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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:27:17 -0700 |
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diff --git a/old/7avar10.txt b/old/7avar10.txt new file mode 100644 index 0000000..cca95b9 --- /dev/null +++ b/old/7avar10.txt @@ -0,0 +1,7149 @@ +The Project Gutenberg EBook of L'Avare, by Jean-Baptiste Poquelin +[AKA Moliere] +(#9 in our series by Jean-Baptiste Poquelin [AKA Moliere]) + +Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the +copyright laws for your country before downloading or redistributing +this or any other Project Gutenberg eBook. + +This header should be the first thing seen when viewing this Project +Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the +header without written permission. + +Please read the "legal small print," and other information about the +eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is +important information about your specific rights and restrictions in +how the file may be used. You can also find out about how to make a +donation to Project Gutenberg, and how to get involved. + + +**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** + +**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** + +*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** + + +Title: L'Avare + +Author: Jean-Baptiste Poquelin [AKA Moliere] + +Release Date: August, 2004 [EBook #6318] +[Yes, we are more than one year ahead of schedule] +[This file was first posted on November 25, 2002] + +Edition: 10 + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, L'AVARE *** + + + + +Produced by Laurent Le Guillou <leguillou.laurent@free.fr> + + + + + + + + +Title: L'Avare + +Language: French + +Encoding: ISO-8859-1 + + + +Source: + +Jean-Baptiste Poquelin (1620-1673), alias Moliere, +"Oeuvres de Moliere, avec des notes de tous les commentateurs", +Tome Second, +Paris, Librarie de Firmin-Didot et Cie, +Imprimeurs de l'Institut, rue Jacob, 56, +1890. + +Pages 148-229. + +[Spelling of the 1890 edition. Footnotes have been retained because +they provide the meanings of old French words or expressions. +Footnote are indicated by numbers in brackets, and are grouped +at the end of the Etext. Text encoding is iso-8859-1.] + + + + + +L'AVARE + + + + +Comedie (1667) + + + +PERSONNAGES ACTEURS + +Harpagon, pere de Cleante et d'Elise, +et amoureux de Mariane. Moliere. +Cleante, fils d'Harpagon, amant de Mariane. La Grange. +Elise, fille d'Harpagon, amante de Valere. Mlle Moliere. +Valere, fils d'Anselme et amant d'Elise. Du Croisy. +Mariane, amante de Cleante et aimee d'Harpagon. Mlle De Brie. +Anselme, pere de Valere et de Mariane. +Frosine, femme d'intrigue. Magd. Bejart. +Maitre Simon, courtier. +Maitre Jacques, cuisinier et cocher d'Harpagon. Hubert. +La Fleche, valet de Cleante. Bejart cadet. +Dame Claude, servante d'Harpagon. +Brindavoine, +La Merluche, laquais d'Harpagon. +Un commissaire et son clerc. + + + +La scene est a Paris, dans la maison d'Harpagon. + + +ACTE PREMIER. +------------- + + +Scene premiere. - Valere, Elise. + + + +- Valere - + +He quoi ! charmante Elise, vous devenez melancolique, apres les +obligeantes assurances que vous avez eu la bonte de me donner de votre +foi ? Je vous vois soupirer, helas ! au milieu de ma joie ! Est-ce du +regret, dites-moi, de m'avoir fait heureux ? et vous repentez-vous de +cet engagement ou mes feux ont pu vous contraindre ? + + +- Elise - + +Non, Valere, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour +vous. Je m'y sens entrainer par une trop douce puissance, et je n'ai +pas meme la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, a +vous dire vrai, le succes me donne de l'inquietude ; et je crains fort +de vous aimer un peu plus que je ne devrais. + + +- Valere - + +Eh ! que pouvez-vous craindre, Elise, dans les bontes que vous avez +pour moi ? + + +- Elise - + +Helas ! cent choses a la fois : l'emportement d'un pere, les reproches +d'une famille, les censures du monde ; mais plus que tout, Valere, le +changement de votre coeur, et cette froideur criminelle dont ceux de +votre sexe payent le plus souvent les temoignages trop ardents d'un +innocent amour. + + +- Valere - + +Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres ! +Soupconnez-moi de tout, Elise, plutot que de manquer a ce que je vous +dois. Je vous aime trop pour cela ; et mon amour pour vous durera +autant que ma vie. + + +- Elise - + +Ah ! Valere, chacun tient les memes discours ! Tous les hommes sont +semblables par les paroles ; et ce n'est que les actions qui les +decouvrent differents. + + +- Valere - + +Puisque les seules actions font connaitre ce que nous sommes, attendez +donc, au moins, a juger de mon coeur par elles, et ne me cherchez point +des crimes dans les injustes craintes d'une facheuse prevoyance. Ne +m'assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d'un soupcon +outrageux ; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et +mille preuves, de l'honnetete de mes feux. + + +- Elise - + +Helas ! qu'avec facilite on se laisse persuader par les personnes que +l'on aime ! Oui, Valere, je tiens votre coeur incapable de m'abuser. +Je crois que vous m'aimez d'un veritable amour, et que vous me serez +fidele : je n'en veux point du tout douter, et je retranche mon +chagrin aux apprehensions du blame qu'on pourra me donner. + + +- Valere - + +Mais pourquoi cette inquietude ? + + +- Elise - + +Je n'aurais rien a craindre si tout le monde vous voyait des yeux dont +je vous vois ; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux +choses que je fais pour vous. Mon coeur, pour sa defense, a tout votre +merite, appuye du secours d'une reconnaissance ou le ciel m'engage +envers vous. Je me represente a toute heure ce peril etonnant qui +commenca de nous offrir aux regards l'un de l'autre ; cette generosite +surprenante qui vous fit risquer votre vie, pour derober la mienne a la +fureur des ondes ; ces soins pleins de tendresse que vous me fites +eclater apres m'avoir tiree de l'eau, et les hommages assidus de cet +ardent amour que ni le temps ni les difficultes n'ont rebute, et qui, +vous faisant negliger et parents et patrie, arrete vos pas en ces +lieux, y tient en ma faveur votre fortune deguisee, et vous a reduit, +pour me voir, a vous revetir de l'emploi de domestique de mon pere. +Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet ; et c'en est +assez, a mes yeux, pour me justifier l'engagement ou j'ai pu consentir ; +mais ce n'est pas assez peut-etre pour le justifier aux autres, et je +ne suis pas sure qu'on entre dans mes sentiments. + + +- Valere - + +De tout ce que vous avez dit, ce n'est que par mon seul amour que je +pretends aupres de vous meriter quelque chose ; et quant aux +scrupules que vous avez, votre pere lui-meme ne prend que trop de soin +de vous justifier a tout le monde, et l'exces de son avarice, et la +maniere austere dont il vit avec ses enfants, pourraient autoriser des +choses plus etranges. Pardonnez-moi, charmante Elise, si j'en parle +ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n'en peut pas +dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l'espere, retrouver mes +parents, nous n'aurons pas beaucoup de peine a nous les rendre +favorables. J'en attends des nouvelles avec impatience, et j'en irai +chercher moi-meme, si elles tardent a venir. + + +- Elise - + +Ah! Valere, ne bougez d'ici, je vous prie, et songez seulement a vous +bien mettre dans l'esprit de mon pere. + + +- Valere - + +Vous voyez comme je m'y prends, et les adroites complaisances qu'il +m'a fallu mettre en usage pour m'introduire a son service ; sous quel +masque de sympathie et de rapports de sentiments je me deguise pour +lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin +d'acquerir sa tendresse. J'y fais des progres admirables ; et j'eprouve +que, pour gagner les hommes, il n'est point de meilleure voie que de se +parer a leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs +maximes, encenser leurs defauts, et applaudir a ce qu'ils font. On n'a +que faire d'avoir peur de trop charger la complaisance ; et la maniere +dont on les joue a beau etre visible, les plus fins toujours sont de +grandes dupes du cote de la flatterie, et il n'y a rien de si +impertinent et de si ridicule qu'on ne fasse avaler, lorsqu'on +l'assaisonne en louanges. La sincerite souffre un peu au metier que je +fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s'ajuster a +eux, et puisqu'on ne saurait les gagner que par la, ce n'est pas la +faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent etre flattes. + + +- Elise - + +Mais que ne tachez-vous aussi de gagner l'appui de mon frere, en cas +que la servante s'avisat de reveler notre secret ? + + +- Valere - + +On ne peut pas menager l'un et l'autre ; et l'esprit du pere et celui +du fils sont des choses si opposees, qu'il est difficile d'accommoder +ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez +aupres de votre frere, et servez-vous de l'amitie qui est entre vous +deux pour le jeter dans nos interets. Il vient. Je me retire. Prenez +ce temps pour lui parler, et ne lui decouvrez de notre affaire que ce +que vous jugerez a propos. + + +- Elise - + +Je ne sais si j'aurai la force de lui faire cette confidence. + + +----------- + +Scene II. - Cleante, Elise. + + + +- Cleante - + +Je suis bien aise de vous trouver seule, ma soeur ; et je brulais de +vous parler, pour m'ouvrir a vous d'un secret. + + +- Elise - + +Me voila prete a vous ouir, mon frere. Qu'avez-vous a me dire ? + + +- Cleante - + +Bien des choses, ma soeur, enveloppees dans un mot. J'aime. + + +- Elise - + +Vous aimez ? + + +- Cleante - + +Oui, j'aime. Mais, avant que d'aller plus loin, je sais que je depends +d'un pere, et que le nom de fils me soumet a ses volontes ; que nous +ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont +nous tenons le jour ; que le ciel les a faits les maitres de nos +voeux, et qu'il nous est enjoint de n'en disposer que par leur +conduite ; que, n'etant prevenus d'aucune folle ardeur, ils sont en +etat de se tromper bien moins que nous et de voir beaucoup mieux ce +qui nous est propre ; qu'il en faut plutot croire les lumieres de leur +prudence que l'aveuglement de notre passion ; et que l'emportement de +la jeunesse nous entraine le plus souvent dans des precipices +facheux. Je vous dis tout cela, ma soeur, afin que vous ne vous +donniez pas la peine de me le dire ? car enfin mon amour ne veut rien +ecouter, et je vous prie de ne me point faire de remontrances. + + +- Elise - + +Vous etes-vous engage, mon frere, avec celle que vous aimez ? + + +- Cleante - + +Non ; mais j'y suis resolu, et je vous conjure encore une fois de ne +me point apporter de raisons pour m'en dissuader. + + +- Elise - + +Suis-je, mon frere, une si etrange personne ? + + +- Cleante - + +Non, ma soeur ; mais vous n'aimez pas ; vous ignorez la douce violence +qu'un tendre amour fait sur nos coeurs, et j'apprehende votre sagesse. + + +- Elise - + +Helas ! mon frere, ne parlons point de ma sagesse : il n'est personne +qui n'en manque, du moins une fois en sa vie ; et, si je vous ouvre mon +coeur, peut-etre serai-je a vos yeux bien moins sage que vous. + + +- Cleante - + +Ah ! plut au ciel que votre ame, comme la mienne... ! + + +- Elise - + +Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous +aimez. + + +- Cleante - + +Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble +etre faite pour donner de l'amour a tous ceux qui la voient. La +nature, ma soeur, n'a rien forme de plus aimable ; et je me sentis +transporte des le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane, et vit +sous la conduite d'une bonne femme de mere qui est presque toujours +malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d'amitie qui +ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint et la console, avec +une tendresse qui vous toucherait l'ame. Elle se prend d'un air le +plus charmant du monde aux choses qu'elle fait ; et l'on voit briller +mille graces en toutes ses actions, une douceur pleine d'attraits, +une bonte toute engageante, une honnetete adorable, une... Ah ! ma +soeur, je voudrais que vous l'eussiez vue ! + + +- Elise - + +J'en vois beaucoup, mon frere, dans les choses que vous me dites ; et, +pour comprendre ce qu'elle est, il me suffit que vous l'aimez. + + +- Cleante - + +J'ai decouvert sous main qu'elles ne sont pas fort accommodees (1), et +que leur discrete conduite a de la peine a etendre a tous leurs +besoins le bien qu'elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma soeur, quelle +joie ce peut etre que de relever la fortune d'une personne que l'on +aime ; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes +necessites d'une vertueuse famille ; et concevez quel deplaisir ce +m'est de voir que, par l'avarice d'un pere, je sois dans l'impuissance +de gouter cette joie, et de faire eclater a cette belle aucun +temoignage de mon amour. + + +- Elise - + +Oui, je concois assez, mon frere, quel doit etre votre chagrin. + + +- Cleante - + +Ah ! ma soeur, il est plus grand qu'on ne peut croire. Car, enfin, +peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse epargne qu'on +exerce sur nous, que cette secheresse etrange ou l'on nous fait +languir ? He ! que nous servira d'avoir du bien, s'il ne nous vient que +dans le temps que nous ne serons plus dans le bel age d'en jouir, et +si, pour m'entretenir meme, il faut que maintenant je m'engage de tous +cotes ; si je suis reduit avec vous a chercher tous les jours le +secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits +raisonnables ? Enfin, j'ai voulu vous parler pour m'aider a sonder mon +pere sur les sentiments ou je suis ; et, si je l'y trouve contraire, +j'ai resolu d'aller en d'autres lieux, avec cette aimable personne, +jouir de la fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher +partout, pour ce dessein, de l'argent a emprunter ; et, si vos affaires, +ma soeur, sont semblables aux miennes, et qu'il faille que notre pere +s'oppose a nos desirs, nous le quitterons la tous deux, et nous +affranchirons de cette tyrannie ou nous tient depuis si longtemps son +avarice insupportable. + + +- Elise - + +Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus +sujet de regretter la mort de notre mere, et que... + + +- Cleante - + +J'entends sa voix. Eloignons-nous un peu pour achever notre confidence ; +et nous joindrons apres nos forces pour venir attaquer la durete de +son humeur. + + +----------- + +Scene III. - Harpagon, La Fleche. + + + +- Harpagon - + +Hors d'ici tout a l'heure, et qu'on ne replique pas. Allons, que +l'on detale de chez moi, maitre jure filou, vrai gibier de potence ! + + +- La Fleche - + + (a part.) + +Je n'ai jamais rien vu de si mechant que ce maudit vieillard, et je +pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps. + + +- Harpagon - + +Tu murmures entre tes dents ? + + +- La Fleche - + +Pourquoi me chassez-vous ? + + +- Harpagon - + +C'est bien a toi, pendard, a me demander des raisons ! Sors vite, que +je ne t'assomme. + + +- La Fleche - + +Qu'est-ce que je vous ai fait ? + + +- Harpagon - + +Tu m'as fait que je veux que tu sortes. + + +- La Fleche - + +Mon maitre, votre fils, m'a donne ordre de l'attendre. + + +- Harpagon - + +Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, +plante tout droit comme un piquet a observer ce qui se passe, et faire +ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un +espion de mes affaires, un traitre dont les yeux maudits assiegent +toutes mes actions, devorent ce que je possede, et furettent de tous +cotes pour voir s'il n'y a rien a voler. + + +- La Fleche - + +Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler ? Etes-vous +un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites +sentinelle jour et nuit ? + + +- Harpagon - + +Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me +plait. Ne voila pas de mes mouchards (2), qui prennent garde a ce qu'on +fait ? + + (Bas, a part.) + +Je tremble qu'il n'ait soupconne quelque chose de mon argent. + + (Haut.) + +Ne serais-tu point homme a aller faire courir le bruit que j'ai chez +moi de l'argent cache ? + + +- La Fleche - + +Vous avez de l'argent cache ? + + +- Harpagon - + +Non, coquin, je ne dis pas cela. + + (Bas.) + +J'enrage ! + + (Haut.) + +Je demande si, malicieusement, tu n'irais point faire courir le bruit +que j'en ai. + + +- La Fleche - + +He ! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en ayez pas, si +c'est pour nous la meme chose ? + + +- Harpagon - + + (levant la main pour donner un soufflet a la Fleche.) + +Tu fais le raisonneur ! Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les +oreilles. Sors d'ici, encore une fois. + + +- La Fleche - + +Eh bien, je sors. + + +- Harpagon - + +Attends : ne m'emportes-tu rien ? + + +- La Fleche - + +Que vous emporterais-je ? + + +- Harpagon - + +Tiens, viens ca, que je voie. Montre-moi tes mains. + + +- La Fleche - + +Les voila. + + +- Harpagon - + +Les autres. + + +- La Fleche - + +Les autres ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- La Fleche - + +Les voila. + + +- Harpagon - + + (montrant les hauts-de-chausses de la Fleche.) + +N'as-tu rien mis ici dedans ? + + +- La Fleche - + +Voyez vous-meme. + + +- Harpagon - + + (tatant le bas des hauts-de-chausses de la Fleche.) + +Ces grands hauts-de-chausses sont propres a devenir les receleurs des +choses qu'on derobe ; et je voudrais qu'on en eut fait pendre +quelqu'un. + + +- La Fleche - + + (a part.) + +Ah ! qu'un homme comme cela meriterait bien ce qu'il craint ! Et que +j'aurais de joie a la voler ! + + +- Harpagon - + +Euh ? + + +- La Fleche - + +Quoi ? + + +- Harpagon - + +Qu'est-ce que tu parles de voler ? + + +- La Fleche - + +Je vous dis que vous fouillez bien partout, pour voir si je vous ai vole. + + +- Harpagon - + +C'est ce que je veux faire. + + (Harpagon fouille dans les poches de La Fleche.) + + +- La Fleche - + + (a part.) + +La peste soit de l'avarice et des avaricieux ! + + +- Harpagon - + +Comment ? que dis-tu ? + + +- La Fleche - + +Ce que je dis ? + + +- Harpagon - + +Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avaricieux ? + + +- La Fleche - + +Je dis que la peste soit de l'avarice et des avaricieux ! + + +- Harpagon - + +De qui veux-tu parler ? + + +- La Fleche - + +Des avaricieux. + + +- Harpagon - + +Et qui sont-ils, ces avaricieux ? + + +- La Fleche - + +Des vilains et des ladres. + + +- Harpagon - + +Mais qui est-ce que tu entends par la ? + + +- La Fleche - + +De quoi vous mettez-vous en peine ? + + +- Harpagon - + +Je me mets en peine de ce qu'il faut. + + +- La Fleche - + +Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ? + + +- Harpagon - + +Je crois ce que je crois ; mais je veux que tu me dises a qui tu +parles quand tu dis cela. + + +- La Fleche - + +Je parle... je parle a mon bonnet. + + +- Harpagon - + +Et moi, je pourrais bien parler a ta barrette (3). + + +- La Fleche - + +M'empecherez-vous de maudire les avaricieux ? + + +- Harpagon - + +Non ; mais je t'empecherai de jaser et d'etre insolent. Tais-toi. + + +- La Fleche - + +Je ne nomme personne. + + +- Harpagon - + +Je te rosserai si tu parles. + + +- La Fleche - + +Qui se sent morveux, qu'il se mouche. + + +- Harpagon - + +Te tairas-tu ? + + +- La Fleche - + +Oui, malgre moi. + + +- Harpagon - + +Ah ! Ah ! + + +- La Fleche - + + (montrant a Harpagon une poches de son justaucorps.) + +Tenez, voila encore une poche : etes-vous satisfait ? + + +- Harpagon - + +Allons, rends-le-moi sans te fouiller. + + +- La Fleche - + +Quoi ? + + +- Harpagon - + +Ce que tu m'as pris. + + +- La Fleche - + +Je ne vous ai rien pris du tout. + + +- Harpagon - + +Assurement ? + + +- La Fleche - + +Assurement. + + +- Harpagon - + +Adieu. Va-t-en a tous les diables ! + + +- La Fleche - + +Me voila fort bien congedie. + + +- Harpagon - + +Je te le mets sur ta conscience, au moins. + + +----------- + +Scene IV. - Harpagon. + + + +- Harpagon - + +Voila un pendard de valet qui m'incommode fort ; et je ne me plais +point a voir ce chien de boiteux-la. Certes, ce n'est pas une petite +peine que de garder chez soi une grande somme d'argent ; et +bienheureux qui a tout son fait bien place, et ne conserve seulement +que ce qu'il faut pour sa depense ! On n'est pas peu embarrasse a +inventer, dans toute une maison, une cache fidele ; car pour moi, les +coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais m'y fier. Je les +tiens justement une franche amorce a voleurs, et c'est toujours la +premiere chose que l'on va attaquer. + + +----------- + +Scene V. - Harpagon ; Elise et Cleante, parlant ensemble, et restant + dans le fond du theatre. + + + +- Harpagon - + + (se croyant seul.) + +Cependant, je ne sais si j'aurai bien fait d'avoir enterre, dans mon +jardin, dix mille ecus qu'on me rendit hier. Dix mille ecus en or, chez +soi, est une somme assez... + + (A part, apercevant Elise et Cleante.) + +O ciel ! je me serai trahi moi-meme ! la chaleur m'aura emporte, et je +crois que j'ai parle haut, en raisonnant tout seul. + + (A Cleante et Elise.) + +Qu'est-ce ? + + +- Cleante - + +Rien, mon pere. + + +- Harpagon - + +Y a-t-il longtemps que vous etes la ? + + +- Elise - + +Nous ne venons que d'arriver. + + +- Harpagon - + +Vous avez entendu... + + +- Cleante - + +Quoi, mon pere ? + + +- Harpagon - + +La... + + +- Elise - + +Quoi ? + + +- Harpagon - + +Ce que je viens de dire. + + +- Cleante - + +Non. + + +- Harpagon - + +Si fait, si fait. + + +- Elise - + +Pardonnez-moi. + + +- Harpagon - + +Je vois bien que vous en avez oui quelques mots. C'est que je +m'entretenais en moi-meme de la peine qu'il y a aujourd'hui a trouver +de l'argent, et je disais qu'il est bien heureux qui peut avoir dix +mille ecus chez soi. + + +- Cleante - + +Nous feignions a vous aborder, de peur de vous interrompre. + + +- Harpagon - + +Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n'alliez pas +prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c'est +moi qui ai dix mille ecus. + + +- Cleante - + +Nous n'entrons point dans vos affaires. + + +- Harpagon - + +Plut a Dieu que je les eusse, dix mille ecus ! + + +- Cleante - + +Je ne crois pas... + + +- Harpagon - + +Ce serait une bonne affaire pour moi. + + +- Elise - + +Ces sont des choses... + + +- Harpagon - + +J'en aurais bon besoin. + + +- Cleante - + +Je pense que... + + +- Harpagon - + +Cela m'accommoderait fort. + + +- Elise - + +Vous etes... + + +- Harpagon - + +Et je ne me plaindrais pas, comme je le fais, que le temps est +miserable. + + +- Cleante - + +Mon Dieu ! mon pere, vous n'avez pas lieu de vous plaindre et l'on +sait que vous avez assez de bien. + + +- Harpagon - + +Comment, j'ai assez de bien ! Ceux qui le disent en ont menti. Il n'y +a rien de plus faux ; et ce sont des coquins qui font courir tous ces +bruits-la. + + +- Elise - + +Ne vous mettez point en colere. + + +- Harpagon - + +Cela est etrange que mes propres enfants me trahissent et deviennent +mes ennemis. + + +- Cleante - + +Est-ce etre votre ennemi que de dire que vous avez du bien ? + + +- Harpagon - + +Oui. De pareils discours, et les depenses que vous faites, seront +cause qu'un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge, dans +la pensee que je suis tout cousu de pistoles. + + +- Cleante - + +Quelle grande depense est-ce que je fais ? + + +- Harpagon - + +Quelle ? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux equipage que +vous promenez par la ville ? Je querellais hier votre soeur ; mais +c'est encore pis. Voila qui crie vengeance au ciel ; et, a vous +prendre depuis les pieds jusqu'a la tete, il y aurait la de quoi faire +une bonne constitution. Je vous l'ai dit vingt fois, mon fils, toutes +vos manieres me deplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le +marquis ; et, pour aller ainsi vetu, il faut bien que vous me derobiez. + + +- Cleante - + +He ! comment vous derober ? + + +- Harpagon - + +Que sais-je ? Ou pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l'etat +que vous portez ? + + +- Cleante - + +Moi, mon pere ? C'est que je joue ; et, comme je suis fort heureux, je +mets sur moi tout l'argent que je gagne. + + +- Harpagon - + +C'est fort mal fait. Si vous etes heureux au jeu, vous en devriez +profiter, et mettre a honnete interet l'argent que vous gagnez, afin +de le trouver un jour. Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, +a quoi servent tous ces rubans dont vous voila larde depuis les pieds +jusqu'a la tete, et si une demi-douzaine d'aiguillettes ne suffit pas +pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien necessaire d'employer +de l'argent a des perruques, lorsque l'on peut porter des cheveux de +son cru, qui ne coutent rien ! Je vais gager qu'en perruques et rubans +il y a du moins vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par +annee dix-huit livres six sols huit deniers, a ne les placer qu'au +denier douze (4). + + +- Cleante - + +Vous avez raison. + + +- Harpagon - + +Laissons cela, et parlons d'autre affaire. Euh ? + + (Apercevant Cleante et Elise qui se font des signes.) + +He ! + + (Bas, a part.) + +Je crois qu'ils se font signe l'un a l'autre de me voler ma bourse. + + (Haut.) + +Que veulent dire ces gestes-la ? + + +- Elise - + +Nous marchandons, mon frere et moi, a qui parlera le premier, et nous +avons tous deux quelque chose a vous dire. + + +- Harpagon - + +Et moi, j'ai quelque chose aussi a vous dire a tous deux. + + +- Cleante - + +C'est de mariage, mon pere, que nous desirons vous parler. + + +- Harpagon - + +Et c'est de mariage aussi que je veux vous entretenir. + + +- Elise - + +Ah ! mon pere ! + + +- Harpagon - + +Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait +peur ? + + +- Cleante - + +Le mariage peut nous faire peur a tous deux, de la facon que vous +pouvez l'entendre ; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas +d'accord avec votre choix. + + +- Harpagon - + +Un peu de patience ; ne vous alarmez point. Je sais ce qu'il faut a +tous deux, et vous n'aurez, ni l'un ni l'autre, aucun lieu de vous +plaindre de tout ce que je pretends faire ; et, pour commencer par un +bout, + + (A Cleante.) + +avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelee Mariane, qui +ne loge pas loin d'ici ? + + +- Cleante - + +Oui, mon pere. + + +- Harpagon- + +Et vous ? + + +- Elise - + +J'en ai oui parler. + + +- Harpagon - + +Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ? + + +- Cleante - + +Une fort charmante personne. + + +- Harpagon - + +Sa physionomie ? + + +- Cleante - + +Tout honnete et pleine d'esprit. + + +- Harpagon - + +Son air et sa maniere ? + + +- Cleante - + +Admirables, sans doute. + + +- Harpagon - + +Ne croyez-vous pas qu'une fille comme cela meriterait assez que l'on +songeat a elle ? + + +- Cleante - + +Oui, mon pere. + + +- Harpagon - + +Que ce serait un parti souhaitable ? + + +- Cleante - + +Tres souhaitable. + + +- Harpagon - + +Qu'elle a toute la mine de faire un bon menage ? + + +- Cleante - + +Sans doute. + + +- Harpagon - + +Et qu'un mari aurait satisfaction avec elle ? + + +- Cleante - + +Assurement. + + +- Harpagon - + +Il y a une petite difficulte : c'est que j'ai peur qu'il n'y ait pas, +avec elle, tout le bien qu'on pourrait pretendre. + + +- Cleante - + +Ah ! mon pere, le bien n'est pas considerable, lorsqu'il est question +d'epouser une honnete personne. + + +- Harpagon - + +Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu'il y a a dire, c'est que, si +l'on n'y trouve pas tout le bien qu'on souhaite, on peut tacher de +regagner cela sur autre chose. + + +- Cleante - + +Cela s'entend. + + +- Harpagon - + +Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ; car son +maintien honnete et sa douceur m'ont gagne l'ame, et je suis resolu de +l'epouser, pourvu que j'y trouve quelque bien. + + +- Cleante - + +Euh ? + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Cleante - + +Vous etes resolu, dites-vous... ? + + +- Harpagon - + +D'epouser Mariane. + + +- Cleante - + +Qui ? Vous, vous ? + + +- Harpagon - + +Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ? + + +- Cleante - + +Il m'a pris tout a coup un eblouissement, et je me retire d'ici. + + +- Harpagon - + +Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre +d'eau claire. + + +----------- + +Scene VI. - Harpagon, Elise. + + + +- Harpagon - + +Voila de mes damoiseaux flouets (5), qui n'ont non plus de vigueur que +des poules. C'est la, ma fille, ce que j'ai resolu pour moi. Quant a +ton frere, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m'est +venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme. + + +- Elise - + +Au seigneur Anselme ? + + +- Harpagon - + +Oui, Un homme mur, prudent et sage, qui n'a pas plus de cinquante ans, +et dont on vante les grands biens. + + +- Elise - + + (faisant une reverence.) + +Je ne veux point me marier, mon pere, s'il vous plait. + + +- Harpagon - + + (contrefaisant Elise.) + +Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s'il +vous plait. + + +- Elise - + + (faisant encore la reverence.) + +Je vous demande pardon, mon pere. + + +- Harpagon - + + (contrefaisant Elise.) + +Je vous demande pardon, ma fille. + + +- Elise - + +Je suis tres humble servante au seigneur Anselme ; mais, + + (Faisant encore la reverence.) + +avec votre permission, je ne l'epouserai point. + + +- Harpagon - + +Je suis votre tres humble valet ; mais, + + (Contrefaisant Elise.) + +avec votre permission, vous l'epouserez des ce soir. + + +- Elise - + +Des ce soir ? + + +- Harpagon - + +Des ce soir. + + +- Elise - + + (faisant encore la reverence.) + +Cela ne sera pas, mon pere. + + +- Harpagon - + + (contrefaisant encore Elise.) + +Cela sera, ma fille. + + +- Elise - + +Non. + + +- Harpagon - + +Si. + + +- Elise - + +Non, vous dis-je. + + +- Harpagon - + +Si, vous dis-je. + + +- Elise - + +C'est une chose ou vous ne me reduirez point. + + +- Harpagon - + +C'est une chose ou je te reduirai. + + +- Elise - + +Je me tuerai plutot que d'epouser un tel mari. + + +- Harpagon - + +Tu ne te tueras point, et tu l'epouseras. Mais voyez quelle audace ! +A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte a son pere ? + + +- Elise - + +Mais a-t-on jamais vu un pere marier sa fille de la sorte ? + + +- Harpagon - + +C'est un parti ou il n'y a rien a redire ! et je gage que tout le monde +approuvera mon choix. + + +- Elise - + +Et moi, je gage qu'il ne saurait etre approuve d'aucune personne +raisonnable. + + +- Harpagon - + + (apercevant Valere de loin.) + +Voila Valere. Veux-tu qu'entre nous deux nous le fassions juge de +cette affaire ? + + +- Elise - + +J'y consens. + + +- Harpagon - + +Te rendras-tu a son jugement ? + + +- Elise - + +Oui. J'en passerai par ce qu'il dira. + + +- Harpagon - + +Voila qui est fait. + + +----------- + +Scene VII. - Valere, Harpagon, Elise. + + + +- Harpagon - + +Ici, Valere. Nous t'avons elu pour nous dire qui a raison de ma fille +ou de moi. + + +- Valere - + +C'est vous, monsieur, sans contredit. + + +- Harpagon - + +Sais-tu bien de quoi nous parlons ? + + +- Valere - + +Non ; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous etes toute raison. + + +- Harpagon - + +Je veux ce soir lui donner pour epoux un homme aussi riche que sage ; +et la coquine me dit au nez qu'elle se moque de le prendre. Que +dis-tu de cela ? + + +- Valere - + +Ce que j'en dis ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Valere - + +He ! he ! + + +- Harpagon - + +Quoi ! + + +- Valere - + +Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment ; et vous ne +pouvez pas que vous n'ayez raison (6). mais aussi n'a-t-elle pas tort +tout a fait, et... + + +- Harpagon - + +Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considerable ; c'est un +gentilhomme qui est noble, doux, pose, sage et fort accommode, et +auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle +mieux rencontrer ? + + +- Valere - + +Cela est vrai. Mais elle pourrait vous dire que c'est un peu +precipiter les choses, et qu'il faudrait au moins quelque temps pour +voir si son inclination pourra s'accommoder avec... + + +- Harpagon - + +C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici +un avantage qu'ailleurs je ne trouverais pas ; et il s'engage a la +prendre sans dot. + + +- Valere - + +Sans dot ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Valere - + +Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voila une raison tout a fait +convaincante ; il se faut rendre a cela. + + +- Harpagon - + +C'est pour moi une epargne considerable. + + +- Valere - + +Assurement ; cela ne recoit point de contradiction. Il est vrai que +votre fille vous peut representer que le mariage est une plus grande +affaire qu'on ne peut croire ; qu'il y va d'etre heureux ou malheureux +toute sa vie ; et qu'un engagement qui doit durer jusqu'a la mort ne se +doit jamais faire qu'avec de grandes precautions. + + +- Harpagon - + +Sans dot ! + + +- Valere - + +Vous avez raison ! voila qui decide tout ; cela s'entend. Il y a des +gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occasions l'inclination +d'une fille est une chose, sans doute, ou l'on doit avoir de l'egard ; +et que cette grande inegalite d'age, d'humeur et de sentiments, rend +un mariage sujet a des accidents facheux. + + +- Harpagon - + +Sans dot ! + + +- Valere - + +Ah ! il n'y a pas de replique a cela ; on le sait bien ! Qui diantre +peut aller la contre ? Ce n'est pas qu'il n'y ait quantite de peres +qui aimeraient mieux menager la satisfaction de leurs filles que +l'argent qu'ils pourraient donner ; qui ne les voudraient point +sacrifier a l'interet, et chercheraient, plus que toute autre chose, a +mettre dans un mariage cette douce conformite qui sans cesse y +maintient l'honneur, la tranquillite et la joie ; et que... + + +- Harpagon - + +Sans dot ! + + +- Valere - + +Il est vrai ; cela ferme la bouche a tout. Sans dot ! Le moyen de +resister a une raison comme celle-la ! + + +- Harpagon - + + (a part, regardant du cote le jardin.) + +Ouais ! Il me semble que j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point +qu'on en voudrait a mon argent ? + + (A Valere.) + +Ne bougez, je reviens tout a l'heure. + + +----------- + +Scene VIII. - Elise, Valere. + + + +- Elise - + +Vous moquez-vous, Valere, de lui parler comme vous faites ? + + +- Valere - + +C'est pour ne point l'aigrir, et pour en venir mieux a bout. Heurter +de front ses sentiments est le moyen de tout gater ; et il y a de +certains esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant ; des +temperaments ennemis de toute resistance ; des naturels retifs, que la +verite fait cabrer, qui toujours se raidissent contre le droit chemin +de la raison, et qu'on ne mene qu'en tournant ou l'on veut les +conduire. Faites semblant de consentir a ce qu'il veut, vous en +viendrez mieux a vos fins, et... + + +- Elise - + +Mais ce mariage, Valere ! + + +- Valere - + +On cherchera des biais pour le rompre. + + +- Elise - + +Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir ? + + +- Valere - + +Il faut demander un delai, et feindre quelque maladie. + + +- Elise - + +Mais on decouvrira la feinte, si l'on appelle des medecins. + + +- Valere - + +Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils quelque chose ? Allez, allez, +vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous +trouveront des raisons pour vous dire d'ou cela vient. + + +----------- + +Scene IX. - Harpagon, Valere, Elise. + + + +- Harpagon - + + (a part, dans le fond du theatre.) + +Ce n'est rien, Dieu merci. + + +- Valere - + + (sans voir Harpagon.) + +Enfin notre dernier recours, c'est que la fuite nous peut mettre a +couvert de tout ; et, si votre amour, belle Elise, est capable d'une +fermete... + + (Apercevant Harpagon.) + +Oui, il faut qu'une fille obeisse a son pere. Il ne faut point qu'elle +regarde comme un mari est fait ; et lorsque la grande raison de "sans +dot" s'y rencontre, elle doit etre prete a prendre tout ce qu'on lui +donne. + + +- Harpagon - + +Bon : voila bien parle, cela ! + + +- Valere - + +Monsieur, je vous demande pardon si je m'emporte un peu, et prends la +hardiesse de lui parler comme je fais. + + +- Harpagon - + +Comment ! j'en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un +pouvoir absolu. + + (A Elise.) + +Oui, tu as beau fuir, je lui donne l'autorite que le ciel me donne sur +toi, et j'entends que tu fasses tout ce qu'il te dira. + + +- Valere - + + (A Elise.) + +Apres cela, resistez a mes remontrances. + + +----------- + +Scene X. - Harpagon, Valere. + + + +- Valere - + +Monsieur, je vais la suivre, pour continuer les lecons que je lui +faisais. + + +- Harpagon - + +Oui, tu m'obligeras. Certes... + + +- Valere - + +Il est bon de lui tenir un peu la bride haute. + + +- Harpagon - + +Cela est vrai. Il faut... + + +- Valere - + +Ne vous mettez pas en peine, je crois que j'en viendrai a bout. + + +- Harpagon - + +Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout +a l'heure. + + +- Valere - + + (adressant la parole a Elise, en s'en allant du cote + par ou elle est sortie.) + +Oui, l'argent est plus precieux que toutes les choses du monde, et +vous devez rendre grace au ciel de l'honnete homme de pere qu'il vous +a donne. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de +prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout +est renferme la-dedans ; et "sans dot" tient lieu de beaute, de +jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse, et de probite. + + +- Harpagon - + +Ah ! le brave garcon ! Voila parle comme un oracle. Heureux qui peut +avoir un domestique de la sorte ! + + + +ACTE SECOND. +------------ + + + +Scene premiere. - Cleante, La Fleche. + + + +- Cleante - + +Ah ! traitre que tu es ! ou t'es-tu donc alle fourrer ? Ne t'avais-je +pas donne ordre... ? + + +- La Fleche - + +Oui, Monsieur ; et je m'etais rendu ici pour vous attendre de pied +ferme : mais monsieur votre pere, le plus malgracieux des hommes, m'a +chasse dehors malgre moi, et j'ai couru le risque d'etre battu. + + +- Cleante - + +Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et, +depuis que je t'ai vu, j'ai decouvert que mon pere est mon rival. + + +- La Fleche - + +Votre pere amoureux ? + + +- Cleante - + +Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde a lui cacher le trouble ou +cette nouvelle m'a mis. + + +- La Fleche - + +Lui, se meler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se moque-t-il du +monde ? Et l'amour a-t-il ete fait pour des gens batis comme lui ? + + +- Cleante - + +Il a fallu, pour mes peches, que cette passion lui soit venue en tete. + + +- La Fleche - + +Mais par quelle raison lui faire un mystere de votre amour ? + + +- Cleante - + +Pour lui donner moins de soupcon, et me conserver, au besoin, des +ouvertures plus aisees pour detourner ce mariage. Quelle reponse +t'a-t-on faite ? + + +- La Fleche - + +Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut +essuyer d'etranges choses, lorsqu'on en est reduit a passer, comme +vous, par les mains des fesse-matthieux (7). + + +- Cleante - + +L'affaire ne se fera point ? + + +- La Fleche - + +Pardonnez-moi. Notre maitre Simon, le courtier qu'on nous a donne, +homme agissant et plein de zele, dit qu'il a fait rage pour vous, et +il assure que votre seule physionomie lui a gagne le coeur. + + +- Cleante - + +J'aurai les quinze mille francs que je demande ? + + +- La Fleche - + +Oui ; mais a quelques petites conditions qu'il faudra que vous +acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent. + + +- Cleante - + +T'a-t-il fait parler a celui qui doit preter l'argent ? + + +- La Fleche - + +Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de +soin a se cacher que vous ; et ce sont des mysteres bien plus grands +que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom ; et l'on +doit aujourd'hui l'aboucher avec vous dans une maison empruntee, pour +etre instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et +je ne doute point que le seul nom de votre pere ne rende les choses +faciles. + + +- Cleante - + +Et principalement notre mere etant morte, dont on ne peut m'oter le +bien. + + +- La Fleche - + +Voici quelques articles qu'il a dictes lui-meme a notre entremetteur, +pour vous etre montres avant que de rien faire : + + "Suppose que le preteur voie toutes ses suretes, et que + l'emprunteur soit majeur et d'une famille ou le bien soit + ample, solide, assure, clair, et net de tout embarras, on + fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, + le plus honnete homme qu'il se pourra, et qui, pour cet + effet sera choisi par le preteur, auquel il importe le + plus que l'acte soit dument dresse." + + +- Cleante - + +Il n'y a rien a dire a cela. + + +- La Fleche - + + "Le preteur, pour ne charger Sa conscience d'aucun scrupule, + pretend ne donner son argent qu'au denier dix-huit. (8)" + + +- Cleante - + +Au denier dix-huit ? Parbleu, voila qui est honnete ! Il n'y a pas +lieu de se plaindre. + + +- La Fleche - + +Cela est vrai. + + "Mais, comme ledit preteur n'a pas chez lui la somme dont il + est question, et que, pour faire plaisir a l'emprunteur il + est contraint lui-meme de l'emprunter d'un autre sur le pied + du denier cinq (9), il conviendra que ledit premier emprunteur + paye cet interet, sans prejudice du reste, attendu que ce + n'est que pour l'obliger que ledit preteur s'engage a cet + emprunt." + + +- Cleante - + +Comment diable ! Quel Juif, quel Arabe est-ce la ? C'est plus qu'au +denier quatre (10). + + +- La Fleche - + +Il est vrai ; c'est ce que j'ai dit. Vous avez a voir la-dessus. + + +- Cleante - + +Que veux-tu que je voie ? J'ai besoin d'argent, et il faut bien que je +consente a tout. + + +- La Fleche - + +C'est la reponse que j'ai faite. + + +- Cleante - + +Il y a encore quelque chose ? + + +- La Fleche - + +Ce n'est plus qu'un petit article. + + "Des quinze mille francs qu'on demande, le preteur ne + pourra compter en argent que douze mille livres ; et, + pour les mille ecus restants, il faudra que l'emprunteur + prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s'ensuit le + memoire, et que ledit preteur a mis, de bonne foi, au + plus modique prix qu'il lui a ete possible." + + +- Cleante - + +Que veut dire cela ? + + +- La Fleche - + +Ecoutez le memoire : + + "Premierement, un lit de quatre pieds a bandes de point + de Hongrie, appliquees fort proprement sur un drap de + couleur d'olive, avec six chaises et la courte-pointe + de meme : le tout bien conditionne, et double d'un petit + taffetas changeant rouge et bleu. + Plus, un pavillon a queue, d'une bonne serge d'Aumale + rose seche, avec le mollet et les franges de soie." + + +- Cleante - + +Que veut-il que je fasse de cela ? + + +- La Fleche - + +Attendez. + + "Plus une tenture de tapisserie des Amours de Gombaud + et de Macee. + Plus, une grande table de bois de noyer, a douze colonnes + ou piliers tournes, qui se tire par les deux bouts, et + garnie par le dessous de ses six escabelles." + + +- Cleante - + +Qu'ai-je affaire, morbleu... ? + + +- La Fleche - + +Donnez-vous patience. + + "Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle, + avec les trois fourchettes assortissantes (11). + Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois + recipients, fort utiles a ceux qui sont curieux de + distiller." + + +- Cleante - + +J'enrage ! + + +- La Fleche - + +Doucement. + + "Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, + ou peu s'en faut. + Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l'oie, + renouvele des Grecs, fort propres a passer le temps + lorsque l'on n'a que faire. + Plus, une peau d'un lezard de trois pieds et demi, remplie + de foin ; curiosite agreable pour pendre au plancher d'une + chambre. + Le tout, ci-dessus mentionne, valant loyalement plus de + quatre mille cinq cents livres, et rabaisse a la valeur + de mille ecus par la discretion du preteur." + + +- Cleante - + +Que la peste l'etouffe avec sa discretion, le traitre, le bourreau +qu'il est ! A-t-on jamais parle d'une usure semblable, et n'est-il +pas content du furieux interet qu'il exige, sans vouloir encore +m'obliger a prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu'il +ramasse ? Je n'aurai pas deux cents ecus de tout cela ; et cependant +il faut bien me resoudre a consentir a ce qu'il veut : car il est en +etat de me faire tout accepter, et il me tient, le scelerat, le +poignard sur la gorge. + + +- La Fleche - + +Je vous vois, Monsieur, ne vous en deplaise, dans le grand chemin +justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent d'avance, +achetant cher, vendant a bon marche et mangeant son ble en herbe. + + +- Cleante - + +Que veux-tu que j'y fasse ? Voila ou les jeunes gens sont reduits par +la maudite avarice des peres ; et on s'etonne, apres cela, que les +fils souhaitent qu'ils meurent ! + + +- La Fleche - + +Il faut convenir que le votre animerait contre sa vilenie le plus pose +homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations fort +patibulaires ; et, parmi mes confreres que je vois se meler de +beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon epingle du +jeu, et me demeler prudemment de toutes les galanteries qui sentent +tant soit peu l'echelle ; mais, a vous dire vrai, il me donnerait, par +ses procedes, des tentations de le voler ; et je croirais, en le +volant, faire une action meritoire. + + +- Cleante - + +Donne-moi un peu ce memoire, que je le voie encore. + + +----------- + +Scene II. - Harpagon, Maitre Simon ; Cleante et La Fleche dans le fond + du theatre. + + + +- Maitre Simon - + +Oui, Monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'argent ; ses +affaires le pressent d'en trouver, et il en passera par tout ce que +vous en prescrirez. + + +- Harpagon - + +Mais croyez-vous, maitre Simon, qu'il n'y ait rien a pericliter ? et +savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous +parlez ? + + +- Maitre Simon - + +Non. Je ne puis pas bien vous en instruire a fond ; et ce n'est que par +aventure que l'on m'a adresse a lui ; mais vous serez de toutes choses +eclairci par lui-meme, et son homme m'a assure que vous serez content +quand vous le connaitrez. Tout ce que je saurais vous dire, c'est que +sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mere deja, et qu'il +s'obligera, si vous voulez, que son pere mourra avant qu'il soit huit +mois. + + +- Harpagon - + +C'est quelque chose que cela. La charite, maitre Simon, nous oblige a +faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons. + + +- Maitre Simon - + +Cela s'entend. + + +- La Fleche - + + (bas, a Cleante, reconnaissant maitre Simon.) + +Que veut dire ceci ? Notre maitre Simon qui parle a votre pere ! + + +- Cleante - + + (bas, a La Fleche.) + +Lui aurait-on appris qui je suis ? et serais-tu pour nous trahir ? + + +- Maitre Simon - + + (a Cleante et a La Fleche.) + +Ah ! ah ! vous etes bien presses ! Qui vous a dit que c'etait ceans ? + + (A Harpagon.) + +Ce n'est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai decouvert votre nom +et votre logis ; mais, a mon avis, il n'y a pas grand mal a cela : ce +sont des personnes discretes, et vous pouvez ici vous expliquer +ensemble. + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Maitre Simon - + + (montrant Cleante.) + +Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille +livres dont je vous ai parle. + + +- Harpagon - + +Comment, pendard ! c'est toi qui t'abandonnes a ces coupables +extremites ! + + +- Cleante - + +Comment ! mon pere, c'est vous qui vous portez a ces honteuses actions ! + + (Maitre Simon s'enfuit, et La Fleche va se cacher.) + + +----------- + +Scene III. - Harpagon, Cleante. + + + +- Harpagon - + +C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables ! + + +- Cleante - + +C'est vous qui cherchez a vous enrichir par des usures si criminelles ! + + +- Harpagon - + +Oses-tu bien, apres cela, paraitre devant moi ? + + +- Cleante - + +Osez-vous bien, apres cela, vous presenter aux yeux du monde ? + + +- Harpagon - + +N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir a ces debauches-la, de te +precipiter dans des depenses effroyables, et de faire une honteuse +dissipation du bien que tes parents t'ont amasse avec tant de sueurs ? + + +- Cleante - + +Ne rougissez-vous point de deshonorer votre condition par les +commerces que vous faites ; de sacrifier gloire et reputation au desir +insatiable d'entasser ecu sur ecu, et de rencherir, en fait +d'interets, sur les plus infames subtilites qu'aient jamais inventees +les plus celebres usuriers ? + + +- Harpagon - + +Ote-toi de mes yeux, coquin ! ote-toi de mes yeux ! + + +- Cleante - + +Qui est plus criminel, a votre avis, ou celui qui achete un argent +dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a que +faire ? + + +- Harpagon - + +Retire-toi, te dis-je, et ne m'echauffe pas les oreilles. + + (Seul.) + +Je ne suis pas fache de cette aventure ; et ce m'est un avis de tenir +l'oeil plus que jamais sur toutes ses actions. + + +----------- + +Scene IV. - Frosine, Harpagon. + + + +- Frosine - + +Monsieur... + + +- Harpagon - + +Attendez un moment ; Je vais revenir vous parler. + + (A part.) + +Il est a propos que je fasse un petit tour a mon argent. + + +----------- + +Scene V. - La Fleche, Frosine. + + + +- La Fleche - + + (sans voir Frosine.) + +L'aventure est tout a fait drole ! Il faut bien qu'il ait quelque part +un ample magasin de hardes, car nous n'avons rien reconnu au memoire +que nous avons. + + +- Frosine - + +He ! c'est toi, mon pauvre la Fleche ! D'ou vient cette rencontre ? + + +- La Fleche - + +Ah ! ah ! c'est toi, Frosine ! Que viens-tu faire ici ? + + +- Frosine - + +Ce que je fais partout ailleurs : m'entremettre d'affaires, me rendre +serviable aux gens, et profiter, du mieux qu'il m'est possible, des +petits talents que je puis avoir. Tu sais que dans ce monde, il faut +vivre d'adresse, et qu'aux personnes comme moi le ciel n'a donne +d'autres rentes que l'intrigue et que l'industrie. + + +- La Fleche - + +As-tu quelque negoce avec le patron du logis ? + + +- Frosine - + +Oui, je traite pour lui quelque petite affaire dont j'espere +recompense. + + +- La Fleche - + +De lui ? Ah ! ma foi, tu seras bien fine si tu en tires quelque chose, +et je te donne avis que l'argent ceans est fort cher. + + +- Frosine - + +Il y a de certains services qui touchent merveilleusement. + + +- La Fleche - + +Je suis votre valet ; et tu ne connais pas encore le seigneur +Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains l'humain le +moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus +serre. Il n'est point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu'a +lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l'estime, de la +bienveillance en paroles, et de l'amitie, tant qu'il vous plaira ; +mais de l'argent, point d'affaires. Il n'est rien de plus sec et de +plus aride que ses bonnes graces et ses caresses ; et "donner" est un +mot pour qui il a tant d'aversion, qu'il ne dit jamais, "Je vous +donne", mais "Je vous prete le bonjour". + + +- Frosine - + +Mon Dieu ! je sais l'art de traire les hommes ; j'ai le secret de +m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs coeurs, de trouver les +endroits par ou ils sont sensibles. + + +- La Fleche - + +Bagatelles ici. Je te defie d'attendrir du cote de l'argent l'homme +dont il est question. Il est Turc la-dessus, mais d'une turquerie a +desesperer tout le monde ; et l'on pourrait crever, qu'il n'en +branlerait pas. En un mot, il aime l'argent plus que reputation, +qu'honneur, et que vertu ; et la vue d'un demandeur lui donne des +convulsions : c'est le frapper par son endroit mortel, c'est lui +percer le coeur, c'est lui arracher les entrailles ; et si... Mais il +revient : je me retire. + + +----------- + +Scene VI. - Harpagon, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (bas.) + +Tout va comme il faut. + + (Haut.) + +He bien ! qu'est-ce, Frosine ? + + +- Frosine - + +Ah ! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez la un +vrai visage de sante ! + + +- Harpagon - + +Qui ? moi ? + + +- Frosine - + +Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard. + + +- Harpagon - + +Tout de bon ? + + +- Frosine - + +Comment ! vous n'avez de votre vie ete si jeune que vous etes ; et je +vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous. + + +- Harpagon - + +Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptes. + + +- Frosine - + +Eh bien, qu'est-ce que cela, soixante ans ? Voila bien de quoi ! C'est +la fleur de l'age, cela, et vous entrez maintenant dans la belle +saison de l'homme. + + +- Harpagon - + +Il est vrai ; mais vingt annees de moins, pourtant, ne me feraient +point de mal, que je crois. + + +- Frosine - + +Vous moquez-vous ? Vous n'avez pas besoin de cela, et vous etes d'une +pate a vivre jusques a cent ans. + + +- Harpagon - + +Tu le crois ? + + +- Frosine - + +Assurement. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! +que voila bien la, entre vos deux yeux, un signe de longue vie ! + + +- Harpagon - + +Tu te connais a cela ? + + +- Frosine - + +Sans doute. Montrez-moi votre main. Mon Dieu, quelle ligne de vie ! + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Frosine - + +Ne voyez-vous pas jusqu'ou va cette ligne-la ? + + +- Harpagon - + +Eh bien ! qu'est-ce que cela veut dire ? + + +- Frosine - + +Par ma foi, je disais cent ans ; mais vous passerez les six-vingts. + + +- Harpagon - + +Est-il possible ? + + +- Frosine - + +II faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos +enfants, et les enfants de vos enfants. + + +- Harpagon - + +Tant mieux ! Comment va notre affaire ? + + +- Frosine - + +Faut-il le demander ? et me voit-on meler de rien dont je ne vienne a +bout ? J'ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il +n'est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le +moyen d'accoupler ; et je crois, si je me l'etais mis en tete, que je +marierais le Grand Turc avec la Republique de Venise. Il n'y avait +pas, sans doute, de si grandes difficultes a cette affaire-ci. Comme +j'ai commerce chez elles, je les ai a fond l'une et l'autre +entretenues de vous ; et j'ai dit a la mere le dessein que vous aviez +concu pour Mariane, a la voir passer dans la rue et prendre l'air a sa +fenetre. + + +- Harpagon - + +Qui a fait reponse... + + +- Frosine - + +Elle a recu la proposition avec joie ; et quand je lui ai temoigne que +vous souhaitiez fort que sa fille assistat ce soir au contrat de +mariage qui se doit faire de la votre, elle y a consenti sans peine, +et me l'a confiee pour cela. + + +- Harpagon - + +C'est que je suis oblige, Frosine, de donner a souper au seigneur +Anselme ; et je serai bien aise qu'elle soit du regal. + + +- Frosine - + +Vous avez raison. Elle doit, apres diner, rendre visite a votre fille, +d'ou elle fait son compte d'aller faire un tour a la foire, pour venir +ensuite au souper. + + +- Harpagon - + +Eh bien, elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur preterai. + + +- Frosine - + +Voila justement son affaire. + + +- Harpagon - + +Mais, Frosine, as-tu entretenu la mere touchant le bien qu'elle peut +donner a sa fille ? Lui as-tu dit qu'il fallait qu'elle s'aidat un +peu, qu'elle fit quelque effort, qu'elle se saignat pour une occasion +comme celle-ci ? Car encore n'epouse-t-on point une fille sans qu'elle +apporte quelque chose. + + +- Frosine - + +Comment ! C'est une fille qui vous apportera douze mille livres de +rente. + + +- Harpagon - + +Douze mille livres de rente ? + + +- Frosine - + +Oui. Premierement, elle est nourrie et elevee dans une grande epargne +de bouche. C'est une fille accoutumee a vivre de salade, de lait, de +fromage et de pommes, et a laquelle, par consequent, il ne faudra ni +table bien servie, ni consommes exquis, ni orges mondes perpetuels, ni +les autres delicatesses qu'il faudrait pour une autre femme ; et cela +ne va pas a si peu de chose, qu'il ne monte bien, tous les ans, a +trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n'est curieuse que +d'une proprete fort simple, et n'aime point les superbes habits, ni +les riches bijoux, ni les meubles somptueux, ou donnent ses pareilles +avec tant de chaleur ; et cet article-la vaut plus de quatre mille +livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce +qui n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui ; et j'en sais une de +nos quartiers qui a perdu, a trente et quarante, vingt mille francs +cette annee. Mais n'en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au +jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf +mille livres, et mille ecus que nous mettons pour la nourriture: ne +voila-t-il pas par annee vos douze mille francs bien comptes ? + + +- Harpagon - + +Oui ; cela n'est pas mal ; mais ce compte-la n'est rien de reel. + + +- Frosine - + +Pardonnez-moi. N'est-ce pas quelque chose de reel que de vous apporter +en mariage une grande sobriete, l'heritage d'un grand amour de +simplicite de parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour +le jeu ? + + +- Harpagon - + +C'est une raillerie que de vouloir me constituer sa dot de toutes les +depenses qu'elle ne fera point. Je n'irai point donner quittance de ce +que je ne recois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose. + + +- Frosine - + +Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m'ont parle d'un certain +pays ou elles ont du bien, dont vous serez le maitre. + + +- Harpagon - + +Il faudra voir cela. Mais Frosine, il y a encore une chose qui +m'inquiete. La fille est jeune, comme tu vois, et les jeunes gens, +d'ordinaire, n'aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur +compagnie : j'ai peur qu'un homme de mon age ne soit pas de son gout, +et que cela ne vienne a produire chez moi certains petits desordres +qui ne m'accommoderaient pas. + + +- Frosine - + +Ah ! que vous la connaissez mal ! C'est encore une particularite que +j'avais a vous dire. Elle a une aversion epouvantable pour tous les +jeunes gens, et n'a de l'amour que pour les vieillards. + + +- Harpagon - + +Elle ? + + +- Frosine - + +Oui, elle. Je voudrais que vous l'eussiez entendue parler la-dessus. +Elle ne peut souffrir du tout la vue d'un jeune homme ; mais elle +n'est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu'elle peut voir un beau +vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle +les plus charmants ; et je vous avertis de n'aller pas vous faire plus +jeune que vous etes. Elle veut tout au moins qu'on soit sexagenaire ; +et il n'y a pas quatre mois encore qu'etant prete d'etre mariee, elle +rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu'il +n'avait que cinquante-six ans, et qu'il ne prit point de lunettes pour +signer le contrat. + + +- Harpagon - + +Sur cela seulement ? + + +- Frosine - + +Oui. Elle dit que ce n'est pas contentement pour elle que +cinquante-six ans ; et surtout elle est pour les nez qui portent des +lunettes. + + +- Harpagon - + +Certes, tu me dis la une chose toute nouvelle. + + +- Frosine - + +Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre +quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce +soit ? Des Adonis, des Cephales, des Paris, et des Apollons ? Non : de +beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon +pere Anchise, sur les epaules de son fils. + + +- Harpagon - + +Cela est admirable. Voila ce que je n'aurais jamais pense, et je suis +bien aise d'apprendre qu'elle est de cette humeur. En effet, si +j'avais ete femme, je n'aurais point aime les jeunes hommes. + + +- Frosine - + +Je le crois bien. Voila de belles drogues que des jeunes gens, pour +les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour +donner envie de leur peau ! et je voudrais bien savoir quel ragout il +y a a eux ! + + +- Harpagon - + +Pour moi, je n'y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a +des femmes qui les aiment tant. + + +- Frosine - + +Il faut etre folle fieffee. Trouver la jeunesse aimable, est-ce avoir +le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins, et peut-on +s'attacher a ces animaux-la ? + + +- Harpagon - + +C'est ce que je dis tous les jours : avec leur ton de poule laitee, et +leurs trois petits brins de barbe releves en barbe de chat, leurs +perruques d'etoupes, leurs hauts-de-chausses tombants et leurs +estomacs debrailles ! + + +- Frosine - + +He ! cela est bien bati, aupres d'une personne comme vous ! Voila un +homme, cela ; il y a la de quoi satisfaire a la vue, et c'est ainsi +qu'il faut etre fait et vetu pour donner de l'amour. + + +- Harpagon - + +Tu me trouves bien ? + + +- Frosine - + +Comment ! vous etes a ravir, et votre figure est a peindre. +Tournez-vous un peu, s'il vous plait. Il ne se peut pas mieux. Que je +vous voie marcher. Voila un corps taille, libre, et degage comme il +faut, et qui ne marque aucune incommodite. + + +- Harpagon - + +Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n'y a que ma fluxion qui me +prend de temps en temps. + + +- Frosine - + +Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez +grace a tousser. + + +- Harpagon - + +Dis-moi un peu : Mariane ne m'a-t-elle point encore vu ? N'a-t-elle +point pris garde a moi en passant ? + + +- Frosine - + +Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait +un portrait de votre personne, et je n'ai pas manque de lui vanter +votre merite et l'avantage que ce lui serait d'avoir un mari comme +vous. + + +- Harpagon - + +Tu as bien fait, et je t'en remercie. + + +- Frosine - + +J'aurais, monsieur, une petite priere a vous faire. J'ai un proces +que je suis sur le point de perdre, faute d'un peu d'argent ; + + (Harpagon prend un air serieux.) + +et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce proces si vous +aviez quelque bonte pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir +qu'elle aura de vous voir. + + (Harpagon reprend un air gai.) + +Ah ! que vous lui plairez, et que votre fraise a l'antique fera sur +son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmee de +votre haut-de-chausses attache au pourpoint avec des aiguillettes. +C'est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguillete sera pour +elle un ragout merveilleux. + + +- Harpagon - + +Certes, tu me ravis de me dire cela. + + +- Frosine - + +En verite, Monsieur, ce proces m'est d'une consequence tout a fait +grande. + + (Harpagon reprend son air serieux.) + +Je suis ruinee si je le perds, et quelque petite assistance me +retablirait mes affaires... Je voudrais que vous eussiez vu le +ravissement ou elle etait a m'entendre parler de vous. + + (Harpagon reprend son air gai.) + +La joie eclatait dans ses yeux au recit de vos qualites, et je l'ai +mise enfin dans une impatience extreme de voir ce mariage entierement +conclu. + + +- Harpagon - + +Tu m'as fait grand plaisir, Frosine ; et je t'en ai, je te l'avoue, +toutes les obligations du monde. + + +- Frosine - + +Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous +demande. + + (Harpagon reprend encore un air serieux.) + +Cela me remettra sur pied, et je vous en serai eternellement obligee. + + +- Harpagon - + +Adieu, je vais achever mes depeches. + + +- Frosine - + +Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans +un plus grand besoin. + + +- Harpagon - + +Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout pret pour vous mener a la +foire. + + +- Frosine - + +Je ne vous importunerais pas si je ne m'y voyais forcee par la +necessite. + + +- Harpagon - + +Et j'aurai soin qu'on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire +malades. + + +- Frosine - + +Ne me refusez pas la grace dont je vous sollicite. Vous ne sauriez +croire, Monsieur, le plaisir que... + + +- Harpagon - + +Je m'en vais. Voila qu'on m'appelle. Jusqu'a tantot. + + +- Frosine - + + (seule.) + +Que la fievre te serre, chien de vilain, a tous les diables ! Le ladre +a ete ferme a toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant +quitter la negociation ; et j'ai l'autre cote, en tout cas, d'ou je +suis assuree de tirer bonne recompense. + + + +ACTE TROISIEME. +--------------- + + + +Scene premiere. - Harpagon, Cleante, Elise, Valere, Dame Claude, + tenant un balai ; Maitre Jacques, La Merluche, + Brindavoine. + + + +- Harpagon - + +Allons, venez ca tous, que je vous distribue mes ordres pour tantot et +regle a chacun son emploi. Approchez, dame Claude ; commencons par +vous. Bon, vous voila les armes a la main. Je vous commets au soin de +nettoyer partout ; et surtout prenez garde de ne point frotter les +meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, +pendant le souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s'il s'en +ecarte quelqu'une, et qu'il se casse quelque chose, je m'en prendrai a +vous et le rabattrai sur vos gages. + + +- Maitre Jacques - + + (a part.) + +Chatiment politique. + + +- Harpagon - + + (a Dame Claude.) + +Allez. + + +----------- + +Scene II. - Harpagon, Cleante, Elise, Valere, Maitre Jacques, + Brindavoine, La Merluche. + + + +- Harpagon - + +Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous etablis dans la +charge de rincer les verres et de donner a boire, mais seulement +lorsque l'on aura soif, et non pas selon la coutume de certains +impertinents de laquais, qui viennent provoquer les gens, et les faire +aviser de boire lorsqu'on n'y songe pas. Attendez qu'on vous en +demande plus d'une fois, et vous ressouvenez de porter toujours +beaucoup d'eau. + + +- Maitre Jacques - + + (a part.) + +Oui. Le vin pur monte a la tete. + + +- La Merluche - + +Quitterons-nous nos souquenilles, monsieur ? + + +- Harpagon - + +Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gater vos +habits. + + +- Brindavoine - + +Vous savez bien, Monsieur, qu'un des devants de mon pourpoint est +couvert d'une grande tache de l'huile de la lampe. + + +- La Merluche - + +Et, moi, Monsieur, que j'ai mon haut-de-chausses tout troue +par-derriere, et qu'on me voit, reverence parler... + + +- Harpagon - + + (a la Merluche.) + +Paix ! Rangez cela adroitement du cote de la muraille, et presentez +toujours le devant au monde. + + (A Brindavoine, en lui montrant comment il doit mettre + son chapeau au-devant de son pourpoint, pour cacher + la tache d'huile.) + +Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous +servirez. + + +----------- + +Scene III. - Harpagon, Cleante, Elise, Valere, Maitre Jacques. + + + +- Harpagon - + +Pour vous, ma fille, vous aurez l'oeil sur ce que l'on desservira, et +prendrez garde qu'il ne s'en fasse aucun degat : cela sied bien aux +filles. Mais cependant preparez-vous a bien recevoir ma maitresse, qui +vous doit venir visiter et vous mener avec elle a la foire. +Entendez-vous ce que je vous dis ? + + +- Elise - + +Oui, mon pere. + + +- Harpagon - + +Oui, nigaude. + + +----------- + +Scene IV. - Harpagon, Cleante, Valere, Maitre Jacques. + + + +- Harpagon - + +Et vous, mon fils le damoiseau, a qui j'ai la bonte de pardonner +l'histoire de tantot, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire +mauvais visage. + + +- Cleante - + +Moi, mon pere ? mauvais visage ! Et par quelle raison ? + + +- Harpagon - + +Mon Dieu, nous savons le train des enfants dont les peres se +remarient, et de quel oeil ils ont coutume de regarder ce qu'on +appelle belle-mere ; mais si vous souhaitez que je perde le souvenir de +votre derniere fredaine, je vous recommande surtout de regaler d'un +bon visage cette personne-la, et de lui faire enfin tout le meilleur +accueil qu'il vous sera possible. + + +- Cleante - + +A vous dire le vrai, mon pere, je ne puis pas vous promettre d'etre +bien aise qu'elle devienne ma belle-mere : je mentirais si je vous le +disais ; mais pour ce qui est de la bien recevoir et de lui faire bon +visage, je vous promets de vous obeir ponctuellement sur ce chapitre. + + +- Harpagon - + +Prenez-y garde au moins. + + +- Cleante - + +Vous verrez que vous n'aurez pas sujet de vous en plaindre. + + +- Harpagon - + +Vous ferez sagement. + + +----------- + +Scene V. - Harpagon, Valere, Maitre Jacques. + + + +- Harpagon - + +Valere, aide-moi a ceci. Oh ca, maitre Jacques, approchez-vous ; je +vous ai garde pour le dernier. + + +- Maitre Jacques - + +Est-ce a votre cocher, Monsieur, ou bien a votre cuisinier, que vous +voulez parler ? car je suis l'un et l'autre. + + +- Harpagon - + +C'est a tous les deux. + + +- Maitre Jacques - + +Mais a qui des deux le premier ? + + +- Harpagon - + +Au cuisinier. + + +- Maitre Jacques - + +Attendez donc, s'il vous plait. + + (Maitre Jacques ote sa casaque de cocher, et parait vetu en cuisinier.) + + +- Harpagon - + +Quelle diantre de ceremonie est-ce la ? + + +- Maitre Jacques - + +Vous n'avez qu'a parler. + + +- Harpagon - + +Je me suis engage, maitre Jacques, a donner ce soir a souper. + + +- Maitre Jacques - + + (a part.) + +Grande merveille ! + + +- Harpagon - + +Dis-moi un peu : nous feras-tu bonne chere ? + + +- Maitre Jacques - + +Oui, Si vous me donnez bien de l'argent. + + +- Harpagon - + +Que diable, toujours de l'argent ! Il semble qu'ils n'aient autre +chose a dire : De l'argent, de l'argent, de l'argent ! Ah ! ils n'ont +que ce mot a la bouche, de l'argent ! toujours parler d'argent ! Voila +leur epee de chevet (12), de l'argent ! + + +- Valere - + +Je n'ai jamais vu de reponse plus impertinente que celle-la. Voila +une belle merveille que de faire bonne chere avec bien de l'argent ! +C'est une chose la plus aisee du monde, et il n'y a si pauvre esprit +qui n'en fit bien autant ; mais, pour agir en habile homme, il faut +parler de faire bonne chere avec peu d'argent. + + +- Maitre Jacques - + +Bonne chere avec peu d'argent ! + + +- Valere - + +Oui. + + +- Maitre Jacques - + + (a Valere.) + +Par ma foi, Monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire +voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien +vous melez-vous ceans d'etre le factotum. + + +- Harpagon - + +Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra ? + + +- Maitre Jacques - + +Voila monsieur votre intendant qui vous fera bonne chere pour peu +d'argent. + + +- Harpagon - + +Haye ! Je veux que tu me repondes. + + +- Maitre Jacques - + +Combien serez-vous de gens a table ? + + +- Harpagon - + +Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit : +quand il y a a manger pour huit, il y en a bien pour dix. + + +- Valere - + +Cela s'entend. + + +- Maitre Jacques - + +Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes... +Potages... Entrees. + + +- Harpagon - + +Que diable ! voila pour traiter toute une ville entiere. + + +- Maitre Jacques - + +Rot... + + +- Harpagon - + + (mettant la main sur la bouche de maitre Jacques.) + +Ah ! traitre, tu manges tout mon bien. + + +- Maitre Jacques - + +Entremets... + + +- Harpagon - + + (mettant encore la main sur la bouche de maitre Jacques.) + +Encore ? + + +- Valere - + + (a maitre Jacques.) + +Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et Monsieur +a-t-il invite des gens pour les assassiner a force de mangeaille ? +Allez-vous-en lire un peu les preceptes de la sante, et demander aux +medecins s'il y a rien de plus prejudiciable a l'homme que de manger +avec exces. + + +- Harpagon - + +Il a raison. + + +- Valere - + +Apprenez, maitre Jacques, vous et vos pareils, que c'est un +coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes ; que pour se +bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalite +regne dans les repas qu'on donne ; et que, suivant le dire d'un ancien, +"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger" (13). + + +- Harpagon - + +Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t'embrasse pour ce +mot. Voila la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie : "Il +faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi..." Non, ce n'est +pas cela. Comment est-ce que tu dis ? + + +- Valere - + +Qu'"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger." + + +- Harpagon - + + (a maitre Jacques.) + +Oui. Entends-tu ? + + (A Valere.) + +Qui est le grand homme qui a dit cela ? + + +- Valere - + +Je ne me souviens pas maintenant de son nom. + + +- Harpagon - + +Souviens-toi de m'ecrire ces mots : je les veux faire graver en +lettres d'or sur la cheminee de ma salle. + + +- Valere - + +Je n'y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n'avez qu'a me +laisser faire : je reglerai tout cela comme il faut. + + +- Harpagon - + +Fais donc. + + +- Maitre Jacques - + +Tant mieux ! j'en aurai moins de peine. + + +- Harpagon - + + (a Valere.) + +Il faudra de ces choses dont on ne mange guere, et qui rassasient +d'abord : quelque bon haricot bien gras, avec quelque pate en pot bien +garni de marrons. + + +- Valere - + +Reposez-vous sur moi. + + +- Harpagon - + +Maintenant, maitre Jacques, il faut nettoyer mon carrosse. + + +- Maitre Jacques - + +Attendez. Ceci s'adresse au cocher. + + (Il remet sa casaque.) + +Vous dites... + + +- Harpagon - + +Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prets pour +conduire a la foire... + + +- Maitre Jacques - + +Vos chevaux, Monsieur ? Ma foi ! ils ne sont point du tout en etat de +marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litiere : les +pauvres betes n'en ont point, et ce serait fort mal parler ; mais vous +leur faites observer des jeunes si austeres, que ce ne sont plus rien +que des idees ou des fantomes, des facons de chevaux. + + +- Harpagon - + +Les voila bien malades ! ils ne font rien. + + +- Maitre Jacques - + +Et, pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger ? +Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler +beaucoup, de manger de meme. Cela me fend le coeur de les voir ainsi +extenues ; car, enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me +semble que c'est moi-meme, quand je les vois patir. Je m'ote tous les +jours pour eux les choses de la bouche, et c'est etre, Monsieur, d'un +naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitie de son prochain. + + +- Harpagon - + +Le travail ne sera pas grand d'aller jusqu'a la foire. + + +- Maitre Jacques - + +Non, je n'ai pas le courage de les mener ; et je ferais conscience de +leur donner des coups de fouet, en l'etat ou ils sont. Comment +voudriez-vous qu'ils trainassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas se +trainer eux-memes. + + +- Valere - + +Monsieur, j'obligerai le voisin le Picard a se charger de les conduire : +aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour appreter le souper. + + +- Maitre Jacques - + +Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que +sous la mienne. + + +- Valere - + +Maitre Jacques fait bien le raisonnable ! + + +- Maitre Jacques - + +Monsieur l'intendant fait bien le necessaire ! + + +- Harpagon - + +Paix ! + + +- Maitre Jacques - + +Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois que ce +qu'il en fait, que ses controles perpetuels sur le pain et le vin, le +bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et +vous faire sa cour. J'enrage de cela, et je suis fache tous les jours +d'entendre ce qu'on dit de vous : car, enfin, je me sens pour vous de +la tendresse, en depit que j'en aie ; et, apres mes chevaux, vous etes +la personne que j'aime le plus. + + +- Harpagon - + +Pourrais-je savoir de vous, maitre Jacques, ce que l'on dit de moi ? + + +- Maitre Jacques - + +Oui, monsieur, si j'etais assure que cela ne vous fachat point. + + +- Harpagon - + +Non, en aucune facon. + + +- Maitre Jacques - + +Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrais en colere. + + +- Harpagon - + +Point du tout ; au contraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien +aise d'apprendre comme on parle de moi. + + +- Maitre Jacques - + +Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se +moque partout de vous, qu'on nous jette de tous cotes cent brocards a +votre sujet, et que l'on n'est point plus ravi que de vous tenir au +cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre +lesine. L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, +ou vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de +profiter des jeunes ou vous obligez votre monde ; l'autre, que vous +avez toujours une querelle toute prete a faire a vos valets dans le +temps des etrennes ou de leur sortie d'avec vous, pour vous trouver +une raison de ne leur donner rien. Celui-la conte qu'une fois vous +fites assigner le chat d'un de vos voisins, pour vous avoir mange un +reste d'un gigot de mouton ; celui-ci, que l'on vous surprit, une +nuit, en venant derober vous-meme l'avoine de vos chevaux ; et que +votre cocher, qui etait celui d'avant moi, vous donna, dans +l'obscurite, je ne sais combien de coups de baton, dont vous ne +voulutes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? On ne +saurait aller nulle part ou l'on ne vous entende accommoder de toutes +pieces. Vous etes la fable et la risee de tout le monde ; et jamais on +ne parle de vous que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain et de +fesse-mathieu. + + +- Harpagon - + + (en battant maitre Jacques.) + +Vous etes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent. + + +- Maitre Jacques - + +Eh bien, ne l'avais-je pas devine ? Vous ne m'avez pas voulu croire. +Je vous l'avais bien dit que je vous facherais de vous dire la verite. + + +- Harpagon - + +Apprenez a parler. + + +----------- + +Scene VI. - Valere, Maitre Jacques. + + + +- Valere - + + (riant.) + +A ce que je puis voir, maitre Jacques, on paie mal votre franchise. + + +- Maitre Jacques - + +Morbleu ! Monsieur le nouveau venu, qui faites l'homme d'importance, +ce n'est pas votre affaire. Riez de vos coups de baton quand on vous +on donnera, et ne venez point rire des miens. + + +- Valere - + +Ah ! Monsieur maitre Jacques, ne vous fachez pas, je vous prie. + + +- Maitre Jacques - + + (a part.) + +II file doux. Je veux faire le brave, et, s'il est assez sot pour me +craindre, le frotter quelque peu. + + (Haut.) + +Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi, et que si +vous m'echauffez la tete, je vous ferai rire d'une autre sorte ? + + (Maitre Jacques pousse Valere jusqu'au bout du theatre + en le menacant.) + + +- Valere - + +He ! doucement. + + +- Maitre Jacques - + +Comment, doucement ? Il ne me plait pas, moi. + + +- Valere - + +De grace ! + + +- Maitre Jacques - + +Vous etes un impertinent. + + +- Valere - + +Monsieur maitre Jacques ! + + +- Maitre Jacques - + +II n'y a point de monsieur maitre Jacques pour un double (14). Si je +prends un baton, je vous rosserai d'importance. + + +- Valere - + +Comment ! un baton ? + + (Valere le fait reculer autant qu'il l'a fait.) + + +- Maitre Jacques - + +He ! je ne parle pas de cela. + + +- Valere - + +Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme a vous rosser +vous-meme ? + + +- Maitre Jacques - + +Je n'en doute pas. + + +- Valere - + +Que vous n'etes, pour tout potage, qu'un faquin de cuisinier ? + + +- Maitre Jacques - + +Je le sais bien. + + +- Valere - + +Et que vous ne me connaissez pas encore ? + + +- Maitre Jacques - + +Pardonnez-moi. + + +- Valere - + +Vous me rosserez, dites-vous ? + + +- Maitre Jacques - + +Je le disais en raillant. + + +- Valere - + +Et moi, je ne prends point de gout a votre raillerie. + + (Donnant des coups de baton a maitre Jacques.) + +Apprenez que vous etes un mauvais railleur. + + +- Maitre Jacques - + + (seul.) + +Peste soit la sincerite ! c'est un mauvais metier : desormais j'y +renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maitre, +il a quelque droit de me battre ; mais, pour ce monsieur l'intendant, +je m'en vengerai si je le puis. + + +----------- + +Scene VII. - Mariane, Frosine, Maitre Jacques. + + + +- Frosine - + +Savez-vous, maitre Jacques, si votre maitre est au logis ? + + +- Maitre Jacques - + +Oui, vraiment il y est : je ne le sais que trop. + + +- Frosine - + +Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici. + + +- Maitre Jacques - + +Ah ! nous voila pas mal ! + + +----------- + +Scene VIII. - Mariane, Frosine. + + + +- Mariane - + +Ah ! que je suis, Frosine, dans un etrange etat ! et, s'il faut dire +ce que je sens, que j'apprehende cette vue ! + + +- Frosine - + +Mais pourquoi, et quelle est votre inquietude ? + + +- Mariane - + +Helas ! me le demandez-vous ? et ne vous figurez-vous point les +alarmes d'une personne toute prete a voir le supplice ou l'on veut +l'attacher ? + + +- Frosine - + +Je vois bien que, pour mourir agreablement, Harpagon n'est pas le +supplice que vous voudriez embrasser ; et je connais, a votre mine, +que le jeune blondin dont vous m'avez parle vous revient un peu dans +l'esprit. + + +- Mariane - + +Oui. C'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me defendre ; et +les visites respectueuses qu'il a rendues chez nous ont fait, je vous +l'avoue, quelque effet dans mon ame. + + +- Frosine - + +Mais avez-vous su quel il est ? + + +- Mariane - + +Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu'il est fait d'un +air a se faire aimer ; que, si l'on pouvait mettre les choses a mon +choix, je le prendrais plutot qu'un autre, et qu'il ne contribue pas +peu a me faire trouver un tourment effroyable dans l'epoux qu'on veut +me donner. + + +- Frosine - + +Mon Dieu, tous ces blondins sont agreables, et debitent fort bien leur +fait ; mais la plupart sont gueux comme des rats : il vaut mieux, pour +vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je +vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du cote +que je dis, et qu'il y a quelques petits degouts a essuyer avec un tel +epoux ; mais cela n'est pas pour durer ; et sa mort, croyez-moi, vous +mettra bientot en etat d'en prendre un plus aimable, qui reparera +toutes choses. + + +- Mariane - + +Mon Dieu ! Frosine, c'est une etrange affaire, lorsque pour etre +heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trepas de quelqu'un ; et la +mort ne suit pas tous les projets que nous faisons. + + +- Frosine - + +Vous moquez-vous ? Vous ne l'epousez qu'aux conditions de vous laisser +veuve bientot ; et ce doit etre la un des articles du contrat. Il +serait bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois ! Le voici +en propre personne. + + +- Mariane - + +Ah ! Frosine, quelle figure ! + + +----------- + +Scene IX. - Harpagon, Mariane, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (a Mariane.) + +Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens a vous avec des +lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez +visibles d'eux-memes, et qu'il n'est pas besoin de lunettes pour les +apercevoir ; mais enfin, c'est avec des lunettes qu'on observe les +astres, et je maintiens et garantis que vous etes un astre, mais un +astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, +elle ne repond mot et ne temoigne, ce me semble, aucune joie de me +voir. + + +- Frosine - + +C'est qu'elle est encore toute surprise ; et, puis les filles +ont toujours honte a temoigner d'abord ce qu'elles ont dans l'ame. + + +- Harpagon - + + (a Frosine.) + +Tu as raison. + + (A Mariane.) + +Voila, belle mignonne, ma fille qui vient vous saluer. + + +----------- + +Scene X. - Harpagon, Elise, Mariane, Frosine. + + + +- Mariane - + +Je m'acquitte bien tard, Madame, d'une telle visite. + + +- Elise - + +Vous avez fait, Madame, ce que je devais faire, et c'etait a moi de +vous prevenir. + + +- Harpagon - + +Vous voyez qu'elle est grande ; mais mauvaise herbe croit toujours. + + +- Mariane - + + (bas, a Frosine.) + +Oh ! l'homme deplaisant ! + + +- Harpagon - + + (bas, a Frosine.) + +Que dit la belle ? + + +- Frosine - + +Qu'elle vous trouve admirable. + + +- Harpagon - + +C'est trop d'honneur que vous me faites, adorable mignonne. + + +- Mariane - + + (a part.) + +Quel animal ! + + +- Harpagon - + +Je vous suis trop oblige de ces sentiments. + + +- Mariane - + + (a part.) + +Je n'y puis plus tenir. + + +----------- + +Scene XI. - Harpagon, Mariane, Elise, Cleante, Valere, Frosine, + Brindavoine. + + + +- Harpagon - + +Voici mon fils aussi qui vous vient faire la reverence. + + +- Mariane - + + (bas, a Frosine.) + +Ah ! Frosine, quelle rencontre ! C'est justement celui dont je t'ai +parle. + + +- Frosine - + + (a Mariane.) + +L'aventure est merveilleuse. + + +- Harpagon - + +Je vois que vous vous etonnez de me voir de si grands enfants ; mais +je serai bientot defait et de l'un et de l'autre. + + +- Cleante - + + (a Mariane.) + +Madame, a vous dire le vrai, c'est ici une aventure ou, sans doute, je +ne m'attendais pas ; et mon pere ne m'a pas peu surpris lorsqu'il m'a +dit tantot le dessein qu'il avait forme. + + +- Mariane - + +Je puis dire la meme chose. C'est une rencontre imprevue, qui m'a +surprise autant que vous ; et je n'etais point preparee a une pareille +aventure. + + +- Cleante - + +Il est vrai que mon pere, Madame, ne peut pas faire un plus beau +choix, et que ce m'est une sensible joie que l'honneur de vous voir ; +mais, avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me rejouis du +dessein ou vous pourriez etre de devenir ma belle-mere. Le compliment, +je vous l'avoue, est trop difficile pour moi, et c'est un titre, s'il +vous plait, que je ne vous souhaite point. Ce discours paraitra brutal +aux yeux de quelques-uns ; mais je suis assure que vous serez personne +a le prendre comme il faudra ; que c'est un mariage, Madame, ou vous +vous imaginez bien que je dois avoir de la repugnance ; que vous +n'ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes interets, +et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de +mon pere, que, si les choses dependaient de moi, cet hymen ne se +ferait point. + + +- Harpagon - + +Voila un compliment bien impertinent ! Quelle belle confession a lui +faire ! + + +- Mariane - + +Et moi, pour vous repondre, j'ai a vous dire que les choses sont fort +egales ; et que si vous auriez de la repugnance a me voir votre +belle-mere, je n'en aurais pas moins, sans doute, a vous voir mon +beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche a +vous donner cette inquietude. Je serais fort fachee de vous causer du +deplaisir ; et si je ne m'y vois forcee par une puissance absolue, je +vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous +chagrine. + + +- Harpagon - + +Elle a raison. A sot compliment, il faut une reponse de meme. Je vous +demande pardon, ma belle, de l'impertinence de mon fils : c'est un +jeune sot qui ne sait pas encore la consequence des paroles qu'il dit. + + +- Mariane - + +Je vous promets que ce qu'il m'a dit ne m'a point du tout offensee ; +au contraire, il m'a fait plaisir de m'expliquer ainsi ses veritables +sentiments. J'aime de lui un aveu de la sorte ; et s'il avait parle +d'autre facon, je l'en estimerais bien moins. + + +- Harpagon - + +C'est beaucoup de bonte a vous de vouloir ainsi excuser ses fautes. +Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu'il changera de +sentiments. + + +- Cleante - + +Non, mon pere, je ne suis pas capable d'en changer, et je prie +instamment Madame de le croire. + + +- Harpagon - + +Mais voyez quelle extravagance ! il continue encore plus fort. + + +- Cleante - + +Voulez-vous que je trahisse mon coeur ? + + +- Harpagon - + +Encore ! Avez-vous envie de changer de discours ? + + +- Cleante - + +Eh bien, puisque vous voulez que je parle d'autre facon, souffrez, +Madame, que je me mette ici a la place de mon pere, et que je vous +avoue que je n'ai rien vu dans le monde de si charmant que vous ; que +je ne concois rien d'egal au bonheur de vous plaire, et que le titre +de votre epoux est une gloire, une felicite que je prefererais aux +destinees des plus grands princes de la terre. Oui, Madame, le bonheur +de vous posseder est, a mes regards, la plus belle de toutes les +fortunes ; c'est ou j'attache toute mon ambition. Il n'y a rien que je +ne sois capable de faire pour une conquete si precieuse ; et les +obstacles les plus puissants... + + +- Harpagon - + +Doucement, mon fils, s'il vous plait. + + +- Cleante - + +C'est un compliment que je fais pour vous a Madame. + + +- Harpagon - + +Mon Dieu, j'ai une langue pour m'expliquer moi-meme, et je n'ai pas +besoin d'un interprete comme vous. Allons, donnez des sieges. + + +- Frosine - + +Non ; il vaut mieux que de ce pas nous allions a la foire, afin d'en +revenir plus tot et d'avoir tout le temps ensuite de nous entretenir. + + +- Harpagon - + + (a Brindavoine.) + +Qu'on mette donc les chevaux au carrosse. + + +----------- + +Scene XII. - Harpagon, Mariane, Elise, Cleante, Valere, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (a Mariane.) + +Je vous prie de m'excuser, ma belle, si je n'ai pas songe a vous +donner un peu de collation avant que de partir. + + +- Cleante - + +J'y ai pourvu, mon pere, et j'ai fait apporter ici quelques bassins +d'oranges de la Chine, de citrons doux, et de confitures, que j'ai +envoye querir de votre part. + + +- Harpagon - + + (bas, a Valere.) + +Valere ! + + +- Valere - + + (a Harpagon.) + +Il a perdu le sens. + + +- Cleante - + +Est-ce que vous trouvez, mon pere, que ce ne soit pas assez ? Madame +aura la bonte d'excuser cela, s'il vous plait. + + +- Mariane - + +C'est une chose qui n'etait pas necessaire. + + +- Cleante - + +Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous +voyez que mon pere a au doigt ? + + +- Mariane - + +Il est vrai qu'il brille beaucoup. + + +- Cleante - + + (otant du doigt de son pere le diamant, et le donnant a Mariane) + +Il faut que vous le voyiez de pres. + + +- Mariane - + +Il est fort beau, sans doute, et jette quantite de feux. + + +- Cleante - + + (se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.) + +Nenni. Madame, il est en de trop belles mains. C'est un present que +mon pere vous fait. + + +- Harpagon - + +Moi ! + + +- Cleante - + +N'est-il pas vrai, mon pere, que vous voulez que Madame le garde pour +l'amour de vous ? + + +- Harpagon - + + (bas, a son fils.) + +Comment ? + + +- Cleante - + + (a Mariane.) + +Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter. + + +- Mariane - + +Je ne veux point... + + +- Cleante - + + (a Mariane.) + +Vous moquez-vous ? Il n'a garde de le reprendre. + + +- Harpagon - + + (a part.) + +J'enrage ! + + +- Mariane - + +Ce serait... + + +- Cleante - + + (empechant toujours Mariane de rendre la bague.) + +Non, vous dis-je, c'est l'offenser. + + +- Mariane - + +De grace... + + +- Cleante - + +Point du tout. + + +- Harpagon - + + (a part.) + +Peste soit... + + +- Cleante - + +Le voila qui se scandalise de votre refus. + + +- Harpagon - + + (bas, a son fils.) + +Ah ! traitre ! + + +- Cleante - + + (a Mariane.) + +Vous voyez qu'il se desespere. + + +- Harpagon - + + (bas, a son fils, en le menacant.) + +Bourreau que tu es ! + + +- Cleante - + +Mon pere, ce n'est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l'obliger +a la garder ; mais elle est obstinee. + + +- Harpagon - + + (bas, a son fils en le menacant.) + +Pendard ! + + +- Cleante - + +Vous etes cause, Madame, que mon pere me querelle. + + +- Harpagon - + + (bas, a son fils, avec les memes gestes.) + +Le coquin ! + + +- Cleante - + +Vous le ferez tomber malade. De grace, Madame, ne resistez point +davantage. + + +- Frosine - + + (a Mariane.) + +Mon Dieu ! que de facons ! Gardez la bague, puisque monsieur le veut. + + +- Mariane - + + (a Harpagon.) + +Pour ne vous point mettre en colere, je la garde maintenant, et je +prendrai un autre temps pour vous la rendre. + + +----------- + +Scene XIII. - Harpagon, Mariane, Elise, Cleante, Valere, Frosine, + Brindavoine. + + + +- Brindavoine - + +Monsieur, il y a la un homme qui veut vous parler. + + +- Harpagon - + +Dis-lui que je suis empeche, et qu'il revienne une autre fois. + + +- Brindavoine - + +Il dit qu'il vous apporte de l'argent. + + +- Harpagon - + +Je vous demande pardon. Je reviens tout a l'heure. + + +----------- + +Scene XIV. - Harpagon, Mariane, Elise, Cleante, Valere, Frosine, + La Merluche. + + + +- La Merluche - + + (courant et faisant tomber Harpagon.) + +Monsieur... + + +- Harpagon - + +Ah ! je suis mort. + + +- Cleante - + +Qu'est-ce, mon pere ? Vous etes-vous fait mal ? + + +- Harpagon - + +Le traitre assurement a recu de l'argent de mes debiteurs pour me +faire rompre le cou. + + +- Valere - + + (a Harpagon.) + +Cela ne sera rien. + + +- La Merluche - + + (a Harpagon.) + +Monsieur, je vous demande pardon ; je croyais bien faire d'accourir +vite. + + +- Harpagon - + +Que viens-tu faire ici, bourreau ? + + +- La Merluche - + +Vous dire que vos deux chevaux sont deferres. + + +- Harpagon - + +Qu'on les mene promptement chez le marechal. + + +- Cleante - + +En attendant qu'ils soient ferres, je vais faire pour vous, mon pere, +les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin ou je +ferai porter la collation. + + +----------- + +Scene XV. - Harpagon, Valere. + + + +- Harpagon - + +Valere, aie un peu l'oeil a tout cela, et prends soin, je te prie, de +m'en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand. + + +- Valere - + +C'est assez. + + +- Harpagon - + + (seul.) + +O fils impertinent ! as-tu envie de me ruiner ? + + + +ACTE QUATRIEME. +--------------- + + + +Scene premiere. - Cleante, Mariane, Elise, Frosine. + + + +- Cleante - + +Rentrons ici ; nous serons beaucoup mieux. Il n'y a plus autour de +nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement. + + +- Elise - + +Oui, Madame, mon frere m'a fait confidence de la passion qu'il a pour +vous. Je sais les chagrins et les deplaisirs que sont capables de +causer de pareilles traverses ; et c'est, je vous assure, avec une +tendresse extreme, que je m'interesse a votre aventure. + + +- Mariane - + +C'est une douce consolation que de voir dans ses interets une personne +comme vous ; et je vous conjure, Madame, de me garder toujours cette +genereuse amitie, si capable de m'adoucir les cruautes de la fortune. + + +- Frosine - + +Vous etes, par ma foi, de malheureuses gens l'un et l'autre, de ne +m'avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous +aurais, sans doute, detourne cette inquietude, et n'aurais point amene +les choses ou l'on voit qu'elles sont. + + +- Cleante - + +Que veux-tu ? c'est ma mauvaise destinee qui l'a voulu ainsi. Mais, +belle Mariane, quelles resolutions sont les votres ? + + +- Mariane - + +Helas ! suis-je en pouvoir de faire des resolutions ? et, dans +la dependance ou je me vois, puis-je former que des souhaits ? + + +- Cleante - + +Point d'autre appui pour moi dans votre coeur que de simples souhaits ? +Point de pitie officieuse ? Point de secourable bonte ? Point +d'affection agissante ? + + +- Mariane - + +Que saurais-je vous dire ? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je +puis faire. Avisez, ordonnez vous-meme : je m'en remets a vous, et je +vous crois trop raisonnable pour vouloir exiger de moi que ce qui peut +m'etre permis par l'honneur et la bienseance. + + +- Cleante - + +Helas ! ou me reduisez-vous que de me renvoyer a ce que voudront me +permettre les facheux sentiments d'un rigoureux honneur et d'une +scrupuleuse bienseance ? + + +- Mariane - + +Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrais passer sur +quantite d'egards ou notre sexe est oblige, j'ai de la consideration +pour ma mere. Elle m'a toujours elevee avec une tendresse extreme, et +je ne saurais me resoudre a lui donner du deplaisir. Faites, agissez +aupres d'elle ; employez tous vos soins a gagner son esprit. Vous +pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez ; je vous en donne la +licence ; et, s'il ne tient qu'a me declarer en votre faveur, je veux +bien consentir a lui faire un aveu, moi-meme, de tout ce que je sens +pour vous. + + +- Cleante - + +Frosine, ma pauvre Frosine, voudrais-tu nous servir ? + + +- Frosine - + +Par ma foi, faut-il le demander ? Je le voudrais de tout mon coeur. +Vous savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m'a +point fait l'ame de bronze, et je n'ai que trop de tendresse a rendre +de petits services, quand je vois des gens qui s'entr'aiment en tout +bien et en tout honneur. Que pourrions-nous faire a ceci ? + + +- Cleante - + +Songe un peu, je te prie. + + +- Mariane - + +Ouvre-nous des lumieres. + + +- Elise - + +Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait. + + +- Frosine - + +Ceci est assez difficile. + + (A Mariane.) + +Pour votre mere, elle n'est pas tout a fait deraisonnable, et peut-etre +pourrait-on la gagner et la resoudre a transporter au fils le don +qu'elle veut faire au pere. + + (A Cleante.) + +Mais le mal que j'y trouve, c'est que votre pere est votre pere. + + +- Cleante - + +Cela s'entend. + + +- Frosine - + +Je veux dire qu'il conservera du depit si l'on montre qu'on le refuse, +et qu'il ne sera point d'humeur ensuite a donner son consentement a +votre mariage. Il faudrait, pour bien faire, que le refus vint de +lui-meme, et tacher, par quelque moyen, de le degouter de votre personne. + + +- Cleante - + +Tu as raison. + + +- Frosine - + +Oui, j'ai raison, je le sais bien. C'est la ce qu'il faudrait ; mais +le diantre (15) est d'en pouvoir trouver les moyens. Attendez : si +nous avions quelque femme un peu sur l'age qui fut de mon talent, et +jouat assez bien pour contrefaire une dame de qualite, par le moyen +d'un train fait a la hate, et d'un bizarre nom de marquise ou de +vicomtesse que nous supposerions de la Basse-Bretagne, j'aurais assez +d'adresse pour faire accroire a votre pere que ce serait une personne +riche, outre ses maisons, de cent mille ecus en argent comptant ; +qu'elle serait eperdument amoureuse de lui et souhaiterait de se voir +sa femme, jusqu'a lui donner tout son bien par contrat de mariage ; et +je ne doute point qu'il ne pretat l'oreille a la proposition. Car +enfin il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l'argent ; +et quand, ebloui de ce leurre, il aurait une fois consenti a ce qui +vous touche, il importerait peu ensuite qu'il se desabusat, en venant +a vouloir voir clair aux effets de notre marquise. + + +- Cleante - + +Tout cela est fort bien pense. + + +- Frosine - + +Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d'une de mes amies qui +sera notre fait. + + +- Cleante - + +Sois assuree, Frosine, de ma reconnaissance, si tu viens a bout de la +chose. Mais, charmante Mariane, commencons, je vous prie, par gagner +votre mere ; c'est toujours beaucoup faire que de rompre ce mariage. +Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu'il +vous sera possible. Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur +elle cette amitie qu'elle a pour vous. Deployez sans reserve les +graces eloquentes, les charmes tout-puissants que le ciel a places +dans vos yeux et dans votre bouche ; et n'oubliez rien, s'il vous +plait, de ces tendres paroles, de ces douces prieres et de ces +caresses touchantes a qui je suis persuade qu'on ne saurait rien +refuser. + + +- Mariane - + +J'y ferai tout ce que je puis, et n'oublierai aucune chose. + + +----------- + +Scene II. - Harpagon, Cleante, Mariane, Elise, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (a part, sans etre apercu.) + +Ouais ! mon fils baise la main de sa pretendue belle-mere ; et sa +pretendue belle-mere ne s'en defend pas fort ! Y aurait-il quelque +mystere la-dessous ? + + +- Elise - + +Voila mon pere. + + +- Harpagon - + +Le carrosse est tout pret ; vous pouvez partir quand il vous plaira. + + +- Cleante - + +Puisque vous n'y allez pas, mon pere, je m'en vais les conduire. + + +- Harpagon - + +Non : demeurez. Elles iront bien toutes seules, et j'ai besoin de vous. + + +----------- + +Scene III. - Harpagon, Cleante. + + + +- Harpagon - + +Oh ca, interet de belle-mere a part, que te semble, a toi, de cette +personne ? + + +- Cleante - + +Ce qui m'en semble ? + + +- Harpagon - + +Oui de son air, de sa taille, de sa beaute, de son esprit. + + +- Cleante - + +La, la ! + + +- Harpagon - + +Mais encore ? + + +- Cleante - + +A vous en parler franchement, je ne l'ai pas trouvee ici ce que je +l'avais crue. Son air est de franche coquette, sa taille est assez +gauche, sa beaute tres mediocre, et son esprit des plus communs. Ne +croyez pas que ce soit, mon pere, pour vous en degouter ; car, +belle-mere pour belle-mere, j'aime autant celle-la qu'une autre. + + +- Harpagon - + +Tu lui disais tantot pourtant... + + +- Cleante - + +Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom, mais c'etait pour vous +plaire. + + +- Harpagon - + +Si bien donc que tu n'aurais pas d'inclination pour elle ? + + +- Cleante - + +Moi ? point du tout. + + +- Harpagon - + +J'en suis fache, car cela rompt une pensee qui m'etait venue dans +l'esprit. J'ai fait, en la voyant ici, reflexion sur mon age ; et j'ai +songe qu'on pourra trouver a redire de me voir marier a une si jeune +personne. Cette consideration m'en faisait quitter le dessein ; et +comme je l'ai fait demander, et que je suis pour elle engage de parole, +je te l'aurais donnee, sans l'aversion que tu temoignes. + + +- Cleante - + +A moi ? + + +- Harpagon - + +A toi. + + +- Cleante - + +En mariage ? + + +- Harpagon - + +En mariage. + + +- Cleante - + +Ecoutez. Il est vrai qu'elle n'est pas fort a mon gout ; mais, pour +vous faire plaisir, mon pere, je me resoudrai a l'epouser, si vous +voulez. + + +- Harpagon - + +Moi, je suis plus raisonnable que tu ne penses. Je ne veux point +forcer ton inclination. + + +- Cleante - + +Pardonnez-moi ; je me ferai cet effort pour l'amour de vous. + + +- Harpagon - + +Non, non. Un mariage ne saurait etre heureux ou l'inclination n'est +pas. + + +- Cleante - + +C'est une chose, mon pere, qui peut-etre viendra ensuite ; et l'on dit +que l'amour est souvent un fruit du mariage. + + +- Harpagon - + +Non. Du cote de l'homme, on ne doit point risquer l'affaire ; et ce sont +des suites facheuses, ou je n'ai garde de me commettre. Si tu avais +senti quelque inclination pour elle, a la bonne heure ; je te l'aurais +fait epouser au lieu de moi ; mais, cela n'etant pas, je suivrai mon +premier dessein, et je l'epouserai moi-meme. + + +- Cleante - + +Eh bien ! mon pere, puisque les choses sont ainsi, il faut vous +decouvrir mon coeur ; il faut vous reveler notre secret. La verite est +que je l'aime depuis un jour que je la vis dans une promenade ; que mon +dessein etait tantot de vous la demander pour femme ; et que rien ne +m'a retenu que la declaration de vos sentiments, et la crainte de vous +deplaire. + + +- Harpagon - + +Lui avez-vous rendu visite ? + + +- Cleante - + +Oui, mon pere. + + +- Harpagon - + +Beaucoup de fois ? + + +- Cleante - + +Assez pour le temps qu'il y a. + + +- Harpagon - + +Vous a-t-on bien recu ? + + +- Cleante - + +Fort bien, mais sans savoir qui j'etais ; et c'est ce qui a fait tantot +la surprise de Mariane. + + +- Harpagon - + +Lui avez-vous declare votre passion et le dessein ou vous etiez de +l'epouser ? + + +- Cleante - + +Sans doute, et meme j'en avais fait a sa mere quelque peu d'ouverture. + + +- Harpagon - + +A-t-elle ecoute, pour sa fille, votre proposition ? + + +- Cleante - + +Oui, fort civilement. + + +- Harpagon - + +Et la fille correspond-elle fort a votre amour ? + + +- Cleante - + +Si j'en dois croire les apparences, je me persuade, mon pere, qu'elle +a quelque bonte pour moi. + +- Harpagon - + + (bas, a part.) + +Je suis bien aise d'avoir appris un tel secret ; et voila justement ce +que je demandais. + + (Haut.) + +Or sus, mon fils, savez-vous ce qu'il y a ? C'est qu'il faut songer, +s'il vous plait, a vous defaire de votre amour, a cesser toutes vos +poursuites aupres d'une personne que je pretends pour moi, et a vous +marier dans peu avec celle qu'on vous destine. + + +- Cleante - + +Oui, mon pere ; c'est ainsi que vous me jouez ! Eh bien ! puisque les +choses en sont venues la, je vous declare, moi, que je ne quitterai +point la passion que j'ai pour Mariane ; qu'il n'y a point d'extremite +ou je ne m'abandonne pour vous disputer sa conquete, et que si vous +avez pour vous le consentement d'une mere, j'aurai d'autres secours, +peut-etre, qui combattront pour moi. + + +- Harpagon - + +Comment, pendard ! tu as l'audace d'aller sur mes brisees ! + + +- Cleante - + +C'est vous qui allez sur les miennes, et je suis le premier en date. + + +- Harpagon - + +Ne suis-je pas ton pere ? et ne me dois-tu pas respect ? + + +- Cleante - + +Ce ne sont point ici des choses ou les enfants soient obliges de +deferer aux peres, et l'amour ne connait personne. + + +- Harpagon - + +Je te ferai bien me connaitre avec de bons coups de baton. + + +- Cleante - + +Toutes vos menaces ne feront rien. + + +- Harpagon - + +Tu renonceras a Mariane. + + +- Cleante - + +Point du tout. + + +- Harpagon - + +Donnez-moi un baton tout a l'heure. + + +----------- + +Scene IV. - Harpagon, Cleante, Maitre Jacques. + + + +- Maitre Jacques - + +He ! he ! he ! Messieurs, qu'est-ce ci ? a quoi songez-vous ? + + +- Cleante - + +Je me moque de cela. + + +- Maitre Jacques - + + (a Cleante.) + +Ah ! Monsieur, doucement. + + +- Harpagon - + +Me parler avec cette impudence ! + + +- Maitre Jacques - + + (a Harpagon.) + + +Ah ! monsieur, de grace ! + + +- Cleante - + +Je n'en demordrai point. + + +- Maitre Jacques - + + (a Cleante.) + +He quoi ! a votre pere ? + + +- Harpagon - + +Laisse-moi faire. + + +- Maitre Jacques - + + (a Harpagon.) + +He quoi ! a votre fils ? Encore passe pour moi. + + +- Harpagon - + +Je te veux faire toi-meme, maitre Jacques, juge de cette affaire, pour +montrer comme j'ai raison. + + +- Maitre Jacques - + +J'y consens. + + (A Cleante.) + +Eloignez-vous un peu. + + +- Harpagon - + +J'aime une fille que je veux epouser ; et le pendard a l'insolence de +l'aimer avec moi, et d'y pretendre malgre mes ordres. + + +- Maitre Jacques - + +Ah ! il a tort. + + +- Harpagon - + +N'est-ce pas une chose epouvantable, qu'un fils qui veut entrer en +concurrence avec son pere ? et ne doit-il pas, par respect, s'abstenir +de toucher a mes inclinations ? + + +- Maitre Jacques - + +Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez la. + + +- Cleante - + + (a maitre Jacques, qui s'approche de lui.) + +Eh bien, oui, puisqu'il veut te choisir pour juge, je n'y recule point ; +il ne m'importe qui ce soit ; et je veux bien aussi me rapporter a toi, +maitre Jacques, de notre differend. + + +- Maitre Jacques - + +C'est beaucoup d'honneur que vous me faites. + + +- Cleante - + +Je suis epris d'une jeune personne qui repond a mes voeux et recoit +tendrement les offres de ma foi, et mon pere s'avise de venir troubler +notre amour, par la demande qu'il en fait faire. + + +- Maitre Jacques - + +Il a tort assurement. + + +- Cleante - + +N'a-t-il point de honte, a son age, de songer a se marier ? Lui +sied-il bien d'etre encore amoureux ? et ne devrait-il pas laisser +cette occupation aux jeunes gens ? + + +- Maitre Jacques - + +Vous avez raison, il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots. + + (A Harpagon.) + +Eh bien ! votre fils n'est pas si etrange que vous le dites, et il se +met a la raison. Il dit qu'il sait le respect qu'il vous doit ; qu'il +ne s'est emporte que dans la premiere chaleur, et qu'il ne fera point +refus de se soumettre a ce qu'il vous plaira, pourvu que vous vouliez +le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en +mariage, dont il ait lieu d'etre content. + + +- Harpagon - + +Ah ! dis-lui, maitre Jacques, que moyennant cela, il pourra esperer +toutes choses de moi, et que, hors Mariane, je lui laisse la liberte +de choisir celle qu'il voudra. + + +- Maitre Jacques - + +Laissez-moi faire. + + (A Cleante.) + +Eh bien ! votre pere n'est pas si deraisonnable que vous le faites, et +il m'a temoigne que ce sont vos emportements qui l'ont mis en colere ; +qu'il n'en veut seulement qu'a votre maniere d'agir, et qu'il sera +fort dispose a vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous +vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les deferences, +les respects et les soumissions qu'un fils doit a son pere. + + +- Cleante - + +Ah ! maitre Jacques, tu lui peux assurer que, s'il m'accorde Mariane, +il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes, et que jamais +je ne ferai aucune chose que par ses volontes. + + +- Maitre Jacques - + + (a Harpagon.) + +Cela est fait. Il consent ce que vous dites. + + +- Harpagon - + +Voila qui va le mieux du monde. + + +- Maitre Jacques - + + (a Cleante.) + +Tout est conclu ; il est content de vos promesses. + + +- Cleante - + +Le ciel en soit loue ! + +- Maitre Jacques - + +Messieurs, vous n'avez qu'a parler ensemble ; vous voila d'accord +maintenant ; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre. + + +- Cleante - + +Mon pauvre maitre Jacques, je te serai oblige toute ma vie. + + +- Maitre Jacques - + +Il n'y a pas de quoi, monsieur. + + +- Harpagon - + +Tu m'as fait plaisir, maitre Jacques ; et cela merite une +recompense. + + (Harpagon fouille dans sa poche ; maitre Jacques tend la main ; + mais Harpagon ne tire que son mouchoir, en disant :) + +Va, je m'en souviendrai, je t'assure. + + +- Maitre Jacques - + +Je vous baise les mains. + + +----------- + +Scene V. - Harpagon, Cleante. + + + +- Cleante - + +Je vous demande pardon, mon pere, de l'emportement que j'ai fait +paraitre. + + +- Harpagon - + +Cela n'est rien. + + +- Cleante - + +Je vous assure que j'en ai tous les regrets du monde. + + +- Harpagon - + +Et moi, j'ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable. + + +- Cleante - + +Quelle bonte a vous d'oublier si vite ma faute ! + + +- Harpagon - + +On oublie aisement les fautes des enfants lorsqu'ils rentrent dans +leur devoir. + + +- Cleante - + +Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances ? + + +- Harpagon - + +C'est une chose ou tu m'obliges, par la soumission et le respect ou tu +te ranges. + + +- Cleante - + +Je vous promets, mon pere, que jusques au tombeau je conserverai dans +mon coeur le souvenir de vos bontes. + + +- Harpagon - + +Et moi, je te promets qu'il n'y aura aucune chose que tu n'obtiennes +de moi. + + +- Cleante - + +Ah ! mon pere, je ne vous demande plus rien ; et c'est m'avoir assez +donne que de me donner Mariane. + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Cleante - + +Je dis, mon pere, que je suis trop content de vous, et que je trouve +toutes choses dans la bonte que vous ayez de m'accorder Mariane. + + +- Harpagon - + +Qui est-ce qui parle de t'accorder Mariane ? + + +- Cleante - + +Vous, mon pere. + + +- Harpagon - + +Moi ? + + +- Cleante - + +Sans doute. + + +- Harpagon - + +Comment ! c'est toi qui as promis d'y renoncer. + + +- Cleante - + +Moi, y renoncer ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Cleante - + +Point du tout. + + +- Harpagon - + +Tu ne t'es pas departi d'y pretendre ? + + +- Cleante - + +Au contraire, j'y suis porte plus que jamais. + + +- Harpagon - + +Quoi, pendard ! derechef ? + + +- Cleante - + +Rien ne peut me changer. + + +- Harpagon - + +Laisse-moi faire, traitre. + + +- Cleante - + +Faites tout ce qu'il vous plaira. + + +- Harpagon - + +Je te defends de me jamais voir. + + +- Cleante - + +A la bonne heure. + + +- Harpagon - + +Je t'abandonne. + + +- Cleante - + +Abandonnez. + + +- Harpagon - + +Je te renonce pour mon fils. + + +- Cleante - + +Soit. + + +- Harpagon - + +Je te desherite. + + +- Cleante - + +Tout ce que vous voudrez. + + +- Harpagon - + +Et je te donne ma malediction. + + +- Cleante - + +Je n'ai que faire de vos dons. + + +----------- + +Scene VI. - Cleante, La Fleche. + + + +- La Fleche - + + (sortant du jardin avec une cassette.) + +Ah ! Monsieur, que je vous trouve a propos ! Suivez-moi vite. + + +- Cleante - + +Qu'y a-t-il ? + + +- La Fleche - + +Suivez-moi, vous dis-je ; nous sommes bien. + + +- Cleante - + +Comment ? + + +- La Fleche - + +Voici votre affaire. + + +- Cleante - + +Quoi ? + + +- La Fleche - + +J'ai guigne ceci tout le jour. + + +- Cleante - + +Qu'est-ce que c'est ? + + +- La Fleche - + +Le tresor de votre pere, que j'ai attrape. + + +- Cleante - + +Comment as-tu fait ? + + +- La Fleche - + +Vous saurez tout. Sauvons-nous ; je l'entends crier. + + +----------- + +Scene VII. - Harpagon. + + + +- Harpagon - + + (criant au voleur des le jardin, et venant sans chapeau.) + +Au voleur ! au voleur ! a l'assassin ! au meurtrier ! Justice, juste +ciel ! Je suis perdu, je suis assassine ; on m'a coupe la gorge : on +m'a derobe mon argent. Qui peut-ce etre ? Qu'est-il devenu ? Ou +est-il ? Ou se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Ou courir ? +Ou ne pas courir ? N'est-il point la ? n'est-il point ici ? Qui +est-ce ? Arrete. + + (A lui-meme, se prenant par le bras.) + +Rends-moi mon argent, coquin... Ah ! c'est moi ! Mon esprit est +trouble, et j'ignore ou je suis, qui je suis, et ce que je fais. +Helas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! +on m'a prive de toi ; et puisque tu m'es enleve, j'ai perdu mon +support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et +je n'ai plus que faire au monde. Sans toi, il m'est impossible +de vivre. C'en est fait ; je n'en puis plus ; je me meurs ; je +suis mort ; je suis enterre. N'y a-t-il personne qui veuille me +ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui +l'a pris. Euh ! que dites-vous ? Ce n'est personne. Il faut, qui +que ce soit qui ait fait le coup, qu'avec beaucoup de soin on ait +epie l'heure ; et l'on a choisi justement le temps que je parlais +a mon traitre de fils. Sortons. Je veux aller querir la justice, +et faire donner la question a toute ma maison ; a servantes, a +valets, a fils, a fille, et a moi aussi. Que de gens assembles ! +Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupcons, +et tout me semble mon voleur. He ! de quoi est-ce qu'on parle la ? +de celui qui m'a derobe ? Quel bruit fait-on la-haut ? Est-ce mon +voleur qui y est ? De grace, si l'on sait des nouvelles de mon +voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point cache la +parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent a rire. Vous +verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait. +Allons, vite, des commissaires, des archers, des prevots, des juges, +des genes, des potences, et des bourreaux ! Je veux faire pendre +tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai +moi-meme apres. + + + +ACTE CINQUIEME. +--------------- + + + +Scene premiere. - Harpagon, un commissaire. + + + +- Le commissaire - + +Laissez-moi faire, je sais mon metier, Dieu merci. Ce n'est pas +d'aujourd'hui que je me mele de decouvrir des vols, et je voudrais +avoir autant de sacs de mille francs que j'ai fait pendre de +personnes. + + +- Harpagon - + +Tous les magistrats sont interesses a prendre cette affaire en main ; +et, si l'on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de +la justice. + + +- Le commissaire - + +Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu'il y avait +dans cette cassette ? + + +- Harpagon - + +Dix mille ecus bien comptes. + + +- Le commissaire - + +Dix mille ecus ! + + +- Harpagon - + +Dix mille ecus. + + +- Le commissaire - + +Le vol est considerable. + + +- Harpagon - + +Il n'y a point de supplice assez grand pour l'enormite de ce crime ; +et, s'il demeure impuni, les choses les plus sacrees ne sont plus en +surete. + + +- Le commissaire - + +En quelles especes etait cette somme ? + + +- Harpagon - + +En bons louis d'or et pistoles bien trebuchantes. + + +- Le commissaire - + +Qui soupconnez-vous de ce vol ? + + +- Harpagon - + +Tout le monde, et je veux que vous arretiez prisonniers la ville et +les faubourgs. + + +- Le commissaire - + +Il faut, si vous m'en croyez, n'effaroucher personne et tacher +doucement d'attraper quelques preuves afin de proceder apres, par la +rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont ete pris. + + +----------- + +Scene II. - Harpagon, un commissaire, Maitre Jacques. + + + +- Maitre Jacques - + + (dans le fond du theatre, en se retournant du cote par lequel + il est entre.) + +Je m'en vais revenir. Qu'on me l'egorge tout a l'heure ; qu'on me lui +fasse griller les pieds, qu'on me le mette dans l'eau bouillante, et +qu'on me le pende au plancher. + + +- Harpagon - + + (a maitre Jacques.) + +Qui ? celui qui m'a derobe ? + + +- Maitre Jacques - + +Je parle d'un cochon de lait que votre intendant me vient d'envoyer, +et je veux vous l'accommoder a ma fantaisie. + + +- Harpagon - + +Il n'est pas question de cela ; et voila Monsieur a qui il faut parler +d'autre chose. + + +- Le commissaire - + + (a maitre Jacques.) + +Ne vous epouvantez point. Je suis homme a ne vous point scandaliser (16), +et les choses iront dans la douceur. + + +- Maitre Jacques - + +Monsieur est de votre souper ? + + +- Le commissaire - + +Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher a votre maitre. + + +- Maitre Jacques - + +Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire, et je vous +traiterai du mieux qu'il me sera possible. + + +- Harpagon - + +Ce n'est pas la l'affaire. + + +- Maitre Jacques - + +Si je ne vous fais pas aussi bonne chere que je voudrais, c'est la +faute de monsieur notre intendant, qui m'a rogne les ailes avec les +ciseaux de son economie. + + +- Harpagon - + +Traitre ! il s'agit d'autre chose que de souper ; et je veux que tu me +dises des nouvelles de l'argent qu'on m'a pris. + + +- Maitre Jacques - + +On vous a pris de l'argent ? + + +- Harpagon - + +Oui, coquin ; et je m'en vais te faire pendre, si tu ne me le rends. + + +- Le commissaire - + + (a Harpagon.) + +Mon Dieu ! ne le maltraitez point. Je vois a sa mine qu'il est honnete +homme, et que, sans se faire mettre en prison, il vous decouvrira ce +que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose, +il ne vous sera fait aucun mal et vous serez recompense comme il faut +par votre maitre. On lui a pris aujourd'hui son argent, et il n'est pas +que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire. + + +- Maitre Jacques - + + (bas, a part.) + +Voici justement ce qu'il me faut pour me venger de notre intendant. +Depuis qu'il est entre ceans il est le favori, on n'ecoute que ses +conseils, et j'ai aussi sur le coeur les coups de baton de tantot. + + +- Harpagon - + +Qu'as-tu a ruminer ? + + +- Le commissaire - + + (a Harpagon.) + +Laissez-le faire. Il se prepare a vous contenter ; et je vous ai bien +dit qu'il etait honnete homme. + + +- Maitre Jacques - + +Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que +c'est monsieur votre cher intendant qui a fait le coup. + + +- Harpagon - + +Valere ! + + +- Maitre Jacques - + +Oui. + + +- Harpagon - + +Lui ! qui me parait si fidele ? + + +- Maitre Jacques - + +Lui-meme. Je crois que c'est lui qui vous a derobe. + + +- Harpagon - + +Et sur quoi le crois-tu ? + + +- Maitre Jacques - + +Sur quoi ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Maitre Jacques - + +Je le crois... sur ce que je le crois. + + +- Le commissaire - + +Mais il est necessaire de dire les indices que vous avez. + + +- Harpagon - + +L'as-tu vu roder autour du lieu ou j'avais mis mon argent ? + + +- Maitre Jacques - + +Oui, vraiment. Ou etait-il votre argent ? + + +- Harpagon - + +Dans le jardin. + + +- Maitre Jacques - + +Justement ; je l'ai vu roder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que +cet argent etait ? + + +- Harpagon - + +Dans une cassette. + + +- Maitre Jacques - + +Voila l'affaire. Je lui ai vu une cassette. + + +- Harpagon - + +Et cette cassette, comme est-elle faite ? Je verrai bien si c'est la +mienne. + + +- Maitre Jacques - + +Comment elle est faite ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Maitre Jacques - + +Elle est faite... elle est faite comme une cassette. + + +- Le commissaire - + +Cela s'entend. Mais depeignez-la un peu, pour voir. + + +- Maitre Jacques - + +C'est une grande cassette. + + +- Harpagon - + +Celle qu'on m'a volee est petite. + + +- Maitre Jacques - + +He ! oui, elle est petite, si on le veut prendre par la ; mais je +l'appelle grande pour ce qu'elle contient. + + +- Le commissaire - + +Et de quelle couleur est-elle ? + + +- Maitre Jacques - + +De quelle couleur ? + + +- Le commissaire - + +Oui. + + +- Maitre Jacques - + +Elle est de couleur... la, d'une certaine couleur... Ne sauriez-vous +m'aider a dire ? + + +- Harpagon - + +Euh ! + + +- Maitre Jacques - + +N'est-elle pas rouge ? + + +- Harpagon - + +Non, grise. + + +- Maitre Jacques - + +He ! oui, gris-rouge ; c'est ce que je voulais dire. + + +- Harpagon - + +Il n'y a point de doute ; c'est elle assurement. Ecrivez, Monsieur, +ecrivez sa deposition. Ciel ! a qui desormais se fier ! Il ne faut +plus jurer de rien ; et je crois, apres cela, que je suis homme a me +voler moi-meme. + + +- Maitre Jacques - + + (a Harpagon.) + +Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que +c'est moi qui vous ai decouvert cela. + + +----------- + +Scene III. - Harpagon, un commissaire, Valere, Maitre Jacques. + + + +- Harpagon - + +Approche, viens confesser l'action la plus noire, l'attentat le plus +horrible qui jamais ait ete commis. + + +- Valere - + +Que voulez-vous, monsieur ? + + +- Harpagon - + +Comment, traitre, tu ne rougis pas de ton crime ? + + +- Valere - + +De quel crime voulez-vous donc parler ? + + +- Harpagon - + +De quel crime je veux parler, infame ? comme si tu ne savais pas ce +que je veux dire ! C'est en vain que tu pretendrais de le deguiser : +l'affaire est decouverte, et l'on vient de m'apprendre tout. Comment +abuser ainsi de ma bonte, et s'introduire expres chez moi pour me +trahir, pour me jouer un tour de cette nature ? + + +- Valere - + +Monsieur, puisqu'on vous a decouvert tout, je ne veux point chercher +de detours et vous nier la chose. + + +- Maitre Jacques - + + (a part.) + +Oh ! oh ! Aurais-je devine sans y penser ? + + +- Valere - + +C'etait mon dessein de vous en parler, et je voulais attendre, pour +cela, des conjonctures favorables ; mais puisqu'il est ainsi, je vous +conjure de ne vous point facher, et de vouloir entendre mes raisons. + + +- Harpagon - + +Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infame ? + + +- Valere - + +Ah ! Monsieur, je n'ai pas merite ces noms. Il est vrai que j'ai +commis une offense envers vous ; mais, apres tout, ma faute est +pardonnable. + + +- Harpagon - + +Comment ! pardonnable ? Un guet-apens, un assassinat de la sorte ? + + +- Valere - + +De grace, ne vous mettez point en colere. Quand vous m'aurez oui, vous +verrez que le mal n'est pas si grand que vous le faites. + + +- Harpagon - + +Le mal n'est pas si grand que je le fais ! Quoi ! mon sang, mes +entrailles, pendard ! + + +- Valere - + +Votre sang, Monsieur, n'est pas tombe dans de mauvaises mains. Je suis +d'une condition a ne lui point faire de tort ; et il n'y a rien, en +tout ceci, que je ne puisse bien reparer. + + +- Harpagon - + +C'est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m'as ravi. + + +- Valere - + +Votre honneur, Monsieur, sera pleinement satisfait. + + +- Harpagon - + +Il n'est pas question d'honneur la-dedans. Mais, dis-moi, qui t'a +porte a cette action ? + + +- Valere - + +Helas ! me le demandez-vous ? + + +- Harpagon - + +Oui, vraiment, je te le demande. + + +- Valere - + +Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu'il fait faire, l'Amour. + + +- Harpagon - + +L'Amour ? + + +- Valere - + +Oui. + + +- Harpagon - + +Bel amour, bel amour, ma foi ! l'amour de mes louis d'or ! + + +- Valere - + +Non, Monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m'ont tente, ce +n'est pas cela qui m'a ebloui ; et je proteste de ne pretendre rien a +tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j'ai. + + +- Harpagon - + +Non ferai, de par tous les diables ! je ne te le laisserai pas. Mais +voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol qu'il m'a fait ! + + +- Valere - + +Appelez-vous cela un vol ? + + +- Harpagon - + +Si je l'appelle un vol ? un tresor comme celui-la ! + + +- Valere - + +C'est un tresor, il est vrai, et le plus precieux que vous ayez, sans +doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous +le demande a genoux, ce tresor plein de charmes ; et, pour bien faire, +il faut que vous me l'accordiez. + + +- Harpagon - + +Je n'en ferai rien. Qu'est-ce a dire cela ? + + +- Valere - + +Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne +nous point abandonner. + + +- Harpagon - + +Le serment est admirable, et la promesse plaisante. + + +- Valere - + +Oui, nous nous sommes engages d'etre l'un a l'autre a jamais. + + +- Harpagon - + +Je vous en empecherai bien, je vous assure. + + +- Valere - + +Rien que la mort ne nous peut separer. + + +- Harpagon - + +C'est etre bien endiable apres mon argent ! + + +- Valere - + +Je vous ai deja dit, Monsieur, que ce n'etait point l'interet qui +m'avait pousse a faire ce que j'ai fait. Mon coeur n'a point agi par +les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m'a inspire cette +resolution. + + +- Harpagon - + +Vous verrez que c'est par charite chretienne qu'il veut avoir mon bien ! +Mais j'y donnerai bon ordre, et la justice, pendard effronte, me va +faire raison de tout. + + +- Valere - + +Vous en userez comme vous voudrez, et me voila pret a souffrir toutes +les violences qu'il vous plaira ; mais je vous prie de croire au moins +que, s'il y a du mal, ce n'est que moi qu'il en faut accuser, et que +votre fille, en tout ceci, n'est aucunement coupable. + + +- Harpagon - + +Je le crois bien, vraiment ! Il serait fort etrange que ma fille eut +trempe dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me +confesses en quel endroit tu me l'as enlevee. + + +- Valere - + +Moi ? Je ne l'ai point enlevee ; et elle est encore chez vous. + + +- Harpagon - + + (a part.) + +O ma chere cassette ! + + (Haut.) + +Elle n'est point sortie de ma maison ? + + +- Valere - + +Non, Monsieur. + + +- Harpagon - + +He ! dis-moi donc un peu : tu n'y as point touche ? + + +- Valere - + +Moi, y toucher ! Ah ! vous lui faites tort, aussi bien qu'a moi ; et +c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que j'ai brule pour +elle. + + +- Harpagon - + + (a part.) + +Brule pour ma cassette ! + + +- Valere - + +J'aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraitre aucune pensee +offensante : elle est trop sage et trop honnete pour cela. + + +- Harpagon - + + (a part.) + +Ma cassette trop honnete ! + + +- Valere - + +Tous mes desirs se sont bornes a jouir de sa vue ; et rien de criminel +n'a profane la passion que ses beaux yeux m'ont inspiree. + + +- Harpagon - + + (a part.) + +Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d'elle comme un amant d'une +maitresse. + + +- Valere - + +Dame Claude, Monsieur, sait la verite de cette aventure ; et elle vous +peut rendre temoignage... + + +- Harpagon - + +Quoi ! ma servante est complice de l'affaire ? + + +- Valere - + +Oui, Monsieur : elle a ete temoin de notre engagement ; et c'est apres +avoir connu l'honnetete de ma flamme, qu'elle m'a aide a persuader +votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne. + + +- Harpagon - + + (a part.) + +He ! Est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer ? + + (A Valere.) + +Que nous brouilles-tu ici de ma fille ? + + +- Valere - + +Je dis, Monsieur, que j'ai eu toutes les peines du monde a faire +consentir sa pudeur a ce que voulait mon amour. + + +- Harpagon - + +La pudeur de qui ? + + +- Valere - + +De votre fille ; et c'est seulement depuis hier qu'elle a pu se +resoudre a nous signer mutuellement une promesse de mariage. + + +- Harpagon - + +Ma fille t'a signe une promesse de mariage ? + + +- Valere - + +Oui, Monsieur, comme de ma part, je lui en ai signe une. + + +- Harpagon - + +O ciel ! autre disgrace ! + + +- Maitre Jacques - + + (au commissaire.) + +Ecrivez, Monsieur, ecrivez. + + +- Harpagon - + +Rengregement de mal ! surcroit de desespoir ! + + (au commissaire.) + +Allons, Monsieur, faites le du de votre charge, et dressez-lui-moi son +proces comme larron et comme suborneur. + + +- Valere - + +Ce sont des noms qui ne me sont point dus ; et quand on saura +qui je suis... + + +----------- + +Scene IV. - Harpagon, Elise, Mariane, Valere, Frosine, Maitre Jacques, + un commissaire. + + + +- Harpagon - + +Ah ! fille scelerate ! fille indigne d'un pere comme moi ! c'est ainsi +que tu pratiques les lecons que je t'ai donnees ? Tu te laisses +prendre d'amour pour un voleur infame, et tu lui engages ta foi sans +mon consentement ! Mais vous serez trompes l'un et l'autre. + + (A Elise.) + +Quatre bonnes murailles me repondront de ta conduite ; + + (a Valere) + +et une bonne potence, pendard effronte, me fera raison de ton audace. + + +- Valere - + +Ce ne sera point votre passion qui jugera l'affaire ; et l'on +m'ecoutera, au moins, avant que de me condamner. + + +- Harpagon - + +Je me suis abuse de dire une potence ; et tu seras roue tout vif. + + +- Elise - + + (aux genoux d'Harpagon.) + +Ah ! mon pere, prenez des sentiments un peu plus humains, je vous +prie, et n'allez point pousser les choses dans les dernieres violences +du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entrainer aux premiers +mouvements de votre passion, et donnez-vous le temps de considerer ce +que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous +vous offensez (17) ; il est tout autre que vos yeux ne le jugent, et vous +trouverez moins etrange que je me sois donnee a lui, lorsque vous +saurez que, sans lui, vous ne m'auriez plus il y a longtemps. Oui, mon +pere, c'est celui qui me sauva de ce grand peril que vous savez que je +courus dans l'eau, et a qui vous devez la vie de cette meme fille +dont... + + +- Harpagon - + +Tout cela n'est rien ; et il valait bien mieux pour moi qu'il te +laissat noyer que de faire ce qu'il a fait. + + +- Elise - + +Mon pere, je vous conjure par l'amour paternel, de me... + + +- Harpagon - + +Non, non ; je ne veux rien entendre, et il faut que la justice fasse +son devoir. + + +- Maitre Jacques - + + (a part.) + +Tu me payeras mes coups de baton ! + + +- Frosine - + + (a part.) + +Voici un etrange embarras ! + + +----------- + +Scene V. - Anselme, Harpagon, Elise, Mariane, Frosine, Valere, + un commissaire, Maitre Jacques. + + + +- Anselme - + +Qu'est-ce, seigneur Harpagon ? je vous vois tout emu. + + +- Harpagon - + +Ah ! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortune de tous les +hommes ; et voici bien du trouble et du desordre au contrat que vous +venez faire ! On m'assassine dans le bien, on m'assassine dans +l'honneur ; et voila un traitre, un scelerat qui a viole tous les +droits les plus saints, qui s'est coule chez moi sous le titre de +domestique, pour me derober mon argent et pour me suborner ma fille. + + +- Valere - + +Qui songe a votre argent, dont vous me faites un galimatias ? + + +- Harpagon - + +Oui, ils se sont donne l'un a l'autre une promesse de mariage. Cet +affront vous regarde, seigneur Anselme ; et c'est vous qui devez vous +rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice +a vos depends, pour vous venger de son insolence. + + +- Anselme - + +Ce n'est pas mon dessein de me faire epouser par force, et de rien +pretendre a un coeur qui se serait donne ; mais, pour vos interets, je +suis pret a les embrasser ainsi que les miens propres. + + +- Harpagon - + +Voila monsieur qui est un honnete commissaire, qui n'oubliera rien, +a ce qu'il m'a dit, de la fonction de son office. + + (Au commissaire, montrant Valere.) + +Chargez-le comme il faut, Monsieur, et rendez les choses bien +criminelles. + + +- Valere - + +Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j'ai pour +votre fille, et le supplice ou vous croyez que je puisse etre condamne +pour notre engagement, lorsqu'on saura ce que je suis... + + +- Harpagon - + +Je me moque de tous ces contes ; et le monde aujourd'hui n'est plein +que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent +avantage de leur obscurite et s'habillent insolemment du premier nom +illustre qu'ils s'avisent de prendre. + + +- Valere - + +Sachez que j'ai le coeur trop bon pour me parer de quelque chose qui +ne soit point a moi, et que tout Naples peut rendre temoignage de ma +naissance. + + +- Anselme - + +Tout beau ! Prenez garde a ce que vous allez dire. Vous risquez ici +plus que vous ne pensez, et vous parlez devant un homme a qui tout +Naples est connu et qui peut aisement voir clair dans l'histoire que +vous ferez. + + +- Valere - + + (mettant fierement son chapeau.) + +Je ne suis point homme a rien craindre, et si Naples vous est connu, +vous savez qui etait don Thomas d'Alburci. + + +- Anselme - + +Sans doute, je le sais ; et peu de gens l'ont connu mieux que moi. + + +- Harpagon - + +Je ne me soucie ni de dom Thomas ni dom Martin. + + (Harpagon voyant deux chandelles allumees en souffle une.) + +- Anselme - + +De grace, laissez-le parler ; nous verrons ce qu'il en veut dire. + + +- Valere - + +Je veux dire que c'est lui qui m'a donne jour. + + +- Anselme - + +Lui ? + + +- Valere - + +Oui. + + +- Anselme - + +Allez. Vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire qui vous +puisse mieux reussir, et ne pretendez pas vous sauver sous cette +imposture. + + +- Valere - + +Songez a mieux parler. Ce n'est point une imposture, et je n'avance +rien qu'il ne me soit aise de justifier. + + +- Anselme - + +Quoi ! vous osez vous dire fils de don Thomas d'Alburci ? + + +- Valere - + +Oui, je l'ose ; et je suis pret de soutenir cette verite contre qui que +ce soit. + + +- Anselme - + +L'audace est merveilleuse ! Apprenez, pour vous confondre, qu'il y a +seize ans, pour le moins, que l'homme dont vous nous parlez perit sur +mer avec ses enfants et sa femme, en voulant derober leur vie aux +cruelles persecutions qui ont accompagne les desordres de Naples, et +qui en firent exiler plusieurs nobles familles. + + +- Valere - + +Oui ; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, age de +sept ans, avec un domestique, fut sauve de ce naufrage par un vaisseau +espagnol ; et que ce fils sauve est celui qui vous parle. Apprenez que +le capitaine de ce vaisseau, touche de ma fortune, prit amitie pour +moi ; qu'il me fit elever comme son propre fils, et que les armes +furent mon emploi des que je m'en trouvai capable ; que j'ai su depuis +peu que mon pere n'etait point mort, comme je l'avais toujours cru ; +que, passant ici pour l'aller chercher, une aventure, par le ciel +concertee, me fit voir la charmante Elise ; que cette vue me rendit +esclave de ses beautes, et que la violence de mon amour et les +severites de son pere me firent prendre la resolution de m'introduire +dans son logis, et d'envoyer un autre a la quete de mes parents. + + +- Anselme - + +Mais quels temoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent +assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez batie sur une +verite ? + + +- Valere - + +Le capitaine espagnol, un cachet de rubis qui etait a mon pere ; un +bracelet d'agate que ma mere m'avait mis au bras ; le vieux Pedro, ce +domestique qui se sauva avec moi du naufrage. + + +- Mariane - + +Helas ! a vos paroles, je puis ici repondre, moi, que vous n'imposez +point ; et tout ce que vous dites me fait connaitre clairement que +vous etes mon frere. + + +- Valere - + +Vous, ma soeur ? + + +- Mariane - + +Oui, mon coeur s'est emu des le moment que vous avez ouvert la bouche ; +et notre mere, que vous allez ravir, m'a mille fois entretenue des +disgraces de notre famille. Le ciel ne nous fit point aussi perir dans +ce triste naufrage ; mais il ne nous sauva la vie que par la perte de +notre liberte, et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma +mere et moi, sur un debris de notre vaisseau. Apres dix ans +d'esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberte ; et nous +retournames dans Naples, ou nous trouvames tout notre bien vendu, sans +y pouvoir trouver des nouvelles de notre pere. Nous passames a Genes, +ou ma mere alla ramasser quelques malheureux restes d'une succession +qu'on avait dechiree ; et de la, fuyant la barbare injustice de ses +parents, elle vint en ces lieux, ou elle n'a presque vecu que d'une +vie languissante. + + +- Anselme - + +O ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien +voir qu'il n'appartient qu'a toi de faire des miracles ! +Embrassez-moi, mes enfants, et melez tous deux vos transports a ceux +de votre pere. + + +- Valere - + +Vous etes notre pere ? + + +- Mariane - + +C'est vous que ma mere a tant pleure ? + + +- Anselme - + +Oui, ma fille ; oui, mon fils ; je suis dom Thomas d'Alburci que le +ciel garantit des ondes avec tout l'argent qu'il portait, et qui, vous +ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se preparait, apres de +longs voyages, a chercher, dans l'hymen d'une douce et sage personne, la +consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de surete que j'ai vu +pour ma vie a retourner a Naples m'a fait y renoncer pour toujours ; +et ayant su trouver moyen d'y faire vendre ce que j'avais, je me suis +habitue ici, ou, sous le nom d'Anselme, j'ai voulu m'eloigner les +chagrins de cet autre nom qui m'a cause tant de traverses. + + +- Harpagon - + + (a Anselme.) + +C'est la votre fils ? + + +- Anselme - + +Oui. + + +- Harpagon - + +Je vous prends a partie pour me payer dix mille ecus qu'il m'a voles. + + +- Anselme - + +Lui, vous avoir vole ? + + +- Harpagon - + +Lui-meme. + + +- Valere - + +Qui vous dit cela ? + + +- Harpagon - + +Maitre Jacques. + + +- Valere - + + (a maitre Jacques.) + +C'est toi qui le dis ? + + +- Maitre Jacques - + +Vous voyez que je ne dis rien. + + +- Harpagon - + +Oui. Voila monsieur le commissaire qui a recu sa deposition. + + +- Valere - + +Pouvez-vous me croire capable d'une action si lache ? + + +- Harpagon - + +Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent. + + +----------- + +Scene VI. - Harpagon, Anselme, Elise, Mariane, Cleante, Valere, + Frosine, un commissaire, Maitre Jacques, La Fleche. + + + +- Cleante - + +Ne vous tourmentez point, mon pere, et n'accusez personne. J'ai +decouvert des nouvelles de votre affaire, et je viens ici pour vous +dire que, si vous voulez vous resoudre a me laisser epouser Mariane, +votre argent vous sera rendu. + + +- Harpagon - + +Ou est-il ? + + +- Cleante - + +Ne vous mettez point en peine. Il est en lieu dont je reponds, et tout +ne depend que de moi. C'est a vous de me dire a quoi vous vous +determinez ; et vous pouvez choisir, ou de me donner Mariane, ou de +perdre votre cassette. + + +- Harpagon - + +N'en a-t-on rien ote ? + + +- Cleante - + +Rien du tout. Voyez si c'est votre dessein de souscrire a ce mariage, +et de joindre votre consentement a celui de sa mere, qui lui laisse la +liberte de faire un choix entre nous deux. + + +- Mariane - + + (a Cleante.) + +Mais vous ne savez pas que ce n'est pas assez que ce consentement et +que le ciel, + + (montrant Valere.) + +avec un frere que vous voyez, vient de me rendre un pere + + (montrant Anselme.) + +dont vous avez a m'obtenir. + + +- Anselme - + +Le ciel, mes enfants, ne me redonne point a vous pour etre contraire a +vos voeux. Seigneur Harpagon, vous jugez bien que le choix d'une jeune +personne tombera sur le fils plutot que sur le pere : allons, ne vous +faites point dire ce qu'il n'est pas necessaire d'entendre ; et consentez, +ainsi que moi, a ce double hymenee. + + +- Harpagon - + +Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette. + + +- Cleante - + +Vous la verrez saine et entiere. + + +- Harpagon - + +Je n'ai point d'argent a donner en mariage a mes enfants. + + +- Anselme - + +Eh bien ! j'en ai pour eux ; que cela ne vous inquiete point. + + +- Harpagon - + +Vous obligerez-vous a faire tous les frais de ces deux mariages ? + + +- Anselme - + +Oui, je m'y oblige. Etes-vous satisfait ? + + +- Harpagon - + +Oui, pourvu que pour les noces, vous me fassiez faire un habit. + + +- Anselme - + +D'accord. Allons jouir de l'allegresse que cet heureux jour nous +presente. + + +- Le commissaire - + +Hola ! messieurs, hola ! Tout doucement, s'il vous plait. Qui me +payera mes ecritures ? + + +- Harpagon - + +Nous n'avons que faire de vos ecritures. + + +- Le commissaire - + +Oui ! Mais je ne pretends pas, moi, les avoir faites pour rien. + + +- Harpagon - + + (montrant maitre Jacques.) + +Pour votre payement, voila un homme que je vous donne a pendre. + + +- Maitre Jacques - + +Helas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des coups de baton +pour dire vrai, et on me veut pendre pour mentir ! + + +- Anselme - + +Seigneur Harpagon, il faut lui pardonner cette imposture. + + +- Harpagon - + +Vous payerez donc le commissaire ? + + +- Anselme - + +Soit. Allons vite faire part de notre joie a votre mere. + + +- Harpagon - + +Et moi, voir ma chere cassette. + + +------------------------------------------------------------------------- + +Notes [from 1890 edition] + +----------- +(1) C'est-a-dire, elles ne sont pas fort "accommodees des biens +de la fortune". Cette expression est encore d'usage aujourd'hui, et +l'Academie cite cet exemple : Je l'ai vu pauvre, "mais il s'est bien +accommode." +----------- +(2) On trouve pour la premiere fois le mot "moucher" pour "epier", +dans la legende de Faifeu, imprimee en 1532. Le mot "mouchard" n'est +donc pas ancien dans notre langue. +----------- +(3) On dit proverbialement "parler a la barette de quelqu'un", pour +lui parler sans menagement, porter la main sur lui, le frapper a la +tete. +----------- +(4) Un denier d'interet pour douze pretes, c'est-a-dire un peu plus +de huit pour cent. +----------- +(5) "Fluet". On disait autrefois "flouet" et "flou", dont "flouet" +est le diminutif. +----------- +(6) Ce tour de phrase est latin. Boileau a dit dans la "Satire sur +les Femmes" : + + Je ne puis cette fois que je ne les excuse. + +Ni Boileau ni Moliere n'ont pu faire adopter ce latinisme. +----------- +(7) Avant sa conversion, saint Mathieu etait receveur des tributs, et +la malignite lui attribuait des prets usuraires. De la l'ancienne +expression proverbiale, "fester saint Matthieu", pour preter a usure, +et, par corruption, "fesse-Matthieu". +----------- +(8) C'est-a-dire un denier d'interet pour dix-huit pretes, ce qui +equivaut a un peu plus de cinq et demi pour cent. +----------- +(9) A vingt pour cent. +----------- +(10) A vingt-cinq pour cent. +----------- +(11) Les soldats portaient autrefois un baton termine d'un bout par +une pointe qu'ils enfoncaient en terre, et de l'autre, par un fer +fourchu sur lequel ils appuyaient leur mousquet, pour tirer plus +juste. C'est ce qu'on appelait "la fourchette d'un mousquet". +----------- +(12) Expression proverbiale : "L'epee de chevet", l'epee qui ne nous +quitte jamais. Au figure, "l'expression qu'on a sans cesse a la bouche". +----------- +(13) C'etait une formule ancienne de sante et d'economie qu'on trouve +quelquefois chez les Latins, enoncee par les seules lettres initiales +de chaque mot E.V.V.N.V.V.E. : "ede ut vivas, ne vivas ut edas.", +"Mange pour vivre, et ne vis pas pour manger." +----------- +(14) Expression proverbiale : "Il n'y a pas meme pour un double", +c'est-a-dire "il n'y en a point". Le double etait une petite piece +de monnaie qui valait deux deniers. +----------- +(15) Suivant Menage, cette expression a ete imaginee pour eviter de +se servir du mot "diable". Moliere n'est pas le seul qui ait employe +ce mot dans ce sens : longtemps avant lui, Rabelais avait dit : +"Creature du grand vilain diantre d'enfer" (liv. III, ch. III). +----------- +(16) Du temps de Moliere, le mot "scandaliser" se prenait quelquefois +dans le sens de "decrier", "diffamer". (Voyez le dictionnaire de +l'Academie, edition de 1694). +----------- +(17) "Offenser" est la traduction litteraire d'"offendere", mot dont +le sens est beaucoup moins restreint en latin qu'en francais. Il +signifie ici, "celui dont vous avez a vous plaindre". L'exemple de +Moliere n'a pu le faire adopter avec cette acception. +----------- + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, L'AVARE *** + +This file should be named 7avar10.txt or 7avar10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7avar11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7avar10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. 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This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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Donations are +tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising +requirements for other states are met, additions to this list will be +made and fund-raising will begin in the additional states. + +We need your donations more than ever! + +You can get up to date donation information online at: + +http://www.gutenberg.net/donation.html + + +*** + +If you can't reach Project Gutenberg, +you can always email directly to: + +Michael S. Hart <hart@pobox.com> + +Prof. Hart will answer or forward your message. + +We would prefer to send you information by email. + + +**The Legal Small Print** + + +(Three Pages) + +***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** +Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. +They tell us you might sue us if there is something wrong with +your copy of this eBook, even if you got it for free from +someone other than us, and even if what's wrong is not our +fault. 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Footnotes have been retained because +they provide the meanings of old French words or expressions. +Footnote are indicated by numbers in brackets, and are grouped +at the end of the Etext. Text encoding is iso-8859-1.] + + + + + +L'AVARE + + + + +Comédie (1667) + + + +PERSONNAGES ACTEURS + +Harpagon, père de Cléante et d'Élise, +et amoureux de Mariane. Molière. +Cléante, fils d'Harpagon, amant de Mariane. La Grange. +Élise, fille d'Harpagon, amante de Valère. Mlle Molière. +Valère, fils d'Anselme et amant d'Élise. Du Croisy. +Mariane, amante de Cléante et aimée d'Harpagon. Mlle De Brie. +Anselme, père de Valère et de Mariane. +Frosine, femme d'intrigue. Magd. Béjart. +Maître Simon, courtier. +Maître Jacques, cuisinier et cocher d'Harpagon. Hubert. +La Flèche, valet de Cléante. Béjart cadet. +Dame Claude, servante d'Harpagon. +Brindavoine, +La Merluche, laquais d'Harpagon. +Un commissaire et son clerc. + + + +La scène est à Paris, dans la maison d'Harpagon. + + +ACTE PREMIER. +------------- + + +Scène première. - Valère, Élise. + + + +- Valère - + +Hé quoi ! charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les +obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre +foi ? Je vous vois soupirer, hélas ! au milieu de ma joie ! Est-ce du +regret, dites-moi, de m'avoir fait heureux ? et vous repentez-vous de +cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre ? + + +- Élise - + +Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour +vous. Je m'y sens entraîner par une trop douce puissance, et je n'ai +pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, a +vous dire vrai, le succès me donne de l'inquiétude ; et je crains fort +de vous aimer un peu plus que je ne devrais. + + +- Valère - + +Eh ! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez +pour moi ? + + +- Élise - + +Hélas ! cent choses à la fois : l'emportement d'un père, les reproches +d'une famille, les censures du monde ; mais plus que tout, Valère, le +changement de votre coeur, et cette froideur criminelle dont ceux de +votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d'un +innocent amour. + + +- Valère - + +Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres ! +Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous +dois. Je vous aime trop pour cela ; et mon amour pour vous durera +autant que ma vie. + + +- Élise - + +Ah ! Valère, chacun tient les mêmes discours ! Tous les hommes sont +semblables par les paroles ; et ce n'est que les actions qui les +découvrent différents. + + +- Valère - + +Puisque les seules actions font connaître ce que nous sommes, attendez +donc, au moins, à juger de mon coeur par elles, et ne me cherchez point +des crimes dans les injustes craintes d'une fâcheuse prévoyance. Ne +m'assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d'un soupçon +outrageux ; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et +mille preuves, de l'honnêteté de mes feux. + + +- Élise - + +Hélas ! qu'avec facilité on se laisse persuader par les personnes que +l'on aime ! Oui, Valère, je tiens votre coeur incapable de m'abuser. +Je crois que vous m'aimez d'un véritable amour, et que vous me serez +fidèle : je n'en veux point du tout douter, et je retranche mon +chagrin aux appréhensions du blâme qu'on pourra me donner. + + +- Valère - + +Mais pourquoi cette inquiétude ? + + +- Élise - + +Je n'aurais rien à craindre si tout le monde vous voyait des yeux dont +je vous vois ; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux +choses que je fais pour vous. Mon coeur, pour sa défense, a tout votre +mérite, appuyé du secours d'une reconnaissance où le ciel m'engage +envers vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant qui +commença de nous offrir aux regards l'un de l'autre ; cette générosité +surprenante qui vous fit risquer votre vie, pour dérober la mienne à la +fureur des ondes ; ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes +éclater après m'avoir tirée de l'eau, et les hommages assidus de cet +ardent amour que ni le temps ni les difficultés n'ont rebuté, et qui, +vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces +lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit, +pour me voir, à vous revêtir de l'emploi de domestique de mon père. +Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet ; et c'en est +assez, à mes yeux, pour me justifier l'engagement où j'ai pu consentir ; +mais ce n'est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je +ne suis pas sûre qu'on entre dans mes sentiments. + + +- Valère - + +De tout ce que vous avez dit, ce n'est que par mon seul amour que je +prétends auprès de vous mériter quelque chose ; et quant aux +scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin +de vous justifier à tout le monde, et l'excès de son avarice, et la +manière austère dont il vit avec ses enfants, pourraient autoriser des +choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j'en parle +ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n'en peut pas +dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l'espère, retrouver mes +parents, nous n'aurons pas beaucoup de peine à nous les rendre +favorables. J'en attends des nouvelles avec impatience, et j'en irai +chercher moi-même, si elles tardent à venir. + + +- Élise - + +Ah! Valère, ne bougez d'ici, je vous prie, et songez seulement à vous +bien mettre dans l'esprit de mon père. + + +- Valère - + +Vous voyez comme je m'y prends, et les adroites complaisances qu'il +m'a fallu mettre en usage pour m'introduire à son service ; sous quel +masque de sympathie et de rapports de sentiments je me déguise pour +lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin +d'acquérir sa tendresse. J'y fais des progrès admirables ; et j'éprouve +que, pour gagner les hommes, il n'est point de meilleure voie que de se +parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs +maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu'ils font. On n'a +que faire d'avoir peur de trop charger la complaisance ; et la manière +dont on les joue a beau être visible, les plus fins toujours sont de +grandes dupes du côté de la flatterie, et il n'y a rien de si +impertinent et de si ridicule qu'on ne fasse avaler, lorsqu'on +l'assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je +fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s'ajuster à +eux, et puisqu'on ne saurait les gagner que par là, ce n'est pas la +faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés. + + +- Élise - + +Mais que ne tâchez-vous aussi de gagner l'appui de mon frère, en cas +que la servante s'avisât de révéler notre secret ? + + +- Valère - + +On ne peut pas ménager l'un et l'autre ; et l'esprit du père et celui +du fils sont des choses si opposées, qu'il est difficile d'accommoder +ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez +auprès de votre frère, et servez-vous de l'amitié qui est entre vous +deux pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez +ce temps pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce +que vous jugerez à propos. + + +- Élise - + +Je ne sais si j'aurai la force de lui faire cette confidence. + + +----------- + +Scène II. - Cléante, Élise. + + + +- Cléante - + +Je suis bien aise de vous trouver seule, ma soeur ; et je brûlais de +vous parler, pour m'ouvrir à vous d'un secret. + + +- Élise - + +Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu'avez-vous à me dire ? + + +- Cléante - + +Bien des choses, ma soeur, enveloppées dans un mot. J'aime. + + +- Élise - + +Vous aimez ? + + +- Cléante - + +Oui, j'aime. Mais, avant que d'aller plus loin, je sais que je dépends +d'un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés ; que nous +ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont +nous tenons le jour ; que le ciel les a faits les maîtres de nos +voeux, et qu'il nous est enjoint de n'en disposer que par leur +conduite ; que, n'étant prévenus d'aucune folle ardeur, ils sont en +état de se tromper bien moins que nous et de voir beaucoup mieux ce +qui nous est propre ; qu'il en faut plutôt croire les lumières de leur +prudence que l'aveuglement de notre passion ; et que l'emportement de +la jeunesse nous entraîne le plus souvent dans des précipices +fâcheux. Je vous dis tout cela, ma soeur, afin que vous ne vous +donniez pas la peine de me le dire ? car enfin mon amour ne veut rien +écouter, et je vous prie de ne me point faire de remontrances. + + +- Élise - + +Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez ? + + +- Cléante - + +Non ; mais j'y suis résolu, et je vous conjure encore une fois de ne +me point apporter de raisons pour m'en dissuader. + + +- Élise - + +Suis-je, mon frère, une si étrange personne ? + + +- Cléante - + +Non, ma soeur ; mais vous n'aimez pas ; vous ignorez la douce violence +qu'un tendre amour fait sur nos coeurs, et j'appréhende votre sagesse. + + +- Élise - + +Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse : il n'est personne +qui n'en manque, du moins une fois en sa vie ; et, si je vous ouvre mon +coeur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous. + + +- Cléante - + +Ah ! plût au ciel que votre âme, comme la mienne... ! + + +- Élise - + +Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous +aimez. + + +- Cléante - + +Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble +être faite pour donner de l'amour à tous ceux qui la voient. La +nature, ma soeur, n'a rien formé de plus aimable ; et je me sentis +transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane, et vit +sous la conduite d'une bonne femme de mère qui est presque toujours +malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d'amitié qui +ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint et la console, avec +une tendresse qui vous toucherait l'âme. Elle se prend d'un air le +plus charmant du monde aux choses qu'elle fait ; et l'on voit briller +mille grâces en toutes ses actions, une douceur pleine d'attraits, +une bonté toute engageante, une honnêteté adorable, une... Ah ! ma +soeur, je voudrais que vous l'eussiez vue ! + + +- Élise - + +J'en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites ; et, +pour comprendre ce qu'elle est, il me suffit que vous l'aimez. + + +- Cléante - + +J'ai découvert sous main qu'elles ne sont pas fort accommodées (1), et +que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs +besoins le bien qu'elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma soeur, quelle +joie ce peut être que de relever la fortune d'une personne que l'on +aime ; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes +nécessités d'une vertueuse famille ; et concevez quel déplaisir ce +m'est de voir que, par l'avarice d'un père, je sois dans l'impuissance +de goûter cette joie, et de faire éclater à cette belle aucun +témoignage de mon amour. + + +- Élise - + +Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin. + + +- Cléante - + +Ah ! ma soeur, il est plus grand qu'on ne peut croire. Car, enfin, +peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne qu'on +exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l'on nous fait +languir ? Hé ! que nous servira d'avoir du bien, s'il ne nous vient que +dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d'en jouir, et +si, pour m'entretenir même, il faut que maintenant je m'engage de tous +côtés ; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le +secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits +raisonnables ? Enfin, j'ai voulu vous parler pour m'aider à sonder mon +père sur les sentiments où je suis ; et, si je l'y trouve contraire, +j'ai résolu d'aller en d'autres lieux, avec cette aimable personne, +jouir de la fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher +partout, pour ce dessein, de l'argent à emprunter ; et, si vos affaires, +ma soeur, sont semblables aux miennes, et qu'il faille que notre père +s'oppose à nos désirs, nous le quitterons là tous deux, et nous +affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son +avarice insupportable. + + +- Élise - + +Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus +sujet de regretter la mort de notre mère, et que... + + +- Cléante - + +J'entends sa voix. Eloignons-nous un peu pour achever notre confidence ; +et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la dureté de +son humeur. + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, La Flèche. + + + +- Harpagon - + +Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que +l'on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence ! + + +- La Flèche - + + (à part.) + +Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je +pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps. + + +- Harpagon - + +Tu murmures entre tes dents ? + + +- La Flèche - + +Pourquoi me chassez-vous ? + + +- Harpagon - + +C'est bien à toi, pendard, à me demander des raisons ! Sors vite, que +je ne t'assomme. + + +- La Flèche - + +Qu'est-ce que je vous ai fait ? + + +- Harpagon - + +Tu m'as fait que je veux que tu sortes. + + +- La Flèche - + +Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre. + + +- Harpagon - + +Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, +planté tout droit comme un piquet à observer ce qui se passe, et faire +ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un +espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiègent +toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furettent de tous +côtés pour voir s'il n'y a rien à voler. + + +- La Flèche - + +Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler ? Êtes-vous +un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites +sentinelle jour et nuit ? + + +- Harpagon - + +Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me +plaît. Ne voilà pas de mes mouchards (2), qui prennent garde à ce qu'on +fait ? + + (Bas, à part.) + +Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent. + + (Haut.) + +Ne serais-tu point homme à aller faire courir le bruit que j'ai chez +moi de l'argent caché ? + + +- La Flèche - + +Vous avez de l'argent caché ? + + +- Harpagon - + +Non, coquin, je ne dis pas cela. + + (Bas.) + +J'enrage ! + + (Haut.) + +Je demande si, malicieusement, tu n'irais point faire courir le bruit +que j'en ai. + + +- La Flèche - + +Hé ! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en ayez pas, si +c'est pour nous la même chose ? + + +- Harpagon - + + (levant la main pour donner un soufflet à la Flèche.) + +Tu fais le raisonneur ! Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les +oreilles. Sors d'ici, encore une fois. + + +- La Flèche - + +Eh bien, je sors. + + +- Harpagon - + +Attends : ne m'emportes-tu rien ? + + +- La Flèche - + +Que vous emporterais-je ? + + +- Harpagon - + +Tiens, viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains. + + +- La Flèche - + +Les voilà. + + +- Harpagon - + +Les autres. + + +- La Flèche - + +Les autres ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- La Flèche - + +Les voilà. + + +- Harpagon - + + (montrant les hauts-de-chausses de la Flèche.) + +N'as-tu rien mis ici dedans ? + + +- La Flèche - + +Voyez vous-même. + + +- Harpagon - + + (tâtant le bas des hauts-de-chausses de la Flèche.) + +Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des +choses qu'on dérobe ; et je voudrais qu'on en eût fait pendre +quelqu'un. + + +- La Flèche - + + (à part.) + +Ah ! qu'un homme comme cela mériterait bien ce qu'il craint ! Et que +j'aurais de joie à la voler ! + + +- Harpagon - + +Euh ? + + +- La Flèche - + +Quoi ? + + +- Harpagon - + +Qu'est-ce que tu parles de voler ? + + +- La Flèche - + +Je vous dis que vous fouillez bien partout, pour voir si je vous ai volé. + + +- Harpagon - + +C'est ce que je veux faire. + + (Harpagon fouille dans les poches de La Flèche.) + + +- La Flèche - + + (à part.) + +La peste soit de l'avarice et des avaricieux ! + + +- Harpagon - + +Comment ? que dis-tu ? + + +- La Flèche - + +Ce que je dis ? + + +- Harpagon - + +Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avaricieux ? + + +- La Flèche - + +Je dis que la peste soit de l'avarice et des avaricieux ! + + +- Harpagon - + +De qui veux-tu parler ? + + +- La Flèche - + +Des avaricieux. + + +- Harpagon - + +Et qui sont-ils, ces avaricieux ? + + +- La Flèche - + +Des vilains et des ladres. + + +- Harpagon - + +Mais qui est-ce que tu entends par là ? + + +- La Flèche - + +De quoi vous mettez-vous en peine ? + + +- Harpagon - + +Je me mets en peine de ce qu'il faut. + + +- La Flèche - + +Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ? + + +- Harpagon - + +Je crois ce que je crois ; mais je veux que tu me dises à qui tu +parles quand tu dis cela. + + +- La Flèche - + +Je parle... je parle à mon bonnet. + + +- Harpagon - + +Et moi, je pourrais bien parler à ta barrette (3). + + +- La Flèche - + +M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux ? + + +- Harpagon - + +Non ; mais je t'empêcherai de jaser et d'être insolent. Tais-toi. + + +- La Flèche - + +Je ne nomme personne. + + +- Harpagon - + +Je te rosserai si tu parles. + + +- La Flèche - + +Qui se sent morveux, qu'il se mouche. + + +- Harpagon - + +Te tairas-tu ? + + +- La Flèche - + +Oui, malgré moi. + + +- Harpagon - + +Ah ! Ah ! + + +- La Flèche - + + (montrant à Harpagon une poches de son justaucorps.) + +Tenez, voilà encore une poche : êtes-vous satisfait ? + + +- Harpagon - + +Allons, rends-le-moi sans te fouiller. + + +- La Flèche - + +Quoi ? + + +- Harpagon - + +Ce que tu m'as pris. + + +- La Flèche - + +Je ne vous ai rien pris du tout. + + +- Harpagon - + +Assurément ? + + +- La Flèche - + +Assurément. + + +- Harpagon - + +Adieu. Va-t-en à tous les diables ! + + +- La Flèche - + +Me voilà fort bien congédié. + + +- Harpagon - + +Je te le mets sur ta conscience, au moins. + + +----------- + +Scène IV. - Harpagon. + + + +- Harpagon - + +Voilà un pendard de valet qui m'incommode fort ; et je ne me plais +point à voir ce chien de boiteux-là. Certes, ce n'est pas une petite +peine que de garder chez soi une grande somme d'argent ; et +bienheureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement +que ce qu'il faut pour sa dépense ! On n'est pas peu embarrassé à +inventer, dans toute une maison, une cache fidèle ; car pour moi, les +coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais m'y fier. Je les +tiens justement une franche amorce à voleurs, et c'est toujours la +première chose que l'on va attaquer. + + +----------- + +Scène V. - Harpagon ; Élise et Cléante, parlant ensemble, et restant + dans le fond du théâtre. + + + +- Harpagon - + + (se croyant seul.) + +Cependant, je ne sais si j'aurai bien fait d'avoir enterré, dans mon +jardin, dix mille écus qu'on me rendit hier. Dix mille écus en or, chez +soi, est une somme assez... + + (À part, apercevant Élise et Cléante.) + +O ciel ! je me serai trahi moi-même ! la chaleur m'aura emporté, et je +crois que j'ai parlé haut, en raisonnant tout seul. + + (À Cléante et Élise.) + +Qu'est-ce ? + + +- Cléante - + +Rien, mon père. + + +- Harpagon - + +Y a-t-il longtemps que vous êtes là ? + + +- Élise - + +Nous ne venons que d'arriver. + + +- Harpagon - + +Vous avez entendu... + + +- Cléante - + +Quoi, mon père ? + + +- Harpagon - + +Là... + + +- Élise - + +Quoi ? + + +- Harpagon - + +Ce que je viens de dire. + + +- Cléante - + +Non. + + +- Harpagon - + +Si fait, si fait. + + +- Élise - + +Pardonnez-moi. + + +- Harpagon - + +Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C'est que je +m'entretenais en moi-même de la peine qu'il y a aujourd'hui à trouver +de l'argent, et je disais qu'il est bien heureux qui peut avoir dix +mille écus chez soi. + + +- Cléante - + +Nous feignions à vous aborder, de peur de vous interrompre. + + +- Harpagon - + +Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n'alliez pas +prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c'est +moi qui ai dix mille écus. + + +- Cléante - + +Nous n'entrons point dans vos affaires. + + +- Harpagon - + +Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus ! + + +- Cléante - + +Je ne crois pas... + + +- Harpagon - + +Ce serait une bonne affaire pour moi. + + +- Élise - + +Ces sont des choses... + + +- Harpagon - + +J'en aurais bon besoin. + + +- Cléante - + +Je pense que... + + +- Harpagon - + +Cela m'accommoderait fort. + + +- Élise - + +Vous êtes... + + +- Harpagon - + +Et je ne me plaindrais pas, comme je le fais, que le temps est +misérable. + + +- Cléante - + +Mon Dieu ! mon père, vous n'avez pas lieu de vous plaindre et l'on +sait que vous avez assez de bien. + + +- Harpagon - + +Comment, j'ai assez de bien ! Ceux qui le disent en ont menti. Il n'y +a rien de plus faux ; et ce sont des coquins qui font courir tous ces +bruits-là. + + +- Élise - + +Ne vous mettez point en colère. + + +- Harpagon - + +Cela est étrange que mes propres enfants me trahissent et deviennent +mes ennemis. + + +- Cléante - + +Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien ? + + +- Harpagon - + +Oui. De pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront +cause qu'un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge, dans +la pensée que je suis tout cousu de pistoles. + + +- Cléante - + +Quelle grande dépense est-ce que je fais ? + + +- Harpagon - + +Quelle ? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que +vous promenez par la ville ? Je querellais hier votre soeur ; mais +c'est encore pis. Voilà qui crie vengeance au ciel ; et, à vous +prendre depuis les pieds jusqu'à la tête, il y aurait là de quoi faire +une bonne constitution. Je vous l'ai dit vingt fois, mon fils, toutes +vos manières me déplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le +marquis ; et, pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez. + + +- Cléante - + +Hé ! comment vous dérober ? + + +- Harpagon - + +Que sais-je ? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l'état +que vous portez ? + + +- Cléante - + +Moi, mon père ? C'est que je joue ; et, comme je suis fort heureux, je +mets sur moi tout l'argent que je gagne. + + +- Harpagon - + +C'est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez +profiter, et mettre à honnête intérêt l'argent que vous gagnez, afin +de le trouver un jour. Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, +à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds +jusqu'à la tête, et si une demi-douzaine d'aiguillettes ne suffit pas +pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d'employer +de l'argent à des perruques, lorsque l'on peut porter des cheveux de +son cru, qui ne coûtent rien ! Je vais gager qu'en perruques et rubans +il y a du moins vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par +année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu'au +denier douze (4). + + +- Cléante - + +Vous avez raison. + + +- Harpagon - + +Laissons cela, et parlons d'autre affaire. Euh ? + + (Apercevant Cléante et Élise qui se font des signes.) + +Hé ! + + (Bas, à part.) + +Je crois qu'ils se font signe l'un à l'autre de me voler ma bourse. + + (Haut.) + +Que veulent dire ces gestes-là ? + + +- Élise - + +Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier, et nous +avons tous deux quelque chose à vous dire. + + +- Harpagon - + +Et moi, j'ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux. + + +- Cléante - + +C'est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler. + + +- Harpagon - + +Et c'est de mariage aussi que je veux vous entretenir. + + +- Élise - + +Ah ! mon père ! + + +- Harpagon - + +Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait +peur ? + + +- Cléante - + +Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous +pouvez l'entendre ; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas +d'accord avec votre choix. + + +- Harpagon - + +Un peu de patience ; ne vous alarmez point. Je sais ce qu'il faut à +tous deux, et vous n'aurez, ni l'un ni l'autre, aucun lieu de vous +plaindre de tout ce que je prétends faire ; et, pour commencer par un +bout, + + (À Cléante.) + +avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui +ne loge pas loin d'ici ? + + +- Cléante - + +Oui, mon père. + + +- Harpagon- + +Et vous ? + + +- Élise - + +J'en ai ouï parler. + + +- Harpagon - + +Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ? + + +- Cléante - + +Une fort charmante personne. + + +- Harpagon - + +Sa physionomie ? + + +- Cléante - + +Tout honnête et pleine d'esprit. + + +- Harpagon - + +Son air et sa manière ? + + +- Cléante - + +Admirables, sans doute. + + +- Harpagon - + +Ne croyez-vous pas qu'une fille comme cela mériterait assez que l'on +songeât à elle ? + + +- Cléante - + +Oui, mon père. + + +- Harpagon - + +Que ce serait un parti souhaitable ? + + +- Cléante - + +Très souhaitable. + + +- Harpagon - + +Qu'elle a toute la mine de faire un bon ménage ? + + +- Cléante - + +Sans doute. + + +- Harpagon - + +Et qu'un mari aurait satisfaction avec elle ? + + +- Cléante - + +Assurément. + + +- Harpagon - + +Il y a une petite difficulté : c'est que j'ai peur qu'il n'y ait pas, +avec elle, tout le bien qu'on pourrait prétendre. + + +- Cléante - + +Ah ! mon père, le bien n'est pas considérable, lorsqu'il est question +d'épouser une honnête personne. + + +- Harpagon - + +Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu'il y a à dire, c'est que, si +l'on n'y trouve pas tout le bien qu'on souhaite, on peut tâcher de +regagner cela sur autre chose. + + +- Cléante - + +Cela s'entend. + + +- Harpagon - + +Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ; car son +maintien honnête et sa douceur m'ont gagné l'âme, et je suis résolu de +l'épouser, pourvu que j'y trouve quelque bien. + + +- Cléante - + +Euh ? + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Cléante - + +Vous êtes résolu, dites-vous... ? + + +- Harpagon - + +D'épouser Mariane. + + +- Cléante - + +Qui ? Vous, vous ? + + +- Harpagon - + +Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ? + + +- Cléante - + +Il m'a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d'ici. + + +- Harpagon - + +Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre +d'eau claire. + + +----------- + +Scène VI. - Harpagon, Élise. + + + +- Harpagon - + +Voilà de mes damoiseaux flouets (5), qui n'ont non plus de vigueur que +des poules. C'est là, ma fille, ce que j'ai résolu pour moi. Quant à +ton frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m'est +venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme. + + +- Élise - + +Au seigneur Anselme ? + + +- Harpagon - + +Oui, Un homme mûr, prudent et sage, qui n'a pas plus de cinquante ans, +et dont on vante les grands biens. + + +- Élise - + + (faisant une révérence.) + +Je ne veux point me marier, mon père, s'il vous plaît. + + +- Harpagon - + + (contrefaisant Élise.) + +Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s'il +vous plaît. + + +- Élise - + + (faisant encore la révérence.) + +Je vous demande pardon, mon père. + + +- Harpagon - + + (contrefaisant Élise.) + +Je vous demande pardon, ma fille. + + +- Élise - + +Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais, + + (Faisant encore la révérence.) + +avec votre permission, je ne l'épouserai point. + + +- Harpagon - + +Je suis votre très humble valet ; mais, + + (Contrefaisant Élise.) + +avec votre permission, vous l'épouserez dès ce soir. + + +- Élise - + +Dès ce soir ? + + +- Harpagon - + +Dès ce soir. + + +- Élise - + + (faisant encore la révérence.) + +Cela ne sera pas, mon père. + + +- Harpagon - + + (contrefaisant encore Élise.) + +Cela sera, ma fille. + + +- Élise - + +Non. + + +- Harpagon - + +Si. + + +- Élise - + +Non, vous dis-je. + + +- Harpagon - + +Si, vous dis-je. + + +- Élise - + +C'est une chose où vous ne me réduirez point. + + +- Harpagon - + +C'est une chose où je te réduirai. + + +- Élise - + +Je me tuerai plutôt que d'épouser un tel mari. + + +- Harpagon - + +Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras. Mais voyez quelle audace ! +A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ? + + +- Élise - + +Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ? + + +- Harpagon - + +C'est un parti où il n'y a rien à redire ! et je gage que tout le monde +approuvera mon choix. + + +- Élise - + +Et moi, je gage qu'il ne saurait être approuvé d'aucune personne +raisonnable. + + +- Harpagon - + + (apercevant Valère de loin.) + +Voilà Valère. Veux-tu qu'entre nous deux nous le fassions juge de +cette affaire ? + + +- Élise - + +J'y consens. + + +- Harpagon - + +Te rendras-tu à son jugement ? + + +- Élise - + +Oui. J'en passerai par ce qu'il dira. + + +- Harpagon - + +Voilà qui est fait. + + +----------- + +Scène VII. - Valère, Harpagon, Élise. + + + +- Harpagon - + +Ici, Valère. Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille +ou de moi. + + +- Valère - + +C'est vous, monsieur, sans contredit. + + +- Harpagon - + +Sais-tu bien de quoi nous parlons ? + + +- Valère - + +Non ; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison. + + +- Harpagon - + +Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ; +et la coquine me dit au nez qu'elle se moque de le prendre. Que +dis-tu de cela ? + + +- Valère - + +Ce que j'en dis ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Valère - + +Hé ! hé ! + + +- Harpagon - + +Quoi ! + + +- Valère - + +Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment ; et vous ne +pouvez pas que vous n'ayez raison (6). mais aussi n'a-t-elle pas tort +tout à fait, et... + + +- Harpagon - + +Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considérable ; c'est un +gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé, et +auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle +mieux rencontrer ? + + +- Valère - + +Cela est vrai. Mais elle pourrait vous dire que c'est un peu +précipiter les choses, et qu'il faudrait au moins quelque temps pour +voir si son inclination pourra s'accommoder avec... + + +- Harpagon - + +C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici +un avantage qu'ailleurs je ne trouverais pas ; et il s'engage à la +prendre sans dot. + + +- Valère - + +Sans dot ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Valère - + +Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait +convaincante ; il se faut rendre à cela. + + +- Harpagon - + +C'est pour moi une épargne considérable. + + +- Valère - + +Assurément ; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que +votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande +affaire qu'on ne peut croire ; qu'il y va d'être heureux ou malheureux +toute sa vie ; et qu'un engagement qui doit durer jusqu'à la mort ne se +doit jamais faire qu'avec de grandes précautions. + + +- Harpagon - + +Sans dot ! + + +- Valère - + +Vous avez raison ! voilà qui décide tout ; cela s'entend. Il y a des +gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occasions l'inclination +d'une fille est une chose, sans doute, où l'on doit avoir de l'égard ; +et que cette grande inégalité d'âge, d'humeur et de sentiments, rend +un mariage sujet à des accidents fâcheux. + + +- Harpagon - + +Sans dot ! + + +- Valère - + +Ah ! il n'y a pas de réplique à cela ; on le sait bien ! Qui diantre +peut aller là contre ? Ce n'est pas qu'il n'y ait quantité de pères +qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que +l'argent qu'ils pourraient donner ; qui ne les voudraient point +sacrifier à l'intérêt, et chercheraient, plus que toute autre chose, à +mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y +maintient l'honneur, la tranquillité et la joie ; et que... + + +- Harpagon - + +Sans dot ! + + +- Valère - + +Il est vrai ; cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le moyen de +résister à une raison comme celle-là ! + + +- Harpagon - + + (à part, regardant du côté le jardin.) + +Ouais ! Il me semble que j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point +qu'on en voudrait à mon argent ? + + (A Valère.) + +Ne bougez, je reviens tout à l'heure. + + +----------- + +Scène VIII. - Élise, Valère. + + + +- Élise - + +Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites ? + + +- Valère - + +C'est pour ne point l'aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter +de front ses sentiments est le moyen de tout gâter ; et il y a de +certains esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant ; des +tempéraments ennemis de toute résistance ; des naturels rétifs, que la +vérité fait cabrer, qui toujours se raidissent contre le droit chemin +de la raison, et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les +conduire. Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, vous en +viendrez mieux à vos fins, et... + + +- Élise - + +Mais ce mariage, Valère ! + + +- Valère - + +On cherchera des biais pour le rompre. + + +- Élise - + +Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir ? + + +- Valère - + +Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie. + + +- Élise - + +Mais on découvrira la feinte, si l'on appelle des médecins. + + +- Valère - + +Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils quelque chose ? Allez, allez, +vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous +trouveront des raisons pour vous dire d'où cela vient. + + +----------- + +Scène IX. - Harpagon, Valère, Élise. + + + +- Harpagon - + + (à part, dans le fond du théâtre.) + +Ce n'est rien, Dieu merci. + + +- Valère - + + (sans voir Harpagon.) + +Enfin notre dernier recours, c'est que la fuite nous peut mettre à +couvert de tout ; et, si votre amour, belle Élise, est capable d'une +fermeté... + + (Apercevant Harpagon.) + +Oui, il faut qu'une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu'elle +regarde comme un mari est fait ; et lorsque la grande raison de "sans +dot" s'y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu'on lui +donne. + + +- Harpagon - + +Bon : voilà bien parlé, cela ! + + +- Valère - + +Monsieur, je vous demande pardon si je m'emporte un peu, et prends la +hardiesse de lui parler comme je fais. + + +- Harpagon - + +Comment ! j'en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un +pouvoir absolu. + + (A Élise.) + +Oui, tu as beau fuir, je lui donne l'autorité que le ciel me donne sur +toi, et j'entends que tu fasses tout ce qu'il te dira. + + +- Valère - + + (A Élise.) + +Après cela, résistez à mes remontrances. + + +----------- + +Scène X. - Harpagon, Valère. + + + +- Valère - + +Monsieur, je vais la suivre, pour continuer les leçons que je lui +faisais. + + +- Harpagon - + +Oui, tu m'obligeras. Certes... + + +- Valère - + +Il est bon de lui tenir un peu la bride haute. + + +- Harpagon - + +Cela est vrai. Il faut... + + +- Valère - + +Ne vous mettez pas en peine, je crois que j'en viendrai à bout. + + +- Harpagon - + +Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout +à l'heure. + + +- Valère - + + (adressant la parole à Élise, en s'en allant du côté + par où elle est sortie.) + +Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et +vous devez rendre grâce au ciel de l'honnête homme de père qu'il vous +a donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de +prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout +est renfermé là-dedans ; et "sans dot" tient lieu de beauté, de +jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse, et de probité. + + +- Harpagon - + +Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut +avoir un domestique de la sorte ! + + + +ACTE SECOND. +------------ + + + +Scène première. - Cléante, La Flèche. + + + +- Cléante - + +Ah ! traître que tu es ! où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne t'avais-je +pas donné ordre... ? + + +- La Flèche - + +Oui, Monsieur ; et je m'étais rendu ici pour vous attendre de pied +ferme : mais monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m'a +chassé dehors malgré moi, et j'ai couru le risque d'être battu. + + +- Cléante - + +Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et, +depuis que je t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival. + + +- La Flèche - + +Votre père amoureux ? + + +- Cléante - + +Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où +cette nouvelle m'a mis. + + +- La Flèche - + +Lui, se mêler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se moque-t-il du +monde ? Et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ? + + +- Cléante - + +Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête. + + +- La Flèche - + +Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ? + + +- Cléante - + +Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des +ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse +t'a-t-on faite ? + + +- La Flèche - + +Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut +essuyer d'étranges choses, lorsqu'on en est réduit à passer, comme +vous, par les mains des fesse-matthieux (7). + + +- Cléante - + +L'affaire ne se fera point ? + + +- La Flèche - + +Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous a donné, +homme agissant et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour vous, et +il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur. + + +- Cléante - + +J'aurai les quinze mille francs que je demande ? + + +- La Flèche - + +Oui ; mais à quelques petites conditions qu'il faudra que vous +acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent. + + +- Cléante - + +T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent ? + + +- La Flèche - + +Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de +soin à se cacher que vous ; et ce sont des mystères bien plus grands +que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom ; et l'on +doit aujourd'hui l'aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour +être instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et +je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses +faciles. + + +- Cléante - + +Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m'ôter le +bien. + + +- La Flèche - + +Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre entremetteur, +pour vous être montrés avant que de rien faire : + + "Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que + l'emprunteur soit majeur et d'une famille où le bien soit + ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on + fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, + le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui, pour cet + effet sera choisi par le prêteur, auquel il importe le + plus que l'acte soit dûment dressé." + + +- Cléante - + +Il n'y a rien à dire à cela. + + +- La Flèche - + + "Le prêteur, pour ne charger Sa conscience d'aucun scrupule, + prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit. (8)" + + +- Cléante - + +Au denier dix-huit ? Parbleu, voilà qui est honnête ! Il n'y a pas +lieu de se plaindre. + + +- La Flèche - + +Cela est vrai. + + "Mais, comme ledit prêteur n'a pas chez lui la somme dont il + est question, et que, pour faire plaisir à l'emprunteur il + est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre sur le pied + du denier cinq (9), il conviendra que ledit premier emprunteur + paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce + n'est que pour l'obliger que ledit prêteur s'engage à cet + emprunt." + + +- Cléante - + +Comment diable ! Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C'est plus qu'au +denier quatre (10). + + +- La Flèche - + +Il est vrai ; c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là-dessus. + + +- Cléante - + +Que veux-tu que je voie ? J'ai besoin d'argent, et il faut bien que je +consente à tout. + + +- La Flèche - + +C'est la réponse que j'ai faite. + + +- Cléante - + +Il y a encore quelque chose ? + + +- La Flèche - + +Ce n'est plus qu'un petit article. + + "Des quinze mille francs qu'on demande, le prêteur ne + pourra compter en argent que douze mille livres ; et, + pour les mille écus restants, il faudra que l'emprunteur + prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s'ensuit le + mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au + plus modique prix qu'il lui a été possible." + + +- Cléante - + +Que veut dire cela ? + + +- La Flèche - + +Ecoutez le mémoire : + + "Premièrement, un lit de quatre pieds à bandes de point + de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de + couleur d'olive, avec six chaises et la courte-pointe + de même : le tout bien conditionné, et doublé d'un petit + taffetas changeant rouge et bleu. + Plus, un pavillon à queue, d'une bonne serge d'Aumale + rose sèche, avec le mollet et les franges de soie." + + +- Cléante - + +Que veut-il que je fasse de cela ? + + +- La Flèche - + +Attendez. + + "Plus une tenture de tapisserie des Amours de Gombaud + et de Macée. + Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes + ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et + garnie par le dessous de ses six escabelles." + + +- Cléante - + +Qu'ai-je affaire, morbleu... ? + + +- La Flèche - + +Donnez-vous patience. + + "Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle, + avec les trois fourchettes assortissantes (11). + Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois + récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de + distiller." + + +- Cléante - + +J'enrage ! + + +- La Flèche - + +Doucement. + + "Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, + ou peu s'en faut. + Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l'oie, + renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps + lorsque l'on n'a que faire. + Plus, une peau d'un lézard de trois pieds et demi, remplie + de foin ; curiosité agréable pour pendre au plancher d'une + chambre. + Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de + quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur + de mille écus par la discrétion du prêteur." + + +- Cléante - + +Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau +qu'il est ! A-t-on jamais parlé d'une usure semblable, et n'est-il +pas content du furieux intérêt qu'il exige, sans vouloir encore +m'obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu'il +ramasse ? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant +il faut bien me résoudre à consentir à ce qu'il veut : car il est en +état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le +poignard sur la gorge. + + +- La Flèche - + +Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin +justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent d'avance, +achetant cher, vendant à bon marché et mangeant son blé en herbe. + + +- Cléante - + +Que veux-tu que j'y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par +la maudite avarice des pères ; et on s'étonne, après cela, que les +fils souhaitent qu'ils meurent ! + + +- La Flèche - + +Il faut convenir que le vôtre animerait contre sa vilenie le plus posé +homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations fort +patibulaires ; et, parmi mes confrères que je vois se mêler de +beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du +jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent +tant soit peu l'échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donnerait, par +ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirais, en le +volant, faire une action méritoire. + + +- Cléante - + +Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore. + + +----------- + +Scène II. - Harpagon, Maître Simon ; Cléante et La Flèche dans le fond + du théâtre. + + + +- Maître Simon - + +Oui, Monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'argent ; ses +affaires le pressent d'en trouver, et il en passera par tout ce que +vous en prescrirez. + + +- Harpagon - + +Mais croyez-vous, maître Simon, qu'il n'y ait rien à péricliter ? et +savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous +parlez ? + + +- Maître Simon - + +Non. Je ne puis pas bien vous en instruire à fond ; et ce n'est que par +aventure que l'on m'a adressé à lui ; mais vous serez de toutes choses +éclairci par lui-même, et son homme m'a assuré que vous serez content +quand vous le connaîtrez. Tout ce que je saurais vous dire, c'est que +sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mère déjà, et qu'il +s'obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu'il soit huit +mois. + + +- Harpagon - + +C'est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à +faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons. + + +- Maître Simon - + +Cela s'entend. + + +- La Flèche - + + (bas, à Cléante, reconnaissant maître Simon.) + +Que veut dire ceci ? Notre maître Simon qui parle à votre père ! + + +- Cléante - + + (bas, à La Flèche.) + +Lui aurait-on appris qui je suis ? et serais-tu pour nous trahir ? + + +- Maître Simon - + + (à Cléante et à La Flèche.) + +Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que c'était céans ? + + (À Harpagon.) + +Ce n'est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom +et votre logis ; mais, à mon avis, il n'y a pas grand mal à cela : ce +sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer +ensemble. + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Maître Simon - + + (montrant Cléante.) + +Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille +livres dont je vous ai parlé. + + +- Harpagon - + +Comment, pendard ! c'est toi qui t'abandonnes à ces coupables +extrémités ! + + +- Cléante - + +Comment ! mon père, c'est vous qui vous portez à ces honteuses actions ! + + (Maître Simon s'enfuit, et La Flèche va se cacher.) + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, Cléante. + + + +- Harpagon - + +C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables ! + + +- Cléante - + +C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles ! + + +- Harpagon - + +Oses-tu bien, après cela, paraître devant moi ? + + +- Cléante - + +Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ? + + +- Harpagon - + +N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir à ces débauches-là, de te +précipiter dans des dépenses effroyables, et de faire une honteuse +dissipation du bien que tes parents t'ont amassé avec tant de sueurs ? + + +- Cléante - + +Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les +commerces que vous faites ; de sacrifier gloire et réputation au désir +insatiable d'entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait +d'intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu'aient jamais inventées +les plus célèbres usuriers ? + + +- Harpagon - + +Ôte-toi de mes yeux, coquin ! ôte-toi de mes yeux ! + + +- Cléante - + +Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent +dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a que +faire ? + + +- Harpagon - + +Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles. + + (Seul.) + +Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m'est un avis de tenir +l'oeil plus que jamais sur toutes ses actions. + + +----------- + +Scène IV. - Frosine, Harpagon. + + + +- Frosine - + +Monsieur... + + +- Harpagon - + +Attendez un moment ; Je vais revenir vous parler. + + (A part.) + +Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent. + + +----------- + +Scène V. - La Flèche, Frosine. + + + +- La Flèche - + + (sans voir Frosine.) + +L'aventure est tout à fait drôle ! Il faut bien qu'il ait quelque part +un ample magasin de hardes, car nous n'avons rien reconnu au mémoire +que nous avons. + + +- Frosine - + +Hé ! c'est toi, mon pauvre la Flèche ! D'où vient cette rencontre ? + + +- La Flèche - + +Ah ! ah ! c'est toi, Frosine ! Que viens-tu faire ici ? + + +- Frosine - + +Ce que je fais partout ailleurs : m'entremettre d'affaires, me rendre +serviable aux gens, et profiter, du mieux qu'il m'est possible, des +petits talents que je puis avoir. Tu sais que dans ce monde, il faut +vivre d'adresse, et qu'aux personnes comme moi le ciel n'a donné +d'autres rentes que l'intrigue et que l'industrie. + + +- La Flèche - + +As-tu quelque négoce avec le patron du logis ? + + +- Frosine - + +Oui, je traite pour lui quelque petite affaire dont j'espère +récompense. + + +- La Flèche - + +De lui ? Ah ! ma foi, tu seras bien fine si tu en tires quelque chose, +et je te donne avis que l'argent céans est fort cher. + + +- Frosine - + +Il y a de certains services qui touchent merveilleusement. + + +- La Flèche - + +Je suis votre valet ; et tu ne connais pas encore le seigneur +Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains l'humain le +moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus +serré. Il n'est point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu'à +lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l'estime, de la +bienveillance en paroles, et de l'amitié, tant qu'il vous plaira ; +mais de l'argent, point d'affaires. Il n'est rien de plus sec et de +plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses ; et "donner" est un +mot pour qui il a tant d'aversion, qu'il ne dit jamais, "Je vous +donne", mais "Je vous prête le bonjour". + + +- Frosine - + +Mon Dieu ! je sais l'art de traire les hommes ; j'ai le secret de +m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs coeurs, de trouver les +endroits par où ils sont sensibles. + + +- La Flèche - + +Bagatelles ici. Je te défie d'attendrir du côté de l'argent l'homme +dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d'une turquerie à +désespérer tout le monde ; et l'on pourrait crever, qu'il n'en +branlerait pas. En un mot, il aime l'argent plus que réputation, +qu'honneur, et que vertu ; et la vue d'un demandeur lui donne des +convulsions : c'est le frapper par son endroit mortel, c'est lui +percer le coeur, c'est lui arracher les entrailles ; et si... Mais il +revient : je me retire. + + +----------- + +Scène VI. - Harpagon, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (bas.) + +Tout va comme il faut. + + (Haut.) + +Hé bien ! qu'est-ce, Frosine ? + + +- Frosine - + +Ah ! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un +vrai visage de santé ! + + +- Harpagon - + +Qui ? moi ? + + +- Frosine - + +Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard. + + +- Harpagon - + +Tout de bon ? + + +- Frosine - + +Comment ! vous n'avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je +vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous. + + +- Harpagon - + +Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptés. + + +- Frosine - + +Eh bien, qu'est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C'est +la fleur de l'âge, cela, et vous entrez maintenant dans la belle +saison de l'homme. + + +- Harpagon - + +Il est vrai ; mais vingt années de moins, pourtant, ne me feraient +point de mal, que je crois. + + +- Frosine - + +Vous moquez-vous ? Vous n'avez pas besoin de cela, et vous êtes d'une +pâte à vivre jusques à cent ans. + + +- Harpagon - + +Tu le crois ? + + +- Frosine - + +Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! +que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie ! + + +- Harpagon - + +Tu te connais à cela ? + + +- Frosine - + +Sans doute. Montrez-moi votre main. Mon Dieu, quelle ligne de vie ! + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Frosine - + +Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là ? + + +- Harpagon - + +Eh bien ! qu'est-ce que cela veut dire ? + + +- Frosine - + +Par ma foi, je disais cent ans ; mais vous passerez les six-vingts. + + +- Harpagon - + +Est-il possible ? + + +- Frosine - + +II faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos +enfants, et les enfants de vos enfants. + + +- Harpagon - + +Tant mieux ! Comment va notre affaire ? + + +- Frosine - + +Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à +bout ? J'ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il +n'est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le +moyen d'accoupler ; et je crois, si je me l'étais mis en tête, que je +marierais le Grand Turc avec la République de Venise. Il n'y avait +pas, sans doute, de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme +j'ai commerce chez elles, je les ai à fond l'une et l'autre +entretenues de vous ; et j'ai dit à la mère le dessein que vous aviez +conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue et prendre l'air à sa +fenêtre. + + +- Harpagon - + +Qui a fait réponse... + + +- Frosine - + +Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai témoigné que +vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de +mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, +et me l'a confiée pour cela. + + +- Harpagon - + +C'est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur +Anselme ; et je serai bien aise qu'elle soit du régal. + + +- Frosine - + +Vous avez raison. Elle doit, après dîner, rendre visite à votre fille, +d'où elle fait son compte d'aller faire un tour à la foire, pour venir +ensuite au souper. + + +- Harpagon - + +Eh bien, elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai. + + +- Frosine - + +Voilà justement son affaire. + + +- Harpagon - + +Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu'elle peut +donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu'il fallait qu'elle s'aidât un +peu, qu'elle fît quelque effort, qu'elle se saignât pour une occasion +comme celle-ci ? Car encore n'épouse-t-on point une fille sans qu'elle +apporte quelque chose. + + +- Frosine - + +Comment ! C'est une fille qui vous apportera douze mille livres de +rente. + + +- Harpagon - + +Douze mille livres de rente ? + + +- Frosine - + +Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne +de bouche. C'est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de +fromage et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra ni +table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni +les autres délicatesses qu'il faudrait pour une autre femme ; et cela +ne va pas à si peu de chose, qu'il ne monte bien, tous les ans, à +trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n'est curieuse que +d'une propreté fort simple, et n'aime point les superbes habits, ni +les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles +avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille +livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce +qui n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui ; et j'en sais une de +nos quartiers qui a perdu, à trente et quarante, vingt mille francs +cette année. Mais n'en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au +jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf +mille livres, et mille écus que nous mettons pour la nourriture: ne +voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ? + + +- Harpagon - + +Oui ; cela n'est pas mal ; mais ce compte-là n'est rien de réel. + + +- Frosine - + +Pardonnez-moi. N'est-ce pas quelque chose de réel que de vous apporter +en mariage une grande sobriété, l'héritage d'un grand amour de +simplicité de parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour +le jeu ? + + +- Harpagon - + +C'est une raillerie que de vouloir me constituer sa dot de toutes les +dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai point donner quittance de ce +que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose. + + +- Frosine - + +Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m'ont parlé d'un certain +pays où elles ont du bien, dont vous serez le maître. + + +- Harpagon - + +Il faudra voir cela. Mais Frosine, il y a encore une chose qui +m'inquiète. La fille est jeune, comme tu vois, et les jeunes gens, +d'ordinaire, n'aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur +compagnie : j'ai peur qu'un homme de mon âge ne soit pas de son goût, +et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres +qui ne m'accommoderaient pas. + + +- Frosine - + +Ah ! que vous la connaissez mal ! C'est encore une particularité que +j'avais à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les +jeunes gens, et n'a de l'amour que pour les vieillards. + + +- Harpagon - + +Elle ? + + +- Frosine - + +Oui, elle. Je voudrais que vous l'eussiez entendue parler là-dessus. +Elle ne peut souffrir du tout la vue d'un jeune homme ; mais elle +n'est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu'elle peut voir un beau +vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle +les plus charmants ; et je vous avertis de n'aller pas vous faire plus +jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu'on soit sexagénaire ; +et il n'y a pas quatre mois encore qu'étant prête d'être mariée, elle +rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu'il +n'avait que cinquante-six ans, et qu'il ne prit point de lunettes pour +signer le contrat. + + +- Harpagon - + +Sur cela seulement ? + + +- Frosine - + +Oui. Elle dit que ce n'est pas contentement pour elle que +cinquante-six ans ; et surtout elle est pour les nez qui portent des +lunettes. + + +- Harpagon - + +Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle. + + +- Frosine - + +Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre +quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce +soit ? Des Adonis, des Céphales, des Pâris, et des Apollons ? Non : de +beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon +père Anchise, sur les épaules de son fils. + + +- Harpagon - + +Cela est admirable. Voilà ce que je n'aurais jamais pensé, et je suis +bien aise d'apprendre qu'elle est de cette humeur. En effet, si +j'avais été femme, je n'aurais point aimé les jeunes hommes. + + +- Frosine - + +Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour +les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour +donner envie de leur peau ! et je voudrais bien savoir quel ragoût il +y a à eux ! + + +- Harpagon - + +Pour moi, je n'y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a +des femmes qui les aiment tant. + + +- Frosine - + +Il faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable, est-ce avoir +le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins, et peut-on +s'attacher à ces animaux-là ? + + +- Harpagon - + +C'est ce que je dis tous les jours : avec leur ton de poule laitée, et +leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs +perruques d'étoupes, leurs hauts-de-chausses tombants et leurs +estomacs débraillés ! + + +- Frosine - + +Hé ! cela est bien bâti, auprès d'une personne comme vous ! Voilà un +homme, cela ; il y a là de quoi satisfaire à la vue, et c'est ainsi +qu'il faut être fait et vêtu pour donner de l'amour. + + +- Harpagon - + +Tu me trouves bien ? + + +- Frosine - + +Comment ! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre. +Tournez-vous un peu, s'il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je +vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre, et dégagé comme il +faut, et qui ne marque aucune incommodité. + + +- Harpagon - + +Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n'y a que ma fluxion qui me +prend de temps en temps. + + +- Frosine - + +Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez +grâce à tousser. + + +- Harpagon - + +Dis-moi un peu : Mariane ne m'a-t-elle point encore vu ? N'a-t-elle +point pris garde à moi en passant ? + + +- Frosine - + +Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait +un portrait de votre personne, et je n'ai pas manqué de lui vanter +votre mérite et l'avantage que ce lui serait d'avoir un mari comme +vous. + + +- Harpagon - + +Tu as bien fait, et je t'en remercie. + + +- Frosine - + +J'aurais, monsieur, une petite prière à vous faire. J'ai un procès +que je suis sûr le point de perdre, faute d'un peu d'argent ; + + (Harpagon prend un air sérieux.) + +et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès si vous +aviez quelque bonté pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir +qu'elle aura de vous voir. + + (Harpagon reprend un air gai.) + +Ah ! que vous lui plairez, et que votre fraise à l'antique fera sur +son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de +votre haut-de-chausses attaché au pourpoint avec des aiguillettes. +C'est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilleté sera pour +elle un ragoût merveilleux. + + +- Harpagon - + +Certes, tu me ravis de me dire cela. + + +- Frosine - + +En vérité, Monsieur, ce procès m'est d'une conséquence tout a fait +grande. + + (Harpagon reprend son air sérieux.) + +Je suis ruinée si je le perds, et quelque petite assistance me +rétablirait mes affaires... Je voudrais que vous eussiez vu le +ravissement où elle était à m'entendre parler de vous. + + (Harpagon reprend son air gai.) + +La joie éclatait dans ses yeux au récit de vos qualités, et je l'ai +mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement +conclu. + + +- Harpagon - + +Tu m'as fait grand plaisir, Frosine ; et je t'en ai, je te l'avoue, +toutes les obligations du monde. + + +- Frosine - + +Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous +demande. + + (Harpagon reprend encore un air sérieux.) + +Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée. + + +- Harpagon - + +Adieu, je vais achever mes dépêches. + + +- Frosine - + +Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans +un plus grand besoin. + + +- Harpagon - + +Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la +foire. + + +- Frosine - + +Je ne vous importunerais pas si je ne m'y voyais forcée par la +nécessité. + + +- Harpagon - + +Et j'aurai soin qu'on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire +malades. + + +- Frosine - + +Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez +croire, Monsieur, le plaisir que... + + +- Harpagon - + +Je m'en vais. Voilà qu'on m'appelle. Jusqu'à tantôt. + + +- Frosine - + + (seule.) + +Que la fièvre te serre, chien de vilain, à tous les diables ! Le ladre +a été ferme à toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant +quitter la négociation ; et j'ai l'autre côté, en tout cas, d'où je +suis assurée de tirer bonne récompense. + + + +ACTE TROISIÈME. +--------------- + + + +Scène première. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Dame Claude, + tenant un balai ; Maître Jacques, La Merluche, + Brindavoine. + + + +- Harpagon - + +Allons, venez çà tous, que je vous distribue mes ordres pour tantôt et +règle à chacun son emploi. Approchez, dame Claude ; commençons par +vous. Bon, vous voilà les armes à la main. Je vous commets au soin de +nettoyer partout ; et surtout prenez garde de ne point frotter les +meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, +pendant le souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s'il s'en +écarte quelqu'une, et qu'il se casse quelque chose, je m'en prendrai à +vous et le rabattrai sur vos gages. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Châtiment politique. + + +- Harpagon - + + (à Dame Claude.) + +Allez. + + +----------- + +Scène II. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Maître Jacques, + Brindavoine, La Merluche. + + + +- Harpagon - + +Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la +charge de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement +lorsque l'on aura soif, et non pas selon la coutume de certains +impertinents de laquais, qui viennent provoquer les gens, et les faire +aviser de boire lorsqu'on n'y songe pas. Attendez qu'on vous en +demande plus d'une fois, et vous ressouvenez de porter toujours +beaucoup d'eau. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Oui. Le vin pur monte à la tête. + + +- La Merluche - + +Quitterons-nous nos souquenilles, monsieur ? + + +- Harpagon - + +Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gâter vos +habits. + + +- Brindavoine - + +Vous savez bien, Monsieur, qu'un des devants de mon pourpoint est +couvert d'une grande tache de l'huile de la lampe. + + +- La Merluche - + +Et, moi, Monsieur, que j'ai mon haut-de-chausses tout troué +par-derrière, et qu'on me voit, révérence parler... + + +- Harpagon - + + (à la Merluche.) + +Paix ! Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez +toujours le devant au monde. + + (A Brindavoine, en lui montrant comment il doit mettre + son chapeau au-devant de son pourpoint, pour cacher + la tache d'huile.) + +Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous +servirez. + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Maître Jacques. + + + +- Harpagon - + +Pour vous, ma fille, vous aurez l'oeil sur ce que l'on desservira, et +prendrez garde qu'il ne s'en fasse aucun dégât : cela sied bien aux +filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse, qui +vous doit venir visiter et vous mener avec elle à la foire. +Entendez-vous ce que je vous dis ? + + +- Élise - + +Oui, mon père. + + +- Harpagon - + +Oui, nigaude. + + +----------- + +Scène IV. - Harpagon, Cléante, Valère, Maître Jacques. + + + +- Harpagon - + +Et vous, mon fils le damoiseau, à qui j'ai la bonté de pardonner +l'histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire +mauvais visage. + + +- Cléante - + +Moi, mon père ? mauvais visage ! Et par quelle raison ? + + +- Harpagon - + +Mon Dieu, nous savons le train des enfants dont les pères se +remarient, et de quel oeil ils ont coutume de regarder ce qu'on +appelle belle-mère ; mais si vous souhaitez que je perde le souvenir de +votre dernière fredaine, je vous recommande surtout de régaler d'un +bon visage cette personne-là, et de lui faire enfin tout le meilleur +accueil qu'il vous sera possible. + + +- Cléante - + +A vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d'être +bien aise qu'elle devienne ma belle-mère : je mentirais si je vous le +disais ; mais pour ce qui est de la bien recevoir et de lui faire bon +visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre. + + +- Harpagon - + +Prenez-y garde au moins. + + +- Cléante - + +Vous verrez que vous n'aurez pas sujet de vous en plaindre. + + +- Harpagon - + +Vous ferez sagement. + + +----------- + +Scène V. - Harpagon, Valère, Maître Jacques. + + + +- Harpagon - + +Valère, aide-moi à ceci. Oh çà, maître Jacques, approchez-vous ; je +vous ai gardé pour le dernier. + + +- Maître Jacques - + +Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous +voulez parler ? car je suis l'un et l'autre. + + +- Harpagon - + +C'est à tous les deux. + + +- Maître Jacques - + +Mais à qui des deux le premier ? + + +- Harpagon - + +Au cuisinier. + + +- Maître Jacques - + +Attendez donc, s'il vous plaît. + + (Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.) + + +- Harpagon - + +Quelle diantre de cérémonie est-ce là ? + + +- Maître Jacques - + +Vous n'avez qu'à parler. + + +- Harpagon - + +Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Grande merveille ! + + +- Harpagon - + +Dis-moi un peu : nous feras-tu bonne chère ? + + +- Maître Jacques - + +Oui, Si vous me donnez bien de l'argent. + + +- Harpagon - + +Que diable, toujours de l'argent ! Il semble qu'ils n'aient autre +chose à dire : De l'argent, de l'argent, de l'argent ! Ah ! ils n'ont +que ce mot à la bouche, de l'argent ! toujours parler d'argent ! Voilà +leur épée de chevet (12), de l'argent ! + + +- Valère - + +Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà +une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l'argent ! +C'est une chose la plus aisée du monde, et il n'y a si pauvre esprit +qui n'en fît bien autant ; mais, pour agir en habile homme, il faut +parler de faire bonne chère avec peu d'argent. + + +- Maître Jacques - + +Bonne chère avec peu d'argent ! + + +- Valère - + +Oui. + + +- Maître Jacques - + + (à Valère.) + +Par ma foi, Monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire +voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien +vous mêlez-vous céans d'être le factotum. + + +- Harpagon - + +Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra ? + + +- Maître Jacques - + +Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu +d'argent. + + +- Harpagon - + +Haye ! Je veux que tu me répondes. + + +- Maître Jacques - + +Combien serez-vous de gens à table ? + + +- Harpagon - + +Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit : +quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix. + + +- Valère - + +Cela s'entend. + + +- Maître Jacques - + +Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes... +Potages... Entrées. + + +- Harpagon - + +Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière. + + +- Maître Jacques - + +Rôt... + + +- Harpagon - + + (mettant la main sur la bouche de maître Jacques.) + +Ah ! traître, tu manges tout mon bien. + + +- Maître Jacques - + +Entremets... + + +- Harpagon - + + (mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.) + +Encore ? + + +- Valère - + + (à maître Jacques.) + +Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et Monsieur +a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ? +Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux +médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger +avec excès. + + +- Harpagon - + +Il a raison. + + +- Valère - + +Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un +coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes ; que pour se +bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité +règne dans les repas qu'on donne ; et que, suivant le dire d'un ancien, +"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger" (13). + + +- Harpagon - + +Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t'embrasse pour ce +mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie : "Il +faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi..." Non, ce n'est +pas cela. Comment est-ce que tu dis ? + + +- Valère - + +Qu'"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger." + + +- Harpagon - + + (à maître Jacques.) + +Oui. Entends-tu ? + + (À Valère.) + +Qui est le grand homme qui a dit cela ? + + +- Valère - + +Je ne me souviens pas maintenant de son nom. + + +- Harpagon - + +Souviens-toi de m'écrire ces mots : je les veux faire graver en +lettres d'or sur la cheminée de ma salle. + + +- Valère - + +Je n'y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n'avez qu'à me +laisser faire : je réglerai tout cela comme il faut. + + +- Harpagon - + +Fais donc. + + +- Maître Jacques - + +Tant mieux ! j'en aurai moins de peine. + + +- Harpagon - + + (à Valère.) + +Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient +d'abord : quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien +garni de marrons. + + +- Valère - + +Reposez-vous sur moi. + + +- Harpagon - + +Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse. + + +- Maître Jacques - + +Attendez. Ceci s'adresse au cocher. + + (Il remet sa casaque.) + +Vous dites... + + +- Harpagon - + +Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour +conduire à la foire... + + +- Maître Jacques - + +Vos chevaux, Monsieur ? Ma foi ! ils ne sont point du tout en état de +marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière : les +pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait fort mal parler ; mais vous +leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien +que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux. + + +- Harpagon - + +Les voilà bien malades ! ils ne font rien. + + +- Maître Jacques - + +Et, pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger ? +Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler +beaucoup, de manger de même. Cela me fend le coeur de les voir ainsi +exténués ; car, enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me +semble que c'est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m'ôte tous les +jours pour eux les choses de la bouche, et c'est être, Monsieur, d'un +naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitié de son prochain. + + +- Harpagon - + +Le travail ne sera pas grand d'aller jusqu'à la foire. + + +- Maître Jacques - + +Non, je n'ai pas le courage de les mener ; et je ferais conscience de +leur donner des coups de fouet, en l'état où ils sont. Comment +voudriez-vous qu'ils traînassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas se +traîner eux-mêmes. + + +- Valère - + +Monsieur, j'obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire : +aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper. + + +- Maître Jacques - + +Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que +sous la mienne. + + +- Valère - + +Maître Jacques fait bien le raisonnable ! + + +- Maître Jacques - + +Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire ! + + +- Harpagon - + +Paix ! + + +- Maître Jacques - + +Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois que ce +qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le +bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et +vous faire sa cour. J'enrage de cela, et je suis fâché tous les jours +d'entendre ce qu'on dit de vous : car, enfin, je me sens pour vous de +la tendresse, en dépit que j'en aie ; et, après mes chevaux, vous êtes +la personne que j'aime le plus. + + +- Harpagon - + +Pourrais-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l'on dit de moi ? + + +- Maître Jacques - + +Oui, monsieur, si j'étais assuré que cela ne vous fâchât point. + + +- Harpagon - + +Non, en aucune façon. + + +- Maître Jacques - + +Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrais en colère. + + +- Harpagon - + +Point du tout ; au contraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien +aise d'apprendre comme on parle de moi. + + +- Maître Jacques - + +Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se +moque partout de vous, qu'on nous jette de tous côtés cent brocards à +votre sujet, et que l'on n'est point plus ravi que de vous tenir au +cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre +lésine. L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, +où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de +profiter des jeûnes où vous obligez votre monde ; l'autre, que vous +avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le +temps des étrennes ou de leur sortie d'avec vous, pour vous trouver +une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu'une fois vous +fîtes assigner le chat d'un de vos voisins, pour vous avoir mangé un +reste d'un gigot de mouton ; celui-ci, que l'on vous surprit, une +nuit, en venant dérober vous-même l'avoine de vos chevaux ; et que +votre cocher, qui était celui d'avant moi, vous donna, dans +l'obscurité, je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne +voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? On ne +saurait aller nulle part où l'on ne vous entende accommoder de toutes +pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde ; et jamais on +ne parle de vous que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain et de +fesse-mathieu. + + +- Harpagon - + + (en battant maître Jacques.) + +Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent. + + +- Maître Jacques - + +Eh bien, ne l'avais-je pas deviné ? Vous ne m'avez pas voulu croire. +Je vous l'avais bien dit que je vous fâcherais de vous dire la vérité. + + +- Harpagon - + +Apprenez à parler. + + +----------- + +Scène VI. - Valère, Maître Jacques. + + + +- Valère - + + (riant.) + +À ce que je puis voir, maître Jacques, on paie mal votre franchise. + + +- Maître Jacques - + +Morbleu ! Monsieur le nouveau venu, qui faites l'homme d'importance, +ce n'est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous +on donnera, et ne venez point rire des miens. + + +- Valère - + +Ah ! Monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +II file doux. Je veux faire le brave, et, s'il est assez sot pour me +craindre, le frotter quelque peu. + + (Haut.) + +Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi, et que si +vous m'échauffez la tête, je vous ferai rire d'une autre sorte ? + + (Maître Jacques pousse Valère jusqu'au bout du théâtre + en le menaçant.) + + +- Valère - + +Hé ! doucement. + + +- Maître Jacques - + +Comment, doucement ? Il ne me plaît pas, moi. + + +- Valère - + +De grâce ! + + +- Maître Jacques - + +Vous êtes un impertinent. + + +- Valère - + +Monsieur maître Jacques ! + + +- Maître Jacques - + +II n'y a point de monsieur maître Jacques pour un double (14). Si je +prends un bâton, je vous rosserai d'importance. + + +- Valère - + +Comment ! un bâton ? + + (Valère le fait reculer autant qu'il l'a fait.) + + +- Maître Jacques - + +Hé ! je ne parle pas de cela. + + +- Valère - + +Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser +vous-même ? + + +- Maître Jacques - + +Je n'en doute pas. + + +- Valère - + +Que vous n'êtes, pour tout potage, qu'un faquin de cuisinier ? + + +- Maître Jacques - + +Je le sais bien. + + +- Valère - + +Et que vous ne me connaissez pas encore ? + + +- Maître Jacques - + +Pardonnez-moi. + + +- Valère - + +Vous me rosserez, dites-vous ? + + +- Maître Jacques - + +Je le disais en raillant. + + +- Valère - + +Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie. + + (Donnant des coups de bâton à maître Jacques.) + +Apprenez que vous êtes un mauvais railleur. + + +- Maître Jacques - + + (seul.) + +Peste soit la sincérité ! c'est un mauvais métier : désormais j'y +renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître, +il a quelque droit de me battre ; mais, pour ce monsieur l'intendant, +je m'en vengerai si je le puis. + + +----------- + +Scène VII. - Mariane, Frosine, Maître Jacques. + + + +- Frosine - + +Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis ? + + +- Maître Jacques - + +Oui, vraiment il y est : je ne le sais que trop. + + +- Frosine - + +Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici. + + +- Maître Jacques - + +Ah ! nous voilà pas mal ! + + +----------- + +Scène VIII. - Mariane, Frosine. + + + +- Mariane - + +Ah ! que je suis, Frosine, dans un étrange état ! et, s'il faut dire +ce que je sens, que j'appréhende cette vue ! + + +- Frosine - + +Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude ? + + +- Mariane - + +Hélas ! me le demandez-vous ? et ne vous figurez-vous point les +alarmes d'une personne toute prête à voir le supplice où l'on veut +l'attacher ? + + +- Frosine - + +Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n'est pas le +supplice que vous voudriez embrasser ; et je connais, à votre mine, +que le jeune blondin dont vous m'avez parlé vous revient un peu dans +l'esprit. + + +- Mariane - + +Oui. C'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre ; et +les visites respectueuses qu'il a rendues chez nous ont fait, je vous +l'avoue, quelque effet dans mon âme. + + +- Frosine - + +Mais avez-vous su quel il est ? + + +- Mariane - + +Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu'il est fait d'un +air à se faire aimer ; que, si l'on pouvait mettre les choses à mon +choix, je le prendrais plutôt qu'un autre, et qu'il ne contribue pas +peu à me faire trouver un tourment effroyable dans l'époux qu'on veut +me donner. + + +- Frosine - + +Mon Dieu, tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur +fait ; mais la plupart sont gueux comme des rats : il vaut mieux, pour +vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je +vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté +que je dis, et qu'il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel +époux ; mais cela n'est pas pour durer ; et sa mort, croyez-moi, vous +mettra bientôt en état d'en prendre un plus aimable, qui réparera +toutes choses. + + +- Mariane - + +Mon Dieu ! Frosine, c'est une étrange affaire, lorsque pour être +heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu'un ; et la +mort ne suit pas tous les projets que nous faisons. + + +- Frosine - + +Vous moquez-vous ? Vous ne l'épousez qu'aux conditions de vous laisser +veuve bientôt ; et ce doit être là un des articles du contrat. Il +serait bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois ! Le voici +en propre personne. + + +- Mariane - + +Ah ! Frosine, quelle figure ! + + +----------- + +Scène IX. - Harpagon, Mariane, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (à Mariane.) + +Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des +lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez +visibles d'eux-mêmes, et qu'il n'est pas besoin de lunettes pour les +apercevoir ; mais enfin, c'est avec des lunettes qu'on observe les +astres, et je maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un +astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, +elle ne répond mot et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me +voir. + + +- Frosine - + +C'est qu'elle est encore toute surprise ; et, puis les filles +ont toujours honte à témoigner d'abord ce qu'elles ont dans l'âme. + + +- Harpagon - + + (à Frosine.) + +Tu as raison. + + (A Mariane.) + +Voilà, belle mignonne, ma fille qui vient vous saluer. + + +----------- + +Scène X. - Harpagon, Élise, Mariane, Frosine. + + + +- Mariane - + +Je m'acquitte bien tard, Madame, d'une telle visite. + + +- Élise - + +Vous avez fait, Madame, ce que je devais faire, et c'était à moi de +vous prévenir. + + +- Harpagon - + +Vous voyez qu'elle est grande ; mais mauvaise herbe croît toujours. + + +- Mariane - + + (bas, à Frosine.) + +Oh ! l'homme déplaisant ! + + +- Harpagon - + + (bas, à Frosine.) + +Que dit la belle ? + + +- Frosine - + +Qu'elle vous trouve admirable. + + +- Harpagon - + +C'est trop d'honneur que vous me faites, adorable mignonne. + + +- Mariane - + + (à part.) + +Quel animal ! + + +- Harpagon - + +Je vous suis trop obligé de ces sentiments. + + +- Mariane - + + (à part.) + +Je n'y puis plus tenir. + + +----------- + +Scène XI. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine, + Brindavoine. + + + +- Harpagon - + +Voici mon fils aussi qui vous vient faire la révérence. + + +- Mariane - + + (bas, à Frosine.) + +Ah ! Frosine, quelle rencontre ! C'est justement celui dont je t'ai +parlé. + + +- Frosine - + + (à Mariane.) + +L'aventure est merveilleuse. + + +- Harpagon - + +Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfants ; mais +je serai bientôt défait et de l'un et de l'autre. + + +- Cléante - + + (à Mariane.) + +Madame, à vous dire le vrai, c'est ici une aventure où, sans doute, je +ne m'attendais pas ; et mon père ne m'a pas peu surpris lorsqu'il m'a +dit tantôt le dessein qu'il avait formé. + + +- Mariane - + +Je puis dire la même chose. C'est une rencontre imprévue, qui m'a +surprise autant que vous ; et je n'étais point préparée à une pareille +aventure. + + +- Cléante - + +Il est vrai que mon père, Madame, ne peut pas faire un plus beau +choix, et que ce m'est une sensible joie que l'honneur de vous voir ; +mais, avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du +dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment, +je vous l'avoue, est trop difficile pour moi, et c'est un titre, s'il +vous plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paraîtra brutal +aux yeux de quelques-uns ; mais je suis assuré que vous serez personne +à le prendre comme il faudra ; que c'est un mariage, Madame, où vous +vous imaginez bien que je dois avoir de la répugnance ; que vous +n'ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts, +et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de +mon père, que, si les choses dépendaient de moi, cet hymen ne se +ferait point. + + +- Harpagon - + +Voilà un compliment bien impertinent ! Quelle belle confession à lui +faire ! + + +- Mariane - + +Et moi, pour vous répondre, j'ai à vous dire que les choses sont fort +égales ; et que si vous auriez de la répugnance à me voir votre +belle-mère, je n'en aurais pas moins, sans doute, à vous voir mon +beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à +vous donner cette inquiétude. Je serais fort fâchée de vous causer du +déplaisir ; et si je ne m'y vois forcée par une puissance absolue, je +vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous +chagrine. + + +- Harpagon - + +Elle a raison. A sot compliment, il faut une réponse de même. Je vous +demande pardon, ma belle, de l'impertinence de mon fils : c'est un +jeune sot qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu'il dit. + + +- Mariane - + +Je vous promets que ce qu'il m'a dit ne m'a point du tout offensée ; +au contraire, il m'a fait plaisir de m'expliquer ainsi ses véritables +sentiments. J'aime de lui un aveu de la sorte ; et s'il avait parlé +d'autre façon, je l'en estimerais bien moins. + + +- Harpagon - + +C'est beaucoup de bonté à vous de vouloir ainsi excuser ses fautes. +Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu'il changera de +sentiments. + + +- Cléante - + +Non, mon père, je ne suis pas capable d'en changer, et je prie +instamment Madame de le croire. + + +- Harpagon - + +Mais voyez quelle extravagance ! il continue encore plus fort. + + +- Cléante - + +Voulez-vous que je trahisse mon coeur ? + + +- Harpagon - + +Encore ! Avez-vous envie de changer de discours ? + + +- Cléante - + +Eh bien, puisque vous voulez que je parle d'autre façon, souffrez, +Madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous +avoue que je n'ai rien vu dans le monde de si charmant que vous ; que +je ne conçois rien d'égal au bonheur de vous plaire, et que le titre +de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerais aux +destinées des plus grands princes de la terre. Oui, Madame, le bonheur +de vous posséder est, à mes regards, la plus belle de toutes les +fortunes ; c'est où j'attache toute mon ambition. Il n'y a rien que je +ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse ; et les +obstacles les plus puissants... + + +- Harpagon - + +Doucement, mon fils, s'il vous plaît. + + +- Cléante - + +C'est un compliment que je fais pour vous à Madame. + + +- Harpagon - + +Mon Dieu, j'ai une langue pour m'expliquer moi-même, et je n'ai pas +besoin d'un interprète comme vous. Allons, donnez des sièges. + + +- Frosine - + +Non ; il vaut mieux que de ce pas nous allions à la foire, afin d'en +revenir plus tôt et d'avoir tout le temps ensuite de nous entretenir. + + +- Harpagon - + + (à Brindavoine.) + +Qu'on mette donc les chevaux au carrosse. + + +----------- + +Scène XII. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (à Mariane.) + +Je vous prie de m'excuser, ma belle, si je n'ai pas songé a vous +donner un peu de collation avant que de partir. + + +- Cléante - + +J'y ai pourvu, mon père, et j'ai fait apporter ici quelques bassins +d'oranges de la Chine, de citrons doux, et de confitures, que j'ai +envoyé quérir de votre part. + + +- Harpagon - + + (bas, à Valère.) + +Valère ! + + +- Valère - + + (à Harpagon.) + +Il a perdu le sens. + + +- Cléante - + +Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez ? Madame +aura la bonté d'excuser cela, s'il vous plaît. + + +- Mariane - + +C'est une chose qui n'était pas nécessaire. + + +- Cléante - + +Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous +voyez que mon père a au doigt ? + + +- Mariane - + +Il est vrai qu'il brille beaucoup. + + +- Cléante - + + (ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane) + +Il faut que vous le voyiez de près. + + +- Mariane - + +Il est fort beau, sans doute, et jette quantité de feux. + + +- Cléante - + + (se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.) + +Nenni. Madame, il est en de trop belles mains. C'est un présent que +mon père vous fait. + + +- Harpagon - + +Moi ! + + +- Cléante - + +N'est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que Madame le garde pour +l'amour de vous ? + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils.) + +Comment ? + + +- Cléante - + + (à Mariane.) + +Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter. + + +- Mariane - + +Je ne veux point... + + +- Cléante - + + (à Mariane.) + +Vous moquez-vous ? Il n'a garde de le reprendre. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +J'enrage ! + + +- Mariane - + +Ce serait... + + +- Cléante - + + (empêchant toujours Mariane de rendre la bague.) + +Non, vous dis-je, c'est l'offenser. + + +- Mariane - + +De grâce... + + +- Cléante - + +Point du tout. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Peste soit... + + +- Cléante - + +Le voilà qui se scandalise de votre refus. + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils.) + +Ah ! traître ! + + +- Cléante - + + (à Mariane.) + +Vous voyez qu'il se désespère. + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils, en le menaçant.) + +Bourreau que tu es ! + + +- Cléante - + +Mon père, ce n'est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l'obliger +à la garder ; mais elle est obstinée. + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils en le menaçant.) + +Pendard ! + + +- Cléante - + +Vous êtes cause, Madame, que mon père me querelle. + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils, avec les mêmes gestes.) + +Le coquin ! + + +- Cléante - + +Vous le ferez tomber malade. De grâce, Madame, ne résistez point +davantage. + + +- Frosine - + + (à Mariane.) + +Mon Dieu ! que de façons ! Gardez la bague, puisque monsieur le veut. + + +- Mariane - + + (à Harpagon.) + +Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant, et je +prendrai un autre temps pour vous la rendre. + + +----------- + +Scène XIII. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine, + Brindavoine. + + + +- Brindavoine - + +Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler. + + +- Harpagon - + +Dis-lui que je suis empêché, et qu'il revienne une autre fois. + + +- Brindavoine - + +Il dit qu'il vous apporte de l'argent. + + +- Harpagon - + +Je vous demande pardon. Je reviens tout à l'heure. + + +----------- + +Scène XIV. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine, + La Merluche. + + + +- La Merluche - + + (courant et faisant tomber Harpagon.) + +Monsieur... + + +- Harpagon - + +Ah ! je suis mort. + + +- Cléante - + +Qu'est-ce, mon père ? Vous êtes-vous fait mal ? + + +- Harpagon - + +Le traître assurément a reçu de l'argent de mes débiteurs pour me +faire rompre le cou. + + +- Valère - + + (à Harpagon.) + +Cela ne sera rien. + + +- La Merluche - + + (à Harpagon.) + +Monsieur, je vous demande pardon ; je croyais bien faire d'accourir +vite. + + +- Harpagon - + +Que viens-tu faire ici, bourreau ? + + +- La Merluche - + +Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés. + + +- Harpagon - + +Qu'on les mène promptement chez le maréchal. + + +- Cléante - + +En attendant qu'ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père, +les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin où je +ferai porter la collation. + + +----------- + +Scène XV. - Harpagon, Valère. + + + +- Harpagon - + +Valère, aie un peu l'oeil à tout cela, et prends soin, je te prie, de +m'en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand. + + +- Valère - + +C'est assez. + + +- Harpagon - + + (seul.) + +Ô fils impertinent ! as-tu envie de me ruiner ? + + + +ACTE QUATRIÈME. +--------------- + + + +Scène première. - Cléante, Mariane, Élise, Frosine. + + + +- Cléante - + +Rentrons ici ; nous serons beaucoup mieux. Il n'y a plus autour de +nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement. + + +- Élise - + +Oui, Madame, mon frère m'a fait confidence de la passion qu'il a pour +vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables de +causer de pareilles traverses ; et c'est, je vous assure, avec une +tendresse extrême, que je m'intéresse à votre aventure. + + +- Mariane - + +C'est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne +comme vous ; et je vous conjure, Madame, de me garder toujours cette +généreuse amitié, si capable de m'adoucir les cruautés de la fortune. + + +- Frosine - + +Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l'un et l'autre, de ne +m'avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous +aurais, sans doute, détourné cette inquiétude, et n'aurais point amené +les choses où l'on voit qu'elles sont. + + +- Cléante - + +Que veux-tu ? c'est ma mauvaise destinée qui l'a voulu ainsi. Mais, +belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres ? + + +- Mariane - + +Hélas ! suis-je en pouvoir de faire des résolutions ? et, dans +la dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits ? + + +- Cléante - + +Point d'autre appui pour moi dans votre coeur que de simples souhaits ? +Point de pitié officieuse ? Point de secourable bonté ? Point +d'affection agissante ? + + +- Mariane - + +Que saurais-je vous dire ? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je +puis faire. Avisez, ordonnez vous-même : je m'en remets à vous, et je +vous crois trop raisonnable pour vouloir exiger de moi que ce qui peut +m'être permis par l'honneur et la bienséance. + + +- Cléante - + +Hélas ! où me réduisez-vous que de me renvoyer à ce que voudront me +permettre les fâcheux sentiments d'un rigoureux honneur et d'une +scrupuleuse bienséance ? + + +- Mariane - + +Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrais passer sur +quantité d'égards où notre sexe est obligé, j'ai de la considération +pour ma mère. Elle m'a toujours élevée avec une tendresse extrême, et +je ne saurais me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez +auprès d'elle ; employez tous vos soins à gagner son esprit. Vous +pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez ; je vous en donne la +licence ; et, s'il ne tient qu'à me déclarer en votre faveur, je veux +bien consentir à lui faire un aveu, moi-même, de tout ce que je sens +pour vous. + + +- Cléante - + +Frosine, ma pauvre Frosine, voudrais-tu nous servir ? + + +- Frosine - + +Par ma foi, faut-il le demander ? Je le voudrais de tout mon coeur. +Vous savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m'a +point fait l'âme de bronze, et je n'ai que trop de tendresse à rendre +de petits services, quand je vois des gens qui s'entr'aiment en tout +bien et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci ? + + +- Cléante - + +Songe un peu, je te prie. + + +- Mariane - + +Ouvre-nous des lumières. + + +- Élise - + +Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait. + + +- Frosine - + +Ceci est assez difficile. + + (À Mariane.) + +Pour votre mère, elle n'est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être +pourrait-on la gagner et la résoudre à transporter au fils le don +qu'elle veut faire au père. + + (À Cléante.) + +Mais le mal que j'y trouve, c'est que votre père est votre père. + + +- Cléante - + +Cela s'entend. + + +- Frosine - + +Je veux dire qu'il conservera du dépit si l'on montre qu'on le refuse, +et qu'il ne sera point d'humeur ensuite à donner son consentement à +votre mariage. Il faudrait, pour bien faire, que le refus vînt de +lui-même, et tâcher, par quelque moyen, de le dégoûter de votre personne. + + +- Cléante - + +Tu as raison. + + +- Frosine - + +Oui, j'ai raison, je le sais bien. C'est là ce qu'il faudrait ; mais +le diantre (15) est d'en pouvoir trouver les moyens. Attendez : si +nous avions quelque femme un peu sur l'âge qui fût de mon talent, et +jouât assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen +d'un train fait à la hâte, et d'un bizarre nom de marquise ou de +vicomtesse que nous supposerions de la Basse-Bretagne, j'aurais assez +d'adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une personne +riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant ; +qu'elle serait éperdument amoureuse de lui et souhaiterait de se voir +sa femme, jusqu'à lui donner tout son bien par contrat de mariage ; et +je ne doute point qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition. Car +enfin il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l'argent ; +et quand, ébloui de ce leurre, il aurait une fois consenti à ce qui +vous touche, il importerait peu ensuite qu'il se désabusât, en venant +à vouloir voir clair aux effets de notre marquise. + + +- Cléante - + +Tout cela est fort bien pensé. + + +- Frosine - + +Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d'une de mes amies qui +sera notre fait. + + +- Cléante - + +Sois assurée, Frosine, de ma reconnaissance, si tu viens à bout de la +chose. Mais, charmante Mariane, commençons, je vous prie, par gagner +votre mère ; c'est toujours beaucoup faire que de rompre ce mariage. +Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu'il +vous sera possible. Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur +elle cette amitié qu'elle a pour vous. Déployez sans réserve les +grâces éloquentes, les charmes tout-puissants que le ciel a placés +dans vos yeux et dans votre bouche ; et n'oubliez rien, s'il vous +plaît, de ces tendres paroles, de ces douces prières et de ces +caresses touchantes à qui je suis persuadé qu'on ne saurait rien +refuser. + + +- Mariane - + +J'y ferai tout ce que je puis, et n'oublierai aucune chose. + + +----------- + +Scène II. - Harpagon, Cléante, Mariane, Élise, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (à part, sans être aperçu.) + +Ouais ! mon fils baise la main de sa prétendue belle-mère ; et sa +prétendue belle-mère ne s'en défend pas fort ! Y aurait-il quelque +mystère là-dessous ? + + +- Élise - + +Voilà mon père. + + +- Harpagon - + +Le carrosse est tout prêt ; vous pouvez partir quand il vous plaira. + + +- Cléante - + +Puisque vous n'y allez pas, mon père, je m'en vais les conduire. + + +- Harpagon - + +Non : demeurez. Elles iront bien toutes seules, et j'ai besoin de vous. + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, Cléante. + + + +- Harpagon - + +Oh çà, intérêt de belle-mère à part, que te semble, à toi, de cette +personne ? + + +- Cléante - + +Ce qui m'en semble ? + + +- Harpagon - + +Oui de son air, de sa taille, de sa beauté, de son esprit. + + +- Cléante - + +Là, là ! + + +- Harpagon - + +Mais encore ? + + +- Cléante - + +A vous en parler franchement, je ne l'ai pas trouvée ici ce que je +l'avais crue. Son air est de franche coquette, sa taille est assez +gauche, sa beauté très médiocre, et son esprit des plus communs. Ne +croyez pas que ce soit, mon père, pour vous en dégoûter ; car, +belle-mère pour belle-mère, j'aime autant celle-là qu'une autre. + + +- Harpagon - + +Tu lui disais tantôt pourtant... + + +- Cléante - + +Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom, mais c'était pour vous +plaire. + + +- Harpagon - + +Si bien donc que tu n'aurais pas d'inclination pour elle ? + + +- Cléante - + +Moi ? point du tout. + + +- Harpagon - + +J'en suis fâché, car cela rompt une pensée qui m'était venue dans +l'esprit. J'ai fait, en la voyant ici, réflexion sur mon âge ; et j'ai +songé qu'on pourra trouver à redire de me voir marier à une si jeune +personne. Cette considération m'en faisait quitter le dessein ; et +comme je l'ai fait demander, et que je suis pour elle engagé de parole, +je te l'aurais donnée, sans l'aversion que tu témoignes. + + +- Cléante - + +A moi ? + + +- Harpagon - + +A toi. + + +- Cléante - + +En mariage ? + + +- Harpagon - + +En mariage. + + +- Cléante - + +Ecoutez. Il est vrai qu'elle n'est pas fort à mon goût ; mais, pour +vous faire plaisir, mon père, je me résoudrai à l'épouser, si vous +voulez. + + +- Harpagon - + +Moi, je suis plus raisonnable que tu ne penses. Je ne veux point +forcer ton inclination. + + +- Cléante - + +Pardonnez-moi ; je me ferai cet effort pour l'amour de vous. + + +- Harpagon - + +Non, non. Un mariage ne saurait être heureux où l'inclination n'est +pas. + + +- Cléante - + +C'est une chose, mon père, qui peut-être viendra ensuite ; et l'on dit +que l'amour est souvent un fruit du mariage. + + +- Harpagon - + +Non. Du côté de l'homme, on ne doit point risquer l'affaire ; et ce sont +des suites fâcheuses, où je n'ai garde de me commettre. Si tu avais +senti quelque inclination pour elle, à la bonne heure ; je te l'aurais +fait épouser au lieu de moi ; mais, cela n'étant pas, je suivrai mon +premier dessein, et je l'épouserai moi-même. + + +- Cléante - + +Eh bien ! mon père, puisque les choses sont ainsi, il faut vous +découvrir mon coeur ; il faut vous révéler notre secret. La vérité est +que je l'aime depuis un jour que je la vis dans une promenade ; que mon +dessein était tantôt de vous la demander pour femme ; et que rien ne +m'a retenu que la déclaration de vos sentiments, et la crainte de vous +déplaire. + + +- Harpagon - + +Lui avez-vous rendu visite ? + + +- Cléante - + +Oui, mon père. + + +- Harpagon - + +Beaucoup de fois ? + + +- Cléante - + +Assez pour le temps qu'il y a. + + +- Harpagon - + +Vous a-t-on bien reçu ? + + +- Cléante - + +Fort bien, mais sans savoir qui j'étais ; et c'est ce qui a fait tantôt +la surprise de Mariane. + + +- Harpagon - + +Lui avez-vous déclaré votre passion et le dessein où vous étiez de +l'épouser ? + + +- Cléante - + +Sans doute, et même j'en avais fait à sa mère quelque peu d'ouverture. + + +- Harpagon - + +A-t-elle écouté, pour sa fille, votre proposition ? + + +- Cléante - + +Oui, fort civilement. + + +- Harpagon - + +Et la fille correspond-elle fort à votre amour ? + + +- Cléante - + +Si j'en dois croire les apparences, je me persuade, mon père, qu'elle +a quelque bonté pour moi. + +- Harpagon - + + (bas, à part.) + +Je suis bien aise d'avoir appris un tel secret ; et voilà justement ce +que je demandais. + + (Haut.) + +Or sus, mon fils, savez-vous ce qu'il y a ? C'est qu'il faut songer, +s'il vous plaît, à vous défaire de votre amour, à cesser toutes vos +poursuites auprès d'une personne que je prétends pour moi, et à vous +marier dans peu avec celle qu'on vous destine. + + +- Cléante - + +Oui, mon père ; c'est ainsi que vous me jouez ! Eh bien ! puisque les +choses en sont venues là, je vous déclare, moi, que je ne quitterai +point la passion que j'ai pour Mariane ; qu'il n'y a point d'extrémité +où je ne m'abandonne pour vous disputer sa conquête, et que si vous +avez pour vous le consentement d'une mère, j'aurai d'autres secours, +peut-être, qui combattront pour moi. + + +- Harpagon - + +Comment, pendard ! tu as l'audace d'aller sur mes brisées ! + + +- Cléante - + +C'est vous qui allez sur les miennes, et je suis le premier en date. + + +- Harpagon - + +Ne suis-je pas ton père ? et ne me dois-tu pas respect ? + + +- Cléante - + +Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient obligés de +déférer aux pères, et l'amour ne connaît personne. + + +- Harpagon - + +Je te ferai bien me connaître avec de bons coups de bâton. + + +- Cléante - + +Toutes vos menaces ne feront rien. + + +- Harpagon - + +Tu renonceras à Mariane. + + +- Cléante - + +Point du tout. + + +- Harpagon - + +Donnez-moi un bâton tout à l'heure. + + +----------- + +Scène IV. - Harpagon, Cléante, Maître Jacques. + + + +- Maître Jacques - + +Hé ! hé ! hé ! Messieurs, qu'est-ce ci ? à quoi songez-vous ? + + +- Cléante - + +Je me moque de cela. + + +- Maître Jacques - + + (à Cléante.) + +Ah ! Monsieur, doucement. + + +- Harpagon - + +Me parler avec cette impudence ! + + +- Maître Jacques - + + (à Harpagon.) + + +Ah ! monsieur, de grâce ! + + +- Cléante - + +Je n'en démordrai point. + + +- Maître Jacques - + + (à Cléante.) + +Hé quoi ! à votre père ? + + +- Harpagon - + +Laisse-moi faire. + + +- Maître Jacques - + + (à Harpagon.) + +Hé quoi ! à votre fils ? Encore passe pour moi. + + +- Harpagon - + +Je te veux faire toi-même, maître Jacques, juge de cette affaire, pour +montrer comme j'ai raison. + + +- Maître Jacques - + +J'y consens. + + (A Cléante.) + +Eloignez-vous un peu. + + +- Harpagon - + +J'aime une fille que je veux épouser ; et le pendard a l'insolence de +l'aimer avec moi, et d'y prétendre malgré mes ordres. + + +- Maître Jacques - + +Ah ! il a tort. + + +- Harpagon - + +N'est-ce pas une chose épouvantable, qu'un fils qui veut entrer en +concurrence avec son père ? et ne doit-il pas, par respect, s'abstenir +de toucher à mes inclinations ? + + +- Maître Jacques - + +Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez là. + + +- Cléante - + + (à maître Jacques, qui s'approche de lui.) + +Eh bien, oui, puisqu'il veut te choisir pour juge, je n'y recule point ; +il ne m'importe qui ce soit ; et je veux bien aussi me rapporter à toi, +maître Jacques, de notre différend. + + +- Maître Jacques - + +C'est beaucoup d'honneur que vous me faites. + + +- Cléante - + +Je suis épris d'une jeune personne qui répond à mes voeux et reçoit +tendrement les offres de ma foi, et mon père s'avise de venir troubler +notre amour, par la demande qu'il en fait faire. + + +- Maître Jacques - + +Il a tort assurément. + + +- Cléante - + +N'a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier ? Lui +sied-il bien d'être encore amoureux ? et ne devrait-il pas laisser +cette occupation aux jeunes gens ? + + +- Maître Jacques - + +Vous avez raison, il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots. + + (À Harpagon.) + +Eh bien ! votre fils n'est pas si étrange que vous le dites, et il se +met à la raison. Il dit qu'il sait le respect qu'il vous doit ; qu'il +ne s'est emporté que dans la première chaleur, et qu'il ne fera point +refus de se soumettre à ce qu'il vous plaira, pourvu que vous vouliez +le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en +mariage, dont il ait lieu d'être content. + + +- Harpagon - + +Ah ! dis-lui, maître Jacques, que moyennant cela, il pourra espérer +toutes choses de moi, et que, hors Mariane, je lui laisse la liberté +de choisir celle qu'il voudra. + + +- Maître Jacques - + +Laissez-moi faire. + + (À Cléante.) + +Eh bien ! votre père n'est pas si déraisonnable que vous le faites, et +il m'a témoigné que ce sont vos emportements qui l'ont mis en colère ; +qu'il n'en veut seulement qu'à votre manière d'agir, et qu'il sera +fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous +vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les déférences, +les respects et les soumissions qu'un fils doit à son père. + + +- Cléante - + +Ah ! maître Jacques, tu lui peux assurer que, s'il m'accorde Mariane, +il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes, et que jamais +je ne ferai aucune chose que par ses volontés. + + +- Maître Jacques - + + (à Harpagon.) + +Cela est fait. Il consent ce que vous dites. + + +- Harpagon - + +Voilà qui va le mieux du monde. + + +- Maître Jacques - + + (à Cléante.) + +Tout est conclu ; il est content de vos promesses. + + +- Cléante - + +Le ciel en soit loué ! + +- Maître Jacques - + +Messieurs, vous n'avez qu'à parler ensemble ; vous voilà d'accord +maintenant ; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre. + + +- Cléante - + +Mon pauvre maître Jacques, je te serai obligé toute ma vie. + + +- Maître Jacques - + +Il n'y a pas de quoi, monsieur. + + +- Harpagon - + +Tu m'as fait plaisir, maître Jacques ; et cela mérite une +récompense. + + (Harpagon fouille dans sa poche ; maître Jacques tend la main ; + mais Harpagon ne tire que son mouchoir, en disant :) + +Va, je m'en souviendrai, je t'assure. + + +- Maître Jacques - + +Je vous baise les mains. + + +----------- + +Scène V. - Harpagon, Cléante. + + + +- Cléante - + +Je vous demande pardon, mon père, de l'emportement que j'ai fait +paraître. + + +- Harpagon - + +Cela n'est rien. + + +- Cléante - + +Je vous assure que j'en ai tous les regrets du monde. + + +- Harpagon - + +Et moi, j'ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable. + + +- Cléante - + +Quelle bonté à vous d'oublier si vite ma faute ! + + +- Harpagon - + +On oublie aisément les fautes des enfants lorsqu'ils rentrent dans +leur devoir. + + +- Cléante - + +Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances ? + + +- Harpagon - + +C'est une chose où tu m'obliges, par la soumission et le respect où tu +te ranges. + + +- Cléante - + +Je vous promets, mon père, que jusques au tombeau je conserverai dans +mon coeur le souvenir de vos bontés. + + +- Harpagon - + +Et moi, je te promets qu'il n'y aura aucune chose que tu n'obtiennes +de moi. + + +- Cléante - + +Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien ; et c'est m'avoir assez +donné que de me donner Mariane. + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Cléante - + +Je dis, mon père, que je suis trop content de vous, et que je trouve +toutes choses dans la bonté que vous ayez de m'accorder Mariane. + + +- Harpagon - + +Qui est-ce qui parle de t'accorder Mariane ? + + +- Cléante - + +Vous, mon père. + + +- Harpagon - + +Moi ? + + +- Cléante - + +Sans doute. + + +- Harpagon - + +Comment ! c'est toi qui as promis d'y renoncer. + + +- Cléante - + +Moi, y renoncer ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Cléante - + +Point du tout. + + +- Harpagon - + +Tu ne t'es pas départi d'y prétendre ? + + +- Cléante - + +Au contraire, j'y suis porté plus que jamais. + + +- Harpagon - + +Quoi, pendard ! derechef ? + + +- Cléante - + +Rien ne peut me changer. + + +- Harpagon - + +Laisse-moi faire, traître. + + +- Cléante - + +Faites tout ce qu'il vous plaira. + + +- Harpagon - + +Je te défends de me jamais voir. + + +- Cléante - + +A la bonne heure. + + +- Harpagon - + +Je t'abandonne. + + +- Cléante - + +Abandonnez. + + +- Harpagon - + +Je te renonce pour mon fils. + + +- Cléante - + +Soit. + + +- Harpagon - + +Je te déshérite. + + +- Cléante - + +Tout ce que vous voudrez. + + +- Harpagon - + +Et je te donne ma malédiction. + + +- Cléante - + +Je n'ai que faire de vos dons. + + +----------- + +Scène VI. - Cléante, La Flèche. + + + +- La Flèche - + + (sortant du jardin avec une cassette.) + +Ah ! Monsieur, que je vous trouve à propos ! Suivez-moi vite. + + +- Cléante - + +Qu'y a-t-il ? + + +- La Flèche - + +Suivez-moi, vous dis-je ; nous sommes bien. + + +- Cléante - + +Comment ? + + +- La Flèche - + +Voici votre affaire. + + +- Cléante - + +Quoi ? + + +- La Flèche - + +J'ai guigné ceci tout le jour. + + +- Cléante - + +Qu'est-ce que c'est ? + + +- La Flèche - + +Le trésor de votre père, que j'ai attrapé. + + +- Cléante - + +Comment as-tu fait ? + + +- La Flèche - + +Vous saurez tout. Sauvons-nous ; je l'entends crier. + + +----------- + +Scène VII. - Harpagon. + + + +- Harpagon - + + (criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.) + +Au voleur ! au voleur ! à l'assassin ! au meurtrier ! Justice, juste +ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m'a coupé la gorge : on +m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où +est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? +Où ne pas courir ? N'est-il point là ? n'est-il point ici ? Qui +est-ce ? Arrête. + + (À lui-même, se prenant par le bras.) + +Rends-moi mon argent, coquin... Ah ! c'est moi ! Mon esprit est +troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. +Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! +on m'a privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon +support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et +je n'ai plus que faire au monde. Sans toi, il m'est impossible +de vivre. C'en est fait ; je n'en puis plus ; je me meurs ; je +suis mort ; je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me +ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui +l'a pris. Euh ! que dites-vous ? Ce n'est personne. Il faut, qui +que ce soit qui ait fait le coup, qu'avec beaucoup de soin on ait +épié l'heure ; et l'on a choisi justement le temps que je parlais +à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, +et faire donner la question à toute ma maison ; à servantes, à +valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! +Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, +et tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu'on parle là ? +de celui qui m'a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon +voleur qui y est ? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon +voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là +parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous +verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait. +Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, +des gênes, des potences, et des bourreaux ! Je veux faire pendre +tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai +moi-même après. + + + +ACTE CINQUIÈME. +--------------- + + + +Scène première. - Harpagon, un commissaire. + + + +- Le commissaire - + +Laissez-moi faire, je sais mon métier, Dieu merci. Ce n'est pas +d'aujourd'hui que je me mêle de découvrir des vols, et je voudrais +avoir autant de sacs de mille francs que j'ai fait pendre de +personnes. + + +- Harpagon - + +Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main ; +et, si l'on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de +la justice. + + +- Le commissaire - + +Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu'il y avait +dans cette cassette ? + + +- Harpagon - + +Dix mille écus bien comptés. + + +- Le commissaire - + +Dix mille écus ! + + +- Harpagon - + +Dix mille écus. + + +- Le commissaire - + +Le vol est considérable. + + +- Harpagon - + +Il n'y a point de supplice assez grand pour l'énormité de ce crime ; +et, s'il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en +sûreté. + + +- Le commissaire - + +En quelles espèces était cette somme ? + + +- Harpagon - + +En bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes. + + +- Le commissaire - + +Qui soupçonnez-vous de ce vol ? + + +- Harpagon - + +Tout le monde, et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et +les faubourgs. + + +- Le commissaire - + +Il faut, si vous m'en croyez, n'effaroucher personne et tâcher +doucement d'attraper quelques preuves afin de procéder après, par la +rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris. + + +----------- + +Scène II. - Harpagon, un commissaire, Maître Jacques. + + + +- Maître Jacques - + + (dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel + il est entré.) + +Je m'en vais revenir. Qu'on me l'égorge tout à l'heure ; qu'on me lui +fasse griller les pieds, qu'on me le mette dans l'eau bouillante, et +qu'on me le pende au plancher. + + +- Harpagon - + + (à maître Jacques.) + +Qui ? celui qui m'a dérobé ? + + +- Maître Jacques - + +Je parle d'un cochon de lait que votre intendant me vient d'envoyer, +et je veux vous l'accommoder à ma fantaisie. + + +- Harpagon - + +Il n'est pas question de cela ; et voilà Monsieur à qui il faut parler +d'autre chose. + + +- Le commissaire - + + (à maître Jacques.) + +Ne vous épouvantez point. Je suis homme à ne vous point scandaliser (16), +et les choses iront dans la douceur. + + +- Maître Jacques - + +Monsieur est de votre souper ? + + +- Le commissaire - + +Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître. + + +- Maître Jacques - + +Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire, et je vous +traiterai du mieux qu'il me sera possible. + + +- Harpagon - + +Ce n'est pas là l'affaire. + + +- Maître Jacques - + +Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais, c'est la +faute de monsieur notre intendant, qui m'a rogné les ailes avec les +ciseaux de son économie. + + +- Harpagon - + +Traître ! il s'agit d'autre chose que de souper ; et je veux que tu me +dises des nouvelles de l'argent qu'on m'a pris. + + +- Maître Jacques - + +On vous a pris de l'argent ? + + +- Harpagon - + +Oui, coquin ; et je m'en vais te faire pendre, si tu ne me le rends. + + +- Le commissaire - + + (à Harpagon.) + +Mon Dieu ! ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu'il est honnête +homme, et que, sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce +que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose, +il ne vous sera fait aucun mal et vous serez récompensé comme il faut +par votre maître. On lui a pris aujourd'hui son argent, et il n'est pas +que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire. + + +- Maître Jacques - + + (bas, à part.) + +Voici justement ce qu'il me faut pour me venger de notre intendant. +Depuis qu'il est entré céans il est le favori, on n'écoute que ses +conseils, et j'ai aussi sur le coeur les coups de bâton de tantôt. + + +- Harpagon - + +Qu'as-tu à ruminer ? + + +- Le commissaire - + + (à Harpagon.) + +Laissez-le faire. Il se prépare à vous contenter ; et je vous ai bien +dit qu'il était honnête homme. + + +- Maître Jacques - + +Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que +c'est monsieur votre cher intendant qui a fait le coup. + + +- Harpagon - + +Valère ! + + +- Maître Jacques - + +Oui. + + +- Harpagon - + +Lui ! qui me paraît si fidèle ? + + +- Maître Jacques - + +Lui-même. Je crois que c'est lui qui vous a dérobé. + + +- Harpagon - + +Et sur quoi le crois-tu ? + + +- Maître Jacques - + +Sur quoi ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Maître Jacques - + +Je le crois... sur ce que je le crois. + + +- Le commissaire - + +Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez. + + +- Harpagon - + +L'as-tu vu rôder autour du lieu où j'avais mis mon argent ? + + +- Maître Jacques - + +Oui, vraiment. Où était-il votre argent ? + + +- Harpagon - + +Dans le jardin. + + +- Maître Jacques - + +Justement ; je l'ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que +cet argent était ? + + +- Harpagon - + +Dans une cassette. + + +- Maître Jacques - + +Voilà l'affaire. Je lui ai vu une cassette. + + +- Harpagon - + +Et cette cassette, comme est-elle faite ? Je verrai bien si c'est la +mienne. + + +- Maître Jacques - + +Comment elle est faite ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Maître Jacques - + +Elle est faite... elle est faite comme une cassette. + + +- Le commissaire - + +Cela s'entend. Mais dépeignez-la un peu, pour voir. + + +- Maître Jacques - + +C'est une grande cassette. + + +- Harpagon - + +Celle qu'on m'a volée est petite. + + +- Maître Jacques - + +Hé ! oui, elle est petite, si on le veut prendre par là ; mais je +l'appelle grande pour ce qu'elle contient. + + +- Le commissaire - + +Et de quelle couleur est-elle ? + + +- Maître Jacques - + +De quelle couleur ? + + +- Le commissaire - + +Oui. + + +- Maître Jacques - + +Elle est de couleur... là, d'une certaine couleur... Ne sauriez-vous +m'aider à dire ? + + +- Harpagon - + +Euh ! + + +- Maître Jacques - + +N'est-elle pas rouge ? + + +- Harpagon - + +Non, grise. + + +- Maître Jacques - + +Hé ! oui, gris-rouge ; c'est ce que je voulais dire. + + +- Harpagon - + +Il n'y a point de doute ; c'est elle assurément. Ecrivez, Monsieur, +écrivez sa déposition. Ciel ! à qui désormais se fier ! Il ne faut +plus jurer de rien ; et je crois, après cela, que je suis homme à me +voler moi-même. + + +- Maître Jacques - + + (à Harpagon.) + +Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que +c'est moi qui vous ai découvert cela. + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, un commissaire, Valère, Maître Jacques. + + + +- Harpagon - + +Approche, viens confesser l'action la plus noire, l'attentat le plus +horrible qui jamais ait été commis. + + +- Valère - + +Que voulez-vous, monsieur ? + + +- Harpagon - + +Comment, traître, tu ne rougis pas de ton crime ? + + +- Valère - + +De quel crime voulez-vous donc parler ? + + +- Harpagon - + +De quel crime je veux parler, infâme ? comme si tu ne savais pas ce +que je veux dire ! C'est en vain que tu prétendrais de le déguiser : +l'affaire est découverte, et l'on vient de m'apprendre tout. Comment +abuser ainsi de ma bonté, et s'introduire exprès chez moi pour me +trahir, pour me jouer un tour de cette nature ? + + +- Valère - + +Monsieur, puisqu'on vous a découvert tout, je ne veux point chercher +de détours et vous nier la chose. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Oh ! oh ! Aurais-je deviné sans y penser ? + + +- Valère - + +C'était mon dessein de vous en parler, et je voulais attendre, pour +cela, des conjonctures favorables ; mais puisqu'il est ainsi, je vous +conjure de ne vous point fâcher, et de vouloir entendre mes raisons. + + +- Harpagon - + +Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infâme ? + + +- Valère - + +Ah ! Monsieur, je n'ai pas mérité ces noms. Il est vrai que j'ai +commis une offense envers vous ; mais, après tout, ma faute est +pardonnable. + + +- Harpagon - + +Comment ! pardonnable ? Un guet-apens, un assassinat de la sorte ? + + +- Valère - + +De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous m'aurez ouï, vous +verrez que le mal n'est pas si grand que vous le faites. + + +- Harpagon - + +Le mal n'est pas si grand que je le fais ! Quoi ! mon sang, mes +entrailles, pendard ! + + +- Valère - + +Votre sang, Monsieur, n'est pas tombé dans de mauvaises mains. Je suis +d'une condition à ne lui point faire de tort ; et il n'y a rien, en +tout ceci, que je ne puisse bien réparer. + + +- Harpagon - + +C'est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m'as ravi. + + +- Valère - + +Votre honneur, Monsieur, sera pleinement satisfait. + + +- Harpagon - + +Il n'est pas question d'honneur là-dedans. Mais, dis-moi, qui t'a +porté à cette action ? + + +- Valère - + +Hélas ! me le demandez-vous ? + + +- Harpagon - + +Oui, vraiment, je te le demande. + + +- Valère - + +Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu'il fait faire, l'Amour. + + +- Harpagon - + +L'Amour ? + + +- Valère - + +Oui. + + +- Harpagon - + +Bel amour, bel amour, ma foi ! l'amour de mes louis d'or ! + + +- Valère - + +Non, Monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m'ont tenté, ce +n'est pas cela qui m'a ébloui ; et je proteste de ne prétendre rien à +tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j'ai. + + +- Harpagon - + +Non ferai, de par tous les diables ! je ne te le laisserai pas. Mais +voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol qu'il m'a fait ! + + +- Valère - + +Appelez-vous cela un vol ? + + +- Harpagon - + +Si je l'appelle un vol ? un trésor comme celui-là ! + + +- Valère - + +C'est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez, sans +doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous +le demande à genoux, ce trésor plein de charmes ; et, pour bien faire, +il faut que vous me l'accordiez. + + +- Harpagon - + +Je n'en ferai rien. Qu'est-ce à dire cela ? + + +- Valère - + +Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne +nous point abandonner. + + +- Harpagon - + +Le serment est admirable, et la promesse plaisante. + + +- Valère - + +Oui, nous nous sommes engagés d'être l'un à l'autre à jamais. + + +- Harpagon - + +Je vous en empêcherai bien, je vous assure. + + +- Valère - + +Rien que la mort ne nous peut séparer. + + +- Harpagon - + +C'est être bien endiablé après mon argent ! + + +- Valère - + +Je vous ai déjà dit, Monsieur, que ce n'était point l'intérêt qui +m'avait poussé à faire ce que j'ai fait. Mon coeur n'a point agi par +les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m'a inspiré cette +résolution. + + +- Harpagon - + +Vous verrez que c'est par charité chrétienne qu'il veut avoir mon bien ! +Mais j'y donnerai bon ordre, et la justice, pendard effronté, me va +faire raison de tout. + + +- Valère - + +Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes +les violences qu'il vous plaira ; mais je vous prie de croire au moins +que, s'il y a du mal, ce n'est que moi qu'il en faut accuser, et que +votre fille, en tout ceci, n'est aucunement coupable. + + +- Harpagon - + +Je le crois bien, vraiment ! Il serait fort étrange que ma fille eût +trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me +confesses en quel endroit tu me l'as enlevée. + + +- Valère - + +Moi ? Je ne l'ai point enlevée ; et elle est encore chez vous. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Ô ma chère cassette ! + + (Haut.) + +Elle n'est point sortie de ma maison ? + + +- Valère - + +Non, Monsieur. + + +- Harpagon - + +Hé ! dis-moi donc un peu : tu n'y as point touché ? + + +- Valère - + +Moi, y toucher ! Ah ! vous lui faites tort, aussi bien qu'à moi ; et +c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que j'ai brûlé pour +elle. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Brûlé pour ma cassette ! + + +- Valère - + +J'aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée +offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Ma cassette trop honnête ! + + +- Valère - + +Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien de criminel +n'a profané la passion que ses beaux yeux m'ont inspirée. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d'elle comme un amant d'une +maîtresse. + + +- Valère - + +Dame Claude, Monsieur, sait la vérité de cette aventure ; et elle vous +peut rendre témoignage... + + +- Harpagon - + +Quoi ! ma servante est complice de l'affaire ? + + +- Valère - + +Oui, Monsieur : elle a été témoin de notre engagement ; et c'est après +avoir connu l'honnêteté de ma flamme, qu'elle m'a aidé à persuader +votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Hé ! Est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer ? + + (A Valère.) + +Que nous brouilles-tu ici de ma fille ? + + +- Valère - + +Je dis, Monsieur, que j'ai eu toutes les peines du monde à faire +consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour. + + +- Harpagon - + +La pudeur de qui ? + + +- Valère - + +De votre fille ; et c'est seulement depuis hier qu'elle a pu se +résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage. + + +- Harpagon - + +Ma fille t'a signé une promesse de mariage ? + + +- Valère - + +Oui, Monsieur, comme de ma part, je lui en ai signé une. + + +- Harpagon - + +Ô ciel ! autre disgrâce ! + + +- Maître Jacques - + + (au commissaire.) + +Ecrivez, Monsieur, écrivez. + + +- Harpagon - + +Rengrègement de mal ! surcroît de désespoir ! + + (au commissaire.) + +Allons, Monsieur, faites le dû de votre charge, et dressez-lui-moi son +procès comme larron et comme suborneur. + + +- Valère - + +Ce sont des noms qui ne me sont point dus ; et quand on saura +qui je suis... + + +----------- + +Scène IV. - Harpagon, Élise, Mariane, Valère, Frosine, Maître Jacques, + un commissaire. + + + +- Harpagon - + +Ah ! fille scélérate ! fille indigne d'un père comme moi ! c'est ainsi +que tu pratiques les leçons que je t'ai données ? Tu te laisses +prendre d'amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi sans +mon consentement ! Mais vous serez trompés l'un et l'autre. + + (A Élise.) + +Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite ; + + (à Valère) + +et une bonne potence, pendard effronté, me fera raison de ton audace. + + +- Valère - + +Ce ne sera point votre passion qui jugera l'affaire ; et l'on +m'écoutera, au moins, avant que de me condamner. + + +- Harpagon - + +Je me suis abusé de dire une potence ; et tu seras roué tout vif. + + +- Élise - + + (aux genoux d'Harpagon.) + +Ah ! mon père, prenez des sentiments un peu plus humains, je vous +prie, et n'allez point pousser les choses dans les dernières violences +du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entraîner aux premiers +mouvements de votre passion, et donnez-vous le temps de considérer ce +que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous +vous offensez (17) ; il est tout autre que vos yeux ne le jugent, et vous +trouverez moins étrange que je me sois donnée à lui, lorsque vous +saurez que, sans lui, vous ne m'auriez plus il y a longtemps. Oui, mon +père, c'est celui qui me sauva de ce grand péril que vous savez que je +courus dans l'eau, et à qui vous devez la vie de cette même fille +dont... + + +- Harpagon - + +Tout cela n'est rien ; et il valait bien mieux pour moi qu'il te +laissât noyer que de faire ce qu'il a fait. + + +- Élise - + +Mon père, je vous conjure par l'amour paternel, de me... + + +- Harpagon - + +Non, non ; je ne veux rien entendre, et il faut que la justice fasse +son devoir. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Tu me payeras mes coups de bâton ! + + +- Frosine - + + (à part.) + +Voici un étrange embarras ! + + +----------- + +Scène V. - Anselme, Harpagon, Élise, Mariane, Frosine, Valère, + un commissaire, Maître Jacques. + + + +- Anselme - + +Qu'est-ce, seigneur Harpagon ? je vous vois tout ému. + + +- Harpagon - + +Ah ! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortuné de tous les +hommes ; et voici bien du trouble et du désordre au contrat que vous +venez faire ! On m'assassine dans le bien, on m'assassine dans +l'honneur ; et voilà un traître, un scélérat qui a violé tous les +droits les plus saints, qui s'est coulé chez moi sous le titre de +domestique, pour me dérober mon argent et pour me suborner ma fille. + + +- Valère - + +Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias ? + + +- Harpagon - + +Oui, ils se sont donné l'un à l'autre une promesse de mariage. Cet +affront vous regarde, seigneur Anselme ; et c'est vous qui devez vous +rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice +à vos dépends, pour vous venger de son insolence. + + +- Anselme - + +Ce n'est pas mon dessein de me faire épouser par force, et de rien +prétendre à un coeur qui se serait donné ; mais, pour vos intérêts, je +suis prêt à les embrasser ainsi que les miens propres. + + +- Harpagon - + +Voilà monsieur qui est un honnête commissaire, qui n'oubliera rien, +à ce qu'il m'a dit, de la fonction de son office. + + (Au commissaire, montrant Valère.) + +Chargez-le comme il faut, Monsieur, et rendez les choses bien +criminelles. + + +- Valère - + +Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j'ai pour +votre fille, et le supplice où vous croyez que je puisse être condamné +pour notre engagement, lorsqu'on saura ce que je suis... + + +- Harpagon - + +Je me moque de tous ces contes ; et le monde aujourd'hui n'est plein +que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent +avantage de leur obscurité et s'habillent insolemment du premier nom +illustre qu'ils s'avisent de prendre. + + +- Valère - + +Sachez que j'ai le coeur trop bon pour me parer de quelque chose qui +ne soit point à moi, et que tout Naples peut rendre témoignage de ma +naissance. + + +- Anselme - + +Tout beau ! Prenez garde à ce que vous allez dire. Vous risquez ici +plus que vous ne pensez, et vous parlez devant un homme à qui tout +Naples est connu et qui peut aisément voir clair dans l'histoire que +vous ferez. + + +- Valère - + + (mettant fièrement son chapeau.) + +Je ne suis point homme à rien craindre, et si Naples vous est connu, +vous savez qui était don Thomas d'Alburci. + + +- Anselme - + +Sans doute, je le sais ; et peu de gens l'ont connu mieux que moi. + + +- Harpagon - + +Je ne me soucie ni de dom Thomas ni dom Martin. + + (Harpagon voyant deux chandelles allumées en souffle une.) + +- Anselme - + +De grâce, laissez-le parler ; nous verrons ce qu'il en veut dire. + + +- Valère - + +Je veux dire que c'est lui qui m'a donné jour. + + +- Anselme - + +Lui ? + + +- Valère - + +Oui. + + +- Anselme - + +Allez. Vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire qui vous +puisse mieux réussir, et ne prétendez pas vous sauver sous cette +imposture. + + +- Valère - + +Songez à mieux parler. Ce n'est point une imposture, et je n'avance +rien qu'il ne me soit aisé de justifier. + + +- Anselme - + +Quoi ! vous osez vous dire fils de don Thomas d'Alburci ? + + +- Valère - + +Oui, je l'ose ; et je suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que +ce soit. + + +- Anselme - + +L'audace est merveilleuse ! Apprenez, pour vous confondre, qu'il y a +seize ans, pour le moins, que l'homme dont vous nous parlez périt sur +mer avec ses enfants et sa femme, en voulant dérober leur vie aux +cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et +qui en firent exiler plusieurs nobles familles. + + +- Valère - + +Oui ; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de +sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau +espagnol ; et que ce fils sauvé est celui qui vous parle. Apprenez que +le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour +moi ; qu'il me fit élever comme son propre fils, et que les armes +furent mon emploi dès que je m'en trouvai capable ; que j'ai su depuis +peu que mon père n'était point mort, comme je l'avais toujours cru ; +que, passant ici pour l'aller chercher, une aventure, par le ciel +concertée, me fit voir la charmante Élise ; que cette vue me rendit +esclave de ses beautés, et que la violence de mon amour et les +sévérités de son père me firent prendre la résolution de m'introduire +dans son logis, et d'envoyer un autre à la quête de mes parents. + + +- Anselme - + +Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent +assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une +vérité ? + + +- Valère - + +Le capitaine espagnol, un cachet de rubis qui était à mon père ; un +bracelet d'agate que ma mère m'avait mis au bras ; le vieux Pedro, ce +domestique qui se sauva avec moi du naufrage. + + +- Mariane - + +Hélas ! à vos paroles, je puis ici répondre, moi, que vous n'imposez +point ; et tout ce que vous dites me fait connaître clairement que +vous êtes mon frère. + + +- Valère - + +Vous, ma soeur ? + + +- Mariane - + +Oui, mon coeur s'est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche ; +et notre mère, que vous allez ravir, m'a mille fois entretenue des +disgrâces de notre famille. Le ciel ne nous fit point aussi périr dans +ce triste naufrage ; mais il ne nous sauva la vie que par la perte de +notre liberté, et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma +mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans +d'esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté ; et nous +retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans +y pouvoir trouver des nouvelles de notre père. Nous passâmes à Gênes, +où ma mère alla ramasser quelques malheureux restes d'une succession +qu'on avait déchirée ; et de là, fuyant la barbare injustice de ses +parents, elle vint en ces lieux, où elle n'a presque vécu que d'une +vie languissante. + + +- Anselme - + +Ô ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien +voir qu'il n'appartient qu'à toi de faire des miracles ! +Embrassez-moi, mes enfants, et mêlez tous deux vos transports à ceux +de votre père. + + +- Valère - + +Vous êtes notre père ? + + +- Mariane - + +C'est vous que ma mère a tant pleuré ? + + +- Anselme - + +Oui, ma fille ; oui, mon fils ; je suis dom Thomas d'Alburci que le +ciel garantit des ondes avec tout l'argent qu'il portait, et qui, vous +ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se préparait, après de +longs voyages, à chercher, dans l'hymen d'une douce et sage personne, la +consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sûreté que j'ai vu +pour ma vie à retourner à Naples m'a fait y renoncer pour toujours ; +et ayant su trouver moyen d'y faire vendre ce que j'avais, je me suis +habitué ici, où, sous le nom d'Anselme, j'ai voulu m'éloigner les +chagrins de cet autre nom qui m'a causé tant de traverses. + + +- Harpagon - + + (à Anselme.) + +C'est là votre fils ? + + +- Anselme - + +Oui. + + +- Harpagon - + +Je vous prends à partie pour me payer dix mille écus qu'il m'a volés. + + +- Anselme - + +Lui, vous avoir volé ? + + +- Harpagon - + +Lui-même. + + +- Valère - + +Qui vous dit cela ? + + +- Harpagon - + +Maître Jacques. + + +- Valère - + + (à maître Jacques.) + +C'est toi qui le dis ? + + +- Maître Jacques - + +Vous voyez que je ne dis rien. + + +- Harpagon - + +Oui. Voilà monsieur le commissaire qui a reçu sa déposition. + + +- Valère - + +Pouvez-vous me croire capable d'une action si lâche ? + + +- Harpagon - + +Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent. + + +----------- + +Scène VI. - Harpagon, Anselme, Élise, Mariane, Cléante, Valère, + Frosine, un commissaire, Maître Jacques, La Flèche. + + + +- Cléante - + +Ne vous tourmentez point, mon père, et n'accusez personne. J'ai +découvert des nouvelles de votre affaire, et je viens ici pour vous +dire que, si vous voulez vous résoudre à me laisser épouser Mariane, +votre argent vous sera rendu. + + +- Harpagon - + +Où est-il ? + + +- Cléante - + +Ne vous mettez point en peine. Il est en lieu dont je réponds, et tout +ne dépend que de moi. C'est à vous de me dire à quoi vous vous +déterminez ; et vous pouvez choisir, ou de me donner Mariane, ou de +perdre votre cassette. + + +- Harpagon - + +N'en a-t-on rien ôté ? + + +- Cléante - + +Rien du tout. Voyez si c'est votre dessein de souscrire à ce mariage, +et de joindre votre consentement à celui de sa mère, qui lui laisse la +liberté de faire un choix entre nous deux. + + +- Mariane - + + (à Cléante.) + +Mais vous ne savez pas que ce n'est pas assez que ce consentement et +que le ciel, + + (montrant Valère.) + +avec un frère que vous voyez, vient de me rendre un père + + (montrant Anselme.) + +dont vous avez à m'obtenir. + + +- Anselme - + +Le ciel, mes enfants, ne me redonne point à vous pour être contraire à +vos voeux. Seigneur Harpagon, vous jugez bien que le choix d'une jeune +personne tombera sur le fils plutôt que sur le père : allons, ne vous +faites point dire ce qu'il n'est pas nécessaire d'entendre ; et consentez, +ainsi que moi, à ce double hyménée. + + +- Harpagon - + +Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette. + + +- Cléante - + +Vous la verrez saine et entière. + + +- Harpagon - + +Je n'ai point d'argent à donner en mariage à mes enfants. + + +- Anselme - + +Eh bien ! j'en ai pour eux ; que cela ne vous inquiète point. + + +- Harpagon - + +Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux mariages ? + + +- Anselme - + +Oui, je m'y oblige. Etes-vous satisfait ? + + +- Harpagon - + +Oui, pourvu que pour les noces, vous me fassiez faire un habit. + + +- Anselme - + +D'accord. Allons jouir de l'allégresse que cet heureux jour nous +présente. + + +- Le commissaire - + +Holà ! messieurs, holà ! Tout doucement, s'il vous plaît. Qui me +payera mes écritures ? + + +- Harpagon - + +Nous n'avons que faire de vos écritures. + + +- Le commissaire - + +Oui ! Mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien. + + +- Harpagon - + + (montrant maître Jacques.) + +Pour votre payement, voilà un homme que je vous donne à pendre. + + +- Maître Jacques - + +Hélas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des coups de bâton +pour dire vrai, et on me veut pendre pour mentir ! + + +- Anselme - + +Seigneur Harpagon, il faut lui pardonner cette imposture. + + +- Harpagon - + +Vous payerez donc le commissaire ? + + +- Anselme - + +Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère. + + +- Harpagon - + +Et moi, voir ma chère cassette. + + +------------------------------------------------------------------------- + +Notes [from 1890 edition] + +----------- +(1) C'est-à-dire, elles ne sont pas fort "accommodées des biens +de la fortune". Cette expression est encore d'usage aujourd'hui, et +l'Académie cite cet exemple : Je l'ai vu pauvre, "mais il s'est bien +accommodé." +----------- +(2) On trouve pour la première fois le mot "moucher" pour "épier", +dans la légende de Faifeu, imprimée en 1532. Le mot "mouchard" n'est +donc pas ancien dans notre langue. +----------- +(3) On dit proverbialement "parler à la barette de quelqu'un", pour +lui parler sans ménagement, porter la main sur lui, le frapper à la +tête. +----------- +(4) Un denier d'intérêt pour douze prêtés, c'est-à-dire un peu plus +de huit pour cent. +----------- +(5) "Fluet". On disait autrefois "flouet" et "flou", dont "flouet" +est le diminutif. +----------- +(6) Ce tour de phrase est latin. Boileau a dit dans la "Satire sur +les Femmes" : + + Je ne puis cette fois que je ne les excuse. + +Ni Boileau ni Molière n'ont pu faire adopter ce latinisme. +----------- +(7) Avant sa conversion, saint Mathieu était receveur des tributs, et +la malignité lui attribuait des prêts usuraires. De là l'ancienne +expression proverbiale, "fester saint Matthieu", pour prêter à usure, +et, par corruption, "fesse-Matthieu". +----------- +(8) C'est-à-dire un denier d'intérêt pour dix-huit prêtés, ce qui +équivaut à un peu plus de cinq et demi pour cent. +----------- +(9) A vingt pour cent. +----------- +(10) A vingt-cinq pour cent. +----------- +(11) Les soldats portaient autrefois un bâton terminé d'un bout par +une pointe qu'ils enfonçaient en terre, et de l'autre, par un fer +fourchu sur lequel ils appuyaient leur mousquet, pour tirer plus +juste. C'est ce qu'on appelait "la fourchette d'un mousquet". +----------- +(12) Expression proverbiale : "L'épée de chevet", l'épée qui ne nous +quitte jamais. Au figuré, "l'expression qu'on a sans cesse à la bouche". +----------- +(13) C'était une formule ancienne de santé et d'économie qu'on trouve +quelquefois chez les Latins, énoncée par les seules lettres initiales +de chaque mot E.V.V.N.V.V.E. : "ede ut vivas, ne vivas ut edas.", +"Mange pour vivre, et ne vis pas pour manger." +----------- +(14) Expression proverbiale : "Il n'y a pas même pour un double", +c'est-à-dire "il n'y en a point". Le double était une petite pièce +de monnaie qui valait deux deniers. +----------- +(15) Suivant Ménage, cette expression a été imaginée pour éviter de +se servir du mot "diable". Molière n'est pas le seul qui ait employé +ce mot dans ce sens : longtemps avant lui, Rabelais avait dit : +"Créature du grand vilain diantre d'enfer" (liv. III, ch. III). +----------- +(16) Du temps de Molière, le mot "scandaliser" se prenait quelquefois +dans le sens de "décrier", "diffamer". (Voyez le dictionnaire de +l'Académie, édition de 1694). +----------- +(17) "Offenser" est la traduction littéraire d'"offendere", mot dont +le sens est beaucoup moins restreint en latin qu'en français. Il +signifie ici, "celui dont vous avez à vous plaindre". L'exemple de +Molière n'a pu le faire adopter avec cette acception. +----------- + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, L'AVARE *** + +This file should be named 8avar10.txt or 8avar10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8avar11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8avar10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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Please do not remove it. Do not change or edit the +header without written permission. + +Please read the "legal small print," and other information about the +eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is +important information about your specific rights and restrictions in +how the file may be used. You can also find out about how to make a +donation to Project Gutenberg, and how to get involved. + + +**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** + +**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** + +*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** + + +Title: L'Avare + +Author: Jean-Baptiste Poquelin [AKA Molière] + +Release Date: August, 2004 [EBook #6318] +[Yes, we are more than one year ahead of schedule] +[This file was first posted on November 25, 2002] + +Edition: 10 + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, L'AVARE *** + + + + +Produced by Laurent Le Guillou <leguillou.laurent@free.fr> + + + + + + + + +Title: L'Avare + +Language: French + +Encoding: UTF-8 + + + +Source: + +Jean-Baptiste Poquelin (1620-1673), alias Molière, +"Oeuvres de Molière, avec des notes de tous les commentateurs", +Tome Second, +Paris, Librarie de Firmin-Didot et Cie, +Imprimeurs de l'Institut, rue Jacob, 56, +1890. + +Pages 148-229. + +[Spelling of the 1890 edition. Footnotes have been retained because +they provide the meanings of old French words or expressions. +Footnote are indicated by numbers in brackets, and are grouped +at the end of the Etext. Text encoding is iso-8859-1.] + + + + + +L'AVARE + + + + +Comédie (1667) + + + +PERSONNAGES ACTEURS + +Harpagon, père de Cléante et d'Élise, +et amoureux de Mariane. Molière. +Cléante, fils d'Harpagon, amant de Mariane. La Grange. +Élise, fille d'Harpagon, amante de Valère. Mlle Molière. +Valère, fils d'Anselme et amant d'Élise. Du Croisy. +Mariane, amante de Cléante et aimée d'Harpagon. Mlle De Brie. +Anselme, père de Valère et de Mariane. +Frosine, femme d'intrigue. Magd. Béjart. +Maître Simon, courtier. +Maître Jacques, cuisinier et cocher d'Harpagon. Hubert. +La Flèche, valet de Cléante. Béjart cadet. +Dame Claude, servante d'Harpagon. +Brindavoine, +La Merluche, laquais d'Harpagon. +Un commissaire et son clerc. + + + +La scène est à Paris, dans la maison d'Harpagon. + + +ACTE PREMIER. +------------- + + +Scène première. - Valère, Élise. + + + +- Valère - + +Hé quoi ! charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les +obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre +foi ? Je vous vois soupirer, hélas ! au milieu de ma joie ! Est-ce du +regret, dites-moi, de m'avoir fait heureux ? et vous repentez-vous de +cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre ? + + +- Élise - + +Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour +vous. Je m'y sens entraîner par une trop douce puissance, et je n'ai +pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, a +vous dire vrai, le succès me donne de l'inquiétude ; et je crains fort +de vous aimer un peu plus que je ne devrais. + + +- Valère - + +Eh ! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez +pour moi ? + + +- Élise - + +Hélas ! cent choses à la fois : l'emportement d'un père, les reproches +d'une famille, les censures du monde ; mais plus que tout, Valère, le +changement de votre coeur, et cette froideur criminelle dont ceux de +votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d'un +innocent amour. + + +- Valère - + +Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres ! +Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous +dois. Je vous aime trop pour cela ; et mon amour pour vous durera +autant que ma vie. + + +- Élise - + +Ah ! Valère, chacun tient les mêmes discours ! Tous les hommes sont +semblables par les paroles ; et ce n'est que les actions qui les +découvrent différents. + + +- Valère - + +Puisque les seules actions font connaître ce que nous sommes, attendez +donc, au moins, à juger de mon coeur par elles, et ne me cherchez point +des crimes dans les injustes craintes d'une fâcheuse prévoyance. Ne +m'assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d'un soupçon +outrageux ; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et +mille preuves, de l'honnêteté de mes feux. + + +- Élise - + +Hélas ! qu'avec facilité on se laisse persuader par les personnes que +l'on aime ! Oui, Valère, je tiens votre coeur incapable de m'abuser. +Je crois que vous m'aimez d'un véritable amour, et que vous me serez +fidèle : je n'en veux point du tout douter, et je retranche mon +chagrin aux appréhensions du blâme qu'on pourra me donner. + + +- Valère - + +Mais pourquoi cette inquiétude ? + + +- Élise - + +Je n'aurais rien à craindre si tout le monde vous voyait des yeux dont +je vous vois ; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux +choses que je fais pour vous. Mon coeur, pour sa défense, a tout votre +mérite, appuyé du secours d'une reconnaissance où le ciel m'engage +envers vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant qui +commença de nous offrir aux regards l'un de l'autre ; cette générosité +surprenante qui vous fit risquer votre vie, pour dérober la mienne à la +fureur des ondes ; ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes +éclater après m'avoir tirée de l'eau, et les hommages assidus de cet +ardent amour que ni le temps ni les difficultés n'ont rebuté, et qui, +vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces +lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit, +pour me voir, à vous revêtir de l'emploi de domestique de mon père. +Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet ; et c'en est +assez, à mes yeux, pour me justifier l'engagement où j'ai pu consentir ; +mais ce n'est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je +ne suis pas sûre qu'on entre dans mes sentiments. + + +- Valère - + +De tout ce que vous avez dit, ce n'est que par mon seul amour que je +prétends auprès de vous mériter quelque chose ; et quant aux +scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin +de vous justifier à tout le monde, et l'excès de son avarice, et la +manière austère dont il vit avec ses enfants, pourraient autoriser des +choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j'en parle +ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n'en peut pas +dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l'espère, retrouver mes +parents, nous n'aurons pas beaucoup de peine à nous les rendre +favorables. J'en attends des nouvelles avec impatience, et j'en irai +chercher moi-même, si elles tardent à venir. + + +- Élise - + +Ah! Valère, ne bougez d'ici, je vous prie, et songez seulement à vous +bien mettre dans l'esprit de mon père. + + +- Valère - + +Vous voyez comme je m'y prends, et les adroites complaisances qu'il +m'a fallu mettre en usage pour m'introduire à son service ; sous quel +masque de sympathie et de rapports de sentiments je me déguise pour +lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin +d'acquérir sa tendresse. J'y fais des progrès admirables ; et j'éprouve +que, pour gagner les hommes, il n'est point de meilleure voie que de se +parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs +maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu'ils font. On n'a +que faire d'avoir peur de trop charger la complaisance ; et la manière +dont on les joue a beau être visible, les plus fins toujours sont de +grandes dupes du côté de la flatterie, et il n'y a rien de si +impertinent et de si ridicule qu'on ne fasse avaler, lorsqu'on +l'assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je +fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s'ajuster à +eux, et puisqu'on ne saurait les gagner que par là , ce n'est pas la +faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés. + + +- Élise - + +Mais que ne tâchez-vous aussi de gagner l'appui de mon frère, en cas +que la servante s'avisât de révéler notre secret ? + + +- Valère - + +On ne peut pas ménager l'un et l'autre ; et l'esprit du père et celui +du fils sont des choses si opposées, qu'il est difficile d'accommoder +ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez +auprès de votre frère, et servez-vous de l'amitié qui est entre vous +deux pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez +ce temps pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce +que vous jugerez à propos. + + +- Élise - + +Je ne sais si j'aurai la force de lui faire cette confidence. + + +----------- + +Scène II. - Cléante, Élise. + + + +- Cléante - + +Je suis bien aise de vous trouver seule, ma soeur ; et je brûlais de +vous parler, pour m'ouvrir à vous d'un secret. + + +- Élise - + +Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu'avez-vous à me dire ? + + +- Cléante - + +Bien des choses, ma soeur, enveloppées dans un mot. J'aime. + + +- Élise - + +Vous aimez ? + + +- Cléante - + +Oui, j'aime. Mais, avant que d'aller plus loin, je sais que je dépends +d'un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés ; que nous +ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont +nous tenons le jour ; que le ciel les a faits les maîtres de nos +voeux, et qu'il nous est enjoint de n'en disposer que par leur +conduite ; que, n'étant prévenus d'aucune folle ardeur, ils sont en +état de se tromper bien moins que nous et de voir beaucoup mieux ce +qui nous est propre ; qu'il en faut plutôt croire les lumières de leur +prudence que l'aveuglement de notre passion ; et que l'emportement de +la jeunesse nous entraîne le plus souvent dans des précipices +fâcheux. Je vous dis tout cela, ma soeur, afin que vous ne vous +donniez pas la peine de me le dire ? car enfin mon amour ne veut rien +écouter, et je vous prie de ne me point faire de remontrances. + + +- Élise - + +Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez ? + + +- Cléante - + +Non ; mais j'y suis résolu, et je vous conjure encore une fois de ne +me point apporter de raisons pour m'en dissuader. + + +- Élise - + +Suis-je, mon frère, une si étrange personne ? + + +- Cléante - + +Non, ma soeur ; mais vous n'aimez pas ; vous ignorez la douce violence +qu'un tendre amour fait sur nos coeurs, et j'appréhende votre sagesse. + + +- Élise - + +Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse : il n'est personne +qui n'en manque, du moins une fois en sa vie ; et, si je vous ouvre mon +coeur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous. + + +- Cléante - + +Ah ! plût au ciel que votre âme, comme la mienne... ! + + +- Élise - + +Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous +aimez. + + +- Cléante - + +Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble +être faite pour donner de l'amour à tous ceux qui la voient. La +nature, ma soeur, n'a rien formé de plus aimable ; et je me sentis +transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane, et vit +sous la conduite d'une bonne femme de mère qui est presque toujours +malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d'amitié qui +ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint et la console, avec +une tendresse qui vous toucherait l'âme. Elle se prend d'un air le +plus charmant du monde aux choses qu'elle fait ; et l'on voit briller +mille grâces en toutes ses actions, une douceur pleine d'attraits, +une bonté toute engageante, une honnêteté adorable, une... Ah ! ma +soeur, je voudrais que vous l'eussiez vue ! + + +- Élise - + +J'en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites ; et, +pour comprendre ce qu'elle est, il me suffit que vous l'aimez. + + +- Cléante - + +J'ai découvert sous main qu'elles ne sont pas fort accommodées (1), et +que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs +besoins le bien qu'elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma soeur, quelle +joie ce peut être que de relever la fortune d'une personne que l'on +aime ; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes +nécessités d'une vertueuse famille ; et concevez quel déplaisir ce +m'est de voir que, par l'avarice d'un père, je sois dans l'impuissance +de goûter cette joie, et de faire éclater à cette belle aucun +témoignage de mon amour. + + +- Élise - + +Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin. + + +- Cléante - + +Ah ! ma soeur, il est plus grand qu'on ne peut croire. Car, enfin, +peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne qu'on +exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l'on nous fait +languir ? Hé ! que nous servira d'avoir du bien, s'il ne nous vient que +dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d'en jouir, et +si, pour m'entretenir même, il faut que maintenant je m'engage de tous +côtés ; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le +secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits +raisonnables ? Enfin, j'ai voulu vous parler pour m'aider à sonder mon +père sur les sentiments où je suis ; et, si je l'y trouve contraire, +j'ai résolu d'aller en d'autres lieux, avec cette aimable personne, +jouir de la fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher +partout, pour ce dessein, de l'argent à emprunter ; et, si vos affaires, +ma soeur, sont semblables aux miennes, et qu'il faille que notre père +s'oppose à nos désirs, nous le quitterons là tous deux, et nous +affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son +avarice insupportable. + + +- Élise - + +Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus +sujet de regretter la mort de notre mère, et que... + + +- Cléante - + +J'entends sa voix. Eloignons-nous un peu pour achever notre confidence ; +et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la dureté de +son humeur. + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, La Flèche. + + + +- Harpagon - + +Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que +l'on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence ! + + +- La Flèche - + + (à part.) + +Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je +pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps. + + +- Harpagon - + +Tu murmures entre tes dents ? + + +- La Flèche - + +Pourquoi me chassez-vous ? + + +- Harpagon - + +C'est bien à toi, pendard, à me demander des raisons ! Sors vite, que +je ne t'assomme. + + +- La Flèche - + +Qu'est-ce que je vous ai fait ? + + +- Harpagon - + +Tu m'as fait que je veux que tu sortes. + + +- La Flèche - + +Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre. + + +- Harpagon - + +Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, +planté tout droit comme un piquet à observer ce qui se passe, et faire +ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un +espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiègent +toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furettent de tous +côtés pour voir s'il n'y a rien à voler. + + +- La Flèche - + +Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler ? Êtes-vous +un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites +sentinelle jour et nuit ? + + +- Harpagon - + +Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me +plaît. Ne voilà pas de mes mouchards (2), qui prennent garde à ce qu'on +fait ? + + (Bas, à part.) + +Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent. + + (Haut.) + +Ne serais-tu point homme à aller faire courir le bruit que j'ai chez +moi de l'argent caché ? + + +- La Flèche - + +Vous avez de l'argent caché ? + + +- Harpagon - + +Non, coquin, je ne dis pas cela. + + (Bas.) + +J'enrage ! + + (Haut.) + +Je demande si, malicieusement, tu n'irais point faire courir le bruit +que j'en ai. + + +- La Flèche - + +Hé ! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en ayez pas, si +c'est pour nous la même chose ? + + +- Harpagon - + + (levant la main pour donner un soufflet à la Flèche.) + +Tu fais le raisonneur ! Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les +oreilles. Sors d'ici, encore une fois. + + +- La Flèche - + +Eh bien, je sors. + + +- Harpagon - + +Attends : ne m'emportes-tu rien ? + + +- La Flèche - + +Que vous emporterais-je ? + + +- Harpagon - + +Tiens, viens çà , que je voie. Montre-moi tes mains. + + +- La Flèche - + +Les voilà . + + +- Harpagon - + +Les autres. + + +- La Flèche - + +Les autres ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- La Flèche - + +Les voilà . + + +- Harpagon - + + (montrant les hauts-de-chausses de la Flèche.) + +N'as-tu rien mis ici dedans ? + + +- La Flèche - + +Voyez vous-même. + + +- Harpagon - + + (tâtant le bas des hauts-de-chausses de la Flèche.) + +Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des +choses qu'on dérobe ; et je voudrais qu'on en eût fait pendre +quelqu'un. + + +- La Flèche - + + (à part.) + +Ah ! qu'un homme comme cela mériterait bien ce qu'il craint ! Et que +j'aurais de joie à la voler ! + + +- Harpagon - + +Euh ? + + +- La Flèche - + +Quoi ? + + +- Harpagon - + +Qu'est-ce que tu parles de voler ? + + +- La Flèche - + +Je vous dis que vous fouillez bien partout, pour voir si je vous ai volé. + + +- Harpagon - + +C'est ce que je veux faire. + + (Harpagon fouille dans les poches de La Flèche.) + + +- La Flèche - + + (à part.) + +La peste soit de l'avarice et des avaricieux ! + + +- Harpagon - + +Comment ? que dis-tu ? + + +- La Flèche - + +Ce que je dis ? + + +- Harpagon - + +Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avaricieux ? + + +- La Flèche - + +Je dis que la peste soit de l'avarice et des avaricieux ! + + +- Harpagon - + +De qui veux-tu parler ? + + +- La Flèche - + +Des avaricieux. + + +- Harpagon - + +Et qui sont-ils, ces avaricieux ? + + +- La Flèche - + +Des vilains et des ladres. + + +- Harpagon - + +Mais qui est-ce que tu entends par là ? + + +- La Flèche - + +De quoi vous mettez-vous en peine ? + + +- Harpagon - + +Je me mets en peine de ce qu'il faut. + + +- La Flèche - + +Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ? + + +- Harpagon - + +Je crois ce que je crois ; mais je veux que tu me dises à qui tu +parles quand tu dis cela. + + +- La Flèche - + +Je parle... je parle à mon bonnet. + + +- Harpagon - + +Et moi, je pourrais bien parler à ta barrette (3). + + +- La Flèche - + +M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux ? + + +- Harpagon - + +Non ; mais je t'empêcherai de jaser et d'être insolent. Tais-toi. + + +- La Flèche - + +Je ne nomme personne. + + +- Harpagon - + +Je te rosserai si tu parles. + + +- La Flèche - + +Qui se sent morveux, qu'il se mouche. + + +- Harpagon - + +Te tairas-tu ? + + +- La Flèche - + +Oui, malgré moi. + + +- Harpagon - + +Ah ! Ah ! + + +- La Flèche - + + (montrant à Harpagon une poches de son justaucorps.) + +Tenez, voilà encore une poche : êtes-vous satisfait ? + + +- Harpagon - + +Allons, rends-le-moi sans te fouiller. + + +- La Flèche - + +Quoi ? + + +- Harpagon - + +Ce que tu m'as pris. + + +- La Flèche - + +Je ne vous ai rien pris du tout. + + +- Harpagon - + +Assurément ? + + +- La Flèche - + +Assurément. + + +- Harpagon - + +Adieu. Va-t-en à tous les diables ! + + +- La Flèche - + +Me voilà fort bien congédié. + + +- Harpagon - + +Je te le mets sur ta conscience, au moins. + + +----------- + +Scène IV. - Harpagon. + + + +- Harpagon - + +Voilà un pendard de valet qui m'incommode fort ; et je ne me plais +point à voir ce chien de boiteux-là . Certes, ce n'est pas une petite +peine que de garder chez soi une grande somme d'argent ; et +bienheureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement +que ce qu'il faut pour sa dépense ! On n'est pas peu embarrassé à +inventer, dans toute une maison, une cache fidèle ; car pour moi, les +coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais m'y fier. Je les +tiens justement une franche amorce à voleurs, et c'est toujours la +première chose que l'on va attaquer. + + +----------- + +Scène V. - Harpagon ; Élise et Cléante, parlant ensemble, et restant + dans le fond du théâtre. + + + +- Harpagon - + + (se croyant seul.) + +Cependant, je ne sais si j'aurai bien fait d'avoir enterré, dans mon +jardin, dix mille écus qu'on me rendit hier. Dix mille écus en or, chez +soi, est une somme assez... + + (À part, apercevant Élise et Cléante.) + +O ciel ! je me serai trahi moi-même ! la chaleur m'aura emporté, et je +crois que j'ai parlé haut, en raisonnant tout seul. + + (À Cléante et Élise.) + +Qu'est-ce ? + + +- Cléante - + +Rien, mon père. + + +- Harpagon - + +Y a-t-il longtemps que vous êtes là ? + + +- Élise - + +Nous ne venons que d'arriver. + + +- Harpagon - + +Vous avez entendu... + + +- Cléante - + +Quoi, mon père ? + + +- Harpagon - + +Là ... + + +- Élise - + +Quoi ? + + +- Harpagon - + +Ce que je viens de dire. + + +- Cléante - + +Non. + + +- Harpagon - + +Si fait, si fait. + + +- Élise - + +Pardonnez-moi. + + +- Harpagon - + +Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C'est que je +m'entretenais en moi-même de la peine qu'il y a aujourd'hui à trouver +de l'argent, et je disais qu'il est bien heureux qui peut avoir dix +mille écus chez soi. + + +- Cléante - + +Nous feignions à vous aborder, de peur de vous interrompre. + + +- Harpagon - + +Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n'alliez pas +prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c'est +moi qui ai dix mille écus. + + +- Cléante - + +Nous n'entrons point dans vos affaires. + + +- Harpagon - + +Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus ! + + +- Cléante - + +Je ne crois pas... + + +- Harpagon - + +Ce serait une bonne affaire pour moi. + + +- Élise - + +Ces sont des choses... + + +- Harpagon - + +J'en aurais bon besoin. + + +- Cléante - + +Je pense que... + + +- Harpagon - + +Cela m'accommoderait fort. + + +- Élise - + +Vous êtes... + + +- Harpagon - + +Et je ne me plaindrais pas, comme je le fais, que le temps est +misérable. + + +- Cléante - + +Mon Dieu ! mon père, vous n'avez pas lieu de vous plaindre et l'on +sait que vous avez assez de bien. + + +- Harpagon - + +Comment, j'ai assez de bien ! Ceux qui le disent en ont menti. Il n'y +a rien de plus faux ; et ce sont des coquins qui font courir tous ces +bruits-là . + + +- Élise - + +Ne vous mettez point en colère. + + +- Harpagon - + +Cela est étrange que mes propres enfants me trahissent et deviennent +mes ennemis. + + +- Cléante - + +Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien ? + + +- Harpagon - + +Oui. De pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront +cause qu'un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge, dans +la pensée que je suis tout cousu de pistoles. + + +- Cléante - + +Quelle grande dépense est-ce que je fais ? + + +- Harpagon - + +Quelle ? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que +vous promenez par la ville ? Je querellais hier votre soeur ; mais +c'est encore pis. Voilà qui crie vengeance au ciel ; et, à vous +prendre depuis les pieds jusqu'à la tête, il y aurait là de quoi faire +une bonne constitution. Je vous l'ai dit vingt fois, mon fils, toutes +vos manières me déplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le +marquis ; et, pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez. + + +- Cléante - + +Hé ! comment vous dérober ? + + +- Harpagon - + +Que sais-je ? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l'état +que vous portez ? + + +- Cléante - + +Moi, mon père ? C'est que je joue ; et, comme je suis fort heureux, je +mets sur moi tout l'argent que je gagne. + + +- Harpagon - + +C'est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez +profiter, et mettre à honnête intérêt l'argent que vous gagnez, afin +de le trouver un jour. Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, +à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds +jusqu'à la tête, et si une demi-douzaine d'aiguillettes ne suffit pas +pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d'employer +de l'argent à des perruques, lorsque l'on peut porter des cheveux de +son cru, qui ne coûtent rien ! Je vais gager qu'en perruques et rubans +il y a du moins vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par +année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu'au +denier douze (4). + + +- Cléante - + +Vous avez raison. + + +- Harpagon - + +Laissons cela, et parlons d'autre affaire. Euh ? + + (Apercevant Cléante et Élise qui se font des signes.) + +Hé ! + + (Bas, à part.) + +Je crois qu'ils se font signe l'un à l'autre de me voler ma bourse. + + (Haut.) + +Que veulent dire ces gestes-là ? + + +- Élise - + +Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier, et nous +avons tous deux quelque chose à vous dire. + + +- Harpagon - + +Et moi, j'ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux. + + +- Cléante - + +C'est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler. + + +- Harpagon - + +Et c'est de mariage aussi que je veux vous entretenir. + + +- Élise - + +Ah ! mon père ! + + +- Harpagon - + +Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait +peur ? + + +- Cléante - + +Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous +pouvez l'entendre ; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas +d'accord avec votre choix. + + +- Harpagon - + +Un peu de patience ; ne vous alarmez point. Je sais ce qu'il faut à +tous deux, et vous n'aurez, ni l'un ni l'autre, aucun lieu de vous +plaindre de tout ce que je prétends faire ; et, pour commencer par un +bout, + + (À Cléante.) + +avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui +ne loge pas loin d'ici ? + + +- Cléante - + +Oui, mon père. + + +- Harpagon- + +Et vous ? + + +- Élise - + +J'en ai ouï parler. + + +- Harpagon - + +Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ? + + +- Cléante - + +Une fort charmante personne. + + +- Harpagon - + +Sa physionomie ? + + +- Cléante - + +Tout honnête et pleine d'esprit. + + +- Harpagon - + +Son air et sa manière ? + + +- Cléante - + +Admirables, sans doute. + + +- Harpagon - + +Ne croyez-vous pas qu'une fille comme cela mériterait assez que l'on +songeât à elle ? + + +- Cléante - + +Oui, mon père. + + +- Harpagon - + +Que ce serait un parti souhaitable ? + + +- Cléante - + +Très souhaitable. + + +- Harpagon - + +Qu'elle a toute la mine de faire un bon ménage ? + + +- Cléante - + +Sans doute. + + +- Harpagon - + +Et qu'un mari aurait satisfaction avec elle ? + + +- Cléante - + +Assurément. + + +- Harpagon - + +Il y a une petite difficulté : c'est que j'ai peur qu'il n'y ait pas, +avec elle, tout le bien qu'on pourrait prétendre. + + +- Cléante - + +Ah ! mon père, le bien n'est pas considérable, lorsqu'il est question +d'épouser une honnête personne. + + +- Harpagon - + +Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu'il y a à dire, c'est que, si +l'on n'y trouve pas tout le bien qu'on souhaite, on peut tâcher de +regagner cela sur autre chose. + + +- Cléante - + +Cela s'entend. + + +- Harpagon - + +Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ; car son +maintien honnête et sa douceur m'ont gagné l'âme, et je suis résolu de +l'épouser, pourvu que j'y trouve quelque bien. + + +- Cléante - + +Euh ? + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Cléante - + +Vous êtes résolu, dites-vous... ? + + +- Harpagon - + +D'épouser Mariane. + + +- Cléante - + +Qui ? Vous, vous ? + + +- Harpagon - + +Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ? + + +- Cléante - + +Il m'a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d'ici. + + +- Harpagon - + +Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre +d'eau claire. + + +----------- + +Scène VI. - Harpagon, Élise. + + + +- Harpagon - + +Voilà de mes damoiseaux flouets (5), qui n'ont non plus de vigueur que +des poules. C'est là , ma fille, ce que j'ai résolu pour moi. Quant à +ton frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m'est +venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme. + + +- Élise - + +Au seigneur Anselme ? + + +- Harpagon - + +Oui, Un homme mûr, prudent et sage, qui n'a pas plus de cinquante ans, +et dont on vante les grands biens. + + +- Élise - + + (faisant une révérence.) + +Je ne veux point me marier, mon père, s'il vous plaît. + + +- Harpagon - + + (contrefaisant Élise.) + +Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s'il +vous plaît. + + +- Élise - + + (faisant encore la révérence.) + +Je vous demande pardon, mon père. + + +- Harpagon - + + (contrefaisant Élise.) + +Je vous demande pardon, ma fille. + + +- Élise - + +Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais, + + (Faisant encore la révérence.) + +avec votre permission, je ne l'épouserai point. + + +- Harpagon - + +Je suis votre très humble valet ; mais, + + (Contrefaisant Élise.) + +avec votre permission, vous l'épouserez dès ce soir. + + +- Élise - + +Dès ce soir ? + + +- Harpagon - + +Dès ce soir. + + +- Élise - + + (faisant encore la révérence.) + +Cela ne sera pas, mon père. + + +- Harpagon - + + (contrefaisant encore Élise.) + +Cela sera, ma fille. + + +- Élise - + +Non. + + +- Harpagon - + +Si. + + +- Élise - + +Non, vous dis-je. + + +- Harpagon - + +Si, vous dis-je. + + +- Élise - + +C'est une chose où vous ne me réduirez point. + + +- Harpagon - + +C'est une chose où je te réduirai. + + +- Élise - + +Je me tuerai plutôt que d'épouser un tel mari. + + +- Harpagon - + +Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras. Mais voyez quelle audace ! +A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ? + + +- Élise - + +Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ? + + +- Harpagon - + +C'est un parti où il n'y a rien à redire ! et je gage que tout le monde +approuvera mon choix. + + +- Élise - + +Et moi, je gage qu'il ne saurait être approuvé d'aucune personne +raisonnable. + + +- Harpagon - + + (apercevant Valère de loin.) + +Voilà Valère. Veux-tu qu'entre nous deux nous le fassions juge de +cette affaire ? + + +- Élise - + +J'y consens. + + +- Harpagon - + +Te rendras-tu à son jugement ? + + +- Élise - + +Oui. J'en passerai par ce qu'il dira. + + +- Harpagon - + +Voilà qui est fait. + + +----------- + +Scène VII. - Valère, Harpagon, Élise. + + + +- Harpagon - + +Ici, Valère. Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille +ou de moi. + + +- Valère - + +C'est vous, monsieur, sans contredit. + + +- Harpagon - + +Sais-tu bien de quoi nous parlons ? + + +- Valère - + +Non ; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison. + + +- Harpagon - + +Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ; +et la coquine me dit au nez qu'elle se moque de le prendre. Que +dis-tu de cela ? + + +- Valère - + +Ce que j'en dis ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Valère - + +Hé ! hé ! + + +- Harpagon - + +Quoi ! + + +- Valère - + +Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment ; et vous ne +pouvez pas que vous n'ayez raison (6). mais aussi n'a-t-elle pas tort +tout à fait, et... + + +- Harpagon - + +Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considérable ; c'est un +gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé, et +auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle +mieux rencontrer ? + + +- Valère - + +Cela est vrai. Mais elle pourrait vous dire que c'est un peu +précipiter les choses, et qu'il faudrait au moins quelque temps pour +voir si son inclination pourra s'accommoder avec... + + +- Harpagon - + +C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici +un avantage qu'ailleurs je ne trouverais pas ; et il s'engage à la +prendre sans dot. + + +- Valère - + +Sans dot ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Valère - + +Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait +convaincante ; il se faut rendre à cela. + + +- Harpagon - + +C'est pour moi une épargne considérable. + + +- Valère - + +Assurément ; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que +votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande +affaire qu'on ne peut croire ; qu'il y va d'être heureux ou malheureux +toute sa vie ; et qu'un engagement qui doit durer jusqu'à la mort ne se +doit jamais faire qu'avec de grandes précautions. + + +- Harpagon - + +Sans dot ! + + +- Valère - + +Vous avez raison ! voilà qui décide tout ; cela s'entend. Il y a des +gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occasions l'inclination +d'une fille est une chose, sans doute, où l'on doit avoir de l'égard ; +et que cette grande inégalité d'âge, d'humeur et de sentiments, rend +un mariage sujet à des accidents fâcheux. + + +- Harpagon - + +Sans dot ! + + +- Valère - + +Ah ! il n'y a pas de réplique à cela ; on le sait bien ! Qui diantre +peut aller là contre ? Ce n'est pas qu'il n'y ait quantité de pères +qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que +l'argent qu'ils pourraient donner ; qui ne les voudraient point +sacrifier à l'intérêt, et chercheraient, plus que toute autre chose, à +mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y +maintient l'honneur, la tranquillité et la joie ; et que... + + +- Harpagon - + +Sans dot ! + + +- Valère - + +Il est vrai ; cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le moyen de +résister à une raison comme celle-là ! + + +- Harpagon - + + (à part, regardant du côté le jardin.) + +Ouais ! Il me semble que j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point +qu'on en voudrait à mon argent ? + + (A Valère.) + +Ne bougez, je reviens tout à l'heure. + + +----------- + +Scène VIII. - Élise, Valère. + + + +- Élise - + +Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites ? + + +- Valère - + +C'est pour ne point l'aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter +de front ses sentiments est le moyen de tout gâter ; et il y a de +certains esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant ; des +tempéraments ennemis de toute résistance ; des naturels rétifs, que la +vérité fait cabrer, qui toujours se raidissent contre le droit chemin +de la raison, et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les +conduire. Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, vous en +viendrez mieux à vos fins, et... + + +- Élise - + +Mais ce mariage, Valère ! + + +- Valère - + +On cherchera des biais pour le rompre. + + +- Élise - + +Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir ? + + +- Valère - + +Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie. + + +- Élise - + +Mais on découvrira la feinte, si l'on appelle des médecins. + + +- Valère - + +Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils quelque chose ? Allez, allez, +vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous +trouveront des raisons pour vous dire d'où cela vient. + + +----------- + +Scène IX. - Harpagon, Valère, Élise. + + + +- Harpagon - + + (à part, dans le fond du théâtre.) + +Ce n'est rien, Dieu merci. + + +- Valère - + + (sans voir Harpagon.) + +Enfin notre dernier recours, c'est que la fuite nous peut mettre à +couvert de tout ; et, si votre amour, belle Élise, est capable d'une +fermeté... + + (Apercevant Harpagon.) + +Oui, il faut qu'une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu'elle +regarde comme un mari est fait ; et lorsque la grande raison de "sans +dot" s'y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu'on lui +donne. + + +- Harpagon - + +Bon : voilà bien parlé, cela ! + + +- Valère - + +Monsieur, je vous demande pardon si je m'emporte un peu, et prends la +hardiesse de lui parler comme je fais. + + +- Harpagon - + +Comment ! j'en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un +pouvoir absolu. + + (A Élise.) + +Oui, tu as beau fuir, je lui donne l'autorité que le ciel me donne sur +toi, et j'entends que tu fasses tout ce qu'il te dira. + + +- Valère - + + (A Élise.) + +Après cela, résistez à mes remontrances. + + +----------- + +Scène X. - Harpagon, Valère. + + + +- Valère - + +Monsieur, je vais la suivre, pour continuer les leçons que je lui +faisais. + + +- Harpagon - + +Oui, tu m'obligeras. Certes... + + +- Valère - + +Il est bon de lui tenir un peu la bride haute. + + +- Harpagon - + +Cela est vrai. Il faut... + + +- Valère - + +Ne vous mettez pas en peine, je crois que j'en viendrai à bout. + + +- Harpagon - + +Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout +à l'heure. + + +- Valère - + + (adressant la parole à Élise, en s'en allant du côté + par où elle est sortie.) + +Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et +vous devez rendre grâce au ciel de l'honnête homme de père qu'il vous +a donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de +prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout +est renfermé là -dedans ; et "sans dot" tient lieu de beauté, de +jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse, et de probité. + + +- Harpagon - + +Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut +avoir un domestique de la sorte ! + + + +ACTE SECOND. +------------ + + + +Scène première. - Cléante, La Flèche. + + + +- Cléante - + +Ah ! traître que tu es ! où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne t'avais-je +pas donné ordre... ? + + +- La Flèche - + +Oui, Monsieur ; et je m'étais rendu ici pour vous attendre de pied +ferme : mais monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m'a +chassé dehors malgré moi, et j'ai couru le risque d'être battu. + + +- Cléante - + +Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et, +depuis que je t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival. + + +- La Flèche - + +Votre père amoureux ? + + +- Cléante - + +Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où +cette nouvelle m'a mis. + + +- La Flèche - + +Lui, se mêler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se moque-t-il du +monde ? Et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ? + + +- Cléante - + +Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête. + + +- La Flèche - + +Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ? + + +- Cléante - + +Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des +ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse +t'a-t-on faite ? + + +- La Flèche - + +Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut +essuyer d'étranges choses, lorsqu'on en est réduit à passer, comme +vous, par les mains des fesse-matthieux (7). + + +- Cléante - + +L'affaire ne se fera point ? + + +- La Flèche - + +Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous a donné, +homme agissant et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour vous, et +il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur. + + +- Cléante - + +J'aurai les quinze mille francs que je demande ? + + +- La Flèche - + +Oui ; mais à quelques petites conditions qu'il faudra que vous +acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent. + + +- Cléante - + +T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent ? + + +- La Flèche - + +Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de +soin à se cacher que vous ; et ce sont des mystères bien plus grands +que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom ; et l'on +doit aujourd'hui l'aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour +être instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et +je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses +faciles. + + +- Cléante - + +Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m'ôter le +bien. + + +- La Flèche - + +Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre entremetteur, +pour vous être montrés avant que de rien faire : + + "Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que + l'emprunteur soit majeur et d'une famille où le bien soit + ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on + fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, + le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui, pour cet + effet sera choisi par le prêteur, auquel il importe le + plus que l'acte soit dûment dressé." + + +- Cléante - + +Il n'y a rien à dire à cela. + + +- La Flèche - + + "Le prêteur, pour ne charger Sa conscience d'aucun scrupule, + prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit. (8)" + + +- Cléante - + +Au denier dix-huit ? Parbleu, voilà qui est honnête ! Il n'y a pas +lieu de se plaindre. + + +- La Flèche - + +Cela est vrai. + + "Mais, comme ledit prêteur n'a pas chez lui la somme dont il + est question, et que, pour faire plaisir à l'emprunteur il + est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre sur le pied + du denier cinq (9), il conviendra que ledit premier emprunteur + paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce + n'est que pour l'obliger que ledit prêteur s'engage à cet + emprunt." + + +- Cléante - + +Comment diable ! Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C'est plus qu'au +denier quatre (10). + + +- La Flèche - + +Il est vrai ; c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là -dessus. + + +- Cléante - + +Que veux-tu que je voie ? J'ai besoin d'argent, et il faut bien que je +consente à tout. + + +- La Flèche - + +C'est la réponse que j'ai faite. + + +- Cléante - + +Il y a encore quelque chose ? + + +- La Flèche - + +Ce n'est plus qu'un petit article. + + "Des quinze mille francs qu'on demande, le prêteur ne + pourra compter en argent que douze mille livres ; et, + pour les mille écus restants, il faudra que l'emprunteur + prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s'ensuit le + mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au + plus modique prix qu'il lui a été possible." + + +- Cléante - + +Que veut dire cela ? + + +- La Flèche - + +Ecoutez le mémoire : + + "Premièrement, un lit de quatre pieds à bandes de point + de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de + couleur d'olive, avec six chaises et la courte-pointe + de même : le tout bien conditionné, et doublé d'un petit + taffetas changeant rouge et bleu. + Plus, un pavillon à queue, d'une bonne serge d'Aumale + rose sèche, avec le mollet et les franges de soie." + + +- Cléante - + +Que veut-il que je fasse de cela ? + + +- La Flèche - + +Attendez. + + "Plus une tenture de tapisserie des Amours de Gombaud + et de Macée. + Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes + ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et + garnie par le dessous de ses six escabelles." + + +- Cléante - + +Qu'ai-je affaire, morbleu... ? + + +- La Flèche - + +Donnez-vous patience. + + "Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle, + avec les trois fourchettes assortissantes (11). + Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois + récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de + distiller." + + +- Cléante - + +J'enrage ! + + +- La Flèche - + +Doucement. + + "Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, + ou peu s'en faut. + Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l'oie, + renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps + lorsque l'on n'a que faire. + Plus, une peau d'un lézard de trois pieds et demi, remplie + de foin ; curiosité agréable pour pendre au plancher d'une + chambre. + Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de + quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur + de mille écus par la discrétion du prêteur." + + +- Cléante - + +Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau +qu'il est ! A-t-on jamais parlé d'une usure semblable, et n'est-il +pas content du furieux intérêt qu'il exige, sans vouloir encore +m'obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu'il +ramasse ? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant +il faut bien me résoudre à consentir à ce qu'il veut : car il est en +état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le +poignard sur la gorge. + + +- La Flèche - + +Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin +justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent d'avance, +achetant cher, vendant à bon marché et mangeant son blé en herbe. + + +- Cléante - + +Que veux-tu que j'y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par +la maudite avarice des pères ; et on s'étonne, après cela, que les +fils souhaitent qu'ils meurent ! + + +- La Flèche - + +Il faut convenir que le vôtre animerait contre sa vilenie le plus posé +homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations fort +patibulaires ; et, parmi mes confrères que je vois se mêler de +beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du +jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent +tant soit peu l'échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donnerait, par +ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirais, en le +volant, faire une action méritoire. + + +- Cléante - + +Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore. + + +----------- + +Scène II. - Harpagon, Maître Simon ; Cléante et La Flèche dans le fond + du théâtre. + + + +- Maître Simon - + +Oui, Monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'argent ; ses +affaires le pressent d'en trouver, et il en passera par tout ce que +vous en prescrirez. + + +- Harpagon - + +Mais croyez-vous, maître Simon, qu'il n'y ait rien à péricliter ? et +savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous +parlez ? + + +- Maître Simon - + +Non. Je ne puis pas bien vous en instruire à fond ; et ce n'est que par +aventure que l'on m'a adressé à lui ; mais vous serez de toutes choses +éclairci par lui-même, et son homme m'a assuré que vous serez content +quand vous le connaîtrez. Tout ce que je saurais vous dire, c'est que +sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mère déjà , et qu'il +s'obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu'il soit huit +mois. + + +- Harpagon - + +C'est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à +faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons. + + +- Maître Simon - + +Cela s'entend. + + +- La Flèche - + + (bas, à Cléante, reconnaissant maître Simon.) + +Que veut dire ceci ? Notre maître Simon qui parle à votre père ! + + +- Cléante - + + (bas, à La Flèche.) + +Lui aurait-on appris qui je suis ? et serais-tu pour nous trahir ? + + +- Maître Simon - + + (à Cléante et à La Flèche.) + +Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que c'était céans ? + + (À Harpagon.) + +Ce n'est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom +et votre logis ; mais, à mon avis, il n'y a pas grand mal à cela : ce +sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer +ensemble. + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Maître Simon - + + (montrant Cléante.) + +Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille +livres dont je vous ai parlé. + + +- Harpagon - + +Comment, pendard ! c'est toi qui t'abandonnes à ces coupables +extrémités ! + + +- Cléante - + +Comment ! mon père, c'est vous qui vous portez à ces honteuses actions ! + + (Maître Simon s'enfuit, et La Flèche va se cacher.) + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, Cléante. + + + +- Harpagon - + +C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables ! + + +- Cléante - + +C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles ! + + +- Harpagon - + +Oses-tu bien, après cela, paraître devant moi ? + + +- Cléante - + +Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ? + + +- Harpagon - + +N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir à ces débauches-là , de te +précipiter dans des dépenses effroyables, et de faire une honteuse +dissipation du bien que tes parents t'ont amassé avec tant de sueurs ? + + +- Cléante - + +Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les +commerces que vous faites ; de sacrifier gloire et réputation au désir +insatiable d'entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait +d'intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu'aient jamais inventées +les plus célèbres usuriers ? + + +- Harpagon - + +Ôte-toi de mes yeux, coquin ! ôte-toi de mes yeux ! + + +- Cléante - + +Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent +dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a que +faire ? + + +- Harpagon - + +Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles. + + (Seul.) + +Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m'est un avis de tenir +l'oeil plus que jamais sur toutes ses actions. + + +----------- + +Scène IV. - Frosine, Harpagon. + + + +- Frosine - + +Monsieur... + + +- Harpagon - + +Attendez un moment ; Je vais revenir vous parler. + + (A part.) + +Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent. + + +----------- + +Scène V. - La Flèche, Frosine. + + + +- La Flèche - + + (sans voir Frosine.) + +L'aventure est tout à fait drôle ! Il faut bien qu'il ait quelque part +un ample magasin de hardes, car nous n'avons rien reconnu au mémoire +que nous avons. + + +- Frosine - + +Hé ! c'est toi, mon pauvre la Flèche ! D'où vient cette rencontre ? + + +- La Flèche - + +Ah ! ah ! c'est toi, Frosine ! Que viens-tu faire ici ? + + +- Frosine - + +Ce que je fais partout ailleurs : m'entremettre d'affaires, me rendre +serviable aux gens, et profiter, du mieux qu'il m'est possible, des +petits talents que je puis avoir. Tu sais que dans ce monde, il faut +vivre d'adresse, et qu'aux personnes comme moi le ciel n'a donné +d'autres rentes que l'intrigue et que l'industrie. + + +- La Flèche - + +As-tu quelque négoce avec le patron du logis ? + + +- Frosine - + +Oui, je traite pour lui quelque petite affaire dont j'espère +récompense. + + +- La Flèche - + +De lui ? Ah ! ma foi, tu seras bien fine si tu en tires quelque chose, +et je te donne avis que l'argent céans est fort cher. + + +- Frosine - + +Il y a de certains services qui touchent merveilleusement. + + +- La Flèche - + +Je suis votre valet ; et tu ne connais pas encore le seigneur +Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains l'humain le +moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus +serré. Il n'est point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu'à +lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l'estime, de la +bienveillance en paroles, et de l'amitié, tant qu'il vous plaira ; +mais de l'argent, point d'affaires. Il n'est rien de plus sec et de +plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses ; et "donner" est un +mot pour qui il a tant d'aversion, qu'il ne dit jamais, "Je vous +donne", mais "Je vous prête le bonjour". + + +- Frosine - + +Mon Dieu ! je sais l'art de traire les hommes ; j'ai le secret de +m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs coeurs, de trouver les +endroits par où ils sont sensibles. + + +- La Flèche - + +Bagatelles ici. Je te défie d'attendrir du côté de l'argent l'homme +dont il est question. Il est Turc là -dessus, mais d'une turquerie à +désespérer tout le monde ; et l'on pourrait crever, qu'il n'en +branlerait pas. En un mot, il aime l'argent plus que réputation, +qu'honneur, et que vertu ; et la vue d'un demandeur lui donne des +convulsions : c'est le frapper par son endroit mortel, c'est lui +percer le coeur, c'est lui arracher les entrailles ; et si... Mais il +revient : je me retire. + + +----------- + +Scène VI. - Harpagon, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (bas.) + +Tout va comme il faut. + + (Haut.) + +Hé bien ! qu'est-ce, Frosine ? + + +- Frosine - + +Ah ! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un +vrai visage de santé ! + + +- Harpagon - + +Qui ? moi ? + + +- Frosine - + +Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard. + + +- Harpagon - + +Tout de bon ? + + +- Frosine - + +Comment ! vous n'avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je +vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous. + + +- Harpagon - + +Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptés. + + +- Frosine - + +Eh bien, qu'est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C'est +la fleur de l'âge, cela, et vous entrez maintenant dans la belle +saison de l'homme. + + +- Harpagon - + +Il est vrai ; mais vingt années de moins, pourtant, ne me feraient +point de mal, que je crois. + + +- Frosine - + +Vous moquez-vous ? Vous n'avez pas besoin de cela, et vous êtes d'une +pâte à vivre jusques à cent ans. + + +- Harpagon - + +Tu le crois ? + + +- Frosine - + +Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! +que voilà bien là , entre vos deux yeux, un signe de longue vie ! + + +- Harpagon - + +Tu te connais à cela ? + + +- Frosine - + +Sans doute. Montrez-moi votre main. Mon Dieu, quelle ligne de vie ! + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Frosine - + +Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là ? + + +- Harpagon - + +Eh bien ! qu'est-ce que cela veut dire ? + + +- Frosine - + +Par ma foi, je disais cent ans ; mais vous passerez les six-vingts. + + +- Harpagon - + +Est-il possible ? + + +- Frosine - + +II faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos +enfants, et les enfants de vos enfants. + + +- Harpagon - + +Tant mieux ! Comment va notre affaire ? + + +- Frosine - + +Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à +bout ? J'ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il +n'est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le +moyen d'accoupler ; et je crois, si je me l'étais mis en tête, que je +marierais le Grand Turc avec la République de Venise. Il n'y avait +pas, sans doute, de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme +j'ai commerce chez elles, je les ai à fond l'une et l'autre +entretenues de vous ; et j'ai dit à la mère le dessein que vous aviez +conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue et prendre l'air à sa +fenêtre. + + +- Harpagon - + +Qui a fait réponse... + + +- Frosine - + +Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai témoigné que +vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de +mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, +et me l'a confiée pour cela. + + +- Harpagon - + +C'est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur +Anselme ; et je serai bien aise qu'elle soit du régal. + + +- Frosine - + +Vous avez raison. Elle doit, après dîner, rendre visite à votre fille, +d'où elle fait son compte d'aller faire un tour à la foire, pour venir +ensuite au souper. + + +- Harpagon - + +Eh bien, elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai. + + +- Frosine - + +Voilà justement son affaire. + + +- Harpagon - + +Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu'elle peut +donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu'il fallait qu'elle s'aidât un +peu, qu'elle fît quelque effort, qu'elle se saignât pour une occasion +comme celle-ci ? Car encore n'épouse-t-on point une fille sans qu'elle +apporte quelque chose. + + +- Frosine - + +Comment ! C'est une fille qui vous apportera douze mille livres de +rente. + + +- Harpagon - + +Douze mille livres de rente ? + + +- Frosine - + +Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne +de bouche. C'est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de +fromage et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra ni +table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni +les autres délicatesses qu'il faudrait pour une autre femme ; et cela +ne va pas à si peu de chose, qu'il ne monte bien, tous les ans, à +trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n'est curieuse que +d'une propreté fort simple, et n'aime point les superbes habits, ni +les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles +avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille +livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce +qui n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui ; et j'en sais une de +nos quartiers qui a perdu, à trente et quarante, vingt mille francs +cette année. Mais n'en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au +jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf +mille livres, et mille écus que nous mettons pour la nourriture: ne +voilà -t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ? + + +- Harpagon - + +Oui ; cela n'est pas mal ; mais ce compte-là n'est rien de réel. + + +- Frosine - + +Pardonnez-moi. N'est-ce pas quelque chose de réel que de vous apporter +en mariage une grande sobriété, l'héritage d'un grand amour de +simplicité de parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour +le jeu ? + + +- Harpagon - + +C'est une raillerie que de vouloir me constituer sa dot de toutes les +dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai point donner quittance de ce +que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose. + + +- Frosine - + +Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m'ont parlé d'un certain +pays où elles ont du bien, dont vous serez le maître. + + +- Harpagon - + +Il faudra voir cela. Mais Frosine, il y a encore une chose qui +m'inquiète. La fille est jeune, comme tu vois, et les jeunes gens, +d'ordinaire, n'aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur +compagnie : j'ai peur qu'un homme de mon âge ne soit pas de son goût, +et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres +qui ne m'accommoderaient pas. + + +- Frosine - + +Ah ! que vous la connaissez mal ! C'est encore une particularité que +j'avais à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les +jeunes gens, et n'a de l'amour que pour les vieillards. + + +- Harpagon - + +Elle ? + + +- Frosine - + +Oui, elle. Je voudrais que vous l'eussiez entendue parler là -dessus. +Elle ne peut souffrir du tout la vue d'un jeune homme ; mais elle +n'est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu'elle peut voir un beau +vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle +les plus charmants ; et je vous avertis de n'aller pas vous faire plus +jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu'on soit sexagénaire ; +et il n'y a pas quatre mois encore qu'étant prête d'être mariée, elle +rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu'il +n'avait que cinquante-six ans, et qu'il ne prit point de lunettes pour +signer le contrat. + + +- Harpagon - + +Sur cela seulement ? + + +- Frosine - + +Oui. Elle dit que ce n'est pas contentement pour elle que +cinquante-six ans ; et surtout elle est pour les nez qui portent des +lunettes. + + +- Harpagon - + +Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle. + + +- Frosine - + +Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre +quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce +soit ? Des Adonis, des Céphales, des Pâris, et des Apollons ? Non : de +beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon +père Anchise, sur les épaules de son fils. + + +- Harpagon - + +Cela est admirable. Voilà ce que je n'aurais jamais pensé, et je suis +bien aise d'apprendre qu'elle est de cette humeur. En effet, si +j'avais été femme, je n'aurais point aimé les jeunes hommes. + + +- Frosine - + +Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour +les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour +donner envie de leur peau ! et je voudrais bien savoir quel ragoût il +y a à eux ! + + +- Harpagon - + +Pour moi, je n'y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a +des femmes qui les aiment tant. + + +- Frosine - + +Il faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable, est-ce avoir +le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins, et peut-on +s'attacher à ces animaux-là ? + + +- Harpagon - + +C'est ce que je dis tous les jours : avec leur ton de poule laitée, et +leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs +perruques d'étoupes, leurs hauts-de-chausses tombants et leurs +estomacs débraillés ! + + +- Frosine - + +Hé ! cela est bien bâti, auprès d'une personne comme vous ! Voilà un +homme, cela ; il y a là de quoi satisfaire à la vue, et c'est ainsi +qu'il faut être fait et vêtu pour donner de l'amour. + + +- Harpagon - + +Tu me trouves bien ? + + +- Frosine - + +Comment ! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre. +Tournez-vous un peu, s'il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je +vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre, et dégagé comme il +faut, et qui ne marque aucune incommodité. + + +- Harpagon - + +Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n'y a que ma fluxion qui me +prend de temps en temps. + + +- Frosine - + +Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez +grâce à tousser. + + +- Harpagon - + +Dis-moi un peu : Mariane ne m'a-t-elle point encore vu ? N'a-t-elle +point pris garde à moi en passant ? + + +- Frosine - + +Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait +un portrait de votre personne, et je n'ai pas manqué de lui vanter +votre mérite et l'avantage que ce lui serait d'avoir un mari comme +vous. + + +- Harpagon - + +Tu as bien fait, et je t'en remercie. + + +- Frosine - + +J'aurais, monsieur, une petite prière à vous faire. J'ai un procès +que je suis sûr le point de perdre, faute d'un peu d'argent ; + + (Harpagon prend un air sérieux.) + +et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès si vous +aviez quelque bonté pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir +qu'elle aura de vous voir. + + (Harpagon reprend un air gai.) + +Ah ! que vous lui plairez, et que votre fraise à l'antique fera sur +son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de +votre haut-de-chausses attaché au pourpoint avec des aiguillettes. +C'est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilleté sera pour +elle un ragoût merveilleux. + + +- Harpagon - + +Certes, tu me ravis de me dire cela. + + +- Frosine - + +En vérité, Monsieur, ce procès m'est d'une conséquence tout a fait +grande. + + (Harpagon reprend son air sérieux.) + +Je suis ruinée si je le perds, et quelque petite assistance me +rétablirait mes affaires... Je voudrais que vous eussiez vu le +ravissement où elle était à m'entendre parler de vous. + + (Harpagon reprend son air gai.) + +La joie éclatait dans ses yeux au récit de vos qualités, et je l'ai +mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement +conclu. + + +- Harpagon - + +Tu m'as fait grand plaisir, Frosine ; et je t'en ai, je te l'avoue, +toutes les obligations du monde. + + +- Frosine - + +Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous +demande. + + (Harpagon reprend encore un air sérieux.) + +Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée. + + +- Harpagon - + +Adieu, je vais achever mes dépêches. + + +- Frosine - + +Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans +un plus grand besoin. + + +- Harpagon - + +Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la +foire. + + +- Frosine - + +Je ne vous importunerais pas si je ne m'y voyais forcée par la +nécessité. + + +- Harpagon - + +Et j'aurai soin qu'on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire +malades. + + +- Frosine - + +Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez +croire, Monsieur, le plaisir que... + + +- Harpagon - + +Je m'en vais. Voilà qu'on m'appelle. Jusqu'à tantôt. + + +- Frosine - + + (seule.) + +Que la fièvre te serre, chien de vilain, à tous les diables ! Le ladre +a été ferme à toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant +quitter la négociation ; et j'ai l'autre côté, en tout cas, d'où je +suis assurée de tirer bonne récompense. + + + +ACTE TROISIÈME. +--------------- + + + +Scène première. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Dame Claude, + tenant un balai ; Maître Jacques, La Merluche, + Brindavoine. + + + +- Harpagon - + +Allons, venez çà tous, que je vous distribue mes ordres pour tantôt et +règle à chacun son emploi. Approchez, dame Claude ; commençons par +vous. Bon, vous voilà les armes à la main. Je vous commets au soin de +nettoyer partout ; et surtout prenez garde de ne point frotter les +meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, +pendant le souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s'il s'en +écarte quelqu'une, et qu'il se casse quelque chose, je m'en prendrai à +vous et le rabattrai sur vos gages. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Châtiment politique. + + +- Harpagon - + + (à Dame Claude.) + +Allez. + + +----------- + +Scène II. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Maître Jacques, + Brindavoine, La Merluche. + + + +- Harpagon - + +Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la +charge de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement +lorsque l'on aura soif, et non pas selon la coutume de certains +impertinents de laquais, qui viennent provoquer les gens, et les faire +aviser de boire lorsqu'on n'y songe pas. Attendez qu'on vous en +demande plus d'une fois, et vous ressouvenez de porter toujours +beaucoup d'eau. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Oui. Le vin pur monte à la tête. + + +- La Merluche - + +Quitterons-nous nos souquenilles, monsieur ? + + +- Harpagon - + +Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gâter vos +habits. + + +- Brindavoine - + +Vous savez bien, Monsieur, qu'un des devants de mon pourpoint est +couvert d'une grande tache de l'huile de la lampe. + + +- La Merluche - + +Et, moi, Monsieur, que j'ai mon haut-de-chausses tout troué +par-derrière, et qu'on me voit, révérence parler... + + +- Harpagon - + + (à la Merluche.) + +Paix ! Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez +toujours le devant au monde. + + (A Brindavoine, en lui montrant comment il doit mettre + son chapeau au-devant de son pourpoint, pour cacher + la tache d'huile.) + +Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous +servirez. + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, Cléante, Élise, Valère, Maître Jacques. + + + +- Harpagon - + +Pour vous, ma fille, vous aurez l'oeil sur ce que l'on desservira, et +prendrez garde qu'il ne s'en fasse aucun dégât : cela sied bien aux +filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse, qui +vous doit venir visiter et vous mener avec elle à la foire. +Entendez-vous ce que je vous dis ? + + +- Élise - + +Oui, mon père. + + +- Harpagon - + +Oui, nigaude. + + +----------- + +Scène IV. - Harpagon, Cléante, Valère, Maître Jacques. + + + +- Harpagon - + +Et vous, mon fils le damoiseau, à qui j'ai la bonté de pardonner +l'histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire +mauvais visage. + + +- Cléante - + +Moi, mon père ? mauvais visage ! Et par quelle raison ? + + +- Harpagon - + +Mon Dieu, nous savons le train des enfants dont les pères se +remarient, et de quel oeil ils ont coutume de regarder ce qu'on +appelle belle-mère ; mais si vous souhaitez que je perde le souvenir de +votre dernière fredaine, je vous recommande surtout de régaler d'un +bon visage cette personne-là , et de lui faire enfin tout le meilleur +accueil qu'il vous sera possible. + + +- Cléante - + +A vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d'être +bien aise qu'elle devienne ma belle-mère : je mentirais si je vous le +disais ; mais pour ce qui est de la bien recevoir et de lui faire bon +visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre. + + +- Harpagon - + +Prenez-y garde au moins. + + +- Cléante - + +Vous verrez que vous n'aurez pas sujet de vous en plaindre. + + +- Harpagon - + +Vous ferez sagement. + + +----------- + +Scène V. - Harpagon, Valère, Maître Jacques. + + + +- Harpagon - + +Valère, aide-moi à ceci. Oh çà , maître Jacques, approchez-vous ; je +vous ai gardé pour le dernier. + + +- Maître Jacques - + +Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous +voulez parler ? car je suis l'un et l'autre. + + +- Harpagon - + +C'est à tous les deux. + + +- Maître Jacques - + +Mais à qui des deux le premier ? + + +- Harpagon - + +Au cuisinier. + + +- Maître Jacques - + +Attendez donc, s'il vous plaît. + + (Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.) + + +- Harpagon - + +Quelle diantre de cérémonie est-ce là ? + + +- Maître Jacques - + +Vous n'avez qu'à parler. + + +- Harpagon - + +Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Grande merveille ! + + +- Harpagon - + +Dis-moi un peu : nous feras-tu bonne chère ? + + +- Maître Jacques - + +Oui, Si vous me donnez bien de l'argent. + + +- Harpagon - + +Que diable, toujours de l'argent ! Il semble qu'ils n'aient autre +chose à dire : De l'argent, de l'argent, de l'argent ! Ah ! ils n'ont +que ce mot à la bouche, de l'argent ! toujours parler d'argent ! Voilà +leur épée de chevet (12), de l'argent ! + + +- Valère - + +Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là . Voilà +une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l'argent ! +C'est une chose la plus aisée du monde, et il n'y a si pauvre esprit +qui n'en fît bien autant ; mais, pour agir en habile homme, il faut +parler de faire bonne chère avec peu d'argent. + + +- Maître Jacques - + +Bonne chère avec peu d'argent ! + + +- Valère - + +Oui. + + +- Maître Jacques - + + (à Valère.) + +Par ma foi, Monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire +voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien +vous mêlez-vous céans d'être le factotum. + + +- Harpagon - + +Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra ? + + +- Maître Jacques - + +Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu +d'argent. + + +- Harpagon - + +Haye ! Je veux que tu me répondes. + + +- Maître Jacques - + +Combien serez-vous de gens à table ? + + +- Harpagon - + +Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit : +quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix. + + +- Valère - + +Cela s'entend. + + +- Maître Jacques - + +Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes... +Potages... Entrées. + + +- Harpagon - + +Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière. + + +- Maître Jacques - + +Rôt... + + +- Harpagon - + + (mettant la main sur la bouche de maître Jacques.) + +Ah ! traître, tu manges tout mon bien. + + +- Maître Jacques - + +Entremets... + + +- Harpagon - + + (mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.) + +Encore ? + + +- Valère - + + (à maître Jacques.) + +Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et Monsieur +a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ? +Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux +médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger +avec excès. + + +- Harpagon - + +Il a raison. + + +- Valère - + +Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un +coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes ; que pour se +bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité +règne dans les repas qu'on donne ; et que, suivant le dire d'un ancien, +"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger" (13). + + +- Harpagon - + +Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t'embrasse pour ce +mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie : "Il +faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi..." Non, ce n'est +pas cela. Comment est-ce que tu dis ? + + +- Valère - + +Qu'"il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger." + + +- Harpagon - + + (à maître Jacques.) + +Oui. Entends-tu ? + + (À Valère.) + +Qui est le grand homme qui a dit cela ? + + +- Valère - + +Je ne me souviens pas maintenant de son nom. + + +- Harpagon - + +Souviens-toi de m'écrire ces mots : je les veux faire graver en +lettres d'or sur la cheminée de ma salle. + + +- Valère - + +Je n'y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n'avez qu'à me +laisser faire : je réglerai tout cela comme il faut. + + +- Harpagon - + +Fais donc. + + +- Maître Jacques - + +Tant mieux ! j'en aurai moins de peine. + + +- Harpagon - + + (à Valère.) + +Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient +d'abord : quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien +garni de marrons. + + +- Valère - + +Reposez-vous sur moi. + + +- Harpagon - + +Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse. + + +- Maître Jacques - + +Attendez. Ceci s'adresse au cocher. + + (Il remet sa casaque.) + +Vous dites... + + +- Harpagon - + +Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour +conduire à la foire... + + +- Maître Jacques - + +Vos chevaux, Monsieur ? Ma foi ! ils ne sont point du tout en état de +marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière : les +pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait fort mal parler ; mais vous +leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien +que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux. + + +- Harpagon - + +Les voilà bien malades ! ils ne font rien. + + +- Maître Jacques - + +Et, pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger ? +Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler +beaucoup, de manger de même. Cela me fend le coeur de les voir ainsi +exténués ; car, enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me +semble que c'est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m'ôte tous les +jours pour eux les choses de la bouche, et c'est être, Monsieur, d'un +naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitié de son prochain. + + +- Harpagon - + +Le travail ne sera pas grand d'aller jusqu'à la foire. + + +- Maître Jacques - + +Non, je n'ai pas le courage de les mener ; et je ferais conscience de +leur donner des coups de fouet, en l'état où ils sont. Comment +voudriez-vous qu'ils traînassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas se +traîner eux-mêmes. + + +- Valère - + +Monsieur, j'obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire : +aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper. + + +- Maître Jacques - + +Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que +sous la mienne. + + +- Valère - + +Maître Jacques fait bien le raisonnable ! + + +- Maître Jacques - + +Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire ! + + +- Harpagon - + +Paix ! + + +- Maître Jacques - + +Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois que ce +qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le +bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et +vous faire sa cour. J'enrage de cela, et je suis fâché tous les jours +d'entendre ce qu'on dit de vous : car, enfin, je me sens pour vous de +la tendresse, en dépit que j'en aie ; et, après mes chevaux, vous êtes +la personne que j'aime le plus. + + +- Harpagon - + +Pourrais-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l'on dit de moi ? + + +- Maître Jacques - + +Oui, monsieur, si j'étais assuré que cela ne vous fâchât point. + + +- Harpagon - + +Non, en aucune façon. + + +- Maître Jacques - + +Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrais en colère. + + +- Harpagon - + +Point du tout ; au contraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien +aise d'apprendre comme on parle de moi. + + +- Maître Jacques - + +Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se +moque partout de vous, qu'on nous jette de tous côtés cent brocards à +votre sujet, et que l'on n'est point plus ravi que de vous tenir au +cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre +lésine. L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, +où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de +profiter des jeûnes où vous obligez votre monde ; l'autre, que vous +avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le +temps des étrennes ou de leur sortie d'avec vous, pour vous trouver +une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu'une fois vous +fîtes assigner le chat d'un de vos voisins, pour vous avoir mangé un +reste d'un gigot de mouton ; celui-ci, que l'on vous surprit, une +nuit, en venant dérober vous-même l'avoine de vos chevaux ; et que +votre cocher, qui était celui d'avant moi, vous donna, dans +l'obscurité, je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne +voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? On ne +saurait aller nulle part où l'on ne vous entende accommoder de toutes +pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde ; et jamais on +ne parle de vous que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain et de +fesse-mathieu. + + +- Harpagon - + + (en battant maître Jacques.) + +Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent. + + +- Maître Jacques - + +Eh bien, ne l'avais-je pas deviné ? Vous ne m'avez pas voulu croire. +Je vous l'avais bien dit que je vous fâcherais de vous dire la vérité. + + +- Harpagon - + +Apprenez à parler. + + +----------- + +Scène VI. - Valère, Maître Jacques. + + + +- Valère - + + (riant.) + +À ce que je puis voir, maître Jacques, on paie mal votre franchise. + + +- Maître Jacques - + +Morbleu ! Monsieur le nouveau venu, qui faites l'homme d'importance, +ce n'est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous +on donnera, et ne venez point rire des miens. + + +- Valère - + +Ah ! Monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +II file doux. Je veux faire le brave, et, s'il est assez sot pour me +craindre, le frotter quelque peu. + + (Haut.) + +Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi, et que si +vous m'échauffez la tête, je vous ferai rire d'une autre sorte ? + + (Maître Jacques pousse Valère jusqu'au bout du théâtre + en le menaçant.) + + +- Valère - + +Hé ! doucement. + + +- Maître Jacques - + +Comment, doucement ? Il ne me plaît pas, moi. + + +- Valère - + +De grâce ! + + +- Maître Jacques - + +Vous êtes un impertinent. + + +- Valère - + +Monsieur maître Jacques ! + + +- Maître Jacques - + +II n'y a point de monsieur maître Jacques pour un double (14). Si je +prends un bâton, je vous rosserai d'importance. + + +- Valère - + +Comment ! un bâton ? + + (Valère le fait reculer autant qu'il l'a fait.) + + +- Maître Jacques - + +Hé ! je ne parle pas de cela. + + +- Valère - + +Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser +vous-même ? + + +- Maître Jacques - + +Je n'en doute pas. + + +- Valère - + +Que vous n'êtes, pour tout potage, qu'un faquin de cuisinier ? + + +- Maître Jacques - + +Je le sais bien. + + +- Valère - + +Et que vous ne me connaissez pas encore ? + + +- Maître Jacques - + +Pardonnez-moi. + + +- Valère - + +Vous me rosserez, dites-vous ? + + +- Maître Jacques - + +Je le disais en raillant. + + +- Valère - + +Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie. + + (Donnant des coups de bâton à maître Jacques.) + +Apprenez que vous êtes un mauvais railleur. + + +- Maître Jacques - + + (seul.) + +Peste soit la sincérité ! c'est un mauvais métier : désormais j'y +renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître, +il a quelque droit de me battre ; mais, pour ce monsieur l'intendant, +je m'en vengerai si je le puis. + + +----------- + +Scène VII. - Mariane, Frosine, Maître Jacques. + + + +- Frosine - + +Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis ? + + +- Maître Jacques - + +Oui, vraiment il y est : je ne le sais que trop. + + +- Frosine - + +Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici. + + +- Maître Jacques - + +Ah ! nous voilà pas mal ! + + +----------- + +Scène VIII. - Mariane, Frosine. + + + +- Mariane - + +Ah ! que je suis, Frosine, dans un étrange état ! et, s'il faut dire +ce que je sens, que j'appréhende cette vue ! + + +- Frosine - + +Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude ? + + +- Mariane - + +Hélas ! me le demandez-vous ? et ne vous figurez-vous point les +alarmes d'une personne toute prête à voir le supplice où l'on veut +l'attacher ? + + +- Frosine - + +Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n'est pas le +supplice que vous voudriez embrasser ; et je connais, à votre mine, +que le jeune blondin dont vous m'avez parlé vous revient un peu dans +l'esprit. + + +- Mariane - + +Oui. C'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre ; et +les visites respectueuses qu'il a rendues chez nous ont fait, je vous +l'avoue, quelque effet dans mon âme. + + +- Frosine - + +Mais avez-vous su quel il est ? + + +- Mariane - + +Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu'il est fait d'un +air à se faire aimer ; que, si l'on pouvait mettre les choses à mon +choix, je le prendrais plutôt qu'un autre, et qu'il ne contribue pas +peu à me faire trouver un tourment effroyable dans l'époux qu'on veut +me donner. + + +- Frosine - + +Mon Dieu, tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur +fait ; mais la plupart sont gueux comme des rats : il vaut mieux, pour +vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je +vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté +que je dis, et qu'il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel +époux ; mais cela n'est pas pour durer ; et sa mort, croyez-moi, vous +mettra bientôt en état d'en prendre un plus aimable, qui réparera +toutes choses. + + +- Mariane - + +Mon Dieu ! Frosine, c'est une étrange affaire, lorsque pour être +heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu'un ; et la +mort ne suit pas tous les projets que nous faisons. + + +- Frosine - + +Vous moquez-vous ? Vous ne l'épousez qu'aux conditions de vous laisser +veuve bientôt ; et ce doit être là un des articles du contrat. Il +serait bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois ! Le voici +en propre personne. + + +- Mariane - + +Ah ! Frosine, quelle figure ! + + +----------- + +Scène IX. - Harpagon, Mariane, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (à Mariane.) + +Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des +lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez +visibles d'eux-mêmes, et qu'il n'est pas besoin de lunettes pour les +apercevoir ; mais enfin, c'est avec des lunettes qu'on observe les +astres, et je maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un +astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, +elle ne répond mot et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me +voir. + + +- Frosine - + +C'est qu'elle est encore toute surprise ; et, puis les filles +ont toujours honte à témoigner d'abord ce qu'elles ont dans l'âme. + + +- Harpagon - + + (à Frosine.) + +Tu as raison. + + (A Mariane.) + +Voilà , belle mignonne, ma fille qui vient vous saluer. + + +----------- + +Scène X. - Harpagon, Élise, Mariane, Frosine. + + + +- Mariane - + +Je m'acquitte bien tard, Madame, d'une telle visite. + + +- Élise - + +Vous avez fait, Madame, ce que je devais faire, et c'était à moi de +vous prévenir. + + +- Harpagon - + +Vous voyez qu'elle est grande ; mais mauvaise herbe croît toujours. + + +- Mariane - + + (bas, à Frosine.) + +Oh ! l'homme déplaisant ! + + +- Harpagon - + + (bas, à Frosine.) + +Que dit la belle ? + + +- Frosine - + +Qu'elle vous trouve admirable. + + +- Harpagon - + +C'est trop d'honneur que vous me faites, adorable mignonne. + + +- Mariane - + + (à part.) + +Quel animal ! + + +- Harpagon - + +Je vous suis trop obligé de ces sentiments. + + +- Mariane - + + (à part.) + +Je n'y puis plus tenir. + + +----------- + +Scène XI. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine, + Brindavoine. + + + +- Harpagon - + +Voici mon fils aussi qui vous vient faire la révérence. + + +- Mariane - + + (bas, à Frosine.) + +Ah ! Frosine, quelle rencontre ! C'est justement celui dont je t'ai +parlé. + + +- Frosine - + + (à Mariane.) + +L'aventure est merveilleuse. + + +- Harpagon - + +Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfants ; mais +je serai bientôt défait et de l'un et de l'autre. + + +- Cléante - + + (à Mariane.) + +Madame, à vous dire le vrai, c'est ici une aventure où, sans doute, je +ne m'attendais pas ; et mon père ne m'a pas peu surpris lorsqu'il m'a +dit tantôt le dessein qu'il avait formé. + + +- Mariane - + +Je puis dire la même chose. C'est une rencontre imprévue, qui m'a +surprise autant que vous ; et je n'étais point préparée à une pareille +aventure. + + +- Cléante - + +Il est vrai que mon père, Madame, ne peut pas faire un plus beau +choix, et que ce m'est une sensible joie que l'honneur de vous voir ; +mais, avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du +dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment, +je vous l'avoue, est trop difficile pour moi, et c'est un titre, s'il +vous plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paraîtra brutal +aux yeux de quelques-uns ; mais je suis assuré que vous serez personne +à le prendre comme il faudra ; que c'est un mariage, Madame, où vous +vous imaginez bien que je dois avoir de la répugnance ; que vous +n'ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts, +et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de +mon père, que, si les choses dépendaient de moi, cet hymen ne se +ferait point. + + +- Harpagon - + +Voilà un compliment bien impertinent ! Quelle belle confession à lui +faire ! + + +- Mariane - + +Et moi, pour vous répondre, j'ai à vous dire que les choses sont fort +égales ; et que si vous auriez de la répugnance à me voir votre +belle-mère, je n'en aurais pas moins, sans doute, à vous voir mon +beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à +vous donner cette inquiétude. Je serais fort fâchée de vous causer du +déplaisir ; et si je ne m'y vois forcée par une puissance absolue, je +vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous +chagrine. + + +- Harpagon - + +Elle a raison. A sot compliment, il faut une réponse de même. Je vous +demande pardon, ma belle, de l'impertinence de mon fils : c'est un +jeune sot qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu'il dit. + + +- Mariane - + +Je vous promets que ce qu'il m'a dit ne m'a point du tout offensée ; +au contraire, il m'a fait plaisir de m'expliquer ainsi ses véritables +sentiments. J'aime de lui un aveu de la sorte ; et s'il avait parlé +d'autre façon, je l'en estimerais bien moins. + + +- Harpagon - + +C'est beaucoup de bonté à vous de vouloir ainsi excuser ses fautes. +Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu'il changera de +sentiments. + + +- Cléante - + +Non, mon père, je ne suis pas capable d'en changer, et je prie +instamment Madame de le croire. + + +- Harpagon - + +Mais voyez quelle extravagance ! il continue encore plus fort. + + +- Cléante - + +Voulez-vous que je trahisse mon coeur ? + + +- Harpagon - + +Encore ! Avez-vous envie de changer de discours ? + + +- Cléante - + +Eh bien, puisque vous voulez que je parle d'autre façon, souffrez, +Madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous +avoue que je n'ai rien vu dans le monde de si charmant que vous ; que +je ne conçois rien d'égal au bonheur de vous plaire, et que le titre +de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerais aux +destinées des plus grands princes de la terre. Oui, Madame, le bonheur +de vous posséder est, à mes regards, la plus belle de toutes les +fortunes ; c'est où j'attache toute mon ambition. Il n'y a rien que je +ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse ; et les +obstacles les plus puissants... + + +- Harpagon - + +Doucement, mon fils, s'il vous plaît. + + +- Cléante - + +C'est un compliment que je fais pour vous à Madame. + + +- Harpagon - + +Mon Dieu, j'ai une langue pour m'expliquer moi-même, et je n'ai pas +besoin d'un interprète comme vous. Allons, donnez des sièges. + + +- Frosine - + +Non ; il vaut mieux que de ce pas nous allions à la foire, afin d'en +revenir plus tôt et d'avoir tout le temps ensuite de nous entretenir. + + +- Harpagon - + + (à Brindavoine.) + +Qu'on mette donc les chevaux au carrosse. + + +----------- + +Scène XII. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (à Mariane.) + +Je vous prie de m'excuser, ma belle, si je n'ai pas songé a vous +donner un peu de collation avant que de partir. + + +- Cléante - + +J'y ai pourvu, mon père, et j'ai fait apporter ici quelques bassins +d'oranges de la Chine, de citrons doux, et de confitures, que j'ai +envoyé quérir de votre part. + + +- Harpagon - + + (bas, à Valère.) + +Valère ! + + +- Valère - + + (à Harpagon.) + +Il a perdu le sens. + + +- Cléante - + +Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez ? Madame +aura la bonté d'excuser cela, s'il vous plaît. + + +- Mariane - + +C'est une chose qui n'était pas nécessaire. + + +- Cléante - + +Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous +voyez que mon père a au doigt ? + + +- Mariane - + +Il est vrai qu'il brille beaucoup. + + +- Cléante - + + (ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane) + +Il faut que vous le voyiez de près. + + +- Mariane - + +Il est fort beau, sans doute, et jette quantité de feux. + + +- Cléante - + + (se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.) + +Nenni. Madame, il est en de trop belles mains. C'est un présent que +mon père vous fait. + + +- Harpagon - + +Moi ! + + +- Cléante - + +N'est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que Madame le garde pour +l'amour de vous ? + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils.) + +Comment ? + + +- Cléante - + + (à Mariane.) + +Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter. + + +- Mariane - + +Je ne veux point... + + +- Cléante - + + (à Mariane.) + +Vous moquez-vous ? Il n'a garde de le reprendre. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +J'enrage ! + + +- Mariane - + +Ce serait... + + +- Cléante - + + (empêchant toujours Mariane de rendre la bague.) + +Non, vous dis-je, c'est l'offenser. + + +- Mariane - + +De grâce... + + +- Cléante - + +Point du tout. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Peste soit... + + +- Cléante - + +Le voilà qui se scandalise de votre refus. + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils.) + +Ah ! traître ! + + +- Cléante - + + (à Mariane.) + +Vous voyez qu'il se désespère. + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils, en le menaçant.) + +Bourreau que tu es ! + + +- Cléante - + +Mon père, ce n'est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l'obliger +à la garder ; mais elle est obstinée. + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils en le menaçant.) + +Pendard ! + + +- Cléante - + +Vous êtes cause, Madame, que mon père me querelle. + + +- Harpagon - + + (bas, à son fils, avec les mêmes gestes.) + +Le coquin ! + + +- Cléante - + +Vous le ferez tomber malade. De grâce, Madame, ne résistez point +davantage. + + +- Frosine - + + (à Mariane.) + +Mon Dieu ! que de façons ! Gardez la bague, puisque monsieur le veut. + + +- Mariane - + + (à Harpagon.) + +Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant, et je +prendrai un autre temps pour vous la rendre. + + +----------- + +Scène XIII. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine, + Brindavoine. + + + +- Brindavoine - + +Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler. + + +- Harpagon - + +Dis-lui que je suis empêché, et qu'il revienne une autre fois. + + +- Brindavoine - + +Il dit qu'il vous apporte de l'argent. + + +- Harpagon - + +Je vous demande pardon. Je reviens tout à l'heure. + + +----------- + +Scène XIV. - Harpagon, Mariane, Élise, Cléante, Valère, Frosine, + La Merluche. + + + +- La Merluche - + + (courant et faisant tomber Harpagon.) + +Monsieur... + + +- Harpagon - + +Ah ! je suis mort. + + +- Cléante - + +Qu'est-ce, mon père ? Vous êtes-vous fait mal ? + + +- Harpagon - + +Le traître assurément a reçu de l'argent de mes débiteurs pour me +faire rompre le cou. + + +- Valère - + + (à Harpagon.) + +Cela ne sera rien. + + +- La Merluche - + + (à Harpagon.) + +Monsieur, je vous demande pardon ; je croyais bien faire d'accourir +vite. + + +- Harpagon - + +Que viens-tu faire ici, bourreau ? + + +- La Merluche - + +Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés. + + +- Harpagon - + +Qu'on les mène promptement chez le maréchal. + + +- Cléante - + +En attendant qu'ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père, +les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin où je +ferai porter la collation. + + +----------- + +Scène XV. - Harpagon, Valère. + + + +- Harpagon - + +Valère, aie un peu l'oeil à tout cela, et prends soin, je te prie, de +m'en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand. + + +- Valère - + +C'est assez. + + +- Harpagon - + + (seul.) + +Ô fils impertinent ! as-tu envie de me ruiner ? + + + +ACTE QUATRIÈME. +--------------- + + + +Scène première. - Cléante, Mariane, Élise, Frosine. + + + +- Cléante - + +Rentrons ici ; nous serons beaucoup mieux. Il n'y a plus autour de +nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement. + + +- Élise - + +Oui, Madame, mon frère m'a fait confidence de la passion qu'il a pour +vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables de +causer de pareilles traverses ; et c'est, je vous assure, avec une +tendresse extrême, que je m'intéresse à votre aventure. + + +- Mariane - + +C'est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne +comme vous ; et je vous conjure, Madame, de me garder toujours cette +généreuse amitié, si capable de m'adoucir les cruautés de la fortune. + + +- Frosine - + +Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l'un et l'autre, de ne +m'avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous +aurais, sans doute, détourné cette inquiétude, et n'aurais point amené +les choses où l'on voit qu'elles sont. + + +- Cléante - + +Que veux-tu ? c'est ma mauvaise destinée qui l'a voulu ainsi. Mais, +belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres ? + + +- Mariane - + +Hélas ! suis-je en pouvoir de faire des résolutions ? et, dans +la dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits ? + + +- Cléante - + +Point d'autre appui pour moi dans votre coeur que de simples souhaits ? +Point de pitié officieuse ? Point de secourable bonté ? Point +d'affection agissante ? + + +- Mariane - + +Que saurais-je vous dire ? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je +puis faire. Avisez, ordonnez vous-même : je m'en remets à vous, et je +vous crois trop raisonnable pour vouloir exiger de moi que ce qui peut +m'être permis par l'honneur et la bienséance. + + +- Cléante - + +Hélas ! où me réduisez-vous que de me renvoyer à ce que voudront me +permettre les fâcheux sentiments d'un rigoureux honneur et d'une +scrupuleuse bienséance ? + + +- Mariane - + +Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrais passer sur +quantité d'égards où notre sexe est obligé, j'ai de la considération +pour ma mère. Elle m'a toujours élevée avec une tendresse extrême, et +je ne saurais me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez +auprès d'elle ; employez tous vos soins à gagner son esprit. Vous +pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez ; je vous en donne la +licence ; et, s'il ne tient qu'à me déclarer en votre faveur, je veux +bien consentir à lui faire un aveu, moi-même, de tout ce que je sens +pour vous. + + +- Cléante - + +Frosine, ma pauvre Frosine, voudrais-tu nous servir ? + + +- Frosine - + +Par ma foi, faut-il le demander ? Je le voudrais de tout mon coeur. +Vous savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m'a +point fait l'âme de bronze, et je n'ai que trop de tendresse à rendre +de petits services, quand je vois des gens qui s'entr'aiment en tout +bien et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci ? + + +- Cléante - + +Songe un peu, je te prie. + + +- Mariane - + +Ouvre-nous des lumières. + + +- Élise - + +Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait. + + +- Frosine - + +Ceci est assez difficile. + + (À Mariane.) + +Pour votre mère, elle n'est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être +pourrait-on la gagner et la résoudre à transporter au fils le don +qu'elle veut faire au père. + + (À Cléante.) + +Mais le mal que j'y trouve, c'est que votre père est votre père. + + +- Cléante - + +Cela s'entend. + + +- Frosine - + +Je veux dire qu'il conservera du dépit si l'on montre qu'on le refuse, +et qu'il ne sera point d'humeur ensuite à donner son consentement à +votre mariage. Il faudrait, pour bien faire, que le refus vînt de +lui-même, et tâcher, par quelque moyen, de le dégoûter de votre personne. + + +- Cléante - + +Tu as raison. + + +- Frosine - + +Oui, j'ai raison, je le sais bien. C'est là ce qu'il faudrait ; mais +le diantre (15) est d'en pouvoir trouver les moyens. Attendez : si +nous avions quelque femme un peu sur l'âge qui fût de mon talent, et +jouât assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen +d'un train fait à la hâte, et d'un bizarre nom de marquise ou de +vicomtesse que nous supposerions de la Basse-Bretagne, j'aurais assez +d'adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une personne +riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant ; +qu'elle serait éperdument amoureuse de lui et souhaiterait de se voir +sa femme, jusqu'à lui donner tout son bien par contrat de mariage ; et +je ne doute point qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition. Car +enfin il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l'argent ; +et quand, ébloui de ce leurre, il aurait une fois consenti à ce qui +vous touche, il importerait peu ensuite qu'il se désabusât, en venant +à vouloir voir clair aux effets de notre marquise. + + +- Cléante - + +Tout cela est fort bien pensé. + + +- Frosine - + +Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d'une de mes amies qui +sera notre fait. + + +- Cléante - + +Sois assurée, Frosine, de ma reconnaissance, si tu viens à bout de la +chose. Mais, charmante Mariane, commençons, je vous prie, par gagner +votre mère ; c'est toujours beaucoup faire que de rompre ce mariage. +Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu'il +vous sera possible. Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur +elle cette amitié qu'elle a pour vous. Déployez sans réserve les +grâces éloquentes, les charmes tout-puissants que le ciel a placés +dans vos yeux et dans votre bouche ; et n'oubliez rien, s'il vous +plaît, de ces tendres paroles, de ces douces prières et de ces +caresses touchantes à qui je suis persuadé qu'on ne saurait rien +refuser. + + +- Mariane - + +J'y ferai tout ce que je puis, et n'oublierai aucune chose. + + +----------- + +Scène II. - Harpagon, Cléante, Mariane, Élise, Frosine. + + + +- Harpagon - + + (à part, sans être aperçu.) + +Ouais ! mon fils baise la main de sa prétendue belle-mère ; et sa +prétendue belle-mère ne s'en défend pas fort ! Y aurait-il quelque +mystère là -dessous ? + + +- Élise - + +Voilà mon père. + + +- Harpagon - + +Le carrosse est tout prêt ; vous pouvez partir quand il vous plaira. + + +- Cléante - + +Puisque vous n'y allez pas, mon père, je m'en vais les conduire. + + +- Harpagon - + +Non : demeurez. Elles iront bien toutes seules, et j'ai besoin de vous. + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, Cléante. + + + +- Harpagon - + +Oh çà , intérêt de belle-mère à part, que te semble, à toi, de cette +personne ? + + +- Cléante - + +Ce qui m'en semble ? + + +- Harpagon - + +Oui de son air, de sa taille, de sa beauté, de son esprit. + + +- Cléante - + +Là , là ! + + +- Harpagon - + +Mais encore ? + + +- Cléante - + +A vous en parler franchement, je ne l'ai pas trouvée ici ce que je +l'avais crue. Son air est de franche coquette, sa taille est assez +gauche, sa beauté très médiocre, et son esprit des plus communs. Ne +croyez pas que ce soit, mon père, pour vous en dégoûter ; car, +belle-mère pour belle-mère, j'aime autant celle-là qu'une autre. + + +- Harpagon - + +Tu lui disais tantôt pourtant... + + +- Cléante - + +Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom, mais c'était pour vous +plaire. + + +- Harpagon - + +Si bien donc que tu n'aurais pas d'inclination pour elle ? + + +- Cléante - + +Moi ? point du tout. + + +- Harpagon - + +J'en suis fâché, car cela rompt une pensée qui m'était venue dans +l'esprit. J'ai fait, en la voyant ici, réflexion sur mon âge ; et j'ai +songé qu'on pourra trouver à redire de me voir marier à une si jeune +personne. Cette considération m'en faisait quitter le dessein ; et +comme je l'ai fait demander, et que je suis pour elle engagé de parole, +je te l'aurais donnée, sans l'aversion que tu témoignes. + + +- Cléante - + +A moi ? + + +- Harpagon - + +A toi. + + +- Cléante - + +En mariage ? + + +- Harpagon - + +En mariage. + + +- Cléante - + +Ecoutez. Il est vrai qu'elle n'est pas fort à mon goût ; mais, pour +vous faire plaisir, mon père, je me résoudrai à l'épouser, si vous +voulez. + + +- Harpagon - + +Moi, je suis plus raisonnable que tu ne penses. Je ne veux point +forcer ton inclination. + + +- Cléante - + +Pardonnez-moi ; je me ferai cet effort pour l'amour de vous. + + +- Harpagon - + +Non, non. Un mariage ne saurait être heureux où l'inclination n'est +pas. + + +- Cléante - + +C'est une chose, mon père, qui peut-être viendra ensuite ; et l'on dit +que l'amour est souvent un fruit du mariage. + + +- Harpagon - + +Non. Du côté de l'homme, on ne doit point risquer l'affaire ; et ce sont +des suites fâcheuses, où je n'ai garde de me commettre. Si tu avais +senti quelque inclination pour elle, à la bonne heure ; je te l'aurais +fait épouser au lieu de moi ; mais, cela n'étant pas, je suivrai mon +premier dessein, et je l'épouserai moi-même. + + +- Cléante - + +Eh bien ! mon père, puisque les choses sont ainsi, il faut vous +découvrir mon coeur ; il faut vous révéler notre secret. La vérité est +que je l'aime depuis un jour que je la vis dans une promenade ; que mon +dessein était tantôt de vous la demander pour femme ; et que rien ne +m'a retenu que la déclaration de vos sentiments, et la crainte de vous +déplaire. + + +- Harpagon - + +Lui avez-vous rendu visite ? + + +- Cléante - + +Oui, mon père. + + +- Harpagon - + +Beaucoup de fois ? + + +- Cléante - + +Assez pour le temps qu'il y a. + + +- Harpagon - + +Vous a-t-on bien reçu ? + + +- Cléante - + +Fort bien, mais sans savoir qui j'étais ; et c'est ce qui a fait tantôt +la surprise de Mariane. + + +- Harpagon - + +Lui avez-vous déclaré votre passion et le dessein où vous étiez de +l'épouser ? + + +- Cléante - + +Sans doute, et même j'en avais fait à sa mère quelque peu d'ouverture. + + +- Harpagon - + +A-t-elle écouté, pour sa fille, votre proposition ? + + +- Cléante - + +Oui, fort civilement. + + +- Harpagon - + +Et la fille correspond-elle fort à votre amour ? + + +- Cléante - + +Si j'en dois croire les apparences, je me persuade, mon père, qu'elle +a quelque bonté pour moi. + +- Harpagon - + + (bas, à part.) + +Je suis bien aise d'avoir appris un tel secret ; et voilà justement ce +que je demandais. + + (Haut.) + +Or sus, mon fils, savez-vous ce qu'il y a ? C'est qu'il faut songer, +s'il vous plaît, à vous défaire de votre amour, à cesser toutes vos +poursuites auprès d'une personne que je prétends pour moi, et à vous +marier dans peu avec celle qu'on vous destine. + + +- Cléante - + +Oui, mon père ; c'est ainsi que vous me jouez ! Eh bien ! puisque les +choses en sont venues là , je vous déclare, moi, que je ne quitterai +point la passion que j'ai pour Mariane ; qu'il n'y a point d'extrémité +où je ne m'abandonne pour vous disputer sa conquête, et que si vous +avez pour vous le consentement d'une mère, j'aurai d'autres secours, +peut-être, qui combattront pour moi. + + +- Harpagon - + +Comment, pendard ! tu as l'audace d'aller sur mes brisées ! + + +- Cléante - + +C'est vous qui allez sur les miennes, et je suis le premier en date. + + +- Harpagon - + +Ne suis-je pas ton père ? et ne me dois-tu pas respect ? + + +- Cléante - + +Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient obligés de +déférer aux pères, et l'amour ne connaît personne. + + +- Harpagon - + +Je te ferai bien me connaître avec de bons coups de bâton. + + +- Cléante - + +Toutes vos menaces ne feront rien. + + +- Harpagon - + +Tu renonceras à Mariane. + + +- Cléante - + +Point du tout. + + +- Harpagon - + +Donnez-moi un bâton tout à l'heure. + + +----------- + +Scène IV. - Harpagon, Cléante, Maître Jacques. + + + +- Maître Jacques - + +Hé ! hé ! hé ! Messieurs, qu'est-ce ci ? à quoi songez-vous ? + + +- Cléante - + +Je me moque de cela. + + +- Maître Jacques - + + (à Cléante.) + +Ah ! Monsieur, doucement. + + +- Harpagon - + +Me parler avec cette impudence ! + + +- Maître Jacques - + + (à Harpagon.) + + +Ah ! monsieur, de grâce ! + + +- Cléante - + +Je n'en démordrai point. + + +- Maître Jacques - + + (à Cléante.) + +Hé quoi ! à votre père ? + + +- Harpagon - + +Laisse-moi faire. + + +- Maître Jacques - + + (à Harpagon.) + +Hé quoi ! à votre fils ? Encore passe pour moi. + + +- Harpagon - + +Je te veux faire toi-même, maître Jacques, juge de cette affaire, pour +montrer comme j'ai raison. + + +- Maître Jacques - + +J'y consens. + + (A Cléante.) + +Eloignez-vous un peu. + + +- Harpagon - + +J'aime une fille que je veux épouser ; et le pendard a l'insolence de +l'aimer avec moi, et d'y prétendre malgré mes ordres. + + +- Maître Jacques - + +Ah ! il a tort. + + +- Harpagon - + +N'est-ce pas une chose épouvantable, qu'un fils qui veut entrer en +concurrence avec son père ? et ne doit-il pas, par respect, s'abstenir +de toucher à mes inclinations ? + + +- Maître Jacques - + +Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez là . + + +- Cléante - + + (à maître Jacques, qui s'approche de lui.) + +Eh bien, oui, puisqu'il veut te choisir pour juge, je n'y recule point ; +il ne m'importe qui ce soit ; et je veux bien aussi me rapporter à toi, +maître Jacques, de notre différend. + + +- Maître Jacques - + +C'est beaucoup d'honneur que vous me faites. + + +- Cléante - + +Je suis épris d'une jeune personne qui répond à mes voeux et reçoit +tendrement les offres de ma foi, et mon père s'avise de venir troubler +notre amour, par la demande qu'il en fait faire. + + +- Maître Jacques - + +Il a tort assurément. + + +- Cléante - + +N'a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier ? Lui +sied-il bien d'être encore amoureux ? et ne devrait-il pas laisser +cette occupation aux jeunes gens ? + + +- Maître Jacques - + +Vous avez raison, il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots. + + (À Harpagon.) + +Eh bien ! votre fils n'est pas si étrange que vous le dites, et il se +met à la raison. Il dit qu'il sait le respect qu'il vous doit ; qu'il +ne s'est emporté que dans la première chaleur, et qu'il ne fera point +refus de se soumettre à ce qu'il vous plaira, pourvu que vous vouliez +le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en +mariage, dont il ait lieu d'être content. + + +- Harpagon - + +Ah ! dis-lui, maître Jacques, que moyennant cela, il pourra espérer +toutes choses de moi, et que, hors Mariane, je lui laisse la liberté +de choisir celle qu'il voudra. + + +- Maître Jacques - + +Laissez-moi faire. + + (À Cléante.) + +Eh bien ! votre père n'est pas si déraisonnable que vous le faites, et +il m'a témoigné que ce sont vos emportements qui l'ont mis en colère ; +qu'il n'en veut seulement qu'à votre manière d'agir, et qu'il sera +fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous +vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les déférences, +les respects et les soumissions qu'un fils doit à son père. + + +- Cléante - + +Ah ! maître Jacques, tu lui peux assurer que, s'il m'accorde Mariane, +il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes, et que jamais +je ne ferai aucune chose que par ses volontés. + + +- Maître Jacques - + + (à Harpagon.) + +Cela est fait. Il consent ce que vous dites. + + +- Harpagon - + +Voilà qui va le mieux du monde. + + +- Maître Jacques - + + (à Cléante.) + +Tout est conclu ; il est content de vos promesses. + + +- Cléante - + +Le ciel en soit loué ! + +- Maître Jacques - + +Messieurs, vous n'avez qu'à parler ensemble ; vous voilà d'accord +maintenant ; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre. + + +- Cléante - + +Mon pauvre maître Jacques, je te serai obligé toute ma vie. + + +- Maître Jacques - + +Il n'y a pas de quoi, monsieur. + + +- Harpagon - + +Tu m'as fait plaisir, maître Jacques ; et cela mérite une +récompense. + + (Harpagon fouille dans sa poche ; maître Jacques tend la main ; + mais Harpagon ne tire que son mouchoir, en disant :) + +Va, je m'en souviendrai, je t'assure. + + +- Maître Jacques - + +Je vous baise les mains. + + +----------- + +Scène V. - Harpagon, Cléante. + + + +- Cléante - + +Je vous demande pardon, mon père, de l'emportement que j'ai fait +paraître. + + +- Harpagon - + +Cela n'est rien. + + +- Cléante - + +Je vous assure que j'en ai tous les regrets du monde. + + +- Harpagon - + +Et moi, j'ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable. + + +- Cléante - + +Quelle bonté à vous d'oublier si vite ma faute ! + + +- Harpagon - + +On oublie aisément les fautes des enfants lorsqu'ils rentrent dans +leur devoir. + + +- Cléante - + +Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances ? + + +- Harpagon - + +C'est une chose où tu m'obliges, par la soumission et le respect où tu +te ranges. + + +- Cléante - + +Je vous promets, mon père, que jusques au tombeau je conserverai dans +mon coeur le souvenir de vos bontés. + + +- Harpagon - + +Et moi, je te promets qu'il n'y aura aucune chose que tu n'obtiennes +de moi. + + +- Cléante - + +Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien ; et c'est m'avoir assez +donné que de me donner Mariane. + + +- Harpagon - + +Comment ? + + +- Cléante - + +Je dis, mon père, que je suis trop content de vous, et que je trouve +toutes choses dans la bonté que vous ayez de m'accorder Mariane. + + +- Harpagon - + +Qui est-ce qui parle de t'accorder Mariane ? + + +- Cléante - + +Vous, mon père. + + +- Harpagon - + +Moi ? + + +- Cléante - + +Sans doute. + + +- Harpagon - + +Comment ! c'est toi qui as promis d'y renoncer. + + +- Cléante - + +Moi, y renoncer ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Cléante - + +Point du tout. + + +- Harpagon - + +Tu ne t'es pas départi d'y prétendre ? + + +- Cléante - + +Au contraire, j'y suis porté plus que jamais. + + +- Harpagon - + +Quoi, pendard ! derechef ? + + +- Cléante - + +Rien ne peut me changer. + + +- Harpagon - + +Laisse-moi faire, traître. + + +- Cléante - + +Faites tout ce qu'il vous plaira. + + +- Harpagon - + +Je te défends de me jamais voir. + + +- Cléante - + +A la bonne heure. + + +- Harpagon - + +Je t'abandonne. + + +- Cléante - + +Abandonnez. + + +- Harpagon - + +Je te renonce pour mon fils. + + +- Cléante - + +Soit. + + +- Harpagon - + +Je te déshérite. + + +- Cléante - + +Tout ce que vous voudrez. + + +- Harpagon - + +Et je te donne ma malédiction. + + +- Cléante - + +Je n'ai que faire de vos dons. + + +----------- + +Scène VI. - Cléante, La Flèche. + + + +- La Flèche - + + (sortant du jardin avec une cassette.) + +Ah ! Monsieur, que je vous trouve à propos ! Suivez-moi vite. + + +- Cléante - + +Qu'y a-t-il ? + + +- La Flèche - + +Suivez-moi, vous dis-je ; nous sommes bien. + + +- Cléante - + +Comment ? + + +- La Flèche - + +Voici votre affaire. + + +- Cléante - + +Quoi ? + + +- La Flèche - + +J'ai guigné ceci tout le jour. + + +- Cléante - + +Qu'est-ce que c'est ? + + +- La Flèche - + +Le trésor de votre père, que j'ai attrapé. + + +- Cléante - + +Comment as-tu fait ? + + +- La Flèche - + +Vous saurez tout. Sauvons-nous ; je l'entends crier. + + +----------- + +Scène VII. - Harpagon. + + + +- Harpagon - + + (criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.) + +Au voleur ! au voleur ! à l'assassin ! au meurtrier ! Justice, juste +ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m'a coupé la gorge : on +m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où +est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? +Où ne pas courir ? N'est-il point là ? n'est-il point ici ? Qui +est-ce ? Arrête. + + (À lui-même, se prenant par le bras.) + +Rends-moi mon argent, coquin... Ah ! c'est moi ! Mon esprit est +troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. +Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! +on m'a privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon +support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et +je n'ai plus que faire au monde. Sans toi, il m'est impossible +de vivre. C'en est fait ; je n'en puis plus ; je me meurs ; je +suis mort ; je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me +ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui +l'a pris. Euh ! que dites-vous ? Ce n'est personne. Il faut, qui +que ce soit qui ait fait le coup, qu'avec beaucoup de soin on ait +épié l'heure ; et l'on a choisi justement le temps que je parlais +à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, +et faire donner la question à toute ma maison ; à servantes, à +valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! +Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, +et tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu'on parle là ? +de celui qui m'a dérobé ? Quel bruit fait-on là -haut ? Est-ce mon +voleur qui y est ? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon +voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là +parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous +verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait. +Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, +des gênes, des potences, et des bourreaux ! Je veux faire pendre +tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai +moi-même après. + + + +ACTE CINQUIÈME. +--------------- + + + +Scène première. - Harpagon, un commissaire. + + + +- Le commissaire - + +Laissez-moi faire, je sais mon métier, Dieu merci. Ce n'est pas +d'aujourd'hui que je me mêle de découvrir des vols, et je voudrais +avoir autant de sacs de mille francs que j'ai fait pendre de +personnes. + + +- Harpagon - + +Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main ; +et, si l'on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de +la justice. + + +- Le commissaire - + +Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu'il y avait +dans cette cassette ? + + +- Harpagon - + +Dix mille écus bien comptés. + + +- Le commissaire - + +Dix mille écus ! + + +- Harpagon - + +Dix mille écus. + + +- Le commissaire - + +Le vol est considérable. + + +- Harpagon - + +Il n'y a point de supplice assez grand pour l'énormité de ce crime ; +et, s'il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en +sûreté. + + +- Le commissaire - + +En quelles espèces était cette somme ? + + +- Harpagon - + +En bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes. + + +- Le commissaire - + +Qui soupçonnez-vous de ce vol ? + + +- Harpagon - + +Tout le monde, et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et +les faubourgs. + + +- Le commissaire - + +Il faut, si vous m'en croyez, n'effaroucher personne et tâcher +doucement d'attraper quelques preuves afin de procéder après, par la +rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris. + + +----------- + +Scène II. - Harpagon, un commissaire, Maître Jacques. + + + +- Maître Jacques - + + (dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel + il est entré.) + +Je m'en vais revenir. Qu'on me l'égorge tout à l'heure ; qu'on me lui +fasse griller les pieds, qu'on me le mette dans l'eau bouillante, et +qu'on me le pende au plancher. + + +- Harpagon - + + (à maître Jacques.) + +Qui ? celui qui m'a dérobé ? + + +- Maître Jacques - + +Je parle d'un cochon de lait que votre intendant me vient d'envoyer, +et je veux vous l'accommoder à ma fantaisie. + + +- Harpagon - + +Il n'est pas question de cela ; et voilà Monsieur à qui il faut parler +d'autre chose. + + +- Le commissaire - + + (à maître Jacques.) + +Ne vous épouvantez point. Je suis homme à ne vous point scandaliser (16), +et les choses iront dans la douceur. + + +- Maître Jacques - + +Monsieur est de votre souper ? + + +- Le commissaire - + +Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître. + + +- Maître Jacques - + +Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire, et je vous +traiterai du mieux qu'il me sera possible. + + +- Harpagon - + +Ce n'est pas là l'affaire. + + +- Maître Jacques - + +Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais, c'est la +faute de monsieur notre intendant, qui m'a rogné les ailes avec les +ciseaux de son économie. + + +- Harpagon - + +Traître ! il s'agit d'autre chose que de souper ; et je veux que tu me +dises des nouvelles de l'argent qu'on m'a pris. + + +- Maître Jacques - + +On vous a pris de l'argent ? + + +- Harpagon - + +Oui, coquin ; et je m'en vais te faire pendre, si tu ne me le rends. + + +- Le commissaire - + + (à Harpagon.) + +Mon Dieu ! ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu'il est honnête +homme, et que, sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce +que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose, +il ne vous sera fait aucun mal et vous serez récompensé comme il faut +par votre maître. On lui a pris aujourd'hui son argent, et il n'est pas +que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire. + + +- Maître Jacques - + + (bas, à part.) + +Voici justement ce qu'il me faut pour me venger de notre intendant. +Depuis qu'il est entré céans il est le favori, on n'écoute que ses +conseils, et j'ai aussi sur le coeur les coups de bâton de tantôt. + + +- Harpagon - + +Qu'as-tu à ruminer ? + + +- Le commissaire - + + (à Harpagon.) + +Laissez-le faire. Il se prépare à vous contenter ; et je vous ai bien +dit qu'il était honnête homme. + + +- Maître Jacques - + +Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que +c'est monsieur votre cher intendant qui a fait le coup. + + +- Harpagon - + +Valère ! + + +- Maître Jacques - + +Oui. + + +- Harpagon - + +Lui ! qui me paraît si fidèle ? + + +- Maître Jacques - + +Lui-même. Je crois que c'est lui qui vous a dérobé. + + +- Harpagon - + +Et sur quoi le crois-tu ? + + +- Maître Jacques - + +Sur quoi ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Maître Jacques - + +Je le crois... sur ce que je le crois. + + +- Le commissaire - + +Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez. + + +- Harpagon - + +L'as-tu vu rôder autour du lieu où j'avais mis mon argent ? + + +- Maître Jacques - + +Oui, vraiment. Où était-il votre argent ? + + +- Harpagon - + +Dans le jardin. + + +- Maître Jacques - + +Justement ; je l'ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que +cet argent était ? + + +- Harpagon - + +Dans une cassette. + + +- Maître Jacques - + +Voilà l'affaire. Je lui ai vu une cassette. + + +- Harpagon - + +Et cette cassette, comme est-elle faite ? Je verrai bien si c'est la +mienne. + + +- Maître Jacques - + +Comment elle est faite ? + + +- Harpagon - + +Oui. + + +- Maître Jacques - + +Elle est faite... elle est faite comme une cassette. + + +- Le commissaire - + +Cela s'entend. Mais dépeignez-la un peu, pour voir. + + +- Maître Jacques - + +C'est une grande cassette. + + +- Harpagon - + +Celle qu'on m'a volée est petite. + + +- Maître Jacques - + +Hé ! oui, elle est petite, si on le veut prendre par là ; mais je +l'appelle grande pour ce qu'elle contient. + + +- Le commissaire - + +Et de quelle couleur est-elle ? + + +- Maître Jacques - + +De quelle couleur ? + + +- Le commissaire - + +Oui. + + +- Maître Jacques - + +Elle est de couleur... là , d'une certaine couleur... Ne sauriez-vous +m'aider à dire ? + + +- Harpagon - + +Euh ! + + +- Maître Jacques - + +N'est-elle pas rouge ? + + +- Harpagon - + +Non, grise. + + +- Maître Jacques - + +Hé ! oui, gris-rouge ; c'est ce que je voulais dire. + + +- Harpagon - + +Il n'y a point de doute ; c'est elle assurément. Ecrivez, Monsieur, +écrivez sa déposition. Ciel ! à qui désormais se fier ! Il ne faut +plus jurer de rien ; et je crois, après cela, que je suis homme à me +voler moi-même. + + +- Maître Jacques - + + (à Harpagon.) + +Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que +c'est moi qui vous ai découvert cela. + + +----------- + +Scène III. - Harpagon, un commissaire, Valère, Maître Jacques. + + + +- Harpagon - + +Approche, viens confesser l'action la plus noire, l'attentat le plus +horrible qui jamais ait été commis. + + +- Valère - + +Que voulez-vous, monsieur ? + + +- Harpagon - + +Comment, traître, tu ne rougis pas de ton crime ? + + +- Valère - + +De quel crime voulez-vous donc parler ? + + +- Harpagon - + +De quel crime je veux parler, infâme ? comme si tu ne savais pas ce +que je veux dire ! C'est en vain que tu prétendrais de le déguiser : +l'affaire est découverte, et l'on vient de m'apprendre tout. Comment +abuser ainsi de ma bonté, et s'introduire exprès chez moi pour me +trahir, pour me jouer un tour de cette nature ? + + +- Valère - + +Monsieur, puisqu'on vous a découvert tout, je ne veux point chercher +de détours et vous nier la chose. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Oh ! oh ! Aurais-je deviné sans y penser ? + + +- Valère - + +C'était mon dessein de vous en parler, et je voulais attendre, pour +cela, des conjonctures favorables ; mais puisqu'il est ainsi, je vous +conjure de ne vous point fâcher, et de vouloir entendre mes raisons. + + +- Harpagon - + +Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infâme ? + + +- Valère - + +Ah ! Monsieur, je n'ai pas mérité ces noms. Il est vrai que j'ai +commis une offense envers vous ; mais, après tout, ma faute est +pardonnable. + + +- Harpagon - + +Comment ! pardonnable ? Un guet-apens, un assassinat de la sorte ? + + +- Valère - + +De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous m'aurez ouï, vous +verrez que le mal n'est pas si grand que vous le faites. + + +- Harpagon - + +Le mal n'est pas si grand que je le fais ! Quoi ! mon sang, mes +entrailles, pendard ! + + +- Valère - + +Votre sang, Monsieur, n'est pas tombé dans de mauvaises mains. Je suis +d'une condition à ne lui point faire de tort ; et il n'y a rien, en +tout ceci, que je ne puisse bien réparer. + + +- Harpagon - + +C'est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m'as ravi. + + +- Valère - + +Votre honneur, Monsieur, sera pleinement satisfait. + + +- Harpagon - + +Il n'est pas question d'honneur là -dedans. Mais, dis-moi, qui t'a +porté à cette action ? + + +- Valère - + +Hélas ! me le demandez-vous ? + + +- Harpagon - + +Oui, vraiment, je te le demande. + + +- Valère - + +Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu'il fait faire, l'Amour. + + +- Harpagon - + +L'Amour ? + + +- Valère - + +Oui. + + +- Harpagon - + +Bel amour, bel amour, ma foi ! l'amour de mes louis d'or ! + + +- Valère - + +Non, Monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m'ont tenté, ce +n'est pas cela qui m'a ébloui ; et je proteste de ne prétendre rien à +tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j'ai. + + +- Harpagon - + +Non ferai, de par tous les diables ! je ne te le laisserai pas. Mais +voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol qu'il m'a fait ! + + +- Valère - + +Appelez-vous cela un vol ? + + +- Harpagon - + +Si je l'appelle un vol ? un trésor comme celui-là ! + + +- Valère - + +C'est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez, sans +doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous +le demande à genoux, ce trésor plein de charmes ; et, pour bien faire, +il faut que vous me l'accordiez. + + +- Harpagon - + +Je n'en ferai rien. Qu'est-ce à dire cela ? + + +- Valère - + +Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne +nous point abandonner. + + +- Harpagon - + +Le serment est admirable, et la promesse plaisante. + + +- Valère - + +Oui, nous nous sommes engagés d'être l'un à l'autre à jamais. + + +- Harpagon - + +Je vous en empêcherai bien, je vous assure. + + +- Valère - + +Rien que la mort ne nous peut séparer. + + +- Harpagon - + +C'est être bien endiablé après mon argent ! + + +- Valère - + +Je vous ai déjà dit, Monsieur, que ce n'était point l'intérêt qui +m'avait poussé à faire ce que j'ai fait. Mon coeur n'a point agi par +les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m'a inspiré cette +résolution. + + +- Harpagon - + +Vous verrez que c'est par charité chrétienne qu'il veut avoir mon bien ! +Mais j'y donnerai bon ordre, et la justice, pendard effronté, me va +faire raison de tout. + + +- Valère - + +Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes +les violences qu'il vous plaira ; mais je vous prie de croire au moins +que, s'il y a du mal, ce n'est que moi qu'il en faut accuser, et que +votre fille, en tout ceci, n'est aucunement coupable. + + +- Harpagon - + +Je le crois bien, vraiment ! Il serait fort étrange que ma fille eût +trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me +confesses en quel endroit tu me l'as enlevée. + + +- Valère - + +Moi ? Je ne l'ai point enlevée ; et elle est encore chez vous. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Ô ma chère cassette ! + + (Haut.) + +Elle n'est point sortie de ma maison ? + + +- Valère - + +Non, Monsieur. + + +- Harpagon - + +Hé ! dis-moi donc un peu : tu n'y as point touché ? + + +- Valère - + +Moi, y toucher ! Ah ! vous lui faites tort, aussi bien qu'à moi ; et +c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que j'ai brûlé pour +elle. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Brûlé pour ma cassette ! + + +- Valère - + +J'aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée +offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Ma cassette trop honnête ! + + +- Valère - + +Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien de criminel +n'a profané la passion que ses beaux yeux m'ont inspirée. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d'elle comme un amant d'une +maîtresse. + + +- Valère - + +Dame Claude, Monsieur, sait la vérité de cette aventure ; et elle vous +peut rendre témoignage... + + +- Harpagon - + +Quoi ! ma servante est complice de l'affaire ? + + +- Valère - + +Oui, Monsieur : elle a été témoin de notre engagement ; et c'est après +avoir connu l'honnêteté de ma flamme, qu'elle m'a aidé à persuader +votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne. + + +- Harpagon - + + (à part.) + +Hé ! Est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer ? + + (A Valère.) + +Que nous brouilles-tu ici de ma fille ? + + +- Valère - + +Je dis, Monsieur, que j'ai eu toutes les peines du monde à faire +consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour. + + +- Harpagon - + +La pudeur de qui ? + + +- Valère - + +De votre fille ; et c'est seulement depuis hier qu'elle a pu se +résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage. + + +- Harpagon - + +Ma fille t'a signé une promesse de mariage ? + + +- Valère - + +Oui, Monsieur, comme de ma part, je lui en ai signé une. + + +- Harpagon - + +Ô ciel ! autre disgrâce ! + + +- Maître Jacques - + + (au commissaire.) + +Ecrivez, Monsieur, écrivez. + + +- Harpagon - + +Rengrègement de mal ! surcroît de désespoir ! + + (au commissaire.) + +Allons, Monsieur, faites le dû de votre charge, et dressez-lui-moi son +procès comme larron et comme suborneur. + + +- Valère - + +Ce sont des noms qui ne me sont point dus ; et quand on saura +qui je suis... + + +----------- + +Scène IV. - Harpagon, Élise, Mariane, Valère, Frosine, Maître Jacques, + un commissaire. + + + +- Harpagon - + +Ah ! fille scélérate ! fille indigne d'un père comme moi ! c'est ainsi +que tu pratiques les leçons que je t'ai données ? Tu te laisses +prendre d'amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi sans +mon consentement ! Mais vous serez trompés l'un et l'autre. + + (A Élise.) + +Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite ; + + (à Valère) + +et une bonne potence, pendard effronté, me fera raison de ton audace. + + +- Valère - + +Ce ne sera point votre passion qui jugera l'affaire ; et l'on +m'écoutera, au moins, avant que de me condamner. + + +- Harpagon - + +Je me suis abusé de dire une potence ; et tu seras roué tout vif. + + +- Élise - + + (aux genoux d'Harpagon.) + +Ah ! mon père, prenez des sentiments un peu plus humains, je vous +prie, et n'allez point pousser les choses dans les dernières violences +du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entraîner aux premiers +mouvements de votre passion, et donnez-vous le temps de considérer ce +que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous +vous offensez (17) ; il est tout autre que vos yeux ne le jugent, et vous +trouverez moins étrange que je me sois donnée à lui, lorsque vous +saurez que, sans lui, vous ne m'auriez plus il y a longtemps. Oui, mon +père, c'est celui qui me sauva de ce grand péril que vous savez que je +courus dans l'eau, et à qui vous devez la vie de cette même fille +dont... + + +- Harpagon - + +Tout cela n'est rien ; et il valait bien mieux pour moi qu'il te +laissât noyer que de faire ce qu'il a fait. + + +- Élise - + +Mon père, je vous conjure par l'amour paternel, de me... + + +- Harpagon - + +Non, non ; je ne veux rien entendre, et il faut que la justice fasse +son devoir. + + +- Maître Jacques - + + (à part.) + +Tu me payeras mes coups de bâton ! + + +- Frosine - + + (à part.) + +Voici un étrange embarras ! + + +----------- + +Scène V. - Anselme, Harpagon, Élise, Mariane, Frosine, Valère, + un commissaire, Maître Jacques. + + + +- Anselme - + +Qu'est-ce, seigneur Harpagon ? je vous vois tout ému. + + +- Harpagon - + +Ah ! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortuné de tous les +hommes ; et voici bien du trouble et du désordre au contrat que vous +venez faire ! On m'assassine dans le bien, on m'assassine dans +l'honneur ; et voilà un traître, un scélérat qui a violé tous les +droits les plus saints, qui s'est coulé chez moi sous le titre de +domestique, pour me dérober mon argent et pour me suborner ma fille. + + +- Valère - + +Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias ? + + +- Harpagon - + +Oui, ils se sont donné l'un à l'autre une promesse de mariage. Cet +affront vous regarde, seigneur Anselme ; et c'est vous qui devez vous +rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice +à vos dépends, pour vous venger de son insolence. + + +- Anselme - + +Ce n'est pas mon dessein de me faire épouser par force, et de rien +prétendre à un coeur qui se serait donné ; mais, pour vos intérêts, je +suis prêt à les embrasser ainsi que les miens propres. + + +- Harpagon - + +Voilà monsieur qui est un honnête commissaire, qui n'oubliera rien, +à ce qu'il m'a dit, de la fonction de son office. + + (Au commissaire, montrant Valère.) + +Chargez-le comme il faut, Monsieur, et rendez les choses bien +criminelles. + + +- Valère - + +Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j'ai pour +votre fille, et le supplice où vous croyez que je puisse être condamné +pour notre engagement, lorsqu'on saura ce que je suis... + + +- Harpagon - + +Je me moque de tous ces contes ; et le monde aujourd'hui n'est plein +que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent +avantage de leur obscurité et s'habillent insolemment du premier nom +illustre qu'ils s'avisent de prendre. + + +- Valère - + +Sachez que j'ai le coeur trop bon pour me parer de quelque chose qui +ne soit point à moi, et que tout Naples peut rendre témoignage de ma +naissance. + + +- Anselme - + +Tout beau ! Prenez garde à ce que vous allez dire. Vous risquez ici +plus que vous ne pensez, et vous parlez devant un homme à qui tout +Naples est connu et qui peut aisément voir clair dans l'histoire que +vous ferez. + + +- Valère - + + (mettant fièrement son chapeau.) + +Je ne suis point homme à rien craindre, et si Naples vous est connu, +vous savez qui était don Thomas d'Alburci. + + +- Anselme - + +Sans doute, je le sais ; et peu de gens l'ont connu mieux que moi. + + +- Harpagon - + +Je ne me soucie ni de dom Thomas ni dom Martin. + + (Harpagon voyant deux chandelles allumées en souffle une.) + +- Anselme - + +De grâce, laissez-le parler ; nous verrons ce qu'il en veut dire. + + +- Valère - + +Je veux dire que c'est lui qui m'a donné jour. + + +- Anselme - + +Lui ? + + +- Valère - + +Oui. + + +- Anselme - + +Allez. Vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire qui vous +puisse mieux réussir, et ne prétendez pas vous sauver sous cette +imposture. + + +- Valère - + +Songez à mieux parler. Ce n'est point une imposture, et je n'avance +rien qu'il ne me soit aisé de justifier. + + +- Anselme - + +Quoi ! vous osez vous dire fils de don Thomas d'Alburci ? + + +- Valère - + +Oui, je l'ose ; et je suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que +ce soit. + + +- Anselme - + +L'audace est merveilleuse ! Apprenez, pour vous confondre, qu'il y a +seize ans, pour le moins, que l'homme dont vous nous parlez périt sur +mer avec ses enfants et sa femme, en voulant dérober leur vie aux +cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et +qui en firent exiler plusieurs nobles familles. + + +- Valère - + +Oui ; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de +sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau +espagnol ; et que ce fils sauvé est celui qui vous parle. Apprenez que +le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour +moi ; qu'il me fit élever comme son propre fils, et que les armes +furent mon emploi dès que je m'en trouvai capable ; que j'ai su depuis +peu que mon père n'était point mort, comme je l'avais toujours cru ; +que, passant ici pour l'aller chercher, une aventure, par le ciel +concertée, me fit voir la charmante Élise ; que cette vue me rendit +esclave de ses beautés, et que la violence de mon amour et les +sévérités de son père me firent prendre la résolution de m'introduire +dans son logis, et d'envoyer un autre à la quête de mes parents. + + +- Anselme - + +Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent +assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une +vérité ? + + +- Valère - + +Le capitaine espagnol, un cachet de rubis qui était à mon père ; un +bracelet d'agate que ma mère m'avait mis au bras ; le vieux Pedro, ce +domestique qui se sauva avec moi du naufrage. + + +- Mariane - + +Hélas ! à vos paroles, je puis ici répondre, moi, que vous n'imposez +point ; et tout ce que vous dites me fait connaître clairement que +vous êtes mon frère. + + +- Valère - + +Vous, ma soeur ? + + +- Mariane - + +Oui, mon coeur s'est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche ; +et notre mère, que vous allez ravir, m'a mille fois entretenue des +disgrâces de notre famille. Le ciel ne nous fit point aussi périr dans +ce triste naufrage ; mais il ne nous sauva la vie que par la perte de +notre liberté, et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma +mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans +d'esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté ; et nous +retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans +y pouvoir trouver des nouvelles de notre père. Nous passâmes à Gênes, +où ma mère alla ramasser quelques malheureux restes d'une succession +qu'on avait déchirée ; et de là , fuyant la barbare injustice de ses +parents, elle vint en ces lieux, où elle n'a presque vécu que d'une +vie languissante. + + +- Anselme - + +Ô ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien +voir qu'il n'appartient qu'à toi de faire des miracles ! +Embrassez-moi, mes enfants, et mêlez tous deux vos transports à ceux +de votre père. + + +- Valère - + +Vous êtes notre père ? + + +- Mariane - + +C'est vous que ma mère a tant pleuré ? + + +- Anselme - + +Oui, ma fille ; oui, mon fils ; je suis dom Thomas d'Alburci que le +ciel garantit des ondes avec tout l'argent qu'il portait, et qui, vous +ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se préparait, après de +longs voyages, à chercher, dans l'hymen d'une douce et sage personne, la +consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sûreté que j'ai vu +pour ma vie à retourner à Naples m'a fait y renoncer pour toujours ; +et ayant su trouver moyen d'y faire vendre ce que j'avais, je me suis +habitué ici, où, sous le nom d'Anselme, j'ai voulu m'éloigner les +chagrins de cet autre nom qui m'a causé tant de traverses. + + +- Harpagon - + + (à Anselme.) + +C'est là votre fils ? + + +- Anselme - + +Oui. + + +- Harpagon - + +Je vous prends à partie pour me payer dix mille écus qu'il m'a volés. + + +- Anselme - + +Lui, vous avoir volé ? + + +- Harpagon - + +Lui-même. + + +- Valère - + +Qui vous dit cela ? + + +- Harpagon - + +Maître Jacques. + + +- Valère - + + (à maître Jacques.) + +C'est toi qui le dis ? + + +- Maître Jacques - + +Vous voyez que je ne dis rien. + + +- Harpagon - + +Oui. Voilà monsieur le commissaire qui a reçu sa déposition. + + +- Valère - + +Pouvez-vous me croire capable d'une action si lâche ? + + +- Harpagon - + +Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent. + + +----------- + +Scène VI. - Harpagon, Anselme, Élise, Mariane, Cléante, Valère, + Frosine, un commissaire, Maître Jacques, La Flèche. + + + +- Cléante - + +Ne vous tourmentez point, mon père, et n'accusez personne. J'ai +découvert des nouvelles de votre affaire, et je viens ici pour vous +dire que, si vous voulez vous résoudre à me laisser épouser Mariane, +votre argent vous sera rendu. + + +- Harpagon - + +Où est-il ? + + +- Cléante - + +Ne vous mettez point en peine. Il est en lieu dont je réponds, et tout +ne dépend que de moi. C'est à vous de me dire à quoi vous vous +déterminez ; et vous pouvez choisir, ou de me donner Mariane, ou de +perdre votre cassette. + + +- Harpagon - + +N'en a-t-on rien ôté ? + + +- Cléante - + +Rien du tout. Voyez si c'est votre dessein de souscrire à ce mariage, +et de joindre votre consentement à celui de sa mère, qui lui laisse la +liberté de faire un choix entre nous deux. + + +- Mariane - + + (à Cléante.) + +Mais vous ne savez pas que ce n'est pas assez que ce consentement et +que le ciel, + + (montrant Valère.) + +avec un frère que vous voyez, vient de me rendre un père + + (montrant Anselme.) + +dont vous avez à m'obtenir. + + +- Anselme - + +Le ciel, mes enfants, ne me redonne point à vous pour être contraire à +vos voeux. Seigneur Harpagon, vous jugez bien que le choix d'une jeune +personne tombera sur le fils plutôt que sur le père : allons, ne vous +faites point dire ce qu'il n'est pas nécessaire d'entendre ; et consentez, +ainsi que moi, à ce double hyménée. + + +- Harpagon - + +Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette. + + +- Cléante - + +Vous la verrez saine et entière. + + +- Harpagon - + +Je n'ai point d'argent à donner en mariage à mes enfants. + + +- Anselme - + +Eh bien ! j'en ai pour eux ; que cela ne vous inquiète point. + + +- Harpagon - + +Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux mariages ? + + +- Anselme - + +Oui, je m'y oblige. Etes-vous satisfait ? + + +- Harpagon - + +Oui, pourvu que pour les noces, vous me fassiez faire un habit. + + +- Anselme - + +D'accord. Allons jouir de l'allégresse que cet heureux jour nous +présente. + + +- Le commissaire - + +Holà ! messieurs, holà ! Tout doucement, s'il vous plaît. Qui me +payera mes écritures ? + + +- Harpagon - + +Nous n'avons que faire de vos écritures. + + +- Le commissaire - + +Oui ! Mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien. + + +- Harpagon - + + (montrant maître Jacques.) + +Pour votre payement, voilà un homme que je vous donne à pendre. + + +- Maître Jacques - + +Hélas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des coups de bâton +pour dire vrai, et on me veut pendre pour mentir ! + + +- Anselme - + +Seigneur Harpagon, il faut lui pardonner cette imposture. + + +- Harpagon - + +Vous payerez donc le commissaire ? + + +- Anselme - + +Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère. + + +- Harpagon - + +Et moi, voir ma chère cassette. + + +------------------------------------------------------------------------- + +Notes [from 1890 edition] + +----------- +(1) C'est-à -dire, elles ne sont pas fort "accommodées des biens +de la fortune". Cette expression est encore d'usage aujourd'hui, et +l'Académie cite cet exemple : Je l'ai vu pauvre, "mais il s'est bien +accommodé." +----------- +(2) On trouve pour la première fois le mot "moucher" pour "épier", +dans la légende de Faifeu, imprimée en 1532. Le mot "mouchard" n'est +donc pas ancien dans notre langue. +----------- +(3) On dit proverbialement "parler à la barette de quelqu'un", pour +lui parler sans ménagement, porter la main sur lui, le frapper à la +tête. +----------- +(4) Un denier d'intérêt pour douze prêtés, c'est-à -dire un peu plus +de huit pour cent. +----------- +(5) "Fluet". On disait autrefois "flouet" et "flou", dont "flouet" +est le diminutif. +----------- +(6) Ce tour de phrase est latin. Boileau a dit dans la "Satire sur +les Femmes" : + + Je ne puis cette fois que je ne les excuse. + +Ni Boileau ni Molière n'ont pu faire adopter ce latinisme. +----------- +(7) Avant sa conversion, saint Mathieu était receveur des tributs, et +la malignité lui attribuait des prêts usuraires. De là l'ancienne +expression proverbiale, "fester saint Matthieu", pour prêter à usure, +et, par corruption, "fesse-Matthieu". +----------- +(8) C'est-à -dire un denier d'intérêt pour dix-huit prêtés, ce qui +équivaut à un peu plus de cinq et demi pour cent. +----------- +(9) A vingt pour cent. +----------- +(10) A vingt-cinq pour cent. +----------- +(11) Les soldats portaient autrefois un bâton terminé d'un bout par +une pointe qu'ils enfonçaient en terre, et de l'autre, par un fer +fourchu sur lequel ils appuyaient leur mousquet, pour tirer plus +juste. C'est ce qu'on appelait "la fourchette d'un mousquet". +----------- +(12) Expression proverbiale : "L'épée de chevet", l'épée qui ne nous +quitte jamais. Au figuré, "l'expression qu'on a sans cesse à la bouche". +----------- +(13) C'était une formule ancienne de santé et d'économie qu'on trouve +quelquefois chez les Latins, énoncée par les seules lettres initiales +de chaque mot E.V.V.N.V.V.E. : "ede ut vivas, ne vivas ut edas.", +"Mange pour vivre, et ne vis pas pour manger." +----------- +(14) Expression proverbiale : "Il n'y a pas même pour un double", +c'est-à -dire "il n'y en a point". Le double était une petite pièce +de monnaie qui valait deux deniers. +----------- +(15) Suivant Ménage, cette expression a été imaginée pour éviter de +se servir du mot "diable". Molière n'est pas le seul qui ait employé +ce mot dans ce sens : longtemps avant lui, Rabelais avait dit : +"Créature du grand vilain diantre d'enfer" (liv. III, ch. III). +----------- +(16) Du temps de Molière, le mot "scandaliser" se prenait quelquefois +dans le sens de "décrier", "diffamer". (Voyez le dictionnaire de +l'Académie, édition de 1694). +----------- +(17) "Offenser" est la traduction littéraire d'"offendere", mot dont +le sens est beaucoup moins restreint en latin qu'en français. Il +signifie ici, "celui dont vous avez à vous plaindre". L'exemple de +Molière n'a pu le faire adopter avec cette acception. +----------- + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, L'AVARE *** + +This file should be named 8avar10u.txt or 8avar10u.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8avar11u.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8avar10ua.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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