve. Un triste crépuscule pâle filtrait à -travers les vitres de l'étroite fenêtre. La Faënza avait dit: N'allumons -pas les bougies, cette pénombre est bien douce. Lui s'était tu avec un -sourcillement vague. Des senteurs de magnolia flottaient dans l'air -épaissi. Elle alluma une cigarette de dubèque, lui sa pipe de troubade. -Près de dix minutes s'écoulèrent dans un silence embarrassé. - -La Faënza, sans détourner la tête, dit: - ---Vous êtes soucieux? - ---Non. - -Quelques minutes de silence encore. Soudain, raidissant ses membres dans -un effort suprême, la Faënza tomba sur les genoux de son fils et, -l'enlaçant furieusement, elle lui dit presque sur les lèvres: - ---Philippe, tu ne m'aimes pas! - -Il baissa la tête sans répondre. Alors, elle se leva d'une secousse -brusque, marcha fiévreusement par la chambre; puis, s'arrêtant net, elle -dit d'une voix sourde: - ---Oh! mon Dieu, que c'est affreux! Il faut que ça finisse. Écoute-moi, -Philippe; tu le vois, tu le sens, je t'aime; et ce n'est pas l'amour -d'une mère que j'ai pour toi, mais d'une femme éprise, d'une maîtresse, -entends-tu? Oh! oui, je te veux et tu seras à moi! - -Elle ricana comme une insensée, puis elle reprit: - ---Je suis ta mère; après? la belle affaire! Est-ce que je te connais, -moi? Je t'ai vu à sept ans une seule fois; tu es un étranger, un joli -garçon, et tu m'as tourné la tête... Avec ça que tu ne me désires pas, -toi! Mais regarde-moi donc, je suis belle comme à vingt ans! Ah mais, il -y a la morale. Oh! la morale! Je m'en moque! D'ailleurs tu ne sais pas, -ta tante t'a tout caché... j'ai été... entretenue, j'ai été... cocotte, -comme on dit! Tous mes biens, tes biens viennent de là... Tu n'aurais -pas le droit de faire le scrupuleux. Nous sommes dans la boue, Philippe, -restons-y... - -Il la regarda stupéfait. Elle continua, de plus en plus surexcitée: - ---Tu m'as vue en chemise, tu sais que j'ai une poitrine superbe que des -princes payeraient au poids de l'or... Nous allons être heureux, mon -Philippe. Veux-tu? Oh! je t'aimerai va, et nous mourrons ensemble... -d'amour... - -Elle se rua sur son fils avec des gestes de Ménade, et, l'emportant dans -ses bras nerveux, elle se roula avec lui sur la chaise longue, lui -soufflant au visage la griserie de son haleine. Il se sentit perdu dans -un anéantissement voluptueux. Puis, soudain, se dégageant de cette -étreinte dans une crispation désespérée de sa volonté, debout et -roidissant le jarret, il regarda autour de lui avec des yeux hagards. - -La Faënza absolument hors d'elle se rejeta sur son fils. Alors, les -traits contractés, la bouche effroyablement crispée, Philippe saisit un -poignard japonais dont la lame effilée brillait sur un guéridon aux -plaquis bizarres, et la frappa violemment au cou. - -Elle tomba sur le tapis, sans un cri, en perdant des flots de sang. - - - - -EN GARE - - -Encore quatre minutes. - -Le brigadier glissa sa montre d'argent entre deux boutons; l'autre -gendarme se leva, balancé par le mouvement du train, forcé à se -maintenir contre le matelassage du compartiment. Au prévenu, le -professeur Lucien Tordrel, cette annonce de la gare proche fut un -soulagement. Douai, la cour d'assises, cela voulait dire la fin de la -détention préventive, des angoisses. Il résume en lui-même son -plaidoyer, il reprend les phrases chefs qui en seront les points de -repère. Amplement construites à la manière de Bossuet, elles résonneront -puissantes sous le plafond sonore des grandes salles judiciaires. Elles -diront d'abord la passion folle pour Alice, l'élève riche, les hardis -espoirs du répétiteur pauvre, ses respectueuses timidités. Alors les -périodes narratives iront amollies avec des tendresses dans les -substantifs, des émotions dans les épithètes à la Zola, genre _Faute de -l'abbé Mouret_. Lucien Tordrel s'imagine déjà les débitant, pâle, droit -dans sa redingote sévère, blanchie d'usure. Et il égarera ce geste lent -vers l'auditoire, pour les dames. - -Quant aux jurés, des parvenus, enfants de leurs oeuvres, eux aussi, ils -sympathiseront à ses obligatoires humilités de pédagogue misérable. Là, -des amertumes, deux ou trois propositions mordantes à la Vallès.--Sur -l'enlèvement, peu de chose. En quelques mots très simples, concis, il -s'avouera coupable: il appuiera ironiquement sur le terme technique -«détournement de mineure» en homme qui estime la justice humaine une -stupidité inévitable comme les averses imprévues ou... la chute bête -d'une tuile sur un chapeau neuf.--Pour le reste, la fin du plaidoyer, du -Proudhon, rien que du Proudhon, du Proudhon de toutes les oeuvres. Ce -passage débutera par une croquade magistrale de la société actuelle: -«une moisissure.» Il flétrira la réprobation hypocrite des amours -libres; et alors s'élèveront les grandioses prosopopées de la -Prostitution et de l'Adultère. Et tout se conclura par un dilemme, le -fameux dilemme, un dilemme triomphal posé avec une fatigue dans la -gorge, en approchant le mouchoir des lèvres par un geste automatique, -quasi-somnambulesque. - -Certes, Tordrel ne laissera pas à l'ami Peyrebrune le soin de sa -plaidoirie. Cet avocassier sans talent bafouillerait en d'obscures -chicanes. Une condamnation d'ailleurs serait profitable: l'affaire -s'ébruitera, la presse reproduira sa défense; il entrera dans le -journalisme par la grande porte. Avenir superbe. Et il achèvera _les -Veules_, des poésies. Ce livre le posera, l'enrichira. Alice partagera -avec lui la gloire, le bien-être, elle qui a tout sacrifié, famille, -réputation pour son amour. Peut-être sera-ce un asservissement pénible: -traîner partout cette femme avec soi?--Mais non: elle se montre -intelligente et dévouée.--A quand les délices des premiers revoirs et -les frémissements infinis de leurs chairs nues?... - -Après une succession de sourds tamponnements le train pose. Le brigadier -se penche à la portière; puis il prévient Tordrel: - ---M. Peyrebrune est là. - -Peyrebrune, le grand Peyrebrune, l'homme aux favoris blonds se -précipite, serre la main de son ami, criant: - ---Excellentes nouvelles, mon cher, une ordonnance de non-lieu. - ---Comment? - ---Eh! oui. La petite Alice a couché avec Bergelette, avec de Bovardy, tu -sais, le lieutenant de chasseurs, le pschutt du pschutt. Dans la -perquisition on a trouvé des lettres d'un brûlant, d'un incendiaire! tu -n'as pas idée... - -Et il narre toutes les démarches faites par lui pour obtenir cette -perquisition. Il parle, il parle, fier de son succès. - -Lucien Tordrel sourit par contenance. - -Aux premiers mots qui anéantissaient l'arrangement de sa vie, son unique -passion, il s'est senti hors les choses, très loin de tout, dans un -abandon. Les racontars prolixes de l'avocat sur les cascades de sa -maîtresse l'abrutissent, lui tuent l'avenir. Parfois il proteste: -«Allons donc!» aux débauches trop invraisemblables. Et bientôt il -n'écoute plus, les paroles de son ami lui semblent adressées à un autre. - -Cependant dans sa poitrine, dans ses membres un énervement s'exaspère, -rapide. Pris de rage, il projette: - ---Sacrée garce! - -Et un spasme le secoue des pieds aux mâchoires, se vient loger là, dans -les dents qu'il maintient serrées. Tordrel se navre du discours et du -travail perdus, puis cette désespérance, à la suite d'un pareil -scandale, il ne pourra plus donner de leçons. La misère alors; ou bien, -après le triste voyage par les océans mornes, la classe faite aux -négrillons là-bas, entre quatre murs blanchis, loin de l'art, de la -célébrité, irrémédiablement. - -Mais ces images très vite se dissipent. Il ne pense plus qu'à elle, à -son air languissant, à son enfantine moue. D'autres maintenant possèdent -cette chair d'amante. Dans les garnis d'officiers, tendant sa bouche aux -moustaches aiguës, il la voit, et il souffre de chaque pose qu'elle a dû -prendre, de chaque membre qu'elle a découvert, impudique... soûle -d'après les dires... Elle se dessine moqueuse devant son regard, sur la -bielle terne de la locomotive, dans l'eau qui pisse dru de la chaudière, -elle éclate de rire avec le grésillement d'un charbon qui choit, -s'éteint. - -Une rage envahit Tordrel. Il lui pousse des envies de meurtre. Et -toujours la vision acharnée d'Alice se laissant trousser les jupes. - -Peyrebrune conte sans fin. Une histoire d'auberge, maintenant, où elle a -été surprise. - -Lucien pense: Elle retira son corset en dégrafant le busc par le bas; et -sur le ventre, la chemise toute plissée apparut avec les seins pointant -au-dessus. Une odeur de propre, d'élégance s'est émise et, dans cette -chambre qu'il se représente toute imprégnée d'elle, il ne se trouve pas, -lui. Elle, bête en rut, se livre aux embrassements d'un monsieur gêné et -content de soi. - -La poitrine de l'amant s'enfle et s'affaisse avec une douloureuse -précipitation. De mauvaises sueurs le baignent, fluent de sa nuque le -long du dos. Ses articulations se contractent en un ramassis, en un -tassement de nerfs, en une tension de rage pour quelque effort énorme. - ---Sacrée garce! - -Ça le soulage ces _r_ qui sifflent entre ses mâchoires serrées. C'est un -peu l'épuisement de cette inutile contraction qui l'étreint, torturante. - -En lui-même un drame si vivant se joue que le monde externe lui semble -factice, artificiel, arrangé: la verdure, terne; les arbres, bleus comme -dans les antiques paysages; le ciel, une lumière fausse, chimique; le -mâchefer de la voie, un peinturlurage noir; les rails, des traits de -plume; les tunnels, une bâtisse de carton, un jouet. - -Et il s'efforce à tendre ses idées ailleurs, à fuir l'épouvantable -fantôme de sa maîtresse pâmée sur un divan sale près un noceur en joie. - ---Sacrée garce! - -Ensuite il s'attarde à lui deviner des tares, à la trouver laide pour se -bâtir un motif d'indifférence. Des taches rousses lui maculaient la -gorge, le visage; son front avait des rides; mais ses yeux, mais ses -hanches, mais ses lèvres, ses lèvres dans la moustache du soudard! - -Peyrebrune conte encore. Sous l'immensité vide du hangar les moineaux -batailleurs volètent, pépient. Il résonne un cliquetis de clefs, le -roulement d'un chariot à bagages et, continue toujours, l'activité -agaçante de la sonnerie électrique. - - - - -_Troisième Soirée_ - - - - -_Au couchant, devers la «Roche du Dragon», un dernier sillage ocre et -crête de coq. Puis la nuit sur les aulnes, les barques amarrées, l'eau -virante et métallique._ - -_La terrasse est en surplomb sur le fleuve qui la mine._ - -_Incitatrice et muette rampe l'ombre. Sur la rive et sur l'eau rampe -l'ombre incitatrice et muette._ - -_Des fredons là-bas_: - - _Fliesse, fliesse, lieber Fluss! - Nimmer werd' ich froh!..._ - -_Un bateau remonte vers Cologne._ - -_Mélancolique le limbe de son fanal en l'eau virante se brise._ - -_Mélancolique le son fêlé de sa cloche contre les échos des combes se -brise._ - -_La terrasse est en surplomb sur le fleuve qui la mine._ - -_Des fredons là-bas_: - - _So verrauschte Scherz und Kuss, - Und die Treue so!..._ - -_Incitatrice et muette rampe la nuit._ - -_Des fioles de vin du Rhin encombrent la table de noyer._ - -_--Voici notre thé, cette vesprée, dit Miranda en remplissant les coupes -dichromes à tige grêle._ - - - - -CRESCENDO - - -_MI_ - -Satisfait d'avoir vécu sans ennui les jours de sa permission, et -tracassé pourtant de son retour à la caserne, Gustave Prescieux pénètre -dans la gare et s'achemine par les groupes de voyageurs qui causent. - -Sous les arcades de fer très hautes, roulent les chariots à bagages et -bourdonnent les recommandations dernières; parfois claque le bruit -humide d'un baiser. Et la sensation d'un vide point le jeune soldat, la -navrance d'être seul parmi la foule, sans un camarade pour les adieux. - -Même l'ami Léon a repris son travail le matin, malgré les fatigues de -leur nuit noceuse. Alors la vision reparaît des filles qu'ils pilotèrent -ensemble à la Boule-Noire, Augusta et Clémentine, deux belles brunes -très drôles et pas rapaces. Afin de perpétrer cette fredaine, Gustave a -quitté son père vingt-quatre heures plus tôt que ne le contraignait son -ordre de route. Maintenant, de cette vigoureuse débauche, de cette -manifestation virile qui l'enorgueillit, seuls les déplaisants souvenirs -le hantent: le tenace rappel d'une tare scrofuleuse en sillon sur le cou -d'Augusta. A peine, d'ailleurs, la remarqua-t-il dans l'intimité du -plaisir. Et il imagine encore son embêtement chez le mastroquet du -boulevard Clichy, tandis que Léon, un ardent politique, grimaçait de sa -face pâlotte et hurlait des injures contre les patrons, avec menaces de -les coller à la muraille, une fois pour toutes, au jour très prochain de -la revanche. Lui, Prescieux, une fois libéré du service, régira sa -petite ferme en compagnie de son père, sans autre maître. Et de la -révolution il se moque. Vaines diatribes, cela, bonnes au plus à gueuler -devant les zincs pour se montrer crâne. - -Arrivé à la consigne, Gustave s'explore les poches: un décime est -exigible pour solder le dépôt de sa valise qu'ils firent Léon et lui, -avant les ripailles, se trouvant déjà soûls. Même il ne se rappelle plus -ce qui se passa; mais il n'a point dû omettre son habitude de confier là -son bagage, chaque fois qu'il vient flâner quelques heures à Paris. -Cette conviction le rassure, bien qu'il ne réussisse pas à découvrir -dans sa veste neuve de civil le reçu de la consigne. La percale des -poches encore empesée et glissante aux doigts recèle sans doute, en -quelques plis inaccessibles, le bulletin. Et, malgré tout, ce costume -accapare son admiration. Une fameuse emplette. Le pantalon bleuâtre, -très large du bas, moule gracieusement ses cuisses solides et rondes, et -la veste commence par un grand collet rabattu qui dégage le cou. -Cependant, il ne retrouve rien; et il commence à s'énerver, à craindre. -La valise renferme son uniforme. Rentrer à la caserne en civil, c'est -encourir une punition sévère. - -Éperdu, agitant dans les goussets ses pouces et ses index, il ne ramène -que des enchevêtrements d'inutiles objets. Sa feuille de permission lui -remémore les peines disciplinaires dont il deviendra passible. Il -retourne ses poches: des sous roulent jusqu'au milieu du hall près les -guichets, sous les falbalas d'une dame. A leur poursuite il court; et, -comme il se baisse pour les ramasser, la dame a peur, sursaute, -l'appelle imbécile. - -Cette insulte le peine. - -Enfin, après beaucoup d'hésitations, il se détermine à interroger le -garde des dépôts, et il lui conte sa mésaventure. Le garde, un gros dont -le ventre se bombe sous un gilet à boutons d'étain, se montre très -obligeant. Gustave, invité à franchir l'établi pour rechercher lui-même -son bagage, s'élance avec la certitude de recouvrer son uniforme. -Rapidement d'abord, minutieusement ensuite, il furète dans les casiers. -D'envieuses vénérations le pâlissent devant les coffres luxueux décorés -de métal poli. Après, il s'égare dans un dédale de caisses, d'énormes -cadres en bois brut. Il se faufile, s'amincit, oublieux des précautions -à prendre pour son costume dont le drap s'érafle aux coins saillants et -aux têtes de clous. L'image de sa valise, reconstruite très exacte dans -son esprit, ne l'aide pas à l'apercevoir réelle, et cependant il remue -de lourds fardeaux et il se congestionne le visage pour inspecter à -terre les colis quelque peu analogues au sien. Peines perdues. Il faut -sortir moulu, tout en sueur et inaugurer un autre genre de recherches. - -Dans les estaminets, il passe et se renseigne, dans tous ceux où il a -séjourné la nuit. Par delà les armures brillantes des zincs; par delà -les carafons fixés dans les sextuples casiers de maillechort, les -limonadiers l'accueillent affablement, lui tendent pour une amicale -poignée de main leurs gros bras velus qui saillissent des chemises -blanches. A ses questions, tous s'intéressent; quelques-uns se -témoignent si aimables que Gustave juge obligatoire de consommer. On ne -retrouve rien. - -Cependant une défiance à l'égard de ces commerçants réputés filous -s'engendre des espoirs déçus. Sous les empressements, le simple désir de -conquérir la pratique se devine. Et cette idée s'implante dans l'esprit -du militaire: on lui garde son uniforme pour le contraindre à rester à -Paris et à renouveler la noce qui enrichira ces gens. Aux dénégations -continuelles et pareilles, il répond avec colère. On finit par le mettre -à la porte d'un café de Montmartre, brutalement. - -Et l'heure du départ immine; Gustave, désolé, court à l'embarcadère. Là, -des terreurs l'empoignent. Il se trace le sergent délateur, le colonel -brusque, le conseil de guerre impitoyable. Retourner chez son père, -déserter, ce lui semble être le préférable parti. - -Et passent deux gendarmes flanquant un tringlot qui tire sur son -brûle-gueule, flegmatique. Prescieux songe: sa fuite servirait seulement -à accroître la rigueur de la punition. - -Abattu, terrifié, il s'affale au banc d'un wagon de troisième.--Le train -crache, siffle et tout cahote, par secousses. - - -_SOL_ - -La comparution devant le conseil de guerre s'impose certaine, -inévitable, fatale. Pourtant, dans la vie civile, sa peccadille ferait -sourire sans courroucer. Et les institutions sociales qui astreignent au -dur asservissement de la loi militaire, il les maudit. Si encore ses -parents étaient plus riches, il ne souffrirait qu'un an. - -Il regarde défiler les murs noircis et abrupts au long desquels -stationnent des suites de wagons. Des bâtisses surplombent jaunes, -minables, sans ornements, percées de fenêtres où des femmes cousent, où -fument des vieillards hâves. Et il regrette n'être pas femme ou -vieillard. La fumée de la locomotive qui charrie des parcelles de -houille vers son visage le force à rentrer la tête. - -Le compartiment lui apparaît triste, pauvre. Les boiseries brunes se -tachent au fond de femmes en deuil et d'enfants barbouillés; dans les -box établis par les dossiers des bancs, des ouvriers s'endorment -recroquevillés, le derrière tendant leurs culottes de velours. Aux -vasistas s'encadrent des coins de banlieue, des terres montueuses, -lépreuses de craie, hirsutes d'herbes roussâtres; et des toits neufs -tout roses s'amassent jusque l'horizon sous des cheminées industrielles -qui soufflent noir. La désespérance affaisse Gustave dans son coin. -Tout, par ici, se découvre laid. Bien plus attrayante la ferme familiale -avec les caquetages raisonneurs des volailles qui picorent. Et sa -cousine au visage de propreté miroitante, aux yeux de limpide faïence se -dresse, vision charmeuse, liant les gerbes dans la pénombre de la -grange. Puis il l'imagine à l'écurie, et ses bras blancs qui soutiennent -les seaux de barbotage. Et ses caresses sur les croupes chaudes des -chevaux qui piétinent. Puis encore il l'imagine au seuil de la maison, -tricotant, très calme. On la lui promet en mariage pour plus tard, après -le service. Il l'aime bien. A se ressouvenir d'elle ainsi, d'elle, douce -et propre, il lui prend une envie de l'embrasser. C'est impossible, à -présent. Les ordres brutaux, les injures des sous-off vont de nouveau -lui secouer ces chères indolences qui le prennent partout et le -possèdent insensible par l'admiration muette de ses souvenances. - -Une pluie striante gaze de gris les villages plats et les clochers -pointus, les rideaux d'arbres. Et la crainte du châtiment attendu -étreint le jeune soldat. Un malaise engourdissant lui enfle la poitrine: -rester là, se laisser engourdir par une vague faiblesse qui le -séparerait du monde cruel, qui l'endormirait pendant les deux années de -service encore à vivre, ce lui semble désirable. Car l'existence est -dure... Léon ne se trompe pas tout à fait: un gouvernement aussi -canaille devrait être abattu. Chose ignoble: par la seule impuissance de -payer un maître qui instruise, une somme qui dispense, il faut se faire -tuer pour les autres, les riches, les lâches. Des indignations -surexcitent le soldat. Tout pour quelques-uns! Et lui, rien. De même, -son costume si joli paraît commun, tandis que les collants anglais, les -chapeaux ridicules, les savates pointues et les petits paletots si laids -s'offrent élégants et superbes par cela seul qu'ils vêtent l'opulence. -L'argent vaut tout, décidément. - -Et le soleil dore la trame pluvieuse. Les écorchures des carrières -s'éclaircissent. Au loin de lourds nuages mauves fuient. La campagne -s'égaie. Les herbes se redressent en secouant des gouttes brillantes. -Aux fils du télégraphe des gemmes hyalines s'irisent. Gustave remet la -tête à la portière. Sur la voie élargie les rails s'unissent par de -luisantes courbes, vont se perdre sous le hangar en verre où la lumière -s'écrase, éclabousse le bleu du soleil. A gauche, dans les feuillages, -les ardoises des toits et des clochers qui s'irradient dénoncent la -ville, la garnison. - -Tout de suite, il descend, ayant réfléchi: d'autres, avant lui, -commirent la même faute. En expliquant la chose, on l'excusera sans -doute; c'est si simple. Et il se remémore l'allure insouciante du -tringlot qu'il vit entre les gendarmes, lors de son départ. Il faut -imiter ce sang-froid, car on n'est plus un gamin. - -Par hasard, le sergent Berdot, un compatriote, flâne devant la buvette, -portant sous le bras le cahier du rapport. Prescieux l'aborde avec la -certitude de lui entendre communiquer un bon conseil. - ---Eh bien, tu n'as pas de toupet! s'exclame le sergent. - ---Si j'suis pas en tenue, c'est toujours pas l'envie qui m'en manque. - -Et il narre. A mesure qu'il avance dans le récit il juge sa faute plus -grave. Les gestes et les grimaces de Berdot, qu'il guette anxieusement, -signifient des blâmes ou d'amusantes réflexions suscités par les -épisodes comiques, ils ne rassurent pas. - ---Ce qu'il y a de plus simple, vois-tu, conclut le sergent, c'est -d'aller trouver le lieutenant. Justement je vais lui porter le rapport; -tu n'as qu'à venir avec moi. Mais, tu sais, tu t'es fichu dans un sale -pétrin. - -Plusieurs fois encore, Gustave Prescieux sollicite une réponse -encourageante. L'autre ne la donne pas, mais il émet des potins de -régiment; il cite des cas disciplinaires; il dit ses chances -d'avancement et commente les lubies des supérieurs. Le jeune soldat -ressent une haine pour cet homme arrivé, certain d'être reçu à -Saint-Maixent. Il y a des caractères comme ça, capables de tout endurer, -et bas. Par malheur, lui, se trouve être d'une autre pâte; il ne fera -point de platitudes, lui. Les diatribes du révolutionnaire Léon affluent -en sa mémoire: un fameux bougre, ce Léon; aussi tous les patrons le -harcèlent comme le harcèlent, lui, tous les chefs. Et il évoque les -nuits passées à la salle de police, les consignes au quartier pendant -lesquelles on arrache l'herbe des cours en regardant sortir tout -flambants les permissionnaires. - -Les deux soldats longent les boutiques pleines de femmes bavardes et -gesticulantes. Au coin de la place, la claire vitrine d'une pâtisserie -protège des gâteaux crémeux, appétissants, des sacs de bonbons à faveurs -soyeuses, qui présentent, sur leurs panses, des figures de dames -décolletées et riantes. Et ce spectacle lui fait naître l'image d'un -intérieur en fête, la réminiscence de sages ivresses en l'honneur d'une -première communion, celle de sa cousine. Il songe à la table illuminée, -au gâteau de Savoie supportant une figurine en plâtre, nantie d'un -cierge et d'un missel. Un attendrissement lui brouille la vue des choses -et assourdit l'intermittente réflexion de Berdot: «C'est tout de même -une sale histoire.» Maintenant, le jeune homme se complaît à réunir pour -un ensemble délicieux les traits mièvres de la première communiante -toute pâle en sa blanche robe, coiffée d'un bonnet vieillot qui enserre -la mince frimousse de fillette obstinément grave. - ---Tiens, voilà le lieutenant! - -Et Berdot indique devant un café des officiers qui causent et qui rient. - - -_DO_ - -Gustave Prescieux laisse le sergent s'avancer. Un très jeune -sous-lieutenant reçoit le rapport sans mouvoir la tête ni rompre la -conversation qui hilare ses collègues; puis, les épaules encore -tressautantes, il feuillette. Quand il a fini, Berdot désigne son -compagnon et s'explique, militairement immobile. - -Et Prescieux, en tremblant, suppute les motifs capables de pallier sa -faute et ceux qui justifieraient son châtiment. Et toujours, la peine -lui semble inévitable, par logique, bien qu'il possède la très intime -persuasion d'une délivrance. - -Subitement, l'officier sourit et il lance cette exclamation méprisante: - ---En voilà un imbécile! Mais je n'y peux rien, moi, rien du tout. Que -voulez-vous? Tant pis! - -Il lève en l'air ses bras galonnés, nie que puissent être utiles ses -bonnes intentions. Il appelle le fautif. - -Aux questions de ses supérieurs, Prescieux répond à peine. Son malheur -l'ahurit. Tout lui semble égal maintenant, rien ne le pouvant plus -secourir. Sans tenter une excuse il s'embarrasse en des explications -sincères. Et il se dérobe aux regards apitoyés, aux interrogations -bienveillantes, car il calcule qu'y répondre serait un surcroît de -pénibles efforts sans but. Obstinément il fixe les yeux sur les -officiers en joie. A remarquer leur atroce indifférence une rage -vindicative le mord. Ce lui est un soulagement lorsqu'il entend -conclure: - ---Alors, qu'il aille se mettre en tenue et puis vous le conduirez en -prison: j'en suis fâché pour lui. - -Gustave repasse devant la pâtisserie. Comme il regrette les heures où il -embrassait les paupières de sa cousine pleurant après les gronderies, et -dont les fines narines frémissaient. Il la revit plus jeune encore, -blotti dans la molle poitrine de sa mère, où, mordant des tartines de -confiture. Et leur goût odorant revient à son palais; il éprouve -l'instinct de s'en vouloir repaître. Par intervalle, il hoche un -acquiescement aux consolantes recommandations de son camarade, mais il -reste tout à fait inattentif aux descriptions de cellules, aux moyens de -frauder la consigne que le sergent confie en les ponctuant de -restrictions prudentes: «Surtout ne dis pas que c'est moi qui te l'ai -dit.» - -Son existence d'antan dénuée de désirs irréalisables comme de chagrins -réels il la voudrait encore passer. Et depuis, de successifs déboires. -Son arrivée au régiment, une joie: enfin, se présentait la noce tant -désirée, tant rêvée alors que la lui défendait son père. Et la noce -n'avait valu que fatigues, embêtements, punitions, maladies, -fastidieuses élaborations de carottes pour avoir de l'argent. Hormis -cela on l'excède de manoeuvres; ses camarades plus forts lui empruntent -et le dépouillent; ses camarades riches le dénigrent et le bernent; les -chefs le brutalisent, les fillasses le ruinent, l'infectent et le -blasent. Aujourd'hui, il va encore subir d'inédites rigueurs, de plus -nombreuses injures. Elles résonneront bientôt à ses oreilles, les voix -méchantes des sous-officiers enrouées par les habituelles soûleries. - -A sa vue, dès le seuil de la caserne, on se gausse: «Mince de chic! Où -diable a-t-il été pêcher l'autorisation de se balader en pékin dans la -cour du quartier?» - ---Ah! foutez-moi la paix, nom de Dieu! hurle Prescieux empoigné d'une -fureur subite. - -Berdot parle au chef de poste; celui-ci grogne un commandement. Quatre -hommes se lèvent du banc où ils somnolaient; ils abaissent les -jugulaires de leurs schakos et se traînent jusqu'aux fusils. - -Gustave appréhende la torture qui va commencer sans révolte possible: -oser une protection de soi paraîtrait grotesque. Quels êtres! Berdot -sait bien cependant à quelle peccadille se réduit le crime; mais -l'arrestation de Prescieux vaudra d'influentes apostilles à cet individu -sur la liste d'avancement. Canaille!... - -Et il précède dans les couloirs le sergent qui l'a rejoint. Il ne -s'oublie plus en de vains regrets; un énergique vouloir de se montrer -ferme et supérieur à ces sales tracasseries persiste seul. En lui-même, -muet, il se redresse et se rebiffe. - -A la chambrée, le conditionnel Auriol, un garçon très drôle, simule une -profonde admiration pour le costume neuf: - ---Oh, Prescieux, chic! le complet quarante-cinq. Élégance et solidité! -En un tour de main le plus vulgaire des tourlourous est transformé en -mec irréprochable. Entrée libre, on rend l'argent. - -Gustave hausse les épaules, feignant l'indifférence pour cette raillerie -qui le navre. S'il manifeste une colère, on redoublera de quolibets -stupides. Mais sa chair, plus âpre encore que sa volonté, se révolte; sa -poitrine s'oppresse et halète; tous ses nerfs lui semblent se pincer et -se tordre de l'insulte. Son regard se brouille davantage. Il souffre -d'un trop plein d'excitation qui lui agace le corps; sa nervosité lui -commande la vengeance et lutte à toute force contre sa raison. Elle le -vainc; elle le torture pour qu'il obéisse. De douleur, il plonge sur son -lit et se prend à sangloter, la tête dans les bras, furieux de sa honte. -Chacun de ses sanglots lui étrangle les entrailles; et ce qu'il souffre, -il le doit à la méchanceté d'Auriol, de tous. Pour compenser la perte du -calme familial, il a voulu au moins être un mâle séduisant: il atteint -au ridicule. Auriol a deviné le prix de son costume et détruit l'espoir -d'en exagérer la value. Il ne sera donc jamais l'égal des autres en -bonheur; et pourtant il y a droit, lui aussi. Et la rage le prend plus -violente; ses entrailles s'étranglent plus étroitement, ses mâchoires -glissent l'une contre l'autre et grincent; ses doigts se recourbent et -ses poings se crispent. - -Derrière lui, des rires, des esclaffements, des plaisanteries. On le -prend sous les bras, on le soulève pour voir sa face en pleurs. - -Lui, se laisse tomber inerte. Et s'il voulait cependant les battre! Ces -efforts, ces torsions de membres n'indiquent-ils pas une surexcitation -extrême accumulée en lui et qui veut se détendre? N'est-il pas un homme -aussi. - -Il se dresse! - -Sur la blancheur nue des murailles, le groupe des hommes ricane. Lui, -les fixe un instant de ses yeux qui voient trouble et qui lui semblent -se dilater à l'extrême. Tout son être est si douloureusement étréci par -la souffrance qu'il ne peut respirer. C'est comme une force interne -immense qui l'emplit et tend à le projeter. Il lui résiste à peine. Et -il comprend que s'il cède ce sera la plus entière des satisfactions. -Tout à coup un spasme imprévu le lance sur Berdot qui l'a touché. Au -contact algide d'un pommeau de bayonnette une juste férocité domine -Prescieux, le pousse. Il dégaîne cette lame et exulte en la sentant si -légère à son poing. Aveugle, heureux, les yeux crispés et clignés, il -l'enfonce droit devant. - -Et c'est pour lui un assouvissement extatique: percevoir des chairs qui -s'abîment sous la pression de son arme victorieuse. Il se rue encore, -jouissant, perdu, doublant, triplant, multipliant les coups. - - - - -BABIOLES - - -Regardez, écoutez mes babioles, ce sont des papiers peints, ce sont des -violes: - - -I - -LE MASQUE JAPONAIS - -Yédo. L'on dirait. Tant elle est de potiches trapues et de stores -bariolés pleine la chambre. La chambre aux rideaux bleus où -fleurissaient les yeux de _l'absente_, plus bleus que les fleurs bleues -s'étiolant dans des vases bleus. Et les grands éventails palpitent -cloués sur les panneaux comme des papillons, les grands éventails où des -papillons sont peints, les grands éventails diaprés comme des perruches, -les grands éventails où des perruches sont peintes. - -Et le petit masque japonais, don de _l'absente_, rêve sur le mur blanc -juste en face du lit, du grand lit froid comme un catafalque, où sur les -taies fleurant les parfums aimés de _l'absente_, tristement accoudé, -_il_ songe. Il songe que les nuits veuves s'entassent, que l'hallali des -désirs sonne dans ses nerfs exaspérés; il songe au cabaret grouillant -là-bas sous la flambée du gaz, il songe à la petite brune, fine et futée -jusques au bout de l'orteil, à la grande rousse, grasse comme une oie, -et bête donc! Et cependant que la roue du fiacre attardé chante sur la -chaussée, _il_ regarde ses bas de soie rouge traînant sur le tapis, ses -bas de soie rouge qui le fixent de leurs prunelles rouges avec un air de -_viens-nous-en_. Et sa _fidélité_ sombre, sombre comme la carène prise -dans un ressac, et la tunique de lin des chères _remembrances_ va être -souillée. - -Et, ses yeux tombent sur le masque japonais, don de _l'absente_, pâle -sur le mur blanc, juste en face du lit. Et le pauvre petit _masque_ le -regarde si tristement, si tristement que l'hallali des désirs ne sonne -plus dans ses nerfs exaspérés, si tristement qu'il ne songe plus à la -petite brune, fine et futée jusques au bout de l'orteil, qu'il ne songe -plus à la grande rousse, grasse comme une oie, et bête donc! Si -tristement que la tunique de lin des chères _remembrances_ ne sera pas -souillée--encore. - - -II - -AUBE - -Les maisons sont tristes comme des bêtes. - -A leurs vitres glacées le jour indistinct indistinctement se réverbère; -en les buées leurs vitres obscures s'emboivent. - -Les maisons sont tristes comme des bêtes. - -_Deuil et modes_, _Liquidateur judiciaire_, _Docteur-médecin_... -Implacable Destinée! Les enseignes, les implacables enseignes marquent -leur flanc suranné, tels des stigmates de lys sur l'épaule des -prostituées. _Deuil et modes_, _Liquidateur judiciaire_, -_Docteur-médecin_... - -Les maisons sont tristes comme des bêtes. - -Leurs portes s'entrebâillent; aux tintamarres des timbres par les -couloirs leurs portes s'entrebâillent; au labeur superflu, à la débauche -superflue, à la superflue et irrémédiable Vie, leurs portes -s'entrebâillent. - -Les maisons sont tristes comme des bêtes. - -Et elles regardent résignées dans la rue pleine de boue et sur la place -morne où le vent siffle; elles regardent vers le square au bassin plein -de feuilles mortes, vers le lamentable square plein de feuilles mortes, -elles regardent résignées. - -Les maisons sont tristes comme des bêtes. - - -III - -ROMANCE - -Les subtils, les très vagues parfums des mouchoirs qu'on retrouve au -fond des malles poussiéreuses rappellent les serments emportés aux -jours,--telles des fleurs aux bises hiémales,--les serments de nos -amourettes d'autrefois. - -Doucement surgissent les anciennes souvenances, souvenances de bonheur -et de tourment; doucement du fond poussiéreux des malles, douces et -dépouillées,--telles des ramures aux bises hiémales,--elles surgissent -les anciennes souvenances. - -Et mélancoliquement se plaignent les souvenances délaissées, souvenances -de bonheur et de tourment; mélancoliquement du fond poussiéreux des -malles, mélancoliques,--telles parmi les ramures les bises -hiémales,--des replis des anciens mouchoirs aux surannés parfums, elles -se plaignent les souvenances délaissées. - - -IV - -MALÉFICE - -Ils avaient bu toute la nuit, Styx le poète désolé et Laas le poète -calme, ils avaient bu à la coupe d'or de la fée Eaudevie, cette -compatissante qui change les cailloux en pierreries, - - Qui porte la lune - Dans son tablier, - -comme a dit un autre poète, leur aîné. - -Adoncques, à l'heure où, sous le clignotement de la dernière lanterne, -le dernier ribleur rase les murs suintants, ils passèrent la rivière -Sequane sur le Pont-au-Double, en face le parvis de la Cathédrale. - -Les pieds dans la boue et le front dans les étoiles--absentes,--ils -allèrent d'aguet, par la ruelle torte aux pavés disjoints, chez les -Villotières adextres à tenir amoureuses lysses, où l'on a sadinet cy -pris, cy mis. - -Muets, à la lueur blafarde de la chandelle chassieuse, ils grimpèrent -les marches vermoulues de l'escalier branlant, jusques à la haute -chambre aux poutres enfumées, aux escabeaux cul-de-jatte, où les -maléfiques Circés du bas mestier étalaient leurs reins monstrueux et -leurs torses lubriques sous les courtines de percale des lits -craquetants. - -Là, bientôt énervés par les caresses savantes des filles, les deux -poètes voulurent chanter Priape. Mais lorsqu'ils ouvrirent leur bouche -idoine à lancer l'ample alexandrin aux sonorités de cuivre,--ils -grognèrent comme des pourceaux. - - - - -_Quatrième Soirée_ - - - - -_La mer, d'un jade qui écumerait. Et le tissu métallique des pluies -voile le ciel morose._ - -_Jusqu'aux flots du golfe, le vieux palais génois étend ses balustres à -travers les bosquets de myrtes. Pétale à pétale s'effeuillent les roses -pourpres trop chétives pour soutenir les gouttes pesantes de l'averse; -et les pétales pourpres jonchent la pelouse._ - -_Et la mer geint, la mer d'un jade qui écumerait._ - -_Les dames transies des fresques anciennes croisent leurs bras anguleux -sur leurs poitrines liturgiques. Les chevaliers foulent de leurs pieds -de fer les échines des lions armoriaux, et l'impassibilité rébarbative -de leurs visages glace. En une ombre caligineuse, humide, les dalles des -larges escaliers dégradent. Vers où?_ - -_Là-bas s'érige l'amphithéâtre des collines olivâtres; et les maisons -s'y étagent, assises en cercle au spectacle des eaux, comme un peuple._ - -_Et le tissu métallique des pluies voile le ciel morose._ - -_Les vaisseaux ivres titubent à la surface du golfe qui moutonne, et -monte, et se dérobe._ - -_Et les grands môles se courbent dans les flots, les grands môles qui -guettent au loin, de leurs phares._ - -_Une mouette. L'éclair oblique de son ventre blanc, et l'aigu de sa tête -grise, dans le terne espace._ - -_Miranda soulève sa face exsangue et la ruisselante blondeur de sa -chevelure éparse où brillent quelques saphirs perdus dans l'emmêlement -des tresses. Elle se dresse des coussins écarlates fiorés -d'aigues-marines. Ses bras nus, graciles, l'étayent; ses bras nus, -graciles, et blancs comme les vieilles soies blanches, et ses longues -mains rubéfiées par l'écarlate des étoffes. Sur sa gorge plate -s'effondre en plis mous une chlamyde couleur d'aventurine où se révèlent -de très distantes et minuscules paillettes d'or vert. Sur sa gorge -plate, et blanche comme les vieilles soies blanches, la chlamyde couleur -d'aventurine s'ouvre en longue fente sans bordure._ - -_Elle se tient à genoux dans une posture attentive, le regard au golfe. -Et sous ses sourcils broussailleux de chanvre pâle, et sous la paupière -exsangue qui presque recouvre l'orbite, seul l'iris obscur._ - -_A genoux. Et ses bras l'étayent, et sa jambe fluette s'enfonce par les -coussins, sa jambe gaînée d'un bas teinte de fleuve, où des chimères -d'argent butinent parmi des fleurs magiques, et se lovent._ - -_Et jusqu'aux flots du golfe le vieux palais génois étend ses balustres -à travers les bosquets de myrtes._ - -_Pétale à pétale s'effeuillent les roses pourpres._ - -_Des tentures blanches à paysages peints suspendues de pilier à pilier -sur des tringles de cuivre comblent le vide des arcades, sauf une._ - -_Par elle Miranda regarde le vol elliptique de la mouette, et la mer._ - -_L'harmonieuse pluie chante. Elle brode sa cristalline mélodie de -clochettes sur le gémissement uniforme du reflux._ - -_Gènes se noye dans la liquescence de l'air et des sons, Gènes et ses -maisons assises comme un peuple, et les fresques olympiques du palais, -et les myrtes._ - -_L'atmosphère se glauque avec des teintes d'aquarium._ - -_Pétale à pétale s'effeuillent les roses pourpres._ - - - - -LE CAS DE MONSIEUR DE LORN - - -I - -Ah! mais! C'est qu'il n'était pas du tout rassuré, le beau Fernand de -Lorn, en entrant pour la première fois dans la chambre nuptiale. Pensez -donc! Effeuiller une couronne d'oranger! ce n'est pas si commode, -surtout pour un viveur de trente-six ans, à qui la patte d'oie arrive, -escortée d'une longue séquelle de vilaines choses. Il faisait encore -vaillamment ses preuves chez la grosse Tata, ou chez la maigre Toto; -mais là, c'était autre chose: vins généreux, écrevisses diantrement -poivrées et propos plus poivrés encore. Et puis on avait l'habitude, -cette sacrée habitude si précieuse. Et l'on pouvait se mettre à son aise -avec Tata, et avec Toto, donc; cette petite friponne de Toto, savante à -vous émoustiller le plus vanné des académiciens. Mais allez donc vous -faire comprendre par une jeune fille de dix-neuf ans, élevée sous les -jupes roides de sa maman, et la première nuit de vos noces encore! - -C'est à toutes ces bêtises qu'il pensait avec inquiétude, Fernand de -Lorn, correct et pâle dans son habit noir sous la douce lueur de la -veilleuse, tandis que la mariée faisait semblant de s'occuper de sa -traîne pour cacher son embarras. - -Il regarda sa femme à la dérobée. Pour gentille, elle l'était, Madame -Blanche de Lorn. Gentille et très gentille, avec son corsage frêle et -pas maigre, avec ses grands yeux de pervenche mouillée. - -Fernand résolut d'être brave. Il invita sa femme à s'asseoir à ses côtés -sur la chaise longue, puis il se mit à l'embrasser doucement sur la -bouche. - -Elle fermait voluptueusement, en rougissant un peu, ses yeux aux cils -frangés. Il la délaça méthodiquement. Après avoir fait tomber un à un -tous les voiles importuns, il la prit dans ses bras et la porta au lit. -Hélas! une fois sous les draps fins parfumés d'iris de Florence, il eut -de nouveau le trac, comme un acteur à une première: - ---Commencer par un four, se disait-il, c'est dangereux pour l'avenir. - -Il parla de choses indifférentes, puis fixant sur sa femme des regards -qui voulaient paraître langoureux, il dit: - ---Vous devez être bien fatiguée, mon amie... - -Elle répondit simplement: - ---Non. - -Et cacha sa tête blonde dans les dentelles des taies d'oreillers. - -Alors il commença des caresses prudentes, en lui murmurant les banalités -exquises des amoureux. Il parla avec passion de l'avenir, de la -tendresse qu'il lui avait vouée. - -Elle l'écoutait, visiblement désappointée. La veilleuse se mourait, et -les premières lueurs de l'aube filtraient déjà à travers les lourds -rideaux des hautes fenêtres. - -Blanche s'assoupit légèrement. - -Fernand de Lorn poussa un soupir de soulagement. - -Hélas! la pauvre couronne d'oranger n'avait pas perdu un seul pétale. - - -II - -Deux nuits suivirent dans un calme aussi plat. La troisième il résolut -d'être plus hardi: - ---Après tout, se disait-il, pourquoi avoir de telles appréhensions? -C'est absurde. - -Il perdit la bataille, et l'honneur aussi. - -Pendant plusieurs semaines des tentatives fréquemment renouvelées furent -absolument désastreuses. La situation devenait tendue. Les époux -commençaient à échanger des paroles aigres-douces. Ils s'en voulaient -mutuellement. Fernand retourna au cercle, où les plaisanteries banales -de ses amis, à propos de son bonheur conjugal, lui entraient au coeur -comme des dagues. Il perdait des sommes folles sans arriver à se -distraire. L'humeur de Blanche devenait de jour en jour plus acariâtre, -ses nerfs exaspérés battaient la charge. Elle passait sa vie à massacrer -des statuettes de Saxe et à renvoyer ses femmes de chambre. Ce qui la -faisait rager surtout, c'étaient ses amies intimes, la comtesse de Luc, -Madame de Baixas, et les autres, mariées peu de temps avant elle, avec -leurs conversations indiscrètes, telles que: - ---Eh! bien, dis, est-ce si terrible que ça un mari? - -Ou: - ---Pauvre petite comme tu as les yeux battus. - -Ou encore: - ---A quand le baptême, ma mignonne? - -Elle tâchait de prendre des mines effarouchées, très vexée au fond, et -finissait par se fâcher tout rouge. - -A quoi les petites amies répliquaient en choeur: - ---La voyez-vous, l'hypocrite! - - -III - -Plaisanterie à part, ce pauvre Monsieur de Lorn était vraiment à -plaindre. Songez donc! ça n'était pas gai. Quelle déveine! Oh! si l'on -pouvait se douter de son malheur chez la grosse Tata, quelle fête! Et le -petit d'Anglar à qui il avait enlevé Toto, c'est lui qui s'amuserait à -colporter la nouvelle dans tous les cercles de Paris. Et puis, c'est que -ça devenait inquiétant. Si c'était pour tout de bon! C'est que ces -choses-là arrivent quelquefois, tout d'un coup, à son âge, surtout quand -on a brûlé la mèche par tous les bouts. Il aurait bien voulu essayer -avec une ancienne _amie_, pour savoir à quoi s'en tenir. Mais ces filles -sont si bavardes! Il y aurait peut-être un autre moyen. Ah! mais oui, -Madame de Saint-Baume. Était-il assez bête de n'y pas avoir pensé plus -tôt! La baronne de Saint-Baume, cette vieille dame si discrète et qui -protégeait de si jolis tendrons! - -Le lendemain, vers dix heures du soir, il sortit, la figure abritée sous -le haut collet de sa pelisse. Il bruinait légèrement. Par la chaussée le -gaz flambait roux, dans les flaques d'eau. Les fiacres roulaient -assourdissants; les passants se heurtaient, hâtifs. Aux coins des rues -sombres, les pierreuses faisaient: Pstt! Il fut tenté de monter avec une -de ces filles à cause de la discrétion. Le dégoût l'en empêcha. Il -continua son chemin, rasant les murs. - -Arrivé devant la large porte cochère de l'hôtel connu, il sonna -timidement, puis il grimpa d'un pas furtif les marches moelleusement -tapissées. - -Madame de Saint-Baume le reçut dans son petit salon aux tentures sévères -avec la cordialité due à un ancien ami, doublé d'un bon client. C'était -une femme de cinquante et quelques ans, grande et osseuse, aux manières -distinguées. Figure longue, aux méplats secs, encadrée de boucles -grisonnantes. Des yeux gris très perçants. Un sourire factice entr'ouvre -la lèvre mince sous laquelle éclate la blancheur du râtelier. - -Il fait bon dans le petit salon. Un petit feu attiédit l'air saturé -d'aromates. La grande pendule en bronze repoussé tictaque berceusement. -La flamme bleue du samovar veille sur le guéridon couvert d'une nappe -brodée. - ---Ah! monsieur de Lorn! Quelle agréable surprise! Je vous croyais -définitivement perdu pour nous, tout à vos devoirs de mari. - -Il eut un petit rire saccadé. - ---Je passais devant votre porte, chère baronne, et le désir de causer un -instant avec vous du passé conduisit ma main vers la sonnette. - ---C'est bien, cela, et je vous remercie de ne m'avoir pas complétement -oubliée. - -Ils causèrent de mille choses diverses: sport, politique, potins du -jour. La petite Niniche était partie en Amérique avec un riche -fabricant. Quelle roublarde! Les républicains, tous des Robert-Macaire. -Cet imbécile de X... s'était fait sauter la cervelle après avoir perdu -au baccarat toute sa fortune et celle des autres. Le banquier Z... -venait de surprendre sa femme avec un clown du cirque, etc., etc. - -Un coup de sonnette retentit dans l'air apaisé de l'hôtel. - ---A propos, dit la baronne. Mademoiselle Louise de Fasols, cette belle -brune qui vous aimait tant, mon cher Fernand, est de retour depuis -quelques jours, et je l'attends ce soir. Si vous avez quelques instants -à nous donner nous allons prendre une tasse de thé ensemble. - -Il regarda sa montre machinalement et dit: - ---Avec plaisir. Précisément, ma femme est allée passer une semaine chez -sa mère, à Nice; je suis garçon. - ---C'est à merveille, dit Madame de Saint-Baume en se levant. Voilà -Mademoiselle Louise qui monte l'escalier. Elle sera enchantée de vous -rencontrer. - -Mademoiselle Louise de Fasols entra avec un froufrou de robes, -emmitoufflée dans ses belles fourrures de loutre, les joues rosées sous -sa voilette. C'était une belle fille à la gorge rebondie, aux hanches -superbement cambrées. - ---Tiens, un revenant, dit-elle, en apercevant Monsieur de Lorn. A quel -heureux hasard devons-nous le plaisir de vous voir, homme rangé? - ---Votre retour à Paris, mademoiselle, y est pour beaucoup, répondit -Fernand en souriant. - ---Flatteur, va! reprit Louise très câline, en lui tirant amicalement le -bout de sa barbe en pointe. - -Ils causèrent en sirotant du thé copieusement désaffadi de cognac. Les -petits verres d'eckau vinrent après, très fréquents. - -De Lorn sentait se réveiller en lui tous ses vices d'hier. Les petits -verres d'eckau faisaient déjà leur effet. Il dit en effleurant de ses -lèvres la nuque de Louise: - ---Dites donc, si nous soupions! - -Madame de Saint-Baume se leva avec un sourire protecteur. - ---Mes enfants, dit-elle, j'ai un peu de migraine, et il se fait tard. -Permettez-moi de me retirer. Je vais donner des ordres pour que vous -soyez servis comme de simples Khédives. Ne vous gênez pas, vous savez -que ma maison est vôtre. - -Elle se retira digne et roide dans sa robe de soie sombre. - -Au bout d'un quart d'heure, une vieille bonne typique apporta sur un -grand plateau d'argent un petit souper extra-fin. - -Les écrevisses furent éventrées, les pâtés saccagés, le Chandon moutonna -dans les coupes. - ---Ah! ça, dit Louise, à cheval sur la cuisse de Fernand, t'es donc -marié, petit singe? - ---Mais oui. - ---Et ça va bien, les petites amours légitimes? - ---Hum! - ---Comment? Déjà! - ---Je n'ai pas dit. - ---Tu fais: hum! - ---C'est que... - ---C'est que? - ---Tu sais, les jeunes mariées... - ---Les jeunes mariées? - ---C'est un peu... - ---Innocent, n'est-ce pas? - ---Oui. - ---Je comprends, dit Louise, en risquant des gestes définitifs. A des... -comme toi il faut... - ---Des... comme toi, riposta Fernand, en lui passant la main sous le -corset. - -Alors Louise en fit sauter les agrafes. Ses beaux seins fermes bondirent -comme des cavales fringantes. Elle dénoua sa lourde chevelure et colla -sa bouche fardée sur les lèvres de Fernand, l'excitant de la morve de -ses baisers. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Une heure après, M. de Lorn sortait de l'hôtel Saint-Baume, -épouvantablement gris, mais la tête haute et le chapeau sur l'oreille. - -L'honneur était sauf. - -Tout en marchant il se répétait avec satisfaction: - ---C'est égal, je suis content. Ce n'était pas pour tout de bon. C'est -que cette pensée me donnait la chair de poule. Songez donc: trente-six -ans et plus rien! Oh! non, pas encore! Et mais, dites donc, ça a marché -avec cette petite grue de Louise, mais là très bien. Au bout du compte, -je m'en lave les mains. Que ma femme s'arrange: c'est de sa faute. J'ai -la preuve de ma vaillance. O ces jeunes filles du noble faubourg -sont-elles godiches! - - -IV - -Quelques jours après. Vers neuf heures du soir. Ils se trouvent en tête -à tête dans le petit boudoir chaud comme un nid, devant le feu pétillant -parmi les chenets. Fernand regarde sa femme qui lit un volume de -Feuillet: très pâle, à la lueur tamisée de la lampe, son corps se -dessine amoureusement sous la soie du peignoir clair à bouffettes roses. -On voit le bras blanc jusqu'au coude. Les cheveux longs et soyeux -traînent négligemment sur ses épaules. Le pied,--bas noir et mule -blanche,--frétille nerveusement sur un pouf en tissu du Daghestan. -Fernand la regarde toujours et la trouve gentille à croquer. Il se sent -un appétit d'enfer et pourtant son estomac refuse toute nourriture. - ---Nom d'un chien! pense-t-il, il faut que cela finisse. Tout ça, c'est -de l'appréhension. Puis, il me semble qu'après ma victoire de l'autre -nuit, à l'hôtel Saint-Baume, je serais bien bête de ne pas essayer... - -Il essaya... - -Bernique! - -Alors il se mit dans une fureur de fauve: il allait et venait par la -chambre, sacrant comme un goujat, se campant fièrement devant la haute -glace, retroussant les pointes féroces de ses moustaches, bombant son -torse. - -Il alluma un gros cigare, et,--tel un maroufle sur un sofa de bouge,--il -se vautra sur un canapé. - -Là, d'un air d'indifférence, avec des ricanements, il dit, entre deux -bouffées de cigare: - ---Tu sais, ma chère, c'est absolument ridicule, et je tiens à te dire -une fois pour toutes que c'est de ta faute. - -Blanche lança un rire aigu plein de mépris. - -Il reprit tranquillement, sans se laisser déconcerter: - ---Oui, c'est de ta faute, je le répète; j'ai des preuves certaines que -je ne suis pour rien dans le désagrément qui nous arrive; des preuves, -entendez-vous, madame! - -Il prononça le mot _preuves_ en appuyant, avec un sourire fat. - -Elle eut un haussement d'épaules, sans répondre. Alors il se leva et -sortit en sifflant un air d'opérette. - -Après le départ de son mari, Madame de Lorn laissa éclater ses sanglots -et ses pleurs: dire qu'elle avait espéré le bonheur entre les bras de -cet homme! Où sont ces rêves bleus, ces illusions aux ailes d'or! Des -querelles, des injures même. Et dire qu'ils venaient de se marier à -peine! Quel enfer! Comment finirait-elle cette situation aussi lugubre -que grotesque? C'était sa faute, disait-il, sa faute à elle? L'imbécile! -Sa faute! Pourquoi? Elle était jolie, vraiment jolie, et désirable! Oh! -c'était trop fort! Elle avouerait tout à sa mère, elle se séparerait. -Non. Elle le rendrait plutôt ridicule. Elle se laisserait courtiser, -courtiser _jusqu'au bout_, par le vicomte de Cazal, qui avait demandé -autrefois sa main, ou par Monsieur Maffei, ce jeune diplomate italien si -joli garçon. Oui, mais c'est qu'elle l'aimait toujours, et quand même ce -grand diable d'homme avec ces moustaches fines, sa main aristocratique, -ses yeux qui vous allaient droit au coeur. Oh! si ça pouvait s'arranger! -Comme elle vivrait heureuse entre ses bras! Le posséder, le posséder -_complétement_ une semaine, et puis mourir! Et elle sanglotait, -sanglotait à fendre l'âme, la pauvre petite, et elle pleurait, pleurait -toutes les larmes de son corps. - -Soudain, un objet blanc, tranchant sur le fond brun du tapis, attira son -regard. C'était une carte de visite. Elle la ramassa et lut: - - _Madame la Baronne de Saint-Baume,_ - Rue...... nº... - -La baronne de Saint-Baume! Ce nom ne lui était pas inconnu. Où diable -avait-elle entendu parler de cette femme? Mais oui. C'est son oncle, le -marquis de Matas, ce vieux gâteux qui racontait des choses si -inconvenantes devant les jeunes filles. C'est lui qui parlait souvent de -Madame de Saint-Baume, quand il allait dîner chez ses parents. Elle se -rappelait maintenant. Sa mère se montrait très scandalisée toutes les -fois qu'on entamait cette conversation. - -Elle sentit son coeur saigner. La jalousie l'étreignit de ses griffes. -Puis, une idée subite lui traversa l'esprit et elle sourit -malicieusement. - ---C'est à essayer, pensa-t-elle. Qui sait? Mon bonheur est là, -peut-être. - - -V - -Le lendemain, une dame long voilée se présentait à l'hôtel Saint-Baume. -La baronne la reçut avec une courtoisie exquise de douairière. - ---Madame, dit l'inconnue d'une voix mourante au bout de quelques -instants de silence embarrassé, je fais auprès de vous une démarche très -grave, comptant sur votre discrétion inattaquable. - -La baronne remercia de la tête avec dignité. - ---J'aime, reprit l'inconnue d'une voix de plus en plus faible, j'aime -follement un de vos amis, Monsieur de Lorn. Après avoir vainement lutté, -je me sens vaincue. Je désirerais néanmoins, à cause de mon rang dans le -monde, et pour des motifs qu'il serait inutile d'expliquer, le voir en -cachette et sans qu'il sache qui je suis, pour le moment du moins. Je -vous ai choisie, madame la baronne, comme la seule digne de ma -confiance. - ---Madame, répondit la vieille proxénète d'un ton grave, je n'ai pas -l'honneur de vous connaître; mais je sens, rien qu'à vos paroles, une -personne de ce monde, le grand monde qui m'est cher et auquel -j'appartiens par droit de naissance. Mon dévouement vous est acquis de -ce moment, madame. Revenez après-demain vers dix heures du soir. Vous -trouverez de bonnes nouvelles, je l'espère, et peut-être davantage. - -Elle souligna ce dernier mot d'un sourire malin. - -L'inconnue, après avoir déposé trois billets de mille sur la cheminée, -sortit de l'hôtel Saint-Baume toute tremblante. - -Le lendemain, M. de Lorn trouva, en dépouillant sa correspondance, la -lettre suivante: - - «Mon cher ami, - - «Une femme charmante et du plus grand monde, qui vous aime en secret - depuis longtemps, vous attendra demain soir, vers dix heures, chez - moi. Accourez donc, Lovelace. - - «Votre dévouée, - - «Baronne de SAINT-BAUME.» - ---Tiens, tiens! se dit-il, un roman! On me propose un roman, à moi, un -homme marié! Il est vrai que je le suis si peu! - -Il rit d'un rire amer. - ---Tant pis! j'irai. J'ai besoin d'oublier et de me prouver encore que ce -n'est pas tout à fait ma faute, si... - -Il se leva et se regarda dans la glace. - ---Hé! hé! Elle n'a pas tort, la dame, j'ai encore de beaux restes. - -Le lendemain, Fernand fut fidèle au rendez-vous. La baronne le reçut -mystérieusement. - ---La dame va venir d'un moment à l'autre, dit-elle. Me promettez-vous de -ne pas chercher à la reconnaître? Elle tient à garder l'incognito, pour -le moment du moins. C'est dans l'obscurité propice que vous allez être -heureux, don Juan... - ---Ho! ho! interrompit Fernand, quelque vieille sorcière, sans doute, -ayant peur du jour. - ---Je vous promets que non: fiez-vous à moi; laissez-vous faire. - ---Soit, dit Fernand en riant, va pour l'obscurité. Bientôt je finirai -par me croire à l'Ambigu. - - -VI - -Ç'avait été un grand triomphe pour Fernand. Dans l'espace, relativement -court, d'une heure, il avait accompli des prodiges de vaillance. -Maintenant, un peu fatigué, sa tête amoureusement posée sur l'épaule de -l'inconnue qui ne soufflait mot, il se disait: - ---Ah! si je pouvais être comme ça avec ma pauvre petite femme! - -Et il soupirait légèrement. - -Puis il se disait encore: - ---Ah! ça, serait-ce à une _demoiselle_, à une demoiselle authentique que -j'eus à faire? C'est que... il m'a semblé... ah! par exemple! ça serait -drôle! - -Tout à coup, il fut troublé dans ses méditations d'une façon -inattendue... Il se sentit mordu si cruellement que le sang coula. - -Il sauta du lit en poussant un cri de douleur, stupéfait, ahuri. - -L'inconnue se leva à son tour, et après lui avoir appliqué une -vigoureuse paire de gifles, elle dit: - ---Allume donc la bougie, imbécile! - -Le son de cette voix le troubla tellement qu'il resta pendant deux -secondes cloué sur place, puis il alla machinalement allumer une bougie -sur la cheminée. - -La lumière éclata aveuglante. - -L'inconnue se tenait là, debout, immobile dans une nudité presque -absolue, sa chemise aux fines dentelles glissant le long des hanches. - -C'était Madame Blanche de Lorn. - -Les deux époux se regardèrent un instant sans une parole, puis ils -s'étreignirent longuement, toujours muets, très émus. - -Fernand risqua une question sur cette aventure invraisemblable, mais sa -femme lui fermant la bouche avec sa fine main pâle, lui dit: - ---Pas ici. Chez nous. Maintenant va-t-en vite avant moi, pour éviter -tout scandale. - -Il s'habilla à la hâte et sortit de la chambre. - -Madame de Saint-Baume l'attendait dans son petit salon. - ---Eh bien, interrogea-t-elle avec son sourire malin, sommes-nous -content? - ---Ravi, ma chère baronne, vous êtes la Providence des amoureux. - ---Quand je vous le disais! - -Il passa à l'annulaire crochu de la proxénète une bague de haut prix, et -quitta l'hôtel le paradis dans l'âme. - - -VII - -Depuis ce jour la vaillance de Fernand ne se démentit pas un seul -instant. Blanche est la plus heureuse des femmes, et lorsque ses petites -amies la plaisantent sur ses yeux battus, au lieu de se fâcher comme -autrefois, elle égrène le chapelet de perles de ses rires argentins. - - - - -LA TARE - - -I - -De la fenêtre, par l'écran de papier, s'épanche un rayon clair qui vient -illuminer l'eau-forte de Paul Grimail. Le très jeune artiste contemple -son oeuvre, indécis: sous le col ondulant du cygne, Léda se pâme en une -torsion enlaçante, et l'aile toute blanche, affaissée sur l'amante, -explique les cambrures de ce corps énervé par la caresse duveteuse. -Ainsi doivent s'exprimer les transports de la passion, ainsi ont-ils -toujours apparu dans ses rêves;--car l'éphèbe les ignore réels: nulle ne -lui offrit l'amour; jamais il n'osa le mendier, et il lui répugne -d'imposer son désir à la vendeuse en besoin. - -Il pense. Machinalement il frôle le bandeau qui couvre en partie sa -figure et son front; dessous se cache une horrible bouffissure violâtre. -Aussi loin que peut remonter sa mémoire, l'artiste revoit sa tête -d'enfant bridée par le triste bandeau et sa mère lui défendant de le -retirer: «cela ferait pleurer la sainte Vierge.» - -Aux murs de l'atelier, entre les costumes orientaux, les panoplies et -les dressoirs à céramiques, des plâtres suspendus ou piédestalés. Pour -lui, Sémiramis et Minerve semblent faire valoir leurs formes graciles ou -majestueuses. Il les considère ayant pour ses désirs une pitié ironique. -Ne connaître de la femme que cette artistique immobilité! Il ne saura -jamais les étreintes ni les baisers! Mythes, les voluptés ressenties par -de plus heureux, par tous!--Bah! Il est fou! C'est démence se complaire -en des souhaits irréalisables. - -Il s'approche à la croisée. - -Dans la rue, le carnaval bruit. Les trompes hurlent une invite aux -viriles ivresses. Paul Grimail déchire l'écran et voit. Les fiacres -cahotent des cartonnages grimaçants, de voyantes étoffes et des faces -plâtrées; de chez le perruquier voisin une fille s'échappe, la chevelure -toute piquée de noeuds roses et de fleurs; et, au milieu de la cohue en -tumulte, un polichinelle énorme, cramoisi, marche; deux cocottes se -frottent à ses flancs afin de partager sa gloire. - -Lui, arrache son bandeau, surpris par une idée, encore vague, mais -grosse de conséquences heureuses. Il court à un coffre étrange donné par -son maître, le célèbre Voméra. C'était le présent d'un samouraï qui fut -à Yeddo l'hôte du peintre des jaunes. Paul Grimail fait baver au coffre -un flot de tissus chatoyants; et longuement en choisit. - - -II - -Il va par les boulevards illuminés. Une rumeur étonnée accueille sa -venue, une rumeur vénérante suit ses pas. Les «chienlits» se figent dans -les bouches et la foule s'enfle autour de lui, chuchotante et -solennelle. L'éphèbe, d'abord, se figure être ridicule. Il lui paraît -que derrière son dos des ironies s'esclaffent. Par les trous visuels du -masque, il examine. Et c'est un bonheur, ne plus heurter son regard au -bandeau dont l'aspect navrant a jusqu'alors interrompu l'inspection de -sa personne: à quoi bon se voir tout entier? cette tare déparerait la -plus évidente perfection. Maintenant, au contraire, il prend plaisir à -cet examen: sa robe azurée, son surtout couleur de safran avec, partout, -de gros oiseaux brodés en relief qui chatoyent aux mouvements de la -marche, et, tout près, les bouts balancés d'une flasque moustache sous -un nez très pâle. Pour la première fois, il perçoit en son être une -harmonie et, aussi, le spectacle de la soie aux cassures flambantes le -ravit. - ---C'est probablement le prince de Galles. - -Des grisettes le dévisagent. On l'admire, sans restriction. Enfin on ne -fixe plus sur sa face ces regards commisérants qui lui étaient si lourds -à supporter. Il marche heureux, humant l'air très pur. Et subitement, un -arrêt: une multitude grouillante et noire piquée par les splendeurs des -déguisements; tout en haut la bâtisse de l'Opéra aux baies enjaunies de -lumières où des ombres se heurtent; sur le faîte, l'Apollon verdi par un -feu de Bengale. - -L'artiste s'avance hardiment. Il dévisage les hommes en haussant les -épaules aux ingracieux costumes. Il se sent très robuste avec une idée -de querelles. Car, dans cette fête, il va être un des mille acteurs -contemplés, sûrement un des plus magnifiques: on l'acclame déjà. - -Comme tous lui font place, il a bientôt gravi quelques marches du grand -escalier. Alors l'enthousiasme crève. Vers lui se penchent des gorges -nues se mouvant dans les dentelles et les raides plastrons où miroitent -d'uniques pastilles d'or.--Des femmes? Pour l'adorer, il en descend des -galeries, il en monte du péristyle, il en sort des portes béantes: de -petites qui se haussent pour effleurer du doigt les sourcils de son -masque, et, dans leurs yeux, il lit des promesses lascives; de grandes -qui se baissent pour palper le crêpe de sa ceinture, et il voudrait -enfouir ses lèvres dans les sillons de leurs dos flexibles; de grasses -qui s'éventent, et il lui semble que plonger dans leurs molles rondeurs -serait à son rut un assouvissement délicieux; de minces dont les seins -sautillent dans les cuirasses de satin, et, en un souhait de les y -sentir se reposer, il arrondit ses mains frémissantes. - -Le torrent des admirateurs le roule dans la salle: - ---Mikado! Mikado! Bravo Mikado! - -Pour leur hocher un signe remerciant, Paul Grimail cherche qui répète ce -mot. Ses yeux se lèvent, et c'est le lustre énorme, le cru du gaz, les -loges gorgées de femmes en clairs dominos et de gants blancs -applaudisseurs; ses yeux se baissent, et c'est un enchevêtrement de -corps assombris: le trille de ces deux teintes adverses accotées. - -Et les bravos le déclarent le plus splendide des mâles. - - -III - ---Mikado! - ---Savonnette! - -Deux cohues rivales proclament les noms de leurs idoles. - -Une rage fait pâlir l'artiste: quel autre tente lui ravir sa gloire et -discuter son triomphe? Le caprice d'un passant anéantirait-il ce bonheur -unique. Il lui faudrait renoncer aux adulations des femmes comme aux -envieuses exclamations des hommes? Cela ne se peut. Il aura entière -cette nuit de joie, dût-il affirmer sa suprématie par la violence. - -Gronde une sédition. Un moment les casques des municipaux étincellent. -Des protestations murmurantes montent sous la coupole après qu'un des -vocables beuglé par un plus grand ensemble de voix est parvenu à -étouffer l'autre. L'artiste, aux premiers rangs de ses partisans, -s'affermit la main sur les poignées de jade de ses sabres. Une -bousculade houle, quelques cris, des injures mugissent et l'éphèbe, prêt -à s'élancer, se retient, émerveillé: - -C'est une femme. - -Ses formes se moulent à cru dans un collant d'émeraude; en les calices -des fleurs étranges qui l'enlacent, des pierreries s'embrasent. - ---Il est rien pschutt, tu sais, ton costume. Paies-tu quelque chose au -buffet? - -Elle prend son bras. Sa voix gracieuse se note d'un exquis enjouement. -Elle s'appuie à lui, et, parfois, avec une gentille curiosité, elle -soulève de ses doigts minces les lourdes soieries qui habillent -l'artiste. Elle en fait le tour, rieuse, montrant les ivoires de sa -denture dans l'écarlate des lèvres. Ses grands yeux noirs sont humides; -des luxures dorment dans sa crinière d'or; sa poitrine semble, à chaque -instant, devoir saillir du corsage, et les pointes rosées découvertes -par les sursauts des hilarités réclament les caresses de bouches -aimantes. Il émane d'elle un parfum qui fait songer l'éphèbe aux -dévêtements ultimes, aux spasmes furieux et alanguissants. Il n'ose -presque la regarder tant il sent irrésistible le pouvoir de ses sens en -fougue. Et, tout à l'heure, il va la tenir dans ses bras, elle -frissonnera sous ses baisers. Il sait maintenant pourquoi son talent -sommeille encore: il s'éveillera grandiose à la manifestation de sa -virilité. Il sera un fort. - - -IV - -On verse du champagne à pleines flûtes. Libéralement l'aqua-fortiste -jette les louis dans les mains tendues des sommeliers en fracs. Quand la -fille a fini d'étancher sa soif, elle demande: - ---Allons vite chez Baratte, dis, tu veux? Il ne va plus rester de -salons. - -Sur l'escalier de marbre, la foule leur fait cortège. Lui, presque pâmé -de bonheur, s'enivre des flatteries qu'elle susurre à l'adresse du -couple merveilleux. - -Subitement une bande se précipite, calicots déguisés d'une pièce de -percale, gadoues en débardeurs crottés. Comme l'un deux regarde trop -près Savonnette, lui le repousse doucement de la main. L'homme se -rebiffe, crache des invectives, et, d'un soufflet, démasque Paul -Grimail. - -Un vide se fait, bruyamment. L'artiste s'affaisse, sans une idée, près -la balustrade. Un municipal le pousse hors des degrés. Sur le large -palier le calicot clame: - ---Oh! mince, alors! Reluque un peu sa gueule. - - -V - -La Seine est noire... Il y grelotte des bigarrures de lumière diffuse. - -Lui, va le long des quais. - -Dans sa fièvre, il arrache une à une les parties de son costume et les -jette par-dessus le parapet. - -Bientôt il les ira rejoindre, ces oripeaux qui lui ont valu la seule -félicité de sa vie. A quoi bon vouloir encore tenter l'impossible, -décrire et imiter l'inconnu? Insanité! Et sans le travail, son existence -est sans but, puisqu'il n'en peut jouir. - -Jusqu'au loin, s'alignent, en file, des rangées de tonneaux, des tas de -pierres, des empilements de planches. Puis un pont: un chapelet de -lampadaires, le falot vert d'un fiacre qui semble glisser sur le -garde-fou. - -Se tuer c'est imposer la douleur sans fin à un être excellent, une mère -qui par ses caresses, par ses regards et ses moindres paroles demande à -son fils pardon d'avoir produit.--Il ne peut mourir. - -Des rues étroites se percent entre les pâtés de bâtisses neuves. Paul -Grimail en aperçoit une plus éclairée: la lanterne d'un bouge rayonne -avec son numéro énorme, ombrant les vitres. - - - - -_Cinquième Soirée_ - - - - -_Au pied de la montagne à la chevelure frondante, la villa blanche et -enguirlandée._ - -_Sur les gazons ras des pelouses et parmi les hauts tulipiers aux -branches se bifurquant,--tel un blanc gypaète les ailes toutes -grandes,--la blanche et enguirlandée villa se pose._ - -_La nuit est pâle d'étoiles._ - -_L'air torride est tout embaumé de la sève des branches frondantes de la -forêt, et de l'arome des rhododendrons, et de la saveur des mûres._ - -_Au pied de la montagne, sur les gazons ras des pelouses,--tel un blanc -gypaète les ailes toutes grandes,--la villa se pose._ - -_La nuit est pâle d'étoiles._ - -_La rue close de baraques foraines s'aveugle de lumière, s'assourdit de -claquements de fouet, de cris et de sonnailles._ - -_Là-bas, par-dessus les toits ardoisés, l'orchestre du casino clangore._ - -_Là-bas, dans l'obscurité humide de l'allée, on entend le gave qui saute -le barrage..._ - -_Parmi les hauts tulipiers aux branches se bifurquant, la blanche et -enguirlandée villa._ - -_L'air torride embaume la sève de la forêt, l'arome des rhododendrons, -la saveur des mûres._ - -_Des fouets qui claquent._ - -_Des sonnailles qui tintinnabulent._ - -_Des roues qui roulent._ - -_Des cuivres qui clangorent._ - -_De l'eau qui bruit._ - -_La nuit est pâle sur la villa aux guirlandes..._ - -_En robe claire à pois, Miranda se renverse, le cou nu et des rubacelles -aux oreilles._ - - - - -LE CUL-DE-JATTE - - -I - -Une grosse pluie d'orage s'épanche dans la cour du Louvre, soulève des -stalagmites liquides et polit l'asphalte. A sentir cette fluide tiédeur -imprégner le col de sa chemise, Éphraïm Samuel s'irrite: «Sacrée -infirmité! Pas même pouvoir se servir d'un pépin!» Et, violemment, le -cul-de-jatte balance son torse, le projette, les yeux clignés sous la -gifle de l'eau. Il s'arc-boute des mains pour faire courir ses fesses -redondantes, ligotées dans un siège à roulettes. Et sa demi-personne -s'éjouit quand, par une grande vitesse acquise, elle fend l'air avec un -bruit ronronnant d'express. - -Mais son tape-cul, tout neuf étrenné ce jour-là même, à l'occasion d'un -mariage, lui vaut une obsédante inquiétude. Déjà, le matin, à la -synagogue, au moment où le verre symbolique lancé par-dessus le couple -nuptial vint se rompre contre les dalles, un craquement a gémi sous les -reins tendus d'Éphraïm qui se haussait pour voir. Après la cérémonie, au -zinc de la rue d'Aboukir, comme il levait haut le coude, pour boire du -bitter, le véhicule vagit. Et, au début du déjeuner, un déchirement se -lamenta pendant qu'on hissait l'infirme sur une chaise. La mère Salomon, -sa voisine de droite, était un peu sourde, et sa voisine de gauche, la -gantière Rachel, flirta avec Bernheim, le marchand de lorgnettes, -jusqu'après le dessert; lui, forcément se tut. D'exquises boissons et -d'exquises mangeailles le consolèrent abondamment. - -Puis, très aise, il s'en était revenu le long du boulevard Sébastopol, -le long de la rue Rivoli, tantôt filant vite pour contraindre à se garer -précipitamment les lourds promeneurs du dimanche, tantôt stationnant au -plus compact de la foule pour empêcher de leurs courses les poursuivants -d'omnibus. Malices impunies, tout le monde manifestant une déférence -pour sa difformité. - -Maintenant l'orage se déverse dru: Éphraïm s'empresse; mais un nouveau -craquement lui suggère: «Ce ne serait pas drôle de rester là, en plan, -le derrière dans l'eau.» Et il s'efforce vers une arcade où s'engouffre -un public humide et morose. Dessous, bée une porte olivâtre, que -couronne l'indication: Musée Égyptien. Éphraïm la franchit. - - -II - -Il se bouscule dans la salle une grouillante cohue. Le nez du juif -s'enfouit dans les basques des jaquettes ou se froisse au rude contact -des fausses tournures. Un empuantement de malsains parfums s'affadit. -Les coudes font choir sa casquette. Virer, partir; nul moyen: il est -pris comme dans une vivante cage. A chaque heurt de pieds inattentifs, -il perçoit son siège s'affaisser. Et ses reins s'encastrent plus -profondément dans les coussins où il repose. - -Soudain, au-dessus de lui, une mère gifle son mioche. Pour esquiver -d'autres coups, l'enfant se roule, ahuri, pèse du talon sur le chariot -du cul-de-jatte qu'il ne voit pas. Catastrophe. Une commotion ébranle -Éphraïm qui s'effondre avec son assise. Les poignées où ses mains -prenaient appui roulent au loin. Cependant il tente une fuite, mais un -éclat aigu de planche brisée raye les dalles et s'oppose à la -progression des roues. Un désespoir: calculer la dépense d'un tape-cul -neuf et le prix de la course en fiacre pour rentrer. Et puis, la crainte -d'être piétiné! Par malheur, là-haut, des disputes se clament; de -furieuses gesticulations se détendent, il se bave de rageuses injures, -et des enfants pleurent. Bientôt le juif s'épouvante à parer en vain des -horions indus; des poings le frôlent et l'accrochent, des genoux cognent -son dos. Il s'exaspère, il redoute qu'on ne lui marche sur les doigts et -ne cesse de crier, mêlant des invectives à ses requêtes de secours. -Alors, peu à peu on s'apaise. Des oreilles s'inclinent vers l'infirme; -il y verse des récriminations pleurardes, apitoyantes, avec l'intonation -qu'il suppose devoir le plus facilement toucher. A grands soins, on le -porte dans le chambranle d'une fenêtre, entre des stèles entamées de -nombreux hiéroglyphes. Éphraïm Samuel s'enorgueillit de ces prévenances -unanimes. Il se laisse faire, plaignard avec une muette espérance de -ripailles qu'on paiera pour le réconforter. Seul, un jeune homme propose -aller quérir un fiacre. A peine le juif déçu de ses voeux remercie-t-il. -Il maudit son infirmité et l'indifférence égoïste des valides. - -Puis les gens recommencent à circuler, bavards. Un brave homme à la -blouse roide, un provincial égaré dans Paris, reste encore; et, mettant -à profit l'aide prêtée, il se renseigne sans fin sur l'itinéraire à -suivre pour gagner le boulevard Barbès. Ensuite il part. - - -III - ---C'est rien chien, tout de même, murmure le juif, de ne pas laisser un -sou pour la casse! Quant à Tabourdel, l'ébéniste, il peut fouiller ses -profondes, pour sûr. On ne se fiche pas ainsi du monde! - -Et il détache les courroies qui le tiennent encore lié aux débris du -chariot: du bois perdu, et mauvais!--Il repose ses membres éreintés par -la course fournie. Au dehors, l'averse s'écrase toujours sur les vitres. -Entre les colosses de granit et les tombeaux de marbre noir, la cohue se -fait plus dense, piétine, laisse pisser partout les parapluies. - -Du déjeuner, il demeure au juif une ivresse qui lui montre les choses -fluides. La tête pèse. Le bruit monotone des pas et des conversations -susurrées ronflent autour de lui et bercent.--Pas de voiture.--Pendant -cette inoccupation, un dégoût pour l'égoïsme des autres inspire à -Éphraïm Samuel des projets de revanche; mais, bizarrement, l'enfilade de -ses idées s'embranche de digressions et se troue de subites lacunes: -venue du sommeil. A plusieurs reprises il lève ses paupières qui -tombent, et se décolle péniblement les cils. Il songe qu'on le saura -bien avertir à l'arrivée du fiacre. Il s'ensommeille, heureux de cette -torpeur, contrarié seulement de la prévoir trop brève. - -Plus rien. Longtemps. - -Et des souvenirs se cherchent, s'unissent. Une à une s'éliminent les -perceptions flottantes du rêve, elles laissent place à de plus réels -fantômes. Se retracent l'orage, l'accident. - -Une inquiète avidité de savoir si on pense à lui éveille Éphraïm. Il -écoute et il regarde: nul pas, nulle voix, nul être. Une bleuâtre clarté -ruisselle par les murs, par les stèles, par les sarcophages, par les -colosses qui se dressent rigides, les poings collés aux cuisses, dans -une attitude de violence résolue. Et sur le parquet ces masses se -projettent en grandes ombres nettes. Clair de lune. - -Appeler, le juif n'ose: peut-être l'emprisonnerait-on pour avoir dormi -là, car on en veut toujours à la race d'Adonaï.--A se voir dans cette -antique Égypte, un effroi le saisit. Sa haine des persécuteurs fut -adulée depuis l'enfance. Il voua surtout de vindicatives colères à ces -Égyptiens que, tout jeune, il criblait de coups de crayon sur les images -de la Bible. - -Maintenant, seul parmi toutes ces figures énormes et surplombantes, il -redoute, lui si infime, des vengeances, des niches surnaturelles de -gnômes outragés. - -Il se tasse sur lui-même et frissonne; mais l'oeil très large d'un dieu -le fixe, froid, immobile. Dans le vide du musée, continûment, une -sonorité fantastique vibre, creuse et sourde. Et il paraît au fond de la -salle que les sphinx et les sarcophages avec leurs théories de prêtres -gravés s'approchent lentement et s'assemblent, dans un rythme de marche -funéraire. Une angoisse. - -Au dehors, un nuage qui passe ombre tout. Le cul-de-jatte s'estime -encore plus abandonné sans cette lumière qui espionnait en sa faveur. Il -s'affole à l'appréhension tenace de sentir sur ses épaules des chocs -glacés, des étreintes inébranlables et lisses. - -Mais de nouveau la lumière bleute le musée. Les monstres ne se sont -point mus. - - -IV - -Sa bêtise devient évidente à Éphraïm: ces affreux magots ne s'imposent -que ridicules. Certainement, les sculpteurs travaillent bien mieux -aujourd'hui; et les anciens étaient des imbéciles, ignorant l'art tout à -fait. Ce jugement sévère le raffermit en la confiance de soi. - -Une statuette de marbre appuyée au mur adverse s'offre très élégante -avec ses formes graciles, son corps svelte, sa taille de fillette et ses -petits seins pointus. Par dommage, une tête de tigresse y culmine; et -cette stupide déformance gâte tout l'ensemble de la fluette membrure. - -A contempler dans ses plus fines rondeurs le menu des hanches; à suivre -les volutes dérobées de la gorge et les cambrures des flancs aux plis -courts, un érotique appétit s'accroît en Éphraïm. Et s'évoque la série -des femmes qu'il posséda. La dernière, Madame Jules, l'épouse d'un -ouvrier, d'un camarade, auquel il a prêté deux cents francs. Elle se -livra, pitoyante un peu pour sa timidité d'infirme, certaine aussi -d'obtenir une prolongation d'échéance. Et cette échéance retombe demain; -il songe à l'emploi de cette rentrée. Selon l'avis du médecin, son -métier de graveur le tue. Souvent des crises de toux le torturent, et la -douleur lui raidit le dos comme si une plaque de plomb s'appliquait -entre ses épaules. Ces deux cents francs garantiront tout un mois de -repos. Dans la suite, il reprendra son travail, bien portant. Les -meubles des Jules représentent une valeur suffisant au solde du billet; -et, cette fois, il ne se laissera plus circonvenir bêtement par une -cajoleuse drôlesse de trente-cinq ans, fanée déjà. - -De nouveau le regard d'Éphraïm se heurte à la statue. Malgré les efforts -qu'il tente pour l'esquiver, son érotisme flambe par ses entrailles. - -Une enfant des Jules, une fillette, aperçue se débarbouillant au matin, -est très ronde de formes, toute semblable à cette Égyptienne. Il la -désire. - -Pour l'avoir il reculerait bien encore le paiement de ce qu'on lui doit. -Pourtant cet acte serait ignoble. Des romans où de vieux riches -obtiennent par de tels moyens les filles du peuple lui reviennent au -souvenir. Ces débauchés il les méprise. A la vue du sphinx allongé dans -le fond de la salle, il se rappelle un dessin autrefois gravé par lui: -des israélites élevant un monstre pareil sur une plate-forme au moyen de -cordes et de machines; un tassement de torses courbés par l'effort et de -muscles gonflés que fustigent les soldats. - -Alors toutes les persécutions souffertes par la Race le hantent. Il la -suit par l'histoire peinant sous tous les peuples, esclave toujours. Il -se remémore les antiques massacres. Femmes violées, enfants éventrés, -torches humaines. Et ces tortures, ces boucheries, ces atrocités -séculaires lui apparaissent comme la lugubre préface de sa propre -existence, existence de mutilé, existence de méprisé. A lui, -certainement échoient le summum des dédains et l'ironie suprême. Témoins -ce dernier accident et la dédaigneuse indifférence des gens. De cette -exaltation son érotisme s'avive et s'irrite. Il se complaît à vouloir -cette petite Jules: en même temps que la cause des plus extatiques -joies, cette possession sera pour Israël un triomphe, et le droit -légitime du vainqueur en cette guerre de l'or prêchée par les rabbins -comme la seule revanche possible. Et la dernière homélie entendue -conseillait la prolification comme le plus sûr moyen de répandre à -l'infini les germes de vengeance. N'est-ce pas pour ses projets la -consécration religieuse? - -Mais, au moment où son imagination prévoit les voluptés de cet -assouvissement, la crainte de la mort s'associe, conseillant le repos -des sens. Il devine des délices à rester au lit et à dormir tout un mois -sans l'inquiétude de l'heure. Dans le jour il lira, fainéantise -inéprouvée depuis longtemps. De vieux feuilletons coupés au bas de -journaux et reliés de ficelles gisent au fond de ses tiroirs, provision -pour l'époque toujours reculée du loisir. Il l'épuisera. Oubliant toutes -ses colères, ses ruts et ses fanatismes, il se perd à repasser les -romans parcourus jadis, à revivre dans les pampas américaines, dans les -catacombes de Rome et dans les égouts de Paris avec les énergiques héros -qu'il aima. Et il s'enorgueillit se félicitant de ses aspirations -littéraires, supérieures. - -Peu à peu ses souvenirs deviennent vagues et s'emmêlent. Les évocations -se colorent, prennent des formes presque tangibles, mouvantes; puis -elles s'obscurcissent, s'effacent. Éphraïm s'endort. - - -V - ---Voyez-vous, monsieur Samuel, quand votre assignation est arrivée hier, -je me suis dit: c'est pas possible, on aura fait cela sans le -prévenir... Et puis, voilà... Ah, c'est pas bien ça, surtout... -surtout... - -Madame Jules hésite, sanglotante. De la main elle relève ses cheveux qui -s'affaissent au long de son visage et se collent dans les larmes. - -Éphraïm s'adosse commodément au poêle encore tiède de récents cuisinages -et tâche à retenir le flux de toux qui lui écorche la gorge. - ---Surtout après ce qui s'est passé entre nous!... ajoute-t-elle. - -Elle va jusqu'au lit, où elle range du linge nouvellement rapporté. - -Éphraïm ne répond pas. Depuis la nuit du Louvre tout l'amas des rancunes -ataviques l'exaspère. Il exploitera les chrétiens avec une persévérance -sacrée. Et il persiste à croire une lâche insulte cette séquestration en -compagnie des bourreaux de la Race. Tout bas, il ressasse les insultes -dont l'inondèrent les gardiens du musée en le retrouvant endormi, le -matin. - -Maintenant il sifflote, expertise les meubles en affectant ne pas -regarder la jeune femme. Et la honte d'avoir succombé avec cette impure, -de se sentir comme débiteur envers elle, c'est une dernière humiliation -qui paroxyse sa haine. - -Un effleurement le contraint à voir Madame Jules qui met ses lèvres près -les siennes, s'agenouille, et se diminue pour être semblable à lui. Il -bougonne: - ---Non, non, c'est inutile: c'était bon pour une fois. - -Alors elle l'enlève riant, l'embrassant, et elle proteste: - ---Nous allons bien voir. - -Éphraïm s'effondre dans la mollesse des couvertures. Les courroies de -son chariot sont précipitamment dénouées. Une voix aigrelette lance: - ---Bonjour, maman. - ---Hé, va te promener! - -Éphraïm s'irrite contre cette interruption du plaisir enfin consenti; -mais sa colère tombe quand il reconnaît l'enfant semblable à la déesse -égyptienne. Des yeux, des bras, il la redemande, rendu fou par les -caresses inachevées de Madame Jules. - ---Console Monsieur Samuel, Agathe; moi je vais chez la fruitière. Sois -bien gentille, n'est-ce pas? - ---Oui, maman. - -Et la petite console le cul-de-jatte. Elle lui tend sa joue, ses cheveux -volontiers. Elle l'interroge, gentille, sur les causes de son chagrin. -Il la fait asseoir près lui et chevrote à peine de courtes phrases, tout -ému. Très vite il se grise de cette présence et se rappelle les violents -désirs qui le harcelèrent durant la nuit. Et, fermant les yeux, il lui -semble qu'il embrasse les lèvres félines de cette face de tigresse; il -lui semble que ces petites mains qui le repoussent sont ces doigts de -marbre noir étendus naguère au long des cuisses de la gracile divinité. - ---Oh! la canaille! Le saligaud! Un pareil monstre! Pauvre enfant! - -On le saisit, on l'arrache de la fillette. Des figures bavantes de -mégères blêmes, la face triomphalement pâle de Madame Jules grimacent -autour de lui, hurlantes, vociférantes. - - - - -L'INNOUCENTO - - -Elle s'en va, toute droite, et longue, longue et poudreuse sous le -soleil ardent, l'unique rue du village, avec sa bordure de masures -blanchies à la chaux et recouvertes de chaume, avec, tout au bout, sa -petite église très délabrée, où le cadran postiche marque toujours la -même heure depuis tant d'années. Au-dessus, la montagne aux sapinières -crêpues comme des têtes de nègre où, tout au fond, bleuissent les -glaciers vierges; au delà, le gave plein de truites, s'acharnant contre -les tas de rocs de son lit sous le petit pont que les lourds chariots -débordants de fourrages font trembler de leur poids. - -Elle avait grandi là, l'Innoucento, comme on l'appelait familièrement, -entre les pourceaux et les poules, grognant et gloussant avec eux sur le -fumier et dans la boue. Une grosse tête difforme, engoncée dans des -épaules mal équarries, des yeux trop petits falotement brillants, de -vrais yeux de crétin; la bouche fendue jusqu'aux oreilles, avec des -lèvres minces et des dents déjà toutes moussues. Les bras trop longs, la -main trop large, le pied s'aplatissant dans l'espadrille. - -Ainsi, gambadant par les champs de maïs et les carrés de légumes, le -corps difforme et l'esprit embrumé, la pauvre idiote attrapa ses vingt -ans. - -Ses parents étant morts, une vieille femme, Madame Lafont, l'avait prise -à son service. Elle gardait les bestiaux et allait blanchir le linge au -torrent. - -Les gars du village se moquaient d'elle en lui prenant le menton avec -des mines comiques et les jeunes filles lui demandaient -confidentiellement, histoire de rire un brin, si elle avait un amant: -_As oun galan, Innoucento?_ Et la pauvre idiote écarquillait ses petits -yeux, ne comprenant pas, et gloussait comme ses poules. - -C'était un après-midi de juillet. Un soleil fauve dardait ses rayons -rouges dans le ciel blanc. Les mouches bourdonnaient au-dessus des eaux -stagnantes, les guêpes picoraient sur la haie, les gélinottes -roucoulaient dans les branches, et les petits lézards verts rampaient -dans les buissons creux. L'Innoucento qui paissait ses bestiaux par les -champs sentit sa tête lourde de somnolence et s'endormit à l'ombre des -peupliers. - -En ce moment le garde champêtre Miquelas passait dans le sentier, ivre. -Il vit l'Innoucento endormie sous les peupliers, et une idée baroque -traversa sa tête alourdie par la boisson. - ---Tiens, comme c'est drôle! se dit-il. - -Puis il réveilla d'un coup de pied la pauvre idiote. Elle se frotta les -yeux en grognant. Alors il la prit dans ses bras et l'emporta dans le -taillis prochain où l'herbe poussait haute. - -Et les mouches bourdonnaient au-dessus des eaux stagnantes, et les -guêpes picoraient sur la haie, et les petits lézards verts rampaient -dans les buissons creux. - -Depuis ce jour là, lorsque les jeunes filles lui demandaient: _As oun -galan, Innoucento?_ l'idiote ne gloussait plus comme ses poules et son -regard devenait sérieux. - -Quelques mois après, sa taille s'épaissit visiblement et les gars du -village, en la rencontrant, disaient avec des éclats de rires: - ---Comme tu engraisses, l'Innoucento? Serais-tu enceinte? - -Mais elle ne répondait pas, et s'enfuyait en courant par les carrés de -betteraves. - -Souvent le soir, en se déshabillant, elle fixait des yeux inquiets sur -son ventre gonflé et se rappelait en rougissant le jour où elle -s'endormit sous les grands peupliers. - -Dans le village, on souriait en la voyant passer, et les commères se -chuchotaient avec des mines étonnées: - ---Mais qui diable a pu faire ça? - -La vieille Madame Lafont, très intriguée, appela un empirique de -passage, et lui fit examiner sa servante. L'empirique déclara que la -jeune fille était enceinte. - -Alors la vieille femme entra dans une colère effroyable et intima à sa -servante de quitter la maison au plus vite: Je ne veux pas de _puto_ -chez moi, disait-elle. - -La pauvre idiote fit un paquet de ses hardes et partit en pleurant par -la campagne sans savoir où elle allait. A la tombée de la nuit, elle -s'arrêta, brisée de fatigue, sur un petit pont en bois jeté sur la -rivière qui s'engouffrait avec un fracas lugubre au fond des rocs -pointus. - -La nuit était délicieuse. La lune nimbée d'argent brillait sur la -montagne apaisée. On entendait les chiens hurler au loin et l'eau -clapoter sous le pont. Une douce brise parfumée de framboises bruissait -dans les lamelles des pins. L'esprit de la pauvre Innoucento revint -encore à ce jour où le garde champêtre l'emporta dans le taillis, et sur -ses lèvres minces un sourire doux et amer à la fois passa furtivement. -Elle regarda son ventre gonflé et le palpa avec curiosité. - -Puis, comme si un éclair subit eût traversé son cerveau enténébré, elle -se mit à sangloter. - -La lune s'était cachée derrière les hautes futaies. - -L'Innoucento regarda un instant l'eau brunie s'engouffrant avec un -lugubre fracas au fond des rocs pointus, puis elle escalada le parapet, -et se jeta sans un cri dans la rivière. - - - - -_Sixième Soirée_ - - - - -_Gît la plaine brune, étendue, rase._ - -_Au bord, la trace du soleil parti stagne rouge._ - -_Et le ciel s'élève avec des courbes immenses de palmes, et des teintes -citrines qui montent, qui montent et se nacrent de blanc, et se -bleutent, se bleutent comme un ruban de blonde. Une étoile fichée là, -minuscule, la tête d'une épingle, dans ce bleu lisse._ - -_Miranda descend par la plaine. Droite et grêle. Droite, en sa blouse -lâche à fermoirs de missel. Grêle en ses hautes guêtres qui sanglent. -Droite et grêle._ - -_Luisent les canons de son fusil, roses un peu du couchant, rouges un -peu du sang des bêtes. Et se rose aussi la torsade la plus lointaine de -sa chevelure massée, et se rose encore la brindille de houx qui -retrousse sa toque large._ - -_Les perdrix rappellent._ - - -_Par les sillons aigus comme des vagues, les grands chiens flairent. -Gueules haletantes. Et leurs oreilles traînent sur le sol épilé de -moissons._ - -_Le vent effleure les nappes illimitées de betteraves. Les betteraves -frissonnent de leurs panaches verts et de leurs panaches mauves. -Semblables à des piles d'écus, les lointaines cheminées de fabriques._ - -_Les perdrix rappellent._ - - -_L'église du proche village lève au ciel sa tour de prières, son clocher -bleu. Son clocher assis sur les rondes cimes des pommiers et dans les -feuilles ténues des saules._ - -_Voici que des buées sourdent et rampent; des buées grises qui glissent -au ras des éteules et des trèfles. L'ampleur du vide s'accroît. Le ciel -se hausse et s'éteint. La nuit violette plane sur la plaine, plane et -s'accroupit. Et les lueurs des fermes transparaissent à peine suspendues -parmi les brumes denses: des taches d'or._ - -_Par les sillons aigus comme des vagues, les grands chiens flairent. Et -leurs flancs roulent aux sursauts de l'infatigable course._ - -_Les perdrix rappellent._ - - -_Dans l'ombre rousse de la salle où les murs se perdent, rien que les -torses des hermès, cariatides de la cheminée profonde, rougeoyent au feu -des bûches. La flamme danse et pétille. La flamme danse, et son ombre -jaune sur la tête pensive des chiens allongés._ - -_Miranda se repose toute mince dans l'antique fauteuil aux fleurages -défunts. Et saillent ses jambes rondes croisées dans la courte jupe de -velours sombre. Sa chevelure dénouée inonde de pâleur les pâleurs -exsangues de sa face sérieuse. Trop petite dans le fauteuil trop grand; -trop blanche dans le fauteuil usé._ - -_Pour un sourire de sa mémoire, ses lèvres rosâtres s'étirent. Et la -flamme qui se tend jusqu'à elle lèche ses yeux obscurs d'ombres -flambantes._ - - - - -OEIL-CHINOIS - - -Après le dîner, on s'installa pour prendre le café dans le jardin, sous -des berceaux de capucines. Il y avait là, autour de la maîtresse de -céans, la délicieuse Blanche d'Étanges, Léonie Clauss avec sa face -blafarde de pierrot vicieux et Julia Lebreton, une brune massive, au -regard têtu. Cavaliers: Hanser, le financier obèse, le jeune de Tretel, -et le fameux reporter Gros-Renaud. La nuit était tombée douce et -susurrante sur la Seine dont le cours fuyait, imperceptible, sous le -pont instantanément ébranlé par le passage du train de Paris. - -Les six convives goûtaient l'exquise torpeur de la digestion. Une bonne -digestion de dîner fin. Les bouteilles ventrues, les fioles allongées -pleines de liqueurs multicolores encombraient la table parmi les petits -verres de cristal, les tasses de Sèvres, les boîtes à cigares et les -mignonnes cigarettes blondes et opiacées. - -De l'autre côté de la rive, là-bas, des appels,--comme d'une voix de -ventriloque,--coupaient tout à coup le silence de la nuit. Plus près, de -la route, des refrains expirés, puis repris, montaient. - -Une lampe à abat-jour lilas lunait à peine l'obscurité que le feu des -cigares cloutait d'or. La nuque grêle de Léonie Clauss, la toilette -estivale de Julia, l'énorme nez de de Tretel surgissaient -fantastiquement de cette pénombre nimbée. - -On parla potins. - ---Ainsi, demanda de Tretel, Madame Gimary vient de déserter -définitivement le toit conjugal. - ---C'est son mari qui doit être embêté, remarqua Léonie. - ---Je vous crois, fit le gros Hanser en se renversant sur sa chaise. -C'est sa femme qui est riche. Lui a toujours fait de mauvaises affaires -à la Bourse et avec ses maîtresses. Il a encore perdu dernièrement une -forte somme avec le Panama. - ---Il paraît que la petite OEil-Chinois lui a coûté près de deux cent -mille francs, reprit de Tretel. - ---Quel imbécile! lança dédaigneusement Hanser; moi, les femmes ne me -coûtent presque rien. - ---Tourné comme vous l'êtes, ça se comprend, remarqua malicieusement -Léonie Clauss. - ---Vous, vous allez vous taire, petite futée, répondit le gros Hanser, -menaçant du doigt, et visiblement piqué malgré son air plaisant. - ---Pas de querelles, cria la maîtresse de céans. - -Puis s'adressant à Gros-Renaud: - ---Dites: vous la connaissez bien, vous, cette OEil-Chinois? Contez-nous -donc quelques détails. - ---Peuh! une petite rousse chiffonnée, interrompit la brune Julia -Lebreton. - ---C'est elle qui est la cause de tout ce scandale, pas? continua Blanche -d'Étanges. - ---Évidemment, firent en même temps de Tretel et Hanser. - ---Messieurs, prononça avec autorité le reporter, vous avez deviné que la -brouille du ménage Gimary est l'oeuvre de Mademoiselle OEil-Chinois. -C'est le secret de Polichinelle. Mais je parie que vous ignorez -complétement le fin mot de cette aventure. - ---Le fin mot de cette aventure! s'exclama le financier qui détestait la -contradiction, le fin mot de cette aventure? C'est bien simple: Gimary -était en train de se ruiner, de se couvrir de ridicule; Madame Gimary -l'a trouvée mauvaise, et elle a eu raison. - ---Vous n'y êtes pas, monsieur Hanser, répliqua froidement le -journaliste. - ---Assez, cria de nouveau Blanche d'Étanges, est-il ennuyeux avec ses -piques, ce Hanser. - ---Avec mes piques?... bougonna le financier. - ---Voyons, Gros-Renaud, continua Blanche, je vous ai demandé des -renseignements sur OEil-Chinois. Est-il vrai qu'elle ait vendu des -fleurs au quartier Latin? - ---Parfaitement. Il y a cinq ou six ans de cela. Et si vous voulez -connaître son portrait à cette époque, permettez-moi de vous réciter une -pièce de vers qu'un de mes amis publia jadis en l'honneur de la -bouquetière dans une feuille de chou de la rive gauche. - ---Moi je n'aime pas les vers, observa Hanser de plus en plus dépité. - ---On ne vous demande pas votre avis, clamèrent à la fois ces dames. - ---Voici les vers, dit Gros-Renaud, en prenant une pose, et il récita: - - Par les brouillards violets, - Qu'il bruine ou bien qu'il neige, - Sous sa jupe de barège, - Laisse trotter ses mollets-- - La petite bouquetière. - - Des roses blêmes dans sa - Corbeille, roussette et blanche, - S'en va, tanguant de la hanche, - Faisant des yeux comme ça-- - La petite bouquetière. - - Et ses rêves familiers - La montrent déjà parée - D'une robe mordorée - Avec de jolis souliers-- - La petite bouquetière. - ---Pas mal, épilogua Léonie Clauss. - ---Il y a des mots que je ne comprends pas, avoua naïvement Julia -Lebreton. - -Hanser et de Tretel restèrent cois. - ---Connaissez-vous son vrai nom? car OEil-Chinois ne peut être qu'un -sobriquet, insista Blanche d'Étanges. - ---Notre ami Guy Bouffard la baptisa ainsi à cause de ses yeux qui -rappellent les dames des kakémonos. - ---Caqué, caqué... quoi? s'esclaffa Julia. - ---Les kakémonos, ma chère, c'est des articles japonais; c'est des bandes -d'étoffes avec de la peinture dessus. - ---Peste! Quelle érudition, mademoiselle. - ---Vous saurez, monsieur Gros-Renaud, que j'ai été employée dans un -magasin de japoneries... du temps de mon honnêteté. - ---Je vous vois d'ici parmi les magots, fit le lourd financier qui -cherchait à se venger de Léonie. - -Gros-Renaud continua: - ---OEil-Chinois s'appelle tout bêtement Clara Thureaux. Sur son père, je -ne sais rien de précis. Sa mère, une ancienne blanchisseuse, pensa que -la fillette, avec sa frimousse bizarre, ses crins roux sur le dos, et -son coup de hanche shocking, pourrait rapporter gros en vendant des -violettes et des roses le long du Boul'Mich, et dans les brasseries où -des futurs notaires et des dondons à sacoches marivaudent. Elle avait -raison la brave femme. Le succès de la petite Clara fut immense. L'un -lui achetait une rose pour lui prendre le menton, l'autre un bouquet de -violettes pour lui passer la main dans ses cheveux dénoués. Sa -conversation était très amusante. Elle avait de ces reparties ingénûment -perverses qui émoustillent. Il paraît même que bientôt le sexe faible la -disputa au sexe fort, la gentille bouquetière n'ayant pas manqué de -toucher le coeur de mainte verseuse de bocks. L'une voulait remplacer -ses chaussettes d'estame par des bas de soie fine; l'autre la comblait -de présents en chrysocale; une troisième la faisait calamistrer par son -coiffeur... - ---Et ce fin mot? interrompit Hanser avec un bâillement ironique. - ---Oui, ce fin mot, répercuta de Tretel. - ---Pas d'interruptions! commanda Blanche. - ---Nous y arrivons, messieurs: - -A dix-sept ans, la bouquetière se laissa enlever par un étudiant -exotique quelconque. Elle fréquenta Bullier, le restaurant Boulant et -l'arbre de Robinson. Il serait superflu de la suivre à travers les -diverses étapes qui constituent l'histoire banale de... - ---Vous toutes, mesdames, interrompit de nouveau le financier -metteur-dans-le-plat. - ---Malhonnête! dit Blanche. - ---Idiot! fit Léonie. - ---Veau! gronda Julia. - -Le narrateur feignit l'indignation: - ---Je reprends, monsieur Hanser, vous m'avez empêché de placer un mot -spirituel. - ---... Il serait superflu de la suivre à travers les diverses _étapes_ -qui constituent l'histoire banale de toute jolie fille dont la vertu -rend les clefs à la première sommation d'une agrafe diamantée; néanmoins -il faut croire qu'elle _les_ brûla, car la haute galanterie parisienne -ne tarda pas à s'enrichir de Mademoiselle OEil-Chinois, une rousse -adorablement évaporée et fringante comme une cavale de race. - ---Brûla quoi? demanda Julia. - ---Les étapes. - ---Les étapes? Ah! bien. - -Hanser trouva le mot faible. De Tretel le nota pour le répéter à son -cercle. - ---... Gimary qui venait de se brouiller avec la petite Louisette, des -Nouveautés, rencontra un soir OEil-Chinois à l'Hippodrome. La folle -rousse était ravissante, tout en noir, coiffée d'une mantille à la -milanaise. Gimary fut très empressé et finit par faire des propositions -quasi-officielles. Au moment le plus pathétique de la déclaration, -OEil-Chinois qui n'avait pas cessé d'examiner avec une curiosité -narquoise le crâne de Gimary, dont la calvitie est légendaire, dit sur -un ton de sérieux imperturbable: «Eh ben, vous avez un joli genou, -vous.» Cette espièglerie ne découragea pas l'amoureux; et, au bout d'une -cour assidue de plus d'un mois, la miséricordieuse enfant finit par -accepter un joli petit hôtel rue Daubigny, richement meublé de l'écurie -aux mansardes. On parla beaucoup d'un lit à colonnades dont les -draperies avaient coûté près de quinze mille francs. Eh bien, il paraît -que le malheureux Gimary n'a jamais couché dans ce lit-là. - -De Tretel gloussa un rire méprisant, se trouvant fort supérieur. - ---... L'amoureux crut d'abord à un caprice passager; puis il s'exaspéra. -Il se trouvait ridicule. Rompre? Mais comment, quand on est fou de désir -et de dépit? La cause de cette rigueur inaccoutumée? Sans doute un -rival. Un amant de coeur, étudiant, ancienne connaissance du quartier -Latin, un cabotin, un bookmaker, un rapin de Montmartre... Il espionna -longtemps sans résultat. Enfin, il finit par découvrir que l'inhumaine -se rendait fréquemment dans une maison de la rue Pasquier. Les scrupules -de la concierge capitulèrent devant une liasse de billets de banque et, -un après-midi, Gimary put pénétrer dans l'entresol à gauche. Un vrai nid -d'amoureux aux meubles intimes et parfumés. Il était furieux, résolu de -ne pas reculer devant le plus épouvantable scandale. La porte de la -chambre à coucher céda. Il se trouva en face de deux femmes. Horreur!... -Il reconnut OEil-Chinois et Madame Gimary. On prétend que leur tenue -était peu convenable... - ---Le pauvre homme! soupira Léonie Clauss. - ---Pouah! fit Julia Lebreton. - -De Tretel trépignait. - -Hanser traita _ça_ d'invention de journaliste. - ---Elle n'a pas mauvais goût, Madame Gimary, épilogua Blanche d'Étanges, -rêveuse. - - - - -OPHICLÉIDE FLAMAND - - -AUBADE - -Lille. - -Les maisons sont grises et hautes, leurs fenêtres blanchement linceulées -de rideaux mornes. De faîte à faîte ondoye le violet pâle des brumes. -Plus haut, surgissent les pinacles de vieilles églises dans les nues -cendreuses qui vont, lentes. La ternissure du jour choit vers les -trottoirs où la pluie a laissé des marbrures sombres. Il pullule des -passants silencieux et le bruit de leurs pas a d'inquiétantes sonorités -qui vibrent. Les fillettes étreignent leurs corsets emmaillotés de -journaux; elles trottinent, blêmes, la main crispée sur le louis -d'amour.--Enloqués de velours flasque, jauni, les travailleurs se -dandinent, lourds. Et les chaussures bossuées des bureaucrates luisent -seules dans le pianissime des teintes fades. Sur les rails noirs, les -tramways glissent sans tapage au trot des petits chevaux qui s'agitent -dans les traits lâches, tandis que des gamins au teint vert étouffent -tous les tumultes par la psalmodie continue de leurs voix aigres: -«Demandez _le Petit Nord_», et passent, rapides, décollant de leur pouce -ensalivé les feuilles humides du journal. - -Impérieusement, un roquet aboie. - - -CONCERTO - -Le beffroi carillonne ses notes hésitantes. Des heures. Elles tombent -lourdes de sa couronne en pierres, de sa couronne fermée comme celle des -princes. Au pinacle de l'édifice, que noircirent les âges, le lion -héraldique dressé mire le soleil en ses flancs d'or. Et les maisons sont -coiffées de faîtes à gradins; et dans l'angle suprême des façades les -oeils-de-boeuf semblent voir. - -Vieille cité flamande. - - * * * * * - -Sous les panonceaux, portant en lettres vertes: «Robes et Confections», - -Sous l'exergue brillant du magasin: «A la Dame-d'Honneur», - -Elles jacassent les petites couturières, les petites couturières -engaînées de minces robes noires. - -Elles jacassent et elles sautillent--et leurs bras grêles; et leurs -saclets en cuir roussi. Et leurs échines se penchent devant la vitrine, -leurs échines qui font luire les corsages par places. Admirations pour -les toilettes de Paris tendues sur les mannequins rigides. - -Deux à deux arrivent les retardataires, deux à deux. Une à une. - -Et la dernière vêtue de rouge, elle court. - -Elle court la main soutenant sa tournure qui sursaute. Elle court, ayant -sa frimousse encore moite du lit, et les mèches noires de sa chevelure -croulant malgré la morsure du peigne. D'un rire elle salue, tandis que -des friandises, en sa bouche, lui gonflent la joue. Elle salue d'un rire -sans pensée. - -Et les petites couturières se pressent dans le couloir de l'atelier. La -grande salle claire. - -La grande salle claire où plane l'aigre puanteur des failles neuves. -Elles s'installent; et elles se bousculent; et des claques malicieuses -rebondissent sur les omoplates en saillie, sur les croupes futures. Des -disputes crèvent pour occuper les meilleures places, très loin du poêle -où chauffent les fers, très loin de la coupeuse surveillante qui -taillade sans fin des étoffes de toutes nuances sur le transparent jaune -du modèle. - -Et s'inclinent, les têtes attentives, sur les doublures à faufiler, les -têtes attentives des petites couturières si bien coiffées. - -Agilement s'agitent les minces doigts, piqués noir par l'aiguille. Et -les bavardages piaillent. Des potins d'amour. Aux frisures brunes -s'emmêlent des frisures blondes; et les cheveux échappés des tempes -tremblotent à l'haleine des confidences chuchotées. Les dos palpitent -par saccades, en une grande envie de s'esclaffer. - -Et la quinte des rires trop longtemps contenue résonne. - -Elle résonne, elle monte dans la grande pièce claire; elle étouffe la -cliquetante mastication des ciseaux. - -Et des restes de pudeurs rougissantes se cachent dans la claire-voie des -mains ramenées sur le visage, des mains blanches aux minces doigts, -piqués noir par l'aiguille. Et la joie met en danse les seins grêles -perdus dans l'ampleur du mérinos. - -Une joie qu'elles lâchent au nez des garçons, une fois sorties. - -Au nez des jeunes garçons, qui les rattrapent et les embrassent, les -petites couturières, bien contentes, sous les grandes portes. - -Mais ils les abandonnent soudain, les jeunes garçons, à l'aspect -terrifiant d'un chapeau haute forme. - - * * * * * - -Le beffroi carillonne ses notes hésitantes. Cinq heures. Elles tombent -lourdes de sa couronne en pierres, de sa couronne fermée comme celle des -princes. - - * * * * * - -Aux bosselures du pavage, cahotent les coupés déteints des hobereaux en -visite. - -La «Dame-d'Honneur» tressaille. - -Elle tressaille de ses escaliers qui trépident sous l'avalanche des -petits pieds. - -Les petits pieds des grisettes qui envahissent le trottoir. - -Et les unes, gourmandes, déroulent des papiers gras recéleurs de -charcuteries. - -Et les autres assaillent la voisine épicerie et chipent des cornichons -dans le baril où plonge une grosse cuillère en bois. - -Mais la petite rouge, non rieuse, reste immobile. - -Un doigt dans la bouche, attentive, écoutante. - -Au loin ronronne un étrange bruit. - -Un étrange bruit où se mêle le titillement d'un grelot. - -Cela grandit, enfle et ronfle. - -Brille sur la chaussée un bicycle, un bicycle dont les orbes dardent de -pâles étincelles. - -Là haut, un éphèbe juché. - -Et ses cuisses se moulent dans un collant gris de perle et ses mollets -en de superbes guêtres jaunes. - -Elles se sont tues les petites couturières. Elles se sont tues et elles -le contemplent. - -Seule, la petite rouge continue rire et narrer. Seule. - -L'éphèbe avec un geste de calme souplesse a sauté de son véhicule. Se -dirige vers la ruelle du Palais. - -La petite rouge quitte ses compagnes et pénètre sournoise dans la ruelle -du Palais. - - * * * * * - -Au pinacle du beffroi que noircirent les âges, le lion héraldique dressé -mire le soleil en ses flancs d'or. - -Et tout droits dans leurs chars rougis, aux criardes ferrailles, les -très robustes garçons bouchers passent sanglants, ainsi que les -triomphateurs antiques. - -Ils passent et font claquer la chambrière au-dessus de leurs poneys qui -galopent. - - P'tite Lucie n'est plus pucelle, - Tant pis pour elle! - C'est Lucien qui l' lui a pris, - Tant mieux pour lui! - -Elle pleura d'abord la petite rouge, elle pleura quand ses compagnes la -chansonnèrent. - -Elle rit ensuite, elle a ri quand ses compagnes la chansonnèrent. - -Puis, tous les jours, la petite rouge laisse paraître à son oreille une -touche de poudre de riz. - -Bientôt la touche s'étend, s'étend à givrer tout son visage. - -Et ses joues n'ont plus que des roseurs marcescentes comme celles de -l'anémone du Japon. - -Et puis l'épiderme se voile de blanc, d'une transparence blanche sous -laquelle il se devine encore, de même que le vert se devine encore au -verso blanc des feuilles du peuplier blanc. - -Et puis il se linceule de blanc: on dirait d'une marmoréenne statue où -seuls les yeux vivent. - -Mais les yeux s'auréolent de noir; et les lèvres se vernissent de -carmin; et les mouches noires notent une recherche d'élégance. - -Et le sourire, l'immuable sourire, se fige à la commissure des lèvres, -découvrant la denture bêtasse. - -Et l'oeil dans son auréole noire stagne, avec la classique polissonnerie -qui bonimente l'alcôve. - -Et toute, elle donne l'impression d'une étiquette, comme les toilettes -de Paris derrière la provinciale vitrine. - - * * * * * - -Les maisons sont coiffées de faîtes à gradins. Dans l'angle suprême des -façades, les oeils-de-boeuf semblent voir. - - * * * * * - -Leurs saillies se capuchonnent de neige, de neige qu'illumine la lune -bleue. La vitrine de la «Dame-d'Honneur» larmoie des gouttes de vapeur. -Le pavé sec et gris, le ruisseau solide. - -Entre le manteau soyeux et bordé de loutre que dépassent les volants -d'une robe en velours, entre le manteau et le chapeau chargé de plumes -frissonnantes, la figure de Lucie resplendit comme un masque neuf. - -Et ses mains gantées de noir où saignent de larges piqûres écarlates, -ses mains gantées de noir tiennent un petit manchon. - -Elle regarde la vitrine et sa poitrine exhale de gros soupirs. - -Une autre femme semblablement mise l'accoste. Et les: «Bonjour, madame!» -chantent un prétentieux duo. - -Les petites mains gantées de noir et les petites mains gantées de jaune -indiquent une foule d'objets derrière la glace. Elles s'agitent, elles -vont des mannequins pancartés de blanc aux chapeaux piédestalés de -palissandre, des rubans enroulés sur les supports de globes à gaz, -jusqu'aux cravates indigo et vermillon qui semblent nager en des flots -de dentelles rêches. - -Et les têtes hochent, et les plumes frémissent, et d'une poitrine à -l'autre les gestes oscillent, volubiles. - -Mais voici deux ombres toussotantes, crachotantes, bedonnantes. - -Elles traînent sur le trottoir sec et gris des sabres qui résonnent et -des éperons qui cliquètent. - -Et leurs faces renfrognées, rougeaudes, moustachues, grognent sous les -képis garance. - -Et très penaudes, se taisent les petites femmes qui suivent les -officiers. - -Sans dire, elles subissent les remontrances; et les moustaches en -brosse, balayent leurs petites figures, les pauvres petites figures qui -resplendissent comme des masques neufs. - - * * * * * - -Le beffroi carillonne ses notes hésitantes. Des heures. Elles tombent -lourdes de sa couronne en pierres, de sa couronne fermée comme celle des -princes. Au pinacle de l'édifice que noircirent les âges, le lion -héraldique dressé mire la lune en ses flancs d'or. Et les maisons sont -coiffées de faîtes à gradins; et, dans l'angle suprême des façades, les -oeils-de-boeuf semblent voir. - -Vieille cité flamande. - - -SÉRÉNADE - -Arras. - -Le café blanc et or, ses banquettes de velours grenat. De pilier à -pilier, ondoye la bleuâtre fumée des pipes qui sinue et s'élève. Plus -haut, le plafond a revêtu la teinte saure des vieux tableaux. Dans les -globes dépolis, le gaz flambe comme un oeil; sa lumière s'épand et -cuivre. Elle s'épand et elle cuivre les tables de marbre blanc, et les -verres et les liquides. Elle s'épand et cuivre les glaces adverses, où -s'enfoncent d'infinies perspectives de la salle, réfléchies et -réfléchies toujours dans leurs multiples mirances. De même, au théâtre, -la galerie sans bout du palatial décor. Des têtes pommadées et des -crânes chauves. Et, proférés, des mots étranges de jeux. Bruit des -dominos grattant les tables. Des éphèbes étreignent leurs cartes, les -Rois impassibles trônant avec le sceptre, les Reines à figure ronde, et -les As solitaires. Ils tremblent blêmes, la main frémissant au bord du -tapis rouge, où s'enlacent sataniquement les noires initiales du patron. -Un sou la fiche. Autour des billards, verts comme des prairies -anglaises, les messieurs grisonnants s'appuient sur les queues, en -silence, dans l'attitude du hallebardier royal. Et les blancheurs des -tabliers qui ceignent les garçons lâchent seuls une note crue dans la -symphonie des couleurs cuivrées. La très laide caissière, à peine -découvrable au milieu des flacons à pans et des maillechorts, inscrit. -Ses gros doigts courent sur la page, courent avec une bague à chaton -d'émeraude. Tandis que de jeunes hommes étouffent de criailleries le -bruissement qui plane: «Tu as une veine de cocu! Le roi! Tu es baisé!» -et jettent les cartes sur le marbre avec une bestiale rage. - -Magistralement un notaire impose: Whist veut dire silence. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - Première Soirée: - - _C'est l'hiémale nuit_ (J. M.) 7 - Amourette (P. A.) 11 - Le lévrier (J. M.) 45 - - Deuxième Soirée: - - _La Haye gris de perle_ (P. A.) 53 - La Faënza (J. M.) 59 - En gare (P. A.) 77 - - Troisième Soirée: - - _Au couchant, devers_ (J. M.) 87 - Crescendo (P. A.) 89 - Babioles (J. M.) 107 - - Quatrième Soirée: - - _La mer, d'un jade qui_ (P. A.) 117 - Le cas de Monsieur de Lorn (J. M.) 121 - La tare (J. M.) 143 - - Cinquième Soirée: - - _Au pied de la montagne_ (J. M.) 157 - Le cul-de-jatte (P. A.) 159 - L'Innoucento (J. M.) 175 - - Sixième Soirée: - - _Gît la plaine brune_ (P. A.) 183 - OEil-Chinois (J. M.) 187 - Ophicléide flamand (P. A.) 197 - - -3694.--ABBEVILLE, TYP. ET STÉR. A. RETAUX.--1886. - - - - - -End of Project Gutenberg's Le thé chez Miranda, by Jean Moréas and Paul Adam - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE THÉ CHEZ MIRANDA *** - -***** This file should be named 63167-8.txt or 63167-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/1/6/63167/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Le thé chez Miranda - -Author: Jean Moréas - Paul Adam - -Release Date: September 10, 2020 [EBook #63167] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE THÉ CHEZ MIRANDA *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<p class="c large sans-serif">JEAN MORÉAS ET PAUL ADAM</p> - -<h1>LE THÉ<br /> -<span class="small">CHEZ</span><br /> -<span class="large">MIRANDA</span></h1> - -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br /> -TRESSE ET STOCK, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br /> -<span class="small">8, 9, 10, 11, Galerie du Théâtre-Français<br /> -PALAIS-ROYAL</span></p> - -<p class="c">1886<br /> -Tous droits réservés</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="top4em"><i>Les auteurs et les éditeurs déclarent réserver leurs droits -de traduction et de reproduction.</i></p> - -<p><i>Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section -de la librairie) en Juillet 1886.</i></p> - - -<p class="c gap sans-serif small">OUVRAGES DE JEAN MORÉAS:</p> - -<p><b>LES SYRTES.</b></p> - -<p><b>LES CANTILÈNES.</b></p> - - -<p class="c gap sans-serif small">OUVRAGES DE PAUL ADAM:</p> - -<p><b>CHAIR MOLLE.</b></p> - -<p><b>SOI.</b></p> - - -<p class="c gap"><i>Pour paraître prochainement</i>:</p> - -<p class="c"><b class="large sans-serif">LES DEMOISELLES GOUBERT</b><br /> -<span class="small">MŒURS DE PARIS</span><br /> -par<br /> -<span class="small sans-serif">JEAN MORÉAS ET PAUL ADAM</span></p> - - -<p class="c gap small">3694.—ABBEVILLE, TYP. ET STÉR. A. RETAUX.—1886.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="top4em"><i>Il a été tiré de cet ouvrage sur papier de Hollande -dix exemplaires numérotés à la presse.</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak sc"><i>Première Soirée</i></h2> - -<div class="chapter"></div> -<h3 title="C'est l'hiémale nuit" id="p1ch1"></h3> - -<p><i>C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux -comas.</i></p> - -<p><i>Quartier Malesherbes.</i></p> - -<p><i>Boudoir oblong.</i></p> - -<p><i>En la profondeur violâtre du tapis, des cycloïdes -bigarrures.</i></p> - -<p><i>En les froncis des tentures, l'inflexion des voix -s'apitoie; en les froncis des tentures lourdes, sombres, -à plumetis.</i></p> - -<p><i>C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux -comas.</i></p> - -<p><i>Dehors, la blancheur pacifiante des neiges.</i></p> - -<p><i>Au foyer, la flamme s'allonge, s'allonge et se -recroqueville, s'aplatit et se renfle,—facétieuse.</i></p> - -<p><i>Et des émanations défaillent par le boudoir oblong, -des émanations comme d'une guimpe attiédie, d'une -guimpe attiédie au contact du derme.</i></p> - -<p><i>Le jour froid des lampes filtre et se réfracte. Le -jour des lampes se réfracte en la profondeur violâtre -du tapis aux cycloïdes bigarrures; il se réfracte contre -les tentures sombres, à plumetis.</i></p> - -<p><i>Au-dessus du sofa brodé de lames, dans son cadre -d'or bruni, un <span class="small">PAYSAGE</span></i>: Perse stagne la mare; -les joncs flexueux où des engoulevents volètent, la -ceignent. A gauche, des peupliers que le cadre -étronçonne, et tout au fond, par les ciels dégradés, -dans la grivelure argentée de leurs ailes éployées, un -vol tumultueux de grèbes.</p> - -<p><i>En face du sofa brodé de lames, sur un meuble -bas, pentagone, que des télamons supportent, de -hautes feuilles de parchemins vêtues de poult-de-soie -blanc, aux agrafes d'un métal précieusement oxydé, -s'étalent.</i></p> - -<p><i>Et ce sont là devis et contes, devis et contes futiles -et sentencieux, écrits pour l'agrément de la Dame par -ses deux sigisbées.</i></p> - -<p><i>C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux -comas.</i></p> - -<p><i>Dehors, la blancheur pacifiante des neiges.</i></p> - -<p><i>Au foyer, la flamme s'allonge, s'allonge et se -recroqueville, s'aplatit et se renfle,—facétieuse.</i></p> - -<p><i>… Miranda, toute droite, à l'aise en une sorte de -canezou d'escot aux passements de jais et de soie écarlate, -verse du thé de ses mains bien fardées.</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1ch2">AMOURETTE</h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>Aux Tuileries, contre la terrasse qui longe la -Seine, elle se tient assise, en brodant. Et se -détache à peine sa toilette sobre sur le vert -noir du lierre.</p> - -<p>Paul Doriaste est revenu là pour lui découvrir les -imperfections peu visibles, mais décevantes, qu'elle -doit avoir. Ainsi espère-t-il esquiver la hantise d'elle. -Chose bête: il a soumis plusieurs jours son tympan -aux cacophonies des musiques militaires afin de la -voir. Cette élégance de dame à médiocres revenus, la -plus discrète et délicate des élégances, le charme. -En paysanne, en grande mondaine, en mystérieuse -courtisane, en bourgeoise lettrée, il l'a décrite déjà, -au cours de plusieurs nouvelles qu'il fit pour son -journal, <i>le Sphinx</i>. Elle accapare son esprit; il la -désire, et il ne l'aura point.</p> - -<p>Cela se devine tout de suite qu'il ne l'aura point. -Elle est honnête fatalement par sa blondeur tendre -d'anémique, la matité du teint pur, la tendance à -rester clapie très longtemps dans la même attitude.</p> - -<p>Elle le regarde venir. Sur l'orbe de son œil levé -une nacrure luit, humide, puis se voile des cils baissés -vite. Et cette luisance le pénètre, se darde par ses -entrailles qui frémissent. Il la veut. Sans doute elle -n'osera se livrer; mais ce geste du regard est certainement -un aveu d'amour. Ou non, peut-être. Aux -sourires des gens semblent bizarres son costume de -<span lang="en" xml:lang="en">sportsman</span>, ses bottines pointues et ses culottes collantes; -à elle aussi pourquoi ne paraîtrait-il point -ridicule. Une simple curiosité peut-être incita la -moqueuse à l'examiner. Et tout désir se dissipe en -lui. Il se résout à rentrer. Intimement un spleen -l'abat.</p> - -<p>Le possède depuis quelque temps un besoin de -femme, pas un besoin charnel, mais une envie de -frôler des jupes, de laisser, en une infiniment douce -caresse, ses lèvres effleurer l'odorant duveteux d'un -épiderme de blonde, de sentir sous ses doigts l'incurve -et plastique roideur du corset, à travers la -soie.</p> - -<p>Le manque de cette satisfaction le rend veule, -presque malade. Davantage l'obsède son scepticisme. -Il s'échafaude en la cervelle des plaidoiries -également probantes pour des principes contradictoires. -Des dégoûts lui affluent. Il prévoit tout à -l'heure, chez Sylvain, devant l'absinthe, ses camarades -nantis de raisonnements pareils. On déversera -sans trêve de pessimistes radotages. Et puis il -regagnera son logis en discutant le suicide; ou -bien, dans quelque boudoir public, il ira s'anuiter et -accroître, par le contact de chairs urbaines, la regrettance -du rêve féminin qu'il veut oublier. Rien autre -en but. Lassitude d'être.</p> - -<p>Au reste, pourquoi ne point tenter cette aventure,—distrayante, -qui sait? S'arrêterait-il à la crainte -d'échouer? Non. L'insuccès dans ce genre de tentative -indique seulement une erreur sur la minute -propice, une inaptitude à graduer ses paroles selon -l'inintelligence de la femme. Aurait-il honte de ne -pas réussir là où triomphe la bêtise suprême des -lieutenants et des coiffeurs?… Le dépit s'en offrirait -bizarre à étudier sur soi.</p> - -<p>Et Paul Doriaste repasse devant elle. Un autre -regard le trouble encore. Une bestiale envie -d'étreindre le surexcite… Il se décide. La pâleur -lui resserre la peau, son cœur bat; mais comme il -s'estime brave de l'effort qui l'amène près elle! Il -s'assied; et, bien qu'elle feigne une complète indifférence, -il espère.</p> - -<p>Elle demeure toujours immobile, comme malicieuse -dans sa pose énigmatique. Elle pense,—devine-t-il: -S'il se montre impertinent je le remettrai à sa place; -et s'il n'ose pas c'est un sot. Ce le tracasse fort de -comprendre cette pensée. Il remarque les dessins de -la broderie qu'elle achève: une fleur, une étoile, une -rosace dans un cercle, et puis une fleur, une étoile…; -ça recommence ainsi indéfiniment. Un bout de jupon -frais qui dépasse la robe laisse évoquer le linge de -dessous et le corps. Oh! si ce teint se retrouve sur -la poitrine autour des pointes roses, et entrevu par -les vides de la guipure!… Et l'odeur chaude qui -émanera, nourrissante presque. Son minuscule soulier -vernis tout plat semble ne rien contenir jusque -la bouffette de rubans qui lace. Par-dessus se courbe -un renflement gras, linéaire dans un bas uni et -violâtre.</p> - -<p>Et les lois conventionnelles qui entravent la sincère -et brusque manifestation de l'amour?… Quels -imbéciles préjugés!…</p> - -<p>Une balle crasseuse roule vers la chaise de -Doriaste. Apparaît le propriétaire: un <span lang="en" xml:lang="en">baby</span>, un -gnôme bouffi, chancelant, hâve, chevelu de jaune -clair, et qui fixe le chroniqueur de ses gros yeux -lactescents. Doriaste ramasse le jouet, car la voisine, -tout de suite, a coulé l'œil vers l'enfant. Lui le -caresse et lui parle, sûr que l'instinct de maternité -la tiendra forcément attentive à leur mimique et à -leurs dires. Il tarabuste l'enfant lourd, ballonné -d'étoffe blanche, et dont la laideur l'irrite. Il lui -serine des inepties que le petit répète en bégayant -et bavant. Tout à coup le mioche de pleurer à sanglots.—«Monsieur, -prie-t-elle, mais laissez-le -donc;… viens, va! mon petit garçon.»</p> - -<p>Elle a chanté, cette voix, sur une inflexion parisienne -impérieuse, donnant la sensation d'avoir été -perçue lors de querelles. Et, cependant qu'il conduit -à la dame le pleurnicheur, il ne trouve rien de -spirituel à énoncer, tant l'absorbe la désillusion de -son ouïe. Au hasard, il lâche, avec un espoir de -pitoyante réponse:—«Madame, vous aurez sans -doute plus de chance que moi! je fais pleurer tous -ceux que je veux aimer…»</p> - -<p>Elle sourit, moqueuse.</p> - -<p>C'est une grue, juge Doriaste. Le subit intérêt -pris à ses paroles dénonce l'envie de se livrer; et la -façon rapide dont elle l'exprime décèle que cette -envie lui est coutumière. Il s'enhardit avec, déjà, la -prévision d'un souper, d'une baignoire de petit -théâtre. Justement il garde en poche les vingt louis -de ses derniers articles. Et, tout en calculant la -dépense probable de cette fredaine, il conte à la -jeune femme l'histoire d'une maîtresse suicidée, bien -convaincu qu'elle n'y veut croire, mais pensant la -flatter par la peine qu'il se donne.</p> - -<p>Silencieuse, elle essuie de son fin mouchoir les -joues de l'enfant, puis elle l'embrasse. Doriaste -pousse alors un profond soupir tout en s'avouant -à lui-même cette comédie ridicule. Elle hausse les -épaules. Ce qui le froisse: elle l'ennuie à la fin avec -ses manières! Il débite des sottises, soit; mais les -femmes sont si nulles. Pour varier il la complimente. -Il lui déclare comment sa toilette, harmonisée par -un art dilettante, la désigne l'amie de goût que l'on -rêve. Il décline sa position sociale, comptant sur ce -titre d'homme de lettres pour la fasciner. Elle, pâlie -un peu, se lève, s'en va.</p> - -<p>Ne point s'opposer à son départ? le jeune homme -estime excellente cette tactique. A la regarder filant -parmi la foule badaude, avec sa taille svelte qui -s'érige hors le gonflement de la jupe, il la trouve plus -désirable encore et son esprit s'opiniâtre à imaginer -tout ce corps sans robe, sur un lit. La lumière qui -se filtre par la verdure tendre des marronniers s'en -vient voluter autour de ses formes que la marche -ondule. Et l'œil de Doriaste longtemps vise l'épaisse -torsade blonde où se contourne toute la chevelure -qui monte dans le faîtage du chapeau.</p> - -<p>Il la suit. Bientôt il marche à côté d'elle et il prie -qu'on l'excuse, et il proteste que seule une attirance -<i>mystérieuse et invincible</i> l'attache à elle. Comme elle -ne répond, gardant l'immutable indifférence de ses -yeux froids, l'impassibilité de sa peau mate, Doriaste -cite son nom bien connu et interroge si elle lit -quelquefois <i>le Sphinx</i>: les cinq derniers articles, il -les a consacrés à décrire l'image d'elle.</p> - -<p>Et elle s'étonne d'entendre sa voix chevroter pendant -qu'il dit cela. Et ce chevrotement la pénètre, -lui secoue le cœur. Subitement, elle stationne -et déclame cette phrase qu'elle a vue quelque -part:</p> - -<p>—Donnez-moi votre parole d'honneur que vous -ne serez que mon ami, rien que mon ami.</p> - -<p>Au désir d'héroïne dramatique il accède, devenu -stupide de bonheur parce qu'il la flaire, parce qu'il -calque du regard ses formes proches, elle consentante. -Il ajoute à son serment:</p> - -<p>—Jusqu'au jour où vous-même m'en relèverez.</p> - -<p>—Jamais, cela.</p> - -<p>La face du chroniqueur s'étire en un sourire triste, -amer, incrédule. Vers la grille elle reprend sa route. -Lui, à mots émus, confesse sa présente extase. -Muette, elle l'écoute, la bouche gaie, pourtant.</p> - -<p>A l'appel de sa main, un cocher blanc dirige près -elle son fiacre. Et Doriaste:</p> - -<p>—Laissez-moi vous accompagner.</p> - -<p>—Non, je ne suis pas libre… je suis mariée.</p> - -<p>—Quand vous reverrai-je.</p> - -<p>—Vous avez bien su me trouver; vous le saurez -encore, à moins que l'oubli…</p> - -<p>—Oh! non. Me direz-vous comment vous vous -appelez, afin que…</p> - -<p>—Supposez que je m'appelle… Marceline…; -oui, Marceline…</p> - -<p>Du fiacre où elle s'installe en tapotant ses jupons, -elle a pour Doriaste un franc regard, très long.</p> - -<p>Et la voiture cahote, jaune, par les rosâtres grisailles -de la vesprée.</p> - -<p>En vain le journaliste espère-t-il qu'elle soulèvera -le voile capitonné qui ferme le judas dans le panneau -du fiacre… Rien.</p> - -<p>Marceline? Marceline! songe-t-il, prénom cher à -la littérature bourgeoise. Le père, il l'imagine ingénieur, -ou sous-chef, ou magistrat, honnête homme -certes, grand lecteur du <i>Temps</i> et des discours académiques, -et croyant aux destinées du pays. Sans -doute il psalmodiait le soir, sous la lueur cuivreuse -de la lampe, les phrases sentimentales de George -Sand, devant sa femme, et, par-dessus la nappe, ils -se serraient la main. A la suite d'une telle lecture -Marceline a dû être conçue dans un lit d'acajou linceulé -de cretonne bleue.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>Premier rendez-vous au concert.</p> - -<p>Sur la scène, un violoniste enlève les symphonies -de Max Bruch, du coude, de la tête, avec des -mouvements de lutteur agile; et le gaz crûment -inonde son habit noir, ses cheveux noirs.</p> - -<p>Paul Doriaste se mélancolise à percevoir ces -sonorités fuyantes, et qui, lentement, reviennent. A -son côté, Marceline se serre parmi l'entassement -d'un public nombreux. Et il la sent très loin de lui -comme une impassible vision. La rectitude de cette -pose où pas une flexion ne s'affaisse, le vague de ce -regard qui flotte par le lustre, et se fixe aux pendeloques -que les feux décomposés teintent de lueurs -joaillières, tout cela semble cacher une âme mystérieuse, -intangible. Il lui en veut d'avoir accepté ces -relations platoniques. Une comédie qu'elle joue là; -une comédie qui, lui, l'absorbe et l'agace. Voici -qu'il n'entend même plus Max Bruch. Elle finira, -cette femme, par lui tuer le sens artistique.</p> - -<p>Derrière leurs pupitres, les musiciens s'étagent -en face, adossés au décor: figures communes, épanouies -dans l'évasement des faux-cols; corps tassés -dans les fracs larges, dans les bosselures des plastrons -blancs. En bas, les choristes femelles avec -les taches claires de leurs collerettes sur la terneur -minable des corsages. Dans le haut, tout à -fait, le timbalier s'amplifie en allures pontifiantes, -tandis que le cymbalier ne cesse de faire reluire -son binocle et le replacer sur sa face qui sue. Et ce -monde s'encastre entre les cuivres énormes, s'accoude -à l'acajou de contrebasses, s'enrage sous les cordes -des harpes monumentales. Des toiles peintes et -défraîchies, du plafond que traverse une ligne -d'usure, les torchères saillent, le lustre pend. Seules -dorures.</p> - -<p>Vibre une note isolément, comme le pleur prolongé -d'une vierge, et Doriaste conquis ne remarque -plus rien. La mesure s'active, et s'alanguit tout à -coup, râle. Comme un sanglot alors, et puis de -cristallines notes ruissellent, et des notes, et encore. -Il en sourd des soupirs, des étirances lamentantes, -de spasmatiques arpèges. Tantôt l'harmonie se -pâme humide, s'expire. Puis elle s'élance avec de -déterminés vouloirs, des violences de rut. Les cordes -des violons craquent comme des soieries et hocquètent -comme des gorges jouissantes. D'une accalmie -douce, murmurée, surgit une sautillante phrase qui -croît. Elle domine, triomphe en une impudique -danse. De lentes ondulations l'enserrent par une -spirale qui monte et s'évase. Les dièzes reluisent -comme des gemmes, des gemmes qui parent une -chevelure longue, une chevelure qui se dénoue et -flotte dans un aboutement de gammes. Et s'évoque -la toute-puissante femme. Il est une mugissante mesure -pour le fauve des aisselles, une mesure plane pour -le front pur, une note coulée pour la gouttelante -améthyste qui pendeloque sur le front, deux mesures -ronflantes pour les seins arrondis; ensuite une rapide -infinité de sons qui disent tout, décrivent tout et le -clament: ce sont les cassures de gaze d'or autour des -hanches, et le galbe recourbé des bras sur la tête -qui se renverse, et le poli du ventre avec les mystiques -profondeurs du nombril, et les yeux, pastilles -d'encens où fulgure une minuscule étincelle. Le -rythme s'exaspère. La Salomé bondit avec un éclat -de trilles et un scintillement de pierreries. Les croches -se dardent comme des diamants et se fluidifient -en collier comme une rivière d'ambre sur la -poitrine. Deux notes brèves saillissent comme les -escarboucles des seins.</p> - -<p>Et Paul Doriaste ne perçoit plus que les multiples -voluptés d'un corps féminin harmonique en -danse harmonieuse. Il y voit la nudité de Marceline; -il se retient pour ne pas l'étreindre. Et, par -la salle, les bravos croulent, rebondissant sur les -banquettes écarlates.</p> - -<p>—C'est délicieux, émet-elle: toutes ces notes -s'épanouissent comme les fleurs d'un jardin -féerique.</p> - -<p>Elle a dû composer cette sentence avec un -extrême soin, pendant toute une moitié du morceau. -Le chroniqueur s'enrage à l'entendre, il se contente -d'affirmer:</p> - -<p>—Parfaitement, madame.</p> - -<p>Lamoureux, le chef d'orchestre, gravit l'estrade. -Il inspecte le public à travers la luisance de son -binocle, avec un lent tournoiement de sa carrure -pesante. Levant l'archet, il fait signe.</p> - -<p>Du Wagner: le premier acte de <i>Tristan et Yseult</i>. -La gigantesque rumeur d'un océan enfle par les -cordes, hurle dans les cuivres, se lamente dans les -contrebasses, s'écroule avec le choc grave de la -grosse caisse, avec l'éclatante sonorité des cymbales. -Et, par un moutonnement de notes minimes, -la vague rétrogradante bruisse. Les tonalités énormes -et balbutiantes de la grande mer s'épanchent -dans l'ampleur de cette phrase musicale -toujours reprise, toujours elle-même et jamais -identique. Cela institue d'immenses perspectives -d'eau verte montuant sous un ciel froid, quelque -chose de terrifiant et de squameux; et l'inopinée -chanson du mousse se déverse des hunes pâles: -sensation de l'humain infime perdu dans l'immensité -du large.</p> - -<p>Doriaste, très empoigné, abandonne sa rancune -contre le béotisme de Marceline. Un instant, à -peine, le gagne un dédain pour l'écrivaillerie sentimentale -dont elle copie les piteuses héroïnes. -Ailleurs l'emporte un rythme.</p> - -<p>Fatiguée de s'être tenue si longtemps roide, -Marceline fléchit vers le dossier de son fauteuil, et -un reflet rouge, le reflet d'une tenture de loge se -pose dans sa pupille bleue. A la contempler, Doriaste -ressent un nouvel afflux de désirs. Une chaleur -parfumée l'imprègne et affadit sa rage. Marceline -s'affaisse toujours en courbes molles. Il a -bientôt de sa jupe dans les jambes. Entre sa taille et -le dossier du fauteuil il glisse la main. Ce lui procure -une sensation d'exquis énervement effleurer le tissu -un peu rêche du corsage. Elle ne bouge, elle ne -parle, elle ne se meut. Vaniteuse joie du jeune -homme qui suppose acquiescente cette immobilité. -Mais à la fin du morceau, levée brusquement, elle -profère:</p> - -<p>—Adieu, par votre faute.</p> - -<p>C'est comme un soufflet sur la joue de Doriaste, -une leçon qu'elle donne. Et tout son mépris pour -cette bécasse platonique s'exhale en une populacière -injure murmurée, qu'il entendit naguère sur le -boulevard et dont la gouailleuse intonation l'obsède:</p> - -<p>—Hé va donc, morue!</p> - -<p>Jusque la dernière note du concert, il se soûle -d'harmonie. Il s'avoue soulagé de ne l'avoir plus -là, elle.</p> - - -<h4>III</h4> - -<p>Au <i>Sphinx</i>, dans la salle de rédaction, Paul Doriaste -narre en plaisantant son duel du matin.</p> - -<p>—Mais pas du tout; je sais à peine comment -cela se fit. Vergex s'est reculé: il avait une grande -égratignure là, au biceps. Alors j'ai abaissé mon -épée.</p> - -<p>—Et en refrain, une gibelotte délicieuse.</p> - -<p>—Où ça?</p> - -<p>—A <i>la Cascade</i>, parbleu. Le patron m'a dit qu'il -allait faire installer une salle de pansement entre la -cuisine et les <span lang="en" xml:lang="en">closets</span>. J'ai vu le plan.</p> - -<p>—Il est fumiste ce Doriaste! Et vous êtes amis -tout de même.</p> - -<p>—Je ne pense pas. Nous ne nous saluons plus.</p> - -<p>Un monsieur très chauve s'exclame en déposant -un journal sur la table drapée de vert.</p> - -<p>—Eh bien, il va être content Caufières.</p> - -<p>—Le témoin de Vergex? interroge Doriaste.</p> - -<p>—Lui-même. Je ne sais si c'est une coquille ou -une méchanceté de Macette, dans le compte rendu -de <i>l'Éclair</i> on a supprimé l'<i>a</i> de son nom. Voyez.</p> - -<p>—Cufières, Cufières, ça fait Cu-fier. Elle est -mauvaise celle-là.</p> - -<p>—Du coup, sa maîtresse va le lâcher.</p> - -<p>—Il a une maîtresse?</p> - -<p>—Oui, la baronne de Terse. Elle ne lui pardonnera -pas ce ridicule.</p> - -<p>—Il couchait avec?</p> - -<p>—Dame, une maîtresse?… généralement! Il prenait -ses repas chez elle. C'est un garçon pratique, -ça lui économisait les restaurants.</p> - -<p>—Ah! il couchait… Eh oui! je suis bête, répond -Paul.</p> - -<p>Et l'image de Marceline qu'il n'a vue depuis le -concert se dresse en sa mémoire, vision maligne insaisissable. -De ce regret il construit une chronique.</p> - -<p>—Monsieur, vient lui dire le garçon, tandis -qu'il achève un paragraphe, il y a une dame pour -vous dans le salon.</p> - -<p>Elle, debout devant une croquade de Forain, et sa -toilette sombre l'enveloppe de plastiques roideurs.</p> - -<p>L'émotion rend Doriaste tout tremblant, et, pour -éviter à Marceline l'embarras de parler:</p> - -<p>—Que vous êtes bonne! Vous vous intéressez -donc à moi!</p> - -<p>—J'avais craint qu'il ne vous fût arrivé quelque -malheur.</p> - -<p>—Vous ne m'en voulez plus alors?</p> - -<p>—Si.</p> - -<p>L'humidité profonde de son regard mire le visage -du jeune homme.</p> - -<p>—Je m'en vais, maintenant, dit-elle.</p> - -<p>—Moi aussi, je m'en vais. Me permettez-vous -de vous accompagner?</p> - -<p>—Oh! non. D'abord je craindrais de vous déranger; -et puis, si j'étais vue…</p> - -<p>Et le ton de ces paroles prouve qu'elle se soumet -à lui, repentante. Il commande en cachette un coupé -de remise. La conversation butine sur des banalités -vagues; et il exerce son esprit à inventer de quelconques -traîtrises qui la puissent mettre en ses bras. -Ils descendent. Dans la rue Drouot étroite, où le -monde grouille, elle n'ose s'arrêter longtemps pour -se défendre de monter en voiture. Près elle un vieux -monsieur bougonne contre les gens qui obstruent la -voie publique. Doriaste, doucement, l'amène jusque -sur les coussins.</p> - -<p>—Ce n'est pas bien, fait-elle.</p> - -<p>Au capitonnage elle s'adosse, les yeux perdus en -quelque infini souvenir.</p> - -<p>Du duel, il parle. Peu à peu elle lui sert de -discrètes exclamations. Il invente des détails, il -énumère des dangers. Insinuant que le vrai motif -de cette rencontre n'est pas celui publié par les -gazettes, il se pose en redresseur de torts, il lâche -ses indignations contre la canaillerie de <i>certaines gens</i>. -Puis il se piédestale sceptique, rassasié de vie, de -choses, d'êtres. Un moment, Marceline lui a rendu -ses croyances, les bonnes pensées qui retrempent et -encouragent. Mais, après son abandon, il a requis -ce duel, voulant la mort. Sur le terrain, quelque -chose, subitement, lui prédit qu'elle reviendrait, et il -s'est défendu pour pouvoir l'aimer, l'adorer, lui -poser un baiser.</p> - -<p>Elle le laisse prendre si froidement qu'il se reproche -l'avoir pris. Et cependant il questionne si -elle l'aime un peu. Très bas, elle affirme «oui». -Et sa main, sa longue main gantée se crispe sur -les doigts de Doriaste.</p> - -<p>Devant la maison du chroniqueur le coupé s'arrête. -En gentilhomme heureux, il donne un louis au -cocher; et cette crainte le harcèle: la blanchisseuse -n'a peut-être point rapporté les serviettes -fines.</p> - -<p>Mais déjà, dans la lumière blonde du soleil automnal, -Marceline s'éloigne grave.</p> - -<p>Lui murmure: «Ah! non, pas de lapin, ma -vieille!» Comme il l'a rejointe, comme il la supplie, -elle révèle son mari, courageux militaire, officier -de la Légion d'Honneur. Le tromper serait lâche -tant il se confie en elle; Paul Doriaste, un galant -homme, ne voudrait pas cette forfaiture. Toute rose -elle s'anime, parlant haut presque. Les grands mots -«honneur», «paroles engagées», passent entre ses -lèvres avec des sons sévères, superbes.</p> - -<p>Il est convaincu; il l'estime pour ces reproches. -Il prévoit vilipendé, moqué ce mari, un brave -homme. Et c'est en lui une déchirante lutte entre -son amour paroxysé par le goût du baiser conquis, -par les longs frôlements en voiture, et l'hésitation à -commettre une infamie. Mais s'impose l'idée soudaine -qu'elle blague peut-être, que tout cela est -manège pour accroître la valeur de sa défaite. Alors -il ruse:</p> - -<p>—Oui, vous avez raison. Un ange comme vous -ne peut pas tromper; et pourtant vous m'aimez et -je vous aime comme on ne le saurait dire.</p> - -<p>L'un l'autre ils se crispent encore leurs mains -enlacées; et, de cette partielle étreinte, un énervement -délicieux jaillit jusqu'au fond de lui-même. -Elle, pour ne pas pleurer, regarde fixement au loin, -devant. Rue pâlement ensoleillée; trottoirs gris -perle, propres; l'activité calme de la grande ville -dévale avec les passants muets. Si régulièrement -palpite le tapage qu'il semble la respiration d'une -personne saine, et un vent doux caresse la peau, -met une légère ondulance aux bâches rayées des -boutiques. Sur le visage mat de Marceline deux -larmes qu'elle essuie vite.</p> - -<p>Lui, très ému, ne doute pas maintenant que ses -protestations ne soient sincères. Irrévocablement il -l'aime.</p> - -<p>—Tenez, demande-t-il, je vous jure d'être raisonnable. -Mais je voudrais vous voir chez moi, Marceline, -vous voir une seule fois dans le cadre de mon -intérieur. Il me semble qu'ensuite votre image y -demeurerait toujours. Sans cesse je l'y pourrais -adorer et je serais heureux. Votre souvenir revêtirait -auprès de moi une forme plus réelle. Vous seriez -comme un délicat fantôme, chérie, visible toujours -et vous laisseriez une ombre parfumée de vous sur -les choses que vous auriez touchées. Et vous seriez -là, jusque ma mort, pour me garantir des désespérances. -Venez, voulez-vous?</p> - -<p>Elle s'arrête de pleurer. Des gens qui marchent -la dévisagent avec des mines pitoyantes ou ironiques. -Elle s'en trouve confuse et se laisse conduire.</p> - - -<h4>IV</h4> - -<p>Dans la pièce tendue de mauve, elle s'assied triste. -A peine effleure-t-il le baiser de Doriaste vers ces -lèvres chaudes. Elle se laisse enlacer. Ils restent -ainsi longtemps sans dire, lui, s'imprégnant d'elle. Il -songe que cette femme il la doit avoir, que son -honneur de mâle serait compromis s'il ne manifestait -pas sa virilité. Peu à peu, il approche son visage -de celui de Marceline et multiplie les baisers, de -minuscules baisers qui pleuvent. Elle s'étire, comme -prise d'un malaise et vainement se débat sous -l'étreinte triomphante. Par saccades sa gorge gonfle -le drap bleu du corsage. Des tiédeurs en émanent -qui pénètrent l'amant, font vibrer ses reins et ses -entrailles, tendent jusqu'à sa gorge, voluptueusement. -Elle ne le repousse plus et s'abandonne. Les baisers -secouent leurs épaules. De la robe dégrafée les -seins s'érectent et renflent la peau blanche. Il la possède.</p> - -<p>Le soleil tamisé par la soie des rideaux épanche -une clarté mauve. Marceline, les yeux fermés, la -bouche tordue, tressaille, et elle brise les cordons de -ses vêtements et elle force les agrafes. Puis nue -divinement. Et lui la broie dans son étreinte; il -mord ces mâchoires qui râlent.</p> - -<p>C'est, avec des sanglots, une lutte cruelle de leurs -corps, des embrassements et des chocs comme s'ils -se voulaient confondre jusqu'aux moelles. Ils s'aiment -infiniment.</p> - -<p>Sonnent les argentines heures, rieuses.</p> - -<p>Les lèvres de Marceline exhalent une odeur de -violette.</p> - -<p>Au soir. Un dernier rayon roule dans les ors -pâles de la chevelure épandue et les membres épars -de l'amante s'ombrent d'ambre.</p> - - -<h4>V</h4> - -<p>Tous les jours elle vient chez lui pour aimer.</p> - -<p>Et cette liaison se raffine de senteurs discrètes de -linge sobrement dentellé, sans ostentation de faveurs -bleues ou roses.</p> - -<p>D'elle, cependant, Paul Doriaste ne possède que -l'extérieur; il en ignore l'intime psychologie. On -dirait qu'elle tâche à paraître une créature d'âme -banale. Devant les questions qui la sonderaient, elle -se dérobe et s'efface. Jamais elle ne compte une -aventure marquante qui permette d'induire une -croyance sur son esprit. Surtout elle s'offre très -bonne. Elle a pour le chroniqueur de simples éloges -qui flattent délicatement et pour quelques prosateurs -modernes qui la délectent, elle-même se défend -de soutenir une opinion littéraire ou artistique. -Tout ce qu'il désire, elle l'aime. La vie des -boulevards, l'après-midi, l'amuse. Aux courses, la -correction anglaise des équipages, les gestes secs -des <span lang="en" xml:lang="en">sportsmen</span>, les faces impassibles des Parisiens -cachant des angoisses, des joies, des navrances devinables, -tout ce luxe de passions et de choses la -captive. Par contre, lui répugne la semi-familiarité -des restaurants; elle abhorre ces hommes qui la -fixent en mangeant aux tables voisines ou crient -des théories par pose, pour lui plaire. Doriaste -et son mari, c'est là, semble-t-il, ses uniques affections.</p> - -<p>Le mari de Marceline, un noble de légende. Il -fut bénédictin. En 1870 il quitta le froc et s'engagea. -Par ses relations, par son mérite, il atteignit de -hauts grades. Elle qui, jusque leur rencontre dans -un salon, voulait vivre fille, l'aima, l'épousa. Aujourd'hui -elle déplore ne pas l'avoir accompagné en -Afrique. Elle prévoit des catastrophes s'il vient à -savoir…</p> - -<p>Mieux qu'il ne la connaît, Doriaste s'imagine le -mari, tant elle en parle, et il garde au fond de soi -une respectueuse pitié pour le malheur de ce noble, -qu'il cause.</p> - -<p>Maintes fois, la silencieuse Marceline se laisse -glisser près Doriaste et, toute blanche, la figure encadrée -par ses lourds cheveux blonds, à genoux sur -le velours violet du divan, elle s'immobilise, les yeux -vagues humant la lumière. Et, dans la pièce mauve, -parmi les vieilles guipures aux tons fauves, sous les -plats de cuivre rouge qui retiennent des lueurs dormantes -dans leurs ciselures, la jeune femme apparaît -à son amant comme la frêle réalisation des mystiques -donatrices que peint Memling dans les panneaux de -ses triptyques.</p> - - -<h4>VI</h4> - -<p>Ils vont, calmes de bonheur, parmi la foule active. -Au loin, l'Opéra assis dans les brumes rosâtres se -révèle encore par les dorures qui, de place en -place, s'irradient. Et la double file des lampadaires -en bronze s'allonge, s'étrécit dans la perspective -crépusculaire.</p> - -<p>Paul Doriaste, tout au charme des féminilités -frôlantes, s'abandonne au bercement vague des réminiscentes -rêveries. Contre son coude, le sein de sa -maîtresse palpite.</p> - -<p>Ils doublent l'angle du boulevard. En teintes -sobres s'harmonisent le miroitement limpide des -étalages, les vêtements des promeneurs, les feuillages -des arbres. Par delà les équipages glissent -avec la fuite brillante de leurs lanternes, des gourmettes -et les luisances noires des voitures. Jusqu'aux -mors, les <span lang="en" xml:lang="en">steppers</span> arrondissent leurs jambes -grêles.</p> - -<p>—Marceline! clame subitement une voix impérieuse.</p> - -<p>Le chroniqueur se retourne. Une colère l'a surpris… -Mais, aussitôt, il réprime la semonce qu'il -voulait servir à l'interrupteur de leur joie. Ce monsieur -sec, brun, aux moustaches aiguës, ce monsieur -ombré d'un chapeau gris, sans doute, c'est le mari. -Il a pris le bras de la jeune femme et, tout bas, il -répète:</p> - -<p>—C'est votre amant, n'est-ce pas?</p> - -<p>Et Doriaste sort à peine de son angoisse hébétée -pour livrer sa carte en échange de celle offerte.</p> - -<p>Et puis Marceline jetée dans une voiture; le -monsieur parlant au cocher, s'installant, reclaquant -la portière; et le fiacre perdu dans l'enchevêtrement -des fiacres; le chapeau blanc du cocher perçu seul -longtemps encore, jusque là-bas, dans le fouillis des -fouets minces.</p> - - -<h4>VII</h4> - -<p>En la bienheureuse caresse des draps frais, Doriaste -repose ses membres raidis par trois heures -successives d'escrime. La clarté discrète qui choit de -la veilleuse en verre bleu, pose sur le divan où gît -la chemise de soie qu'il endossera demain matin -pour se battre. Des mélancoliques lueurs.</p> - -<p>Et il vérifie par mémoire s'il n'oublia aucune des -courses à faire dans cette circonstance, des emplettes. -Cette affaire lui coûtera encore cent francs. Ses -calculs, qu'il les fasse et refasse, atteignent inévitablement -ce total.</p> - -<p>Jusque la fin du mois il sera contraint à vivre chichement. -En somme, il dépensa beaucoup pour cette -liaison: dîners et fleurs, parties de campagnes et -théâtres, voyages et voitures de remise, duel. Il eût -à ce prix entretenu trois grisettes pendant le même -nombre de semaines. Mais que d'heures exquises -passées avec elle, si aimante et si douce! Elle doit -bien souffrir en ce moment aux amers reproches de -son mari. Cette supposition l'attendrit: toute la -journée il y songea tristement. Marceline s'évoque -en visions délicieuses de charme et de bonté; et -ces visions se dissipent et renaissent… Ou bien, qui -sait, peut-être, la finaude a-t-elle déjà reconquis -l'époux, et lui la supplie-t-il, en larmoyant, de -l'aimer. Car elle est forte en volonté, même son -amant, jamais ne put connaître ce qu'elle pensait…</p> - -<p>Si le mari le blesse elle aimera davantage celui -qui aura <i>versé son sang pour elle</i>: et la charmeuse -blonde s'exaltera en faveur de la victime. N'est-ce -pas un premier duel et son auréole de bravoure -qui la conquit. Au contraire, s'il blesse le mari, elle -l'aimera pour son triomphe. Oh! la logique des -femmes, comme il la connaît.</p> - -<p>Machinalement, sous les couvertures, il refait du -poignet, du pouce, les feintes apprises. Sans doute -l'adversaire aura le jeu sec de l'armée et l'épée -théorique. Par ce dégagé il lui joindra la poitrine, -le ventre par cet autre. Et s'il commet la sottise de -se découvrir par un coupé, on lui ménage certaine -riposte…</p> - -<p>Puis, défile le rappel de ses combats d'honneur, -Cluseret faillit le transpercer il y a deux ans… Si -le mari de Marceline le tuait? Non, c'est une chose -rare ces accidents. D'ailleurs, il aura mené joyeuse -vie ces cinq dernières années. Que de maîtresses, -mes enfants, que de cocus et quelles noces!…</p> - -<p>La mort? Le nirvana sans doute, le complet repos -des phénomènes. Ou, avenir terrifiant, une multitude -de petites existences, d'êtres minuscules qui -naissent de la décomposition; et la mort ce sera la -vie infiniment multiple, avec toutes les douleurs, -atténuées pourtant, et mises au point psychologique -de ces larves. Quelle destinée: des joies et -des désespoirs de microbes!</p> - -<p>La mort, est-ce la négation absolue? L'inconcevable, -alors? Car, si l'absolu se pouvait concevoir, -il s'établirait un rapport entre lui et le concevant, -c'est-à-dire que l'absolu serait relatif, proposition -contradictoire. Oh! stupidité immense des hommes.</p> - -<p>Penser que la philosophie officielle raisonne encore -dans son ineptie béate, sur l'absolu inconnaissable…</p> - -<p>Sonne deux fois le cartel. Il reste encore quatre -heures à dormir; et le sommeil s'impose absolument -nécessaire pour se trouver dispos le matin. Au reste, -il est très calme, très brave. Une dernière fois Doriaste -mime dans le vide la botte sur laquelle il -compte. Il s'y peut fier décidément, et, comme il -ne se découvre jamais…</p> - -<p>Et il s'estime un très chic type: des amours, des -duels, du talent et une complète indifférence pour -les hochets de gloire.</p> - - -<h4>VIII</h4> - -<p>Longchamps, le matin. La pluie striant de rayures -fragmentées l'enfilade des tribunes vides. Et la pelouse -pâlotte. Doriaste éprouve son épée. Le mari -enlève ses manchettes et, fébrile, ne parvient pas à -boutonner son gant. Il dut souffrir affreusement, ce -noble. Ses yeux paraissent glauques; ses cheveux -gris sont tout ébouriffés et, dans sa figure, les rides -frissonnent.</p> - -<p>Le jeune homme remarque qu'il le gêne à l'examiner -ainsi. Lui-même se sent très vigoureux, un -robuste mâle, et il se compare en soi aux héros -écossais de Walter Scott; et son épée, il la nomme -muettement claymore. Puis, tout entier, l'accapare -le soin de prévoir quelles seront les premières passes. -Et les préparatifs ne se terminent pas. Les témoins -causent sans agir.</p> - -<p>Un léger malaise lui resserre les entrailles et la -gorge. Alors, pour se distraire d'appréhensions -vagues qui, subrepticement, l'envahissent, il s'intéresse -aux passants matineux, groupés proche. Il y a -un garçon boucher robuste, les hanches enveloppées -de toiles sanglantes, la tête fixe sous une corbeille -grasse. Un hussard, en petite tenue, maintient, par -le licol, deux chevaux dont les yeux noirs roulent -inquiètement. Sur la route, près le moulin, un maraîcher -arrête sa voiture et le vent souffle dans sa -blouse que brunit l'averse. Et les témoins:—Allez, -messieurs!</p> - -<p>La figure verdâtre du noble perçue à travers le -très rapide cliquetis des armes. Et sa lame qui, sans -cesse se dérobe, et repasse, et remonte, menaçante, -et vue seulement par un reflet mince qui vire.</p> - -<p>Doriaste s'encolère impatiemment; son amour-propre -se blesse à chacune de ses bottes parée. La -sensation d'un coup violent et froid dans le cœur. Et -les tribunes accourent tournoyantes pour l'écraser. -Et du noir. Plus rien, sinon une morsure à gauche. -Naît un calme doux. Vers l'infini, une lueur pâlotte, -fulgure, diminue, s'éteint.</p> - - -<h4>IX</h4> - -<p>… Dans <i>le Sphinx</i>, l'article de première colonne -intitulé: <i>Paul Doriaste</i>, est encadré de noir.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1ch3">LE LÉVRIER</h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>Depuis la mort de son mari,—il y aura un -an vienne la vendange,—la comtesse Diane -de Gorde vivait solitaire et inconsolée dans -le vieux château tristement assis au bord de l'étang. -Servie par des domestiques taciturnes, assistée par -son confesseur qui lui prêchait, mais en vain, la -résignation évangélique, elle passait sa vie à pleurer -son bonheur irrévocablement évanoui, le cœur percé -de sept glaives.</p> - -<p>De haute lignée et d'une beauté fine de pastel -ancien, elle s'était mariée un peu tardivement, à -vingt-quatre ans, au comte de Gorde, beau jeune -homme d'une trentaine d'années, galant à la mode -exquise d'autrefois, amateur enragé de vénerie, vrai -gentilhomme français et point anglomane. Courtisée -plus que toute autre, à cause de son rang et de sa -beauté, la comtesse de Gorde sut par un tact subtil -et une conduite irréprochable décourager la fatuité -des hommes et désarmer la médisance des femmes.</p> - -<p>Elle ne cachait pourtant pas, la belle Diane, sous -sa gorge divinement moulée, la glaciale indifférence -pour les amoureuses extases, de son homonyme l'antique -chasseresse. Se sentant du sang de bacchide -dans les veines et trop d'orgueil et de dévotion dans -l'âme pour se salir d'adultère, elle préféra tuer -littéralement son mari par ses caresses inexorables. -Ce fut pendant cinq ans une vie d'affres et de délices: -les flambeaux de l'amour brûlèrent jusques à -la torchère autour d'un catafalque. Elle le regarda -s'éteindre, le cœur ulcéré de remords, mais impuissante -à commander à la rébellion de ses sens. Et lui, -déjà touché par la mort, il revenait encore, un -mélancolique sourire sur ses lèvres pâlies et du -bonheur au fond de ses yeux agrandis par la fièvre, -il revenait, encore et toujours, respirer les lys de ce -corps de déesse, ces lys plus mortels que la fleur du -mancenillier. Ainsi par un crépuscule d'automne, -comme les feuilles mortes commençaient à tournoyer -le long des boulingrins jaunis, il rendit l'âme dans -un dernier baiser.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>Pendant les premiers mois qui suivirent la mort -du comte, le désespoir de Diane fut tel qu'on eut à -craindre pour sa raison. Peu à peu pourtant sa douleur -s'apaisa, et une prostration muette suivit l'exaltation -délirante. Avec l'accalmie relative des regrets, -la nature reprit ses droits: l'exaspérée fermentation -des lancinants désirs se mit à battre de nouveau -dans ses veines de femme <i>chaude</i>, ses nuits furent -hantées par de hideux cauchemars que d'exténuantes -mortifications monastiques ne parvinrent pas à exorciser. -Souvent, réveillée en sursaut, en butte à des -tentations hallucinantes, elle tombait à genoux devant -la niche de la Madone, implorant, avec des sanglots, -l'absolution de l'inconsciente frénésie qui lui -brûlait le sang, ou bien encore, après avoir erré -comme une apparition désolée par les sombres corridors -du château, elle passait la nuit jusqu'aux -premiers rosissements de l'aube, dans le large -périptère ouvert sur l'étang où pleurent les sarcelles, -debout, son front fiévreux contre le marbre des -colonnades, aspirant avec avidité le vent chargé de -brume. Honteuse, elle se surprenait à convoiter les -bras musculeux des jardiniers ou les mollets charnus -des valets de chambre. Parfois, elle pensait aussi à -se remarier. Alors un fantôme connu, très pâle, avec -un doux sourire plein de reproches, se dressait -devant ses yeux épouvantés, pour lui rappeler qu'elle -lui avait juré à son lit de mort de ne jamais laisser -souiller sa couche par un autre homme.</p> - -<p>Ainsi, l'œil cerclé de bistre, le facies torturé par -de névriques spasmes, elle languissait et s'étiolait, -cette Mimalone condamnée au célibat par un serment -irrévocable.</p> - - -<h4>III</h4> - -<p>C'était par un après-midi de la fin-printemps. Le -ciel, dans la chaleur torride, semblait une fournaise -chauffée à blanc; les libellules maraudaient par les -nymphéas des eaux figées, les nids s'égosillaient -dans les claires frondaisons; une langueur amoureuse -passait dans l'air alourdi.</p> - -<p>La comtesse Diane, mélancoliquement accoudée -à sa fenêtre, laissait errer ses regards distraits par la -campagne verte. Soudain une scène inopinée attira -son attention. Derrière un buisson bas de caryophylées, -Tom et Giselle, ses lévriers favoris, se copulaient -librement au soleil.</p> - -<p>La comtesse ferma la fenêtre et rentra rêveuse.</p> - -<p>Depuis ce jour-là, Tom, le beau lévrier d'Écosse, -gorgé de friandises, ne quitte plus sa maîtresse. -Diane a presque repris ses fraîches couleurs d'autrefois. -Et, lorsqu'elle va, deux fois par jour, orner -de thyrses de roses blanches la tombe de son mari, -elle s'agenouille et prie, en répétant avec conviction: -«Je jure que jamais un autre homme ne souillera -notre couche.»</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak sc"><i>Deuxième Soirée</i></h2> - -<div class="chapter"></div> -<h3 title="La Haye gris de perle" id="p2ch1"></h3> - -<p><i>La Haye gris de perle où se fondent les façades -closes. Poudroye au zénith la blanche incandescence -d'un soleil pierrot. A travers les mirances du lac, -cœur de la ville, les maisons doublées à pic se fusèlent -vers les aqueuses profondeurs.</i></p> - -<p><i>Casqué de cuir, la face ronde, bistre et rase, sauf -l'unique barbiche en pinceau, un pêcheur offre aux -replètes boutiquières des phoques vivants. Et dans les -mannes qu'il désigne, c'est d'huileuses luisances sur -les bêtes oblongues, sur leur pelage de souris, et de -petits yeux doux qui s'effarent, et de félines moustaches.</i></p> - -<p><i>Au fond du landau pers se ploye Miranda gisante, -songeuse: des formes graciles, insexuées. Elle laisse -pendre au dehors une de ses mains haut gantées de -chamois; l'autre effile l'ultime mèche de sa natte -blonde, blonde ainsi que du chanvre nouvellement -roui. Et la natte épaisse lui sinue près le cou, près -l'oreille exsangue, minuscule, où pas un bijou ne se -darde. Mais deux saphirs agrafent le col roide de sa -robe en peluche couleur de fer. Et, aux cassures des -plis, l'étoffe émet des lueurs de clair acier. Ce qui la -sertit comme d'une armure jusque son énigmatique -visage éburnéen. N'apparaissent point ses pieds sous -la peau d'ours brun qui, depuis les genoux, la -couvre.</i></p> - -<p><i>Hors la ville. Les juvéniles bouleaux s'érigent -blancs sur le tapis roux des pelouses. Un feuillage -poudrederizé qui de haut, coquettement, et semble -voir, et frissonne. Comme un boudoir aux multiples -colonnes blanches, aux moquettes rousses. Sans -oiseaux. Silencieusement.</i></p> - -<p><i>Dedans. Le Vyverberg. Ses arbres massifs qu'unissent -les branches touffues. Le soleil s'y tamise, -choit, macule le sol de taches violettes, d'un violet -violet si peu, mauve presque. Et les maisons rougeâtres -regardent par les châssis de leurs fenêtres -blanches ainsi que par des yeux quadrangulaires, des -yeux de statue, sans pupilles.</i></p> - -<p><i>Sous une vitrine de musée, les émaux de Limoges -et leur électrique blafardise, et leurs ciels orageux -aux tons d'encre écrasée; plus loin, la canne -d'un historique monsieur avec pomme en porcelaine -de Saxe.</i></p> - -<p><i>De Rembrandt: un rayon saure qui glisse dans un -temple fantastiquement brun, un rayon saure où se -lève la main du grand prêtre en dalmatique d'orfroi, -où paraît la Vierge en habit d'azur, et Siméon qui -offre un Jésus chair, et saint Joseph porteur de -colombes.</i></p> - -<p><i>Les dunes. De montueuses ondulances blondissantes; -accroupies et rondes comme les croupes d'un bétail -gras; et pressées en un grand troupeau; innombrables.</i></p> - -<p><i>La mer. L'immense nue; et qui bave. Dans sa -peau d'argent des madrures s'étalent émeraude, -comme des prés; où parfois surgissent des crêtes -savonneuses qui vont et s'épanchent.</i></p> - -<p><i>Et par-dessus s'incurve le firmament, la toujours -incommencée page blanche.</i></p> - -<p><i>Miranda descend. Aux bras de ses chers initiés elle -s'appuye et ses lèvres rosâtres sourient à la fraîcheur -bruissante de l'air; et ses sourcils broussailleux, pâles, -se froncent à la gifle salée de l'embrun. Elle dit. Sa -voix de l'Ailleurs, très basse, domine la grondante -mer.</i></p> - -<p><i>«—Il me plaît que ci nous seyons et que nos yeux -se prélassent à contempler cette bouillonnante folle -qui veut sortir toujours d'elle-même, s'efforce et ne -peut… l'humaine! tandis que vous me lirez des -contes dans le blanc Eucologe. Voici que je vous ai -conviés à la symphonie des septentrionales blancheurs.»</i></p> - -<p><i>Et c'est la transfiguration blanche des choses. Un -illuminement s'élève à l'extrême limite des flots; et il -s'épand. En toutes les teintes il s'immisce et transparaît. -Même les brumes gris de perle, vers la ville, il -les gouache de blancheurs lactescentes. L'écume des -vagues semble des éclaboussures de craie, et des lueurs -blanches se glissent aux flancs rebondis des barques -goudronnées, aux rondeurs des vergues et des mâts. -Elles posent lourdes sur les cornettes empesées des -matelotes; elles ternissent l'argent qui brille au loin -étendu sur la nappe de mer ensoleillée.</i></p> - -<p><i>Parmi les maisonnettes de plaisance construites en -bois dans les dunes et dont les maigres jardinets -s'étiolent derrière les paillassons qui les protègent des -sables, il se présente une demeure basse, à péristyle.</i></p> - -<p><i>Miranda pousse la barrière de bronze ouvragé, et -aux fleurs marcescentes du minuscule parterre elle -laisse un pitoyant regard.</i></p> - -<p><i>L'intérieur de l'unique salle tout en sapin vernis -qui mire comme une laque. Miroir froid et sombre, -aux perspectives crépusculaires où s'étrécissent les -profils des êtres.</i></p> - -<p><i>Des fourrures blanches, blanches et grises de -monstres polaires cachent le plancher. Les pas y -plongent. Une portière de velours blanc lamé d'argent -tombe et se plisse pleine d'ombres bleuissantes.</i></p> - -<p><i>Du côté de la mer ce n'est qu'une glace sans tain -encadrée de soie neige. Et sur des tréteaux de sapin -vernis, des fourrures encore, des lits de fourrure pour -le repos.</i></p> - -<p><i>Miranda retire ses gants qui tombent ainsi que des -oiseaux tués; et gisent.</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2ch2">LA FAËNZA</h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>Elle se faisait appeler, dans le monde de la -haute noce, du nom italianisant de la -Faënza, à cause de son teint qui semblait -bruni par le soleil de Naples et de ses larges prunelles -noires qui vous assassinaient, au coin des -carrefours, comme des escopettes dans les fourrés -des Abruzzes. Elle était née pourtant dans le département -de l'Indre-et-Loire, où on la maria âgée -de seize ans à peine à un certain Verdal, avoué -honorable et quinquagénaire, qui la laissa, au bout -de quatorze mois de mariage, veuve avec un petit -garçon sur les bras et dans une situation de fortune -très problématique. Quelque temps après, lasse de -cette vie de province triste et monotone, hantée -par des rêves de luxe et de jouissances faciles, elle -se laissa emmener à Paris par un sous-préfet dégommé, -qui bientôt l'abandonna pour épouser la -fille d'un riche marchand de la rue du Sentier.</p> - -<p>Comme ses vingt ans venaient d'éclore, que ses -grands yeux piquants emportaient le cœur, que sa -chevelure, sans lui battre les talons, lui devait bien -descendre plus bas que les hanches qu'elle avait -rondes et dansantes, les occasions de jeter le peu -de bonnet qui lui restait par-dessus les cabarets à -la mode, ne lui manquèrent pas. Elle fut tout de -suite cotée très haut à la Bourse de la galanterie, -et les respectables baronnes, qui font si fructueusement -la traite des blanches au nez et à la barbe -de la police, lui proposèrent des affaires d'or. -Bientôt tout pacha fuyant la pendaison, tout boyard -en train de manger ses terres, tout rastaquouère et -tout philosophe du tapis vert ayant quelques prétentions -au respect de ses contemporains, brigua -l'honneur de déposer des poignées de louis sur le -marbre rose de la cheminée de sa chambre à coucher. -Elle eut son hôtel tout comme une actrice à -<i>onze cents</i> francs d'appointements, des valets en -culotte courte et des cochers d'une obésité invraisemblable.</p> - -<p>Alors commença pour la belle Faënza une période -de splendeur qui dura plus de dix ans. Ce -fut l'histoire banale de toute jolie fille tombée sur -le pavé parisien avec très peu de scrupules et beaucoup -de poitrine. Elle eut des toilettes ruineuses, -des chapeaux extravagants, des étoffes orientales à -faire loucher un shah, dans son salon, et dans son -boudoir, des glaces de Venise bordées de pierreries -pour y admirer la chute majestueuse de ses reins. -Elle eut même de l'esprit, de cet esprit soi-disant -parisien qu'on trouve en suçant des écrevisses dans -l'atmosphère fade des cabinets particuliers. Les -jeunes pschutteux, avides de gagner leurs éperons, -et les vieux viveurs, jaloux de leur renommée conquise, -se disputaient la gloire de payer ses notes de -couturier, ses villas à Nice et ses cottages en Normandie. -Bref, au milieu de toutes ces griseries de -la victoire, elle doubla, sans s'en douter, l'époque -lamentable des rides opiniâtres, des dents branlantes, -et des cheveux qui s'en vont tristes comme -les feuilles d'automne. A vrai dire, elle avait pleinement -le droit de ne pas s'en douter, car, malgré -ses trente-quatre ans, sa peau était parfaitement -lisse et marmoréenne, ses dents d'une blancheur -insolente, et, de sa charmante tête de vierge du -Giorgione, tombaient des cascades de cheveux capables -de défier les peignes les plus meurtriers.</p> - -<p>On se souvient que la Faënza avait un fils de son -mariage. Cet enfant fut élevé par une vieille tante. -Sa mère le vit une seule fois à l'âge de huit ans, -puis elle ne s'occupa de lui que pour envoyer quelque -argent et des lettres pleines de cette fausse sentimentalité -commune aux filles. La vieille tante, -voulant cacher au fils la conduite de sa mère, -l'avait fait engager dans un régiment d'Afrique, où -il était à dix-neuf ans sous-officier. S'étant distingué -lors de la dernière insurrection, il obtint la -médaille militaire, mais par malheur ses blessures -l'obligèrent de quitter l'armée. A cette nouvelle, la -Faënza se sentit prise d'une subite et incommensurable -tendresse maternelle, et elle résolut de renoncer -aux douceurs de l'amour salarié pour consacrer -le reste de son existence au bonheur de cet -enfant abandonné. Après avoir vendu son hôtel, ses -bijoux et ses attelages, elle se retira, en Touraine, -dans une propriété offerte jadis par un député de -la droite. Voilà comment la belle Faënza redevint -Madame Verdal, veuve d'un honnête avoué, mère -de famille exemplaire, dame pieuse et charitable.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>Philippe était un beau jeune homme de dix-neuf -à vingt ans, à la moustache fine, avec une taille de -demoiselle, et des yeux de colombe. Ne se doutant -guère du passé de sa mère, qui inventa mille -ingénieux mensonges pour lui expliquer leur trop -longue séparation, il se mit à l'adorer avec toute -l'ardeur d'un cœur resté fermé jusque-là aux expansions -familiales. La Faënza, de son côté, était -littéralement folle de son fils, de son beau Philippe.</p> - -<p>La propriété où l'ancienne courtisane résolut -d'expier ses péchés mignons était une charmante -villa aux contrevents verts autour desquels couraient -comme des reptiles les volubilis et les capucines -au calice sanglant. Un petit bois croissant -à l'aventure l'enveloppait du mystère exquis de ses -ombres fuyantes. Dans le recoin le plus obscur, -sous le parasol d'un grand polonia, les gazouillis -des piverts se mêlaient au tintement de l'eau que -l'urne d'une nymphe versait dans le petit bassin de -marbre rongé de mousse et de jaunes lichens.</p> - -<p>La mère et le fils menaient là depuis plusieurs -mois une vie douce et paisible. Ils avaient l'un pour -l'autre des petits soins frisant parfois le ridicule, -des tendresses excessives entrecoupées de feintises -de bouderie. La Faënza avait complétement oublié -son existence d'autrefois: les tribunes des courses -et les baignoires des petits théâtres, les cavalcades -dans les Pyrénées et les parties de yacht à Trouville, -les grands dîners dans son splendide hôtel du -parc Monceau, et les petits soupers au cabaret, où -les carafes de champagne et les chartreuses de -toutes couleurs rendaient les inénarrables boudinés -plus bêtes que nature. Elle avait même fini par se -figurer très sincèrement avoir été toute sa vie une -sainte femme.</p> - -<p>Cependant, malgré toute leur tendresse mutuelle, -l'intimité, cette intimité franche et pleine d'abandon, -entre la mère qui a fessé son enfant et l'enfant -grandi sous les jupes de sa mère, ne venait pas. Et -c'était naturel. La Faënza avait vu son fils, depuis -sa fugue avec le sous-préfet, une seule fois comme -on sait, à une époque où l'enfant n'était encore -qu'un moutard. Elle le revoyait tout à coup grand -jeune homme avec des moustaches terribles et une -balafre martiale sur la tempe. Pour le fils, la mère -était une étrangère, on aurait pu dire qu'il la -voyait pour la première fois. Après cela, on s'expliquera -facilement pourquoi se surprenaient-ils -par moment à se dire <i>vous</i>, à avoir dans leurs relations -des réserves incompréhensibles et des politesses -inutiles.</p> - -<p>Madame Verdal avait dépouillé la Faënza, l'hétaïre -était définitivement morte en elle. Sa toilette -fut sévère: des robes de soie noire avec garniture de -jais. Très peu de bagues et des boucles d'oreille -d'une ravissante modestie. Elle adopta pour coiffure -les bandeaux plats et eut pour tout fard l'honnête -poudre de riz. Avec une pareille conduite et des -rentes très sérieuses, on s'imagine que les voisins de -campagne ne pouvaient pas lui refuser leur estime.</p> - -<p>Parmi les belles relations de l'ex-courtisane, il -faut placer, au premier rang, la famille Mouflet, -composée du papa Évariste Mouflet, ancien notaire, -provincial insipide atteint d'une manie incurable de -calembredaine; de la maman Olympe, femme honnête -et respectée, qui n'avait eu pour amant que les -trois ou quatre clercs de son mari, et de leurs trois -filles, pas mal tournées, ma foi, pour des filles de -notaire.</p> - -<p>Mademoiselle Clémentine surtout, l'aînée du -couple Mouflet, eût été même fort bien de sa gracile -personne, sans ces odieuses robes de vigogne -caca d'oie sorties de la boutique de quelque Worth -de sous-préfecture. Deux grands yeux effarés sous -un casque de cheveux d'un châtain convenable; -avec ça, une gorge de dix-sept ans qui avait l'air -de vouloir tenir ses promesses.</p> - -<p>L'ex-courtisane et la famille du notaire allèrent -souvent les uns chez les autres pour prendre des -tasses de thé, jouer aux jeux innocents et fausser -quelques airs d'opéra sur des pianos plus ou moins -mal accordés. Philippe, qui n'avait pas appris à être -difficile en matière de toilette dans ses chasses au -Kroumir, trouvait fort à son goût la robe vigogne -de Mademoiselle Clémentine, tout en lui préférant -les trésors qu'elle cachait. Mademoiselle Clémentine, -de son côté, ne se sentait pas une insurmontable -aversion pour les moustaches brunes. Inutile -de dire que le couple Mouflet découvrait tous les -jours de nouvelles qualités au fils unique d'une -mère jouissant d'une rente de cinquante mille livres. -On se faisait donc la cour honnêtement, sous les -yeux de la Faënza, qui ne se doutait de rien.</p> - -<p>Un soir de juillet, la famille Mouflet se trouvait -réunie au grand complet, dans la salle à manger de -l'ex-courtisane. Après quelques polkas tapotées -par la cadette et des propos oiseusement échangés, -le tabellion proposa, vu la chaleur insupportable de -l'atmosphère, une flânerie sous les frondaisons rafraîchissantes -du jardin. Toute la société accepta -avec empressement.</p> - -<p>La soirée était superbe. La pleine lune brillait -comme un louis d'or fantastique dans un ciel sans -nuages. Ils se dispersèrent par les allées où s'allumaient -parfois, dans la mousse, des vers luisants.</p> - -<p>La Faënza cherchait son fils depuis quelques -minutes, lorsqu'elle crut distinguer dans le recoin le -plus sombre du jardin, sur un banc de pierre, deux -ombres enlacées. Elle s'arrêta, aux aguets. On -aurait dit vraiment qu'un bruit de baisers se mêlait -au clapotis de l'eau tombant dans les vasques de -marbre. Retenant son souffle, elle avança jusqu'au -banc de pierre, derrière une haie de rosiers rouges. -Son fils Philippe était en train de murmurer les -choses les plus douces à l'oreille de Mademoiselle -Clémentine.</p> - -<p>Alors un sentiment étrange envahit le cœur de -l'ex-courtisane; elle eut un moment de vertige, puis -ses prunelles se dilatèrent et, suffoquée de colère, se -dressant de toute sa hauteur devant les pauvres -amoureux complètement ahuris, elle apostropha -Mademoiselle Mouflet en des termes virulents:</p> - -<p>—Elle était vraiment bête pour ne pas s'être -aperçue depuis longtemps qu'on venait là pour lui -voler son fils. Avec ça qu'elle donnerait son argent -pour nourrir un notaire taré et ses traînées de filles. -Et la mère Mouflet donc, une pas grand'chose qui -couchait avec ses domestiques! Tout le monde le -savait dans le pays. Ils feraient bien tous ces panés -de ne plus mettre le pied chez elle, elle les flanquerait -à la porte à coups de balai…</p> - -<p>S'oubliant complétement dans sa colère, Madame -Verdal redevint la cascadeuse d'autrefois et accabla -la famille Mouflet accourue au bruit de la dispute -des plus ordurières invectives.</p> - -<p>M. Mouflet emmena sa femme et ses filles mortes -de peur, après avoir répondu par une tirade indignée.</p> - -<p>Philippe se tenait debout, les yeux hagards, ne -comprenant pas.</p> - -<p>La Faënza rentra chez elle dans un état d'exaspération -indescriptible. Elle pleura, sanglota, se roula -sur le tapis, la bave aux dents. Puis, se levant soudain, -elle se mit à embrasser son fils à pleine lèvre, -en riant comme une folle.</p> - - -<h4>III</h4> - -<p>Après une bouderie de quelques jours la mère et -le fils se réconcilièrent avec un regain de tendresse. -Et ce furent tous les jours de longues promenades à -travers champs d'où l'on revenait pareils à des -amoureux de la veille, avec des touffes de genêts -plein les mains. Le matin, ils partaient des heures -entières à cheval, sous bois, et le soir par les clairs -de lune romantiques, ils allaient rayer en canot les -eaux calmes d'un étang voisin. Chose curieuse! -Depuis l'aventure du jardin, un changement notable -s'opéra dans les habitudes de la Faënza. Brisant avec -l'attitude sévère adoptée depuis sa conversion, elle -jeta aux orties le froc inélégant de la femme honnête -pour arborer de nouveau les étoffes ruineuses -aux couleurs voyantes, les chapeaux aux plumes -d'autruche et les gants de peau de daim très montants. -Les bijoux dont elle n'avait pas voulu se -défaire, furent retirés de leurs écrins de velours -grenat pour parer ces mains longues et fines et son -cou royal. La poudre de riz ne suffisant plus à son -embellissement, elle s'est souvenue des fards subtils -et des aromates précieux qui donnent la jeunesse. -Elle eut des soins particuliers pour la toilette des -dessous dont elle savait toutes les perfidies: des -dentelles anciennes sur des chemises de soie, des -bas rose pâle à bouffettes où les diamants dardent -les feux de leurs facettes. Le mobilier modeste de sa -chambre à coucher et de son boudoir fut complétement -changé. Se ressouvenant du faste excitant de -son alcôve de courtisane, elle s'entoura de meubles -bas et moelleux qui enlacent comme des bras -voluptueux, de tissus syriens, de tapis de Karamanie -et de peaux mouchetées de tigre où frétillent les -pieds nus tendus aux baisers vibrants. Des parfums -brûlèrent continuellement dans des cassolettes -aux riches ciselures et des brassées de roses -blanches mêlèrent leur dernier souffle aux tiédeurs -des troncs d'arbres crépitant dans la haute cheminée.</p> - -<p>La toilette de son fils l'occupait aussi énormément. -Elle disait: ça n'est pas chic, ou, ça t'habille bien; -cette redingote fait des plis dans le dos, ou, ce veston -te sangle bien. Elle lui faisait la raie et lui passait -ses moustaches au cosmétique tout comme à ses -amants de cœur du temps qu'elle était entretenue -par des financiers obèses.</p> - -<p>Parfois, le soir à des heures indues, elle l'appelait -dans sa chambre à coucher, et là, aux clartés -vacillantes des bougies roses, son corps sculptural -à peine abrité par la chemise de batiste aux échancrures -hardies, se campant d'aplomb devant la haute -glace de son armoire en bois des îles et faisant saillir -ses seins éblouissants et la courbe insolente de ses -reins de statue elle disait à son fils, avec des regards -incitants:</p> - -<p>—N'est-ce pas que je suis belle encore! N'est-ce -pas que tu serais fou de moi si je n'étais pas ta -mère?</p> - -<p>Puis elle riait aux éclats en faisant scintiller la -splendeur éburnéenne de ses dents de fauve. Nonchalante, -enlaçante, onduleuse et féline, elle venait -s'asseoir sur les genoux de Philippe, qui, la -rougeur au front et de la luxure inconsciente dans -l'œil, osait à peine la regarder. Après avoir pendant -quelques minutes tortillé les moustaches de son fils, -baisé ses lèvres pâlies et ses cheveux soigneusement -calamistrés, elle se roulait sur la peau de tigre qui -lui servait de descente de lit, croquait quelques biscuits, -vidait d'un trait un verre de porto, puis d'un -bond de gazelle s'élançant sous les draps bordés de -points d'Angleterre, elle fermait délicieusement ses -paupières lisses aux cils longs et frisottants, disant -avec un léger remuement de lèvres:</p> - -<p>—Allez vous coucher, monsieur, il est tard et -j'ai sommeil!</p> - -<p>Quant au pauvre petit cœur de Philippe et à ses -nerfs révoltés, leur tranquillité était définitivement -troublée. Il partait souvent, avant l'aurore, sur des -chevaux rétifs, par les plaines, sans trop savoir le -but de ses courses aventureuses, ou il allait tirer -les canards sauvages pendant des journées entières -dans des marais typhoïdes. Inquiet, fantasque et -irritable, il cherchait depuis quelque temps des -motifs ridicules de fâcherie à sa mère, disant que -cette vie d'oisiveté finissait par l'exaspérer, que -c'était honteux pour un jeune homme de son âge, -qu'il retournerait au régiment <i>pour sûr</i>! Puis, c'étaient -des scènes attendrissantes, des larmes, des -pardons implorés, des protestations d'amour filial -suivis de longues caresses et de baisers pâmés sur la -bouche.</p> - - -<h4>IV</h4> - -<p>Ce jour-là, ils avaient dîné—une fantaisie de la -Faënza—dans le petit boudoir tendu de satin -mauve. Un triste crépuscule pâle filtrait à travers -les vitres de l'étroite fenêtre. La Faënza avait dit: -N'allumons pas les bougies, cette pénombre est bien -douce. Lui s'était tu avec un sourcillement vague. -Des senteurs de magnolia flottaient dans l'air épaissi. -Elle alluma une cigarette de dubèque, lui sa pipe -de troubade. Près de dix minutes s'écoulèrent dans -un silence embarrassé.</p> - -<p>La Faënza, sans détourner la tête, dit:</p> - -<p>—Vous êtes soucieux?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>Quelques minutes de silence encore. Soudain, -raidissant ses membres dans un effort suprême, la -Faënza tomba sur les genoux de son fils et, l'enlaçant -furieusement, elle lui dit presque sur les lèvres:</p> - -<p>—Philippe, tu ne m'aimes pas!</p> - -<p>Il baissa la tête sans répondre. Alors, elle se leva -d'une secousse brusque, marcha fiévreusement par -la chambre; puis, s'arrêtant net, elle dit d'une voix -sourde:</p> - -<p>—Oh! mon Dieu, que c'est affreux! Il faut que -ça finisse. Écoute-moi, Philippe; tu le vois, tu le -sens, je t'aime; et ce n'est pas l'amour d'une mère -que j'ai pour toi, mais d'une femme éprise, d'une -maîtresse, entends-tu? Oh! oui, je te veux et tu -seras à moi!</p> - -<p>Elle ricana comme une insensée, puis elle reprit:</p> - -<p>—Je suis ta mère; après? la belle affaire! Est-ce -que je te connais, moi? Je t'ai vu à sept ans une seule -fois; tu es un étranger, un joli garçon, et tu m'as -tourné la tête… Avec ça que tu ne me désires pas, -toi! Mais regarde-moi donc, je suis belle comme à -vingt ans! Ah mais, il y a la morale. Oh! la morale! -Je m'en moque! D'ailleurs tu ne sais pas, ta tante -t'a tout caché… j'ai été… entretenue, j'ai été… -cocotte, comme on dit! Tous mes biens, tes biens -viennent de là… Tu n'aurais pas le droit de faire le -scrupuleux. Nous sommes dans la boue, Philippe, -restons-y…</p> - -<p>Il la regarda stupéfait. Elle continua, de plus en -plus surexcitée:</p> - -<p>—Tu m'as vue en chemise, tu sais que j'ai une -poitrine superbe que des princes payeraient au poids -de l'or… Nous allons être heureux, mon Philippe. -Veux-tu? Oh! je t'aimerai va, et nous mourrons -ensemble… d'amour…</p> - -<p>Elle se rua sur son fils avec des gestes de Ménade, -et, l'emportant dans ses bras nerveux, elle se roula -avec lui sur la chaise longue, lui soufflant au visage -la griserie de son haleine. Il se sentit perdu dans un -anéantissement voluptueux. Puis, soudain, se dégageant -de cette étreinte dans une crispation désespérée -de sa volonté, debout et roidissant le jarret, -il regarda autour de lui avec des yeux hagards.</p> - -<p>La Faënza absolument hors d'elle se rejeta sur -son fils. Alors, les traits contractés, la bouche -effroyablement crispée, Philippe saisit un poignard -japonais dont la lame effilée brillait sur un guéridon -aux plaquis bizarres, et la frappa violemment au -cou.</p> - -<p>Elle tomba sur le tapis, sans un cri, en perdant -des flots de sang.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2ch3">EN GARE</h3> - - -<p>Encore quatre minutes.</p> - -<p>Le brigadier glissa sa montre d'argent -entre deux boutons; l'autre gendarme se -leva, balancé par le mouvement du train, forcé à se -maintenir contre le matelassage du compartiment. -Au prévenu, le professeur Lucien Tordrel, cette -annonce de la gare proche fut un soulagement. Douai, -la cour d'assises, cela voulait dire la fin de la détention -préventive, des angoisses. Il résume en lui-même -son plaidoyer, il reprend les phrases chefs -qui en seront les points de repère. Amplement construites -à la manière de Bossuet, elles résonneront -puissantes sous le plafond sonore des grandes salles -judiciaires. Elles diront d'abord la passion folle pour -Alice, l'élève riche, les hardis espoirs du répétiteur -pauvre, ses respectueuses timidités. Alors les périodes -narratives iront amollies avec des tendresses dans -les substantifs, des émotions dans les épithètes à -la Zola, genre <i>Faute de l'abbé Mouret</i>. Lucien -Tordrel s'imagine déjà les débitant, pâle, droit dans -sa redingote sévère, blanchie d'usure. Et il égarera -ce geste lent vers l'auditoire, pour les dames.</p> - -<p>Quant aux jurés, des parvenus, enfants de leurs -œuvres, eux aussi, ils sympathiseront à ses obligatoires -humilités de pédagogue misérable. Là, des -amertumes, deux ou trois propositions mordantes à la -Vallès.—Sur l'enlèvement, peu de chose. En quelques -mots très simples, concis, il s'avouera coupable: -il appuiera ironiquement sur le terme technique -«détournement de mineure» en homme qui -estime la justice humaine une stupidité inévitable -comme les averses imprévues ou… la chute bête -d'une tuile sur un chapeau neuf.—Pour le reste, -la fin du plaidoyer, du Proudhon, rien que du Proudhon, -du Proudhon de toutes les œuvres. Ce passage -débutera par une croquade magistrale de la -société actuelle: «une moisissure.» Il flétrira la -réprobation hypocrite des amours libres; et alors -s'élèveront les grandioses prosopopées de la Prostitution -et de l'Adultère. Et tout se conclura par un -dilemme, le fameux dilemme, un dilemme triomphal -posé avec une fatigue dans la gorge, en approchant -le mouchoir des lèvres par un geste automatique, -quasi-somnambulesque.</p> - -<p>Certes, Tordrel ne laissera pas à l'ami Peyrebrune -le soin de sa plaidoirie. Cet avocassier sans talent -bafouillerait en d'obscures chicanes. Une condamnation -d'ailleurs serait profitable: l'affaire s'ébruitera, -la presse reproduira sa défense; il entrera dans le -journalisme par la grande porte. Avenir superbe. -Et il achèvera <i>les Veules</i>, des poésies. Ce livre le -posera, l'enrichira. Alice partagera avec lui la gloire, -le bien-être, elle qui a tout sacrifié, famille, réputation -pour son amour. Peut-être sera-ce un asservissement -pénible: traîner partout cette femme avec -soi?—Mais non: elle se montre intelligente et -dévouée.—A quand les délices des premiers revoirs -et les frémissements infinis de leurs chairs nues?…</p> - -<p>Après une succession de sourds tamponnements -le train pose. Le brigadier se penche à la portière; -puis il prévient Tordrel:</p> - -<p>—M. Peyrebrune est là.</p> - -<p>Peyrebrune, le grand Peyrebrune, l'homme aux -favoris blonds se précipite, serre la main de son ami, -criant:</p> - -<p>—Excellentes nouvelles, mon cher, une ordonnance -de non-lieu.</p> - -<p>—Comment?</p> - -<p>—Eh! oui. La petite Alice a couché avec Bergelette, -avec de Bovardy, tu sais, le lieutenant de -chasseurs, le pschutt du pschutt. Dans la perquisition -on a trouvé des lettres d'un brûlant, d'un incendiaire! -tu n'as pas idée…</p> - -<p>Et il narre toutes les démarches faites par lui pour -obtenir cette perquisition. Il parle, il parle, fier de -son succès.</p> - -<p>Lucien Tordrel sourit par contenance.</p> - -<p>Aux premiers mots qui anéantissaient l'arrangement -de sa vie, son unique passion, il s'est senti -hors les choses, très loin de tout, dans un abandon. -Les racontars prolixes de l'avocat sur les cascades -de sa maîtresse l'abrutissent, lui tuent l'avenir. Parfois -il proteste: «Allons donc!» aux débauches -trop invraisemblables. Et bientôt il n'écoute plus, les -paroles de son ami lui semblent adressées à un autre.</p> - -<p>Cependant dans sa poitrine, dans ses membres un -énervement s'exaspère, rapide. Pris de rage, il projette:</p> - -<p>—Sacrée garce!</p> - -<p>Et un spasme le secoue des pieds aux mâchoires, -se vient loger là, dans les dents qu'il maintient serrées. -Tordrel se navre du discours et du travail -perdus, puis cette désespérance, à la suite d'un pareil -scandale, il ne pourra plus donner de leçons. La -misère alors; ou bien, après le triste voyage par les -océans mornes, la classe faite aux négrillons là-bas, -entre quatre murs blanchis, loin de l'art, de la -célébrité, irrémédiablement.</p> - -<p>Mais ces images très vite se dissipent. Il ne pense -plus qu'à elle, à son air languissant, à son enfantine -moue. D'autres maintenant possèdent cette chair -d'amante. Dans les garnis d'officiers, tendant sa -bouche aux moustaches aiguës, il la voit, et il souffre -de chaque pose qu'elle a dû prendre, de chaque -membre qu'elle a découvert, impudique… soûle -d'après les dires… Elle se dessine moqueuse devant -son regard, sur la bielle terne de la locomotive, dans -l'eau qui pisse dru de la chaudière, elle éclate de rire -avec le grésillement d'un charbon qui choit, s'éteint.</p> - -<p>Une rage envahit Tordrel. Il lui pousse des envies -de meurtre. Et toujours la vision acharnée d'Alice -se laissant trousser les jupes.</p> - -<p>Peyrebrune conte sans fin. Une histoire d'auberge, -maintenant, où elle a été surprise.</p> - -<p>Lucien pense: Elle retira son corset en dégrafant -le busc par le bas; et sur le ventre, la chemise toute -plissée apparut avec les seins pointant au-dessus. -Une odeur de propre, d'élégance s'est émise et, -dans cette chambre qu'il se représente toute imprégnée -d'elle, il ne se trouve pas, lui. Elle, bête en -rut, se livre aux embrassements d'un monsieur gêné -et content de soi.</p> - -<p>La poitrine de l'amant s'enfle et s'affaisse avec une -douloureuse précipitation. De mauvaises sueurs le -baignent, fluent de sa nuque le long du dos. Ses -articulations se contractent en un ramassis, en un -tassement de nerfs, en une tension de rage pour -quelque effort énorme.</p> - -<p>—Sacrée garce!</p> - -<p>Ça le soulage ces <i>r</i> qui sifflent entre ses mâchoires -serrées. C'est un peu l'épuisement de cette inutile -contraction qui l'étreint, torturante.</p> - -<p>En lui-même un drame si vivant se joue que le -monde externe lui semble factice, artificiel, arrangé: -la verdure, terne; les arbres, bleus comme dans les -antiques paysages; le ciel, une lumière fausse, chimique; -le mâchefer de la voie, un peinturlurage -noir; les rails, des traits de plume; les tunnels, une -bâtisse de carton, un jouet.</p> - -<p>Et il s'efforce à tendre ses idées ailleurs, à fuir -l'épouvantable fantôme de sa maîtresse pâmée sur -un divan sale près un noceur en joie.</p> - -<p>—Sacrée garce!</p> - -<p>Ensuite il s'attarde à lui deviner des tares, à la -trouver laide pour se bâtir un motif d'indifférence. -Des taches rousses lui maculaient la gorge, le visage; -son front avait des rides; mais ses yeux, mais ses -hanches, mais ses lèvres, ses lèvres dans la moustache -du soudard!</p> - -<p>Peyrebrune conte encore. Sous l'immensité vide -du hangar les moineaux batailleurs volètent, pépient. -Il résonne un cliquetis de clefs, le roulement d'un -chariot à bagages et, continue toujours, l'activité -agaçante de la sonnerie électrique.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak sc"><i>Troisième Soirée</i></h2> - -<div class="chapter"></div> -<h3 title="Au couchant, devers" id="p3ch1"></h3> - -<p><i>Au couchant, devers la «Roche du Dragon», un -dernier sillage ocre et crête de coq. Puis la nuit sur -les aulnes, les barques amarrées, l'eau virante et -métallique.</i></p> - -<p><i>La terrasse est en surplomb sur le fleuve qui la -mine.</i></p> - -<p><i>Incitatrice et muette rampe l'ombre. Sur la rive et -sur l'eau rampe l'ombre incitatrice et muette.</i></p> - -<p><i>Des fredons là-bas</i>:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="de" xml:lang="de">Fliesse, fliesse, lieber Fluss!</i></div> -<div class="verse"><i lang="de" xml:lang="de">Nimmer werd' ich froh!…</i></div> -</div> - -<p><i>Un bateau remonte vers Cologne.</i></p> - -<p><i>Mélancolique le limbe de son fanal en l'eau virante -se brise.</i></p> - -<p><i>Mélancolique le son fêlé de sa cloche contre les -échos des combes se brise.</i></p> - -<p><i>La terrasse est en surplomb sur le fleuve qui la -mine.</i></p> - -<p><i>Des fredons là-bas</i>:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="de" xml:lang="de">So verrauschte Scherz und Kuss,</i></div> -<div class="verse"><i lang="de" xml:lang="de">Und die Treue so!…</i></div> -</div> - -<p><i>Incitatrice et muette rampe la nuit.</i></p> - -<p><i>Des fioles de vin du Rhin encombrent la table de -noyer.</i></p> - -<p><i>—Voici notre thé, cette vesprée, dit Miranda en -remplissant les coupes dichromes à tige grêle.</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch2">CRESCENDO</h3> - - -<h4><i>MI</i></h4> - -<p>Satisfait d'avoir vécu sans ennui les jours -de sa permission, et tracassé pourtant de -son retour à la caserne, Gustave Prescieux -pénètre dans la gare et s'achemine par les groupes -de voyageurs qui causent.</p> - -<p>Sous les arcades de fer très hautes, roulent les -chariots à bagages et bourdonnent les recommandations -dernières; parfois claque le bruit humide -d'un baiser. Et la sensation d'un vide point le -jeune soldat, la navrance d'être seul parmi la foule, -sans un camarade pour les adieux.</p> - -<p>Même l'ami Léon a repris son travail le matin, -malgré les fatigues de leur nuit noceuse. Alors la -vision reparaît des filles qu'ils pilotèrent ensemble -à la Boule-Noire, Augusta et Clémentine, deux -belles brunes très drôles et pas rapaces. Afin de -perpétrer cette fredaine, Gustave a quitté son père -vingt-quatre heures plus tôt que ne le contraignait -son ordre de route. Maintenant, de cette vigoureuse -débauche, de cette manifestation virile qui l'enorgueillit, -seuls les déplaisants souvenirs le hantent: -le tenace rappel d'une tare scrofuleuse en sillon -sur le cou d'Augusta. A peine, d'ailleurs, la remarqua-t-il -dans l'intimité du plaisir. Et il imagine -encore son embêtement chez le mastroquet du boulevard -Clichy, tandis que Léon, un ardent politique, -grimaçait de sa face pâlotte et hurlait des injures -contre les patrons, avec menaces de les coller -à la muraille, une fois pour toutes, au jour très -prochain de la revanche. Lui, Prescieux, une fois -libéré du service, régira sa petite ferme en compagnie -de son père, sans autre maître. Et de la révolution -il se moque. Vaines diatribes, cela, bonnes -au plus à gueuler devant les zincs pour se montrer -crâne.</p> - -<p>Arrivé à la consigne, Gustave s'explore les poches: -un décime est exigible pour solder le dépôt -de sa valise qu'ils firent Léon et lui, avant les ripailles, -se trouvant déjà soûls. Même il ne se rappelle -plus ce qui se passa; mais il n'a point dû -omettre son habitude de confier là son bagage, -chaque fois qu'il vient flâner quelques heures à -Paris. Cette conviction le rassure, bien qu'il ne -réussisse pas à découvrir dans sa veste neuve de -civil le reçu de la consigne. La percale des poches -encore empesée et glissante aux doigts recèle sans -doute, en quelques plis inaccessibles, le bulletin. Et, -malgré tout, ce costume accapare son admiration. -Une fameuse emplette. Le pantalon bleuâtre, très -large du bas, moule gracieusement ses cuisses -solides et rondes, et la veste commence par un -grand collet rabattu qui dégage le cou. Cependant, -il ne retrouve rien; et il commence à s'énerver, -à craindre. La valise renferme son uniforme. -Rentrer à la caserne en civil, c'est encourir une -punition sévère.</p> - -<p>Éperdu, agitant dans les goussets ses pouces et -ses index, il ne ramène que des enchevêtrements -d'inutiles objets. Sa feuille de permission lui remémore -les peines disciplinaires dont il deviendra passible. -Il retourne ses poches: des sous roulent -jusqu'au milieu du hall près les guichets, sous les -falbalas d'une dame. A leur poursuite il court; et, -comme il se baisse pour les ramasser, la dame a -peur, sursaute, l'appelle imbécile.</p> - -<p>Cette insulte le peine.</p> - -<p>Enfin, après beaucoup d'hésitations, il se détermine -à interroger le garde des dépôts, et il lui -conte sa mésaventure. Le garde, un gros dont le -ventre se bombe sous un gilet à boutons d'étain, se -montre très obligeant. Gustave, invité à franchir -l'établi pour rechercher lui-même son bagage, s'élance -avec la certitude de recouvrer son uniforme. -Rapidement d'abord, minutieusement ensuite, il -furète dans les casiers. D'envieuses vénérations le pâlissent -devant les coffres luxueux décorés de métal -poli. Après, il s'égare dans un dédale de caisses, -d'énormes cadres en bois brut. Il se faufile, s'amincit, -oublieux des précautions à prendre pour -son costume dont le drap s'érafle aux coins saillants -et aux têtes de clous. L'image de sa valise, reconstruite -très exacte dans son esprit, ne l'aide pas à -l'apercevoir réelle, et cependant il remue de lourds -fardeaux et il se congestionne le visage pour inspecter -à terre les colis quelque peu analogues au -sien. Peines perdues. Il faut sortir moulu, tout en -sueur et inaugurer un autre genre de recherches.</p> - -<p>Dans les estaminets, il passe et se renseigne, dans -tous ceux où il a séjourné la nuit. Par delà les -armures brillantes des zincs; par delà les carafons -fixés dans les sextuples casiers de maillechort, les -limonadiers l'accueillent affablement, lui tendent -pour une amicale poignée de main leurs gros bras -velus qui saillissent des chemises blanches. A ses -questions, tous s'intéressent; quelques-uns se témoignent -si aimables que Gustave juge obligatoire -de consommer. On ne retrouve rien.</p> - -<p>Cependant une défiance à l'égard de ces commerçants -réputés filous s'engendre des espoirs -déçus. Sous les empressements, le simple désir de -conquérir la pratique se devine. Et cette idée s'implante -dans l'esprit du militaire: on lui garde son -uniforme pour le contraindre à rester à Paris et à -renouveler la noce qui enrichira ces gens. Aux -dénégations continuelles et pareilles, il répond avec -colère. On finit par le mettre à la porte d'un café -de Montmartre, brutalement.</p> - -<p>Et l'heure du départ immine; Gustave, désolé, -court à l'embarcadère. Là, des terreurs l'empoignent. -Il se trace le sergent délateur, le colonel -brusque, le conseil de guerre impitoyable. Retourner -chez son père, déserter, ce lui semble être -le préférable parti.</p> - -<p>Et passent deux gendarmes flanquant un tringlot -qui tire sur son brûle-gueule, flegmatique. Prescieux -songe: sa fuite servirait seulement à accroître -la rigueur de la punition.</p> - -<p>Abattu, terrifié, il s'affale au banc d'un wagon -de troisième.—Le train crache, siffle et tout cahote, -par secousses.</p> - - -<h4><i>SOL</i></h4> - -<p>La comparution devant le conseil de guerre -s'impose certaine, inévitable, fatale. Pourtant, dans -la vie civile, sa peccadille ferait sourire sans courroucer. -Et les institutions sociales qui astreignent -au dur asservissement de la loi militaire, il les -maudit. Si encore ses parents étaient plus riches, -il ne souffrirait qu'un an.</p> - -<p>Il regarde défiler les murs noircis et abrupts au -long desquels stationnent des suites de wagons. -Des bâtisses surplombent jaunes, minables, sans -ornements, percées de fenêtres où des femmes cousent, -où fument des vieillards hâves. Et il regrette -n'être pas femme ou vieillard. La fumée de la locomotive -qui charrie des parcelles de houille vers son -visage le force à rentrer la tête.</p> - -<p>Le compartiment lui apparaît triste, pauvre. Les -boiseries brunes se tachent au fond de femmes en -deuil et d'enfants barbouillés; dans les box établis -par les dossiers des bancs, des ouvriers s'endorment -recroquevillés, le derrière tendant leurs culottes -de velours. Aux vasistas s'encadrent des -coins de banlieue, des terres montueuses, lépreuses -de craie, hirsutes d'herbes roussâtres; et des toits -neufs tout roses s'amassent jusque l'horizon sous -des cheminées industrielles qui soufflent noir. La -désespérance affaisse Gustave dans son coin. Tout, -par ici, se découvre laid. Bien plus attrayante la -ferme familiale avec les caquetages raisonneurs des -volailles qui picorent. Et sa cousine au visage de -propreté miroitante, aux yeux de limpide faïence se -dresse, vision charmeuse, liant les gerbes dans la -pénombre de la grange. Puis il l'imagine à l'écurie, -et ses bras blancs qui soutiennent les seaux de -barbotage. Et ses caresses sur les croupes chaudes -des chevaux qui piétinent. Puis encore il l'imagine -au seuil de la maison, tricotant, très calme. On la -lui promet en mariage pour plus tard, après le service. -Il l'aime bien. A se ressouvenir d'elle ainsi, -d'elle, douce et propre, il lui prend une envie de -l'embrasser. C'est impossible, à présent. Les ordres -brutaux, les injures des sous-off vont de nouveau -lui secouer ces chères indolences qui le prennent -partout et le possèdent insensible par l'admiration -muette de ses souvenances.</p> - -<p>Une pluie striante gaze de gris les villages plats -et les clochers pointus, les rideaux d'arbres. Et la -crainte du châtiment attendu étreint le jeune soldat. -Un malaise engourdissant lui enfle la poitrine: rester -là, se laisser engourdir par une vague faiblesse -qui le séparerait du monde cruel, qui l'endormirait -pendant les deux années de service encore à vivre, -ce lui semble désirable. Car l'existence est dure… -Léon ne se trompe pas tout à fait: un gouvernement -aussi canaille devrait être abattu. Chose ignoble: -par la seule impuissance de payer un maître qui -instruise, une somme qui dispense, il faut se faire -tuer pour les autres, les riches, les lâches. Des indignations -surexcitent le soldat. Tout pour quelques-uns! -Et lui, rien. De même, son costume si -joli paraît commun, tandis que les collants anglais, -les chapeaux ridicules, les savates pointues et les -petits paletots si laids s'offrent élégants et superbes -par cela seul qu'ils vêtent l'opulence. L'argent vaut -tout, décidément.</p> - -<p>Et le soleil dore la trame pluvieuse. Les écorchures -des carrières s'éclaircissent. Au loin de -lourds nuages mauves fuient. La campagne s'égaie. -Les herbes se redressent en secouant des -gouttes brillantes. Aux fils du télégraphe des gemmes -hyalines s'irisent. Gustave remet la tête à la -portière. Sur la voie élargie les rails s'unissent par -de luisantes courbes, vont se perdre sous le hangar -en verre où la lumière s'écrase, éclabousse le bleu du -soleil. A gauche, dans les feuillages, les ardoises -des toits et des clochers qui s'irradient dénoncent la -ville, la garnison.</p> - -<p>Tout de suite, il descend, ayant réfléchi: d'autres, -avant lui, commirent la même faute. En expliquant -la chose, on l'excusera sans doute; c'est si simple. -Et il se remémore l'allure insouciante du tringlot -qu'il vit entre les gendarmes, lors de son départ. Il -faut imiter ce sang-froid, car on n'est plus un gamin.</p> - -<p>Par hasard, le sergent Berdot, un compatriote, -flâne devant la buvette, portant sous le bras le cahier -du rapport. Prescieux l'aborde avec la certitude de -lui entendre communiquer un bon conseil.</p> - -<p>—Eh bien, tu n'as pas de toupet! s'exclame le -sergent.</p> - -<p>—Si j'suis pas en tenue, c'est toujours pas l'envie -qui m'en manque.</p> - -<p>Et il narre. A mesure qu'il avance dans le récit -il juge sa faute plus grave. Les gestes et les grimaces -de Berdot, qu'il guette anxieusement, signifient -des blâmes ou d'amusantes réflexions suscités -par les épisodes comiques, ils ne rassurent pas.</p> - -<p>—Ce qu'il y a de plus simple, vois-tu, conclut -le sergent, c'est d'aller trouver le lieutenant. Justement -je vais lui porter le rapport; tu n'as qu'à venir -avec moi. Mais, tu sais, tu t'es fichu dans un sale -pétrin.</p> - -<p>Plusieurs fois encore, Gustave Prescieux sollicite -une réponse encourageante. L'autre ne la donne -pas, mais il émet des potins de régiment; il cite des -cas disciplinaires; il dit ses chances d'avancement et -commente les lubies des supérieurs. Le jeune soldat -ressent une haine pour cet homme arrivé, certain d'être -reçu à Saint-Maixent. Il y a des caractères comme -ça, capables de tout endurer, et bas. Par malheur, -lui, se trouve être d'une autre pâte; il ne fera point -de platitudes, lui. Les diatribes du révolutionnaire -Léon affluent en sa mémoire: un fameux bougre, ce -Léon; aussi tous les patrons le harcèlent comme le -harcèlent, lui, tous les chefs. Et il évoque les nuits -passées à la salle de police, les consignes au quartier -pendant lesquelles on arrache l'herbe des cours -en regardant sortir tout flambants les permissionnaires.</p> - -<p>Les deux soldats longent les boutiques pleines de -femmes bavardes et gesticulantes. Au coin de la -place, la claire vitrine d'une pâtisserie protège des -gâteaux crémeux, appétissants, des sacs de bonbons -à faveurs soyeuses, qui présentent, sur leurs panses, -des figures de dames décolletées et riantes. Et ce -spectacle lui fait naître l'image d'un intérieur en -fête, la réminiscence de sages ivresses en l'honneur -d'une première communion, celle de sa cousine. Il -songe à la table illuminée, au gâteau de Savoie supportant -une figurine en plâtre, nantie d'un cierge -et d'un missel. Un attendrissement lui brouille la -vue des choses et assourdit l'intermittente réflexion -de Berdot: «C'est tout de même une sale histoire.» -Maintenant, le jeune homme se complaît à réunir -pour un ensemble délicieux les traits mièvres de la -première communiante toute pâle en sa blanche -robe, coiffée d'un bonnet vieillot qui enserre la -mince frimousse de fillette obstinément grave.</p> - -<p>—Tiens, voilà le lieutenant!</p> - -<p>Et Berdot indique devant un café des officiers qui -causent et qui rient.</p> - - -<h4><i>DO</i></h4> - -<p>Gustave Prescieux laisse le sergent s'avancer. Un -très jeune sous-lieutenant reçoit le rapport sans -mouvoir la tête ni rompre la conversation qui hilare -ses collègues; puis, les épaules encore tressautantes, -il feuillette. Quand il a fini, Berdot désigne son compagnon -et s'explique, militairement immobile.</p> - -<p>Et Prescieux, en tremblant, suppute les motifs -capables de pallier sa faute et ceux qui justifieraient -son châtiment. Et toujours, la peine lui semble -inévitable, par logique, bien qu'il possède la très -intime persuasion d'une délivrance.</p> - -<p>Subitement, l'officier sourit et il lance cette exclamation -méprisante:</p> - -<p>—En voilà un imbécile! Mais je n'y peux rien, -moi, rien du tout. Que voulez-vous? Tant pis!</p> - -<p>Il lève en l'air ses bras galonnés, nie que puissent -être utiles ses bonnes intentions. Il appelle le -fautif.</p> - -<p>Aux questions de ses supérieurs, Prescieux répond -à peine. Son malheur l'ahurit. Tout lui semble égal -maintenant, rien ne le pouvant plus secourir. Sans -tenter une excuse il s'embarrasse en des explications -sincères. Et il se dérobe aux regards apitoyés, aux -interrogations bienveillantes, car il calcule qu'y -répondre serait un surcroît de pénibles efforts sans -but. Obstinément il fixe les yeux sur les officiers en -joie. A remarquer leur atroce indifférence une rage -vindicative le mord. Ce lui est un soulagement lorsqu'il -entend conclure:</p> - -<p>—Alors, qu'il aille se mettre en tenue et puis -vous le conduirez en prison: j'en suis fâché pour -lui.</p> - -<p>Gustave repasse devant la pâtisserie. Comme il -regrette les heures où il embrassait les paupières de -sa cousine pleurant après les gronderies, et dont les -fines narines frémissaient. Il la revit plus jeune encore, -blotti dans la molle poitrine de sa mère, où, mordant -des tartines de confiture. Et leur goût odorant -revient à son palais; il éprouve l'instinct de s'en -vouloir repaître. Par intervalle, il hoche un acquiescement -aux consolantes recommandations de son -camarade, mais il reste tout à fait inattentif aux descriptions -de cellules, aux moyens de frauder la -consigne que le sergent confie en les ponctuant de -restrictions prudentes: «Surtout ne dis pas que -c'est moi qui te l'ai dit.»</p> - -<p>Son existence d'antan dénuée de désirs irréalisables -comme de chagrins réels il la voudrait -encore passer. Et depuis, de successifs déboires. -Son arrivée au régiment, une joie: enfin, se présentait -la noce tant désirée, tant rêvée alors que -la lui défendait son père. Et la noce n'avait valu que -fatigues, embêtements, punitions, maladies, fastidieuses -élaborations de carottes pour avoir de l'argent. -Hormis cela on l'excède de manœuvres; ses -camarades plus forts lui empruntent et le dépouillent; -ses camarades riches le dénigrent et le bernent; -les chefs le brutalisent, les fillasses le ruinent, -l'infectent et le blasent. Aujourd'hui, il va encore -subir d'inédites rigueurs, de plus nombreuses injures. -Elles résonneront bientôt à ses oreilles, les voix -méchantes des sous-officiers enrouées par les habituelles -soûleries.</p> - -<p>A sa vue, dès le seuil de la caserne, on se gausse: -«Mince de chic! Où diable a-t-il été pêcher l'autorisation -de se balader en pékin dans la cour du quartier?»</p> - -<p>—Ah! foutez-moi la paix, nom de Dieu! hurle -Prescieux empoigné d'une fureur subite.</p> - -<p>Berdot parle au chef de poste; celui-ci grogne -un commandement. Quatre hommes se lèvent du -banc où ils somnolaient; ils abaissent les jugulaires -de leurs schakos et se traînent jusqu'aux fusils.</p> - -<p>Gustave appréhende la torture qui va commencer -sans révolte possible: oser une protection de soi -paraîtrait grotesque. Quels êtres! Berdot sait bien -cependant à quelle peccadille se réduit le crime; -mais l'arrestation de Prescieux vaudra d'influentes -apostilles à cet individu sur la liste d'avancement. -Canaille!…</p> - -<p>Et il précède dans les couloirs le sergent qui l'a -rejoint. Il ne s'oublie plus en de vains regrets; un -énergique vouloir de se montrer ferme et supérieur -à ces sales tracasseries persiste seul. En lui-même, -muet, il se redresse et se rebiffe.</p> - -<p>A la chambrée, le conditionnel Auriol, un garçon -très drôle, simule une profonde admiration pour le -costume neuf:</p> - -<p>—Oh, Prescieux, chic! le complet quarante-cinq. -Élégance et solidité! En un tour de main le plus -vulgaire des tourlourous est transformé en mec irréprochable. -Entrée libre, on rend l'argent.</p> - -<p>Gustave hausse les épaules, feignant l'indifférence -pour cette raillerie qui le navre. S'il manifeste une -colère, on redoublera de quolibets stupides. Mais sa -chair, plus âpre encore que sa volonté, se révolte; -sa poitrine s'oppresse et halète; tous ses nerfs lui -semblent se pincer et se tordre de l'insulte. Son -regard se brouille davantage. Il souffre d'un trop -plein d'excitation qui lui agace le corps; sa nervosité -lui commande la vengeance et lutte à toute -force contre sa raison. Elle le vainc; elle le torture -pour qu'il obéisse. De douleur, il plonge sur son lit -et se prend à sangloter, la tête dans les bras, furieux -de sa honte. Chacun de ses sanglots lui étrangle les -entrailles; et ce qu'il souffre, il le doit à la méchanceté -d'Auriol, de tous. Pour compenser la perte du -calme familial, il a voulu au moins être un mâle séduisant: -il atteint au ridicule. Auriol a deviné le prix -de son costume et détruit l'espoir d'en exagérer la -value. Il ne sera donc jamais l'égal des autres en -bonheur; et pourtant il y a droit, lui aussi. Et la -rage le prend plus violente; ses entrailles s'étranglent -plus étroitement, ses mâchoires glissent l'une -contre l'autre et grincent; ses doigts se recourbent -et ses poings se crispent.</p> - -<p>Derrière lui, des rires, des esclaffements, des -plaisanteries. On le prend sous les bras, on le soulève -pour voir sa face en pleurs.</p> - -<p>Lui, se laisse tomber inerte. Et s'il voulait cependant -les battre! Ces efforts, ces torsions de membres -n'indiquent-ils pas une surexcitation extrême accumulée -en lui et qui veut se détendre? N'est-il pas -un homme aussi.</p> - -<p>Il se dresse!</p> - -<p>Sur la blancheur nue des murailles, le groupe -des hommes ricane. Lui, les fixe un instant de ses -yeux qui voient trouble et qui lui semblent se -dilater à l'extrême. Tout son être est si douloureusement -étréci par la souffrance qu'il ne peut respirer. -C'est comme une force interne immense qui l'emplit -et tend à le projeter. Il lui résiste à peine. Et il -comprend que s'il cède ce sera la plus entière des -satisfactions. Tout à coup un spasme imprévu le -lance sur Berdot qui l'a touché. Au contact algide -d'un pommeau de bayonnette une juste férocité -domine Prescieux, le pousse. Il dégaîne cette lame et -exulte en la sentant si légère à son poing. Aveugle, -heureux, les yeux crispés et clignés, il l'enfonce -droit devant.</p> - -<p>Et c'est pour lui un assouvissement extatique: percevoir -des chairs qui s'abîment sous la pression de -son arme victorieuse. Il se rue encore, jouissant, -perdu, doublant, triplant, multipliant les coups.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch3">BABIOLES</h3> - - -<p>Regardez, écoutez mes babioles, ce sont des -papiers peints, ce sont des violes:</p> - - -<h4>I<br /> -LE MASQUE JAPONAIS</h4> - -<p>Yédo. L'on dirait. Tant elle est de potiches trapues -et de stores bariolés pleine la chambre. La -chambre aux rideaux bleus où fleurissaient les yeux -de <i>l'absente</i>, plus bleus que les fleurs bleues s'étiolant -dans des vases bleus. Et les grands éventails -palpitent cloués sur les panneaux comme des papillons, -les grands éventails où des papillons sont -peints, les grands éventails diaprés comme des perruches, -les grands éventails où des perruches -sont peintes.</p> - -<p>Et le petit masque japonais, don de <i>l'absente</i>, rêve -sur le mur blanc juste en face du lit, du grand lit -froid comme un catafalque, où sur les taies fleurant -les parfums aimés de <i>l'absente</i>, tristement accoudé, -<i>il</i> songe. Il songe que les nuits veuves s'entassent, -que l'hallali des désirs sonne dans ses nerfs exaspérés; -il songe au cabaret grouillant là-bas sous la -flambée du gaz, il songe à la petite brune, fine et -futée jusques au bout de l'orteil, à la grande rousse, -grasse comme une oie, et bête donc! Et cependant -que la roue du fiacre attardé chante sur la chaussée, -<i>il</i> regarde ses bas de soie rouge traînant sur le -tapis, ses bas de soie rouge qui le fixent de leurs -prunelles rouges avec un air de <i>viens-nous-en</i>. Et sa -<i>fidélité</i> sombre, sombre comme la carène prise dans -un ressac, et la tunique de lin des chères <i>remembrances</i> -va être souillée.</p> - -<p>Et, ses yeux tombent sur le masque japonais, don -de <i>l'absente</i>, pâle sur le mur blanc, juste en face du -lit. Et le pauvre petit <i>masque</i> le regarde si tristement, -si tristement que l'hallali des désirs ne sonne plus -dans ses nerfs exaspérés, si tristement qu'il ne songe -plus à la petite brune, fine et futée jusques au bout -de l'orteil, qu'il ne songe plus à la grande rousse, -grasse comme une oie, et bête donc! Si tristement -que la tunique de lin des chères <i>remembrances</i> ne -sera pas souillée—encore.</p> - - -<h4>II<br /> -AUBE</h4> - -<p>Les maisons sont tristes comme des bêtes.</p> - -<p>A leurs vitres glacées le jour indistinct indistinctement -se réverbère; en les buées leurs vitres obscures -s'emboivent.</p> - -<p>Les maisons sont tristes comme des bêtes.</p> - -<p><i>Deuil et modes</i>, <i>Liquidateur judiciaire</i>, <i>Docteur-médecin</i>… -Implacable Destinée! Les enseignes, les -implacables enseignes marquent leur flanc suranné, -tels des stigmates de lys sur l'épaule des prostituées. -<i>Deuil et modes</i>, <i>Liquidateur judiciaire</i>, <i>Docteur-médecin</i>…</p> - -<p>Les maisons sont tristes comme des bêtes.</p> - -<p>Leurs portes s'entrebâillent; aux tintamarres des -timbres par les couloirs leurs portes s'entrebâillent; -au labeur superflu, à la débauche superflue, à la superflue -et irrémédiable Vie, leurs portes s'entrebâillent.</p> - -<p>Les maisons sont tristes comme des bêtes.</p> - -<p>Et elles regardent résignées dans la rue pleine de -boue et sur la place morne où le vent siffle; elles -regardent vers le square au bassin plein de feuilles -mortes, vers le lamentable square plein de feuilles -mortes, elles regardent résignées.</p> - -<p>Les maisons sont tristes comme des bêtes.</p> - - -<h4>III<br /> -ROMANCE</h4> - -<p>Les subtils, les très vagues parfums des mouchoirs -qu'on retrouve au fond des malles poussiéreuses -rappellent les serments emportés aux jours,—telles -des fleurs aux bises hiémales,—les serments de -nos amourettes d'autrefois.</p> - -<p>Doucement surgissent les anciennes souvenances, -souvenances de bonheur et de tourment; doucement -du fond poussiéreux des malles, douces et dépouillées,—telles -des ramures aux bises hiémales,—elles -surgissent les anciennes souvenances.</p> - -<p>Et mélancoliquement se plaignent les souvenances -délaissées, souvenances de bonheur et de tourment; -mélancoliquement du fond poussiéreux des malles, -mélancoliques,—telles parmi les ramures les bises -hiémales,—des replis des anciens mouchoirs aux -surannés parfums, elles se plaignent les souvenances -délaissées.</p> - - -<h4>IV<br /> -MALÉFICE</h4> - -<p>Ils avaient bu toute la nuit, Styx le poète désolé -et Laas le poète calme, ils avaient bu à la coupe d'or -de la fée Eaudevie, cette compatissante qui change -les cailloux en pierreries,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Qui porte la lune</div> -<div class="verse">Dans son tablier,</div> -</div> - -<p class="noindent">comme a dit un autre poète, leur aîné.</p> - -<p>Adoncques, à l'heure où, sous le clignotement de -la dernière lanterne, le dernier ribleur rase les murs -suintants, ils passèrent la rivière Sequane sur le -Pont-au-Double, en face le parvis de la Cathédrale.</p> - -<p>Les pieds dans la boue et le front dans les étoiles—absentes,—ils -allèrent d'aguet, par la ruelle -torte aux pavés disjoints, chez les Villotières adextres -à tenir amoureuses lysses, où l'on a sadinet cy pris, -cy mis.</p> - -<p>Muets, à la lueur blafarde de la chandelle chassieuse, -ils grimpèrent les marches vermoulues de -l'escalier branlant, jusques à la haute chambre aux -poutres enfumées, aux escabeaux cul-de-jatte, où les -maléfiques Circés du bas mestier étalaient leurs reins -monstrueux et leurs torses lubriques sous les courtines -de percale des lits craquetants.</p> - -<p>Là, bientôt énervés par les caresses savantes des -filles, les deux poètes voulurent chanter Priape. Mais -lorsqu'ils ouvrirent leur bouche idoine à lancer -l'ample alexandrin aux sonorités de cuivre,—ils -grognèrent comme des pourceaux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak sc"><i>Quatrième Soirée</i></h2> - -<div class="chapter"></div> -<h3 title="La mer, d'un jade qui" id="p4ch1"></h3> - -<p><i>La mer, d'un jade qui écumerait. Et le tissu métallique -des pluies voile le ciel morose.</i></p> - -<p><i>Jusqu'aux flots du golfe, le vieux palais génois -étend ses balustres à travers les bosquets de myrtes. -Pétale à pétale s'effeuillent les roses pourpres trop -chétives pour soutenir les gouttes pesantes de l'averse; -et les pétales pourpres jonchent la pelouse.</i></p> - -<p><i>Et la mer geint, la mer d'un jade qui écumerait.</i></p> - -<p><i>Les dames transies des fresques anciennes croisent -leurs bras anguleux sur leurs poitrines liturgiques. -Les chevaliers foulent de leurs pieds de fer les échines -des lions armoriaux, et l'impassibilité rébarbative de -leurs visages glace. En une ombre caligineuse, -humide, les dalles des larges escaliers dégradent. -Vers où?</i></p> - -<p><i>Là-bas s'érige l'amphithéâtre des collines olivâtres; -et les maisons s'y étagent, assises en cercle au spectacle -des eaux, comme un peuple.</i></p> - -<p><i>Et le tissu métallique des pluies voile le ciel morose.</i></p> - -<p><i>Les vaisseaux ivres titubent à la surface du golfe -qui moutonne, et monte, et se dérobe.</i></p> - -<p><i>Et les grands môles se courbent dans les flots, -les grands môles qui guettent au loin, de leurs -phares.</i></p> - -<p><i>Une mouette. L'éclair oblique de son ventre blanc, -et l'aigu de sa tête grise, dans le terne espace.</i></p> - -<p><i>Miranda soulève sa face exsangue et la ruisselante -blondeur de sa chevelure éparse où brillent quelques -saphirs perdus dans l'emmêlement des tresses. Elle -se dresse des coussins écarlates fiorés d'aigues-marines. -Ses bras nus, graciles, l'étayent; ses bras nus, graciles, -et blancs comme les vieilles soies blanches, et -ses longues mains rubéfiées par l'écarlate des étoffes. -Sur sa gorge plate s'effondre en plis mous une chlamyde -couleur d'aventurine où se révèlent de très distantes -et minuscules paillettes d'or vert. Sur sa gorge -plate, et blanche comme les vieilles soies blanches, la -chlamyde couleur d'aventurine s'ouvre en longue fente -sans bordure.</i></p> - -<p><i>Elle se tient à genoux dans une posture attentive, -le regard au golfe. Et sous ses sourcils broussailleux -de chanvre pâle, et sous la paupière exsangue qui -presque recouvre l'orbite, seul l'iris obscur.</i></p> - -<p><i>A genoux. Et ses bras l'étayent, et sa jambe fluette -s'enfonce par les coussins, sa jambe gaînée d'un bas -teinte de fleuve, où des chimères d'argent butinent -parmi des fleurs magiques, et se lovent.</i></p> - -<p><i>Et jusqu'aux flots du golfe le vieux palais génois -étend ses balustres à travers les bosquets de myrtes.</i></p> - -<p><i>Pétale à pétale s'effeuillent les roses pourpres.</i></p> - -<p><i>Des tentures blanches à paysages peints suspendues -de pilier à pilier sur des tringles de cuivre comblent le -vide des arcades, sauf une.</i></p> - -<p><i>Par elle Miranda regarde le vol elliptique de la -mouette, et la mer.</i></p> - -<p><i>L'harmonieuse pluie chante. Elle brode sa cristalline -mélodie de clochettes sur le gémissement uniforme -du reflux.</i></p> - -<p><i>Gènes se noye dans la liquescence de l'air et des -sons, Gènes et ses maisons assises comme un peuple, -et les fresques olympiques du palais, et les myrtes.</i></p> - -<p><i>L'atmosphère se glauque avec des teintes d'aquarium.</i></p> - -<p><i>Pétale à pétale s'effeuillent les roses pourpres.</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p4ch2">LE CAS DE MONSIEUR DE LORN</h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>Ah! mais! C'est qu'il n'était pas du tout -rassuré, le beau Fernand de Lorn, en entrant -pour la première fois dans la chambre -nuptiale. Pensez donc! Effeuiller une couronne -d'oranger! ce n'est pas si commode, surtout pour -un viveur de trente-six ans, à qui la patte d'oie -arrive, escortée d'une longue séquelle de vilaines -choses. Il faisait encore vaillamment ses preuves chez -la grosse Tata, ou chez la maigre Toto; mais là, -c'était autre chose: vins généreux, écrevisses diantrement -poivrées et propos plus poivrés encore. Et -puis on avait l'habitude, cette sacrée habitude si -précieuse. Et l'on pouvait se mettre à son aise avec -Tata, et avec Toto, donc; cette petite friponne de -Toto, savante à vous émoustiller le plus vanné des -académiciens. Mais allez donc vous faire comprendre -par une jeune fille de dix-neuf ans, élevée sous les -jupes roides de sa maman, et la première nuit de -vos noces encore!</p> - -<p>C'est à toutes ces bêtises qu'il pensait avec inquiétude, -Fernand de Lorn, correct et pâle dans son -habit noir sous la douce lueur de la veilleuse, tandis -que la mariée faisait semblant de s'occuper de sa -traîne pour cacher son embarras.</p> - -<p>Il regarda sa femme à la dérobée. Pour gentille, -elle l'était, Madame Blanche de Lorn. Gentille et -très gentille, avec son corsage frêle et pas maigre, -avec ses grands yeux de pervenche mouillée.</p> - -<p>Fernand résolut d'être brave. Il invita sa femme -à s'asseoir à ses côtés sur la chaise longue, puis il -se mit à l'embrasser doucement sur la bouche.</p> - -<p>Elle fermait voluptueusement, en rougissant un -peu, ses yeux aux cils frangés. Il la délaça méthodiquement. -Après avoir fait tomber un à un tous -les voiles importuns, il la prit dans ses bras et la -porta au lit. Hélas! une fois sous les draps fins parfumés -d'iris de Florence, il eut de nouveau le trac, -comme un acteur à une première:</p> - -<p>—Commencer par un four, se disait-il, c'est dangereux -pour l'avenir.</p> - -<p>Il parla de choses indifférentes, puis fixant sur sa -femme des regards qui voulaient paraître langoureux, -il dit:</p> - -<p>—Vous devez être bien fatiguée, mon amie…</p> - -<p>Elle répondit simplement:</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>Et cacha sa tête blonde dans les dentelles des -taies d'oreillers.</p> - -<p>Alors il commença des caresses prudentes, en lui -murmurant les banalités exquises des amoureux. Il -parla avec passion de l'avenir, de la tendresse qu'il -lui avait vouée.</p> - -<p>Elle l'écoutait, visiblement désappointée. La veilleuse -se mourait, et les premières lueurs de l'aube -filtraient déjà à travers les lourds rideaux des hautes -fenêtres.</p> - -<p>Blanche s'assoupit légèrement.</p> - -<p>Fernand de Lorn poussa un soupir de soulagement.</p> - -<p>Hélas! la pauvre couronne d'oranger n'avait pas -perdu un seul pétale.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>Deux nuits suivirent dans un calme aussi plat. La -troisième il résolut d'être plus hardi:</p> - -<p>—Après tout, se disait-il, pourquoi avoir de telles -appréhensions? C'est absurde.</p> - -<p>Il perdit la bataille, et l'honneur aussi.</p> - -<p>Pendant plusieurs semaines des tentatives fréquemment -renouvelées furent absolument désastreuses. -La situation devenait tendue. Les époux commençaient -à échanger des paroles aigres-douces. -Ils s'en voulaient mutuellement. Fernand retourna -au cercle, où les plaisanteries banales de ses amis, -à propos de son bonheur conjugal, lui entraient au -cœur comme des dagues. Il perdait des sommes -folles sans arriver à se distraire. L'humeur de Blanche -devenait de jour en jour plus acariâtre, ses nerfs -exaspérés battaient la charge. Elle passait sa vie à -massacrer des statuettes de Saxe et à renvoyer ses -femmes de chambre. Ce qui la faisait rager surtout, -c'étaient ses amies intimes, la comtesse de Luc, -Madame de Baixas, et les autres, mariées peu de -temps avant elle, avec leurs conversations indiscrètes, -telles que:</p> - -<p>—Eh! bien, dis, est-ce si terrible que ça un -mari?</p> - -<p>Ou:</p> - -<p>—Pauvre petite comme tu as les yeux battus.</p> - -<p>Ou encore:</p> - -<p>—A quand le baptême, ma mignonne?</p> - -<p>Elle tâchait de prendre des mines effarouchées, -très vexée au fond, et finissait par se fâcher tout -rouge.</p> - -<p>A quoi les petites amies répliquaient en chœur:</p> - -<p>—La voyez-vous, l'hypocrite!</p> - - -<h4>III</h4> - -<p>Plaisanterie à part, ce pauvre Monsieur de Lorn -était vraiment à plaindre. Songez donc! ça n'était -pas gai. Quelle déveine! Oh! si l'on pouvait se douter -de son malheur chez la grosse Tata, quelle fête! Et -le petit d'Anglar à qui il avait enlevé Toto, c'est lui -qui s'amuserait à colporter la nouvelle dans tous les -cercles de Paris. Et puis, c'est que ça devenait -inquiétant. Si c'était pour tout de bon! C'est que -ces choses-là arrivent quelquefois, tout d'un coup, -à son âge, surtout quand on a brûlé la mèche par -tous les bouts. Il aurait bien voulu essayer avec une -ancienne <i>amie</i>, pour savoir à quoi s'en tenir. Mais -ces filles sont si bavardes! Il y aurait peut-être un -autre moyen. Ah! mais oui, Madame de Saint-Baume. -Était-il assez bête de n'y pas avoir pensé plus tôt! -La baronne de Saint-Baume, cette vieille dame si -discrète et qui protégeait de si jolis tendrons!</p> - -<p>Le lendemain, vers dix heures du soir, il sortit, -la figure abritée sous le haut collet de sa pelisse. Il -bruinait légèrement. Par la chaussée le gaz flambait -roux, dans les flaques d'eau. Les fiacres roulaient -assourdissants; les passants se heurtaient, hâtifs. -Aux coins des rues sombres, les pierreuses faisaient: -Pstt! Il fut tenté de monter avec une de ces filles à -cause de la discrétion. Le dégoût l'en empêcha. Il -continua son chemin, rasant les murs.</p> - -<p>Arrivé devant la large porte cochère de l'hôtel -connu, il sonna timidement, puis il grimpa d'un pas -furtif les marches moelleusement tapissées.</p> - -<p>Madame de Saint-Baume le reçut dans son petit -salon aux tentures sévères avec la cordialité due à -un ancien ami, doublé d'un bon client. C'était une -femme de cinquante et quelques ans, grande et -osseuse, aux manières distinguées. Figure longue, -aux méplats secs, encadrée de boucles grisonnantes. -Des yeux gris très perçants. Un sourire factice -entr'ouvre la lèvre mince sous laquelle éclate la blancheur -du râtelier.</p> - -<p>Il fait bon dans le petit salon. Un petit feu attiédit -l'air saturé d'aromates. La grande pendule en bronze -repoussé tictaque berceusement. La flamme bleue -du samovar veille sur le guéridon couvert d'une -nappe brodée.</p> - -<p>—Ah! monsieur de Lorn! Quelle agréable surprise! -Je vous croyais définitivement perdu pour -nous, tout à vos devoirs de mari.</p> - -<p>Il eut un petit rire saccadé.</p> - -<p>—Je passais devant votre porte, chère baronne, -et le désir de causer un instant avec vous du passé -conduisit ma main vers la sonnette.</p> - -<p>—C'est bien, cela, et je vous remercie de ne -m'avoir pas complétement oubliée.</p> - -<p>Ils causèrent de mille choses diverses: sport, -politique, potins du jour. La petite Niniche était -partie en Amérique avec un riche fabricant. Quelle -roublarde! Les républicains, tous des Robert-Macaire. -Cet imbécile de X… s'était fait sauter la -cervelle après avoir perdu au baccarat toute sa fortune -et celle des autres. Le banquier Z… venait de -surprendre sa femme avec un clown du cirque, -etc., etc.</p> - -<p>Un coup de sonnette retentit dans l'air apaisé de -l'hôtel.</p> - -<p>—A propos, dit la baronne. Mademoiselle Louise -de Fasols, cette belle brune qui vous aimait tant, -mon cher Fernand, est de retour depuis quelques -jours, et je l'attends ce soir. Si vous avez quelques -instants à nous donner nous allons prendre une tasse -de thé ensemble.</p> - -<p>Il regarda sa montre machinalement et dit:</p> - -<p>—Avec plaisir. Précisément, ma femme est allée -passer une semaine chez sa mère, à Nice; je suis -garçon.</p> - -<p>—C'est à merveille, dit Madame de Saint-Baume -en se levant. Voilà Mademoiselle Louise qui monte -l'escalier. Elle sera enchantée de vous rencontrer.</p> - -<p>Mademoiselle Louise de Fasols entra avec un -froufrou de robes, emmitoufflée dans ses belles fourrures -de loutre, les joues rosées sous sa voilette. -C'était une belle fille à la gorge rebondie, aux hanches -superbement cambrées.</p> - -<p>—Tiens, un revenant, dit-elle, en apercevant -Monsieur de Lorn. A quel heureux hasard devons-nous -le plaisir de vous voir, homme rangé?</p> - -<p>—Votre retour à Paris, mademoiselle, y est pour -beaucoup, répondit Fernand en souriant.</p> - -<p>—Flatteur, va! reprit Louise très câline, en lui -tirant amicalement le bout de sa barbe en pointe.</p> - -<p>Ils causèrent en sirotant du thé copieusement -désaffadi de cognac. Les petits verres d'eckau vinrent -après, très fréquents.</p> - -<p>De Lorn sentait se réveiller en lui tous ses vices -d'hier. Les petits verres d'eckau faisaient déjà leur -effet. Il dit en effleurant de ses lèvres la nuque de -Louise:</p> - -<p>—Dites donc, si nous soupions!</p> - -<p>Madame de Saint-Baume se leva avec un sourire -protecteur.</p> - -<p>—Mes enfants, dit-elle, j'ai un peu de migraine, -et il se fait tard. Permettez-moi de me retirer. Je -vais donner des ordres pour que vous soyez servis -comme de simples Khédives. Ne vous gênez pas, -vous savez que ma maison est vôtre.</p> - -<p>Elle se retira digne et roide dans sa robe de soie -sombre.</p> - -<p>Au bout d'un quart d'heure, une vieille bonne -typique apporta sur un grand plateau d'argent un -petit souper extra-fin.</p> - -<p>Les écrevisses furent éventrées, les pâtés saccagés, -le Chandon moutonna dans les coupes.</p> - -<p>—Ah! ça, dit Louise, à cheval sur la cuisse de -Fernand, t'es donc marié, petit singe?</p> - -<p>—Mais oui.</p> - -<p>—Et ça va bien, les petites amours légitimes?</p> - -<p>—Hum!</p> - -<p>—Comment? Déjà!</p> - -<p>—Je n'ai pas dit.</p> - -<p>—Tu fais: hum!</p> - -<p>—C'est que…</p> - -<p>—C'est que?</p> - -<p>—Tu sais, les jeunes mariées…</p> - -<p>—Les jeunes mariées?</p> - -<p>—C'est un peu…</p> - -<p>—Innocent, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Je comprends, dit Louise, en risquant des -gestes définitifs. A des… comme toi il faut…</p> - -<p>—Des… comme toi, riposta Fernand, en lui -passant la main sous le corset.</p> - -<p>Alors Louise en fit sauter les agrafes. Ses beaux -seins fermes bondirent comme des cavales fringantes. -Elle dénoua sa lourde chevelure et colla sa -bouche fardée sur les lèvres de Fernand, l'excitant -de la morve de ses baisers.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Une heure après, M. de Lorn sortait de l'hôtel -Saint-Baume, épouvantablement gris, mais la tête -haute et le chapeau sur l'oreille.</p> - -<p>L'honneur était sauf.</p> - -<p>Tout en marchant il se répétait avec satisfaction:</p> - -<p>—C'est égal, je suis content. Ce n'était pas pour -tout de bon. C'est que cette pensée me donnait la -chair de poule. Songez donc: trente-six ans et plus -rien! Oh! non, pas encore! Et mais, dites donc, ça -a marché avec cette petite grue de Louise, mais là -très bien. Au bout du compte, je m'en lave les -mains. Que ma femme s'arrange: c'est de sa faute. -J'ai la preuve de ma vaillance. O ces jeunes filles du -noble faubourg sont-elles godiches!</p> - - -<h4>IV</h4> - -<p>Quelques jours après. Vers neuf heures du soir. -Ils se trouvent en tête à tête dans le petit boudoir -chaud comme un nid, devant le feu pétillant parmi -les chenets. Fernand regarde sa femme qui lit un -volume de Feuillet: très pâle, à la lueur tamisée de -la lampe, son corps se dessine amoureusement sous -la soie du peignoir clair à bouffettes roses. On voit -le bras blanc jusqu'au coude. Les cheveux longs et -soyeux traînent négligemment sur ses épaules. Le -pied,—bas noir et mule blanche,—frétille nerveusement -sur un pouf en tissu du Daghestan. Fernand -la regarde toujours et la trouve gentille à croquer. -Il se sent un appétit d'enfer et pourtant son estomac -refuse toute nourriture.</p> - -<p>—Nom d'un chien! pense-t-il, il faut que cela -finisse. Tout ça, c'est de l'appréhension. Puis, il me -semble qu'après ma victoire de l'autre nuit, à l'hôtel -Saint-Baume, je serais bien bête de ne pas essayer…</p> - -<p>Il essaya…</p> - -<p>Bernique!</p> - -<p>Alors il se mit dans une fureur de fauve: il allait -et venait par la chambre, sacrant comme un goujat, -se campant fièrement devant la haute glace, retroussant -les pointes féroces de ses moustaches, bombant -son torse.</p> - -<p>Il alluma un gros cigare, et,—tel un maroufle -sur un sofa de bouge,—il se vautra sur un canapé.</p> - -<p>Là, d'un air d'indifférence, avec des ricanements, -il dit, entre deux bouffées de cigare:</p> - -<p>—Tu sais, ma chère, c'est absolument ridicule, -et je tiens à te dire une fois pour toutes que c'est de -ta faute.</p> - -<p>Blanche lança un rire aigu plein de mépris.</p> - -<p>Il reprit tranquillement, sans se laisser déconcerter:</p> - -<p>—Oui, c'est de ta faute, je le répète; j'ai des -preuves certaines que je ne suis pour rien dans le -désagrément qui nous arrive; des preuves, entendez-vous, -madame!</p> - -<p>Il prononça le mot <i>preuves</i> en appuyant, avec un -sourire fat.</p> - -<p>Elle eut un haussement d'épaules, sans répondre. -Alors il se leva et sortit en sifflant un air d'opérette.</p> - -<p>Après le départ de son mari, Madame de Lorn -laissa éclater ses sanglots et ses pleurs: dire qu'elle -avait espéré le bonheur entre les bras de cet -homme! Où sont ces rêves bleus, ces illusions aux -ailes d'or! Des querelles, des injures même. Et -dire qu'ils venaient de se marier à peine! Quel -enfer! Comment finirait-elle cette situation aussi -lugubre que grotesque? C'était sa faute, disait-il, -sa faute à elle? L'imbécile! Sa faute! Pourquoi? -Elle était jolie, vraiment jolie, et désirable! Oh! -c'était trop fort! Elle avouerait tout à sa mère, elle -se séparerait. Non. Elle le rendrait plutôt ridicule. -Elle se laisserait courtiser, courtiser <i>jusqu'au bout</i>, -par le vicomte de Cazal, qui avait demandé autrefois -sa main, ou par Monsieur Maffei, ce jeune diplomate -italien si joli garçon. Oui, mais c'est qu'elle -l'aimait toujours, et quand même ce grand diable -d'homme avec ces moustaches fines, sa main aristocratique, -ses yeux qui vous allaient droit au cœur. -Oh! si ça pouvait s'arranger! Comme elle vivrait -heureuse entre ses bras! Le posséder, le posséder -<i>complétement</i> une semaine, et puis mourir! Et elle -sanglotait, sanglotait à fendre l'âme, la pauvre -petite, et elle pleurait, pleurait toutes les larmes -de son corps.</p> - -<p>Soudain, un objet blanc, tranchant sur le fond -brun du tapis, attira son regard. C'était une carte -de visite. Elle la ramassa et lut:</p> - -<p class="c"><i>Madame la Baronne de Saint-Baume</i>,<br /> -Rue…… n<sup>o</sup>…</p> - -<p>La baronne de Saint-Baume! Ce nom ne lui était -pas inconnu. Où diable avait-elle entendu parler -de cette femme? Mais oui. C'est son oncle, le marquis -de Matas, ce vieux gâteux qui racontait des -choses si inconvenantes devant les jeunes filles. -C'est lui qui parlait souvent de Madame de Saint-Baume, -quand il allait dîner chez ses parents. Elle -se rappelait maintenant. Sa mère se montrait très -scandalisée toutes les fois qu'on entamait cette conversation.</p> - -<p>Elle sentit son cœur saigner. La jalousie l'étreignit -de ses griffes. Puis, une idée subite lui traversa -l'esprit et elle sourit malicieusement.</p> - -<p>—C'est à essayer, pensa-t-elle. Qui sait? Mon -bonheur est là, peut-être.</p> - - -<h4>V</h4> - -<p>Le lendemain, une dame long voilée se présentait -à l'hôtel Saint-Baume. La baronne la reçut avec -une courtoisie exquise de douairière.</p> - -<p>—Madame, dit l'inconnue d'une voix mourante -au bout de quelques instants de silence embarrassé, -je fais auprès de vous une démarche très grave, -comptant sur votre discrétion inattaquable.</p> - -<p>La baronne remercia de la tête avec dignité.</p> - -<p>—J'aime, reprit l'inconnue d'une voix de plus -en plus faible, j'aime follement un de vos amis, -Monsieur de Lorn. Après avoir vainement lutté, je -me sens vaincue. Je désirerais néanmoins, à cause -de mon rang dans le monde, et pour des motifs -qu'il serait inutile d'expliquer, le voir en cachette -et sans qu'il sache qui je suis, pour le moment du -moins. Je vous ai choisie, madame la baronne, -comme la seule digne de ma confiance.</p> - -<p>—Madame, répondit la vieille proxénète d'un -ton grave, je n'ai pas l'honneur de vous connaître; -mais je sens, rien qu'à vos paroles, une personne -de ce monde, le grand monde qui m'est cher et -auquel j'appartiens par droit de naissance. Mon -dévouement vous est acquis de ce moment, madame. -Revenez après-demain vers dix heures du -soir. Vous trouverez de bonnes nouvelles, je l'espère, -et peut-être davantage.</p> - -<p>Elle souligna ce dernier mot d'un sourire malin.</p> - -<p>L'inconnue, après avoir déposé trois billets de -mille sur la cheminée, sortit de l'hôtel Saint-Baume -toute tremblante.</p> - -<p>Le lendemain, M. de Lorn trouva, en dépouillant -sa correspondance, la lettre suivante:</p> - -<blockquote> -<p class="ind">«Mon cher ami,</p> - -<p>«Une femme charmante et du plus grand monde, -qui vous aime en secret depuis longtemps, vous -attendra demain soir, vers dix heures, chez moi. -Accourez donc, Lovelace.</p> - -<p class="sign2">«Votre dévouée,</p> - -<p class="sign">«Baronne de <span class="sc">Saint-Baume</span>.»</p> -</blockquote> - -<p>—Tiens, tiens! se dit-il, un roman! On me propose -un roman, à moi, un homme marié! Il est vrai -que je le suis si peu!</p> - -<p>Il rit d'un rire amer.</p> - -<p>—Tant pis! j'irai. J'ai besoin d'oublier et de me -prouver encore que ce n'est pas tout à fait ma faute, -si…</p> - -<p>Il se leva et se regarda dans la glace.</p> - -<p>—Hé! hé! Elle n'a pas tort, la dame, j'ai encore -de beaux restes.</p> - -<p>Le lendemain, Fernand fut fidèle au rendez-vous. -La baronne le reçut mystérieusement.</p> - -<p>—La dame va venir d'un moment à l'autre, dit-elle. -Me promettez-vous de ne pas chercher à la -reconnaître? Elle tient à garder l'incognito, pour le -moment du moins. C'est dans l'obscurité propice -que vous allez être heureux, don Juan…</p> - -<p>—Ho! ho! interrompit Fernand, quelque vieille -sorcière, sans doute, ayant peur du jour.</p> - -<p>—Je vous promets que non: fiez-vous à moi; -laissez-vous faire.</p> - -<p>—Soit, dit Fernand en riant, va pour l'obscurité. -Bientôt je finirai par me croire à l'Ambigu.</p> - - -<h4>VI</h4> - -<p>Ç'avait été un grand triomphe pour Fernand. -Dans l'espace, relativement court, d'une heure, il -avait accompli des prodiges de vaillance. Maintenant, -un peu fatigué, sa tête amoureusement posée -sur l'épaule de l'inconnue qui ne soufflait mot, il se -disait:</p> - -<p>—Ah! si je pouvais être comme ça avec ma pauvre -petite femme!</p> - -<p>Et il soupirait légèrement.</p> - -<p>Puis il se disait encore:</p> - -<p>—Ah! ça, serait-ce à une <i>demoiselle</i>, à une -demoiselle authentique que j'eus à faire? C'est que… -il m'a semblé… ah! par exemple! ça serait drôle!</p> - -<p>Tout à coup, il fut troublé dans ses méditations -d'une façon inattendue… Il se sentit mordu si cruellement -que le sang coula.</p> - -<p>Il sauta du lit en poussant un cri de douleur, stupéfait, -ahuri.</p> - -<p>L'inconnue se leva à son tour, et après lui avoir -appliqué une vigoureuse paire de gifles, elle dit:</p> - -<p>—Allume donc la bougie, imbécile!</p> - -<p>Le son de cette voix le troubla tellement qu'il -resta pendant deux secondes cloué sur place, puis -il alla machinalement allumer une bougie sur la cheminée.</p> - -<p>La lumière éclata aveuglante.</p> - -<p>L'inconnue se tenait là, debout, immobile dans une -nudité presque absolue, sa chemise aux fines dentelles -glissant le long des hanches.</p> - -<p>C'était Madame Blanche de Lorn.</p> - -<p>Les deux époux se regardèrent un instant sans -une parole, puis ils s'étreignirent longuement, toujours -muets, très émus.</p> - -<p>Fernand risqua une question sur cette aventure -invraisemblable, mais sa femme lui fermant la bouche -avec sa fine main pâle, lui dit:</p> - -<p>—Pas ici. Chez nous. Maintenant va-t-en vite -avant moi, pour éviter tout scandale.</p> - -<p>Il s'habilla à la hâte et sortit de la chambre.</p> - -<p>Madame de Saint-Baume l'attendait dans son petit -salon.</p> - -<p>—Eh bien, interrogea-t-elle avec son sourire -malin, sommes-nous content?</p> - -<p>—Ravi, ma chère baronne, vous êtes la Providence -des amoureux.</p> - -<p>—Quand je vous le disais!</p> - -<p>Il passa à l'annulaire crochu de la proxénète une -bague de haut prix, et quitta l'hôtel le paradis dans -l'âme.</p> - - -<h4>VII</h4> - -<p>Depuis ce jour la vaillance de Fernand ne se -démentit pas un seul instant. Blanche est la plus -heureuse des femmes, et lorsque ses petites amies la -plaisantent sur ses yeux battus, au lieu de se fâcher -comme autrefois, elle égrène le chapelet de perles -de ses rires argentins.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p4ch3">LA TARE</h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>De la fenêtre, par l'écran de papier, s'épanche -un rayon clair qui vient illuminer -l'eau-forte de Paul Grimail. Le très jeune -artiste contemple son œuvre, indécis: sous le col ondulant -du cygne, Léda se pâme en une torsion enlaçante, -et l'aile toute blanche, affaissée sur l'amante, -explique les cambrures de ce corps énervé par la -caresse duveteuse. Ainsi doivent s'exprimer les -transports de la passion, ainsi ont-ils toujours apparu -dans ses rêves;—car l'éphèbe les ignore réels: -nulle ne lui offrit l'amour; jamais il n'osa le mendier, -et il lui répugne d'imposer son désir à la vendeuse -en besoin.</p> - -<p>Il pense. Machinalement il frôle le bandeau qui -couvre en partie sa figure et son front; dessous se -cache une horrible bouffissure violâtre. Aussi loin -que peut remonter sa mémoire, l'artiste revoit sa -tête d'enfant bridée par le triste bandeau et sa mère -lui défendant de le retirer: «cela ferait pleurer la -sainte Vierge.»</p> - -<p>Aux murs de l'atelier, entre les costumes orientaux, -les panoplies et les dressoirs à céramiques, -des plâtres suspendus ou piédestalés. Pour lui, -Sémiramis et Minerve semblent faire valoir leurs -formes graciles ou majestueuses. Il les considère -ayant pour ses désirs une pitié ironique. Ne connaître -de la femme que cette artistique immobilité! Il -ne saura jamais les étreintes ni les baisers! Mythes, -les voluptés ressenties par de plus heureux, par -tous!—Bah! Il est fou! C'est démence se complaire -en des souhaits irréalisables.</p> - -<p>Il s'approche à la croisée.</p> - -<p>Dans la rue, le carnaval bruit. Les trompes hurlent -une invite aux viriles ivresses. Paul Grimail -déchire l'écran et voit. Les fiacres cahotent des cartonnages -grimaçants, de voyantes étoffes et des faces -plâtrées; de chez le perruquier voisin une fille -s'échappe, la chevelure toute piquée de nœuds roses -et de fleurs; et, au milieu de la cohue en tumulte, -un polichinelle énorme, cramoisi, marche; deux -cocottes se frottent à ses flancs afin de partager sa -gloire.</p> - -<p>Lui, arrache son bandeau, surpris par une idée, -encore vague, mais grosse de conséquences heureuses. -Il court à un coffre étrange donné par son -maître, le célèbre Voméra. C'était le présent d'un -samouraï qui fut à Yeddo l'hôte du peintre des jaunes. -Paul Grimail fait baver au coffre un flot de tissus -chatoyants; et longuement en choisit.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>Il va par les boulevards illuminés. Une rumeur -étonnée accueille sa venue, une rumeur vénérante -suit ses pas. Les «chienlits» se figent dans les -bouches et la foule s'enfle autour de lui, chuchotante -et solennelle. L'éphèbe, d'abord, se figure -être ridicule. Il lui paraît que derrière son dos des -ironies s'esclaffent. Par les trous visuels du masque, -il examine. Et c'est un bonheur, ne plus heurter son -regard au bandeau dont l'aspect navrant a jusqu'alors -interrompu l'inspection de sa personne: à quoi bon -se voir tout entier? cette tare déparerait la plus évidente -perfection. Maintenant, au contraire, il prend -plaisir à cet examen: sa robe azurée, son surtout -couleur de safran avec, partout, de gros oiseaux -brodés en relief qui chatoyent aux mouvements de -la marche, et, tout près, les bouts balancés d'une -flasque moustache sous un nez très pâle. Pour la -première fois, il perçoit en son être une harmonie et, -aussi, le spectacle de la soie aux cassures flambantes -le ravit.</p> - -<p>—C'est probablement le prince de Galles.</p> - -<p>Des grisettes le dévisagent. On l'admire, sans -restriction. Enfin on ne fixe plus sur sa face ces -regards commisérants qui lui étaient si lourds à supporter. -Il marche heureux, humant l'air très pur. Et -subitement, un arrêt: une multitude grouillante et -noire piquée par les splendeurs des déguisements; -tout en haut la bâtisse de l'Opéra aux baies enjaunies -de lumières où des ombres se heurtent; sur -le faîte, l'Apollon verdi par un feu de Bengale.</p> - -<p>L'artiste s'avance hardiment. Il dévisage les -hommes en haussant les épaules aux ingracieux costumes. -Il se sent très robuste avec une idée de querelles. -Car, dans cette fête, il va être un des mille -acteurs contemplés, sûrement un des plus magnifiques: -on l'acclame déjà.</p> - -<p>Comme tous lui font place, il a bientôt gravi -quelques marches du grand escalier. Alors l'enthousiasme -crève. Vers lui se penchent des gorges nues -se mouvant dans les dentelles et les raides plastrons -où miroitent d'uniques pastilles d'or.—Des -femmes? Pour l'adorer, il en descend des galeries, -il en monte du péristyle, il en sort des portes -béantes: de petites qui se haussent pour effleurer du -doigt les sourcils de son masque, et, dans leurs -yeux, il lit des promesses lascives; de grandes qui -se baissent pour palper le crêpe de sa ceinture, et -il voudrait enfouir ses lèvres dans les sillons de -leurs dos flexibles; de grasses qui s'éventent, et il -lui semble que plonger dans leurs molles rondeurs -serait à son rut un assouvissement délicieux; -de minces dont les seins sautillent dans les cuirasses -de satin, et, en un souhait de les y sentir -se reposer, il arrondit ses mains frémissantes.</p> - -<p>Le torrent des admirateurs le roule dans la -salle:</p> - -<p>—Mikado! Mikado! Bravo Mikado!</p> - -<p>Pour leur hocher un signe remerciant, Paul Grimail -cherche qui répète ce mot. Ses yeux se lèvent, -et c'est le lustre énorme, le cru du gaz, les loges -gorgées de femmes en clairs dominos et de gants -blancs applaudisseurs; ses yeux se baissent, et c'est -un enchevêtrement de corps assombris: le trille -de ces deux teintes adverses accotées.</p> - -<p>Et les bravos le déclarent le plus splendide des -mâles.</p> - - -<h4>III</h4> - -<p>—Mikado!</p> - -<p>—Savonnette!</p> - -<p>Deux cohues rivales proclament les noms de leurs -idoles.</p> - -<p>Une rage fait pâlir l'artiste: quel autre tente lui -ravir sa gloire et discuter son triomphe? Le caprice -d'un passant anéantirait-il ce bonheur unique. Il -lui faudrait renoncer aux adulations des femmes -comme aux envieuses exclamations des hommes? -Cela ne se peut. Il aura entière cette nuit de joie, -dût-il affirmer sa suprématie par la violence.</p> - -<p>Gronde une sédition. Un moment les casques -des municipaux étincellent. Des protestations murmurantes -montent sous la coupole après qu'un des -vocables beuglé par un plus grand ensemble de voix -est parvenu à étouffer l'autre. L'artiste, aux premiers -rangs de ses partisans, s'affermit la main sur -les poignées de jade de ses sabres. Une bousculade -houle, quelques cris, des injures mugissent et -l'éphèbe, prêt à s'élancer, se retient, émerveillé:</p> - -<p>C'est une femme.</p> - -<p>Ses formes se moulent à cru dans un collant -d'émeraude; en les calices des fleurs étranges qui -l'enlacent, des pierreries s'embrasent.</p> - -<p>—Il est rien pschutt, tu sais, ton costume. -Paies-tu quelque chose au buffet?</p> - -<p>Elle prend son bras. Sa voix gracieuse se note -d'un exquis enjouement. Elle s'appuie à lui, et, parfois, -avec une gentille curiosité, elle soulève de ses -doigts minces les lourdes soieries qui habillent l'artiste. -Elle en fait le tour, rieuse, montrant les -ivoires de sa denture dans l'écarlate des lèvres. Ses -grands yeux noirs sont humides; des luxures dorment -dans sa crinière d'or; sa poitrine semble, à -chaque instant, devoir saillir du corsage, et les -pointes rosées découvertes par les sursauts des hilarités -réclament les caresses de bouches aimantes. Il -émane d'elle un parfum qui fait songer l'éphèbe aux -dévêtements ultimes, aux spasmes furieux et alanguissants. -Il n'ose presque la regarder tant il sent -irrésistible le pouvoir de ses sens en fougue. Et, tout -à l'heure, il va la tenir dans ses bras, elle frissonnera -sous ses baisers. Il sait maintenant pourquoi son -talent sommeille encore: il s'éveillera grandiose à la -manifestation de sa virilité. Il sera un fort.</p> - - -<h4>IV</h4> - -<p>On verse du champagne à pleines flûtes. Libéralement -l'aqua-fortiste jette les louis dans les mains -tendues des sommeliers en fracs. Quand la fille a -fini d'étancher sa soif, elle demande:</p> - -<p>—Allons vite chez Baratte, dis, tu veux? Il ne -va plus rester de salons.</p> - -<p>Sur l'escalier de marbre, la foule leur fait cortège. -Lui, presque pâmé de bonheur, s'enivre des flatteries -qu'elle susurre à l'adresse du couple merveilleux.</p> - -<p>Subitement une bande se précipite, calicots déguisés -d'une pièce de percale, gadoues en débardeurs -crottés. Comme l'un deux regarde trop près Savonnette, -lui le repousse doucement de la main. -L'homme se rebiffe, crache des invectives, et, d'un -soufflet, démasque Paul Grimail.</p> - -<p>Un vide se fait, bruyamment. L'artiste s'affaisse, -sans une idée, près la balustrade. Un municipal le -pousse hors des degrés. Sur le large palier le calicot -clame:</p> - -<p>—Oh! mince, alors! Reluque un peu sa gueule.</p> - - -<h4>V</h4> - -<p>La Seine est noire… Il y grelotte des bigarrures -de lumière diffuse.</p> - -<p>Lui, va le long des quais.</p> - -<p>Dans sa fièvre, il arrache une à une les parties de -son costume et les jette par-dessus le parapet.</p> - -<p>Bientôt il les ira rejoindre, ces oripeaux qui lui -ont valu la seule félicité de sa vie. A quoi bon vouloir -encore tenter l'impossible, décrire et imiter l'inconnu? -Insanité! Et sans le travail, son existence est -sans but, puisqu'il n'en peut jouir.</p> - -<p>Jusqu'au loin, s'alignent, en file, des rangées de -tonneaux, des tas de pierres, des empilements de -planches. Puis un pont: un chapelet de lampadaires, -le falot vert d'un fiacre qui semble glisser sur le -garde-fou.</p> - -<p>Se tuer c'est imposer la douleur sans fin à un -être excellent, une mère qui par ses caresses, par -ses regards et ses moindres paroles demande à son -fils pardon d'avoir produit.—Il ne peut mourir.</p> - -<p>Des rues étroites se percent entre les pâtés de -bâtisses neuves. Paul Grimail en aperçoit une plus -éclairée: la lanterne d'un bouge rayonne avec son -numéro énorme, ombrant les vitres.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak sc"><i>Cinquième Soirée</i></h2> - -<div class="chapter"></div> -<h3 title="Au pied de la montagne" id="p5ch1"></h3> - -<p><i>Au pied de la montagne à la chevelure frondante, -la villa blanche et enguirlandée.</i></p> - -<p><i>Sur les gazons ras des pelouses et parmi les hauts -tulipiers aux branches se bifurquant,—tel un blanc -gypaète les ailes toutes grandes,—la blanche et -enguirlandée villa se pose.</i></p> - -<p><i>La nuit est pâle d'étoiles.</i></p> - -<p><i>L'air torride est tout embaumé de la sève des -branches frondantes de la forêt, et de l'arome des -rhododendrons, et de la saveur des mûres.</i></p> - -<p><i>Au pied de la montagne, sur les gazons ras des -pelouses,—tel un blanc gypaète les ailes toutes -grandes,—la villa se pose.</i></p> - -<p><i>La nuit est pâle d'étoiles.</i></p> - -<p><i>La rue close de baraques foraines s'aveugle de -lumière, s'assourdit de claquements de fouet, de cris et -de sonnailles.</i></p> - -<p><i>Là-bas, par-dessus les toits ardoisés, l'orchestre du -casino clangore.</i></p> - -<p><i>Là-bas, dans l'obscurité humide de l'allée, on entend -le gave qui saute le barrage…</i></p> - -<p><i>Parmi les hauts tulipiers aux branches se bifurquant, -la blanche et enguirlandée villa.</i></p> - -<p><i>L'air torride embaume la sève de la forêt, l'arome -des rhododendrons, la saveur des mûres.</i></p> - -<p><i>Des fouets qui claquent.</i></p> - -<p><i>Des sonnailles qui tintinnabulent.</i></p> - -<p><i>Des roues qui roulent.</i></p> - -<p><i>Des cuivres qui clangorent.</i></p> - -<p><i>De l'eau qui bruit.</i></p> - -<p><i>La nuit est pâle sur la villa aux guirlandes…</i></p> - -<p><i>En robe claire à pois, Miranda se renverse, le cou -nu et des rubacelles aux oreilles.</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p5ch2">LE CUL-DE-JATTE</h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>Une grosse pluie d'orage s'épanche dans la -cour du Louvre, soulève des stalagmites -liquides et polit l'asphalte. A sentir cette -fluide tiédeur imprégner le col de sa chemise, -Éphraïm Samuel s'irrite: «Sacrée infirmité! Pas -même pouvoir se servir d'un pépin!» Et, violemment, -le cul-de-jatte balance son torse, le projette, -les yeux clignés sous la gifle de l'eau. Il s'arc-boute -des mains pour faire courir ses fesses redondantes, -ligotées dans un siège à roulettes. Et sa demi-personne -s'éjouit quand, par une grande vitesse acquise, -elle fend l'air avec un bruit ronronnant d'express.</p> - -<p>Mais son tape-cul, tout neuf étrenné ce jour-là -même, à l'occasion d'un mariage, lui vaut une obsédante -inquiétude. Déjà, le matin, à la synagogue, -au moment où le verre symbolique lancé par-dessus -le couple nuptial vint se rompre contre les dalles, un -craquement a gémi sous les reins tendus d'Éphraïm -qui se haussait pour voir. Après la cérémonie, au -zinc de la rue d'Aboukir, comme il levait haut le -coude, pour boire du <span lang="en" xml:lang="en">bitter</span>, le véhicule vagit. Et, -au début du déjeuner, un déchirement se lamenta -pendant qu'on hissait l'infirme sur une chaise. La -mère Salomon, sa voisine de droite, était un peu -sourde, et sa voisine de gauche, la gantière Rachel, -flirta avec Bernheim, le marchand de lorgnettes, jusqu'après -le dessert; lui, forcément se tut. D'exquises -boissons et d'exquises mangeailles le consolèrent -abondamment.</p> - -<p>Puis, très aise, il s'en était revenu le long du -boulevard Sébastopol, le long de la rue Rivoli, tantôt -filant vite pour contraindre à se garer précipitamment -les lourds promeneurs du dimanche, tantôt -stationnant au plus compact de la foule pour empêcher -de leurs courses les poursuivants d'omnibus. -Malices impunies, tout le monde manifestant une -déférence pour sa difformité.</p> - -<p>Maintenant l'orage se déverse dru: Éphraïm -s'empresse; mais un nouveau craquement lui suggère: -«Ce ne serait pas drôle de rester là, en plan, -le derrière dans l'eau.» Et il s'efforce vers une -arcade où s'engouffre un public humide et morose. -Dessous, bée une porte olivâtre, que couronne -l'indication: Musée Égyptien. Éphraïm la franchit.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>Il se bouscule dans la salle une grouillante cohue. -Le nez du juif s'enfouit dans les basques des jaquettes -ou se froisse au rude contact des fausses tournures. -Un empuantement de malsains parfums s'affadit. Les -coudes font choir sa casquette. Virer, partir; nul -moyen: il est pris comme dans une vivante cage. A -chaque heurt de pieds inattentifs, il perçoit son -siège s'affaisser. Et ses reins s'encastrent plus profondément -dans les coussins où il repose.</p> - -<p>Soudain, au-dessus de lui, une mère gifle son -mioche. Pour esquiver d'autres coups, l'enfant se -roule, ahuri, pèse du talon sur le chariot du cul-de-jatte -qu'il ne voit pas. Catastrophe. Une commotion -ébranle Éphraïm qui s'effondre avec son assise. Les -poignées où ses mains prenaient appui roulent au -loin. Cependant il tente une fuite, mais un éclat aigu -de planche brisée raye les dalles et s'oppose à la -progression des roues. Un désespoir: calculer la -dépense d'un tape-cul neuf et le prix de la course en -fiacre pour rentrer. Et puis, la crainte d'être piétiné! -Par malheur, là-haut, des disputes se clament; de -furieuses gesticulations se détendent, il se bave de -rageuses injures, et des enfants pleurent. Bientôt le -juif s'épouvante à parer en vain des horions indus; -des poings le frôlent et l'accrochent, des genoux -cognent son dos. Il s'exaspère, il redoute qu'on ne -lui marche sur les doigts et ne cesse de crier, mêlant -des invectives à ses requêtes de secours. Alors, peu -à peu on s'apaise. Des oreilles s'inclinent vers l'infirme; -il y verse des récriminations pleurardes, apitoyantes, -avec l'intonation qu'il suppose devoir le -plus facilement toucher. A grands soins, on le porte -dans le chambranle d'une fenêtre, entre des stèles -entamées de nombreux hiéroglyphes. Éphraïm Samuel -s'enorgueillit de ces prévenances unanimes. Il -se laisse faire, plaignard avec une muette espérance -de ripailles qu'on paiera pour le réconforter. Seul, -un jeune homme propose aller quérir un fiacre. A -peine le juif déçu de ses vœux remercie-t-il. Il -maudit son infirmité et l'indifférence égoïste des -valides.</p> - -<p>Puis les gens recommencent à circuler, bavards. -Un brave homme à la blouse roide, un provincial -égaré dans Paris, reste encore; et, mettant à profit -l'aide prêtée, il se renseigne sans fin sur l'itinéraire -à suivre pour gagner le boulevard Barbès. Ensuite -il part.</p> - - -<h4>III</h4> - -<p>—C'est rien chien, tout de même, murmure le -juif, de ne pas laisser un sou pour la casse! Quant à -Tabourdel, l'ébéniste, il peut fouiller ses profondes, -pour sûr. On ne se fiche pas ainsi du monde!</p> - -<p>Et il détache les courroies qui le tiennent encore -lié aux débris du chariot: du bois perdu, et mauvais!—Il -repose ses membres éreintés par la course -fournie. Au dehors, l'averse s'écrase toujours sur -les vitres. Entre les colosses de granit et les tombeaux -de marbre noir, la cohue se fait plus dense, piétine, -laisse pisser partout les parapluies.</p> - -<p>Du déjeuner, il demeure au juif une ivresse qui -lui montre les choses fluides. La tête pèse. Le bruit -monotone des pas et des conversations susurrées -ronflent autour de lui et bercent.—Pas de voiture.—Pendant -cette inoccupation, un dégoût pour -l'égoïsme des autres inspire à Éphraïm Samuel des -projets de revanche; mais, bizarrement, l'enfilade de -ses idées s'embranche de digressions et se troue de -subites lacunes: venue du sommeil. A plusieurs -reprises il lève ses paupières qui tombent, et se -décolle péniblement les cils. Il songe qu'on le saura -bien avertir à l'arrivée du fiacre. Il s'ensommeille, -heureux de cette torpeur, contrarié seulement de la -prévoir trop brève.</p> - -<p>Plus rien. Longtemps.</p> - -<p>Et des souvenirs se cherchent, s'unissent. Une à -une s'éliminent les perceptions flottantes du rêve, -elles laissent place à de plus réels fantômes. Se -retracent l'orage, l'accident.</p> - -<p>Une inquiète avidité de savoir si on pense à lui -éveille Éphraïm. Il écoute et il regarde: nul pas, -nulle voix, nul être. Une bleuâtre clarté ruisselle -par les murs, par les stèles, par les sarcophages, par -les colosses qui se dressent rigides, les poings collés -aux cuisses, dans une attitude de violence résolue. -Et sur le parquet ces masses se projettent en grandes -ombres nettes. Clair de lune.</p> - -<p>Appeler, le juif n'ose: peut-être l'emprisonnerait-on -pour avoir dormi là, car on en veut toujours à la -race d'Adonaï.—A se voir dans cette antique -Égypte, un effroi le saisit. Sa haine des persécuteurs -fut adulée depuis l'enfance. Il voua surtout de vindicatives -colères à ces Égyptiens que, tout jeune, il -criblait de coups de crayon sur les images de la -Bible.</p> - -<p>Maintenant, seul parmi toutes ces figures énormes -et surplombantes, il redoute, lui si infime, des -vengeances, des niches surnaturelles de gnômes -outragés.</p> - -<p>Il se tasse sur lui-même et frissonne; mais l'œil -très large d'un dieu le fixe, froid, immobile. Dans -le vide du musée, continûment, une sonorité fantastique -vibre, creuse et sourde. Et il paraît au fond de -la salle que les sphinx et les sarcophages avec leurs -théories de prêtres gravés s'approchent lentement -et s'assemblent, dans un rythme de marche funéraire. -Une angoisse.</p> - -<p>Au dehors, un nuage qui passe ombre tout. Le -cul-de-jatte s'estime encore plus abandonné sans -cette lumière qui espionnait en sa faveur. Il s'affole -à l'appréhension tenace de sentir sur ses épaules -des chocs glacés, des étreintes inébranlables et -lisses.</p> - -<p>Mais de nouveau la lumière bleute le musée. Les -monstres ne se sont point mus.</p> - - -<h4>IV</h4> - -<p>Sa bêtise devient évidente à Éphraïm: ces affreux -magots ne s'imposent que ridicules. Certainement, -les sculpteurs travaillent bien mieux aujourd'hui; et -les anciens étaient des imbéciles, ignorant l'art tout -à fait. Ce jugement sévère le raffermit en la confiance -de soi.</p> - -<p>Une statuette de marbre appuyée au mur adverse -s'offre très élégante avec ses formes graciles, son -corps svelte, sa taille de fillette et ses petits seins -pointus. Par dommage, une tête de tigresse y culmine; -et cette stupide déformance gâte tout l'ensemble -de la fluette membrure.</p> - -<p>A contempler dans ses plus fines rondeurs le -menu des hanches; à suivre les volutes dérobées de -la gorge et les cambrures des flancs aux plis courts, -un érotique appétit s'accroît en Éphraïm. Et s'évoque -la série des femmes qu'il posséda. La dernière, -Madame Jules, l'épouse d'un ouvrier, d'un -camarade, auquel il a prêté deux cents francs. Elle -se livra, pitoyante un peu pour sa timidité d'infirme, -certaine aussi d'obtenir une prolongation -d'échéance. Et cette échéance retombe demain; il -songe à l'emploi de cette rentrée. Selon l'avis du -médecin, son métier de graveur le tue. Souvent des -crises de toux le torturent, et la douleur lui raidit -le dos comme si une plaque de plomb s'appliquait -entre ses épaules. Ces deux cents francs garantiront -tout un mois de repos. Dans la suite, il reprendra -son travail, bien portant. Les meubles des Jules -représentent une valeur suffisant au solde du billet; -et, cette fois, il ne se laissera plus circonvenir bêtement -par une cajoleuse drôlesse de trente-cinq ans, -fanée déjà.</p> - -<p>De nouveau le regard d'Éphraïm se heurte à la -statue. Malgré les efforts qu'il tente pour l'esquiver, -son érotisme flambe par ses entrailles.</p> - -<p>Une enfant des Jules, une fillette, aperçue se -débarbouillant au matin, est très ronde de formes, -toute semblable à cette Égyptienne. Il la désire.</p> - -<p>Pour l'avoir il reculerait bien encore le paiement -de ce qu'on lui doit. Pourtant cet acte serait -ignoble. Des romans où de vieux riches obtiennent -par de tels moyens les filles du peuple lui reviennent -au souvenir. Ces débauchés il les méprise. A la vue -du sphinx allongé dans le fond de la salle, il se -rappelle un dessin autrefois gravé par lui: des -israélites élevant un monstre pareil sur une plate-forme -au moyen de cordes et de machines; un tassement -de torses courbés par l'effort et de muscles -gonflés que fustigent les soldats.</p> - -<p>Alors toutes les persécutions souffertes par la -Race le hantent. Il la suit par l'histoire peinant sous -tous les peuples, esclave toujours. Il se remémore -les antiques massacres. Femmes violées, enfants -éventrés, torches humaines. Et ces tortures, ces -boucheries, ces atrocités séculaires lui apparaissent -comme la lugubre préface de sa propre existence, -existence de mutilé, existence de méprisé. A lui, -certainement échoient le summum des dédains et -l'ironie suprême. Témoins ce dernier accident et la -dédaigneuse indifférence des gens. De cette exaltation -son érotisme s'avive et s'irrite. Il se complaît à -vouloir cette petite Jules: en même temps que la -cause des plus extatiques joies, cette possession -sera pour Israël un triomphe, et le droit légitime du -vainqueur en cette guerre de l'or prêchée par les -rabbins comme la seule revanche possible. Et la -dernière homélie entendue conseillait la prolification -comme le plus sûr moyen de répandre à l'infini les -germes de vengeance. N'est-ce pas pour ses projets -la consécration religieuse?</p> - -<p>Mais, au moment où son imagination prévoit les -voluptés de cet assouvissement, la crainte de la -mort s'associe, conseillant le repos des sens. Il -devine des délices à rester au lit et à dormir tout un -mois sans l'inquiétude de l'heure. Dans le jour il -lira, fainéantise inéprouvée depuis longtemps. De -vieux feuilletons coupés au bas de journaux et reliés -de ficelles gisent au fond de ses tiroirs, provision -pour l'époque toujours reculée du loisir. Il l'épuisera. -Oubliant toutes ses colères, ses ruts et ses -fanatismes, il se perd à repasser les romans parcourus -jadis, à revivre dans les pampas américaines, -dans les catacombes de Rome et dans les égouts de -Paris avec les énergiques héros qu'il aima. Et il -s'enorgueillit se félicitant de ses aspirations littéraires, -supérieures.</p> - -<p>Peu à peu ses souvenirs deviennent vagues et -s'emmêlent. Les évocations se colorent, prennent -des formes presque tangibles, mouvantes; puis elles -s'obscurcissent, s'effacent. Éphraïm s'endort.</p> - - -<h4>V</h4> - -<p>—Voyez-vous, monsieur Samuel, quand votre -assignation est arrivée hier, je me suis dit: c'est pas -possible, on aura fait cela sans le prévenir… Et puis, -voilà… Ah, c'est pas bien ça, surtout… surtout…</p> - -<p>Madame Jules hésite, sanglotante. De la main -elle relève ses cheveux qui s'affaissent au long de -son visage et se collent dans les larmes.</p> - -<p>Éphraïm s'adosse commodément au poêle encore -tiède de récents cuisinages et tâche à retenir le -flux de toux qui lui écorche la gorge.</p> - -<p>—Surtout après ce qui s'est passé entre nous!… -ajoute-t-elle.</p> - -<p>Elle va jusqu'au lit, où elle range du linge nouvellement -rapporté.</p> - -<p>Éphraïm ne répond pas. Depuis la nuit du Louvre -tout l'amas des rancunes ataviques l'exaspère. Il -exploitera les chrétiens avec une persévérance -sacrée. Et il persiste à croire une lâche insulte cette -séquestration en compagnie des bourreaux de la -Race. Tout bas, il ressasse les insultes dont l'inondèrent -les gardiens du musée en le retrouvant -endormi, le matin.</p> - -<p>Maintenant il sifflote, expertise les meubles en -affectant ne pas regarder la jeune femme. Et la -honte d'avoir succombé avec cette impure, de se -sentir comme débiteur envers elle, c'est une dernière -humiliation qui paroxyse sa haine.</p> - -<p>Un effleurement le contraint à voir Madame Jules -qui met ses lèvres près les siennes, s'agenouille, -et se diminue pour être semblable à lui. Il bougonne:</p> - -<p>—Non, non, c'est inutile: c'était bon pour une -fois.</p> - -<p>Alors elle l'enlève riant, l'embrassant, et elle proteste:</p> - -<p>—Nous allons bien voir.</p> - -<p>Éphraïm s'effondre dans la mollesse des couvertures. -Les courroies de son chariot sont précipitamment -dénouées. Une voix aigrelette lance:</p> - -<p>—Bonjour, maman.</p> - -<p>—Hé, va te promener!</p> - -<p>Éphraïm s'irrite contre cette interruption du plaisir -enfin consenti; mais sa colère tombe quand il -reconnaît l'enfant semblable à la déesse égyptienne. -Des yeux, des bras, il la redemande, rendu fou par -les caresses inachevées de Madame Jules.</p> - -<p>—Console Monsieur Samuel, Agathe; moi je -vais chez la fruitière. Sois bien gentille, n'est-ce -pas?</p> - -<p>—Oui, maman.</p> - -<p>Et la petite console le cul-de-jatte. Elle lui tend -sa joue, ses cheveux volontiers. Elle l'interroge, -gentille, sur les causes de son chagrin. Il la fait -asseoir près lui et chevrote à peine de courtes -phrases, tout ému. Très vite il se grise de cette présence -et se rappelle les violents désirs qui le harcelèrent -durant la nuit. Et, fermant les yeux, il lui -semble qu'il embrasse les lèvres félines de cette -face de tigresse; il lui semble que ces petites -mains qui le repoussent sont ces doigts de marbre -noir étendus naguère au long des cuisses de la gracile -divinité.</p> - -<p>—Oh! la canaille! Le saligaud! Un pareil -monstre! Pauvre enfant!</p> - -<p>On le saisit, on l'arrache de la fillette. Des -figures bavantes de mégères blêmes, la face triomphalement -pâle de Madame Jules grimacent autour -de lui, hurlantes, vociférantes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p5ch3">L'INNOUCENTO</h3> - - -<p>Elle s'en va, toute droite, et longue, longue -et poudreuse sous le soleil ardent, l'unique -rue du village, avec sa bordure de masures -blanchies à la chaux et recouvertes de chaume, avec, -tout au bout, sa petite église très délabrée, où le -cadran postiche marque toujours la même heure -depuis tant d'années. Au-dessus, la montagne aux -sapinières crêpues comme des têtes de nègre où, -tout au fond, bleuissent les glaciers vierges; au -delà, le gave plein de truites, s'acharnant contre les -tas de rocs de son lit sous le petit pont que les lourds -chariots débordants de fourrages font trembler de -leur poids.</p> - -<p>Elle avait grandi là, l'Innoucento, comme on l'appelait -familièrement, entre les pourceaux et les -poules, grognant et gloussant avec eux sur le fumier -et dans la boue. Une grosse tête difforme, engoncée -dans des épaules mal équarries, des yeux trop petits -falotement brillants, de vrais yeux de crétin; la -bouche fendue jusqu'aux oreilles, avec des lèvres -minces et des dents déjà toutes moussues. Les bras -trop longs, la main trop large, le pied s'aplatissant -dans l'espadrille.</p> - -<p>Ainsi, gambadant par les champs de maïs et les -carrés de légumes, le corps difforme et l'esprit embrumé, -la pauvre idiote attrapa ses vingt ans.</p> - -<p>Ses parents étant morts, une vieille femme, Madame -Lafont, l'avait prise à son service. Elle gardait -les bestiaux et allait blanchir le linge au torrent.</p> - -<p>Les gars du village se moquaient d'elle en lui -prenant le menton avec des mines comiques et les -jeunes filles lui demandaient confidentiellement, histoire -de rire un brin, si elle avait un amant: <i>As oun -galan, Innoucento?</i> Et la pauvre idiote écarquillait -ses petits yeux, ne comprenant pas, et gloussait -comme ses poules.</p> - -<p>C'était un après-midi de juillet. Un soleil fauve -dardait ses rayons rouges dans le ciel blanc. Les -mouches bourdonnaient au-dessus des eaux stagnantes, -les guêpes picoraient sur la haie, les gélinottes -roucoulaient dans les branches, et les petits -lézards verts rampaient dans les buissons creux. -L'Innoucento qui paissait ses bestiaux par les champs -sentit sa tête lourde de somnolence et s'endormit à -l'ombre des peupliers.</p> - -<p>En ce moment le garde champêtre Miquelas passait -dans le sentier, ivre. Il vit l'Innoucento endormie -sous les peupliers, et une idée baroque traversa -sa tête alourdie par la boisson.</p> - -<p>—Tiens, comme c'est drôle! se dit-il.</p> - -<p>Puis il réveilla d'un coup de pied la pauvre idiote. -Elle se frotta les yeux en grognant. Alors il la prit -dans ses bras et l'emporta dans le taillis prochain où -l'herbe poussait haute.</p> - -<p>Et les mouches bourdonnaient au-dessus des eaux -stagnantes, et les guêpes picoraient sur la haie, et les -petits lézards verts rampaient dans les buissons creux.</p> - -<p>Depuis ce jour là, lorsque les jeunes filles lui -demandaient: <i>As oun galan, Innoucento?</i> l'idiote -ne gloussait plus comme ses poules et son regard -devenait sérieux.</p> - -<p>Quelques mois après, sa taille s'épaissit visiblement -et les gars du village, en la rencontrant, disaient -avec des éclats de rires:</p> - -<p>—Comme tu engraisses, l'Innoucento? Serais-tu -enceinte?</p> - -<p>Mais elle ne répondait pas, et s'enfuyait en courant -par les carrés de betteraves.</p> - -<p>Souvent le soir, en se déshabillant, elle fixait des -yeux inquiets sur son ventre gonflé et se rappelait -en rougissant le jour où elle s'endormit sous les -grands peupliers.</p> - -<p>Dans le village, on souriait en la voyant passer, -et les commères se chuchotaient avec des mines -étonnées:</p> - -<p>—Mais qui diable a pu faire ça?</p> - -<p>La vieille Madame Lafont, très intriguée, appela -un empirique de passage, et lui fit examiner sa servante. -L'empirique déclara que la jeune fille était -enceinte.</p> - -<p>Alors la vieille femme entra dans une colère -effroyable et intima à sa servante de quitter la maison -au plus vite: Je ne veux pas de <i>puto</i> chez moi, disait-elle.</p> - -<p>La pauvre idiote fit un paquet de ses hardes et -partit en pleurant par la campagne sans savoir où -elle allait. A la tombée de la nuit, elle s'arrêta, -brisée de fatigue, sur un petit pont en bois jeté sur -la rivière qui s'engouffrait avec un fracas lugubre -au fond des rocs pointus.</p> - -<p>La nuit était délicieuse. La lune nimbée d'argent -brillait sur la montagne apaisée. On entendait les -chiens hurler au loin et l'eau clapoter sous le pont. -Une douce brise parfumée de framboises bruissait -dans les lamelles des pins. L'esprit de la pauvre -Innoucento revint encore à ce jour où le garde -champêtre l'emporta dans le taillis, et sur ses lèvres -minces un sourire doux et amer à la fois passa furtivement. -Elle regarda son ventre gonflé et le palpa -avec curiosité.</p> - -<p>Puis, comme si un éclair subit eût traversé son -cerveau enténébré, elle se mit à sangloter.</p> - -<p>La lune s'était cachée derrière les hautes futaies.</p> - -<p>L'Innoucento regarda un instant l'eau brunie -s'engouffrant avec un lugubre fracas au fond des -rocs pointus, puis elle escalada le parapet, et se jeta -sans un cri dans la rivière.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak sc"><i>Sixième Soirée</i></h2> - -<div class="chapter"></div> -<h3 title="Gît la plaine brune" id="p6ch1"></h3> - -<p><i>Gît la plaine brune, étendue, rase.</i></p> - -<p><i>Au bord, la trace du soleil parti stagne rouge.</i></p> - -<p><i>Et le ciel s'élève avec des courbes immenses de -palmes, et des teintes citrines qui montent, qui montent -et se nacrent de blanc, et se bleutent, se bleutent -comme un ruban de blonde. Une étoile fichée là, -minuscule, la tête d'une épingle, dans ce bleu lisse.</i></p> - -<p><i>Miranda descend par la plaine. Droite et grêle. -Droite, en sa blouse lâche à fermoirs de missel. -Grêle en ses hautes guêtres qui sanglent. Droite et -grêle.</i></p> - -<p><i>Luisent les canons de son fusil, roses un peu du -couchant, rouges un peu du sang des bêtes. Et se rose -aussi la torsade la plus lointaine de sa chevelure -massée, et se rose encore la brindille de houx qui -retrousse sa toque large.</i></p> - -<p class="ugap"><i>Les perdrix rappellent.</i></p> - - -<p class="gap"><i>Par les sillons aigus comme des vagues, les grands -chiens flairent. Gueules haletantes. Et leurs oreilles -traînent sur le sol épilé de moissons.</i></p> - -<p><i>Le vent effleure les nappes illimitées de betteraves. -Les betteraves frissonnent de leurs panaches verts et de -leurs panaches mauves. Semblables à des piles d'écus, -les lointaines cheminées de fabriques.</i></p> - -<p class="ugap"><i>Les perdrix rappellent.</i></p> - - -<p class="gap"><i>L'église du proche village lève au ciel sa tour de -prières, son clocher bleu. Son clocher assis sur les -rondes cimes des pommiers et dans les feuilles ténues -des saules.</i></p> - -<p><i>Voici que des buées sourdent et rampent; des buées -grises qui glissent au ras des éteules et des trèfles. -L'ampleur du vide s'accroît. Le ciel se hausse et -s'éteint. La nuit violette plane sur la plaine, plane -et s'accroupit. Et les lueurs des fermes transparaissent -à peine suspendues parmi les brumes denses: -des taches d'or.</i></p> - -<p><i>Par les sillons aigus comme des vagues, les grands -chiens flairent. Et leurs flancs roulent aux sursauts de -l'infatigable course.</i></p> - -<p class="ugap"><i>Les perdrix rappellent.</i></p> - - -<p class="gap"><i>Dans l'ombre rousse de la salle où les murs se -perdent, rien que les torses des hermès, cariatides de -la cheminée profonde, rougeoyent au feu des bûches. -La flamme danse et pétille. La flamme danse, et son -ombre jaune sur la tête pensive des chiens allongés.</i></p> - -<p><i>Miranda se repose toute mince dans l'antique fauteuil -aux fleurages défunts. Et saillent ses jambes -rondes croisées dans la courte jupe de velours sombre. -Sa chevelure dénouée inonde de pâleur les pâleurs -exsangues de sa face sérieuse. Trop petite dans le -fauteuil trop grand; trop blanche dans le fauteuil -usé.</i></p> - -<p><i>Pour un sourire de sa mémoire, ses lèvres rosâtres -s'étirent. Et la flamme qui se tend jusqu'à elle lèche -ses yeux obscurs d'ombres flambantes.</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p6ch2">ŒIL-CHINOIS</h3> - - -<p>Après le dîner, on s'installa pour prendre le -café dans le jardin, sous des berceaux de -capucines. Il y avait là, autour de la maîtresse -de céans, la délicieuse Blanche d'Étanges, -Léonie Clauss avec sa face blafarde de pierrot -vicieux et Julia Lebreton, une brune massive, au -regard têtu. Cavaliers: Hanser, le financier obèse, -le jeune de Tretel, et le fameux reporter Gros-Renaud. -La nuit était tombée douce et susurrante -sur la Seine dont le cours fuyait, imperceptible, -sous le pont instantanément ébranlé par le passage -du train de Paris.</p> - -<p>Les six convives goûtaient l'exquise torpeur de -la digestion. Une bonne digestion de dîner fin. Les -bouteilles ventrues, les fioles allongées pleines de -liqueurs multicolores encombraient la table parmi -les petits verres de cristal, les tasses de Sèvres, les -boîtes à cigares et les mignonnes cigarettes blondes -et opiacées.</p> - -<p>De l'autre côté de la rive, là-bas, des appels,—comme -d'une voix de ventriloque,—coupaient tout -à coup le silence de la nuit. Plus près, de la route, -des refrains expirés, puis repris, montaient.</p> - -<p>Une lampe à abat-jour lilas lunait à peine l'obscurité -que le feu des cigares cloutait d'or. La nuque -grêle de Léonie Clauss, la toilette estivale de Julia, -l'énorme nez de de Tretel surgissaient fantastiquement -de cette pénombre nimbée.</p> - -<p>On parla potins.</p> - -<p>—Ainsi, demanda de Tretel, Madame Gimary -vient de déserter définitivement le toit conjugal.</p> - -<p>—C'est son mari qui doit être embêté, remarqua -Léonie.</p> - -<p>—Je vous crois, fit le gros Hanser en se renversant -sur sa chaise. C'est sa femme qui est -riche. Lui a toujours fait de mauvaises affaires à la -Bourse et avec ses maîtresses. Il a encore perdu -dernièrement une forte somme avec le Panama.</p> - -<p>—Il paraît que la petite Œil-Chinois lui a coûté -près de deux cent mille francs, reprit de Tretel.</p> - -<p>—Quel imbécile! lança dédaigneusement Hanser; -moi, les femmes ne me coûtent presque rien.</p> - -<p>—Tourné comme vous l'êtes, ça se comprend, -remarqua malicieusement Léonie Clauss.</p> - -<p>—Vous, vous allez vous taire, petite futée, -répondit le gros Hanser, menaçant du doigt, et visiblement -piqué malgré son air plaisant.</p> - -<p>—Pas de querelles, cria la maîtresse de céans.</p> - -<p>Puis s'adressant à Gros-Renaud:</p> - -<p>—Dites: vous la connaissez bien, vous, cette -Œil-Chinois? Contez-nous donc quelques détails.</p> - -<p>—Peuh! une petite rousse chiffonnée, interrompit -la brune Julia Lebreton.</p> - -<p>—C'est elle qui est la cause de tout ce scandale, -pas? continua Blanche d'Étanges.</p> - -<p>—Évidemment, firent en même temps de Tretel -et Hanser.</p> - -<p>—Messieurs, prononça avec autorité le reporter, -vous avez deviné que la brouille du ménage Gimary -est l'œuvre de Mademoiselle Œil-Chinois. -C'est le secret de Polichinelle. Mais je parie que -vous ignorez complétement le fin mot de cette -aventure.</p> - -<p>—Le fin mot de cette aventure! s'exclama le -financier qui détestait la contradiction, le fin mot de -cette aventure? C'est bien simple: Gimary était en -train de se ruiner, de se couvrir de ridicule; Madame -Gimary l'a trouvée mauvaise, et elle a eu raison.</p> - -<p>—Vous n'y êtes pas, monsieur Hanser, répliqua -froidement le journaliste.</p> - -<p>—Assez, cria de nouveau Blanche d'Étanges, -est-il ennuyeux avec ses piques, ce Hanser.</p> - -<p>—Avec mes piques?… bougonna le financier.</p> - -<p>—Voyons, Gros-Renaud, continua Blanche, je -vous ai demandé des renseignements sur Œil-Chinois. -Est-il vrai qu'elle ait vendu des fleurs au quartier -Latin?</p> - -<p>—Parfaitement. Il y a cinq ou six ans de cela. -Et si vous voulez connaître son portrait à cette époque, -permettez-moi de vous réciter une pièce de -vers qu'un de mes amis publia jadis en l'honneur de -la bouquetière dans une feuille de chou de la rive -gauche.</p> - -<p>—Moi je n'aime pas les vers, observa Hanser de -plus en plus dépité.</p> - -<p>—On ne vous demande pas votre avis, clamèrent -à la fois ces dames.</p> - -<p>—Voici les vers, dit Gros-Renaud, en prenant -une pose, et il récita:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Par les brouillards violets,</div> -<div class="verse">Qu'il bruine ou bien qu'il neige,</div> -<div class="verse">Sous sa jupe de barège,</div> -<div class="verse">Laisse trotter ses mollets—</div> -<div class="verse">La petite bouquetière.</div> - -<div class="verse stanza">Des roses blêmes dans sa</div> -<div class="verse">Corbeille, roussette et blanche,</div> -<div class="verse">S'en va, tanguant de la hanche,</div> -<div class="verse">Faisant des yeux comme ça—</div> -<div class="verse">La petite bouquetière.</div> - -<div class="verse stanza">Et ses rêves familiers</div> -<div class="verse">La montrent déjà parée</div> -<div class="verse">D'une robe mordorée</div> -<div class="verse">Avec de jolis souliers—</div> -<div class="verse">La petite bouquetière.</div> -</div> - -<p>—Pas mal, épilogua Léonie Clauss.</p> - -<p>—Il y a des mots que je ne comprends pas, -avoua naïvement Julia Lebreton.</p> - -<p>Hanser et de Tretel restèrent cois.</p> - -<p>—Connaissez-vous son vrai nom? car Œil-Chinois -ne peut être qu'un sobriquet, insista Blanche -d'Étanges.</p> - -<p>—Notre ami Guy Bouffard la baptisa ainsi à -cause de ses yeux qui rappellent les dames des -kakémonos.</p> - -<p>—Caqué, caqué… quoi? s'esclaffa Julia.</p> - -<p>—Les kakémonos, ma chère, c'est des articles -japonais; c'est des bandes d'étoffes avec de la peinture -dessus.</p> - -<p>—Peste! Quelle érudition, mademoiselle.</p> - -<p>—Vous saurez, monsieur Gros-Renaud, que j'ai -été employée dans un magasin de japoneries… du -temps de mon honnêteté.</p> - -<p>—Je vous vois d'ici parmi les magots, fit le -lourd financier qui cherchait à se venger de Léonie.</p> - -<p>Gros-Renaud continua:</p> - -<p>—Œil-Chinois s'appelle tout bêtement Clara -Thureaux. Sur son père, je ne sais rien de précis. -Sa mère, une ancienne blanchisseuse, pensa que la -fillette, avec sa frimousse bizarre, ses crins roux sur -le dos, et son coup de hanche <span lang="en" xml:lang="en">shocking</span>, pourrait -rapporter gros en vendant des violettes et des roses -le long du Boul'Mich, et dans les brasseries où des -futurs notaires et des dondons à sacoches marivaudent. -Elle avait raison la brave femme. Le succès de -la petite Clara fut immense. L'un lui achetait une -rose pour lui prendre le menton, l'autre un bouquet -de violettes pour lui passer la main dans ses cheveux -dénoués. Sa conversation était très amusante. Elle -avait de ces reparties ingénûment perverses qui -émoustillent. Il paraît même que bientôt le sexe -faible la disputa au sexe fort, la gentille bouquetière -n'ayant pas manqué de toucher le cœur de -mainte verseuse de bocks. L'une voulait remplacer -ses chaussettes d'estame par des bas de soie fine; -l'autre la comblait de présents en chrysocale; une -troisième la faisait calamistrer par son coiffeur…</p> - -<p>—Et ce fin mot? interrompit Hanser avec un -bâillement ironique.</p> - -<p>—Oui, ce fin mot, répercuta de Tretel.</p> - -<p>—Pas d'interruptions! commanda Blanche.</p> - -<p>—Nous y arrivons, messieurs:</p> - -<p>A dix-sept ans, la bouquetière se laissa enlever -par un étudiant exotique quelconque. Elle fréquenta -Bullier, le restaurant Boulant et l'arbre de Robinson. -Il serait superflu de la suivre à travers les -diverses étapes qui constituent l'histoire banale -de…</p> - -<p>—Vous toutes, mesdames, interrompit de nouveau -le financier metteur-dans-le-plat.</p> - -<p>—Malhonnête! dit Blanche.</p> - -<p>—Idiot! fit Léonie.</p> - -<p>—Veau! gronda Julia.</p> - -<p>Le narrateur feignit l'indignation:</p> - -<p>—Je reprends, monsieur Hanser, vous m'avez -empêché de placer un mot spirituel.</p> - -<p>—… Il serait superflu de la suivre à travers les -diverses <i>étapes</i> qui constituent l'histoire banale de -toute jolie fille dont la vertu rend les clefs à la première -sommation d'une agrafe diamantée; néanmoins -il faut croire qu'elle <i>les</i> brûla, car la haute -galanterie parisienne ne tarda pas à s'enrichir de -Mademoiselle Œil-Chinois, une rousse adorablement -évaporée et fringante comme une cavale de race.</p> - -<p>—Brûla quoi? demanda Julia.</p> - -<p>—Les étapes.</p> - -<p>—Les étapes? Ah! bien.</p> - -<p>Hanser trouva le mot faible. De Tretel le nota -pour le répéter à son cercle.</p> - -<p>—… Gimary qui venait de se brouiller avec la -petite Louisette, des Nouveautés, rencontra un soir -Œil-Chinois à l'Hippodrome. La folle rousse était -ravissante, tout en noir, coiffée d'une mantille à la -milanaise. Gimary fut très empressé et finit par faire -des propositions quasi-officielles. Au moment le -plus pathétique de la déclaration, Œil-Chinois qui -n'avait pas cessé d'examiner avec une curiosité narquoise -le crâne de Gimary, dont la calvitie est légendaire, -dit sur un ton de sérieux imperturbable: «Eh -ben, vous avez un joli genou, vous.» Cette espièglerie -ne découragea pas l'amoureux; et, au bout d'une -cour assidue de plus d'un mois, la miséricordieuse -enfant finit par accepter un joli petit hôtel rue Daubigny, -richement meublé de l'écurie aux mansardes. -On parla beaucoup d'un lit à colonnades dont les -draperies avaient coûté près de quinze mille francs. -Eh bien, il paraît que le malheureux Gimary n'a -jamais couché dans ce lit-là.</p> - -<p>De Tretel gloussa un rire méprisant, se trouvant -fort supérieur.</p> - -<p>—… L'amoureux crut d'abord à un caprice passager; -puis il s'exaspéra. Il se trouvait ridicule. -Rompre? Mais comment, quand on est fou de désir -et de dépit? La cause de cette rigueur inaccoutumée? -Sans doute un rival. Un amant de cœur, étudiant, -ancienne connaissance du quartier Latin, un cabotin, -un <span lang="en" xml:lang="en">bookmaker</span>, un rapin de Montmartre… Il -espionna longtemps sans résultat. Enfin, il finit par -découvrir que l'inhumaine se rendait fréquemment -dans une maison de la rue Pasquier. Les scrupules -de la concierge capitulèrent devant une liasse de -billets de banque et, un après-midi, Gimary put -pénétrer dans l'entresol à gauche. Un vrai nid -d'amoureux aux meubles intimes et parfumés. Il -était furieux, résolu de ne pas reculer devant le -plus épouvantable scandale. La porte de la chambre -à coucher céda. Il se trouva en face de deux -femmes. Horreur!… Il reconnut Œil-Chinois et -Madame Gimary. On prétend que leur tenue était -peu convenable…</p> - -<p>—Le pauvre homme! soupira Léonie Clauss.</p> - -<p>—Pouah! fit Julia Lebreton.</p> - -<p>De Tretel trépignait.</p> - -<p>Hanser traita <i>ça</i> d'invention de journaliste.</p> - -<p>—Elle n'a pas mauvais goût, Madame Gimary, -épilogua Blanche d'Étanges, rêveuse.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p6ch3">OPHICLÉIDE FLAMAND</h3> - - -<h4>AUBADE</h4> - -<p class="date">Lille.</p> - -<p>Les maisons sont grises et hautes, leurs -fenêtres blanchement linceulées de rideaux -mornes. De faîte à faîte ondoye le violet pâle -des brumes. Plus haut, surgissent les pinacles de -vieilles églises dans les nues cendreuses qui vont, -lentes. La ternissure du jour choit vers les trottoirs où -la pluie a laissé des marbrures sombres. Il pullule des -passants silencieux et le bruit de leurs pas a d'inquiétantes -sonorités qui vibrent. Les fillettes étreignent -leurs corsets emmaillotés de journaux; elles trottinent, -blêmes, la main crispée sur le louis d'amour.—Enloqués -de velours flasque, jauni, les travailleurs -se dandinent, lourds. Et les chaussures bossuées des -bureaucrates luisent seules dans le pianissime des -teintes fades. Sur les rails noirs, les tramways glissent -sans tapage au trot des petits chevaux qui -s'agitent dans les traits lâches, tandis que des gamins -au teint vert étouffent tous les tumultes par la psalmodie -continue de leurs voix aigres: «Demandez -<i>le Petit Nord</i>», et passent, rapides, décollant de leur -pouce ensalivé les feuilles humides du journal.</p> - -<p>Impérieusement, un roquet aboie.</p> - -<div class="break"></div> -<h4>CONCERTO</h4> - -<p>Le beffroi carillonne ses notes hésitantes. Des -heures. Elles tombent lourdes de sa couronne en -pierres, de sa couronne fermée comme celle des -princes. Au pinacle de l'édifice, que noircirent les -âges, le lion héraldique dressé mire le soleil en ses -flancs d'or. Et les maisons sont coiffées de faîtes à -gradins; et dans l'angle suprême des façades les œils-de-bœuf -semblent voir.</p> - -<p>Vieille cité flamande.</p> - -<hr /> - - -<p>Sous les panonceaux, portant en lettres vertes: -«Robes et Confections»,</p> - -<p>Sous l'exergue brillant du magasin: «A la Dame-d'Honneur»,</p> - -<p>Elles jacassent les petites couturières, les petites -couturières engaînées de minces robes noires.</p> - -<p>Elles jacassent et elles sautillent—et leurs bras -grêles; et leurs saclets en cuir roussi. Et leurs -échines se penchent devant la vitrine, leurs échines -qui font luire les corsages par places. Admirations -pour les toilettes de Paris tendues sur les -mannequins rigides.</p> - -<p>Deux à deux arrivent les retardataires, deux à -deux. Une à une.</p> - -<p>Et la dernière vêtue de rouge, elle court.</p> - -<p>Elle court la main soutenant sa tournure qui sursaute. -Elle court, ayant sa frimousse encore moite -du lit, et les mèches noires de sa chevelure croulant -malgré la morsure du peigne. D'un rire elle salue, -tandis que des friandises, en sa bouche, lui gonflent -la joue. Elle salue d'un rire sans pensée.</p> - -<p>Et les petites couturières se pressent dans le couloir -de l'atelier. La grande salle claire.</p> - -<p>La grande salle claire où plane l'aigre puanteur -des failles neuves. Elles s'installent; et elles se bousculent; -et des claques malicieuses rebondissent sur -les omoplates en saillie, sur les croupes futures. Des -disputes crèvent pour occuper les meilleures places, -très loin du poêle où chauffent les fers, très loin de -la coupeuse surveillante qui taillade sans fin des -étoffes de toutes nuances sur le transparent jaune du -modèle.</p> - -<p>Et s'inclinent, les têtes attentives, sur les doublures -à faufiler, les têtes attentives des petites couturières -si bien coiffées.</p> - -<p>Agilement s'agitent les minces doigts, piqués noir -par l'aiguille. Et les bavardages piaillent. Des potins -d'amour. Aux frisures brunes s'emmêlent des frisures -blondes; et les cheveux échappés des tempes tremblotent -à l'haleine des confidences chuchotées. Les -dos palpitent par saccades, en une grande envie de -s'esclaffer.</p> - -<p>Et la quinte des rires trop longtemps contenue -résonne.</p> - -<p>Elle résonne, elle monte dans la grande pièce -claire; elle étouffe la cliquetante mastication des -ciseaux.</p> - -<p>Et des restes de pudeurs rougissantes se cachent -dans la claire-voie des mains ramenées sur le visage, -des mains blanches aux minces doigts, piqués noir -par l'aiguille. Et la joie met en danse les seins grêles -perdus dans l'ampleur du mérinos.</p> - -<p>Une joie qu'elles lâchent au nez des garçons, une -fois sorties.</p> - -<p>Au nez des jeunes garçons, qui les rattrapent et -les embrassent, les petites couturières, bien contentes, -sous les grandes portes.</p> - -<p>Mais ils les abandonnent soudain, les jeunes -garçons, à l'aspect terrifiant d'un chapeau haute -forme.</p> - -<hr /> - - -<p>Le beffroi carillonne ses notes hésitantes. Cinq -heures. Elles tombent lourdes de sa couronne en -pierres, de sa couronne fermée comme celle des -princes.</p> - -<hr /> - - -<p>Aux bosselures du pavage, cahotent les coupés -déteints des hobereaux en visite.</p> - -<p>La «Dame-d'Honneur» tressaille.</p> - -<p>Elle tressaille de ses escaliers qui trépident sous -l'avalanche des petits pieds.</p> - -<p>Les petits pieds des grisettes qui envahissent le -trottoir.</p> - -<p>Et les unes, gourmandes, déroulent des papiers -gras recéleurs de charcuteries.</p> - -<p>Et les autres assaillent la voisine épicerie et chipent -des cornichons dans le baril où plonge une -grosse cuillère en bois.</p> - -<p>Mais la petite rouge, non rieuse, reste immobile.</p> - -<p>Un doigt dans la bouche, attentive, écoutante.</p> - -<p>Au loin ronronne un étrange bruit.</p> - -<p>Un étrange bruit où se mêle le titillement d'un -grelot.</p> - -<p>Cela grandit, enfle et ronfle.</p> - -<p>Brille sur la chaussée un bicycle, un bicycle dont -les orbes dardent de pâles étincelles.</p> - -<p>Là haut, un éphèbe juché.</p> - -<p>Et ses cuisses se moulent dans un collant gris de -perle et ses mollets en de superbes guêtres jaunes.</p> - -<p>Elles se sont tues les petites couturières. Elles se -sont tues et elles le contemplent.</p> - -<p>Seule, la petite rouge continue rire et narrer. Seule.</p> - -<p>L'éphèbe avec un geste de calme souplesse a sauté -de son véhicule. Se dirige vers la ruelle du Palais.</p> - -<p>La petite rouge quitte ses compagnes et pénètre -sournoise dans la ruelle du Palais.</p> - -<hr /> - - -<p>Au pinacle du beffroi que noircirent les âges, le -lion héraldique dressé mire le soleil en ses flancs d'or.</p> - -<p>Et tout droits dans leurs chars rougis, aux criardes -ferrailles, les très robustes garçons bouchers passent -sanglants, ainsi que les triomphateurs antiques.</p> - -<p>Ils passent et font claquer la chambrière au-dessus -de leurs poneys qui galopent.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">P'tite Lucie n'est plus pucelle,</div> -<div class="verse i2">Tant pis pour elle!</div> -<div class="verse">C'est Lucien qui l' lui a pris,</div> -<div class="verse i2">Tant mieux pour lui!</div> -</div> - -<p>Elle pleura d'abord la petite rouge, elle pleura -quand ses compagnes la chansonnèrent.</p> - -<p>Elle rit ensuite, elle a ri quand ses compagnes -la chansonnèrent.</p> - -<p>Puis, tous les jours, la petite rouge laisse paraître -à son oreille une touche de poudre de riz.</p> - -<p>Bientôt la touche s'étend, s'étend à givrer tout -son visage.</p> - -<p>Et ses joues n'ont plus que des roseurs marcescentes -comme celles de l'anémone du Japon.</p> - -<p>Et puis l'épiderme se voile de blanc, d'une transparence -blanche sous laquelle il se devine encore, -de même que le vert se devine encore au verso blanc -des feuilles du peuplier blanc.</p> - -<p>Et puis il se linceule de blanc: on dirait d'une -marmoréenne statue où seuls les yeux vivent.</p> - -<p>Mais les yeux s'auréolent de noir; et les lèvres -se vernissent de carmin; et les mouches noires notent -une recherche d'élégance.</p> - -<p>Et le sourire, l'immuable sourire, se fige à la commissure -des lèvres, découvrant la denture bêtasse.</p> - -<p>Et l'œil dans son auréole noire stagne, avec la -classique polissonnerie qui bonimente l'alcôve.</p> - -<p>Et toute, elle donne l'impression d'une étiquette, -comme les toilettes de Paris derrière la provinciale -vitrine.</p> - -<hr /> - - -<p>Les maisons sont coiffées de faîtes à gradins. Dans -l'angle suprême des façades, les œils-de-bœuf semblent -voir.</p> - -<hr /> - - -<p>Leurs saillies se capuchonnent de neige, de neige -qu'illumine la lune bleue. La vitrine de la «Dame-d'Honneur» -larmoie des gouttes de vapeur. Le pavé -sec et gris, le ruisseau solide.</p> - -<p>Entre le manteau soyeux et bordé de loutre que -dépassent les volants d'une robe en velours, entre -le manteau et le chapeau chargé de plumes frissonnantes, -la figure de Lucie resplendit comme un -masque neuf.</p> - -<p>Et ses mains gantées de noir où saignent de larges -piqûres écarlates, ses mains gantées de noir tiennent -un petit manchon.</p> - -<p>Elle regarde la vitrine et sa poitrine exhale de gros -soupirs.</p> - -<p>Une autre femme semblablement mise l'accoste. -Et les: «Bonjour, madame!» chantent un prétentieux -duo.</p> - -<p>Les petites mains gantées de noir et les petites -mains gantées de jaune indiquent une foule d'objets -derrière la glace. Elles s'agitent, elles vont des -mannequins pancartés de blanc aux chapeaux piédestalés -de palissandre, des rubans enroulés sur les -supports de globes à gaz, jusqu'aux cravates indigo -et vermillon qui semblent nager en des flots de dentelles -rêches.</p> - -<p>Et les têtes hochent, et les plumes frémissent, et -d'une poitrine à l'autre les gestes oscillent, volubiles.</p> - -<p>Mais voici deux ombres toussotantes, crachotantes, -bedonnantes.</p> - -<p>Elles traînent sur le trottoir sec et gris des sabres -qui résonnent et des éperons qui cliquètent.</p> - -<p>Et leurs faces renfrognées, rougeaudes, moustachues, -grognent sous les képis garance.</p> - -<p>Et très penaudes, se taisent les petites femmes -qui suivent les officiers.</p> - -<p>Sans dire, elles subissent les remontrances; et -les moustaches en brosse, balayent leurs petites -figures, les pauvres petites figures qui resplendissent -comme des masques neufs.</p> - -<hr /> - - -<p>Le beffroi carillonne ses notes hésitantes. Des -heures. Elles tombent lourdes de sa couronne en -pierres, de sa couronne fermée comme celle des -princes. Au pinacle de l'édifice que noircirent les -âges, le lion héraldique dressé mire la lune en ses -flancs d'or. Et les maisons sont coiffées de faîtes à -gradins; et, dans l'angle suprême des façades, les -œils-de-bœuf semblent voir.</p> - -<p>Vieille cité flamande.</p> - -<div class="break"></div> -<h4>SÉRÉNADE</h4> - -<p class="date">Arras.</p> - -<p>Le café blanc et or, ses banquettes de velours -grenat. De pilier à pilier, ondoye la bleuâtre fumée -des pipes qui sinue et s'élève. Plus haut, le plafond -a revêtu la teinte saure des vieux tableaux. Dans -les globes dépolis, le gaz flambe comme un œil; sa -lumière s'épand et cuivre. Elle s'épand et elle cuivre -les tables de marbre blanc, et les verres et les liquides. -Elle s'épand et cuivre les glaces adverses, -où s'enfoncent d'infinies perspectives de la salle, -réfléchies et réfléchies toujours dans leurs multiples -mirances. De même, au théâtre, la galerie sans bout -du palatial décor. Des têtes pommadées et des -crânes chauves. Et, proférés, des mots étranges de -jeux. Bruit des dominos grattant les tables. Des -éphèbes étreignent leurs cartes, les Rois impassibles -trônant avec le sceptre, les Reines à figure -ronde, et les As solitaires. Ils tremblent blêmes, la -main frémissant au bord du tapis rouge, où s'enlacent -sataniquement les noires initiales du patron. -Un sou la fiche. Autour des billards, verts comme -des prairies anglaises, les messieurs grisonnants -s'appuient sur les queues, en silence, dans l'attitude -du hallebardier royal. Et les blancheurs des -tabliers qui ceignent les garçons lâchent seuls -une note crue dans la symphonie des couleurs -cuivrées. La très laide caissière, à peine découvrable -au milieu des flacons à pans et des maillechorts, -inscrit. Ses gros doigts courent sur la page, courent -avec une bague à chaton d'émeraude. Tandis que -de jeunes hommes étouffent de criailleries le bruissement -qui plane: «Tu as une veine de cocu! Le -roi! Tu es baisé!» et jettent les cartes sur le marbre -avec une bestiale rage.</p> - -<p>Magistralement un notaire impose: Whist veut -dire silence.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td> </td><td class="small">Pages</td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Première Soirée</span>:</td></tr> -<tr><td class="left2em"><i>C'est l'hiémale nuit</i> (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p1ch1">7</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">Amourette (P. A.)</td> -<td class="num"><a href="#p1ch2">11</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">Le lévrier (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p1ch3">45</a></td></tr> - -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Deuxième Soirée</span>:</td></tr> -<tr><td class="left2em"><i>La Haye gris de perle</i> (P. A.)</td> -<td class="num"><a href="#p2ch1">53</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">La Faënza (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p2ch2">59</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">En gare (P. A.)</td> -<td class="num"><a href="#p2ch3">77</a></td></tr> - -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Troisième Soirée</span>:</td></tr> -<tr><td class="left2em"><i>Au couchant, devers</i> (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p3ch1">87</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">Crescendo (P. A.)</td> -<td class="num"><a href="#p3ch2">89</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">Babioles (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p3ch3">107</a></td></tr> - -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Quatrième Soirée</span>:</td></tr> -<tr><td class="left2em"><i>La mer, d'un jade qui</i> (P. A.)</td> -<td class="num"><a href="#p4ch1">117</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">Le cas de Monsieur de Lorn (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p4ch2">121</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">La tare (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p4ch3">143</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Cinquième Soirée</span>:</td></tr> -<tr><td class="left2em"><i>Au pied de la montagne</i> (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p5ch1">157</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">Le cul-de-jatte (P. A.)</td> -<td class="num"><a href="#p5ch2">159</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">L'Innoucento (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p5ch3">175</a></td></tr> - -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Sixième Soirée</span>:</td></tr> -<tr><td class="left2em"><i>Gît la plaine brune</i> (P. A.)</td> -<td class="num"><a href="#p6ch1">183</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">Œil-Chinois (J. M.)</td> -<td class="num"><a href="#p6ch2">187</a></td></tr> -<tr><td class="left2em">Ophicléide flamand (P. A.)</td> -<td class="num"><a href="#p6ch3">197</a></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">3694.—ABBEVILLE, TYP. ET STÉR. A. RETAUX.—1886.</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Le thé chez Miranda, by Jean Moréas and Paul Adam - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE THÉ CHEZ MIRANDA *** - -***** This file should be named 63167-h.htm or 63167-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/1/6/63167/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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