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-Project Gutenberg's Miracles, by Alain-Fournier and Jacques Rivière
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Miracles
- avec une introduction de Jacques Rivière
-
-Author: Alain-Fournier
- Jacques Rivière
-
-Release Date: September 12, 2020 [EBook #63185]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MIRACLES ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by the
-Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
-http://gallica.bnf.fr)
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- ALAIN-FOURNIER
-
- MIRACLES
-
- AVEC UNE INTRODUCTION DE
- JACQUES RIVIÈRE
-
- Deuxième édition
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- PARIS
- Librairie Gallimard
- ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
- 3, rue de Grenelle (VIme)
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-DU MÊME AUTEUR
-
-LE GRAND MEAULNES, roman. (EMILE-PAUL, 1913).
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-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES 108 EXEMPLAIRES
-IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE AU FILIGRANE
-DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE DONT 8 HORS-COMMERCE MARQUÉS DE A A H,
-100 EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
-NUMÉROTÉS DE I A C ET 792 EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L'ÉDITION
-ORIGINALE SUR PAPIER VELIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE DONT 12 EXEMPLAIRES
-HORS-COMMERCE MARQUÉS DE a A l, 750 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 750 ET
-30 EXEMPLAIRES D'AUTEUR HORS-COMMERCE NUMÉROTÉS DE 751 A 780, CE TIRAGE
-CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT L'ÉDITION ORIGINALE.
-
-
-TOUS DROITS DE TRADUCTION ET DE REPRODUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS
-Y COMPRIS LA RUSSIE COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD, 1924.
-
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-
-
-MIRACLES
-
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-
-INTRODUCTION
-
-
-Comment rattraper sur la route terrible où elle nous a fuis, au delà du
-spécieux tournant de la mort, cette âme qui ne fut jamais tout entière
-avec nous, qui nous a passé entre les mains comme une ombre rêveuse et
-téméraire?
-
-«Je ne suis peut-être pas tout à fait un être réel.» Cette confidence de
-Benjamin Constant, le jour où il la découvrit, Alain-Fournier fut
-profondément bouleversé; tout de suite il s'appliqua la phrase à
-lui-même et il nous recommanda solennellement, je me rappelle, de ne
-jamais l'oublier, quand nous aurions, en son absence, à nous expliquer
-quelque chose de lui.
-
-Je vois bien ce qui était dans sa pensée: «Il manque quelque chose à
-tout ce que je fais, pour être sérieux, évident, indiscutable. Mais
-aussi le plan sur lequel je circule n'est pas tout à fait le même que le
-vôtre; il me permet peut-être de passer là où vous voyez un abîme: il
-n'y a peut-être pas pour moi la même discontinuité que pour vous entre
-ce monde et l'autre.»
-
-Ses plus grands enthousiasmes littéraires allèrent toujours aux oeuvres
-qui lui faisaient sentir l'idéalité de l'univers et de la vie elle-même.
-
-Il faut savoir aussi combien il était sobre: matériellement d'abord
-(jamais il ne sembla prendre à la nourriture le moindre plaisir, il ne
-lui demandait que de l'entretenir en vie); mais surtout au spirituel:
-j'ai souvent admiré combien légèrement il goûtait à la réalité et
-c'était une surprise pour moi, à chaque fois, de voir de quelle
-impondérable mousse s'emplissait seulement la coupe qu'il y plongeait.
-
-Il n'y avait pas là l'effet d'une constitution physique fragile, ni
-aucune intolérance par débilité. Au contraire Fournier fut toute sa vie
-robuste et bien portant. C'était son esprit tout seul dont l'aspiration
-était ainsi prudente et réservée,--comme s'il eût eu ailleurs d'autres
-sources où puiser, et une alimentation invisible.
-
-Quand je la compare à la sienne, toute ma vie, qui pourtant fut occupée
-par beaucoup des mêmes événements, m'apparaît affreusement positive.
-J'ai saisi bien des choses qu'il laissa échapper; mais c'est lui qui
-volait, moi qui reste...
-
-Il serait vain de vouloir distinguer le merveilleux spontané, dans son
-histoire, et celui qu'il y ajouta lui-même par la simple tournure de son
-imagination. Elle reste, en tous cas, «à peine réelle», tissée des
-aventures les moins analysables; des femmes y sont mêlées dont, du fait
-que son regard seulement les effleura, il devient impossible de savoir
-qui elles furent d'autre que les anges ou les démons qu'il vit.
-
-Une biographie d'Alain-Fournier? Ecrite du dehors, puisée ailleurs que
-dans ses contes et dans le _Grand Meaulnes_, ne sera-t-elle pas un
-continuel mensonge, le récit des faits qu'il n'a pas vécus? Et comment
-oser, en particulier, reconstituer sa dernière rencontre? Comment savoir
-le visage qu'eut pour lui, brusquement dévoilé dans la solitude, cette
-maîtresse terrible qu'il avait toujours attendue: la guerre?
-
-
-I
-
-Pourtant je suis le seul à l'avoir vraiment connu. Nous nous étions liés
-au lycée Lakanal, où nous étions entrés tous les deux en octobre 1903
-pour préparer l'Ecole Normale Supérieure. Nous avions le même âge:
-dix-sept ans.
-
-Notre amitié ne fut d'ailleurs pas immédiate, ni ne se noua sans
-péripéties; nos différences de caractère se firent jour avant nos
-ressemblances. Fournier, animé de l'esprit d'indépendance qu'il devait
-attribuer plus tard à Meaulnes, avait entrepris d'ébranler la vénérable
-et stupide institution de la Cagne, c'est-à-dire l'organisation
-hiérarchique qui réglait les rapports des élèves de rhétorique
-supérieure et l'ensemble de rites et d'obligations humiliantes que les
-anciens imposaient aux «bizuths». Il avait pris la tête d'une coterie de
-révoltés, avec laquelle je sympathisais secrètement, mais que ma
-timidité et mon désir d'éviter les distractions m'empêchèrent de rallier
-tout de suite.
-
-J'observai longtemps une neutralité rigoureuse dans la bataille qui
-opposait mes camarades. La figure de Fournier m'intéressait pourtant
-déjà vivement. Parmi ces jeunes gens, dont plusieurs étaient comme lui
-fils d'instituteurs, mais que leurs dispositions universitaires
-rendaient déjà légèrement compassés, il surgissait libre, joueur, ivre
-de jeunesse. Ce que l'atmosphère où nous étions plongés avait d'un peu
-pédant et artificiel, il le faisait par instants drôlement fuser au
-dehors et nous restituait le caprice dont nous avions besoin pour
-respirer.
-
-Je le regardais combiner ses offensives contre le «Bureau», je lisais
-les pétitions révolutionnaires qu'il faisait circuler pendant l'étude.
-Je me sentais un peu scandalisé, un peu effrayé, fort séduit malgré tout
-par son personnage.
-
-Je ne pensais pourtant pas à me rapprocher de lui. C'est lui qui me fit
-le premier des avances, d'ailleurs mêlées de taquineries et de
-moqueries, qui me furent, je l'avoue, très insupportables. De toute
-évidence je l'agaçais un peu, si je l'attirais aussi; ma nature
-appliquée, scrupuleuse, méticuleuse lui donnait des impatiences. Il me
-jouait des tours que je ne prenais pas toujours très bien. Que de fois,
-en rentrant de récréation, je trouvai mon pupitre bouleversé, mes livres
-en désordre: Fournier avait passé par là. Je lui en voulais de tout mon
-coeur!
-
-Mais il tenait à moi et peu à peu la sincérité de son attachement
-m'apparut, me convainquit, apaisa mes résistances. C'est aussi qu'à côté
-de son indiscipline, tout un autre aspect de son caractère se révélait à
-moi, lentement, que je ne pouvais qu'aimer. Sous ses dehors indomptés,
-je le découvrais tendre, naïf, tout gorgé d'une douce sève rêveuse,
-infiniment plus mal armé encore que moi, ce qui n'était pas peu dire,
-devant la vie.
-
-Le parc de Lakanal, qui fut celui de la Duchesse du Maine et de la Cour
-des Sceaux, est un endroit merveilleux; il dévale lentement vers
-Bourg-la-Reine. La grande allée vient aboutir à une grille qui donne sur
-un chemin peu fréquenté; un banc la termine, où, parmi toute cette
-banlieue, on peut avoir l'illusion d'une relative solitude. C'est sur ce
-banc que chaque jour, pendant l'heure de récréation qui suivait le
-déjeuner, je venais m'asseoir avec Fournier.
-
-Nous avions de grandes conversations. Il me parlait de son pays avec une
-sorte de passion. Il était né[1] à la Chapelle-d'Angillon, un petit
-chef-lieu de canton du Cher, à une trentaine de kilomètres au nord de
-Bourges, sur les confins de la Sologne et du Sancerrois, en plein centre
-de la France. Mais c'est surtout d'Epineuil-le-Fleuriel, un plus petit
-village encore, situé à l'autre extrémité du département, entre
-Saint-Amand et Montluçon, où ses parents avaient été longtemps
-instituteurs et où il avait passé toute sa première enfance, qu'il me
-faisait des descriptions enthousiastes et presque amoureuses. Je
-reconstituais sa vie de petit paysan dans cette campagne sans
-pittoresque, lente, pure et copieuse et dont les aspects s'étaient comme
-incorporés à son âme: je me rendais compte de ce qu'avait été cette
-enfance alimentée par la précieuse ignorance de tout autre paysage au
-monde que celui qu'on pouvait découvrir des fenêtres de l'école. Quelle
-estacade que cette solitude pour les voyages de l'imagination!
-
- [1] Le 3 octobre 1886.
-
-En effet, entraîné aussi, il faut le dire, par la lecture effrénée des
-livres de prix que recevaient ses parents chaque année vers le début de
-juillet et dont, s'enfermant au grenier avec sa soeur, il consommait
-l'entière provision avant qu'ils ne fussent distribués, Fournier s'était
-mis très tôt à imaginer l'inconnu et à le chercher. Comme il était
-naturel, dans ce plein milieu des terres, devant son horizon immobile,
-il s'était particulièrement épris de l'océan. Au point qu'il avait
-décidé vers treize ans de se faire officier de marine. Après un séjour à
-Paris, au lycée Voltaire, il avait été à Brest pour préparer l'examen du
-Borda. Mais malgré les succès qu'il avait remportés en mathématiques, il
-ne s'était pas senti dans sa voie, et comme, par surcroît, le milieu lui
-déplaisait, au bout d'un an, laissant, le coeur gros, échapper, comme un
-infidèle oiseau, son premier rêve d'aventure, il était rentré dans son
-pays.
-
-Il s'était tourné alors vers les lettres et était venu à Lakanal en
-faire l'apprentissage.
-
-Il ne les choisissait donc à ce moment que comme un pis-aller. C'est
-qu'au fond il ne les avait pas encore, non plus que moi d'ailleurs,
-découvertes. Je date des environs de Noël 1903 la révélation qui nous en
-fut faite en même temps à l'un et à l'autre. Pour nous remercier du
-compliment traditionnel que nous lui avions adressé avant le départ en
-vacances, notre excellent professeur, M. Francisque Vial, à qui mon
-éternelle reconnaissance soit ici exprimée, nous fit une lecture du _Tel
-qu'en songe_ d'Henri de Régnier:
-
- _J'ai cru voir ma Tristesse--dit-il--et je l'ai vue
- --Dit-il plus bas--
- Elle était nue,
- Assise dans la grotte la plus silencieuse
- De mes plus intérieures pensées,... etc._
-
-Puis:
-
- _En allant vers la ville où l'on chante aux terrasses
- Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées..._
-
-Et:
-
- _Les grands vents venus d'outre-mer
- Passent par la Ville, l'hiver,
- Comme des étrangers amers..._
-
-Et ces deux vers enfin qui tombèrent en nous comme une lente pierre dans
-une eau troublée:
-
- _Pauvre âme,
- Ombre de la tour morne aux murs d'obsidiane!_
-
-Nous nous étions déjà penchés sur des textes admirables; nous y avions
-senti par instants palpiter quelque chose de tendre et d'exquis; mais la
-gangue scolaire qui les entourait, emprisonnait aussi leur sortilège.
-
-Et puis ni Racine, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni même Flaubert ne
-s'adressaient à nous, jeunes gens de 1903; ils parlaient à l'humanité
-universelle; ils n'avaient pas cette voix comme à l'avance dirigée vers
-notre coeur, que tout à coup Henri de Régnier nous fit entendre.
-
-Nous tombions, sans avoir même su qu'il en existât de tels, sur des mots
-choisis exprès pour nous et qui non seulement caressaient nommément
-notre sensibilité, mais encore nous révélaient à nous-mêmes. Quelque
-chose d'inconnu, en effet, était atteint dans nos âmes; une harpe que
-nous ne soupçonnions pas en nous s'éveillait, répondait; ses vibrations
-nous emplissaient. Nous n'écoutions plus le sens des phrases; nous
-retentissions seulement, devenus tout entiers harmoniques.
-
-Je regardais Fournier sur son banc; il écoutait profondément; plusieurs
-fois nous échangeâmes des regards brillants d'émotion. A la fin de la
-classe, nous nous précipitâmes l'un vers l'autre. Les forts en thème
-ricanaient autour de nous, parlaient avec dédain de «loufoqueries». Mais
-nous, nous étions dans l'enchantement et bouleversés d'un enthousiasme
-si pareil que notre amitié en fut brusquement portée à son comble.
-
-Dès la rentrée de janvier, délaissant les occupations dites sérieuses et
-la préparation de l'«Ecole», nous achetâmes les oeuvres de Henri de
-Régnier, de Maeterlinck, de Viélé-Griffin et nous les dévorâmes.
-
-Je ne sais s'il est possible de faire comprendre ce qu'a été le
-Symbolisme pour ceux qui l'ont _vécu_. Un climat spirituel, un lieu
-ravissant d'exil, ou de rapatriement plutôt, un paradis. Toutes ces
-images et ces allégories, qui pendent aujourd'hui, pour la plupart,
-flasques et défraîchies, elles nous parlaient, nous entouraient, nous
-assistaient ineffablement. Les «terrasses», nous nous y promenions, les
-«vasques», nous y plongions nos mains et l'automne perpétuel de cette
-poésie venait jaunir délicieusement les frondaisons mêmes de notre
-pensée.
-
- _Où le Griffon a-t-il enterré le Saphir?_
-
-Nous y eussions conduit sans hésiter le premier de ces chevaliers
-masqués, surgis aux lisières ou près des sources apparus, qui nous eût
-demandé le chemin.
-
-Nous ne connaissions encore ni Mallarmé, ni Verlaine, ni Rimbaud, ni
-Baudelaire. C'était dans le monde plus vague et plus artificiel
-construit par leurs disciples, que nous nous mouvions, sans soupçonner
-qu'il n'était qu'un décor qui nous cachait la vraie poésie.
-
- *
-
- * *
-
-Pourtant des différences non pas tant de goût que de prédilection ne
-tardèrent pas à apparaître entre Fournier et moi. Tandis que je mettais
-au premier plan Maeterlinck, pour la profondeur philosophique que je lui
-attribuais libéralement, et plus tard Barrès, dont l'idéologie me
-ravissait, Fournier élisait avec une affection farouche Jules Laforgue
-d'abord, ensuite Francis Jammes. Ces deux admirations qui le prirent
-vers 1905, valent la peine d'être analysées, car elles sont révélatrices
-de certaines tendances très profondes de son esprit.
-
-Que n'ai-je pas dit et surtout écrit à Fournier contre Laforgue? Il
-m'agaçait; je le trouvais pleurard et pédant; je ne comprenais rien à
-ses souffrances; je ne m'en expliquais pas la cause. Fournier le
-défendait avec acharnement et je vois bien maintenant tout ce qu'il
-découvrait de lui-même dans le pauvre blessé des _Complaintes_.
-
-«Blessé, mais amoureux, me répondit-il justement lui-même dans une des
-nombreuses apologies qu'il me fit de son héros[2], blessé mais
-orgueilleux. Blessé, mais d'une si grande douceur de coeur. Blessé,
-parce que tout cela; et ironique parce que blessé et seulement pour
-cela. Il n'a jamais été que le jeune homme timide (à ne pas pouvoir
-passer devant une «dame» sans tomber), et qui a répété toute sa vie:
-
- _Oh! qu'une, d'elle-même, un beau soir, sût venir,
- Ne voyant que boire à mes lèvres et mourir._
-
- [2] Lettre du 22 janvier 1906.
-
-Fournier était tout à fait exempt de cette timidité extérieure et
-physique qu'il attribue ici à Laforgue, mais il en avait une plus
-secrète, à base de tendresse et d'orgueil, qui ne le paralysait pas
-moins. Comme Laforgue, il avait un immense besoin de la Femme, mais
-avant tout comme d'un calmant pour sa susceptibilité frémissante; il ne
-supportait pas l'idée d'être à découvert devant elle, en butte à ses
-flèches, déconcerté, malmené; une pureté et une innocence parfaites en
-elle étaient indispensables à la formation de son amour.
-
-Il lui fallait l'union des âmes avant celle des corps et un certain
-absolu d'affection où se plonger. Toutes les exigences de Laforgue, il
-les reconnaissait pour siennes.
-
-Et aussi les déceptions, car il n'était pas sans se rendre compte
-confusément de ce que son rêve avait d'irréalisable. Il en éprouvait
-d'avance cette même irritation désolée qu'il voyait chez Laforgue se
-tourner en ironie. «Ironique parce que blessé et seulement pour cela.»
-
-Laforgue devait lui servir comme d'une vengeance anticipée contre cette
-étrange nation des femmes à laquelle il avait la plus étrange idée
-encore d'aller demander du bonheur. Il avait à ce moment-là des
-relations, tout à fait pures d'ailleurs, avec une petite étudiante,
-qu'il accompagnait chaque dimanche et tâchait de former suivant son
-idéal. Il ne cherchait pas trop à la transfigurer à mes yeux; mais je
-sentais quelque chose en lui, dès ce moment, se débattre contre les
-bornes par trop précises qu'elle infligeait à son imagination; il la lui
-fallait déjà plus sincère, plus candide surtout qu'elle ne pouvait être.
-Et de ses petitesses, de ses coquetteries il souffrait comme d'autant
-d'injustices qu'elle eût commises envers lui.
-
-Pourtant il ne faudrait pas se représenter Fournier comme dominé par le
-scepticisme moral ou le dépit, ni comme dépourvu de tout réalisme; à ses
-chanceuses aspirations le goût des choses concrètes formait dès ce
-moment contrepoids.
-
-Déjà chez Laforgue il n'admirait pas seulement l'exilé en ce monde ni
-l'amant tyrannique et craintif. Voulant me le faire comprendre et aimer,
-c'est toute une série d'impressions de nature, choisies au hasard des
-pages, qu'il recopiait pour moi dans une de ses lettres:
-
- _O cloîtres blancs perdus...
- --Soleils soufrés croulant dans les bois dépouillés...
- ... Paris! ses vieux dimanches
- dans les quartiers tannés où regardent des branches
- par-dessus les murs des pensionnats, etc._[3]
-
- [3] Lettre du 22 janvier 1906.
-
-Dès ce moment il demandait à la poésie une certaine traduction, en
-langage clair et insaisissable, de la plus humble réalité. C'est
-pourquoi Jammes, que nous avions découvert dans _l'Angélus de
-l'aube_..., l'avait du premier coup enchanté.
-
-Toute la campagne, non pas celle qu'on visite, mais celle où Fournier
-était né et dont il sentait l'imprégnation, revivait dans ces lignes un
-peu tremblantes, privées de toute architecture interne, que Jammes
-traçait, les unes au-dessous des autres, d'une main paisible et
-maladroite exprès. La façon dont les mots y venaient, à leur place
-physique plutôt que significative, et dont ils incarnaient les animaux,
-les arbres, les métairies, en suggérant simplement l'odeur, la couleur
-ou la forme; la peinture de chaque heure du jour, avec son soleil propre
-et l'exacte déclivité des ombres; ces vers si tangibles que certains
-pouvaient être tenus entre les mains comme une gaule, d'autres froissés
-dans les doigts comme une feuille de menthe,--toute cette poésie
-matérielle et pure l'enchantait.
-
- _Nous ne séparerons pas la vie d'avec l'art._
-
-Fournier s'empara tout de suite de ce vers faux, ou mal cadencé, et le
-fit marcher longtemps à cloche-pied, en avant-garde de son oeuvre, comme
-un chemineau et comme un guide.
-
-Ce fut appuyé sur Jammes qu'il commença à se révolter contre
-l'intelligence, c'est-à-dire, dans son esprit, contre la culture des
-idées, contre l'effort pour définir, contre le jugement qui exclut.
-Barrès, en qui je me complaisais à ce moment et qu'il fit effort pour
-aimer avec moi, dans le fond l'exaspérait: «Je t'ai dit une fois pour
-toutes que je trouvais parfaitement vain ce travail de mise en
-formules... Je préférerai, moi, toujours m'arrêter pour parler de la
-«mer méridionale éperdument bleue»--ou de la batteuse que j'entends
-ronfler dans les champs derrière moi comme pour me dire que c'est encore
-l'été--encore un peu de tout cet été que je n'ai pas vécu.»[4] Et plus
-tard: «Je me dégoûte d'écrire ainsi tant de petites théories, de petits
-jugements, de longues phrases qui ne riment à rien. Alors que lentement,
-longuement, silencieusement je devrais chercher en moi des mots brefs et
-légers qui disent le passé ou la vie.»[5]
-
- [4] Lettre du 23 septembre 1905.
-
- [5] Lettre du 22 janvier 1906.
-
-Il avait commencé d'ailleurs, depuis assez longtemps déjà, à les
-chercher, «ces mots brefs et légers», dont il devait plus tard trouver
-une si délicieuse et expressive foison. Peu de temps après notre
-découverte du Symbolisme, il s'était mis à écrire des vers. Rien de plus
-curieux que ces premiers essais d'Alain-Fournier. Je dois avouer à ma
-honte que je ne sus pas y reconnaître sa vocation.
-
-C'est aussi qu'ils révélaient tout autre chose que le poète qu'on était
-porté naturellement à y chercher. Aucune image vraiment neuve, aucune
-transformation vraiment chimique du monde par les mots; les objets n'y
-devenaient jamais autres et saisissants; un doux courant les entraînait
-comme des fleurs intactes,--un courant facile et faible comme la
-rêverie.[6]
-
- [6] «Les premiers vers que j'ai faits, m'écrivait Fournier lui-même
- dans une lettre du 22 août 1906, étaient surtout la découverte
- extasiée de deux ou trois mots auxquels je ne pensais plus et de
- tout ce que leur son réveillait en moi: «Angélus... aubépine...
- après-midi... civière... ou voiture à chien.»
-
-Je recopie ici, à titre d'exemple, non pas le meilleur mais le plus
-important--je dirai en quoi tout à l'heure--de ces poèmes:
-
-
-À TRAVERS LES ÉTÉS
-
-(A une jeune fille.)
-
- _Attendue,
- A travers les étés qui s'ennuient dans les cours
- en silence
- et qui pleurent d'ennui,
- Sous le soleil ancien de mes après-midi
- lourds de silence
- solitaires et rêveurs d'amour_
-
- _d'amours sous des glycines, à l'ombre, dans la cour
- de quelque maison calme et perdue sous les branches,
- A travers mes lointains, mes enfantins étés,
- ceux qui rêvaient d'amour
- et qui pleuraient d'enfance,_
-
- _Vous êtes venue,
- une après-midi chaude dans les avenues,
- sous une ombrelle blanche,
- avec un air étonné, sérieux,
- un peu
- penché comme mon enfance.
- Vous êtes venue sous une ombrelle blanche._
-
- _Avec toute la surprise
- inespérée d'être venue et d'être blonde,
- de vous être soudain
- mise
- sur mon chemin,
- et soudain, d'apporter la fraîcheur de vos mains
- avec, dans vos cheveux, tous les étés du Monde._
-
- *
-
- * *
-
- _Vous êtes venue:
- Tout mon rêve au soleil
- N'aurait jamais osé vous espérer si belle.
- Et pourtant, tout de suite, je vous ai reconnue.
- Tout de suite, près de vous, fière et très demoiselle
- et une vieille dame gaie à votre bras,
- il m'a semblé que vous me conduisiez, à pas
- lents, un peu, n'est-ce pas, un peu sous votre ombrelle,
- à la maison d'Eté, à mon rêve d'enfant,
- à quelque maison calme, avec des nids aux toits,
- et l'ombre des glycines, dans la cour, sur le pas
- de la porte--Quelque maison à deux tourelles
- avec, peut-être, un nom comme les livres de prix
- qu'on lisait en juillet, quand on était petit._
-
- _Dites, vous m'emmeniez passer l'après-midi
- Oh! qui sait où!... à «La Maison des Tourterelles»._
-
- *
-
- * *
-
- _Vous entriez, là-bas,
- dans tout le piaillement des moineaux sur le toit,
- dans l'ombre de la grille qui se ferme.--Cela
- fait s'effeuiller, du mur et des rosiers grimpants,
- les pétales légers, embaumés et brûlants,
- couleur de neige et couleur d'or, couleur de feu,
- sur les fleurs des parterres et sur le vert des bancs
- et dans l'allée comme un chemin de Fête-Dieu._
-
- _Je vais entrer, nous allons suivre, tous les deux
- avec la vieille dame, l'allée où, doucement,
- votre robe, ce soir, en la reconduisant,
- balaiera des parfums couleur de vos cheveux._
-
- _Puis recevoir, tous deux,
- dans l'ombre du salon,
- des visites où nous dirons
- de jolis riens cérémonieux._
-
- _Ou bien lire avec vous, auprès du pigeonnier,
- sur un banc de jardin, et toute la soirée,
- aux roucoulements longs des colombes peureuses
- et cachées qui s'effarent de la page tournée,
- lire, avec vous, à l'ombre, sous le marronnier,
- un roman d'autrefois, ou «Clara d'Ellébeuse»._
-
- _Et rester là, jusqu'au dîner, jusqu'à la nuit,
- à l'heure où l'on entend tirer de l'eau au puits
- et jouer les enfants rieurs dans les sentes fraîchies._
-
- *
-
- * *
-
- _C'est Là... qu'auprès de vous, oh ma lointaine,
- je m'en allais,
- et vous n'alliez,
- avec mon rêve sur vos pas,
- qu'à mon rêve, là-bas,
- à ce château dont vous étiez, douce et hautaine,
- la châtelaine._
-
- _C'est Là--que nous allions, tous les deux, n'est-ce pas,
- ce Dimanche, à Paris, dans l'avenue lointaine,
- qui s'était faite alors, pour plaire à notre rêve,
- plus silencieuse, et plus lointaine, et solitaire...
- Puis, sur les quais déserts des berges de la Seine...
- Et puis après, plus près de vous, sur le bateau,
- qui faisait un bruit calme de machine et d'eau..._
-
- *
-
- * *
-
-Evidemment j'aurais dû comprendre; j'aurais dû démêler ce que Fournier
-lui-même d'ailleurs n'apercevait pas encore à ce moment: que c'était là
-l'exercice d'un conteur, et non d'un poète.
-
-Le vers libre y était adopté par Fournier sous l'influence sans doute
-des Symbolistes, mais surtout comme un moyen de suivre exactement les
-phases d'un récit. Il me semble qu'on le sent ici s'entraîner à conter.
-Il ne s'est pas encore arraché à ses impressions; il cherche encore à
-nous les imposer telles quelles (et avouons franchement qu'il n'y
-réussit guère); mais déjà, malgré lui peut-être, elles s'analysent,
-elles perdent la densité poétique et prennent la forme d'une
-énumération. Des faits, des événements percent sans cesse au travers des
-spectacles; un dynamisme se fait sentir sous l'enveloppe émotive; des
-moments sont distingués; le présent, le futur viennent tout
-naturellement remplacer le passé:
-
- _Je vais entrer, nous allons suivre, tous les deux
- avec la vieille dame l'allée, où doucement,
- votre robe, ce soir, en la reconduisant,
- balaiera des parfums couleur de vos cheveux._
-
-D'ailleurs le thème du morceau n'est-il pas une «aventure» déjà? Et
-cette aventure, ne la connaissons-nous pas? N'est-ce pas, avant la
-lettre, la rencontre de Meaulnes et d'Yvonne de Galais? Plusieurs
-détails du récit définitif figurent déjà dans le poème: la vieille dame
-dont la jeune fille est accompagnée, l'ombrelle de celle-ci, sa
-démarche, le titre de châtelaine qui lui est donné en passant; même, le
-dernier vers se trouvera textuellement dans le chapitre de la _Promenade
-sur l'étang_.
-
-Une seule différence importante: au lieu de se passer entièrement dans
-un «domaine mystérieux», la scène est d'abord située à Paris. Ce n'est
-que par l'imagination que le poète la transporte par instants à la
-campagne.
-
-Ce point serait sans intérêt s'il ne nous permettait de remonter plus
-haut que le poème ici analysé, jusqu'à l'origine dans la réalité de
-l'aventure qui en fait les frais, jusqu'à l'événement de la vie
-d'Alain-Fournier qui a donné naissance au _Grand Meaulnes_.
-
-Il est si délicat, si fragile que j'ose à peine le toucher avec des
-mots; je crains de le briser en le racontant.
-
-Pourtant ses répercussions sur toute la vie sentimentale et même
-intellectuelle de Fournier furent infinies.
-
-J'ai dit combien il était exigeant, en pensée, à l'égard des femmes et
-quelle perfection il leur réclamait comme son dû. Il avait été bientôt
-las des trop pauvres satisfactions que pouvaient lui offrir celles qui
-étaient à sa portée.
-
-Est-ce une exaspération de son attente qui la lui fit croire tout à coup
-comblée? Ou bien alla-t-il instinctivement chercher un objet
-inaccessible qui ne pourrait le décevoir? Ou bien la vie vint-elle
-réellement, comme il arrive, au-devant de son imagination et lui
-présenta-t-elle son rêve authentiquement incarné?
-
-Le fait est simplement qu'il rencontra un jour, dans Paris, au
-Cours-la-Reine, une jeune fille merveilleusement belle qu'il suivit,
-dont il obtint par mille ruses le nom et l'adresse, qu'il retrouva et,
-bien qu'elle eût l'air extrêmement réservée, aborda. Le miracle est
-qu'il obtint d'elle quelques mots de réponse qui purent lui donner à
-croire qu'il n'était pas dédaigné. Et il sentit que l'étrange apparition
-devait faire un effort sur elle-même pour briser l'entretien et lui
-dire: «Quittons-nous! Nous avons fait une folie.»
-
-Des années passèrent sur cette rencontre sans effacer l'impression que
-Fournier en avait reçue; au contraire elle alla en s'approfondissant.
-
-La jeune fille avait quitté Paris; Fournier eut beaucoup de peine à
-retrouver sa trace; et quand il y parvint, longtemps plus tard, ce fut
-pour apprendre, avec un immense désespoir, qu'elle était mariée.
-
-Ayant suivi Alain-Fournier depuis son adolescence jusqu'à sa mort, je
-puis dire que cet événement si discret fut l'aventure capitale de sa vie
-et ce qui l'alimenta jusqu'au bout de ferveur, de tristesse et d'extase.
-Ses autres amours n'effacèrent jamais celui-là, ni même, je crois,
-n'intéressèrent jamais les mêmes parties de son âme. Il voyait toujours
-la parfaite jeune fille penchée sur lui; il ne lui demandait pas de se
-caractériser ni de se révéler à lui dans sa différence; il n'avait aucun
-besoin, dans le fond, de la connaître au sens complexe et dangereux du
-mot; il lui suffisait qu'elle fût impossible comme la vie; elle non
-plus, n'était «peut-être pas tout à fait un être réel»: c'est par quoi,
-en le comblant d'amertume, elle le consolait aussi.
-
-
-II
-
-J'avais quitté Lakanal au mois de juillet 1905, ayant obtenu une bourse
-de licence en province. Fournier était allé passer ses vacances en
-Angleterre, puis était rentré au lycée pour une troisième année de
-«cagne». Nous restâmes séparés pendant deux ans.
-
-Mais de cette séparation naquit une énorme correspondance, qui me permet
-aujourd'hui de suivre rétrospectivement le développement de mon ami
-pendant cette période.
-
-Ce fut, à coup sûr, une de celles où sa pensée fut le plus active, celle
-où son talent se nourrit, se forma. Tout le poids dont l'accablait la
-«préparation de l'Ecole», pour laquelle il n'était pas directement doué,
-et qui était pour lui, par instants, un véritable cauchemar, ne
-l'empêcha pas de lire, ni de pomper autour de lui tous les sucs dont il
-avait besoin.
-
-Il s'assimila Claudel, Gide, Rimbaud, Ibsen, acheva de digérer Laforgue
-et Jammes. En Angleterre, il s'était épris des Préraphaëlites. La
-peinture l'intéressait, mais par les côtés, il faut bien le dire, où
-elle touchait à la littérature. A Paris, il se mit à visiter les salons:
-Maurice Denis et Laprade lui donnèrent de grandes émotions. Il croyait
-découvrir dans leurs toiles les paysages purs et désespérés qu'habitait
-naturellement son âme, qu'il voulait à son tour évoquer.
-
-En toutes ses admirations de cette époque, d'ailleurs, et même de
-toujours, on sent un fort coefficient subjectif: il se cherche au
-travers de ce qui l'enthousiasme; il poursuit surtout des exemples, des
-permissions.
-
-Un moment, il plie et s'effondre presque sous Claudel; mais on le voit
-d'une lettre à l'autre se démener sous l'énorme avalanche, se
-rassembler, se saisir: «Claudel, s'écrie-t-il, apprends-moi à penser et
-à écrire selon moi, à moi qui sens selon moi»[7]. Et dans la lettre
-suivante, il note la leçon et l'encouragement qu'il croit avoir reçu du
-poète de _Tête d'Or_: «Il m'a renforcé... dans cette conviction que j'ai
-toujours eue... que je ne serai pas moi tant que j'aurai dans la tête
-une phrase de livre,--ou, plus exactement, que tout cela, littérature
-classique ou moderne, n'a rien à voir avec ce que je suis et que j'ai
-été. Tout effort pour plier ma pensée à cela est vicieux. Peut-être
-faudra-t-il longtemps et de rudes efforts pour que profondément, sous
-les voiles littéraires ou philosophiques que je lui ai mis, je retrouve
-ma pensée à moi, et pour qu'alors à genoux, je me penche sur elle et je
-transcrive mot à mot»[8].
-
- [7] Lettre du 7 mars 1906.
-
- [8] Lettre du 21 mars 1906.
-
-Il est difficile, tant elles sont nombreuses et riches, de mettre en
-ordre toutes les découvertes que Fournier fit sur lui-même, ou plutôt
-sur son talent et sur les conditions de sa création, pendant ces deux ou
-trois années.
-
-Les plus générales d'abord: il comprend, lui qui vient de s'épanouir, au
-milieu et par le moyen de la littérature la plus ésotérique, la plus
-aristocratique peut-être qui ait jamais été,--il comprend que ses
-sources d'inspiration sont d'ordre populaire, qu'il doit obéissance à
-son hérédité paysanne et que c'est du milieu dont il sort que monteront
-à son esprit les vrais thèmes de son oeuvre future. Toutes ses lettres
-sont pleines de descriptions de son pays, de grands récits de
-promenades, de conversations avec des paysans qu'il me rapporte
-méticuleusement: «Il me répondait, dit-il de l'un d'eux, avec une
-grossièreté, et une lenteur, et une prudence qui me prenaient le
-coeur[9].» Et plus loin: «Je voudrais dire avec le même amour les
-injures de celui qui veut qu'on ferme les barrières de ses prés, et qui
-n'est que haine déchaînée--et les paroles du braconnier que, revenant en
-retard, nous avons rencontré, poussé, le long de la haie, par l'orage
-menaçant et le vent rouge, vers la nuit d'août tombée, etc.»[10] Et dans
-la même lettre encore: «Je voudrais m'adresser à la campagne, comme les
-Goncourt à Paris: «O Paris..., tu possèdes...» Je veux au moins dire que
-si j'ai connu moins que les autres ces inquiétudes de jeunesse, ces
-angoisses sur mon moi, ce désarroi du déracinement, c'est que j'ai
-toujours été sûr de me retrouver avec ma jeunesse et ma vie, à la
-barrière--au coin d'un champ où l'on attelle deux chevaux à une herse...
-Et jamais plus que cette année de douloureuse sécheresse, je ne l'ai
-trouvée aussi compatissante, sympathisante... avec ses pardons pour ma
-fièvre, ses airs de connaître mon mal comme la lavande connaît les
-plaies, d'être accoutumée à moi comme je suis terrestrement accoutumé à
-sa compagnie.[11]»
-
- [9] Lettre du 3 septembre 1906.
-
- [10] _Ibid._
-
- [11] Lettre du 3 septembre 1906. La dernière phrase est une allusion à
- un passage des _Muses_ de Claudel.
-
-Cette parenté avec les champs, que j'avais tout de suite sentie en lui,
-dont Jammes plus tard l'avait aidé à mieux prendre conscience, il
-commence à l'éprouver comme une incitation à créer. Elle prend un sens
-positif, actif; elle veut se développer et se dire.
-
-Aussi comme il est hostile à tout ce qui pourrait le séparer de sa terre
-et plus généralement du monde vivant, des êtres particuliers, de
-l'immense règne du concret! J'ai déjà noté plus haut sa répugnance, sa
-résistance à tout effort critique et l'espèce de mauvaise humeur avec
-laquelle il repoussait mes tentatives pour emprisonner le réel dans des
-formules. Elles vont croissant.
-
-Contre un ami à qui il s'était confié et qui avait cru lui faire plaisir
-en reconnaissant et en étiquetant chaque trait de lui-même qu'il lui
-révélait, Fournier se révolte: «C'est moi-même qu'il veut à toute force
-comprendre et même réfuter. Je suis loin, moi, d'avoir la même ambition
-à son égard.[12]»
-
- [12] Lettre du 17-19 février 1906.
-
-Et en effet s'il écrit: «Le principal est évidemment mon horreur, ma
-frayeur d'être classé»[13], c'est vrai qu'il ne cherche jamais non plus
-à cerner, à classer, ni même à situer dans le plan intelligible, ni les
-autres, ni aucun aspect du monde: «J'ai le merveilleux pouvoir de
-sentir. Toutes choses ne m'ont été connues que par l'impression qu'elles
-laissaient sur mon coeur. Aussi ne les ai-je pas distinguées.»[14]
-
- [13] Même lettre. Et ailleurs: «Tous ceux qui ont voulu s'occuper de
- ma vie m'ont froissé.» (Lettre du 9 novembre 1906). «Surtout il faut
- fuir ceux qui se prétendent vos amis, c'est-à-dire prétendent vous
- connaître et vous explorent brutalement.» (Même lettre). «Qu'on me
- laisse ma cervelle à moi!» (Lettre du 29 janvier 1906).
-
- [14] Lettre du 9 novembre 1906.
-
-Fournier aperçoit un inconvénient grave pour lui dans toute opération de
-discernement ou même d'abstraction; elle isole, elle brise un contact,
-pense-t-il. Et c'est de contact avec les choses, avec les gens, qu'il a
-d'abord besoin: «Puisque l'ignorance qui accepte est à mon avis plus
-près de la vérité que n'importe quoi, et puisque, selon toi, l'ignorance
-est la source des émotions infinies (je n'avais pu formuler que par
-erreur une telle opinion que toute ma nature démentait), je te
-demande: Pourquoi ne pas se laisser aller tout de suite à cette
-ignorance-là?»[15] Et dans la même lettre: «Ne rien--même au
-fond--mépriser. S'y fondre, s'y confondre, s'y mêler. Y conformer sa
-pensée. Et la perdre ailleurs, le lendemain. Il n'y a d'atroce dans la
-vie que notre, nos façons de la voir--quand nous y tenons.»
-
- [15] Lettre du 19 février 1906.
-
-Au fond, c'est sa vocation de romancier qui se révèle à Fournier, déjà,
-au travers de son goût pour l'ignorance. S'il se dérobe à toute
-perception et à toute énonciation du général, c'est parce qu'il entend
-s'établir sur le plan même de la vie et dans une sorte de commun niveau
-avec les êtres particuliers.
-
-«Il n'y a d'art et de vérité que du particulier»[16] écrit-il. Et déjà,
-bien plus tôt: «Je ne crois qu'à la recherche longue des mots qui
-redonnent l'impression première et complète.» «J'ai toujours désiré
-quelque chose qui touche (dans le sens de toucher à l'épaule), qui
-arrête et qui évoque[17].» Et ailleurs encore: «Je puis, des années,
-avoir conçu les idées les plus claires, elles ne me sont rien tant que
-je ne les ai pas senti passer de mon intellect à cette partie de moi où
-les choses sont plus obscures et impossibles à exprimer sinon par
-l'énoncé difficile, ému, surhumain de tout leur détail[18].»
-
- [16] Lettre du 23 septembre 1905.
-
- [17] Lettre du 15 août 1906.
-
- [18] Lettre du 21 avril 1906.
-
-Il réclame le droit d'aller trouver chaque être, à sa place, sans aucune
-intention ni ambition préalables, et simplement pour l'y vivifier de son
-amour et de son imagination: «Je crois que toute vie vaut la peine
-d'être vécue. On les évalue, on méprise les unes, on glorifie les
-autres, parce que peut-être on en fait arbitrairement les parties d'un
-tout, d'une société, d'un monde idéal, qui n'a pas plus de raison d'être
-sous le soleil que tel ou tel autre[19].»
-
- [19] Lettre du 23 septembre 1905.
-
-Déjà l'on a vu comment il fait sortir et pour ainsi dire engendre au
-courant de la plume des personnages à la fois précis et mystérieux, que
-sa lettre m'apporte fragilement, comme enrobés encore de sa
-prédilection. Il y aurait de longs passages exquis à citer.
-
-Toute rencontre l'émeut, toute vie entr'aperçue; il la reconstruit
-aussitôt, dans son paysage, sous sa lumière, avec sa vibration; il
-s'attendrit sur elle, il épanche sur elle le flot de son admiration,
-pour mon goût un peu trop compatissante et aveugle. Je lui reproche de
-temps en temps son excès de sensibilité, que j'appelle sans ménagement
-de la sensiblerie. Il se gendarme, comme si je voulais tarir une source
-en lui.
-
-C'est vrai, pourtant, à cette époque, qu'il a l'émotion un peu facile
-devant tout ce qui se présente avec humilité ou insignifiance; les
-profondeurs qu'il veut y voir, je n'y comprends rien. Je suis froissé
-par sa tendance à tout transfigurer; je ne sais pas y reconnaître ce don
-prodigieux qui est en train de lui venir, de rendre à chaque objet sa
-dose latente de merveilleux.
-
- * * * * *
-
-Lui, pourtant (c'est la seconde des découvertes qu'il fait sur son
-talent), le sent déjà se former en lui et devine tout le parti qu'il
-pourra en tirer.
-
-Ou plutôt il aperçoit, il sait que s'il lui faut rester en communion
-avec la vie particulière, ce n'est pas seulement pour la bien observer
-et la bien décrire; le naturalisme n'est pas son fait; l'enthousiasme
-que lui a donné un moment _Germinie Lacerteux_, est sans lendemain.[20]
-
- [20] «Ces jours-ci j'ai été amené à méditer sur le Réalisme. Je vois
- que c'est encore une formule à travers laquelle on examine le monde.
- Un peu de science et le plus possible de «vérités» médiocres et
- courantes: on bâtit le monde là-dessus et le tour est joué. Le
- principe du réalisme, c'est ceci: se faire l'âme de tout le monde
- pour voir ce que voit tout le monde; car ce que voit tout le monde
- est la seule réalité. Je me demande comment nous avons pu tous nous
- laisser prendre à une théorie aussi grossière. Il est vrai que
- c'était un échelon.» (Lettre du 2 avril 1907).
-
-Autant qu'à l'abstraction, il répugne à la reconstruction littérale et
-intégrale de ses modèles. En fin de compte ce n'est pas du tout
-l'épaisseur des objets, ni même le volume des âmes qu'il va tâcher
-d'exprimer. Il n'en prendra que la plus mince pellicule, et tout de
-suite il leur fournira une autre chair, comme immatérielle.
-
-L'opération est si particulière et si étrange qu'il faut alléguer le
-plus de textes possible pour la faire bien comprendre: «Ce pouvoir de ne
-sentir «des choses que la fleur» était devenu maladif, cette fin d'été
-douloureux, à force de subtilité. J'ai revu en rentrant ici le portrait
-idéal de la Beata Beatrix par Rossetti et l'impression idéalement
-exquise m'a immédiatement, inconsciemment et invinciblement suggéré les
-bords du Cher, que je n'ai pas vus depuis dix ans, avec leurs déserts de
-saules et de vase. Comment dire cela? C'est vertigineusement
-particulier. Cette odeur sauvage et unique et brutalement réelle et le
-regard idéal de Beatrix c'était, c'est encore tout un pour moi, pour je
-ne sais quelle fibre de mon coeur.--Arriver à reconstruire ce monde
-particulier de mon coeur qui ne sera compréhensible que quand il sera
-complet--où toutes les réalités, à cause du coeur où elles sont passées,
-seront pures comme des idées.»[21]
-
- [21] Lettre du 9 novembre 1906.
-
-Donc lien, par suite de perception simultanée, du particulier et de
-l'idéal, autrement dit: sublimation immédiate, sans le secours de
-l'intelligence, de l'objet concret. Le résultat sera une transposition
-comme automatique de tout le spectacle abordé par l'esprit du romancier
-dans un monde quasi-surnaturel:
-
-«Pour le moment je voudrais plutôt [que de Dickens ou des Goncourt]
-procéder de Laforgue, mais en écrivant _un roman_. C'est contradictoire;
-ça ne le serait plus si on ne faisait, de la vie avec ses personnages,
-que des rêves qui se rencontrent. J'emploie ce mot rêve parce qu'il est
-commode quoique agaçant et usé. J'entends par rêve: vision du passé,
-espoirs, une rêverie d'autrefois revenue qui rencontre une vision qui
-s'en va, un souvenir d'après-midi qui rencontre la blancheur d'une
-ombrelle et la fraîcheur d'une autre pensée.--Il y a des erreurs de
-rêve, de fausses pistes, des changements de direction, et c'est tout ça
-qui vit, qui s'agite, s'accroche, se lâche, se renverse. Le reste du
-personnage est plus ou moins de la mécanique--sociale ou animale--et
-n'est pas intéressant.
-
-«Ce que je te dis là semble l'énoncé de vérités séculaires et banales
-sous une forme tant soit peu différente.
-
-«Mon idéal c'est justement d'arriver à rendre cette _forme_, cette façon
-d'énoncer la vie tangible dans des romans, d'arriver à ce que ce trésor
-incommensurablement riche de vies accumulées qu'est ma simple vie, si
-jeune soit-elle, arrive à se produire au grand jour sous cette forme de
-«rêves» qui se promènent[22].»
-
- [22] Lettre du 13 août 1905.
-
-Aussi Fournier admire-t-il dans _Tess d'Urberville_ «ces trois filles de
-ferme amoureuses, si simplement irréelles malgré les mille délicieux
-détails précis[23]...»
-
- [23] Lettre du 24 janvier 1906.
-
-Ailleurs: «Mon credo en art: l'enfance. Arriver à la rendre sans aucune
-puérilité (cf. J.-A. Rimbaud), avec sa profondeur qui touche les
-mystères. Mon livre futur sera peut-être un perpétuel va-et-vient
-insensible du rêve à la réalité: «Rêve», entendu comme l'immense et
-imprécise vie enfantine planant au-dessus de l'autre et sans cesse mise
-en rumeur par les échos de l'autre[24].»
-
- [24] Lettre du 22 août 1906.
-
-Fournier instinctivement se solidarise avec ses perceptions les plus
-intellectuelles, mais en même temps les plus constructives; il veut
-conserver comme principal moyen de connaissance--et de création--ce
-regard de l'enfant qui prélève les plus impondérables éléments du monde
-et aussitôt les réagence, les combine merveilleusement, jusqu'à pouvoir
-loger dans le château qu'il en forme tout ce que l'âme petite et
-pesante, par derrière, et souffre et désire.
-
-Son irréalisme est foncier; il en ferait presque un système déjà; mais
-non; c'est vraiment sa nature qui s'éveille et se trouve d'emblée tout
-occupée à l'illusion: «Je trouve que ce qui est difficile, c'est
-beaucoup plus de se donner partout l'illusion complète de la beauté, ou
-plus généralement l'illusion[25].»
-
- [25] Lettre du 22 janvier 1906. Cf.: «Je n'aurai derrière moi qu'un
- peu de rêve très doux et très lointain, bien à moi, que je
- façonnerai comme je voudrai.» Lettre du 13 août 1905.
-
-Il le trouve «difficile», mais au sens de «méritoire» seulement; car au
-contraire c'est dans ce sens que fonctionne immédiatement, spontanément,
-couramment son esprit.
-
-L'exposé que nous avait fait notre professeur de philosophie, M.
-Mélinand, de la théorie idéaliste du monde extérieur, avait profondément
-frappé Fournier; mais non pas comme une révélation faite à son
-intelligence, comme une permission plutôt donnée à tout son être
-d'apercevoir le monde transparent, et modifiable par nos facultés.
-
-Lui qui tout à l'heure marquait tant de respect pour les choses et
-semblait vouloir prosterner devant elles sa pensée, ou l'y laisser se
-perdre, c'est dans un mouvement plus sincère encore qu'il s'écrie tout à
-coup: «Je me jouais du monde avec la moindre de mes pensées[26],» et
-qu'après l'avoir si religieusement adorée, il parle «d'une certaine âme
-de ces campagnes... que j'invente tous les jours un peu plus.»[27]
-
- [26] Lettre du 9 décembre 1905.
-
- [27] Lettre du 4 octobre 1905.
-
-On sait l'importance qu'a le mot «changer» chez Rimbaud, et ce clin
-d'oeil, qui a fait fortune, par lequel il communique à tout spectacle un
-aspect second. Il y a chez Fournier une disposition analogue, non pas
-tout à fait des sens, mais de l'âme, si j'ose dire. Encore une fois il
-n'est pas directement poète, sa vision n'est pas assez subversive; elle
-ne brouille pas assez les choses; il n'entre pas assez de
-sens-dessus-dessous dans ce qu'il a regardé. Mais il a une façon propre
-d'ébranler les paysages et les êtres selon une certaine pulsation comme
-amoureuse de son coeur et de les mettre tranquillement en chemin, par ce
-seul moteur, sur toutes les pentes du rêve.
-
-Avec Rimbaud (je ne fais pas ici de comparaison de valeur), on a la
-sensation que toute l'étrangeté du spectacle dépend d'un éclairage
-venant du dehors, fourni par le regard du poète. Fournier invente une
-manière de désorientation plus complète, plus sournoise, par la
-sympathie. Ce n'est pas en vain qu'il insiste, dans un des passages que
-j'ai cités, sur le rôle du «coeur» dans la transformation des choses en
-«idées». Ce n'est pas par hasard qu'il débute par cet attendrissement
-devant toutes choses, à la Charles-Louis-Philippe, qui me donna un peu
-sur les nerfs. «Ce qui importe, c'est mon émotion,» écrit-il.[28] Parce
-qu'il y distingue un moyen créateur et presque métaphysique, une source
-de déplacement des objets et comme l'origine de la procession qui les
-transfigurera.
-
- [28] Le 22 janvier 1906.
-
-Se plaignant, un peu plus tard, d'une fausse interprétation d'un de ses
-poèmes en prose, «il est vrai, dira-t-il, que j'aime assez cette façon
-de se tromper sur moi et de comprendre fantastique là où j'ai voulu
-faire émouvant.»[29]
-
- [29] Lettre du 31 décembre 1908.
-
-Oui, le fantastique,--mais qui n'est pour lui qu'une réalité plus
-grande, plus essentielle du monde perçu,--est bien la fin suprême, et le
-résultat dernier, de toute sa dévotion sentimentale. C'est à produire un
-certain détachement sur fond inconnu de la vie tout entière que tendent
-ses admirations et ses apitoiements.
-
-Aux personnages de _Solness le Constructeur_ il reproche une allure trop
-allégorique: «Je voudrais que la vie simple des personnages et celle des
-symboles fût plus mêlée. Je voudrais que _leur vie_ fût un symbole et
-non pas _eux_... Je voudrais que la vie s'éclairât sans qu'on y pense,
-rien qu'à vivre avec eux.»[30]
-
- [30] Lettre du 17 février 1906.
-
-Le don qu'il se découvre est ici défini dans sa simplicité même, sous la
-forme où il défie l'analyse. C'est le don d'illumination, au sens actif
-du mot, le don d'allumer au sein des êtres et des choses, sans en rien
-prendre de plus que «ce premier coup d'oeil qui dit tout», une sorte
-d'absence d'eux-mêmes et de vacance sur l'infini,--une clarté timide
-faite de leur subite aliénation. Tout dérive, tout s'en va sous son
-regard, tout se donne, en silence et sans drame, à l'abîme. «La vie
-s'éclaire sans qu'on y pense.» Sa ténuité laisse entrevoir de pâles
-foyers ravissants. Le monde est «joué» avec «une seule pensée.»
-
-
-III
-
-On peut se demander pourquoi Fournier qui semblait, ainsi, dès 1907, si
-bien au fait de ses tendances et de ses dons, dut attendre encore
-plusieurs années avant d'en trouver le véritable usage et avant
-d'entreprendre le _Grand Meaulnes_.
-
-C'est d'abord qu'il rencontra de nombreux empêchements matériels.
-
-En octobre 1906, il s'était installé à Paris avec sa grand'mère et sa
-soeur et était entré, comme externe, en rhétorique supérieure à
-Louis-le-Grand. Et comme il voulait cette fois, à tout prix, réussir au
-concours de l'Ecole Normale, il avait dû suspendre complètement son
-activité littéraire.
-
-Ses incursions dans le domaine qu'il s'était défendu, se bornèrent,
-cette année-là, à une prise de contact avec le groupe de _Vers et
-Prose_, qui nous paraissait, à ce moment, résumer tout ce qu'il y avait
-de vivant en littérature. Fournier fut présenté un soir, au Vachette,
-par des amis, à Paul Fort, à Moréas, à Adolphe Retté. J'ai gardé et je
-publierai peut-être un jour le récit homérique de la nuit qu'il passa
-avec eux et dont il ne sortit pas sans quelques désillusions. Il devait
-pourtant nouer plus tard des relations amicales avec Paul Fort, qui a
-dédié à sa mémoire un admirable poème.
-
-Malgré tous ses efforts, handicapé d'ailleurs par une fatigue cérébrale
-qui l'avait affligé au dernier moment, Fournier, admissible à l'écrit,
-ne put réussir à l'oral du concours. Ainsi lui fut fermée définitivement
-une porte qu'il était fou, quand j'y repense, de s'attendre à voir
-jamais s'ouvrir devant cet esprit trop sensible, trop imaginatif, et qui
-ne trouvait jamais faciles que les chemins inexplorés.
-
-Le service militaire le guettait. Il ne put profiter du régime des
-«dispenses» qui venait d'être supprimé, et dut faire deux ans, avec
-préparation obligatoire du métier d'officier. Ce fut une nouvelle
-restriction à son essor d'écrivain: comme il n'avait jamais de loisirs
-qu'imprévus et fort courts, il ne put travailler pendant cette période
-qu'à des contes et à de brèves esquisses.
-
-Pourtant, ce temps d'esclavage ne fut pas sans lui apporter de secrets
-enrichissements; il l'employa à explorer la vie de cette façon étrange
-et délicate que j'ai tâché de définir, et à en extraire ce minerai
-subtil qu'elle recélait pour lui, dont lui seul savait repérer les
-filons.
-
-Pour la première fois il entrait en contact intime, familier, avec les
-gens du peuple, et non plus seulement avec les paysans, avec les
-ouvriers aussi: il les aima, fermant les yeux à leurs défauts. Il sentit
-l'immense misère et le charme enivrant de la camaraderie militaire. Il
-traversa à pied, de la seule allure qui permette d'y adhérer vraiment,
-une foule de pays nouveaux; il apprit la France, pas à pas; les environs
-de Paris d'abord, puis la Brie, la Champagne, Mailly, puis la Touraine,
-puis la région de Laval, où il fut élève-officier, enfin le Gers et les
-Pyrénées,--car il fut envoyé, pour ses six derniers mois, comme
-sous-lieutenant, à Mirande.
-
-Mirande me paraît marquer un moment important du développement de
-Fournier: le moment--comment le bien définir?--où sa nostalgie déborde.
-Jusque-là elle avait été quelque peu contenue et comme canalisée par ses
-admirations littéraires: la voici tout à coup qui jaillit droite, à
-l'état pur, du fond de son âme. Le souvenir de son amour, qui, à mon
-avis, dans son essence, comme je l'ai déjà d'ailleurs insinué, était la
-simple fixation d'un mal plus vague et plus profond dont il souffrait de
-naissance, revient à cet instant le traverser d'une manière tout
-particulièrement douloureuse. Le jour anniversaire de sa rencontre avec
-la jeune fille du Cours-la-Reine, il m'écrit: «Je reste tout ce jour
-enfermé dans ma chambre pour souffrir plus à l'aise. Depuis des semaines
-ceux qui me touchent la main savent que j'ai la fièvre. La fatigue même
-ne me fait plus dormir. La joie secrète de ces temps derniers est finie;
-maintenant il faut lutter contre la douleur infernale. Comment
-traverserai-je tout seul cette fête à laquelle je ne suis pas convié? De
-grand matin le soleil est entré dans l'appartement par toutes les
-fenêtres et m'a réveillé; le serviteur a tout préparé durant la nuit,
-les haies de roses, la route brûlante..., pour quelque grand
-anniversaire mystérieux; et au moment de révéler à tous le secret de sa
-joie, il trouve son maître seul et en larmes et abandonné.»[31]
-
- [31] Lettre datée du Jeudi de l'Ascension 1909.
-
-Oserai-je entrer dans le vif d'un caractère?--Pour Fournier, le moment
-de la plus complète privation est aussi celui de la plénitude
-intérieure. Il ne faut pas que sa souffrance, qui est réelle, nous fasse
-illusion. Fournier n'est lui-même et ne trouve toutes ses forces que
-dans l'instant où il se sent vide de tout ce dont il a pourtant besoin.
-
-Il y a ici quelque chose d'infiniment subtil que peut-être je ne
-réussirai pas à faire comprendre. Tâchons seulement de le revoir dans
-cette petite ville méridionale dont la grand'route, en la traversant,
-forme la seule rue. Au loin, les Pyrénées aiguës sont encore blanches.
-Le printemps chauffe pourtant déjà les maisons basses et a fait sourdre
-dans tous les jardins de grandes nappes de fleurs. Il est dix heures;
-Fournier revient de l'exercice, retrouve sa chambre au premier étage de
-la «Maison Hidalgo», sa table devant la fenêtre ouverte. Un seul livre
-est posé devant lui: _l'Idiot_ de Dostoïevski; mais bientôt viendront
-s'y ajouter l'Evangile, la Bible et l'Imitation qu'il ira demander à
-l'aumônier de l'Hôpital.
-
-Il a vingt-trois ans; il n'a pas su encore «se faire une situation»; il
-sent très bien, jusque dans ses mains, une sorte de maladresse à forcer
-la vie; la dextérité, l'étude et la patience lui font irrémédiablement
-défaut. Il n'est pas sans aucun désir du bonheur; mais il le voit si
-difficile!
-
-Alors--c'est ici que son caractère devient complexe et singulier--il se
-sent pris à la fois de désespoir et d'audace; au lieu de rien résigner,
-il demande tout. Sachant bien qu'il ne l'obtiendra pas, c'est un trésor
-qu'il exige, qui lui est dû.
-
-Cela ne va pas sans larmes et sans abattements. Qui saurait arriver au
-bon moment et lui poserait sans rien dire la main sur le front, quels
-fiévreux sanglots ne déchaînerait-il pas![32]
-
- [32] Il écrivait un peu plus tard (le 13 septembre 1910): «Pour la
- dixième fois peut-être j'organise ma vie comme certain soir de mon
- enfance. Ce soir-là, j'avais fait une tache sur une page longuement
- travaillée et je me disais: «Ma foi, j'aimerais autant que mon père
- déchire la page, et je la recommencerais;»--mais quand il est venu
- et qu'il l'a déchirée, ç'a été une crise de sanglots et de
- désespoir.--Tel est en ce moment mon genre de satisfaction.»
-
-Mais cette âme est jeune encore et avide et il faut qu'elle se fasse
-grande de tout ce qui lui est refusé, de toutes ses déceptions, de
-toutes ses impuissances: ce qu'elle n'a pu saisir, ce qu'elle ne saisira
-pas, fleurit en elle tout à coup, irréel et présent.
-
-Jamais peut-être homme ne rêva semblablement la vie; son imagination
-comble au fur et à mesure toutes les lacunes que son exigence y
-détermine; sur ce monde, qui ne se laisse approcher et goûter un peu que
-par la ruse, qu'il sent donc inassimilable, elle projette, comme
-vengeance, son immense et douloureux reflet.
-
-Fournier, si doux, si tendre, si facile à toucher, avait en même temps
-une espèce de cruauté envers les êtres. Il se mettait de chacun à
-attendre un certain nombre de joies définies, mais se gardait bien d'en
-rien dire; et si elles lui étaient refusées, c'est presque avec triomphe
-qu'il constatait le manquement et déclarait sa déception,--et ne
-pardonnait pas.
-
-«Seules les femmes qui m'ont aimé peuvent savoir à quel point je suis
-cruel[33].» Il les appelait, les invitait, mais aussitôt leur
-prescrivait mentalement un certain angle sous lequel elles avaient à
-entrer dans sa vie, un certain rôle qu'elles y devaient jouer. Et à la
-moindre faute qu'elles commettaient, au moindre lapsus, il les accablait
-de reproches, leur racontait méchamment, en détail, tout ce en quoi
-elles étaient défaillantes à son idéal.
-
- [33] Lettre du 28 sept. 1910.
-
-Je ne veux pas du tout noircir ici mon ami. Il ne disconvenait pas
-lui-même, on le voit, de cette dureté. Je veux seulement aider à
-comprendre le caractère actif, presque agressif de sa nostalgie,--et
-cette violence qui était au fond.
-
-Je veux aussi faire épouser le mouvement qui, pendant ce même séjour à
-Mirande, l'entraîna si fortement vers le catholicisme. L'origine en
-remonte d'ailleurs à 1907. Dès ce moment, Fournier s'était trouvé en
-butte à des sortes de tentations, qui venaient par accès:
-
-«Désirs d'ascétisme et de mortifications: vieux désirs sourds.
-
-Désir de pureté. Besoin de pureté. Jalousie poignante et saignante.
-
-Vous vous seriez endormis et satisfaits dans le catholicisme.
-
---Insatisfaction éternelle de notre grande âme (Gide, Laforgue).
-
-Amours sans réponse pour tout ce qui est.
-
-Sympathies sans réponse avec tout ce qui souffre.
-
-Vide éternel de notre coeur, le catholicisme vous eût comblé.
-
---Ambitions jamais lasses, ambitions de conquérir la vie et ce qui est
-au delà.
-
-Votre douleur se fût calmée et votre gloire exaltée à la promesse qu'on
-vous eût faite du Paradis de votre coeur et de ses paysages.»[34]
-
- [34] Lettre du 26 janvier 1907.
-
-Mais à ce moment (il est sous l'influence de Gide) la religion ne lui
-apparaît qu'à la façon de ces oasis dont c'est toujours «la suivante»
-qui est «la plus belle». Il la poursuit comme un lieu possible de repos,
-mais sans désir profond de l'atteindre.
-
-A Mirande, la tentation a pris corps; le catholicisme est présent, comme
-un ange multiple et voilé, à toutes les portes de son âme. Dans un poème
-en prose dont il trace à ce moment l'esquisse, il se représente sous les
-traits de «l'adolescent de la nuit, du veilleur aux colombes». «Et
-tandis que les autres ont connu le triomphe mystérieux dans le pays
-nouveau qui était comme l'expansion de leur coeur, lui, comme dans une
-tour, a senti monter vers lui ce paysage inconnu. Chaque jour cela gagne
-et cela déferle comme une énorme vague. Chaque jour sur un papier, comme
-un homme perdu, il décrit les progrès de l'inondation mortelle. Dans sa
-vie très simple, chaque fois quelque chose de monstrueux, tant cela est
-pur et désirable, se glisse comme une parole incompréhensible dans les
-discours de celui qui va devenir fou. Enfin une nuit, au plus haut de sa
-tourelle, alors qu'en bas et jusqu'à l'horizon fulgure la vie de la Joie
-inconnue, il comprend que la vraie joie n'est pas de ce monde, et que
-pourtant elle est là, qu'elle ouvre la porte et qu'elle vient se pencher
-contre son coeur. Alors il meurt, en écrivant quelque chose, un nom
-peut-être, qui n'est pas encore décidé--et sur chaque barrière des
-champs d'alentour (redevenus terrestres), un enfant est perché, en robe
-blanche, les pieds pendants, et souffle dans une flûte d'or, à
-intervalles réguliers.[35]»
-
- [35] Lettre du 26 juillet 1909.
-
-Que cette métaphore n'aille pas faire croire que la crise se passe pour
-Fournier dans le plan purement littéraire. Il va à Lourdes et en
-rapporte une grande émotion; il cherche à s'instruire du dogme; il
-m'écrit: «Si tu as cru que mon amour était vain et inventé, si tu as cru
-que je passais un seul jour sans en souffrir, et si, cependant, tu n'as
-pas vu que depuis trois ans la question chrétienne ne cessait de me
-torturer--certes tu m'as méconnu--certes tu t'es beaucoup trompé. Si je
-puis entrer tout entier dans le catholicisme, je suis dès ce moment
-catholique[36].»
-
- [36] Lettre du 11 mai 1909.
-
-Quand j'essaie d'imaginer ce que la religion pouvait représenter pour
-Fournier à cet instant: une force toute faite, me dis-je, pour le porter
-au delà de ce qu'il ne pouvait maîtriser; cette résistance qu'offre la
-vie quand on l'aborde avec de grands désirs et une insuffisante
-application d'esprit, il voyait, pour la vaincre, ce grand train de
-dogmes et de prières. Son émotion religieuse («Il n'y a pas de mots pour
-ces larmes») venait après «combien de démarches dans les ténèbres![37]»
-
- [37] Lettre du 2 juin 1909.
-
-On lui promettait l'effraction des trésors qu'il ne savait pas
-solliciter. C'est à un pillage magique du monde qu'il se sentait convié.
-
-Ou, si l'on veut, la façon dont le monde, par le christianisme,
-«s'éclaire sans qu'on y pense» devait être pour lui d'une immense
-attraction. «Ce qui me séduit terriblement, écrira-t-il un peu plus
-tard, dans les livres sacrés, c'est la simplicité du mystère qu'ils
-révèlent. A chaque page, l'éclosion terrestre de l'événement merveilleux
-me trouve aussi passionnément crédule que l'épanouissement d'une fleur
-au coeur du pré de juin. Il n'y a pas moyen de ne pas croire tant cela
-est vrai et séduisant[38].»
-
- [38] Lettre du 4 avril 1910.
-
-Une certaine immédiateté du prodige, la parenté du surnaturel avec
-l'humble vie quotidienne, sa ressemblance avec les événements de tous
-les jours: voilà ce qu'il reconnaît comme sien dans le christianisme et
-ce qui le transporte. Dans la même lettre il m'écrit encore parlant de
-l'Evangile: «C'est la perfection de mon art, le baiser de mon amour, la
-consolation de ma peine, l'exaltation de ma joie. Ce n'est pas, comme je
-l'ai cru..., le livre de la pureté, écrit pour les anges; c'est une
-réponse inépuisable à toutes mes questions d'homme--c'est comme une
-auberge, dont parle Jammes, une auberge bleue où je me suis assis sale
-et fatigué; et, sur le coup de midi, je m'aperçois qu'elle m'a porté au
-Paradis, où elle vient de s'envoler, les ailes repliées[39].»
-
- [39] Lettre du 4 avril 1910.
-
-On voit dans _Madeleine_, qui est à mon avis la première réussite
-positive de Fournier, une expression de tout ce qu'il recevait à la fois
-et pêle-mêle, à ce moment, du christianisme. On sent son inquiétude, sa
-charité, son impatience (à une certaine façon de bousculer, de retourner
-les paysages), et la lueur que l'au-delà laisse filtrer jusqu'à lui. Il
-y a de la pitié, de la dureté, du désir, beaucoup d'enfantillage encore,
-dans ces pages, et pourtant une force de rêve, un besoin de s'arracher
-aux lois physiques qui atteignent presque au drame.
-
-De même, dans les petits poèmes en prose qui suivent, et qui sont
-construits sur des impressions de grandes manoeuvres.[40] On y respire
-déjà quelque chose de ce malaise si pur qui fera le charme incomparable
-du _Grand Meaulnes_; il y veille une grande peine cachée, mais qui
-n'accable pas l'âme, qui la laisse active et vagabonde; et sans cesse la
-même lampe s'allume au sein de la nuit,--la même promesse diaphane, le
-même visage limpide et sans péché.
-
- [40] Il fit les manoeuvres d'armée qui eurent lieu aux environs de
- Toulouse en septembre 1909 et fut libéré aussitôt ensuite.
-
-Pourtant il ne faut pas nous dissimuler qu'il manque encore quelque
-chose à ces premiers essais en prose d'Alain Fournier, non seulement
-pour qu'ils nous émeuvent profondément, mais même pour qu'ils
-ressemblent tout à fait à leur auteur et portent une marque
-indiscutablement originale.
-
-Lui-même n'est pas sans le sentir, sans s'en inquiéter. J'ai dit que le
-service militaire l'avait empêché de s'attaquer, dès 1907, à une oeuvre
-de longue haleine. Il faut corriger cette affirmation. Tous les
-obstacles qu'il rencontra, n'étaient pas extérieurs; il luttait aussi
-contre une certaine faiblesse, ou erreur de son talent, qu'il n'arrivait
-pas à se bien définir.
-
-Dans presque toutes ses lettres, depuis 1907, il me parlait du _Pays
-sans nom_; tout ce qu'il écrivait s'y rapportait, devait en faire
-partie; mais ce n'en étaient jamais que des morceaux, et sans lien,
-qu'il parvenait à réaliser; l'oeuvre ne «venait» pas dans son ensemble.
-
-Le _Pays sans nom_, c'était le monde mystérieux dont il avait rêvé toute
-son enfance, c'était ce paradis sur terre, il ne savait trop où, qu'il
-avait vu, auquel il se voulait fidèle toute sa vie, dont il n'admettait
-pas qu'on pût avoir l'air de suspecter la réalité, qu'il sentait comme
-unique vocation de rappeler et de révéler.
-
-Le _Pays sans nom_, c'était, à ce moment, dans son esprit, non pas le
-germe, mais la fleur trop épanouie, impossible à force d'extension et de
-fragilité, de ce qui plus tard, dans le _Grand Meaulnes_, devait
-s'appeler: le Domaine mystérieux.
-
-Il cherchait à l'évoquer directement, par les seuls prestiges de la
-poésie; il voulait y transporter sans avertissement son lecteur, l'y
-faire s'éveiller comme Meaulnes enfant, un jour, s'éveilla dans la
-«Chambre verte».
-
-Aussi répudiait-il tout secours matériel, tout moyen épisodique et
-concevait-il sa tâche comme celle d'un pur enchanteur.
-
-Mais justement c'est là qu'il trébuchait. Plus il serrait de près sa
-vision, plus il mettait à son service des phrases et des images qui
-l'avoisinaient, plus il voulait utiliser, pour l'exprimer, son émanation
-propre et le halo dont elle s'entourait, plus il cherchait, à son usage,
-de ces mouvements muets qui partent du coeur et glissent comme des
-anges,--et plus aussi il la sentait s'affaiblir, s'épuiser.
-
-Son découragement, devant cette déception de ses efforts, eut, à
-certains moments, un caractère tragique. Il m'écrivait: «Peut-être que
-moi-même j'en suis déjà à la deuxième partie de l'_Esprit
-Souterrain_--le moment où l'on aperçoit que peut-être on ne répondra pas
-au crédit qui vous fut accordé; le moment de la banqueroute et du
-«lébédévisme.»[41] C'est ici qu'il faudrait de l'aide. Mais à qui
-s'adresser?»
-
- [41] Lettre du 22 mars 1910. Cf. le 28 août: «Il y a plus de courage
- et de travail à dépenser pour écrire un premier livre qui soit un
- livre, qu'il en faudrait à un homme ignorant pour construire tout
- seul une maison.»
-
-Heureusement cette fois je ne lui fis pas défaut. Nous eûmes ensemble,
-pendant l'hiver qui suivit sa libération et qui nous trouva réunis à
-Paris, des conversations capitales, au cours desquelles je l'aidai à
-débrouiller les embarras qui paralysaient son talent. Lui-même
-d'ailleurs fit preuve dans cette enquête d'une extraordinaire
-intelligence technique et finit par saisir le problème avec tant de
-lucidité qu'il en força la solution. Car il avait beau mépriser
-l'abstraction et les formules: il savait admirablement raisonner sur son
-art et en découvrir les lois cachées.
-
-Notre étude porta essentiellement sur la valeur du Symbolisme et nous
-conduisit à mettre en jugement, et même en accusation, ce qui avait été
-jusque-là l'objet de notre culte.
-
-Un mot d'André Gide nous avait beaucoup frappés et travaillait depuis
-quelque temps déjà notre esprit: «Ce n'est plus le moment d'écrire des
-poèmes en prose», m'avait-il déclaré en me remettant un essai de
-Fournier que je lui avais fait lire. Nous nous étions révoltés contre ce
-décret dont la sévérité nous paraissait affreuse; mais en même temps
-nous avions réfléchi et le sens en avait pénétré profondément dans notre
-pensée et l'avait émue.
-
-Nous distinguions maintenant, dans cette partie de nous-mêmes qui
-s'éprouvait créatrice, ce que Gide avait voulu dire: une impuissance, en
-effet, se trouvait correspondre en nous au genre qu'il avait
-condamné,--une impuissance qu'il nous fallait bien à la fin reconnaître.
-
-Le poème en prose, tel que le Symbolisme nous l'avait enseigné, était
-devenu, par la simple faute des années, un instrument entre nos mains
-complètement inefficace et ne pouvait plus nous permettre aucune prise
-sur la sensibilité d'autrui. Il avait quelque chose de trop tacite; de
-tous les éléments qu'il ordonnait à son auteur de sous-entendre sous
-peine de grossièreté, il ne se pouvait pas qu'à la fin l'émotion du
-lecteur ne se trouvât pas diminuée; il dispensait de trop de choses pour
-qu'en le lisant on ne se sentît pas dispensé aussi d'en être touché.
-
-Et du même coup une lumière éclatante jaillissait, qui nous montrait le
-chemin. Fournier l'aperçut le premier et la suivit: il fallait rompre
-avec le Symbolisme et avec tout l'arsenal trop «mental» qu'il proposait;
-il fallait sortir de l'esprit et du coeur, saisir les choses, les faits,
-les amener entre le lecteur et l'émotion à laquelle on voulait le
-conduire: «Ce qu'il y a de plus ancien, de presque oublié, d'inconnu à
-nous-mêmes,--c'est de cela que j'avais voulu faire mon livre et c'était
-fou. C'était la folie du Symbolisme. Aujourd'hui cela tient dans mon
-livre la même place que dans ma vie: c'est une émotion défaillante, _à
-un tournant de route, à un bout de paragraphe_...»[42]
-
- [42] Lettre du 28 sept. 1910.
-
-Fournier découvrait cette fois son aptitude et sa force véritables: il
-se comprenait romancier. Il échappait d'un seul coup à la rêverie, à
-cette vague intimité avec lui-même où il s'était si longtemps complu et
-dans laquelle son manque de lucidité intérieure lui interdisait de faire
-des progrès. Il replaçait la vie avec tous ses accidents devant ce songe
-qu'il avait vainement essayé de modeler directement et il ne comptait
-plus que sur des faits, que sur des gestes scrupuleusement décrits pour
-faire entrevoir celui-ci à son lecteur, «à un tournant de route, à un
-bout de paragraphe».
-
-«Je travaille, m'écrivait-il.[43] J'ai parfois de grands désespoirs. Je
-renonce à beaucoup d'impossibilités. Je travaille simultanément à la
-partie imaginaire, fantastique de mon livre et à la partie simplement
-humaine. L'une me donne des forces pour l'autre. Mais sans doute
-faudra-t-il que je renonce à la première: La seconde va tellement mieux
-et il faut que le _Jour des noces_ (titre qui avait succédé dans son
-esprit au _Pays sans nom_) soit avant peu terminé.»[44]
-
- [43] Lettre du 24 août 1910.
-
- [44] Lettre du 24 août 1910.
-
-Et peu de temps après:[45]
-
- [45] Lettre du 13 sept. 1910.
-
-«Je travaille terriblement à mon livre... Pendant quinze jours je me
-suis efforcé de construire artificiellement ce livre comme j'avais
-commencé. Cela ne donnait pas grand'chose. A la fin j'ai tout plaqué
-et... j'ai trouvé _mon chemin de Damas_ un beau soir.--Je me suis mis à
-écrire simplement, directement, comme une de mes lettres, par petits
-paragraphes serrés et voluptueux, une histoire simple qui pourrait être
-la mienne... Depuis, ça marche tout seul.»
-
-Ecrire une histoire, combiner ce piège où la curiosité se prend; faire
-agir sur le lecteur cet infaillible instrument d'intérêt qu'est
-l'événement; au lieu d'allusions, de tentatives directes sur sa
-sensibilité, l'impliquer dans une suite organisée de péripéties, aussi
-naturelles que possible: tel est le programme que Fournier tout à coup
-se propose et à la réalisation duquel il sent que toutes ses forces vont
-enfin pouvoir harmonieusement s'employer.
-
-Car si éloigné semble-t-il, à première vue, de celui qu'il avait d'abord
-envisagé, si modeste puisse-t-il paraître à côté de sa première ambition
-poétique, l'étonnant, et ce qui va l'émerveiller lui-même, c'est que,
-dans les premiers morceaux qu'il écrit en s'y conformant, «il y a _tout_
-quand même, _tout moi_ et non pas seulement une de mes idées, abstraite
-et quintessenciée».[46]
-
- [46] Lettre du 13 sept. 1910.
-
-En somme nous voyons ici Meaulnes et Seurel, et l'école de Ste Agathe
-surgir du domaine des Sablonnières, s'en détacher à notre rencontre et
-venir nous prendre par la main pour nous y conduire plus sûrement. Je ne
-pense pas qu'on ait jamais assisté dans l'histoire des lettres à une
-pareille génération du concret par l'abstrait, du réel par l'imaginaire,
-d'êtres vus par des êtres rêvés,--ni à la fécondation en retour du plan
-originel par le plan engendré. Car c'est à partir du moment où il s'en
-écarte et où il nous en écarte, que le rêve de Fournier se met enfin à
-vivre. Il suffit qu'il nous repousse loin de lui pour que naisse la
-force qui nous attirera vers lui. Il suffit qu'il ne veuille plus de
-nous que comme de spectateurs relégués derrière une rampe, pour que tout
-ce qui se passait en lui et laissait notre attention languissante,
-prenne un mystère et un attrait imprévus: il n'exprimera plus rien de ce
-qu'il porte et de ce qui l'agite, mais les chemins qu'il bâtit de nous à
-lui nous appelleront invinciblement et, nous amenant au bord de son âme,
-nous contraindront à jamais à la deviner de tout notre amour.
-
- * * * * *
-
-A cette transformation de son premier dessein Fournier fut assurément
-poussé par une nécessité intérieure, mais par certaines influences
-aussi, qu'il faut noter: les principales furent celles de Marguerite
-Audoux, de Stevenson, et, dans une certaine mesure, de Péguy.
-
-_Marie-Claire_ avait déchaîné en lui un enthousiasme que l'exquise
-qualité du livre ne pouvait suffire à expliquer: il y voyait sans aucun
-doute briller de ces trésors que les créateurs seuls distinguent, parce
-qu'ils sont à moitié virtuels et n'existeront tout à fait qu'une fois
-repris par eux et exploités.
-
-Fournier a essayé de dire lui-même quelle sorte de nouveauté et
-d'enseignement il apercevait dans _Marie-Claire_: «Tel est l'art de
-Marguerite Audoux: l'âme, dans son livre, est un personnage toujours
-présent, mais qui demande le silence. Ce n'est plus l'Ame de la poésie
-symboliste, princesse mystérieuse, savante et métaphysicienne. Mais,
-simplement, voici sur la route deux paysans qui parlent en marchant:
-leurs gestes sont rares et jamais ils ne disent un mot de trop; parfois,
-au contraire, la parole que l'on attendait n'est pas dite et c'est à la
-faveur de ce silence imprévu, plein d'émotion, que l'âme parle et se
-révèle.»[47]
-
- [47] Note sur _Marie-Claire_ dans la _Nouvelle Revue Française_ du 1er
- novembre 1910, page 617.
-
-En d'autres termes, Fournier admirait la façon dont Marguerite Audoux
-avait su insérer ses émotions dans un simple récit; le renoncement au
-lyrisme pur, qu'il venait de consommer pour sa part, il le voyait ici
-produire tous les merveilleux effets qu'il en espérait: le silence
-lui-même, pourvu qu'il fût bien ménagé, et succédât à quelque geste bien
-noté, pouvait parler, pouvait chanter même. Il n'y avait donc, à se
-taire, ou plutôt à s'effacer derrière une histoire, que des avantages.
-L'Ame «métaphysicienne», inspiratrice du Symbolisme, devait céder la
-place à l'âme ignorante et sans voix, celle qui se raconte par les
-faits.
-
-Le _Miracle des Trois Dames de Village_, au moment où la _Grande Revue_
-le publia (août 1910), apporta à Fournier une déception: «Mes dames de
-village sont parues hier, m'écrivait-il.[48] On n'a pas gardé les
-italiques qui enveloppaient plus doucement le texte et lui gardaient un
-air de poème. Ecrit ainsi en romaine, il a l'air d'un mauvais conte et
-je ne le relis pas sans agacement. Moralité: Ecrire des contes qui ne
-soient pas des poèmes.»
-
- [48] Lettre du 11 août 1910.
-
-Et en effet le _Miracle de la Fermière_, qu'il composa tôt ensuite, est
-un conte bien caractérisé, mais où justement se marque très nettement
-l'influence de _Marie-Claire_. On y déchiffre à vue d'oeil ce que
-Marguerite Audoux lui avait entre temps enseigné, ou plutôt ce qu'elle
-lui avait révélé de ses propres aptitudes, à l'exercice de quels dons
-elle l'avait encouragé.
-
-Comparés à ceux des _Dames de Village_, les paysages du nouveau
-«miracle» se sont faits à la fois plus humains et plus insaisissables;
-ils débordent à peine l'action; ils en naissent plutôt et n'en forment,
-à la façon de la douce traînée des bolides, que le sillage: «Ce fut une
-belle promenade en voiture, par les chemins de traverse. Nous nous
-enfoncions, par instants, sous les branches des haies, et les roues
-grinçaient dans le sable fin des ornières. Françoise disait qu'il lui
-semblait, dans les allées d'un immense jardin, voyager sous les arbres.»
-
-On retrouve aussi cette façon discrète, pure et solennelle de faire
-parler les paysans, que Marguerite Audoux avait inventée,--et plus
-généralement le même sens que chez elle de la grandeur des moeurs
-paysannes.
-
-Aussi ce choix exquis des détails qui permet de peindre sans adjectifs
-et de donner au lecteur des sensations comme immatérielles: «C'était
-Beaulande. Nous l'entendîmes, au bout du sillon, gourmander lentement
-son attelage et arrêter, derrière la haie, la charrue, qui fit un bruit
-de chaînes.»
-
-Enfin les quelques rares effusions de l'auteur dans son récit sont
-pareillement amenées, et gardent la même retenue, ici et dans
-_Marie-Claire_: «Je connaissais ce grand chant du labour, dont on ne
-peut jamais dire s'il est plein de désespoir ou de joie, ce chant qui
-est comme la conversation sans fin de l'homme avec ses bêtes, l'hiver,
-dans la solitude. Mais jamais l'homme qui chantait, de cette voix lente
-et traînante comme le pas des boeufs, ne m'avait paru si désespéré
-d'être seul.»
-
-Il y a pourtant, dans le _Miracle de la Fermière_, quelque chose de plus
-formé, de plus serré que dans _Marie-Claire_. Marguerite Audoux s'était
-contentée de juxtaposer ses souvenirs, d'émouvoir doucement, à petits
-coups, la cloche voilée de sa mémoire. Fournier, lui, cerne déjà un
-événement, le circonscrit, le cultive, lui fait produire tous les
-«effets» dont il est susceptible. Son récit est construit; il crée une
-attente, une inquiétude, une surprise; il se dénoue.
-
-En d'autres termes (il faut se souvenir qu'il fut écrit parallèlement au
-début du _Grand Meaulnes_), c'est déjà le récit d'une aventure; c'est un
-roman d'aventures en raccourci.
-
-Et en effet l'évolution de Fournier se poursuit bien au delà de
-Marguerite Audoux; il a reçu d'elle une impulsion au passage, mais il la
-transforme, l'utilise pour des buts nouveaux; maintenant qu'il s'est
-décidé à produire sous les yeux du lecteur une «action» proprement dite,
-il cherche à l'agencer avec toute la perfection mécanique possible.
-
-Il faut noter ici la grande impression que les commencements de
-l'aviation et les premiers vols au-dessus de Paris produisirent sur son
-esprit: «Samedi dernier, à 7 heures et demie, une clameur
-terrible--faite d'acclamations--est montée de la rue tandis que je
-terminais mon courrier à _Paris-Journal_. Un instant, avec Le Cardonnel
-nous avons--comment dire--«supporté» cela sans vouloir y prendre garde.
-Puis nous sommes allés à la fenêtre. Un monoplan, en plein ciel,
-au-dessus de nous passait. Pour la seconde fois j'ai regardé _cela_,
-au-dessus de Paris, avec une émotion sans mots.»[49]
-
- [49] Lettre du 11 août 1910.
-
-Et ce n'était pas l'émotion, simplement, de voir un homme voler; il
-percevait, entre l'engin savant et diaphane qui traversait le ciel et le
-livre qu'il s'appliquait à construire, une ressemblance secrète. «Dans
-un cas, m'expliquait-il, le prodige, la révélation d'un monde nouveau se
-produit grâce à une combinaison de toiles tendues et de cordes; dans
-l'autre, grâce à une «disposition» d'esprit, à une combinaison de
-sentiments divers, à un choc moral.--De plus en plus mon livre est un
-roman d'aventures et de découvertes.»[50]
-
- [50] _Ibidem._
-
-Avec la minutie d'un ingénieur, Fournier se mit, vers cette époque, à
-façonner et à monter les pièces de l'appareil avec lequel il voulait
-enlever son lecteur et le transporter dans le domaine mystérieux. Il
-tendit des toiles, installa des commandes; les chapitres se répondirent,
-s'enchevêtrèrent; un long fuselage de menues circonstances étroitement
-charpentées s'échafauda, dans lequel le lecteur ne devait plus avoir
-qu'à s'asseoir, en simple passager.
-
-Pour égarer Meaulnes valablement et le conduire sans à-coups jusqu'à
-l'allée de sapins des Sablonnières, d'innombrables idées vinrent à
-l'esprit de Fournier, entre lesquelles il choisissait avec lenteur, avec
-complaisance et avec un infaillible discernement. Il nous fit
-participer, sa soeur et moi, à cette progressive élaboration d'un
-mystère, que nous sentions devant nous en même temps s'épaissir que se
-justifier.
-
-Il n'était jamais satisfait sur les questions de vraisemblance. Cet ami
-du songe ne cherchait plus maintenant qu'à le rendre le plus naturel
-possible en en établissant toutes les causes et conditions. Car,
-disait-il, «je n'aime la merveille que lorsqu'elle est étroitement
-_insérée_ dans la réalité. Non pas quand elle la bouleverse ou la
-dépasse.»[51]
-
- [51] A propos de Wells: lettre du 1er septembre 1911.
-
-Dans ce nouvel effort il fut aidé surtout par Stevenson. Jacques Copeau
-nous avait révélé _l'Ile au Trésor_. J'avais lu avec enchantement ce
-gracieux chef-d'oeuvre, mais Fournier avec émotion et reconnaissance: il
-y trouvait, comme dans _Marie-Claire_, un secours et une incitation.
-
-Il absorba en quelques mois l'oeuvre tout entier du délicieux anglais.
-_Enlevé_, _Catriona_, _le Reflux_ et aussi _les Nouvelles Nuits arabes_
-le ravirent. Il s'imprégnait de l'art insaisissable avec lequel
-Stevenson dispose les événements pour notre meilleure surprise, sans
-jamais devenir rocambolesque; il lui empruntait des plans subtils pour
-l'aménagement de son propre alérion.
-
-Et sans doute aussi était-il séduit par une atmosphère, à coup sûr bien
-différente de celle de _Marie-Claire_ et de celle qu'il s'appliquait
-lui-même à créer, mais pareillement limpide, pareillement exempte de
-lourdeur et de miasmes.
-
-La poésie de l'action, c'est encore ce que Fournier distinguait et
-aimait chez Stevenson. Tous ces héros en mouvement, en aventure, et
-qu'entraînaient le seul goût du risque, le seul refus, tacite d'ailleurs
-et sans emphase, des conditions normales de la vie, plaisaient à son
-secret et discret romantisme, et venaient nourrir en lui la veine d'où
-allait sortir le personnage de Franz de Galais.
-
- * * * * *
-
-Mais Stevenson ne fut pas le seul encouragement que trouva Fournier à
-composer un roman d'aventures, une machine où son rêve apparût
-capté,--et nécessaire. Si bizarre que puisse paraître cette convergence,
-Péguy l'avait engagé, depuis quelque temps déjà, dans la même voie.
-
-Il y aurait toute une étude, presque un roman, à écrire sur les
-relations de Fournier avec Péguy. Ils firent connaissance au printemps
-de 1910. Fournier avait lu avec enthousiasme _Notre Jeunesse_ et avait
-rédigé pour _Paris-Journal_, où il venait d'ouvrir un courrier
-littéraire, un petit portrait de Péguy. Puis: «Je viens de lire le
-_Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc_, m'écrivait-il en août. C'est
-décidément admirable. Je ne crains pas de le dire... J'aime cet effort,
-surtout dans le commentaire de la Passion, pour faire _prendre terre_,
-pour qu'on voie _par terre_, pour qu'on touche _par terre_, l'aventure
-mystique. Cet effort qui implique un si grand amour. Il veut qu'on se
-pénètre de ce qu'il dit jusqu'à voir et à toucher.»[52]
-
- [52] Lettre du 28 août 1910.
-
-Ainsi tout de suite c'est son application à incarner le mystère, c'est
-son immense matérialisme spirituel que Fournier admire chez Péguy. Il le
-compare très curieusement, dans cette première lettre, à Rabelais: «Cet
-homme est un Rabelais des idées,» note-t-il.
-
-Dès le mois d'octobre 1910, il se lie plus intimement avec lui. Pour la
-première fois peut-être parmi les écrivains contemporains, il reconnaît
-un ami. Comme Fournier, Péguy est du Centre, comme Fournier, il sort
-tout fraîchement du peuple. Ce sont de grandes affinités.
-
-Commencent de longues promenades à travers Paris, Péguy tout à ses
-affaires, mais en faisant découler d'intarissables considérations
-générales sur la vie, la sainteté, l'honneur, la mort. Je sens Fournier
-séduit par tant d'intégrité farouche, par ce génie paysan, naïf,
-soupçonneux, enfantin, retors et, comme le sien, malgré tant de
-précision dans l'esprit, incurablement absent au monde.
-
-Ils marchent l'un à côté de l'autre sur le boulevard Saint-Germain, et
-tous les dieux français les accompagnent, évoqués, captivés par leurs
-propos. Jeanne d'Arc renait entre eux, pour eux, familière et
-protectrice. Et Joinville, et saint Louis, et tous les purs. Une
-assemblée vraiment divine et fraternelle.
-
-Péguy, si fermé à tout ce qui ne lui ressemble pas, entend Fournier, le
-comprend, l'aime. C'est un repos pour lui, dans l'incessant combat
-contre les hommes d'affaires, contre les riches, que cette âme d'enfant
-près de lui, non pas sans ambition (tous deux en ont de grandes), mais
-inapte aux compromis, candide, agressive, absolue.
-
-Quand paraît le _Miracle de la Fermière_, «c'est bien simple, déclare
-Péguy à Fournier, je vais vous dire une chose que je n'ai pas dite
-souvent, car j'ai plutôt l'habitude de repousser la copie que de
-l'appeler. Eh! bien, quand vous aurez sept machins comme votre miracle,
-apportez-les moi, je les publie... Vous comprenez sept, parce que c'est
-un chiffre sacré.» Et un moment après, il reprend: «Quand j'ai été
-là-dedans, mon vieux, vos paysans si beaux!...»[53]
-
- [53] Raconté par Fournier dans une lettre du 11 avril 1911.
-
-Le _Portrait_, que publie la _Nouvelle Revue Française_ de septembre,
-lui arrache le billet suivant: «Je viens de lire votre _Portrait_. Vous
-irez loin, Fournier. Vous vous rappellerez que c'est moi qui vous l'ai
-dit. Je suis votre affectueusement dévoué. Péguy.»
-
-Cette confiance, dont il a un si grand besoin, et qui lui est, encore à
-ce moment, assez avarement marchandée, Fournier la goûte avec délices.
-
-L'année 1912 s'ouvre par trois billets de Péguy. Le premier janvier:
-«Fournier, je vous souhaite une bonne année.» Puis le mercredi 3:
-«Aujourd'hui sainte Geneviève, patronne de Paris; samedi jour des Rois,
-cinq centième anniversaire de la naissance de Jeanne d'Arc. Je vous
-embrasse. Péguy.» Enfin, sous la même date, et par conséquent sous la
-même invocation: «Fournier, appelez-moi Péguy tout court, quand vous
-m'écrirez, je vous assure que je l'ai bien mérité.»
-
-Quand Péguy commence à écrire des vers, il les montre à Fournier, les
-soumet avec humilité à son jugement dont il n'est pas sans deviner la
-précieuse finesse. Et Fournier sans doute se pose en critique, car Péguy
-lui envoie successivement plusieurs états du même poème, accompagnant le
-dernier de ces mots: «Etre exigeant, voici un troisième état. Vous y
-verrez que je suis docile.»
-
-Pour une grâce obtenue, Péguy va par deux fois à pied, en pèlerinage à
-Notre-Dame de Chartres. Fournier manifeste quelque regret de ne pas
-l'avoir suivi. Et voici la lettre profondément touchante qu'il reçoit:
-
-«Mon petit, oui, il faut être plus que patient, il faut être abandonné.
-
-«Comment ne pas voir que l'affaire du _Figaro_ s'est faite le 15[54] et
-certainement le jour où je n'y pensais absolument pas.
-
- [54] Le 15 août, fête de la Vierge.
-
-«Et aussi cette impression que quand ces gens-là s'occupent aussi
-exactement de vous, tout est hermétiquement interdit...
-
-«Mon enfant vous commencez à me déconcerter un peu avec ce regret
-persistant de ne point être venu à Chartres. J'y suis allé pour vous
-autant que pour moi, vous le savez. Mais pour vous comme pour moi j'y
-vais aveuglément. J'ai définitivement renoncé à rien demander de
-particulier à des gens qui savent mieux que nous.
-
-«Comment vous dire. Je suis beaucoup moins sur le propos de votre vie
-que vous ne paraissez le penser. Pardonnez-le moi. Je suis un peu buté
-sur ma propre infortune et j'ai pris une horreur de tout ce qui
-ressemblerait à de la direction. Mais je suis entièrement sur le propos
-de votre âme et de votre oeuvre.
-
-«Quand je vois les précautions incroyables que j'avais prises pour ne
-pas en perdre d'autres, que j'ai perdus, j'ai une terreur panique de
-commettre avec vous une maladresse ou d'exercer un atome de
-gouvernement.»[55]
-
- [55] Le 22 août 1913.
-
-En réponse à ces témoignages, l'amitié et l'admiration de Fournier pour
-Péguy grandissent et prennent une allure presque passionnée: il m'écrit
-le 3 janvier 1913: «De longues conversations avec Péguy sont les grands
-événements de ces jours passés... Je dis, sachant ce que je dis, qu'il
-n'y a pas eu sans doute, depuis Dostoïevski, un homme qui soit aussi
-clairement «Homme de Dieu». Et un peu plus loin: «Cet homme-là sait
-tout, a pensé à tout; et sa bonté est inépuisable comme sa sévérité.»
-
-Fournier me reprocha de ne pas comprendre Péguy, de ne pas savoir me
-faire simple, pauvre et croyant à son image. Toute science et toute
-vertu lui semblaient infuses dans cette âme ferme, têtue et pourtant
-«abandonnée». Ma résistance, d'ailleurs, je tiens à le dire, n'était
-conditionnée que par certains besoins intellectuels que Péguy m'aidait
-insuffisamment à satisfaire; elle ne s'adressait en aucune façon ni à sa
-personne, ni à son talent.
-
-Si complexe qu'ait été l'influence de Péguy sur Fournier, on en
-distingue du moins maintenant, j'espère, la direction principale. Au
-moment où Fournier venait de se décider à saisir son rêve par les ailes
-pour l'obliger à cette terre et le faire circuler captif parmi nous,
-Péguy, non seulement par ses écrits, mais par toute son attitude, le
-fortifiait dans la croyance que «les rêves se promènent», que
-l'Invisible est le vrai, ou plutôt qu'il n'y a d'Invisible que pour les
-âmes faibles et méfiantes. Il lui montrait le surnaturel immanent à la
-vie quotidienne, les saints nous protégeant, nous gouvernant, à leur
-tour de calendrier, Notre-Dame à la besogne dans nos moindres affaires.
-Et, en même temps, il l'aidait à se représenter Notre-Dame, et les
-Saints, tous «ces gens-là» à la ressemblance de nous-mêmes et
-profondément parents du monde où ils intervenaient, des hommes qu'ils
-venaient secourir.
-
-Il corroborait ainsi chez Fournier la tendance à humaniser son
-merveilleux. Meaulnes et Mlle de Galais reçurent certainement de Péguy,
-par d'insensibles radiations, quelque chose, dans tous leurs mouvements,
-dans toutes leurs paroles, de plus familier; ils s'engagèrent plus
-solidement et plus humblement dans la nature, dans l'événement. Sous le
-climat créé par Péguy, ils achevèrent de naître à la vie concrète et,
-sans rien perdre de leur dignité d'anges, trouvèrent les gestes précis
-qui les approchèrent définitivement de nous.
-
-Péguy délivra Fournier de cette idée de _mythe_, qui l'avait toujours
-scandalisé; il lui apprit, il lui permit de croire, que tout ce qu'il
-imaginait _avait lieu_, au sens fort de l'expression. Et ainsi se trouva
-activée, excitée à son comble, cette faculté, chez Fournier, qui lui
-faisait voir mille petits incidents à décrire, une aventure à raconter à
-la place du grand «mystère» qui avait si longtemps possédé obscurément
-son esprit.
-
- * * * * *
-
-_Le Grand Meaulnes_ fut terminé au début de 1913. Fournier le présenta
-d'abord à _l'Opinion_ où Henri Massis chercha en vain à le faire
-accepter. Je lui avais d'ailleurs réclamé le premier son manuscrit pour
-la _Nouvelle Revue Française_, alors dirigée par Jacques Copeau, et
-c'est finalement dans les pages de cette revue, exactement dans les
-numéros de juillet à novembre 1913, que l'oeuvre vit pour la première
-fois le jour. Elle parut en volume au mois d'octobre, chez l'éditeur
-Emile Paul.
-
- * * * * *
-
-Dans la bataille pour le prix Goncourt, Fournier eut un moment les plus
-grandes chances. Lucien Descaves et Léon Daudet s'étaient épris de son
-livre et le poussèrent avec acharnement contre la _Maison Blanche_ de
-Léon Werth, que soutenait Octave Mirbeau. Onze tours de scrutin n'ayant
-pas réussi à les départager, les Dix se rabattirent sur un out-sider:
-Marc Elder.
-
- * * * * *
-
-Malgré cet échec, le _Grand Meaulnes_ fut accueilli par le public et par
-la presse avec faveur; il trouva même tout de suite des admirateurs
-passionnés; Fournier reçut de nombreuses lettres pleines de tendresse et
-d'enthousiasme. Au moment de la guerre, plusieurs éditions de l'ouvrage
-avaient été vendues.
-
-Voici deux fois, dans ma vie, que j'assiste à ce spectacle, sur le
-moment incompréhensible, mais rétrospectivement pathétique, d'un
-écrivain qui cherche à éprouver et à évaluer sa gloire avant de mourir.
-Qu'on n'aille pas imaginer que l'amour-propre seulement, ou la vanité,
-étaient en jeu chez Fournier, quand il recueillait si complaisamment
-tous les éloges qui montaient vers son livre et cet encens délicieux des
-premiers articles de journaux. Son avidité était à la mesure de son
-pressentiment. Depuis longtemps déjà il vivait persuadé que ce ne
-pouvait pas être pour longtemps; et de loin en loin cette conviction,
-qu'aucune maladie, qu'aucune faiblesse ne justifiaient, affleurait dans
-ses paroles: «Je suis las et hanté par la crainte de voir finir ma
-jeunesse, m'écrivait-il déjà le 2 juin 1909. Je ne m'éparpille plus. Je
-suis devant le monde comme quelqu'un qui va s'en aller.» Et l'année
-suivante, traçant dans une lettre un premier crayon du grand Meaulnes:
-«Il est dans le monde, me répétait-il, comme quelqu'un qui va s'en
-aller.» Revenant à lui-même, il me découvrait une couche plus profonde
-encore de son désespoir: «Se retrouver jeté dans la vie sans savoir
-comment s'y tourner ni s'y placer. Avoir chaque soir le sentiment plus
-net que cela va être tout de suite fini. Ne pouvoir plus rien faire, ni
-même commencer, parce que cela ne vaut pas la peine, parce qu'on n'aura
-pas le temps. Après le premier cycle de la vie révolu, s'imaginer
-qu'elle est finie et ne plus savoir comment vivre... De tout cela,
-certes, je ne suis pas complètement guéri.»[56]
-
- [56] Lettre du 4 avril 1910.
-
-Au moment d'Agadir, comme nous parlions de la guerre possible: «Je sais,
-s'écria-t-il tout à coup avec une émotion extraordinaire, qu'elle est
-inévitable et que je n'en reviendrai pas.»
-
-Et le 25 mars 1913, ayant appris la mort d'une jeune cousine: «Encore
-quelqu'un de notre âge, m'écrivait-il, qui est mort et pour qui, chaque
-jour, il faut dire les prières qu'il a oublié, négligé de dire durant sa
-vie. Je m'étais imaginé qu'après B., le prochain ce serait moi.»
-
-Sur cette sourde, mais irritante sensation d'être privé d'avenir,
-Fournier avait évidemment besoin, quand il ne s'en repaissait pas, de
-pouvoir appliquer un calmant: c'est de quoi lui servit le succès du
-_Grand Meaulnes_: c'est pourquoi il chercha à percevoir complètement et
-jusqu'en ses plus légères manifestations, ce succès.
-
-Pour la première fois la vie, cette vie qu'il avait su si mal caresser,
-lui apportait quelque chose, lui répondait tendrement et par une
-promesse. Pour la première fois il avait l'impression d'une certaine
-victoire sur la destinée; il sentait qu'il s'était enfin imposé, si
-frêlement que ce fût, au temps, à ce courant aride, par lequel il
-s'était vu jusque-là vainement traversé, qui jusque-là n'avait rien
-fait, croyait-il, qu'entraîner et dissiper ses forces.
-
-Oh! ce n'était point de l'ivresse, et il n'en résultait en lui aucun
-véritable contentement; le monde ne lui apparaissait pas meilleur, ni
-plus facile à habiter. Mais autour de son âme inexperte et souffrante,
-cette aube d'immortalité rayonnait doucement, l'aidant à dégager plus
-utilement ses vertus.
-
-Les projets qui avaient commencé de se faire jour dans l'esprit de
-Fournier dès avant l'achèvement du _Grand Meaulnes_, se précisèrent
-aussitôt et s'épanouirent. Il se mit à travailler à un nouveau roman qui
-devait s'appeler _Colombe Blanchet_.
-
-Le sujet en était extrêmement compliqué. Ramené à l'essentiel, c'était
-l'histoire des amours d'un jeune instituteur, dans une petite ville de
-province déchirée par les rivalités politiques. Le héros, Jean-Gilles
-Autissier, s'éprenait d'abord d'une jeune fille, Laurence, qui devenait
-sa maîtresse, mais trop facilement et sans que se calmât la grande
-attente où il avait vécu d'un amour intact et parfait. C'est chez
-Colombe, à qui, malgré l'hostilité du vieux père Blanchet contre les
-instituteurs, il donnait des leçons, qu'il trouvait enfin l'être idéal
-dont il avait rêvé. Il finissait par s'enfuir avec elle à bicyclette;
-ils voyageaient tous les deux pendant trois jours, couchant dans les
-vignes, comme des enfants perdus. Mais un ennemi les rattrapait,
-racontait à Colombe la liaison de Jean-Gilles avec Laurence, et ses
-aventures. Colombe, qui avait cru jusque-là son ami aussi pur
-qu'elle-même, le quittait brusquement et allait se noyer.
-
-En épigraphe de cette histoire, qu'il est difficile de résumer sans
-l'endommager, Fournier voulait placer une phrase de l'_Imitation_, qu'il
-avait recueillie plusieurs années auparavant et portée longtemps avec
-amour: «Je cherche un coeur pur et j'en fais le lieu de mon repos.»
-
-Toute son âme tendait ainsi à nouveau à s'exprimer dans cette fiction,
-pourtant si minutieusement construite et beaucoup plus fournie encore de
-détails objectifs que ne l'était le _Grand Meaulnes_,--toute son âme
-avide d'innocence et de béatitude. Par la fuite de Meaulnes et par la
-mort d'Yvonne de Galais, par cette grande chasteté glissée au sein même
-de leur union, elle ne s'était pas encore déchargée de tout son besoin
-de pureté et de privation; l'enfance la travaillait encore et cherchait
-encore à lui faire animer hors d'elle des personnages immaculés.
-
-Mais où l'influence de la vie commençait à se trahir chez Fournier,
-c'était au poids qu'il faisait traîner à son héros. L'amour l'avait
-instruit et marqué; les expériences charnelles qu'il avait faites,
-ç'avait pu être dans l'impatience, dans le dégoût; il les sentait
-pourtant irrémédiables.
-
-Ou du moins il eût fallu pour l'en guérir, le pardon et le baiser de
-Colombe; il eût fallu ce «coeur pur» et qu'il pût «en faire le lieu de
-son repos». Hélas!--c'est ici que s'exprimait à nouveau dans toute sa
-force ce mysticisme latent qui avait inspiré déjà à Fournier son premier
-essai: sur le Corps de la Femme--il suffit d'avoir une fois cédé à la
-chair pour ne plus trouver de rémission ni d'asile; la souillure est
-trop forte; même au feu de Colombe elle ne sera pas effacée. C'est
-Colombe au contraire, qu'elle oblige, sitôt qu'elle lui est révélée, à
-se volatiliser.
-
-Le moment où il méditait ce dénouement était celui où Fournier avait
-enfin réussi à revoir, mais mariée, mais plus inaccessible que jamais,
-l'ancienne jeune fille du Cours-la-Reine: «C'était vraiment,
-m'écrivait-il[57], c'est vraiment le seul être au monde qui eût pu me
-donner la paix et le repos. Il est probable maintenant que je n'aurai
-pas la paix dans ce monde.»
-
- [57] Le 4 septembre 1913.
-
-Comment expliquer les additions et les corrections que reçut ensuite,
-dans le courant de 1914, le scénario de _Colombe Blanchet_? Un nouveau
-personnage, celui d'Emilie, la savante, la soeur aînée de Colombe, fit
-son apparition. Elle devait, dans cette nouvelle version, consoler
-Jean-Gilles de la fuite de Colombe, car Colombe ne se noyait plus, mais
-se retirait dans un couvent.
-
-Beaucoup de raisons me font croire que cette transformation de son
-projet, si elle correspondit à quelque événement de la vie de Fournier,
-n'exprima point pourtant une évolution réelle et profonde de son âme.
-Pour se représenter dans son essence véritable l'oeuvre qu'il laissa
-inachevée, il faut y penser, je crois, sous l'aspect où elle lui était
-d'abord apparue.
-
-Une autre ébauche, mais beaucoup moins poussée, nous reste de cette
-dernière période de la vie de Fournier: celle d'une pièce intitulée: _La
-Maison dans la Forêt_. Un jeune homme, trahi par sa maîtresse, fuit
-Paris et vient s'installer dans une maison de garde-chasse, en pleine
-forêt. De son côté, une jeune fille romanesque s'est échappée de son
-couvent et s'est cloîtrée, avec sa suivante, dans une aile abandonnée du
-même pavillon. Le jeune homme ignore la présence de la jeune fille, qui
-ne se décèle peu à peu qu'à d'imperceptibles indices que, moitié par
-négligence et moitié par coquetterie, elle laisse filtrer. Il la
-découvre enfin, l'aime et l'épouse.
-
-Thème enfantin, mais sur lequel Fournier certainement eût brodé avec
-grâce et mystère. «Je voudrais, nous disait-il, donner à peu près
-l'émotion que j'éprouvais en lisant autrefois l'histoire des petits ours
-qui, rentrant dans leur cabane, s'écrient: «Quelqu'un a mangé dans ma
-petite assiette; quelqu'un s'est assis dans ma petite chaise, etc.».
-L'oeuvre reste, malheureusement, sauf une scène, à l'état de simple
-esquisse.
-
-La dernière année que vécut Fournier est celle, hélas! pendant laquelle
-je l'ai connu le moins. Quelle force nous arrachait l'un à l'autre? Nous
-avions vingt-sept ans; nous abordions en même temps à l'âge de
-l'originalité et de l'isolement. Il eût fallu que l'un de nous acceptât
-d'être vaincu,--d'être vaincu dans ses goûts, dans ses tendances, dans
-ses perversités. Ni lui, ni moi n'étions de force, ou plutôt de
-faiblesse, à subir cette diminution. Nous nous repoussions donc
-doucement comme deux êtres électriques qui ont besoin chacun de leur
-intégrité et savent qu'un peu de champ entre eux y est indispensable.
-
-Dure tâche que de s'accomplir! Que de liens il faut briser! Que de
-contacts il faut rompre! Comme il est seul l'homme en qui bouge le
-pauvre et impérieux devoir de créer!
-
-Et la mélancolie ici s'accroît de ce que le chemin où j'avais dû laisser
-mon ami, le conduisait vers une solitude tellement plus grande encore!
-
-
-IV
-
- «la voix sourde et merveilleuse qui appelle.»
-
- A. F. (Madeleine).
-
-Car voici Fournier accompagné jusqu'au seuil terrible que, même par le
-plus grand effort d'amour, nous ne pouvons dépasser, qu'il franchit.
-Nous sommes en juillet 1914. Depuis le début du mois, je suis installé
-aux environs de Bordeaux. Il doit aller passer une partie de ses
-vacances à Cambo. Le 18, si je me souviens bien, nous nous rencontrons
-pour la dernière fois à Bordeaux. Je vois encore tourner, brusque et
-calme, au coin de la rue Esprit-des-Lois, l'automobile qui l'emporta.
-
-Quelques jours plus tard, «le péril de guerre» se déclare. Jours sombres
-et grands, en promontoire sur un avenir bouché! Fournier, je l'ai dit,
-en avait eu le pressentiment le plus net.
-
-Pourtant, il refuse maintenant l'évidence de la menace. Jusqu'au dernier
-moment il met en doute l'événement. Il n'arrive pas à croire que ce
-puisse être «déjà»! Je ne sais rien de plus bouleversant que cette
-paresse du dernier moment qui le prit devant sa destinée.
-
-Il part cependant. Comme moi, c'est le 4 août qu'il rejoint son corps,
-le 288e régiment d'infanterie, à Mirande. Par un hasard extraordinaire
-nous faisons partie de la même division, la 67e de réserve: des trains
-qui se suivent à quelques heures, par la même voie, vont nous promener,
-au pas de l'homme, pendant trois jours à travers toute la France. Nous
-passerons par les mêmes gares où les femmes viendront accrocher des
-médailles bénites à nos poitrines, entre les mêmes champs où les paysans
-se découvriront devant nous, comme si le train était notre convoi
-funèbre déjà; nous entendrons gueuler, presque par les mêmes voix, la
-même _Marseillaise_ assaisonnée d'ail puisque c'est avec des Gascons que
-nous marcherons tous deux.
-
-Fournier descendit-il à la gare de Bourges, vit-il Sancerre sur son
-coteau, où moi je passai de nuit? A Saint-Florentin, reçut-il, comme
-moi, un oeuf dur lancé à la volée, du haut d'un wagon, à la foule des
-soldats, par une dame de la Croix-Rouge? On crevait de faim.
-
-En tous cas il dut voir comme moi cet aéroplane en miettes parmi des
-débris de wagons, près de la gare de Brienne-le-Château: un tamponnement
-simplement, le premier accident de la guerre, et qui nous fit rire tant
-nous espérions mieux pour bientôt.
-
-A Suippes il dut arriver comme j'en partais traînant la patte, vanné
-déjà.
-
-Et c'est peut-être le même jour que moi, qu'en pleine Argonne, dans la
-grande combe des Islettes, qui résonnait comme une église, sous le ciel
-sombre, entre les arbres noirs, il entendit pour la première fois le
-canon.
-
-Verdun sous l'éclipse; la Woëvre plate, peuplée de soldats, de canons,
-de voitures; des espèces de grandes manoeuvres sinistres, sous le soleil
-échancré, avec le gros bourrelet triste du canon en bordure de tout
-l'horizon. «Il doit y avoir déjà du rab' de képis, là-bas», me dit un de
-mes hommes.
-
-Nous sommes sans aucune nouvelle: simplement je remarque que la ligne
-qui va vers Etain est déserte, et les maisons de garde-barrière fermées.
-
-Fournier rencontra-t-il comme moi, à l'entrée d'Etain, cette charrette à
-bâche, chargée de meubles et de gens, que nous prîmes pour une roulotte,
-que nous encadrâmes de cris et de plaisanteries, mais qui se turent,
-quand l'ayant croisée, nous découvrîmes derrière, accroupie entre un lit
-et une armoire, une jeune fille aux yeux complètement hagards?
-
-Dans Etain, le flot des fugitifs encombrait la rue: «C'est épouvantable!
-Ils tuent les femmes et les enfants. N'y allez pas!» nous criait
-risiblement, du sein de la foule, une femme affolée.
-
-A la sortie de la ville,--la nuit était tombée,--s'il y passa peu
-d'heures après moi, Fournier put voir tout l'horizon plein d'incendies
-tranquilles, chacun marquant un village: «Celui-là, nous disait un
-homme, c'est Audun-le-Roman, cet autre...» Et nous nous glissions dans
-une petite maison, où la famille, y compris un gros bébé rose et sale,
-était attablée en silence, et où l'on remplissait nos bidons d'un vin
-très cher et très mauvais.
-
-Mais puis-je plus longtemps retracer par la mienne l'entrée de Fournier
-dans la guerre? Y eut-il ressemblance entre la façon dont nous vécûmes
-chacun, si près l'un de l'autre pourtant, ces instants? Je ne le saurai
-jamais. Le 24, notre division fut engagée pour la première fois à la
-lisière du Bassin de Briey. Mon bataillon était en première ligne, le
-sien en seconde. Et c'est sans doute tout près de lui, séparé seulement
-par la ligne de bivouacs des Allemands qui s'était refermée derrière nos
-positions, que je dus passer cette terrible nuit du 25.
-
-Très endommagée dans cette première affaire, la division fut pourtant de
-tous les combats qui se livrèrent en fin d'août et pendant tout
-septembre autour de Verdun. Pendant la Marne, elle dut faire face de
-deux côtés en même temps: on la transporta plusieurs fois de Souilly sur
-la rive gauche de la Meuse, où elle servit à contenir le Kronprinz, aux
-Hauts-de-Meuse où elle s'opposa, vers les Eparges, à la poussée d'une
-autre armée allemande. C'est dans cette région, exactement au nord-est
-de Vaux-les-Palameix, au Bois de St-Rémy, qu'elle se trouvait le 22
-septembre, au moment où les efforts des deux partis s'étant neutralisés,
-la ligne de front tendait à se fixer.
-
-Il y avait pourtant encore, surtout dans ces bois, une certaine marge
-entre les deux armées. Fournier était revenu le matin même à sa troupe,
-de l'état-major où il avait été détaché pendant quelques jours. Son
-capitaine qui faisait fonction de commandant, voulut entreprendre une
-reconnaissance avec deux compagnies; Fournier commandait la 23e. Le
-parti atteignit la tranchée de Calonne que jalonnait la ligne des
-sentinelles et la franchit un peu à droite de la route de Vaux à
-St-Rémy; il s'enfonça sous bois, en colonne par quatre. Cent mètres plus
-loin, un peu avant la lisière, les hommes virent une forme bondir de
-derrière un arbre, courir, sauter dans un trou. Le capitaine ne voulut
-pas y prendre garde, malgré les avertissements de ses lieutenants,
-prétend-on.
-
-Tout à coup, d'une petite tranchée invisible, un feu nourri fut dirigé
-sur cette troupe imprudemment massée. Les taillis s'opposaient à tout
-déploiement. Le capitaine voulut entraîner ses hommes et se précipita
-sur la tranchée, revolver au poing; mais il ne fut suivi que par les
-deux lieutenants et par un petit paquet, qui fut aussitôt décimé; le
-reste s'enfuit.
-
-Fournier tomba, frappé au front, m'a affirmé un homme qui était près de
-lui.
-
-Longtemps le mystère régna sur cet engagement et les histoires tantôt
-les plus encourageantes, tantôt les plus horribles circulèrent dans la
-troupe sur le sort des disparus. On crut que Fournier avait été
-seulement blessé et recueilli par l'ennemi. La fin de la guerre a
-cruellement détruit ce dernier espoir.
-
-J'ai refait à pied, en 1919, la dure dernière étape sur cette terre de
-mon ami. Pays affreux, sur lequel pesait, à ce moment,--je ne sais s'il
-s'est ranimé depuis--une solitude vraiment monstrueuse. De Ranzières,
-sans rencontrer une âme, j'ai gagné Vaux-les-Palameix, rasé, enlevé par
-la guerre, comme on cueille un chardon avec un couteau, du vallon où il
-était tapi; je me suis assis longtemps sur une pierre plate, près du
-ruisseau, seul murmure en ce désert. J'ai monté la longue côte qui longe
-le Bois Bouchot, entre les arbres décharnés, épointés, noircis. Mais
-plus loin, toute la végétation avait repris et couvrait déjà les petits
-cimetières allemands, pleins de grenades, où s'effaçaient des noms. «Ein
-französischer Krieger», ou même: «Ein französischer Held», découvrais-je
-çà et là, mais pas une date qui fût antérieure à décembre 1914. Plus
-loin une ville de tôle ondulée,--les cadres de bois, à l'intérieur, qui
-servaient de lits, tout pourris et moussus déjà. Dans le talus même de
-la route, l'entrée de profonds abris, mais effondrés. Et tout seul, dans
-un taillis, par quel miracle échoué là? tout à coup un vieux coupé de
-louage, épave dérisoire.
-
-Plus loin encore, à la lisière des bois, au bord de la pente qui descend
-vers St-Rémy, dans les parages où Fournier a dû tomber, sur les
-anciennes positions allemandes, les Américains, en 18, avaient campé.
-Conserves et brochures, du linge abandonné: une voie de soixante sinuait
-entre les buissons sournoisement; près d'un gros tas d'obus, un crâne de
-cheval tout blanchi; des croix par-ci par-là au pied des arbres,
-d'autres sur le versant découvert de la colline, comme de petites
-barques en peine, traînant un lourd filet, mais qui peu à peu, dans la
-terre, s'allège. Une paix cependant, désolante, infinie... Le vent
-berçait les arbres; une odeur de fraises me venait. Devant des baraques
-en bois, alignées droit comme dans un ranch, des chaises restaient
-debout en plein air. Je me suis assis.
-
-Les autres endroits du front que j'ai visités depuis,--l'endroit même où
-j'ai été fait prisonnier,--n'ont su rien me redire. Mais là, tout à
-coup, à ce vague emplacement de mort, j'ai senti remonter en moi cette
-âme pénitente, saturée de tendresse et de larmes, comme agrandie de
-misère, et vraiment détachée de ce monde, vraiment saoule de
-renoncement, que la guerre un moment m'avait faite.
-
-Est-ce celle dont fut habité Fournier au moment de mourir? Un compagnon
-de ses derniers jours me l'affirme. Elle avait en tous cas plus
-d'affinités avec sa nature qu'avec la mienne.
-
-Je ne pense pas qu'il aimerait que j'embellisse indûment ses dernières
-transes, lui qui m'écrivait en 1906, à propos de la catastrophe de
-Courrières, s'indignant de la façon dont les journaux déguisaient en
-héros les malheureux rescapés: «Comme si on avait de beaux gestes
-lorsque la mort et cent pieds d'obscurité vous séparent du monde
-civilisé. Ou plutôt comme si tous les gestes, quels qu'ils soient,
-n'étaient pas beaux, dans l'horreur et l'effroi de ce drame.»
-
-Pourtant je songe combien plus que moi il était capable de foi et de
-courage. Son esprit n'avait pas de barrières critiques; le flot, qui
-força les miennes, un moment, n'eut certainement, pour l'envahir, qu'un
-assaut bien moins fort à donner.
-
-Et puis il était meilleur que moi, plus tendre, plus confiant, plus
-insouciant de sa perfection abstraite. Ce contre quoi je m'étais si
-longtemps révolté, en lui, son refus de s'étudier, sa façon de regarder
-au dehors plus qu'en lui-même, son goût de l'action plus que de la
-connaissance, et même sa recherche de l'illusion, qu'il avouait lui être
-plus chère et plus parente qu'aucune réalité, durent hausser tout
-naturellement son âme au niveau de cette grande vague qui n'eut plus
-qu'à le prendre, à l'emporter.
-
-On s'étonnera peut-être que je raisonne si longtemps sur les chances que
-mon ami ait éprouvé un sentiment qu'on considérera comme seul indiqué,
-seul admissible dans les circonstances où il se trouvait. Mais tout le
-monde ne sait peut-être pas qu'il est assez dur de s'avancer tout
-vivant, au comble de sa force, entre les bras de la mort. Tout le monde
-ne sait peut-être pas qu'il faut une certaine «grâce» pour renoncer, en
-pleine conscience, non pas seulement au charme de la vie, à ceux qu'on
-aime, mais encore à tout ce que l'on sent en soi de capacités latentes
-et, pour tout dire d'un mot, à son oeuvre quand on en porte une. Une
-forêt, que le vent caresse comme à l'habitude, vous rappelant la vie,
-mais où l'on devine la greffe secrète de mitrailleuses et de fusils,
-c'est un décor assez sinistre et pour que le pas d'un homme jeune et
-fort y reste calme et qu'une certaine joie l'y accompagne encore, il est
-besoin de lui supposer quelques encouragements intérieurs.
-
-De tels encouragements, d'ailleurs, je le répète, tout m'indique que
-Fournier fut amplement gratifié. Il y avait cette âme en lui, que j'ai
-dite, si prompte à s'aliéner, et puis son profond amour de la France, et
-puis surtout sa facilité à prendre la vie comme un «grand jeu» (qu'il
-avait aimé cette expression de _Kim_!), comme une aventure par où
-rejoindre quelque chose de mieux.
-
-Je ne dis pas qu'il s'est séparé de nous sans tristesse; mais cet ordre
-de son capitaine d'«aller chercher les Boches» («Faut trouver les
-Boches», disait sans cesse ce malheureux, dont il semble que ce fut
-toute la pensée tactique),--cet ordre dut lui apparaître à peu près
-comme à Meaulnes l'appel de Frantz: vain et irrésistible. Ce fut
-l'invitation à quitter ce peu de bonheur qu'il avait conquis, pour une
-chance plus obscure, mais plus grande.
-
-S'il acceptait de n'être pas ici-bas «tout à fait un être réel»,
-n'était-ce pas dans le pressentiment qu'il le pouvait devenir ailleurs?
-
-Oui, je ne résiste pas, par instants, à cette impression que la mort fut
-pour lui, dans cette vaste et incertaine tempête de la guerre, comme une
-rame tout à coup pour s'aider vers plus de réalité et d'existence. Le
-son de cette voix qui l'appelait plus loin, si triste d'abord qu'il ait
-pu lui sembler, de quelque privation qu'il lui ait donné le signal, si
-déchirantes qu'en aient été, dans ce grand bois plaintif, les
-harmoniques, il dut bientôt y percevoir l'annonce aussi, quand il l'eut
-laissé pénétrer jusqu'au fond de son coeur, et la permission, d'un
-accomplissement jusque-là impraticable de lui-même.
-
-Il marcha fidèlement jusqu'à cette lisière où sa trace se perd, où je
-reste, plutôt qu'à le pleurer, à l'imaginer; il replia sans un mot sa
-frêle armure, ce corps dont il avait usé pour nous accompagner quelque
-temps, tant bien que mal, et nous parler, et souffrir avec nous; mais
-elle était si délicate que nous n'en retrouvons plus rien.
-
-Esprit timide et sans peur, il s'enfonça dans ce monde même qui avait
-toujours régné sur sa pensée et n'avait cessé d'en former l'horizon.
-D'un nouvel acte de foi, plus profond encore que celui qui avait donné
-naissance au _Grand Meaulnes_, il se l'ouvrit, j'en suis sûr, et de
-toute son âme, en un clin d'oeil, le rejoignit. Il faut que nous
-pensions à lui, toujours, comme à quelqu'un de «sauvé».
-
-JACQUES RIVIÈRE
-
-
-
-
-PREMIÈRE PARTIE
-
-POÈMES
-
-
-
-
-L'ONDÉE...
-
- «Une touffe de fleurs où trembleraient des larmes».
-
- SAMAIN.
-
-
- _L'ondée a fait rentrer les enfants en déroute,
- La nuit vient lente et fraîche au silence des routes,
- Et mon coeur au jardin s'épanche goutte à goutte_
-
- _Si discret, maintenant, et si pur... qu'à l'aimer
- On pourrait se risquer--Oh! Belle qui viendrez,
- Vous ouvrirez la grille un soir mouillé de mai._
-
- _Timidement, avec des doigts qui se méfient,
- Et qui tremblent... un peu, vous ouvrirez, ravie
- D'amour et de fraîcheur et de frayeur... un peu._
-
- _Les lilas aux barreaux sont encore lourds de pluie,
- Qui sait si les lilas, inclinés, lourds d'aveux,
- Vont pas pleurer sur vos cheveux!..._
-
- _Vous irez, doucement, tout le long des bordures,
- Chercher des fleurs pour vous les mettre à la ceinture
- Mes pensées frissonnantes pour en faire un bouquet._
-
- _Gardez-vous bien, surtout, de passer aux sentiers
- Où les herbes, ce soir, ont d'étranges allures,
- Où les herbes sont folles et meurent de rêver!...
- Si vous alliez mouiller vos petits pieds!..._
-
- _Les rondes folles se sont tues,
- Les herbes folles vont dormir.
- L'allée embaume à en mourir...
- Tu peux venir, ma bienvenue!_
-
- _Tout le soir, sagement, tu descendras l'allée
- Tiède d'amour, de pétales et de rosée._
-
- _Tu viendras t'accouder au ruisseau de mon coeur,
- Y délier ta cueillette, y délier fleur à fleur
- La candeur des jasmins et l'orgueil des pensées._
-
- _Et tout le soir, dans l'ombre humide et parfumée,
- Débordant de printemps, de pluie et de bonheur,
- Les larges eaux de paix, les eaux fleurdelisées
- Rouleront vers la Nuit des branches et des fleurs..._
-
-
-
-
-CONTE DU SOLEIL ET DE LA ROUTE
-
-(A une petite fille).
-
-
- _--Un peu plus d'ombre sous les marronniers des places,
- Un peu plus de soleil sur la grande route lasse..._
-
- _Des noces passeront, aux «beaux jours» étouffants,
- sur la grand'route, au grand soleil, et sur deux rangs._
-
- _De très longs cortèges de noces campagnardes
- avec de beaux habits dont tout le monde parle_
-
- _Et de petits enfants, dans la noce, effarés,
- auront de très petits «gros chagrins» ignorés..._
-
- _--Je songe à l'Un, petit garçon, qui me ressemble
- et, les matins légers de printemps, sous les trembles,_
-
- _à cause du ciel tiède et des haies d'églantiers,
- parce qu'il était seul, qu'on l'avait invité,
- se prenait à rêver à la noce d'Eté:_
-
- _«... On me mettra peut-être--on l'a dit--avec Elle
- qui me fait pleurer dans mon lit, et qui est belle..._
-
- _(Si vous saviez--les soirs, quelquefois--ô mamans,
- les pleurs de tristesse et d'amour de vos enfants!)_
-
- _«... J'aurai mon grand chapeau de paille neuve et blanche;
- sur mon bras la dentelle envolée de sa manche...»
- --Et je rêve son rêve aux habits de Dimanche._
-
- _«... Oh! le beau temps d'amour et d'Eté qu'il fera,
- Et qu'elle sera douce et penchée, à mon bras._
-
- _J'irai à petits pas. Je tiendrai son ombrelle.
- Très doucement, je lui dirai «Mademoiselle»_
-
- _d'abord--Et puis, le soir, peut-être, j'oserai,
- si l'étape est très longue, et si le soir est frais
- serrer si fort son bras, et lui dire si près,
- à perdre haleine, et sans chercher, des mots si vrais_
-
- _qu'elle en aura «ses» yeux mouillés--des mots si tendres
- qu'elle me répondra, sans que personne entende...»_
-
- _--Et je songe, à présent, aux mariées pas jolies
- qu'on voit, les matins chauds, descendre des mairies
- Sur la route aveuglante, en musique, et traîner
- des couples en cortège, aux habits étrennés._
-
- _Et je songe, dans la poussière de leurs traînes
- où passent, deux à deux, les fillettes hautaines
- les fillettes en blanc, aux manches de dentelles,
- Et les garçons venus des grandes Villes--laids,
- avec de laids bouquets de fleurs artificielles,_
-
- _--je songe aux petits gars oubliés, affolés
- qu'on n'a mis, «au dernier moment» avec personne_
-
- _--aux petits gars des bourgs, amoureux bousculés
- par le cortège au pas ridicule et rythmé_
-
- _--aux petits gars qui ne s'en vont avec personne
- dans le cortège qui s'en va, fier et traîné
- vers l'allégresse sans raison, là-bas qui sonne._
-
- _--Et tout petits, tout éperdus, le long des rangs,
- ne peuvent même plus retrouver leurs mamans_
-
- _--Un surtout... qui me ressemble de plus en plus!
- un surtout, que je vois--un surtout... a perdu_
-
- _au grand vent poussiéreux, au grand soleil de joie,
- son beau chapeau tout neuf, blanc de paille et de soie_
-
- _et je le vois... sur la route... qui court après
- --et perd le défilé des «Messieurs» et des «Dames»--
- court après--et fait rire de lui--court après,
- aveuglé de soleil, de poussière et de larmes..._
-
-
-
-
-À TRAVERS LES ÉTÉS...
-
- (A une jeune fille
- A une maison.
- A Francis Jammes.)
-
-
- _Attendue
- A travers les étés qui s'ennuient dans les cours
- en silence
- et qui pleurent d'ennui,
- Sous le soleil ancien de mes après-midi
- Lourds de silence
- solitaires et rêveurs d'amour_
-
- _d'amours sous des glycines, à l'ombre, dans la cour
- de quelque maison calme et perdue sous les branches,
- A travers mes lointains, mes enfantins étés,
- ceux qui rêvaient d'amour
- et qui pleuraient d'enfance,_
-
- _Vous êtes venue,
- une après-midi chaude dans les avenues,
- sous une ombrelle blanche,
- avec un air étonné, sérieux,
- un peu
- penché comme mon enfance,
- Vous êtes venue sous une ombrelle blanche._
-
- _Avec toute la surprise
- inespérée d'être venue et d'être blonde,
- de vous être soudain
- mise
- sur mon chemin,
- et soudain, d'apporter la fraîcheur de vos mains
- avec, dans vos cheveux, tous les étés du Monde._
-
- *
-
- * *
-
- _Vous êtes venue
- Tout mon rêve au soleil
- N'aurait jamais osé vous espérer si belle.
- Et pourtant, tout de suite, je vous ai reconnue._
-
- _Tout de suite, près de vous, fière et très demoiselle,
- et une vieille dame gaie à votre bras,
- il m'a semblé que vous me conduisiez à pas
- lents, un peu, n'est-ce pas, un peu sous votre ombrelle,
- à la maison d'Eté, à mon rêve d'enfant,_
-
- _à quelque maison calme, avec des nids aux toits,
- et l'ombre des glycines, dans la cour, sur le pas
- de la porte--quelque maison à deux tourelles
- avec, peut-être, un nom comme les livres de prix
- qu'on lisait en juillet, quand on était petit._
-
- _Dites, vous m'emmeniez passer l'après-midi
- Oh! qui sait où!... à «La Maison des Tourterelles»._
-
- *
-
- * *
-
- _Vous entriez, là-bas,
- dans tout le piaillement des moineaux sur le toit,
- dans l'ombre de la grille qui se ferme,--Cela
- fait s'effeuiller, du mur et des rosiers grimpants
- les pétales légers, embaumés et brûlants,
- couleur de neige et couleur d'or, couleur de feu,
- sur les fleurs des parterres et sur le vert des bancs
- et dans l'allée comme un chemin de Fête-Dieu._
-
- _Je vais entrer, nous allons suivre, tous les deux
- avec la vieille dame, l'allée où, doucement,
- votre robe, ce soir, en la reconduisant,
- balaiera des parfums couleur de vos cheveux._
-
- _Puis recevoir, tous deux,
- dans l'ombre du salon,
- des visites où nous dirons
- de jolis riens cérémonieux._
-
- _Ou bien lire avec vous, auprès du pigeonnier,
- sur un banc de jardin, et toute la soirée,
- aux roucoulements longs des colombes peureuses
- et cachées qui s'effarent de la page tournée,
- lire, avec vous, à l'ombre, sous le marronnier,
- un roman d'autrefois, ou «Clara d'Ellébeuse»._
-
- _Et rester là, jusqu'au dîner, jusqu'à la nuit,
- à l'heure où l'on entend tirer de l'eau au puits
- et jouer les enfants rieurs dans les sentes fraîchies_
-
- *
-
- * *
-
- _C'est Là... qu'auprès de vous, oh ma lointaine,
- je m'en allais,
- et vous n'alliez,
- avec mon rêve sur vos pas,
- qu'à mon rêve, là-bas,
- à ce château dont vous étiez, douce et hautaine,
- la châtelaine._
-
- _C'est Là--que nous allions, toutes deux, n'est-ce pas,
- ce dimanche, à Paris, dans l'avenue lointaine,
- qui s'était faite alors, pour plaire à notre rêve,
- plus silencieuse, et plus lointaine, et solitaire...
- Puis, sur les quais déserts des berges de la Seine...
- Et puis après, plus près de vous, sur le bateau,
- qui faisait un bruit calme de machine et d'eau..._
-
-
-
-
-CHANT DE ROUTE
-
- «... des grandes routes où nul ne passe.»
-
- JULES LAFORGUE
-
-
-Un conquérant, puis tous, chantent:
-
- _Nous avons eu la fièvre
- de tes marais.
- Nous avons eu la fièvre et nous sommes partis,_
-
- _Nous étions avertis
- qu'on ne trouvait
- que du soleil
- au plus profond de tes forêts._
-
- _Nous avons eu des histoires
- de brancards
- cassés,
- de fers perdus,
- de chevaux blessés,
- d'ânes fourbus
- et suants qui refusaient d'avancer._
-
- _Nous avons perdu la mémoire de ces histoires
- que l'on raconte à l'arrivée:
- nous n'avions pas l'espoir
- d'arriver._
-
- _Nous avons pris les harnais
- pour nous en faire
- des souliers.
- Nous sommes repartis, à pied dans tes genêts
- qui font saigner les pieds
- et nos pieds ont saigné,
- et nos pieds ont séché
- dans ta poussière,
- en marchant
- et nous avons guéri leurs plaies
- en écrasant,
- en marchant,
- le baume et les parfums sauvages de tes bruyères._
-
- _Nous aurions pu asseoir
- au revers des fossés
- nos corps fumants et harassés.
- Nous n'avions rien à dire: nous n'avions pas d'espoirs.
- Nous n'avions rien à dire; nous n'avions rien à boire_
-
- _Nous avons préféré la déroute
- sans fin
- des horizons et des routes,
- des horizons défaits qui se refont plus loin
- et des kilomètres qu'on laisse en arrière
- dans la poussière
- pour attraper ceux qu'on voit plus loin,
- avec leurs bornes
- indicatrices de villes aux noms lointains
- aux noms qui sonnent
- comme les cailloux de tes chemins
- sous nos talons_
-
- _Nous n'atteindrons jamais les villes de merveilles
- qui ne sont que des noms
- qui sonnent,
- les noms des villes qui sont mortes au soleil,_
-
- _Mais nous, nous voulons vivre au Soleil,
- de tes cieux
- avec nos crânes en feu,
- et faire sonner sans fin les étapes de gloire
- avec nos pieds d'étincelles.
- Nous avons pour chanter des gosiers de victoire
- et nous avons nos chants pour nous verser à boire
- et nous avons la fièvre
- de tes marais séchés au grand soleil
- de tes routes de poussière
- de tes villes de mirage,_
-
- _nous avons eu la fièvre
- de tes forêts sans ombre--et tes bruyères des sables
- avec leurs regards roux et leurs parfums sauvages
- nous ont donné la fièvre._
-
-
-
-
-SOUS CE TIÈDE RESTANT...
-
-2 septembre
-
-
- _Sous ce tiède restant
- de soleil,
- par ce beau temps
- doux de septembre
- parfumé, clair et doré comme une abeille
- je songe à celle
- qu'était, dans le verger, à petits pas pressés,
- dix ans passés,
- la petite vieille._
-
- _Et je voudrais, comme l'autre année,
- entrer là-bas secouer les poires,
- dans son verger abandonné,
- et la croire,
- son mouchoir noué autour des tempes,
- son visage,
- ridé, tendu, tout à sa tâche de Septembre,
- là, sous les poiriers,
- à emplir son tablier,
- ou à étendre
- de toute sa vieille petite âme villageoise,
- des linges frais lavés sur les haies de framboises._
-
- _Je sais qu'elle est, par ces derniers beaux temps,
- une âme, là-bas, dans les jardins,
- à mi-chemin
- de la côte et qu'elle m'attend.
- Puisqu'il y a toujours des histoires à dire
- sur les bancs
- des histoires anciennes de son jeune temps,
- sous le vieux ciel doux de Septembre,
- et des poires à cueillir
- dans les jardins de ses enfants
- des poires qui sentent comme son armoire, il y a dix ans,
- le miel et l'ambre._
-
- _Peut-être que là-bas,
- personne ne sent
- que tout cela c'est son âme qui bat
- doucement;
- il n'y a que moi.
- Personne ne saurait
- ouvrir la barrière,
- entrer,
- sans troubler la prière
- de l'enclos silencieux et du verger désert
- où son âme se plaît._
-
- _Personne au village
- ne sait, personne._
-
- _Et c'est moi, tous les ans, qui fais ce pèlerinage
- avant que le grand vent fou d'automne
- de ses grandes mains brutales et folles
- secoue, en hurlant, les vergers,
- casse les branches et fasse sauter
- les poires oubliées
- et souffle--comme un soir, il y a dix années,
- et comme chaque année,
- après mon départ,
- souffle, en hurlant, la chandelle
- et l'âme de la petite vieille,
- un soir,
- par les vallons et par le ciel._
-
-
-
-
-PREMIÈRES BRUMES DE SEPTEMBRE
-
- «Crois-moi, c'est bien fini jusqu'à l'année prochaine.»
-
- JULES LAFORGUE
-
-
- _Premières brumes de septembre
- sur les fougères, les bruyères, dans les landes,
- par les chasses, dans les sapins_
-
- _Premiers feux dans les bourgs, flambés de grand matin
- qui craquent et luisent dans les salles
- obscures des auberges, des fermes et des chaumières
- matinales,_
-
- _Venu de loin par les frais grands chemins
- dans sa voiture couverte,
- l'épicier ambulant s'arrête
- pour causer, vendre et se chauffer les mains,
- et laisse son attelage qui grelotte
- et fume aux portes
- entr'ouvertes._
-
- _Et j'aperçois aux murs, par éclats de lumière,
- avant qu'on ait ouvert
- les volets,
- les images et les chromos qu'on verra tout l'hiver
- rougeâtrement illuminés
- représenter au-dessus de la cheminée,
- dans les salles obscures
- et basses des chaumières, des fermes et des auberges,
- de belles dames avec des manchons et des fourrures
- dans des paysages de neige.
- Et j'entends: «Pas chaud, ce matin!--Voilà les froids.
- --Il a dû geler blanc, cette nuit, dans les bois.»_
-
- _--Oh! nous étions si bien partis pour les étés!
- va-t-il falloir
- ce soir
- fermer encore toutes les portes des châteaux
- et s'en retourner?
- s'en revenir, enveloppé dans les manteaux,
- le long des routes en châtaignes
- dégringolées,
- gelés,
- dans les voitures à ânes et les calèches toutes pleines
- de consternés et petits désespoirs,
- avec les vacances finies qui s'en reviennent._
-
-
-
-
-ET MAINTENANT QUE C'EST LA PLUIE...
-
-
- _Et maintenant que c'est la pluie et le grand vent
- de Janvier
- et que les vitres de la serre
- où je me suis réfugié
- font, sous la pluie, leur petit bruit de verre
- toute la journée,
- et que le vent, qui rabat la fumée des cheminées,
- dégrafe et soulève
- les vignes vierges de la tonnelle
- Je ne sais plus où Elle est... Où est-elle?_
-
- _A pas pleins d'eau, par les allées,
- dans le sable mouillé
- du jardin
- qui nous fut à tous deux notre rêve de Juin,
- Elle s'en est allée..._
-
- _et la maison
- où nous avions, tout cet été,
- sous les feuilles des avenues qu'on arrosait,
- imaginé
- de passer notre vie comme une belle saison,
- la maison,
- dans mon coeur, abandonnée, est froide
- avec son toit
- d'ardoise luisant d'eau
- et ses nids de moineaux
- dénichés et pourris qui penchent aux corniches
- et traînent dans le vent..._
-
- _Il va bientôt faire nuit,
- et le grand vent brumeux tourne les parapluies
- et mouille au visage
- les dames qui reviennent du village
- et ouvrent la grille..._
-
- _Mon amie
- O Demoiselle
- qui n'êtes pas ici,
- cette heure-ci
- passe, et la grille ne grince pas,
- je ne vous attends pas,
- je ne soulève
- pas le rideau
- pour vous voir, dans le vent et l'eau,
- venir._
-
- _Cette heure passe, mon amie.
- Ce n'est pas une heure de notre vie...
- et nous l'aurions aimée, pourtant, comme toutes celles
- de toute la vie
- apportée simplement dans vos mains graves de dame belle._
-
- _Vous êtes partie..._
-
- _Il bruine
- dans les allées
- qui ont mouillé
- vos chevilles fines.
- Il bruine dans les marronniers
- confus et sombres
- et sur les bancs où, cet été, à l'ombre,
- avec l'été
- vous vous seriez assise, blonde!_
-
- _Il bruine sur la maison et sur la grille et dans les ifs
- de l'entrée
- que, pour la dernière fois
- peut-être je regarde, en songeant à mi-voix
- peut-être pour la dernière fois;_
-
- _«Elle est très loin... où est-elle... son front pensif
- appuyé à quelle croisée?»_
-
- _A la tombée de la nuit,
- je vais fermer, aux fenêtres d'ici,
- les volets qui battent et se mouillent,
- et j'irai sur la pelouse
- rentrer
- un jeu de croquet oublié qui se mouille._
-
-
-
-
-DANS LE CHEMIN QUI S'ENFONCE...
-
-
- _Dans le chemin qui s'enfonce à la ferme
- au soleil taché d'ombre, entre deux haies
- d'où sortent, pour rentrer, les poulets--
- Apparue
- à la barrière d'un champ,
- venue à travers blés,
- tenant d'un geste négligent
- la robe fraîche et l'ombrelle qui traînent--
- Vous voici revenue,
- par le chemin de noisetiers,
- vers la maison de notre amour abandonné._
-
- _O cérémonieuse amie lointaine, vous ne trouverez plus
- la Maison-Belle de l'été passé:
- l'autre été, l'autre amour
- sont passés--et revenus
- au soleil dur, parmi les paysans grossiers,
- vers les pauvres maisons d'autrefois et de toujours,
- Et pourtant,
- ô ma sérieuse amie, ma silencieuse, ma fidèle
- lointaine amie, n'ayez pas peur pour venir, pour
- me suivre
- chez les paysans graves, silencieux et lents,
- dans la cour où l'on attelle
- la jument
- pour vous asseoir sur la planche de cuir
- brûlante qui balance,
- attachée par deux cordes derrière le siège
- de la voiture._
-
- _Ouvrez votre ombrelle
- comme ça...
- là._
-
- _Le paysan va vous dire: «Mademoiselle
- vous auriez été mieux sur le devant.
- Dites-lui doucement
- comme si vous existiez, que non._
-
- _et restons,
- balancés, secoués, à regarder..._
-
- _On s'arrête... ho..._
-
- _--là! sur la route devenue,
- après des côtes et des descentes et des tournants, dans le petit
- pays, la rue
- où le charron
- a mis sécher une voiture;
- où, du côté de l'ombre,
- les femmes cousent au bord des fenêtres obscures.
- On s'arrête en plein soleil,
- devant une maison._
-
- _N'ayez pas peur pour passer sur le pont
- du fossé.
- J'enlève le loquet
- de la barrière blanche; et, sous la treille,
- dans la petite cour aux murs de bouquets
- enfin, malhabilement, enfin!
- voici vos mains
- sur la poignée noire de la porte dure._
-
- _On ne nous attend pas.
- Personne n'est sorti, la main sur les yeux,
- pour nous voir arriver. La voiture s'en va.
- Nous sommes là, tous deux, n'osant pas
- ouvrir, ou pousser le volet qui coupe en deux
- la porte paysanne, et apparaître aux vieux._
-
- _N'ayez pas peur... que de ne pas assez
- follement
- aimer la folle impossible journée..._
-
- _Et repartons... Allons nous-en
- vers les toits
- semés entre les arbres, sous le ciel fleuri blanc,
- éblouissants, à l'horizon
- comme des morceaux de cailloux ou de miroirs,
- dans l'herbe et les fleurs de blé noir._
-
- _O Taille-Mince,
- on va dire, dans les champs,
- que votre taille tiendrait dans
- la ceinture des deux mains ainsi jointes._
-
- _O Blonde,
- O ardente apparue, ô cheveux blonds,
- on va vouloir vous couronner,
- pour nous faire honneur, de la fleur
- des moissons--
- et de soleil, cueillis au faîte des batteuses
- qu'on entend lointainement ronfler par la campagne
- et haleter, et qui crachent,
- dans les cours, la paille poussiéreuse._
-
- _Oh! mon amie,
- j'appuierai ma tête
- j'appuierai ma tête sur votre robe
- dans la salle basse et froide où nous sommes assis,
- et ce sera comme si
- depuis l'aube
- nous étions partis à travers blés pour la folle journée;
- comme si, tous les deux nous avions entendu,
- en passant au bourg,
- le roulement lourd
- de la porte humble et du volet vermoulu,
- et, en passant à travers champs,
- le haletant bourdonnement des machines des champs;
- puis ce sera comme si nous étions arrivés
- au soir, dans la salle basse de la ferme inconnue
- où nous irons demander du lait._
-
-
-
-
-DEUXIÈME PARTIE
-
-PROSES
-
-
-
-
-LE CORPS DE LA FEMME
-
-_A Maurice Denis._
-
- *
-
- * *
-
-Cette femme que j'ai vue, en passant devant elle, prier au choeur de la
-cathédrale, m'a rappelé qu'il faut parler du corps de la femme et
-comment il faut en parler:
-
- _On ne voyait d'elle agenouillée et inclinée sur le prie-Dieu, qu'un
- pan de jupe et, sous les ailes noires d'un grand chapeau penché, ses
- mains gantées croisées au bas de sa voilette. Elle était, sous la
- vieille lumière des vitraux terribles, une jeune femme à la mode de
- maintenant. Parmi le culte solennel et sévère, dans la procession des
- patriarches, elle était la petite fille, la fiancée et la maman. Cela
- paraissait étrange et charmant de la voir ainsi, donner, comme elle
- dit, toute son âme au bon Dieu; et pourtant, je ne trouvais point
- profane, sur les dalles tachées de rouge et de bleu par les sombres
- vitraux éclatants, cette chose cérémonieuse, enfantine et à la mode,
- ce grand corps délicieux, dans sa robe à entre-deux, tout gauchement
- installé sur la chaise d'église, car, en vérité cela était plus sacré,
- plus désirable et plus pitoyable que Dieu._
-
- *
-
- * *
-
-Le corps féminin n'est pas cette idole païenne, ce nu de courtisane
-qu'Hippolyte Taine et M. Louys ont exhumés des siècles grecs.
-L'admiration de sculpteur ou d'humaniste, qu'ils ont cherché à nous
-inculquer, ne nous satisfait point; nous ne pouvons nous en tenir, non
-plus, à la physiologie grossière qu'un Remy de Gourmont voudrait affiner
-de son talent: leurs raisons et leurs humanités n'enlèveront pas de nos
-moëlles le passé de notre race, de nos souvenirs, le passé de notre
-enfance; et n'empêcheront pas que la plus forte passion humaine,
-l'amour, n'émeuve en nous ce qu'il y a de plus subtil et de plus
-lointain: ce passé, et que, selon ce passé, ne soient façonnés nos plus
-précieux désirs. Voici la forme humaine de nos désirs; voici celle qui
-vient pour être notre femme et partager notre vie: cette douceur
-passionnée qui nous envahit mystérieusement à son approche, c'est la
-première hésitante émotion de reconnaître ce même être, anciennement
-apparu, ce même corps féminin tout mêlé au mystérieux passé, enfantin et
-chrétien.
-
- _Premiers souvenirs d'une existence féminine confondue avec ce matin
- où Elle nous emmenait pour faire ses Pâques. On s'en allait, pour la
- messe du grand matin, car on se cachait un peu, entre les haies d'un
- chemin détourné. A cette tranquillité, à cette douceur mystérieuses en
- nous nous sentions sa présence; et nous savions que cela était une
- femme, la seule au monde, et que cela était vivant comme nous: elle
- s'était levée de bonne heure, m'avait réveillé, habillé, pris par la
- main, et, selon que le sentier s'élargissait ou se creusait, je tenais
- ses doigts gantés, ou je suivais, entre les ronciers pendants à terre,
- la traîne grise de sa robe--tandis que la fraîcheur du soleil levant
- nous donnait à tous deux le même petit claquement de dents._
-
- _Jeune mère venue de bonne heure pour prier et faire ses dévotions!
- Quel visage incliné, quelle robe modeste pourra jamais lui ressembler
- assez--jusqu'à nous évoquer cet autre matin du temps de Pâques, quand
- elle s'en allait à la Cathédrale, par la rue aux pavés inégaux: elle
- était sortie par une petite porte; cette porte basse où l'on sonne et
- que la servante met longtemps à venir ouvrir, dans les quartiers de la
- ville de province; on sentait autour d'elle l'odeur matinale et
- assoupie de cette heure où le soleil commence à filtrer au travers du
- bouleau qui dépasse le mur. Et depuis, nous avons gardé l'image
- lointaine et l'amour obscur d'une jeune femme inconnue qu'on voit
- venir de loin vers soi, entre les platanes de l'avenue et les bouleaux
- pendants; du corps de cette femme, nous ne désirons rien que la
- fraîcheur et l'obscurité d'autrefois; et nous ne saurions pas qu'il
- existe, plus qu'une ombre soyeuse et pressée parmi les ombres lentes
- du matin, si nous ne nous souvenions qu'Elle mettait dans son petit
- sac, pour la faim de huit heures après le jeûne de la communion, une
- raie de chocolat enveloppée de papier d'étain._
-
- *
-
- * *
-
-Ce corps ainsi doucement réapparu, ce n'est pas en le dévoilant que nous
-le connaîtrons mieux: depuis des siècles, sous le climat de nos pays, il
-s'est enveloppé; depuis notre enfance, nous lui connaissons ce vêtement.
-Et cette toilette, bien autre chose qu'une parure, est devenue comme la
-grâce et la signification essentielles du corps féminin; toute cette
-atmosphère délicate, féminine, maternelle, de la vie d'autrefois,
-imprègne impalpablement le vêtement de celle qui doit être notre vie à
-venir et notre famille: et c'est pourquoi revoir ce costume maternel
-donne aux enfants que nous sommes encore, au plus profond, au plus
-passionné de nous-mêmes, ce désir, immense et mystérieux comme le monde
-de l'enfance, âcre comme le regret de l'impossible passé.
-
- _Ceci est la jupe où se marquent les genoux quand, tout petit, on nous
- étend sur ces genoux et on nous emmaillotte; c'est serré à la taille
- et ça fait si fragile qu'on craignait de la voir se briser, quand le
- petit garçon prenait les mains de la maman, sautait à cheval autour;
- et voici le corsage où les enfants qui pleuraient de froid ont cherché
- les coins chauds et se sont endormis.--Ces mains, ce sont les mains
- qui, après le dernier coup de la messe, ajustent rapidement le costume
- marin, et donnent au bas de la jupe minuscule de petits coups qui la
- défripent; ce sont les mains qui poussent doucement sous le porche de
- l'église, le petit enfant intimidé par des hommes en blouse à genoux
- autour du bénitier: elles ont gardé le goût de cire des gants noirs et
- du livre jetés sur la table au retour de la messe... Les femmes de la
- saison dernière avaient des mains merveilleuses, dans de longues
- mitaines au crochet qui leur montaient jusqu'au coude. Je me rappelle
- cette douceur et cette amertume qui m'ont désolé quand, sur le bateau,
- à l'ombre de juin, sont venus s'asseoir en face de moi deux enfants et
- une jeune femme. La Mère était jeune et les enfants posaient des
- questions. Elle écoutait simplement, en croisant sur son ombrelle ses
- mains habillées de dentelle, puis au petit garçon debout devant elle
- et qui la questionnait, elle tirait des fils restés à son costume, et
- elle répondait un peu, tout bas. Je l'ai vue s'en aller, je ne sais
- où, dans le soleil. Pour monter l'escalier de pierre du quai, les
- enfants tenaient ses mains, ses mains merveilleuses... Je crois
- qu'elle était blonde, les cheveux relevés derrière le cou, avec des
- inflexions de cou. Cheveux de la jeune fille de notre pays! Comme
- cette chevelure est devenue blonde sous notre ciel, sous le bonnet de
- paysanne, et plus tard, sous le grand chapeau de roses!... Dans la
- salle à manger d'un été très lointain, où les stores seraient baissés,
- notre femme rangerait dans l'ombre et sa chevelure par moments,
- éclaterait dans un rais de soleil._
-
- _La vie passée, la vie désirée, toute cette vie de France nous est
- offerte dans ce corps féminin. Mais comme cela est impalpable et
- comment oserions-nous y toucher, puisque toute l'essence et la
- délicatesse du corps de la femme est dans son vêtement,--dans cette
- voilette, chaude de sa peau, fraîche de son haleine, voilette, au
- retour de voyage, embrassée avant qu'elle ne soit relevée, voilette de
- la dame qui revient de visites, l'hiver, voilette humide serrée au
- visage._
-
- _Femme, si nous avons tant rôdé autour de ton corps, certains soirs
- que tu étais une petite fille en toilette, c'est à cause de cette
- fraîche odeur de linge qu'il avait pour nos têtes enfiévrées de jeunes
- gens, odeur féminine, maternelle et ménagère, fraîche comme une tombée
- de la nuit au printemps, dans la salle à manger où l'on raccommode le
- linge de famille._
-
- *
-
- * *
-
-C'est ainsi qu'il nous est précieux: tel que notre vie passée et nos
-coutumes l'ont fait, tout confondu avec son passé, tout paré de cette
-vie qu'il nous rapporte, de cette féminité qu'on lui a transmise--avec
-ce goût d'éphémère que lui donne la mode! Tandis que l'idole grecque de
-M. Louys, cette «nudité sculpturale» dressée sous les lustres ne nous
-est rien de plus qu'une abstraction. Malgré Taine, nous ne pouvons plus
-penser, ni surtout sentir à la façon grecque: dès qu'il ne s'agit plus
-de froide spéculation, mais de passion, ce sont les quinze siècles de
-«barbarie» occidentale qui revivent en nous. Et que nous assistions aux
-exhibitions dont M. Louys a plaidé jadis la nécessité, notre admiration
-sera forcée, livresque, pédante; ou peut-être rirons-nous de ce que nous
-prendrons pour une audacieuse plaisanterie: mais si le mot de «femme»
-est prononcé, le vieux paysan de Beauce ou de Touraine, l'homme de
-toutes convenances et de toutes traditions, parlera en nous son vieux
-langage grave et silencieux:
-
- _«La nuit tombe, sur nos chemins creusés de flaques de pluies, à
- l'heure où ce music-hall s'allume comme une suspension d'auberge. Le
- corps de la jeune femme n'est pas quelque chose qu'on exhibe à
- l'auberge. Nous le savons humble et non pas triomphant, humble et
- gauche, et faible, et frileux. Nous n'avons pas connu ce qu'il était
- sous le ciel d'Alexandrie, mais à cette heure, il s'en va là-bas, sous
- un grand parapluie, vers la ferme éloignée du bourg. Si cette pluie de
- la Toussaint redouble, il va s'abriter, un instant, sous la haie
- battue de rafale, tout frissonnant et replié. Faible chose enveloppée
- de laine et de futaine, tel est le corps de la femme. Misérable chose,
- car sous l'auvent noirci de nos cheminées, nous nous transmettons
- tacitement cette vérité, que la chair est laide, honteuse et cachée:
- et nous sourions incrédules, quand on raconte qu'autrefois des peuples
- très sauvages l'ont mise à nu publiquement et admirée! Si, gravement
- et secrètement, les fermières fécondes qui ont enfanté notre race, se
- sont dévêtues c'est au fond de nos grandes salles obscures, auprès de
- nos grands lits surélevés comme des dômes.--Et la servante de «La
- Belle au Bois Dormant» n'est pas venue tirer le rideau, car l'alcôve
- paysanne est fermée depuis des siècles d'un rideau de cretonne
- bleue»._
-
- *
-
- * *
-
-Telle, avec les anciennes voix catholique et enfantine, la voix de notre
-race paysanne s'élève. Au fond de notre vieux délice d'amour nous les
-entendons; et, s'il est à ce point embelli et subtil qu'auprès de la
-jeune fille la plus belle et la mieux aimée, nous ne puissions imaginer
-la nudité de son corps--cependant, car il ne s'agit point ici de Morale,
-non plus que de Raison, mais d'amour, nous aussi, sans y penser, nous
-attendons le chaste dévêtement.
-
- _Mais cette attente est en nous comme ces rêves fiévreux des enfants
- amoureux, où l'on voit, dans leurs salons impossibles, à une heure
- tardive de la nuit des noces, des enfants mariés et d'autres, causant
- longuement et mystérieusement.--Et, même alors si nous l'imaginons
- précisément, le corps de la femme, dans sa nudité, ne sera point
- dévêtu du prestige dont nous l'avons paré: Les chastes et rigides
- vêtements qu'on lui voit aux vitraux du moyen-âge lui auront laissé
- leur forme; il en sort un peu raide, affiné légèrement, tendrement
- émacié. A la frileuse gaucherie de ses pas, à cette grâce--comme de
- draperie ou de manche pagode--qui accompagne le geste de ses bras, on
- sent enlevée à peine sa robe moderne et à la mode. Le chignon sur son
- front n'est pas défait, ni la natte en arrière de ses cheveux
- blonds... Nous ne pensons pas à la Vénus grecque, car ceci est encore
- féminin, maternel, innocent, avec cette humilité candide que lui
- enseigna «l'Imitation de Jésus-Christ», avec cet air mystérieux et
- furtif qu'on lui vit, dressé dans le rond de ses habits tombés, au
- fond du «Jardin des Vierges sages» et sur les «Plages», cette hâte
- joyeuse de revenir en grelottant au linge abandonné--tel enfin que l'a
- dessiné et colorié le peintre Maurice Denis, à qui, tout naturellement
- et affectueusement, cet Essai se dédie._
-
-
-
-
-DANS LE TOUT PETIT JARDIN...
-
-
-Dans le tout petit jardin en pente, qui va du mur de chez les soeurs au
-vieux toit rouge dont le bas touche à terre, elle est enfin là, grand
-délice mystérieux comme dans un rêve d'enfant. C'est le moment du soir
-où l'on s'enfonce, bras écartés pour en cueillir, dans les touffes de
-lilas; l'ombre des branches fait sur les murs de tièdes ronds de soleil;
-invisibles et lointains, les oiseaux sous toutes les feuilles, évadés de
-l'école, se racontent une histoire sans fin... Voici l'heure où sous les
-lourdes branches du marronnier qui dépassent la haie du parc, nous
-parlions tout bas de notre amour à grandes phrases défaillantes. Que de
-fois, accoudé au petit mur, je l'ai attendue à passer dans le chemin,
-tandis que l'angélus du soir pascal disait: voici l'heure la plus douce
-du jour. A ce tournant plus blanc vers le soir, que de fois j'ai imaginé
-l'apparition ineffable, en simple robe de tous les jours. Et la nuit me
-ramenait, plus désolé dans la maison obscurcie.
-
-Mais cette fois, elle est là. Je lutte contre cette pensée, comme le
-vertige, comme un regard qui fascine, comme le vol tournoyant d'un ange
-cruel: «Elle est là.» Du même pas, nous descendons l'allée très étroite.
-J'approche, par instants, de sa ceinture, mon bras comme pour l'enlacer;
-et, chaque fois, la grande chose très pure, il semble qu'elle va
-défaillir et se casser en arrière. Un bras contre mon épaule, elle
-s'appuie; et, de l'autre, balancé vaguement dans le paysage, fait le
-geste toujours différent de celle qui arrange un bouquet. Sous ses
-doigts, le fouillis de branchages obscurs et de parfums écrasés
-s'organise et s'accorde mystérieusement. Selon la courbe qu'a faite la
-main, sont venus se placer, comme un décor attiré, ces bois de lilas
-blancs aux lisières lointaines. Le petit mur a disparu. Le maigre enclos
-s'est élargi, comme un cirque immense et incliné, avec de longues ombres
-vertes, pareilles à de grands personnages, à des serviteurs immobiles
-autour de celle qui va donner des ordres. Et je regarde la femme au
-geste inexplicable et souverain, dans son royaume inconnu; comme le
-nouveau-né suit des yeux, pour la première fois, la mère, occupée à
-l'étrange besogne quotidienne; comme le disciple épouvanté se retourna
-vers le Maître, lorsqu'ils traversèrent le conciliabule des anges, et
-que ceux-ci s'étendirent à leurs pieds comme de grands chiens soumis.
-
-Mais elle est là, si simplement que je ne puis avoir peur. Dans ce
-vertige, demeure comme un gage de sécurité très naïve, la robe un peu
-fanée, faite à sa grâce, qu'elle a prise pour venir. Ses gestes
-familiers y sont marqués comme un ineffable pli. Je regarde s'appuyer
-derrière le doux col nu la retombée des cheveux blonds; et, comme un
-homme qui découvre, vers la fin d'un beau jour, sa jeune femme cousant à
-l'ombre, le petit enfant entre ses pieds, je m'arrête un instant avec un
-doux gonflement de coeur... Elle est là. Sur la pelouse magnifique, dans
-le pays nouveau, le soleil se couche lentement. Le soir tombe. On entend
-notre pas sur l'herbe épaisse. Le dernier bruit d'une clochette vers une
-ferme perdue subsiste comme un conseil, comme la parole de l'ami.
-Certitude parfaite! Je sais que, dans le bois, cette allée qui s'ouvre
-devant nous et que nous descendons, va s'élargir immensément, pour
-laisser notre maison s'épanouir, au milieu des herbes en touffe, comme
-une large fleur nocturne.
-
- * * * * *
-
-Ma femme, le bras replié par dessus la barrière, ouvre le loquet
-intérieur. Vienne maintenant la nuit d'été insupportable! Sur le balcon
-qui surplombe le jardin ténébreux s'ouvre la porte du salon plein de
-lourds feuillages; mais on allume, ce soir, comme un fanal à l'avant
-d'un vaisseau perdu, chargé de fièvres et de senteurs, la lampe
-domestique.
-
-
-
-
-MADELEINE
-
- «... les publicains et les femmes de mauvaise vie entreront
- avant vous dans le royaume de Dieu.»
-
-
-Lorsqu'ils m'ont demandé:
-
-«Et celle-là? Nous ne la connaissons point. La chasserons-nous du
-royaume, où la voici dressée comme un pois de senteur qui a levé la
-nuit? Regardez ces manches qui lui pendent comme des loques de soie, ce
-visage où l'on est tenté de passer son doigt pour enlever le blanc, et
-ces yeux trop grands qui regardent tout d'un seul coup! Elle attend, des
-gens de campagne autour d'elle. On dirait une jument dans un troupeau de
-moutons, qu'on découvre silencieux et effarés, sur une butte de terre,
-le lendemain de l'inondation...»
-
-J'ai répondu:
-
-«Recevez-les parmi vous: c'est Madeleine, la fille perdue; et les autres
-se sont trouvés pris avec elle, dans la lumière, durant la dernière nuit
-humaine.»
-
-
-I
-
-Cette nuit-là, derrière un village, au clair de lune d'été, Madeleine
-attend Tristan pour la première fois. Il est parti d'une ferme éloignée
-dans les champs, à la chute du jour. Sur le pas de la porte, la tête
-inclinée dans la buée qui monte du soir, un enfant chantait en clouant
-un petit chariot. La lisière de la nuit frôlait silencieusement le
-météore sous le feuillage traînant des marronniers.
-
-Les pieds dans l'herbe, à la barrière d'un verger profond, la fille
-perdue est une mince ombre bleue qui guette et se penche sur la nuit.
-Aussi loin qu'elle regarde des pelouses de rosée désertes scintillent
-obscurément. Elle se parle à elle-même:
-
-«Je voudrais partir avec lui, s'il venait, dit-elle. Je voudrais
-recommencer le premier voyage que je fis, une nuit d'été, pour aller à
-la ville, lorsque j'étais une petite fille très pieuse. La grande
-voiture à bâche blanche des paysans se balançait entre les saules et les
-puits des jardins. Nous sommes passés sur les ponts et j'entendais l'eau
-invisible parler sous la traînée de brume. Tandis que j'imaginais
-lointaine, étrange, hors de la terre, la ville où nous allions, je me
-suis assoupie dans un demi-sommeil. Enveloppée dans des couvertures,
-j'ai senti glisser sur mes yeux, aux tournants, les branchages
-nocturnes; et, près de moi, jusqu'au matin, deux voix qui ne dormaient
-pas ont parlé tout haut du cheval, du pays et des astres. Puis la
-fraîcheur du jour m'a glacé les paupières comme de l'eau: la voiture est
-arrêtée aux portes de la ville mystérieuse où nous allons entrer; et,
-sur la route, un homme nous parle... Ses premiers mots, je me rappelle,
-avant de m'éveiller sont entrés dans mon songe. C'étaient d'abord des
-fleurs inconnues longtemps silencieuses et qui éclatent soudain l'une
-après l'autre comme une phrase. Puis cette phrase était sur la bouche
-séchée de quelqu'un d'immense qui s'était arrêté près de moi, épuisé de
-fatigue. Et, avec cette parole de songe, il m'offrait un royaume où des
-sources d'eau vive étanchent tous les désirs et toutes les soifs...»
-
- *
-
- * *
-
-Le paysan qui la salue dans l'ombre est beau. Ce long visage de passion,
-où tant d'âmes de femmes se sont regardées, possède le charme divers des
-rêves où il passa. C'est un paysan, rasé haut, qui salue Madeleine avec
-le geste solennel des contrées nocturnes qu'il quitta. Mais c'est aussi,
-lorsqu'il se tourne vers le clair de lune, un enfant de septembre qui
-fait chauffer à un feu dans les bois son amour égaré; et il regarde à
-travers l'air tremblant comme un voile de soie bleue. S'il baisse la
-tête, on croit voir, sur la terrasse, avec les larmes d'ombre qui
-creusent ses joues, le prince malade qui cherche une âme.
-
-Il s'est assis près de Madeleine, sur un talus, au bord du vaste clair
-de lune, comme un paysage sous mer. Elle rit, sous son grand chapeau
-obscur, les mains appuyées dans les menthes, et demande:
-
-«Avez-vous connu d'autres femmes?»
-
-Un instant, il baisse la tête sans répondre. Derrière eux, vers une
-maison abandonnée, à demi-cachée dans les feuilles, comme un moulin, on
-entend monter le calme bruit d'eaux que fait la nuit. Alors, plus
-gravement, elle demande:
-
-«Quelle était la plus belle?
-
---Certes, répond-il, j'ai connu d'autres femmes. Mais aucune n'a compris
-ce que je demandais; et les plus belles ont cherché désespérément ce
-qu'elles pourraient donner;--et j'en ai eu grand'pitié. Je me rappelle:
-
-«Celle qui, près d'un château en fête, allumé dans les arbres, tandis
-que s'éteignaient au piano les dernières bougies avec les derniers airs
-de danse, dansait pour moi dans une allée demi-obscure du parc. Elle
-dansait pour me faire joie, mais, s'apercevant que sa danse ne consolait
-pas ma peine, le grand geste gracieux se brisait et elle fondait en
-larmes.
-
-«Celle qui est entrée chez moi, toute nue, vers les dernières heures de
-la nuit; et elle m'offrait son pauvre corps avec la voix de quelqu'un
-qui a perdu son chemin et qui offre tout ce qu'il a pour le retrouver.
-
-«Il y en eut d'autres qui crurent comprendre l'espace d'un instant, et
-qui ont pris peur:
-
-«Celle qui eut l'idée de venir au premier rendez-vous avec un manteau de
-pauvresse;--et qui ne revint pas.
-
-«Celle que j'ai rencontrée avec sa soeur aînée dans les jardins d'une
-ville, une nuit d'été. Comme je parlais plus doucement à l'aînée, parce
-que la plus petite m'attirait davantage, celle-ci qui ne disait rien est
-partie, et jamais on n'a su où elle s'était enfuie et jamais on ne l'a
-revue.--Ah! de celle-là est-ce que je n'ai pas tout eu?
-
---Malheureuse, dit Madeleine, sans lever la tête, malheureuse, par un
-soir comme celui-ci, l'âme qui ne s'est pas détachée, malheureuse celle
-qui n'a pas risqué le départ admirable!
-
---Et pourtant, poursuit le paysan, je me suis approché, certains soirs
-tragiques, de ce que j'ai tant cherché, je me suis approché de l'âme
-jusqu'à l'entendre battre contre mon coeur: «Un dimanche matin,--me
-racontait une jeune femme,--dans la maison de campagne où nous étions
-seules avec des enfants, le plus petit s'est fait couper les doigts dans
-une machine. Parce qu'il avait désobéi et craignant d'être grondé par sa
-mère, il se cachait en disant: Je me suis marché sur la main. Mais au
-soir, nous avons compris, lorsque, raidi de fièvre, il était déjà
-perdu...» Et j'imaginais, dans la maison des femmes, cette mort
-enfantine, la nuit: je sentais, au contact de cette chose monstrueuse,
-leur âme palpiter.»
-
-Alors Madeleine se tourne vers lui. A mesure qu'elle lève la tête, la
-clarté de songe modèle sous son grand chapeau, comme avec une main, le
-fin visage de marbre. De ses doigts qui brûlent, embarrassés dans son
-écharpe, elle touche la main du paysan appuyée dans l'herbe. Elle dit,
-avec ce lent sourire qui désolait les hommes à force de douceur:
-
-«Je connais des soirs de fête, mon ami, plus tragiques encore. La
-servante allume çà et là des feux sur le mur; des ombres passent et le
-désir de je ne sais quelle autre fête sans fin vous arrête sur le pas de
-la porte comme un vertige soudain.
-
-«Je connais au retour des parties de plaisir, ces gonflements de coeur
-pareils à de chaudes vagues sanglantes qui vous détachent. Le bruit des
-pas fatigués semble creuser le chemin d'ombre. Certains marchent dans
-les champs qui bordent la route; et l'on voit, par instants, leurs
-visages entre les branches, à la clarté de la lune. Conversations à voix
-basse... L'enfant qui s'est aperçu, durant la journée de plaisir, qu'il
-aimait la femme de son frère, marche silencieusement, plein de détresse,
-et soudain, bute dans l'ombre et se fait mal; alors incapable de lutter
-davantage il s'appuie contre l'épaule de l'aîné qui le relève, et
-sanglote longuement.
-
-«Et encore: l'instant du départ, aux beaux jours d'été, lorsque, les
-volets accrochés à la porte vitrée, les malles déjà parties, avant de
-fermer à clef la dernière porte, on se penche dans le vestibule obscur
-pour écouter la voix sourde et merveilleuse qui appelle.
-
-«Oh! mon ami, tous mes amants m'ont ennuyée. Ce sont tous gens d'ici qui
-se sont ruinés à chercher des fêtes où je ne fusse jamais allée. Mais
-avec vous, qui gardez à votre vêtement l'odeur humide des chemins
-nocturnes, je partirai pour un voyage nouveau. Je connaîtrai les salles
-obscures de vos domaines, avec les grands lustres jaunes qui pendent des
-poutres: après la moisson, les paysans, n'est-ce pas? se préparent la
-nuit pour des noces et des fêtes. Et le jour venu, dans la fumée verte
-qui monte des enclos villageois, les enfants ravis d'une joie parfaite,
-tournoient en des jeux pleins de cérémonies.»
-
-Cependant, derrière eux, dans les vitres de la maison abandonnée,
-flambent toutes les lueurs de la nuit. Soir des noces! Comme une jeune
-femme qu'on attend sort d'entre les arbres où elle s'était cachée, la
-douce maison lourde s'est éclairée dans ses massifs. Appuyée au bas de
-la voie lactée, la grande vitre s'enflamme; et l'on pense à une baie
-mystérieuse ouverte sur une autre aurore. Alors, pareils à deux nouveaux
-époux, qui n'ont pu supporter le bonheur sans démence, Madeleine et
-Tristan s'enfuient. Elle marche près de lui; l'haleine de ses paroles
-pressées semble plus douce qu'un bras de femme autour du cou; on la
-devine encore au loin, tournant vers lui ses beaux yeux invisibles.
-Puis, une vague de la nuit, plus obscure que les autres, déferle et les
-emporte.
-
-
-II
-
- «... le jour du Seigneur viendra comme un voleur qui vient la
- nuit.»
-
-Aux fenêtres des chambres qui donnent derrière la ferme, s'agitent dans
-la lune d'avant minuit, les branchages d'un arbre déraciné par la
-foudre. Cela joue sur les rideaux blancs des lits endormis tout au fond.
-Cependant la nuit est calme. Les enfants dorment. De grands jardins
-blancs et noirs glissent sous les fenêtres, avec, par instant, des
-visages admirables qui regardent à la vitre.
-
-Sur le devant, la cour balayée comme à la veille d'une fête, luit
-faiblement dans la nuit. La treille et les branches d'un chêne et les
-nids de colombes reposent, appuyés à la façade nette et sans ombre,
-pareille à un décor, avant que le jour vienne et qu'il se passe quelque
-chose.
-
-C'est en ce lieu, entre le mur et le chêne, dont ils écartent les
-branches comme des nénuphars, que Madeleine et Tristan émergent de la
-nuit où ils ont plongé. Ils se concertent un instant tout bas et
-poussent la porte. Dans la grande salle où donnent les écuries mal
-fermées, pleines de paille qui fume, deux lustres obscurs descendent sur
-une table immense autour de laquelle des gens rassemblés veillent. Des
-alcôves profondes s'enfoncent dans les murs. De vieilles horloges
-travaillées luisent comme des trésors dans les couloirs ouverts. Et,
-debout sur le carreau ciré, toute trempée de rosée, comme une nouvelle
-servante qui arrive le soir, Madeleine regarde.
-
-Il y a là tous ceux que la fièvre de cette nuit réveilla. Ils
-s'apprêtent pour un départ; ils veillent dans l'attente d'on ne sait
-quel bonheur. Au bout le plus obscur de la table, un vacher roux, la
-tête penchée sur sa blouse, mange, avant de partir, sa pitance amère. Il
-n'ira plus sur la colline garder les bêtes dans les prés de scabieuses
-lorsque la cloche de huit heures parle, avec regret, des belles matinées
-enfantines. Il ne s'accoudera plus au petit mur, à l'heure où le soleil
-penche les ombres, pour regarder au loin, plein de nostalgie. On ne rira
-plus de son visage couturé.
-
-Derrière lui, dans l'escalier ciré, immobiles, leurs souliers à la main,
-les enfants qui se sont levés et habillés, regardent, muets de terreur
-et d'émerveillement, la femme inconnue. Ils savent que cette fois on
-leur pardonnera de ne pas dormir toute la nuit. On leur mettra, pour
-partir avec tout le monde, leurs plus beaux habits. On les emmènera
-jouer dans un pays de tuileries et de couvents abandonnés, où l'on
-découvre, en se poursuivant à la tombée de la nuit dans les couloirs et
-les souterrains, l'entrée d'une ville immense qui flamboie dans un autre
-été.
-
-Deux vieillards sont assis sur un banc, prêts à partir, tout raidis dans
-leur linge empesé. Ce sont les deux vieux qu'on a pris en pension dans
-la chambre du haut, et qui s'en vont secrètement toutes les nuits
-essayer des machines. Si elles pouvaient marcher, pensent-ils, le monde,
-le lendemain matin, serait comme une route éternelle où de grands
-bergers aux carrefours silencieusement vous montreraient votre chemin.
-
-Une femme fait dans l'ombre, au-dessus de l'évier, pour le laitage, de
-calmes gestes démesurés comme on en fait dans l'eau. Lorsqu'elle vient,
-en posant un bol sur la table, plonger son visage dans la clarté, on
-découvre que ses traits amers, sous la grande aile grise de la
-chevelure, durent être beaux. Pensée plus déchirante que le pire
-remords: cette femme inconnue doit avoir été belle! Le lendemain de ses
-noces, un matin de juin, se trouvant seule dans une allée du vieux
-jardin, la mariée s'est arrêtée soudainement, baissant la tête et
-pensant: «Jamais plus je ne serai jeune. Jamais plus je ne serai belle.»
-Et depuis il lui faut lutter secrètement contre cette révolte plus
-douloureuse à vaincre qu'une montée de larmes.
-
-Mais cette nuit, l'affreux désir coupable l'a réveillée comme les
-autres:
-
-«Je veux partir aussi, dit-elle, je veux partir à l'aube, je ne sais où,
-pour trouver enfin la joie, la joie qui ne finit pas.
-
---Oh! ma soeur qui êtes belle...» lui répond la fille perdue; et les
-voici qui causent toutes les deux à voix basse. Alors tous les autres se
-rapprochent, les entourent, et le grand colloque s'engage enfin. Serrés
-près de la porte, visages pressés sous la lueur de l'imposte, voyageurs
-égarés qui se montrent un feu dans la nuit, ils parlent du pays
-merveilleux où ils veulent partir, pays de leur désir et de leur regret:
-
-«Des routes indéfinies s'enlacent aux coteaux et passent sur les
-vallées, pareilles à des traînées de brume blanche, qui tournoient
-au-dessus des lacs de la nuit.
-
---Dans toutes les cours, c'est le matin des noces: une voiture où l'on
-charge des bagages attend; et l'odeur des syringas fait défaillir, au
-moment où ils grimpent sur le marchepied, les deux enfants trop heureux.
-
---Entre les feuilles des arbres, lorsque sonne midi, on aperçoit dans la
-vallée le reflet d'un village merveilleux, si creux que le regard
-d'abord ne l'avait pu découvrir, comme le visage entre les fougères dans
-l'eau du puits profond.»
-
-Mais la fille coupable, qui dans toutes les fêtes et toutes les joies de
-ce monde a roulé, leur dit:
-
-«Le pays que vous avez découvert dans le secret de votre coeur, je l'ai
-cherché longtemps et vainement sur la terre.
-
---Et nous, répondent-ils, chaque soir nous restons longuement, les yeux
-ouverts dans les ténèbres, imaginant: demain, peut-être, nous nous
-éveillerons dans la contrée étrange; demain l'aurore merveilleuse...»
-
-Et soudain tous se sont tus, s'apercevant qu'au dehors, à cette heure de
-minuit, le jour avait éclaté partout; et que, silencieusement, avant
-d'entrer--le bras étendu contre le mur comme une treille--l'ange Gabriel
-les regardait par l'imposte avec «des yeux plus beaux que le vin».
-
-
-
-
-LA PARTIE DE PLAISIR
-
-_A Claude Debussy._
-
-
-Ce sont des femmes, sur le lac, dans une barque doublée de soie. C'est
-la partie de plaisir. Ce chant que nous entendions, pareil à un palais
-d'or et de rose entre les saules du bord de l'eau, pareil à une femme
-qui lève sa coupe vaine avec des larmes de gloire, pareil au visage le
-plus passionné qui se cache, à l'avant de la barque, dans des manches de
-brocart, c'est le chant de Marthe et de Madeleine: je reconnais la voix
-des deux filles frivoles. Nous les disions frivoles! Nous ne savions pas
-que ce lac, dans la vallée inculte, surplombé là-bas de collines grises
-et rocheuses, abritait tant de désirs insoupçonnés. Nous ne pensions
-pas, au déclin de ce jeudi soir, tandis que nous chassions dans la
-solitude, découvrir où s'évadent les âmes des enfants enfermées.
-Avancez-vous entre les branches des saules et regardez:
-
-La plus studieuse, celle qui lisait sa leçon, tous les volets fermés,
-dans la chambre fraîche, les cheveux les plus rebelles de son front
-lissé touchant presque à la page: voyez maintenant toute sa chevelure
-relevée comme une huppe de perruche, comme un casque de dogaresse, toute
-sa chevelure mutinée! Telle est la transfiguration du désir. J'en
-entends, sans les voir, d'autres qui babillent, qui commencent des
-phrases incompréhensibles, charmantes, et qui s'arrêtent, ne sachant pas
-les finir: ce sont celles qui n'ont rien dit, jamais. Par instants,
-toutes les voix se confondent et ce n'est plus qu'un bruit vague et
-mêlé, qui donne la fièvre et le désespoir, comme des cloches lointaines
-qui sonnent les vêpres d'été, dans d'autres pays. Mais il y a toujours
-une voix qui reprend et que j'écoute, la plus grave et pourtant la plus
-haute, qui dit que tout est vain, que tout va s'évanouir et que c'est
-une gloire, pourtant! Celle que j'entends ainsi, parmi toutes les
-autres, est descendue la première, à l'heure où tout se mourait d'ennui,
-de ce morne château, sur la colline grise, qu'un orage semble sans cesse
-menacer. Regardez comme elle est blonde et pâle, sous son grand parasol
-noir.
-
-Avancez-vous entre les saules, dans le sable pailleté d'argent, sans
-bruit, comme un pêcheur, en retenant votre haleine: n'effrayez pas les
-âmes!
-
-
-
-
-TROIS PROSES
-
-
-I
-
-GRANDES MANOEUVRES.--LA CHAMBRE D'AMIS DU TAILLEUR.
-
-Petite chambre très lente, avec tes rideaux blancs, ta porte sur le
-balcon. Tu voguais le long des journées désertes, dans les immenses
-paysages noirs et bleus, parmi les averses et les ciels. Tu heurtais
-parfois, au cours d'une terne matinée, les marches d'un moulin à vent
-abandonné, sur une colline comme celle d'où tu étais partie. Alors la
-vieille musique de ses ailes faisait passer dans tes rideaux un
-frémissement, le regret des jeudis matins morts, où les enfants ne sont
-pas venus, comme aux images de tes murs, avec de longs discours anxieux
-et leurs joues chaudes l'une à l'autre appuyées, guetter l'amour à ton
-balcon.
-
-Parfois aussi, vers deux heures, tu rencontrais le soleil, comme un
-marchand qui depuis le matin passa tous les villages et toutes les
-demeures. L'un vers l'autre vous aviez marché longtemps. Lui te disait:
-«Ce n'est rien! Dans la vallée qui s'en va tout au bout des plus
-lointaines journées, là-bas, ce ne sont pas encore les villes étranges.
-Ce n'est pas encore le pays des vaines arrivées parmi les beaux visages
-perdus. Il n'y a que des pins et des bruyères. Et cet éclair, sur la
-dernière ligne de la terre qui monte vers moi comme d'une vitre, ah! ce
-n'est que...» Et le soleil, après s'être un instant reposé sur le
-barreau de bois, laissait, une fois de plus, entre les ombres de tes
-murs, l'ombre morne d'un jour.
-
-Mais, un soir, voyageur que tu n'attendais plus, je suis monté vers toi.
-
-Du fond des nuits d'été, je t'apportais tous les désirs des autres
-maisons, là-bas, maisons où meurent les grandes vacances, où les enfants
-pleurent d'ennui à regarder la lueur éclatante de la nuit sur la vitre,
-maisons où nous t'imaginions si belle, et mouvante dans l'ombre, et
-toute peuplée de personnages, chambre inconnue! chambre d'amis où nous
-ne fûmes pas invités!
-
-Hélas, il était déjà trop tard, ce soir-là. J'ai cargué tes rideaux de
-toile, et tu ne m'as donné qu'à dormir. Au matin, je t'ai trouvée vide,
-et tu t'étais échouée contre l'hiver. Le froid posait sur mon visage
-découvert et sur ma fièvre sa bonne main douloureuse. Un pavillon de
-neige était étendu le long du balcon. Et tant de silence s'était fait en
-toi, après le long voyage manqué, qu'on croyait entendre déjà le bruit
-mat des premières allées et venues, dans la rue, le matin de Noël.
-
-
-II
-
-GRANDES MANOEUVRES.--MARCHE AVANT LE JOUR.
-
-Chacun de mes pas râcle la terre. Il est minuit, et je traîne une troupe
-d'hommes derrière moi. La route s'enfonce entre des arbres, là où la
-nuit même ne nous éclaire plus.
-
-C'était hier le dernier jour d'été; et Bertie, le paysan qui marche à
-mon côté, me dit: «Ça va être l'époque des fêtes, à présent, chez moi.
-On revient la nuit!»--Bertie, puisque c'est déjà fini, l'été, puisqu'il
-n'y faut plus penser, déjà, je voudrais connaître vos fêtes d'hiver, et
-la fièvre des retours par vos grands chemins noirs. Du côté où souffle
-le vent, les poteaux de télégraphe ont une raie de neige. Deux amants
-perdus se parlent à voix basse, le long de la haie. Fête des coeurs!...
-Halte sans fin dans la nuit! Et voici qu'est éclose leur maison toute
-pleine de grandes lueurs, qui font croire à des feux ou à l'aurore. Ce
-n'est pourtant qu'une cabane de cantonniers: le vent, depuis longtemps,
-y a fait son passage, et l'on entend claquer la neige et la pluie qui
-tombent en flaques. Mais les deux amants glacés pensent sans rien dire:
-«Le bonheur entrera dans la maison violette avec le petit jour. La porte
-lui sera familière comme au facteur que les époux guettent chaque matin
-sur la route. Car c'est ici, par cette nuit de décembre où nous sommes
-fous, que nous avons établi notre maison, notre royaume précaire et
-merveilleux. Les branches que nous avons rapportées de la fête et
-suspendues auprès de la croisée, frémissent au matin. Bientôt nous
-allumerons le feu de la journée. La fête pour nous ne finira pas!»
-
- * * * * *
-
-Mais moi je continue à cheminer au fond du trou, menant mon troupeau
-d'hommes aveugles. Aux bords de l'horizon, la lueur de toutes les
-étoiles qui sont de l'autre côté nous fait, depuis deux heures, croire à
-la fin de la nuit. Je pense marcher dans l'eau, tant il me faut lutter
-pour avancer. A chaque pas, je bute du genou contre l'obscurité. Si je
-veux savoir ce que j'ai devant moi, j'étends la main. Je ne vois pas mes
-pieds, j'entends leur bruit pénible et lent, que double le battement de
-mon coeur. Tout est malaisé! La pensée même est empêtrée dans ce paysage
-invisible. Seule, une vanité me reste, comme une petite flamme
-misérable: «De tous les hommes qui geignent ici, me dis-je, je suis le
-seul à connaître notre mal, qui est l'attente du jour.» Alors s'élève,
-comme un reproche, la voix de mon frère qui marchait près de moi dans la
-nuit. J'entends, comme un bâillement, comme s'il demandait grâce, Bertie
-le paysan m'appeler et dire: «Ho! qu'il me tarde qu'il fasse jour!»
-
-
-III
-
-L'AMOUR CHERCHE LES LIEUX ABANDONNÉS
-
-L'amour par les longues soirées pluvieuses, cherche les lieux
-abandonnés.
-
-Nous avons suivi ce chemin d'herbe qui s'en allait je ne sais où dans le
-dimanche de septembre. Il nous a conduits sur la hauteur où s'amassait
-la pluie comme une blanche forêt perdue. C'est là, dans une vigne
-terreuse et noircie, que me précédait mon amour. Je regardais avec
-compassion sous la soie mouillée ses épaules transparues, et sa main en
-arrière, selon le geste de son écharpe fauve et trempée, disant: «encore
-plus loin! Plus perdus encore!»
-
-Nous avons trouvé ce bosquet désert avec de grands arceaux de fer
-tombés, vestiges d'une tonnelle. On découvrait une ville au loin qui
-fumait de pluie dans la vallée. Visages humains, qui regardiez derrière
-les fenêtres, que les heures étaient lentes à passer devant vous dans
-les rues, et monotone à vos oreilles la sonnerie régulière de l'eau dans
-le chenal--auprès de la soirée errante dans les avenues de notre réduit
-de feuillage! Nous nous sommes jeté de la pluie à la figure et nous nous
-sommes grisés à son goût profond. Nous sommes montés dans les branches,
-jusqu'à mouiller nos têtes dans le grand lac du ciel agité par le vent.
-La plus haute branche, où nous étions assis, a craqué, et nous sommes
-tombés tous deux avec une cascade de feuilles et de rire, comme au
-printemps deux oiseaux empêtrés d'amour. Et parfois vous aviez ce geste
-sauvage, amour, d'écarter, avec les cheveux, de vos yeux, les branches
-de la tonnelle, pour que le jour prolongeât dans notre domaine les
-chevauchées sur les chemins indéfinis, les rencontres coupables, les
-attentes à la grille, et les fêtes mystérieuses que vous donnent la
-pluie, le vent et les espaces perdus.
-
-Mais pour le soir qui va venir, amour, nous cherchons une maison.
-
-Dans la vigne, nous avons longtemps secoué la porte du refuge, en nous
-serrant sur le seuil pour nous tenir à l'abri, ainsi que deux perdrix
-mouillées. Nous entendions à nos coups répondre sourdement la voix de
-l'obscurité enfermée. Derrière la porte il y avait, pour nous, de la
-paille où nous enfouir dans la poussière lourde et l'ombre de juillet
-moissonné; des fruits traînant sur des claies avec l'odeur de grands
-jardins pourris où sombrent pour la dernière fois les amants attardés;
-dans un coin des sarments noircis, avec de vieilles choses, amour, qu'en
-vain vous auriez voulu reconnaître; et, vers le soir, dans la cheminée
-délabrée, nous aurions fait prendre un grand feu de bois mort, dont la
-chaleur obscure aurait, le reste de la nuit, réchauffé vos pieds nus
-dans ses mains.
-
-«Quelqu'un» avait la clef de ce refuge, et nous avons continué d'errer.
-Aucun domaine terrestre, amour, ne vous a paru suffisamment déserté! Ni,
-dans la forêt, le rendez-vous de chasse comme une borne muette au
-carrefour de huit chemins égarés; ni même, au tournant le plus lointain
-de la route, cette chapelle rouillée sous les branchages funèbres...
-
-Mais le lieu même de notre amour, ce fut, par la nuit d'automne où nous
-dûmes nous déprendre, cette cour abandonnée sous la pluie, dont elle
-m'ouvrit secrètement la porte. Sur le seuil où elle m'appela tout bas,
-je ne pus distinguer la forme de son corps; et des jardins épais où nous
-entrâmes à tâtons, je ne connaîtrai jamais le visage réel. «Touchez,
-disait-elle, en appuyant sur mes yeux sa chevelure, comme mes cheveux
-sont mouillés!» Autour de nous ruisselaient immensément les profondes
-forêts nocturnes. Et je baisais sur cette face invisible que jamais plus
-je ne devais revoir la saveur même de la nuit. Un instant, elle enfonça
-dans mes manches, contre la chaleur de mes bras, ses mains fines et
-froides, caresse triste qu'elle aimait. Perdus pour les hommes et pour
-nous-mêmes, pareils à deux noyés confondus qui flottent dans la nuit,
-ah! nous avions trouvé le désert où déployer enfin comme une tente notre
-royaume sans nom. Au seuil de l'abandon sans retour, vous me disiez,
-amour, dont la tête encore roule sur mon épaule, avec cette voix plus
-sourde que le désespoir: «Jamais!... il n'y aura jamais de fin!
-Eternellement, nous nous parlerons ainsi tout bas, bouche à bouche,
-ainsi que deux enfants qu'on a mis à dormir ensemble, la veille d'un
-grand bonheur, dans une maison inconnue;--et la voix de la forêt qui
-déferle jusqu'à la vitre illuminée se mêle à leurs paroles...»
-
-
-
-
-LE MIRACLE DES TROIS DAMES DE VILLAGE
-
-
-Deux dames sont en visite, chez Madame Meillant, dans une maison isolée,
-à la sortie du village. C'est le début d'une longue soirée de février.
-Depuis ce matin, comme une troupe d'hommes refoulés qui mettra tout le
-jour à s'écouler, le vent passe, chargé de neige. A la fenêtre basse,
-qui donne sur le jardin, les branches secouées d'un rosier sans feuilles
-battent la vitre, par instants.
-
-Dans leur salon fermé, comme dans une barque amarrée au milieu du
-courant, ces femmes parlent du temps. Ce sont trois jeunes dames, les
-plus pauvres du bourg. Madame Henry, la plus jeune, est celle qui a sa
-joue contre la fenêtre. La lumière du dehors, qui rejaillit sur l'appui
-mouillé de la croisée, vient doucement, dans l'ombre du salon, dessiner
-son profil.
-
-«Quand ma soeur était petite, dit-elle, son grand désir était d'aller
-dehors par ces temps de grand vent et de neige. Maintenant encore, quand
-la neige se pose sur toutes les choses de la plaine, ou lorsqu'il pleut
-indéfiniment jusqu'au bout des paysages, elle voudrait être à la place
-du mécanicien qui voyage au milieu de l'averse, enfermé dans sa maison
-de vitres...
-
---Que fait-elle donc aujourd'hui? Pourquoi n'est-elle pas venue?
-
---Elle est restée chez nous. Elle achève sa toilette. Depuis longtemps,
-nous y travaillons chaque soir. Si vous saviez comme elle sera belle!»
-
-Avec quel amour craintif, elle parle de cette petite soeur romanesque!
-Comme elle se rappelle précieusement ses moindres mots d'enfant!
-Pourtant il s'agit d'une jeune fille qui a couru déjà plus d'une
-aventure coupable. Madame Henry a tout caché. Sur cette figure très
-pâle, que l'ombre des joues creusées amincit, on n'imagine pas sans
-souffrance la rougeur que ces histoires ont dû faire monter. Cependant,
-à cette heure, elle parle cérémonieusement de sa soeur Marie, comme
-d'une enfant dont on n'a jamais rien dit.
-
-Les autres lui répondent avec cette science très chaste que possèdent
-les jeunes femmes pour parler des jeunes filles. Et leur conversation se
-poursuit avec cette même réserve. Elles parlent de toutes choses ainsi.
-Le monde, tel que le décrivent leurs paroles, est fait de convenances et
-de pureté... Il y a par instants de grands silences, pleins de toutes
-les peines, de toute la pauvreté qu'il ne faut pas dire: alors, on
-entend s'évanouir au loin la rumeur amère du grand vent chassé.
-
-Ce soir-là, Madame Henry s'est mise au piano. Immobiles sur leurs
-fauteuils grenats, les dames ont écouté d'abord avec grand respect. Puis
-l'une a incliné doucement son visage, comme une femme qui veut qu'on lui
-parle tout bas, contre l'oreille: et l'autre, sans y songer, a fait
-comme sa compagne. Chante la douce voix complice, et toute misère est
-oubliée: les comptes à la chandelle, le dimanche soir, pour la longue
-semaine, et l'attente indéfinie dans la salle à manger, lorsque le mari
-ne rentre pas et que les enfants, après avoir joué silencieusement,
-s'endorment...
-
-La musique parle de promenades, de paradis et de fiançailles: puis elle
-se tait, et les dames reprennent plus lentement, tandis que la soirée
-s'achève, le récit de leurs souvenirs heureux. Madame Henry se rappelle
-la demeure de ses parents, où elles étaient autrefois, avec sa soeur
-Marie, par les belles vêpres d'hiver, d'heureuses jeunes filles qui
-attendent. Pour les deux autres, Madame Defrance et Madame Meillant, la
-vie semble s'être arrêtée à l'époque des fiançailles, des premières
-promenades avec leurs maris, qui les emmenaient alors en voiture dans
-leurs tournées de marchands à travers les villages,--ou bien, le soir, à
-pied par les chemins, les aidaient à sauter les flaques d'eau... Les
-pauvres dames sont en visite, et toute misère est oubliée. Il ne reste
-plus que, par moments, ce poids sur le coeur.
-
- *
-
- * *
-
-Cependant, près du bourg, devant une maison abandonnée, des gens sont
-ameutés. Vers cinq heures, la soeur de Madame Henry est arrivée là, sans
-sa toilette neuve: avec une robe presque droite qui la faisait svelte et
-flexible comme une baguette de coudrier, avec un grand chapeau noir sous
-lequel on la devinait sourire. Elle avait l'intention de tout raconter à
-celui qui l'attendait; elle pensait qu'il l'aimerait quand même et qu'il
-lui pardonnerait. Mais lui, savait depuis la veille qu'«il n'était pas
-le premier»: fou de colère, il a pris avec lui des garçons et des filles
-pour aller attendre Marie au rendez-vous, dans la maison inhabitée.
-Quand l'enfant est arrivée, on l'a déshabillée et battue, puis enfermée
-à clef. Les filles ont ameuté les passants.
-
-On se presse à la fenêtre. L'enfant est blottie dans le coin le plus
-noir de la grande pièce vide qu'obscurcit la tombée du jour. Ils ne lui
-ont laissé par dérision que son chapeau. De son visage baissé, on
-n'aperçoit que le bout du nez. Elle tremble convulsivement comme un
-petit chat galeux qu'on assomme à coups de pierres.
-
-Les hommes du café voisin sont sortis, pour venir voir ça. Monsieur
-Meillant, légèrement gris, est au premier rang. Il plaisante:
-
-«Si ça continue, dit-il, tout le bourg va être là! Mais il faudrait voir
-la tête que va faire sa soeur. Il faut aller la chercher.
-
---On y est allé, dit la grande fille qui travaille chez la couturière.
-Elle n'y est pas. C'est fermé.
-
---Allez donc chez moi. Elle doit être avec ma femme.»
-
-Alors la grande fille s'en va vers la maison isolée où les dames sont en
-visite, escortée d'une bande de gamins. Elle porte sur son bras une robe
-salie, droite comme une blouse de nuit.
-
- *
-
- * *
-
-Chez Madame Meillant, les trois femmes crurent entendre une rumeur
-lointaine, comme celle d'un grand vent qui s'en va. Elles prêtèrent
-l'oreille: mais elles s'étaient si bien accoutumées, durant cette longue
-après-midi, à l'atmosphère de leur salon fermé, qu'elles ne purent
-distinguer aucun bruit, pas même le tic-tac de la pendule.
-
-«On n'entend plus le balancier, dirent-elles. Est-ce que le mouvement
-est arrêté?
-
---Comme il doit être tard! nous allons partir.
-
---Je vais vous conduire, dit Madame Meillant.»
-
-Mais, en sortant sur le perron, elles furent comme cet homme qui,
-rentrant chez lui le soir, ne retrouva plus sa maison. Elles firent
-toutes les trois: «Ah!» Et leur voix sonna aussi claire et aussi étrange
-que celle de ma mère, lorsqu'autrefois, ouvrant la porte à une heure
-tardive de la nuit, elle découvrait, entré dans notre cour, ainsi qu'une
-nappe d'eau glauque étendue, le mystérieux clair de lune. Elles se
-demandèrent aussitôt ce qui leur avait fait pousser ce cri: or, il leur
-était si facile de parcourir le paysage étalé devant elles, qu'elles se
-trouvaient gênées, comme quelqu'un qui n'a plus besoin de sa lanterne
-pour sortir dans la nuit claire de lune. Tout poids sur le coeur était
-enlevé. Le monde était devenu semblable au paradis que les pauvres dames
-en visite s'étaient inventé.
-
-Devant elles, coulait l'avenue qui mène au bourg. Le grand vent avait
-cessé d'y gémir et d'y secouer les arbres. On sentait qu'il était passé
-dans un autre paysage. Cependant les flocons de neige continuaient à
-voleter longtemps avant de se poser: ils voltigeaient autour de la tête
-des trois femmes comme une bande d'oiseaux curieux, qui eussent voulu
-becqueter leurs visages, ou comme des insectes du soir qu'attire la
-lumière des yeux.
-
-«Allons voir au bourg ce qui s'est passé», dit l'une d'elles.
-
-Au bout de l'avenue, il y avait, près de la route, un coude du ruisseau,
-où, d'ordinaire, à l'heure de la soupe, des gamins déguenillés
-glissaient: on entendait leur cris pointus, à la tombée de la nuit,
-comme une sortie de l'école attardée. Cette fois, les femmes
-n'entendirent aucun bruit; mais, au tournant, la rivière gelée
-s'élargissait comme un fleuve. Partout au loin, c'était l'hiver, mais
-l'hiver comme dans les tableaux des Quatre-Saisons qui décorent les
-chambres des jeunes filles--l'Hiver, où des patineurs blancs et noirs,
-avec de grands foulards qui ondulent au vent, glissent au crépuscule sur
-un fond de forêts roses.
-
-«Hâtons-nous de monter au bourg, dirent-elles. Que doivent dire nos
-maris?» Mais il n'y avait plus de maris, ce n'étaient plus que des
-fiancés. Le premier qu'elles rencontrèrent fut Monsieur Meillant. Il
-arrivait en voiture vers le bourg et elles se rangèrent sur
-l'accotement. Il fit: «Oh!... là» et la voiture s'arrêta au bord de la
-côte qui dominait le village, de telle sorte que les femmes et la
-voiture étaient dans l'ombre de la terre, et que, seuls, les naseaux du
-cheval semblaient tremper dans le ciel bleu du soir. Monsieur Meillant
-parla à sa jeune femme, comme si elle eût été seule, ainsi qu'aux jours
-d'autrefois: «Vous voilà bien tard sur la route, Mademoiselle, lui
-dit-il. Vous ne voulez pas monter dans ma voiture?» Elle accepta, et ils
-s'en allèrent ainsi: lui, tenant les rênes, sa blouse gonflée de vent.
-Il ne faisait pas plus froid qu'au mois d'avril. Elle se rappelait son
-enfance, les places de village traversées en voiture à la tombée du
-jour. Derrière les rideaux des auberges allumées, passaient des ombres
-qui n'étaient plus celles des joueurs de billard.
-
-Les deux autres femmes continuèrent leur chemin, le long des haies
-déchiquetées dans le haut par la lumière du crépuscule. Telles que la
-lune, lorsqu'elle émerge avant la nuit au bord d'un paysage, elles
-arrivèrent toutes deux au sommet de la côte. Elles découvrirent alors
-les jardins qui entouraient le village, immenses, ainsi qu'elles les
-voyaient quand elles étaient petites. Madame Defrance descendit dans ces
-jardins où l'attendait son fiancé: il lui tendait la main pour l'aider à
-franchir les fossés, et le bras levé de la jeune femme faisait, avec son
-corps mince et tendu, comme une ligne de pureté...
-
-Ils disparurent et Madame Henry poursuivit seule son chemin. Elle se
-rappela ce vers d'une poésie apprise à l'école:
-
- _Les chemins que le soir emplit de voix lointaines..._
-
-et elle entendit ces voix qu'autrefois elle avait souvent cherché à
-entendre: les unes, tout près, plus douces que des fontaines; les autres
-là-bas, au bout du chemin qui semblait plonger de l'autre côté de la
-terre, dans l'air blanc où montait une étoile.
-
-Elle traversa le bourg sans s'arrêter: d'autres femmes, sur le seuil des
-maisons où elles habitaient seules comme des vierges, élevaient,
-au-dessus de leurs robes à longs plis et de leur taille haute, leur
-enfant premier-né. Elle arriva ainsi à la dernière maison du village,
-qui était abandonnée; et elle aperçut debout, derrière la fenêtre,
-regardant sur le chemin, une jeune fille. Il y avait, dans l'air et sur
-la vitre, cette impalpable fumée bleue qui flotte après la pluie, le
-soir, entre toutes choses. On ne voyait que le visage de la jeune fille
-et ses mains, appuyées à la vitre. Le reste de son corps disparaissait
-dans l'ombre et le reflet vert de sa chambre, comme dans un beau
-vêtement. Et les hommes qui arrivaient à l'entrée de ce village,
-fatigués de leur vie comme d'une longue journée de peine, se disaient:
-
-«Voici le beau domaine que j'ai vu en rêve une fois... Ah! et voici à la
-fenêtre celle que j'ai tant cherchée sur la terre!»
-
-Ils ne savaient pas que cette jeune fille s'appelait Marie ni qu'elle
-était nue parce que son amant avait déchiré ses habits.
-
-
-
-
-LE MIRACLE DE LA FERMIÈRE
-
-
-Depuis plus de deux semaines j'étais à la campagne, dans le bourg de la
-Colombière, avec Jacques, Françoise et Isabelle, et chaque jour Isabelle
-disait, en riant au bout de chaque parole:
-
---La Colombière!... Nous imaginions trois fermes en ruine autour d'un
-colombier perché sur une côte, avec des milliers de pigeons qui se
-seraient envolés à notre approche... Pas du tout! C'est une petite ville
-rouge et blanche alignée proprement sur la route...
-
---Nous pensions voir des paysans, disait un autre. Il en passe
-quelquefois en voiture, qui ne s'arrêtent jamais!
-
-Et moi je répondais:
-
---Prenez patience. Quelque jour, nous irons ensemble au hameau des
-Chevris. Vous verrez: il n'y a qu'une vieille ferme grise derrière des
-barrières blanches et la maison d'école où j'ai passé mon enfance, en
-pension chez l'instituteur. Je vous ferai connaître Beaulande et sa
-femme, les fermiers des Chevris.
-
---Je n'y compte guère, disait Françoise. Et, soulevant le rideau de la
-fenêtre, en se penchant un peu, elle regardait au loin curieusement...
-Je regarde où vont les voitures des gens de campagne.
-
-Et elle «regarda» ainsi jusqu'au jour où Jean Meaulnes, le fils du
-maître d'école des Chevris, nous écrivit enfin:
-
- *
-
- * *
-
- _«J'irai demain vous chercher en voiture avec Beaulande._
-
- _«Beaulande a bien changé depuis que tu l'as connu. Il boit. Le peu
- d'argent qu'il a gagné lui a tourné la tête. Il veut mettre son plus
- jeune fils Claude en pension à Paris. Sa femme se désole, le petit n'y
- tient guère et Beaulande a pensé à toi pour les convaincre. Car on
- parle toujours de toi, ici; on se rappelle le temps où tu passais dans
- la cour de la ferme comme un petit seigneur, avec ta blouse noire et
- ton grand col blanc._
-
- _La mère Beaulande me répétait l'autre jour: «il y a quinze ans de
- cela, mais je le vois encore. Il avait dans les neuf ans. Il
- s'appuyait contre un chenet, et il m'a dit tout d'un coup, après
- m'avoir longtemps regardée tourner dans la maison:--Madame
- Beaulande!--Quoi donc, mon mignon!--Vous êtes bien comme une espèce de
- reine!...» Et elle riait encore comme alors, la tête en arrière, d'un
- grand rire tranquille._
-
- _«Elle aussi a beaucoup changé, pourtant, et vieilli. On raconte, je
- ne sais pourquoi, que la mauvaise conduite de Beaulande lui a dérangé
- la tête et qu'elle est un peu folle._
-
- _«Dis bien à Isabelle et à Françoise, pour qu'elles n'aient pas de
- déception, que les paysans ne ressemblent guère à ce qu'elles
- imaginent, et que, d'ailleurs, personne au monde ne peut se vanter de
- les connaître.»_
-
- *
-
- * *
-
-Ce fut une belle promenade en voiture, par les chemins de traverse. Nous
-nous enfoncions, par instants, sous les branches des haies, et les roues
-grinçaient dans le sable fin des ornières. Françoise disait qu'il lui
-semblait, dans les allées d'un immense jardin, voyager sous les arbres.
-
-Puis le chemin monta. Nous commençâmes d'apercevoir entre les haies
-interrompues, par delà les terres plus arides et plus grises, tout un
-grand paysage liquide.
-
---De chez nous, disait Beaulande, on découvre par les temps clairs plus
-de vingt lieues de pays. Et il appelait un à un par leurs noms ces
-villages perdus qui tremblaient à l'extrême horizon.
-
---Paris est là-bas, dit-il en riant, et d'un geste vague, avec son
-fouet, il montrait la vallée qui tournait et se perdait au loin, comme
-une lente rivière toute voilée de vapeurs, semée de fermes dans des
-bouquets d'arbres, pareilles à des îles bleues.
-
-Il ajouta:
-
---Le petit va bientôt y partir: les vacances s'achèvent...
-
-Dans ce calme paysage où l'été finissait, un train passa, comme un
-regret. Sa fumée blanche monta, tout près de nous, derrière une haie.
-Nous l'entendîmes plus loin rouler sur un petit pont, et nous
-imaginâmes, là-bas, le ruisseau où cet hiver, entre les roseaux cassants
-et gelés, le petit Beaulande ne viendrait plus, silencieusement, en
-fraude, tendre ses cordes à poissons.
-
---Voilà, me dit Françoise, le train qui l'emmènera. Mais pourquoi
-veut-on qu'il s'en aille? Et s'il s'ennuie en pension?... Et s'il
-regrette sa campagne, comme vous?...
-
-Certes, le petit Beaulande regretterait les longues journées d'hiver aux
-Chevris, lorsque, enfermé dans une étude moisie d'un lycée de Paris, il
-regarderait la grande pluie de décembre plaquée par le vent sur les
-vitres, ou lorsque, prêtant l'oreille à quelque voix perdue de ses
-souvenirs, il entendrait seulement monter de la rue le morne cri captif
-des raccommodeurs et des marchands d'oiseaux.
-
-Il n'irait plus, les matins de gelée blanche, à sept heures, avec les
-autres, attendre devant l'église que le curé sortît de son presbytère en
-se frottant les mains, et vînt sonner à la petite cloche les trois coups
-du catéchisme.
-
-Avec quel regret il se rappellerait ces lointaines matinées!... En
-sortant de l'école, à midi, dans la cuisine de la ferme, il se glissait
-sans rien dire pour attendre le goûter. C'était le dégel, et des flaques
-d'eau froide tombaient des pailliers dans la cour. Il mangeait bien vite
-et repartait en courant, avec ses poches remplies de châtaignes
-bouillies.
-
-Le soir, un peu avant l'angélus, à l'heure où l'épicerie du hameau
-s'allume et sonne, les demoiselles institutrices venaient chercher du
-lait. Elles attendaient un instant dans l'ombre, sur le pas de la porte,
-qu'on les eût servies, et elles faisaient, au moment de partir, des
-gestes si doux et de si beaux saluts que l'enfant paysan courait se
-cacher dans quelque grange, tant il se sentait de honte auprès d'elles.
-
-Et parfois, le jeudi matin, il découvrait, en se levant, toute la cour
-de la ferme et les prés, là-bas, jusqu'à la rivière enfoncés dans la
-neige. Au loin, dans les creux du paysage, on apercevait quelques
-métairies pareilles à celles qu'on voit sur les images et les
-calendriers. Toute serrée entre la neige et le ciel bas, appuyée contre
-un grand arbre mort, chacune d'elles paraissait seule dans la campagne
-abandonnée... Alors, le petit Claude se prenait à courir droit devant
-lui, en se retournant de temps à autre, pour regarder la trace de ses
-sabots; puis, choisissant sur le chemin l'endroit le plus blanc et le
-plus scintillant, il s'y couchait de tout son long, le nez en avant,
-pour y faire son portrait.
-
-Après midi, quand il revenait au même endroit, le menton dans le
-cache-nez que sa mère lui avait mis, le haut de sa rude petite figure
-fouetté par le vent, il retrouvait intact le creux que son corps avait
-fait dans la neige. Il lui semblait que personne ne passerait là jamais
-plus; qu'il était le maître de tout ce pays blanc et il reprenait sa
-course à travers le grand après-midi gelé, comme un patineur qui
-s'élance sur un lac immense, en poussant un cri de plaisir!
-
-Prisonnier, dans l'étude, quand le veilleur viendrait allumer les
-lampes, avec quel regret il se rappellerait les soirs purs et glacés
-qui, lentement, descendaient sur ces belles journées d'hiver!... Il s'en
-revenait alors, entre les champs de neige, qui faisaient sous la nuit
-tombante de grandes lueurs immobiles, vers la ferme chaude et vivante où
-les travaux des hommes cessaient, tandis que sa mère, avec les
-domestiques, préparait le repas. Elle prenait le petit sur ses genoux,
-lui enlevait ses bas humides, les glissait dans les hauts chenets de
-fer. Puis, assise dans un coin de la vaste cheminée noire, elle
-s'attardait un instant à faire chauffer les jambes nues de son
-dernier-né...
-
- *
-
- * *
-
-Entre deux haies serrées, par un petit chemin tournant, la voiture
-filait en frôlant les ronces et déboucha soudainement dans la cour des
-Chevris. Il y avait, dans un pré voisin, auprès des barrières de la
-grande entrée, la machine à battre. On l'entendait depuis le matin
-bourdonner comme une grosse guêpe prise dans le beau temps.
-
-Les hommes, au faîte de la machine, dans la paille poussiéreuse,
-continuaient, sans vouloir prendre garde aux visiteurs, leur travail
-rythmé qui ressemble à un grand jeu pénible. C'est à peine si deux
-d'entre eux se dressèrent, la main au front, pour nous regarder. Les
-autres disaient à haute voix, dans le bruit de la batteuse, des mots que
-nous n'entendions pas et que nous sentions pleins de reproches et
-d'hostilité.
-
-Meaulnes et Beaulande étaient partis à la recherche du petit Claude.
-Descendus de la voiture, nous restâmes immobiles un instant au milieu de
-la cour, Françoise, Isabelle, Jacques et moi, serrés les uns contre les
-autres, un peu gauches et ridicules comme quatre Anglais débarqués. Et
-je revois Françoise si gênée sous le regard des paysans, si malheureuse,
-qu'elle fit le geste soudain de se réfugier contre l'un de nous.
-
-La porte et le volet de la grande cuisine noire étaient ouverts; mais
-personne ne sortit sur la plus haute marche pour nous regarder venir et
-nous faire bon accueil. Nous entrâmes, et Meaulnes nous fit asseoir
-autour de la table où l'on avait posé une jatte de lait.
-
-Sans nous dire bonjour, ou si bas qu'on ne l'entendit pas, la fermière
-entra pour nous servir. Je reconnus cette figure rude et amicale et je
-fis un mouvement comme pour aller vers elle. Mais, la tête basse, elle
-distribua lentement les assiettes sans vouloir nous jeter un regard et
-s'en retourna dans une chambre voisine.
-
---Vous irez la trouver, m'avait dit Beaulande; vous lui parlerez; mais
-vous verrez qu'elle n'est pas commode à prendre.
-
-Je la trouvai près d'une croisée basse, à rideaux rouges, à demi
-obstruée par les reines-marguerites d'un profond jardin vert. Elle
-cousait avec obstination, et je vis bien, tout de suite, que je ne la
-«prendrais» pas.
-
-Lorsqu'elle leva la tête enfin, pour me répondre, ce n'était plus cette
-femme paisible, ni ce visage confiant de la paysanne qui me souriait
-jadis, mais une pauvre figure affolée et ruinée, que battait une mèche
-de cheveux gris sortis de sa coiffure; et elle me parlait de sa forte
-voix campagnarde, comme si elle se fût adressée à une troupe de gens
-ameutés contre elle. Immobile, mais soulevant la tête, à chaque mot,
-elle me jetait amèrement des reproches:
-
---Qui donc s'occupera de ses affaires? disait-elle, et qui donc
-raccommodera son linge?... C'est-il vous qui le soignerez s'il est
-malade!... Si loin que ça de chez nous, à cent dix lieues, jamais il ne
-s'habituera! On n'ira jamais le voir... Ecrire des lettres? Je ne sais
-pas lire et je ne sais pas écrire!
-
-Sans se lasser, elle continuait:
-
---Jamais on n'avait envoyé nos garçons chez les autres. Jamais on n'en
-avait loué un...
-
-Et comme je disais, un peu honteux, que c'était la volonté de son père:
-
---Un homme qui boit, répondit-elle, et qui est perdu maintenant,
-fallait-il l'écouter?
-
-Elle avait laissé son ouvrage. Elle était dressée près de la fenêtre, à
-contre-jour, et je la revis un instant comme jadis, lorsque j'étais un
-enfant campagnard semblable au petit Claude,--patronne de quatre
-servantes et commandant tout un peuple de volailles, haranguant au
-milieu de la cour un océan de poulets blancs, jetant avec lenteur de
-grandes poignées de mil et poussant un long cri traînant sur la campagne
-de midi, qui faisait accourir, tête baissée, là-bas, dans le petit
-chemin, deux, trois, quatre... sept poulets en retard!
-
-Beaulande, pendant ce temps, faisait battre en vain les alentours de la
-ferme pour trouver l'enfant:
-
---Il s'est caché, disait-il avec un rire fâché. On ne le tient pas!
-
-Jusqu'à notre départ, en effet, le petit Beaulande resta perdu, soit que
-les valets de ferme fussent de connivence avec lui, soit plutôt qu'il
-fût enfoncé dans une de ces cachettes que, seuls, connaissent les
-enfants des domaines, au creux d'une meule de paille ou dans un trou au
-bord de la rivière.
-
-Peut-être, plein d'une révolte silencieuse et entêtée, resterait-il là
-deux jours sans manger et sans bouger, comme cette fois où le maître
-d'école l'avait injustement battu. Peut-être, tout près de nous, dans un
-coin du grand domaine complice, regardait-il partir, avec rancune et
-moquerie, notre petite troupe déçue, et, dès que nous aurions tourné
-dans le chemin, le verrait-on, mêlé soudain au groupe des valets,
-travailler sans rien dire.
-
- *
-
- * *
-
-Aux premières grandes pluies d'octobre, nous avons quitté la Colombière.
-De grand matin, tandis que les fougères des talus dégouttaient dans le
-brouillard, nous sommes passés à pied devant les Chevris, pour aller
-prendre le train.
-
-De loin, nous entendions chanter, dans une grande terre voisine de la
-route, et nous nous sommes arrêtés un instant, pour écouter en silence.
-Je connaissais ce grand chant du labour, dont on ne peut jamais dire
-s'il est plein de désespoir ou de joie, ce chant qui est comme la
-conversation sans fin de l'homme avec ses bêtes, l'hiver, dans la
-solitude. Mais jamais l'homme qui chantait, de cette voix lente et
-traînante comme le pas des boeufs, ne m'avait paru si désespéré d'être
-seul.
-
-C'était Beaulande. Nous l'entendîmes, au bout du sillon, gourmander
-lentement son attelage et arrêter, derrière la haie, la charrue, qui fit
-un bruit de chaînes. Il vint à nous:
-
---Le petit est parti depuis le début de la semaine, dit-il. On a fini
-par le décider. Seulement, voilà, les nouvelles sont mauvaises, ce
-matin.
-
-Il chercha sous sa blouse, dans sa ceinture, une lettre pliée, qu'il me
-tendit. L'enfant écrivait qu'il ne pourrait jamais s'habituer, que les
-autres l'avaient battu et qu'il voulait revenir, «parce que, disait-il,
-mon père est à la charrue, maintenant, et je suis sûr qu'il a besoin de
-moi.»
-
---J'avais fait cela pour son bien, nous dit Beaulande en baissant la
-tête. J'ai eu tort, il faut croire... J'ai bien caché la lettre à la
-maison, mais la maîtresse a l'air de se douter de quelque chose.
-
-Le train était annoncé. Nous entendions, dans la vallée, la cloche de la
-petite gare. Il nous fallut quitter Beaulande et reprendre notre route,
-après l'avoir consolé tant bien que mal. Longtemps nous avons ignoré ce
-qui s'était passé à la ferme des Chevris après notre départ, et c'est
-Jean Meaulnes qui, l'autre jour, m'a conté ce qui suit.
-
- *
-
- * *
-
-Le soir même, à la tombée de la nuit, il y avait eu, dans une étable,
-entre le fermier et sa femme, une de ces disputes autour desquelles tout
-le monde s'écarte parce qu'elles sont rares et terribles. Elles rompent
-l'accord silencieux de la ferme et l'ordre établi. On ne sait plus qui
-est le maître. Et la servante, qui obéit d'ordinaire à la femme, craint
-de passer auprès du fermier.
-
-On avait connu déjà cette sorte d'angoisse, lorsque le frère de
-Beaulande, devenu fou, errait chaque nuit autour du domaine, pour mettre
-le feu aux meules de paille, et, récemment encore, quand une des
-servantes avait raconté que Beaulande rôdait autour d'elle.
-
-Ce soir-là, comme alors, il y eut donc, au coeur de la ferme, un grand
-désordre silencieux. Le berger, voyant la fermière toute tremblante,
-avait voulu l'aider. Il avait oublié de faire rentrer ses moutons, qui
-étaient restés longtemps serrés les uns contre les autres, à bêler dans
-la cour. Enfin, la plus vieille des servantes elle-même était entrée,
-toute pensive, dans l'écurie aux juments, pour traire les vaches, et
-Beaulande lui avait demandé rudement ce qu'elle venait faire là...
-
-Elle en était restée troublée. C'était elle qui, chaque matin, ou plutôt
-chaque nuit, vers trois heures, se levait la première pour mettre l'eau
-de la soupe sur le feu. Sitôt éveillée, elle se leva cette nuit-là,
-comme d'habitude, cassa du bois et remplit d'eau la marmite. C'est alors
-qu'accroupie, la tête basse, réfléchissant devant l'eau qui commençait à
-tourner et à chanter, elle entendit sonner les douze coups de minuit...
-
-Elle s'était levée trois heures trop tôt.
-
-Son ouvrage était trop avancé pour qu'elle pût songer à se remettre au
-lit. Pour passer le temps, elle voulut faire, un falot à la main, une
-ronde dans le domaine. Il tombait une pluie froide, et sa lanterne
-s'éteignit deux fois. Elle s'obstina, sans savoir pourquoi, et entrant
-dans l'écurie chaude où les juments, debout sur leurs quatre pieds,
-dormaient, la vieille femme, inquiète, leva sa lanterne et la fit
-tourner à la hauteur de ses yeux. La jument blanche n'y était plus. Ni,
-dans la remise, la vieille basse voiture bourbonnaise.
-
-Elle comprit tout de suite que la fermière s'était enfuie. Et elle se
-mit à marmotter quelque chose tout bas.
-
-Elle éveilla le fermier, qui courut appeler Jean Meaulnes, son voisin,
-et longtemps, tous les deux, ils cherchèrent dans la boue, à la lueur du
-falot, les traces des roues que la pluie avait effacées.
-
-Durant deux jours, ce furent, dans les environs, des recherches vaines.
-Beaulande, accablé, ne disait rien. De temps à autre, seulement, il
-répétait les mêmes phrases:
-
---Elle est perdue, ma femme. Elle ne peut pas se retrouver. Elle ne
-connaît pas les routes. Elle est perdue dans les marnières...
-
- *
-
- * *
-
-Le troisième jour, de grand matin, Jean Meaulnes, qui devait partir,
-avec le fermier, pour continuer à battre la contrée, s'éveilla dans sa
-chambre aux poutres basses. Il se retourna sur sa couche. Dans la
-fenêtre obscure, comme dans un vitrail, s'allumaient les rouges, les
-jaunes et les bleus profonds du soleil levant.
-
-Une petite pluie vint mouiller la vitre.
-
-Il s'habilla silencieusement et descendit l'escalier. Il faisait jour,
-déjà. Mais c'était le jour bas du grand matin, ce jour pâle et précis
-comme un clair de lune, dans lequel il semble que toutes les choses
-soient posées comme des décors avant que la vie réelle ne commence.
-
-Il sortit. La petite grille de l'école grinça et se referma lourdement.
-On entendit, dans le hameau, le cri d'un coq. Puis tout redevint
-silencieux et immobile.
-
-Meaulnes s'engagea dans la courte allée qui menait chez les Beaulande.
-Il écoutait son pas égal, le seul bruit de cette heure, et, sourdement,
-profondément, le battement de son coeur, lorsque, levant la tête, à dix
-pas devant lui, il aperçut, devant les barrières blanches, une voiture
-arrêtée.
-
-Il se dit, presque à mi-voix:
-
---On dirait Claude Beaulande et sa mère...
-
-Sur le siège, en effet, une femme en bonnet blanc, penchée, semblait
-guetter dans la cour quelqu'un qui vînt lui ouvrir. Le petit Claude, à
-côté d'elle, un vieux chapeau de paille noircie abaissé sur les yeux,
-grelottait.
-
-La jument, la tête tombée entre les pattes de devant, paraissait
-fatiguée comme si elle eût voyagé toute la nuit. La lanterne, encore
-allumée, jetait sur la croupe de la bête une lueur étrange. Et une fine
-petite pluie continuait à tomber, qui faisait briller vaguement la
-paille étalée sous les pieds des voyageurs.
-
-Au moment où Meaulnes allait interpeller la femme, quelqu'un, de
-l'intérieur, ouvrit les grandes barrières, et la voiture, en cahotant,
-pénétra dans la cour.
-
-Tandis que le valet de ferme commençait à dételer la jument, la femme et
-l'enfant descendirent lentement et à reculons, à la façon des paysans,
-et la mère Beaulande alla cogner au volet de la porte.
-
-On entendit, à l'intérieur, la servante s'approcher en traînant ses
-sabots; elle ouvrit le volet d'abord, puis la porte:
-
---Salut, maîtresse, dit-elle d'une voix basse et étranglée. Vous l'avez
-donc ramené?
-
---Il a bien fallu, répondit l'autre simplement. Puis elle s'en alla, au
-fond de la chambre, dans l'obscurité, changer de robe pour le travail du
-jour.
-
-La pluie avait cessé. Le village s'éveillait. Sur la côte sonnait, à
-toute volée, comme au matin d'une fête, la messe de sept heures.
-
-
-
-
-PORTRAIT
-
- Nous savons ce que c'est que d'avoir du regret, du remords...;
- de la contrition sans avoir failli et sans rien avoir à se
- reprocher; du péché sans avoir péché; et que ce sont les plus
- profonds et les plus ineffaçables.
-
- CHARLES PÉGUY.
-
-
-Il se nommait Davy. Je l'avais connu, à quinze ans, au lycée de B., où
-j'ai préparé--dix mois--le concours de l'Ecole Navale. Il devait être
-fils de pêcheur ou de matelot. Il portait, à la promenade, une pélerine
-trop courte, comme nous tous, mais la sienne laissait passer deux
-énormes mains gourdes et gonflées.
-
-Il était peu remarquable. A voir sa petite tête basse et son corps
-d'adolescent, vous n'eussiez pas deviné sa vigueur extraordinaire. Sa
-laideur même était insignifiante. Il avait les traits courts et la
-bouche avancée, comme un poisson; des cheveux sans couleur qu'il lissait
-avec sa main lorsqu'il était perplexe...
-
-J'ai vécu longtemps près de lui sans le voir. Il était vétéran dans ce
-lycée où j'arrivais. Il fréquentait un groupe où je n'avais nulle envie
-d'entrer. C'était une dizaine d'anciens mousses de «La Bretagne»,
-grossiers et taciturnes, préoccupés seulement de fumer en cachette. Ils
-ne s'appelaient entre eux que par leurs sobriquets: La Bique,
-_Coachman_, Peau-de-Chat... Et lorsque, pour la première fois, je
-m'adressai poliment à Davy: «Dis donc, Davy, s'il te plaît...» il me
-regarda d'un oeil morne, et, se frottant d'une main la peau du visage
-qu'il avait fort déplaisante, il me donna ce renseignement:
-
---On ne m'appelle pas Davy; mon nom, c'est Peau-de-Chat.
-
-Puis, se tournant vers son voisin, il se prit à rire lourdement.
-
-Longtemps, j'évitai de lui parler. Je l'apercevais parfois dans un
-groupe, faisant des tours de force ou donnant à la ronde des claques,
-avec ses larges mains molles qui faisaient rire tout le monde. Il
-semblait aimer sa misère. Je lui en voulais de n'être pas plus
-malheureux. Et je passais les récréations avec des externes distingués
-qui m'interrogeaient sur Paris, les théâtres...
-
-Vers le mois de mai, Davy qui travaillait son examen avec application
-fut classé premier, en même temps que moi, dans une composition,
-française ou latine, je ne me rappelle pas. Ceci nous rapprocha.
-Parfois, en étude, il venait comparer sa version à la mienne; et nous
-causions un instant. Il n'était pas satisfait comme je l'avais cru. Il
-avait, comme tous les autres, l'immense désir d'être un jour officier de
-marine, mais il n'espérait pas y parvenir. Je n'ai même jamais vu de
-jeune homme à ce point dépourvu d'espérances. Il parlait de lui-même
-avec un mépris absolu. Et lorsque je lui faisais quelque éloge, il avait
-une façon de hocher la tête et de souffler du nez... Pourtant je lui ai
-connu aussi des instants d'abandon, des gestes pleins de douceur et de
-gaucherie; il faisait l'aimable, le plaisant; il disait de petites
-phrases bêtes qui le rendaient tout à fait ridicule.
-
-De ces conversations, maintenant que je sais ce qu'il est advenu de
-Davy, maintenant, je cherche vainement à retrouver quelques bribes. Nous
-ne parlions qu'examens et compositions. Il ne me serait pas venu à
-l'idée de lui parler d'autre chose. Et cependant il me reste, de ces
-mois d'été 1901, deux ou trois souvenirs que je veux fixer ici pour mon
-inquiétude et pour mon regret...
-
-Le matin, de très bonne heure, nous descendions dans la cour, et l'on
-nous accordait une courte récréation avant de rentrer en étude. C'était
-une petite cour pavée, tout entourée de murs. A cette heure, le soleil
-n'y donnait pas encore. Nous étions plongés dans une ombre glacée. Mais
-sur le toit voisin de l'Hôtel des Postes, nous apercevions, en levant la
-tête, les fils du télégraphe bleuis, dorés, rougis par le soleil levant
-et qui tremblaient sous le chant de mille petits oiseaux.
-
-Personne ne criait ni ne jouait. Certains fumaient une cigarette, cachée
-dans le creux de leur main, au fond de leur poche, et se promenaient de
-long en large sous le préau; les autres s'entassaient auprès d'un
-portail condamné, dans une sorte de trou formé par une brusque descente
-qui mettait la cour de niveau avec la rue voisine. On s'asseyait, les
-jambes pendantes, sur les parapets de ce trou, sur les crochets de fer
-qui condamnaient le portail. On ne voyait pas dans la rue, mais parfois,
-contre les battants, tout près, tout près de soi, on entendait le pas de
-quelqu'un qui s'éloignait...
-
-Tous, nous avions la tête lourde, l'estomac vide, une fièvre lente... Il
-y avait parfois de brusques réveils de cette torpeur, une poussée, de
-grandes tapes. «La Bique» interpellait «Peau-de-Chat». Des rires. On
-faisait sauter bien loin le livre ou le béret de quelqu'un, et tous
-couraient après... Puis, lentement, les uns après les autres ils
-venaient se rasseoir.
-
-C'est par un de ces matins-là, vers la fin de la récréation, que je
-découvris, dans une anthologie, une page de _Dominique_:
-
- La distribution avait lieu dans une ancienne chapelle abandonnée
- depuis longtemps, qui n'était ouverte et décorée qu'une fois par an
- pour ce jour-là. Cette chapelle était située au fond de la grande cour
- du collège; on y arrivait en passant sous la double rangée de tilleuls
- dont la vaste verdure égayait un peu ce froid promenoir. De loin, je
- vis entrer Madeleine en compagnie de plusieurs jeunes femmes de son
- monde en toilette d'été, habillées de couleurs claires, avec des
- ombrelles tendues qui se diapraient d'ombre et de soleil. Une fine
- poussière, soulevée par le mouvement des robes, les accompagnait comme
- un léger nuage, et la chaleur faisait que des extrémités des rameaux
- déjà jaunis une quantité de feuilles et de fleurs mûres tombaient
- autour d'elles, et s'attachaient à la longue écharpe de mousseline
- dont Madeleine était enveloppée... etc.
-
-Jusqu'à ce passage, que je cite aujourd'hui par coeur:
-
- ... Et quand ma tante, après m'avoir embrassé, lui passa ma couronne
- en l'invitant à me féliciter, elle perdit entièrement contenance. Je
- ne suis pas bien sûr de ce qu'elle me dit pour me témoigner qu'elle
- était heureuse et me complimenter suivant l'usage. Sa main tremblait
- légèrement. Elle essaya, je crois, de me dire:
-
- «Je suis bien fière, mon cher Dominique», ou «c'est très bien».
-
- Il y avait dans ses yeux tout à fait troublés comme une larme
- d'intérêt ou de compassion, ou seulement une larme volontaire de jeune
- femme timide... Qui sait! Je me le suis demandé souvent, et je ne l'ai
- jamais su.
-
-Lecture comme une longue épingle fine enfoncée dans le coeur de
-l'adolescent que j'étais... Je ne pus supporter de la garder pour moi
-seul. Je me levai. Je marchai un instant, tenant le livre ouvert à la
-page, et j'aperçus Davy, immobile, adossé contre le mur du préau. Les
-mains aux poches, enfoncé dans un gros paletot bleu, il semblait
-grelotter à l'ombre trop fraîche. Je lui dis: «Tiens, lis donc ça!» Il
-lut debout, lentement, et leva la tête lorsqu'il eut terminé: son visage
-n'exprimait pas l'admiration que j'attendais, mais une gêne
-indéfinissable et insupportable. Il eut un sourire forcé, me mit la main
-sur l'épaule et se prit à me secouer doucement, en disant:
-
---Voilà, voilà ce qui arrive!...
-
-Me trompé-je et mes souvenirs sont-ils déformés par ce que je sais
-maintenant: il me semble qu'à cette époque Davy modifia légèrement ses
-habitudes. Il quittait parfois ses amis et s'insinuait dans le groupe
-des externes «pour voir ce que nous disions». Je le vis s'appliquer à
-des tâches que l'examen ne réclamait pas. On nous faisait lire à tour de
-rôle, à la fin des classes de français; et les anciens mousses, qui
-n'avaient pas à cet égard comme les externes des prétentions,
-méprisaient cet exercice. Or on vit un jour Davy s'essayer à bien lire.
-Ce fut un effort que le professeur encouragea, mais dont l'échec fut
-complet. Il s'efforçait de lire avec naturel; c'est-à-dire qu'il donnait
-aux dialogues de Corneille le ton détaché d'une conversation; il faisait
-disparaître tous les _e_ muets avec tant de hâte et tant de gêne que le
-souffle lui manquait avant la fin des phrases... Dans la cour, le soir,
-au milieu de ses compagnons ordinaires, il se mit à contrefaire soudain
-sa lecture essoufflée, puis il se prit à rire follement en distribuant
-au hasard des bourrades et des coups de pied.
-
-A quelque temps de là, au début de juillet, le Cirque Barnum vint à B.
-J'errais, un matin de congé, dans la banlieue déserte de la ville,
-lorsque je rencontrai Davy, désoeuvré comme moi, qui me proposa de
-descendre vers la Place du Vieux-Port, où l'on achevait de monter le
-cirque américain.
-
-Toute une vie extraordinaire s'était installée sur la place naguère
-semée de tessons et de cailloux comme un terrain vague. Des personnages
-exotiques glissaient entre les tentes carrées en nous regardant du coin
-de l'oeil. Des serviteurs, en silence, se hâtaient vers une tâche que
-nous ne connaissions pas. Tout là-bas, des réfectoires immenses,
-montait, par bouffées, un bruit énorme de vaisselle remuée.
-
-Ici, à l'ombre des arbres, des chameaux somnolaient; un grand diable
-vêtu de toile s'efforçait de les réveiller et leur tenait en anglais un
-petit discours que Davy et moi nous avons compris. Dans la partie haute
-de la place, un éléphant poussait un tronc d'arbre et, sous les taches
-alternées d'ombre et de soleil, deux hommes étrangement enveloppés dans
-des pagnes, l'encourageaient d'un mot guttural, incompréhensible et
-toujours le même.
-
-Il était près de onze heures, lorsque, à regret, nous descendîmes vers
-la ville, en suivant les grandes tentes blanches et grises, comme un
-long mur où le soleil donnait. Je commençais à souffrir de la soif, de
-cette soif du matin, qui ne s'apaise pas avec du vin, mais qui donne le
-désir de s'asseoir à l'ombre sur l'herbe fraîche et de regarder couler
-l'eau du ruisseau. Je voulais demander à Davy s'il avait soif aussi,
-lorsque soudain le vent d'été, soulevant un pan du mur de toile, nous
-découvrit un coin du campement. Tous les deux, nous regardâmes avec
-curiosité... C'était, entre les tentes, une sorte de cour intérieure,
-qui me parut immense. Au fond, assise à l'ombre et nous tournant le dos,
-une jeune fille, qui devait être une écuyère, lisait. Sur son cou
-délicat retombaient ses cheveux noués. Elle était renversée dans sa
-chaise et ne nous voyait pas. Elle paraissait si loin de nous, dans un
-jardin si frais, si paisible et si beau, qu'il nous semblait l'avoir
-découverte avec une lunette d'approche.
-
-Je me tournai vers mon compagnon et je lui souris. Il me regarda
-fixement une seconde et leva la main comme pour me dire: Ne fais pas de
-bruit... Puis, avec précaution, il rabattit le morceau de toile, et nous
-partîmes tous les deux à pas de loup.
-
-C'est peu après que je quittai le lycée de B. En fouillant dans mes
-souvenirs, je ne revois plus Davy qu'un soir, le soir du 14 juillet de
-cette année-là. Ce jour de fête s'était terminé par un défilé de gens
-des faubourgs, sous des lampions enflammés, qui chantaient des refrains
-ignobles. A onze heures, Davy et moi nous décidâmes de rentrer. Dans la
-rue du lycée, déserte, des lanternes brûlaient. Ailleurs, bien loin, ce
-devait être une extraordinaire nuit d'été. Une fille de notre âge, que
-nous connaissions je ne sais comment, nous rencontra et nous annonça
-fièrement:
-
---Vous savez? J'ai été raccrochée par deux officiers!...
-
-Avec une espèce de rire tremblant et colère, Davy lui répondit:
-
---Eh bien! Si jamais j'arrive officier, c'est pas encore après toi que
-je courrai!
-
-Et il me regarda, sûr de mon approbation, comme s'il voulait dire: «Nous
-savons bien, nous, après quelles femmes nous courrons...»
-
-Il y a dix ans que je n'ai pas revu Davy et je sais maintenant que je ne
-le reverrai jamais. Je n'ai pas d'autre souvenir de lui que deux
-anciennes cartes postales auxquelles je n'ai pas songé à répondre, et
-cette coupure d'un journal récent:
-
- Un enseigne de vaisseau, François Davy, âgé de vingt-quatre ans,
- embarqué à bord du croiseur X, s'est tiré, ce matin, un coup de
- revolver d'ordonnance dans la bouche. Désolé d'avoir été éconduit par
- le père d'une jeune fille qu'il aimait, il écrivit à son père une
- lettre désespérée et, s'enfermant dans une chambre qu'il avait louée à
- B., tenta de mettre fin à ses jours.
-
- Il eut la boîte crânienne traversée.
-
- Il a été transporté dans un état désespéré à l'Hôpital Maritime.
-
-Qui eût jamais pensé cela de Davy! Personne ne comprend. Il avait si
-bien réussi. Il était si fier. Il avait dit: «Maintenant que je suis
-reçu, je me fous de tout!» Son frère voulait arriver comme lui. Ses
-parents ne faisaient rien sans le consulter...
-
-Il agonise, maintenant, derrière une porte. Il est midi. Les médecins
-l'ont laissé. Dans le couloir désert, un matelot passe en jetant de la
-sciure de bois.
-
-Les journaux racontent son histoire. Ce fut l'histoire la plus simple et
-la plus honnête: Une jeune fille qu'il voulait épouser. _Il l'avait
-aperçue_, disent-ils, _pendant un congé, dans le pays de ses parents_.
-J'imagine cette promenade où il la rencontra. Par une fin de matinée
-bretonne, pluvieuse et romanesque, une jeune fille se penche à la
-balustrade, ou disparaît avec un sourire entre les arbres mouillés du
-jardin... Ah: dès ce premier sourire, mon frère, je sais le grand
-désespoir qui t'a gonflé le coeur!
-
-Il passait, en petite tenue, une badine à la main, sifflotant... Il se
-trouva soudain affreusement gauche et bête et laid. Il se rappela
-_Dominique_; il se rappela cette matinée où nous avions découvert la
-jeune fille américaine dans le jardin du cirque. Cette fois, il était
-tout seul, perdu sur cette route difficile, dans ce pays du romanesque
-où je l'avais inconsidérément mené. Je n'étais pas là pour l'encourager,
-pour lui tendre la main à ce dur passage. Rentré chez lui, il pensa
-m'écrire, puis il se souvint de ses cartes postales restées sans
-réponse. Alors il décida de ne rien dire à personne...
-
-
-
-
-LA DISPUTE ET LA NUIT DANS LA CELLULE
-
-
-L'après-midi commença mal. Sur une pente couverte de bruyères, elle
-voulut par jeu, tant elle se sentait enivrée de bonheur, se laisser
-dérouler en poussant de petits cris; mais le vent s'engouffra dans sa
-robe et lui découvrit les jambes. Meaulnes l'avertit rudement. Elle
-tourna deux ou trois fois encore, en essayant vainement d'aplatir à deux
-mains l'étoffe ballonnée; puis elle se redressa, toute pâle, sa gaieté
-finie, et elle descendit la pente en disant:
-
-«Je sais bien, je sais bien que je ne peux plus faire l'enfant...»
-
-On entendait à quelque distance, derrière les genévriers, une dispute
-basse, assourdie, entre leurs amis, le mari et la femme. La soirée avait
-un goût amer, le goût d'un tel ennui que l'amour même ne le pouvait
-distraire... Les deux voix s'éloignèrent, âpres, désespérées, chargées
-de reproches. Meaulnes et Annette restèrent seuls.
-
-A mi-côte, ils avaient découvert une sorte de cachette entre des
-branches basses et des genévriers. Etendu sur l'herbe, Meaulnes
-regardait pensivement Annette assise qui s'inclinait vers lui pour lui
-parler. C'était un jour semblable à bien des jours pluvieux, où seul à
-travers la campagne, il avait imaginé près de lui son amour abrité sous
-les branches. Aujourd'hui comme alors le vent portait des gouttes de
-pluie et le temps était bas. Aujourd'hui comme alors, couché sur l'herbe
-humide, il se sentait mal satisfait et désolé; et il regardait sans joie
-ce pauvre visage de femme que le reflet vert de la lumière basse
-éclairait durement.
-
-Annette, elle, parlait de son amour: «Je voudrais, disait-elle, vous
-donner quelque chose; quelque chose qui soit plus que tout, plus lourd
-que tout, plus important que tout. Ce serait mieux que mon corps. Ce
-serait tout mon amour. Je cherche...» Et à la fin, en le regardant
-fixement, d'un air anxieux et coupable, elle sortit de la poche de sa
-jupe un paquet de lettres tachées de sang qu'elle lui tendit.
-
-Ils marchaient maintenant sur une route étroite, entre les pâquerettes
-et les foins qu'éclairait obliquement le soleil de cinq heures. Meaulnes
-lisait sans rien dire. Pour la première fois, il regardait de près le
-passé d'Annette auquel il s'était efforcé jusqu'ici de ne jamais songer.
-Il y avait sur ces feuilles jaunies l'histoire de tout un amour
-misérable et charnel; depuis les premiers billets de rendez-vous jusqu'à
-la longue lettre ensanglantée, qu'on avait trouvée sur cet homme, quand
-il s'était tué, au retour de Saïgon.
-
-Meaulnes feuilletait... Le grand enfant chaste qu'il était resté malgré
-tout n'avait pas imaginé cette impureté. C'était, à cette page, un
-détail précis comme un soufflet; à cette autre une caresse qui lui
-salissait son amour... Une révolte l'aveuglait. Il avait ce visage
-immobile, affreusement calme, avec de petits frémissements sous les
-yeux,--cette expression de douleur intense et de colère, qu'on lui avait
-vus à la Colombière, un soir où un fermier qu'il aimait beaucoup l'avait
-attendu pour l'insulter.
-
-Annette, atterrée, voulut s'excuser, expliquer, et ne fit qu'exaspérer
-sa douleur. Il lui jeta le paquet de lettres, sans répondre, et, coupant
-à travers champs, se dirigea vers le village en haut de la côte. Elle
-voulut l'accompagner, lui prendre la main, mais il la repoussa
-brutalement.
-
-«Allez-vous en. Laissez-moi».
-
-Là-bas, dans la vallée, au tournant de la route, trois paysans qui
-rentraient au village regardaient ce couple soudain séparé, cette femme
-qui suivait craintivement, de loin, un jeune homme qui ne se retournait
-pas.
-
-En montant à travers un grand pré fauché, il regarda en arrière, au
-moment même où Annette se cachait derrière un tas de foin. Sans doute
-elle s'était dit: «Il me croira perdue et il sera bien forcé de me
-chercher». Elle dut attendre là, le coeur battant, une longue minute;
-puis il lui fallut sortir de sa cachette et renoncer à son pauvre jeu,
-puisque François se donnait l'air de n'y avoir pas pris garde.
-
-Cependant il se sentait pour celle qu'il punissait ainsi une pitié
-affreuse. C'était là son plus dangereux défaut: le mal qu'il faisait à
-ceux qu'il aimait lui inspirait tant de douloureux remords et de pitié
-qu'il lui semblait se châtier lui-même, en les faisant souffrir. Sa
-propre cruauté devenait ainsi comme une pénitence qu'il s'infligeait.
-Bien des fois, il avait poursuivi sa mère ou son ami le plus aimé de
-reproches si sanglants, si déchirants qu'il était lui-même prêt à
-éclater en sanglots. C'est alors qu'il souffrait. C'est alors qu'il
-était bien puni. Et c'est alors qu'il était impitoyable...
-
-Annette marchait, à présent, dans un contrebas, parallèlement à lui.
-D'un geste mol et méprisant, il se mit à lui lancer, tout en avançant,
-de la terre durcie qu'elle prit pour des cailloux. Il semblait la
-choisir pour cible simplement parce qu'elle se trouvait là comme une
-chose qu'on a jetée, dont personne ne veut plus. Puis il parut se piquer
-au jeu. On eût dit, à la fin, qu'il cherchait à l'atteindre par dégoût,
-pour se venger du dégoût qu'elle lui inspirait... Annette, cependant, ne
-s'arrêtait pas de grimper péniblement la colline. Elle, si peureuse,
-elle ne cherchait pas à éviter les coups. Mais, par instants, elle
-tournait un peu sa figure toute pâle et regardait de côté celui qui lui
-lançait des pierres.
-
-Elle s'engagea enfin dans un sentier qui conduisait chez Sylvestre,
-tandis que Meaulnes traversait un pré où des petites filles cueillaient
-des fleurs. Elles s'arrêtèrent un instant et levèrent la tête pour lui
-dire, tout affairées: «C'est pour votre dame, Monsieur...»
-
-Une fois rentré, il écouta longtemps leur amie qui causait paisiblement
-dans une salle voisine. Il songeait: «Nous allons partir. Je veux partir
-demain matin, ce soir». Puis il se fit dans la salle à côté un brusque
-silence, et Mme Sylvestre, effrayée, vint lui dire qu'Annette était
-évanouie.
-
-Il la trouva assise auprès d'une fenêtre, la tête tombée, toute blanche.
-
-Quand on l'eut déshabillée et couchée dans le petit lit de fer, elle se
-prit à dire en grelottant: «Je suis un petit chien. Je suis un petit
-chien; un pauvre petit chien malade». Et Meaulnes fut le seul à
-comprendre pourquoi elle disait cela.
-
-Il lui expliqua tout bas qu'il ne lui avait pas jeté des pierres. Elle
-ne répondit pas. Et vainement il tenta de la réchauffer en la couvrant
-d'oreillers. Elle restait glacée, immobile. Et seul, le vieux Sylvestre,
-en lui frottant les mains, parvint à lui donner un peu de chaleur, parce
-qu'il était, ce soir-là, son seul ami.
-
-A la tombée de la nuit, on vint dire à Meaulnes qui dînait rapidement
-qu'Annette avait peur et le réclamait. Très tard, assis auprès d'elle,
-il lui tint compagnie en silence. Puis il se coucha.
-
-Pour la première fois ils passaient la nuit dans cette grande cellule.
-Ils se trouvaient enfoncés dans le lit étroit de la religieuse, tous les
-deux, le garçon et la fille, le mari et la femme. Malgré leurs griefs,
-leurs corps, comme ceux de deux amants, étaient, dans l'obscurité,
-serrés l'un contre l'autre. Et le drame recommença, plus secret, plus
-pénible que la dispute de l'après-midi. Ils ne se parlaient pas.
-Annette, sur le point de s'endormir, disait de temps à autre, d'une voix
-basse et brève: «François!» et cela ressemblait à la fois à un appel
-bien tendre et à un cri de frayeur involontaire. Meaulnes, pour la
-calmer, lui serrait le bras, sans répondre.
-
-Une odeur, aigre d'abord, puis fade et écoeurante, montait du corps
-immobile d'Annette et s'épaississait entre les rideaux,--odeur de sang
-corrompu, de femme malade... Meaulnes, éveillé, ne savait plus
-maintenant si son dégoût était pour cette misère, cette misère physique
-qui soulevait le coeur, ou pour les amours coupables de sa compagne.
-
-«Je vais me lever, dit-il soudain, en se dressant sur un coude».
-
-Annette comprit. D'un ton de lassitude infinie, elle dit:
-
-«C'est moi qui me lèverai. Voyez, vous ne pouvez pas souffrir une femme
-auprès de vous. Vous ne pouvez pas endurer une femme...»
-
-Il hésita un instant, puis il la retint:
-
-«Ah! misère, misère, dit-il d'une voix sourde. Tu sais bien que je
-t'aime; que je t'aime, femme! que je t'aime, pauvre femme!...»
-
-Et il serrait contre lui avec fureur l'enfant malade et effrayée.
-
-
-
-
-NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
-
-
-POÈMES
-
-Ils sont tous inédits.
-
-L'ONDÉE et CONTE DU SOLEIL ET DE LA ROUTE sont datés d'Avril 1905.
-
-À TRAVERS LES ÉTÉS accompagnait une lettre du 23 Juillet 1905.
-
-CHANT DE ROUTE est daté d'Août 1905.
-
-SOUS CE TIÈDE RESTANT est du 2 Septembre 1905.
-
-PREMIÈRES BRUMES DE SEPTEMBRE est aussi de 1905.
-
-ET MAINTENANT QUE C'EST LA PLUIE... de Janvier 1906.
-
-DANS LE CHEMIN QUI S'ENFONCE À LA FERME d'Août 1906.
-
-
-PROSES
-
-LE CORPS DE LA FEMME est le premier essai d'Alain-Fournier qui ait
-trouvé un éditeur. Il a paru dans la _Grande Revue_, dirigée alors par
-M. Jacques Rouché, dans le numéro du 25 Décembre 1907.
-
-DANS LE TOUT PETIT JARDIN EN PENTE (inédit) est un fragment du _Pays
-sans nom_, daté de Mai 1909.
-
-MADELEINE fut écrit à Mirande en Juillet-Août 1909 et a été publié après
-la mort d'Alain-Fournier dans la _Grande Revue_ de Juin 1915.
-
-LA PARTIE DE PLAISIR a été publiée dans _Schéhérazade_ à une date que
-nous n'avons pu retrouver, mais qui doit être 1909.
-
-LES TROIS PROSES sont de Septembre 1909. La dernière seule: L'AMOUR
-CHERCHE LES LIEUX ABANDONNÉS a paru dans _l'Occident_ de Janvier 1910.
-
-LE MIRACLE DES TROIS DAMES DE VILLAGE a paru dans la _Grande Revue_ du
-10 Août 1910.
-
-LE MIRACLE DE LA FERMIÈRE dans la _Grande Revue_ du 25 Mars 1911.
-
-PORTRAIT dans la _Nouvelle Revue Française_ du 1er Septembre 1911.
-
-LA DISPUTE ET LA NUIT DANS LA CELLULE est un chapitre inédit du _Grand
-Meaulnes_. Le manuscrit porte de la main d'Alain-Fournier la mention:
-_Mis au net_.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIERES
-
-
- INTRODUCTION 11
-
- PREMIÈRE PARTIE
-
- POÈMES 91
- L'ONDÉE 93
- CONTE DU SOLEIL ET DE LA ROUTE 95
- A TRAVERS LES ÉTÉS 99
- CHANT DE LA ROUTE 103
- SOUS CE TIÈDE RESTANT 107
- PREMIÈRES BRUMES DE SEPTEMBRE 111
- ET MAINTENANT QUE C'EST LA PLUIE 113
- DANS LE CHEMIN QUI S'ENFONCE 117
-
- DEUXIÈME PARTIE
-
- PROSES 123
- LE CORPS DE LA FEMME 125
- DANS LE TOUT PETIT JARDIN 137
- MADELEINE 141
- LA PARTIE DE PLAISIR 155
- TROIS PROSES:
- I. --GRANDES MANOEUVRES.--LA CHAMBRE D'AMIS DU TAILLEUR 159
- II. --GRANDES MANOEUVRES.--MARCHE AVANT LE JOUR 163
- III.--L'AMOUR CHERCHE LES LIEUX ABANDONNÉS 167
- LE MIRACLE DES TROIS DAMES DE VILLAGE 171
- LE MIRACLE DE LA FERMIÈRE 181
- PORTRAIT 199
- LA DISPUTE ET LA NUIT DANS LA CELLULE 211
-
-
-
-
-_ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 13 MARS 1924 PAR L. PETITBARAT SAINT-OUEN-L'AUMONE
-(S.-&-O.)_
-
-
-Imprimé et publié en conformité d'une licence décernée par le
-Commissaire des Brevets, sous le régime de l'Arrêté exceptionnel sur les
-brevets, les dessins de fabrique, le droit d'auteur et les marques de
-commerce (1939).
-
-
-
-
-ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
-
-
-_LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE_
-
-Revue mensuelle de Littérature et de Critique
-
-Directeur: Jacques RIVIÈRE--Secrétaire: Jean PAULHAN
-
-_Paraît le 1er de chaque mois_
-
-Par la qualité des oeuvres et des auteurs qu'elle révèle au public
-lettré, par le souci constant d'éclairer les aspects nouveaux de la
-pensée et de l'art, par l'exacte information critique de ses chroniques,
-
-_LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE_
-
-apporte également toute son attention à suivre de très près les
-questions de politique, surtout extérieure, et les articles publiés par
-elle ces dernières années, et dont nous donnons la liste ci-dessous,
-n'ont rien perdu de leur actualité:
-
-JACQUES RIVIÈRE.--Notes sur un événement politique. (Mai 1921)
-
-JACQUES RIVIÈRE.--Les dangers d'une politique conséquente. (Juillet
-1922)
-
-JEAN SCHLUMBERGER.--Le sommeil de l'esprit critique. (Mars 1923)
-
-JACQUES RIVIÈRE.--Pour une entente économique avec l'Allemagne. (Mai
-1923)
-
-PIERRE DE LANUX.--Intelligence et démocratie. (Mars 1924)
-
-ALFRED FABRE-LUCE.--Sur l'idée de Victoire. (Mai 1924)
-
-CONDITIONS DE L'ABONNEMENT
-
-ÉDITION ORDINAIRE
-
- FRANCE : UN AN... 38 FR.--SIX MOIS... 20 FR.
- AUTRES PAYS: UN AN... 45 FR.--SIX MOIS... 24 FR.
-
-ÉDITION DE LUXE
-
-UN AN: FRANCE... 75 FR.--AUTRES PAYS... 90 FR.
-
-PRIX DE VENTE AU NUMÉRO
-
-FRANCE... 4 FR.--AUTRES PAYS... 4 FR. 50
-
-Téléph.: FLEURUS 12-27--Compte ch. postal 169-33
-
-Adresse: 3, rue de Grenelle, Paris (6e)
-
-Adresse télégr. ENEREFENE-PARIS
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-Reg. du Com. Seine, no 35,806
-
-
-_Distributeurs au Canada_:
-
-EDITIONS BERNARD VALIQUETTE
-
-Case postale 26--Station H--Montréal.
-
-
-
-
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-End of Project Gutenberg's Miracles, by Alain-Fournier and Jacques Rivière
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-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MIRACLES ***
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-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
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-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
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-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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- The Project Gutenberg eBook of Miracles, by Alain-Fournier.
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-<body>
-
-
-<pre>
-
-Project Gutenberg's Miracles, by Alain-Fournier and Jacques Rivière
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Miracles
- avec une introduction de Jacques Rivière
-
-Author: Alain-Fournier
- Jacques Rivière
-
-Release Date: September 12, 2020 [EBook #63185]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MIRACLES ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by the
-Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
-http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<p class="c large g">ALAIN-FOURNIER</p>
-
-<h1>MIRACLES</h1>
-
-<p class="c">AVEC UNE INTRODUCTION DE<br />
-<span class="large g">JACQUES RIVIÈRE</span></p>
-
-<p class="c"><i>Deuxième édition</i></p>
-
-<p class="c gap"><span class="g">PARIS</span><br />
-Librairie Gallimard<br />
-ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE<br />
-3, rue de Grenelle (VI<sup>me</sup>)</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em large">DU MÊME AUTEUR</p>
-
-<p class="c">LE GRAND MEAULNES, roman. (<span class="sc">Emile-Paul</span>, 1913).</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="narrow noindent top4em"><span class="small">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE APRÈS IMPOSITIONS
-SPÉCIALES</span> 108 <span class="small">EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE
-SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE AU
-FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE DONT</span>
-8 <span class="small">HORS-COMMERCE MARQUÉS DE A A H</span>, 100 <span class="small">EXEMPLAIRES
-RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE
-REVUE FRANÇAISE NUMÉROTÉS DE I A C ET</span>
-792 <span class="small">EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L'ÉDITION
-ORIGINALE SUR PAPIER VELIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE
-DONT</span> 12 <span class="small">EXEMPLAIRES HORS-COMMERCE MARQUÉS
-DE</span> a <span class="small">A</span> l, 750 <span class="small">EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE</span>
-1 <span class="small">A</span> 750 <span class="small">ET</span> 30 <span class="small">EXEMPLAIRES D'AUTEUR HORS-COMMERCE
-NUMÉROTÉS DE</span> 751 <span class="small">A</span> 780, <span class="small">CE TIRAGE
-CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT
-L'ÉDITION ORIGINALE</span>.</p>
-
-
-<p class="gap narrow noindent"><span class="small">TOUS DROITS DE TRADUCTION ET DE REPRODUCTION
-RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA
-RUSSIE COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD</span>, 1924.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em large">MIRACLES</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch0">INTRODUCTION</h2>
-
-
-<p>Comment rattraper sur la route terrible où
-elle nous a fuis, au delà du spécieux tournant
-de la mort, cette âme qui ne fut jamais tout
-entière avec nous, qui nous a passé entre les
-mains comme une ombre rêveuse et téméraire?</p>
-
-<p>«Je ne suis peut-être pas tout à fait un être
-réel.» Cette confidence de Benjamin Constant,
-le jour où il la découvrit, Alain-Fournier fut
-profondément bouleversé; tout de suite il s'appliqua
-la phrase à lui-même et il nous recommanda
-solennellement, je me rappelle, de ne
-jamais l'oublier, quand nous aurions, en son absence,
-à nous expliquer quelque chose de lui.</p>
-
-<p>Je vois bien ce qui était dans sa pensée: «Il
-manque quelque chose à tout ce que je fais,
-pour être sérieux, évident, indiscutable. Mais
-aussi le plan sur lequel je circule n'est pas tout à
-fait le même que le vôtre; il me permet peut-être
-de passer là où vous voyez un abîme: il n'y a
-peut-être pas pour moi la même discontinuité
-que pour vous entre ce monde et l'autre.»</p>
-
-<p>Ses plus grands enthousiasmes littéraires allèrent
-toujours aux &oelig;uvres qui lui faisaient sentir
-l'idéalité de l'univers et de la vie elle-même.</p>
-
-<p>Il faut savoir aussi combien il était sobre:
-matériellement d'abord (jamais il ne sembla
-prendre à la nourriture le moindre plaisir, il ne
-lui demandait que de l'entretenir en vie); mais
-surtout au spirituel: j'ai souvent admiré combien
-légèrement il goûtait à la réalité et c'était
-une surprise pour moi, à chaque fois, de voir de
-quelle impondérable mousse s'emplissait seulement
-la coupe qu'il y plongeait.</p>
-
-<p>Il n'y avait pas là l'effet d'une constitution
-physique fragile, ni aucune intolérance par débilité.
-Au contraire Fournier fut toute sa vie robuste
-et bien portant. C'était son esprit tout
-seul dont l'aspiration était ainsi prudente et
-réservée,&mdash;comme s'il eût eu ailleurs d'autres
-sources où puiser, et une alimentation invisible.</p>
-
-<p>Quand je la compare à la sienne, toute ma vie,
-qui pourtant fut occupée par beaucoup des
-mêmes événements, m'apparaît affreusement positive.
-J'ai saisi bien des choses qu'il laissa
-échapper; mais c'est lui qui volait, moi qui
-reste&hellip;</p>
-
-<p>Il serait vain de vouloir distinguer le merveilleux
-spontané, dans son histoire, et celui
-qu'il y ajouta lui-même par la simple tournure
-de son imagination. Elle reste, en tous cas, «à
-peine réelle», tissée des aventures les moins
-analysables; des femmes y sont mêlées dont, du
-fait que son regard seulement les effleura, il
-devient impossible de savoir qui elles furent
-d'autre que les anges ou les démons qu'il vit.</p>
-
-<p>Une biographie d'Alain-Fournier? Ecrite du
-dehors, puisée ailleurs que dans ses contes et
-dans le <i>Grand Meaulnes</i>, ne sera-t-elle pas un
-continuel mensonge, le récit des faits qu'il n'a
-pas vécus? Et comment oser, en particulier,
-reconstituer sa dernière rencontre? Comment
-savoir le visage qu'eut pour lui, brusquement
-dévoilé dans la solitude, cette maîtresse terrible
-qu'il avait toujours attendue: la guerre?</p>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Pourtant je suis le seul à l'avoir vraiment
-connu. Nous nous étions liés au lycée Lakanal,
-où nous étions entrés tous les deux en octobre
-1903 pour préparer l'Ecole Normale Supérieure.
-Nous avions le même âge: dix-sept ans.</p>
-
-<p>Notre amitié ne fut d'ailleurs pas immédiate,
-ni ne se noua sans péripéties; nos différences de
-caractère se firent jour avant nos ressemblances.
-Fournier, animé de l'esprit d'indépendance qu'il
-devait attribuer plus tard à Meaulnes, avait
-entrepris d'ébranler la vénérable et stupide institution
-de la Cagne, c'est-à-dire l'organisation
-hiérarchique qui réglait les rapports des élèves de
-rhétorique supérieure et l'ensemble de rites et
-d'obligations humiliantes que les anciens imposaient
-aux «bizuths». Il avait pris la tête d'une
-coterie de révoltés, avec laquelle je sympathisais
-secrètement, mais que ma timidité et mon désir
-d'éviter les distractions m'empêchèrent de rallier
-tout de suite.</p>
-
-<p>J'observai longtemps une neutralité rigoureuse
-dans la bataille qui opposait mes camarades.
-La figure de Fournier m'intéressait pourtant
-déjà vivement. Parmi ces jeunes gens, dont
-plusieurs étaient comme lui fils d'instituteurs,
-mais que leurs dispositions universitaires rendaient
-déjà légèrement compassés, il surgissait
-libre, joueur, ivre de jeunesse. Ce que l'atmosphère
-où nous étions plongés avait d'un peu
-pédant et artificiel, il le faisait par instants drôlement
-fuser au dehors et nous restituait le caprice
-dont nous avions besoin pour respirer.</p>
-
-<p>Je le regardais combiner ses offensives contre
-le «Bureau», je lisais les pétitions révolutionnaires
-qu'il faisait circuler pendant l'étude. Je me
-sentais un peu scandalisé, un peu effrayé, fort
-séduit malgré tout par son personnage.</p>
-
-<p>Je ne pensais pourtant pas à me rapprocher
-de lui. C'est lui qui me fit le premier des avances,
-d'ailleurs mêlées de taquineries et de moqueries,
-qui me furent, je l'avoue, très insupportables.
-De toute évidence je l'agaçais un peu, si je l'attirais
-aussi; ma nature appliquée, scrupuleuse,
-méticuleuse lui donnait des impatiences. Il me
-jouait des tours que je ne prenais pas toujours
-très bien. Que de fois, en rentrant de récréation,
-je trouvai mon pupitre bouleversé, mes livres en
-désordre: Fournier avait passé par là. Je lui en
-voulais de tout mon c&oelig;ur!</p>
-
-<p>Mais il tenait à moi et peu à peu la sincérité
-de son attachement m'apparut, me convainquit,
-apaisa mes résistances. C'est aussi qu'à côté de
-son indiscipline, tout un autre aspect de son
-caractère se révélait à moi, lentement, que je ne
-pouvais qu'aimer. Sous ses dehors indomptés, je
-le découvrais tendre, naïf, tout gorgé d'une douce
-sève rêveuse, infiniment plus mal armé encore
-que moi, ce qui n'était pas peu dire, devant la vie.</p>
-
-<p>Le parc de Lakanal, qui fut celui de la Duchesse
-du Maine et de la Cour des Sceaux, est un
-endroit merveilleux; il dévale lentement vers
-Bourg-la-Reine. La grande allée vient aboutir
-à une grille qui donne sur un chemin peu fréquenté;
-un banc la termine, où, parmi toute
-cette banlieue, on peut avoir l'illusion d'une relative
-solitude. C'est sur ce banc que chaque
-jour, pendant l'heure de récréation qui suivait
-le déjeuner, je venais m'asseoir avec Fournier.</p>
-
-<p>Nous avions de grandes conversations. Il me
-parlait de son pays avec une sorte de passion. Il
-était né<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> à la Chapelle-d'Angillon, un petit
-chef-lieu de canton du Cher, à une trentaine de
-kilomètres au nord de Bourges, sur les confins
-de la Sologne et du Sancerrois, en plein centre
-de la France. Mais c'est surtout d'Epineuil-le-Fleuriel,
-un plus petit village encore, situé à
-l'autre extrémité du département, entre Saint-Amand
-et Montluçon, où ses parents avaient
-été longtemps instituteurs et où il avait passé
-toute sa première enfance, qu'il me faisait des
-descriptions enthousiastes et presque amoureuses.
-Je reconstituais sa vie de petit paysan dans
-cette campagne sans pittoresque, lente, pure et
-copieuse et dont les aspects s'étaient comme incorporés
-à son âme: je me rendais compte de
-ce qu'avait été cette enfance alimentée par la
-précieuse ignorance de tout autre paysage au
-monde que celui qu'on pouvait découvrir des
-fenêtres de l'école. Quelle estacade que cette solitude
-pour les voyages de l'imagination!</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Le 3 octobre 1886.</p>
-</div>
-<p>En effet, entraîné aussi, il faut le dire, par
-la lecture effrénée des livres de prix que recevaient
-ses parents chaque année vers le début de
-juillet et dont, s'enfermant au grenier avec sa
-s&oelig;ur, il consommait l'entière provision avant
-qu'ils ne fussent distribués, Fournier s'était mis
-très tôt à imaginer l'inconnu et à le chercher.
-Comme il était naturel, dans ce plein milieu des
-terres, devant son horizon immobile, il s'était
-particulièrement épris de l'océan. Au point qu'il
-avait décidé vers treize ans de se faire officier de
-marine. Après un séjour à Paris, au lycée Voltaire,
-il avait été à Brest pour préparer l'examen
-du Borda. Mais malgré les succès qu'il avait
-remportés en mathématiques, il ne s'était pas
-senti dans sa voie, et comme, par surcroît,
-le milieu lui déplaisait, au bout d'un an, laissant,
-le c&oelig;ur gros, échapper, comme un infidèle
-oiseau, son premier rêve d'aventure, il était
-rentré dans son pays.</p>
-
-<p>Il s'était tourné alors vers les lettres et était
-venu à Lakanal en faire l'apprentissage.</p>
-
-<p>Il ne les choisissait donc à ce moment que
-comme un pis-aller. C'est qu'au fond il ne les
-avait pas encore, non plus que moi d'ailleurs,
-découvertes. Je date des environs de Noël 1903
-la révélation qui nous en fut faite en même
-temps à l'un et à l'autre. Pour nous remercier du
-compliment traditionnel que nous lui avions
-adressé avant le départ en vacances, notre excellent
-professeur, M. Francisque Vial, à qui
-mon éternelle reconnaissance soit ici exprimée,
-nous fit une lecture du <i>Tel qu'en songe</i> d'Henri
-de Régnier:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>J'ai cru voir ma Tristesse&mdash;dit-il&mdash;et je l'ai vue</i></div>
-<div class="verse"><i>&mdash;Dit-il plus bas&mdash;</i></div>
-<div class="verse"><i>Elle était nue,</i></div>
-<div class="verse"><i>Assise dans la grotte la plus silencieuse</i></div>
-<div class="verse"><i>De mes plus intérieures pensées,&hellip; etc.</i></div>
-</div>
-
-<p>Puis:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>En allant vers la ville où l'on chante aux terrasses</i></div>
-<div class="verse"><i>Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées&hellip;</i></div>
-</div>
-
-<p>Et:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Les grands vents venus d'outre-mer</i></div>
-<div class="verse"><i>Passent par la Ville, l'hiver,</i></div>
-<div class="verse"><i>Comme des étrangers amers&hellip;</i></div>
-</div>
-
-<p>Et ces deux vers enfin qui tombèrent en nous
-comme une lente pierre dans une eau troublée:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Pauvre âme,</i></div>
-<div class="verse"><i>Ombre de la tour morne aux murs d'obsidiane!</i></div>
-</div>
-
-<p>Nous nous étions déjà penchés sur des textes
-admirables; nous y avions senti par instants
-palpiter quelque chose de tendre et d'exquis;
-mais la gangue scolaire qui les entourait, emprisonnait
-aussi leur sortilège.</p>
-
-<p>Et puis ni Racine, ni Rousseau, ni Chateaubriand,
-ni même Flaubert ne s'adressaient à
-nous, jeunes gens de 1903; ils parlaient à l'humanité
-universelle; ils n'avaient pas cette voix
-comme à l'avance dirigée vers notre c&oelig;ur, que
-tout à coup Henri de Régnier nous fit entendre.</p>
-
-<p>Nous tombions, sans avoir même su qu'il en
-existât de tels, sur des mots choisis exprès pour
-nous et qui non seulement caressaient nommément
-notre sensibilité, mais encore nous révélaient
-à nous-mêmes. Quelque chose d'inconnu,
-en effet, était atteint dans nos âmes; une harpe
-que nous ne soupçonnions pas en nous s'éveillait,
-répondait; ses vibrations nous emplissaient.
-Nous n'écoutions plus le sens des phrases; nous
-retentissions seulement, devenus tout entiers harmoniques.</p>
-
-<p>Je regardais Fournier sur son banc; il écoutait
-profondément; plusieurs fois nous échangeâmes
-des regards brillants d'émotion. A la fin de la
-classe, nous nous précipitâmes l'un vers l'autre.
-Les forts en thème ricanaient autour de nous,
-parlaient avec dédain de «loufoqueries». Mais
-nous, nous étions dans l'enchantement et bouleversés
-d'un enthousiasme si pareil que notre
-amitié en fut brusquement portée à son comble.</p>
-
-<p>Dès la rentrée de janvier, délaissant les occupations
-dites sérieuses et la préparation de
-l'«Ecole», nous achetâmes les &oelig;uvres de Henri
-de Régnier, de Maeterlinck, de Viélé-Griffin et
-nous les dévorâmes.</p>
-
-<p>Je ne sais s'il est possible de faire comprendre
-ce qu'a été le Symbolisme pour ceux qui l'ont
-<i>vécu</i>. Un climat spirituel, un lieu ravissant d'exil,
-ou de rapatriement plutôt, un paradis. Toutes
-ces images et ces allégories, qui pendent aujourd'hui,
-pour la plupart, flasques et défraîchies,
-elles nous parlaient, nous entouraient, nous assistaient
-ineffablement. Les «terrasses», nous
-nous y promenions, les «vasques», nous y
-plongions nos mains et l'automne perpétuel de
-cette poésie venait jaunir délicieusement les frondaisons
-mêmes de notre pensée.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Où le Griffon a-t-il enterré le Saphir?</i></div>
-</div>
-
-<p>Nous y eussions conduit sans hésiter le premier
-de ces chevaliers masqués, surgis aux lisières ou
-près des sources apparus, qui nous eût demandé
-le chemin.</p>
-
-<p>Nous ne connaissions encore ni Mallarmé, ni
-Verlaine, ni Rimbaud, ni Baudelaire. C'était
-dans le monde plus vague et plus artificiel construit
-par leurs disciples, que nous nous mouvions,
-sans soupçonner qu'il n'était qu'un décor qui
-nous cachait la vraie poésie.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Pourtant des différences non pas tant de goût
-que de prédilection ne tardèrent pas à apparaître
-entre Fournier et moi. Tandis que je
-mettais au premier plan Maeterlinck, pour la
-profondeur philosophique que je lui attribuais
-libéralement, et plus tard Barrès, dont l'idéologie
-me ravissait, Fournier élisait avec une
-affection farouche Jules Laforgue d'abord, ensuite
-Francis Jammes. Ces deux admirations
-qui le prirent vers 1905, valent la peine d'être
-analysées, car elles sont révélatrices de certaines
-tendances très profondes de son esprit.</p>
-
-<p>Que n'ai-je pas dit et surtout écrit à Fournier
-contre Laforgue? Il m'agaçait; je le trouvais
-pleurard et pédant; je ne comprenais rien à ses
-souffrances; je ne m'en expliquais pas la cause.
-Fournier le défendait avec acharnement et je
-vois bien maintenant tout ce qu'il découvrait
-de lui-même dans le pauvre blessé des <i>Complaintes</i>.</p>
-
-<p>«Blessé, mais amoureux, me répondit-il justement
-lui-même dans une des nombreuses apologies
-qu'il me fit de son héros<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>, blessé mais
-orgueilleux. Blessé, mais d'une si grande douceur
-de c&oelig;ur. Blessé, parce que tout cela; et ironique
-parce que blessé et seulement pour cela. Il n'a
-jamais été que le jeune homme timide (à ne pas
-pouvoir passer devant une «dame» sans tomber),
-et qui a répété toute sa vie:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Oh! qu'une, d'elle-même, un beau soir, sût venir,</i></div>
-<div class="verse"><i>Ne voyant que boire à mes lèvres et mourir.</i></div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Lettre du 22 janvier 1906.</p>
-</div>
-<p>Fournier était tout à fait exempt de cette timidité
-extérieure et physique qu'il attribue ici à
-Laforgue, mais il en avait une plus secrète, à
-base de tendresse et d'orgueil, qui ne le paralysait
-pas moins. Comme Laforgue, il avait un
-immense besoin de la Femme, mais avant tout
-comme d'un calmant pour sa susceptibilité frémissante;
-il ne supportait pas l'idée d'être à
-découvert devant elle, en butte à ses flèches,
-déconcerté, malmené; une pureté et une innocence
-parfaites en elle étaient indispensables à
-la formation de son amour.</p>
-
-<p>Il lui fallait l'union des âmes avant celle des
-corps et un certain absolu d'affection où se
-plonger. Toutes les exigences de Laforgue, il les
-reconnaissait pour siennes.</p>
-
-<p>Et aussi les déceptions, car il n'était pas sans
-se rendre compte confusément de ce que son
-rêve avait d'irréalisable. Il en éprouvait d'avance
-cette même irritation désolée qu'il voyait chez
-Laforgue se tourner en ironie. «Ironique parce
-que blessé et seulement pour cela.»</p>
-
-<p>Laforgue devait lui servir comme d'une vengeance
-anticipée contre cette étrange nation des
-femmes à laquelle il avait la plus étrange idée
-encore d'aller demander du bonheur. Il avait
-à ce moment-là des relations, tout à fait pures
-d'ailleurs, avec une petite étudiante, qu'il accompagnait
-chaque dimanche et tâchait de former
-suivant son idéal. Il ne cherchait pas trop à la
-transfigurer à mes yeux; mais je sentais quelque
-chose en lui, dès ce moment, se débattre
-contre les bornes par trop précises qu'elle infligeait
-à son imagination; il la lui fallait déjà
-plus sincère, plus candide surtout qu'elle ne pouvait
-être. Et de ses petitesses, de ses coquetteries
-il souffrait comme d'autant d'injustices
-qu'elle eût commises envers lui.</p>
-
-<p>Pourtant il ne faudrait pas se représenter
-Fournier comme dominé par le scepticisme moral
-ou le dépit, ni comme dépourvu de tout
-réalisme; à ses chanceuses aspirations le goût
-des choses concrètes formait dès ce moment
-contrepoids.</p>
-
-<p>Déjà chez Laforgue il n'admirait pas seulement
-l'exilé en ce monde ni l'amant tyrannique
-et craintif. Voulant me le faire comprendre et
-aimer, c'est toute une série d'impressions de
-nature, choisies au hasard des pages, qu'il recopiait
-pour moi dans une de ses lettres:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>O cloîtres blancs perdus&hellip;</i></div>
-<div class="verse"><i>&mdash;Soleils soufrés croulant dans les bois dépouillés&hellip;</i></div>
-<div class="verse i5"><i>&hellip; Paris! ses vieux dimanches</i></div>
-<div class="verse"><i>dans les quartiers tannés où regardent des branches</i></div>
-<div class="verse"><i>par-dessus les murs des pensionnats, etc.</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a></div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Lettre du 22 janvier 1906.</p>
-</div>
-<p>Dès ce moment il demandait à la poésie une
-certaine traduction, en langage clair et insaisissable,
-de la plus humble réalité. C'est pourquoi
-Jammes, que nous avions découvert dans <i>l'Angélus
-de l'aube</i>&hellip;, l'avait du premier coup enchanté.</p>
-
-<p>Toute la campagne, non pas celle qu'on visite,
-mais celle où Fournier était né et dont il sentait
-l'imprégnation, revivait dans ces lignes un peu
-tremblantes, privées de toute architecture interne,
-que Jammes traçait, les unes au-dessous
-des autres, d'une main paisible et maladroite
-exprès. La façon dont les mots y venaient, à
-leur place physique plutôt que significative, et
-dont ils incarnaient les animaux, les arbres, les
-métairies, en suggérant simplement l'odeur, la
-couleur ou la forme; la peinture de chaque heure
-du jour, avec son soleil propre et l'exacte déclivité
-des ombres; ces vers si tangibles que certains
-pouvaient être tenus entre les mains comme
-une gaule, d'autres froissés dans les doigts comme
-une feuille de menthe,&mdash;toute cette poésie
-matérielle et pure l'enchantait.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Nous ne séparerons pas la vie d'avec l'art.</i></div>
-</div>
-
-<p>Fournier s'empara tout de suite de ce vers
-faux, ou mal cadencé, et le fit marcher longtemps
-à cloche-pied, en avant-garde de son &oelig;uvre,
-comme un chemineau et comme un guide.</p>
-
-<p>Ce fut appuyé sur Jammes qu'il commença à
-se révolter contre l'intelligence, c'est-à-dire, dans
-son esprit, contre la culture des idées, contre
-l'effort pour définir, contre le jugement qui
-exclut. Barrès, en qui je me complaisais à ce
-moment et qu'il fit effort pour aimer avec moi,
-dans le fond l'exaspérait: «Je t'ai dit une fois
-pour toutes que je trouvais parfaitement vain ce
-travail de mise en formules&hellip; Je préférerai, moi,
-toujours m'arrêter pour parler de la «mer méridionale
-éperdument bleue»&mdash;ou de la batteuse
-que j'entends ronfler dans les champs derrière
-moi comme pour me dire que c'est encore l'été&mdash;encore
-un peu de tout cet été que je n'ai pas
-vécu.»<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> Et plus tard: «Je me dégoûte d'écrire
-ainsi tant de petites théories, de petits jugements,
-de longues phrases qui ne riment à rien. Alors
-que lentement, longuement, silencieusement je
-devrais chercher en moi des mots brefs et légers
-qui disent le passé ou la vie.»<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Lettre du 23 septembre 1905.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Lettre du 22 janvier 1906.</p>
-</div>
-<p>Il avait commencé d'ailleurs, depuis assez
-longtemps déjà, à les chercher, «ces mots brefs
-et légers», dont il devait plus tard trouver une
-si délicieuse et expressive foison. Peu de temps
-après notre découverte du Symbolisme, il s'était
-mis à écrire des vers. Rien de plus curieux que
-ces premiers essais d'Alain-Fournier. Je dois
-avouer à ma honte que je ne sus pas y reconnaître
-sa vocation.</p>
-
-<p>C'est aussi qu'ils révélaient tout autre chose
-que le poète qu'on était porté naturellement à
-y chercher. Aucune image vraiment neuve,
-aucune transformation vraiment chimique du
-monde par les mots; les objets n'y devenaient
-jamais autres et saisissants; un doux courant
-les entraînait comme des fleurs intactes,&mdash;un
-courant facile et faible comme la rêverie.<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> «Les premiers vers que j'ai faits, m'écrivait
-Fournier lui-même dans une lettre du 22 août 1906,
-étaient surtout la découverte extasiée de deux ou
-trois mots auxquels je ne pensais plus et de tout ce
-que leur son réveillait en moi: «Angélus&hellip; aubépine&hellip;
-après-midi&hellip; civière&hellip; ou voiture à chien.»</p>
-</div>
-<p>Je recopie ici, à titre d'exemple, non pas le
-meilleur mais le plus important&mdash;je dirai en
-quoi tout à l'heure&mdash;de ces poèmes:</p>
-
-
-<p class="c gap">À TRAVERS LES ÉTÉS</p>
-
-<p class="dedic">(A une jeune fille.)</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Attendue,</i></div>
-<div class="verse"><i>A travers les étés qui s'ennuient dans les cours</i></div>
-<div class="verse"><i>en silence</i></div>
-<div class="verse"><i>et qui pleurent d'ennui,</i></div>
-<div class="verse"><i>Sous le soleil ancien de mes après-midi</i></div>
-<div class="verse"><i>lourds de silence</i></div>
-<div class="verse"><i>solitaires et rêveurs d'amour</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>d'amours sous des glycines, à l'ombre, dans la cour</i></div>
-<div class="verse"><i>de quelque maison calme et perdue sous les branches,</i></div>
-<div class="verse"><i>A travers mes lointains, mes enfantins étés,</i></div>
-<div class="verse"><i>ceux qui rêvaient d'amour</i></div>
-<div class="verse"><i>et qui pleuraient d'enfance,</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Vous êtes venue,</i></div>
-<div class="verse"><i>une après-midi chaude dans les avenues,</i></div>
-<div class="verse"><i>sous une ombrelle blanche,</i></div>
-<div class="verse"><i>avec un air étonné, sérieux,</i></div>
-<div class="verse"><i>un peu</i></div>
-<div class="verse"><i>penché comme mon enfance.</i></div>
-<div class="verse"><i>Vous êtes venue sous une ombrelle blanche.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Avec toute la surprise</i></div>
-<div class="verse"><i>inespérée d'être venue et d'être blonde,</i></div>
-<div class="verse"><i>de vous être soudain</i></div>
-<div class="verse"><i>mise</i></div>
-<div class="verse"><i>sur mon chemin,</i></div>
-<div class="verse"><i>et soudain, d'apporter la fraîcheur de vos mains</i></div>
-<div class="verse"><i>avec, dans vos cheveux, tous les étés du Monde.</i></div>
-</div>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Vous êtes venue:</i></div>
-<div class="verse"><i>Tout mon rêve au soleil</i></div>
-<div class="verse"><i>N'aurait jamais osé vous espérer si belle.</i></div>
-<div class="verse"><i>Et pourtant, tout de suite, je vous ai reconnue.</i></div>
-<div class="verse"><i>Tout de suite, près de vous, fière et très demoiselle</i></div>
-<div class="verse"><i>et une vieille dame gaie à votre bras,</i></div>
-<div class="verse"><i>il m'a semblé que vous me conduisiez, à pas</i></div>
-<div class="verse"><i>lents, un peu, n'est-ce pas, un peu sous votre ombrelle,</i></div>
-<div class="verse"><i>à la maison d'Eté, à mon rêve d'enfant,</i></div>
-<div class="verse"><i>à quelque maison calme, avec des nids aux toits,</i></div>
-<div class="verse"><i>et l'ombre des glycines, dans la cour, sur le pas</i></div>
-<div class="verse"><i>de la porte&mdash;Quelque maison à deux tourelles</i></div>
-<div class="verse"><i>avec, peut-être, un nom comme les livres de prix</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'on lisait en juillet, quand on était petit.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Dites, vous m'emmeniez passer l'après-midi</i></div>
-<div class="verse"><i>Oh! qui sait où!&hellip; à «La Maison des Tourterelles».</i></div>
-</div>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Vous entriez, là-bas,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans tout le piaillement des moineaux sur le toit,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans l'ombre de la grille qui se ferme.&mdash;Cela</i></div>
-<div class="verse"><i>fait s'effeuiller, du mur et des rosiers grimpants,</i></div>
-<div class="verse"><i>les pétales légers, embaumés et brûlants,</i></div>
-<div class="verse"><i>couleur de neige et couleur d'or, couleur de feu,</i></div>
-<div class="verse"><i>sur les fleurs des parterres et sur le vert des bancs</i></div>
-<div class="verse"><i>et dans l'allée comme un chemin de Fête-Dieu.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Je vais entrer, nous allons suivre, tous les deux</i></div>
-<div class="verse"><i>avec la vieille dame, l'allée où, doucement,</i></div>
-<div class="verse"><i>votre robe, ce soir, en la reconduisant,</i></div>
-<div class="verse"><i>balaiera des parfums couleur de vos cheveux.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Puis recevoir, tous deux,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans l'ombre du salon,</i></div>
-<div class="verse"><i>des visites où nous dirons</i></div>
-<div class="verse"><i>de jolis riens cérémonieux.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Ou bien lire avec vous, auprès du pigeonnier,</i></div>
-<div class="verse"><i>sur un banc de jardin, et toute la soirée,</i></div>
-<div class="verse"><i>aux roucoulements longs des colombes peureuses</i></div>
-<div class="verse"><i>et cachées qui s'effarent de la page tournée,</i></div>
-<div class="verse"><i>lire, avec vous, à l'ombre, sous le marronnier,</i></div>
-<div class="verse"><i>un roman d'autrefois, ou «Clara d'Ellébeuse».</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Et rester là, jusqu'au dîner, jusqu'à la nuit,</i></div>
-<div class="verse"><i>à l'heure où l'on entend tirer de l'eau au puits</i></div>
-<div class="verse"><i>et jouer les enfants rieurs dans les sentes fraîchies.</i></div>
-</div>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>C'est Là&hellip; qu'auprès de vous, oh ma lointaine,</i></div>
-<div class="verse"><i>je m'en allais,</i></div>
-<div class="verse"><i>et vous n'alliez,</i></div>
-<div class="verse"><i>avec mon rêve sur vos pas,</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'à mon rêve, là-bas,</i></div>
-<div class="verse"><i>à ce château dont vous étiez, douce et hautaine,</i></div>
-<div class="verse"><i>la châtelaine.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>C'est Là&mdash;que nous allions, tous les deux, n'est-ce pas,</i></div>
-<div class="verse"><i>ce Dimanche, à Paris, dans l'avenue lointaine,</i></div>
-<div class="verse"><i>qui s'était faite alors, pour plaire à notre rêve,</i></div>
-<div class="verse"><i>plus silencieuse, et plus lointaine, et solitaire&hellip;</i></div>
-<div class="verse"><i>Puis, sur les quais déserts des berges de la Seine&hellip;</i></div>
-<div class="verse"><i>Et puis après, plus près de vous, sur le bateau,</i></div>
-<div class="verse"><i>qui faisait un bruit calme de machine et d'eau&hellip;</i></div>
-</div>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Evidemment j'aurais dû comprendre; j'aurais
-dû démêler ce que Fournier lui-même d'ailleurs
-n'apercevait pas encore à ce moment: que c'était
-là l'exercice d'un conteur, et non d'un poète.</p>
-
-<p>Le vers libre y était adopté par Fournier sous
-l'influence sans doute des Symbolistes, mais surtout
-comme un moyen de suivre exactement
-les phases d'un récit. Il me semble qu'on le
-sent ici s'entraîner à conter. Il ne s'est pas encore
-arraché à ses impressions; il cherche encore à
-nous les imposer telles quelles (et avouons
-franchement qu'il n'y réussit guère); mais déjà,
-malgré lui peut-être, elles s'analysent, elles perdent
-la densité poétique et prennent la forme
-d'une énumération. Des faits, des événements
-percent sans cesse au travers des spectacles;
-un dynamisme se fait sentir sous l'enveloppe
-émotive; des moments sont distingués; le présent,
-le futur viennent tout naturellement remplacer
-le passé:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Je vais entrer, nous allons suivre, tous les deux</i></div>
-<div class="verse"><i>avec la vieille dame l'allée, où doucement,</i></div>
-<div class="verse"><i>votre robe, ce soir, en la reconduisant,</i></div>
-<div class="verse"><i>balaiera des parfums couleur de vos cheveux.</i></div>
-</div>
-
-<p>D'ailleurs le thème du morceau n'est-il pas
-une «aventure» déjà? Et cette aventure, ne la
-connaissons-nous pas? N'est-ce pas, avant la
-lettre, la rencontre de Meaulnes et d'Yvonne
-de Galais? Plusieurs détails du récit définitif
-figurent déjà dans le poème: la vieille dame
-dont la jeune fille est accompagnée, l'ombrelle
-de celle-ci, sa démarche, le titre de châtelaine
-qui lui est donné en passant; même, le dernier
-vers se trouvera textuellement dans le chapitre
-de la <i>Promenade sur l'étang</i>.</p>
-
-<p>Une seule différence importante: au lieu de
-se passer entièrement dans un «domaine mystérieux»,
-la scène est d'abord située à Paris.
-Ce n'est que par l'imagination que le poète la
-transporte par instants à la campagne.</p>
-
-<p>Ce point serait sans intérêt s'il ne nous permettait
-de remonter plus haut que le poème
-ici analysé, jusqu'à l'origine dans la réalité de
-l'aventure qui en fait les frais, jusqu'à l'événement
-de la vie d'Alain-Fournier qui a donné
-naissance au <i>Grand Meaulnes</i>.</p>
-
-<p>Il est si délicat, si fragile que j'ose à peine
-le toucher avec des mots; je crains de le briser
-en le racontant.</p>
-
-<p>Pourtant ses répercussions sur toute la vie
-sentimentale et même intellectuelle de Fournier
-furent infinies.</p>
-
-<p>J'ai dit combien il était exigeant, en pensée,
-à l'égard des femmes et quelle perfection il leur
-réclamait comme son dû. Il avait été bientôt
-las des trop pauvres satisfactions que pouvaient
-lui offrir celles qui étaient à sa portée.</p>
-
-<p>Est-ce une exaspération de son attente qui
-la lui fit croire tout à coup comblée? Ou bien
-alla-t-il instinctivement chercher un objet inaccessible
-qui ne pourrait le décevoir? Ou bien
-la vie vint-elle réellement, comme il arrive, au-devant
-de son imagination et lui présenta-t-elle
-son rêve authentiquement incarné?</p>
-
-<p>Le fait est simplement qu'il rencontra un jour,
-dans Paris, au Cours-la-Reine, une jeune fille
-merveilleusement belle qu'il suivit, dont il obtint
-par mille ruses le nom et l'adresse, qu'il retrouva
-et, bien qu'elle eût l'air extrêmement
-réservée, aborda. Le miracle est qu'il obtint
-d'elle quelques mots de réponse qui purent lui
-donner à croire qu'il n'était pas dédaigné. Et il
-sentit que l'étrange apparition devait faire un
-effort sur elle-même pour briser l'entretien et
-lui dire: «Quittons-nous! Nous avons fait une
-folie.»</p>
-
-<p>Des années passèrent sur cette rencontre sans
-effacer l'impression que Fournier en avait reçue;
-au contraire elle alla en s'approfondissant.</p>
-
-<p>La jeune fille avait quitté Paris; Fournier
-eut beaucoup de peine à retrouver sa trace; et
-quand il y parvint, longtemps plus tard, ce fut
-pour apprendre, avec un immense désespoir,
-qu'elle était mariée.</p>
-
-<p>Ayant suivi Alain-Fournier depuis son adolescence
-jusqu'à sa mort, je puis dire que cet
-événement si discret fut l'aventure capitale de
-sa vie et ce qui l'alimenta jusqu'au bout de
-ferveur, de tristesse et d'extase. Ses autres
-amours n'effacèrent jamais celui-là, ni même,
-je crois, n'intéressèrent jamais les mêmes parties
-de son âme. Il voyait toujours la parfaite
-jeune fille penchée sur lui; il ne lui demandait
-pas de se caractériser ni de se révéler à lui dans
-sa différence; il n'avait aucun besoin, dans le
-fond, de la connaître au sens complexe et dangereux
-du mot; il lui suffisait qu'elle fût impossible
-comme la vie; elle non plus, n'était «peut-être
-pas tout à fait un être réel»: c'est par quoi, en
-le comblant d'amertume, elle le consolait aussi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>J'avais quitté Lakanal au mois de juillet 1905,
-ayant obtenu une bourse de licence en province.
-Fournier était allé passer ses vacances en Angleterre,
-puis était rentré au lycée pour une troisième
-année de «cagne». Nous restâmes séparés
-pendant deux ans.</p>
-
-<p>Mais de cette séparation naquit une énorme
-correspondance, qui me permet aujourd'hui de
-suivre rétrospectivement le développement de
-mon ami pendant cette période.</p>
-
-<p>Ce fut, à coup sûr, une de celles où sa pensée
-fut le plus active, celle où son talent se nourrit,
-se forma. Tout le poids dont l'accablait la «préparation
-de l'Ecole», pour laquelle il n'était
-pas directement doué, et qui était pour lui, par
-instants, un véritable cauchemar, ne l'empêcha
-pas de lire, ni de pomper autour de lui tous les
-sucs dont il avait besoin.</p>
-
-<p>Il s'assimila Claudel, Gide, Rimbaud, Ibsen,
-acheva de digérer Laforgue et Jammes. En
-Angleterre, il s'était épris des Préraphaëlites.
-La peinture l'intéressait, mais par les côtés, il
-faut bien le dire, où elle touchait à la littérature.
-A Paris, il se mit à visiter les salons: Maurice
-Denis et Laprade lui donnèrent de grandes
-émotions. Il croyait découvrir dans leurs toiles
-les paysages purs et désespérés qu'habitait naturellement
-son âme, qu'il voulait à son tour
-évoquer.</p>
-
-<p>En toutes ses admirations de cette époque,
-d'ailleurs, et même de toujours, on sent un fort
-coefficient subjectif: il se cherche au travers
-de ce qui l'enthousiasme; il poursuit surtout
-des exemples, des permissions.</p>
-
-<p>Un moment, il plie et s'effondre presque sous
-Claudel; mais on le voit d'une lettre à l'autre se
-démener sous l'énorme avalanche, se rassembler,
-se saisir: «Claudel, s'écrie-t-il, apprends-moi à
-penser et à écrire selon moi, à moi qui sens selon
-moi»<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>. Et dans la lettre suivante, il note la
-leçon et l'encouragement qu'il croit avoir reçu
-du poète de <i>Tête d'Or</i>: «Il m'a renforcé&hellip; dans
-cette conviction que j'ai toujours eue&hellip; que je
-ne serai pas moi tant que j'aurai dans la tête
-une phrase de livre,&mdash;ou, plus exactement,
-que tout cela, littérature classique ou moderne,
-n'a rien à voir avec ce que je suis et que j'ai été.
-Tout effort pour plier ma pensée à cela est vicieux.
-Peut-être faudra-t-il longtemps et de
-rudes efforts pour que profondément, sous les
-voiles littéraires ou philosophiques que je lui
-ai mis, je retrouve ma pensée à moi, et pour
-qu'alors à genoux, je me penche sur elle et je
-transcrive mot à mot»<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Lettre du 7 mars 1906.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Lettre du 21 mars 1906.</p>
-</div>
-<p>Il est difficile, tant elles sont nombreuses et
-riches, de mettre en ordre toutes les découvertes
-que Fournier fit sur lui-même, ou plutôt sur son
-talent et sur les conditions de sa création, pendant
-ces deux ou trois années.</p>
-
-<p>Les plus générales d'abord: il comprend, lui
-qui vient de s'épanouir, au milieu et par le moyen
-de la littérature la plus ésotérique, la plus aristocratique
-peut-être qui ait jamais été,&mdash;il comprend
-que ses sources d'inspiration sont d'ordre
-populaire, qu'il doit obéissance à son hérédité
-paysanne et que c'est du milieu dont il sort que
-monteront à son esprit les vrais thèmes de son
-&oelig;uvre future. Toutes ses lettres sont pleines de
-descriptions de son pays, de grands récits de
-promenades, de conversations avec des paysans
-qu'il me rapporte méticuleusement: «Il me répondait,
-dit-il de l'un d'eux, avec une grossièreté,
-et une lenteur, et une prudence qui me
-prenaient le c&oelig;ur<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>.» Et plus loin: «Je voudrais
-dire avec le même amour les injures de
-celui qui veut qu'on ferme les barrières de ses
-prés, et qui n'est que haine déchaînée&mdash;et les
-paroles du braconnier que, revenant en retard,
-nous avons rencontré, poussé, le long de la haie,
-par l'orage menaçant et le vent rouge, vers la
-nuit d'août tombée, etc.»<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a> Et dans la même
-lettre encore: «Je voudrais m'adresser à la
-campagne, comme les Goncourt à Paris: «O
-Paris&hellip;, tu possèdes&hellip;» Je veux au moins dire
-que si j'ai connu moins que les autres ces inquiétudes
-de jeunesse, ces angoisses sur mon moi,
-ce désarroi du déracinement, c'est que j'ai toujours
-été sûr de me retrouver avec ma jeunesse
-et ma vie, à la barrière&mdash;au coin d'un
-champ où l'on attelle deux chevaux à une herse&hellip;
-Et jamais plus que cette année de douloureuse
-sécheresse, je ne l'ai trouvée aussi compatissante,
-sympathisante&hellip; avec ses pardons pour
-ma fièvre, ses airs de connaître mon mal comme
-la lavande connaît les plaies, d'être accoutumée à
-moi comme je suis terrestrement accoutumé à
-sa compagnie.<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Lettre du 3 septembre 1906.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> <i>Ibid.</i></p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Lettre du 3 septembre 1906. La dernière phrase
-est une allusion à un passage des <i>Muses</i> de Claudel.</p>
-</div>
-<p>Cette parenté avec les champs, que j'avais
-tout de suite sentie en lui, dont Jammes plus
-tard l'avait aidé à mieux prendre conscience,
-il commence à l'éprouver comme une incitation
-à créer. Elle prend un sens positif, actif; elle
-veut se développer et se dire.</p>
-
-<p>Aussi comme il est hostile à tout ce qui pourrait
-le séparer de sa terre et plus généralement
-du monde vivant, des êtres particuliers, de
-l'immense règne du concret! J'ai déjà noté plus
-haut sa répugnance, sa résistance à tout effort
-critique et l'espèce de mauvaise humeur avec
-laquelle il repoussait mes tentatives pour emprisonner
-le réel dans des formules. Elles vont
-croissant.</p>
-
-<p>Contre un ami à qui il s'était confié et qui
-avait cru lui faire plaisir en reconnaissant et en
-étiquetant chaque trait de lui-même qu'il lui
-révélait, Fournier se révolte: «C'est moi-même
-qu'il veut à toute force comprendre et même
-réfuter. Je suis loin, moi, d'avoir la même ambition
-à son égard.<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Lettre du 17-19 février 1906.</p>
-</div>
-<p>Et en effet s'il écrit: «Le principal est évidemment
-mon horreur, ma frayeur d'être
-classé»<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>, c'est vrai qu'il ne cherche jamais non
-plus à cerner, à classer, ni même à situer dans
-le plan intelligible, ni les autres, ni aucun aspect
-du monde: «J'ai le merveilleux pouvoir de
-sentir. Toutes choses ne m'ont été connues que
-par l'impression qu'elles laissaient sur mon
-c&oelig;ur. Aussi ne les ai-je pas distinguées.»<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Même lettre. Et ailleurs: «Tous ceux qui ont
-voulu s'occuper de ma vie m'ont froissé.» (Lettre du
-9 novembre 1906). «Surtout il faut fuir ceux qui se
-prétendent vos amis, c'est-à-dire prétendent vous connaître
-et vous explorent brutalement.» (Même lettre).
-«Qu'on me laisse ma cervelle à moi!» (Lettre du
-29 janvier 1906).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Lettre du 9 novembre 1906.</p>
-</div>
-<p>Fournier aperçoit un inconvénient grave pour
-lui dans toute opération de discernement ou
-même d'abstraction; elle isole, elle brise un
-contact, pense-t-il. Et c'est de contact avec les
-choses, avec les gens, qu'il a d'abord besoin:
-«Puisque l'ignorance qui accepte est à mon avis
-plus près de la vérité que n'importe quoi, et
-puisque, selon toi, l'ignorance est la source des
-émotions infinies (je n'avais pu formuler que
-par erreur une telle opinion que toute ma nature
-démentait), je te demande: Pourquoi ne pas
-se laisser aller tout de suite à cette ignorance-là?»<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>
-Et dans la même lettre: «Ne rien&mdash;même
-au fond&mdash;mépriser. S'y fondre, s'y
-confondre, s'y mêler. Y conformer sa pensée.
-Et la perdre ailleurs, le lendemain. Il n'y a
-d'atroce dans la vie que notre, nos façons de
-la voir&mdash;quand nous y tenons.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Lettre du 19 février 1906.</p>
-</div>
-<p>Au fond, c'est sa vocation de romancier qui
-se révèle à Fournier, déjà, au travers de son
-goût pour l'ignorance. S'il se dérobe à toute
-perception et à toute énonciation du général,
-c'est parce qu'il entend s'établir sur le plan
-même de la vie et dans une sorte de commun
-niveau avec les êtres particuliers.</p>
-
-<p>«Il n'y a d'art et de vérité que du particulier»<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>
-écrit-il. Et déjà, bien plus tôt: «Je ne
-crois qu'à la recherche longue des mots qui redonnent
-l'impression première et complète.»
-«J'ai toujours désiré quelque chose qui touche
-(dans le sens de toucher à l'épaule), qui arrête et
-qui évoque<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>.» Et ailleurs encore: «Je puis,
-des années, avoir conçu les idées les plus claires,
-elles ne me sont rien tant que je ne les ai pas
-senti passer de mon intellect à cette partie de
-moi où les choses sont plus obscures et impossibles
-à exprimer sinon par l'énoncé difficile,
-ému, surhumain de tout leur détail<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Lettre du 23 septembre 1905.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Lettre du 15 août 1906.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Lettre du 21 avril 1906.</p>
-</div>
-<p>Il réclame le droit d'aller trouver chaque être,
-à sa place, sans aucune intention ni ambition
-préalables, et simplement pour l'y vivifier de
-son amour et de son imagination: «Je crois que
-toute vie vaut la peine d'être vécue. On les évalue,
-on méprise les unes, on glorifie les autres,
-parce que peut-être on en fait arbitrairement
-les parties d'un tout, d'une société, d'un monde
-idéal, qui n'a pas plus de raison d'être sous le
-soleil que tel ou tel autre<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Lettre du 23 septembre 1905.</p>
-</div>
-<p>Déjà l'on a vu comment il fait sortir et pour
-ainsi dire engendre au courant de la plume des
-personnages à la fois précis et mystérieux, que
-sa lettre m'apporte fragilement, comme enrobés
-encore de sa prédilection. Il y aurait de longs
-passages exquis à citer.</p>
-
-<p>Toute rencontre l'émeut, toute vie entr'aperçue;
-il la reconstruit aussitôt, dans son paysage,
-sous sa lumière, avec sa vibration; il s'attendrit
-sur elle, il épanche sur elle le flot de son
-admiration, pour mon goût un peu trop compatissante
-et aveugle. Je lui reproche de temps
-en temps son excès de sensibilité, que j'appelle
-sans ménagement de la sensiblerie. Il se gendarme,
-comme si je voulais tarir une source
-en lui.</p>
-
-<p>C'est vrai, pourtant, à cette époque, qu'il a
-l'émotion un peu facile devant tout ce qui se
-présente avec humilité ou insignifiance; les
-profondeurs qu'il veut y voir, je n'y comprends
-rien. Je suis froissé par sa tendance à tout
-transfigurer; je ne sais pas y reconnaître ce
-don prodigieux qui est en train de lui venir, de
-rendre à chaque objet sa dose latente de merveilleux.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Lui, pourtant (c'est la seconde des découvertes
-qu'il fait sur son talent), le sent déjà se former
-en lui et devine tout le parti qu'il pourra en
-tirer.</p>
-
-<p>Ou plutôt il aperçoit, il sait que s'il lui faut
-rester en communion avec la vie particulière,
-ce n'est pas seulement pour la bien observer et
-la bien décrire; le naturalisme n'est pas son
-fait; l'enthousiasme que lui a donné un moment
-<i>Germinie Lacerteux</i>, est sans lendemain.<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> «Ces jours-ci j'ai été amené à méditer sur le
-Réalisme. Je vois que c'est encore une formule à travers
-laquelle on examine le monde. Un peu de science
-et le plus possible de «vérités» médiocres et courantes:
-on bâtit le monde là-dessus et le tour est joué.
-Le principe du réalisme, c'est ceci: se faire l'âme de
-tout le monde pour voir ce que voit tout le monde;
-car ce que voit tout le monde est la seule réalité.
-Je me demande comment nous avons pu tous nous
-laisser prendre à une théorie aussi grossière. Il est vrai
-que c'était un échelon.» (Lettre du 2 avril 1907).</p>
-</div>
-<p>Autant qu'à l'abstraction, il répugne à la
-reconstruction littérale et intégrale de ses modèles.
-En fin de compte ce n'est pas du tout
-l'épaisseur des objets, ni même le volume des
-âmes qu'il va tâcher d'exprimer. Il n'en prendra
-que la plus mince pellicule, et tout de suite il leur
-fournira une autre chair, comme immatérielle.</p>
-
-<p>L'opération est si particulière et si étrange
-qu'il faut alléguer le plus de textes possible
-pour la faire bien comprendre: «Ce pouvoir de
-ne sentir «des choses que la fleur» était devenu
-maladif, cette fin d'été douloureux, à force de
-subtilité. J'ai revu en rentrant ici le portrait
-idéal de la <span lang="la" xml:lang="la">Beata Beatrix</span> par Rossetti et l'impression
-idéalement exquise m'a immédiatement,
-inconsciemment et invinciblement suggéré les
-bords du Cher, que je n'ai pas vus depuis dix
-ans, avec leurs déserts de saules et de vase.
-Comment dire cela? C'est vertigineusement particulier.
-Cette odeur sauvage et unique et brutalement
-réelle et le regard idéal de Beatrix
-c'était, c'est encore tout un pour moi, pour je
-ne sais quelle fibre de mon c&oelig;ur.&mdash;Arriver à
-reconstruire ce monde particulier de mon c&oelig;ur
-qui ne sera compréhensible que quand il sera
-complet&mdash;où toutes les réalités, à cause du
-c&oelig;ur où elles sont passées, seront pures comme
-des idées.»<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> Lettre du 9 novembre 1906.</p>
-</div>
-<p>Donc lien, par suite de perception simultanée,
-du particulier et de l'idéal, autrement dit: sublimation
-immédiate, sans le secours de l'intelligence,
-de l'objet concret. Le résultat sera une
-transposition comme automatique de tout le
-spectacle abordé par l'esprit du romancier dans
-un monde quasi-surnaturel:</p>
-
-<p>«Pour le moment je voudrais plutôt [que de
-Dickens ou des Goncourt] procéder de Laforgue,
-mais en écrivant <i>un roman</i>. C'est contradictoire;
-ça ne le serait plus si on ne faisait, de la vie avec
-ses personnages, que des rêves qui se rencontrent.
-J'emploie ce mot rêve parce qu'il est commode
-quoique agaçant et usé. J'entends par rêve:
-vision du passé, espoirs, une rêverie d'autrefois
-revenue qui rencontre une vision qui s'en va, un
-souvenir d'après-midi qui rencontre la blancheur
-d'une ombrelle et la fraîcheur d'une autre pensée.&mdash;Il
-y a des erreurs de rêve, de fausses
-pistes, des changements de direction, et c'est
-tout ça qui vit, qui s'agite, s'accroche, se lâche,
-se renverse. Le reste du personnage est plus ou
-moins de la mécanique&mdash;sociale ou animale&mdash;et
-n'est pas intéressant.</p>
-
-<p>«Ce que je te dis là semble l'énoncé de vérités
-séculaires et banales sous une forme tant soit
-peu différente.</p>
-
-<p>«Mon idéal c'est justement d'arriver à rendre
-cette <i>forme</i>, cette façon d'énoncer la vie tangible
-dans des romans, d'arriver à ce que ce
-trésor incommensurablement riche de vies accumulées
-qu'est ma simple vie, si jeune soit-elle,
-arrive à se produire au grand jour sous cette
-forme de «rêves» qui se promènent<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Lettre du 13 août 1905.</p>
-</div>
-<p>Aussi Fournier admire-t-il dans <i>Tess d'Urberville</i>
-«ces trois filles de ferme amoureuses, si
-simplement irréelles malgré les mille délicieux
-détails précis<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>&hellip;»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> Lettre du 24 janvier 1906.</p>
-</div>
-<p>Ailleurs: «Mon credo en art: l'enfance. Arriver
-à la rendre sans aucune puérilité (cf. J.-A.
-Rimbaud), avec sa profondeur qui touche les
-mystères. Mon livre futur sera peut-être un perpétuel
-va-et-vient insensible du rêve à la réalité:
-«Rêve», entendu comme l'immense et imprécise
-vie enfantine planant au-dessus de l'autre
-et sans cesse mise en rumeur par les échos de
-l'autre<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> Lettre du 22 août 1906.</p>
-</div>
-<p>Fournier instinctivement se solidarise avec
-ses perceptions les plus intellectuelles, mais en
-même temps les plus constructives; il veut conserver
-comme principal moyen de connaissance&mdash;et
-de création&mdash;ce regard de l'enfant qui
-prélève les plus impondérables éléments du
-monde et aussitôt les réagence, les combine
-merveilleusement, jusqu'à pouvoir loger dans
-le château qu'il en forme tout ce que l'âme petite
-et pesante, par derrière, et souffre et désire.</p>
-
-<p>Son irréalisme est foncier; il en ferait presque
-un système déjà; mais non; c'est vraiment sa
-nature qui s'éveille et se trouve d'emblée tout
-occupée à l'illusion: «Je trouve que ce qui est
-difficile, c'est beaucoup plus de se donner partout
-l'illusion complète de la beauté, ou plus
-généralement l'illusion<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Lettre du 22 janvier 1906. Cf.: «Je n'aurai
-derrière moi qu'un peu de rêve très doux et très
-lointain, bien à moi, que je façonnerai comme je
-voudrai.» Lettre du 13 août 1905.</p>
-</div>
-<p>Il le trouve «difficile», mais au sens de «méritoire»
-seulement; car au contraire c'est dans
-ce sens que fonctionne immédiatement, spontanément,
-couramment son esprit.</p>
-
-<p>L'exposé que nous avait fait notre professeur
-de philosophie, M. Mélinand, de la théorie idéaliste
-du monde extérieur, avait profondément
-frappé Fournier; mais non pas comme une révélation
-faite à son intelligence, comme une permission
-plutôt donnée à tout son être d'apercevoir le
-monde transparent, et modifiable par nos facultés.</p>
-
-<p>Lui qui tout à l'heure marquait tant de respect
-pour les choses et semblait vouloir prosterner
-devant elles sa pensée, ou l'y laisser se
-perdre, c'est dans un mouvement plus sincère
-encore qu'il s'écrie tout à coup: «Je me jouais
-du monde avec la moindre de mes pensées<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>,»
-et qu'après l'avoir si religieusement adorée, il
-parle «d'une certaine âme de ces campagnes&hellip;
-que j'invente tous les jours un peu plus.»<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Lettre du 9 décembre 1905.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> Lettre du 4 octobre 1905.</p>
-</div>
-<p>On sait l'importance qu'a le mot «changer»
-chez Rimbaud, et ce clin d'&oelig;il, qui a fait fortune,
-par lequel il communique à tout spectacle un
-aspect second. Il y a chez Fournier une disposition
-analogue, non pas tout à fait des sens,
-mais de l'âme, si j'ose dire. Encore une fois il
-n'est pas directement poète, sa vision n'est pas
-assez subversive; elle ne brouille pas assez les
-choses; il n'entre pas assez de sens-dessus-dessous
-dans ce qu'il a regardé. Mais il a une façon
-propre d'ébranler les paysages et les êtres selon
-une certaine pulsation comme amoureuse de son
-c&oelig;ur et de les mettre tranquillement en chemin,
-par ce seul moteur, sur toutes les pentes du rêve.</p>
-
-<p>Avec Rimbaud (je ne fais pas ici de comparaison
-de valeur), on a la sensation que toute
-l'étrangeté du spectacle dépend d'un éclairage
-venant du dehors, fourni par le regard du poète.
-Fournier invente une manière de désorientation
-plus complète, plus sournoise, par la sympathie.
-Ce n'est pas en vain qu'il insiste, dans un des
-passages que j'ai cités, sur le rôle du «c&oelig;ur»
-dans la transformation des choses en «idées».
-Ce n'est pas par hasard qu'il débute par cet
-attendrissement devant toutes choses, à la
-Charles-Louis-Philippe, qui me donna un peu
-sur les nerfs. «Ce qui importe, c'est mon émotion,»
-écrit-il.<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a> Parce qu'il y distingue un
-moyen créateur et presque métaphysique, une
-source de déplacement des objets et comme l'origine
-de la procession qui les transfigurera.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Le 22 janvier 1906.</p>
-</div>
-<p>Se plaignant, un peu plus tard, d'une fausse
-interprétation d'un de ses poèmes en prose, «il
-est vrai, dira-t-il, que j'aime assez cette façon
-de se tromper sur moi et de comprendre fantastique
-là où j'ai voulu faire émouvant.»<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> Lettre du 31 décembre 1908.</p>
-</div>
-<p>Oui, le fantastique,&mdash;mais qui n'est pour lui
-qu'une réalité plus grande, plus essentielle du
-monde perçu,&mdash;est bien la fin suprême, et le
-résultat dernier, de toute sa dévotion sentimentale.
-C'est à produire un certain détachement
-sur fond inconnu de la vie tout entière que
-tendent ses admirations et ses apitoiements.</p>
-
-<p>Aux personnages de <i>Solness le Constructeur</i>
-il reproche une allure trop allégorique: «Je
-voudrais que la vie simple des personnages et
-celle des symboles fût plus mêlée. Je voudrais
-que <i>leur vie</i> fût un symbole et non pas <i>eux</i>&hellip; Je
-voudrais que la vie s'éclairât sans qu'on y pense,
-rien qu'à vivre avec eux.»<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> Lettre du 17 février 1906.</p>
-</div>
-<p>Le don qu'il se découvre est ici défini dans sa
-simplicité même, sous la forme où il défie l'analyse.
-C'est le don d'illumination, au sens actif
-du mot, le don d'allumer au sein des êtres et des
-choses, sans en rien prendre de plus que «ce
-premier coup d'&oelig;il qui dit tout», une sorte
-d'absence d'eux-mêmes et de vacance sur l'infini,&mdash;une
-clarté timide faite de leur subite
-aliénation. Tout dérive, tout s'en va sous son
-regard, tout se donne, en silence et sans drame,
-à l'abîme. «La vie s'éclaire sans qu'on y pense.»
-Sa ténuité laisse entrevoir de pâles foyers ravissants.
-Le monde est «joué» avec «une seule
-pensée.»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>On peut se demander pourquoi Fournier qui
-semblait, ainsi, dès 1907, si bien au fait de ses
-tendances et de ses dons, dut attendre encore
-plusieurs années avant d'en trouver le véritable
-usage et avant d'entreprendre le <i>Grand
-Meaulnes</i>.</p>
-
-<p>C'est d'abord qu'il rencontra de nombreux
-empêchements matériels.</p>
-
-<p>En octobre 1906, il s'était installé à Paris
-avec sa grand'mère et sa s&oelig;ur et était entré,
-comme externe, en rhétorique supérieure à Louis-le-Grand.
-Et comme il voulait cette fois, à tout
-prix, réussir au concours de l'Ecole Normale,
-il avait dû suspendre complètement son activité
-littéraire.</p>
-
-<p>Ses incursions dans le domaine qu'il s'était
-défendu, se bornèrent, cette année-là, à une
-prise de contact avec le groupe de <i>Vers et Prose</i>,
-qui nous paraissait, à ce moment, résumer tout
-ce qu'il y avait de vivant en littérature. Fournier
-fut présenté un soir, au Vachette, par des amis,
-à Paul Fort, à Moréas, à Adolphe Retté. J'ai
-gardé et je publierai peut-être un jour le récit
-homérique de la nuit qu'il passa avec eux et
-dont il ne sortit pas sans quelques désillusions.
-Il devait pourtant nouer plus tard des relations
-amicales avec Paul Fort, qui a dédié à sa mémoire
-un admirable poème.</p>
-
-<p>Malgré tous ses efforts, handicapé d'ailleurs
-par une fatigue cérébrale qui l'avait affligé au
-dernier moment, Fournier, admissible à l'écrit,
-ne put réussir à l'oral du concours. Ainsi lui fut
-fermée définitivement une porte qu'il était fou,
-quand j'y repense, de s'attendre à voir jamais
-s'ouvrir devant cet esprit trop sensible, trop
-imaginatif, et qui ne trouvait jamais faciles
-que les chemins inexplorés.</p>
-
-<p>Le service militaire le guettait. Il ne put
-profiter du régime des «dispenses» qui venait
-d'être supprimé, et dut faire deux ans, avec
-préparation obligatoire du métier d'officier. Ce
-fut une nouvelle restriction à son essor d'écrivain:
-comme il n'avait jamais de loisirs qu'imprévus
-et fort courts, il ne put travailler pendant
-cette période qu'à des contes et à de brèves
-esquisses.</p>
-
-<p>Pourtant, ce temps d'esclavage ne fut pas
-sans lui apporter de secrets enrichissements; il
-l'employa à explorer la vie de cette façon étrange
-et délicate que j'ai tâché de définir, et à en extraire
-ce minerai subtil qu'elle recélait pour lui,
-dont lui seul savait repérer les filons.</p>
-
-<p>Pour la première fois il entrait en contact
-intime, familier, avec les gens du peuple, et non
-plus seulement avec les paysans, avec les ouvriers
-aussi: il les aima, fermant les yeux à
-leurs défauts. Il sentit l'immense misère et le
-charme enivrant de la camaraderie militaire. Il
-traversa à pied, de la seule allure qui permette
-d'y adhérer vraiment, une foule de pays nouveaux;
-il apprit la France, pas à pas; les
-environs de Paris d'abord, puis la Brie, la
-Champagne, Mailly, puis la Touraine, puis la
-région de Laval, où il fut élève-officier, enfin
-le Gers et les Pyrénées,&mdash;car il fut envoyé,
-pour ses six derniers mois, comme sous-lieutenant,
-à Mirande.</p>
-
-<p>Mirande me paraît marquer un moment important
-du développement de Fournier: le moment&mdash;comment
-le bien définir?&mdash;où sa
-nostalgie déborde. Jusque-là elle avait été quelque
-peu contenue et comme canalisée par ses admirations
-littéraires: la voici tout à coup qui
-jaillit droite, à l'état pur, du fond de son âme.
-Le souvenir de son amour, qui, à mon avis,
-dans son essence, comme je l'ai déjà d'ailleurs
-insinué, était la simple fixation d'un mal plus
-vague et plus profond dont il souffrait de naissance,
-revient à cet instant le traverser d'une
-manière tout particulièrement douloureuse. Le
-jour anniversaire de sa rencontre avec la jeune
-fille du Cours-la-Reine, il m'écrit: «Je reste
-tout ce jour enfermé dans ma chambre pour
-souffrir plus à l'aise. Depuis des semaines ceux
-qui me touchent la main savent que j'ai la
-fièvre. La fatigue même ne me fait plus dormir.
-La joie secrète de ces temps derniers est
-finie; maintenant il faut lutter contre la douleur
-infernale. Comment traverserai-je tout seul cette
-fête à laquelle je ne suis pas convié? De grand
-matin le soleil est entré dans l'appartement par
-toutes les fenêtres et m'a réveillé; le serviteur
-a tout préparé durant la nuit, les haies de roses,
-la route brûlante&hellip;, pour quelque grand anniversaire
-mystérieux; et au moment de révéler à
-tous le secret de sa joie, il trouve son maître
-seul et en larmes et abandonné.»<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> Lettre datée du Jeudi de l'Ascension 1909.</p>
-</div>
-<p>Oserai-je entrer dans le vif d'un caractère?&mdash;Pour
-Fournier, le moment de la plus complète
-privation est aussi celui de la plénitude intérieure.
-Il ne faut pas que sa souffrance, qui
-est réelle, nous fasse illusion. Fournier n'est
-lui-même et ne trouve toutes ses forces que
-dans l'instant où il se sent vide de tout ce
-dont il a pourtant besoin.</p>
-
-<p>Il y a ici quelque chose d'infiniment subtil
-que peut-être je ne réussirai pas à faire comprendre.
-Tâchons seulement de le revoir dans
-cette petite ville méridionale dont la grand'route,
-en la traversant, forme la seule rue. Au
-loin, les Pyrénées aiguës sont encore blanches.
-Le printemps chauffe pourtant déjà les maisons
-basses et a fait sourdre dans tous les jardins de
-grandes nappes de fleurs. Il est dix heures;
-Fournier revient de l'exercice, retrouve sa chambre
-au premier étage de la «Maison Hidalgo»,
-sa table devant la fenêtre ouverte. Un seul livre
-est posé devant lui: <i>l'Idiot</i> de Dostoïevski;
-mais bientôt viendront s'y ajouter l'Evangile,
-la Bible et l'Imitation qu'il ira demander à l'aumônier
-de l'Hôpital.</p>
-
-<p>Il a vingt-trois ans; il n'a pas su encore «se
-faire une situation»; il sent très bien, jusque
-dans ses mains, une sorte de maladresse à forcer
-la vie; la dextérité, l'étude et la patience lui
-font irrémédiablement défaut. Il n'est pas sans
-aucun désir du bonheur; mais il le voit si
-difficile!</p>
-
-<p>Alors&mdash;c'est ici que son caractère devient
-complexe et singulier&mdash;il se sent pris à la fois
-de désespoir et d'audace; au lieu de rien résigner,
-il demande tout. Sachant bien qu'il ne
-l'obtiendra pas, c'est un trésor qu'il exige, qui
-lui est dû.</p>
-
-<p>Cela ne va pas sans larmes et sans abattements.
-Qui saurait arriver au bon moment et lui
-poserait sans rien dire la main sur le front, quels
-fiévreux sanglots ne déchaînerait-il pas!<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Il écrivait un peu plus tard (le 13 septembre
-1910): «Pour la dixième fois peut-être j'organise ma
-vie comme certain soir de mon enfance. Ce soir-là,
-j'avais fait une tache sur une page longuement travaillée
-et je me disais: «Ma foi, j'aimerais autant que
-mon père déchire la page, et je la recommencerais;»&mdash;mais
-quand il est venu et qu'il l'a déchirée, ç'a été
-une crise de sanglots et de désespoir.&mdash;Tel est en
-ce moment mon genre de satisfaction.»</p>
-</div>
-<p>Mais cette âme est jeune encore et avide et il
-faut qu'elle se fasse grande de tout ce qui lui
-est refusé, de toutes ses déceptions, de toutes
-ses impuissances: ce qu'elle n'a pu saisir, ce
-qu'elle ne saisira pas, fleurit en elle tout à coup,
-irréel et présent.</p>
-
-<p>Jamais peut-être homme ne rêva semblablement
-la vie; son imagination comble au fur et
-à mesure toutes les lacunes que son exigence y
-détermine; sur ce monde, qui ne se laisse
-approcher et goûter un peu que par la ruse,
-qu'il sent donc inassimilable, elle projette,
-comme vengeance, son immense et douloureux
-reflet.</p>
-
-<p>Fournier, si doux, si tendre, si facile à toucher,
-avait en même temps une espèce de
-cruauté envers les êtres. Il se mettait de chacun
-à attendre un certain nombre de joies définies,
-mais se gardait bien d'en rien dire; et si elles
-lui étaient refusées, c'est presque avec triomphe
-qu'il constatait le manquement et déclarait sa
-déception,&mdash;et ne pardonnait pas.</p>
-
-<p>«Seules les femmes qui m'ont aimé peuvent
-savoir à quel point je suis cruel<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>.» Il les
-appelait, les invitait, mais aussitôt leur prescrivait
-mentalement un certain angle sous lequel
-elles avaient à entrer dans sa vie, un certain
-rôle qu'elles y devaient jouer. Et à la moindre
-faute qu'elles commettaient, au moindre lapsus,
-il les accablait de reproches, leur racontait méchamment,
-en détail, tout ce en quoi elles étaient
-défaillantes à son idéal.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> Lettre du 28 sept. 1910.</p>
-</div>
-<p>Je ne veux pas du tout noircir ici mon ami.
-Il ne disconvenait pas lui-même, on le voit, de
-cette dureté. Je veux seulement aider à comprendre
-le caractère actif, presque agressif de sa
-nostalgie,&mdash;et cette violence qui était au fond.</p>
-
-<p>Je veux aussi faire épouser le mouvement
-qui, pendant ce même séjour à Mirande, l'entraîna
-si fortement vers le catholicisme. L'origine
-en remonte d'ailleurs à 1907. Dès ce moment,
-Fournier s'était trouvé en butte à des
-sortes de tentations, qui venaient par accès:</p>
-
-<p>«Désirs d'ascétisme et de mortifications:
-vieux désirs sourds.</p>
-
-<p>Désir de pureté. Besoin de pureté. Jalousie
-poignante et saignante.</p>
-
-<p>Vous vous seriez endormis et satisfaits dans
-le catholicisme.</p>
-
-<p>&mdash;Insatisfaction éternelle de notre grande
-âme (Gide, Laforgue).</p>
-
-<p>Amours sans réponse pour tout ce qui est.</p>
-
-<p>Sympathies sans réponse avec tout ce qui
-souffre.</p>
-
-<p>Vide éternel de notre c&oelig;ur, le catholicisme
-vous eût comblé.</p>
-
-<p>&mdash;Ambitions jamais lasses, ambitions de conquérir
-la vie et ce qui est au delà.</p>
-
-<p>Votre douleur se fût calmée et votre gloire
-exaltée à la promesse qu'on vous eût faite du
-Paradis de votre c&oelig;ur et de ses paysages.»<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Lettre du 26 janvier 1907.</p>
-</div>
-<p>Mais à ce moment (il est sous l'influence de
-Gide) la religion ne lui apparaît qu'à la façon
-de ces oasis dont c'est toujours «la suivante»
-qui est «la plus belle». Il la poursuit comme un
-lieu possible de repos, mais sans désir profond
-de l'atteindre.</p>
-
-<p>A Mirande, la tentation a pris corps; le
-catholicisme est présent, comme un ange multiple
-et voilé, à toutes les portes de son âme.
-Dans un poème en prose dont il trace à ce
-moment l'esquisse, il se représente sous les
-traits de «l'adolescent de la nuit, du veilleur
-aux colombes». «Et tandis que les autres ont
-connu le triomphe mystérieux dans le pays
-nouveau qui était comme l'expansion de leur
-c&oelig;ur, lui, comme dans une tour, a senti monter
-vers lui ce paysage inconnu. Chaque jour cela
-gagne et cela déferle comme une énorme vague.
-Chaque jour sur un papier, comme un homme
-perdu, il décrit les progrès de l'inondation mortelle.
-Dans sa vie très simple, chaque fois
-quelque chose de monstrueux, tant cela est pur
-et désirable, se glisse comme une parole incompréhensible
-dans les discours de celui qui va
-devenir fou. Enfin une nuit, au plus haut de sa
-tourelle, alors qu'en bas et jusqu'à l'horizon
-fulgure la vie de la Joie inconnue, il comprend
-que la vraie joie n'est pas de ce monde, et que
-pourtant elle est là, qu'elle ouvre la porte et
-qu'elle vient se pencher contre son c&oelig;ur. Alors
-il meurt, en écrivant quelque chose, un nom
-peut-être, qui n'est pas encore décidé&mdash;et sur
-chaque barrière des champs d'alentour (redevenus
-terrestres), un enfant est perché, en robe
-blanche, les pieds pendants, et souffle dans une
-flûte d'or, à intervalles réguliers.<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> Lettre du 26 juillet 1909.</p>
-</div>
-<p>Que cette métaphore n'aille pas faire croire
-que la crise se passe pour Fournier dans le plan
-purement littéraire. Il va à Lourdes et en rapporte
-une grande émotion; il cherche à s'instruire
-du dogme; il m'écrit: «Si tu as cru
-que mon amour était vain et inventé, si tu as
-cru que je passais un seul jour sans en souffrir,
-et si, cependant, tu n'as pas vu que depuis trois
-ans la question chrétienne ne cessait de me
-torturer&mdash;certes tu m'as méconnu&mdash;certes
-tu t'es beaucoup trompé. Si je puis entrer tout
-entier dans le catholicisme, je suis dès ce moment
-catholique<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> Lettre du 11 mai 1909.</p>
-</div>
-<p>Quand j'essaie d'imaginer ce que la religion
-pouvait représenter pour Fournier à cet instant:
-une force toute faite, me dis-je, pour le porter
-au delà de ce qu'il ne pouvait maîtriser; cette
-résistance qu'offre la vie quand on l'aborde
-avec de grands désirs et une insuffisante application
-d'esprit, il voyait, pour la vaincre, ce
-grand train de dogmes et de prières. Son émotion
-religieuse («Il n'y a pas de mots pour ces
-larmes») venait après «combien de démarches
-dans les ténèbres!<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Lettre du 2 juin 1909.</p>
-</div>
-<p>On lui promettait l'effraction des trésors qu'il
-ne savait pas solliciter. C'est à un pillage magique
-du monde qu'il se sentait convié.</p>
-
-<p>Ou, si l'on veut, la façon dont le monde, par
-le christianisme, «s'éclaire sans qu'on y pense»
-devait être pour lui d'une immense attraction.
-«Ce qui me séduit terriblement, écrira-t-il un
-peu plus tard, dans les livres sacrés, c'est la
-simplicité du mystère qu'ils révèlent. A chaque
-page, l'éclosion terrestre de l'événement merveilleux
-me trouve aussi passionnément crédule
-que l'épanouissement d'une fleur au c&oelig;ur du
-pré de juin. Il n'y a pas moyen de ne pas croire
-tant cela est vrai et séduisant<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> Lettre du 4 avril 1910.</p>
-</div>
-<p>Une certaine immédiateté du prodige, la parenté
-du surnaturel avec l'humble vie quotidienne,
-sa ressemblance avec les événements de
-tous les jours: voilà ce qu'il reconnaît comme
-sien dans le christianisme et ce qui le transporte.
-Dans la même lettre il m'écrit encore parlant
-de l'Evangile: «C'est la perfection de mon art,
-le baiser de mon amour, la consolation de ma
-peine, l'exaltation de ma joie. Ce n'est pas,
-comme je l'ai cru&hellip;, le livre de la pureté, écrit
-pour les anges; c'est une réponse inépuisable à
-toutes mes questions d'homme&mdash;c'est comme
-une auberge, dont parle Jammes, une auberge
-bleue où je me suis assis sale et fatigué; et, sur
-le coup de midi, je m'aperçois qu'elle m'a porté
-au Paradis, où elle vient de s'envoler, les ailes
-repliées<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a>.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> Lettre du 4 avril 1910.</p>
-</div>
-<p>On voit dans <i>Madeleine</i>, qui est à mon avis
-la première réussite positive de Fournier, une
-expression de tout ce qu'il recevait à la fois et
-pêle-mêle, à ce moment, du christianisme. On
-sent son inquiétude, sa charité, son impatience
-(à une certaine façon de bousculer, de retourner
-les paysages), et la lueur que l'au-delà laisse
-filtrer jusqu'à lui. Il y a de la pitié, de la dureté,
-du désir, beaucoup d'enfantillage encore, dans
-ces pages, et pourtant une force de rêve, un
-besoin de s'arracher aux lois physiques qui atteignent
-presque au drame.</p>
-
-<p>De même, dans les petits poèmes en prose
-qui suivent, et qui sont construits sur des impressions
-de grandes man&oelig;uvres.<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a> On y respire
-déjà quelque chose de ce malaise si pur
-qui fera le charme incomparable du <i>Grand
-Meaulnes</i>; il y veille une grande peine cachée,
-mais qui n'accable pas l'âme, qui la laisse active
-et vagabonde; et sans cesse la même lampe
-s'allume au sein de la nuit,&mdash;la même promesse
-diaphane, le même visage limpide et sans
-péché.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Il fit les man&oelig;uvres d'armée qui eurent lieu
-aux environs de Toulouse en septembre 1909 et fut
-libéré aussitôt ensuite.</p>
-</div>
-<p>Pourtant il ne faut pas nous dissimuler qu'il
-manque encore quelque chose à ces premiers
-essais en prose d'Alain Fournier, non seulement
-pour qu'ils nous émeuvent profondément, mais
-même pour qu'ils ressemblent tout à fait à leur
-auteur et portent une marque indiscutablement
-originale.</p>
-
-<p>Lui-même n'est pas sans le sentir, sans s'en
-inquiéter. J'ai dit que le service militaire l'avait
-empêché de s'attaquer, dès 1907, à une &oelig;uvre
-de longue haleine. Il faut corriger cette affirmation.
-Tous les obstacles qu'il rencontra,
-n'étaient pas extérieurs; il luttait aussi contre
-une certaine faiblesse, ou erreur de son talent,
-qu'il n'arrivait pas à se bien définir.</p>
-
-<p>Dans presque toutes ses lettres, depuis 1907,
-il me parlait du <i>Pays sans nom</i>; tout ce qu'il
-écrivait s'y rapportait, devait en faire partie;
-mais ce n'en étaient jamais que des morceaux, et
-sans lien, qu'il parvenait à réaliser; l'&oelig;uvre
-ne «venait» pas dans son ensemble.</p>
-
-<p>Le <i>Pays sans nom</i>, c'était le monde mystérieux
-dont il avait rêvé toute son enfance, c'était
-ce paradis sur terre, il ne savait trop où, qu'il
-avait vu, auquel il se voulait fidèle toute sa vie,
-dont il n'admettait pas qu'on pût avoir l'air de
-suspecter la réalité, qu'il sentait comme unique
-vocation de rappeler et de révéler.</p>
-
-<p>Le <i>Pays sans nom</i>, c'était, à ce moment, dans
-son esprit, non pas le germe, mais la fleur trop
-épanouie, impossible à force d'extension et de
-fragilité, de ce qui plus tard, dans le <i>Grand
-Meaulnes</i>, devait s'appeler: le Domaine mystérieux.</p>
-
-<p>Il cherchait à l'évoquer directement, par les
-seuls prestiges de la poésie; il voulait y transporter
-sans avertissement son lecteur, l'y faire
-s'éveiller comme Meaulnes enfant, un jour,
-s'éveilla dans la «Chambre verte».</p>
-
-<p>Aussi répudiait-il tout secours matériel, tout
-moyen épisodique et concevait-il sa tâche comme
-celle d'un pur enchanteur.</p>
-
-<p>Mais justement c'est là qu'il trébuchait. Plus
-il serrait de près sa vision, plus il mettait à son
-service des phrases et des images qui l'avoisinaient,
-plus il voulait utiliser, pour l'exprimer,
-son émanation propre et le halo dont elle s'entourait,
-plus il cherchait, à son usage, de ces
-mouvements muets qui partent du c&oelig;ur et
-glissent comme des anges,&mdash;et plus aussi il la
-sentait s'affaiblir, s'épuiser.</p>
-
-<p>Son découragement, devant cette déception
-de ses efforts, eut, à certains moments, un
-caractère tragique. Il m'écrivait: «Peut-être
-que moi-même j'en suis déjà à la deuxième partie
-de l'<i>Esprit Souterrain</i>&mdash;le moment où l'on
-aperçoit que peut-être on ne répondra pas au
-crédit qui vous fut accordé; le moment de la
-banqueroute et du «lébédévisme.»<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a> C'est ici
-qu'il faudrait de l'aide. Mais à qui s'adresser?»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Lettre du 22 mars 1910. Cf. le 28 août: «Il y a
-plus de courage et de travail à dépenser pour écrire
-un premier livre qui soit un livre, qu'il en faudrait à
-un homme ignorant pour construire tout seul une
-maison.»</p>
-</div>
-<p>Heureusement cette fois je ne lui fis pas
-défaut. Nous eûmes ensemble, pendant l'hiver
-qui suivit sa libération et qui nous trouva réunis
-à Paris, des conversations capitales, au cours
-desquelles je l'aidai à débrouiller les embarras
-qui paralysaient son talent. Lui-même d'ailleurs
-fit preuve dans cette enquête d'une extraordinaire
-intelligence technique et finit par saisir le problème
-avec tant de lucidité qu'il en força la solution.
-Car il avait beau mépriser l'abstraction
-et les formules: il savait admirablement raisonner
-sur son art et en découvrir les lois
-cachées.</p>
-
-<p>Notre étude porta essentiellement sur la valeur
-du Symbolisme et nous conduisit à mettre
-en jugement, et même en accusation, ce qui
-avait été jusque-là l'objet de notre culte.</p>
-
-<p>Un mot d'André Gide nous avait beaucoup
-frappés et travaillait depuis quelque temps déjà
-notre esprit: «Ce n'est plus le moment d'écrire
-des poèmes en prose», m'avait-il déclaré en me
-remettant un essai de Fournier que je lui avais
-fait lire. Nous nous étions révoltés contre ce
-décret dont la sévérité nous paraissait affreuse;
-mais en même temps nous avions réfléchi et le
-sens en avait pénétré profondément dans notre
-pensée et l'avait émue.</p>
-
-<p>Nous distinguions maintenant, dans cette partie
-de nous-mêmes qui s'éprouvait créatrice, ce
-que Gide avait voulu dire: une impuissance,
-en effet, se trouvait correspondre en nous au
-genre qu'il avait condamné,&mdash;une impuissance
-qu'il nous fallait bien à la fin reconnaître.</p>
-
-<p>Le poème en prose, tel que le Symbolisme
-nous l'avait enseigné, était devenu, par la simple
-faute des années, un instrument entre nos mains
-complètement inefficace et ne pouvait plus nous
-permettre aucune prise sur la sensibilité d'autrui.
-Il avait quelque chose de trop tacite; de tous
-les éléments qu'il ordonnait à son auteur de
-sous-entendre sous peine de grossièreté, il ne
-se pouvait pas qu'à la fin l'émotion du lecteur
-ne se trouvât pas diminuée; il dispensait de
-trop de choses pour qu'en le lisant on ne se
-sentît pas dispensé aussi d'en être touché.</p>
-
-<p>Et du même coup une lumière éclatante jaillissait,
-qui nous montrait le chemin. Fournier
-l'aperçut le premier et la suivit: il fallait rompre
-avec le Symbolisme et avec tout l'arsenal trop
-«mental» qu'il proposait; il fallait sortir de
-l'esprit et du c&oelig;ur, saisir les choses, les faits,
-les amener entre le lecteur et l'émotion à laquelle
-on voulait le conduire: «Ce qu'il y a
-de plus ancien, de presque oublié, d'inconnu à
-nous-mêmes,&mdash;c'est de cela que j'avais voulu
-faire mon livre et c'était fou. C'était la folie du
-Symbolisme. Aujourd'hui cela tient dans mon
-livre la même place que dans ma vie: c'est une
-émotion défaillante, <i>à un tournant de route, à
-un bout de paragraphe</i>&hellip;»<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Lettre du 28 sept. 1910.</p>
-</div>
-<p>Fournier découvrait cette fois son aptitude et
-sa force véritables: il se comprenait romancier.
-Il échappait d'un seul coup à la rêverie, à cette
-vague intimité avec lui-même où il s'était si
-longtemps complu et dans laquelle son manque
-de lucidité intérieure lui interdisait de faire des
-progrès. Il replaçait la vie avec tous ses accidents
-devant ce songe qu'il avait vainement
-essayé de modeler directement et il ne comptait
-plus que sur des faits, que sur des gestes scrupuleusement
-décrits pour faire entrevoir celui-ci à
-son lecteur, «à un tournant de route, à un bout
-de paragraphe».</p>
-
-<p>«Je travaille, m'écrivait-il.<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a> J'ai parfois de
-grands désespoirs. Je renonce à beaucoup d'impossibilités.
-Je travaille simultanément à la partie
-imaginaire, fantastique de mon livre et à
-la partie simplement humaine. L'une me donne
-des forces pour l'autre. Mais sans doute faudra-t-il
-que je renonce à la première: La seconde
-va tellement mieux et il faut que le
-<i>Jour des noces</i> (titre qui avait succédé dans son
-esprit au <i>Pays sans nom</i>) soit avant peu terminé.»<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> Lettre du 24 août 1910.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> Lettre du 24 août 1910.</p>
-</div>
-<p>Et peu de temps après:<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> Lettre du 13 sept. 1910.</p>
-</div>
-<p>«Je travaille terriblement à mon livre&hellip;
-Pendant quinze jours je me suis efforcé de
-construire artificiellement ce livre comme j'avais
-commencé. Cela ne donnait pas grand'chose. A
-la fin j'ai tout plaqué et&hellip; j'ai trouvé <i>mon
-chemin de Damas</i> un beau soir.&mdash;Je me suis
-mis à écrire simplement, directement, comme
-une de mes lettres, par petits paragraphes serrés
-et voluptueux, une histoire simple qui pourrait
-être la mienne&hellip; Depuis, ça marche tout seul.»</p>
-
-<p>Ecrire une histoire, combiner ce piège où la
-curiosité se prend; faire agir sur le lecteur cet
-infaillible instrument d'intérêt qu'est l'événement;
-au lieu d'allusions, de tentatives directes
-sur sa sensibilité, l'impliquer dans une suite
-organisée de péripéties, aussi naturelles que possible:
-tel est le programme que Fournier tout
-à coup se propose et à la réalisation duquel
-il sent que toutes ses forces vont enfin pouvoir
-harmonieusement s'employer.</p>
-
-<p>Car si éloigné semble-t-il, à première vue, de
-celui qu'il avait d'abord envisagé, si modeste
-puisse-t-il paraître à côté de sa première ambition
-poétique, l'étonnant, et ce qui va l'émerveiller
-lui-même, c'est que, dans les premiers morceaux
-qu'il écrit en s'y conformant, «il y a <i>tout</i>
-quand même, <i>tout moi</i> et non pas seulement une
-de mes idées, abstraite et quintessenciée».<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> Lettre du 13 sept. 1910.</p>
-</div>
-<p>En somme nous voyons ici Meaulnes et Seurel,
-et l'école de S<sup>te</sup> Agathe surgir du domaine
-des Sablonnières, s'en détacher à notre rencontre
-et venir nous prendre par la main pour
-nous y conduire plus sûrement. Je ne pense
-pas qu'on ait jamais assisté dans l'histoire des
-lettres à une pareille génération du concret
-par l'abstrait, du réel par l'imaginaire, d'êtres
-vus par des êtres rêvés,&mdash;ni à la fécondation
-en retour du plan originel par le plan engendré.
-Car c'est à partir du moment où il s'en écarte
-et où il nous en écarte, que le rêve de Fournier
-se met enfin à vivre. Il suffit qu'il nous
-repousse loin de lui pour que naisse la force
-qui nous attirera vers lui. Il suffit qu'il ne
-veuille plus de nous que comme de spectateurs
-relégués derrière une rampe, pour que tout ce
-qui se passait en lui et laissait notre attention
-languissante, prenne un mystère et un attrait
-imprévus: il n'exprimera plus rien de ce qu'il
-porte et de ce qui l'agite, mais les chemins qu'il
-bâtit de nous à lui nous appelleront invinciblement
-et, nous amenant au bord de son âme,
-nous contraindront à jamais à la deviner de
-tout notre amour.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>A cette transformation de son premier dessein
-Fournier fut assurément poussé par une nécessité
-intérieure, mais par certaines influences
-aussi, qu'il faut noter: les principales furent
-celles de Marguerite Audoux, de Stevenson, et,
-dans une certaine mesure, de Péguy.</p>
-
-<p><i>Marie-Claire</i> avait déchaîné en lui un enthousiasme
-que l'exquise qualité du livre ne pouvait
-suffire à expliquer: il y voyait sans aucun doute
-briller de ces trésors que les créateurs seuls distinguent,
-parce qu'ils sont à moitié virtuels et
-n'existeront tout à fait qu'une fois repris par
-eux et exploités.</p>
-
-<p>Fournier a essayé de dire lui-même quelle
-sorte de nouveauté et d'enseignement il apercevait
-dans <i>Marie-Claire</i>: «Tel est l'art de
-Marguerite Audoux: l'âme, dans son livre, est
-un personnage toujours présent, mais qui demande
-le silence. Ce n'est plus l'Ame de la
-poésie symboliste, princesse mystérieuse, savante
-et métaphysicienne. Mais, simplement, voici sur
-la route deux paysans qui parlent en marchant:
-leurs gestes sont rares et jamais ils ne disent
-un mot de trop; parfois, au contraire, la parole
-que l'on attendait n'est pas dite et c'est à la
-faveur de ce silence imprévu, plein d'émotion,
-que l'âme parle et se révèle.»<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Note sur <i>Marie-Claire</i> dans la <i>Nouvelle Revue
-Française</i> du 1er novembre 1910, page 617.</p>
-</div>
-<p>En d'autres termes, Fournier admirait la
-façon dont Marguerite Audoux avait su insérer
-ses émotions dans un simple récit; le renoncement
-au lyrisme pur, qu'il venait de consommer
-pour sa part, il le voyait ici produire tous les
-merveilleux effets qu'il en espérait: le silence
-lui-même, pourvu qu'il fût bien ménagé, et succédât
-à quelque geste bien noté, pouvait parler,
-pouvait chanter même. Il n'y avait donc, à se
-taire, ou plutôt à s'effacer derrière une histoire,
-que des avantages. L'Ame «métaphysicienne»,
-inspiratrice du Symbolisme, devait céder la place
-à l'âme ignorante et sans voix, celle qui se raconte
-par les faits.</p>
-
-<p>Le <i>Miracle des Trois Dames de Village</i>, au
-moment où la <i>Grande Revue</i> le publia (août
-1910), apporta à Fournier une déception: «Mes
-dames de village sont parues hier, m'écrivait-il.<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a>
-On n'a pas gardé les italiques qui enveloppaient
-plus doucement le texte et lui gardaient
-un air de poème. Ecrit ainsi en romaine, il a
-l'air d'un mauvais conte et je ne le relis pas
-sans agacement. Moralité: Ecrire des contes qui
-ne soient pas des poèmes.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> Lettre du 11 août 1910.</p>
-</div>
-<p>Et en effet le <i>Miracle de la Fermière</i>, qu'il
-composa tôt ensuite, est un conte bien caractérisé,
-mais où justement se marque très nettement
-l'influence de <i>Marie-Claire</i>. On y déchiffre
-à vue d'&oelig;il ce que Marguerite Audoux lui avait
-entre temps enseigné, ou plutôt ce qu'elle lui
-avait révélé de ses propres aptitudes, à l'exercice
-de quels dons elle l'avait encouragé.</p>
-
-<p>Comparés à ceux des <i>Dames de Village</i>, les
-paysages du nouveau «miracle» se sont faits
-à la fois plus humains et plus insaisissables;
-ils débordent à peine l'action; ils en naissent
-plutôt et n'en forment, à la façon de la douce
-traînée des bolides, que le sillage: «Ce fut une
-belle promenade en voiture, par les chemins de
-traverse. Nous nous enfoncions, par instants,
-sous les branches des haies, et les roues grinçaient
-dans le sable fin des ornières. Françoise
-disait qu'il lui semblait, dans les allées d'un
-immense jardin, voyager sous les arbres.»</p>
-
-<p>On retrouve aussi cette façon discrète, pure
-et solennelle de faire parler les paysans, que
-Marguerite Audoux avait inventée,&mdash;et plus
-généralement le même sens que chez elle de la
-grandeur des m&oelig;urs paysannes.</p>
-
-<p>Aussi ce choix exquis des détails qui permet
-de peindre sans adjectifs et de donner au lecteur
-des sensations comme immatérielles: «C'était
-Beaulande. Nous l'entendîmes, au bout du sillon,
-gourmander lentement son attelage et arrêter,
-derrière la haie, la charrue, qui fit un bruit de
-chaînes.»</p>
-
-<p>Enfin les quelques rares effusions de l'auteur
-dans son récit sont pareillement amenées, et
-gardent la même retenue, ici et dans <i>Marie-Claire</i>:
-«Je connaissais ce grand chant du labour,
-dont on ne peut jamais dire s'il est plein
-de désespoir ou de joie, ce chant qui est comme
-la conversation sans fin de l'homme avec ses
-bêtes, l'hiver, dans la solitude. Mais jamais
-l'homme qui chantait, de cette voix lente et
-traînante comme le pas des b&oelig;ufs, ne m'avait
-paru si désespéré d'être seul.»</p>
-
-<p>Il y a pourtant, dans le <i>Miracle de la Fermière</i>,
-quelque chose de plus formé, de plus serré que
-dans <i>Marie-Claire</i>. Marguerite Audoux s'était
-contentée de juxtaposer ses souvenirs, d'émouvoir
-doucement, à petits coups, la cloche voilée
-de sa mémoire. Fournier, lui, cerne déjà un
-événement, le circonscrit, le cultive, lui fait
-produire tous les «effets» dont il est susceptible.
-Son récit est construit; il crée une attente,
-une inquiétude, une surprise; il se dénoue.</p>
-
-<p>En d'autres termes (il faut se souvenir qu'il
-fut écrit parallèlement au début du <i>Grand
-Meaulnes</i>), c'est déjà le récit d'une aventure;
-c'est un roman d'aventures en raccourci.</p>
-
-<p>Et en effet l'évolution de Fournier se poursuit
-bien au delà de Marguerite Audoux; il a reçu
-d'elle une impulsion au passage, mais il la transforme,
-l'utilise pour des buts nouveaux; maintenant
-qu'il s'est décidé à produire sous les yeux
-du lecteur une «action» proprement dite, il
-cherche à l'agencer avec toute la perfection
-mécanique possible.</p>
-
-<p>Il faut noter ici la grande impression que les
-commencements de l'aviation et les premiers
-vols au-dessus de Paris produisirent sur son
-esprit: «Samedi dernier, à 7 heures et demie,
-une clameur terrible&mdash;faite d'acclamations&mdash;est
-montée de la rue tandis que je terminais mon
-courrier à <i>Paris-Journal</i>. Un instant, avec Le
-Cardonnel nous avons&mdash;comment dire&mdash;«supporté»
-cela sans vouloir y prendre garde. Puis
-nous sommes allés à la fenêtre. Un monoplan,
-en plein ciel, au-dessus de nous passait. Pour la
-seconde fois j'ai regardé <i>cela</i>, au-dessus de
-Paris, avec une émotion sans mots.»<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> Lettre du 11 août 1910.</p>
-</div>
-<p>Et ce n'était pas l'émotion, simplement, de
-voir un homme voler; il percevait, entre l'engin
-savant et diaphane qui traversait le ciel et le
-livre qu'il s'appliquait à construire, une ressemblance
-secrète. «Dans un cas, m'expliquait-il,
-le prodige, la révélation d'un monde nouveau
-se produit grâce à une combinaison de toiles
-tendues et de cordes; dans l'autre, grâce à une
-«disposition» d'esprit, à une combinaison de
-sentiments divers, à un choc moral.&mdash;De plus
-en plus mon livre est un roman d'aventures et
-de découvertes.»<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> <i>Ibidem.</i></p>
-</div>
-<p>Avec la minutie d'un ingénieur, Fournier se
-mit, vers cette époque, à façonner et à monter
-les pièces de l'appareil avec lequel il voulait
-enlever son lecteur et le transporter dans le
-domaine mystérieux. Il tendit des toiles, installa
-des commandes; les chapitres se répondirent,
-s'enchevêtrèrent; un long fuselage de menues
-circonstances étroitement charpentées s'échafauda,
-dans lequel le lecteur ne devait plus avoir
-qu'à s'asseoir, en simple passager.</p>
-
-<p>Pour égarer Meaulnes valablement et le conduire
-sans à-coups jusqu'à l'allée de sapins des
-Sablonnières, d'innombrables idées vinrent à
-l'esprit de Fournier, entre lesquelles il choisissait
-avec lenteur, avec complaisance et avec un
-infaillible discernement. Il nous fit participer,
-sa s&oelig;ur et moi, à cette progressive élaboration
-d'un mystère, que nous sentions devant nous
-en même temps s'épaissir que se justifier.</p>
-
-<p>Il n'était jamais satisfait sur les questions
-de vraisemblance. Cet ami du songe ne cherchait
-plus maintenant qu'à le rendre le plus
-naturel possible en en établissant toutes les causes
-et conditions. Car, disait-il, «je n'aime la merveille
-que lorsqu'elle est étroitement <i>insérée</i>
-dans la réalité. Non pas quand elle la bouleverse
-ou la dépasse.»<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> A propos de Wells: lettre du 1er septembre 1911.</p>
-</div>
-<p>Dans ce nouvel effort il fut aidé surtout par
-Stevenson. Jacques Copeau nous avait révélé
-<i>l'Ile au Trésor</i>. J'avais lu avec enchantement
-ce gracieux chef-d'&oelig;uvre, mais Fournier avec
-émotion et reconnaissance: il y trouvait, comme
-dans <i>Marie-Claire</i>, un secours et une incitation.</p>
-
-<p>Il absorba en quelques mois l'&oelig;uvre tout
-entier du délicieux anglais. <i>Enlevé</i>, <i>Catriona</i>,
-<i>le Reflux</i> et aussi <i>les Nouvelles Nuits arabes</i> le
-ravirent. Il s'imprégnait de l'art insaisissable
-avec lequel Stevenson dispose les événements
-pour notre meilleure surprise, sans jamais devenir
-rocambolesque; il lui empruntait des
-plans subtils pour l'aménagement de son propre
-alérion.</p>
-
-<p>Et sans doute aussi était-il séduit par une
-atmosphère, à coup sûr bien différente de celle
-de <i>Marie-Claire</i> et de celle qu'il s'appliquait
-lui-même à créer, mais pareillement limpide, pareillement
-exempte de lourdeur et de miasmes.</p>
-
-<p>La poésie de l'action, c'est encore ce que Fournier
-distinguait et aimait chez Stevenson. Tous
-ces héros en mouvement, en aventure, et qu'entraînaient
-le seul goût du risque, le seul refus,
-tacite d'ailleurs et sans emphase, des conditions
-normales de la vie, plaisaient à son secret et
-discret romantisme, et venaient nourrir en lui
-la veine d'où allait sortir le personnage de Franz
-de Galais.</p>
-
-<hr />
-
-
-<div class="chapter"></div>
-<p>Mais Stevenson ne fut pas le seul encouragement
-que trouva Fournier à composer un
-roman d'aventures, une machine où son rêve
-apparût capté,&mdash;et nécessaire. Si bizarre que
-puisse paraître cette convergence, Péguy l'avait
-engagé, depuis quelque temps déjà, dans la
-même voie.</p>
-
-<p>Il y aurait toute une étude, presque un roman,
-à écrire sur les relations de Fournier avec Péguy.
-Ils firent connaissance au printemps de 1910.
-Fournier avait lu avec enthousiasme <i>Notre Jeunesse</i>
-et avait rédigé pour <i>Paris-Journal</i>, où
-il venait d'ouvrir un courrier littéraire, un petit
-portrait de Péguy. Puis: «Je viens de lire le
-<i>Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc</i>, m'écrivait-il
-en août. C'est décidément admirable. Je
-ne crains pas de le dire&hellip; J'aime cet effort,
-surtout dans le commentaire de la Passion, pour
-faire <i>prendre terre</i>, pour qu'on voie <i>par terre</i>,
-pour qu'on touche <i>par terre</i>, l'aventure mystique.
-Cet effort qui implique un si grand amour.
-Il veut qu'on se pénètre de ce qu'il dit jusqu'à
-voir et à toucher.»<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> Lettre du 28 août 1910.</p>
-</div>
-<p>Ainsi tout de suite c'est son application à
-incarner le mystère, c'est son immense matérialisme
-spirituel que Fournier admire chez Péguy.
-Il le compare très curieusement, dans cette
-première lettre, à Rabelais: «Cet homme est
-un Rabelais des idées,» note-t-il.</p>
-
-<p>Dès le mois d'octobre 1910, il se lie plus intimement
-avec lui. Pour la première fois peut-être
-parmi les écrivains contemporains, il reconnaît
-un ami. Comme Fournier, Péguy est du
-Centre, comme Fournier, il sort tout fraîchement
-du peuple. Ce sont de grandes affinités.</p>
-
-<p>Commencent de longues promenades à travers
-Paris, Péguy tout à ses affaires, mais en faisant
-découler d'intarissables considérations générales
-sur la vie, la sainteté, l'honneur, la mort. Je sens
-Fournier séduit par tant d'intégrité farouche,
-par ce génie paysan, naïf, soupçonneux, enfantin,
-retors et, comme le sien, malgré tant de précision
-dans l'esprit, incurablement absent au
-monde.</p>
-
-<p>Ils marchent l'un à côté de l'autre sur le
-boulevard Saint-Germain, et tous les dieux
-français les accompagnent, évoqués, captivés par
-leurs propos. Jeanne d'Arc renait entre eux,
-pour eux, familière et protectrice. Et Joinville,
-et saint Louis, et tous les purs. Une assemblée
-vraiment divine et fraternelle.</p>
-
-<p>Péguy, si fermé à tout ce qui ne lui ressemble
-pas, entend Fournier, le comprend, l'aime. C'est
-un repos pour lui, dans l'incessant combat contre
-les hommes d'affaires, contre les riches, que
-cette âme d'enfant près de lui, non pas sans
-ambition (tous deux en ont de grandes), mais
-inapte aux compromis, candide, agressive, absolue.</p>
-
-<p>Quand paraît le <i>Miracle de la Fermière</i>, «c'est
-bien simple, déclare Péguy à Fournier, je vais
-vous dire une chose que je n'ai pas dite souvent,
-car j'ai plutôt l'habitude de repousser la copie
-que de l'appeler. Eh! bien, quand vous aurez
-sept machins comme votre miracle, apportez-les
-moi, je les publie&hellip; Vous comprenez sept,
-parce que c'est un chiffre sacré.» Et un moment
-après, il reprend: «Quand j'ai été là-dedans,
-mon vieux, vos paysans si beaux!&hellip;»<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Raconté par Fournier dans une lettre du 11
-avril 1911.</p>
-</div>
-<p>Le <i>Portrait</i>, que publie la <i>Nouvelle Revue
-Française</i> de septembre, lui arrache le billet
-suivant: «Je viens de lire votre <i>Portrait</i>. Vous
-irez loin, Fournier. Vous vous rappellerez que
-c'est moi qui vous l'ai dit. Je suis votre affectueusement
-dévoué. Péguy.»</p>
-
-<p>Cette confiance, dont il a un si grand besoin,
-et qui lui est, encore à ce moment, assez avarement
-marchandée, Fournier la goûte avec délices.</p>
-
-<p>L'année 1912 s'ouvre par trois billets de Péguy.
-Le premier janvier: «Fournier, je vous souhaite
-une bonne année.» Puis le mercredi 3: «Aujourd'hui
-sainte Geneviève, patronne de Paris;
-samedi jour des Rois, cinq centième anniversaire
-de la naissance de Jeanne d'Arc. Je vous
-embrasse. Péguy.» Enfin, sous la même date, et
-par conséquent sous la même invocation: «Fournier,
-appelez-moi Péguy tout court, quand vous
-m'écrirez, je vous assure que je l'ai bien mérité.»</p>
-
-<p>Quand Péguy commence à écrire des vers,
-il les montre à Fournier, les soumet avec humilité
-à son jugement dont il n'est pas sans deviner
-la précieuse finesse. Et Fournier sans doute se
-pose en critique, car Péguy lui envoie successivement
-plusieurs états du même poème, accompagnant
-le dernier de ces mots: «Etre exigeant,
-voici un troisième état. Vous y verrez que je
-suis docile.»</p>
-
-<p>Pour une grâce obtenue, Péguy va par deux
-fois à pied, en pèlerinage à Notre-Dame de
-Chartres. Fournier manifeste quelque regret de
-ne pas l'avoir suivi. Et voici la lettre profondément
-touchante qu'il reçoit:</p>
-
-<p>«Mon petit, oui, il faut être plus que patient,
-il faut être abandonné.</p>
-
-<p>«Comment ne pas voir que l'affaire du <i>Figaro</i>
-s'est faite le 15<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a> et certainement le jour où
-je n'y pensais absolument pas.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> Le 15 août, fête de la Vierge.</p>
-</div>
-<p>«Et aussi cette impression que quand ces
-gens-là s'occupent aussi exactement de vous,
-tout est hermétiquement interdit&hellip;</p>
-
-<p>«Mon enfant vous commencez à me déconcerter
-un peu avec ce regret persistant de ne
-point être venu à Chartres. J'y suis allé pour
-vous autant que pour moi, vous le savez. Mais
-pour vous comme pour moi j'y vais aveuglément.
-J'ai définitivement renoncé à rien demander
-de particulier à des gens qui savent
-mieux que nous.</p>
-
-<p>«Comment vous dire. Je suis beaucoup moins
-sur le propos de votre vie que vous ne paraissez
-le penser. Pardonnez-le moi. Je suis un peu buté
-sur ma propre infortune et j'ai pris une horreur
-de tout ce qui ressemblerait à de la direction.
-Mais je suis entièrement sur le propos de votre
-âme et de votre &oelig;uvre.</p>
-
-<p>«Quand je vois les précautions incroyables
-que j'avais prises pour ne pas en perdre d'autres,
-que j'ai perdus, j'ai une terreur panique de
-commettre avec vous une maladresse ou d'exercer
-un atome de gouvernement.»<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> Le 22 août 1913.</p>
-</div>
-<p>En réponse à ces témoignages, l'amitié et
-l'admiration de Fournier pour Péguy grandissent
-et prennent une allure presque passionnée: il
-m'écrit le 3 janvier 1913: «De longues conversations
-avec Péguy sont les grands événements
-de ces jours passés&hellip; Je dis, sachant ce que je
-dis, qu'il n'y a pas eu sans doute, depuis Dostoïevski,
-un homme qui soit aussi clairement
-«Homme de Dieu». Et un peu plus loin: «Cet
-homme-là sait tout, a pensé à tout; et sa bonté
-est inépuisable comme sa sévérité.»</p>
-
-<p>Fournier me reprocha de ne pas comprendre
-Péguy, de ne pas savoir me faire simple, pauvre
-et croyant à son image. Toute science et toute
-vertu lui semblaient infuses dans cette âme ferme,
-têtue et pourtant «abandonnée». Ma résistance,
-d'ailleurs, je tiens à le dire, n'était conditionnée
-que par certains besoins intellectuels que Péguy
-m'aidait insuffisamment à satisfaire; elle ne
-s'adressait en aucune façon ni à sa personne,
-ni à son talent.</p>
-
-<p>Si complexe qu'ait été l'influence de Péguy
-sur Fournier, on en distingue du moins maintenant,
-j'espère, la direction principale. Au moment
-où Fournier venait de se décider à saisir
-son rêve par les ailes pour l'obliger à cette terre
-et le faire circuler captif parmi nous, Péguy,
-non seulement par ses écrits, mais par toute
-son attitude, le fortifiait dans la croyance que
-«les rêves se promènent», que l'Invisible est
-le vrai, ou plutôt qu'il n'y a d'Invisible que pour
-les âmes faibles et méfiantes. Il lui montrait le
-surnaturel immanent à la vie quotidienne, les
-saints nous protégeant, nous gouvernant, à leur
-tour de calendrier, Notre-Dame à la besogne
-dans nos moindres affaires. Et, en même temps,
-il l'aidait à se représenter Notre-Dame, et les
-Saints, tous «ces gens-là» à la ressemblance de
-nous-mêmes et profondément parents du monde
-où ils intervenaient, des hommes qu'ils venaient
-secourir.</p>
-
-<p>Il corroborait ainsi chez Fournier la tendance
-à humaniser son merveilleux. Meaulnes et Mlle
-de Galais reçurent certainement de Péguy, par
-d'insensibles radiations, quelque chose, dans tous
-leurs mouvements, dans toutes leurs paroles,
-de plus familier; ils s'engagèrent plus solidement
-et plus humblement dans la nature, dans
-l'événement. Sous le climat créé par Péguy, ils
-achevèrent de naître à la vie concrète et, sans
-rien perdre de leur dignité d'anges, trouvèrent
-les gestes précis qui les approchèrent définitivement
-de nous.</p>
-
-<p>Péguy délivra Fournier de cette idée de
-<i>mythe</i>, qui l'avait toujours scandalisé; il lui
-apprit, il lui permit de croire, que tout ce qu'il
-imaginait <i>avait lieu</i>, au sens fort de l'expression.
-Et ainsi se trouva activée, excitée à son comble,
-cette faculté, chez Fournier, qui lui faisait voir
-mille petits incidents à décrire, une aventure à
-raconter à la place du grand «mystère» qui
-avait si longtemps possédé obscurément son esprit.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p><i>Le Grand Meaulnes</i> fut terminé au début de
-1913. Fournier le présenta d'abord à <i>l'Opinion</i>
-où Henri Massis chercha en vain à le faire accepter.
-Je lui avais d'ailleurs réclamé le premier
-son manuscrit pour la <i>Nouvelle Revue Française</i>,
-alors dirigée par Jacques Copeau, et c'est finalement
-dans les pages de cette revue, exactement
-dans les numéros de juillet à novembre 1913, que
-l'&oelig;uvre vit pour la première fois le jour. Elle
-parut en volume au mois d'octobre, chez l'éditeur
-Emile Paul.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Dans la bataille pour le prix Goncourt, Fournier
-eut un moment les plus grandes chances.
-Lucien Descaves et Léon Daudet s'étaient épris
-de son livre et le poussèrent avec acharnement
-contre la <i>Maison Blanche</i> de Léon Werth, que
-soutenait Octave Mirbeau. Onze tours de scrutin
-n'ayant pas réussi à les départager, les Dix
-se rabattirent sur un out-sider: Marc Elder.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Malgré cet échec, le <i>Grand Meaulnes</i> fut accueilli
-par le public et par la presse avec faveur;
-il trouva même tout de suite des admirateurs
-passionnés; Fournier reçut de nombreuses lettres
-pleines de tendresse et d'enthousiasme. Au moment
-de la guerre, plusieurs éditions de l'ouvrage
-avaient été vendues.</p>
-
-<p>Voici deux fois, dans ma vie, que j'assiste à
-ce spectacle, sur le moment incompréhensible,
-mais rétrospectivement pathétique, d'un écrivain
-qui cherche à éprouver et à évaluer sa gloire
-avant de mourir. Qu'on n'aille pas imaginer
-que l'amour-propre seulement, ou la vanité,
-étaient en jeu chez Fournier, quand il recueillait
-si complaisamment tous les éloges qui montaient
-vers son livre et cet encens délicieux des
-premiers articles de journaux. Son avidité était
-à la mesure de son pressentiment. Depuis longtemps
-déjà il vivait persuadé que ce ne pouvait
-pas être pour longtemps; et de loin en loin cette
-conviction, qu'aucune maladie, qu'aucune faiblesse
-ne justifiaient, affleurait dans ses paroles:
-«Je suis las et hanté par la crainte de voir finir
-ma jeunesse, m'écrivait-il déjà le 2 juin 1909.
-Je ne m'éparpille plus. Je suis devant le monde
-comme quelqu'un qui va s'en aller.» Et l'année
-suivante, traçant dans une lettre un premier
-crayon du grand Meaulnes: «Il est dans le
-monde, me répétait-il, comme quelqu'un qui
-va s'en aller.» Revenant à lui-même, il me découvrait
-une couche plus profonde encore de
-son désespoir: «Se retrouver jeté dans la vie
-sans savoir comment s'y tourner ni s'y placer.
-Avoir chaque soir le sentiment plus net que
-cela va être tout de suite fini. Ne pouvoir plus
-rien faire, ni même commencer, parce que cela
-ne vaut pas la peine, parce qu'on n'aura pas
-le temps. Après le premier cycle de la vie révolu,
-s'imaginer qu'elle est finie et ne plus savoir
-comment vivre&hellip; De tout cela, certes, je ne suis
-pas complètement guéri.»<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> Lettre du 4 avril 1910.</p>
-</div>
-<p>Au moment d'Agadir, comme nous parlions
-de la guerre possible: «Je sais, s'écria-t-il tout
-à coup avec une émotion extraordinaire, qu'elle
-est inévitable et que je n'en reviendrai pas.»</p>
-
-<p>Et le 25 mars 1913, ayant appris la mort d'une
-jeune cousine: «Encore quelqu'un de notre
-âge, m'écrivait-il, qui est mort et pour qui,
-chaque jour, il faut dire les prières qu'il a oublié,
-négligé de dire durant sa vie. Je m'étais imaginé
-qu'après B., le prochain ce serait moi.»</p>
-
-<p>Sur cette sourde, mais irritante sensation
-d'être privé d'avenir, Fournier avait évidemment
-besoin, quand il ne s'en repaissait pas,
-de pouvoir appliquer un calmant: c'est de quoi
-lui servit le succès du <i>Grand Meaulnes</i>: c'est
-pourquoi il chercha à percevoir complètement
-et jusqu'en ses plus légères manifestations, ce
-succès.</p>
-
-<p>Pour la première fois la vie, cette vie qu'il
-avait su si mal caresser, lui apportait quelque
-chose, lui répondait tendrement et par une promesse.
-Pour la première fois il avait l'impression
-d'une certaine victoire sur la destinée; il sentait
-qu'il s'était enfin imposé, si frêlement que
-ce fût, au temps, à ce courant aride, par lequel
-il s'était vu jusque-là vainement traversé, qui
-jusque-là n'avait rien fait, croyait-il, qu'entraîner
-et dissiper ses forces.</p>
-
-<p>Oh! ce n'était point de l'ivresse, et il n'en
-résultait en lui aucun véritable contentement;
-le monde ne lui apparaissait pas meilleur, ni
-plus facile à habiter. Mais autour de son âme
-inexperte et souffrante, cette aube d'immortalité
-rayonnait doucement, l'aidant à dégager plus
-utilement ses vertus.</p>
-
-<p>Les projets qui avaient commencé de se faire
-jour dans l'esprit de Fournier dès avant l'achèvement
-du <i>Grand Meaulnes</i>, se précisèrent aussitôt
-et s'épanouirent. Il se mit à travailler à un
-nouveau roman qui devait s'appeler <i>Colombe
-Blanchet</i>.</p>
-
-<p>Le sujet en était extrêmement compliqué. Ramené
-à l'essentiel, c'était l'histoire des amours
-d'un jeune instituteur, dans une petite ville de
-province déchirée par les rivalités politiques. Le
-héros, Jean-Gilles Autissier, s'éprenait d'abord
-d'une jeune fille, Laurence, qui devenait sa
-maîtresse, mais trop facilement et sans que se
-calmât la grande attente où il avait vécu d'un
-amour intact et parfait. C'est chez Colombe, à
-qui, malgré l'hostilité du vieux père Blanchet
-contre les instituteurs, il donnait des leçons,
-qu'il trouvait enfin l'être idéal dont il avait
-rêvé. Il finissait par s'enfuir avec elle à bicyclette;
-ils voyageaient tous les deux pendant
-trois jours, couchant dans les vignes, comme
-des enfants perdus. Mais un ennemi les rattrapait,
-racontait à Colombe la liaison de Jean-Gilles
-avec Laurence, et ses aventures. Colombe,
-qui avait cru jusque-là son ami aussi pur
-qu'elle-même, le quittait brusquement et allait
-se noyer.</p>
-
-<p>En épigraphe de cette histoire, qu'il est difficile
-de résumer sans l'endommager, Fournier
-voulait placer une phrase de l'<i>Imitation</i>, qu'il
-avait recueillie plusieurs années auparavant et
-portée longtemps avec amour: «Je cherche
-un c&oelig;ur pur et j'en fais le lieu de mon repos.»</p>
-
-<p>Toute son âme tendait ainsi à nouveau à
-s'exprimer dans cette fiction, pourtant si minutieusement
-construite et beaucoup plus fournie
-encore de détails objectifs que ne l'était le
-<i>Grand Meaulnes</i>,&mdash;toute son âme avide d'innocence
-et de béatitude. Par la fuite de Meaulnes
-et par la mort d'Yvonne de Galais, par cette
-grande chasteté glissée au sein même de leur
-union, elle ne s'était pas encore déchargée de
-tout son besoin de pureté et de privation; l'enfance
-la travaillait encore et cherchait encore à
-lui faire animer hors d'elle des personnages immaculés.</p>
-
-<p>Mais où l'influence de la vie commençait à
-se trahir chez Fournier, c'était au poids qu'il
-faisait traîner à son héros. L'amour l'avait instruit
-et marqué; les expériences charnelles qu'il
-avait faites, ç'avait pu être dans l'impatience,
-dans le dégoût; il les sentait pourtant irrémédiables.</p>
-
-<p>Ou du moins il eût fallu pour l'en guérir, le
-pardon et le baiser de Colombe; il eût fallu ce
-«c&oelig;ur pur» et qu'il pût «en faire le lieu de
-son repos». Hélas!&mdash;c'est ici que s'exprimait
-à nouveau dans toute sa force ce mysticisme
-latent qui avait inspiré déjà à Fournier son
-premier essai: sur le Corps de la Femme&mdash;il
-suffit d'avoir une fois cédé à la chair pour ne
-plus trouver de rémission ni d'asile; la souillure
-est trop forte; même au feu de Colombe elle
-ne sera pas effacée. C'est Colombe au contraire,
-qu'elle oblige, sitôt qu'elle lui est révélée, à se
-volatiliser.</p>
-
-<p>Le moment où il méditait ce dénouement
-était celui où Fournier avait enfin réussi à
-revoir, mais mariée, mais plus inaccessible que
-jamais, l'ancienne jeune fille du Cours-la-Reine:
-«C'était vraiment, m'écrivait-il<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a>, c'est vraiment
-le seul être au monde qui eût pu me
-donner la paix et le repos. Il est probable maintenant
-que je n'aurai pas la paix dans ce
-monde.»</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> Le 4 septembre 1913.</p>
-</div>
-<p>Comment expliquer les additions et les corrections
-que reçut ensuite, dans le courant de
-1914, le scénario de <i>Colombe Blanchet</i>? Un
-nouveau personnage, celui d'Emilie, la savante,
-la s&oelig;ur aînée de Colombe, fit son apparition.
-Elle devait, dans cette nouvelle version, consoler
-Jean-Gilles de la fuite de Colombe, car
-Colombe ne se noyait plus, mais se retirait dans
-un couvent.</p>
-
-<p>Beaucoup de raisons me font croire que cette
-transformation de son projet, si elle correspondit
-à quelque événement de la vie de Fournier,
-n'exprima point pourtant une évolution
-réelle et profonde de son âme. Pour se représenter
-dans son essence véritable l'&oelig;uvre qu'il
-laissa inachevée, il faut y penser, je crois, sous
-l'aspect où elle lui était d'abord apparue.</p>
-
-<p>Une autre ébauche, mais beaucoup moins
-poussée, nous reste de cette dernière période
-de la vie de Fournier: celle d'une pièce intitulée:
-<i>La Maison dans la Forêt</i>. Un jeune
-homme, trahi par sa maîtresse, fuit Paris et
-vient s'installer dans une maison de garde-chasse,
-en pleine forêt. De son côté, une jeune
-fille romanesque s'est échappée de son couvent
-et s'est cloîtrée, avec sa suivante, dans une aile
-abandonnée du même pavillon. Le jeune homme
-ignore la présence de la jeune fille, qui ne se
-décèle peu à peu qu'à d'imperceptibles indices
-que, moitié par négligence et moitié par coquetterie,
-elle laisse filtrer. Il la découvre enfin, l'aime
-et l'épouse.</p>
-
-<p>Thème enfantin, mais sur lequel Fournier certainement
-eût brodé avec grâce et mystère.
-«Je voudrais, nous disait-il, donner à peu près
-l'émotion que j'éprouvais en lisant autrefois
-l'histoire des petits ours qui, rentrant dans leur
-cabane, s'écrient: «Quelqu'un a mangé dans
-ma petite assiette; quelqu'un s'est assis dans
-ma petite chaise, etc.». L'&oelig;uvre reste, malheureusement,
-sauf une scène, à l'état de simple
-esquisse.</p>
-
-<p>La dernière année que vécut Fournier est celle,
-hélas! pendant laquelle je l'ai connu le moins.
-Quelle force nous arrachait l'un à l'autre? Nous
-avions vingt-sept ans; nous abordions en même
-temps à l'âge de l'originalité et de l'isolement.
-Il eût fallu que l'un de nous acceptât d'être
-vaincu,&mdash;d'être vaincu dans ses goûts, dans
-ses tendances, dans ses perversités. Ni lui, ni
-moi n'étions de force, ou plutôt de faiblesse, à
-subir cette diminution. Nous nous repoussions
-donc doucement comme deux êtres électriques
-qui ont besoin chacun de leur intégrité et savent
-qu'un peu de champ entre eux y est indispensable.</p>
-
-<p>Dure tâche que de s'accomplir! Que de liens
-il faut briser! Que de contacts il faut rompre!
-Comme il est seul l'homme en qui bouge le
-pauvre et impérieux devoir de créer!</p>
-
-<p>Et la mélancolie ici s'accroît de ce que le
-chemin où j'avais dû laisser mon ami, le conduisait
-vers une solitude tellement plus grande encore!</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>«la voix sourde et merveilleuse
-qui appelle.»</p>
-
-<p class="attr">A. F. (Madeleine).</p>
-
-</blockquote>
-<p>Car voici Fournier accompagné jusqu'au seuil
-terrible que, même par le plus grand effort
-d'amour, nous ne pouvons dépasser, qu'il franchit.
-Nous sommes en juillet 1914. Depuis le
-début du mois, je suis installé aux environs de
-Bordeaux. Il doit aller passer une partie de ses
-vacances à Cambo. Le 18, si je me souviens
-bien, nous nous rencontrons pour la dernière
-fois à Bordeaux. Je vois encore tourner, brusque
-et calme, au coin de la rue Esprit-des-Lois,
-l'automobile qui l'emporta.</p>
-
-<p>Quelques jours plus tard, «le péril de guerre»
-se déclare. Jours sombres et grands, en promontoire
-sur un avenir bouché! Fournier, je
-l'ai dit, en avait eu le pressentiment le plus net.</p>
-
-<p>Pourtant, il refuse maintenant l'évidence de
-la menace. Jusqu'au dernier moment il met en
-doute l'événement. Il n'arrive pas à croire que
-ce puisse être «déjà»! Je ne sais rien de plus
-bouleversant que cette paresse du dernier moment
-qui le prit devant sa destinée.</p>
-
-<p>Il part cependant. Comme moi, c'est le 4 août
-qu'il rejoint son corps, le 288<sup>e</sup> régiment d'infanterie,
-à Mirande. Par un hasard extraordinaire
-nous faisons partie de la même division,
-la 67<sup>e</sup> de réserve: des trains qui se suivent à
-quelques heures, par la même voie, vont nous
-promener, au pas de l'homme, pendant trois
-jours à travers toute la France. Nous passerons
-par les mêmes gares où les femmes viendront
-accrocher des médailles bénites à nos poitrines,
-entre les mêmes champs où les paysans se découvriront
-devant nous, comme si le train était
-notre convoi funèbre déjà; nous entendrons
-gueuler, presque par les mêmes voix, la même
-<i>Marseillaise</i> assaisonnée d'ail puisque c'est avec
-des Gascons que nous marcherons tous deux.</p>
-
-<p>Fournier descendit-il à la gare de Bourges,
-vit-il Sancerre sur son coteau, où moi je passai
-de nuit? A Saint-Florentin, reçut-il, comme moi,
-un &oelig;uf dur lancé à la volée, du haut d'un wagon,
-à la foule des soldats, par une dame de la
-Croix-Rouge? On crevait de faim.</p>
-
-<p>En tous cas il dut voir comme moi cet aéroplane
-en miettes parmi des débris de wagons,
-près de la gare de Brienne-le-Château: un tamponnement
-simplement, le premier accident de la
-guerre, et qui nous fit rire tant nous espérions
-mieux pour bientôt.</p>
-
-<p>A Suippes il dut arriver comme j'en partais
-traînant la patte, vanné déjà.</p>
-
-<p>Et c'est peut-être le même jour que moi,
-qu'en pleine Argonne, dans la grande combe
-des Islettes, qui résonnait comme une église,
-sous le ciel sombre, entre les arbres noirs, il
-entendit pour la première fois le canon.</p>
-
-<p>Verdun sous l'éclipse; la Woëvre plate, peuplée
-de soldats, de canons, de voitures; des
-espèces de grandes man&oelig;uvres sinistres, sous
-le soleil échancré, avec le gros bourrelet triste
-du canon en bordure de tout l'horizon. «Il doit
-y avoir déjà du rab' de képis, là-bas», me dit
-un de mes hommes.</p>
-
-<p>Nous sommes sans aucune nouvelle: simplement
-je remarque que la ligne qui va vers Etain
-est déserte, et les maisons de garde-barrière
-fermées.</p>
-
-<p>Fournier rencontra-t-il comme moi, à l'entrée
-d'Etain, cette charrette à bâche, chargée de
-meubles et de gens, que nous prîmes pour une
-roulotte, que nous encadrâmes de cris et de
-plaisanteries, mais qui se turent, quand l'ayant
-croisée, nous découvrîmes derrière, accroupie
-entre un lit et une armoire, une jeune fille aux
-yeux complètement hagards?</p>
-
-<p>Dans Etain, le flot des fugitifs encombrait la
-rue: «C'est épouvantable! Ils tuent les femmes
-et les enfants. N'y allez pas!» nous criait risiblement,
-du sein de la foule, une femme affolée.</p>
-
-<p>A la sortie de la ville,&mdash;la nuit était tombée,&mdash;s'il
-y passa peu d'heures après moi, Fournier
-put voir tout l'horizon plein d'incendies tranquilles,
-chacun marquant un village: «Celui-là,
-nous disait un homme, c'est Audun-le-Roman,
-cet autre&hellip;» Et nous nous glissions dans une
-petite maison, où la famille, y compris un gros
-bébé rose et sale, était attablée en silence, et où
-l'on remplissait nos bidons d'un vin très cher et
-très mauvais.</p>
-
-<p>Mais puis-je plus longtemps retracer par la
-mienne l'entrée de Fournier dans la guerre?
-Y eut-il ressemblance entre la façon dont nous
-vécûmes chacun, si près l'un de l'autre pourtant,
-ces instants? Je ne le saurai jamais. Le 24,
-notre division fut engagée pour la première fois
-à la lisière du Bassin de Briey. Mon bataillon
-était en première ligne, le sien en seconde. Et
-c'est sans doute tout près de lui, séparé seulement
-par la ligne de bivouacs des Allemands
-qui s'était refermée derrière nos positions, que je
-dus passer cette terrible nuit du 25.</p>
-
-<p>Très endommagée dans cette première affaire,
-la division fut pourtant de tous les combats qui
-se livrèrent en fin d'août et pendant tout septembre
-autour de Verdun. Pendant la Marne,
-elle dut faire face de deux côtés en même temps:
-on la transporta plusieurs fois de Souilly sur la
-rive gauche de la Meuse, où elle servit à contenir
-le <span lang="de" xml:lang="de">Kronprinz</span>, aux Hauts-de-Meuse où elle s'opposa,
-vers les Eparges, à la poussée d'une autre
-armée allemande. C'est dans cette région, exactement
-au nord-est de Vaux-les-Palameix, au
-Bois de St-Rémy, qu'elle se trouvait le 22 septembre,
-au moment où les efforts des deux partis
-s'étant neutralisés, la ligne de front tendait à se
-fixer.</p>
-
-<p>Il y avait pourtant encore, surtout dans ces
-bois, une certaine marge entre les deux armées.
-Fournier était revenu le matin même à sa troupe,
-de l'état-major où il avait été détaché pendant
-quelques jours. Son capitaine qui faisait fonction
-de commandant, voulut entreprendre une reconnaissance
-avec deux compagnies; Fournier commandait
-la 23<sup>e</sup>. Le parti atteignit la tranchée de
-Calonne que jalonnait la ligne des sentinelles et
-la franchit un peu à droite de la route de Vaux
-à St-Rémy; il s'enfonça sous bois, en colonne
-par quatre. Cent mètres plus loin, un peu avant
-la lisière, les hommes virent une forme bondir
-de derrière un arbre, courir, sauter dans un trou.
-Le capitaine ne voulut pas y prendre garde,
-malgré les avertissements de ses lieutenants, prétend-on.</p>
-
-<p>Tout à coup, d'une petite tranchée invisible,
-un feu nourri fut dirigé sur cette troupe imprudemment
-massée. Les taillis s'opposaient à tout
-déploiement. Le capitaine voulut entraîner ses
-hommes et se précipita sur la tranchée, revolver
-au poing; mais il ne fut suivi que par les deux
-lieutenants et par un petit paquet, qui fut
-aussitôt décimé; le reste s'enfuit.</p>
-
-<p>Fournier tomba, frappé au front, m'a affirmé
-un homme qui était près de lui.</p>
-
-<p>Longtemps le mystère régna sur cet engagement
-et les histoires tantôt les plus encourageantes,
-tantôt les plus horribles circulèrent
-dans la troupe sur le sort des disparus. On crut
-que Fournier avait été seulement blessé et recueilli
-par l'ennemi. La fin de la guerre a cruellement
-détruit ce dernier espoir.</p>
-
-<p>J'ai refait à pied, en 1919, la dure dernière
-étape sur cette terre de mon ami. Pays affreux,
-sur lequel pesait, à ce moment,&mdash;je ne sais s'il
-s'est ranimé depuis&mdash;une solitude vraiment
-monstrueuse. De Ranzières, sans rencontrer une
-âme, j'ai gagné Vaux-les-Palameix, rasé, enlevé
-par la guerre, comme on cueille un chardon avec
-un couteau, du vallon où il était tapi; je me
-suis assis longtemps sur une pierre plate, près
-du ruisseau, seul murmure en ce désert. J'ai
-monté la longue côte qui longe le Bois Bouchot,
-entre les arbres décharnés, épointés, noircis.
-Mais plus loin, toute la végétation avait repris et
-couvrait déjà les petits cimetières allemands,
-pleins de grenades, où s'effaçaient des noms.
-«<span lang="de" xml:lang="de">Ein französischer Krieger</span>», ou même: «<span lang="de" xml:lang="de">Ein
-französischer Held</span>», découvrais-je çà et là,
-mais pas une date qui fût antérieure à décembre
-1914. Plus loin une ville de tôle ondulée,&mdash;les
-cadres de bois, à l'intérieur, qui servaient de
-lits, tout pourris et moussus déjà. Dans le talus
-même de la route, l'entrée de profonds abris,
-mais effondrés. Et tout seul, dans un taillis, par
-quel miracle échoué là? tout à coup un vieux
-coupé de louage, épave dérisoire.</p>
-
-<p>Plus loin encore, à la lisière des bois, au bord
-de la pente qui descend vers St-Rémy, dans les
-parages où Fournier a dû tomber, sur les anciennes
-positions allemandes, les Américains,
-en 18, avaient campé. Conserves et brochures,
-du linge abandonné: une voie de soixante sinuait
-entre les buissons sournoisement; près d'un gros
-tas d'obus, un crâne de cheval tout blanchi;
-des croix par-ci par-là au pied des arbres, d'autres
-sur le versant découvert de la colline,
-comme de petites barques en peine, traînant un
-lourd filet, mais qui peu à peu, dans la terre,
-s'allège. Une paix cependant, désolante, infinie&hellip;
-Le vent berçait les arbres; une odeur de fraises
-me venait. Devant des baraques en bois, alignées
-droit comme dans un ranch, des chaises restaient
-debout en plein air. Je me suis assis.</p>
-
-<p>Les autres endroits du front que j'ai visités
-depuis,&mdash;l'endroit même où j'ai été fait prisonnier,&mdash;n'ont
-su rien me redire. Mais là,
-tout à coup, à ce vague emplacement de mort,
-j'ai senti remonter en moi cette âme pénitente,
-saturée de tendresse et de larmes, comme agrandie
-de misère, et vraiment détachée de ce monde,
-vraiment saoule de renoncement, que la guerre
-un moment m'avait faite.</p>
-
-<p>Est-ce celle dont fut habité Fournier au moment
-de mourir? Un compagnon de ses derniers
-jours me l'affirme. Elle avait en tous cas plus
-d'affinités avec sa nature qu'avec la mienne.</p>
-
-<p>Je ne pense pas qu'il aimerait que j'embellisse
-indûment ses dernières transes, lui qui m'écrivait
-en 1906, à propos de la catastrophe de
-Courrières, s'indignant de la façon dont les
-journaux déguisaient en héros les malheureux
-rescapés: «Comme si on avait de beaux gestes
-lorsque la mort et cent pieds d'obscurité vous
-séparent du monde civilisé. Ou plutôt comme
-si tous les gestes, quels qu'ils soient, n'étaient
-pas beaux, dans l'horreur et l'effroi de ce
-drame.»</p>
-
-<p>Pourtant je songe combien plus que moi il
-était capable de foi et de courage. Son esprit
-n'avait pas de barrières critiques; le flot, qui
-força les miennes, un moment, n'eut certainement,
-pour l'envahir, qu'un assaut bien moins
-fort à donner.</p>
-
-<p>Et puis il était meilleur que moi, plus tendre,
-plus confiant, plus insouciant de sa perfection
-abstraite. Ce contre quoi je m'étais si longtemps
-révolté, en lui, son refus de s'étudier, sa façon
-de regarder au dehors plus qu'en lui-même, son
-goût de l'action plus que de la connaissance, et
-même sa recherche de l'illusion, qu'il avouait
-lui être plus chère et plus parente qu'aucune
-réalité, durent hausser tout naturellement son
-âme au niveau de cette grande vague qui n'eut
-plus qu'à le prendre, à l'emporter.</p>
-
-<p>On s'étonnera peut-être que je raisonne si
-longtemps sur les chances que mon ami ait
-éprouvé un sentiment qu'on considérera comme
-seul indiqué, seul admissible dans les circonstances
-où il se trouvait. Mais tout le monde ne
-sait peut-être pas qu'il est assez dur de s'avancer
-tout vivant, au comble de sa force, entre les
-bras de la mort. Tout le monde ne sait peut-être
-pas qu'il faut une certaine «grâce» pour renoncer,
-en pleine conscience, non pas seulement
-au charme de la vie, à ceux qu'on aime, mais
-encore à tout ce que l'on sent en soi de capacités
-latentes et, pour tout dire d'un mot, à son
-&oelig;uvre quand on en porte une. Une forêt, que
-le vent caresse comme à l'habitude, vous rappelant
-la vie, mais où l'on devine la greffe secrète
-de mitrailleuses et de fusils, c'est un décor assez
-sinistre et pour que le pas d'un homme jeune
-et fort y reste calme et qu'une certaine joie l'y
-accompagne encore, il est besoin de lui supposer
-quelques encouragements intérieurs.</p>
-
-<p>De tels encouragements, d'ailleurs, je le répète,
-tout m'indique que Fournier fut amplement gratifié.
-Il y avait cette âme en lui, que j'ai dite, si
-prompte à s'aliéner, et puis son profond amour
-de la France, et puis surtout sa facilité à prendre
-la vie comme un «grand jeu» (qu'il avait aimé
-cette expression de <i>Kim</i>!), comme une aventure
-par où rejoindre quelque chose de mieux.</p>
-
-<p>Je ne dis pas qu'il s'est séparé de nous sans
-tristesse; mais cet ordre de son capitaine
-d'«aller chercher les Boches» («Faut trouver
-les Boches», disait sans cesse ce malheureux,
-dont il semble que ce fut toute la pensée tactique),&mdash;cet
-ordre dut lui apparaître à peu près
-comme à Meaulnes l'appel de Frantz: vain et
-irrésistible. Ce fut l'invitation à quitter ce peu
-de bonheur qu'il avait conquis, pour une chance
-plus obscure, mais plus grande.</p>
-
-<p>S'il acceptait de n'être pas ici-bas «tout à fait
-un être réel», n'était-ce pas dans le pressentiment
-qu'il le pouvait devenir ailleurs?</p>
-
-<p>Oui, je ne résiste pas, par instants, à cette
-impression que la mort fut pour lui, dans cette
-vaste et incertaine tempête de la guerre, comme
-une rame tout à coup pour s'aider vers plus de
-réalité et d'existence. Le son de cette voix qui
-l'appelait plus loin, si triste d'abord qu'il ait
-pu lui sembler, de quelque privation qu'il lui
-ait donné le signal, si déchirantes qu'en aient
-été, dans ce grand bois plaintif, les harmoniques,
-il dut bientôt y percevoir l'annonce aussi, quand
-il l'eut laissé pénétrer jusqu'au fond de son
-c&oelig;ur, et la permission, d'un accomplissement
-jusque-là impraticable de lui-même.</p>
-
-<p>Il marcha fidèlement jusqu'à cette lisière où
-sa trace se perd, où je reste, plutôt qu'à le
-pleurer, à l'imaginer; il replia sans un mot sa
-frêle armure, ce corps dont il avait usé pour
-nous accompagner quelque temps, tant bien que
-mal, et nous parler, et souffrir avec nous; mais
-elle était si délicate que nous n'en retrouvons
-plus rien.</p>
-
-<p>Esprit timide et sans peur, il s'enfonça dans
-ce monde même qui avait toujours régné sur sa
-pensée et n'avait cessé d'en former l'horizon.
-D'un nouvel acte de foi, plus profond encore
-que celui qui avait donné naissance au <i>Grand
-Meaulnes</i>, il se l'ouvrit, j'en suis sûr, et de
-toute son âme, en un clin d'&oelig;il, le rejoignit. Il
-faut que nous pensions à lui, toujours, comme
-à quelqu'un de «sauvé».</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jacques Rivière</span></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="p1">PREMIÈRE PARTIE<br />
-POÈMES</h2>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch1">L'ONDÉE&hellip;</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«Une touffe de fleurs où trembleraient des larmes».</div>
-</div>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Samain.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>L'ondée a fait rentrer les enfants en déroute,</i></div>
-<div class="verse"><i>La nuit vient lente et fraîche au silence des routes,</i></div>
-<div class="verse"><i>Et mon c&oelig;ur au jardin s'épanche goutte à goutte</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Si discret, maintenant, et si pur&hellip; qu'à l'aimer</i></div>
-<div class="verse"><i>On pourrait se risquer&mdash;Oh! Belle qui viendrez,</i></div>
-<div class="verse"><i>Vous ouvrirez la grille un soir mouillé de mai.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Timidement, avec des doigts qui se méfient,</i></div>
-<div class="verse"><i>Et qui tremblent&hellip; un peu, vous ouvrirez, ravie</i></div>
-<div class="verse"><i>D'amour et de fraîcheur et de frayeur&hellip; un peu.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Les lilas aux barreaux sont encore lourds de pluie,</i></div>
-<div class="verse"><i>Qui sait si les lilas, inclinés, lourds d'aveux,</i></div>
-<div class="verse"><i>Vont pas pleurer sur vos cheveux!&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Vous irez, doucement, tout le long des bordures,</i></div>
-<div class="verse"><i>Chercher des fleurs pour vous les mettre à la ceinture</i></div>
-<div class="verse"><i>Mes pensées frissonnantes pour en faire un bouquet.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Gardez-vous bien, surtout, de passer aux sentiers</i></div>
-<div class="verse"><i>Où les herbes, ce soir, ont d'étranges allures,</i></div>
-<div class="verse"><i>Où les herbes sont folles et meurent de rêver!&hellip;</i></div>
-<div class="verse"><i>Si vous alliez mouiller vos petits pieds!&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Les rondes folles se sont tues,</i></div>
-<div class="verse"><i>Les herbes folles vont dormir.</i></div>
-<div class="verse"><i>L'allée embaume à en mourir&hellip;</i></div>
-<div class="verse"><i>Tu peux venir, ma bienvenue!</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Tout le soir, sagement, tu descendras l'allée</i></div>
-<div class="verse"><i>Tiède d'amour, de pétales et de rosée.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Tu viendras t'accouder au ruisseau de mon c&oelig;ur,</i></div>
-<div class="verse"><i>Y délier ta cueillette, y délier fleur à fleur</i></div>
-<div class="verse"><i>La candeur des jasmins et l'orgueil des pensées.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Et tout le soir, dans l'ombre humide et parfumée,</i></div>
-<div class="verse"><i>Débordant de printemps, de pluie et de bonheur,</i></div>
-<div class="verse"><i>Les larges eaux de paix, les eaux fleurdelisées</i></div>
-<div class="verse"><i>Rouleront vers la Nuit des branches et des fleurs&hellip;</i></div>
-</div>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch2">CONTE DU SOLEIL ET DE LA ROUTE</h3>
-
-<p class="dedic">(A une petite fille).</p>
-
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>&mdash;Un peu plus d'ombre sous les marronniers des places,</i></div>
-<div class="verse"><i>Un peu plus de soleil sur la grande route lasse&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Des noces passeront, aux «beaux jours» étouffants,</i></div>
-<div class="verse"><i>sur la grand'route, au grand soleil, et sur deux rangs.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>De très longs cortèges de noces campagnardes</i></div>
-<div class="verse"><i>avec de beaux habits dont tout le monde parle</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Et de petits enfants, dans la noce, effarés,</i></div>
-<div class="verse"><i>auront de très petits «gros chagrins» ignorés&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>&mdash;Je songe à l'Un, petit garçon, qui me ressemble</i></div>
-<div class="verse"><i>et, les matins légers de printemps, sous les trembles,</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>à cause du ciel tiède et des haies d'églantiers,</i></div>
-<div class="verse"><i>parce qu'il était seul, qu'on l'avait invité,</i></div>
-<div class="verse"><i>se prenait à rêver à la noce d'Eté:</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>«&hellip; On me mettra peut-être&mdash;on l'a dit&mdash;avec Elle</i></div>
-<div class="verse"><i>qui me fait pleurer dans mon lit, et qui est belle&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>(Si vous saviez&mdash;les soirs, quelquefois&mdash;ô mamans,</i></div>
-<div class="verse"><i>les pleurs de tristesse et d'amour de vos enfants!)</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>«&hellip; J'aurai mon grand chapeau de paille neuve et blanche;</i></div>
-<div class="verse"><i>sur mon bras la dentelle envolée de sa manche&hellip;»</i></div>
-<div class="verse"><i>&mdash;Et je rêve son rêve aux habits de Dimanche.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>«&hellip; Oh! le beau temps d'amour et d'Eté qu'il fera,</i></div>
-<div class="verse"><i>Et qu'elle sera douce et penchée, à mon bras.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>J'irai à petits pas. Je tiendrai son ombrelle.</i></div>
-<div class="verse"><i>Très doucement, je lui dirai «Mademoiselle»</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>d'abord&mdash;Et puis, le soir, peut-être, j'oserai,</i></div>
-<div class="verse"><i>si l'étape est très longue, et si le soir est frais</i></div>
-<div class="verse"><i>serrer si fort son bras, et lui dire si près,</i></div>
-<div class="verse"><i>à perdre haleine, et sans chercher, des mots si vrais</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>qu'elle en aura «ses» yeux mouillés&mdash;des mots si tendres</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'elle me répondra, sans que personne entende&hellip;»</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>&mdash;Et je songe, à présent, aux mariées pas jolies</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'on voit, les matins chauds, descendre des mairies</i></div>
-<div class="verse"><i>Sur la route aveuglante, en musique, et traîner</i></div>
-<div class="verse"><i>des couples en cortège, aux habits étrennés.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Et je songe, dans la poussière de leurs traînes</i></div>
-<div class="verse"><i>où passent, deux à deux, les fillettes hautaines</i></div>
-<div class="verse"><i>les fillettes en blanc, aux manches de dentelles,</i></div>
-<div class="verse"><i>Et les garçons venus des grandes Villes&mdash;laids,</i></div>
-<div class="verse"><i>avec de laids bouquets de fleurs artificielles,</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>&mdash;je songe aux petits gars oubliés, affolés</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'on n'a mis, «au dernier moment» avec personne</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>&mdash;aux petits gars des bourgs, amoureux bousculés</i></div>
-<div class="verse"><i>par le cortège au pas ridicule et rythmé</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>&mdash;aux petits gars qui ne s'en vont avec personne</i></div>
-<div class="verse"><i>dans le cortège qui s'en va, fier et traîné</i></div>
-<div class="verse"><i>vers l'allégresse sans raison, là-bas qui sonne.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>&mdash;Et tout petits, tout éperdus, le long des rangs,</i></div>
-<div class="verse"><i>ne peuvent même plus retrouver leurs mamans</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>&mdash;Un surtout&hellip; qui me ressemble de plus en plus!</i></div>
-<div class="verse"><i>un surtout, que je vois&mdash;un surtout&hellip; a perdu</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>au grand vent poussiéreux, au grand soleil de joie,</i></div>
-<div class="verse"><i>son beau chapeau tout neuf, blanc de paille et de soie</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>et je le vois&hellip; sur la route&hellip; qui court après</i></div>
-<div class="verse"><i>&mdash;et perd le défilé des «Messieurs» et des «Dames»&mdash;</i></div>
-<div class="verse"><i>court après&mdash;et fait rire de lui&mdash;court après,</i></div>
-<div class="verse"><i>aveuglé de soleil, de poussière et de larmes&hellip;</i></div>
-</div>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch3">À TRAVERS LES ÉTÉS&hellip;</h3>
-
-<p class="dedic">(<span class="w8em">A une jeune fille</span><br />
-<span class="w8em">A une maison.</span><br />
-<span class="w8em">A Francis Jammes.)</span></p>
-
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Attendue</i></div>
-<div class="verse"><i>A travers les étés qui s'ennuient dans les cours</i></div>
-<div class="verse"><i>en silence</i></div>
-<div class="verse"><i>et qui pleurent d'ennui,</i></div>
-<div class="verse"><i>Sous le soleil ancien de mes après-midi</i></div>
-<div class="verse"><i>Lourds de silence</i></div>
-<div class="verse"><i>solitaires et rêveurs d'amour</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>d'amours sous des glycines, à l'ombre, dans la cour</i></div>
-<div class="verse"><i>de quelque maison calme et perdue sous les branches,</i></div>
-<div class="verse"><i>A travers mes lointains, mes enfantins étés,</i></div>
-<div class="verse"><i>ceux qui rêvaient d'amour</i></div>
-<div class="verse"><i>et qui pleuraient d'enfance,</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Vous êtes venue,</i></div>
-<div class="verse"><i>une après-midi chaude dans les avenues,</i></div>
-<div class="verse"><i>sous une ombrelle blanche,</i></div>
-<div class="verse"><i>avec un air étonné, sérieux,</i></div>
-<div class="verse"><i>un peu</i></div>
-<div class="verse"><i>penché comme mon enfance,</i></div>
-<div class="verse"><i>Vous êtes venue sous une ombrelle blanche.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Avec toute la surprise</i></div>
-<div class="verse"><i>inespérée d'être venue et d'être blonde,</i></div>
-<div class="verse"><i>de vous être soudain</i></div>
-<div class="verse"><i>mise</i></div>
-<div class="verse"><i>sur mon chemin,</i></div>
-<div class="verse"><i>et soudain, d'apporter la fraîcheur de vos mains</i></div>
-<div class="verse"><i>avec, dans vos cheveux, tous les étés du Monde.</i></div>
-</div>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Vous êtes venue</i></div>
-<div class="verse"><i>Tout mon rêve au soleil</i></div>
-<div class="verse"><i>N'aurait jamais osé vous espérer si belle.</i></div>
-<div class="verse"><i>Et pourtant, tout de suite, je vous ai reconnue.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Tout de suite, près de vous, fière et très demoiselle,</i></div>
-<div class="verse"><i>et une vieille dame gaie à votre bras,</i></div>
-<div class="verse"><i>il m'a semblé que vous me conduisiez à pas</i></div>
-<div class="verse"><i>lents, un peu, n'est-ce pas, un peu sous votre ombrelle,</i></div>
-<div class="verse"><i>à la maison d'Eté, à mon rêve d'enfant,</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>à quelque maison calme, avec des nids aux toits,</i></div>
-<div class="verse"><i>et l'ombre des glycines, dans la cour, sur le pas</i></div>
-<div class="verse"><i>de la porte&mdash;quelque maison à deux tourelles</i></div>
-<div class="verse"><i>avec, peut-être, un nom comme les livres de prix</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'on lisait en juillet, quand on était petit.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Dites, vous m'emmeniez passer l'après-midi</i></div>
-<div class="verse"><i>Oh! qui sait où!&hellip; à «La Maison des Tourterelles».</i></div>
-</div>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Vous entriez, là-bas,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans tout le piaillement des moineaux sur le toit,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans l'ombre de la grille qui se ferme,&mdash;Cela</i></div>
-<div class="verse"><i>fait s'effeuiller, du mur et des rosiers grimpants</i></div>
-<div class="verse"><i>les pétales légers, embaumés et brûlants,</i></div>
-<div class="verse"><i>couleur de neige et couleur d'or, couleur de feu,</i></div>
-<div class="verse"><i>sur les fleurs des parterres et sur le vert des bancs</i></div>
-<div class="verse"><i>et dans l'allée comme un chemin de Fête-Dieu.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Je vais entrer, nous allons suivre, tous les deux</i></div>
-<div class="verse"><i>avec la vieille dame, l'allée où, doucement,</i></div>
-<div class="verse"><i>votre robe, ce soir, en la reconduisant,</i></div>
-<div class="verse"><i>balaiera des parfums couleur de vos cheveux.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Puis recevoir, tous deux,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans l'ombre du salon,</i></div>
-<div class="verse"><i>des visites où nous dirons</i></div>
-<div class="verse"><i>de jolis riens cérémonieux.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Ou bien lire avec vous, auprès du pigeonnier,</i></div>
-<div class="verse"><i>sur un banc de jardin, et toute la soirée,</i></div>
-<div class="verse"><i>aux roucoulements longs des colombes peureuses</i></div>
-<div class="verse"><i>et cachées qui s'effarent de la page tournée,</i></div>
-<div class="verse"><i>lire, avec vous, à l'ombre, sous le marronnier,</i></div>
-<div class="verse"><i>un roman d'autrefois, ou «Clara d'Ellébeuse».</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Et rester là, jusqu'au dîner, jusqu'à la nuit,</i></div>
-<div class="verse"><i>à l'heure où l'on entend tirer de l'eau au puits</i></div>
-<div class="verse"><i>et jouer les enfants rieurs dans les sentes fraîchies</i></div>
-</div>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>C'est Là&hellip; qu'auprès de vous, oh ma lointaine,</i></div>
-<div class="verse"><i>je m'en allais,</i></div>
-<div class="verse"><i>et vous n'alliez,</i></div>
-<div class="verse"><i>avec mon rêve sur vos pas,</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'à mon rêve, là-bas,</i></div>
-<div class="verse"><i>à ce château dont vous étiez, douce et hautaine,</i></div>
-<div class="verse"><i>la châtelaine.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>C'est Là&mdash;que nous allions, toutes deux, n'est-ce pas,</i></div>
-<div class="verse"><i>ce dimanche, à Paris, dans l'avenue lointaine,</i></div>
-<div class="verse"><i>qui s'était faite alors, pour plaire à notre rêve,</i></div>
-<div class="verse"><i>plus silencieuse, et plus lointaine, et solitaire&hellip;</i></div>
-<div class="verse"><i>Puis, sur les quais déserts des berges de la Seine&hellip;</i></div>
-<div class="verse"><i>Et puis après, plus près de vous, sur le bateau,</i></div>
-<div class="verse"><i>qui faisait un bruit calme de machine et d'eau&hellip;</i></div>
-</div>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch4">CHANT DE ROUTE</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«&hellip; des grandes routes où nul ne passe.»</div>
-</div>
-
-<p class="attr small">JULES LAFORGUE</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Un conquérant, puis tous, chantent:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Nous avons eu la fièvre</i></div>
-<div class="verse"><i>de tes marais.</i></div>
-<div class="verse"><i>Nous avons eu la fièvre et nous sommes partis,</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Nous étions avertis</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'on ne trouvait</i></div>
-<div class="verse"><i>que du soleil</i></div>
-<div class="verse"><i>au plus profond de tes forêts.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Nous avons eu des histoires</i></div>
-<div class="verse"><i>de brancards</i></div>
-<div class="verse"><i>cassés,</i></div>
-<div class="verse"><i>de fers perdus,</i></div>
-<div class="verse"><i>de chevaux blessés,</i></div>
-<div class="verse"><i>d'ânes fourbus</i></div>
-<div class="verse"><i>et suants qui refusaient d'avancer.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Nous avons perdu la mémoire de ces histoires</i></div>
-<div class="verse"><i>que l'on raconte à l'arrivée:</i></div>
-<div class="verse"><i>nous n'avions pas l'espoir</i></div>
-<div class="verse"><i>d'arriver.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Nous avons pris les harnais</i></div>
-<div class="verse"><i>pour nous en faire</i></div>
-<div class="verse"><i>des souliers.</i></div>
-<div class="verse"><i>Nous sommes repartis, à pied dans tes genêts</i></div>
-<div class="verse"><i>qui font saigner les pieds</i></div>
-<div class="verse"><i>et nos pieds ont saigné,</i></div>
-<div class="verse"><i>et nos pieds ont séché</i></div>
-<div class="verse"><i>dans ta poussière,</i></div>
-<div class="verse"><i>en marchant</i></div>
-<div class="verse"><i>et nous avons guéri leurs plaies</i></div>
-<div class="verse"><i>en écrasant,</i></div>
-<div class="verse"><i>en marchant,</i></div>
-<div class="verse"><i>le baume et les parfums sauvages de tes bruyères.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Nous aurions pu asseoir</i></div>
-<div class="verse"><i>au revers des fossés</i></div>
-<div class="verse"><i>nos corps fumants et harassés.</i></div>
-<div class="verse"><i>Nous n'avions rien à dire: nous n'avions pas d'espoirs.</i></div>
-<div class="verse"><i>Nous n'avions rien à dire; nous n'avions rien à boire</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Nous avons préféré la déroute</i></div>
-<div class="verse"><i>sans fin</i></div>
-<div class="verse"><i>des horizons et des routes,</i></div>
-<div class="verse"><i>des horizons défaits qui se refont plus loin</i></div>
-<div class="verse"><i>et des kilomètres qu'on laisse en arrière</i></div>
-<div class="verse"><i>dans la poussière</i></div>
-<div class="verse"><i>pour attraper ceux qu'on voit plus loin,</i></div>
-<div class="verse"><i>avec leurs bornes</i></div>
-<div class="verse"><i>indicatrices de villes aux noms lointains</i></div>
-<div class="verse"><i>aux noms qui sonnent</i></div>
-<div class="verse"><i>comme les cailloux de tes chemins</i></div>
-<div class="verse"><i>sous nos talons</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Nous n'atteindrons jamais les villes de merveilles</i></div>
-<div class="verse"><i>qui ne sont que des noms</i></div>
-<div class="verse"><i>qui sonnent,</i></div>
-<div class="verse"><i>les noms des villes qui sont mortes au soleil,</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Mais nous, nous voulons vivre au Soleil,</i></div>
-<div class="verse"><i>de tes cieux</i></div>
-<div class="verse"><i>avec nos crânes en feu,</i></div>
-<div class="verse"><i>et faire sonner sans fin les étapes de gloire</i></div>
-<div class="verse"><i>avec nos pieds d'étincelles.</i></div>
-<div class="verse"><i>Nous avons pour chanter des gosiers de victoire</i></div>
-<div class="verse"><i>et nous avons nos chants pour nous verser à boire</i></div>
-<div class="verse"><i>et nous avons la fièvre</i></div>
-<div class="verse"><i>de tes marais séchés au grand soleil</i></div>
-<div class="verse"><i>de tes routes de poussière</i></div>
-<div class="verse"><i>de tes villes de mirage,</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>nous avons eu la fièvre</i></div>
-<div class="verse"><i>de tes forêts sans ombre&mdash;et tes bruyères des sables</i></div>
-<div class="verse"><i>avec leurs regards roux et leurs parfums sauvages</i></div>
-<div class="verse"><i>nous ont donné la fièvre.</i></div>
-</div>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch5">SOUS CE TIÈDE RESTANT&hellip;</h3>
-
-<p class="date">2 septembre</p>
-
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Sous ce tiède restant</i></div>
-<div class="verse"><i>de soleil,</i></div>
-<div class="verse"><i>par ce beau temps</i></div>
-<div class="verse"><i>doux de septembre</i></div>
-<div class="verse"><i>parfumé, clair et doré comme une abeille</i></div>
-<div class="verse"><i>je songe à celle</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'était, dans le verger, à petits pas pressés,</i></div>
-<div class="verse"><i>dix ans passés,</i></div>
-<div class="verse"><i>la petite vieille.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Et je voudrais, comme l'autre année,</i></div>
-<div class="verse"><i>entrer là-bas secouer les poires,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans son verger abandonné,</i></div>
-<div class="verse"><i>et la croire,</i></div>
-<div class="verse"><i>son mouchoir noué autour des tempes,</i></div>
-<div class="verse"><i>son visage,</i></div>
-<div class="verse"><i>ridé, tendu, tout à sa tâche de Septembre,</i></div>
-<div class="verse"><i>là, sous les poiriers,</i></div>
-<div class="verse"><i>à emplir son tablier,</i></div>
-<div class="verse"><i>ou à étendre</i></div>
-<div class="verse"><i>de toute sa vieille petite âme villageoise,</i></div>
-<div class="verse"><i>des linges frais lavés sur les haies de framboises.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Je sais qu'elle est, par ces derniers beaux temps,</i></div>
-<div class="verse"><i>une âme, là-bas, dans les jardins,</i></div>
-<div class="verse"><i>à mi-chemin</i></div>
-<div class="verse"><i>de la côte et qu'elle m'attend.</i></div>
-<div class="verse"><i>Puisqu'il y a toujours des histoires à dire</i></div>
-<div class="verse"><i>sur les bancs</i></div>
-<div class="verse"><i>des histoires anciennes de son jeune temps,</i></div>
-<div class="verse"><i>sous le vieux ciel doux de Septembre,</i></div>
-<div class="verse"><i>et des poires à cueillir</i></div>
-<div class="verse"><i>dans les jardins de ses enfants</i></div>
-<div class="verse"><i>des poires qui sentent comme son armoire, il y a dix ans,</i></div>
-<div class="verse"><i>le miel et l'ambre.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Peut-être que là-bas,</i></div>
-<div class="verse"><i>personne ne sent</i></div>
-<div class="verse"><i>que tout cela c'est son âme qui bat</i></div>
-<div class="verse"><i>doucement;</i></div>
-<div class="verse"><i>il n'y a que moi.</i></div>
-<div class="verse"><i>Personne ne saurait</i></div>
-<div class="verse"><i>ouvrir la barrière,</i></div>
-<div class="verse"><i>entrer,</i></div>
-<div class="verse"><i>sans troubler la prière</i></div>
-<div class="verse"><i>de l'enclos silencieux et du verger désert</i></div>
-<div class="verse"><i>où son âme se plaît.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Personne au village</i></div>
-<div class="verse"><i>ne sait, personne.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Et c'est moi, tous les ans, qui fais ce pèlerinage</i></div>
-<div class="verse"><i>avant que le grand vent fou d'automne</i></div>
-<div class="verse"><i>de ses grandes mains brutales et folles</i></div>
-<div class="verse"><i>secoue, en hurlant, les vergers,</i></div>
-<div class="verse"><i>casse les branches et fasse sauter</i></div>
-<div class="verse"><i>les poires oubliées</i></div>
-<div class="verse"><i>et souffle&mdash;comme un soir, il y a dix années,</i></div>
-<div class="verse"><i>et comme chaque année,</i></div>
-<div class="verse"><i>après mon départ,</i></div>
-<div class="verse"><i>souffle, en hurlant, la chandelle</i></div>
-<div class="verse"><i>et l'âme de la petite vieille,</i></div>
-<div class="verse"><i>un soir,</i></div>
-<div class="verse"><i>par les vallons et par le ciel.</i></div>
-</div>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch6">PREMIÈRES BRUMES DE SEPTEMBRE</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«Crois-moi, c'est bien fini jusqu'à l'année prochaine.»</div>
-</div>
-
-<p class="attr"><span class="small">JULES LAFORGUE</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Premières brumes de septembre</i></div>
-<div class="verse"><i>sur les fougères, les bruyères, dans les landes,</i></div>
-<div class="verse"><i>par les chasses, dans les sapins</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Premiers feux dans les bourgs, flambés de grand matin</i></div>
-<div class="verse"><i>qui craquent et luisent dans les salles</i></div>
-<div class="verse"><i>obscures des auberges, des fermes et des chaumières</i></div>
-<div class="verse"><i>matinales,</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Venu de loin par les frais grands chemins</i></div>
-<div class="verse"><i>dans sa voiture couverte,</i></div>
-<div class="verse"><i>l'épicier ambulant s'arrête</i></div>
-<div class="verse"><i>pour causer, vendre et se chauffer les mains,</i></div>
-<div class="verse"><i>et laisse son attelage qui grelotte</i></div>
-<div class="verse"><i>et fume aux portes</i></div>
-<div class="verse"><i>entr'ouvertes.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Et j'aperçois aux murs, par éclats de lumière,</i></div>
-<div class="verse"><i>avant qu'on ait ouvert</i></div>
-<div class="verse"><i>les volets,</i></div>
-<div class="verse"><i>les images et les chromos qu'on verra tout l'hiver</i></div>
-<div class="verse"><i>rougeâtrement illuminés</i></div>
-<div class="verse"><i>représenter au-dessus de la cheminée,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans les salles obscures</i></div>
-<div class="verse"><i>et basses des chaumières, des fermes et des auberges,</i></div>
-<div class="verse"><i>de belles dames avec des manchons et des fourrures</i></div>
-<div class="verse"><i>dans des paysages de neige.</i></div>
-<div class="verse"><i>Et j'entends: «Pas chaud, ce matin!&mdash;Voilà les froids.</i></div>
-<div class="verse"><i>&mdash;Il a dû geler blanc, cette nuit, dans les bois.»</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>&mdash;Oh! nous étions si bien partis pour les étés!</i></div>
-<div class="verse"><i>va-t-il falloir</i></div>
-<div class="verse"><i>ce soir</i></div>
-<div class="verse"><i>fermer encore toutes les portes des châteaux</i></div>
-<div class="verse"><i>et s'en retourner?</i></div>
-<div class="verse"><i>s'en revenir, enveloppé dans les manteaux,</i></div>
-<div class="verse"><i>le long des routes en châtaignes</i></div>
-<div class="verse"><i>dégringolées,</i></div>
-<div class="verse"><i>gelés,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans les voitures à ânes et les calèches toutes pleines</i></div>
-<div class="verse"><i>de consternés et petits désespoirs,</i></div>
-<div class="verse"><i>avec les vacances finies qui s'en reviennent.</i></div>
-</div>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch7">ET MAINTENANT QUE C'EST LA PLUIE&hellip;</h3>
-
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Et maintenant que c'est la pluie et le grand vent</i></div>
-<div class="verse"><i>de Janvier</i></div>
-<div class="verse"><i>et que les vitres de la serre</i></div>
-<div class="verse"><i>où je me suis réfugié</i></div>
-<div class="verse"><i>font, sous la pluie, leur petit bruit de verre</i></div>
-<div class="verse"><i>toute la journée,</i></div>
-<div class="verse"><i>et que le vent, qui rabat la fumée des cheminées,</i></div>
-<div class="verse"><i>dégrafe et soulève</i></div>
-<div class="verse"><i>les vignes vierges de la tonnelle</i></div>
-<div class="verse"><i>Je ne sais plus où Elle est&hellip; Où est-elle?</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>A pas pleins d'eau, par les allées,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans le sable mouillé</i></div>
-<div class="verse"><i>du jardin</i></div>
-<div class="verse"><i>qui nous fut à tous deux notre rêve de Juin,</i></div>
-<div class="verse"><i>Elle s'en est allée&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>et la maison</i></div>
-<div class="verse"><i>où nous avions, tout cet été,</i></div>
-<div class="verse"><i>sous les feuilles des avenues qu'on arrosait,</i></div>
-<div class="verse"><i>imaginé</i></div>
-<div class="verse"><i>de passer notre vie comme une belle saison,</i></div>
-<div class="verse"><i>la maison,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans mon c&oelig;ur, abandonnée, est froide</i></div>
-<div class="verse"><i>avec son toit</i></div>
-<div class="verse"><i>d'ardoise luisant d'eau</i></div>
-<div class="verse"><i>et ses nids de moineaux</i></div>
-<div class="verse"><i>dénichés et pourris qui penchent aux corniches</i></div>
-<div class="verse"><i>et traînent dans le vent&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Il va bientôt faire nuit,</i></div>
-<div class="verse"><i>et le grand vent brumeux tourne les parapluies</i></div>
-<div class="verse"><i>et mouille au visage</i></div>
-<div class="verse"><i>les dames qui reviennent du village</i></div>
-<div class="verse"><i>et ouvrent la grille&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Mon amie</i></div>
-<div class="verse"><i>O Demoiselle</i></div>
-<div class="verse"><i>qui n'êtes pas ici,</i></div>
-<div class="verse"><i>cette heure-ci</i></div>
-<div class="verse"><i>passe, et la grille ne grince pas,</i></div>
-<div class="verse"><i>je ne vous attends pas,</i></div>
-<div class="verse"><i>je ne soulève</i></div>
-<div class="verse"><i>pas le rideau</i></div>
-<div class="verse"><i>pour vous voir, dans le vent et l'eau,</i></div>
-<div class="verse"><i>venir.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Cette heure passe, mon amie.</i></div>
-<div class="verse"><i>Ce n'est pas une heure de notre vie&hellip;</i></div>
-<div class="verse"><i>et nous l'aurions aimée, pourtant, comme toutes celles</i></div>
-<div class="verse"><i>de toute la vie</i></div>
-<div class="verse"><i>apportée simplement dans vos mains graves de dame belle.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Vous êtes partie&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Il bruine</i></div>
-<div class="verse"><i>dans les allées</i></div>
-<div class="verse"><i>qui ont mouillé</i></div>
-<div class="verse"><i>vos chevilles fines.</i></div>
-<div class="verse"><i>Il bruine dans les marronniers</i></div>
-<div class="verse"><i>confus et sombres</i></div>
-<div class="verse"><i>et sur les bancs où, cet été, à l'ombre,</i></div>
-<div class="verse"><i>avec l'été</i></div>
-<div class="verse"><i>vous vous seriez assise, blonde!</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Il bruine sur la maison et sur la grille et dans les ifs</i></div>
-<div class="verse"><i>de l'entrée</i></div>
-<div class="verse"><i>que, pour la dernière fois</i></div>
-<div class="verse"><i>peut-être je regarde, en songeant à mi-voix</i></div>
-<div class="verse"><i>peut-être pour la dernière fois;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>«Elle est très loin&hellip; où est-elle&hellip; son front pensif</i></div>
-<div class="verse"><i>appuyé à quelle croisée?»</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>A la tombée de la nuit,</i></div>
-<div class="verse"><i>je vais fermer, aux fenêtres d'ici,</i></div>
-<div class="verse"><i>les volets qui battent et se mouillent,</i></div>
-<div class="verse"><i>et j'irai sur la pelouse</i></div>
-<div class="verse"><i>rentrer</i></div>
-<div class="verse"><i>un jeu de croquet oublié qui se mouille.</i></div>
-</div>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch8">DANS LE CHEMIN QUI S'ENFONCE&hellip;</h3>
-
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Dans le chemin qui s'enfonce à la ferme</i></div>
-<div class="verse"><i>au soleil taché d'ombre, entre deux haies</i></div>
-<div class="verse"><i>d'où sortent, pour rentrer, les poulets&mdash;</i></div>
-<div class="verse"><i>Apparue</i></div>
-<div class="verse"><i>à la barrière d'un champ,</i></div>
-<div class="verse"><i>venue à travers blés,</i></div>
-<div class="verse"><i>tenant d'un geste négligent</i></div>
-<div class="verse"><i>la robe fraîche et l'ombrelle qui traînent&mdash;</i></div>
-<div class="verse"><i>Vous voici revenue,</i></div>
-<div class="verse"><i>par le chemin de noisetiers,</i></div>
-<div class="verse"><i>vers la maison de notre amour abandonné.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>O cérémonieuse amie lointaine, vous ne trouverez plus</i></div>
-<div class="verse"><i>la Maison-Belle de l'été passé:</i></div>
-<div class="verse"><i>l'autre été, l'autre amour</i></div>
-<div class="verse"><i>sont passés&mdash;et revenus</i></div>
-<div class="verse"><i>au soleil dur, parmi les paysans grossiers,</i></div>
-<div class="verse"><i>vers les pauvres maisons d'autrefois et de toujours,</i></div>
-<div class="verse"><i>Et pourtant,</i></div>
-<div class="verse"><i>ô ma sérieuse amie, ma silencieuse, ma fidèle</i></div>
-<div class="verse"><i>lointaine amie, n'ayez pas peur pour venir, pour</i></div>
-<div class="verse"><i>me suivre</i></div>
-<div class="verse"><i>chez les paysans graves, silencieux et lents,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans la cour où l'on attelle</i></div>
-<div class="verse"><i>la jument</i></div>
-<div class="verse"><i>pour vous asseoir sur la planche de cuir</i></div>
-<div class="verse"><i>brûlante qui balance,</i></div>
-<div class="verse"><i>attachée par deux cordes derrière le siège</i></div>
-<div class="verse"><i>de la voiture.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Ouvrez votre ombrelle</i></div>
-<div class="verse"><i>comme ça&hellip;</i></div>
-<div class="verse"><i>là.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Le paysan va vous dire: «Mademoiselle</i></div>
-<div class="verse"><i>vous auriez été mieux sur le devant.</i></div>
-<div class="verse"><i>Dites-lui doucement</i></div>
-<div class="verse"><i>comme si vous existiez, que non.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>et restons,</i></div>
-<div class="verse"><i>balancés, secoués, à regarder&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>On s'arrête&hellip; ho&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>&mdash;là! sur la route devenue,</i></div>
-<div class="verse"><i>après des côtes et des descentes et des tournants, dans le petit pays, la rue</i></div>
-<div class="verse"><i>où le charron</i></div>
-<div class="verse"><i>a mis sécher une voiture;</i></div>
-<div class="verse"><i>où, du côté de l'ombre,</i></div>
-<div class="verse"><i>les femmes cousent au bord des fenêtres obscures.</i></div>
-<div class="verse"><i>On s'arrête en plein soleil,</i></div>
-<div class="verse"><i>devant une maison.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>N'ayez pas peur pour passer sur le pont</i></div>
-<div class="verse"><i>du fossé.</i></div>
-<div class="verse"><i>J'enlève le loquet</i></div>
-<div class="verse"><i>de la barrière blanche; et, sous la treille,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans la petite cour aux murs de bouquets</i></div>
-<div class="verse"><i>enfin, malhabilement, enfin!</i></div>
-<div class="verse"><i>voici vos mains</i></div>
-<div class="verse"><i>sur la poignée noire de la porte dure.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>On ne nous attend pas.</i></div>
-<div class="verse"><i>Personne n'est sorti, la main sur les yeux,</i></div>
-<div class="verse"><i>pour nous voir arriver. La voiture s'en va.</i></div>
-<div class="verse"><i>Nous sommes là, tous deux, n'osant pas</i></div>
-<div class="verse"><i>ouvrir, ou pousser le volet qui coupe en deux</i></div>
-<div class="verse"><i>la porte paysanne, et apparaître aux vieux.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>N'ayez pas peur&hellip; que de ne pas assez</i></div>
-<div class="verse"><i>follement</i></div>
-<div class="verse"><i>aimer la folle impossible journée&hellip;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Et repartons&hellip; Allons nous-en</i></div>
-<div class="verse"><i>vers les toits</i></div>
-<div class="verse"><i>semés entre les arbres, sous le ciel fleuri blanc,</i></div>
-<div class="verse"><i>éblouissants, à l'horizon</i></div>
-<div class="verse"><i>comme des morceaux de cailloux ou de miroirs,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans l'herbe et les fleurs de blé noir.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>O Taille-Mince,</i></div>
-<div class="verse"><i>on va dire, dans les champs,</i></div>
-<div class="verse"><i>que votre taille tiendrait dans</i></div>
-<div class="verse"><i>la ceinture des deux mains ainsi jointes.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>O Blonde,</i></div>
-<div class="verse"><i>O ardente apparue, ô cheveux blonds,</i></div>
-<div class="verse"><i>on va vouloir vous couronner,</i></div>
-<div class="verse"><i>pour nous faire honneur, de la fleur</i></div>
-<div class="verse"><i>des moissons&mdash;</i></div>
-<div class="verse"><i>et de soleil, cueillis au faîte des batteuses</i></div>
-<div class="verse"><i>qu'on entend lointainement ronfler par la campagne</i></div>
-<div class="verse"><i>et haleter, et qui crachent,</i></div>
-<div class="verse"><i>dans les cours, la paille poussiéreuse.</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Oh! mon amie,</i></div>
-<div class="verse"><i>j'appuierai ma tête</i></div>
-<div class="verse"><i>j'appuierai ma tête sur votre robe</i></div>
-<div class="verse"><i>dans la salle basse et froide où nous sommes assis,</i></div>
-<div class="verse"><i>et ce sera comme si</i></div>
-<div class="verse"><i>depuis l'aube</i></div>
-<div class="verse"><i>nous étions partis à travers blés pour la folle journée;</i></div>
-<div class="verse"><i>comme si, tous les deux nous avions entendu,</i></div>
-<div class="verse"><i>en passant au bourg,</i></div>
-<div class="verse"><i>le roulement lourd</i></div>
-<div class="verse"><i>de la porte humble et du volet vermoulu,</i></div>
-<div class="verse"><i>et, en passant à travers champs,</i></div>
-<div class="verse"><i>le haletant bourdonnement des machines des champs;</i></div>
-<div class="verse"><i>puis ce sera comme si nous étions arrivés</i></div>
-<div class="verse"><i>au soir, dans la salle basse de la ferme inconnue</i></div>
-<div class="verse"><i>où nous irons demander du lait.</i></div>
-</div>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="p2">DEUXIÈME PARTIE<br />
-PROSES</h2>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch9">LE CORPS DE LA FEMME</h3>
-
-<p class="dedic"><i>A Maurice Denis.</i></p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Cette femme que j'ai vue, en passant devant
-elle, prier au ch&oelig;ur de la cathédrale, m'a rappelé
-qu'il faut parler du corps de la femme et comment
-il faut en parler:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>On ne voyait d'elle agenouillée et inclinée sur
-le prie-Dieu, qu'un pan de jupe et, sous les
-ailes noires d'un grand chapeau penché, ses
-mains gantées croisées au bas de sa voilette.
-Elle était, sous la vieille lumière des vitraux
-terribles, une jeune femme à la mode de maintenant.
-Parmi le culte solennel et sévère, dans la
-procession des patriarches, elle était la petite
-fille, la fiancée et la maman. Cela paraissait
-étrange et charmant de la voir ainsi, donner,
-comme elle dit, toute son âme au bon Dieu;
-et pourtant, je ne trouvais point profane, sur
-les dalles tachées de rouge et de bleu par les
-sombres vitraux éclatants, cette chose cérémonieuse,
-enfantine et à la mode, ce grand corps
-délicieux, dans sa robe à entre-deux, tout gauchement
-installé sur la chaise d'église, car, en
-vérité cela était plus sacré, plus désirable et
-plus pitoyable que Dieu.</i></p>
-</blockquote>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le corps féminin n'est pas cette idole païenne,
-ce nu de courtisane qu'Hippolyte Taine et M.
-Louys ont exhumés des siècles grecs. L'admiration
-de sculpteur ou d'humaniste, qu'ils ont
-cherché à nous inculquer, ne nous satisfait
-point; nous ne pouvons nous en tenir, non plus,
-à la physiologie grossière qu'un Remy de Gourmont
-voudrait affiner de son talent: leurs raisons
-et leurs humanités n'enlèveront pas de nos
-moëlles le passé de notre race, de nos souvenirs,
-le passé de notre enfance; et n'empêcheront
-pas que la plus forte passion humaine, l'amour,
-n'émeuve en nous ce qu'il y a de plus subtil et
-de plus lointain: ce passé, et que, selon ce passé,
-ne soient façonnés nos plus précieux désirs.
-Voici la forme humaine de nos désirs; voici
-celle qui vient pour être notre femme et partager
-notre vie: cette douceur passionnée qui nous
-envahit mystérieusement à son approche, c'est
-la première hésitante émotion de reconnaître
-ce même être, anciennement apparu, ce même
-corps féminin tout mêlé au mystérieux passé,
-enfantin et chrétien.</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Premiers souvenirs d'une existence féminine
-confondue avec ce matin où Elle nous emmenait
-pour faire ses Pâques. On s'en allait, pour la
-messe du grand matin, car on se cachait un peu,
-entre les haies d'un chemin détourné. A cette
-tranquillité, à cette douceur mystérieuses en nous
-nous sentions sa présence; et nous savions que
-cela était une femme, la seule au monde, et que
-cela était vivant comme nous: elle s'était levée de
-bonne heure, m'avait réveillé, habillé, pris par la
-main, et, selon que le sentier s'élargissait ou se
-creusait, je tenais ses doigts gantés, ou je suivais,
-entre les ronciers pendants à terre, la traîne
-grise de sa robe&mdash;tandis que la fraîcheur du
-soleil levant nous donnait à tous deux le même
-petit claquement de dents.</i></p>
-
-<p class="ugap"><i>Jeune mère venue de bonne heure pour prier
-et faire ses dévotions! Quel visage incliné, quelle
-robe modeste pourra jamais lui ressembler assez&mdash;jusqu'à
-nous évoquer cet autre matin du temps
-de Pâques, quand elle s'en allait à la Cathédrale,
-par la rue aux pavés inégaux: elle était sortie
-par une petite porte; cette porte basse où l'on
-sonne et que la servante met longtemps à venir
-ouvrir, dans les quartiers de la ville de province;
-on sentait autour d'elle l'odeur matinale et assoupie
-de cette heure où le soleil commence à filtrer
-au travers du bouleau qui dépasse le mur. Et
-depuis, nous avons gardé l'image lointaine et
-l'amour obscur d'une jeune femme inconnue
-qu'on voit venir de loin vers soi, entre les platanes
-de l'avenue et les bouleaux pendants; du
-corps de cette femme, nous ne désirons rien que
-la fraîcheur et l'obscurité d'autrefois; et nous ne
-saurions pas qu'il existe, plus qu'une ombre
-soyeuse et pressée parmi les ombres lentes du
-matin, si nous ne nous souvenions qu'Elle mettait
-dans son petit sac, pour la faim de huit
-heures après le jeûne de la communion, une raie
-de chocolat enveloppée de papier d'étain.</i></p>
-</blockquote>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Ce corps ainsi doucement réapparu, ce n'est
-pas en le dévoilant que nous le connaîtrons
-mieux: depuis des siècles, sous le climat de nos
-pays, il s'est enveloppé; depuis notre enfance,
-nous lui connaissons ce vêtement. Et cette toilette,
-bien autre chose qu'une parure, est devenue
-comme la grâce et la signification essentielles
-du corps féminin; toute cette atmosphère
-délicate, féminine, maternelle, de la vie
-d'autrefois, imprègne impalpablement le vêtement
-de celle qui doit être notre vie à venir et
-notre famille: et c'est pourquoi revoir ce costume
-maternel donne aux enfants que nous sommes
-encore, au plus profond, au plus passionné de
-nous-mêmes, ce désir, immense et mystérieux
-comme le monde de l'enfance, âcre comme le
-regret de l'impossible passé.</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Ceci est la jupe où se marquent les genoux
-quand, tout petit, on nous étend sur ces genoux
-et on nous emmaillotte; c'est serré à la taille et
-ça fait si fragile qu'on craignait de la voir se
-briser, quand le petit garçon prenait les mains
-de la maman, sautait à cheval autour; et voici
-le corsage où les enfants qui pleuraient de froid
-ont cherché les coins chauds et se sont endormis.&mdash;Ces
-mains, ce sont les mains qui, après le
-dernier coup de la messe, ajustent rapidement le
-costume marin, et donnent au bas de la jupe
-minuscule de petits coups qui la défripent; ce
-sont les mains qui poussent doucement sous le
-porche de l'église, le petit enfant intimidé par des
-hommes en blouse à genoux autour du bénitier:
-elles ont gardé le goût de cire des gants noirs et
-du livre jetés sur la table au retour de la messe&hellip;
-Les femmes de la saison dernière avaient des
-mains merveilleuses, dans de longues mitaines au
-crochet qui leur montaient jusqu'au coude. Je me
-rappelle cette douceur et cette amertume qui
-m'ont désolé quand, sur le bateau, à l'ombre de
-juin, sont venus s'asseoir en face de moi deux
-enfants et une jeune femme. La Mère était jeune
-et les enfants posaient des questions. Elle écoutait
-simplement, en croisant sur son ombrelle ses
-mains habillées de dentelle, puis au petit garçon
-debout devant elle et qui la questionnait, elle
-tirait des fils restés à son costume, et elle répondait
-un peu, tout bas. Je l'ai vue s'en aller, je ne
-sais où, dans le soleil. Pour monter l'escalier de
-pierre du quai, les enfants tenaient ses mains,
-ses mains merveilleuses&hellip; Je crois qu'elle était
-blonde, les cheveux relevés derrière le cou, avec
-des inflexions de cou. Cheveux de la jeune fille
-de notre pays! Comme cette chevelure est devenue
-blonde sous notre ciel, sous le bonnet de
-paysanne, et plus tard, sous le grand chapeau
-de roses!&hellip; Dans la salle à manger d'un été très
-lointain, où les stores seraient baissés, notre
-femme rangerait dans l'ombre et sa chevelure par
-moments, éclaterait dans un rais de soleil.</i></p>
-
-<p><i>La vie passée, la vie désirée, toute cette vie
-de France nous est offerte dans ce corps féminin.
-Mais comme cela est impalpable et comment
-oserions-nous y toucher, puisque toute l'essence
-et la délicatesse du corps de la femme est dans
-son vêtement,&mdash;dans cette voilette, chaude de
-sa peau, fraîche de son haleine, voilette, au
-retour de voyage, embrassée avant qu'elle ne
-soit relevée, voilette de la dame qui revient de
-visites, l'hiver, voilette humide serrée au visage.</i></p>
-
-<p><i>Femme, si nous avons tant rôdé autour de
-ton corps, certains soirs que tu étais une petite
-fille en toilette, c'est à cause de cette fraîche
-odeur de linge qu'il avait pour nos têtes enfiévrées
-de jeunes gens, odeur féminine, maternelle
-et ménagère, fraîche comme une tombée
-de la nuit au printemps, dans la salle à manger
-où l'on raccommode le linge de famille.</i></p>
-</blockquote>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>C'est ainsi qu'il nous est précieux: tel que
-notre vie passée et nos coutumes l'ont fait, tout
-confondu avec son passé, tout paré de cette vie
-qu'il nous rapporte, de cette féminité qu'on lui
-a transmise&mdash;avec ce goût d'éphémère que lui
-donne la mode! Tandis que l'idole grecque de
-M. Louys, cette «nudité sculpturale» dressée
-sous les lustres ne nous est rien de plus qu'une
-abstraction. Malgré Taine, nous ne pouvons
-plus penser, ni surtout sentir à la façon grecque:
-dès qu'il ne s'agit plus de froide spéculation,
-mais de passion, ce sont les quinze siècles de
-«barbarie» occidentale qui revivent en nous.
-Et que nous assistions aux exhibitions dont
-M. Louys a plaidé jadis la nécessité, notre admiration
-sera forcée, livresque, pédante; ou
-peut-être rirons-nous de ce que nous prendrons
-pour une audacieuse plaisanterie: mais si le
-mot de «femme» est prononcé, le vieux paysan
-de Beauce ou de Touraine, l'homme de toutes
-convenances et de toutes traditions, parlera en
-nous son vieux langage grave et silencieux:</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>«La nuit tombe, sur nos chemins creusés de
-flaques de pluies, à l'heure où ce music-hall
-s'allume comme une suspension d'auberge. Le
-corps de la jeune femme n'est pas quelque
-chose qu'on exhibe à l'auberge. Nous le savons
-humble et non pas triomphant, humble et gauche,
-et faible, et frileux. Nous n'avons pas connu
-ce qu'il était sous le ciel d'Alexandrie, mais à
-cette heure, il s'en va là-bas, sous un grand
-parapluie, vers la ferme éloignée du bourg. Si
-cette pluie de la Toussaint redouble, il va s'abriter,
-un instant, sous la haie battue de rafale,
-tout frissonnant et replié. Faible chose enveloppée
-de laine et de futaine, tel est le corps
-de la femme. Misérable chose, car sous l'auvent
-noirci de nos cheminées, nous nous transmettons
-tacitement cette vérité, que la chair est
-laide, honteuse et cachée: et nous sourions incrédules,
-quand on raconte qu'autrefois des peuples
-très sauvages l'ont mise à nu publiquement
-et admirée! Si, gravement et secrètement, les
-fermières fécondes qui ont enfanté notre race,
-se sont dévêtues c'est au fond de nos grandes
-salles obscures, auprès de nos grands lits surélevés
-comme des dômes.&mdash;Et la servante de
-«La Belle au Bois Dormant» n'est pas venue
-tirer le rideau, car l'alcôve paysanne est fermée
-depuis des siècles d'un rideau de cretonne bleue».</i></p>
-</blockquote>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Telle, avec les anciennes voix catholique et
-enfantine, la voix de notre race paysanne s'élève.
-Au fond de notre vieux délice d'amour nous
-les entendons; et, s'il est à ce point embelli et
-subtil qu'auprès de la jeune fille la plus belle et
-la mieux aimée, nous ne puissions imaginer la
-nudité de son corps&mdash;cependant, car il ne
-s'agit point ici de Morale, non plus que de Raison,
-mais d'amour, nous aussi, sans y penser, nous
-attendons le chaste dévêtement.</p>
-
-<blockquote>
-<p><i>Mais cette attente est en nous comme ces rêves
-fiévreux des enfants amoureux, où l'on voit, dans
-leurs salons impossibles, à une heure tardive de
-la nuit des noces, des enfants mariés et d'autres,
-causant longuement et mystérieusement.&mdash;Et,
-même alors si nous l'imaginons précisément, le
-corps de la femme, dans sa nudité, ne sera point
-dévêtu du prestige dont nous l'avons paré: Les
-chastes et rigides vêtements qu'on lui voit aux
-vitraux du moyen-âge lui auront laissé leur
-forme; il en sort un peu raide, affiné légèrement,
-tendrement émacié. A la frileuse gaucherie
-de ses pas, à cette grâce&mdash;comme de draperie
-ou de manche pagode&mdash;qui accompagne le geste
-de ses bras, on sent enlevée à peine sa robe
-moderne et à la mode. Le chignon sur son front
-n'est pas défait, ni la natte en arrière de ses
-cheveux blonds&hellip; Nous ne pensons pas à la
-Vénus grecque, car ceci est encore féminin,
-maternel, innocent, avec cette humilité candide
-que lui enseigna «l'Imitation de Jésus-Christ»,
-avec cet air mystérieux et furtif qu'on lui vit,
-dressé dans le rond de ses habits tombés, au
-fond du «Jardin des Vierges sages» et sur les
-«Plages», cette hâte joyeuse de revenir en grelottant
-au linge abandonné&mdash;tel enfin que l'a
-dessiné et colorié le peintre Maurice Denis, à qui,
-tout naturellement et affectueusement, cet Essai
-se dédie.</i></p>
-</blockquote>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch10">DANS LE TOUT PETIT JARDIN&hellip;</h3>
-
-
-<p>Dans le tout petit jardin en pente, qui va du
-mur de chez les s&oelig;urs au vieux toit rouge dont
-le bas touche à terre, elle est enfin là, grand
-délice mystérieux comme dans un rêve d'enfant.
-C'est le moment du soir où l'on s'enfonce, bras
-écartés pour en cueillir, dans les touffes de
-lilas; l'ombre des branches fait sur les murs de
-tièdes ronds de soleil; invisibles et lointains, les
-oiseaux sous toutes les feuilles, évadés de l'école,
-se racontent une histoire sans fin&hellip; Voici l'heure
-où sous les lourdes branches du marronnier qui
-dépassent la haie du parc, nous parlions tout
-bas de notre amour à grandes phrases défaillantes.
-Que de fois, accoudé au petit mur, je
-l'ai attendue à passer dans le chemin, tandis que
-l'angélus du soir pascal disait: voici l'heure la
-plus douce du jour. A ce tournant plus blanc
-vers le soir, que de fois j'ai imaginé l'apparition
-ineffable, en simple robe de tous les jours.
-Et la nuit me ramenait, plus désolé dans la
-maison obscurcie.</p>
-
-<p>Mais cette fois, elle est là. Je lutte contre
-cette pensée, comme le vertige, comme un regard
-qui fascine, comme le vol tournoyant d'un
-ange cruel: «Elle est là.» Du même pas, nous
-descendons l'allée très étroite. J'approche, par
-instants, de sa ceinture, mon bras comme pour
-l'enlacer; et, chaque fois, la grande chose très
-pure, il semble qu'elle va défaillir et se casser
-en arrière. Un bras contre mon épaule, elle
-s'appuie; et, de l'autre, balancé vaguement dans
-le paysage, fait le geste toujours différent de
-celle qui arrange un bouquet. Sous ses doigts,
-le fouillis de branchages obscurs et de parfums
-écrasés s'organise et s'accorde mystérieusement.
-Selon la courbe qu'a faite la main, sont venus
-se placer, comme un décor attiré, ces bois de
-lilas blancs aux lisières lointaines. Le petit mur
-a disparu. Le maigre enclos s'est élargi, comme
-un cirque immense et incliné, avec de longues
-ombres vertes, pareilles à de grands personnages,
-à des serviteurs immobiles autour de
-celle qui va donner des ordres. Et je regarde la
-femme au geste inexplicable et souverain, dans
-son royaume inconnu; comme le nouveau-né
-suit des yeux, pour la première fois, la mère,
-occupée à l'étrange besogne quotidienne; comme
-le disciple épouvanté se retourna vers le Maître,
-lorsqu'ils traversèrent le conciliabule des anges,
-et que ceux-ci s'étendirent à leurs pieds comme
-de grands chiens soumis.</p>
-
-<p>Mais elle est là, si simplement que je ne puis
-avoir peur. Dans ce vertige, demeure comme
-un gage de sécurité très naïve, la robe un peu
-fanée, faite à sa grâce, qu'elle a prise pour
-venir. Ses gestes familiers y sont marqués
-comme un ineffable pli. Je regarde s'appuyer
-derrière le doux col nu la retombée des cheveux
-blonds; et, comme un homme qui découvre,
-vers la fin d'un beau jour, sa jeune femme
-cousant à l'ombre, le petit enfant entre ses
-pieds, je m'arrête un instant avec un doux
-gonflement de c&oelig;ur&hellip; Elle est là. Sur la pelouse
-magnifique, dans le pays nouveau, le soleil se
-couche lentement. Le soir tombe. On entend
-notre pas sur l'herbe épaisse. Le dernier bruit
-d'une clochette vers une ferme perdue subsiste
-comme un conseil, comme la parole de l'ami.
-Certitude parfaite! Je sais que, dans le bois,
-cette allée qui s'ouvre devant nous et que nous
-descendons, va s'élargir immensément, pour
-laisser notre maison s'épanouir, au milieu des
-herbes en touffe, comme une large fleur nocturne.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ma femme, le bras replié par dessus la barrière,
-ouvre le loquet intérieur. Vienne maintenant
-la nuit d'été insupportable! Sur le balcon
-qui surplombe le jardin ténébreux s'ouvre
-la porte du salon plein de lourds feuillages;
-mais on allume, ce soir, comme un fanal à l'avant
-d'un vaisseau perdu, chargé de fièvres et de
-senteurs, la lampe domestique.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch11">MADELEINE</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>«&hellip; les publicains et les femmes
-de mauvaise vie entreront avant
-vous dans le royaume de Dieu.»</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Lorsqu'ils m'ont demandé:</p>
-
-<p>«Et celle-là? Nous ne la connaissons point. La
-chasserons-nous du royaume, où la voici dressée
-comme un pois de senteur qui a levé la nuit?
-Regardez ces manches qui lui pendent comme
-des loques de soie, ce visage où l'on est tenté de
-passer son doigt pour enlever le blanc, et ces
-yeux trop grands qui regardent tout d'un seul
-coup! Elle attend, des gens de campagne autour
-d'elle. On dirait une jument dans un troupeau
-de moutons, qu'on découvre silencieux et effarés,
-sur une butte de terre, le lendemain de l'inondation&hellip;»</p>
-
-<p>J'ai répondu:</p>
-
-<p>«Recevez-les parmi vous: c'est Madeleine,
-la fille perdue; et les autres se sont trouvés
-pris avec elle, dans la lumière, durant la dernière
-nuit humaine.»</p>
-
-
-<h4>I</h4>
-
-<p>Cette nuit-là, derrière un village, au clair de
-lune d'été, Madeleine attend Tristan pour la
-première fois. Il est parti d'une ferme éloignée
-dans les champs, à la chute du jour. Sur le pas
-de la porte, la tête inclinée dans la buée qui
-monte du soir, un enfant chantait en clouant
-un petit chariot. La lisière de la nuit frôlait
-silencieusement le météore sous le feuillage traînant
-des marronniers.</p>
-
-<p>Les pieds dans l'herbe, à la barrière d'un
-verger profond, la fille perdue est une mince
-ombre bleue qui guette et se penche sur la nuit.
-Aussi loin qu'elle regarde des pelouses de rosée
-désertes scintillent obscurément. Elle se parle
-à elle-même:</p>
-
-<p>«Je voudrais partir avec lui, s'il venait, dit-elle.
-Je voudrais recommencer le premier voyage
-que je fis, une nuit d'été, pour aller à la ville,
-lorsque j'étais une petite fille très pieuse. La
-grande voiture à bâche blanche des paysans se
-balançait entre les saules et les puits des jardins.
-Nous sommes passés sur les ponts et j'entendais
-l'eau invisible parler sous la traînée de brume.
-Tandis que j'imaginais lointaine, étrange, hors
-de la terre, la ville où nous allions, je me suis
-assoupie dans un demi-sommeil. Enveloppée
-dans des couvertures, j'ai senti glisser sur mes
-yeux, aux tournants, les branchages nocturnes;
-et, près de moi, jusqu'au matin, deux voix qui
-ne dormaient pas ont parlé tout haut du cheval,
-du pays et des astres. Puis la fraîcheur du jour
-m'a glacé les paupières comme de l'eau: la
-voiture est arrêtée aux portes de la ville mystérieuse
-où nous allons entrer; et, sur la route,
-un homme nous parle&hellip; Ses premiers mots, je
-me rappelle, avant de m'éveiller sont entrés
-dans mon songe. C'étaient d'abord des fleurs
-inconnues longtemps silencieuses et qui éclatent
-soudain l'une après l'autre comme une phrase.
-Puis cette phrase était sur la bouche séchée de
-quelqu'un d'immense qui s'était arrêté près de
-moi, épuisé de fatigue. Et, avec cette parole de
-songe, il m'offrait un royaume où des sources
-d'eau vive étanchent tous les désirs et toutes
-les soifs&hellip;»</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le paysan qui la salue dans l'ombre est beau.
-Ce long visage de passion, où tant d'âmes de
-femmes se sont regardées, possède le charme
-divers des rêves où il passa. C'est un paysan,
-rasé haut, qui salue Madeleine avec le geste
-solennel des contrées nocturnes qu'il quitta.
-Mais c'est aussi, lorsqu'il se tourne vers le clair
-de lune, un enfant de septembre qui fait chauffer
-à un feu dans les bois son amour égaré; et il
-regarde à travers l'air tremblant comme un
-voile de soie bleue. S'il baisse la tête, on croit
-voir, sur la terrasse, avec les larmes d'ombre
-qui creusent ses joues, le prince malade qui
-cherche une âme.</p>
-
-<p>Il s'est assis près de Madeleine, sur un talus,
-au bord du vaste clair de lune, comme un
-paysage sous mer. Elle rit, sous son grand
-chapeau obscur, les mains appuyées dans les
-menthes, et demande:</p>
-
-<p>«Avez-vous connu d'autres femmes?»</p>
-
-<p>Un instant, il baisse la tête sans répondre.
-Derrière eux, vers une maison abandonnée, à
-demi-cachée dans les feuilles, comme un moulin,
-on entend monter le calme bruit d'eaux que fait
-la nuit. Alors, plus gravement, elle demande:</p>
-
-<p>«Quelle était la plus belle?</p>
-
-<p>&mdash;Certes, répond-il, j'ai connu d'autres
-femmes. Mais aucune n'a compris ce que je
-demandais; et les plus belles ont cherché désespérément
-ce qu'elles pourraient donner;&mdash;et
-j'en ai eu grand'pitié. Je me rappelle:</p>
-
-<p>«Celle qui, près d'un château en fête, allumé
-dans les arbres, tandis que s'éteignaient au piano
-les dernières bougies avec les derniers airs de
-danse, dansait pour moi dans une allée demi-obscure
-du parc. Elle dansait pour me faire
-joie, mais, s'apercevant que sa danse ne consolait
-pas ma peine, le grand geste gracieux se
-brisait et elle fondait en larmes.</p>
-
-<p>«Celle qui est entrée chez moi, toute nue,
-vers les dernières heures de la nuit; et elle
-m'offrait son pauvre corps avec la voix de
-quelqu'un qui a perdu son chemin et qui offre
-tout ce qu'il a pour le retrouver.</p>
-
-<p>«Il y en eut d'autres qui crurent comprendre
-l'espace d'un instant, et qui ont pris peur:</p>
-
-<p>«Celle qui eut l'idée de venir au premier
-rendez-vous avec un manteau de pauvresse;&mdash;et
-qui ne revint pas.</p>
-
-<p>«Celle que j'ai rencontrée avec sa s&oelig;ur aînée
-dans les jardins d'une ville, une nuit d'été.
-Comme je parlais plus doucement à l'aînée,
-parce que la plus petite m'attirait davantage,
-celle-ci qui ne disait rien est partie, et jamais
-on n'a su où elle s'était enfuie et jamais on ne
-l'a revue.&mdash;Ah! de celle-là est-ce que je n'ai
-pas tout eu?</p>
-
-<p>&mdash;Malheureuse, dit Madeleine, sans lever la
-tête, malheureuse, par un soir comme celui-ci,
-l'âme qui ne s'est pas détachée, malheureuse
-celle qui n'a pas risqué le départ admirable!</p>
-
-<p>&mdash;Et pourtant, poursuit le paysan, je me
-suis approché, certains soirs tragiques, de ce
-que j'ai tant cherché, je me suis approché de
-l'âme jusqu'à l'entendre battre contre mon
-c&oelig;ur: «Un dimanche matin,&mdash;me racontait
-une jeune femme,&mdash;dans la maison de campagne
-où nous étions seules avec des enfants,
-le plus petit s'est fait couper les doigts dans
-une machine. Parce qu'il avait désobéi et craignant
-d'être grondé par sa mère, il se cachait
-en disant: Je me suis marché sur la main.
-Mais au soir, nous avons compris, lorsque, raidi
-de fièvre, il était déjà perdu&hellip;» Et j'imaginais,
-dans la maison des femmes, cette mort enfantine,
-la nuit: je sentais, au contact de cette
-chose monstrueuse, leur âme palpiter.»</p>
-
-<p>Alors Madeleine se tourne vers lui. A mesure
-qu'elle lève la tête, la clarté de songe modèle
-sous son grand chapeau, comme avec une main,
-le fin visage de marbre. De ses doigts qui brûlent,
-embarrassés dans son écharpe, elle touche
-la main du paysan appuyée dans l'herbe. Elle
-dit, avec ce lent sourire qui désolait les hommes
-à force de douceur:</p>
-
-<p>«Je connais des soirs de fête, mon ami, plus
-tragiques encore. La servante allume çà et là
-des feux sur le mur; des ombres passent et le
-désir de je ne sais quelle autre fête sans fin
-vous arrête sur le pas de la porte comme un
-vertige soudain.</p>
-
-<p>«Je connais au retour des parties de plaisir,
-ces gonflements de c&oelig;ur pareils à de chaudes
-vagues sanglantes qui vous détachent. Le bruit
-des pas fatigués semble creuser le chemin d'ombre.
-Certains marchent dans les champs qui
-bordent la route; et l'on voit, par instants,
-leurs visages entre les branches, à la clarté de
-la lune. Conversations à voix basse&hellip; L'enfant
-qui s'est aperçu, durant la journée de plaisir,
-qu'il aimait la femme de son frère, marche
-silencieusement, plein de détresse, et soudain,
-bute dans l'ombre et se fait mal; alors incapable
-de lutter davantage il s'appuie contre l'épaule
-de l'aîné qui le relève, et sanglote longuement.</p>
-
-<p>«Et encore: l'instant du départ, aux beaux
-jours d'été, lorsque, les volets accrochés à la
-porte vitrée, les malles déjà parties, avant de
-fermer à clef la dernière porte, on se penche
-dans le vestibule obscur pour écouter la voix
-sourde et merveilleuse qui appelle.</p>
-
-<p>«Oh! mon ami, tous mes amants m'ont
-ennuyée. Ce sont tous gens d'ici qui se sont
-ruinés à chercher des fêtes où je ne fusse jamais
-allée. Mais avec vous, qui gardez à votre vêtement
-l'odeur humide des chemins nocturnes, je
-partirai pour un voyage nouveau. Je connaîtrai
-les salles obscures de vos domaines, avec les
-grands lustres jaunes qui pendent des poutres:
-après la moisson, les paysans, n'est-ce pas? se
-préparent la nuit pour des noces et des fêtes. Et
-le jour venu, dans la fumée verte qui monte des
-enclos villageois, les enfants ravis d'une joie
-parfaite, tournoient en des jeux pleins de cérémonies.»</p>
-
-<p>Cependant, derrière eux, dans les vitres de la
-maison abandonnée, flambent toutes les lueurs
-de la nuit. Soir des noces! Comme une jeune
-femme qu'on attend sort d'entre les arbres où
-elle s'était cachée, la douce maison lourde s'est
-éclairée dans ses massifs. Appuyée au bas de la
-voie lactée, la grande vitre s'enflamme; et l'on
-pense à une baie mystérieuse ouverte sur une
-autre aurore. Alors, pareils à deux nouveaux
-époux, qui n'ont pu supporter le bonheur sans
-démence, Madeleine et Tristan s'enfuient. Elle
-marche près de lui; l'haleine de ses paroles
-pressées semble plus douce qu'un bras de femme
-autour du cou; on la devine encore au loin,
-tournant vers lui ses beaux yeux invisibles.
-Puis, une vague de la nuit, plus obscure que
-les autres, déferle et les emporte.</p>
-
-
-<h4>II</h4>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>«&hellip; le jour du Seigneur viendra
-comme un voleur qui vient la
-nuit.»</p>
-
-</blockquote>
-<p>Aux fenêtres des chambres qui donnent derrière
-la ferme, s'agitent dans la lune d'avant
-minuit, les branchages d'un arbre déraciné par
-la foudre. Cela joue sur les rideaux blancs des
-lits endormis tout au fond. Cependant la nuit
-est calme. Les enfants dorment. De grands
-jardins blancs et noirs glissent sous les fenêtres,
-avec, par instant, des visages admirables qui
-regardent à la vitre.</p>
-
-<p>Sur le devant, la cour balayée comme à la
-veille d'une fête, luit faiblement dans la nuit.
-La treille et les branches d'un chêne et les nids
-de colombes reposent, appuyés à la façade nette
-et sans ombre, pareille à un décor, avant que le
-jour vienne et qu'il se passe quelque chose.</p>
-
-<p>C'est en ce lieu, entre le mur et le chêne,
-dont ils écartent les branches comme des nénuphars,
-que Madeleine et Tristan émergent de la
-nuit où ils ont plongé. Ils se concertent un
-instant tout bas et poussent la porte. Dans la
-grande salle où donnent les écuries mal fermées,
-pleines de paille qui fume, deux lustres obscurs
-descendent sur une table immense autour de
-laquelle des gens rassemblés veillent. Des alcôves
-profondes s'enfoncent dans les murs. De vieilles
-horloges travaillées luisent comme des trésors
-dans les couloirs ouverts. Et, debout sur le
-carreau ciré, toute trempée de rosée, comme
-une nouvelle servante qui arrive le soir, Madeleine
-regarde.</p>
-
-<p>Il y a là tous ceux que la fièvre de cette nuit
-réveilla. Ils s'apprêtent pour un départ; ils
-veillent dans l'attente d'on ne sait quel bonheur.
-Au bout le plus obscur de la table, un vacher
-roux, la tête penchée sur sa blouse, mange,
-avant de partir, sa pitance amère. Il n'ira plus
-sur la colline garder les bêtes dans les prés de
-scabieuses lorsque la cloche de huit heures parle,
-avec regret, des belles matinées enfantines. Il ne
-s'accoudera plus au petit mur, à l'heure où le
-soleil penche les ombres, pour regarder au loin,
-plein de nostalgie. On ne rira plus de son visage
-couturé.</p>
-
-<p>Derrière lui, dans l'escalier ciré, immobiles,
-leurs souliers à la main, les enfants qui se sont
-levés et habillés, regardent, muets de terreur et
-d'émerveillement, la femme inconnue. Ils savent
-que cette fois on leur pardonnera de ne pas
-dormir toute la nuit. On leur mettra, pour
-partir avec tout le monde, leurs plus beaux
-habits. On les emmènera jouer dans un pays de
-tuileries et de couvents abandonnés, où l'on
-découvre, en se poursuivant à la tombée de la
-nuit dans les couloirs et les souterrains, l'entrée
-d'une ville immense qui flamboie dans un autre
-été.</p>
-
-<p>Deux vieillards sont assis sur un banc, prêts
-à partir, tout raidis dans leur linge empesé. Ce
-sont les deux vieux qu'on a pris en pension
-dans la chambre du haut, et qui s'en vont secrètement
-toutes les nuits essayer des machines.
-Si elles pouvaient marcher, pensent-ils, le monde,
-le lendemain matin, serait comme une route
-éternelle où de grands bergers aux carrefours
-silencieusement vous montreraient votre chemin.</p>
-
-<p>Une femme fait dans l'ombre, au-dessus de
-l'évier, pour le laitage, de calmes gestes démesurés
-comme on en fait dans l'eau. Lorsqu'elle
-vient, en posant un bol sur la table, plonger son
-visage dans la clarté, on découvre que ses traits
-amers, sous la grande aile grise de la chevelure,
-durent être beaux. Pensée plus déchirante que
-le pire remords: cette femme inconnue doit
-avoir été belle! Le lendemain de ses noces, un
-matin de juin, se trouvant seule dans une allée
-du vieux jardin, la mariée s'est arrêtée soudainement,
-baissant la tête et pensant: «Jamais
-plus je ne serai jeune. Jamais plus je ne serai
-belle.» Et depuis il lui faut lutter secrètement
-contre cette révolte plus douloureuse à vaincre
-qu'une montée de larmes.</p>
-
-<p>Mais cette nuit, l'affreux désir coupable l'a
-réveillée comme les autres:</p>
-
-<p>«Je veux partir aussi, dit-elle, je veux partir
-à l'aube, je ne sais où, pour trouver enfin la
-joie, la joie qui ne finit pas.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ma s&oelig;ur qui êtes belle&hellip;» lui répond
-la fille perdue; et les voici qui causent toutes
-les deux à voix basse. Alors tous les autres se
-rapprochent, les entourent, et le grand colloque
-s'engage enfin. Serrés près de la porte, visages
-pressés sous la lueur de l'imposte, voyageurs
-égarés qui se montrent un feu dans la nuit, ils
-parlent du pays merveilleux où ils veulent partir,
-pays de leur désir et de leur regret:</p>
-
-<p>«Des routes indéfinies s'enlacent aux coteaux
-et passent sur les vallées, pareilles à des traînées
-de brume blanche, qui tournoient au-dessus des
-lacs de la nuit.</p>
-
-<p>&mdash;Dans toutes les cours, c'est le matin des
-noces: une voiture où l'on charge des bagages
-attend; et l'odeur des syringas fait défaillir, au
-moment où ils grimpent sur le marchepied, les
-deux enfants trop heureux.</p>
-
-<p>&mdash;Entre les feuilles des arbres, lorsque sonne
-midi, on aperçoit dans la vallée le reflet d'un
-village merveilleux, si creux que le regard
-d'abord ne l'avait pu découvrir, comme le visage
-entre les fougères dans l'eau du puits profond.»</p>
-
-<p>Mais la fille coupable, qui dans toutes les fêtes
-et toutes les joies de ce monde a roulé, leur dit:</p>
-
-<p>«Le pays que vous avez découvert dans le
-secret de votre c&oelig;ur, je l'ai cherché longtemps
-et vainement sur la terre.</p>
-
-<p>&mdash;Et nous, répondent-ils, chaque soir nous
-restons longuement, les yeux ouverts dans les
-ténèbres, imaginant: demain, peut-être, nous
-nous éveillerons dans la contrée étrange; demain
-l'aurore merveilleuse&hellip;»</p>
-
-<p>Et soudain tous se sont tus, s'apercevant
-qu'au dehors, à cette heure de minuit, le jour
-avait éclaté partout; et que, silencieusement,
-avant d'entrer&mdash;le bras étendu contre le mur
-comme une treille&mdash;l'ange Gabriel les regardait
-par l'imposte avec «des yeux plus beaux que
-le vin».</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch12">LA PARTIE DE PLAISIR</h3>
-
-<p class="dedic"><i>A Claude Debussy.</i></p>
-
-
-<p>Ce sont des femmes, sur le lac, dans une
-barque doublée de soie. C'est la partie de plaisir.
-Ce chant que nous entendions, pareil à un
-palais d'or et de rose entre les saules du bord
-de l'eau, pareil à une femme qui lève sa coupe
-vaine avec des larmes de gloire, pareil au visage
-le plus passionné qui se cache, à l'avant
-de la barque, dans des manches de brocart,
-c'est le chant de Marthe et de Madeleine: je
-reconnais la voix des deux filles frivoles. Nous
-les disions frivoles! Nous ne savions pas que
-ce lac, dans la vallée inculte, surplombé là-bas
-de collines grises et rocheuses, abritait tant de
-désirs insoupçonnés. Nous ne pensions pas, au
-déclin de ce jeudi soir, tandis que nous chassions
-dans la solitude, découvrir où s'évadent les
-âmes des enfants enfermées. Avancez-vous entre
-les branches des saules et regardez:</p>
-
-<p>La plus studieuse, celle qui lisait sa leçon,
-tous les volets fermés, dans la chambre fraîche,
-les cheveux les plus rebelles de son front lissé
-touchant presque à la page: voyez maintenant
-toute sa chevelure relevée comme une huppe
-de perruche, comme un casque de dogaresse,
-toute sa chevelure mutinée! Telle est la transfiguration
-du désir. J'en entends, sans les voir,
-d'autres qui babillent, qui commencent des phrases
-incompréhensibles, charmantes, et qui s'arrêtent,
-ne sachant pas les finir: ce sont celles
-qui n'ont rien dit, jamais. Par instants, toutes
-les voix se confondent et ce n'est plus qu'un
-bruit vague et mêlé, qui donne la fièvre et le
-désespoir, comme des cloches lointaines qui
-sonnent les vêpres d'été, dans d'autres pays.
-Mais il y a toujours une voix qui reprend et
-que j'écoute, la plus grave et pourtant la plus
-haute, qui dit que tout est vain, que tout va
-s'évanouir et que c'est une gloire, pourtant!
-Celle que j'entends ainsi, parmi toutes les autres,
-est descendue la première, à l'heure où
-tout se mourait d'ennui, de ce morne château,
-sur la colline grise, qu'un orage semble sans
-cesse menacer. Regardez comme elle est blonde
-et pâle, sous son grand parasol noir.</p>
-
-<p>Avancez-vous entre les saules, dans le sable
-pailleté d'argent, sans bruit, comme un pêcheur,
-en retenant votre haleine: n'effrayez pas les
-âmes!</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>TROIS PROSES</h3>
-
-
-<h4 id="ch13">I<br />
-<span class="sc">Grandes man&oelig;uvres.&mdash;La chambre d'amis
-du tailleur.</span></h4>
-
-<p>Petite chambre très lente, avec tes rideaux
-blancs, ta porte sur le balcon. Tu voguais le
-long des journées désertes, dans les immenses
-paysages noirs et bleus, parmi les averses et
-les ciels. Tu heurtais parfois, au cours d'une
-terne matinée, les marches d'un moulin à vent
-abandonné, sur une colline comme celle d'où
-tu étais partie. Alors la vieille musique de ses
-ailes faisait passer dans tes rideaux un frémissement,
-le regret des jeudis matins morts, où
-les enfants ne sont pas venus, comme aux images
-de tes murs, avec de longs discours anxieux et
-leurs joues chaudes l'une à l'autre appuyées,
-guetter l'amour à ton balcon.</p>
-
-<p>Parfois aussi, vers deux heures, tu rencontrais
-le soleil, comme un marchand qui depuis le
-matin passa tous les villages et toutes les demeures.
-L'un vers l'autre vous aviez marché
-longtemps. Lui te disait: «Ce n'est rien!
-Dans la vallée qui s'en va tout au bout des
-plus lointaines journées, là-bas, ce ne sont pas
-encore les villes étranges. Ce n'est pas encore
-le pays des vaines arrivées parmi les beaux visages
-perdus. Il n'y a que des pins et des bruyères.
-Et cet éclair, sur la dernière ligne de la terre
-qui monte vers moi comme d'une vitre, ah!
-ce n'est que&hellip;» Et le soleil, après s'être un instant
-reposé sur le barreau de bois, laissait,
-une fois de plus, entre les ombres de tes murs,
-l'ombre morne d'un jour.</p>
-
-<p>Mais, un soir, voyageur que tu n'attendais
-plus, je suis monté vers toi.</p>
-
-<p>Du fond des nuits d'été, je t'apportais tous
-les désirs des autres maisons, là-bas, maisons
-où meurent les grandes vacances, où les enfants
-pleurent d'ennui à regarder la lueur éclatante
-de la nuit sur la vitre, maisons où nous
-t'imaginions si belle, et mouvante dans l'ombre,
-et toute peuplée de personnages, chambre inconnue!
-chambre d'amis où nous ne fûmes pas
-invités!</p>
-
-<p>Hélas, il était déjà trop tard, ce soir-là. J'ai
-cargué tes rideaux de toile, et tu ne m'as donné
-qu'à dormir. Au matin, je t'ai trouvée vide,
-et tu t'étais échouée contre l'hiver. Le froid
-posait sur mon visage découvert et sur ma fièvre
-sa bonne main douloureuse. Un pavillon de
-neige était étendu le long du balcon. Et tant de
-silence s'était fait en toi, après le long voyage
-manqué, qu'on croyait entendre déjà le bruit
-mat des premières allées et venues, dans la rue,
-le matin de Noël.</p>
-
-<div class="break"></div>
-<h4 id="ch14">II<br />
-<span class="sc">Grandes man&oelig;uvres.&mdash;Marche avant le
-jour.</span></h4>
-
-<p>Chacun de mes pas râcle la terre. Il est minuit,
-et je traîne une troupe d'hommes derrière
-moi. La route s'enfonce entre des arbres, là où
-la nuit même ne nous éclaire plus.</p>
-
-<p>C'était hier le dernier jour d'été; et Bertie,
-le paysan qui marche à mon côté, me dit:
-«Ça va être l'époque des fêtes, à présent, chez
-moi. On revient la nuit!»&mdash;Bertie, puisque
-c'est déjà fini, l'été, puisqu'il n'y faut plus penser,
-déjà, je voudrais connaître vos fêtes d'hiver,
-et la fièvre des retours par vos grands chemins
-noirs. Du côté où souffle le vent, les poteaux
-de télégraphe ont une raie de neige. Deux
-amants perdus se parlent à voix basse, le long
-de la haie. Fête des c&oelig;urs!&hellip; Halte sans fin
-dans la nuit! Et voici qu'est éclose leur maison
-toute pleine de grandes lueurs, qui font croire
-à des feux ou à l'aurore. Ce n'est pourtant
-qu'une cabane de cantonniers: le vent, depuis
-longtemps, y a fait son passage, et l'on entend
-claquer la neige et la pluie qui tombent en flaques.
-Mais les deux amants glacés pensent sans
-rien dire: «Le bonheur entrera dans la maison
-violette avec le petit jour. La porte lui sera
-familière comme au facteur que les époux guettent
-chaque matin sur la route. Car c'est ici,
-par cette nuit de décembre où nous sommes
-fous, que nous avons établi notre maison, notre
-royaume précaire et merveilleux. Les branches
-que nous avons rapportées de la fête et suspendues
-auprès de la croisée, frémissent au matin.
-Bientôt nous allumerons le feu de la journée.
-La fête pour nous ne finira pas!»</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Mais moi je continue à cheminer au fond du
-trou, menant mon troupeau d'hommes aveugles.
-Aux bords de l'horizon, la lueur de toutes les
-étoiles qui sont de l'autre côté nous fait, depuis
-deux heures, croire à la fin de la nuit. Je pense
-marcher dans l'eau, tant il me faut lutter pour
-avancer. A chaque pas, je bute du genou contre
-l'obscurité. Si je veux savoir ce que j'ai devant
-moi, j'étends la main. Je ne vois pas mes pieds,
-j'entends leur bruit pénible et lent, que double
-le battement de mon c&oelig;ur. Tout est malaisé!
-La pensée même est empêtrée dans ce paysage
-invisible. Seule, une vanité me reste, comme une
-petite flamme misérable: «De tous les hommes
-qui geignent ici, me dis-je, je suis le seul à
-connaître notre mal, qui est l'attente du jour.»
-Alors s'élève, comme un reproche, la voix de
-mon frère qui marchait près de moi dans la
-nuit. J'entends, comme un bâillement, comme
-s'il demandait grâce, Bertie le paysan m'appeler
-et dire: «Ho! qu'il me tarde qu'il fasse
-jour!»</p>
-
-<div class="break"></div>
-<h4 id="ch15">III<br />
-<span class="sc">L'amour cherche les lieux abandonnés</span></h4>
-
-<p>L'amour par les longues soirées pluvieuses,
-cherche les lieux abandonnés.</p>
-
-<p>Nous avons suivi ce chemin d'herbe qui s'en
-allait je ne sais où dans le dimanche de septembre.
-Il nous a conduits sur la hauteur où s'amassait
-la pluie comme une blanche forêt perdue.
-C'est là, dans une vigne terreuse et noircie, que
-me précédait mon amour. Je regardais avec compassion
-sous la soie mouillée ses épaules transparues,
-et sa main en arrière, selon le geste
-de son écharpe fauve et trempée, disant: «encore
-plus loin! Plus perdus encore!»</p>
-
-<p>Nous avons trouvé ce bosquet désert avec de
-grands arceaux de fer tombés, vestiges d'une
-tonnelle. On découvrait une ville au loin qui
-fumait de pluie dans la vallée. Visages humains,
-qui regardiez derrière les fenêtres, que les
-heures étaient lentes à passer devant vous dans
-les rues, et monotone à vos oreilles la sonnerie
-régulière de l'eau dans le chenal&mdash;auprès de
-la soirée errante dans les avenues de notre réduit
-de feuillage! Nous nous sommes jeté de
-la pluie à la figure et nous nous sommes grisés
-à son goût profond. Nous sommes montés dans
-les branches, jusqu'à mouiller nos têtes dans
-le grand lac du ciel agité par le vent. La plus
-haute branche, où nous étions assis, a craqué,
-et nous sommes tombés tous deux avec une cascade
-de feuilles et de rire, comme au printemps
-deux oiseaux empêtrés d'amour. Et parfois vous
-aviez ce geste sauvage, amour, d'écarter, avec
-les cheveux, de vos yeux, les branches de la
-tonnelle, pour que le jour prolongeât dans notre
-domaine les chevauchées sur les chemins indéfinis,
-les rencontres coupables, les attentes à la
-grille, et les fêtes mystérieuses que vous donnent
-la pluie, le vent et les espaces perdus.</p>
-
-<p>Mais pour le soir qui va venir, amour, nous
-cherchons une maison.</p>
-
-<p>Dans la vigne, nous avons longtemps secoué
-la porte du refuge, en nous serrant sur le seuil
-pour nous tenir à l'abri, ainsi que deux perdrix
-mouillées. Nous entendions à nos coups
-répondre sourdement la voix de l'obscurité enfermée.
-Derrière la porte il y avait, pour nous,
-de la paille où nous enfouir dans la poussière
-lourde et l'ombre de juillet moissonné; des fruits
-traînant sur des claies avec l'odeur de grands
-jardins pourris où sombrent pour la dernière
-fois les amants attardés; dans un coin des
-sarments noircis, avec de vieilles choses, amour,
-qu'en vain vous auriez voulu reconnaître; et,
-vers le soir, dans la cheminée délabrée, nous
-aurions fait prendre un grand feu de bois mort,
-dont la chaleur obscure aurait, le reste de la
-nuit, réchauffé vos pieds nus dans ses mains.</p>
-
-<p>«Quelqu'un» avait la clef de ce refuge, et
-nous avons continué d'errer. Aucun domaine
-terrestre, amour, ne vous a paru suffisamment
-déserté! Ni, dans la forêt, le rendez-vous de
-chasse comme une borne muette au carrefour de
-huit chemins égarés; ni même, au tournant le
-plus lointain de la route, cette chapelle rouillée
-sous les branchages funèbres&hellip;</p>
-
-<p>Mais le lieu même de notre amour, ce fut, par
-la nuit d'automne où nous dûmes nous déprendre,
-cette cour abandonnée sous la pluie, dont elle
-m'ouvrit secrètement la porte. Sur le seuil où
-elle m'appela tout bas, je ne pus distinguer la
-forme de son corps; et des jardins épais où
-nous entrâmes à tâtons, je ne connaîtrai jamais
-le visage réel. «Touchez, disait-elle, en appuyant
-sur mes yeux sa chevelure, comme mes cheveux
-sont mouillés!» Autour de nous ruisselaient
-immensément les profondes forêts nocturnes. Et
-je baisais sur cette face invisible que jamais
-plus je ne devais revoir la saveur même de la
-nuit. Un instant, elle enfonça dans mes manches,
-contre la chaleur de mes bras, ses mains
-fines et froides, caresse triste qu'elle aimait.
-Perdus pour les hommes et pour nous-mêmes,
-pareils à deux noyés confondus qui flottent dans
-la nuit, ah! nous avions trouvé le désert où déployer
-enfin comme une tente notre royaume
-sans nom. Au seuil de l'abandon sans retour,
-vous me disiez, amour, dont la tête encore roule
-sur mon épaule, avec cette voix plus sourde que
-le désespoir: «Jamais!&hellip; il n'y aura jamais
-de fin! Eternellement, nous nous parlerons ainsi
-tout bas, bouche à bouche, ainsi que deux enfants
-qu'on a mis à dormir ensemble, la veille
-d'un grand bonheur, dans une maison inconnue;&mdash;et
-la voix de la forêt qui déferle jusqu'à la
-vitre illuminée se mêle à leurs paroles&hellip;»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch16">LE MIRACLE DES TROIS DAMES
-DE VILLAGE</h3>
-
-
-<p>Deux dames sont en visite, chez Madame Meillant,
-dans une maison isolée, à la sortie du
-village. C'est le début d'une longue soirée de
-février. Depuis ce matin, comme une troupe
-d'hommes refoulés qui mettra tout le jour à
-s'écouler, le vent passe, chargé de neige. A la
-fenêtre basse, qui donne sur le jardin, les branches
-secouées d'un rosier sans feuilles battent
-la vitre, par instants.</p>
-
-<p>Dans leur salon fermé, comme dans une barque
-amarrée au milieu du courant, ces femmes
-parlent du temps. Ce sont trois jeunes dames,
-les plus pauvres du bourg. Madame Henry, la
-plus jeune, est celle qui a sa joue contre la fenêtre.
-La lumière du dehors, qui rejaillit sur
-l'appui mouillé de la croisée, vient doucement,
-dans l'ombre du salon, dessiner son profil.</p>
-
-<p>«Quand ma s&oelig;ur était petite, dit-elle, son
-grand désir était d'aller dehors par ces temps
-de grand vent et de neige. Maintenant encore,
-quand la neige se pose sur toutes les choses de
-la plaine, ou lorsqu'il pleut indéfiniment jusqu'au
-bout des paysages, elle voudrait être à la
-place du mécanicien qui voyage au milieu de
-l'averse, enfermé dans sa maison de vitres&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Que fait-elle donc aujourd'hui? Pourquoi
-n'est-elle pas venue?</p>
-
-<p>&mdash;Elle est restée chez nous. Elle achève sa
-toilette. Depuis longtemps, nous y travaillons
-chaque soir. Si vous saviez comme elle sera
-belle!»</p>
-
-<p>Avec quel amour craintif, elle parle de cette
-petite s&oelig;ur romanesque! Comme elle se rappelle
-précieusement ses moindres mots d'enfant!
-Pourtant il s'agit d'une jeune fille qui a couru
-déjà plus d'une aventure coupable. Madame
-Henry a tout caché. Sur cette figure très pâle,
-que l'ombre des joues creusées amincit, on n'imagine
-pas sans souffrance la rougeur que ces
-histoires ont dû faire monter. Cependant, à cette
-heure, elle parle cérémonieusement de sa s&oelig;ur
-Marie, comme d'une enfant dont on n'a jamais
-rien dit.</p>
-
-<p>Les autres lui répondent avec cette science
-très chaste que possèdent les jeunes femmes
-pour parler des jeunes filles. Et leur conversation
-se poursuit avec cette même réserve. Elles
-parlent de toutes choses ainsi. Le monde, tel
-que le décrivent leurs paroles, est fait de convenances
-et de pureté&hellip; Il y a par instants de
-grands silences, pleins de toutes les peines, de
-toute la pauvreté qu'il ne faut pas dire: alors,
-on entend s'évanouir au loin la rumeur amère
-du grand vent chassé.</p>
-
-<p>Ce soir-là, Madame Henry s'est mise au
-piano. Immobiles sur leurs fauteuils grenats, les
-dames ont écouté d'abord avec grand respect.
-Puis l'une a incliné doucement son visage,
-comme une femme qui veut qu'on lui parle tout
-bas, contre l'oreille: et l'autre, sans y songer, a
-fait comme sa compagne. Chante la douce voix
-complice, et toute misère est oubliée: les comptes
-à la chandelle, le dimanche soir, pour la longue
-semaine, et l'attente indéfinie dans la salle à
-manger, lorsque le mari ne rentre pas et que
-les enfants, après avoir joué silencieusement,
-s'endorment&hellip;</p>
-
-<p>La musique parle de promenades, de paradis
-et de fiançailles: puis elle se tait, et les dames
-reprennent plus lentement, tandis que la soirée
-s'achève, le récit de leurs souvenirs heureux.
-Madame Henry se rappelle la demeure de ses
-parents, où elles étaient autrefois, avec sa s&oelig;ur
-Marie, par les belles vêpres d'hiver, d'heureuses
-jeunes filles qui attendent. Pour les deux autres,
-Madame Defrance et Madame Meillant, la vie
-semble s'être arrêtée à l'époque des fiançailles,
-des premières promenades avec leurs maris, qui
-les emmenaient alors en voiture dans leurs
-tournées de marchands à travers les villages,&mdash;ou
-bien, le soir, à pied par les chemins, les
-aidaient à sauter les flaques d'eau&hellip; Les pauvres
-dames sont en visite, et toute misère est oubliée.
-Il ne reste plus que, par moments, ce poids sur
-le c&oelig;ur.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Cependant, près du bourg, devant une maison
-abandonnée, des gens sont ameutés. Vers cinq
-heures, la s&oelig;ur de Madame Henry est arrivée
-là, sans sa toilette neuve: avec une robe presque
-droite qui la faisait svelte et flexible comme
-une baguette de coudrier, avec un grand chapeau
-noir sous lequel on la devinait sourire. Elle avait
-l'intention de tout raconter à celui qui l'attendait;
-elle pensait qu'il l'aimerait quand même
-et qu'il lui pardonnerait. Mais lui, savait depuis
-la veille qu'«il n'était pas le premier»: fou de
-colère, il a pris avec lui des garçons et des filles
-pour aller attendre Marie au rendez-vous, dans
-la maison inhabitée. Quand l'enfant est arrivée,
-on l'a déshabillée et battue, puis enfermée à clef.
-Les filles ont ameuté les passants.</p>
-
-<p>On se presse à la fenêtre. L'enfant est blottie
-dans le coin le plus noir de la grande pièce vide
-qu'obscurcit la tombée du jour. Ils ne lui ont
-laissé par dérision que son chapeau. De son
-visage baissé, on n'aperçoit que le bout du nez.
-Elle tremble convulsivement comme un petit chat
-galeux qu'on assomme à coups de pierres.</p>
-
-<p>Les hommes du café voisin sont sortis, pour
-venir voir ça. Monsieur Meillant, légèrement
-gris, est au premier rang. Il plaisante:</p>
-
-<p>«Si ça continue, dit-il, tout le bourg va être
-là! Mais il faudrait voir la tête que va faire sa
-s&oelig;ur. Il faut aller la chercher.</p>
-
-<p>&mdash;On y est allé, dit la grande fille qui travaille
-chez la couturière. Elle n'y est pas. C'est fermé.</p>
-
-<p>&mdash;Allez donc chez moi. Elle doit être avec
-ma femme.»</p>
-
-<p>Alors la grande fille s'en va vers la maison
-isolée où les dames sont en visite, escortée d'une
-bande de gamins. Elle porte sur son bras une
-robe salie, droite comme une blouse de nuit.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Chez Madame Meillant, les trois femmes crurent
-entendre une rumeur lointaine, comme celle
-d'un grand vent qui s'en va. Elles prêtèrent
-l'oreille: mais elles s'étaient si bien accoutumées,
-durant cette longue après-midi, à l'atmosphère
-de leur salon fermé, qu'elles ne purent
-distinguer aucun bruit, pas même le tic-tac de
-la pendule.</p>
-
-<p>«On n'entend plus le balancier, dirent-elles.
-Est-ce que le mouvement est arrêté?</p>
-
-<p>&mdash;Comme il doit être tard! nous allons
-partir.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais vous conduire, dit Madame Meillant.»</p>
-
-<p>Mais, en sortant sur le perron, elles furent
-comme cet homme qui, rentrant chez lui le soir,
-ne retrouva plus sa maison. Elles firent toutes
-les trois: «Ah!» Et leur voix sonna aussi claire
-et aussi étrange que celle de ma mère, lorsqu'autrefois,
-ouvrant la porte à une heure tardive de
-la nuit, elle découvrait, entré dans notre cour,
-ainsi qu'une nappe d'eau glauque étendue, le
-mystérieux clair de lune. Elles se demandèrent
-aussitôt ce qui leur avait fait pousser ce cri: or,
-il leur était si facile de parcourir le paysage
-étalé devant elles, qu'elles se trouvaient gênées,
-comme quelqu'un qui n'a plus besoin de sa lanterne
-pour sortir dans la nuit claire de lune.
-Tout poids sur le c&oelig;ur était enlevé. Le monde
-était devenu semblable au paradis que les pauvres
-dames en visite s'étaient inventé.</p>
-
-<p>Devant elles, coulait l'avenue qui mène au
-bourg. Le grand vent avait cessé d'y gémir et
-d'y secouer les arbres. On sentait qu'il était
-passé dans un autre paysage. Cependant les
-flocons de neige continuaient à voleter longtemps
-avant de se poser: ils voltigeaient autour
-de la tête des trois femmes comme une bande
-d'oiseaux curieux, qui eussent voulu becqueter
-leurs visages, ou comme des insectes du soir
-qu'attire la lumière des yeux.</p>
-
-<p>«Allons voir au bourg ce qui s'est passé», dit
-l'une d'elles.</p>
-
-<p>Au bout de l'avenue, il y avait, près de la
-route, un coude du ruisseau, où, d'ordinaire, à
-l'heure de la soupe, des gamins déguenillés glissaient:
-on entendait leur cris pointus, à la tombée
-de la nuit, comme une sortie de l'école
-attardée. Cette fois, les femmes n'entendirent
-aucun bruit; mais, au tournant, la rivière gelée
-s'élargissait comme un fleuve. Partout au loin,
-c'était l'hiver, mais l'hiver comme dans les tableaux
-des Quatre-Saisons qui décorent les
-chambres des jeunes filles&mdash;l'Hiver, où des
-patineurs blancs et noirs, avec de grands foulards
-qui ondulent au vent, glissent au crépuscule sur
-un fond de forêts roses.</p>
-
-<p>«Hâtons-nous de monter au bourg, dirent-elles.
-Que doivent dire nos maris?» Mais il n'y
-avait plus de maris, ce n'étaient plus que des
-fiancés. Le premier qu'elles rencontrèrent fut
-Monsieur Meillant. Il arrivait en voiture vers le
-bourg et elles se rangèrent sur l'accotement. Il
-fit: «Oh!&hellip; là» et la voiture s'arrêta au bord
-de la côte qui dominait le village, de telle sorte
-que les femmes et la voiture étaient dans l'ombre
-de la terre, et que, seuls, les naseaux du
-cheval semblaient tremper dans le ciel bleu du
-soir. Monsieur Meillant parla à sa jeune femme,
-comme si elle eût été seule, ainsi qu'aux jours
-d'autrefois: «Vous voilà bien tard sur la route,
-Mademoiselle, lui dit-il. Vous ne voulez pas
-monter dans ma voiture?» Elle accepta, et ils
-s'en allèrent ainsi: lui, tenant les rênes, sa blouse
-gonflée de vent. Il ne faisait pas plus froid qu'au
-mois d'avril. Elle se rappelait son enfance, les
-places de village traversées en voiture à la
-tombée du jour. Derrière les rideaux des auberges
-allumées, passaient des ombres qui n'étaient plus
-celles des joueurs de billard.</p>
-
-<p>Les deux autres femmes continuèrent leur
-chemin, le long des haies déchiquetées dans le
-haut par la lumière du crépuscule. Telles que la
-lune, lorsqu'elle émerge avant la nuit au bord
-d'un paysage, elles arrivèrent toutes deux au
-sommet de la côte. Elles découvrirent alors les
-jardins qui entouraient le village, immenses,
-ainsi qu'elles les voyaient quand elles étaient
-petites. Madame Defrance descendit dans ces
-jardins où l'attendait son fiancé: il lui tendait
-la main pour l'aider à franchir les fossés, et le
-bras levé de la jeune femme faisait, avec son
-corps mince et tendu, comme une ligne de pureté&hellip;</p>
-
-<p>Ils disparurent et Madame Henry poursuivit
-seule son chemin. Elle se rappela ce vers d'une
-poésie apprise à l'école:</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Les chemins que le soir emplit de voix lointaines&hellip;</i></div>
-</div>
-
-<p class="noindent">et elle entendit ces voix qu'autrefois elle avait
-souvent cherché à entendre: les unes, tout près,
-plus douces que des fontaines; les autres là-bas,
-au bout du chemin qui semblait plonger de
-l'autre côté de la terre, dans l'air blanc où
-montait une étoile.</p>
-
-<p>Elle traversa le bourg sans s'arrêter: d'autres
-femmes, sur le seuil des maisons où elles habitaient
-seules comme des vierges, élevaient, au-dessus
-de leurs robes à longs plis et de leur taille
-haute, leur enfant premier-né. Elle arriva ainsi
-à la dernière maison du village, qui était abandonnée;
-et elle aperçut debout, derrière la fenêtre,
-regardant sur le chemin, une jeune fille.
-Il y avait, dans l'air et sur la vitre, cette impalpable
-fumée bleue qui flotte après la pluie, le
-soir, entre toutes choses. On ne voyait que le
-visage de la jeune fille et ses mains, appuyées à
-la vitre. Le reste de son corps disparaissait dans
-l'ombre et le reflet vert de sa chambre, comme
-dans un beau vêtement. Et les hommes qui
-arrivaient à l'entrée de ce village, fatigués de
-leur vie comme d'une longue journée de peine,
-se disaient:</p>
-
-<p>«Voici le beau domaine que j'ai vu en rêve
-une fois&hellip; Ah! et voici à la fenêtre celle que j'ai
-tant cherchée sur la terre!»</p>
-
-<p>Ils ne savaient pas que cette jeune fille s'appelait
-Marie ni qu'elle était nue parce que son
-amant avait déchiré ses habits.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch17">LE MIRACLE DE LA FERMIÈRE</h3>
-
-
-<p>Depuis plus de deux semaines j'étais à la
-campagne, dans le bourg de la Colombière, avec
-Jacques, Françoise et Isabelle, et chaque jour
-Isabelle disait, en riant au bout de chaque parole:</p>
-
-<p>&mdash;La Colombière!&hellip; Nous imaginions trois
-fermes en ruine autour d'un colombier perché
-sur une côte, avec des milliers de pigeons qui
-se seraient envolés à notre approche&hellip; Pas du
-tout! C'est une petite ville rouge et blanche
-alignée proprement sur la route&hellip;</p>
-
-<p>&mdash;Nous pensions voir des paysans, disait un
-autre. Il en passe quelquefois en voiture, qui ne
-s'arrêtent jamais!</p>
-
-<p>Et moi je répondais:</p>
-
-<p>&mdash;Prenez patience. Quelque jour, nous irons
-ensemble au hameau des Chevris. Vous verrez:
-il n'y a qu'une vieille ferme grise derrière des
-barrières blanches et la maison d'école où j'ai
-passé mon enfance, en pension chez l'instituteur.
-Je vous ferai connaître Beaulande et sa femme,
-les fermiers des Chevris.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'y compte guère, disait Françoise. Et,
-soulevant le rideau de la fenêtre, en se penchant
-un peu, elle regardait au loin curieusement&hellip; Je
-regarde où vont les voitures des gens de campagne.</p>
-
-<p>Et elle «regarda» ainsi jusqu'au jour où
-Jean Meaulnes, le fils du maître d'école des
-Chevris, nous écrivit enfin:</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<blockquote>
-<p><i>«J'irai demain vous chercher en voiture avec
-Beaulande.</i></p>
-
-<p><i>«Beaulande a bien changé depuis que tu l'as
-connu. Il boit. Le peu d'argent qu'il a gagné lui
-a tourné la tête. Il veut mettre son plus jeune fils
-Claude en pension à Paris. Sa femme se désole,
-le petit n'y tient guère et Beaulande a pensé à
-toi pour les convaincre. Car on parle toujours de
-toi, ici; on se rappelle le temps où tu passais
-dans la cour de la ferme comme un petit seigneur,
-avec ta blouse noire et ton grand col blanc.</i></p>
-
-<p><i>La mère Beaulande me répétait l'autre jour:
-«il y a quinze ans de cela, mais je le vois encore.
-Il avait dans les neuf ans. Il s'appuyait contre
-un chenet, et il m'a dit tout d'un coup, après
-m'avoir longtemps regardée tourner dans la maison:&mdash;Madame
-Beaulande!&mdash;Quoi donc,
-mon mignon!&mdash;Vous êtes bien comme une espèce
-de reine!&hellip;» Et elle riait encore comme
-alors, la tête en arrière, d'un grand rire tranquille.</i></p>
-
-<p><i>«Elle aussi a beaucoup changé, pourtant, et
-vieilli. On raconte, je ne sais pourquoi, que la
-mauvaise conduite de Beaulande lui a dérangé la
-tête et qu'elle est un peu folle.</i></p>
-
-<p><i>«Dis bien à Isabelle et à Françoise, pour
-qu'elles n'aient pas de déception, que les paysans
-ne ressemblent guère à ce qu'elles imaginent, et
-que, d'ailleurs, personne au monde ne peut se
-vanter de les connaître.»</i></p>
-</blockquote>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Ce fut une belle promenade en voiture, par
-les chemins de traverse. Nous nous enfoncions,
-par instants, sous les branches des haies, et les
-roues grinçaient dans le sable fin des ornières.
-Françoise disait qu'il lui semblait, dans les allées
-d'un immense jardin, voyager sous les arbres.</p>
-
-<p>Puis le chemin monta. Nous commençâmes
-d'apercevoir entre les haies interrompues, par
-delà les terres plus arides et plus grises, tout un
-grand paysage liquide.</p>
-
-<p>&mdash;De chez nous, disait Beaulande, on découvre
-par les temps clairs plus de vingt lieues de
-pays. Et il appelait un à un par leurs noms ces
-villages perdus qui tremblaient à l'extrême horizon.</p>
-
-<p>&mdash;Paris est là-bas, dit-il en riant, et d'un geste
-vague, avec son fouet, il montrait la vallée qui
-tournait et se perdait au loin, comme une lente
-rivière toute voilée de vapeurs, semée de fermes
-dans des bouquets d'arbres, pareilles à des îles
-bleues.</p>
-
-<p>Il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Le petit va bientôt y partir: les vacances
-s'achèvent&hellip;</p>
-
-<p>Dans ce calme paysage où l'été finissait, un
-train passa, comme un regret. Sa fumée blanche
-monta, tout près de nous, derrière une haie.
-Nous l'entendîmes plus loin rouler sur un petit
-pont, et nous imaginâmes, là-bas, le ruisseau où
-cet hiver, entre les roseaux cassants et gelés, le
-petit Beaulande ne viendrait plus, silencieusement,
-en fraude, tendre ses cordes à poissons.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, me dit Françoise, le train qui l'emmènera.
-Mais pourquoi veut-on qu'il s'en aille?
-Et s'il s'ennuie en pension?&hellip; Et s'il regrette
-sa campagne, comme vous?&hellip;</p>
-
-<p>Certes, le petit Beaulande regretterait les longues
-journées d'hiver aux Chevris, lorsque, enfermé
-dans une étude moisie d'un lycée de Paris,
-il regarderait la grande pluie de décembre
-plaquée par le vent sur les vitres, ou lorsque,
-prêtant l'oreille à quelque voix perdue de ses
-souvenirs, il entendrait seulement monter de la
-rue le morne cri captif des raccommodeurs et
-des marchands d'oiseaux.</p>
-
-<p>Il n'irait plus, les matins de gelée blanche, à
-sept heures, avec les autres, attendre devant
-l'église que le curé sortît de son presbytère en se
-frottant les mains, et vînt sonner à la petite
-cloche les trois coups du catéchisme.</p>
-
-<p>Avec quel regret il se rappellerait ces lointaines
-matinées!&hellip; En sortant de l'école, à midi,
-dans la cuisine de la ferme, il se glissait sans
-rien dire pour attendre le goûter. C'était le
-dégel, et des flaques d'eau froide tombaient des
-pailliers dans la cour. Il mangeait bien vite et
-repartait en courant, avec ses poches remplies
-de châtaignes bouillies.</p>
-
-<p>Le soir, un peu avant l'angélus, à l'heure où
-l'épicerie du hameau s'allume et sonne, les demoiselles
-institutrices venaient chercher du lait.
-Elles attendaient un instant dans l'ombre, sur le
-pas de la porte, qu'on les eût servies, et elles
-faisaient, au moment de partir, des gestes si
-doux et de si beaux saluts que l'enfant paysan
-courait se cacher dans quelque grange, tant il
-se sentait de honte auprès d'elles.</p>
-
-<p>Et parfois, le jeudi matin, il découvrait, en se
-levant, toute la cour de la ferme et les prés,
-là-bas, jusqu'à la rivière enfoncés dans la neige.
-Au loin, dans les creux du paysage, on apercevait
-quelques métairies pareilles à celles qu'on
-voit sur les images et les calendriers. Toute
-serrée entre la neige et le ciel bas, appuyée
-contre un grand arbre mort, chacune d'elles
-paraissait seule dans la campagne abandonnée&hellip;
-Alors, le petit Claude se prenait à courir droit
-devant lui, en se retournant de temps à autre,
-pour regarder la trace de ses sabots; puis, choisissant
-sur le chemin l'endroit le plus blanc et
-le plus scintillant, il s'y couchait de tout son
-long, le nez en avant, pour y faire son portrait.</p>
-
-<p>Après midi, quand il revenait au même endroit,
-le menton dans le cache-nez que sa mère
-lui avait mis, le haut de sa rude petite figure
-fouetté par le vent, il retrouvait intact le creux
-que son corps avait fait dans la neige. Il lui
-semblait que personne ne passerait là jamais
-plus; qu'il était le maître de tout ce pays
-blanc et il reprenait sa course à travers le
-grand après-midi gelé, comme un patineur qui
-s'élance sur un lac immense, en poussant un cri
-de plaisir!</p>
-
-<p>Prisonnier, dans l'étude, quand le veilleur
-viendrait allumer les lampes, avec quel regret
-il se rappellerait les soirs purs et glacés qui,
-lentement, descendaient sur ces belles journées
-d'hiver!&hellip; Il s'en revenait alors, entre les champs
-de neige, qui faisaient sous la nuit tombante de
-grandes lueurs immobiles, vers la ferme chaude
-et vivante où les travaux des hommes cessaient,
-tandis que sa mère, avec les domestiques, préparait
-le repas. Elle prenait le petit sur ses genoux,
-lui enlevait ses bas humides, les glissait dans les
-hauts chenets de fer. Puis, assise dans un coin
-de la vaste cheminée noire, elle s'attardait un
-instant à faire chauffer les jambes nues de son
-dernier-né&hellip;</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Entre deux haies serrées, par un petit chemin
-tournant, la voiture filait en frôlant les ronces
-et déboucha soudainement dans la cour des
-Chevris. Il y avait, dans un pré voisin, auprès
-des barrières de la grande entrée, la machine à
-battre. On l'entendait depuis le matin bourdonner
-comme une grosse guêpe prise dans le
-beau temps.</p>
-
-<p>Les hommes, au faîte de la machine, dans la
-paille poussiéreuse, continuaient, sans vouloir
-prendre garde aux visiteurs, leur travail rythmé
-qui ressemble à un grand jeu pénible. C'est à
-peine si deux d'entre eux se dressèrent, la main
-au front, pour nous regarder. Les autres disaient
-à haute voix, dans le bruit de la batteuse, des
-mots que nous n'entendions pas et que nous
-sentions pleins de reproches et d'hostilité.</p>
-
-<p>Meaulnes et Beaulande étaient partis à la
-recherche du petit Claude. Descendus de la voiture,
-nous restâmes immobiles un instant au
-milieu de la cour, Françoise, Isabelle, Jacques
-et moi, serrés les uns contre les autres, un peu
-gauches et ridicules comme quatre Anglais
-débarqués. Et je revois Françoise si gênée sous
-le regard des paysans, si malheureuse, qu'elle fit
-le geste soudain de se réfugier contre l'un de
-nous.</p>
-
-<p>La porte et le volet de la grande cuisine noire
-étaient ouverts; mais personne ne sortit sur la
-plus haute marche pour nous regarder venir et
-nous faire bon accueil. Nous entrâmes, et
-Meaulnes nous fit asseoir autour de la table où
-l'on avait posé une jatte de lait.</p>
-
-<p>Sans nous dire bonjour, ou si bas qu'on ne
-l'entendit pas, la fermière entra pour nous servir.
-Je reconnus cette figure rude et amicale et je fis
-un mouvement comme pour aller vers elle. Mais,
-la tête basse, elle distribua lentement les assiettes
-sans vouloir nous jeter un regard et s'en retourna
-dans une chambre voisine.</p>
-
-<p>&mdash;Vous irez la trouver, m'avait dit Beaulande;
-vous lui parlerez; mais vous verrez
-qu'elle n'est pas commode à prendre.</p>
-
-<p>Je la trouvai près d'une croisée basse, à
-rideaux rouges, à demi obstruée par les reines-marguerites
-d'un profond jardin vert. Elle cousait
-avec obstination, et je vis bien, tout de suite,
-que je ne la «prendrais» pas.</p>
-
-<p>Lorsqu'elle leva la tête enfin, pour me répondre,
-ce n'était plus cette femme paisible, ni ce
-visage confiant de la paysanne qui me souriait
-jadis, mais une pauvre figure affolée et ruinée,
-que battait une mèche de cheveux gris sortis de
-sa coiffure; et elle me parlait de sa forte voix
-campagnarde, comme si elle se fût adressée à
-une troupe de gens ameutés contre elle. Immobile,
-mais soulevant la tête, à chaque mot, elle
-me jetait amèrement des reproches:</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc s'occupera de ses affaires? disait-elle,
-et qui donc raccommodera son linge?&hellip;
-C'est-il vous qui le soignerez s'il est malade!&hellip;
-Si loin que ça de chez nous, à cent dix lieues,
-jamais il ne s'habituera! On n'ira jamais le voir&hellip;
-Ecrire des lettres? Je ne sais pas lire et je ne
-sais pas écrire!</p>
-
-<p>Sans se lasser, elle continuait:</p>
-
-<p>&mdash;Jamais on n'avait envoyé nos garçons chez
-les autres. Jamais on n'en avait loué un&hellip;</p>
-
-<p>Et comme je disais, un peu honteux, que
-c'était la volonté de son père:</p>
-
-<p>&mdash;Un homme qui boit, répondit-elle, et qui
-est perdu maintenant, fallait-il l'écouter?</p>
-
-<p>Elle avait laissé son ouvrage. Elle était dressée
-près de la fenêtre, à contre-jour, et je la revis
-un instant comme jadis, lorsque j'étais un enfant
-campagnard semblable au petit Claude,&mdash;patronne
-de quatre servantes et commandant tout
-un peuple de volailles, haranguant au milieu de
-la cour un océan de poulets blancs, jetant
-avec lenteur de grandes poignées de mil et poussant
-un long cri traînant sur la campagne de
-midi, qui faisait accourir, tête baissée, là-bas,
-dans le petit chemin, deux, trois, quatre&hellip; sept
-poulets en retard!</p>
-
-<p>Beaulande, pendant ce temps, faisait battre
-en vain les alentours de la ferme pour trouver
-l'enfant:</p>
-
-<p>&mdash;Il s'est caché, disait-il avec un rire fâché.
-On ne le tient pas!</p>
-
-<p>Jusqu'à notre départ, en effet, le petit Beaulande
-resta perdu, soit que les valets de ferme
-fussent de connivence avec lui, soit plutôt qu'il
-fût enfoncé dans une de ces cachettes que, seuls,
-connaissent les enfants des domaines, au creux
-d'une meule de paille ou dans un trou au bord
-de la rivière.</p>
-
-<p>Peut-être, plein d'une révolte silencieuse et
-entêtée, resterait-il là deux jours sans manger
-et sans bouger, comme cette fois où le maître
-d'école l'avait injustement battu. Peut-être, tout
-près de nous, dans un coin du grand domaine
-complice, regardait-il partir, avec rancune et
-moquerie, notre petite troupe déçue, et, dès que
-nous aurions tourné dans le chemin, le verrait-on,
-mêlé soudain au groupe des valets, travailler
-sans rien dire.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Aux premières grandes pluies d'octobre, nous
-avons quitté la Colombière. De grand matin,
-tandis que les fougères des talus dégouttaient
-dans le brouillard, nous sommes passés à pied devant
-les Chevris, pour aller prendre le train.</p>
-
-<p>De loin, nous entendions chanter, dans une
-grande terre voisine de la route, et nous nous
-sommes arrêtés un instant, pour écouter en
-silence. Je connaissais ce grand chant du labour,
-dont on ne peut jamais dire s'il est plein de
-désespoir ou de joie, ce chant qui est comme la
-conversation sans fin de l'homme avec ses bêtes,
-l'hiver, dans la solitude. Mais jamais l'homme
-qui chantait, de cette voix lente et traînante
-comme le pas des b&oelig;ufs, ne m'avait paru si
-désespéré d'être seul.</p>
-
-<p>C'était Beaulande. Nous l'entendîmes, au bout
-du sillon, gourmander lentement son attelage
-et arrêter, derrière la haie, la charrue, qui fit un
-bruit de chaînes. Il vint à nous:</p>
-
-<p>&mdash;Le petit est parti depuis le début de la
-semaine, dit-il. On a fini par le décider. Seulement,
-voilà, les nouvelles sont mauvaises, ce
-matin.</p>
-
-<p>Il chercha sous sa blouse, dans sa ceinture,
-une lettre pliée, qu'il me tendit. L'enfant écrivait
-qu'il ne pourrait jamais s'habituer, que les
-autres l'avaient battu et qu'il voulait revenir,
-«parce que, disait-il, mon père est à la charrue,
-maintenant, et je suis sûr qu'il a besoin de
-moi.»</p>
-
-<p>&mdash;J'avais fait cela pour son bien, nous dit
-Beaulande en baissant la tête. J'ai eu tort, il
-faut croire&hellip; J'ai bien caché la lettre à la maison,
-mais la maîtresse a l'air de se douter de
-quelque chose.</p>
-
-<p>Le train était annoncé. Nous entendions,
-dans la vallée, la cloche de la petite gare. Il
-nous fallut quitter Beaulande et reprendre notre
-route, après l'avoir consolé tant bien que mal.
-Longtemps nous avons ignoré ce qui s'était
-passé à la ferme des Chevris après notre départ,
-et c'est Jean Meaulnes qui, l'autre jour, m'a
-conté ce qui suit.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le soir même, à la tombée de la nuit, il y
-avait eu, dans une étable, entre le fermier et sa
-femme, une de ces disputes autour desquelles
-tout le monde s'écarte parce qu'elles sont rares
-et terribles. Elles rompent l'accord silencieux de
-la ferme et l'ordre établi. On ne sait plus qui est
-le maître. Et la servante, qui obéit d'ordinaire à
-la femme, craint de passer auprès du fermier.</p>
-
-<p>On avait connu déjà cette sorte d'angoisse,
-lorsque le frère de Beaulande, devenu fou, errait
-chaque nuit autour du domaine, pour mettre le
-feu aux meules de paille, et, récemment encore,
-quand une des servantes avait raconté que
-Beaulande rôdait autour d'elle.</p>
-
-<p>Ce soir-là, comme alors, il y eut donc, au
-c&oelig;ur de la ferme, un grand désordre silencieux.
-Le berger, voyant la fermière toute tremblante,
-avait voulu l'aider. Il avait oublié de faire rentrer
-ses moutons, qui étaient restés longtemps serrés
-les uns contre les autres, à bêler dans la cour.
-Enfin, la plus vieille des servantes elle-même
-était entrée, toute pensive, dans l'écurie aux
-juments, pour traire les vaches, et Beaulande
-lui avait demandé rudement ce qu'elle venait
-faire là&hellip;</p>
-
-<p>Elle en était restée troublée. C'était elle qui,
-chaque matin, ou plutôt chaque nuit, vers trois
-heures, se levait la première pour mettre l'eau
-de la soupe sur le feu. Sitôt éveillée, elle se leva
-cette nuit-là, comme d'habitude, cassa du bois
-et remplit d'eau la marmite. C'est alors qu'accroupie,
-la tête basse, réfléchissant devant l'eau
-qui commençait à tourner et à chanter, elle
-entendit sonner les douze coups de minuit&hellip;</p>
-
-<p>Elle s'était levée trois heures trop tôt.</p>
-
-<p>Son ouvrage était trop avancé pour qu'elle
-pût songer à se remettre au lit. Pour passer le
-temps, elle voulut faire, un falot à la main, une
-ronde dans le domaine. Il tombait une pluie
-froide, et sa lanterne s'éteignit deux fois. Elle
-s'obstina, sans savoir pourquoi, et entrant dans
-l'écurie chaude où les juments, debout sur leurs
-quatre pieds, dormaient, la vieille femme, inquiète,
-leva sa lanterne et la fit tourner à la
-hauteur de ses yeux. La jument blanche n'y
-était plus. Ni, dans la remise, la vieille basse
-voiture bourbonnaise.</p>
-
-<p>Elle comprit tout de suite que la fermière
-s'était enfuie. Et elle se mit à marmotter quelque
-chose tout bas.</p>
-
-<p>Elle éveilla le fermier, qui courut appeler
-Jean Meaulnes, son voisin, et longtemps, tous
-les deux, ils cherchèrent dans la boue, à la
-lueur du falot, les traces des roues que la pluie
-avait effacées.</p>
-
-<p>Durant deux jours, ce furent, dans les environs,
-des recherches vaines. Beaulande, accablé,
-ne disait rien. De temps à autre, seulement, il
-répétait les mêmes phrases:</p>
-
-<p>&mdash;Elle est perdue, ma femme. Elle ne peut
-pas se retrouver. Elle ne connaît pas les routes.
-Elle est perdue dans les marnières&hellip;</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le troisième jour, de grand matin, Jean
-Meaulnes, qui devait partir, avec le fermier,
-pour continuer à battre la contrée, s'éveilla
-dans sa chambre aux poutres basses. Il se retourna
-sur sa couche. Dans la fenêtre obscure,
-comme dans un vitrail, s'allumaient les rouges,
-les jaunes et les bleus profonds du soleil levant.</p>
-
-<p>Une petite pluie vint mouiller la vitre.</p>
-
-<p>Il s'habilla silencieusement et descendit l'escalier.
-Il faisait jour, déjà. Mais c'était le jour
-bas du grand matin, ce jour pâle et précis
-comme un clair de lune, dans lequel il semble
-que toutes les choses soient posées comme des
-décors avant que la vie réelle ne commence.</p>
-
-<p>Il sortit. La petite grille de l'école grinça et
-se referma lourdement. On entendit, dans le
-hameau, le cri d'un coq. Puis tout redevint
-silencieux et immobile.</p>
-
-<p>Meaulnes s'engagea dans la courte allée qui
-menait chez les Beaulande. Il écoutait son pas
-égal, le seul bruit de cette heure, et, sourdement,
-profondément, le battement de son c&oelig;ur,
-lorsque, levant la tête, à dix pas devant lui, il
-aperçut, devant les barrières blanches, une voiture
-arrêtée.</p>
-
-<p>Il se dit, presque à mi-voix:</p>
-
-<p>&mdash;On dirait Claude Beaulande et sa mère&hellip;</p>
-
-<p>Sur le siège, en effet, une femme en bonnet
-blanc, penchée, semblait guetter dans la cour
-quelqu'un qui vînt lui ouvrir. Le petit Claude,
-à côté d'elle, un vieux chapeau de paille noircie
-abaissé sur les yeux, grelottait.</p>
-
-<p>La jument, la tête tombée entre les pattes de
-devant, paraissait fatiguée comme si elle eût
-voyagé toute la nuit. La lanterne, encore allumée,
-jetait sur la croupe de la bête une lueur
-étrange. Et une fine petite pluie continuait à
-tomber, qui faisait briller vaguement la paille
-étalée sous les pieds des voyageurs.</p>
-
-<p>Au moment où Meaulnes allait interpeller la
-femme, quelqu'un, de l'intérieur, ouvrit les grandes
-barrières, et la voiture, en cahotant, pénétra
-dans la cour.</p>
-
-<p>Tandis que le valet de ferme commençait à
-dételer la jument, la femme et l'enfant descendirent
-lentement et à reculons, à la façon des
-paysans, et la mère Beaulande alla cogner au
-volet de la porte.</p>
-
-<p>On entendit, à l'intérieur, la servante s'approcher
-en traînant ses sabots; elle ouvrit le
-volet d'abord, puis la porte:</p>
-
-<p>&mdash;Salut, maîtresse, dit-elle d'une voix basse
-et étranglée. Vous l'avez donc ramené?</p>
-
-<p>&mdash;Il a bien fallu, répondit l'autre simplement.
-Puis elle s'en alla, au fond de la chambre,
-dans l'obscurité, changer de robe pour le travail
-du jour.</p>
-
-<p>La pluie avait cessé. Le village s'éveillait. Sur
-la côte sonnait, à toute volée, comme au matin
-d'une fête, la messe de sept heures.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch18">PORTRAIT</h3>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>Nous savons ce que c'est que
-d'avoir du regret, du remords&hellip;;
-de la contrition sans avoir failli
-et sans rien avoir à se reprocher;
-du péché sans avoir péché; et que
-ce sont les plus profonds et les
-plus ineffaçables.</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Charles Péguy.</span></p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Il se nommait Davy. Je l'avais connu, à quinze
-ans, au lycée de B., où j'ai préparé&mdash;dix mois&mdash;le
-concours de l'Ecole Navale. Il devait être fils
-de pêcheur ou de matelot. Il portait, à la promenade,
-une pélerine trop courte, comme nous tous,
-mais la sienne laissait passer deux énormes mains
-gourdes et gonflées.</p>
-
-<p>Il était peu remarquable. A voir sa petite tête
-basse et son corps d'adolescent, vous n'eussiez
-pas deviné sa vigueur extraordinaire. Sa laideur
-même était insignifiante. Il avait les traits courts
-et la bouche avancée, comme un poisson; des
-cheveux sans couleur qu'il lissait avec sa main
-lorsqu'il était perplexe&hellip;</p>
-
-<p>J'ai vécu longtemps près de lui sans le voir.
-Il était vétéran dans ce lycée où j'arrivais. Il
-fréquentait un groupe où je n'avais nulle envie
-d'entrer. C'était une dizaine d'anciens mousses
-de «La Bretagne», grossiers et taciturnes, préoccupés
-seulement de fumer en cachette. Ils ne
-s'appelaient entre eux que par leurs sobriquets:
-La Bique, <i lang="en" xml:lang="en">Coachman</i>, Peau-de-Chat&hellip; Et lorsque,
-pour la première fois, je m'adressai poliment à
-Davy: «Dis donc, Davy, s'il te plaît&hellip;» il me
-regarda d'un &oelig;il morne, et, se frottant d'une
-main la peau du visage qu'il avait fort déplaisante,
-il me donna ce renseignement:</p>
-
-<p>&mdash;On ne m'appelle pas Davy; mon nom, c'est
-Peau-de-Chat.</p>
-
-<p>Puis, se tournant vers son voisin, il se prit à
-rire lourdement.</p>
-
-<p>Longtemps, j'évitai de lui parler. Je l'apercevais
-parfois dans un groupe, faisant des tours
-de force ou donnant à la ronde des claques, avec
-ses larges mains molles qui faisaient rire tout le
-monde. Il semblait aimer sa misère. Je lui en
-voulais de n'être pas plus malheureux. Et je
-passais les récréations avec des externes distingués
-qui m'interrogeaient sur Paris, les théâtres&hellip;</p>
-
-<p>Vers le mois de mai, Davy qui travaillait son
-examen avec application fut classé premier, en
-même temps que moi, dans une composition,
-française ou latine, je ne me rappelle pas. Ceci
-nous rapprocha. Parfois, en étude, il venait comparer
-sa version à la mienne; et nous causions un
-instant. Il n'était pas satisfait comme je l'avais
-cru. Il avait, comme tous les autres, l'immense
-désir d'être un jour officier de marine, mais il
-n'espérait pas y parvenir. Je n'ai même jamais
-vu de jeune homme à ce point dépourvu d'espérances.
-Il parlait de lui-même avec un mépris
-absolu. Et lorsque je lui faisais quelque éloge, il
-avait une façon de hocher la tête et de souffler
-du nez&hellip; Pourtant je lui ai connu aussi des
-instants d'abandon, des gestes pleins de douceur
-et de gaucherie; il faisait l'aimable, le plaisant;
-il disait de petites phrases bêtes qui le rendaient
-tout à fait ridicule.</p>
-
-<p>De ces conversations, maintenant que je sais
-ce qu'il est advenu de Davy, maintenant, je
-cherche vainement à retrouver quelques bribes.
-Nous ne parlions qu'examens et compositions.
-Il ne me serait pas venu à l'idée de lui parler
-d'autre chose. Et cependant il me reste, de ces
-mois d'été 1901, deux ou trois souvenirs que je
-veux fixer ici pour mon inquiétude et pour mon
-regret&hellip;</p>
-
-<p>Le matin, de très bonne heure, nous descendions
-dans la cour, et l'on nous accordait une
-courte récréation avant de rentrer en étude.
-C'était une petite cour pavée, tout entourée de
-murs. A cette heure, le soleil n'y donnait pas
-encore. Nous étions plongés dans une ombre
-glacée. Mais sur le toit voisin de l'Hôtel des
-Postes, nous apercevions, en levant la tête, les
-fils du télégraphe bleuis, dorés, rougis par le soleil
-levant et qui tremblaient sous le chant de
-mille petits oiseaux.</p>
-
-<p>Personne ne criait ni ne jouait. Certains fumaient
-une cigarette, cachée dans le creux de
-leur main, au fond de leur poche, et se promenaient
-de long en large sous le préau; les autres
-s'entassaient auprès d'un portail condamné, dans
-une sorte de trou formé par une brusque descente
-qui mettait la cour de niveau avec la
-rue voisine. On s'asseyait, les jambes pendantes,
-sur les parapets de ce trou, sur les crochets de fer
-qui condamnaient le portail. On ne voyait pas
-dans la rue, mais parfois, contre les battants,
-tout près, tout près de soi, on entendait le pas de
-quelqu'un qui s'éloignait&hellip;</p>
-
-<p>Tous, nous avions la tête lourde, l'estomac
-vide, une fièvre lente&hellip; Il y avait parfois de brusques
-réveils de cette torpeur, une poussée, de
-grandes tapes. «La Bique» interpellait «Peau-de-Chat».
-Des rires. On faisait sauter bien loin
-le livre ou le béret de quelqu'un, et tous couraient
-après&hellip; Puis, lentement, les uns après les autres
-ils venaient se rasseoir.</p>
-
-<p>C'est par un de ces matins-là, vers la fin de
-la récréation, que je découvris, dans une anthologie,
-une page de <i>Dominique</i>:</p>
-
-<blockquote>
-<p>La distribution avait lieu dans une ancienne chapelle
-abandonnée depuis longtemps, qui n'était ouverte
-et décorée qu'une fois par an pour ce jour-là.
-Cette chapelle était située au fond de la grande cour
-du collège; on y arrivait en passant sous la double
-rangée de tilleuls dont la vaste verdure égayait un
-peu ce froid promenoir. De loin, je vis entrer Madeleine
-en compagnie de plusieurs jeunes femmes de
-son monde en toilette d'été, habillées de couleurs
-claires, avec des ombrelles tendues qui se diapraient
-d'ombre et de soleil. Une fine poussière, soulevée
-par le mouvement des robes, les accompagnait comme
-un léger nuage, et la chaleur faisait que des extrémités
-des rameaux déjà jaunis une quantité de
-feuilles et de fleurs mûres tombaient autour d'elles,
-et s'attachaient à la longue écharpe de mousseline
-dont Madeleine était enveloppée&hellip; etc.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Jusqu'à ce passage, que je cite aujourd'hui
-par c&oelig;ur:</p>
-
-<blockquote>
-<p>&hellip; Et quand ma tante, après m'avoir embrassé,
-lui passa ma couronne en l'invitant à me féliciter,
-elle perdit entièrement contenance. Je ne suis pas
-bien sûr de ce qu'elle me dit pour me témoigner
-qu'elle était heureuse et me complimenter suivant
-l'usage. Sa main tremblait légèrement. Elle essaya,
-je crois, de me dire:</p>
-
-<p>«Je suis bien fière, mon cher Dominique», ou
-«c'est très bien».</p>
-
-<p>Il y avait dans ses yeux tout à fait troublés
-comme une larme d'intérêt ou de compassion, ou
-seulement une larme volontaire de jeune femme
-timide&hellip; Qui sait! Je me le suis demandé souvent,
-et je ne l'ai jamais su.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Lecture comme une longue épingle fine enfoncée
-dans le c&oelig;ur de l'adolescent que j'étais&hellip; Je
-ne pus supporter de la garder pour moi seul. Je
-me levai. Je marchai un instant, tenant le livre
-ouvert à la page, et j'aperçus Davy, immobile,
-adossé contre le mur du préau. Les mains aux
-poches, enfoncé dans un gros paletot bleu, il semblait
-grelotter à l'ombre trop fraîche. Je lui dis:
-«Tiens, lis donc ça!» Il lut debout, lentement,
-et leva la tête lorsqu'il eut terminé: son visage
-n'exprimait pas l'admiration que j'attendais,
-mais une gêne indéfinissable et insupportable.
-Il eut un sourire forcé, me mit la main sur l'épaule
-et se prit à me secouer doucement, en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, voilà ce qui arrive!&hellip;</p>
-
-<p>Me trompé-je et mes souvenirs sont-ils déformés
-par ce que je sais maintenant: il me semble
-qu'à cette époque Davy modifia légèrement ses
-habitudes. Il quittait parfois ses amis et s'insinuait
-dans le groupe des externes «pour voir ce
-que nous disions». Je le vis s'appliquer à des
-tâches que l'examen ne réclamait pas. On nous
-faisait lire à tour de rôle, à la fin des classes de
-français; et les anciens mousses, qui n'avaient
-pas à cet égard comme les externes des prétentions,
-méprisaient cet exercice. Or on vit un jour
-Davy s'essayer à bien lire. Ce fut un effort que le
-professeur encouragea, mais dont l'échec fut
-complet. Il s'efforçait de lire avec naturel; c'est-à-dire
-qu'il donnait aux dialogues de Corneille
-le ton détaché d'une conversation; il faisait disparaître
-tous les <i>e</i> muets avec tant de hâte et
-tant de gêne que le souffle lui manquait avant
-la fin des phrases&hellip; Dans la cour, le soir, au
-milieu de ses compagnons ordinaires, il se mit à
-contrefaire soudain sa lecture essoufflée, puis il
-se prit à rire follement en distribuant au hasard
-des bourrades et des coups de pied.</p>
-
-<p>A quelque temps de là, au début de juillet, le
-Cirque Barnum vint à B. J'errais, un matin de
-congé, dans la banlieue déserte de la ville, lorsque
-je rencontrai Davy, dés&oelig;uvré comme moi, qui
-me proposa de descendre vers la Place du Vieux-Port,
-où l'on achevait de monter le cirque américain.</p>
-
-<p>Toute une vie extraordinaire s'était installée
-sur la place naguère semée de tessons et de
-cailloux comme un terrain vague. Des personnages
-exotiques glissaient entre les tentes carrées
-en nous regardant du coin de l'&oelig;il. Des serviteurs,
-en silence, se hâtaient vers une tâche que
-nous ne connaissions pas. Tout là-bas, des réfectoires
-immenses, montait, par bouffées, un bruit
-énorme de vaisselle remuée.</p>
-
-<p>Ici, à l'ombre des arbres, des chameaux somnolaient;
-un grand diable vêtu de toile s'efforçait
-de les réveiller et leur tenait en anglais un
-petit discours que Davy et moi nous avons
-compris. Dans la partie haute de la place, un
-éléphant poussait un tronc d'arbre et, sous les
-taches alternées d'ombre et de soleil, deux
-hommes étrangement enveloppés dans des pagnes,
-l'encourageaient d'un mot guttural, incompréhensible
-et toujours le même.</p>
-
-<p>Il était près de onze heures, lorsque, à regret,
-nous descendîmes vers la ville, en suivant les
-grandes tentes blanches et grises, comme un
-long mur où le soleil donnait. Je commençais à
-souffrir de la soif, de cette soif du matin, qui ne
-s'apaise pas avec du vin, mais qui donne le désir
-de s'asseoir à l'ombre sur l'herbe fraîche et de
-regarder couler l'eau du ruisseau. Je voulais
-demander à Davy s'il avait soif aussi, lorsque
-soudain le vent d'été, soulevant un pan du mur
-de toile, nous découvrit un coin du campement.
-Tous les deux, nous regardâmes avec curiosité&hellip;
-C'était, entre les tentes, une sorte de cour intérieure,
-qui me parut immense. Au fond, assise à
-l'ombre et nous tournant le dos, une jeune fille,
-qui devait être une écuyère, lisait. Sur son cou
-délicat retombaient ses cheveux noués. Elle était
-renversée dans sa chaise et ne nous voyait
-pas. Elle paraissait si loin de nous, dans un jardin
-si frais, si paisible et si beau, qu'il nous semblait
-l'avoir découverte avec une lunette d'approche.</p>
-
-<p>Je me tournai vers mon compagnon et je lui
-souris. Il me regarda fixement une seconde et
-leva la main comme pour me dire: Ne fais pas
-de bruit&hellip; Puis, avec précaution, il rabattit le
-morceau de toile, et nous partîmes tous les deux
-à pas de loup.</p>
-
-<p>C'est peu après que je quittai le lycée de B.
-En fouillant dans mes souvenirs, je ne revois
-plus Davy qu'un soir, le soir du 14 juillet de
-cette année-là. Ce jour de fête s'était terminé par
-un défilé de gens des faubourgs, sous des lampions
-enflammés, qui chantaient des refrains ignobles.
-A onze heures, Davy et moi nous décidâmes de
-rentrer. Dans la rue du lycée, déserte, des lanternes
-brûlaient. Ailleurs, bien loin, ce devait
-être une extraordinaire nuit d'été. Une fille de
-notre âge, que nous connaissions je ne sais comment,
-nous rencontra et nous annonça fièrement:</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez? J'ai été raccrochée par deux
-officiers!&hellip;</p>
-
-<p>Avec une espèce de rire tremblant et colère,
-Davy lui répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! Si jamais j'arrive officier, c'est
-pas encore après toi que je courrai!</p>
-
-<p>Et il me regarda, sûr de mon approbation,
-comme s'il voulait dire: «Nous savons bien,
-nous, après quelles femmes nous courrons&hellip;»</p>
-
-<p>Il y a dix ans que je n'ai pas revu Davy et je
-sais maintenant que je ne le reverrai jamais. Je
-n'ai pas d'autre souvenir de lui que deux anciennes
-cartes postales auxquelles je n'ai pas
-songé à répondre, et cette coupure d'un journal
-récent:</p>
-
-<blockquote>
-<p>Un enseigne de vaisseau, François Davy, âgé de
-vingt-quatre ans, embarqué à bord du croiseur X,
-s'est tiré, ce matin, un coup de revolver d'ordonnance
-dans la bouche. Désolé d'avoir été éconduit
-par le père d'une jeune fille qu'il aimait, il écrivit à
-son père une lettre désespérée et, s'enfermant dans
-une chambre qu'il avait louée à B., tenta de mettre
-fin à ses jours.</p>
-
-<p>Il eut la boîte crânienne traversée.</p>
-
-<p>Il a été transporté dans un état désespéré à l'Hôpital
-Maritime.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Qui eût jamais pensé cela de Davy! Personne
-ne comprend. Il avait si bien réussi. Il était si
-fier. Il avait dit: «Maintenant que je suis reçu,
-je me fous de tout!» Son frère voulait arriver
-comme lui. Ses parents ne faisaient rien sans le
-consulter&hellip;</p>
-
-<p>Il agonise, maintenant, derrière une porte. Il
-est midi. Les médecins l'ont laissé. Dans le couloir
-désert, un matelot passe en jetant de la
-sciure de bois.</p>
-
-<p>Les journaux racontent son histoire. Ce fut
-l'histoire la plus simple et la plus honnête: Une
-jeune fille qu'il voulait épouser. <i>Il l'avait aperçue</i>,
-disent-ils, <i>pendant un congé, dans le pays de ses
-parents</i>. J'imagine cette promenade où il la rencontra.
-Par une fin de matinée bretonne, pluvieuse
-et romanesque, une jeune fille se penche à
-la balustrade, ou disparaît avec un sourire entre
-les arbres mouillés du jardin&hellip; Ah: dès ce
-premier sourire, mon frère, je sais le grand
-désespoir qui t'a gonflé le c&oelig;ur!</p>
-
-<p>Il passait, en petite tenue, une badine à la
-main, sifflotant&hellip; Il se trouva soudain affreusement
-gauche et bête et laid. Il se rappela
-<i>Dominique</i>; il se rappela cette matinée où nous
-avions découvert la jeune fille américaine dans
-le jardin du cirque. Cette fois, il était tout seul,
-perdu sur cette route difficile, dans ce pays du
-romanesque où je l'avais inconsidérément mené.
-Je n'étais pas là pour l'encourager, pour lui
-tendre la main à ce dur passage. Rentré chez
-lui, il pensa m'écrire, puis il se souvint de ses
-cartes postales restées sans réponse. Alors il
-décida de ne rien dire à personne&hellip;</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch19">LA DISPUTE ET LA NUIT DANS LA
-CELLULE</h3>
-
-
-<p>L'après-midi commença mal. Sur une pente
-couverte de bruyères, elle voulut par jeu, tant
-elle se sentait enivrée de bonheur, se laisser
-dérouler en poussant de petits cris; mais le vent
-s'engouffra dans sa robe et lui découvrit les
-jambes. Meaulnes l'avertit rudement. Elle tourna
-deux ou trois fois encore, en essayant vainement
-d'aplatir à deux mains l'étoffe ballonnée; puis
-elle se redressa, toute pâle, sa gaieté finie, et
-elle descendit la pente en disant:</p>
-
-<p>«Je sais bien, je sais bien que je ne peux plus
-faire l'enfant&hellip;»</p>
-
-<p>On entendait à quelque distance, derrière les
-genévriers, une dispute basse, assourdie, entre
-leurs amis, le mari et la femme. La soirée avait
-un goût amer, le goût d'un tel ennui que l'amour
-même ne le pouvait distraire&hellip; Les deux voix
-s'éloignèrent, âpres, désespérées, chargées de reproches.
-Meaulnes et Annette restèrent seuls.</p>
-
-<p>A mi-côte, ils avaient découvert une sorte de
-cachette entre des branches basses et des genévriers.
-Etendu sur l'herbe, Meaulnes regardait
-pensivement Annette assise qui s'inclinait vers
-lui pour lui parler. C'était un jour semblable à
-bien des jours pluvieux, où seul à travers la
-campagne, il avait imaginé près de lui son amour
-abrité sous les branches. Aujourd'hui comme
-alors le vent portait des gouttes de pluie et le
-temps était bas. Aujourd'hui comme alors, couché
-sur l'herbe humide, il se sentait mal satisfait
-et désolé; et il regardait sans joie ce pauvre
-visage de femme que le reflet vert de la lumière
-basse éclairait durement.</p>
-
-<p>Annette, elle, parlait de son amour: «Je
-voudrais, disait-elle, vous donner quelque chose;
-quelque chose qui soit plus que tout, plus lourd
-que tout, plus important que tout. Ce serait
-mieux que mon corps. Ce serait tout mon amour.
-Je cherche&hellip;» Et à la fin, en le regardant fixement,
-d'un air anxieux et coupable, elle sortit
-de la poche de sa jupe un paquet de lettres
-tachées de sang qu'elle lui tendit.</p>
-
-<p>Ils marchaient maintenant sur une route
-étroite, entre les pâquerettes et les foins qu'éclairait
-obliquement le soleil de cinq heures. Meaulnes
-lisait sans rien dire. Pour la première fois,
-il regardait de près le passé d'Annette auquel il
-s'était efforcé jusqu'ici de ne jamais songer.
-Il y avait sur ces feuilles jaunies l'histoire de
-tout un amour misérable et charnel; depuis les
-premiers billets de rendez-vous jusqu'à la longue
-lettre ensanglantée, qu'on avait trouvée sur
-cet homme, quand il s'était tué, au retour de
-Saïgon.</p>
-
-<p>Meaulnes feuilletait&hellip; Le grand enfant chaste
-qu'il était resté malgré tout n'avait pas imaginé
-cette impureté. C'était, à cette page, un
-détail précis comme un soufflet; à cette autre
-une caresse qui lui salissait son amour&hellip; Une
-révolte l'aveuglait. Il avait ce visage immobile,
-affreusement calme, avec de petits frémissements
-sous les yeux,&mdash;cette expression de douleur
-intense et de colère, qu'on lui avait vus à
-la Colombière, un soir où un fermier qu'il aimait
-beaucoup l'avait attendu pour l'insulter.</p>
-
-<p>Annette, atterrée, voulut s'excuser, expliquer,
-et ne fit qu'exaspérer sa douleur. Il lui jeta le
-paquet de lettres, sans répondre, et, coupant à
-travers champs, se dirigea vers le village en haut
-de la côte. Elle voulut l'accompagner, lui prendre
-la main, mais il la repoussa brutalement.</p>
-
-<p>«Allez-vous en. Laissez-moi».</p>
-
-<p>Là-bas, dans la vallée, au tournant de la
-route, trois paysans qui rentraient au village
-regardaient ce couple soudain séparé, cette femme
-qui suivait craintivement, de loin, un jeune
-homme qui ne se retournait pas.</p>
-
-<p>En montant à travers un grand pré fauché, il
-regarda en arrière, au moment même où Annette
-se cachait derrière un tas de foin. Sans doute
-elle s'était dit: «Il me croira perdue et il sera
-bien forcé de me chercher». Elle dut attendre
-là, le c&oelig;ur battant, une longue minute; puis
-il lui fallut sortir de sa cachette et renoncer à
-son pauvre jeu, puisque François se donnait
-l'air de n'y avoir pas pris garde.</p>
-
-<p>Cependant il se sentait pour celle qu'il punissait
-ainsi une pitié affreuse. C'était là son
-plus dangereux défaut: le mal qu'il faisait à
-ceux qu'il aimait lui inspirait tant de douloureux
-remords et de pitié qu'il lui semblait se
-châtier lui-même, en les faisant souffrir. Sa
-propre cruauté devenait ainsi comme une pénitence
-qu'il s'infligeait. Bien des fois, il avait
-poursuivi sa mère ou son ami le plus aimé de
-reproches si sanglants, si déchirants qu'il était
-lui-même prêt à éclater en sanglots. C'est alors
-qu'il souffrait. C'est alors qu'il était bien puni.
-Et c'est alors qu'il était impitoyable&hellip;</p>
-
-<p>Annette marchait, à présent, dans un contrebas,
-parallèlement à lui. D'un geste mol et
-méprisant, il se mit à lui lancer, tout en avançant,
-de la terre durcie qu'elle prit pour des
-cailloux. Il semblait la choisir pour cible simplement
-parce qu'elle se trouvait là comme une
-chose qu'on a jetée, dont personne ne veut plus.
-Puis il parut se piquer au jeu. On eût dit, à la
-fin, qu'il cherchait à l'atteindre par dégoût,
-pour se venger du dégoût qu'elle lui inspirait&hellip;
-Annette, cependant, ne s'arrêtait pas de grimper
-péniblement la colline. Elle, si peureuse, elle ne
-cherchait pas à éviter les coups. Mais, par instants,
-elle tournait un peu sa figure toute pâle et
-regardait de côté celui qui lui lançait des pierres.</p>
-
-<p>Elle s'engagea enfin dans un sentier qui conduisait
-chez Sylvestre, tandis que Meaulnes traversait
-un pré où des petites filles cueillaient
-des fleurs. Elles s'arrêtèrent un instant et levèrent
-la tête pour lui dire, tout affairées:
-«C'est pour votre dame, Monsieur&hellip;»</p>
-
-<p>Une fois rentré, il écouta longtemps leur amie
-qui causait paisiblement dans une salle voisine. Il
-songeait: «Nous allons partir. Je veux partir
-demain matin, ce soir». Puis il se fit dans la
-salle à côté un brusque silence, et Mme Sylvestre,
-effrayée, vint lui dire qu'Annette était
-évanouie.</p>
-
-<p>Il la trouva assise auprès d'une fenêtre, la
-tête tombée, toute blanche.</p>
-
-<p>Quand on l'eut déshabillée et couchée dans
-le petit lit de fer, elle se prit à dire en grelottant:
-«Je suis un petit chien. Je suis un petit chien;
-un pauvre petit chien malade». Et Meaulnes fut
-le seul à comprendre pourquoi elle disait cela.</p>
-
-<p>Il lui expliqua tout bas qu'il ne lui avait pas
-jeté des pierres. Elle ne répondit pas. Et vainement
-il tenta de la réchauffer en la couvrant
-d'oreillers. Elle restait glacée, immobile. Et seul,
-le vieux Sylvestre, en lui frottant les mains,
-parvint à lui donner un peu de chaleur, parce
-qu'il était, ce soir-là, son seul ami.</p>
-
-<p>A la tombée de la nuit, on vint dire à Meaulnes
-qui dînait rapidement qu'Annette avait peur
-et le réclamait. Très tard, assis auprès d'elle, il
-lui tint compagnie en silence. Puis il se coucha.</p>
-
-<p>Pour la première fois ils passaient la nuit dans
-cette grande cellule. Ils se trouvaient enfoncés
-dans le lit étroit de la religieuse, tous les deux,
-le garçon et la fille, le mari et la femme. Malgré
-leurs griefs, leurs corps, comme ceux de deux
-amants, étaient, dans l'obscurité, serrés l'un contre
-l'autre. Et le drame recommença, plus secret,
-plus pénible que la dispute de l'après-midi. Ils
-ne se parlaient pas. Annette, sur le point de
-s'endormir, disait de temps à autre, d'une voix
-basse et brève: «François!» et cela ressemblait
-à la fois à un appel bien tendre et à un
-cri de frayeur involontaire. Meaulnes, pour la
-calmer, lui serrait le bras, sans répondre.</p>
-
-<p>Une odeur, aigre d'abord, puis fade et éc&oelig;urante,
-montait du corps immobile d'Annette et
-s'épaississait entre les rideaux,&mdash;odeur de sang
-corrompu, de femme malade&hellip; Meaulnes, éveillé,
-ne savait plus maintenant si son dégoût était
-pour cette misère, cette misère physique qui
-soulevait le c&oelig;ur, ou pour les amours coupables
-de sa compagne.</p>
-
-<p>«Je vais me lever, dit-il soudain, en se dressant
-sur un coude».</p>
-
-<p>Annette comprit. D'un ton de lassitude infinie,
-elle dit:</p>
-
-<p>«C'est moi qui me lèverai. Voyez, vous ne
-pouvez pas souffrir une femme auprès de vous.
-Vous ne pouvez pas endurer une femme&hellip;»</p>
-
-<p>Il hésita un instant, puis il la retint:</p>
-
-<p>«Ah! misère, misère, dit-il d'une voix sourde.
-Tu sais bien que je t'aime; que je t'aime, femme!
-que je t'aime, pauvre femme!&hellip;»</p>
-
-<p>Et il serrait contre lui avec fureur l'enfant
-malade et effrayée.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">NOTE BIBLIOGRAPHIQUE</h2>
-
-
-<p class="c large">POÈMES</p>
-
-<p>Ils sont tous inédits.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">L'ONDÉE</span> et <span class="small">CONTE DU SOLEIL ET DE LA ROUTE</span> sont datés d'Avril 1905.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">À TRAVERS LES ÉTÉS</span> accompagnait une lettre du 23 Juillet 1905.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">CHANT DE ROUTE</span> est daté d'Août 1905.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">SOUS CE TIÈDE RESTANT</span> est du 2 Septembre 1905.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">PREMIÈRES BRUMES DE SEPTEMBRE</span> est aussi de 1905.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">ET MAINTENANT QUE C'EST LA PLUIE&hellip;</span> de Janvier 1906.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">DANS LE CHEMIN QUI S'ENFONCE À LA FERME</span> d'Août 1906.</p>
-
-
-<p class="c large gap">PROSES</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LE CORPS DE LA FEMME</span> est le premier essai d'Alain-Fournier
-qui ait trouvé un éditeur. Il a paru dans la
-<i>Grande Revue</i>, dirigée alors par M. Jacques Rouché,
-dans le numéro du 25 Décembre 1907.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">DANS LE TOUT PETIT JARDIN EN PENTE</span> (inédit) est un
-fragment du <i>Pays sans nom</i>, daté de Mai 1909.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">MADELEINE</span> fut écrit à Mirande en Juillet-Août 1909 et
-a été publié après la mort d'Alain-Fournier dans la
-<i>Grande Revue</i> de Juin 1915.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span> a été publiée dans <i>Schéhérazade</i>
-à une date que nous n'avons pu retrouver, mais
-qui doit être 1909.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LES TROIS PROSES</span> sont de Septembre 1909. La dernière
-seule: <span class="small">L'AMOUR CHERCHE LES LIEUX ABANDONNÉS</span> a
-paru dans <i>l'Occident</i> de Janvier 1910.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LE MIRACLE DES TROIS DAMES DE VILLAGE</span> a paru dans
-la <i>Grande Revue</i> du 10 Août 1910.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LE MIRACLE DE LA FERMIÈRE</span> dans la <i>Grande Revue</i>
-du 25 Mars 1911.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">PORTRAIT</span> dans la <i>Nouvelle Revue Française</i> du 1er
-Septembre 1911.</p>
-
-<p class="drap"><span class="small">LA DISPUTE ET LA NUIT DANS LA CELLULE</span> est un chapitre
-inédit du <i>Grand Meaulnes</i>. Le manuscrit porte
-de la main d'Alain-Fournier la mention: <i>Mis au
-net</i>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIERES</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">INTRODUCTION</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch0">11</a></td>
-</tr>
-<tr><td colspan="2" class="title">PREMIÈRE PARTIE</td></tr>
-<tr>
-<td class="drap">POÈMES</td>
-<td class="num"><a href="#p1">91</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">L'ONDÉE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch1">93</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">CONTE DU SOLEIL ET DE LA ROUTE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch2">95</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">A TRAVERS LES ÉTÉS</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch3">99</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">CHANT DE LA ROUTE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch4">103</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">SOUS CE TIÈDE RESTANT</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch5">107</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">PREMIÈRES BRUMES DE SEPTEMBRE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch6">111</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">ET MAINTENANT QUE C'EST LA PLUIE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch7">113</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">DANS LE CHEMIN QUI S'ENFONCE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch8">117</a></td>
-</tr>
-<tr><td colspan="2" class="title">DEUXIÈME PARTIE</td></tr>
-<tr>
-<td class="drap">PROSES</td>
-<td class="num"><a href="#p2">123</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">LE CORPS DE LA FEMME</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch9">125</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">DANS LE TOUT PETIT JARDIN</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch10">137</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">MADELEINE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch11">141</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch12">155</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap" colspan="2"><span class="small">TROIS PROSES:</span></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="w1em small">I.</span><span class="small">&mdash;GRANDES MAN&OElig;UVRES.&mdash;LA CHAMBRE D'AMIS DU
-TAILLEUR</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch13">159</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="w1em small">II.</span><span class="small">&mdash;GRANDES MAN&OElig;UVRES.&mdash;MARCHE AVANT LE JOUR</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch14">163</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="w1em small">III.</span><span class="small">&mdash;L'AMOUR CHERCHE LES LIEUX ABANDONNÉS</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch15">167</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">LE MIRACLE DES TROIS DAMES DE VILLAGE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch16">171</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">LE MIRACLE DE LA FERMIÈRE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch17">181</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">PORTRAIT</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch18">199</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="drap"><span class="small">LA DISPUTE ET LA NUIT DANS LA CELLULE</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch19">211</a></td>
-</tr>
-</table>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><i>ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 13 MARS 1924
-PAR L. PETITBARAT
-SAINT-OUEN-L'AUMONE (S.-&amp;-O.)</i></p>
-
-
-<p class="gap">Imprimé et publié en conformité d'une licence décernée
-par le Commissaire des Brevets, sous le régime
-de l'Arrêté exceptionnel sur les brevets, les dessins de
-fabrique, le droit d'auteur et les marques de commerce
-(1939).</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE</p>
-
-
-<p class="c large gap"><i>LA NOUVELLE
-REVUE FRANÇAISE</i></p>
-
-<p class="cc">Revue mensuelle de Littérature et de Critique</p>
-
-<p class="cc">Directeur: Jacques <span class="sc">Rivière</span>&mdash;Secrétaire: Jean <span class="sc">Paulhan</span></p>
-
-<p class="cc"><i>Paraît le 1er de chaque mois</i></p>
-
-<p class="noindent">Par la qualité des &oelig;uvres et des auteurs qu'elle révèle
-au public lettré, par le souci constant d'éclairer les aspects
-nouveaux de la pensée et de l'art, par l'exacte information
-critique de ses chroniques,</p>
-
-<p class="cc"><i class="small">LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE</i></p>
-
-<p class="noindent">apporte également toute son attention à suivre de très
-près les questions de politique, surtout extérieure, et les
-articles publiés par elle ces dernières années, et dont nous
-donnons la liste ci-dessous, n'ont rien perdu de leur actualité:</p>
-
-<p class="drap"><span class="sc">Jacques Rivière.</span>&mdash;<b>Notes sur un événement politique.</b>
-<span class="fl">(Mai 1921)</span></p>
-
-<p class="drap"><span class="sc">Jacques Rivière.</span>&mdash;<b>Les dangers d'une politique conséquente.</b>
-<span class="fl">(Juillet 1922)</span></p>
-
-<p class="drap"><span class="sc">Jean Schlumberger.</span>&mdash;<b>Le sommeil de l'esprit critique.</b>
-<span class="fl">(Mars 1923)</span></p>
-
-<p class="drap"><span class="sc">Jacques Rivière.</span>&mdash;<b>Pour une entente économique avec
-l'Allemagne.</b>
-<span class="fl">(Mai 1923)</span></p>
-
-<p class="drap"><span class="sc">Pierre de Lanux.</span>&mdash;<b>Intelligence et démocratie.</b>
-<span class="fl">(Mars 1924)</span></p>
-
-<p class="drap"><span class="sc">Alfred Fabre-Luce.</span>&mdash;<b>Sur l'idée de Victoire.</b>
-<span class="fl">(Mai 1924)</span></p>
-
-<p class="c clear-right">CONDITIONS DE L'ABONNEMENT</p>
-
-<p class="cc">ÉDITION ORDINAIRE</p>
-
-<p class="cc"><span class="w6em small">FRANCE</span>: UN AN&hellip; <b>38</b> <span class="small">FR.</span>&mdash;SIX MOIS&hellip; <b>20</b> <span class="small">FR.</span></p>
-
-<p class="cc"><span class="w6em small">AUTRES PAYS</span>: UN AN&hellip; <b>45</b> <span class="small">FR.</span>&mdash;SIX MOIS&hellip; <b>24</b> <span class="small">FR.</span></p>
-
-<p class="cc">ÉDITION DE LUXE</p>
-
-<p class="cc">UN AN: <span class="small">FRANCE</span>&hellip; <b>75</b> <span class="small">FR</span>.&mdash;<span class="small">AUTRES PAYS</span>&hellip; <b>90</b> <span class="small">FR</span>.</p>
-
-<p class="cc">PRIX DE VENTE AU NUMÉRO</p>
-
-<p class="cc"><span class="small">FRANCE</span>&hellip; <b>4</b> <span class="small">FR.</span>&mdash;<span class="small">AUTRES PAYS</span>&hellip; <b>4</b> <span class="small">FR.</span> <b>50</b></p>
-
-<p class="cc">Téléph.: FLEURUS 12-27&mdash;Compte ch. postal 169-33</p>
-
-<p class="cc">Adresse: 3, rue de Grenelle, Paris (6e)</p>
-
-<p class="noindent">Adresse télégr. ENEREFENE-PARIS</p>
-
-<p class="right">Reg. du Com. Seine, no 35,806</p>
-
-
-<p class="c gap"><i>Distributeurs au Canada</i>:</p>
-
-<p class="cc">EDITIONS BERNARD VALIQUETTE<br />
-Case postale 26&mdash;Station H&mdash;Montréal.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Miracles, by Alain-Fournier and Jacques Rivière
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MIRACLES ***
-
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-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
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-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
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-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
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-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
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- of receipt of the work.
-
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-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
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-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
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