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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: L'enfant à la balustrade - -Author: René Boylesve - -Release Date: September 15, 2020 [EBook #63206] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT À LA BALUSTRADE *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - - RENÉ BOYLESVE - DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE - - L'ENFANT - A - LA BALUSTRADE - - - PARIS - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - 3, RUE AUBER, 3 - - - - -DU MÊME AUTEUR - - -CONTES - - LES BAINS DE BADE (épuisé) 1 vol. - LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC 1 -- - - -ROMANS - - LE MEDECIN DES DAMES DE NÉANS 1 vol. - SAINTE-MARIE-DES-FLEURS 1 -- - LE PARFUM DES ILES BORROMÉES 1 -- - MADEMOISELLE CLOQUE 1 -- - LA BECQUÉE 1 -- - L'ENFANT A LA BALUSTRADE 1 -- - LE BEL AVENIR 1 -- - MON AMOUR 1 -- - LE MEILLEUR AMI 1 -- - LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE 1 -- - MADELEINE JEUNE FEMME 1 -- - LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES CANARDS 1 -- - LE BONHEUR A CINQ SOUS 1 -- - - -Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays. - - -E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY - - - - -J'offre ce livre, avec mes sentiments de gratitude, à mes confrères et -particulièrement aux Critiques qui, au milieu de la production -contemporaine si féconde, et si riche en éléments de séduction, ont -assuré un sort honorable à des ouvrages comme _Mademoiselle Cloque_ et -_La Becquée,_ où je me suis imposé la plus grande sobriété d'imagination -et d'expression, pour fixer, presque à la manière d'un historien, -quelques traits de moeurs d'où se puisse dégager un sens élevé. - -J'ose espérer que ceux qu'ont intéressés, dans le premier de ces romans, -le tableau de notre vieil esprit d'héroïsme en péril, et celui de -l'ingrate beauté du «conservatisme», dans le second, se plairont à -reconnaître, dans le présent volume, le conflit muet, douloureux, et -fréquent, de l'idéalisme de l'enfance avec les relativités nécessaires -ou la comédie de notre vie de relations. - -R. B. - - - - -L'ENFANT A LA BALUSTRADE - - «Il se trouve, dans les trois quarts des hommes, comme un poète - qui meurt jeune, tandis que l'homme survit.» - - SAINTE-BEUVE. - - - - -PREMIÈRE PARTIE - - - - -I - - -Je me souviens qu'un matin d'avril ou de mai mon père me fit monter avec -lui dans sa voiture pour aller à la campagne chez ma tante Planté. - -La remise et l'écurie donnaient sur une ruelle étroite et assez mal -entretenue où l'on se heurtait à des charrettes à bras, à des tonneaux -et aux appareils de M. Fesquet qui était bouilleur de cru. Il n'y avait -donc rien d'attrayant en cet endroit, sauf peut-être une branche -d'acacia fleuri dépassant le mur de madame Auxenfants, et la légèreté du -ciel de Touraine. Cependant, au moment où le cabriolet s'ébranla dans -cette vilaine ruelle, j'eus une singulière émotion heureuse. - -Je croyais être rempli d'une substance diffusible et lumineuse qui -tendait à s'évader en me suffoquant. Je sentais frémir des ailes -destinées à me soulever dans l'air du printemps, au-dessus des petites -villes, des routes et des rivières. Dans ce moment, il me sembla que -j'embrassais par avance non seulement la promenade que nous allions -faire, mais tout un avenir où de grandes choses retentissaient, où je -m'élançais avec bravoure, un peu à l'aveuglette, armé seulement de ma -joie intime et d'une tendresse débordante. - -Qui n'a connu de ces instants d'ardent désir où le coeur franchit le -temps, l'espace et toutes les bornes des lois physiques, pour donner foi -à je ne sais quel rêve de beauté? Mais je n'étais qu'un enfant: je -faisais bon marché des lois physiques et des humaines! - -Au tournant de la ruelle, mon père me dit, en me désignant du doigt une -grande porte cochère où des pattes de biche étaient appendues: - ---La maison Colivaut va être à vendre. - -Que la maison Colivaut fût à vendre ou bien non, cela ne représentait -pas grand'chose à mon esprit, parce que je ne concevais pas qu'elle pût -être autre que nous ne l'avions toujours vue, avec sa madame Colivaut en -bonnet blanc à rubans bleus, sa tourelle à clocheton, sa balustrade, son -orme et son marronnier, ses jardins en terrasses et son cadran solaire. - -Il en était autrement pour mon père, évidemment, car son oeil brilla, sa -lèvre se plissa avec malice; puis tout à coup il fronça les sourcils et -son regard se fixa entre les oreilles de son cheval. - -Mais il s'écoula bien du temps avant que la maison Colivaut fût vendue. - -J'allai habiter, les trois années du veuvage de mon père, à Courance, -chez ma tante Planté[1]. Mon père se remaria. Ma tante Planté mourut. -Madame Colivaut vivait toujours, et rien n'était changé à sa maison. - - [1] Cette période a fait l'objet d'un roman précédemment paru: _La - Becquée_. - -Nous allions voir madame Colivaut au jour de l'An pour lui faire nos -politesses, et une deuxième fois, généralement, au fort de l'été, parce -qu'elle était sujette à des étouffements que la grande chaleur «rendait -critiques», à ce que prétendait le médecin, et l'on croyait lui adresser -des adieux définitifs. Mon père, étant son notaire, la voyait plus -souvent. L'hiver ou l'été, c'était un plaisir de présenter ses hommages -à cette vieille dame: au jour de l'An, elle distribuait des bonbons qui -n'étaient pas du pays; à la belle saison, elle vous permettait de passer -le temps de la visite dans les jardins. - -On disait «les jardins», quoiqu'il n'y en eût en réalité qu'un seul; -mais, sur la pente d'une colline, ce jardin se trouvait distribué en -terrasses étagées, au nombre de trois, dont la plus basse, qui portait -tous les bâtiments et s'agrémentait en parterre, faisait un retour du -côté de la ville par un terre-plein à balustrade dominant la grande rue -de Beaumont, dans sa longueur, jusqu'à l'église. - -De tout Beaumont on voyait la maison Colivaut, les balustres, la vieille -porte cochère à pattes de biche, le clocheton, l'orme et le marronnier. - -Pour moi, l'attrait véritable de cette maison, c'était le cadran -solaire. - -Il était situé dans le second jardin. On y accédait par une douzaine de -marches dégradées et branlantes où le passage quotidien avait créé un -double sentier parmi la mousse. Lorsqu'on posait le pied sur une -certaine marche, on la sentait osciller, et l'on croyait entendre le -bruit sourd de l'éclat lointain d'une mine. Un prunier de mirabelles -étendait ses fines branches au-dessus de l'escalier, et il y avait -toujours quelque fruit qui pourrissait à droite ou à gauche, sur de -jolis oreillers moussus. Au dernier degré s'ouvrait une large allée -bordée de buis épais taillés à hauteur de la main. Cette allée était -coupée à angle droit par une autre semblable, et, au croisement, -s'élevait le cadran solaire. - -Il est bien vain, sans doute, de rechercher les causes de l'attrait -qu'exercèrent sur moi, du premier jour que je les vis, cette pierre -ancienne, cette petite table d'ardoise portant gravées les heures du -jour, ce triangle de métal et cette pointe d'ombre mobile. Je devais me -cramponner à l'aide des mains et du menton pour lire l'heure et, en -outre, prendre garde d'endommager mes chaussures contre la pierre et de -piétiner le persil qui croissait alentour. La table d'ardoise était -divisée par une profonde lézarde, et quand mes doigts pesaient contre -l'un des bords, une des parties basculait et de petits insectes, -trottinant comme des tatous, sortaient de la crevasse et se livraient -sur l'ardoise à des girations éperdues. De beaux caractères romains -enguirlandaient l'hémicycle des heures, dont j'avais voulu connaître le -sens dès la première fois: «LÆDUNT OMNES, ULTIMA NECAT» (Toutes les -heures nous blessent, la dernière nous tue). - -Cette inscription mélancolique, gravée depuis plusieurs siècles, autant -que la magie du soleil qui venait là complaisamment traduire en chiffres -les étapes de sa course, me laissaient l'impression que quelque chose se -passait à cet endroit, qui n'était pas tout à fait ordinaire. Ce carré -d'ardoise était en relations avec le ciel, et de ces relations une -grande vérité triste s'était dégagée, formulée et imprimée là. - -Et je serais volontiers demeuré longtemps à contempler ce cadran. Je -guettais la pointe d'ombre qui se promenait lentement sur les petites -rainures des quarts d'heure, comme si elle eût été la plume de Dieu -même, et j'osais espérer qu'elle écrirait peut-être un jour un mot pour -moi. - -Si, par hasard, quelqu'un montait les marches, je redoutais d'être -surpris inerte et désoeuvré. Alors je rougissais comme si j'eusse fait -mal, parce que j'étais certain que l'on me trouverait ridicule. Et je -n'eusse jamais osé dire à personne ce que je pensais, ni parler de mon -plaisir. Cependant, à part moi, j'avais ma fierté d'évoquer des -merveilles. - -C'est dans cette attitude qu'un jour je fus brusquement secoué par -quelqu'un qui était venu derrière moi à pas de loup. Ce quelqu'un avait -de petites mains de fer qui s'appliquèrent sur mes yeux comme des -griffes, tandis qu'une voix qui n'était pas désagréable demandait: - ---Qui est là? - -Puis elle commanda si impérieusement que je crus entendre cingler un -fouet: - ---Dites vite qui est là. - -Je ne disais rien, parce que je ne savais pas qui était là. Alors on se -mit à trépigner si fort que l'on m'égratignait les talons: - ---Dites qui est là! Dites qui est là!... Mais dites donc quelque chose, -petit sot! - -Ce mot soulagea le diable qui m'écorchait, car il ouvrit ses mains de -fer. Ce diable était une fillette, plus âgée et plus grande que moi, et -qui, malgré son agression, me parut élégante et jolie. Lorsqu'elle vit -le masque de clown, taché de rouge et de blanc, que ses doigts m'avaient -fait, lorsqu'elle me vit si décontenancé, si ennuyé de ce qu'elle avait -osé me dire, elle en fut aussitôt tout émue et m'embrassa. Elle -m'embrassait avec le même emportement qu'elle avait mis tout à l'heure à -me crever les yeux. Elle m'appelait son «ami chéri» et voulait -absolument se faire pardonner ses violences. C'est moi qui fus confus; -j'étais fort sensible aux caresses; je lui dis que je m'appelais Riquet; -elle me dit: - ---C'est moi Marguerite Charmaison. - -Je la parai immédiatement de toutes les magnificences conçues dans mes -rêveries. Son ardeur, ses élans et, tour à tour, sa grâce et ses -câlineries achevèrent de m'éblouir. - - - - -II - - -A mon grand chagrin, je revis rarement Marguerite Charmaison, parce que -j'habitais encore la campagne, tandis que ma jeune amie, qui était la -fille d'un député de Paris, ne venait à Beaumont qu'aux vacances, voir -la grand'maman Charmaison. Sa mère, très parisienne, aimait mieux les -plages; son père, absorbé par la politique et le goût des arts, -partageait son temps entre ses électeurs et l'hôtel Drouot. - -Moi, j'étais à Courance avec mon grand-père et ma grand'mère Fantin, qui -vivaient là, modestement, d'une petite rente que ma tante Planté leur -avait léguée. Ils se félicitaient que mon père n'eût pas la place de me -loger chez lui à Beaumont, ce qui l'obligeait à me laisser auprès d'eux. - -Je ne fréquentais point d'enfants. Le pays n'était pas très beau; mais -l'habitude de m'y promener seul ou silencieux, autrefois, aux côtés de -ma tante Planté, qui ruminait toujours de graves affaires, avait fait -naître en moi, dès cet âge, je ne sais quel contentement à revoir sans -cesse les mêmes allées de noyers, les mêmes bois de sapins, les mêmes -prairies; à respirer la même odeur en passant devant la porte ouverte -d'une grange, dans une cour de ferme ou à la lisière de tel bois; à -entendre le bruit du vent dans les chênes ou dans le feuillage des pins. -Mes idées d'enfant se mêlaient à ces choses accoutumées comme, chez les -enfants des villes, elles se mêlent à des visages; et je revenais à la -maison avec la satisfaction que l'on a après avoir causé avec quelqu'un. -Oh! tout cela ne me disait pas des choses transcendantes; je ne savais -même pas ce que cela me disait, mais je me souviens très bien que mon -coeur était léger, léger, et comme soulevé. C'est ce qui était cause, -probablement, que lorsqu'on me parlait de Dieu, par exemple, je le -voyais passer au-dessus des blés et au travers des sapins sous la forme -d'un souffle,--si l'on peut dire,--d'un souffle doux et fort qui emporte -le coeur et donne envie de pleurer. - -Les paysans, les fermiers me saluaient au bord des chemins, ou, de loin, -au milieu d'une vigne, redressaient l'échine, portaient la main à leur -casquette et restaient un bon moment tout debout, à me regarder passer. -C'est qu'ils voyaient encore à côté de moi l'image de ma tante Planté, -avec qui ils m'avaient si souvent rencontré. Je sentais que ce n'était -pas moi seul qu'ils regardaient; cela me rendait sérieux et me faisait -courir quelquefois un frisson. Quelques années auparavant, on m'avait -encore regardé comme cela parce que j'avais perdu ma mère, et partout où -je me montrais, les yeux semblaient attirés par le vide que sa mort -avait creusé à côté de moi. - -A mesure que nous grandissons, nous traînons ainsi un cortège d'ombres -apparent pour les yeux amis, et qui d'année en année s'accroît, mais -aussi s'allège en proportion, grâce à la brièveté des mémoires. - -Une ou deux fois par semaine, je rencontrais sur la route la voiture de -mon père, qui venait nous faire visite. Il arrêtait son cheval et me -faisait asseoir entre sa femme et lui. - -J'étais prévenu contre cette femme par ma grand'mère, qui ne l'aimait -pas, d'abord parce qu'elle lui rappelait péniblement sa fille; ensuite -parce qu'elle était née en Amérique, quoique d'une famille française; -enfin parce qu'on la jugeait trop jolie pour être ce qu'on appelle en -province une femme comme il faut. Je ne parvenais pas à avoir pour elle -une complète indifférence, parce que j'aimais sa jeunesse et sa figure -et parce qu'elle sentait délicieusement bon. J'avais vécu parmi des -vieillards, et j'étais naturellement attiré par sa fraîcheur. L'embarras -que j'éprouvais à la voir provenait de la difficulté de lui donner un -nom. - -Mon père m'avait ordonné de l'appeler «maman»; ma grand'mère me l'avait -défendu: «Donne-lui tous les noms que tu voudras, m'avait-elle dit; mais -celui-là, jamais! entends-tu bien, jamais! On n'a qu'une maman; la -tienne est au ciel: raison de plus pour lui réserver ce nom dans tes -prières... Mon Dieu! mon Dieu! si elle t'entendait, de là-haut, le -donner à une autre!...» Dans son bonnet noir, elle faisait une tête si -extraordinaire, en disant cela, qu'elle me communiquait une religieuse -terreur. Je ne savais pas du tout quel parti prendre. Au lieu de dire à -mon père: «Bonjour, papa,» je l'embrassais lui-même sans rien dire; puis -j'embrassais sa femme, autant que possible en riant très haut, pour -faire du bruit. Cela ne réussissait pas toujours. S'il me faisait -observer: «Eh bien! on dit bonjour...» je disais: «Bonjour.--Bonjour -qui?--Bonjour, papa.--Mais, à elle?--Bonjour... ou... ou...» Dieu! que -j'étais malheureux! Et le supplice recommençait si elle me faisait un -cadeau, ce qui arrivait souvent, car elle désirait conquérir mon amitié. -Il fallait dire merci.--«Merci qui?...» J'en ai encore la chair de -poule! - - - - -III - - -Mon père nous arriva un jour à Courance avec l'air d'un homme qui -apporte une bien bonne surprise. Il n'était pas assis qu'il nous dit: - ---J'ai acheté la maison Colivaut. - ---Vous avez fait une sottise! - -Grand'mère lui lança cela d'un trait, avant de prendre le temps de -déposer ses lunettes, ce à quoi elle ne manquait point d'ordinaire, -lorsqu'il s'agissait de choses importantes. Mon père, qui était plein de -son sujet et qui étouffait d'en parler, répliqua: - ---Soit! n'en parlons plus. - -Et il se leva comme pour aller faire un tour de jardin. - -Cependant grand'mère enrageait d'avoir des détails. Elle alla jusqu'à la -porte, dans le dessein de barrer le chemin à son gendre; mais lui-même, -après avoir gagné la porte, en était revenu, car il espérait bien qu'on -allait parler. - -Tous les deux se promenaient de long en large. Mon grand-père était -assis à une petite table de jeu et faisait des réussites. Lui, n'était -pas nerveux et ne se mettait pas aisément martel en tête. Après deux -minutes de silence qui parurent longues, grand'mère s'arrêta devant son -placide mari: - ---Eh bien! dit-elle, tu as entendu? - ---Qu'est-ce que j'ai entendu, ma bonne amie? - ---Tu ne pourrais pas nous accorder un peu d'attention? Ton gendre dit -qu'il a acheté la maison Colivaut! - ---Inutile! inutile! dit mon père. Ma chère belle-mère prétend que j'ai -commis une sottise: enterrons cette affaire. - ---Enterrons-la, dit grand-père. - -Cela lui était bien égal; il se remit à ses cartes. Il disposait sur le -tapis de drap vert ses petits paquets en piles; il flattait du bout des -doigts ses narines velues et l'extrémité de son nez en cerise, puis -retournait un des bristols flexibles avec l'intérêt d'un bébé qui ouvre -une boîte de jouets. Grand'mère frappa la table en son milieu, du plat -de la main, et les cartes sautèrent. - ---Casimir! mais c'est insensé! veux-tu me faire l'honneur d'écouter, oui -ou non? - ---J'entends bien, ma bonne. Nadaud dit: «Enterrons cette affaire.» Mais -quelqu'un qui n'est pas enterré, là dedans, c'est madame Colivaut. Elle -vivante, vous n'habiterez pas sa maison, que diable! - ---Il y a promesse de vente entre madame Colivaut et moi, dit mon père; -l'engagement, synallagmatique, est conditionnel. «Au décès de madame -Colivaut», porte l'acte. - ---Mais, malheureux! dit grand'mère, vous ne voyez donc pas que vous -allez vous mettre tout le pays à dos? - ---Comment! parce que j'achète une maison, n'ayant pour m'abriter qu'une -bicoque! parce que, n'ayant pas l'emplacement d'un cabinet de toilette -pour ma femme, ni d'une chambre pour mon fils, je me rends acquéreur -d'un immeuble!... Eh parbleu! que l'on dise ce que l'on voudra. J'use du -droit qui appartient à tout citoyen d'acheter, quand il est en état de -payer; et de plus j'accomplis un acte de salubrité pour mon ménage. Qui -sait si l'obscurité, l'humidité de ma maison actuelle, n'ont pas été la -première cause d'un malheur que nous déplorons les uns et les autres, -n'est-ce pas? Rappelez-vous le médecin qui soignait votre fille: «Si -elle avait pu être transportée à temps au grand air...» L'a-t-il dit? ne -l'a-t-il pas dit, le jour même des obsèques? Fichtre! Je n'ai pas envie -de recommencer. Quant à mon enfant... - ---Oui, oui, tout cela est très bien, dit grand'mère; mais avez-vous -songé aux Plancoulaine? - ---Que le diable emporte les Plancoulaine! - ---Non, mon ami, non, le diable n'emportera pas si aisément les -Plancoulaine. Pour commencer, vous le premier, ne sauriez briser avec -monsieur Plancoulaine, sans perdre du jour au lendemain les trois quarts -de votre clientèle, composée de la bourgeoisie, qui se réunit chez lui -tous les jours, et de la noblesse, qui, après l'avoir dédaigné quand il -était maire, sous l'Empire, lui fait les doux yeux aujourd'hui que nous -possédons un savetier à la tête du conseil municipal. En second lieu, -votre femme ne se passera pas de la société qu'elle rencontre chez les -Plancoulaine, qu'elle ne rencontrera pas ailleurs, retenez bien ce que -je vous dis, parce que l'on ne se voit que chez eux, parce qu'ils ne -permettront pas que vous voyiez qui que ce soit hors de chez eux, et -parce qu'ils sont assez forts pour imposer leur volonté. Or, vous savez -que M. Plancoulaine guigne cette maison pour son neveu Moche, depuis dix -ans. Il me l'a dit cent fois: «Je n'ai pas d'enfants, madame Fantin; la -consolation de mes vieux jours, ce sera d'avoir mon neveu Moche à trois -enjambées de chez moi, au lieu de me donner la peine de faire atteler si -je veux embrasser les fillettes.» - ---Vous comprenez que si, pour éviter à Plancoulaine de faire atteler, je -dois me condamner, moi et les miens, à vivre en un trou de taupe!... - -Grand'mère lui dit d'un air narquois: - ---Et c'est votre ami Clérambourg qui vous a conseillé cet achat?... - ---Clérambourg est la prudence même: il ne m'a caché aucun des -inconvénients de l'affaire. - ---A la bonne heure!... Eh bien! mon cher, vous aurez Clérambourg -lui-même contre vous! - ---Clérambourg contre moi!... - ---C'est moi qui vous le dis. - -M. Clérambourg était le prédécesseur de mon père en son étude, et son -plus cher ami. C'était un homme d'une vertu à toute épreuve et qu'on ne -prenait point en défaut. - ---Tout cela est bel et bien, dit mon père, mais n'empêche que je sois -seul à juger comme il convient du prix de la santé de ma jeune femme et -de l'opportunité de faire une place à mon enfant près de moi. Ce sont là -de ces résolutions contre lesquelles tous les raisonnements échouent. - -Du coup, grand'mère devint rubiconde. Par surcroît de malheur, le maudit -achat de la maison Colivaut la priverait de son petit-fils. Elle l'avait -prévu; mais c'est autre chose de se l'entendre dire. - -J'étais accoutumé depuis mon plus bas âge à assister en témoin solitaire -aux scènes de famille. Je savais en reconnaître de loin les signes -avant-coureurs, comme un paysan annonce la pluie. Cependant je -n'entendais pas les premiers bruits du désordre sans être secoué d'un -tremblement. Alors j'invoquais le secours de je ne sais qui, en tout -cas, d'une puissance favorable que je croyais volontiers près de moi; et -il se produisait un phénomène imaginaire qui peut être figuré à peu près -comme ceci: deux mains complaisantes se liaient derrière moi en formant -un siège suspendu, suspendu à quoi? j'aurais été bien en peine de le -dire, mais sur lequel je m'asseyais solidement. Aussitôt, le tabouret -s'enlevait et allait se fixer, non pas à une hauteur extraordinaire, -mais suffisamment hors de portée des gestes de ceux qui s'allaient -chamailler, comme qui dirait sous la corniche, par exemple, de -préférence dans une encoignure. En vérité, je restais bien au milieu de -la bagarre; mais je voulais ne pas y être. C'est ainsi que parfois, dans -les rêves, on parvient à dominer un cauchemar... Et, de là, je -regardais, comme d'un balcon, une scène qui a lieu dans la rue. - -Grand'mère blessa immédiatement son gendre dans la partie la plus -sensible de l'amour-propre, en lui disant que sa femme n'était pas -capable de prendre soin d'un garçon de mon âge. - -Il n'y avait pas grand mal; le fait, assez vraisemblable, n'était guère -méchant. Mais mon père n'entendait point sa belle-mère parler de sa -femme sans qu'il flairât de machiavéliques embûches sous l'expression la -plus anodine. Et dans ce que lui-même disait de sa femme, grand'mère -soupçonnait des sarcasmes ou pour le moins des allusions défavorables à -la mémoire de son premier mariage. - -Toutefois, elle ne s'était jamais permis une appréciation aussi libre. -Mon père bondit comme un chevreau. Il fit l'éloge de sa femme; il -énuméra de nombreuses qualités que j'ai oubliées; à la fin, elle était -un ange. - ---Eh bien! dit grand'mère, est-ce que l'autre était moins parfaite? - -Cependant elle avait naturellement de l'ordre dans l'esprit; elle revint -au sujet, mais non pour le traiter posément, hélas! - ---Voulez-vous savoir pourquoi elle n'est pas capable de prendre soin -d'un enfant? le voulez-vous? - -Il haussa les épaules. - ---Je me suis rarement trompée, toutes les fois qu'il s'est agi de juger -une femme, et j'ai pour cela un pronostic. Eh bien! votre femme a gardé -pendant quinze jours, quinze grands jours, sur sa robe de tarlatane... -là, là, en plein sur l'estomac... une tache! Ça crevait les yeux... Ça -n'est rien, je le sais, ça n'est rien! Mais une femme qui a gardé -pendant quinze jours une tache là n'ira jamais voir si votre enfant a -changé de chemise ou pris son bain de pieds. - -Mon père trépignait; il claquait des doigts; il voulait fuir, et il -voulait rester aussi pour confondre l'audace de sa belle-mère. - -Il saisit un argument qui était d'usage courant dans la famille: - ---Parlons de savoir élever les enfants! quand votre grand dadais de -fils, à quarante ans sonnés, végète encore à Paris et n'est pas fichu de -gagner sa vie! - -Le fils «qui ne gagnait pas sa vie» était la tache de ma grand'mère. Il -n'était point en son pouvoir de la nettoyer. On la lui avait si souvent -reprochée qu'elle la voyait en effet sur elle-même, et elle s'humiliait, -à chaque fois, comme sous une peine originelle, inexplicable, -mystérieuse et, à cause de cela, respectée. - -Le grand-père s'était levé; il époussetait, à coups de chiquenaude, les -revers de sa redingote, où tombait de ses cheveux blancs une neige -légère, et il disait tantôt: «Nadaud!» et tantôt: «Célina!» en -s'adressant à son gendre ou à sa femme, comme il l'eût fait à de petits -chiens qui vont déchiqueter, en jouant avec trop d'entrain, le tapis de -la table. - -Mon père s'écria: - ---Mais je ne sais pas ce que je fais là! Je me demande pourquoi je vous -écoute!... Allons, mon petit, dit-il en se dirigeant vers moi, va faire -ton paquet, je t'emmène... - ---Où ça? cria grand'mère. - ---Mais chez moi, parbleu! Après ce qui s'est dit ici! - ---Vous ne ferez pas ça! - ---C'est ce que nous allons bien voir! - -Ma pauvre grand'mère avait à ce moment-là tout près de soixante-dix ans; -la passion la soulevait, mais la fatiguait vite. La menace soudaine de -son gendre acheva de l'ébranler. Elle voulut courir à la porte et dire -sans doute: «Vous me passerez plutôt sur le corps!» mais son corps même -lui manqua. Ses joues devinrent blêmes, ses yeux chavirèrent. Elle dit: - ---Mais ce n'est pas possible! ce n'est pas possible! - -D'autres paroles pressées lui emplissaient la bouche sans produire plus -de bruit qu'une grappe de bulles de savon qui crève; mais de sa main -maigre et tremblante, autrefois jolie, elle décrivait dans l'espace -comme quoi c'était impossible que l'on m'emmenât. Mon père n'avait pas -de place chez lui; il venait de dire qu'il n'avait pas de quoi installer -un cabinet de toilette pour sa femme. Quand elle put parler, elle dit: - ---Vous voulez donc la mort de cet enfant? Je la connais, votre maison, -c'est un taudis, une cave: des pièces sans jour, une cour sans un rayon -de soleil... J'y vois encore ma pauvre fille, dans son fauteuil, -cherchant de l'oeil un coin du ciel! Je l'entends: «Grand comme ça! si -je voyais grand comme ça de bleu, il me semble que je pourrais guérir!» - -Elle abondait, sans y prendre garde, dans le sens même des premières -paroles de son gendre, et elle s'étonnait de le voir tout à coup -souriant et arrondissant le bras et tendant la main pour recueillir -comme la manne les choses sensées qu'elle disait enfin. Quand il jugea -la provision suffisante, lui-même l'arrêta doucement: - ---Là! là! dit-il, tout beau!... Nous sommes d'accord; c'est ce que je -voulais vous faire constater dès en arrivant: _ma maison est mortelle_, -et, n'ayant pas le choix, _j'ai donc bien fait d'acheter la maison -Colivaut_... Vous l'avez dit, vous l'avez dit! Maintenant, je vous -avouerai, entre nous, que je ne suis pas fâché de vous laisser Riquet -encore, provisoirement, parce qu'il nous eût vraiment gênés dans notre -boîte. Mais, Dieu merci, la question a été posée et même tranchée, et -vous avez le temps de vous préparer à le voir habiter avec moi dès que -j'entrerai en jouissance de la maison Colivaut. - -Grand-père, qui sentait que c'était fini, dit plaisamment: - ---Comment se porte madame Colivaut? - ---Mais, dit mon père, couci-couça... On redoute pour elle les chaleurs. - ---Tranquillisez-vous, le journal nous prédit un été torride. - - - - -IV - - -Le dimanche, nous nous rendions grand-père, grand'mère et moi, à la -messe de Beaumont. Puis l'on déjeunait chez mon père, et, l'après-midi, -l'on se rendait, avec tout ce qui avait un nom dans la ville, chez les -Plancoulaine. - -On privait les enfants d'aller chez les Plancoulaine lorsqu'ils -n'avaient pas été sages. Je ne saurais dire au juste ce qui attirait -dans cette maison, car madame Plancoulaine avait au menton la barbe d'un -pâté de ménage qui moisit; elle embrassait trop fort et trop longuement, -et n'offrait que du «raisiné», une confiture épaisse et fadasse que l'on -puisait dans des jarres de grès; enfin M. Plancoulaine était quelque -chose comme un ogre. - -Rien ne vaut contre les faits et les habitudes: c'est chez les -Plancoulaine qu'on allait, chez eux que l'on se rencontrait, chez eux -que l'on avait plaisir à se voir. - -Le déjeuner chez mon père n'exerçait pas la même fascination; -d'ailleurs, il était d'institution récente. On s'était imposé, d'un -commun accord, cette occasion hebdomadaire de se réunir,--comme il -arrive parfois dans les familles,--afin d'échapper à la tentation de ne -se point réunir du tout. Et cette institution ne remontait pas plus haut -que l'époque de la grande querelle survenue à propos de «la tache». Mon -père n'ayant pu se tenir de rapporter à sa femme les propos de -grand'mère, il y avait eu, à la première entrevue entre les deux femmes, -une algarade qui avait dû, au bout d'une heure, s'apaiser et se terminer -par des concessions réciproques ou des excuses, scellées d'une -invitation à déjeuner. Cela se passait au milieu de la semaine. - ---Voulez-vous demain? avait proposé la jeune femme. - ---Attendons jusqu'à dimanche, avait dit grand'mère, bien des choses se -tasseront d'ici-là. - -On avait remis le déjeuner au dimanche. - -On s'y trouvait un peu contraints, la mésintelligence fondamentale -demeurant la même, malgré les plus loyaux efforts à la dissimuler. - -Je m'en tirais, quant à moi, à assez bon compte, depuis l'heureuse -inspiration qui m'avait permis un beau jour, d'inventer un nom à donner -à la femme de mon père. Pour un cadeau qu'elle m'avait fait, j'avais dit -encore et comme toujours: «Merci.» D'ordinaire, c'était mon père qui -m'objectait aussitôt, d'un ton impératif: «Merci qui?...» Cette fois, -elle-même me dit, d'une voix douce, en approchant de ma bouche sa joue -parfumée: «Merci qui?...» Mon coeur battit; je crus, certes, commettre -un sacrilège vis-à-vis de la mémoire de ma mère; mais un terme moyen, un -terme qui me paraissait ménager les exigences des uns et des autres, -m'était venu, et je m'en servis. Je dis: «Merci, petite-maman.» Elle -courut en faire part à mon père, qui fut ravi, m'embrassa et n'appela -plus sa femme, dans ses rapports avec moi, que du mot composé que -j'avais trouvé pour ne pas dire «maman». Néanmoins, devant ma -grand'mère, je trouvais «petite-maman» encore un peu fort et trop -rapproché du mot qu'elle m'avait défendu d'employer, et je disais -«petite-mère», par une nuance subtile. - - - - -V - - -Un dimanche, nous trouvâmes mon père très agité. Il nous confia que le -bruit du contrat passé avec madame Colivaut était répandu, bien qu'il -eût essayé de le tenir secret jusqu'à la mort de la vieille dame. - ---Et la santé de madame Colivaut, dit le grand-père, est toujours -excellente? - ---Excellente. - ---Ah! ah! dit grand'mère, je vous ai averti, dès le premier jour, que -vous auriez des ennuis; vous avez paru faire fi de mes prévisions. - ---On ne prévoit jamais toute l'étendue de la méchanceté des hommes! - ---Que voulez-vous dire? - ---Oh! rien de particulier... Je parle de la méchanceté des hommes, c'est -une façon de dire: il y a de fières canailles! - ---Que s'est-il donc passé? - ---Mais je ne dis pas qu'il se soit passé quelque chose. - ---Les hommes sont-ils méchants? reprit grand'mère. Ils sont lâches -plutôt... Ah! je vous concède qu'ils peuvent commettre bien des -atrocités quand ils se sentent en nombre et que quelqu'un donne le -branle. Il suffit d'un individu intéressé à mal faire: les autres -suivent comme un troupeau de Panurge, mais sans se rendre compte de ce -qu'ils font. - -Mon grand-père était pur optimiste. Il n'avait eu toute sa vie que des -déboires, ayant passé cinquante ans dans les affaires, ayant été volé -toujours, ruiné dix fois, garanti seulement par l'âge de recommencer -l'aventure. Il se flattait d'avoir connu bien des gens aimables et ne -gardait rancune à personne. Les événements ne le touchaient plus que -rétrospectivement, en évoquant le souvenir d'une anecdote qui, comme au -théâtre et dans la littérature de son temps, se terminait toujours bien. - -Il en raconta que nous avions entendues vingt fois, mais qui allégèrent -l'embarras où nous mettait le tourment de mon père. Et après le -déjeuner, voyant que l'on manquait d'entrain, il nous dit: - ---Allons fumer un cigare chez les Plancoulaine. - ---Déjà? fit mon père. - ---Vous ne dites pas déjà, d'habitude. Vous êtes le premier à blâmer -votre jeune femme lorsque sa toilette la met en retard. - ---Mais il n'est pas deux heures. - ---Nous verrons chez les Plancoulaine monsieur Charmaison, dit -petite-maman; je l'ai aperçu ce matin à la messe de huit heures avec ces -dames. - ---Cet iroquois-là va à la messe? dit grand'mère. - ---Oh! pas à Paris, à cause de ses électeurs, mais ici, à cause de sa -mère. - -Grand'mère n'appelait jamais M. Charmaison que l'iroquois. Il était -député radical avancé, d'une part,--quelques-uns insinuaient qu'il avait -failli se compromettre dans la Commune,--et, d'autre part, distingué de -sa personne, de goût cultivé et homme du monde. Quelque chose de la -méfiance de grand'mère à son endroit rejaillissait sur mon amie -Marguerite. - -Marguerite Charmaison était élevée à la manière libre, c'est-à-dire -qu'on ne lui imposait aucune morale, aucune religion, aucune étude. Elle -s'élevait elle-même, pour ainsi dire, et à sa guise. C'est une petite, -disait-on, qui tournera mal. Deux ans auparavant, déjà, ne voulait-elle -pas entrer au théâtre parce qu'elle avait vu jouer Mounet-Sully! Elle -débitait chez les Plancoulaine des tirades de Corneille et de M. de -Bornier. Et elle portait dans un carnet une photographie rognée du -célèbre comédien en OEdipe, les yeux crevés et sanguinolents, horrible. -«Comme cela, confiait-elle en montrant cette terrifiante image, on ne -dira pas que c'est l'acteur et non l'art qui me plaît.» Elle avait -quatorze ans à peine! Mon admiration pour elle atteignait le délire. - -Mon père alla plusieurs fois à son cabinet, sous le prétexte qu'il avait -entendu entrer des clients. Petite-maman sonna la bonne pour lui -demander s'il était entré des clients: il n'était entré personne, sauf -le maître clerc Coqueugniot. - -Nous étions tous prêts et debout, attendant le départ. Impatientés, nous -passâmes dans la cour où l'on montait à l'étude des clercs et au -cabinet, par un escalier extérieur. - -De la fenêtre du cabinet sortaient des nuages bleuâtres qui allaient -s'évanouir dans le feuillage d'une glycine. On appela. Mon père parut -aussitôt: il était chez lui, tout seul, debout et fumant un cigare. - ---J'y vais, je vous suis. Une minute. - ---Il est là, il n'a rien à faire; il ne fait rien, dit sa femme. Il ne -travaille pas en fumant et il ne fume presque jamais. Quand il allume un -cigare, c'est qu'il est énervé. - ---Mais qu'a-t-il donc? - ---Est-ce que je sais? Cette satanée maison... - ---Ah! dit grand'mère, c'est bien pour vous qu'il l'a achetée! Ma pauvre -fille est morte dans celle-ci, elle... - ---Je pense que vous ne me reprochez pas de n'en avoir pas encore fait -autant? - -Oh! sapristi! elles ne pouvaient pas échanger trois idées sans se -prendre de bec! que c'était donc ennuyeux! Heureusement, mon père -descendit et nous partîmes. - - - - -VI - - -A ranimer seulement ce souvenir, l'odeur de nos rues de petite ville, le -dimanche, me revient en bouffées que l'éloignement seul rend agréables. -Ces rues étaient bondées de paysans exhalant l'ail et le vin, piétinant -le crottin, imprégnés de l'atmosphère de l'étable à boeufs. Ils se -tenaient au carrefour, en une masse immobile et impénétrable qui -envahissait aussi toute la place de la Mairie, dominée par la statue -hautaine d'Alfred de Vigny, dont le noble et pur profil de bronze -n'évoquait absolument rien, à personne. - -On attaquait cette foule par les bords, en longeant les maisons afin d'y -prendre un point d'appui; encore butait-on dans les colliers de cuir de -l'étalage du bourrelier, dans les seaux de fer-blanc ou les sacs de -graines, gras, bondés, boursouflés, fermés étroitement par une cravate -de chanvre qui gaufre la toile en nombril d'andouillette. Je voyais les -enfants de mon âge se faufiler dans cette forêt humaine en s'agrippant -aux pantalons des paysans et s'orientant avec un instinct de sylvains -entre les troncs cagneux de velours côtelé. Mais ma grand'mère disait -invariablement, avant de pénétrer dans le fort de l'assemblée: «Gare les -puces!» et j'évitais avec soin les contacts rustiques. - -On ne retrouvait ses aises que lorsqu'on avait atteint le magasin -élégant de madame Virevolière, où ces dames se fournissaient de tout ce -qu'elles ne faisaient point venir de Paris; et l'on arrivait sans trop -de difficulté jusqu'à l'église, après avoir respiré les émanations de la -charcuterie à droite, de la pharmacie à gauche, et le parfum du bois de -noyer chez le marchand de sabots. Après cela venaient des maisons -bourgeoises: celle de la vieille madame de Grébauval, que l'on saluait à -sa fenêtre, du colonel Flamel, de maître Courtois, le confrère de mon -père, que l'on évitait de regarder s'il se trouvait par hasard dans sa -cour. - -Nous ne fréquentions point M. Courtois, bien entendu, les deux notaires -vivant à couteaux tirés; et il était une des rares personnes que l'on ne -rencontrât chez les Plancoulaine qu'au 1er janvier. C'est qu'ayant été -autrefois leur notaire, il avait été supplanté par mon père dans cette -qualité avantageuse. A l'écart des Plancoulaine, M. Courtois ne pouvait -voir beaucoup de monde à Beaumont. Sa clientèle était rurale; il -possédait des propriétés et jouait au gentilhomme campagnard. - -M. Courtois avait deux enfants jumeaux, de mon âge. Quand nous nous -croisions dans la ville, les jumeaux et moi, nous ne manquions pas de -nous toiser, du chapeau à la chaussure, comme des femmes. Huit fois sur -dix, à la suite de cet examen, les jumeaux échangeaient une réflexion -qui les faisait rire, et je rougissais. J'eusse été fier vis-à-vis -d'eux, cependant, à cause de l'étude de mon père, qui passait pour -supérieure à l'étude Courtois; mais j'étais seul: ils étaient deux; de -plus, ils montaient à cheval. - -Il paraît que M. Courtois était précisément dans sa cour au moment où -nous passâmes, ce jour-là. Mon père le dit à sa femme, avec mystère, -quatre pas plus loin. Il n'avait pourtant pas tourné la tête, mais il -avait vu son ennemi. Je surpris ses paroles, et d'un mouvement -involontaire, je me jetai en arrière pour voir la porte par où mon père -avait vu M. Courtois sans remuer la tête. J'aperçus alors mon grand-père -et ma grand'mère, demeurés derrière nous. Grand'mère se composait, elle -aussi, une figure, par solidarité de famille, en passant devant la -maison Courtois: elle abaissait les coins de la bouche et, raidissant la -taille, portait l'oeil à quinze pas. Mais mon grand-père était bien avec -tout le monde; il ne se gêna point pour regarder dans la cour, et il -allongea un grand coup de chapeau à M. Courtois. Mon père disait en ce -moment à sa femme: - ---Je l'ai vu, comme je te vois, dans sa cour: il mettait ses gants. - ---Non?... - ---Il mettait ses gants!... J'ai été prévenu par lettre anonyme: nous -allons nous rencontrer là-bas nez à nez. - ---Ah! c'est donc cela!... Tu ne pouvais pas parler plus tôt?... - ---Je ne croyais pas; j'attendais des preuves... Il met ses gants, je -l'ai vu; nous l'avons sur les talons. S'il va chez les Plancoulaine -aujourd'hui, c'est qu'il y est convoqué; s'il y est convoqué, c'est -qu'on me nargue. Ma petite, il n'y a pas à se le dissimuler, nous -faisons aujourd'hui notre dernière visite aux Plancoulaine. - ---Oh! tu te laisses monter la tête: tu crois ce que t'a dit ta -belle-mère!... - ---Toute la ville le sait déjà!... Tu ne lis donc pas sur les figures? - - - - -VII - - -Nous arrivions à l'ancienne porte de la ville par une ruelle obscure qui -serpente entre de vieilles maisons à colombage, et l'on prenait jour -tout à coup en face du pont en dos d'âne qui relie Beaumont au faubourg, -au milieu d'un paysage large et charmant. - -Ce pont, qui n'a été restauré que d'un côté,--duquel ce n'est pas la -peine de parler,--a conservé, de l'autre, son parapet de pierre, muni de -bornes, et qui s'en va tout zigzaguant et offrant de commodes refuges -triangulaires au-dessus de ses longs brise-glaces pointus. A peine y -a-t-on fait quelques pas, que l'on ne peut s'empêcher de s'arrêter pour -regarder de loin le spectacle amusant des laveuses qui battent leur -linge en bavardant, le long d'une berge savonneuse, de l'abreuvoir -jusqu'à l'antique mur de boulevard soutenant le jardin du curé. Cette -belle muraille robuste et ventrue a été couronnée sous Louis XIV -d'élégants balustres, comme ceux de la maison Colivaut, qui -s'ornementent aujourd'hui de vignes vierges et d'églantiers sauvages. -Enfin, c'est la rivière, large, noire et profonde, baignant des jardins -puis des prairies à perte de vue, et dont, là-bas, un double cordon de -peupliers s'empare, comme de rigides soldats, pour l'obliger à faire un -détour. Et quel joli coteau! tout feuillu de chênes dont les têtes -rondes dessinent puérilement sur le ciel une ligne de demi-lunes qui -vont s'apetissant, s'apetissant jusqu'à vouloir entrer, dirait-on, sous -le porche d'une église de village située tout exprès au fond du tableau. - -A droite du pont, c'est le quai; il mène aux écluses et à la fabrique. -Il est bordé par un long mur de soutènement où s'appuie un jardin que -cache une allée de tilleuls. Ce sont les tilleuls de chez madame -Charmaison. - -C'est là, pendant que mon père se sentait si méchamment atteint par le -premier engagement de l'affaire Colivaut, que me réapparut, après des -années d'absence, celle qui m'avait surpris quand elle était fillette, -au cours de mes réflexions devant le cadran solaire. Je ne la reconnus -pas tout d'abord. - -Derrière une haie vive, soigneusement taillée, on voyait, sous les -tilleuls, un corsage bleu, une gerbe de cheveux blonds, un chapeau de -paille très vaste, dont les bords ondulaient, au gré des pas, sous une -couronne de bleuets. - -Je m'arrêtai pour regarder de loin cette jeune fille, et je demandai qui -elle était. Petite-maman me dit: - ---Mais c'est Marguerite Charmaison! - -Nous gravissions lentement l'échine du vieux pont. Il faisait un soleil -éclatant. Ces dames s'abritaient sous leurs ombrelles; on clignait des -yeux. Sur le quai, contre le long mur du jardin Charmaison, une bonne -femme pliée en deux, un grand mouchoir à carreaux bleus sur son bonnet, -poussait une petite voiture à bras. - -Il y a des moments où les choses les plus ordinaires nous frappent, on -ne sait pourquoi, et semblent nous dire: «N'oubliez plus nos formes, ni -nos couleurs, ni l'assemblage que par hasard nous faisons.» Je ne crois -pas avoir jamais ouvert les yeux sur un paysage qui m'ait plus séduit -que ne le fit la vue de ce long mur ensoleillé, de cette charrette à -bras, de l'ombre des tilleuls et de Marguerite Charmaison vêtue de bleu, -qui marchait doucement, tenant un livre à la main. - -Petite-maman ajouta: - ---Oh! vous ne pourrez plus jouer avec elle: elle est bien trop grande et -trop sérieuse... Pendant que j'y pense, qu'on ne lui parle plus de -Mounet-Sully, ni de réciter des vers, cela la met dans tous ses états. - -Cette parole me causa du chagrin, parce qu'il y a toujours un sentiment -de tristesse à apprendre que quelqu'un a changé d'idées. - -Au bout du pont s'étalait le faubourg qu'il fallait traverser pour -arriver chez les Plancoulaine par le parc. Les familiers coupaient au -plus court, par une ferme donnant accès sur la cour des communs. Il y -avait à se faufiler dans un corridor sombre, sentant le grain, où l'on -dérangeait des poussins qui se sauvaient en pépiant; et, au débouché, -une mère poule pattue, entourée du fort de la couvée, grommelait dans -ses bajoues. C'est par là que nous entrâmes, selon notre habitude. Mon -père dissimulait mal son émotion. De ce qui allait se passer, avant une -heure, dépendait sa fortune. - - - - -VIII - - -Il nous dit, plus tard, qu'il avait remarqué au valet de chambre un air -goguenard; était-ce bien exact? Toujours est-il qu'il n'y eut rien -d'insolite dans la façon dont monsieur et madame Plancoulaine nous -accueillirent. Madame Plancoulaine m'embrassa avec plus de chaleur que -je n'en eusse demandé. M. Plancoulaine avait le visage cramoisi, ce qui -lui était assez ordinaire, surtout après les repas, et il venait de -déjeuner avec le curé de la Ville-aux-Dames, fort buveur et mangeur, qui -avait plus de couleur encore que son hôte. Nous trouvâmes aussi un -musicien de Paris que l'on disait célèbre, qui venait passer six -semaines chaque été, et que l'on appelait M. Théodore. - -Le neveu Moche, celui pour qui M. Plancoulaine convoitait la maison -Colivaut, avait aussi déjeuné là. C'était un homme veuf, grisonnant, -quelconque, vivant à l'ombre de son puissant oncle, comme un jeune homme -en tutelle; il était flanqué de deux filles sans agrément, que l'on -continuait d'appeler «les fillettes» depuis plus de vingt ans. - -Presque en même temps que nous, arrivèrent, par le jardin, les -Capdevielle, le directeur de la fabrique, sa femme, leurs cinq filles, -l'institutrice et l'Anglaise. Comme nous étions encore debout, dans le -petit salon, nous nous portâmes jusqu'au perron pour le plaisir de les -voir descendre d'un break à deux chevaux où des bras émergeaient -par-dessus les têtes, immobiles comme des échalas, parce qu'ayant de -loin fait des signaux ils ne trouvaient plus place dans cet amas de -corps, tant on était tassé. C'était le bonheur de M. Plancoulaine, qui -n'avait pas d'enfants, de voir des familles nombreuses, et il estimait -la santé, la gaieté, l'exubérance. Les cinq petites Capdevielle, -habillées toutes de même, en percale blanche, coiffées de capotes de -toile d'où leurs cheveux débordaient en boucles, rappelaient les -brochettes d'enfants de Kate Greenaway. Leur mine était éblouissante. On -leur avait déniché une institutrice bien incapable d'enseigner quoi que -ce fût qu'elle n'eût elle-même appris mot à mot et par coeur, car on la -déroutait en lui citant les sous-préfectures par ordre d'importance au -lieu de l'ordre alphabétique, mais qui aimait les petites follement; un -geste, un mot des babies lui arrachaient des éclats de rire à couvrir le -tapage des cinq soeurs. L'Anglaise, plus réservée, écoutait -attentivement tout ce qui se disait, afin d'apprendre la langue. - -Ce furent des embrassements, des cris. M. Plancoulaine, colosse attaqué -seulement aux jambes par la goutte, saisissait chaque petite Capdevielle -à la taille et l'élevait au niveau de sa moustache, qui piquait la chair -fraîche des joues et faisait pousser aux Kates Greenaways des -glapissements de renard pris par la queue, sans les fâcher, du reste, -car elles demandaient parfois à recommencer, pour crier plus fort. -Alors, le musicien, M. Théodore, sortait. - -Mon père fut heureux de voir arriver M. Clérambourg, son grand ami. M. -Clérambourg était, de l'avis commun, aussi sage que M. Plancoulaine -était irritable et violent. Tous les deux, hommes d'âge, étaient, dans -la ville, des autorités; mais l'un dominait, grâce à son salon et à sa -colère. - -Le juge de paix, M. Gantois, et sa femme entrèrent peu après, tandis que -le curé de la Ville-aux-Dames s'en allait chanter les vêpres. Puis vint -le colonel Flamel, bel homme, fine tournure, ancien officier aux guides: -Solferino, Mexique, pieds gelés à Sébastopol, poitrine trouée à -Gravelotte, démissionnaire lors de la mort du prince impérial; âme -loyale et fidèle. Il dépassait d'une bonne tête le jeune docteur -Troufleau toujours en longue redingote noire et en chapeau haut de -forme, une tenue bien incommode pour la saison, et qui le distinguait de -tous ces messieurs; mais il tentait par là, disait-on, de balancer -l'effet de sa jeunesse, difficilement conciliable avec l'autorité -scientifique. - -Ce jeune Troufleau avait la chance de se trouver par hasard seul médecin -à Beaumont, qui fournit un contingent de malades à nourrir deux -docteurs, et il eût été le plus heureux des hommes s'il avait réussi à -s'y marier convenablement. En six mois il s'était vu refuser trois -jeunes filles du pays, ce qui lui créait vis-à-vis des familles, quand -elles étaient obligées de recourir à ses soins, une situation délicate. -Par contre, des familles lui faisaient la tête s'il ne songeait pas à -les honorer d'une demande qu'elles eussent d'ailleurs écartée, à cause -de son âge et de son manque de fortune. Les Plancoulaine, entre autres, -s'indignaient qu'il ne courtisât pas l'une des demoiselles Moche. On lui -conseillait d'épouser hors du pays. Mais cela n'eût-il pas passé pour -bravade? Et le pauvre garçon était trop occupé pour battre le -département en quête d'une femme. A ses jolis yeux doux, on devinait en -lui un coeur tendre à qui la solitude pesait; il semblait toujours -malheureux, avec sa redingote longue et son tuyau de poêle, comme un -monsieur susceptible du cerveau et qui est sorti sans mouchoir. - -On entendait le sable grésiller dans les allées du parc, un ordre donné -au cocher, le cliquetis des gourmettes, des pas sur le perron, et l'on -voyait des gilets blancs apparaître contre les sombres tapisseries du -petit salon; des femmes, des jeunes gens, des enfants suivaient: -c'étaient les châtelains des environs. On causait tout de suite chevaux, -vignobles, constructions, impôts, chasse ou politique. Nous vîmes -s'avancer lentement la vieille madame Charmaison, que soutenait son fils -le député. Je fus horriblement intimidé quand Marguerite s'approcha. - -Il vint encore bien d'autres personnes, mais je n'en finirais pas si je -nommais tout le monde. - -Quand on était réuni dans le grand salon, madame Plancoulaine -considérait cette affluence avec un ravissement dans toute sa -physionomie, et l'on savait qu'elle pensait au goûter. - -Offrir à goûter était le but de la vie de cette femme excellente. Elle -eût offert à déjeuner et à dîner, si sa fortune le lui eût permis. A -défaut, elle distribuait du raisiné à quatre heures. - -Ce n'était pas une gourmandise de manger ce raisiné, mais il faut avouer -que le nombre et l'entrain des convives sont d'un attrait plus grand que -les plus fins repas. Que l'on se figure une salle entièrement garnie, -telle une bibliothèque, de rayons qui supportaient, côte à côte, des -récipients de formes variées,--car tout bocal, tout bol, toute terrine, -toute soupière, tout saladier, toute urne, entrés dans la maison, -finissaient en pot de raisiné,--coiffés d'un turban de papier lié d'une -ficelle et remplis jusqu'aux bords de cette matière très propre à -étendre sur le pain, composée essentiellement de jus de fruits, de -poires, de coques et de pépins de raisin: c'était l'office, ouvert à -deux battants sur la salle à manger. - -Quand l'heure était venue, on passait là, en foule; on contemplait ces -réserves de nature à soutenir un siège, et quelque galant de ces -messieurs en complimentait la maîtresse de maison. Rosalie, la bonne, -montait sur une courte échelle, atteignait le pot que son rang destinait -à être entamé, s'en écrasait la poitrine, enfin, redescendant avec -quelque majesté et non sans accrocher le bord de sa jupe à quelque tête -de clou, déposait le raisiné sur la table, au milieu d'un peuple -attentif. Madame Plancoulaine elle-même, ayant décoiffé le pot, y -enfonçait une cuiller de bois de la largeur d'une de nos mains. On -trépignait, on criait, on riait; quarante bras tendaient des tartines. -Alors madame Plancoulaine, se rengorgeant, remerciait Dieu d'avoir fait -le monde. - - - - -IX - - -Mon père fut successivement interrogé par plusieurs de ces messieurs qui -se postaient devant lui ventre à ventre, avec un air de confidence, et à -qui il semblait répondre évasivement, en levant les sourcils très haut, -dirigeant loin son regard et écartant les deux bras. Et la double ride -profonde qu'il portait à la racine du nez se creusait. On lui parlait de -la maison Colivaut. - -J'aperçus M. Clérambourg, toujours informé de tout, qui opposait à une -question sans doute indiscrète une main rigide, tendue en écran, tandis -qu'il fermait les yeux dans l'attitude du _Génie gardant le secret de la -tombe_. M. Plancoulaine et le neveu Moche s'imposaient une réserve dont -ma famille s'effraya. - -Pourtant, un signe de bon augure était que le Courtois n'avait pas paru. -Qu'il eût mis ses gants dans sa cour, c'était possible; mais qu'il se -dirigeât vers ici, en somme, cela demeurait incertain. - -Ce qu'il y avait d'incontestable, c'est que d'autres personnes que nous -sentaient une atmosphère orageuse et, en le faisant remarquer, -propageaient le trouble autour d'elles. Petite-maman nous dit plus tard -qu'usant de la grande liberté que sa beauté et son talent de musicienne -lui avaient acquise près du maître, elle s'était levée pour aller lui -demander tout net si l'on allait ou non voir Courtois. Mais mon père -l'avait retenue: - ---Non! non! j'aurais l'air de fuir devant mon confrère. Je veux tenir -jusqu'au bout: attendons. - -En attendant, je m'étais créé, moi aussi, mon angoisse. Voilà: je -n'avais pas dit bonjour à Marguerite Charmaison. Je voulais aller lui -dire bonjour; je ne le faisais pas. Et à mesure que je tardais, ma -démarche devenait plus difficile, parce que je devais me faire -pardonner, outre ma gaucherie, mon impolitesse. Marguerite était passée -près de moi sans me voir; mais peut-être m'avait-elle vu depuis. -Peut-être aussi me méprisait-elle comme trop petit. Elle était si jolie -et si grande! - -Mon désarroi s'embrouillait davantage. Je me disais: «Il est trop tard -maintenant; je n'ai plus qu'un parti à prendre: c'est de me dissimuler, -de m'anéantir. Il faut qu'elle ne me sache pas ici. La prochaine fois -que je la rencontrerai, je marcherai vers elle tout droit, comme si je -ne l'avais pas vue depuis quatre ans.» - -J'étais caché derrière madame Capdevielle, de qui le dos formait un -large abri. Une idée me vint: elle n'était pas belle. Je désirai que ce -que redoutait mon père se produisît, qu'il y eût un esclandre à propos -de la maison Colivaut, que l'on se fâchât et que nous disparussions -d'ici à jamais. Cela, oui, certes, plutôt que d'être un niais aux yeux -de Marguerite Charmaison! - -Sans bouger, j'apercevais les genoux de Marguerite Charmaison et, plus -haut, un bout de noeud bleu, partie de son corsage. J'observai qu'elle -ne parlait pas. Elle, si bavarde autrefois! Pour qu'elle fût si -différente, que lui était-il arrivé? - -Puis je pensai que si rien de grave n'éclatait avant quatre heures, -j'étais perdu, car à l'heure du raisiné il me faudrait, coûte que coûte, -me faire reconnaître de Marguerite. Alors je fus envahi par une de ces -grandes tristesses qu'on ne ressent plus, après ces enfantillages, qu'à -l'âge d'homme, lorsque la seconde timidité, celle de l'amour, vous -stupéfie. Et, dans ma détresse, mes yeux étaient attirés par le mesquin -spectacle de l'aisselle de madame Capdevielle, qui petit à petit se -mouillait! De telles misères se mêlent souvent aux préoccupations les -plus dignes. Madame Capdevielle avait un corsage blanc à vignettes. Ces -vignettes étaient, si je me souviens bien, de minuscules gerbes de blé -jaune entremêlées à des faucilles violacées. Au travers du tissu, se -discernaient le bord brodé de la chemise et la peau nue formant vallée -au milieu. Une petite odeur de caoutchouc avait appelé mon attention -stupide vers le dessous du gros bras matelassé insuffisamment. -Au-dessous du matelas, une source s'épandait parmi les faucilles et les -gerbes de blé, et je considérais d'un oeil de poule le progrès lent, -mais perpétuel, de l'onde qui noyait toutes les cinq minutes une -nouvelle gerbe, une nouvelle faucille. - -Tout à coup, d'un coin du salon, partit comme un cyclone, la farandole -des cinq petites Capdevielle. Elles se tenaient par la main et -glissaient avec une vitesse d'ouragan entre les sièges, semant le bruit -et la terreur. M. Plancoulaine était indulgent à ces sautes de jeunesse -et les encourageait d'un rire d'ogre dont le retentissement était plus -fort que celui de nos cris aigus. Je vis venir la trombe; elle m'emporta -comme un fétu. Elle en emporta d'autres. Je gambadais, je marchais sur -les pieds de dames qui disaient nous trouver charmants; je manifestais -une grande allégresse de me sentir arracher les bras; j'ouvrais la -bouche, et je hurlais en passant devant Marguerite Charmaison! - -Mes relations avec Marguerite Charmaison étaient brisées! Ou bien elle -était devenue trop sérieuse et trop belle pour se souvenir de moi; ou -bien, si elle m'avait reconnu, elle n'oublierait plus qu'elle m'avait vu -ouvrir la bouche en imbécile au milieu d'une farandole de gamines. - -J'allai tomber sur les genoux de ma grand'mère, où j'espérais enfouir ma -confusion. Mais je n'y avais pas eu le temps de souffler que -petite-maman, inspirée par le charivari, s'asseyait au piano et entamait -une bacchanale d'Offenbach d'un rythme infernal, qui relevait les -petites Capdevielle et dix autres enfants; ceux-ci m'enlevaient de -nouveau, et voilà la farandole relancée à travers les groupes. J'y -perdais la tête, quand soudain nous nous arrêtons comme si la foudre eût -frappé l'un de nous. Petite-maman a suspendu son jeu. Tous les visages -sont interdits. Et j'aperçois M. Plancoulaine debout, plus rouge -qu'après son déjeuner, frappant du pied le sol et répétant d'un ton de -tonnerre: - ---Nom d'une boutique!... On ne s'entend plus ici! - -Jamais M. Plancoulaine ne s'opposait aux jeux des enfants. Il était -quinteux, autoritaire et terrible, mais la jeunesse le métamorphosait en -agneau. - -Oh! oh! cette fois, il se passait quelque chose. - -Petite-maman quittait le piano et M. Plancoulaine ne s'excusait pas de -l'avoir interrompue. Tous les enfants se réfugiaient dans le giron de -leurs parents. Un grand silence suivit. - -C'est par ces mouvements d'autocrate que M. Plancoulaine domptait tout -le monde. Les plus déterminés de ces messieurs n'étaient que roquets -auprès de ce tyran de village. - -Aussitôt, telle une soeur de charité après le combat, madame -Plancoulaine vint droit à nous, nous cajola, mon père, sa femme, mes -grands-parents et moi; nous dit que l'heure du goûter approchait, et -qu'en raison de la chaleur elle avait fait préparer aujourd'hui des -citronnades. Elle s'ingéniait à pallier les vivacités de son mari, et -elle avait un tel don de panser les blessures qu'il en pouvait infliger -presque impunément. - -Mais, en nous secourant, ne disait-elle pas à tous, avec candeur ou -malignité d'hôtesse: «Ce sont ceux-là que le trait a frappés?» - - - - -X - - -Un domestique vint, selon l'usage de la maison, annoncer que «ces petits -messieurs étaient servis». Chacun profita de la nouvelle pour ranimer la -compagnie. Le protocole voulait que les enfants prissent la tête du -cortège pour passer à la salle à manger. Je boudais, j'avais envie de -pleurer: je refusai absolument de quitter le pan de la jaquette de mon -père pour donner le bras à une petite Capdevielle. Mon père lui-même -attendait je ne savais trop quoi. Il attendait que quelqu'un offrît le -bras à sa femme; et il était de toute évidence que ces messieurs la -délaissaient, en plats courtisans, sous les yeux du maître, qui fermait -seul la marche, à cause de sa jambe goutteuse. Mon père se disposait à -conduire lui-même sa femme, lorsque le docteur Troufleau, timide et -maladroit, qui était demeuré seul en un coin, se présenta et nous sauva. - -Nous atteignions l'entrée du petit salon. Des pas sur le perron, des -voix hésitantes et le frottis soigneux et prolongé de semelles sur le -paillasson décelèrent une visite inaccoutumée. On distinguait, au -travers du store, des silhouettes mouvantes. Beaucoup tournèrent la -tête; des couples, intrigués, s'arrêtèrent. Une main s'introduisit, -saisit le cordon du store, tira: il se forma un boudin vert qui grossit -en s'élevant rapidement, et nous vîmes, en plein soleil, le domestique -Pierre; derrière lui, M. Courtois et ses fils. - -Ils s'inclinaient avec déférence, avec embarras, devant notre cortège -passant, en gens qui viennent une fois par an et que l'apparat gênerait -moins que la familiarité même des coutumes de la maison. - -Un ton de voix, un mot les métamorphosa d'intrus en héros de la fête. M. -Plancoulaine jeta par-dessus nos têtes l'accueil chaleureux: - ---Ah!... Courtois! - -Rien de plus. Tous sentirent à quel point Courtois était le bienvenu. - -Madame Plancoulaine alla au-devant du notaire et étouffa les jumeaux -sous les baisers. On leur avait commandé d'être aimables: ils rendaient -les baisers à qui mieux mieux, en mordant à même les joues velues de la -dame. - -L'un d'eux m'aperçut; il pinça la manche de son frère. Dès lors, entre -les groupes, je rencontrai constamment leur regard. - -Ils avaient déjà mangé leur tartine de raisiné quand j'obtins la mienne, -après toutes les petites Capdevielle, l'Anglaise et mademoiselle -Toussaint, l'institutrice, qu'on assimilait aux enfants, bien qu'elle -eût cinquante ans sonnés. Encore madame Gentil, la femme du receveur de -l'enregistrement, qui avait une superbe robe de foulard à dessins -blancs, essuya-t-elle mon raisiné presque aussitôt qu'il me fut servi. -La pauvre dame en eut sur le flanc une panachure de la taille d'un pied -d'homme de peine. Elle se retourna, devint pourpre et leva la main en -disant: - ---Petit imbécile! - -Au même moment les jumeaux se faufilaient en pouffant: ils avaient -dirigé sur ma tartine un fort projectile, mais visé juste. - -Madame Plancoulaine vola au secours de madame Gentil. Elle avait plongé -la corne d'une serviette dans la carafe, et elle débarbouillait la -grosse hanche comme une figure de jeune morveux. Ma grand'mère arriva et -se confondit en excuses près de madame Gentil, qui lui dit: - ---Ce n'est rien du tout, madame; surtout, ne grondez pas ce cher mignon. - -Mon père allait se mêler de l'affaire. Je le voyais volontiers -s'approcher; je voulais lui dire: «Mon pauvre papa, nous sommes -malheureux tous les deux.» - -Il n'était plus qu'à trois pas de moi, lorsqu'il vira sur les talons. De -l'autre bout de la pièce, M. Plancoulaine l'avait appelé: - ---Nadaud! - -Sur les dressoirs, les verreries avaient frémi. - -Contre la grande fenêtre, on voyait là-bas M. Plancoulaine, son neveu -Moche et Courtois. L'organe tonitruant avait encore une fois dominé le -concert des bavardages; on l'entendit, durant l'instant de silence, -avant que mon père eût eu le temps d'obtempérer à l'ordre; et cela fut -dit haut et de loin, à dessein, afin que nul n'en ignorât: - ---Nadaud!... J'aurais un service à vous demander: il s'agirait de faire -transporter mes papiers de votre étude en l'étude de Maître Courtois: -cela pourrait être exécuté sans délai? - ---Demain, à la première heure, dit mon père; permettez que j'aille m'y -préparer sur-le-champ... - -Il s'inclina, fit signe à sa femme de le suivre; grand'mère entraîna son -mari, et nous sortîmes. Madame Plancoulaine fut sur nos traces: - ---Comment! vous vous retirez si vite! Allons! allons! qu'est-ce qu'il y -a? Un malentendu, j'en suis sûre... - -Mon père salua sans mot dire. Grand'mère, qui était une vieille amie de -madame Plancoulaine, soupirait, sans oser prononcer une parole -imprudente. - -Mon père passa un doigt dans son faux col, et j'entendis le petit bouton -de nacre qui se brisait: un des morceaux tomba sur le perron. - -Il avait de la peine à respirer. A cinquante pas, il se retourna. Il -avait espéré que son ami Clérambourg le suivrait. - - - - -XI - - -Mon père prétendait, quand nous rentrâmes en ville, que l'on nous -regardait d'étrange façon. - ---C'est ton col qui bâille, lui dit sa femme. - -Il réappliquait de la main les pointes de son col, puis il essayait de -les contenir sous le menton, en baissant la tête. - ---Ne baissez donc pas la tête, lui dit sa belle-mère; on ne manquerait -pas de dire que vous avez l'air d'un chien qu'on a fouetté. - -Il était assez vraisemblable que le bruit de notre mésaventure nous -avait précédés, Courtois ayant dû faire grand bruit de sa convocation -chez les Plancoulaine. Et nous sentions déjà, dirigé contre nous, ce -venin des foules qui perle aux dents des hommes assemblés, friands de -blessures fraîches: instinct des basses-cours, qui précipite les -animaux, bec en avant, sur celui qui s'est laissé arracher trois plumes. - -Mon grand-père soutenait que l'incident était sans importance et que -tout s'arrangerait pour le mieux. - -Le soir tombait; les paysans avaient regagné la campagne. La place et le -carrefour étaient libres. De loin nous apercevions l'orme, le marronnier -et le clocheton de la maison Colivaut, au-dessus de la balustrade et des -grandes portes à pattes de biche; cela formait un joli décor d'aspect -ancien qui fermait la rue montante, comme une toile de fond. - ---Baste! dit grand-père, quand vous serez le maître là dedans, vous leur -ferez la nique à tous!... - -Il y avait quelque vérité dans ces paroles, car celui qui réussit dans -son entreprise est toujours fort. Le malheur présent de mon père était -d'avoir accompli un acte audacieux vis-à-vis d'un compétiteur puissant, -mais plus encore un acte inachevé et stérile tant que vivrait madame -Colivaut. - -Sa taille se redressa; il enfonça un pouce sous l'aisselle du gilet; il -envoya au diable son faux col. Il caressait du regard les balustres, le -clocheton et les ombrages; ses pas étaient plus légers; l'air soulevait -les basques de sa jaquette; il se laissait porter vers sa maison. - -Au carrefour, il fallait se priver de cette vue, car nous tournions à -droite. Il hésita, voulut parler, se retint, tourna avec nous. -Cependant, après quelques pas: - ---Il serait peut-être convenable, dit-il, d'aller prendre des nouvelles -de cette pauvre madame Colivaut. - -Le grand-père, la grand'mère et la petite-maman se regardèrent, puis -évitèrent de se regarder. Un air de secrète complicité les unit; un même -vent les poussa à s'enquérir de la santé de madame Colivaut. - -Nous rebroussâmes chemin pour monter la Grande-Rue. Mon père sonna à la -porte verte. La cloche, destinée à être entendue jusqu'au fond des -jardins, avertissait tout le quartier d'une visite chez madame Colivaut. -En attendant que l'on vînt ouvrir, ces dames se retournèrent vers la -ville. Au seuil des maisons, des groupes de femmes avaient poussé comme -des champignons après la pluie. Quarante commères nous dévisageaient en -causant, la main sur la bouche. Chez madame Auxenfants, un rideau fut -soulevé, et la jaune figure de M. Fesquet, le bouilleur de cru, se -montra. On rabaissa promptement le rideau; mais au travers du tulle nous -voyions très bien s'agiter la tête de l'aigre célibataire à côté de -celle de madame Auxenfants, sa logeuse: on le disait le plus méchant -homme de Beaumont. - -Le spectacle, c'était nous: mon père, que la ville savait acquéreur de -la maison Colivaut, conduisant en corps sa famille prendre des nouvelles -de la moribonde. - -Nos intentions ne revêtaient pas pour nous la forme criminelle; mais il -était avéré pour tous, à cette heure, que notre plus vif intérêt se -trouvait contraire au rétablissement de cette chère dame. - -L'air qui s'élevait faisait bruire le feuillage de l'orme et du -marronnier; sous le manteau de lierre qui tombait de la balustrade en -lourds lambeaux, un rat ou un mulot descendit, trottina et se perdit sur -le sol gris. Mon père sonnait pour la deuxième fois. - -Enfin, une petite bonne parut. Nous demandâmes des nouvelles en penchant -tous un peu la tête vers l'épaule, attitude compatissante, car madame -Colivaut avait eu des suffocations ces derniers jours de chaleur. La -petite bonne nous fit signe d'entrer. Madame allait très bien. Madame -était même, pour le moment, dans le jardin du haut. - ---Ah! ah! fîmes-nous, dans le jardin du haut!... à la bonne heure!... -ah! ah! dans le jardin du haut! - -Et nous pénétrons derrière la petite bonne. On traversait une longue -cour en pente et pavée de ces gros cubes arrondis en tête d'homme -chauve, comme on en voit encore sur les anciennes routes royales. Cette -cour était si vaste et l'on en faisait si rare usage que les domestiques -ne parvenaient pas à empêcher les cheveux d'une herbe fine de s'y -dresser en petites touffes entre les cailloux; même, en plusieurs -endroits, des pissenlits fleurissaient. A gauche étaient les écuries, -les remises; à droite, la grosse maison bourgeoise, avec huit fenêtres -au rez-de-chaussée, autant au premier étage, et deux belles lucarnes -dans le haut toit de briques vieillies, d'un joli ton pelure d'oignon, -çà et là duveté d'une mousse verdâtre. Pour cheminées, des monuments. La -tourelle, sur les jardins, était couverte d'ardoises. - -Nous montâmes les marches sous le prunier de mirabelles, pour gagner le -jardin du haut. A cent pas de nous, nous vîmes madame Colivaut qui -butinait toute seule, sans canne et sans appui, un sécateur à la main. -Elle avait planté là sa dame de compagnie, madame Robert, en lui -ordonnant de cueillir des noisettes, et elle vint au-devant de nous, -toute coquette. - -Elle avait une robe de soie puce, garantie par un court tablier noir, -et, comme toujours, son bonnet blanc orné de rubans bleus. Sa figure -grasse et poupine était d'une pomme de reinette de l'an passé. - -Elle ne fit aucune allusion à sa santé et nous parla de ses fruits et de -ses légumes. Une par une, nous dûmes examiner les plates-bandes, et, un -par un les poiriers, dont elle savait l'âge, la biographie et le -rendement année par année. Elle regardait, elle aussi, le cadran -solaire, lorsqu'elle passait dans son voisinage. Elle s'y pencha et tira -sa petite montre d'or pour comparer les heures. On lui fit remarquer que -le soleil était couché. Elle rit de bien bon coeur. - -Elle redescendit avec nous au parterre. Madame Robert portait les -noisettes dans un pli de sa jupe relevée; ce fut mon père qui soutint -madame Colivaut sur l'escalier des mirabelles. Lorsqu'elle posa le pied -sur la marche branlante qui rendait un bruit sourd, elle fit: - ---On dirait qu'on met le pied sur une dalle funéraire. - -On croyait madame Colivaut traversée d'une pensée funèbre; mais elle -ajouta: - ---C'est le tombeau de mes illusions! - -Et elle se remit à rire comme une fillette. Elle était tout à fait de -bonne humeur. Elle nous mena jusqu'à la terrasse dominant la ville, sous -l'orme et le marronnier. Sa manie n'était-elle pas de jeter bas ces -arbres fameux! Elle y pensait aussitôt que la santé lui était rendue. - ---Ils gênent les voisins, disait-elle; madame Auxenfants et monsieur -Fesquet ne cessent de se plaindre de l'humidité et des moustiques que -leur vaut ce feuillage épais... Mais ce n'est pas cela: j'ai l'intention -de construire ici un pavillon. - ---Construire un pavillon! s'écria mon père. - ---Oui, dit-elle; quand ce ne serait que pour embêter madame Auxenfants -et monsieur Fesquet, en ayant l'oeil sur eux!... - -C'était de cela qu'elle avait envie, et non d'abattre ses arbres. - -Elle avait fait ses plans; elle les montra à ma famille. - -Mon père tremblait qu'elle ne les fît exécuter. Pour peu qu'elle eût -quinze jours de bons, elle en était capable. La chute des arbres, -surtout, était la perte de la propriété. Mais, dans le contrat passé -avec la vieille dame, la valeur du terrain était seule entrée en ligne -de compte. Comment s'opposer à la profanation d'accessoires de pur -agrément? - -J'étais demeuré au bord de la balustrade, pendant qu'on examinait les -plans du «pavillon». - -Dans la lumière de perle d'une belle journée mourante, la grande rue -sinueuse, égayée de hauts pignons, serrée à la taille par d'anciennes -bicoques à encorbellement où se balançaient encore des enseignes, -dévalait sans se presser vers l'église. De rares passants troublaient la -paix du soir. Je vis remonter jusqu'au carrefour le break de la famille -Capdevielle, les Gantois, madame Gentil, pour moi d'humiliante mémoire, -et le docteur Troufleau. - -Au café, sur la place, assis sur un banc, comme chez eux, et fumant la -pipe, les conseillers municipaux de Beaumont, fidèles à cette assemblée -du soir, prenaient l'absinthe: c'étaient Chaigneau le bourrelier, -Tiffeneau le confiseur, Goulard dit La Chique et surnommé encore -Cincinnatus, M. Phébus, Soupe, marchand de vin, et le maire, savetier, -Ferraingailleur. Ils causaient haut; ils discutaient des destinées de la -France. En face d'eux, sereine, verdâtre, la statue de bronze du poète -les regardait sans fatigue et sans ironie, comme un étranger descendu -dans la ville. - -Au pied de la statue, des chiens flairaient de petits tas d'ordures, -restes du marché aux volailles; pareil à une balle de caoutchouc, un -chat traversa la rue, poursuivi par un fox à la queue coupée. Puis, de -la maison d'Hiver le pêcheur, sortirent, au milieu d'éclats de rire, les -demoiselles Tiffeneau, deux jeunes filles brunes, et mademoiselle -Bouquet, leur amie, blonde, qui était très belle. Elles se donnèrent le -bras et montèrent doucement vers la terrasse en chantonnant un air de -romance. Elles passèrent sous mes yeux et tournèrent, suivant la rue -qui, après les jardins Colivaut, menait à la campagne. - -Je n'étais pas en âge d'avoir de grandes pensées, mais ces calmes heures -des soirs d'été, quand la comédie du jour s'est jouée, m'ont de tout -temps paru d'un prix inestimable. - - - - -DEUXIÈME PARTIE - - - - -I - - -A la campagne, l'écho de la rupture avec les Plancoulaine nous fut -apporté par les fermiers, par le boucher, par le facteur. De leurs -propos amphigouriques on pouvait retenir que le pays faisait grand bruit -de cette affaire et que, dans la première semaine du moins, beaucoup de -personnes nous étaient favorables. «Voyons! N'a-t-on pas le droit de se -loger où l'on veut?... Ah bien! s'il fallait écouter les rodomontades -d'un vieux grognon!... Maître Nadaud avait joliment bien fait de ne pas -se laisser intimider par les Plancoulaine!... On dira qu'un homme qui -veut une maison à son goût a toujours la ressource de construire; mais -un notaire ne peut habiter loin du centre de la ville; or, au coeur de -Beaumont, pas un mètre carré n'était vacant, hormis la maison Colivaut.» - -Les Plancoulaine et leur clientèle n'avaient pas eu le temps de parler. -Lorsqu'ils parlèrent, l'opinion vira. Alors les fermiers, le boucher, le -facteur n'osèrent plus rien dire devant nous. - -Les choses durent prendre une fort mauvaise tournure, car mon père, -lorsqu'il venait à Courance, paraissait accablé; et le dimanche, après -la messe de Beaumont, grand'mère, signalant l'attitude des gens à notre -égard, disait: «Oh! j'ai déjà vu ces yeux-là quand mon mari faisait de -mauvaises affaires!...» - -Elle fut sensible à l'infortune de son gendre, quoiqu'elle l'eût prévue -et qu'elle ne cessât de faire valoir ses pronostics. Il fallut qu'elle -fût par lui bien attendrie, un jour, pour lui dire, d'elle-même, parce -qu'il avait témoigné le désir de m'avoir près de lui comme consolation: - ---Prenez-le. - -Il avait maintenant une pièce où me loger, la meilleure de la maison, le -salon: - ---Nous n'y recevons plus personne!... avait-il dit. - -Il me fit monter dans son cabriolet. Ma grand'mère pleurait. Mon -grand-père, toujours plein d'à-propos, déclama: - - Laissez les roses au rosier, - Laissez les enfants à leur... _père_! - -En arrivant à Beaumont, nous trouvâmes la petite-maman allongée sur le -canapé et jouant à lancer sa mule mordorée, du bout du pied, sur une -étagère. Elle avait des loisirs démesurés depuis qu'elle n'allait plus -chez les Plancoulaine; l'ennui l'alanguissait, et elle s'improvisait des -divertissements de fillette. Elle vint à nous en sautant sur son bas à -jour. Mon père courut à la mule, sans sourire, et il rechaussa le pied -rapidement. - -Mon père avait un goût poussé à la manie: c'était celui de l'ordre. - -Il racontait qu'au collège l'art de ranger son pupitre lui valait -l'admiration de ses voisins de banc et la bienveillance de ses maîtres, -quoiqu'il ne fût pas brillant élève. La symétrie selon laquelle ses -livres étaient distribués au fond de ce pupitre leur donnait si bonne -apparence que le plus pauvre exemplaire classique y prenait la figure -d'une édition de bibliophile. Sur le devant, les cahiers à couverture -souple ou rigide y avaient l'aspect de ces belles piles si tentantes -pour quiconque touche à la plume, que l'on voit dans les papeteries bien -tenues. Règles, crayons et fusains étaient rassemblés au râtelier de -becs métalliques fichés dans la paroi de bois; une aile de pigeon, -disposée de manière ornementale, servait à ramasser les déchets divers -que, d'un souffle, l'élève ordonné dispersait sur le voisinage. Quant à -la machination, un tome de Boileau déplacé ouvrait l'«office» ou chambre -à provisions habilement ménagée derrière les petits volumes -in-trente-deux; un seul doigt exercé y atteignait sans tâtonner la -tablette de chocolat, le sac de boules de gomme, le pain de réserve ou -la pâte de nafé d'Arabie; plus secrète était la cage à mouches; plus -profondément enfoui, le plumier découpé à claire-voie contenant le -lézard vivant. - -Mon père ne concevait pas la vie sans étagères, sans tiroirs, sans -plumeaux à épousseter, sans un ordre idéal, présidant à la distribution -des sièges d'un salon. - -Petite-maman était une femme qui était capable de conserver une tache -sur son vêtement, souvenez-vous-en! Ses mules lui battaient le talon et -elle les oubliait volontiers sous la table. Elle ne plia de sa vie un -journal! Elle laissait étalées sur le tapis vingt partitions pour piano, -tirées du casier à musique! Toute pièce où elle avait passé un quart -d'heure était tournée au tohu-bohu. Nulle mauvaise volonté chez elle. -Elle était née au delà des vastes mers, aux environs de l'endroit où se -forment les tempêtes; ses petits doigts répandaient des embryons de -cyclones. - -Mon père grossissait ces misères. Il s'épuisait à remettre en son lieu -chaque objet; il poussait des soupirs en redoutant le prochain orage qui -les allait bouleverser de nouveau. Cependant, tel était son désir de -voir la fin de l'anarchie, qu'il croyait sa femme lorsqu'elle lui -affirmait qu'elle aurait de l'ordre le jour où l'espace ne lui -manquerait pas. Et il adoucissait son humeur excitée par la vue du -chaos, en rêvant à cet espace. - -Lorsque nous pénétrâmes, le soir, dans le salon qui devait être ma -chambre, mon père s'écria: - ---Comment! on n'a donc rien préparé? - -On n'avait rien préparé. On appela la mère Fouillette, la vieille bonne; -mon père donna un coup de main, épousseta, rangea les bibelots, disposa -les meubles, donna de la façade à toutes choses. Il alluma dix bougies. -Avant que le lit fût fait, il voulait s'accorder l'illusion d'une petite -fête en mon honneur. Il me prit sur un de ses genoux. Il pria sa femme -de s'asseoir au piano. Elle jouait de mémoire avec une facilité et un -charme étranges que l'on appréciait beaucoup chez les Plancoulaine. Elle -était vêtue d'un peignoir grenat à manches courtes et qu'elle avait -retroussées encore pour se donner l'air de travailler à la réfection du -salon. Ses cheveux noirs, qu'elle avait peine à contenir, débordaient -au-dessus d'une oreille et sur le cou; on voyait trembler ses jolis -coudes et ses avant-bras un peu gras. Mon père regardait sa femme; il me -regardait; il regardait cette pièce où il avait rétabli la symétrie qui -lui tenait tant à coeur; il avait grand besoin d'être heureux. - -La mère Fouillette entra sans crier gare; elle apportait le lit pliant. -Petite-maman suspendit son jeu; on entendit l'affreux bruit du fer et le -grincement des roulettes rouillées qui vous arrachaient les dents. Il -fallut déplacer des meubles; alors, ce fut le tonnerre. Enfin, le lit -fut mis dans un coin et déplié. On y étala des draps blancs; on -introduisit un oreiller dans la taie. On tâta la couverture: on me -demanda si j'aurais assez chaud. La mère Fouillette disparut et revint -cachant sous son tablier un objet qu'elle glissa sous le lit. Au son de -la faïence, chacun sourit, mais mon père jetait un coup d'oeil sur son -salon démoli par cette installation provisoire, décomposé par l'air -d'ambulance de ce lit blanc, de ce vase de nuit. Et le plaisir de -m'avoir sous son toit lui fut gâté. - - - - -II - - -J'appris une belle histoire que Marguerite Charmaison racontait et qui -se répétait par la ville. - -Lorsque Marguerite avait eu quinze ans, son père l'avait menée à Rome. -Rome, et les seuls noms des villes anciennes de l'Italie, le nom de -l'Italie même, ont une magie qui transpose d'avance et agrandit, dans -l'oeil de la jeunesse ardente, toutes les images qu'il y pourra -rencontrer. A Rome, Marguerite avait eu pour voisin de table d'hôte un -jeune Anglais fort distingué et disciple du célèbre cardinal Newman, -qu'il fréquentait. Ce jeune homme, au dire de Marguerite, avait des -cheveux d'enfant, des dents de femme et des yeux de la couleur de l'eau -qui clapote au fond d'une caverne marine. Il se nommait lord Wolesley. -Il racontait à sa jeune voisine la vie de Newman, ancien pasteur -anglican, âme angélique, et poète; il lui récitait de ses vers composés -à Corfou, à Naples, à Taormine; puis lui disait sa conversion -retentissante au catholicisme romain; enfin, son élévation aux plus -hautes dignités de l'Église. Marguerite, touchée qu'un si noble et si -parfait jeune homme la prît pour confidente de ces choses, l'écoutait -avec passion. Elle voyait le grand Newman dans les yeux céruléens de son -lord charmant, et déjà s'accoutumait à confondre le jeune homme et le -prêtre: tantôt elle tremblait devant lord Wolesley comme vis-à-vis d'un -Père de l'Église, tantôt elle rêvait qu'elle était devenue toute petite, -si petite qu'il l'emportait dans l'étui à cigares qu'il glissait dans la -poche de son smoking, contre son coeur. - -Un jour, lord Wolesley lui demanda: - ---Mademoiselle, voulez-vous être présentée à Son Éminence? - ---Son Éminence?... - -Elle oubliait qu'elle ne l'avait point vue encore. Cela ne l'effrayait -pas trop de voir Son Éminence. Elle eut plus d'épouvante lorsque lord -Wolesley lui dit: - ---Si vous le permettez, je viendrai vous prendre... avec monsieur votre -père. - -Elle mit son trouble sur le compte de son père: - ---Y pensez-vous?... papa, député anticlérical? - -Le jeune lord sourit, signifiant que cela avait bien peu d'importance. -Le député sourit aussi et dit: - ---Oh!... si loin du Palais-Bourbon!... - -Cependant Marguerite témoigna le désir de voir une première fois Newman -de loin. - -Un matin, à Saint-Pierre, dans une chapelle, le cardinal Newman disait -une messe basse. Lord Wolesley, agenouillé vingt minutes sur la dalle, -communia. Marguerite vit l'or d'un vitrail se mêler à l'or des cheveux -«d'enfant» de son ami, et la neige de la tête du grand vieillard se -confondre avec celle du pain divin: elle s'évanouit. Au milieu d'un -peuple prosterné, son père la secouait par le bras en lui disant: -«Godiche!... godiche!...» - -Elle eut l'honneur d'approcher Newman dans les jardins du Pincio. Il se -garda de toute parole mondaine, et comme il avait paru connaître le nom -du député de Paris, il lui dit, non sans aménité, mais sans faiblesse, -qu'il vénérait, quant à lui, dans les persécuteurs de l'Église les -artisans inconscients d'une oeuvre sacrée: «Qui sait, dit-il, si Néron, -dont l'horrible règne donna tant d'élan à la vertu chrétienne, à l'oeil -de Dieu ne vaut pas l'apôtre Pierre? Il est nécessaire de contempler une -longue suite de siècles pour l'intelligence complète des grandes -vérités, etc.» Il avait ajouté, durant cinq minutes au moins, des choses -magnifiques. Lord Wolesley se penchait vers Marguerite pour traduire, -toutes chaudes encore, les paroles du cardinal, et de sa main, -«translucide comme un émail,» il lui indiquait la bouche du saint homme -qui élevait savamment l'entretien, et la Ville Éternelle étendue au pied -de la colline. «De beaux moments!» disait Marguerite. - -Eh bien! ce jeune lord Wolesley était mort. - -Marguerite avait eu l'insigne et douloureuse faveur d'apprendre cette -catastrophe, de la main même du grand Newman, le cardinal ayant ajouté, -en post-scriptum, qu'il écrivait en accomplissement d'un des désirs -derniers de son noble ami. «J'ai la lettre...» disait-elle; et elle la -montrait, comme autrefois la photographie de Mounet-Sully. - -Elle vivait du souvenir de cette quasi-idylle mystique, où la figure de -l'amant se confondait avec celle d'un saint, sur les collines romaines -ou dans l'atmosphère affolante des chapelles, idylle embellie par la -mort, mieux que cela: par une mort incomplète en un sens et qui faisait -durer le mystère, puisque Marguerite, qui ne s'avouait pas à elle-même -son amour pour le jeune lord, ne séparait pas en son esprit les deux -catholiques anglais, dont l'un--celui dont elle pouvait parler sans se -compromettre--était vivant et lui écrivait! - -Voilà pourquoi elle avait renoncé à réciter des vers de M. de Bornier et -à porter l'image sanguinolente d'OEdipe, pourquoi elle nous avait paru -si réservée et si grave à la matinée Plancoulaine. Pour le moment, la -fille de l'athée, élevée sans principes, ne parlait de rien de moins que -de se faire religieuse. - -Comme tout me paraissait petit, en comparaison des souvenirs que portait -Marguerite! Je me rappelais sa nature inquiète autrefois, son coeur -toujours bondissant, sa figure enflammée. A cause de cela, dans les -rêves que je faisais sans cesse de quelque chose de plus beau que ce que -l'on voit tous les jours, j'associais Marguerite à mes féeries intimes; -je l'attendais; je comptais sur elle. Maintenant je savais qu'il lui -était arrivé une aventure qui, pour moi, la haussait au-dessus du commun -des mortels... - - - - -III - - -Le maître clerc de mon père, Coqueugniot, était un pauvre garçon -efflanqué, qui avait éprouvé à peu près toutes les maladies. Il lui en -était demeuré une certaine compétence en médecine et la monomanie de -l'art de guérir. Il faisait au docteur Troufleau et au pharmacien Patout -une concurrence appréciable et désintéressée; il redressait les -errements de la thérapeutique officielle, qu'il traitait de routinière -et d'illogique; il dépréciait les médicaments de M. Patout en lui -prouvant, chiffres en main, qu'il encaissait des bénéfices illicites et -vendait des matières «éminemment nocives». Il faisait venir, lui, ses -substances des maisons de gros, par l'intermédiaire d'un ami qu'il avait -à Paris; et s'approvisionnait même à l'étranger. Quel que fût le procédé -qu'il employât, ce maniaque y était de sa poche, car il distribuait -gratuitement ses drogues. - -Si l'on risquait un oeil dans la cour, on voyait au premier, derrière la -vitre d'une fenêtre proche du palier des degrés de pierre, un crâne en -pain de sucre, un pinceau de cheveux ramenés sur la tempe en -accroche-coeur, une oreille destinée à soutenir la plume, un oeil -attentif, une pommette rougissante, le tout battant un rythme régulier -et bizarre qui intriguait les nouveaux venus. Coqueugniot faisait des -pilules. Dès qu'il entendait le pas du «patron», il repoussait vivement -son laboratoire, aussitôt dissimulé derrière les rôles. - -Ce fut lui qui fut désigné pour me conduire chez M. le curé, prendre ma -première leçon de latin. Coqueugniot descendit l'escalier de pierre, sa -plume à l'oreille, ses manches de lustrine boutonnées aux poignets. Il -me prit par la main et me la trouva brûlante. Il haussa les épaules en -passant devant le pharmacien, puis il dit: - ---Troufleau, lui aussi, est un âne. - ---Ah! - -Avant que nous fussions arrivés au bas de la ville, il m'avait parlé de -sa scarlatine, de sa coqueluche, d'une varicelle qu'il avait eue à mon -âge. - -On entrait chez M. le curé par une petite porte ménagée dans un rideau -épais de vigne vierge que l'automne embellissait de magnifiques tons de -cuivre rouge ou de vin vieux. Une croix de fer surmontait le loquet usé, -que l'on soulevait librement, M. le curé considérant que sa maison -appartenait à tous. Les murs étaient d'un autre siècle; l'herbe et les -orties poussaient alentour, sauf dans un sentier fréquenté. Sur le -jambage et le panneau de la porte s'entrelaçaient à la craie, au charbon -ou gravés à la pointe du couteau, des termes orduriers et des dessins -obscènes à l'adresse du prêtre; la vieille servante s'exténuait à les -gratter tous les jours. - -Coqueugniot dit: - ---C'est le petit jeune homme à maître Nadaud qui vient pour prendre sa -leçon de latin. - ---De latin?... fit la bonne. - -Elle ne semblait point avoir entendu parler de cela. M. le curé n'était -pas là; M. le curé avait encore été appelé chez madame Colivaut, qui -étouffait. Mais il ne l'attendrait bien sûr pas à mourir, dit-elle, -«quoique M. le curé ait de la patience!...» - ---Vous pouvez aller vous amuser dans le jardin. Faites attention, au -moins, de ne pas tomber dans la rivière. - -En me rendant au jardin, je la vis qui déroulait une longue bande de -linge dont un de ses doigts était enveloppé: Coqueugniot se faisait -exhiber un panaris. - -Oh! le joli jardin que celui de M. le curé de Beaumont! Il était bien -mal entretenu, rongé de chenilles, labouré par les taupes, tendu de -toiles d'araignées, saccagé par tous les chats du voisinage. M. le curé -ne voulait à aucun prix qu'on inquiétât les bêtes de la création. Mais -ce jardin s'avançait jusque sur la rivière, qu'il dominait à pic, par -une terrasse de conte de fées. - -Je n'eus rien de plus pressé que d'aller voir l'eau. Elle battait -doucement la barque de M. Phébus, le conseiller municipal, grand amateur -de pêche. De mémoire d'homme, cette barque était amarrée au pied de la -terrasse du presbytère; M. Phébus y passait des journées, debout, la -ligne à la main. Il n'était pas arrivé encore, et l'on voyait, aux -environs de l'appât qu'il avait jeté, des peuplades de goujons agiter -leurs corps blonds mêlés aux ablettes en lame de couteau à fruits. Sur -le flanc calfaté de la toue, se reflétaient en arabesques mobiles les -jeux de la lumière avec la crête des petites vagues. L'eau stagnante, à -l'arrière, semblait tendue d'une belle soie moirée qui allait se -déchirant en longues bavures verdâtres ornées à leur extrémité de -houppes d'écume savonneuse, car le banc des laveuses était proche. Ces -bavardes m'étaient cachées par des fourrés d'aubépine; mais je les -entendais s'égosiller comme des grenouilles au bord des marais. Je me -mis à compter les arches du pont. - -Un bruit me fit retourner. Quelqu'un poussa la porte du presbytère et -vint à moi sans faire à la bonne du curé d'autre honneur que celui d'un -petit signe du bout de l'ombrelle. C'était Marguerite Charmaison. - -Je la vois s'avancer dans ce jardin en soulevant sa robe légère pour -éviter les ronces et les fruits pourris qui jonchaient les allées. Elle -n'avait pas pris la peine de mettre un chapeau; une source vive de -cheveux blonds lui jaillissait du front et de la nuque, emmêlait assez -haut ses gerbes désordonnées, qui retombaient çà et là en cascatelles; -cette chevelure était à la fois sombre et dorée, comme l'eau qui remue -et dont la lumière borde chaque brisure d'une frange éclatante; ses -sourcils, plus foncés, se rapprochaient un peu trop et côtoyaient des -yeux peut-être bleus, peut-être gris, peut-être verts, qui, par moments -aussi, semblaient noirs. - -Elle fut près de moi si vite que je n'eus pas le temps de m'émouvoir; -elle s'accroupit et me dit: - ---Pauvre petit! - -C'était l'allusion la plus discrète et la plus sympathique à ma famille -persécutée. - -Le soleil lui avait semé quatre grains de rousseur sur la joue. Elle -avait des cils très longs; une minuscule tache violacée teignait sa -lèvre; elle avait dû manger des framboises. Voilà ce que je voyais -malgré moi, voilà ce qui m'absorbait pendant que la timidité -m'envahissait, pendant que je voulais lui dire: «Oh! Marguerite, c'est -vous! c'est vous! Je sais qu'il vous est arrivé à Rome une belle -aventure!... Je suis bien petit, mais si vous vous doutiez combien je -vous admire!» Je ne lui disais rien. - -Cependant elle me parlait. Mais mon trouble était devenu si grand que je -ne la comprenais point. Pourquoi venait-elle à moi aujourd'hui, alors -qu'elle ne m'avait pas reconnu chez les Plancoulaine? Je ne pus manquer -d'être frappé qu'elle me demandât si nous voyions souvent le docteur -Troufleau; c'était probablement parce qu'il avait cessé avec nous de -paraître chez les Plancoulaine: il était le seul qui eût osé se déclarer -outré de leurs procédés envers nous. - -Mais dans cette bouche, d'où je n'attendais que paroles d'enchantement, -le nom prosaïque de Troufleau m'étonna. Peut-être avec un nom banal -composait-elle des choses exquises? Elle était trop près de moi; c'était -elle, sa personne, l'image embellie que je me faisais d'elle, qui me -pénétraient d'une manière ineffaçable, et ses paroles se perdaient dans -le courant trop violent qui m'inondait. - -En se relevant, elle m'embrassa. Comme elle m'embrassait la joue, -j'avais son menton sur mes lèvres. Je ne le baisai pas. Une boucle de -ses cheveux, où jouait le soleil, forma devant mon oeil une voûte à -claire-voie qui me parut aussi grande qu'un panier d'osier. Je sentis -très bien que le moment qui s'écoulait là, avec le menton de Marguerite -sur ma bouche et cette boucle de cheveux devant mon oeil, resterait -longtemps dans ma mémoire. Je n'en jouissais pas; il me semblait que je -n'en avais pas le temps; mais je me promettais d'y songer longuement, -plus tard. - -Lorsqu'elle fut debout, je regardai sa main nue, dont la moiteur -ternissait la pomme d'agate de l'ombrelle; la peau de cette main était -d'une finesse extrême; le soleil dorait sur son poignet un duvet blond. -J'eus un avant-goût d'avenir; je sentis qu'il y avait en moi quelque -chose qui pouvait m'entraîner à des folies, à des héroïsmes, à la mort, -dans dix ans, dans vingt ans, peut-être plus tôt, peut-être plus tard, -pour le plaisir ou l'honneur de toucher du bout des lèvres ce brin de -peau fine et moite qui ternissait la pomme d'agate... - -M. le curé nous surprit. Il leva son chapeau de loin. Marguerite lui -dit: - ---Vous permettez, monsieur le curé, que je cueille une de vos jolies -roses? - ---Toutes les fleurs sont au bon Dieu, mademoiselle, dit-il; c'est à lui -qu'il faut demander la permission de les cueillir. - -Je trouvai cette réponse jolie, parce qu'il me semblait qu'elle -s'inspirait de quelque chose d'où ne procédait jamais ce que j'entendais -d'ordinaire. Je n'avais guère vu le curé de Beaumont qu'en chaire, le -dimanche, et, bien que je ne comprisse pas tout ce qu'il disait, ses -sermons ne me déplaisaient pas. Il y parlait souvent de choses -familières, mais il leur donnait je ne sais quelle tournure qui les -grandissait et les poétisait. Des personnes se scandalisaient des -expressions de ménagère employées par le curé en pleine église. «Oh! oh! -ripostait ma grand'mère, monsieur le curé fait son fricot, comme tout le -monde, avec une casserole et des petits oignons; mais on dirait, quand -il a fini, qu'il raccroche ses ustensiles à la voûte du ciel.» C'était -un vieillard maigre; son crâne luisait au soleil, ainsi que sa soutane -rapetassée. Il donnait tout ce qu'il avait. Sa figure rappelait les -ascètes de la Thébaïde que l'on voit sur les images. - -Il avait oublié la leçon de latin; il crut que j'étais venu avec -Marguerite, qui semblait une habituée de sa maison. La crise mystique -qu'elle traversait, les souvenirs du cardinal Newman et de Rome devaient -créer entre elle et le vieux prêtre des liens particuliers. Je -m'attendais à écouter un dialogue sublime. - -M. le curé nous offrit d'aller nous asseoir à l'intérieur. Mais -Marguerite lui dit: - ---Oh! monsieur le curé, laissez-nous dans votre jardin! Voulez-vous que -nous allions sous la tonnelle? - -Le curé se mit à rire, parce qu'il trouvait comique que l'on se plût -dans un jardin si négligé. Une fois assise sous la tonnelle, d'où l'on -pouvait être reconnu des gens qui passaient le pont, Marguerite dit: - ---Je ne suis pas fâchée que l'on me voie chez vous, monsieur le curé, en -compagnie de ce pauvre petit, pour la famille de qui l'on est bien -méchant. - ---Se peut-il, mademoiselle? - -Il se refusait à croire au mal. Pour lui, Dieu permettait seulement que -nous fussions affligés d'une épreuve dont les hommes étaient les -instruments. - ---C'est toujours l'histoire de cette maison Colivaut! - -M. le curé dit que madame Colivaut était une fois encore tirée -d'affaire. Il avait été appelé pour l'administrer; il l'avait trouvée en -compagnie de son architecte, discutant des marchés à forfait. - ---Il y a des gens superstitieux, dit Marguerite, qui, lorsqu'ils se -croient menacés de la mort, se hâtent d'entreprendre une oeuvre -importante, parce qu'ils s'imaginent que la Providence ne voudra pas les -faucher avant la besogne accomplie. - ---C'est une confiance en la bonté de Dieu, qui les honore. Madame -Colivaut est une si excellente personne! - ---On prétend, dit Marguerite, qu'elle a surtout envie de faire enrager -monsieur Fesquet en lui bouchant la vue avec son pavillon. - ---Oh!... - ---C'est ce qu'on dit; mais il faut ajouter que monsieur Fesquet -provoquerait cette malice en contraignant la vieille dame à couper ses -magnifiques arbres!... Savez-vous pourquoi monsieur Fesquet tient à -faire abattre ces arbres, monsieur le curé? - ---Monsieur Fesquet est un ennemi de l'Église, c'est vrai; mais je ne le -tiens pas pour insensé, et j'imagine qu'il doit obéir à un puissant -motif. - ---A un puissant motif, en effet, car il est haineux et jaloux... - ---Prenons garde, ma chère enfant, de médire de notre prochain! - ---Monsieur Fesquet est le pensionnaire de madame Auxenfants, la voisine -de madame Colivaut... Madame Auxenfants loge, avec monsieur Fesquet, un -autre célibataire, le docteur Troufleau. - -«Bon! fis-je en taillant des encoches dans le bois de la tonnelle, voilà -encore le docteur Troufleau.» - ---Eh bien! monsieur Fesquet, qui est un vieux laid, tout jaune de bile, -est jaloux de son co-locataire qui est jeune et qui réussit. - ---Dans tout cela, dit le curé, je n'aperçois point le motif d'abattre -les arbres. - -Marguerite baissa la voix. - ---Vous n'ignorez pas, monsieur le curé, qui a acheté la maison Colivaut? - ---Certes non! - ---Qui habitera la maison Colivaut, aussitôt le décès de la vieille dame; -qui tient essentiellement à la belle terrasse, aux ombrages? - ---Je comprends, dit le prêtre, un ami du docteur Troufleau, monsieur -Nadaud. - ---Mieux que cela: une amie!... Madame Nad...! - -M. le curé toussa, se moucha bruyamment, battit l'air de la main, entre -la jeune fille et moi, comme pour créer une cloison, afin que je -n'entendisse point. Je taillais profondément mes encoches. Mon -occupation et mon âge faisaient entre eux et moi une séparation -suffisante. - -Puis le curé prit la défense du docteur Troufleau, qui, pour être -malheureusement imprégné de principes matérialistes, n'en demeurait pas -moins un fort honnête garçon, plein de valeur. Il avait connu ses -parents, de simples cultivateurs d'un canton voisin qui avaient jeûné -vingt ans pour permettre à leur fils de s'élever au-dessus de leur -condition. Loin d'être un «mirliflore» ou un libertin capable de -sacrifier l'honneur d'une femme à son plaisir, le docteur avait des -sentiments si honnêtes que... - ---Que...? dit Marguerite. - ---Que, ma foi! je n'hésiterais pas à le recommander à la jeune fille que -j'estime le plus. - ---... Que vous estimez autant que moi, monsieur le curé... - ---... Que j'estime autant que vous, mademoiselle! - ---Ah! ah! - ---Que voulez-vous dire? - ---Ah! ah!... Maintenant je sais ce que je voulais savoir!... Monsieur le -curé, je vous ai fait parler! - -Le curé, qui n'entendait pas malice, ne donna point attention à ce jeu -de femme. Il venait de s'apercevoir que j'avais fait une entaille -profonde dans l'un des montants un peu vermoulus de sa tonnelle, et il -s'écria: - ---Mais, petit malheureux, vous allez nous écraser, comme Samson, sous la -voûte du temple, si vous en brisez les colonnes! - -J'avais fait une vraiment belle entaille blanche dans le vieux bois -peint en vert autour duquel s'enlaçaient des tiges desséchées de -liserons. Je m'attendais à être fort grondé. - -Il me demanda seulement si je savais bien mes prières du matin et du -soir et si je ne manquais pas de les dire. Je lui répondis «oui». Il me -baisa au front: ce fut tout. - -Une quantité d'insectes bourdonnaient dans son jardin en friche. C'était -une charmante musique sous le soleil de septembre. Comme nous faisions -silence, on l'entendit un bon moment, tout à l'aise. Ce chant de la -création, sous les bienfaits du ciel, allait au coeur du saint homme. Il -écarta les mains; le gras de ses manches brillota au soleil; son oeil se -trempa, et il dit: - ---Comment ne pas aimer Dieu! - -Puis il vanta à Marguerite les charmes de la vie provinciale et -paisible. Son désir était de soustraire une âme d'élite à la corruption -de Paris. Il souhaitait aussi qu'une femme chrétienne régnât sur le -jeune docteur Troufleau, de qui la vie était digne, mais la direction -des idées inquiétante. C'était le voeu de la grand'maman Charmaison que -sa petite-fille fût mariée près d'elle: le prêtre en était certainement -avisé. Comme il allait revenir sur le sujet que Marguerite avait amené -elle-même par un détour assez curieux, elle l'arrêta: - ---Le docteur Machin, dit-elle, y pensez-vous?... Papa l'enverra -promener! - -A la bonne heure! Moi, je comprenais très bien qu'on ne passât pas -d'OEdipe sanguinolent et de lord Wolesley, mort en odeur de sainteté, au -docteur Troufleau. A vrai dire, je m'étonnais qu'il pût être question -d'un mariage, c'est-à-dire de la chose la plus ordinaire du monde, pour -Marguerite Charmaison, qui me semblait promise à des destinées -insoupçonnables!... - -Le curé, lui, sembla déçu. Il hésita à parler de nouveau. - -Je sus, dans la suite, que Marguerite avait flairé, chez le timide -docteur, un sentiment inavoué, et qu'elle était venue s'enquérir à bonne -source, et de l'imminence d'une demande, et de la valeur du prétendant. -C'était d'une femme, simplement. - -Un bruit sourd vint de la rivière, et M. le curé dit: - ---Ah! voilà monsieur Phébus qui saute dans sa barque. - -Puis il se leva en faisant «Chut! chut!» et nous allâmes tous les trois -à pas de loup jusqu'à la rampe de pierre. M. Phébus était debout dans sa -barque; il tenait sous le bras une longue canne à pêche. La flotte, -jetée à gauche, se laissait doucement porter par le courant vers la -droite. C'était un morceau de liège arrondi et colorié de rouge à -mi-corps, qu'un petit tuyau de plume traversait. Le fretin qui -mordillait le ver donnait à cet objet l'aspect d'un drôle de petit homme -ventru s'amusant dans l'eau à faire la trempette. Tantôt il s'enfonçait -à peine; tantôt il plongeait tout à fait. Mais M. Phébus, qui savait à -quoi s'en tenir, ne retirait pas la ligne pour si peu, et distinguait -finement quand le goujon avait mordu. Lorsque le petit homme était -arrivé là-bas, sur la droite, tout près de l'extrémité de l'ombre du -pont grandissante, M. Phébus soulevait la longue canne; on distinguait -deux vers de terre flasques et trois grains de plomb noirs enfilés à un -crin invisible. La soie sifflait dans l'espace non loin de nos visages, -puis dans le temps d'un clin d'oeil, le petit homme était retombé sur sa -jambe et se laissait flatter l'abdomen par la surface de l'eau. Et le -même jeu recommençait. M. Phébus était coiffé d'un chapeau auquel -l'usage et les ans avaient donné le ton du pain doré par une bonne -cuisson. Nous n'apercevions de lui que ce chapeau, le bas du corps et -l'avant-bras droit soutenant la canne à pêche. A ses pieds était une -boîte de fer-blanc à jours, qu'arrosait une flaque d'eau passant d'un -bord à l'autre au gré des mouvements du pêcheur. Un bout de sentier, de -la largeur d'un ruban, et mangé d'herbes vivaces, se blottissait contre -le mur pour amener là M. Phébus et nul autre. - -M. le curé admirait la patience de M. Phébus qui ne prenait presque -jamais de poisson, car l'endroit était mauvais, mais s'obstinait à y -demeurer immobile des journées entières, des semaines, des mois. Il -admirait la sérénité de cet être, célibataire, sans profession, à peu -près dépourvu de rentes, qui n'avait rien d'autre à faire dans la vie -que d'être là, à ne rien faire. Et M. le curé s'étonnait que cet homme -jouît d'une telle paix et fût un impie. Car M. Phébus se joignait aux -rouges politiciens qui péroraient, le soir, au café, vis-à-vis de la -statue du poète; et dans cette parfaite tranquillité des choses, là, -devant ce morceau de liège oscillant avec la régularité d'un pendule de -la gauche à la droite, au pied du mur du calme presbytère, devant les -prairies et les doux coteaux d'une vallée tourangelle, M. Phébus -méditait et préparait, dans la mesure de ses forces, des révolutions et -des massacres, qui auraient lieu, il est vrai, à Paris. - - - - -IV - - -Je retournai, d'autres après-midi, prendre, sérieusement, ma leçon de -latin. Parfois M. le curé me la donnait sous la tonnelle. Petite-maman -venait me chercher. Elle marchait avec précaution, se faufilant à -travers les fins panaches des asperges, et elle se garantissait du -soleil avec une ombrelle écarlate, car elle avait rapporté de son pays -d'origine le goût des choses éclatantes, ce qui n'était pas bien vu. - -M. le curé se précipitait à sa rencontre, la tête nue. Comme elle avait -beaucoup de franchise et d'élan dans les manières, elle abritait le -vieux prêtre sous son ombrelle. Le teint de M. le curé flambait, sans -que l'on sût si c'était par l'effet de la soie transpercée de lumière ou -par celui de la confusion. Ces mouvements prompts et naturels nuisaient -beaucoup à la jeune femme dans la ville. - -Et nous allions ensemble, elle et moi, sonner à la porte des quelques -maisons qui ne nous étaient pas encore nettement fermées. - -Les relations tombaient vite, à Beaumont, dès qu'on ne les alimentait -pas chez les Plancoulaine. A combien de portes nous présentâmes-nous -ainsi, attendant cinq minutes avant qu'une bonne vînt, en courant à -toutes jambes, nous dire: «Madame est sortie,» ou «Madame est au bout du -pont,»--ce qui voulait dire chez les Plancoulaine,--ou mieux encore: -«Madame le regrette bien, mais madame n'est pas là pour le moment.» Une -fois, chez madame Gantois, la femme du juge de paix, la domestique, par -hasard, nous ouvrit aussitôt notre coup de sonnette: - ---Madame Gantois est-elle visible? - ---Mais oui, madame; si madame veut bien entrer au salon?... - -On nous introduit dans un salon obscur, sentant le moisi et la crotte de -rat. Peu à peu nous distinguons les sièges et nous nous asseyons. Tout à -coup grand branle-bas à l'étage au-dessus de nous; des portes claquent, -une voix mal contenue, dans l'escalier: «Cruche! cruche!... que le -diable emporte la bête de fille!...» La bonne réapparaît: - ---Ah! bien, madame Nadaud, pour sûr que j'aurai fait erreur en disant -que madame était là; madame est justement sortie... - ---C'est bon, ma fille, allez! - -Nous retournons à la maison. - -Madame Capdevielle vint nous rendre une de ces visites; mais elle vint -seule, ce qui était assez significatif, car elle se séparait rarement de -sa gentille marmaille. Elle était ronde en ses façons comme en ses -entournures; on la savait une femme fort estimable. Petite-maman ne put -contenir tout à fait devant elle l'amertume qu'elle éprouvait de -l'abandon de ses anciennes amies. Madame Capdevielle fut compatissante, -mais prudente davantage, et se garda bien de répartir les -responsabilités; cependant elle risqua, paraît-il, une phrase ambiguë où -il y avait à entendre «que l'on a souvent grand tort de s'en prendre de -ses malheurs à tel ou tel, alors que la véritable cause est la personne -que l'on soupçonne le moins, que dis-je? celle qu'on chérit le plus...» - ---Que voulez-vous dire, madame? - ---Oh! mais, je ne veux rien dire du tout; je parle de généralités... - ---Expliquez-vous, madame, je vous en prie! - -Madame Capdevielle se leva: - ---Allons, ma mignonne, calmez-vous! Je serais vraiment désolée d'avoir -semé en vous un sujet d'inquiétude... Ce serait bien par mégarde, je -vous prie de le croire. Calmez-vous. Tout s'arrangera. Adieu, adieu! - -Et sur le pas de la porte, elle dit: - ---Vous êtes toujours jolie!... trop... - -La pauvre jeune femme demeura très tourmentée par les paroles de madame -Capdevielle. Elle confia la chose à son mari qui lui dit: - ---Il y a du commérage, là-dessous. - -On en parla à M. Clérambourg, qui venait chaque soir après le dîner, -quoiqu'il fréquentât les Plancoulaine, et au docteur Troufleau, qui nous -témoignait plus d'amitié depuis que nous étions isolés. Mais M. -Clérambourg ne risquait jamais son opinion, sinon sur les affaires dont -il avait couvé toutes les pièces, au moins trois semaines durant, dans -son cabinet. Le docteur Troufleau dit que, prenant ses repas entre -madame Auxenfants et M. Fesquet, si quelque commérage courait la ville, -il en eût été le premier informé. - -Je me souvins des paroles de Marguerite Charmaison au curé sur les -raisons qu'avait M. Fesquet de faire abattre les arbres de madame -Colivaut. - -Mais une âme charitable nous fournit la solution de l'énigme posée par -madame Capdevielle. Ce fut madame Gantois--«Cruche!... cruche!... Que le -diable emporte la bête de fille!»--qui se décida, au bout d'une -quinzaine, à nous rendre notre politesse. - ---Ma petite, dit madame Gantois, d'un ton protecteur, je vais vous -rendre un service. - ---Mais!... - ---C'est entendu... Vous ne me le demandez pas! Oh! oh! je ne m'arrête -pas pour si peu: je vous le rendrai tout de même... Et pour commencer, -ma belle enfant, entre nous soit dit, ayons plus de modestie, moins de -susceptibilité au moindre mot que l'on vous adresse: la fierté convient -certes, mais à de certaines situations... - ---Mais ma situation, madame!... - ---Ah! ne vous fâchez pas! Je vous répète que je suis venue en amie. -Votre situation, ma chère petite, n'est pas bonne... Ah dame! que -voulez-vous! On n'a pas votre âge, joint à la figure dont la Providence -vous a ornée, ma belle, sans être tenue de ménager l'opinion... - ---L'opinion? Ce sont les gens puissants qui se chargent de la faire!... - ---Alors, ménageons-les!... L'opinion voyez-vous, c'est un fusil chargé! -Une imprudence, une maladresse, le coup part. - ---J'ai tout lieu de croire qu'il est parti. - ---Ce n'est pas moi qui vous le fais dire: en effet, il est parti. Ma -chère enfant, vous vous compromettez. - ---Je me compromets!... moi!... - ---Il suffit!--dit madame Gantois, qui dut être effrayée du ton de -sincérité de la malheureuse femme.--J'en ai assez dit pour que vous -soyez plus prudente à l'avenir. Plus tard vous me remercierez... - ---Écoutez, dit petite-maman haletante. Je suis depuis trois semaines à -la torture à cause de circonlocutions, d'allusions, de sous-entendus -plus douloureux qu'un bon coup bien frappé. Puisque vous ne craignez pas -de me faire mal, vous, madame, je vous en conjure, frappez, mais droit. -Dites-moi ce qu'il y a: je vous jure que je ne comprends pas. - ---Allez jouer, petit, dirent les deux femmes à la fois. - - * * * * * - -Je n'étais pas fâché d'aller jouer. De tous mes souvenirs d'enfance, les -plus pénibles et les plus odieux sont ces confidences à mots couverts, -de femmes qui crèvent d'envie de répandre la calomnie, et qui, pour -faire durer le plaisir, parlent une demi-heure auparavant par paraboles. - -M. le curé de Beaumont disait: - -«Il ne faut point juger notre prochain, mon enfant. Ce jugement, -difficile à porter, appartient à Notre-Seigneur. Contentons-nous de -plaindre les hommes, dont le mobile des actions nous échappe, mais dont -l'esprit, dans bien des cas, est borné.» - -Ces paroles étaient inspirées par quelque chose de trop haut, que je ne -comprenais pas; elles étaient plus qu'humaines et me paraissaient -étrangères. A mon sens d'enfant, la gent Gantois, par exemple, était -parfaitement abominable, et j'eusse trouvé fort juste qu'on la liât par -les pieds et par les mains et lui enfonçât dans la peau un millier ou -deux d'épingles. Tel était le genre de supplice que je rêvais. Après -quoi il me semblait que, débarrassé de cette engeance, on eût pu -s'occuper des «grandes choses». De quelles grandes choses? - -Ah! je ne savais pas. - -Je n'ai jamais su qui avait déposé en moi cette idée ni seulement ce -terme. Les grandes choses, était-ce de réciter des vers de M. de -Bornier, ce qui m'avait fait voir autrefois en Marguerite Charmaison une -créature séraphique? Était-ce d'aller à Rome s'éprendre d'un lord ou -d'un cardinal anglais? Était-ce de sentir le bon Dieu passer dans le -vent, à travers le feuillage des pins, comme à Courance? Était-ce d'être -un poète de bronze, impassible, sur une place publique? Était-ce de -mourir, comme avait fait maman? Ah! qu'était-ce? - - - - -V - - -Après la visite de madame Gantois, petite-maman s'enferma avec mon père. -Ils causèrent longtemps. Il est probable qu'elle lui confia loyalement -le bruit que l'on faisait courir, et ils durent prendre ensemble la -résolution de recevoir le docteur Troufleau comme à l'ordinaire. - -Par exemple, ils ne disaient plus «le docteur Troufleau»; ils disaient -_il_, ou _le_, ou _lui_. «Quand _il_ arrivera, reçois-_le_,» etc. Cette -pudeur soudaine à prononcer un nom est une nuance sentimentale que les -enfants saisissent très bien, et n'eussé-je rien connu par avance de ce -qui se passait, j'eusse certainement deviné qu'autour du personnage -désigné par des pronoms quelque chose d'anormal méritait que mon -attention fût bien ouverte lorsqu'il se présenterait. - -Le jeune docteur Troufleau venait tous les jours à la maison, après -dîner, fumer un cigare et faire une partie de piquet avec mon père et M. -Clérambourg. Autrefois, plusieurs de ces messieurs se joignaient à eux: -M. Gantois, le colonel Flamel. M. Gantois avait disparu sans mot dire; -le colonel Flamel s'était expliqué avec franchise: - ---Que le diable m'emporte, mon cher Nadaud, si j'ai envie de vous -fausser compagnie! Mais ces b...-là m'ont mis au pied du mur. «Chez lui -ou chez moi, choisissez!» m'a dit Plancoulaine. Bigre de bigre! c'est -dégoûtant! Je ne lui ai pas mâché mon opinion. Mais si je ne vais plus -chez eux, que voulez-vous que je fasse de mes journées? Et ma vieille -mère qui y passe ses après-midi depuis quarante ans... - -M. Clérambourg avait quelque mérite à venir encore, mais lui, par sa -compétence en affaires et ses conseils financiers, était à peu près -indispensable à M. Plancoulaine. - -Ce soir-là, précisément, le docteur Troufleau ne vint pas; le lendemain -s'écoula sans qu'on le vît; le surlendemain, l'on était en droit de -s'inquiéter de lui. On envoya la mère Fouillette demander de ses -nouvelles. Madame Auxenfants, son hôtesse, répondit que le docteur -allait bien, mais qu'il avait l'air «renfrogné». Mon père, très nerveux, -n'y tint plus. Il passa lui-même chez le docteur; le docteur venait de -sortir; mon père laissa sa carte. - -Le docteur vint le soir. Mon père et sa femme étaient agités; ils -avaient lieu de craindre que la calomnie eût effrayé le jeune homme et -qu'ils fussent menacés de perdre encore un ami. - -Le docteur avait l'air plus défait qu'eux-mêmes. Son éternelle redingote -et son éternel chapeau haut de forme donnaient au moindre de ses gestes -un air d'apparat et de gravité; il conduisait un deuil, sans répit. Il -avait une assez jolie figure douce, avec une barbe fine et frisée; mais -il était trop court de taille. - -Il s'assit. - -Mon père lui dit: - ---Mon cher docteur, si c'est par délicatesse que vous avez cru devoir -vous éloigner de nous, j'entends vous rendre, de ma propre autorité, les -coudées libres: ni ma femme, ni moi ne craignons les bruits absurdes que -vous avez dû entendre comme nous; c'est pourquoi ne vous voyant plus -venir, je n'ai pas hésité à aller moi-même vous chercher. - ---Je ne vous comprends pas, mon cher Nadaud, dit le docteur. - ---Si fait! parbleu! Je vous autorise à me comprendre! Il y a assez de -loyauté entre vous, ma femme et moi, pour que nous jouions cartes sur -table: appelons un chat un chat, et un bruit infâme une infamie!... - ---Mais, dit le docteur, je vous répète, mon cher ami, que je ne vous -comprends pas; je tombe des nues... Je ne sais rien, je n'ai entendu -aucun bruit; voici trois jours que je passe au milieu d'émotions intimes -qui ont suffi amplement à m'occuper, jointes à mes visites... - -Mon père et sa femme furent rassérénés tout à coup. Son absence n'était -donc pas due au motif qu'ils avaient redouté. - -Le pauvre docteur ôta ses gants; puis il les malaxa, puis il s'en -fouetta la cuisse. - ---Ce qui m'est arrivé est bien simple, dit-il enfin, je n'ai pas de -chance... - -On comprit aussitôt qu'il s'agissait d'une demande en mariage repoussée. -Depuis deux ans, c'était la troisième épreuve de ce genre qu'il -confessait. Généralement, on en souriait chez nous. On supposait qu'il -était trouvé trop jeune par les familles, ou trop récemment établi, ou -bien que les jeunes filles lui reprochaient sa redingote, son chapeau -haut de forme, ses gants noirs. Pourquoi diable s'affublait-il en vieux -savant? Comment lui faire entendre cela? - ---Non, non, répéta-t-il, je n'ai pas de chance! - -Le malheur du docteur n'inspirait pas pitié: il avait trente ans à -peine, l'espoir du bonheur conjugal n'était pas clos pour lui; et il -avait l'air si malheureux avec sa figure gentille et son extérieur de -vieux bonhomme, son embarras, la sincérité de son désappointement! On -avait envie de le plaindre, mais pas tout à fait sérieusement. - ---Cachottier! lui dit mon père; vous ne nous aviez pas soufflé mot... - ---A personne! Je n'ai parlé à personne, mon cher ami!... Quand je dis à -personne, non: j'en avais parlé à Clérambourg, qui s'est chargé de faire -la demande. - ---Ah!... - ---Il va venir, dit mon père. Parlons-nous de la chose en sa présence, ou -nous taisons-nous? - ---Parlons-en! parlez-lui-en tout à votre aise, je vous y autorise et -vous en prie même; peut-être vous dira-t-il, à vous, les motifs du -refus, qu'il a supprimé dans le rapport qu'il m'a fait de la réponse du -père de la jeune fille: un «non» catégorique. - ---Oh! - ---Monsieur Charmaison a dit «non» tout sec. - ---Comment! c'était Marguerite! s'écria petite-maman. - ---Mademoiselle Charmaison! fit mon père, dont le front se rembrunit. - ---J'avais fait ce rêve, dit tendrement le docteur. A mon âge, ancien -interne des hôpitaux, toutes les ambitions sont permises... La question -de sentiment mise à part,--la fortune Charmaison n'a d'ailleurs rien -d'intimidant,--je sais que c'eût été le bonheur de la grand'maman de -conserver sa petite-fille tant auprès d'elle que loin de Paris: madame -Charmaison, la grand'mère, redoute, non sans motif, l'éducation libre -que le père par principes et la maman par insouciance ont adoptée pour -une jeune fille aussi délicate, aussi impressionnable, aussi exaltée, on -peut le dire, puisqu'elle ne l'est, Dieu merci! que pour tout ce qui est -beau et bien... - ---Certes! certes! opinèrent à la fois mon père et sa femme. - -Il allait, il allait, le docteur Troufleau! Sa voix chevrotait, sa -paupière se mouillait. Il était réellement épris de Marguerite. - -Petite-maman disait: - ---Mais croyez-vous que la jeune fille ait été avisée de votre demande? - ---Je l'ignore complètement. - ---Ne l'avez-vous pas demandé à monsieur Clérambourg? - ---Monsieur Clérambourg s'est montré muet comme un marbre. Il m'a -transmis la réponse: «Non.» C'est tout. - ---Monsieur Clérambourg n'est pas bavard... - ---Ah! non! - ---Je le ferai bien parler. - ---Faire parler Clérambourg! dit mon père. - ---Le voilà!... - -Il y avait dans la cour de notre maison une sonnette qui tintinnabulait -au milieu des lierres dont on était sans cesse occupé à couper les -filaments qui la voulaient atteindre. C'était une sonnette à l'ancienne -mode, sensible comme une petite personne et sachant à merveille -«chanter» en notes limpides et musicales le tempérament de l'ami, du -gêneur ou de l'inconnu qui, dans la rue, tirait le pied-de-biche. - -Le coup de sonnette de M. Clérambourg était autoritaire et bref, tiré à -fond, mais terminé court, je ne sais comment, sans fioritures ni aucun -de ces mouvements qui se prolongent quelquefois après le gros -drelin-drelin, comme s'ils étaient donnés en surplus, par-dessus le -marché, enfin désignant une nature généreuse. - -M. Clérambourg entra, donna la main à tous et me tapota le menton d'un -doigt qui sentait le tabac; puis il défit le bouton de sa jaquette. -C'était un homme haut, large et fort; il portait des cheveux lissés qui -s'enroulaient sur l'oreille comme les lamelles de bois que crache la -varlope du menuisier; il ne se rasait pas tous les jours, de sorte que -la partie inférieure de sa figure semblait barbouillée d'une cendre -épaisse d'où émergeaient--pour moi qui voyais presque toujours cela d'en -dessous,--deux énormes narines, où faire grimper un ramoneur. Il portait -haut un front bombé et poli, couleur de vieil ivoire. Des lèvres eussent -coûté trop cher: sa bouche était faite d'un trait, une mince fissure -rectiligne qui ne s'ouvrait pas souvent, et uniquement pour dire, en -termes mesurés, l'indispensable. - -Mon père l'écoutait comme un oracle. Sa sagesse, sa modération et sa -science du droit lui valaient la considération générale. - -Quand il se fut adossé à la cheminée, il releva de droite et de gauche -les basques de sa jaquette et flatta de la main le fond de son pantalon, -selon sa coutume, même lorsqu'il n'y avait pas de feu; et chacun -s'apprêta à lui parler du sujet. Mais personne ne fut assez fort. La -petite-maman n'était pourtant pas timorée, mais, en présence de M. -Clérambourg, une venette brisait son meilleur élan. - -Mon père atteignit la boîte à cigares; il en offrit un à son grand ami. -Celui-ci le prit, le froissa, en coupa la pointe, puis humecta le bout -tronqué dans son espèce de bouche. Cela demanda un temps considérable. -M. Clérambourg alluma son cigare et fuma. - -Mon père offrit le cognac au docteur. - ---Prenez donc, mon cher docteur; cela vous redonne du coeur, allez!... - -L'allusion était assez claire; l'ouverture était pratiquée; il n'y avait -plus qu'à marcher. Bernique! M. Clérambourg ne broncha pas. - -Il dit: - ---Je vous dois une revanche, si je ne me trompe? - -Et l'on prépara la table de jeu. - -Le docteur se retira de bonne heure. Mon père tint à le reconduire -jusqu'à la porte de la rue. La mère Fouillette me couchait dans le -salon; la porte du corridor était entr'ouverte. Mon père confessait au -docteur la nature des bruits qui couraient la ville. Il lui disait qu'il -tenait à braver l'orage; il le priait de ne rien modifier à son -assiduité à la maison. Le docteur eut des exclamations indignées. - ---Comment! comment!... Est-on si méchant dans ce pays!... Mais je ne -souffrirai pas... Plutôt m'éloigner de vous... - ---Ne le faites pas! lui dit mon père; on supposerait que c'est moi qui -vous ai mis à la porte, ce qui donnerait aux racontars un corps -inattaquable. - ---C'est juste. Je reviendrai, je vous le promets... - ---Merci. Et moi, je vous promets de tirer de Clérambourg les détails qui -vous intéressent. - ---Maigre consolation, hélas! de savoir pourquoi le bonheur vous est -refusé... Cependant... si l'objection reposait par hasard sur mon âge, -sur l'âge de mademoiselle Charmaison, sur ma situation provinciale, que -sais-je... enfin, dites bien que je ferais tout, que j'attendrais cinq -ans, dix même, et davantage!... que mes maîtres me créeraient une -situation à Paris... Tout! tout! vous dis-je! - -Oh! comme ce garçon aimait Marguerite! - -Je crois que mon père en fut touché et qu'il osa ce soir-là affronter le -tombeau vivant qu'était M. Clérambourg. Mais le tombeau ne livra pas son -secret, car, le lendemain, le mutisme extraordinaire de M. Clérambourg -était devenu le sujet de préoccupation à la maison, et faisait presque -oublier à mon père et à sa femme celui de la veille. Ils ne s'en -cachèrent pas devant moi. Mon père disait: - ---Clérambourg a tort, franchement, il a tort: c'est à laisser croire -qu'il y a dans le passé de ce pauvre Troufleau ou dans sa famille... - ---Oh! - ---Mais, dame! Il est à supposer que Charmaison a dit quelque chose. On -ne dit pas «non» à une demande en mariage comme à un marchand de -pacotille qui passe sous la fenêtre; on dit quelque chose. Charmaison a -dit quelque chose à Clérambourg. Ou, s'il n'a rien dit à Clérambourg, -c'est qu'il s'agissait de quelque chose que Clérambourg ne devait pas -entendre. - ---Que veux-tu dire? - ---Je n'en sais rien!... Je m'y perds!... Ah! nous avions bien besoin que -cette histoire vînt s'ajouter à nos embêtements! - -Le docteur était si anxieux qu'il n'attendit pas la soirée. Il vint -après déjeuner, contrairement à toute habitude. Nous étions encore à -table. Mon père fut fort embarrassé; il n'osait avouer l'insuccès de sa -démarche. Le docteur avait des yeux meurtris qu'il roulait tristement, -comme les beaux fauves inquiets à la voix d'une meute. Petite-maman -comprit qu'il fallait parler coûte que coûte. - ---Ce Clérambourg, dit-elle, est un misérable! - ---Mon amie, dit mon père, ne nous emportons pas. La discrétion de -Clérambourg est proverbiale. Il outrepasse un peu la mesure aujourd'hui, -je le reconnais... Mon cher docteur, ma mission près de Clérambourg est -terminée: autant vous adresser à ce meuble! - ---Mais, dit le docteur, il y a dans tout cela plus que de la discrétion: -il y a du mystère! A la fin, que diable! j'aurais le droit de -m'offenser! - ---C'est ce que nous disions, fit petite-maman. - ---Mon amie! n'envenimons pas les choses! Nous allons tout à l'heure -prononcer des mots après lesquels il n'y aura plus à revenir en arrière: -et nous ne savons pas seulement sur quel terrain nous avançons! - ---J'ai envie, dit le docteur, d'aller tout bonnement demander une -explication à monsieur Charmaison. - ---Ou une réparation par les armes! pourquoi pas? fit mon père. Nous y -voilà bien! Et après? Quand vous aurez commis cette sottise-là, -croyez-vous que jamais vous obtiendrez la jeune fille? Est-ce que vous -avez renoncé à elle? - ---Non! dit le docteur en se redressant. - -Il était resté debout, près de la porte, et il tenait son chapeau haut -de forme à la main, au creux de la taille, dans une attitude qui lui -était familière. - - - - -VI - - -Tout à coup la porte fut poussée violemment et vint frapper contre le -plat du chapeau, qui en fut à demi écrasé. Nous ne fîmes tous qu'un -saut. C'était Marguerite Charmaison qui entrait en coup de vent. Si -instruit que l'on fût de l'indépendance de ses manières, on en était -toujours surpris. Elle était seule; elle avait, disait-elle, planté sa -femme de chambre dans un magasin. - ---Mais qu'y-a-t-il? - ---Il y a que mon père m'emmène: je pars... J'ai voulu que vous sachiez -que je suis avec vous, les opprimés, contre l'injustice... - -Parole de fille de tribun! Était-ce le motif qui l'amenait? - -Le docteur, suffoqué plus que nous par la coïncidence de cette folle -visite et par l'accident de son chapeau, balbutia je ne sais quoi, se -courba, s'en alla. - -Quand il eut tourné les talons, on interrogea Marguerite: - ---Mais pourquoi ce départ précipité? - ---J'allais vous le demander. - ---A nous?... - ---Voilà. Ce matin, avant le déjeuner, papa arrive de chez les -Plancoulaine et me dit: «Ma fille, nous partons ce soir.» Je saute: -«Pourquoi ça?--Tu dois le savoir!--Comment le saurais-je?--Par tes -amis.--Quels amis?--Ceux que tu fréquentes chez les curés!» - -Ces dames s'étaient rencontrées un jour dans le jardin du presbytère. -Quelqu'un passant sur le pont avait pu les voir. - ---Vous étiez avec nous, ma petite amie, dans le jardin du curé; et -après? Ce n'est pas pour cela que l'on vous fait quitter Beaumont? -Monsieur votre père n'a pas jugé à propos de nous revoir depuis que nous -sommes mal avec les Plancoulaine, c'est très bien. Mais il ne vous a -pas, que je sache, interdit de nous rencontrer? - ---Non. Aussi, ce n'est pas parce que nous nous sommes rencontrées que -l'on m'emmène. - ---Pourquoi vous emmène-t-on? - ---Il s'est passé quelque chose que je ne sais pas, que je ne dois pas -savoir, paraît-il, et dont on suppose que j'ai dû être informée, du fait -seul que je vous ai rencontrée chez monsieur le curé... - ---Nous ne savons rien, dit mon père. - ---Oh! fit Marguerite, ce n'est pas gentil, vous ne voulez pas me le -dire! - ---Nous ne savons rien, mademoiselle, absolument rien! - -Marguerite dit: - ---Voyons... Il y a eu une demande en mariage?... - ---Non, mademoiselle!... - ---Ah! vous êtes pris! Comment savez-vous qu'il n'y en a pas eu? - -Cette fois, c'était mon père qu'elle avait «fait parler». Sa physionomie -si expressive s'éteignit. Bien malin qui eût vu si elle était flattée ou -indifférente. - ---Maintenant, dit-elle, adieu, adieu! - ---Que c'est imprudent à vous d'être venue! - ---Et si je vous écris, de Paris, que direz-vous donc? - ---Quelle enfant terrible vous faites!... Sortez au moins par la ruelle. - -Voilà Marguerite lancée dans la petite cour qui mène à la ruelle. - -Mais il y avait encore, dans la petite cour, le docteur Troufleau qui -faisait remettre son chapeau en état par la mère Fouillette. -Coqueugniot, témoin de sa peine, était même descendu se joindre au -groupe du médecin et de la vieille bonne, et il donnait ses avis comme -s'il se fût agi d'un blessé. - -Nous voyons Marguerite traverser la cour. La mère Fouillette et -Coqueugniot assujettissaient le chapeau haut de forme sur le chef du -docteur Troufleau; on distinguait fort bien les reflets brisés par une -estafilade. Le docteur n'eut que le temps de porter la main à ce chapeau -lorsqu'il reconnut mademoiselle Charmaison qui se sauvait par le petit -corridor des écuries. - -L'image m'est demeurée dans la mémoire, de Marguerite troussant d'une -main sa jupe, retenant de l'autre son chapeau de paille et se retournant -vers nous, ses jolis cheveux ébouriffés. Elle nous adressa des bonjours -de la main; nous vîmes ses beaux yeux, ses dents... Et le pauvre docteur -Troufleau qui était là, faisant des saluts, les deux bras ballants, et -au bout de l'un d'eux le chapeau haut de forme en accordéon! - -Marguerite tenait-elle réellement à savoir si la demande en mariage -avait eu lieu? Tenait-elle à éprouver par elle-même la qualité du bruit -public, selon lequel le «docteur Troufleau ne sortait pas de chez les -Nadaud»? En ce cas, un singulier hasard desservait le pauvre docteur et -nous-mêmes! - - - - -VII - - -Marguerite disparue, mon père ne fit qu'un bond jusque chez M. -Clérambourg. - -Il en revint, non plus crispé par l'incertitude, mais anéanti. - ---Clérambourg a desserré les dents. - ---Ah! Et qu'a-t-il dit? - ---C'est moi qui ai posé la question. Il n'a eu qu'à répondre. - ---Quelle question? - ---Celle-ci: «Clérambourg! le docteur Troufleau a vu sa demande repoussée -sous prétexte qu'il fréquente ma maison?» - ---Comment!... tu crois vraiment que c'est à cause de cela? - ---Clérambourg m'a répondu: «Oui.» - ---Et Clérambourg n'a pas giflé le monsieur qui lui a fourni ce prétexte? - ---Clérambourg ne m'a pas dit ce qu'il a fait. Je suppose qu'il a agi -convenablement... - ---Ce qu'il y avait de convenable, c'était de lui arracher les yeux! - ---Je ne suppose pas qu'il ait fait cela, mais je suppose que les -relations de Clérambourg avec les Plancoulaine, de qui Charmaison n'est -que le porte-parole, ne seront pas empreintes dorénavant d'une grande -cordialité... - -Petite-maman haussa les épaules: - ---A moins que monsieur Clérambourg ne choisisse dorénavant la maison et -les cigares Plancoulaine pour digérer, le soir, et que nous ne revoyions -plus le bout de son nez!... Ah! ce n'est pas moi qui le pleurerai! - ---Clérambourg est un ami de trente ans pour moi. - ---Taratata! - ---Il m'a vendu son étude et il y reste attaché: les Plancoulaine sont -inféodés à Courtois... - ---Taratata! - ---J'ai pleine confiance en l'amitié de Clérambourg. Il ne s'agit pas de -cela pour le moment, mais d'un brave garçon qui est un fidèle ami, lui -aussi, et de qui il va falloir nous priver... - ---Pauvre garçon! avec son chapeau cabossé! Elle a passé devant lui en -riant... peut-être se moquait-elle de lui, peut-être non! Peut-être ne -l'a-t-elle pas vu même! Peut-être n'a-t-elle pas remarqué, en ouvrant la -porte d'ici, qu'elle aplatissait son chapeau... Et lui qui la saluait, -qui faisait des courbettes, des courbettes!... - -Mon père dit à son tour: - ---Pauvre garçon! - ---Tu vas lui dire le motif? - ---Je ne veux pas que la carrière de ce jeune homme soit brisée à cause -de nous: il n'y a pas eu que le refus de mademoiselle Charmaison, il y -en a eu d'autres. - ---Pour le même motif? - ---Pour le même motif. - ---Qui t'a dit cela? - ---Clérambourg. Il sait tout. - ---Pourquoi ne l'a-t-il pas dit plus tôt? - ---Je n'avais pas songé encore à lui poser la question. Je la lui ai -posée pour les deux demandes en mariage connues de nous; il a fait -«oui». - ---Mais c'est infernal! c'est à envoyer ce pays au diable! - ---Tout cela remonte à l'achat de la maison Colivaut! - - - - -VIII - - -L'aveu fut fait dès le soir au docteur Troufleau, qui venait dans -l'espoir d'entendre parler de mademoiselle Charmaison. Mon père était -ému, car ce qu'il allait dire lui coûtait doublement: en apprenant au -jeune homme le motif qui lui valait le refus des jeunes filles du pays, -il se privait d'un dernier ami, et en cédant à la pression de la -calomnie, il semblait admettre que cette calomnie fût fondée. - -Il tendit la main au docteur: - ---Mon ami, quittez ma maison: vous y gâchez votre avenir. Hier, je vous -suppliais de rester pour affronter plus hardiment ensemble la méchanceté -publique. Aujourd'hui, elle nous a atteints; le mal est fait; c'est moi -qui vous dis de vous écarter. Que vous demeuriez avec nous ou que vous -vous retiriez, nous restons, ma femme et moi, dans les deux cas, -contaminés. Pour vous, une chance de salut demeure: séparé de nous, le -pays vous absout, et vous recouvrez le droit d'épouser une jeune fille -comme il faut et de fonder une famille... Il n'y a pas à hésiter! - ---Je n'hésite pas! je reste avec vous. - -Mon père hocha la tête et sourit amèrement. - -Le docteur reprit: - ---Mon intention n'est pas, actuellement, de m'établir, de fonder une -famille, mais avant tout d'épouser une jeune fille que j'aime. Cette -jeune fille est l'amie de madame Nadaud, puisqu'elle était encore ici il -y a quelques heures. Si j'achetais le consentement de son père en -sacrifiant l'amitié de madame Nadaud et la vôtre, je pense et je veux -avoir la conviction que je m'aliénerais à tout jamais, par un pareil -trafic, l'estime de mademoiselle Charmaison. - ---Vous auriez vite fait de gagner son estime si vous vous mettiez -d'abord en état de gagner sa main. - ---Peu importe! je ne la gagnerai pas par ce moyen! - ---Soit! dit mon père, mais allons jusqu'au bout!--puisque aussi bien il -faut que j'examine la situation dans toute sa triste réalité, qui m'est -révélée d'aujourd'hui seulement.--Il ne s'agit pas, pour vous, -uniquement d'un mariage, mon cher docteur; il s'agit de votre carrière à -ménager. Songez à votre clientèle. Toute la ville, à ce que je vois, -obéit au mot d'ordre parti de la maison Plancoulaine. Qu'il plaise -demain à celui qui dirige ce troupeau de moutons de vous mettre en -interdit... - ---Je suis seul médecin à Beaumont! - ---Ils en appelleront un second!... - ---A défaut de la clientèle bourgeoise, qui seule se laisse mener à la -baguette, il me restera l'autre: le petit commerce et la campagne. - ---Bon! bon! dit mon père; vous êtes un brave et digne garçon, et je vous -remercie. - ---Oui! dit petite-maman, nous vous remercions; vous êtes un homme de -coeur. - -Tous deux lui serrèrent la main, et ils avaient les yeux un peu humides. -Mais je connaissais bien la figure de mon père, et je voyais, à un -mouvement des sourcils, à un hochement de tête, que, s'il ne doutait pas -de la bonne volonté du docteur, il n'avait pas confiance en la durée de -ses résolutions. Il n'avait confiance qu'en Clérambourg. - - - - -IX - - -Lorsque je n'allais pas à ma leçon de latin, on m'envoyait quelques -heures dans les jardins de madame Colivaut. Mon père aimait à me savoir -là; c'était un peu, pour lui, prendre possession de la maison. Il me -disait: «Tu tâcheras d'être à la balustrade sur les quatre heures, au -moment où je passerai; alors je te verrai de loin.» Ainsi il se figurait -qu'il rentrait chez lui et que son fils l'attendait sous les beaux -arbres. Pour les gens de la ville, il me plantait là aussi comme un -drapeau. C'est que, de tout Beaumont, on me voyait sur cette terrasse -fameuse, et les personnes qui allaient chez les Plancoulaine ne -pouvaient manquer de dire là-bas qu'elles avaient vu le «petit Nadaud se -prélasser comme chez lui à la balustrade de madame Colivaut». - -Un jour de la fin de l'automne, madame Robert, la dame de compagnie, me -fit entrer dans la chambre de madame Colivaut. Les sièges y étaient -garnis de housses, les fenêtres, de rideaux jaunes; un grand placard -bâillait, où l'on apercevait des rouleaux de papiers de tenture et du -linge en pile; une odeur de caramel se mêlait à celle du tabac à priser; -au fond d'une alcôve, madame Colivaut était couchée. Sa tête de pomme de -reinette, embobelinée dans un bonnet, ne me plut guère, car je pensai, -dès le seuil: «Sacristi! il va falloir embrasser!» Madame Colivaut -caressait un gros chat qui ronronnait sur l'édredon, contrairement, -c'était probable, aux volontés de madame Robert, femme d'humeur prompte, -qui se hâta d'empoigner l'animal par la peau du dos, tandis que sa -maîtresse disait d'une voix plaintive: - ---Qu'est-ce qu'elle vous a fait, cette pauvre bête? - -Madame Robert tenta de me soulever pour me mettre au niveau des joues -rondelettes et fripées de la malade, mais elle me trouva trop lourd. On -se contenta de me demander mon âge; puis madame Colivaut fit signe à -madame Robert d'aller prendre dans la commode la boîte aux chocolats. -Ils dataient du jour de l'An; mais je ne fis pas le difficile. Enfin, on -m'envoya jouer. - -Je courus au cadran solaire. Le persil, autour du socle, avait été -coupé. Sur la pierre noircie, rugueuse et trouée comme une éponge, il -était poussé de petites mousses jaunes, et, dans une jointure, une -touffe d'herbe lançait trois tigelles menues par-dessus le cadran. Je -m'aperçus que j'avais grandi, car je lisais l'heure sans me cramponner à -l'ardoise brisée: plus de danger de voir accourir les cloportes dans mes -manchettes. - -Il n'y avait personne dans le jardin. Je me souviens qu'on entendait le -bruit lointain d'un marteau sur la forge et la chanson plus rapprochée -d'une couturière qui cousait chez madame Colivaut. La lessive séchait. -De beaux nuages moutonneux traînaient sur le cadran une ombre rapide. Je -ne sais pourquoi, tout à coup, mon cadran me reversa son charme magique, -et je me mis à réfléchir. - -Je me mis à réfléchir, c'est-à-dire que je pensai à Marguerite -Charmaison. Réfléchir m'était très pénible autrefois parce que j'avais -l'ambition de penser à des choses magnifiques, ce qui n'est pas toujours -aisé. Mais depuis que j'avais institué Marguerite Charmaison la -dépositaire attitrée de toute les beautés du monde, lorsque ma crise -d'idéalisme me prenait, je n'avais qu'à m'abandonner au souvenir de sa -charmante image. - -O Marguerite Charmaison! que je fus attristé, devant mon cadran solaire -et durant cette heure délicieuse d'automne, en me remémorant que vous -étiez aimée par un petit monsieur vêtu d'une longue redingote et coiffé -d'un chapeau haut de forme que vous-même aviez cabossé!... Et vous, -voyons! l'aimez-vous?... Est-ce que tout doit décidément aboutir au -train-train médiocre ou vulgaire? N'êtes-vous qu'une femme douée de -curiosités, de roueries et de passions communes, petite fiancée du lord -aux mains translucides? Que n'ai-je pu vous interroger, Marguerite -Charmaison! Je vous interroge, ô grand ciel, là-haut, ô vous qui me -faites lire, d'un doigt d'ombre, de belles sentences sur le cadran -solaire, dites-moi pourquoi les enfants se font des idées plus hautes -que les choses réelles? Est-ce pour se les voir faucher avant vingt ans, -comme l'herbe des pelouses que le jardinier impitoyable maintient égale -et rase et le plus près possible de la surface de la terre?... - -Le soleil se couvrait, et la pointe d'ombre était retirée. Puis elle -réapparaissait tout à coup entre les grands chiffres romains. Et je -lisais pour la cinquantième fois l'inscription latine: LÆDUNT OMNES, -ULTIMA NECAT. - -Madame Robert fut tout à coup devant moi et me dit: - ---Mais! vous vous ennuyez, mon enfant! Il faut jouer! - -Je fus, encore une fois, saisi d'une grande honte: j'aurais préféré être -surpris mangeant des confitures à même les pots, à l'office, que seul, -devant un cadran solaire, «à ne rien faire». - -Me voilà parti, courant dans les allées du jardin, dont je retourne le -sable et écorche les beaux coins des plates-bandes, comme un cheval -échappé. - -Sur plus de cent mètres, entre des troncs d'abricotiers, un linge -bleuâtre était étendu, que des becs de bois à ressort métallique -mordaient contre la corde. Je bondis à travers la lessive, afin de -prouver à madame Robert que je sais gambader et m'amuser follement, -quand il le faut. Les deux bras en avant, les yeux fermés, je tourne, je -vire, parmi les serviettes, les draps de lit, les chemises, les -pantalons, les bonnets de nuit, les mouchoirs et les camisoles. - -A demi étouffé sous la toile humide, je perçois toutefois des cris aigus -et je distingue entre deux draps madame Robert, qui accourt vers moi. -C'est pour jouer sans doute. «Attends voir un peu, madame Robert! si je -ne cours pas plus fort que toi...» Je fuis devant madame Robert, je -chevauche à travers les plates-bandes, je renverse une cloche à melons, -si bien suspendue pourtant aux crans de trois crémaillères de bois; -j'évite avec adresse les petits pois ramés, enfin je me trouve à bout de -souffle dans une planche de fraisiers où les fruits écrasés forment sous -mes semelles une pâte poisseuse. Alors seulement, je m'avise que -j'entraîne une chemise de femme, une superbe chemise à empiècement de -dentelles, arrachée par moi involontairement à la morsure des becs de -bois. Un de mes bras est introduit dans une manche, la batiste a touché -la terre, le terreau gras, le crottin; la chair des fraises foulées aux -pieds achève de profaner le linge de corps de madame Colivaut! - -Madame Robert était verte de colère. Elle ne jouait pas! ah! mais non. -Elle me cria: - ---Petit misérable! - -Puis elle saisit le bas de sa robe, qu'elle retroussa sur ses guiboles -maigres, pour franchir la couche à melons. Elle fut sur moi et -m'appliqua une gifle avec l'entrain qu'a un soudain orage à faire -claquer les contrevents. - ---Ah bien! criait-elle, je ne m'étonne plus qu'on dise tant de mal de -chez vous!... Quand on a pour enfant un démon pareil, on est bien -capable de ce qui se dit!... - -La main sur ma joue blessée, je m'éloignai vite de cette mégère. Je -descendis les marches vacillantes, je traversai le parterre et gagnai la -terrasse, sous l'orme et le marronnier, afin de voir mon père quand il -passerait. - -Un épais tapis de feuilles mortes garnissait la terrasse et il s'en -dégageait une odeur triste et singulière. - -J'allai m'asseoir sur une chaise au pied du marronnier, et je m'accoudai -à la balustrade. C'était un jour ordinaire; on apercevait peu de monde. -Les hommes politiques commençaient cependant à s'assembler pour -l'apéritif. Une femme, un seau à la main, gagnait le socle de la statue; -on entendit le bruit du seau de fer-blanc déposé vide sous la fontaine, -puis celui de l'eau bouillonnant sur son fond sonore. - -Je n'étais pas là depuis trois minutes que je vis le rideau se soulever -chez madame Auxenfants, et la face jaune de M. Fesquet, le bouilleur de -cru, se montra. Les yeux de M. Fesquet se fixèrent sur moi à la manière -de ces chats qui, apercevant un de leurs pareils sur le toit voisin, -suspendent leur pas et demeurent un long moment immobiles avant de faire -un mouvement nouveau. M. Fesquet était de la famille des chats à poils -rouges qui ont les yeux d'un étrange jaune de soie délavée et en même -temps de braise ardente. Il avait dû être très blond dans sa jeunesse; -il était bilieux, célibataire et inoccupé. Il vivait depuis des années -chez madame Auxenfants, propriétaire d'une grande maison qu'elle louait -au docteur Troufleau et à lui, ennemis mortels, les dorlotant également, -soignant leur linge en commun et leur servant, à la même table, de -petits plats. - -M. Fesquet me signala à son hôtesse. Madame Auxenfants parut sous le -rideau, me lorgna, puis rendit la place au plus curieux. - -Pour me mieux voir, M. Fesquet ouvrit la fenêtre. Son regard de matou -allait de ma personne aux grands arbres que l'automne faisait -resplendissants d'or et de rouille et dont les panaches bruissaient sur -ma tête. Il clignait de l'oeil. Il se recula; il fit avancer madame -Auxenfants. Tout à coup il leva le bras très haut, en tenant la main -rigide comme une serpe, et il fit une vigoureuse section, devant lui, -dans l'espace: il tranchait les arbres de madame Colivaut à son idée. - -Les troncs de l'orme et du marronnier étaient situés à un mètre à peine -de la balustrade, et ils lançaient des branches magnifiques et libres, -principalement sur la rue, du côté du midi et par-dessus le toit de -madame Auxenfants. Depuis des générations, les voisins indulgents -avaient toléré ces empiètements d'ombrages. Si la main de M. Fesquet eût -été puissante et coupante, les deux arbres vénérables eussent été -amputés net, au ras du tronc. - -Et comme je ne bougeais pas, M. Fesquet sortit et vint dans la rue. Les -deux mains aux goussets d'un pantalon à rayures, il vint jusqu'au pied -de la terrasse. Et, là, il regarda encore en l'air, comme s'il prenait -ses mesures. Il les avait prises depuis beau temps, je suppose; mais il -voulait que je fusse frappé de ses gestes et que je les rapportasse à -mon père, afin de lui faire de la peine. - -Puis il se campa, là, sous moi, les mains aux goussets et la tête nue; -chez lui enfin. Il avait cette habitude, et madame Colivaut, plus d'une -fois, avait fait jeter des feuilles mortes ou des balayures dont ce -fielleux avait été souillé. - -Tandis qu'il était là encore, je vis mon père remonter la rue, du bas de -la ville. Il me vit, lui aussi, car, de si loin qu'il se trouvât, il -regardait la maison Colivaut; et il me fit un signe de la main. - -Mon oeil d'enfant discernait la trace des ennuis sur les épaules de mon -père. Il n'y avait pas si longtemps, il portait beau encore; il était -dans la force de l'âge, sa taille demeurait mince et il passait pour -élégant. Mais quelque chose d'écrasant lui tombait chaque matin sur la -nuque, et tout son buste fléchissait. - -Il n'était ni familier ni loquace, mais il avait toujours aimé qu'on lui -fît bonne mine dans la rue, et il n'était pas fâché que quelqu'un -s'excusât de l'aborder pour lui demander conseil. La rencontre d'une -figure hostile le troublait, lui brisait les jarrets. Il avouait cette -faiblesse; on l'en plaisantait; lui-même se traitait de fillette. Il -n'avait pas la haine qui aide à supporter le choc ennemi. - -Hélas! c'en était fait des traversées glorieuses de la ville, alors que -nous allions chez les Plancoulaine, et qu'il marchait, salué de tous, -donnant dix poignées de main et levant haut la tête devant la porte de -son collègue Courtois! Les saluts qu'il avait maintenant à rendre -étaient rares. Des personnes rentraient dans leur boutique en le voyant -venir. - -Il s'engagea sur la place. Quatre de nos hommes politiques étaient assis -au café. L'un d'eux, le farouche Cincinnatus, aperçut le notaire qui -montait, et il dut le signaler à ses compagnons, car les trois autres -tournèrent la tête vers lui. Lorsqu'il allait passer devant eux, le -conseiller Soupe lui adressa un coup de chapeau si large et si éloquent -que le pas de mon père en fut ralenti: il y avait lieu de s'étonner de -cette marque inattendue de respect. Voyant cela, le conseiller municipal -se leva et fit un mouvement, incertain, vers mon père. Mon père, à son -tour, voyant cela, s'arrêta. On lui tendit la main. Ils causèrent. - -C'était un événement. - -Mon père était le notaire de la bourgeoisie réactionnaire, éloignée de -la politique depuis la chute de l'Empire; il se tenait sur une grande -réserve vis-à-vis de ces messieurs du conseil; à peine envoyait-il, -comme par le passé, réparer ses souliers de chasse chez le maire actuel, -savetier de son métier. Depuis la rupture avec les Plancoulaine, on -prétendait que les «rouges» lui souriaient. Le colloque sur la place -était la confirmation de ce bruit. En admettant que les avances de ces -messieurs se fussent produites en temps ordinaire, mon père les eût -accueillies d'un bref salut, et dédaignées. Il s'était arrêté; il -causait. - -On se sépara en se saluant de part et d'autre avec une certaine emphase. -Puis mon père continua de monter vers la maison Colivaut. - -M. Fesquet, au pied de la terrasse, ne bougeait pas. Il regardait venir -l'acquéreur de la maison Colivaut. Il pouvait croire que l'acquéreur -était déjà installé dans la place, qu'il le voyait rentrer -tranquillement chez lui; que rien, à part cela, n'était changé à la -maison Colivaut, et qu'au-dessus de sa tête jaune et jusque sur le toit -de madame Auxenfants bruissaient les débordants feuillages de l'orme et -du marronnier. - -Je regardais venir mon père; je regardais au-dessous de moi la tête de -M. Fesquet; ses oreilles seules remuaient. - -Mon père affecta de ne pas le voir. Il avait le visage agité; mais sa -grande sensibilité même lui donnait de l'audace. Il s'arrêta à un -demi-pas du pantalon rayé, pour me dire: - ---Bonjour, gamin!... Il fait bon, là? As-tu fait ta visite? As-tu été -poli, au moins? - -Je n'osais pas répondre, à cause de la présence de M. Fesquet. Les -oreilles de M. Fesquet pâlissaient; son corps était immobile. Il ne -toussait pas; il ne crachait pas; il ne tortillait pas un poil de barbe; -il ne cognait pas, du bout du pied, un des marrons qui jonchaient le -sol. Cela m'étonnait. Mon père faisait de lui abstraction complète. - ---Eh bien! petit bêta! tu n'as pas un mot à me dire? - -J'étais devenu rouge. C'était moi le plus gêné. Mon père s'avança -encore. Je crus qu'il allait marcher sur les pieds du bouilleur de cru -et qu'ils allaient se battre. Enfin mon père me dit: - ---Allons! cours annoncer ma visite à madame Colivaut! - -Je le vis avec satisfaction s'éloigner de l'homme immobile et incliner -vers la grande porte aux pattes de biche. Puis j'entendis en même temps -grincer le fil de fer et retentir au loin la cloche sur les jardins. - -Alors je courus annoncer la visite. - -A l'entrée de la cuisine, j'aperçus madame Robert debout, les deux -poings sur les hanches. Près d'elle, la petite bonne, qui avait pour -fonction d'aider la cuisinière septuagénaire et à demi percluse, était -courbée, la tête en bas, sur un bassin de terre où elle frottait -vigoureusement quelque chose avec un morceau de savon de Marseille de la -taille d'un pavé. Un coup de cloche retentissait. La petite bonne leva -le buste et, aussi haut qu'elle, il sortit de l'eau savonneuse un long -linge fin, réduit en corde, mais qui s'étala aussitôt et en quoi je -reconnus la chemise de madame Colivaut, maculée au jardin par mes ébats. - -Ce spectacle et celui de madame Robert présidant en personne au lavage, -les poings sur les hanches, me retirèrent toute force et tout courage. -La petite bonne disait: - ---Faut aller ouvrir, tout de même? - -Mais madame Robert ne semblait pas admettre que l'importance d'une -visite pût équivaloir à celle de la pureté du linge de sa maîtresse, et, -d'un geste, elle commanda à la petite bonne de replonger encore une fois -dans l'eau la chemise, puis elle s'en empara elle-même et dit: - ---Si c'est une visite, madame est fatiguée. - -J'étais là, et j'étais chargé d'annoncer la visite de mon père. Si -encore madame Robert eût détourné son attention de la chemise, peut-être -eussé-je parlé. Mais elle paraissait si absorbée que je mesurai, au soin -qu'elle avait de réparer mes dégâts, l'étendue de son ressentiment. -Enfin, elle m'aperçut: - ---Ah! vous voilà, vous! - -Alors je glissai vite: - ---C'est papa. - ---C'est papa, quoi? c'est papa... - -La petite bonne revenait: - ---Mame Robert, c'est monsieur Nadaud. - ---Il vient chercher le petit?... Eh bien! qu'est-ce que vous faites là, -plantée comme un échalas? - ---Mais non, madame, monsieur Nadaud a dit comme ça qu'il venait pour -voir madame Colivaut... - ---Eh bien! qu'est-ce que je vous avais recommandé?... - ---Je sais bien, madame; mais comme le petit jeune homme était là, je me -suis dit: des fois qu'il rapporterait à son papa... - -Madame Robert n'ajouta rien. Elle tenait la chemise mouillée par les -deux épaulettes; la chemise de madame Colivaut s'égouttait par son -milieu. Madame Robert la plaqua sur la figure de la petite bonne, me -saisit d'une main gluante et m'entraîna vers la porte, où mon père -attendait. Malgré la vivacité de notre course, je ne pus tenir contre la -curiosité de revoir la petite bonne sous son linge humide, et je me -retournai. La petite bonne pagayait sous la chemise de madame Colivaut -pour se décoller de la figure et surtout des cheveux le lourd linge -ruisselant. Je n'eus pas le loisir de sourire. Ce n'était pas un voyage -d'agrément que me faisait faire madame Robert, au pas de course, et je -redoutais aussi qu'elle ne dénonçât à mon père mes mésaventures ou -qu'elle ne l'injuriât lui-même en lui jetant à la face les choses -qu'elle avait bougonnées près de la couche à melons. - -Mais, en présence de mon père, elle fut parfaite; sa physionomie servile -se radoucit, et elle dit simplement: - ---C'est que madame dort, monsieur Nadaud, et le médecin a bien -recommandé de la laisser reposer, car madame est bien fatiguée. - ---Ah! fit mon père. J'aurais bien aimé le savoir plus tôt: voilà huit -minutes, montre en main, que je suis à la porte. - ---C'est-il possible, monsieur Nadaud? J'avais pourtant bien fait mes -recommandations à Angélique; mais on ne peut compter sur rien avec ces -jeunesses. Si ça vous plaisait d'entrer et de faire un petit tour dans -le jardin, monsieur Nadaud... Faites donc comme chez vous. - -Nous rentrâmes. Mon père se dirigea aussitôt vers la terrasse. Il tenait -avant tout à pénétrer dans la maison et à marcher sur la tête de M. -Fesquet. Il se pencha sur la balustrade et vit son Fesquet, qui n'avait -pas bougé. Alors il me parla très haut, pour que Fesquet sût bien qu'il -était là. - ---Eh bien! me dit-il, on s'amuse ici, à la bonne heure! Est-ce que tu es -monté jusqu'au jardin du haut?... - -Il était accoudé à la balustrade; il avait l'air d'adresser ses paroles -à M. Fesquet. Le crâne de M. Fesquet demeurait insensible; un air léger -soulevait ses cheveux rares; ses oreilles, moins pâles, ne bougeaient -plus. - ---Quels beaux arbres! dit mon père. - -Mon coeur battit, parce que je m'attendais à voir se relever vers nous -la vilaine face jaune du bouilleur de cru, pour nous vomir des injures. -Je tirai mon père par la basque de sa jaquette, sans rien dire. Il -m'appela «petit bêta». Il prit un cigare, l'alluma lentement; il fit des -nuages de fumée; il eût voulu, je crois, qu'ils descendissent; mais ils -tourbillonnaient au-dessus de la tête de l'ennemi et se perdaient dans -le feuillage doré. Les lois de la nature protégeaient M. Fesquet, dont -le chef était seulement orné d'un baldaquin nébuleux. - -Mais nous ne nous en allâmes point que M. Fesquet n'eût quitté la place. - - - - -X - - -Mon père éprouvait chaque jour de nouvelles difficultés dans ses -affaires. Il avait déjà perdu la clientèle de plusieurs maisons -importantes; une grande propriété s'était vendue, à Rigny, près de la -Ville-aux-Dames, sans l'intermédiaire d'aucun notaire de Beaumont. On -disait que Courtois avait tant fait pour en soustraire le bénéfice à son -rival, qu'il s'y était usé lui-même; l'acte fut passé devant le notaire -d'un canton voisin. Un coup entre autres nous fut porté par le mariage -de mademoiselle de Grébauval, dont la famille était des plus fidèles à -l'étude de mon père. Le contrat de mademoiselle de Grébauval fut rédigé -par Courtois. - -Mon père échangea ses impressions amères avec M. Clérambourg, ou plus -exactement il les lui confia, car M. Clérambourg reçut les confidences -et ne parla point. Petite-maman, exaspérée par ce silence, piqua son -mari, qui en vint, un soir, à dire à Clérambourg: - ---Mais enfin, toutes ces abominations se trament dans le salon -Plancoulaine! Vous ne vous y trouvez donc jamais au moment où l'on -cause? - -M. Clérambourg regardait attentivement ses cartes; il annonça: - ---Repic... Et capot! - ---Si l'on se tait devant vous, chez les Plancoulaine, votre présence -doit les gêner?... - ---Valet de coeur, murmurait M. Clérambourg. - ---... Car, enfin, vous y êtes assez souvent, chez les Plancoulaine!... - -M. Clérambourg ne donna pas signe qu'il avait entendu. - -L'amitié de mon père commença d'être atteinte à cette minute précise. Et -de tous les malheurs qui l'accablaient, ce doute naissant qui effleurait -une liaison si profonde lui fut le plus sensible. Sa femme lui disait: - ---Ton Clérambourg est un faux bonhomme! Je l'ai toujours pensé, moi, du -premier jour que je l'ai vu! - ---Tais-toi, disait-il, tais-toi! - ---Qu'en dites-vous, docteur? - ---Oh! madame... - ---Tu vois bien! tu vois bien! Le docteur est de mon avis! - ---Permettez, madame, permettez! - -Mon père écartait de la main une idée fâcheuse; il se levait; il -marchait; il soulevait le rideau de la fenêtre; il ouvrait quelquefois -pour respirer. - ---Tu nous gèles, mon ami! Nous ne sommes plus au moins de juin, dis -donc! - ---Bon! bon! - -Il fermait la fenêtre et s'en allait. On entendait son pas dans le -corridor ou sur le pavé de la cour. Il s'en allait nu-tête. Petite-maman -m'envoyait lui porter un chapeau. Il le prenait à la main, mais ne le -mettait pas; il disait qu'il avait chaud à la tête, si chaud!... Je -revenais dans la salle à manger, où étaient le docteur et la -petite-maman. La mère Fouillette dégarnissait la table. Puis M. -Clérambourg arrivait. - -Il ne manquait pas une soirée. On ne pouvait dire que sa fidélité -s'altérât. - -Mon père rentrait dès qu'il savait que Clérambourg était là. Et quand il -se trouvait devant cette face de cire et ces yeux de veau mort, il -s'apaisait, se rassérénait; sa confiance renaissait, commandée par une -longue habitude, et son immense besoin d'avoir un ami animait et ornait -l'être muet et blême qui, depuis trente ans, jouait pour lui le rôle de -l'ami. - -Depuis trente ans, il n'avait pas fait une affaire, une démarche, un -geste pour ainsi dire, qu'il n'eût pris préalablement l'avis de son ami -Clérambourg. Quand Clérambourg ne répondait pas, il temporisait, ou bien -il s'abstenait d'agir; il s'en était applaudi souvent. Quand Clérambourg -approuvait, on pouvait être sûr et aller de l'avant. Le fait est que -Clérambourg avait une vaste expérience et se trompait peu. - -Une seule fois mon père avait négligé l'approbation de Clérambourg: -c'est lorsqu'il s'était agi de son second mariage. Petite-maman le -savait-elle? Était-ce de cela qu'elle gardait rancune? M. Clérambourg, -interrogé sur l'à-propos de cette union, ne s'était jamais prononcé, -jamais. Oh! je l'avais assez entendu répéter par ma grand'mère! Il -n'avait dit ni oui ni non; il avait fait sa bouche close; cette bouche, -mon Dieu! cette ligne mathématique tracée à la règle sur une matière -cireuse!... Mon père avait passé outre, emporté par la passion. - -Survint une affaire de rien, qui fut plus amère encore que le contrat de -mademoiselle de Grébauval. - -Il y avait, en bordure du jardin de M. Clérambourg, une maison -appartenant à un vieux bonhomme nommé Pichard. Cette maison possédait, -sur le jardin, un jour dit «de souffrance», par lequel un homme pouvait -tout juste passer la tête. Le père Pichard était un contemporain de M. -Clérambourg; ils avaient, disait-on, appris à lire sur le même banc, et -à compter aussi, sans doute, car tous les deux étaient fort pingres. -Pour cette raison ou pour une autre, M. Clérambourg tolérait que le père -Pichard lui fît la causette de temps en temps par le «jour de -souffrance», lorsqu'il se promenait dans son jardin. C'était un des -souvenirs les plus vifs que j'eusse gardés de nos visites chez les -Clérambourg, que cette tête de vieillard apparaissant soudain par un -petit trou dans le mur et jetant de là-haut une parole invariable, mais -qui surprenait toujours: «Et la santé va bien, monsieur Clérambourg?» On -levait la tête; cela faisait un peu peur, mais on ne pouvait s'empêcher -de rire. Et le père Pichard avait sans cesse un conseil à demander à M. -Clérambourg. - -Ce père Pichard mourut. M. Clérambourg nous l'annonça. - ---Ah bah! fit mon père, il n'a donc pas fait de testament? - ---Il n'avait pas grand bien. - ---Il y a des mineurs parmi les héritiers... l'inventaire... - ---Attendez, fit M. Clérambourg; que diable! ils viendront vous chercher, -s'ils ont besoin de vous. - -On attendit; personne ne vint. Coqueugniot sut que le premier clerc de -l'étude Courtois avait été vu sortant, la plume à l'oreille, de la -maison du défunt. - -Mon père ne déjeuna point; il eut la migraine et se coucha. Petite-maman -envoya chercher le docteur Troufleau et lui dit: - ---Cette fois-ci, le Clérambourg a été pris les deux pieds dans le plat! - -Le malade fut mécontent de voir Troufleau; il prétendait qu'il n'avait -rien; «un peu de bile... eh bien! quoi?» - ---Voilà, dit sa femme, l'état dans lequel l'astuce de son cher -Clérambourg l'a mis. Clérambourg a introduit Courtois dans la maison du -père Pichard! - ---Qu'en sais-tu? disait mon père, jaune comme un coing; qu'en sais-tu? -attendons! tout s'explique. - -Il était assoupi, le soir, à l'heure où M. Clérambourg arriva. -Petite-maman profita de la circonstance pour faire dire à Clérambourg -qu'il n'y avait personne à la maison. Aussitôt éveillé, mon père demanda -si Clérambourg n'était pas venu. On lui dit la vérité. Il ne souffla -mot, mais se leva, se chaussa: il voulait courir chez Clérambourg. Il -disait: - ---Nous aurons une explication loyale. - -Mais il fut pris de nausées et dut se rejeter sur son lit. Anéanti par -une violente crise bilieuse, il se traîna le lendemain chez Clérambourg. - ---Prends au moins le petit avec toi, lui dit sa femme; il accourra nous -avertir si tu as besoin de quelque chose. - -Il consentit à m'emmener avec lui. J'étais peu gênant; je ne comptais -guère. - -Il avait beaucoup réfléchi; la crise l'avait soulagé, lui avait «nettoyé -les idées», disait-il; et sa femme l'avait tellement chapitré qu'il -commençait à admettre la possibilité d'une trahison de la part de son -ami Clérambourg, quoiqu'une telle chose lui parût «inexplicable». Il -répétait: «On s'expliquera! on s'expliquera!» - ---S'expliquer! faisait la petite-maman; mais à quoi bon? Qu'est-ce qu'on -explique jamais? Clérambourg tourne casaque parce qu'il obéit au mot -d'ordre des Plancoulaine, comme les autres... comme tous les autres... -non, sauf Troufleau; il faut rendre justice à ce garçon. Eh bien! quand -tu perdrais ton Clérambourg, celui-ci nous restera; il a donné ses -preuves... Troufleau... - ---Mais je m'en fiche, de Troufleau! s'écriait mon père. - ---Ah! et qu'est-ce que tu lui reproches? - ---Rien du tout!... - ---Bon! parfait!... nous verrons, nous verrons, dans tout cela, qui aura -le beau rôle! - -Lorsque mon père comparait ce qu'était pour lui le docteur Troufleau, -doux, timide, conciliant, et adonné à une science étrangère, avec la -ressource si longtemps prolongée que lui avait offerte son aîné dans la -profession, Clérambourg, le pauvre petit médecin ne pesait qu'un fétu. - -Nous sortîmes donc, tous les deux. C'était une des premières froides -journées de novembre; une mauvaise bise nous cinglait la figure; je -tenais relevé le col de mon pardessus, et, les mains dans mes poches, je -me ratatinais. Mon père ne semblait pas prendre garde au froid. Il entra -au bureau de tabac, acheta un cigare et l'alluma. On lui avait défendu -de fumer, aujourd'hui du moins. Là, il rencontra un de ces messieurs du -conseil municipal, Cincinnatus. C'était un grand et gros homme orné -d'une grande barbe, coiffé d'un grand chapeau. Il donnait l'idée d'une -République large et puissante; il évoquait un type d'homme très ancien, -excessivement ancien, perdu dans la nuit des temps. Il ne faisait que -fumer et boire dans les cafés, et parlait d'égorger la moitié des -Français. Cincinnatus ôta son grand chapeau et tendit la main à mon père -devant la buraliste qui en parut fort étonnée. Peu de mots, il est vrai, -furent échangés entre eux: - ---Vent frisquet, monsieur Nadaud, dit Cincinnatus. - ---C'est l'hiver, dit mon père. - -Et il sortit. Il n'allait pas si vite que je l'eusse désiré. Il -regardait au loin; il tirait sur son cigare, et le vent emportait -derrière nous une fumée épaisse; il n'avait pas songé à reboutonner son -pardessus. - -A ma stupéfaction, nous passâmes devant la maison de M. Clérambourg sans -entrer. Ce n'était pas qu'il tînt à épuiser son cigare, car il fumait -chez M. Clérambourg. Je crois qu'il reculait le moment de -«l'explication». Il devait beaucoup souffrir. Peut-être préparait-il son -discours. Un sujet n'était pas facile à aborder avec Clérambourg lorsque -celui-ci voulait s'y dérober. Et quel sujet que celui qu'il allait -falloir traiter là! Certes mon père eût abandonné la maison Colivaut -pour conserver intacte l'amitié de Clérambourg. - -Nous avions dépassé la maison Clérambourg depuis longtemps, quand il -vira et revint sur ses pas. Il me regarda et me dit: - ---Mais tu as l'air gelé! - -Nous marchâmes un peu plus vite. - -M. Clérambourg habitait, dans la rue de la Ville-aux-Dames, une assez -belle maison bourgeoise où l'on ne pénétrait jamais, car, pour ne pas -user sa maison, l'ancien notaire avait fait construire à côté un petit -pavillon d'une seule pièce, où il se tenait ainsi que sa femme, tout -l'hiver, autour d'une cheminée prussienne réputée économique. Madame -Clérambourg était assise près de la fenêtre et confectionnait de petits -ouvrages; elle disait bonjour, bonsoir, demandait des nouvelles et -touchait un mot de la température; elle n'avait aucune importance. M. -Clérambourg, assis dans un vieux fauteuil, frottait la semelle de ses -chaussures contre les chenets de la cheminée prussienne, qui -représentaient la tête à toupet de M. Thiers, en cuivre brillant. Ces -messieurs, amis naturels de l'ordre et des capacités, et témoins, dans -leur petite ville, des premiers gâchis démocratiques, gardaient une dent -à l'organisateur du régime républicain. M. Clérambourg trouvait une -certaine satisfaction à l'insulter de sa semelle, en effigie. - -Quand nous entrâmes, sans sonner, selon la coutume familière, M. -Clérambourg fit: - ---Tiens! - ---Oui, dit mon père. - -Madame Clérambourg bougea un peu; mon père lui dit: - ---Ne vous dérangez donc pas, chère madame, - -Clérambourg demanda: - ---Vous étiez sortis, hier soir, à ce qu'il paraît? - ---C'est absurde! dit mon père, je ne sais ce qu'on vous a dit: j'étais -malade comme une brute, au lit... - ---Je me demandais: s'ils sont sortis, où diable sont-ils allés? - ---En effet, où diable serions-nous allés? - -Je crois que ce ne fut qu'après avoir dit cela, un peu machinalement, -que mon père s'aperçut de l'allusion blessante que son ami faisait à -notre malheureux isolement. Il y eut un moment de silence. Le double M. -Thiers de cuivre souriait, d'un air malin, à droite et à gauche de la -cheminée prussienne. - ---Et ça va mieux? dit Clérambourg. - ---Oui, dit mon père. - -Il jeta son cigare dans la cheminée. Je vis qu'il allait parler. - ---Non, dit-il, ça ne va pas mieux; mais j'ai tenu à venir m'excuser du -malentendu d'hier soir, et puis... je veux vous parler à coeur ouvert, -Clérambourg!... Cette affaire Pichard... - -Clérambourg détacha aussitôt de son ventre une de ses mains croisées, et -en fit un couteau, comme M. Fesquet pour les arbres; il trancha la -question: - ---Il n'y a pas d'affaire Pichard. - ---Cependant... soyons sincères: mettez-vous à ma place; que -penseriez-vous? Pichard était votre homme; il n'a jamais ouvert ou fermé -sa porte, recousu un bouton de sa veste sans votre avis; il était niché -dans votre jardin; c'était un chien à vous... - ---Il suffit! dit Clérambourg. - -Il redressa son grand corps dans son fauteuil, puis il se leva tout -droit, et, comme nous étions assis, il parut immense et nous écrasa. - ---J'ai dit: il n'y a pas d'affaire Pichard. Il suffit. - -Sa voix tonna; la verrerie, sur le buffet, s'ébranla. Les murs, toute la -pièce, la pauvre madame Clérambourg, le double M. Thiers et nous, ah! -tout, tout ce qui existe au monde devait être assuré qu'il n'y avait pas -d'affaire Pichard. Ah! saprelotte! s'il y avait eu une affaire Pichard -après cet éclat de foudre... Qui eût dit, mon Dieu! que tant de bruit -pût jamais sortir de l'horrible fente à peine visible sur la cire de la -face de Clérambourg! - -Il reprit: - ---Il n'y a pas d'affaire Pichard. Il y a une affaire politique! - -Et en prononçant «politique» sa lèvre lança une pluie; il frappa en même -temps du plat de la main sur la table. Tout le pavillon s'ébranla -encore. - ---... Politique? fit mon père, d'un air complètement ahuri. - ---Politique! répéta Clérambourg. Vous êtes compromis avec la clique -gouvernementale! - -Mon père ouvrit les yeux. Il était loin de s'attendre à ce reproche. Il -pensa immédiatement--il nous l'a dit plus tard--à la poignée de main -qu'il avait donnée aux politiciens sur la place, à la politesse toute -récente de Cincinnatus. De cette dernière même, Clérambourg était -peut-être informé: il savait tout. - ---Compromis? dit mon père. Mais il n'y a rien de commun entre la «clique -gouvernementale» et moi! - ---Il y a ou il n'y a pas, le fait importe peu: vous êtes compromis. - ---Soit! - ---C'est une trahison! dit M. Clérambourg. - ---Il est plaisant, dit mon père, de m'entendre reprocher, à moi, la -trahison, à l'heure qu'il est! - ---Mais, dit Clérambourg, on dit que vous vous laissez porter aux -élections municipales!... - ---De mieux en mieux!... Que vais-je apprendre maintenant de mes -affaires? - ---Je ne puis pas dire que j'ai vu de mes yeux la liste; mais quelqu'un -m'a affirmé qu'il y avait lu votre nom. - ---Il en a menti! - ---En ce cas, il est bien coupable; car, par la diffusion de ce bruit, il -vous aliène toute la clientèle sérieuse. - ---Qui vous a dit cela? fit mon père. - ---La liste a circulé dans la ville. - ---C'est une nouvelle infamie. Je ne les compte plus. - ---Prenez garde! Je ne crois guère, pour ma part, qu'un bruit puisse -aller très loin sans fondement aucun. Mais que voulez-vous que pensent -vos amis qui lisent votre nom sur cette liste et, d'autre part, vous -voient serrer la main de nos «rouges» les plus avancés? - ---Ah! fit mon père avec franchise, c'est vrai: ils m'ont tendu la main, -une fois, sur la place; je n'ai pas cru devoir leur faire l'affront... - ---Une seule fois? Êtes-vous sûr? - ---Tout à l'heure, c'est vrai, avoua mon père naïvement, chez la -buraliste... Cincinnatus... - ---Vous voyez bien! Je vous dis que vous êtes compromis. Il y a les -faits. - -M. Clérambourg s'assit, comme s'il venait d'élucider une question d'une -manière définitive. Et il balança sa pantoufle sous le nez de M. Thiers. - -Mon père contemplait avec les yeux d'un homme qui a le vertige -l'effondrement nouveau où des ennemis acharnés le précipitaient, lui, -les siens, sa fortune, sa personne publique et privée, ses opinions, son -coeur. Quelqu'un avait eu l'idée de profiter d'une poignée de main polie -pour achever de ruiner son crédit, et pis que cela: pour l'atteindre -dans le plus intime et le plus profond de ses sentiments: l'amitié de -Clérambourg! Quelqu'un avait voulu, préparé, provoqué cette poignée de -main de carrefour. Clérambourg était le dernier ami qui lui fût demeuré -fidèle. Un seul argument pouvait l'arracher de sa maison, on le savait -bien: un dissentiment politique. Mais comment faire naître un tel -dissentiment entre deux hommes qui avaient toujours pensé de même? Le -moyen, une âme de vipère l'avait trouvé: c'était d'abuser de la -faiblesse d'un homme réduit à l'isolement, en le tentant par des avances -amicales. Le malheureux n'avait pas osé refuser une main tendue: il en -serrait si peu! - -Quant aux politiciens que l'on raillait parce que plusieurs d'entre eux -ne savaient seulement pas lire, ils s'enorgueillissaient de la recrue -d'un notaire et d'un transfuge. N'osant pas cependant lui faire des -propositions, ils avaient essayé l'effet de son nom sur la liste -municipale. - -Il y eut un silence long et embarrassant. M. Clérambourg s'était -affaissé dans son fauteuil, et, jugeant toute parole nouvelle oiseuse, -il s'apprêtait à somnoler. Une châtaigne éclata tout à coup dans le -foyer, avec fracas, et projeta des cendres qui couvrirent les deux têtes -de M. Thiers, les pantoufles de Clérambourg, son pantalon et celui de -mon père. Et toute une nichée de châtaignes insoupçonnées fut révélée -entre les chenets: elles avaient des ventres de rouges-gorges et -bâillaient par un côté de l'écorce. - -Madame Clérambourg se leva et vint épousseter et brosser les pantalons -de ces messieurs. Cela fit diversion un moment; mais bientôt il n'y eut -plus rien à faire, et le morne silence retomba autour de la cheminée -prussienne. Les deux MM. Thiers avaient conservé de la cendre sur le -toupet et sur les lunettes. - -Mon père, ayant vu le fond de l'abîme où il dégringolait, eut une pensée -sentimentale, car le coeur dominait en lui. Il dit à Clérambourg: - ---Mais vous, vous, Clérambourg, vous croyez à cela? - -Le ton de sa parole, la grande émotion dont sa voix, à ce moment, fut -vraiment la transcription musicale, la candeur avec laquelle il avait -avoué précédemment la poignée de main, puis l'autre poignée de main chez -la buraliste, la franchise enfin de son attitude et de sa figure -honnête, eussent convaincu tout être ayant gardé quelque chose d'humain. -Mais Clérambourg était de ces gens avisés qui ne s'en laissent point -conter: son unique vertu était la prudence. - -Il écarta ses deux mains. Ce geste signifiait: «Je n'y puis rien, il y a -les faits.» - ---Ainsi, depuis trente ans... commença mon père. - -M. Clérambourg éleva haut la main, cette fois-ci. Cela voulait dire: -«Ah! pas de chanson larmoyante, hein! Il y a les faits, vous dis-je!» - -On peut discuter une parole, y répondre un mot qui retourne la -situation. Mais à un tel geste, que répliquer? - -Je vis les yeux de mon père. Ils regardaient le foyer, le nid de -châtaignes, la flamme vacillante, les têtes de cuivre, le bout de la -pantoufle de Clérambourg. Ils assistaient à la mort d'un être très cher -et très précieux, précieux et cher depuis très longtemps, depuis si -longtemps qu'autant dire qu'il lui avait été uni toute la vie. Et -c'était une mort pire que la mort naturelle, où l'on se quitte la main -dans la main, avec l'espoir d'une réciprocité affectueuse d'un monde à -l'autre. Là, il y avait quelqu'un qui s'engloutissait en retirant à soi, -cruellement, la passerelle du souvenir. C'était trop pénible. - -Mon père se leva et salua madame Clérambourg. M. Clérambourg se leva -pour refermer la porte sur nous. - - - - -TROISIÈME PARTIE - - - - -I - - -En sortant de chez Clérambourg, mon père, ayant bu le calice, titubait. -Cependant le goût amer à son palais fut si détestable qu'il en reçut une -secousse et se redressa: le désir sain de tirer vengeance le sauvait. -Courir sus aux politiciens qui lui avaient arraché son dernier ami! - -Il s'approcha du bureau de tabac et regarda attentivement à travers les -vitres. Il espérait y pourfendre Cincinnatus. Point de Cincinnatus. Il -se rejeta sur le café. Un billard, des tables de marbre, des parterres -de sciure de bois aux coins brisés par un balai méticuleux, un chien -endormi près du poêle, une odeur infecte de tabac et d'alcools: pas -seulement le crachat d'un conseiller municipal! Mon père me dit: - ---Tu vas rentrer, gamin; je vais plus loin. - -Mais il fut arrêté devant la maison par sa femme, qui attendait le -résultat de la visite à Clérambourg, et il dut lui parler. - -Il n'en voulait pas à Clérambourg, mais uniquement à ceux qui avaient -inscrit son nom sur la liste municipale. - ---Je vais les attraper par les oreilles... par les oreilles! - -Il faisait le geste de les secouer à bout de bras comme un lapin. - ---Et je leur flanquerai mon pied quelque part... au café ou en plein -carrefour, sur la place publique!... Les bandits!... Prendre mon nom -pour le coller sur leur liste, à côté de ceux de trois ivrognes et d'un -braconnier!... - -Sa femme l'entourait de ses bras, le baisait sur le front, tâchait de le -calmer. Elle en revenait toujours à son idée: - ---C'est égal!... quand je pense à ce Clérambourg!... Enfin, tu lui as vu -le fond du sac! - ---Mais non! mais non!... Clérambourg est un homme droit, intransigeant -pour la politique comme pour toutes choses. On m'a fourvoyé; on m'a -introduit dans un cloaque: il le constate, voilà tout. - ---Dis donc qu'il est enchanté de l'occasion, qu'il n'attendait que cela, -qu'il cherche depuis longtemps un prétexte à s'éloigner d'ici, parce que -les Plancoulaine ne cessent de le malmener à cause de son assiduité chez -nous... Mais c'est un homme qui ne veut pas avoir tort, et il n'aura -jamais tort. Il est venu ici jusqu'au dernier jour, et tous les jours, -comme par le passé. Ah! il a de la chance d'avoir saisi au vol l'affaire -politique! Voilà l'occasion d'une belle rupture, en effet! Elle le -hausse, elle le grandit: fidèle malgré les calomnies, malgré l'abandon -général, mais malgré la «trahison politique», non pas! Tu le vois d'ici, -l'incorruptible, le dos tourné à la cheminée du salon Plancoulaine et -administrant de mignonnes petites tapes au fond de son pantalon!... - ---Laisse-moi. Je veux sortir. Je veux aller trouver toute cette clique -et la souffleter. Laisse-moi! - -Elle ne voulait pas qu'il sortît dans son état d'exaltation, et elle -redoutait les suites désastreuses de la moindre «voie de fait» contre -les hommes au pouvoir. Elle le retenait comme elle pouvait, en -s'accrochant à lui par des caresses. Tout à coup, une idée lui vint: - ---Mais que tu es bête! dit-elle. - -Il la regarda. Elle souriait et semblait avoir tout arrangé. - ---Mais, mon pauvre ami, quand tu auras giflé tout le conseil municipal, -crois-tu que tu vas par là reconquérir la bourgeoisie? Tu l'as perdue ta -clientèle bourgeoise, en rompant avec les Plancoulaine. C'est fini les -contrats de mariage chic, et les inventaires des châteaux, fini! -fini!... - ---Eh bien? - ---Eh bien! il y a les autres qui te tendent la main. - -Mon père ricana: - ---Oui!... l'idée de Troufleau!... Des bêtises. - ---Ce n'est pas si sot! Crois-tu que les petites gens ne valent pas les -plus huppés?... Moi, je t'assure que je ne rougirais pas d'avoir à ma -table telle ou telle brave et honnête femme qui ne dépasse pas la porte -de l'office chez les Plancoulaine. - ---Mais c'est cette «brave et honnête femme» qui se moquerait de toi, ma -pauvre enfant, si tu l'invitais à dîner; parce que tu ne lui ôteras pas -de l'idée que si tu la vois, elle et son bonnet blanc, c'est parce que -tu n'en peux plus voir d'autres; c'est parce que les dames te lâchent, -les dames chic, les dames de chez les Plancoulaine! On ne se déclasse -pas, c'est impossible... surtout en descendant... Et puis, ce n'est pas -tout ça: j'ai été, je suis et je reste opposé à la politique des -sectaires, des hâbleurs et des voyous! C'est net? - ---Ce qui est net, c'est que ton intérêt est de ne rien brusquer avec des -gens qui t'ont fait des avances, qui tiennent les affaires de la ville, -qui pourront peut-être t'éviter bien des ennuis... - ---Quels ennuis? - ---Quels ennuis?... Mais est-ce que je sais? Tiens! quand ce ne serait -qu'à propos des arbres de la maison Colivaut... - ---... Les arbres de la maison Colivaut? - ---Oui, les arbres que monsieur Fesquet a décidé de faire élaguer. Qui -est-ce qui contraindra madame Colivaut à les faire élaguer? Ce n'est pas -lui, Fesquet; c'est, sur sa plainte, à lui, Fesquet, une ordonnance du -maire. - ---Comme tu es renseignée! - ---Je t'ai entendu dire cela toi-même cinquante fois. - ---C'est juste. - -Il s'assit et sembla réfléchir. Une heure après, il murmurait: - ---Et dire qu'ils m'humilient, m'aplatissent et me ruinent, moi, pour -avoir donné la main à de pauvres bougres de républicains, tandis qu'ils -sont là, chez les Plancoulaine, à boire les paroles du député -Charmaison, dont la majeure partie des électeurs sont des communards!... - -Il ne sortit pas. D'ailleurs, il était exténué et dut s'aliter encore. -Troufleau le traita énergiquement. Je l'entendis qui disait: «Ce sont -des coups à vous jeter un homme à bas!» Il craignit une jaunisse. Il -venait deux et trois fois par jour. Le soir, quand il avait vu son -malade, il faisait un mouvement pour se retirer, par discrétion. Mais, -de son lit, mon père le retenait: - ---Restez donc, docteur, si rien ne vous presse. - ---Mais oui, faisait petite-maman, pourquoi changer vos habitudes du -soir?... Il est vrai qu'ici ce n'est pas gai!... - -Ce n'était pas plus gai chez lui, car la compagnie de M. Fesquet et de -madame Auxenfants ne le séduisait guère. Il déposait son chapeau haut de -forme et s'asseyait. Petite-maman et lui causaient à demi-voix près du -feu. - - - - -II - - -A eux deux ils obtinrent que mon père ne ferait point de tapage. Ils lui -conseillèrent d'écrire simplement à ces messieurs, en les priant de -rayer son nom figurant à tort sur leur liste. Le malade trouva ce parti -raisonnable et l'exécuta. - -Coqueugniot expédiait les affaires de l'étude et venait en rendre compte -dans la chambre à coucher. Mais l'état pathologique du «patron» -l'intéressait beaucoup plus que les affaires. Et comme chacun s'amusait -à l'entendre parler médecine, on ne l'empêchait point de discourir. -Mon père surtout prenait plaisir à voir son clerc s'égayer -irrévérencieusement des ordonnances du docteur Troufleau. Et il les lui -tendait volontiers par-dessus les potions qui encombraient la table de -nuit. Coqueugniot balançait son long corps maigre et expectorait un rire -caverneux. - -Mais petite-maman commençait à se fatiguer des facéties du maître-clerc. -Elle trouvait qu'il était de mauvais goût de plaisanter ce pauvre -docteur Troufleau, «fort intelligent» sous ses allures de petite femme, -et qui, en somme, avait tiré mon père d'un mauvais pas. - ---Mais oui! d'un très mauvais pas! On peut te le dire maintenant: nous -avons eu des inquiétudes. - ---Bast. - ---Oh! tu peux rire. N'empêche que dans deux jours tu seras debout, grâce -à ses soins, qui ont été, il faut l'avouer, plus que ceux d'un médecin, -ceux d'un ami, d'un vrai... - ---Tu crois que Coqueugniot, à lui seul, ne serait pas arrivé... - ---Assez! tais-toi, ou je prierai cet imbécile de rester désormais dans -son étude. - -Mon père se rembrunissait le soir, lorsqu'on entendait le coup de -sonnette du docteur et qu'on n'entendait pas celui de M. Clérambourg. On -attribuait son abattement aux susceptibilités de la convalescence. Il -remontait volontiers à sa chambre. Il nous laissait en bas, -petite-maman, le docteur et moi. - - - - -III - - -Je voulus m'en aller, un soir, en même temps que mon père. Petite-maman -me dit: - ---Oh! le paresseux! Mais il faut vous apprendre à veiller un peu. - -Je restai avec eux. Le docteur, aussitôt mon père disparu, avait repris -son chapeau à la main; et il le garda même lorsqu'il fut assis de -nouveau. Il parla des soins qui seraient nécessaires encore, des -préoccupations morales à éviter surtout. Il dit qu'en ville le retrait -du nom de M. Nadaud de la liste municipale avait fait bon effet «au -point de vue des conservateurs». Il usait fréquemment de cette -expression, car il penchait, lui, sensiblement, vers le parti -démocratique. Il disait volontiers: - ---Monsieur Charmaison, lundi dernier, à la tribune... - -Était-ce par communion d'idées qu'il lisait les discours de M. -Charmaison à la Chambre? Ou le souvenir de Marguerite influençait-il ses -opinions? - -Petite-maman le taquinait là-dessus. Une particularité assez remarquable -était qu'elle ne lui parlait plus de Marguerite que sur un ton de -badinage, tandis qu'auparavant elle s'associait à la douleur du jeune -homme. - -L'approche des élections municipales ramenait l'entretien sur la -politique presque chaque jour, plutôt quand mon père n'était pas -là,--peut-être Troufleau craignait-il de le contredire?--et la politique -nous valait invariablement quelque citation de M. Charmaison. Troufleau -connaissait par coeur la moindre de ses répliques au Palais-Bourbon. - ---Mais, docteur, vous êtes donc abonné à _l'Officiel_? - -Il confessa: - ---Oui... - -Mon père conserva l'habitude d'aller se coucher de bonne heure. -L'absence de Clérambourg, c'était trop évident, continuait à lui être -intolérable. Il n'avait point de goût à causer avec le docteur. - -Petite-maman, qui recevait chaque jour les opinions du docteur, s'en -imprégnait. Elle continuait à pousser son mari du côté des Cincinnatus -et des Phébus; elle lui disait: - ---Quel dommage que tu n'aies pas laissé tout bonnement ton nom sur leur -liste! Tu aurais été élu haut la main--les conservateurs ne votent -pas!--et on t'aurait nommé maire... - -Mon père haussait les épaules: - ---Le bel honneur! - ---Est-ce que Plancoulaine ne se flatte pas encore aujourd'hui de l'avoir -été? - ---Oh! du temps que Plancoulaine était maire... - ---Eh bien! quoi! «Du temps que Plancoulaine était maire!» Qu'est-ce qui -se passait donc, mon Dieu! «du temps que Plancoulaine était maire?» - ---D'abord il était entouré de tous les hommes de valeur... - ---Tu en attirerais autour de toi. - ---Mais qui donc? Mais qui donc? grand Dieu!... Le perruquier? le -facteur? - ---Je connais quelqu'un qui t'aurait suivi. - ---Ah! j'y suis: Coqueugniot! - ---Pas du tout: le docteur Troufleau. - ---Ah! - -Il réfléchit un instant, puis il dit: - ---Troufleau est un naïf! Il s'imagine, en faisant du zèle, flatter le -député radical Charmaison: il est dans l'erreur. Charmaison vit, à -Paris, dans un milieu d'artistes, d'hommes de lettres, des gens -charmants, aux idées paradoxales. Le peuple, dont il parle sans cesse, -il n'y touche pas, ne se mêle pas à lui: à peine une fois tous les -quatre ans, dans une réunion électorale, du haut d'une estrade encore! -Tu ne le vois pas ici, au café, buvant l'absinthe avec Cincinnatus! Il -traitera Troufleau de jobard s'il apprend qu'il trinque avec le -prolétaire... - ---Et si Troufleau avait une foi politique? - ---Troufleau est un garçon gentil qui a sacrifié ses intérêts pour se -ranger de notre bord. Il est jeune, il a besoin d'avenir: il cherche -maintenant à tirer parti de la triste situation où il s'est mis -généreusement. Ce n'est pas moi qui contribuerai à lui donner l'espoir -de réussir dans cette voie fausse: il n'y en a pas. Et si, réellement, -ses convictions l'inclinent de ce côté-là, tant pis pour lui! Il ne fera -rien que s'embourber davantage--du moins comme médecin--à Beaumont. -Notre devoir, à nous, est de lui répéter ce que nous lui avons déjà dit: -«Le salut est de l'autre côté du pont: le salut est chez les -Plancoulaine.» - ---Les Plancoulaine! les Plancoulaine! Nous ne nous dépêtrerons donc -jamais de ce cauchemar!... Les Plancoulaine! Mais nous sommes donc tous -enfoncés dans les Plancoulaine comme dans de la glu! - ---C'est la société. Quiconque s'en retire vit à l'état de bête fauve. - ---Oh! vous me faites tous enrager. Je suis pourtant sûre qu'il y a -quelque chose à faire! - ---Il y a à vivre seul; encore faut-il avoir des rentes: en un an mon -étude a perdu soixante pour cent de sa valeur... - ---Alors? alors?... De ma vie, cependant, je ne remettrai le pied chez -les Plancoulaine! - ---Ni moi, certes! - - - - -IV - - -Ma vieille grand'mère, à Courance, bien qu'elle eût été la première à -blâmer l'achat de la maison Colivaut, avait fait cause commune avec son -gendre devant les Plancoulaine et devant la ville. Mon père lui en -savait gré ainsi que du joli mouvement qu'elle avait eu en me restituant -à lui pour le consoler. Peut-être la remerciait-il, intimement, -davantage encore, d'avoir contribué à éteindre les calomnies dirigées -contre sa jeune femme, en la venant voir plus souvent que par le passé, -en se montrant avec elle, en la couvrant de sa grande honorabilité. - -Aussi lui faisait-on fête; on lui offrait à goûter; on essayait de la -retenir à dîner. Elle était si heureuse de me revoir, elle était bien -tentée de rester. Elle disait, en souriant: «Et ce pauvre Casimir qui va -s'inquiéter!...» On savait que le grand-père ne s'était jamais inquiété -de rien; on souriait aussi. - -Un jour, elle accepta. - -Mais, quand on eut fini de parler de choses générales, de s'offrir ceci -et cela et de s'inviter, voilà ma grand'mère qui s'avise de me soulever -les cheveux avec son pouce: - ---Tu n'as donc plus d'eau de quinine, mon petit? - ---Mais si! mais si! dit vivement petite-maman; il en a un grand flacon. - -J'avais un grand flacon, mais je ne m'en servais pas, et personne ne me -frictionnait, comme le faisait autrefois ma grand'mère. Elle dit, sur un -ton qu'elle ne commandait plus: - ---Si on ne s'occupe pas de cet enfant-là, il va avoir d'ici peu la tête -dans un état déplorable! - -Pour faire diversion, mon père lut, à haute voix, le journal. Grand'mère -se moquait bien du journal! - ---Pendant que je suis là, dit-elle, je ferais mieux d'aller visiter le -trousseau du petit... Il a laissé du linge là-bas... Il faudrait bien -que je sache... - ---Ah bon! dit la petite-maman, si vous êtes venue pour passer -l'inspection... - -Mais grand'mère n'entendait pas; elle fouillait dans mes poches: - ---As-tu des mouchoirs, au moins? - -Justement, je n'avais pas de mouchoir. - ---Il n'a pas de mouchoir! s'écria-t-elle. Voilà un enfant qui se mouche -avec les doigts! Allons! mon petit, mène-moi voir ton armoire... Vous -permettez? - ---Si, au moins, j'avais été prévenue de votre visite, j'aurais un peu -préparé la chambre... - -Grand'mère comprit la naïveté honteuse de cette excuse. Elle se redressa -de toute sa supériorité sur cette jeune femme inexpérimentée et -paresseuse. Celle-ci, dépitée, poussa la porte du salon où je couchais. -Elle dit: - ---Allez donc! Faites comme chez vous! - -Et elle se sauva, battant les portes, piétinant l'escalier. Elle alla -s'enfermer dans sa chambre. - ---Qu'est-ce que vous voulez? dit mon père, dans cette satanée maison, -nous serons toujours comme des forains sous la tente: il n'y a pas de -quoi se retourner. - ---Allons donc! dit grand'mère, voulez-vous que je vous mette votre salon -en ordre? - -Et ses mains agiles, adroites et courageuses frémissaient du désir -d'ordonner cette pièce transformée en fourre-tout indescriptible, et du -désir d'étaler mes chemises, mes bas, mes mouchoirs, en belles piles -bien comptées. - -Son gendre avait le même goût qu'elle. En une heure elle se fût -satisfaite et elle l'eût enchanté. Cependant il lui dit, les lèvres -pâles de colère: - ---Ah! madame, mêlez-vous de ce qui vous regarde! - -Elle m'embrassa et courut à sa voiture. - - - - -V - - -Ce ne fut cependant pas une brouille. On affecta de part et d'autre de -ne donner aucune suite à l'incident. - -Grand'mère vint à Beaumont dès qu'elle apprit que mon père était -souffrant. Il dormait; on ne l'éveilla point. Elle resta en bas avec -petite-maman, et cette fois, les deux femmes causèrent sans se disputer, -parce que M. Clérambourg faisait les frais de l'entretien. Grand'mère le -détestait dès le temps même que vivait sa fille, car, déjà, il -accaparait mon père, l'influençait en tous ses actes, et sa première -femme, comme la seconde, en était jalouse. - -Toutefois, petite-maman recommanda à grand'mère, quand elle verrait son -gendre, de ne pas dire du mal de Clérambourg, car il ne pouvait souffrir -qu'on l'attaquât. - ---Votre mari a bon coeur, malgré tous ses défauts, et il reste fidèle à -ses amis. Je suis sûre qu'il n'en veut à personne. - ---Je n'en sais rien, mais il est difficile de ne pas garder rancune à -des gens qui nous traitent comme on le fait!... - ---Il n'en veut à personne, répéta grand'mère, et c'est par là que tout -s'arrangera. - ---Eh! grand Dieu! que voulez-vous qui s'arrange, au point où les choses -en sont? - ---Je n'en sais rien. Mais tout s'arrangera, croyez-moi: je suis une -vieille bonne femme, et j'en ai vu, ma vie durant, de toutes les -couleurs. Vous pouvez vous en rapporter à moi. - -Elles faillirent s'embrasser. - -Grand'mère revint quelques jours après. Quand on l'annonça, petite-maman -dit à son mari: - ---Laisse-la entrer; elle te remontera, je t'assure. Elle a beaucoup de -bon sens, la bonne femme. - -La bonne femme entra; elle ne fit point allusion à la conduite de -Clérambourg; elle traita l'indisposition de son gendre comme si c'eût -été une bronchite. Elle parla des maladies de l'hiver et des malades de -la campagne. - ---Notre pauvre ami Troufleau a fort à faire, dit petite-maman. - ---Il aura moins à faire, dit grand'mère. - ---Comment cela? - ---Mais quand l'autre médecin va être installé. - ---Quel autre médecin? - ---Vous ne savez donc rien?... Il est arrivé ce matin, sans tambour ni -trompette, il est vrai. Moi, j'ai appris cela en entrant en ville. Il -est descendu à l'hôtel. - ---Mais où logera-t-il? - ---On dit qu'il a loué la maison du père Pichard. - ---La maison du père Pichard! s'écria mon père. - -Ainsi, on se tenait à quatre pour ne pas parler de Clérambourg, et sous -les événements du jour, la main de Clérambourg se révélait. Le rival du -docteur Troufleau, appelé à Beaumont par les Plancoulaine, évidemment, -sinon par Clérambourg lui-même, accourait se loger dans la maison toute -chaude encore du feu père Pichard, dans une maison qui appartenait à -Clérambourg! Ah! les choses avaient été menées rondement. Peut-être -Clérambourg n'eût-il pas osé faire cela avant la rupture avec mon père; -mais, la rupture accomplie, il n'y avait eu, semblait-il, qu'un -télégramme à expédier pour que la combinaison préparée de longue date -aboutît. - -La tête sur son oreiller, les yeux au ciel de lit, le malade voyait se -dérouler ce cauchemar. Il dit seulement: - ---Et comment se nomme ce médecin? - ---Le docteur Cheval... Cavalier... Chevalier... Non! Attendez donc; quel -nom m'a-t-on dit?... le docteur Chevalière, c'est ça! - ---Chevalière?... Chevalière?... J'ai entendu ce nom-là quelque part... - ---Chevalière! dit la petite-maman, j'ai dansé, étant jeune fille, à -Paris, avec des Chevalière qui faisaient leur médecine: mais oui, il y -avait un jeune Chevalière qui apprenait le boston à Marguerite -Charmaison!... - ---Ça y est! dit mon père. - ---Allons! allons! dit grand'mère, ne vous montez donc pas la tête. - ---Je ne me monte pas la tête. - -Grand'mère poussa un soupir. - ---Voyons, dit-elle, cela ne peut pourtant pas durer. - ---Qu'est-ce qui ne peut pas durer? - ---Mais l'état où vous êtes vis-à-vis de la ville. - ---Ah! j'espère que vous n'allez pas reprendre l'antienne! Vous ne venez -pas, je suppose, me proposer d'aller transiger avec Plancoulaine au -sujet de la maison Colivaut? - ---Il s'agit bien de la maison Colivaut, à l'heure qu'il est! Il y a beau -temps que M. Plancoulaine y a renoncé: il fait bâtir pour son neveu -Moche. - ---Je le sais. Alors, d'où provient la rage persistante de ces gens-là? -Qu'ont-ils contre nous? - -Grand'mère hésita; une réponse lui chatouillait les lèvres; elle soupira -encore. - ---Ah! oui, dit mon père avec une grimace de dégoût: les calomnies, les -saletés! Est-ce que vous allez, vous aussi, y penser? - ---Je crois qu'on ne parle plus de cela, dit grand'mère; on a si vite -fait d'épuiser un sujet de conversation. - ---Pourquoi m'en veulent-ils? - -Elle se recueillit un court instant, puis lâcha: - ---Ils vous en veulent de les bouder. - -Mon père fut suffoqué; sa femme sursauta. Grand'mère ne s'émut pas; elle -consolidait son dire par de petits signes de tête affirmatifs. C'est -qu'elle était «une vieille bonne femme», elle «en avait vu de toutes les -couleurs», et elle connaissait les hommes. Elle dit: - ---N'allez pas croire que ces gens-là s'imaginent qu'ils vous ont causé -injustement préjudice. Plancoulaine n'a jamais cessé d'avoir foi en son -bon droit. Son bon droit? Mais c'était son désir de posséder la maison -Colivaut, comme votre bon droit, à vous, était aussi le désir de la -posséder. Il n'y a pas à chercher midi à quatorze heures; tout le monde -est ainsi fait. Vous l'avez frustré: il est entré dans une colère de -tigre. La ville, étant à ses genoux, s'est empressée de le flatter en se -liguant contre vous. Sa femme, avec la plus grande inconscience du -monde, vous aurait hachés menu comme chair à pâté, croyant bien agir, -puisqu'elle servait son mari... Ah! vous aurez beau lever les bras, je -vous affirme que les choses ne se passent pas autrement. Dans leurs -rapports avec vous? mais, mes bons amis, ces gens-là sont dans la -situation de parents qui ont administré une raclée à un enfant coupable -d'un mauvais coup. Que le petit s'avise de faire la moue vingt-quatre -heures: on recogne dessus pour lui apprendre à bouder! Vous les boudez! -Ils vous reprochent de les bouder! - ---Ha! ha! ha! ricana mon père, elle est bien bonne! Non! non! en vérité, -elle est bien bonne!... Non! mais nous voyez-vous, ma femme et moi, et -mon enfant aussi, et vous aussi, sans doute, et votre mari, toute la -famille, quoi! nous rendant chez les Plancoulaine et faisant risette à -monsieur, à madame, à mon excellent confrère Courtois et à toute la -séquelle des pieds plats qui nous ont traînés dans la boue, qui m'ont -ruiné, qui m'ont arraché une à une mes amitiés, jusqu'à la dernière!... - ---Tout se tasse, dit grand'mère. - ---Ah çà! fit mon père, est-ce que vous vous moquez de nous? - -Il se souleva à demi sur son lit, et sa figure était effrayante. - ---Plutôt que de faire cela, dit-il, plutôt que de faire cela, madame, -j'aimerais mieux m'affilier à la bande des Cincinnatus, des Phébus et de -tous les us de la République, entendez-vous bien!... Oui, certes, -j'aimerais mieux cette extrémité! - -Grand'mère se leva. - ---Calmez-vous, dit-elle. Je vois que la poire n'est pas encore mûre. -Mais tout s'arrangera, tôt ou tard, j'en suis bien certaine. - -Le malade en fut irrité toute la soirée; il s'apostrophait lui-même pour -n'avoir pas rompu avec sa belle-mère définitivement. «Oui, oui, -définitivement, disait-il. Cette bonne femme, avec sa prétendue sagesse, -ne fera jamais que rendre la situation plus exaspérante.» Il se -rappelait ses paroles lors de l'achat de la maison Colivaut: elle avait -prédit à peu près tout ce qui était arrivé. Et il en était agacé -davantage. - - - - -VI - - -Trois fois par semaine, Coqueugniot me conduisait chez le curé de -Beaumont. - -Nous aperçûmes un jour des tas de gens aux portes, malgré le froid, dans -la rue de la Ville-aux-Dames. Je voulus savoir ce qu'il y avait. -Coqueugniot me dit: - ---Ce sont des gens qui sont en train d'attraper des pneumonies. - -Mais j'insistai pour savoir ce qu'ils faisaient en outre. Coqueugniot -consentit à s'informer. On lui dit: - ---C'est le nouveau médecin qui fait ses visites: il vient d'entrer chez -monsieur Clérambourg. - -Nous passions sur la place au milieu de laquelle était la statue -d'Alfred de Vigny, dont le socle, par derrière, était flanqué d'une -fontaine. Cet homme de bronze, au beau profil hautain, qui avait l'air -d'un étranger dans la ville, m'intriguait toujours. Je demandai au -maître-clerc: - ---Coqueugniot, qu'est-ce que c'est, un poète? - ---Ah! voilà! fit Coqueugniot. - -Il regarda la statue; mais ce fut tout ce que je pus tirer de lui -là-dessus. Il ajouta aussitôt: - ---Mais l'important c'est que tous, tant que nous sommes, allons puiser -de l'eau à cette fontaine qui a quatre-vingts chances sur cent d'être -contaminée. - ---Ah! - ---Mais certainement! Songez un peu que les infiltrations! etc. - -Le voilà parti. Jusqu'à l'arrivée au presbytère, il m'initie aux -tortueux secrets du tube digestif. - -Avec M. le curé, tout change. Que la physiologie le possédait donc peu! -Il ignorait son corps, réduit à l'apparence d'une carcasse d'oiseau que -couvre un maigre plumage. Par l'hostilité municipale, sa vieille maison -croulait; il fuyait de pièce en pièce les courants d'air, la chute des -plâtras et des chevrons. Quand j'arrivais, il faisait faire une flambée -de sarments qui dégourdissait l'air de la chambre glaciale; car, pour -lui, il ne se chauffait pas: insensibilité peut-être, pauvreté à coup -sûr. Et pendant que sa servante, accroupie, frottait des allumettes -innombrables sur la pierre humide, M. le curé allait prendre un petit -livre de latin: l'_Epitome historiæ sacræ_, et la grammaire, et il me -disait: - ---Mon enfant, souvenons-nous que nous n'apprenons pas le latin pour le -plaisir de décliner _rosa_, la rose, ou pour conjuguer des verbes -irréguliers et briller aux examens, mais pour pénétrer par le moyen de -cette langue, non pas «morte», mais «immortelle», dans une région -dangereuse à la vérité, mais magnifique et qui demeure inconnue de la -plupart des hommes: je veux parler de la pensée humaine. - -Il me montrait de misérables rayons où étaient rangés les auteurs -anciens, et il me disait: - ---Voilà le plus beau trésor du monde! C'est par la pensée et par la -poésie que la créature de Dieu donne sa fleur. Le parfum en est si -délicieux qu'il enivre parfois; il est bon de n'en jouir, comme de -toutes choses ici-bas, qu'avec discernement, avec méthode et -conformément à une discipline: souvenez-vous alors que l'étude de la -même langue vous fait pénétrer les enseignements de l'Église, qui, même -pour l'impie qui ne veut pas les croire inspirés, sont du moins le -résultat de l'expérience accumulée des siècles et ont plus de chance de -s'appliquer aux besoins de l'homme que tout système improvisé. - -Le grand vieillard parlait; la bourrée de sarments pétillait; des -étincelles environnaient la servante impassible, qui, du bout de sa -savate, pressait, au milieu de la flamme, les brindilles rebelles -semblant vouloir retourner aux vignes. Je ne comprenais pas toujours la -parole du vieux prêtre, nouvelle pour moi et trop différente de ce que -j'entendais à l'ordinaire, quoiqu'elle fût conforme à mon aspiration -d'enfant vers quelque chose de plus ragoûtant que la vie médiocre de -tous les jours. Si je ne saisissais pas tout ce qu'il disait, du moins -je savais, grâce à ses exordes, que le travail aride que nous faisions -ensemble devait avoir un noble aboutissement; et je souhaite aux pauvres -enfants qui commencent à ânonner des déclinaisons de rencontrer un -maître d'école qui leur évoque, au lieu des succès scolaires, un si -fécond mirage. - -Le feu s'éteignait vite, et, la servante partie, le prêtre ne s'en -inquiétait guère. Moi-même j'oubliais le froid et jusqu'à l'horreur de -cette grande pièce sombre et rébarbative, parce que, du corps desséché, -du crâne décharné du curé, un charme, une chaleur, un rayonnement -d'exaltation émanaient. Ce que mon intelligence n'atteignait pas, mon -instinct le recevait et en éprouvait un muet et profond réjouissement. -Une règle de grammaire, une phrase traduite, étaient les prétextes -incessants à une envolée vers des considérations qu'il s'efforçait de me -rendre sensibles par des images. Une des causes de l'élévation de son -esprit était qu'il ignorait les personnalités. Il n'était jamais -question avec lui de monsieur un Tel ni de madame une Telle. Messieurs -et dames n'existaient pas pour lui; ils formaient un troupeau appelé «le -prochain» et méritant les égards; hors de cela, il y avait Dieu, d'où -découlaient toutes les beautés, comme du soleil tombe la lumière. - - - - -VII - - -Un après-midi, la vieille bonne nous interrompit au milieu de la leçon: - ---Monsieur le curé, c'est le médecin! - ---Le médecin? - ---Le nouveau médecin, monsieur le curé!... - -Elle joignait les mains; elle faisait les yeux des bonnes femmes qui -regardent l'Enfant Jésus dans la crèche de Noël. Elle s'écria: - ---Qu'il est joli! qu'il est joli! - ---Faites entrer, dit le curé. Et puis, vous redonnerez un brin de bois -pour réjouir la pièce, car le jour tombe... Mon petit, ajouta-t-il en -fermant les livres, nous nous en tiendrons là pour aujourd'hui. - -La bonne introduisait le nouveau médecin. Elle me prit par la main et -m'entraîna; je n'eus que le temps d'apercevoir le jeune docteur -Chevalière, avec qui la petite-maman avait dansé et qui apprenait le -boston à Marguerite Charmaison. - -Il était joli, c'était la vérité. - -Ah! en voilà un qui n'avait pas une longue redingote et un chapeau haut -de forme, ridicules en province! Il était de taille très convenable; il -portait une pelisse entr'ouverte, où l'astrakan brillait du haut en bas; -il avait le pied fluet qu'on voit aux messieurs sur les catalogues des -maisons de confection. Et quel pantalon! comme cela tombait! quel pli -cela faisait! Il tenait à la main un melon anglais. Sa figure était -parfaite: des yeux bleus, ni trop grands ni trop petits; un nez droit, -sans défaut; de noirs cheveux bien taillés, bien peignés; de la -moustache; une barbe blonde soignée à donner à croire qu'il la faisait -tailler tous les jours. Enfin il était remarquable par cet ensemble de -proportions convenues et cette absence de caractère particulier qui -plaisent à tout le monde. - -A la cuisine, la servante disait: - ---Il est trop bien pour rester à Beaumont. - -De retour à la maison, je trouvai la petite-maman en tête à tête avec le -docteur Troufleau. Elle l'avait mandé pour un bout de migraine qu'elle -avait. Depuis quelque temps, elle avait sans cesse une indisposition -nouvelle et faisait appeler le docteur Troufleau. - -Je dis, dès en ouvrant la porte: - ---Je l'ai vu! - -Ils comprirent, car ils parlaient probablement de lui, comme toute la -ville, et l'on me demanda: - ---Eh bien! comment est-il? - ---Il est joli! il est trop bien pour rester à Beaumont. - - - - -VIII - - -Au jour de l'an, nous reçûmes une lettre de Marguerite Charmaison. On en -fut étonné, car on n'y comptait plus, bien qu'elle eût, en partant, -promis de nous écrire. Mais il était si vraisemblable que, reprise par -Paris, elle nous eût tous oubliés, y compris le docteur Troufleau et sa -demande! - ---Ah! fit petite-maman en parcourant la lettre, elle a trouvé cette fois -son chemin de Damas! - -Pauvre Marguerite! De quoi s'agissait-il encore? - -On était loin du cardinal Newman! Le grand converti anglais et le jeune -lord, la communion dans les chapelles romaines, étaient dépassés. -Marguerite était retournée à sa destinée: elle cherchait avec angoisse -et avec passion, elle cherchait quelque chose qui comblât l'âme -gloutonne qu'elle avait et qui, faute d'aliment nouveau, l'eût dévorée -elle-même. - -Elle avait découvert la philosophie. Elle passait ses jours à la -Sorbonne. Elle nous citait d'affreux noms allemands; elle traduisait -Kant; elle écrivait le mot «idée» avec une majuscule; elle nous envoyait -la photographie de son professeur. - -Au cours de quelques digressions, elle faisait grand éloge de -«l'Orgueil»; et «l'Amour», au contraire, était fort malmené, comme -«avilissant» et «vraiment un peu niais». - ---Quand ce pauvre Troufleau lira ça! dit mon père. - -Mais la lettre s'abaissait, en se terminant, jusqu'à être à la portée du -premier venu, et il n'y était guère question que du jeune docteur -Chevalière, qu'elle supposait que nous connaissions. Quel effet avait-il -produit à Beaumont? Combien jusqu'à présent avait-il fait tourner de -têtes? - ---Voilà, dit petite-maman, la raison de sa lettre. Elle veut que je lui -parle du docteur Chevalière. - ---Oh! - ---Mais, en attendant, je veux édifier Troufleau. - -Troufleau écouta cette lecture. Il avait de beaux yeux tendres, ardents -et timides. Certes, il était moins brillant que le docteur Chevalière; -mais cet homme sympathique et doux renfermait un feu secret. Il ne -disait rien; il semblait accoutumé à l'humiliation et à la douleur. -Cette lettre et la lecture qu'on lui donnait de cette lettre lui -causaient l'une et l'autre. Il s'en abreuvait. - ---Ah! mon pauvre ami, dit la petite-maman, si cette jeune fille est -destinée à faire votre bonheur, avouez qu'elle s'égare en ce moment dans -un singulier chemin! - ---Ce sont là des égarements de l'esprit, dit le docteur, et l'on en -revient sans que le coeur ait été touché: voilà l'essentiel. - -Ainsi, il ne désespérait pas. Il ne disait pas qu'il avait renoncé à -caresser dans l'intimité de sa mémoire l'image de mademoiselle -Charmaison. Il n'avait jamais reçu d'elle le plus petit encouragement; -il avait reçu de son entourage les plus grandes raisons de se -décourager. On lui lisait une lettre où elle ne marquait aucunement -qu'elle se souvînt de lui, et où elle s'informait du nombre de têtes -tournées par le docteur Chevalière, qui lui avait appris le boston. Et -rien n'était ébranlé dans la volonté d'espérance de cet homme à figure -de bel animal fidèle, souffrant et résigné. - -Mieux! On eût dit qu'il savourait ses blessures. Oui, il y avait une -secrète volupté dans la façon dont il sentait sa douleur s'aviver et -grandir. Il lui était infiniment doux de souffrir par et pour Marguerite -Charmaison! - -Il était là, son chapeau haut de forme à la main, les deux longues -basques de sa redingote pendantes de chaque côté de la chaise. Mon père -le regardait. Il regardait aussi sa femme, par brefs coups d'oeil, et il -paraissait impatient que cette scène prît fin. - -Petite-maman parla des femmes adonnées aux travaux intellectuels, des -femmes artistes, écrivains; elle osa dire: «Des femmes qui sont -supérieures à leurs maris.» - ---Oh! dit le docteur, la femme a si tôt fait de retourner à la nature -dès que le coeur s'en mêle! - -D'ailleurs, il ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'une femme, même -mariée, cultivât ses dispositions naturelles, fût-ce pour la science: -«Que les maris luttent donc de culture avec elles!...» - ---Le docteur, dit mon père, penche vers toutes les idées nouvelles! - -Petite-maman poussa un soupir et dit: - ---Vous devez avoir un joli mépris pour les femmes ordinaires. - ---Mais je n'en fréquente pas! dit galamment le docteur. - ---Merci. - -Ses nerfs étaient soulevés. Elle quitta la pièce brusquement. - -Sa tendre amitié pour le docteur atteignait depuis quelque temps ces -confins délicats où le dévouement que l'on exerce en faveur de la -réussite d'une liaison sentimentale étrangère se laisse altérer par la -jalousie et bientôt se décompose et dégénère. - - - - -IX - - -Petite-maman s'ennuyait. - -Dîners, soirées dansantes, matinées musicales chez les Plancoulaine, -chasses chez les hobereaux, pique-niques à la campagne avaient lieu sans -nous. - -Privée de ces plaisirs, de longs mois elle en avait fait fi, et le -dépit, dans une certaine mesure, peut tenir lieu d'agréments. Le docteur -Troufleau méprisait les distractions de la classe bourgeoise, qu'il -jugeait creuses et vulgaires. Il le disait, le répétait chez nous. On le -croyait presque. Quand le dépit s'émoussa,--car tout finit,--la parole -du docteur Troufleau en prolongea les effets salutaires; la jeune femme -s'accoutuma à l'entendre, et peu à peu en contracta l'impérieux besoin. -La douceur de l'habitude s'était répandue insensiblement, comme la nuit -tombe. - -Son mari, qu'elle aimait, était malheureux et triste; en outre, il -n'avait jamais su causer qu'avec Clérambourg; l'entretien avec lui -devenait rapidement amer. Troufleau, malheureux lui-même, trouvait dans -la compagnie d'une femme encore jeune et jolie un délassement à sa rude -besogne du jour. L'aveu de son amour pour mademoiselle Charmaison avait -fourni à leurs causeries un aliment intarissable. Le docteur y faisait -bercer par une main gracieuse son espoir et sa mélancolie. La jeune -femme était heureuse de rappeler la figure d'une aimable amie et de -panser charitablement une blessure. Petit à petit, le docteur s'était -aperçu que madame Nadaud ne traitait plus ce sujet qu'avec peine, et, -par discrétion, il l'avait tu lui-même. L'amie présente s'était révélée -plus douce et plus consolante à mesure que l'on s'éloignait de l'amie de -Paris. C'était un sujet que l'on avait abandonné d'un commun accord. - -Mais, de ce moment-là, il y avait entre eux incertitude et malentendu: -elle, pouvant croire qu'il avait oublié Marguerite Charmaison; lui, se -demandant pourquoi elle fuyait le nom de la jeune fille, et assez -intelligent pour admettre sans fatuité la raison la plus naturelle. - -Jamais honnête homme ne fut plus embarrassé que le bon docteur Troufleau -lorsque éclata pour lui l'évidence de ce cas dont bien d'autres eussent -fait une bonne fortune. - -La loyauté lui commandait d'espacer, pour y mettre fin, ces causeries -quotidiennes. Mais cette rupture lui était interdite par les devoirs de -l'amitié qui le liaient avec mon père, et d'une façon de plus en plus -étroite à mesure que son isolement devenait plus grave et plus -douloureux. - -Pauvre docteur Troufleau! Il fallait voir son air inquiet, ses yeux de -toutou qui ne sent pas le fumet de son maître, lorsqu'il entrait et ne -trouvait pas là mon père, ou bien lorsque mon père faisait mine de -sortir. - -A défaut de mon père, ma présence était pour lui un gage de -demi-sécurité. Il ne m'avait jamais tant comblé de prévenances. -Petite-maman, d'ailleurs, aimait à m'avoir près d'elle quand le docteur -était là. Elle ne cherchait point à éloigner son mari; on voyait qu'elle -avait peur quand il avait le dos tourné. - -Nous n'avions plus qu'un ami, qui était bon et sûr. Et voilà que, dans -nos relations avec cet ami, quelque chose comme un poison se glissait et -nous intoxiquait, en nous rendant de jour en jour ces relations plus -pénibles que la solitude. - - - - -X - - -Petite-maman passait les journées étendue près du feu. La lecture -l'ennuyait; les ouvrages de main l'ennuyaient. Elle avait eu pour le -piano un joli talent, non très cultivé, mais d'une aisance miraculeuse, -qui lui valait, autrefois, d'être une des plus fermes ressources des -Plancoulaine. Depuis l'isolement, elle se traînait encore parfois -jusqu'au piano, quand son mari l'en suppliait ou quand le docteur -Troufleau venait à parler des opéras qu'il avait entendus à Paris. Mais -le sentier étroit qui menait au piano, parmi les meubles entassés, -devenait tel, grâce au désordre croissant, que nul n'osait s'y -aventurer, pas même la mère Fouillette pour l'époussetage. - -Mon père ayant insisté un jour pour qu'elle jouât, elle haussait les -épaules. Il persista. Alors, dans un mouvement de rage puérile, elle -ouvrit la porte du salon. Il vit. Il leva les bras et s'enfonça les -doigts dans les cheveux. - -Et le désordre gagnait. Comment une femme qui ne faisait rien -pouvait-elle répandre un tel chaos dans une maison? - -Elle se levait tard, se laissait tomber sur une chaise longue, ne -remuait pas le petit doigt, et tout était sens dessus dessous. Des -livres qu'elle ne lisait pas gisaient, ouverts et déchirés; un métier -dont elle n'usait pas avait le lamentable aspect d'une baraque en -démolition; des ouvrages inachevés pendaient hors des tiroirs, et sans -cesse des miettes ou des morceaux de pain entiers déshonoraient la table -ou la cheminée, parce que cette femme inoccupée avait faim et mangeait à -toute heure des tartines de confitures. Les taches? ah! si grand'mère -les avait vues! - -Dans cette indolence, elle était plus que jamais jolie. Ses magnifiques -cheveux noirs, abondants et longs, noués en un tour de main, lui -convenaient cent fois mieux qu'échafaudés en lourd chignon, à la mode de -ce temps-là; ses yeux inertes, son regard ralenti, étaient cent fois -plus beaux que dans les moments où elle s'animait, et mon père, qui s'en -apercevait, l'aimait toujours malgré sa répugnance pour la veulerie. - -Cette situation dura un mois, deux mois, davantage. Le docteur Troufleau -ne semblait pas moins embarrassé. Des sentiments contradictoires se le -disputaient, c'était visible, et il en était déchiré. Cependant, une -hardiesse nouvelle et comme sournoise soulevait ses gestes et son -regard; son teint pâle s'échauffait en dessous, d'un feu qui faisait -sourdre une espèce de buée fine sur son front et sur ses joues mates. - -Il y avait quelque chose d'infinitésimal entre le docteur Troufleau et -petite-maman. C'était une chose sans nom pour moi, et que j'essaierai de -figurer comme elle m'apparaissait alors. - -Des personnes causent entre elles, et les mots prononcés, aussitôt dits, -s'évaporent. Telle personne et telle autre causent, et il semble -qu'entre leurs bouches les mots demeurent. Ils demeurent. La bouche qui -les a émis ne les oublie pas; quelqu'un qui les a entendus en passant -les retient. On connaît, sur les estampes japonaises, ces passerelles -élégantes et légères, faites de mille brimborions de bambous, et qu'un -pinceau hardi jette d'une rive à une rive: tout ce qui allait de -petite-maman au docteur et du docteur à petite-maman se réalisait et se -figeait en une passerelle d'estampe japonaise. Entre eux et les autres -personnes, ce qui s'échangeait tombait à la rivière; entre eux deux, le -plus petit mot s'accrochait, se fichait et restait sur la passerelle -merveilleuse, s'y tournait en brindille, en poutre, en cheville, en -planchette, en diable grimaçant ou en banderole éclatante signalant à -tous: le pont! le pont! Le voyaient-ils, l'un et l'autre, comme mon -imagination le voyait? C'était possible, car ils semblaient très -incommodés de leurs moindres paroles, quoiqu'elles fussent ordinaires: -c'est qu'elles faisaient, en vertu d'un sort impitoyable, à chaque fois -plus lourd, le pont. - -Mon père n'avait ni haine ni colère contre sa femme et contre le docteur -Troufleau, contrairement à ce qui se fût passé s'il eût été heureux ou -en état de prospérité par ailleurs, car alors il eût suivi les -mouvements qui sont communs à tout le monde. Mais il était tellement -malheureux que son jugement ne se formait plus au même plan que celui du -commun des hommes. - -Lui qui s'échauffait et s'affolait à chacune des tortures que lui -infligeait son multiple martyre; lui qui gémissait, jurait, fulminait -pour la perte nouvelle d'un client, pour une rouerie que lui jouait son -confrère Courtois; lui qui avait fait une maladie pour la trahison de -son ami Clérambourg; lui que l'inimitié des hommes stupéfiait et que -toute méchanceté prenait au dépourvu, il considérait comme logique et -naturel le drame secret qui brûlait son foyer. Il l'expliquait, il lui -trouvait des causes fatales, il en plaignait les auteurs, il les sentait -malheureux presque autant que lui, il n'éprouvait pour eux qu'une pitié -débordante qui inondait la multitude de ses autres infortunes, mais, par -exemple, lui, le noyait. - -Il se laissait achever dans un calme apparent. - -La nature a prévu une borne à nos douleurs: le moment de la mort, nous -assure-t-on, est doux. - -Un instinct me poussait à ne pas le quitter, et je l'accompagnais quand -il s'imposait une longue marche, en tournant, dans la petite cour. Je -montais aussi avec lui dans son cabinet. Là, il marchait encore, de long -en large, parce qu'il était énervé, parce qu'il avait peu d'ouvrage, les -affaires n'allant point, et parce qu'il faisait froid, la mère -Fouillette épargnant le bois dans les cheminées, par économie. Puis il -s'asseyait et me prenait sur un de ses genoux, qu'il agitait en imitant -le trot du cheval, comme lorsque j'étais tout petit. Il souriait. Moi, -je restais sérieux et je ne disais rien, parce que je sentais qu'il se -forçait à sourire pour moi et qu'il n'en avait pas envie. Alors, tout -d'un coup, il me lâchait; il me laissait quelquefois tomber à terre, -tant le mouvement était prompt, et il se cachait la figure dans les -mains, les deux coudes sur son bureau. Il pleurait. - -Je m'en allais sans faire de bruit. - - - - -XI - - -Souvent, en redescendant, je trouvais réunis, mais séparés par la grande -table ronde de la salle à manger, ceux qui faisaient pleurer mon père. -Le docteur Troufleau venait dans la journée, en passant, sans ôter son -pardessus, sans déposer son chapeau. Il venait, poussé par une force -plus puissante que lui, je suppose; il venait aussi pour ne pas avoir -l'air d'éviter de venir. Car on en arrive là. Pas une seule fois je ne -les surpris disant une parole qu'ils n'eussent pas dite devant moi, pas -une seule fois ils ne changèrent gauchement la conversation à mon entrée -ou ne coupèrent un mot. Ils semblaient toujours, au contraire, heureux -de me voir; je leur rendais service en étant là. Ils parlaient de choses -presque indifférentes; mais cela formait le «pont», je le sentais bien, -et eux le sentaient aussi: cela leur était à la fois agréable et -fastidieux à porter. Cela passait par-dessus la table qu'ils -maintenaient entre eux. - - - - -XII - - -La mère Fouillette, qui aimait tant autrefois le docteur Troufleau, -depuis quelque temps l'avait pris en grippe. Jadis, en annonçant sa -visite, elle disait: «C'est le docteur!» et il y avait, dans le ton, de -la fierté, de la protection, un grain d'humeur familière. Maintenant, -elle disait: «C'est le médecin!» d'un ton sec, grognon, réprobateur; et -chez elle, évidemment, le fait de remplacer le terme de «docteur» par -celui de «médecin» était riche de sens; cela représentait toute une -dégringolade dans son estime de vieille servante attachée à la famille. - -Enfin, depuis qu'il venait plusieurs fois par jour, elle poussait la -porte devant lui sans même souffler mot. On lui en fit l'observation; -elle dit: - ---Est-il pas de la maison, à c't'heure? - -Cette brave femme employa d'ailleurs tous ses moyens pour remédier au -désordre. - -Elle avait élevé un chien en cachette, afin d'en faire cadeau à madame, -dans l'espoir de lui fournir une compagnie saine. Un matin, on entendit -l'animal qui gémissait dans la cour. Petite-maman sonna la mère -Fouillette et lui commanda d'aller voir de qui étaient ces cris. La mère -Fouillette revint tenant dans ses bras un bout de chien pas joli, mais -assez drôle. Il manquait de race; c'était un chien du peuple; il était -fait de pièces et de morceaux, avait le poil inclassable, une queue -hybride et la tête la plus baroque. On ne pouvait le regarder sans rire. -La mère Fouillette dit: - ---Quand on pense, madame, que ce qui criait dans la cour, c'était un -joli petit chien!... Par où est-ce qu'il aura pu entrer? - ---Ah! pour joli, il est joli, en effet, votre chien. - ---Il est si intelligent! - ---Vous le connaissez donc? - -Elle jura, trop fort, qu'elle ne l'avait jamais tant vu. Elle essaya, en -barbotant, d'expliquer son entrée dans la maison. Et en même temps elle -s'apitoyait sur le sort du pauvre petit. - ---Je suis sûre, dit-elle, qu'il est mort de faim. - ---Pourvu qu'il ne soit pas enragé! fit petite-maman. - ---Enragé, madame! un chien si jeune et si frétillant! - ---Frétillant tant que vous voudrez! moi, je ne me soucie pas de me faire -mordre par un chien enragé: donnez-lui à boire du lait, on verra bien -s'il le prend. - -La mère Fouillette eut un souci; elle savait qu'un chien qui ne boit pas -est suspect. Or, elle avait gorgé celui-ci de lait toute la matinée. Son -écuelle, dans la cour, était restée à demi pleine. - ---Vous fiez donc point à ça, madame! Qu'il boive, qu'il ne boive point; -et qu'est-ce que ça prouve? - ---Si! si! dit petite-maman; je veux voir! - -La mère Fouillette se recueillit, comme pour un aveu difficile: - ---Allons! madame, puisqu'il faut tout vous dire, allons! Ce petit chien -n'est pas plus enragé que vous ni moi: c'est le chien de la chienne à -m'ame Gagneux, la marchande de poisson, qui me l'a donné. C'est un petit -cadeau que je voulais faire à madame, si madame me permet... Il saute -sur ses deux pattes de derrière; il vient au nom de Mac-Mahon; il s'en -va quand on dit Bismarck... - ---Bismarck! - -Le chien sauta du giron de la mère Fouillette et gagna la porte en -aboyant à tue-tête, le poil dressé sur son échine. - -Petite-maman riait de tout son coeur. - ---Mac-Mahon! Mac-Mahon!... Mais c'est qu'il vient!... Oh! la drôle de -bête!... On l'appellera Mac-Mahon! - ---Il s'appelle Paletot, dit la mère Fouillette. - ---Tiens? pourquoi Paletot? en voilà un nom! - ---C'est son nom. - -En voyant sa femme jouer comme une enfant avec Paletot le regard de mon -père s'éclaircit. Toute la journée nous jouâmes, la petite-maman, mon -père, Paletot et moi. Mon père s'accroupissait, joignait les mains, et -Paletot sautait, debout sur ses deux pattes de derrière. On disait: -«Bismarck!» il fuyait en aboyant, avec un vacarme de tous les diables; -on disait: «Mac-Mahon!» il accourait et faisait le beau, sa langue molle -pendant comme un petit ruban rose; il savait aussi porter armes: on lui -présentait un bâton qu'il serrait, d'une patte, contre sa poitrine. A -chaque prouesse de Paletot, petite-maman le prenait, l'embrassait, le -couvrait de caresses et lui donnait du sucre qu'il cassait entre ses -jeunes dents, en fermant les yeux. La mère Fouillette nous regardait et -ne se tenait pas de joie. Elle fit signe à Coqueugniot, qui descendit de -son étude et vint nous voir par la porte du corridor. Nous ne l'avions -pas aperçu; nous entendîmes tout à coup une voix caverneuse, en l'air, -qui disait: - ---Parfait! Mais cet animal-là va nous faire sa maladie avant peu! - -Nous nous arrêtâmes tous à ce mot de mauvais augure. Coqueugniot avait -déjà un genou sur le parquet et il ouvrait, en connaisseur, la gueule de -notre ami Paletot. - ---La maladie? fit la mère Fouillette. - ---Sans doute! dit Coqueugniot; c'est un chien qui n'a pas neuf mois! - ---Il n'a pas neuf mois?... reprit la mère Fouillette; j'aurais voulu -vous voir à son âge; vous deviez être joli! Il n'a pas neuf mois? Eh -bien! c'est la vérité, qu'il n'a pas neuf mois! seulement, je vous dis -qu'il l'a eue, la maladie! - ---Non! affirma Coqueugniot. - ---Il l'a eue, monsieur Coqueugniot! Même qu'il l'a eue en même temps que -sa soeur. - ---Sa soeur!... Il a une soeur! Comment se porte mademoiselle votre -soeur, monsieur Paletot? - -Mais la mère Fouillette restait grave; elle tenait à élucider la -question de la maladie. - ---Vous pouvez aller le demander à m'ame Gagneux, s'il n'a pas eu la -maladie en même temps que sa soeur. (C'est Mirza qu'elle a nom; oui, -monsieur!) Vous pensez bien que m'ame Gagneux n'est pas une femme à -aller vendre une chienne vingt francs sans qu'elle ait eu la maladie. -Vingt francs, oui, monsieur et madame!... Ah! ça n'est pas à moi qu'elle -l'a vendue; moi, elle m'a fait cadeau de Paletot... - ---A qui l'a-t-elle vendue vingt francs? - ---Ah! j'ai eu la langue trop longue, je m'en aperçois. Je n'aurais point -voulu le dire à madame, mais puisque c'est monsieur Coqueugniot qui m'y -pousse par son incrédulité, eh bien! c'est à madame Plancoulaine -qu'appartient, à l'heure qu'il est, la soeur à Paletot. Na!... Pour ce -qui est d'avoir eu la maladie, elle l'a eue, et lui aussi, j'en réponds! - -Voilà que Paletot avait une soeur chez les Plancoulaine! Heureusement, -il nous avait tous gagnés par sa gentillesse: on ne lui en voulut pas. -On présenta Paletot, le soir, au docteur, et on lui dit: - ---Il a sa soeur chez les Plancoulaine. - -Le docteur Troufleau n'avait pas le sourire facile; il prit cela très au -sérieux. Il prenait tout au sérieux. - -Petite-maman l'en plaisanta. Il n'en fut pas content. - -Mon père eut une lueur d'espoir. Quelques distractions, et sa femme -serait sauvée. - - - - -XIII - - -La mère Fouillette, quand elle se trouvait seule avec mon père, -soupirait, en époussetant, en balayant, en présentant les bottines: - ---Ah! si madame avait seulement un enfant! - -Ordinairement, mon père n'y prenait pas garde; un jour, il dit: - ---Mais où le mettrions-nous?... Vous m'agacez, à la fin, la mère -Fouillette, entendez-vous? - ---C'est bon, monsieur! c'est bon! - -Elle ne se décourageait point. Ces bonnes femmes sont entêtées, parce -qu'elles ont une confiance imperturbable en leur sagesse. - -Une autre fois, en faisant le feu dans le cabinet, elle causait des -bruits de la ville. Il n'était question que d'une fête magnifique que -les Plancoulaine devaient donner à carnaval. Mon père froissait le -journal et n'avait pas l'air d'écouter la vieille. Elle fourrageait les -copeaux, les rondins, les pommes de pin, sa main décharnée à même la -flamme, et j'admirais qu'elle ne se brûlât pas. Elle dit tout à coup: - ---Qui donc qui aurait cru que monsieur serait si vindicatif?... - -Mon père la regarda. - ---Oh! monsieur me comprend bien! Mais, là, c'est-il Dieu possible d'en -vouloir si longtemps aux personnes? - ---A quelles personnes? - -Elle poussa un gros soupir, puis confessa: - ---C'est ce pauvre Paletot qui aurait tant de plaisir à revoir sa soeur! - ---Fichez-moi le camp! dit mon père, et taisez-vous!... ou j'envoie -Paletot à la rivière... - -Son journal à la main, il chassait devant lui la mère Fouillette, comme -une fumée. - - - - -XIV - - -Le carnaval chez les Plancoulaine! Quelle affaire ce fut dans la ville! - -Pendant trois semaines, nous n'entendîmes point parler d'autre chose. Ce -n'était pas la première fois que les Plancoulaine donnaient des fêtes; -mais aucune n'avait été annoncée avec autant de fracas, et la nouveauté -était qu'il s'agissait d'un bal costumé. Se procurer des costumes n'est -pas aisé en province; aussi s'y était-on préparé de bonne heure. - -On citait le docteur Chevalière et maître Courtois qui n'avaient pas -craint de faire le voyage de Paris tout exprès. M. Charmaison, lié avec -les peintres, devait leur procurer des accoutrements splendides, ainsi -qu'à quelques personnes privilégiées. Le député de Paris lui-même, -disait-on, viendrait en «Robespierre». La ville, les maisons de -campagne, quelques châteaux avaient accepté l'invitation des -Plancoulaine. De toutes parts on travaillait, on cherchait des idées, on -remuait les garde-robes des grand'mères; on dérangeait les mites; on -soulevait de la poussière. Plusieurs de ces messieurs allaient au -chef-lieu s'entendre avec le costumier du théâtre, voire avec le -conservateur du musée. On se rencontrait à la gare, et on s'abordait -avec des: «Ah! je vous y prends!... Vous aussi, vous y allez de vos -frais!...» Et on surprenait par-ci par-là: «Étourdissant, mon -cher!...--Général romain...--Catherine de Médicis...--Il portera sa tête -sous le bras, hi! hi! hi!...--On parle d'un groupe de vierges folles; -dites-moi, entre nous, moi, je ne suis pas un érudit: qu'est-ce que -c'est que ça?...» - -Chacun s'ingéniait à nous rapporter les propos et les nouvelles. Nous -sûmes que M. Clérambourg avait choisi la figure de Gargantua, qui est -populaire dans le pays. Il aurait un masque bouffi et une bedaine -artificielle. Coqueugniot seul ne s'enflammait pas, prétendant que rien -n'est plus malsain que ces déguisements, les vêtements en location, et -surtout les barbes et moustaches postiches, «étant saturés de bacilles, -dont les moindres sont ceux de la tuberculose». - -Le docteur Troufleau était invité. - -Il ne nous le dit pas tout d'abord. Il ne le dit que lorsqu'on lui -demanda: - ---Mais enfin, docteur, vous devez être invité, vous aussi? - ---Certainement! - -Il ne disait point s'il se rendrait ou non à l'invitation. Quelques -jours se passèrent. Mais comme on ne parvenait pas à s'entretenir -d'autre chose que de cette soirée, petite-maman lui demanda: - ---Mais enfin, docteur, comment vous costumez-vous? - -Il dit, d'un air ennuyé: - ---Feu mon oncle maternel, qui m'a légué quatre sous, sa bibliothèque et -ses nippes, était professeur de sciences physiques et naturelles à la -Faculté de Poitiers: j'ai conservé sa robe avec des parements amarante. - -Petite-maman se mit à rire. - ---Cela vous fait rire; je serai ridicule? - ---Dites donc! j'espère que vous viendrez nous voir un peu avant d'aller -là-bas, que nous vous donnions notre avis sur la tournure que vous -aurez? - ---Oh! dit-il, je mettrai mon costume seulement dans ma voiture, avant -d'entrer: vous ne me voyez pas traversant la ville... Ces -divertissements mondains sont absurdes! - ---Bah! il y aura bien un député démocrate. - -A l'évocation de M. Charmaison, le docteur Troufleau fit la figure d'un -enfant qu'on surprend les doigts plongés dans le pot de confitures. - -Il y eut un brin de peau qui tressaillit entre les sourcils de la jeune -femme. Elle dit: - ---Mais il amène peut-être Marguerite? - -Le docteur disait: - ---Oh! que non! Oh! que non! - -Le sang montait sous sa peau sans transparence; il avait le tour des -yeux gonflé. - ---Vous dites: «Oh! que non!» qu'en savez-vous? - ---Moi? Rien du tout, grand Dieu! - ---Elle pourrait très bien venir... - ---Oh! non!... - ---Docteur, si on vous annonçait, par exemple: «Écoutez bien; il va vous -arriver un grand bonheur...» qu'est-ce que vous diriez? - ---Moi?... je dirais que je n'y crois pas! - ---C'est tout à fait ce que vous m'avez répondu à l'instant. - ---Oh! vous interprétez!... - -Les bouderies recommencèrent, à propos de cette soirée où le docteur -Troufleau se rendait, avec la certitude de rencontrer M. Charmaison et -l'espoir de rencontrer Marguerite. Il paraissait évident que sans cette -circonstance il eût décliné l'invitation des Plancoulaine. - -La jalousie de la petite-maman s'aggravait du dépit d'être la seule -jeune femme, à dix lieues à la ronde, qui ne fût pas invitée à cette -réunion. Paletot n'y faisait plus rien! On le bourrait, le pauvre chien; -on l'envoyait coucher à tout propos; le frère de Mirza s'exténuait à -faire le beau, en pure perte. Un jour qu'il était là, sur ses pattes de -derrière, celles de devant battant l'air pour se maintenir en un -difficile équilibre, ses bons yeux implorant un regard, un mot -d'admiration, la mère Fouillette joignit les mains et laissa échapper -ces mots énigmatiques: - ---Et dire qu'elle en est, elle! - ---Qui ça, _elle_? - ---Mais sa soeur! - ---Sa soeur! encore!... Vous nous ennuyez, à la fin, avec sa soeur, la -mère Fouillette! Laissez-la tranquille, et nous aussi... De quoi -est-elle, sa soeur? - ---Mais, de la fête, madame! Il paraît que ces demoiselles sont occupées -à lui confectionner un petit pantalon et une jupe de cantinière, -tricolore, oui, madame!... Oh! la chère amie, qu'elle sera donc jolie! -Et elle portera un petit baril avec de l'eau-de-vie: c'est un étui à -chapelet, madame, qu'on dirait un vrai fût, mais de la grosseur d'un -oeuf de cane, avec la bonde et la chantepleure; même que c'est les -jeunes filles de l'école qui en ont fait cadeau tout à l'exprès à madame -Plancoulaine... Faut bien rire, pas vrai? - -Et elle contemplait Paletot, _qui n'en serait pas!_ - ---Allons, c'est bon, la mère Fouillette; laissez-nous! - - - - -XV - - ---Moi, dit petite-maman, au milieu du dîner, si j'avais eu à me rendre à -un bal costumé, je sais bien ce que j'aurais mis... - -Mon père la regarda tristement. - ---Qu'est-ce que tu aurais mis, voyons?... - ---Ah! voilà!... - -Le silence retomba. Mais elle poursuivait en elle-même son idée. Dix -minutes s'écoulèrent; elle dit: - ---Moi, j'aurais fait une Joséphine impératrice très passable... - ---Parbleu! je te crois! - ---Ce n'est pas une plaisanterie: je parie que tu ne connais seulement -pas les deux robes Empire que j'ai là-haut... authentiques, s'il vous -plaît: elles ont été portées par mon arrière-grand'mère, qui était de la -Martinique et qui connaissait beaucoup les Tascher de La Pagerie. Elle -avait joué avec Joséphine. Ah! j'ai assez entendu raconter ça quand -j'étais petite!... Je te les montrerai, tu verras. - ---Certainement! dit mon père. - -Il n'ajouta rien; il espérait qu'elle oublierait cette fantaisie. Je -sentais qu'il avait le coeur gros. Au dessert, elle se leva et quitta la -salle à manger. - ---Eh bien! où vas-tu? - ---Chut!... fit-elle. - -Mon père acheva de dîner. Puis il jeta sa serviette, fit virer sa -chaise, croisa les jambes et se mit à remuer le pied nerveusement. - -Je regardais ce pied agité, et j'étais assez grand pour comprendre tout -ce qu'il y avait d'angoisse dans cette oscillation précipitée, et aussi -tout ce qu'il y avait de tristesse dans cette semelle gondolée, dans ce -talon usé en biseau, dans cette empeigne défraîchie. Autrefois si -soigneux de sa personne, mon père se négligeait, par désespoir et aussi -par économie... Cette chaussure ne brillait plus, car la mère -Fouillette, qui comprenait la situation, faisait durer longtemps la -boîte à cirage. - -Nous entendîmes un coup de sonnette. Je dis: - ---Ce n'est pas le coup du docteur Troufleau. - ---Tu crois? fit mon père; qui veux-tu qui vienne? - -La mère Fouillette traîna ses savates dans le corridor. Elle ouvrit la -porte de la rue; un chuchotement venait jusqu'à nous. Mon père, le dos -tendu sans cesse à l'annonce d'un nouveau désastre, entr'ouvrit la porte -de la salle à manger et prêta l'oreille. Le dialogue se prolongeait à -voix basse. Enfin la mère Fouillette parut: - ---Monsieur, c'est de chez monsieur Clérambourg! - ---De chez monsieur Clérambourg!... répéta mon père, qui pâlit. - ---C'est monsieur Clérambourg qui fait demander à monsieur le sabre qui -est là-haut, accroché dans la chambre de monsieur et madame... rapport à -ce que c'est le sabre que monsieur Clérambourg avait prêté à monsieur -pour la garde nationale, du temps des Prussiens. C'est la petite bonne -qui est là; elle dit comme ça que ne faudrait pas que ça dérange -monsieur, quelquefois que monsieur aurait besoin de son sabre; mais, -autrement, monsieur Clérambourg le fait réclamer, rapport à la fête... - ---A la fête?... - ---C'est comme qui dirait pour le déguisement; à ce qu'elle prétend, la -petite bonne, faudrait à son maître un grand couteau pour trancher des -pâtés d'alouettes qui sont de la taille d'une meule de foin... Y a de -quoi rire! - -La mère Fouillette ne pouvait se tenir en se représentant au festin de -Gargantua M. Clérambourg--si solennel et si lésineur--tranchant avec un -sabre des pâtés d'alouettes de la taille d'une meule de foin. - -Mon père était stupéfait. Cela ne le faisait pas rire. Il avait toujours -conservé ce sabre depuis la guerre. Il ne se souvenait même plus qu'il -appartenait à Clérambourg. Mais que Clérambourg, ayant rompu toute -relation avec nous, envoyât réclamer son sabre à l'occasion de cette -mascarade, cela dépassait son entendement. Cependant il cherchait à -s'expliquer la chose, parce que, dans son coeur d'ami fidèle, il ne -pouvait croire que Clérambourg n'eût pas quelque raison d'agir ainsi. - -La mère Fouillette devinait la pensée de son maître, et, en son langage -naïf, elle lui fournit une vérité profonde: - ---Ce n'est peut-être pas à dire que monsieur Clérambourg soit «rapiat, -rapiat» autant que le bruit en court; mais quand il s'agit d'acheter des -inutilités, ça serait un homme à plutôt dépouiller les morts... - -En effet, c'était ce que faisait Clérambourg. Mon père, pour se -convaincre, alla dans le corridor, et il vit la petite bonne de -Clérambourg qui lui fit un bonjour de la tête. Il revint et dit à la -mère Fouillette: - ---Mais allez donc chercher là-haut ce qu'on demande; vous savez bien où -c'est!... Vas-y, toi, mon petit, ajouta-t-il; tu expliqueras à ta -petite-maman, qui doit être dans la chambre. - -Je grimpai l'escalier quatre à quatre. Mais la petite-maman était -enfermée dans la chambre et ne voulait pas ouvrir. - - - - -XVI - - ---Qui est là? - ---C'est moi. C'est pour le sabre... - ---Attendez un moment! - -Elle vint ouvrir. Il me sembla qu'elle était vêtue d'une longue chemise -de nuit, et elle se couvrait la poitrine avec une serviette de toilette; -ses bras et ses épaules étaient nus. Je remarquai qu'elle avait modifié -sa coiffure. Elle demanda: - ---Qu'est-ce qu'il y a? - -Je dis: - ---C'est la bonne de monsieur Clérambourg qui vient chercher le sabre... - -Mais elle était déjà retournée à l'armoire à glace. Ce que je lui disais -était pourtant bien insolite et valait qu'on y prît garde. En toute -autre circonstance elle s'en fût étonnée et eût fait feu de toutes -pièces. Je la voyais très bien empoignant le sabre de M. Clérambourg et -le jetant par la fenêtre. Non! Devant son armoire à glace, elle tentait -d'enfoncer son bras nu dans une espèce de gros ballon qui ne devait être -autre chose que la manche d'un corsage un peu étroit pour elle. Je -montai sur une chaise; je décrochai le sabre. Elle ne vit rien de ce que -je faisais. Son épaule, grasse, forçait l'entrée du ballon. Quelque -chose craqua. Ouf! ça y était. Elle put agrafer le corsage, qui lui -moulait la gorge. - -Je me sauvais avec le sabre; elle m'attrapa par le bras: - ---Surtout, ne dites rien! ne dites rien!... C'est une surprise! - -Tout de même, elle remarqua que j'avais un sabre à la main; elle dit: - ---Mais qu'est-ce que l'on va faire de ce coupe-choux? - -Je répétai: - ---C'est la bonne de monsieur Clérambourg... - ---Ah! fit-elle. - -Elle n'avait rien compris; elle avait mieux à faire. - - - - -XVII - - -Le docteur Troufleau arriva; mon père lui raconta l'histoire du sabre. -Un autre en eût ri, ne fût-ce que pour empêcher un malheureux de se -morfondre et de se casser la tête; la mère Fouillette en riait bien: -elle avait plus d'esprit que le docteur Troufleau. Ce garçon était fermé -à la compensation légère qu'offre la nature à nos infortunes en nous -rendant sensibles à l'ironie des événements et des choses. O la triste -cervelle! - -Tout à coup, petite-maman entra. Le docteur ne la reconnut pas; il se -leva et recula sa chaise; il s'apprêtait à faire des salutations. Elle -éclata de rire. - -Elle paraissait moins grande qu'à l'ordinaire, dans sa robe Empire; on -n'avait point coutume de la voir décolletée, surtout tant que cela, -grand Dieu! et le foulard qu'elle avait roulé en turban, faute de -diadème, sur sa chevelure brune, l'embellissait extraordinairement. Elle -tenait à la main un petit éventail à vignettes, et elle faisait cent -minauderies. - -Le chien, Paletot, ne la reconnut pas plus que le docteur; il bondit et -se mit à aboyer avec fureur. Peu s'en fallut qu'il n'allât grignoter les -bas à jours qui, tendus sur le coup-de-pied découvert et proéminent, -formaient de petites bosses roses appétissantes. - -Elle se pencha pour amignonner le chien, et pendant ce temps le docteur -Troufleau la reconnaissait. Je vis que ses yeux parcouraient les bras et -la gorge de la jeune femme travestie, et qu'ils s'en relevaient gênés. -S'il eût pu rougir, il l'eût fait; mais son teint mat s'échauffa et se -couvrit d'une petite buée. Après, il n'osa plus lever les yeux; il avait -les paupières baissées, comme une «demoiselle». - -Petite-maman lui demanda: - ---Comment me trouvez-vous? - ---Oh! très bien! très, très bien! - -Il dit cela d'un ton si comique! Il avait l'air de dire: «Comment! si -vous êtes bien!... mais vous êtes admirable!» Et l'on sentait qu'il -regrettait qu'elle fût si belle. Franchement, il eût préféré ne pas la -voir ainsi. - -Cependant il n'avait pas encore saisi ce qui se passait. Madame Nadaud -était costumée: était-ce donc qu'elle allait au bal? Il dit: - ---Mais ce costume... Est-ce que...? - ---Mais non! vous voyez bien que c'est pour rire! - -Mon père répéta: - ---C'est pour rire. - -Son coeur se soulevait de pitié devant ce travestissement solitaire, qui -témoignait du plus amer dépit secret de n'aller pas et d'être la seule à -ne pas aller au bal costumé. - ---Mais déposez donc votre chapeau! dit-elle. Nous allons danser, -voulez-vous, en l'honneur des Plancoulaine? - ---Oh! fit le docteur. - ---Eh bien! quoi? qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire à cela? Nous -tâchons de nous amuser une fois dans la vie. - -Elle fit mine d'entrer dans le salon Plancoulaine: - ---Bonsoir, chère madame! Que de temps depuis que nous n'avons eu le -plaisir de vous voir! - -Elle changeait de voix: - ---Oh! le ravissant costume! Quelle charmante idée: vous étiez née pour -être reine!... J'ai bien manqué ma vocation, madame!... Etc. - -Elle continuait, allant de chaise en chaise, imaginant le caquetage de -l'arrivée au bal. Elle prit le bras du docteur Troufleau: - ---Offrez-moi le bras, monsieur le professeur de sciences physiques et -naturelles, et allons saluer ensemble le gracieux maître de la maison: -c'est l'Ogre qu'on voit là! ha! ha! - -Elle riait; elle était énervée. Le pauvre docteur se laissait conduire -autour de la table. Il voyait la triste figure de mon père; il avait -peur de lui être désagréable en se prêtant à ce jeu à la fois puéril et -tragique. - -Mon père dit: - ---Mon amie, voyons... Ma chère amie!... - ---Ah! ne nous agace pas, s'il te plaît!... Ça n'est pas drôle, ici, tu -sais... Si on ne peut pas rire une seconde! - -Mais il venait d'entendre sonner à la porte de la rue, et il ne put -s'empêcher de dire: - ---La bonne n'est pas prévenue... si quelqu'un venait à savoir ce qui se -passe ici, ce serait grotesque, entends-tu? grotesque! - ---C'est le facteur qui a sonné, dit-elle. Si tu ajoutes un mot, je vais -lui ouvrir moi-même. - -Elle avait la main sur le bouton de la porte; elle le tourna; la porte -s'entr'ouvrit, et un vif courant d'air s'établit. - ---Mais tu vas attraper la mort! Tu ne vois donc pas que tu es toute -nue?... - -La mère Fouillette entra, tenant à la main quelques lettres et un -journal de finances. - -Petite-maman se frappa le front: - ---Une idée! dit-elle. La mère Fouillette! courez tout de suite chez le -docteur Troufleau et rapportez-nous son costume pour la soirée; nous -faisons une répétition ici, n'est-ce pas, docteur? Allons! expliquez un -peu à la mère Fouillette; elle aura bientôt mis la main dessus. - ---Mais, madame... faisait le docteur; mais, madame... - -Mon père se leva et d'un bond fut à la porte. - ---Allons! dit-il, j'espère que cette plaisanterie-là va avoir une fin! - -Il empoigna sa femme par le bras et la repoussa dans l'intérieur de la -pièce. - ---Vous, dit-il à la bonne, allez-vous-en! - -La mère Fouillette disparut dans l'ombre du corridor. - -Le docteur voulait se retirer. Mon père, loin de le retenir, lui faisait -signe: - ---Oui! oui! allez-vous-en, cela vaudra mieux. - -Troufleau avait repris son chapeau haut de forme, et il s'inclinait en -disant: - ---Excusez-moi, madame... - ---Restez! lui dit-elle en déchirant une des enveloppes; vous allez avoir -des nouvelles des Charmaison!... - -On reconnaissait la grande écriture de Marguerite. Mon père dit -lui-même: - ---Asseyez-vous donc! - -Petite-maman déchiffrait des lignes et des pages. Tout à coup elle leva -les sourcils et fit: - ---Ah!... mademoiselle Charmaison ne vient pas! - -Son oeil brilla et elle sourit d'un air malicieux en continuant sa -lecture. Nous ne disions mot. Mon père, assis, balançait sa misérable -chaussure. - ---Non; elle ne vient pas: il paraît qu'il y a un concours «de la plus -grande importance» chez Julian. C'est l'atelier où elle va... Ah!... -elle a trouvé encore une fois sa vocation, à ce qu'il paraît: elle fait -des académies... Et savez-vous de qui elle fait l'académie? Je vous le -donne en cent... Tenez, voici la lettre, vous pouvez lire, docteur: -c'est de votre gracieux confrère le docteur Chevalière! Il pose devant -elle dans le costume qu'il aura chez les Plancoulaine: en Marc-Antoine. -Il a le casque de général romain, la barbe dorée, les bras et les jambes -au naturel... Voyez ce qu'elle dit: «Il est superbe»; il est bien -«inimitable»; «c'est bien l'amant de la divine Cléopâtre!» Et quelle -tartine! quel emballement! Mais lisez donc ça; lisez donc ça! - -Le docteur s'en défendait. Alors elle reprit la lettre et la lut. -C'étaient des pages d'exaltation artistique où les noms des -chefs-d'oeuvre de la sculpture antique se mêlaient à des noms de -peintres contemporains ignorés de nous, à des termes techniques, à des -expressions d'atelier. Il y avait aussi une revendication éloquente des -droits de la femme, une complainte sur les «talents étouffés», des -sarcasmes à l'endroit de vieux maîtres «poncifs». - -La conclusion était que le but de la vie est l'art, le grand Art, avec -un grand A; que les femmes avaient droit à cette «sublime communion» -comme les hommes, et que leur génie, trop longtemps méconnu et enfin -florissant, allait apporter au monde je ne sais quelle panacée -merveilleuse appelée à le renouveler de fond en comble. Six pages -étaient consacrées à ce genre de dissertation, et deux au portrait du -docteur Chevalière. Marguerite demandait à son amie si elle ne -connaissait pas les Tiepolo de Venise, au palais Labia; il y avait là un -Marc-Antoine dont le souvenir la gênait, car, enfin, elle ne voulait pas -faire du Tiepolo... «Mais, disait-elle, le modèle qui a servi au grand -peintre vénitien n'était certes pas plus beau que le mien...» Dans son -entrain, elle oubliait que nous n'assisterions pas à la soirée -Plancoulaine, et elle croyait que nous aurions le plaisir de contempler -son modèle. - -Je vis une cernure bistrée sous les yeux du docteur Troufleau. Il ne -disait rien, mais je crois que son coeur était rompu. - -La petite-maman n'eut pas pitié de lui. Avec une cruauté de femme, elle -lui dit: - ---Enfin, par vous, docteur, nous aurons toujours des nouvelles de tout -cela; vous nous direz comment vous aurez trouvé le Marc-Antoine! - -Mais il était si doux, si éloigné de l'idée de la méchanceté, qu'il ne -fut pas blessé, et il dit: - ---Je m'étonne que mademoiselle Charmaison, si intelligente, se laisse -ainsi éblouir... - -Puis l'espérance, qui s'acharne sur l'homme avec plus d'entêtement que -le malheur, s'empara de lui encore une fois: - ---Ce sont des fantaisies d'artistes, dit-il; l'oeil est sensible au -caractère plastique des objets, c'est trop naturel; mais une femme sait -bien réserver le meilleur d'elle-même... - -Petite-maman le regarda, mon père aussi. L'admiraient-ils? Se -moquaient-ils de lui? Il baissa les yeux. - ---Le plus clair de tout cela, dit la jeune femme, c'est que les -Charmaison manqueront à la fête... - -Le docteur se trahit: il renonçait lui-même à s'y rendre. - ---J'ai peut-être eu tort, dit-il, de ne pas m'occuper assez de ce -travestissement: si plusieurs personnes font beaucoup de frais, j'aurai -l'air un peu mesquin. - ---Mais, au fait, j'y pense: la mère Fouillette doit être revenue! - -Petite-maman ouvrit la porte pour appeler la bonne. Derrière la porte il -y avait un grand carton rectangulaire que la mère Fouillette avait -déposé là à tout hasard, ayant peur d'être grondée par son maître pour -avoir été chercher le costume, ayant plus peur encore d'être grondée par -sa maîtresse pour n'y être pas allée. - ---Comment! s'écria le docteur, mais c'est mon carton! Oh! c'est -ridicule! Je ne souffrirai pas... - -Il s'excusait près de mon père. - -Mon père avait pris son parti. Il contemplait les événements en -balançant son pied. Il dit: - ---Allez donc! allez donc!... Il n'y a pas à s'opposer aux caprices des -femmes! - -D'un tour de main, petite-maman avait dénoué les cordons de la boîte et -tiré le costume de professeur de sciences physiques et naturelles et la -toque. Il vint un chiffon blanc bordé de dentelle: - ---Qu'est-ce que c'est que ça? dit-elle. - ---C'est le rabat. - -Elle eut un éclat de rire. Elle secouait les nippes, qui répandaient -l'odeur de naphtaline. - ---Eh bien! il est heureux qu'on ait fait prendre l'air à tout cela avant -la soirée; vous alliez empester l'assemblée!... Allons, docteur, il faut -mettre cette robe, que nous voyions un peu! - ---Mais... - ---Eh! ôtez votre redingote une fois! Vous n'en mourrez pas. - -Il n'osait. La jeune femme riait. Il était pitoyable. Mon père lui dit: - ---Otez donc votre redingote! - -Troufleau se déboutonna. Puis il dit résolument: - ---Non! non! décidément, tout cela est absurde. Je ferai beaucoup mieux -de ne pas aller à cette soirée... - -Le voeu de la petite-maman était qu'il n'allât point à la soirée; mais -elle s'était promis de voir son Troufleau en costume. - -Il regimba. Il eut une colère soudaine de petit homme. Elle ne s'en émut -point. Elle lui planta la toque sur la tête, et en même temps elle lui -jetait sur le dos, par-dessus la redingote, la grande robe à parements -amarante. Le malheureux aspirait, au flacon même, le parfum de la jeune -femme animée: il avait le nez sur son sein. Il ferma les yeux, s'assit, -se laissa faire. Elle l'étourdissait. - -Quand elle l'eut accommodé à son goût, elle se recula. Elle fit sauter -l'abat-jour de la lampe dont la clarté crue nous aveugla; elle mit entre -elle et le docteur la grande table ronde, et, s'appuyant des deux paumes -sur la table, elle sauta sur ses bras raidis, les deux talons en l'air, -avec la joie d'une gamine. Elle criait: - ---Qu'il est drôle! qu'il est drôle! - -La poudre de riz répandue sur sa poitrine tombait en fine neige blanche -sur le tapis de la table. Sa gorge, moulée dans la soie du corsage -Empire, tremblait et faisait trembler le docteur. - -Il répéta: - ---Je n'irai pas à cette soirée. - ---Vous n'irez pas?... Oh! oh!... Et si nous y allions, nous autres, vous -ne nous accompagneriez pas?... - ---Tu es folle, ma parole d'honneur! dit mon père. - - - - -XVIII - - -Un de ces jours-là, grand'mère nous arriva de Courance inopinément. Elle -n'était pas assise qu'elle nous annonça: - ---J'ai quelque chose à vous dire. - ---Ah? - ---Ah? - ---Voilà, dit-elle, j'ai reçu hier la visite des Plancoulaine. - -Mon père et sa femme eurent une secousse des paupières, comme si un -charretier eût fait claquer son fouet à quatre pas de nous. - ---C'est la première fois que je vois les Plancoulaine depuis la rupture. -Ai-je besoin de vous dire que cette visite n'a nullement été provoquée -de ma part? - ---Passons au fait, dit mon père, qui se rappelait les dispositions -conciliantes de sa belle-mère à l'égard des Plancoulaine. Vous avez reçu -une visite: en quoi cela nous concerne-t-il? - ---Laissez-moi parler!... Les Plancoulaine sont venus jusqu'à Courance -pour nous inviter, mon mari et moi, à leur soirée. - -Elle se taisait. Son gendre lui dit d'une voix saccadée qu'il dirigeait -avec peine: - ---Eh bien, c'est parfait! Je vois assez bien d'ici mon beau-père en -toréador!... - ---Oh! si vous employez tout de suite le sarcasme, autant parler de la -pluie et du beau temps... Je tiens cependant à ce que vous sachiez que -si quelqu'un a manqué de tact, ce n'est pas moi, et que j'ai répondu à -madame Plancoulaine, qui a été pendant quarante-trois ans une amie pour -moi,--notez bien ce détail,--j'ai répondu à madame Plancoulaine que mon -sort était lié au vôtre et que là où vous n'alliez pas, mon mari ni moi -ne saurions aller. - -Mon père acquiesça de la tête et fit signe qu'il la remerciait. - -Elle s'arrêta encore. Mon père dit: - ---L'incident est clos. - ---Il ne l'est pas. Et voilà précisément la raison de la mission que je -viens accomplir ici... - ---La mission!... - ---Saprelotte! Laissez-moi aller jusqu'au bout! Vos manières caustiques -sont impatientantes!... Madame Plancoulaine a tiré de son manchon une -enveloppe et m'a dit: «Nous n'attendions pas d'autre réponse de vous, -madame, et si nous étions certains que l'invitation que voici ne serait -pas refusée, nous nous ferions, monsieur Plancoulaine et moi, un plaisir -de la déposer à la poste en rentrant.» L'enveloppe portait votre nom. - -Mon père se leva et marcha. Il étouffait. Il ne pouvait pas parler. -Grand'mère s'était tue. Il y eut un silence. - -Le pas de mon père faisait osciller des carafons sur le buffet; les -carafons se joignaient et tintaient; il s'approcha du buffet pour les -séparer. Puis il alla au feu, qu'il remua avec les pincettes. Il regarda -plusieurs fois sa femme; elle baissait les yeux sur ses ongles, qu'elle -polissait de la paume de la main. Il se calmait peu à peu. La nouvelle -avait été vraiment un peu forte. Lui qui s'attendait toujours à tout, -n'avait pas certainement prévu cela. - -Si cette nouvelle n'eût excité en lui que l'indignation, il n'eût pas -été si malaisé de la recevoir! Il n'y avait qu'à s'emporter et à flétrir -de quelque apostrophe cinglante l'audace des Plancoulaine. On pouvait -encore se taire et résumer par un mince pli de la lèvre, plus jovial que -dramatique, l'étendue du dédain qu'une telle démarche inspire. Lorsque, -peu de temps auparavant, sa belle-mère avait osé lui faire entendre que -cette brouille ne saurait durer, il l'avait quasiment mise à la porte. - -Mais, aujourd'hui, la proposition de paix, émanée du camp ennemi -tout-puissant, soulevait une autre tempête dans l'esprit des assiégés -affamés, réduits, et qu'une guerre civile honteuse allait dévorer. -Quelques mois en deçà, mon père méprisait la paix, parce qu'il avait -encore son foyer. Sa femme lui était alors un soutien; elle souffrait de -la même blessure d'amour-propre que lui-même; elle s'alimentait de la -même douleur quotidienne. Avec elle il pouvait prendre patience, espérer -encore, caresser le rêve de la maison Colivaut à lui, de son crédit se -relevant dans la ville par la seule possession de cette maison, qui aux -yeux de tous serait la victoire. Or, il était sur le point de perdre -cette femme; il la sentait anémiée par la solitude, aveulie par le -désoeuvrement, sans énergie désormais pour résister à la tentation la -plus élémentaire. Le salut? mais c'étaient les relations! Une visite par -jour, quelques applaudissements au piano, et Troufleau reprendrait à ses -yeux tout juste l'importance qu'il méritait, celle d'un bon garçon -complaisant et doux, engoncé dans une redingote ridicule, et, qui plus -est, réellement épris d'une autre femme. Que l'on temporisât, au -contraire, trois semaines encore, huit jours, trois jours peut-être, et -le dépit pour la jeune femme de ne point assister à la soirée s'en -mêlant, tout était pour lui perdu irrémédiablement. - -On venait lui offrir la paix! - -Tous ses instincts, tout son sang, tout ce qui en nous est de l'homme, -repoussait cette paix avec le plus absolu dégoût. Il ne comptait pas de -Jean-Bart parmi ses ancêtres; mais il comprenait en ce moment-là le -plaisir frénétique qu'il y a à faire sauter son vaisseau. Son caractère -était grandi par le malheur; la persécution le tirait du commun; son -isolement prolongé commençait de lui faire entrevoir les choses d'un -point de vue plus élevé que l'utilitarisme vulgaire. - -Il leva les yeux, un court instant, sur sa belle-mère, qui venait lui -proposer cette indigne paix. C'était la plus honnête femme du monde; et -du fond du coeur elle désirait cette paix. Était-ce vertu chrétienne? -pardon des injures? conseil du prêtre? Peut-être. Était-ce élan naturel -chez cette vieille femme qui ne pouvait se résoudre à mourir ennemie de -son amie?--Et il pensait à son attachement personnel pour -Clérambourg.--Était-ce vertu bourgeoise, diplomatie de ces femmes qui -ont beaucoup vécu et se rendent compte de certaines nécessités de la vie -sociale? Sa belle-mère n'était pas une femme supérieure, mais elle avait -très vif le sens des réalités, de ce qui arrive malgré tout, de ce qu'il -vaut mieux accomplir aujourd'hui, parce que la force des choses vous -contraindra à l'exécuter demain dans des conditions plus fâcheuses. -Jusqu'où allait la pensée de grand'mère? Elle avait déjà à peu près tout -prévu. - -Mon père parut se réveiller: - ---Qu'est-ce que tout cela signifie?... Que veut dire ce -raccommodement?... - ---Laissons de côté les sentiments, dit grand'mère, puisque vous m'avez -chassée à coups de balai lorsque j'ai pris la peine de vous avertir que -ces gens-là ne voulaient point votre mort. Tout le mal a été fait, -croyez-moi, non par les Plancoulaine, mais par d'autres, par une foule -d'individus plus royalistes que le roi, qui ont tenu à montrer du -zèle... Mais laissons de côté les sentiments. Entre nous soit dit: le -talent de votre femme n'a pas été remplacé _là-bas_... Autre chose: _On_ -n'a pas lieu d'être satisfait de votre collègue Courtois. - -Mon père dressa l'oreille et fit: - ---Ah! - -Grand'mère se tut pour prolonger cette impression. - -La petite-maman avait pris Paletot sous la table; elle le tenait sur ses -genoux et le caressait. Comme personne ne parlait, elle dit, d'un ton -d'enfant: - ---Figurez-vous que sa soeur va être costumée en cantinière! Elle portera -un petit baril fait d'un étui à chapelet; ce sont les jeunes filles de -l'école... - -Grand'mère faisait: «oui, oui,» de la tête, sans écouter ces vaines -paroles; elle en attendait d'autre sorte. - -Mon père, qui était courbé sur le foyer de la cheminée, se retourna tout -à coup et dit à sa belle-mère: - ---Ma femme décidera! - -Puis il dit à sa femme: - ---Parle. - ---Moi?... Que faut-il que je dise? - ---Devons-nous, oui ou non, accepter? - ---Non! voyons, ce n'est pas possible! - ---Je ne le lui fais pas dire! s'écria mon père. Vous voyez bien que nous -ne pouvons pas. Nous ne pouvons pas; c'est trop évident. Ce dont je -m'étonne, c'est que vous n'ayez pas répondu pour nous immédiatement: -«Non! non! et non! Jamais! jamais...» - ---Plutôt mourir! fit grand'mère avec ironie. - ---Vous ne croyez peut-être pas si bien dire. - ---Soit, je rapporterai votre réponse. Cependant, en acceptant, vous -étiez approuvé par tout le monde. - ---«Tout le monde» est composé d'un ramassis de pieds-plats qui applaudit -à toutes les bassesses! - ---Allons, allons!... Laissons donc là les grands mots! Vous connaissez -mal les hommes, je vous l'ai dit déjà: vous êtes seul contre tous; c'est -vous qui avez tort. - ---Et j'en suis fier! - ---La colère vous soutient; l'injustice vous donne des forces; mais vous -n'êtes pas taillé en héros, croyez moi... Vous faites le bel intraitable -aujourd'hui; mais que faudra-t-il pour que vous mettiez les pouces? Un -peu de temps qui émoussera votre amour-propre, ou un rayon de soleil -chez vous qui vous fera voir toutes choses moins en noir... Des héros, -j'en ai rencontré un ou deux dans ma vie: non, non, vous n'êtes pas -taillé sur le même patron. - -On se sépara sur ces aigres paroles. Petite-maman et moi allâmes seuls -reconduire grand'mère à sa voiture. Quand nous revînmes, mon père avait -les coudes sur la table, les mains dans les cheveux, les yeux hagards. -Il dit à sa femme: - ---Ma pauvre amie! ma pauvre amie! - ---Eh bien! quoi? - ---Je n'aurais dû penser qu'à toi. - ---Qu'à moi? - ---Oui, qu'à toi, et planter là l'amour-propre. Tu avais tant envie de -mettre ta robe Empire! - ---Quelle plaisanterie! - ---On dit cela... Ah! maudite soirée; maudite soirée! - ---Je n'y pense déjà plus. - -Elle n'y pensait plus, disait-elle, mais elle eut avant la nuit une -crise de nerfs. Et l'honnête Troufleau confiait à mon père: - ---Sitôt que le beau temps va être revenu, vous devriez faire faire à -madame Nadaud un petit voyage... - ---Il n'y aurait qu'à passer l'eau. - - - - -XIX - - -Nous atteignîmes la date de la soirée. Finalement, après cent -hésitations, le docteur Troufleau allait chez les Plancoulaine. Il ne -ferait qu'y paraître. - ---Oh! disait petite-maman, si j'étais tellement, tellement travestie que -personne ne pût me reconnaître... - -Il y eut, dès la veille, un mouvement inusité dans la ville. Au dernier -moment, chacun manquait de quelque chose; on courait dans la Grande-Rue -au magasin de madame Virevolière, au bureau de tabac et jusque chez le -pharmacien. Pour quels détails de déguisements? Ces petits mystères -excitaient les imaginations. Quelqu'un avait besoin d'une pipe, d'un -bonnet de coton, peut-être? et, qui sait? d'un accessoire indispensable -à M. Diafoirus. La petite bonne de M. Clérambourg, celle qui était venue -réclamer le sabre, accourut à sept heures chez le boucher, non loin de -chez nous. Nous sûmes que la bedaine de Gargantua, étant en baudruche, -avait éclaté, et que M. Clérambourg faisait demander des vessies de -porc. - -Avant neuf heures, tout Beaumont était aux portes pour voir défiler les -invités travestis. Les plus curieux s'étaient transportés sur le pont; -au moins, là, était-on sûr de n'en manquer aucun. La nuit était sombre, -l'air vif, mais supportable. Petite-maman n'avait pas dîné. - -Elle s'était, d'un tour de main nerveux, frayé un passage à travers la -mêlée des meubles du salon, dont les fenêtres donnaient sur la rue. Et -elle se tenait derrière le rideau. Elle avait eu une si violente -migraine qu'on lui avait entouré le front d'un bandeau humide. - -Le docteur Troufleau arriva avec le grand carton qui contenait son -costume de professeur de sciences physiques et naturelles. Pour -distraire la malade, il voulut le mettre. Il alla dans le corridor ôter -sa redingote. Le brave garçon, il l'ôta! Petite-maman ne prit seulement -pas garde à lui. C'était les autres qu'elle voulait voir. Quels autres? -Dans notre rue passeraient probablement le receveur de l'enregistrement, -le greffier de la justice de paix, une ou deux familles venant de la -campagne en voiture. Le beau fretin! - -Troufleau était debout, près d'elle, en professeur de sciences physiques -et naturelles. - ---Mais, mon pauvre ami, vous ne pouvez seulement pas marcher, sous vos -oripeaux! C'est beaucoup trop long pour vous. - -Il s'était pourtant donné beaucoup de peine à draper la robe avec des -épingles de nourrice. Il alla philosophiquement quitter son costume et -reparut en redingote. - -Une voiture parut. Des badauds audacieux s'avançaient de chaque côté du -cheval, une lanterne à la main, pour voir les costumes. Le cheval se -cabra; il faillit y avoir une bagarre. Un juron fut lancé de l'intérieur -de la voiture, puis un cri de femme. On reconnut M. le marquis de La -Musaraigne, qui conduisait lui même. Il avait un petit chapeau mou, mais -le cou engoncé dans une fraise à la Henri IV. Dans le court moment de -l'arrêt, on avait perçu un bruit de fer. Le marquis portait-il une -armure? - -Petite-maman avait ouvert la fenêtre. Dès lors elle ne se contint plus; -elle dit à son mari: - ---Sortons! Allons voir! - -Et elle fit sauter son bandeau. - ---Il fait nuit noire, ajouta-t-elle; personne ne nous apercevra. - -Mon père ne voulut pas la contrarier. Le docteur fit porter son carton -dans sa voiture et commanda à son groom d'aller l'attendre sur la route, -près de l'entrée du parc des Plancoulaine. - ---Nous vous conduirons jusque-là. - -Nous nous faufilions dans la foule, qui, au carrefour, était compacte. -Nous ne vîmes pas le nez d'une des personnes travesties, car, informées -de cette curiosité, elles avaient dû gagner le pont par les petites -rues; mais, au pont, elles ne pouvaient échapper. - ---Allons au pont! - -Des gens qui nous reconnaissaient, invariablement mettaient la main sur -la bouche et chuchotaient. Quelqu'un, sur la place, lança tout haut, -quand nous fûmes passés: - ---Il y en a qui bisquent de ne pas en être! - -Une autre voix jeta à notre adresse: - ---C'est fier comme Artaban! Ça aime mieux vivre dans son trou comme des -ours... - ---Voilà à quoi on s'expose! dit mon père. - ---Oh! mais, je ne suis pas embarrassée. Si tu veux que je leur -réponde?... - -Nous pressâmes le pas. Sur le pont nous vîmes les voitures. Il en passa -dix, quinze, vingt; on en compta trente-quatre. Il y avait des calèches, -des omnibus, des cabriolets, des breaks fermés par des rideaux. La -lumière des lanternes éclairait le flanc des chevaux, mais aveuglait nos -yeux. On reconnaissait les équipages; on ne distingua pas trois figures. - -Mon père voulait rentrer; mais nous conduisîmes le docteur jusqu'à sa -voiture, c'est-à-dire fort loin, hors du faubourg, derrière une des -clôtures du parc Plancoulaine. - -Là, en pleine nuit, entre deux noyers, Troufleau endossa son costume à -la lueur d'une lanterne; puis il monta dans son cabriolet pour pénétrer -dans le parc. Il ne voulait pas non plus arriver le dernier; il tenait -surtout à ne pas être remarqué. - ---Allez donc! fit petite-maman, puisque vous êtes si pressé. - -Nous vîmes le cabriolet se dissoudre dans l'ombre, d'abord. A l'entrée -du parc, un fanal brillait, accroché à un poteau blanc. Le cabriolet -reparut, puis nous fut caché brusquement. Nous étions seuls sur la -route. Petite-maman escalada le talus du fossé. - ---Je suis sûre qu'on voit de là, disait-elle. - -En effet, entre deux massifs d'arbres dénudés par l'hiver, on comptait -quatre baies lumineuses. D'un peu plus haut, on eût vu le mouvement dans -les salons. Mais la maison était à deux cents mètres de nous; le bruit -nous parvenait à peine. Nous restâmes là dix minutes. Les voitures -n'arrivaient plus. Mon père tremblait que quelqu'un nous reconnût. -Autour de nous c'était le silence de la campagne. Tout à coup, comme un -coup de vent, la musique nous secoua: on attaquait une valse. - -Petite-maman dit elle-même: - ---Allons-nous-en! allons-nous-en! - -C'était un cruel moment pour une jeune femme. - - - - -XX - - -Le lendemain matin, de très bonne heure, j'entendis fermer des portes, -ouvrir des portes; des portes laissées ouvertes claquaient au vent; mon -père descendait plus tôt que de coutume, tandis que Coqueugniot criait -dans la cour: - ---Avez-vous prévenu le patron? - -Habituellement, la mère Fouillette venait m'éveiller très tard, quand -elle y pensait, ou quand elle en avait le loisir, et encore avec des -précautions. Elle ouvrait la fenêtre et chantait, d'une vieille voix -cassée, des chansons du temps de sa jeunesse. - -Ce matin, point de chanson! La bonne femme entra précipitamment et me -dit: - ---On coupe les arbres de chez madame Colivaut! - -Je ne dis rien, mais pensai: - -«On achève papa.» - -La mère Fouillette avait les larmes aux yeux. - -Je vis mon père dans la salle à manger. Il tournait autour de la table; -il n'avait pris que le temps de passer son pantalon; ses bretelles -tombaient et lui battaient les jambes. Sa chemise de nuit était légère; -du plat de la main, il se garantissait contre l'air du dehors. -Coqueugniot lui parlait, de la petite cour. Il essayait de le consoler -en lui disant que le voisinage des arbres n'est pas si sain, puisqu'il -vous procure les moustiques, qui sont «le véhicule» de nombreuses -maladies. - ---Taisez-vous donc! disait mon père. - -Il avait fort envie d'aller voir jusqu'à quel point on abîmait ces -arbres; mais il ne voulait pas être aperçu à cette hécatombe exécutée -contre lui. Quand je lui demandai la permission de sortir, il ne me la -refusa pas et dit à Coqueugniot: - ---Accompagnez donc le petit! - -Je m'élançai dans la ruelle qui contournait la propriété de madame -Auxenfants et aboutissait sur la Grande-Rue, à cinquante mètres de la -maison Colivaut. De nombreux curieux stationnaient déjà; quelques hommes -prudents faisaient eux-mêmes la police et écartaient du coude les -badauds, afin d'éviter un accident. - -Je vis au plus haut du marronnier deux hommes, l'un armé d'une serpe, -l'autre d'une scie, qui s'escrimaient avec ardeur contre les branches. -Afin d'épargner les toits voisins dans la chute, on voulait dégarnir peu -à peu le bras condamné avant de le scier au ras du tronc. Deux grands -câbles tombaient de là-haut, l'un à gauche, l'autre à droite de la rue, -maintenus chacun par une brochette d'hommes. Le branchage pleuvait. Des -gamins s'aventuraient pour ramasser une brindille ou un vieux nid -d'oiseau qui venait de s'aplatir sur le sol. On entendait des femmes -injurier les jeunes téméraires; les pères leur tiraient les oreilles. -Coqueugniot disait: - ---La matinée ne s'achèvera pas sans qu'il y ait à enregistrer quelques -bonnes «luxations». - -L'ouvrage avait dû être entrepris dès la pointe du jour, car on -constatait de grands dégâts. Le sol était jonché de bois; la maîtresse -branche du marronnier était découronnée, et sur l'écorce noirâtre de -l'arbre, les mille blessures fraîches se distinguaient nettement en un -ton clair et semblaient, de loin, une compagnie d'oiseaux inconnus. - -Tout le monde jasait, disait son opinion. M. Fesquet avait monté bien -des têtes; mais l'instinct faisait, en général, déplorer la perte de ces -beaux arbres anciens. On causait aussi de la fête Plancoulaine. Ceux qui -y avaient assisté dormaient maintenant; mais les domestiques, qui les -avaient vus au retour, répandaient des détails. Le docteur Chevalière -avait eu «un succès étourdissant». Et, de ce que ce jeune médecin eût -été si remarquable au bal costumé, on eût dit que chacun des habitants -de Beaumont était fier. Il n'était pas du pays; qu'importe? On -l'adoptait à cause de son succès. Troufleau était bon médecin, -chirurgien remarquable, et penché par un réel amour vers les humbles -gens; il les soignait avec le dévouement d'une soeur de charité; il -avait sauvé nombre de leurs enfants; il ne réclamait pas d'honoraires -aux petites bourses: on l'appelait «Troufleau»; de l'autre, on disait, -avec une nuance de déférence: «Le jeune docteur Chevalière». - -Il y avait en face de la maison Auxenfants une grange appartenant à un -nommé Taillasson. Taillasson était là en proie à une grande colère, -prétendant et démontrant qu'on allait défoncer sa toiture. M. Fesquet, -pris à partie par lui, lui prouvait que non. Ils s'injuriaient. - -Là-dessus, madame Auxenfants fut saisie par la peur. Puisque Taillasson -était si convaincu que l'on allait laisser choir la branche sur son -toit, c'était donc qu'en sa jugeotte cet homme méprisait les calculs -«soi-disant mathématiques» élaborés par Fesquet pour dévier la chute -vers le plus large espace libre: Taillasson n'était pas un imbécile. -Alors elle chaussa cette idée que, lorsque le marronnier aurait défoncé -le toit de la grange, l'orme, plus haut que le marronnier et, de l'aveu -unanime, plus délicat à abattre, allait, de toute sa masse, crouler sur -son immeuble. - -Descendue dans la rue et mêlée au groupe de Taillasson et de Fesquet, -c'était Taillasson qu'elle soutenait, disant, comme lui, que l'on -n'avait pas pris le quart des précautions «les plus élémentaires». La -compagnie d'assurances ne prévoyait pas les risques de cette nature; -mieux eût valu pour elle voir flamber sa maison. - -M. Fesquet, jaune, les mains au gousset, pivotait sur lui-même, pestait, -lançait des mots à la vinaigrette. Asticoté, piqué lui-même, poussé à -bout, il en vint à dire à sa propriétaire: - ---Voilà vingt-cinq ans que je le pense: vous n'êtes qu'une vieille bête! - ---Gredin! dit madame Auxenfants. - ---... Une vieille pipelette! - ---Morveux!... morveux! répliquait-elle. - -Affolée, elle prenait les premiers venus à témoin que l'on s'était joué -d'elle, que c'était Fesquet qui avait voulu massacrer les arbres et non -pas elle; que Fesquet était coléreux, qu'il avait fait cent mauvais -tours à tel et tel, et écrit autant de lettres anonymes; qu'enfin, à -elle, il lui devait sept mille francs. Fesquet, trahi, la rudoya. Il la -poussait de la poitrine, du ventre et du genou; il voulait l'obliger à -rentrer chez elle, à fermer la bouche. Elle menaça de faire appeler la -gendarmerie. D'ailleurs on la défendit; d'honnêtes citoyens -s'interposèrent. - ---C'est une femme! disaient-ils au bouilleur de cru, et elle pourrait -être votre mère. - ---Nigauds!... dadais!... répliquait Fesquet en refoulant toujours son -hôtesse. - -Mais par son attitude incivile il molestait l'opinion. Des gens modérés -lui criaient: - ---Allons! allons!... Tout le monde sait que vous êtes un grincheux. - -On commençait à le toucher aux omoplates, en la région lombaire; il se -faisait tarabuster. - -Tout à coup, on entendit des injonctions: - ---Arrêtez! Arrêtez!... - -Quelqu'un dit, à côté de moi: - ---Enfin! c'est la justice. Voilà sans doute un ordre supérieur! - ---Arrêtez! répétait-on. Ne coupez plus! - -Plusieurs hommes, la main en cornet sur la bouche, lançaient ces paroles -vers l'homme à la scie et l'homme à la serpe, dévastateurs des hautes -branches. Dans le feu de leur travail, ceux-ci n'entendaient point, ou -bien distinguaient mal ces cris parmi les vociférations et les murmures -de la foule. - -Soudain nous vîmes déboucher au tournant de la route, sous la terrasse -de madame Colivaut, une carriole lancée à fond de train. Coqueugniot -m'empoigna par la main et me jeta de côté en me faisant fort mal. Nous -avions vingt personnes sur le dos, les unes debout, pressées, jurant, -les autres par terre et hurlant. Je pensai: «Voilà les luxations.» - -C'était pour ouvrir la voie à cette voiture qu'on avait crié aux -élagueurs: «Arrêtez!» Mais cette voiture n'était pas le char de la -justice, c'était la voiture d'un marchand de bestiaux; elle contenait -six veaux étendus sur la paille. Voyant que les branches tombaient -toujours, cet homme avait fouetté son cheval pour passer rapidement sous -la grêle. Il y eut plusieurs entorses et des contusions. La -responsabilité fut portée sur Fesquet. On lui dit qu'il se moquait du -peuple; on l'appelait assassin. Bon nombre de ceux qui avaient été -gagnés par lui à la cause de l'élagage désertaient. Or, abandonne-t-on -jamais un parti sans se retourner contre lui violemment? - -Taillasson n'avait pas lâché prise. C'était un gaillard solide, haut, -large, trapu, qui n'eût fait qu'une bouchée de M. Fesquet. Son -infériorité physique, trop manifeste, sauva celui-ci; car le colosse, -qui un moment faisait mine de lui masser la chair entre ses doigts, le -dédaigna. Mais, à présent, Taillasson s'était mis en tête de sauver le -contenu de sa grange. Il en avait ouvert les portes à deux battants, et -il s'exposait à la chute des branches pour déménager avant que -s'effondrât la toiture. - -On lui criait: - ---Mais, Taillasson, vous allez vous faire casser la tête! - ---Tant mieux! répondait-il. C'est _lui_ qui en paiera les morceaux!... -C'est-y moi qui ai commandé le gâchis? - -Il désignait M. Fesquet et la chaussée, pareille au sol d'une forêt en -exploitation. - -M. Fesquet lui lança de loin: - ---Coquin! vous avez signé la pétition! - -C'était exact. Comme tout le monde, Taillasson avait signé la pétition. -Mais entre signer un papier et approuver le fait accompli, virtuellement -contenu dans le cercle fanfaron du paraphe, il y a un abîme que l'esprit -de Taillasson ne franchissait pas. - -Sous l'averse de bois, Taillasson déménageait la grange; il avait sorti -un moulin à battre le blé, des garde-manger en toile métallique, une -bascule, des cages à poulets. Enfin parut un gendarme. Il s'avança -lentement, se fit expliquer, ne comprit point, mais alla vers Taillasson -et lui commanda de ne pas s'exposer. Taillasson prit son temps pour -réintégrer les objets dans la grange. Une branche de la grosseur de sa -cuisse tomba, de vingt mètres, à un demi-pas de lui. Des femmes -poussèrent un cri; un homme sensible assura que l'imprudent était mort. -Mais Taillasson fut aperçu debout, indemne. Alors la colère tourna -contre lui, et M. Fesquet reprit de l'avantage. Il disait autour de lui: - ---C'est un crétin! Vous voyez bien que c'est un crétin! - ---Le fait est... murmurait-on. - ---A quoi bon tout ce tapage? Pas une ardoise ne sera seulement -écornée!... Le premier venu peut juger d'ici où tombera la maîtresse -branche. - -Mais des allusions aux entorses causées par la voiture rejaillissaient -çà et là. Il y avait à cette heure quatre personnes à la pharmacie -Patout. - -Chez madame Colivaut tout était clos. On eût dit que la vieille dame -avait quitté le pays. Mais vers dix heures, quand la maîtresse branche, -sciée aux trois quarts, au ras du tronc, se déchira en craquant et tomba -au milieu de la chaussée avec le fracas du tonnerre, une persienne fut -poussée comme par un ressort, et l'on vit la tête de madame Colivaut, en -bonnet blanc à rubans bleus. On supposa qu'elle regardait depuis le -matin par la persienne ajourée. - -Personne de blessé; pas une tuile ébranlée aux toits. - ---Voilà, opina Fesquet, de l'ouvrage proprement exécuté! - ---Le fait est... dit-on autour de lui. - -Et on s'approcha. On alla voir de près l'énorme blessure blanche du -marronnier réduit de moitié. Elle avait la largeur d'un siège de -fauteuil. La scie, bien dirigée, avait fait une entaille unie, -parfaitement plane. Ce bois était frais, la sève y suintait; on s'y fût -poissé les doigts. - -Quelques-uns admiraient le travail. Le pauvre marronnier manchot, son -unique bras dirigé vers la maison Colivaut, semblait tourner le dos à la -rue. Sur la rue, au-dessus de la grange de Taillasson, plus rien que le -ciel de mars, où couraient des nuages gris. - -Alors, on s'attaqua à l'orme. - - - - -XXI - - -Nous achevions de déjeuner, quand quelqu'un sonna. C'était un gamin qui -venait, tout essoufflé, nous apprendre que la grosse branche de l'orme -avait porté de tout son poids sur le coin de la maison Auxenfants, dont -la cheminée était démolie, le toit défoncé, les vitres dispersées en -mille éclats; de plus, un nommé Courtaut, qui tenait le câble pour faire -dévier la branche, avait l'épaule déboîtée, la tête en sang. - -Ce gamin accourait nous annoncer cela, comme une victoire personnelle à -nous. On ne l'avait pas envoyé; il était venu de lui-même; il ne -songeait nullement à un salaire; la nouvelle le portait plutôt qu'il ne -portait la nouvelle: c'était l'ambassadeur de l'opinion publique. - -Par sa démarche, nous connûmes que l'opinion, tournée contre Fesquet par -suite d'un accident dont il était la cause première, offrait l'hommage -de ses faveurs capricieuses à ceux qui avaient été les victimes -désignées de Fesquet. Nul n'ignorait que l'opération de l'élagage était -pratiquée contre nous. - -Personne, à la maison, n'épilogua sur le fait de cette démarche -spontanée d'un gamin. Mais mon père, sa femme, la mère Fouillette, d'un -élan commun, sans hésiter, l'interprétèrent dans le même sens. La -vieille bonne avait répondu au gamin: - ---C'est bon. Monsieur va y aller. - -Dans son esprit, cela ne faisait pas de doute que monsieur, qui n'avait -pas voulu sortir de la matinée, pouvait se montrer maintenant. - -Il prit son chapeau, en effet, me donna la main, et nous allâmes sur le -champ de bataille. - -Nous arrivâmes pour voir passer le cortège qui portait Courtaut à la -pharmacie. On avait étendu le blessé dans une voiture à bras, prêtée par -Taillasson. Taillasson lui-même la poussait. Quant à lui, il ne se -tenait pas de joie. Il poussait, il est vrai, un homme à demi mort; mais -sa grange était sauve, et le toit de l'hôtesse de Fesquet en ruine. Cent -personnes accompagnaient le convoi. - -Autour de la branche tombée, un vide s'était fait; mais madame -Auxenfants était là, la main en abat-jour sur le front, et se cassant la -nuque à considérer d'en bas le dommage causé à sa maison. Elle -vociférait, serrait le poing, se lamentait près des personnes attardées -au lieu de l'accident; puis la colère l'étouffait; elle rentrait chez -elle précipitamment, mais en ressortait bientôt, mue par le besoin -irrésistible de voir, là-haut, au coin de sa maison, cet éventrement de -sa toiture, ses croisées béantes, et par terre, pêle-mêle avec les -branches, les débris de sa cheminée. Nous vîmes le pavé rougi du sang de -Courtaut; on eût dit que l'on avait là égorgé un poulet. Point de -Fesquet. - -Mon père ne voulut jeter qu'un coup d'oeil sur tout cela. Il fit une -moue devant l'horrible mutilation des arbres. Puis nous redescendîmes, -comme la foule, vers la pharmacie. - -On abordait mon père pour lui dire: - ---Croyez-vous, monsieur Nadaud? Et pourquoi faire tout cela? Si encore -on n'abîmait que des arbres! Mais voilà un homme, un père de quatre -enfants, le crâne fracassé!... Sans compter les accidents de ce matin... -Le fils à m'ame Gagneux en a pour trois semaines sur son lit... - ---Mais quelle est au juste la blessure de Courtaut? demandait mon père. - ---Eh! pardi, monsieur Nadaud, on n'en sait rien: le médecin n'arrive -pas. - ---Comment! le médecin n'arrive pas! Sur deux médecins à Beaumont... - ---Voilà! Faut vous dire, monsieur Nadaud, qu'on a été chercher le -docteur Chevalière... Eh oui!... Pardi! on peut bien vous dire ça, à -vous, monsieur Nadaud, puisque c'est point de vos amis... Paraît que le -docteur est rentré tard du bal ce matin; il avait la barbe comme qui -dirait tout en or; fallait voir ça! A présent, voilà que cet or ne veut -point se décoller, à ce que dit la bonne; et frotte! que je te frotte! -Elle en rigolait sur sa porte, la servante! Il n'ose point sortir... - ---Ah! voilà Troufleau. - -Le docteur Troufleau accourait, en redingote, en chapeau haut de forme. -La foule s'écarta devant lui, et il pénétra dans la pharmacie. - -Personne ne songeait à incriminer la maladresse ou la négligence des -élagueurs; tout le monde s'en prenait à Fesquet. La vue du sang trouble -les têtes. Mon père bénéficiait du besoin général de vengeance. Il fut -même gêné des témoignages d'amitié qu'on lui prodigua. On l'en avait -trop désaccoutumé. - -La jovialité reprit partout quand on sut que Courtaut avait chance de -vivre. - -Néanmoins, le docteur Troufleau, lorsqu'il vint à la maison, le soir, -nous dit que le pauvre Courtaut était mal en point. Il avait perdu une -grande quantité de sang avant le pansement. - ---Oui, je sais, dit mon père; il paraît que votre confrère... - ---J'étais moi-même, interrompit-il, au chevet de madame Colivaut depuis -dix heures du matin. J'ai cru que la vénérable dame tomberait avant son -second arbre. La chute de la branche du marronnier au milieu de la -foule, les querelles de la rue, les accidents dont elle a été témoin -derrière sa persienne, je ne crains pas de l'affirmer, sont pour elle un -coup mortel. - ---Vraiment? - ---Elle ne s'en relèvera pas. - ---Tenait-elle donc tant à ses arbres? Elle ne parlait que de les jeter -bas elle-même pour les remplacer par son pavillon. - ---Elle ne mesurait peut-être pas toute l'étendue de son attachement à -ces arbres sous lesquels elle est née. Quand elle a vu l'un d'eux fendu -par moitié, elle a éprouvé un saisissement... Mais il n'y a pas que le -chagrin qui tue... - -On interrogea des yeux le docteur Troufleau. - ---Je crois, poursuivit-il, que l'animosité de madame Colivaut pour -monsieur Fesquet égalait l'attachement qu'elle pouvait porter à ses -arbres! - ---Eh bien? fit mon père. - ---Eh bien! on la tient au lit, de peur qu'elle ne voie la maison qui -abrite monsieur Fesquet endommagée comme elle est... - ---Je ne saisis pas... - ---Je redoute pour elle la moindre émotion... même joyeuse! - -Le docteur rit; nous rîmes aussi. Le comique se mêlait à la tristesse -des événements; je ne sais ce qu'il y avait dans l'air; les visages -commençaient à se dérider chez nous. Depuis midi environ de ce jour, -depuis l'entrée triomphale du gamin, sans que rien de précis eût été -dit, nous sentions tous, intimement, que le vent de la destinée avait -tourné. - - - - -XXII - - -Le dépit de n'avoir point assisté à la soirée Plancoulaine fut donc -couvert par les émotions de cette journée. A peine le docteur nous -parla-t-il du bal costumé; il semblait éviter d'en parler. On ne le -remarqua pas tout de suite. Mais petite-maman voulut savoir quelques -détails. - ---Voyons, comment cela s'est-il passé? - ---Mais, très bien. - -Elle lui demanda comment était madame Gantois, madame Capdevielle, etc.; -si le marquis de La Musaraigne avait une cuirasse. Il disait qu'il ne -l'avait point remarqué. - ---Et Clérambourg, avec ses vessies de porc et son sabre? - ---Peuh! - ---Enfin, vous n'avez donc rien vu? - ---Mais si; mais si! - -On supposait qu'il lui était arrivé quelque anicroche avec sa robe, -qu'il avait marché dessus, que les épingles avaient cédé, qu'il avait -fui. Non. Il était resté jusqu'au jour. - -Ce ne fut qu'au moment de le quitter que l'idée vint à petite-maman: - ---Ah çà! mais, monsieur Charmaison n'était pas là? - ---Si fait! si fait! - ---Comment! Et vous ne le dites pas? - ---Il était là, en Robespierre. - ---Mais alors, vous avez dû avoir des nouvelles de sa fille? - ---Mademoiselle Charmaison était là aussi. - ---Ah! - -Personne n'ajouta mot. On affecta, depuis lors, de ne plus interroger le -docteur sur la soirée Plancoulaine. Lui-même écarta ce sujet. Cette -réticence éleva entre petite-maman et lui un air glacial qui dispersait -aussitôt ce qui eût pu encore se fixer comme auparavant sur la -passerelle imaginaire. - -Marguerite envoya à la maison un petit mot pour s'excuser de ne pas nous -voir. Elle restait à Beaumont vingt-quatre heures à peine; pour venir -elle avait compromis son concours. Il fallait qu'elle eût bien envie de -venir. - -Moi, je la vis, du jardin de M. le Curé, où je me cachai deux heures -pour guetter son passage sur le pont. Il pleuvait; elle donnait le bras -à son père qui l'abritait sous son parapluie. J'étais trempé; je dus -faire en rentrant des mensonges pour expliquer comment j'avais été -mouillé. Mais que n'eussé-je pas fait pour apercevoir, même de loin, -Marguerite, l'énigme vivante qui, malgré tous ses avatars et tout ce que -l'on pouvait dire d'elle, personnifiait pour moi la recherche ardente de -quelque chose de plus beau, de toujours plus beau. - -O Marguerite Charmaison! O chimère de mes jeunes années! vous ne m'avez -pas vu, ce jour-là, pendant que vous passiez sur le pont. J'étais un -enfant caché dans un massif de lauriers-cerises; mon coeur battait comme -celui d'un amant; je ne sais si c'est vous que j'aimais, ou l'idéal dont -j'auréolais votre tête brûlante. Vous êtes passée, vous ne m'avez pas -vu, vous n'avez pas entendu mon coeur battre. Vous ne saurez jamais -qu'un petit frère de votre fièvre s'est trouvé là. - - - - -XXIII - - -L'état de madame Colivaut empira jusqu'aux environs de la semaine -sainte. Vers cette époque, elle reçut les sacrements. Elle avait -quelques parents éloignés qui vinrent la voir mourir. Mon père -s'entretint avec eux, et les conditions de l'entrée en possession de la -maison furent réglées. Mais madame Colivaut ne mourut point, et, au -contraire, elle se ragaillardit après qu'on l'eut administrée. Les -parents, qui n'avaient pas de temps à perdre, s'en retournèrent. - -On avait constamment tenu secrets à la moribonde les dégâts causés à la -maison Auxenfants par la branche d'orme. Mais sa préoccupation, tout le -temps qu'elle demeura alitée, fut de savoir comment l'opération avait -été menée à bout. «Comme pour le marronnier», lui affirmait-on, -conformément à l'ordre du médecin. Elle en doutait, elle en rêvait, elle -en délirait. M. le curé s'étonnait qu'une femme si chrétienne fût à ce -point attachée aux biens terrestres; il la gronda si fort qu'il l'en -crut guérie. Il affirma peu après qu'elle ne pensait plus qu'à son -salut, ce qui, dans son extrémité, était croyable. - -Mais, ranimée, un beau jour, madame Colivaut obtint la permission de se -lever. Elle trottina jusqu'à la fenêtre ouvrant sur la terrasse et vit -des toiles tendues sur la maison Auxenfants, pour abriter de la pluie un -trou béant, de la dimension d'une chambre de bonne. Car les travaux de -réfection sont lents en province, et le désastre était encore apparent. -Il fallut lui conter la chute de l'orme. - -Elle voulut voir de plus près et descendit sur la terrasse. Madame -Robert, qui la soutenait, lui dépeignait avec ménagement et un à un les -épisodes. Le silence avait pesé lourd à la dame de compagnie; elle se -dédommageait en n'omettant pas un détail. Madame Colivaut était tout -oreilles. - -En face d'elle, derrière une vitre, elle aperçut la face jaune de M. -Fesquet. Madame Robert lui dit que la vitre au travers de laquelle se -voyait si nettement la figure de Fesquet était fraîchement posée, car -tout, jusqu'au châssis avait été broyé. Madame Colivaut riait. Madame -Robert encouragée par le bon effet de sa narration, crut pouvoir -raconter l'accident de Courtaut, qui passa comme lettre à la poste. -Madame Robert, sans penser à mal, fit observer qu'on entendait de là la -dispute de Fesquet et de son hôtesse. En effet, on l'entendait; madame -Auxenfants ne décolérait pas. Madame Colivaut se remit à rire. Madame -Robert raconta que madame Auxenfants réclamait à Fesquet le prix de sept -années de pension, et l'allait faire poursuivre. Madame Colivaut riait -de plus belle. - ---Ils se battent! dit madame Robert, ils se battent tous les jours -depuis la chute de la branche, et, ce qu'il y a de meilleur: ce n'est -pas Fesquet qui a le dessus!... - -Madame Colivaut riait toujours, ou du moins on le pouvait croire, car -elle portait la main à sa bouche et semblait comprimer comme -précédemment de petits spasmes de gaieté. A la vérité elle étouffait; -elle tomba dans les bras de sa gouvernante et expira le soir. - - - - -QUATRIÈME PARTIE - - - - -I - - -La mort de madame Colivaut eut un grand retentissement. On se pressa aux -obsèques; non que la défunte se fût acquis, sa vie durant, des -sympathies particulières, mais l'on entendait par là protester en nombre -contre ce que la ville nommait, d'un commun accord, «l'attentat -Fesquet». Dans l'esprit populaire, la vieille dame, qu'on attendait -depuis des années à mourir, n'avait succombé qu'à la douleur de voir -profaner ses arbres. - -Fesquet vint à l'église. On fit le vide autour de lui. A l'absoute, un -marchand de grains devant passer le goupillon au bouilleur de cru, -affecta de le tendre à la personne qui venait immédiatement après lui; -celle-ci le transmit à une autre, Fesquet ne renonça pas à remplir son -devoir; il attendit de pied ferme, arracha l'objet à quelqu'un de moins -résolu, et mouilla comme tout le monde le cercueil de madame Colivaut. - -L'incident faillit faire scandale. A la sortie de l'église, le colosse -Taillasson, sans avoir l'air d'y prendre garde, cracha sur le pied de -Fesquet. Celui-ci se redressa comme un roquet prêt à mordre: - ---Faites donc attention, au moins! dit-il. - ---Je fais bien attention! dit Taillasson. - -Il toisait Fesquet des pieds à la tête. L'un était si robuste, l'autre -si gringalet, qu'il n'y eut plus ni geste ni mot. - -Dans le cortège, mon père eut pour voisins le percepteur des -contributions, le colonel Flamel et un M. Blaisois que nous voyions -autrefois chez les Plancoulaine; tous lui parlèrent avec une aménité -qu'il remarqua. M. Capdevielle, qui discutait derrière nous, dit très -haut tout à coup: - ---Voyons! Nadaud, vous, un homme de sens... - -Dans la rue, au pas des portes, on regardait mon père. C'était lui qui -allait désormais habiter la maison Colivaut; il grandissait aux yeux de -tous, de l'importance de cette maison. - -Ah! certes, on lui avait fait la guerre pour avoir prétendu l'occuper; -mais maintenant il l'occupait. Aussi fidèlement que la fleur vers le -soleil, la foule se tourne du côté de celui qui réussit. - -Ceux qui n'osaient pas encore lui rendre hommage accablaient de -prévenances mon grand-père et ma grand'mère. Ma grand'mère n'accordait -pas beaucoup de prix aux démonstrations des hommes, mais mon grand-père -en était ému aux larmes. Ne finissait-il pas par croire que cet -enterrement était une manifestation en faveur de son gendre, de -lui-même, de sa famille? Il remerciait des gens qui ne lui disaient -rien; je le vis serrer avec effusion les mains de M. Courtois, qui ne -lui faisait certainement pas de compliments; il agit de même avec le -neveu Moche qui restait glacial et n'y comprenait rien. En revenant chez -nous, il dit le mot du roi de Prusse: «Les braves gens!» - ---Tais-toi donc! faisait ma grand'mère. - -Cependant elle-même se laissait gagner. N'était-ce pas elle qui, la -première, avait blâmé mon père d'avoir acheté la maison Colivaut? Depuis -lors, elle ne l'avait soutenu que par solidarité de famille; et que -n'avait-elle pas fait pour vaincre son obstination? Eh bien! la réussite -d'un projet difficile et longuement disputé à un sort contraire la -touchait, la grisait presque. Elle triomphait avec son gendre et le -félicitait cordialement; elle était un tantinet orgueilleuse de lui. -Elle dit à sa femme: - ---J'ai beaucoup d'amitié pour vous. - - - - -II - - -Pendant quatre jours, il y eut sous la terrasse de la maison Colivaut -trois tapissières énormes qui engouffraient le mobilier de la défunte. -Aux heures de loisir, on allait voir s'empiler là dedans les colis. -Madame Robert présidait à l'emballage. Elle vint voir mon père et se -recommander à lui pour obtenir une place. J'étais là; elle voulut -m'embrasser. Je lui dis: - ---Sapristi! vous m'avez pourtant bien battu! - ---Oh! oh! dit-elle, à propos de la chemise de cette pauvre madame -Colivaut!... Voyez-vous, ces enfants, c'est que ça n'oublie point!... -Défunt, madame était si regardante pour son linge et pour tout!... Vous -ne l'avez donc pas dit à votre papa? Ah bien! vous n'êtes pas -rapporteur; voilà une grande qualité! - -Elle m'en trouva cent autres. Mon père s'occupa d'elle. - -Nous allâmes voir partir les trois grosses voitures. Elles descendirent -vers la gare environnées de claquements de fouet et de jurons. Mon père -eut la clef de la maison Colivaut, et nous entrâmes. - -C'était une des premières journées du printemps, qui, en Touraine, est -souvent une belle saison. L'orme et le marronnier avaient reçu une noire -couche de coaltar sur leur plaie, et le grand bras mutilé du marronnier -se couvrait d'un feuillage tendre. Toute la maison, depuis le -déménagement, n'offrait que le spectacle d'un indescriptible -salmigondis; mais nous trouvions cela parfait. Nous ouvrions les portes, -nous parcourions les pièces, nous aspirions l'odeur des placards, -placards à confitures, placards à linge, placards à pharmacie, placards -remplis de vieux rouleaux de papiers de tenture. On déroulait ces -papiers; on essayait de réassortir en retournant les grandes langues -déchirées qui pendaient aux murs. Beaucoup de plafonds étaient -craquelés. Dans les chambres longtemps inoccupées, notre présence -surprenait et agitait un peuple de souris. Paletot, qui nous -accompagnait, dans une agitation fébrile, reniflait tous les coins. Nous -montâmes jusqu'aux greniers. Nous mettions la tête à chaque lucarne. De -là, la vue était large et belle: on dominait Beaumont; on apercevait la -rivière, le pont, et même les toits des Plancoulaine. «Quel air!» disait -mon père. Il ôtait son chapeau, se laissait dépeigner par le vent. Le -vent défaisait aussi la coiffure de la petite-maman. Ils ouvraient la -bouche; ils se faisaient emplir par la brise libre et saine. Puis ce -furent des gambades dans les jardins; nous courûmes les uns après les -autres, comme trois enfants. Paletot prenait part à nos joies. Je -n'avais jamais connu mon père gai; je l'avais vu tant souffrir! - -Puis nous recommençâmes à parcourir l'intérieur. Depuis longtemps -l'attribution de chaque pièce était déterminée. Alors on imaginait -l'endroit restauré et meublé. - ---Je suis là, dans mon cabinet, vois-tu bien? tu peux communiquer avec -moi sans passer par l'étude des clercs... - ---Moi, ce qui me plaît, c'est l'escalier dans la tourelle. C'est un -plaisir de monter par là! - ---_Madame dans sa tour monte_... - -Elle reprenait en riant et chantant: - ---_Si haut qu'elle peut monter!_ - ---C'est égal, dit mon père, il y a pour six mois de réparations. - -Qu'importe? nous étions chez nous! Nous allâmes sur la terrasse; il n'y -avait plus aucun siège; nous nous accoudâmes à la balustrade, et là nous -regardâmes longtemps la ville. De la ville aussi, l'on nous regardait. -Nous étions là chez nous. Nous y passâmes l'après-midi entier, à ne rien -faire, à nous sentir chez nous. - - - - -III - - -Mon père n'attendit pas la fin des travaux. Au bout de six semaines nous -couchions dans la maison; l'étude y était installée nonobstant plâtriers -et peintres. - -Et le plus curieux était que les clients commençaient à revenir. Le -branle était donné; on revenait à nous. Pourquoi? Peut-être n'avait-on -pas eu à se féliciter du confrère de mon père. Plus probablement parce -que nous l'avions emporté sur nos ennemis. - -L'indolence de la petite-maman s'accommodait de cette installation -inachevée; son mari ne pouvait pas exiger de l'ordre. Je passais avec -elle les jours sur la terrasse. Elle y avait une chaise longue, et, -commodément étendue, regardait la ville. J'aimais comme elle ces heures -paresseuses et cette rêverie à la balustrade. - -Dans la rue, tout s'accomplissait avec la cadence assurée de l'horloge. -Un tel sortait, un tel rentrait à l'heure, à l'heure cinq, à l'heure -dix, quotidiennement, immuablement. Nous voyions revenir M. Phébus avec -sa canne à pêche et sa boîte de fer-blanc; un chien faisait le tour de -la place et levait la patte à telle encoignure précise; le cafetier, les -pouces aux aisselles, se plantait à la porte de son établissement; les -deux demoiselles Tiffeneau, les brunes, et mademoiselle Bouquet, la -blonde, sortaient bras dessus, bras dessous, montaient la rue et -passaient sous la terrasse pour faire un tour dans la campagne; au -tournant, elles avaient coutume de se mettre à chanter; à force de nous -voir, elles nous souriaient; nous en vînmes à leur dire bonjour, puis on -ajouta quelques mots. - -Les conseillers municipaux s'assemblaient au café; le tilbury Troufleau -s'engageait dans la ruelle, et nous faisions un signe au docteur, de -loin. - -On voyait aussi remonter régulièrement, le soir, les personnes qui -avaient passé l'après-midi chez les Plancoulaine. - -Le dimanche, toute cette rue ainsi que la place étaient envahies par une -mer de blouses bleues empesées et miroitantes à la lumière; cela faisait -un grand bruit monotone que dominait le tintement des cloches à l'heure -de la grand'messe ou des vêpres; un courant de fidèles traversait cet -océan, et on en pouvait suivre la trace sombre au milieu des blouses -étincelantes, comme on distingue l'eau du fleuve longtemps encore au -milieu de la mer. - -Il est vrai que nous avions désormais M. Fesquet pour voisin. Mais, -lorsque le vent a tourné au beau, le plus petit nuage gris disparaît de -l'horizon. M. Fesquet, dans les premiers jours de notre installation, -avait essayé de venir, comme par le passé, se poster, les mains aux -goussets, sous notre balustrade, et nous ne l'en avions point empêché. -Cependant il n'y revint pas. On supposa que le soleil ardent, dont les -branches de l'orme et du marronnier l'abritaient autrefois, le grillait -depuis l'élagage. Mais, par les temps couverts, il n'y revint pas non -plus. On l'apercevait derrière le rideau de vitrage, et il regardait -petite-maman, mais sans impertinence et sans haine; tout au contraire, -on eut lieu de supposer que la vue d'une jeune femme jolie lui était -agréable et l'adoucissait. - - - - -IV - - -M. Gantois, le juge de paix, avait une maison de campagne à trois -kilomètres de Beaumont; il s'y rendait en voiture, avec sa femme, -environ deux fois la semaine, dès que la saison le permettait. Pour -gagner leur propriété, M. et madame Gantois devaient passer sous nos -yeux. Toutes relations étaient brisées d'eux à nous depuis -l'impertinente visite de madame Gantois. - -Nous vîmes plusieurs fois le juge de paix et sa femme sans que l'un -d'eux levât seulement la paupière. Un jour, il échappa à madame Gantois -un coup d'oeil; nous la regardions tranquillement; elle détourna -aussitôt la tête. Une autre fois, ce fut M. Gantois qui ne sut pas -contenir sa curiosité; son regard et celui de petite-maman se -croisèrent. Il crut devoir saluer. De ce jour, le couple salua quand -nous étions sur la terrasse. Mon père s'y trouva par hasard: ces -messieurs échangèrent un coup de chapeau, mais ces dames un premier -sourire. M. Gantois fouettait volontiers son cheval; en passant -rapidement, il adressait un bonjour de la main, qu'il n'eût osé à une -plus lente allure. Par un après-midi orageux, nous étions tous les trois -sur la terrasse, guettant un souffle d'air. Le ciel se chargeait. Le -soleil s'obscurcit. Mon père dit: - ---Tiens! les Gantois se risquent; ils vont être pris par le grain. - -Les Gantois montaient la rue; le cheval, agacé par les mouches, tantôt -piquait de l'avant, tantôt se rebiffait et stoppait. Au pied de la -terrasse, où la voie tournait, l'animal secoua la crinière et s'arrêta. -Spontanément? C'est très possible. Quatre pas à peine nous séparaient -des voyageurs. M. Gantois salua et dit: - ---Mauvais temps!... - -Et comme nous ne refusions pas d'entendre sa parole, il nous salua de -nouveau. - -C'était trop poli. Mon père crut devoir dire un mot: - ---Voilà l'orage! - -M. et madame Gantois sourirent. Alors mon père, je ne sais pourquoi, -salua, lui aussi, une deuxième fois! Au même moment, un éclair, une -rafale, la pluie à grosses gouttes, un coup de tonnerre formidable. Mon -père cria: - ---Mettez-vous donc à l'abri! - -Et il faisait signe qu'il y avait un auvent au-dessus de l'entrée de ses -communs, à cinquante mètres sur la gauche. - ---Merci! répondit le juge. - -Nous courûmes à l'entrée des communs; mon père lui-même ouvrit la porte -de la remise donnant directement sur la route, et nous trouvâmes la -voiture sous l'auvent. - ---Descendez donc, madame, je vous en prie. Vous allez être trempée, tout -bonnement! - -Madame Gantois ne fit pas de façons. Mon père garait sa voiture; on fit -entrer celle du juge de paix, tout attelée. Nous restâmes dans la -remise. La pluie tombait à torrents. - ---Quel secours providentiel! disait madame Gantois. Vous êtes vraiment -mille fois gentils. - -Aussitôt elle fit des compliments de tout ce qu'elle voyait: de la -remise, de notre vieille voiture, de l'écoulement des eaux, de l'aspect -du parterre, tout inondé qu'il fût; des charmilles secouées par la -bourrasque, du clocheton de la tourelle, des pelouses, du potager que -l'on voyait au loin. - ---Eh! mais, dit-elle, aussitôt l'averse tombée, nous voulions aller à la -campagne, nous y voici! - -Pouvions-nous faire autrement que de l'inviter à s'asseoir? - -Elle accepta avec empressement. Mais c'était les jardins qu'elle voulait -voir. On l'y mena ainsi que son mari; le cheval, paisible, attendit sous -la remise. Au bout de quatre pas sur le sable humide, entre des -escargots et des limaces brunes, madame Gantois, s'extasiant sur tout, -posait deux doigts sur la manche de petite-maman et disait: - ---Que je vous approuve d'avoir tenu tête à ce vieux tyranneau de -Plancoulaine!... Ah! vous ne saurez jamais quelle patience il faut pour -demeurer en bons termes avec ces gens-là!... - -Petite-maman ne répondit rien. Madame Gantois dit, en remontant en -voiture: - ---Je viendrai vous remercier de votre bonne hospitalité. - -Ils revinrent. Ils venaient volontiers, le soir, se joindre à nous sur -la terrasse, qui était, certes, le plus agréable lieu de la ville. -L'après-midi, comme tout le monde, ils le passaient chez les -Plancoulaine. - -Madame Gantois en avait tant à dire sur les Plancoulaine, que de pouvoir -enfin s'épancher dans le sein de quelqu'un peu enclin à les ménager, -était pour elle une véritable cure. - -Un soir, les Gantois arrivèrent, flanqués des Hurtu, le jeune greffier -de la justice de paix et sa femme. Hurtu était un homme modeste comme sa -charge; ancien sous-officier, ancien clerc de notaire. Madame Hurtu -avait deux enfants et faisait elle-même son ménage. Ces gens-là -n'étaient guère reçus chez les Plancoulaine et, de ce fait, -nourrissaient contre eux une jalousie sourde. - -On pensa que madame Gantois avait amené en madame Hurtu une auxiliaire, -parce qu'elle trouvait petite-maman trop peu ardente à charger ses -ennemis. Madame Hurtu dit, en effet, en une seule soirée, tout ce -qu'elle pouvait savoir contre les Plancoulaine; mais elle était dans un -cas, en un point analogue au nôtre: elle ne fréquentait pas les -Plancoulaine; en un point inférieur au nôtre: elle ne les avait jamais -fréquentés; et sa verve de pamphlétaire manquait de base et d'aliment. - -D'ailleurs madame Hurtu était une âme sentimentale et romanesque, qui -fut saisie immédiatement et portée à l'extase par le clair de lune sur -les grands arbres et sur le clocheton de la tourelle. Plutôt que de -parler, elle préférait se promener silencieusement dans les allées et -monter les marches branlantes qui conduisaient au jardin du haut. Depuis -son mariage, la pauvre femme était privée de jardin. - -Elle demanda la permission d'envoyer jouer chez nous ses deux -«garnements». - ---Oh! seulement les jours où ils ne vont pas à l'école! - -On n'osa pas refuser, mais le procédé fut jugé familier; en outre, mon -père n'aimait pas que je fréquentasse les gamins de l'école primaire. - -Ces jeunes gens nous furent amenés, un jeudi, non par leur mère, mais -par une dame Bodichon, femme d'un marchand de drap retiré des affaires, -et qui tentait par tous les moyens de se faufiler dans la «société». -Elle tint à voir madame Nadaud pour lui présenter les excuses de sa -«chère amie» madame Hurtu, qui avait trop à faire pour accompagner ses -«chers enfants». Puis ce fut une avalanche de flatteries grossières sur -notre «distinction», sur la «richesse» du mobilier. - ---Oh! chère madame Nadaud, serait-ce une indiscrétion de vous demander -de visiter vos jardins? - -On visita les jardins, cependant que les jeunes Hurtu se poursuivaient -en piétinant les massifs. Je n'avais pas voulu jouer avec eux, et -j'avais entendu qu'ils m'appelaient «l'empoté». - -Madame Bodichon crut bienséant de glisser dans la conversation quelques -insinuations perfides à l'adresse de l'ennemi: les Plancoulaine. -Petite-maman n'eut pas l'air d'entendre. Mais madame Bodichon ne -concevait pas que madame Nadaud ne la suivît point sur ce terrain. Elle -l'y attira par des faits précis. - ---Le plus joli, dit-elle, c'est qu'ils n'ont point eu à se louer du -notaire Courtois... - ---C'est donc vrai? - ---Ah! vous voyez bien que ce n'est pas moi qui vous l'apprends, chère -madame! Mais ils sont furieux, tout simplement, contre le confrère de -votre mari! C'est maître Courtois qui s'était chargé de tout dans la -construction du petit château au bord de l'eau, pour monsieur Moche, le -neveu, sous prétexte que monsieur Plancoulaine avait la goutte et ne -pouvait pas s'occuper des travaux... - ---Mais le neveu Moche lui-même ne pouvait donc pas surveiller? - ---Oh! madame, vous savez ce que c'est, quand il s'agit de sa poche! -C'est monsieur Plancoulaine qui faisait construire à ses frais; il a -voulu que tout soit exécuté par lui ou par son homme. Il paraît, madame, -que c'est revenu trois fois plus cher que Courtois ne l'avait prévu! - ---Cela arrive toutes les fois que l'on fait construire! - ---Ça n'y fait rien, madame. Quand le moment est venu de payer, -voyez-vous, ça sent toujours le voleur peu ou prou, comme on dit, et -gare à celui qui vous tombe sous la main!... Comment donc! madame, mais -il y en a qui ont dit dans la ville que si ça n'était pas le respect -humain, monsieur Plancoulaine aurait rappelé maître Nadaud, oui, madame, -quand ça ne serait que pour se venger de Courtois! - ---Oui; mais on ne se demande pas si maître Nadaud se fût prêté à ce jeu! - ---Voilà qui est parler!... Dans tous les cas, ce qu'on peut dire de ces -gens-là, c'est que ce n'est pas eux qui recevraient chez eux aussi -poliment que vous le faites, madame Nadaud, une personne de mon monde; -car enfin j'ai vendu du drap, de mes propres mains... - ---Quelle plaisanterie, madame Bodichon! Mais je n'ai aucun mérite, je -vous prie de le croire! - ---Comme vous dites ça gentiment!... Eh bien! madame Nadaud, je vous -remercie du fond du coeur, et je viendrai vous voir de temps en temps, -pour vous prouver que je ne dis pas des paroles en l'air. Quand une fois -j'ai pris quelqu'un en amitié, moi, madame Nadaud, c'est comme de -l'elbeuf: on peut tirer dessus, on peut frotter, s'y mettre à trois, s'y -mettre à quatre; il n'y a pas d'usure! - -Petite-maman ne fut pas flattée à l'excès de posséder l'amitié de madame -Bodichon. Mon père fut très mécontent des gambades des petits Hurtu. Le -pire fut que cette société, chez nous, se grossissait de semaine en -semaine. On n'imagine pas combien de personnes aimaient le clair de -lune, la rêverie du soir à la fraîcheur, sur la terrasse, ni combien il -y avait de «garnements» avides de gambader dans un beau jardin. Nombre -de familles aussi,--amies, celles-là, des Plancoulaine--éprouvaient à -déblatérer contre eux une satisfaction égale à celle de madame Gantois. -Ces dernières vinrent timidement, et une à une, après avoir constaté que -les Plancoulaine, avisés que les Gantois nous voyaient, ne leur en -tenaient pas rigueur. Ce n'était pas ceux que nous avions eu jadis le -plus de plaisir à voir, qui venaient ainsi, et mon père les méprisait, -parce qu'il n'aimait pas médire des Plancoulaine, ni même de son -confrère Courtois. Il n'osait défendre sa porte, parce que, malgré tout, -il avait été flatté qu'on vînt le voir après un si long jeûne; ensuite -parce qu'il avait connu combien la solitude était pernicieuse à sa -femme: et il fallait bien qu'il préférât cette racaille à la compagnie -d'un jeune homme, même honnête. - -On venait donc. Nous avions du monde. On caquetait beaucoup. Et les -affaires aussi reprenaient. C'était l'été; la maison était délicieuse. -Chez nous, plus d'apparence de tristesse. Il y avait même espoir que, -dans l'affluence qui peuplait la terrasse, un tri pourrait être fait et -qu'un noyau s'y pourrait former qui, avec le temps, se mesurerait au -noyau Plancoulaine. - -Mais mon père disait: - ---Suppose une alerte: que l'un de ceux qui viennent ici et qui vont -aussi chez Plancoulaine soit mis à la porte de chez lui, et tu verras la -débandade! - ---Oh! toi, disait sa femme, tu as toujours été, au fond, de ceux qui -croient qu'on ne peut se passer des Plancoulaine! - ---Moi?... La preuve du contraire, c'est que... - ---Oh! oh! faisait la petite-maman d'un air entendu, je te connais! - -Elle réfléchissait, puis elle disait: - ---Le fait est qu'ils n'ont tous que les Plancoulaine à la bouche. - ---Il faudrait être sourd pour ne pas s'en apercevoir! - ---Mais, d'ailleurs, de qui parler? - -Il faisait pourtant bien des efforts pour qu'on ne parlât point d'eux. -Sa femme laissait parler d'eux, mais fournissait peu de matière à la -conversation. Leur réserve était signalée; néanmoins, il fallut -longtemps pour que l'on remarquât que l'on avait créé là une réunion -presque exclusivement en haine des Plancoulaine, chez des gens qui ne -manifestaient point, en somme, qu'ils les haïssaient. - -Madame Gantois dit un jour: - ---Oh! monsieur Nadaud est d'une discrétion!... - ---... Professionnelle, dit mon père. - -Sa femme dit naïvement: - ---Mon mari? il n'en a jamais voulu à personne! Il n'en veut pas à -Clérambourg! - -On dauba sur Clérambourg. Mon père s'en alla. - -Sur Clérambourg, petite-maman se rattrapait. Celui-là, elle le détestait -sans retenue. Grâce à cela, elle était moins suspecte. Mais mon père -commençait à l'être. - -Quelqu'un risqua: - ---Je vous le dis, en vérité: monsieur Nadaud nous trahira. - - - - -V - - -En pleine renaissance de sa maison et de sa fortune, mon père conservait -un souci, c'était évident, bien qu'il ne s'en ouvrît à personne. - -Sur ces entrefaites, il y eut à Beaumont une affaire d'intérêt local qui -ramena la politique sur le tapis; et mon père eut à se prononcer. Il -s'agissait du presbytère, qui menaçait ruine et que le conseil de -fabrique, sur l'initiative de M. Clérambourg, demandait soit à -réédifier, soit à transporter dans une maison habitable. Le conseil -municipal était opposé au projet. Cependant, selon la législation en -vigueur, on devait admettre au vote les contribuables les «plus -imposés». Mon père, propriétaire de la maison Colivaut, se trouva sur la -liste des «plus imposés». L'affaire avait beaucoup échauffé les esprits; -la ville était divisée. En réalité, personne à Beaumont, pas même nos -farouches conseillers, ne tenait absolument à ce que le pauvre curé -couchât à la belle étoile. Mais on avait transformé l'affaire en une -question de principes, et l'objet même du vote était perdu de vue. Ces -messieurs en _us_ vinrent trouver mon père, bien qu'il laissât son fils -apprendre le latin chez le prêtre, et sollicitèrent son vote. Le docteur -Troufleau, à cette occasion, osa se déclarer; il affirma que «le -presbytère actuel durerait bien autant que le vénérable vieillard qui -l'occupait, et que, pour l'avenir, il était imprudent d'engager les -finances de la ville dans une entreprise qui serait peut-être plus -longue à mener à terme que n'aurait désormais de durée la «superstition» -elle-même». On n'eût jamais de lui soupçonné tant d'audace! Mon père -refusa son vote à Troufleau et à ces messieurs, et il le fit avec assez -d'éclat pour que le bruit s'en répandît. - -Le soir même, nous revîmes la petite bonne de Clérambourg. Elle -apportait une lettre de son maître, conçue en des termes qu'un étranger -emploierait pour féliciter quelqu'un qu'il n'aurait jamais vu ni connu. -Cependant, en post-scriptum, Clérambourg demandait s'il serait reçu chez -M. et madame Nadaud, au cas où il s'y présenterait. La petite bonne -attendait la réponse. - -Mon père alla trouver sa femme, la lettre à la main. Son sentiment -intime se trahissait: il était rouge, ses yeux brillaient; on ne pouvait -comparer la joie candide qu'il témoignait qu'à la douleur que je l'avais -vu subir, un jour d'hiver, devant les chenets à tête de M. Thiers, chez -son ami Clérambourg. Il ne songeait pas à feindre; sa bonne foi -rayonnait; il en oubliait la haine que sa femme avait pour l'auteur de -la lettre; il dit: - ---Lis! lis!... La petite bonne attend la réponse. - -Elle devina sans lire. - ---J'y comptais! dit-elle. C'est un homme qui ne veut pas avoir tort. Il -a rompu avec toi sous le prétexte d'un malentendu politique,--que tu as -dissipé depuis longtemps,--mais pas si bruyamment qu'aujourd'hui. -Aujourd'hui il ne veut pas être exposé à ce qu'on vienne lui demander: -«Mais, enfin, pourquoi êtes-vous brouillé avec Nadaud? Il vote avec -vous!» Il veut que l'on sache qu'il t'a félicité de ton vote. Il -t'enverra promener demain... - ---Tu as lu le post-scriptum? La petite bonne est en bas. Que faut-il lui -répondre?... Tu vois qu'il a eu l'attention de mettre chez monsieur et -_madame_ Nadaud. - -Elle avait parlé jusque-là assez froidement; mais, à la perspective de -revoir la figure de Clérambourg, tous ses instincts de femme se -soulevèrent. Elle trépigna; des épingles à cheveux tombèrent de sa -chevelure; elle voulut les repiquer, défit sa coiffure; elle tenait à la -main une masse de cheveux qui formait un gros serpent noir, et elle -l'agitait furieusement en disant des choses désordonnées et pénibles. -Mon père se promenait de long en large. Son parti était pris déjà, -assurément; il savait ce qu'il répondrait à Clérambourg. - -Sa femme se campa enfin devant lui: - ---Ta belle-mère te l'a dit, et elle a raison: tu n'es pas de l'étoffe -des héros. Tu as beau faire le monsieur qui se drape dans sa dignité -blessée; tu cèdes, et tu céderas davantage encore!... Tu reçois -Clérambourg aujourd'hui. Veux-tu que je te dise ce que tu feras demain? -Veux-tu que je te le dise?... le veux-tu?... le veux-tu?... - -Il haussait les épaules. Il répéta: - ---La petite bonne est là qui attend!... - ---Veux-tu que je te le dise?... - -Elle ne le lui dit pas. - -Il écrivit sa réponse. - -La colère s'apaisa. On se fait à toutes les situations. Le soir on était -préparé à recevoir Clérambourg; on pensait qu'il se présenterait à la -même heure qu'autrefois. - -Il ne vint pas; le lendemain non plus. Petite-maman eut beau jeu; elle -se moqua de son mari et s'en donna à coeur joie contre Clérambourg. Mon -père était vexé que son ancien ami ne montrât pas plus d'empressement; -mais il avait confiance: il savait que Clérambourg, ayant demandé à -venir et y ayant été autorisé, viendrait. - -Trois jours après, nous étions sur la terrasse, comme de coutume, à -l'heure de la tombée de la nuit sur la ville. Les conseillers municipaux -se trouvaient au complet devant le café. C'était le soir du vote. Grâce -aux «plus imposés», le principe de la restauration du presbytère avait -été adopté, à une faible majorité. On entendait les éclats de ces -messieurs battus. Nous vîmes monter du bas de la rue M. Clérambourg. Il -revenait de chez les Plancoulaine; ordinairement il rentrait chez lui -par les petites rues. Il passa, haut et magnifique, au travers des -vapeurs odorantes de l'absinthe anticléricale, et évita de tourner la -tête, ostensiblement. Ces messieurs, qui pareillement l'évitaient, tout -à coup, d'un mouvement d'ensemble digne d'un corps de ballet -s'attachèrent à ses pas: au lieu de prendre la rue qu'il habitait, M. -Clérambourg montait droit chez nous. Il donnait à sa visite un caractère -politique. - -Entre mon père et lui la conversation fut la même que s'ils ne se -fussent point quittés. Peu à peu M. Clérambourg reprit ses visites du -soir. Comme les autres, il était un homme d'habitudes, et ces soirées -avaient dû beaucoup lui manquer. - -Sa présence à la maison donna à notre groupe une sorte de consécration, -une légitimité. Ce n'était plus un groupe d'occasion, de complaisance: -les éléments qui l'avaient composé tout d'abord, tels que les Bodichon -et les Hurtu, s'éloignèrent d'eux-mêmes; ils tombèrent on ne sait -pourquoi ni comment: ils furent éliminés. La tentative de l'ancienne -marchande de drap et de la femme du greffier pour pénétrer dans la -«société» était encore manquée. - -De ce phénomène le docteur Troufleau, seul, parut s'apercevoir et -s'inquiéter. Mais lui-même espaçait ses visites, et il fut vu, une fois, -à l'heure de l'absinthe, assis au café. - -Troufleau ne nous dit pas adieu; il ne rompit pas; mais on sentait qu'il -était perdu pour nous. C'était le seul qui se fût montré un ami, le seul -qui entendît l'amitié dans le sens de dévouement absolu à une personne, -et non dans celui d'alliance pour faire figure en commun. Il ne -partageait pas les idées de mon père, et il était demeuré attaché à mon -père, contre toute la ville, et contre ses propres intérêts: il nous -avait été héroïquement fidèle, on peut le dire, car sa fidélité, par un -tour perfide du destin, avait failli l'entraîner, envers son ami même, à -la plus grande trahison; il s'était vu clairement chaque jour au bord de -l'abîme, et ayant le vertige, et ne pouvant pas reculer; et il n'était -pas tombé. Eh bien! mon père, qui était lui-même, pour Clérambourg, -capable d'une amitié pareille, ne regretta pas le docteur Troufleau. Il -ne le regretta pas, parce que la sympathie ne se fonde pas sur la -raison: il n'avait jamais eu plaisir à la compagnie de Troufleau. Quant -à la petite-maman, absorbée par son nouveau train de maison, elle prit -garde à l'absence de son ami, mais sans grand dommage. Il était bien -vrai que l'inclination qu'elle avait éprouvée pour lui ne provenait que -de la solitude, de l'oisiveté et de l'ennui. - - - - -VI - - -Que manquait-il désormais à mon père? - -N'avait-il pas atteint le comble de ses voeux? - -Il possédait la maison Colivaut. Il avait des relations. Il avait -recouvré son ami Clérambourg. - -Sa femme lui disait quelquefois: - ---Mais qu'as-tu? On dirait que tu attends un paquet par la poste. - -Rien n'était plus juste que cette observation. Mon père, comme beaucoup -de gens de province, avait le goût de «faire venir de Paris». Sur des -catalogues de grands magasins, il commandait tel ou tel objet. Et il -avait une certaine nervosité particulière en attendant l'arrivée du -colis. - ---Mais non! faisait-il. Je ne sais pas ce que tu veux dire. - -Elle le taquinait: - ---Ah! ah! tu es peut-être bien amoureux? - -Et elle lui citait, parmi les dames de Beaumont, celles qui étaient le -moins aptes à inspirer une passion; c'était pour le faire rire. Il ne -riait pas. Elle réserva pour la fin: - ---Madame Plancoulaine! - -Alors il rit. - ---Pourquoi ris-tu? - ---Mais, est-ce que je sais?... Je ris, voilà tout! - ---Tu pensais à elle... Avoue-le! - ---Moi? Grand Dieu! - ---Pourquoi t'en défendre? - -Évidemment, ce n'était pas par amour qu'il pensait à madame -Plancoulaine; mais, tout de même, peut-être bien pensait-il à elle -précisément, ou à son mari, c'est tout comme, ou aux réceptions de -l'après-midi, ou à l'habitude qu'il avait autrefois d'aller chez les -Plancoulaine, habitude aussi vieille que son amitié pour Clérambourg. - ---Eh bien! et toi? disait-il. Pourquoi me montes-tu cette scie? Tu ne -penses donc qu'à eux? - ---A qui? - ---Tu m'entends bien! - -Depuis que M. Clérambourg était redevenu des nôtres, chacun évitait, -dans nos réunions du soir, de parler des Plancoulaine, car il n'eût -point permis, sans doute, que l'on médît d'eux; et le moyen de parler -d'eux sans médire? - -De sorte que mon père et sa femme, qui, presque à leur insu, devenaient -d'une extrême curiosité touchant ce qui se passait chez les -Plancoulaine, se trouvaient privés de renseignements. C'est alors -qu'entre eux, sous le travestissement du rire, ils s'entretenaient des -Plancoulaine. C'est alors que je vis maintes fois la petite-maman -questionner la mère Fouillette au sujet de la soeur du chien Paletot. -Oui, elle s'abaissait à cela, alors que jadis elle envoyait promener la -vieille bonne lorsque celle-ci risquait une allusion à la chienne des -Plancoulaine! La mère Fouillette n'était pas avare de détails; sa -maîtresse les écoutait et les provoquait; elle les répétait à mon père, -qui les écoutait pareillement et qui savait aussi les provoquer lui-même -par les manèges les plus dissimulés. Ainsi, ils se repaissaient des -Plancoulaine par les cuisines! - -Que l'on voyait bien qu'ils étaient redevenus des êtres sociables! Ils -en éprouvaient tous les besoins; ils en réadoptaient toutes les -mesquineries. Je les aimais mieux du temps que durait leur malheur, -alors que l'injustice les rendait fiers. - -De leur ancienne fierté, que leur restait-il? - -M. Clérambourg eut un soir l'occasion, parmi ses rares paroles, de -prononcer le nom des Plancoulaine. Ayant à citer ce nom, M. Clérambourg, -avec une intention certainement préméditée, car il ne livrait rien au -hasard, s'exprima ainsi: - ---... les Plancoulaine, qui, entre parenthèses, Nadaud, ne vous en -veulent pas... - -De quoi encore les Plancoulaine eussent-ils bien pu nous en vouloir? Il -y avait quelque motif de bondir. Ni mon père ni sa femme ne furent -offensés. Dans leur esprit, l'un et l'autre s'étaient déjà humiliés trop -avant pour qu'ils sentissent ce que la parenthèse de Clérambourg -contenait de blessant. - -Une lente évolution s'opérait dans leurs cerveaux. Je crois qu'ils en -étaient arrivés, secrètement et séparément, à considérer avec indulgence -la possibilité d'une réconciliation. - -Chacun d'eux rougissait de sa faiblesse et la cachait avec des soins -maladroits. Mais pour peu que l'humeur s'échauffât dans le ménage, -l'arrière-pensée se trahissait. S'élevait-il entre eux une discussion où -la susceptibilité était molestée: - ---Ah! parlons-en de ton amour-propre, disait la jeune femme. Ton -amour-propre, mais tu te promènes dessus en pantoufles, mon cher ami: je -t'en donnerai la preuve quand tu voudras! - ---Donne-la, ma chère amie; donne-la! - ---Ne me pousse pas à bout! - -Elle se gardait bien de se laisser pousser à bout, parce qu'elle -craignait qu'une parole imprudente retînt son mari sur la pente où elle -désirait qu'il glissât. - -Un jour, elle s'oublia. - -Il s'agissait de la disposition intérieure de la maison. Mon père ne -croyait jamais avoir atteint l'ordre idéal, et il changeait les meubles -de place, bouleversait une pièce pour la recomposer sur un plan nouveau. -Sa femme lui reprochait de n'avoir aucune stabilité dans les idées. Mon -père, sur ce chapitre, était rapidement piqué. - ---Je change d'idées! C'est bientôt dit!... Je change d'idées parce que -je mets une chaise à la place d'un fauteuil!... Je change d'idées! Mais -cite-moi donc un cas où il s'agisse d'idées et où j'en aie changé? - ---Les Plancoulaine! - ---Les Plancoulaine?... - ---Les Plancoulaine, quelle idée te faisais-tu d'eux, s'il te plaît, il y -a six mois? Tu ne les portais pas dans ton coeur?... - ---Eh bien? - ---Eh bien! aujourd'hui, tu te prépares à aller leur faire amende -honorable! - -Il n'avait pas pris son café. Il jeta sa serviette et se retira dans son -cabinet. - -Elle-même regretta ce qu'elle avait dit. - -Cette dénonciation du complot secret en retarda pour longtemps -l'exécution. Mon père, mordu au vif, s'interdit, à part lui, de jamais -seulement penser aux Plancoulaine. - -Il ne fut plus question des Plancoulaine, pas même à mots couverts. Si -quelqu'un les citait par hasard devant nous, les yeux adoptaient -aussitôt cette expression qu'on a lorsqu'on parle des morts. Il ne -fallait plus que la mère Fouillette se risquât à nous donner des -nouvelles de «la soeur à Paletot»! - -Durant cette période, mon père et sa femme ragèrent un peu, mais ils -n'ourdissaient plus rien d'inavouable; ils avaient la tête plus légère; -ils la relevaient. - - - - -VII - - -Nous passâmes le mois de juin. Nous allions quelquefois en voiture à -Courance voir mes grands-parents. Ces bonnes gens étaient restés aussi -isolés que nous tout le temps de nos disgrâces, et, qui pis est, à la -campagne. Ils commençaient à revoir les mêmes personnes que nous. - ---Il était temps, nous dit grand'mère, car mon pauvre bonhomme allait -s'éteindre complètement, tout seul en face de ses réussites! - -Pour lui tenir compagnie, elle s'était mise à jouer aux cartes, ce dont -elle avait horreur. - ---Écoutez, dit-elle, nous avons été, je pense, très convenables, et vous -n'avez pas de reproches à nous adresser quant à nos rapports avec les -Plancoulaine depuis la brouille. Aujourd'hui, les choses ont un peu -changé de face: les Plancoulaine, les premiers, ont mis les pouces. Vous -avez refusé de renouer avec eux, ne fût-ce que de simples relations de -politesse; cela, c'est votre affaire, et je ne me mêle pas d'apprécier -votre conduite. Mais j'espère que vous ne trouverez pas extraordinaire -que nous allions, mon mari et moi, leur rendre leur visite?... - ---Voilà l'été, dit innocemment mon grand-père; il y a là-bas un whist en -permanence, et la vue de quelques frais minois réjouira mes vieux ans... - ---Certainement, dit grand'mère, mais il s'agit avant tout de -politesse... Ne trouvez-vous pas, voyons? dit-elle en s'adressant à -petite-maman. - ---Oh! moi, je n'ai pas d'opinion là-dessus. Je m'en lave les mains! - -Mon père ne disait rien. Il songeait à l'argument de la politesse, que -venait d'invoquer sa belle-mère. - -Effectivement, les Plancoulaine ayant fait une visite aux -grands-parents, les grands-parents leur devaient une visite. Mais, à -nous, ils nous avaient adressé une invitation, somme toute, puisqu'ils -nous avaient fait dire qu'ils l'adresseraient si nous nous engagions à -l'accepter. Ne leur devions-nous pas quelque chose? Pour le moins une -carte? - -Oui, dans l'opinion commune nous leur devions cela. L'opinion commune ne -nous avait-elle pas accusés de «bouder» les Plancoulaine? Le moment -approchait où nous allions être impolis! - -Mon père tournait et retournait cette idée. Cette idée le stupéfiait. -Pour aujourd'hui, elle l'absorba seulement; elle ne pouvait encore -porter de fruits. On parla d'autre chose. - - - - -VIII - - -Les grands-parents firent leur visite. Ils ne nous en informèrent pas, -mais nous le sûmes, car cette visite fut l'objet de nombreux -commentaires. - -Madame Gantois, arrivée la première à la maison, le soir même, prit les -mains de petite-maman et les lui serra en disant: - ---Vous avez raison, cent fois raison, ma chère petite. Pour mon compte, -je vous fais tous mes compliments, et je les adresserai aussi de vive -voix à monsieur Nadaud. - -Petite-maman ne comprenait pas. - ---Voyez-vous, dit madame Gantois, on peut avoir son opinion sur les -gens, mais cela n'empêche pas de les fréquenter. Les relations sont -faites de compromis... Eh! mon Dieu! si l'on ne voyait que ceux qu'on -aime, hein! dites-moi?... - -Elle ne se faisait point davantage entendre. - ---Ah çà! dit-elle, j'espère que la visite des beaux-parents n'est que -l'entrée de l'avant-garde, et que nous ne tarderons pas à vous -rencontrer _là-bas_?... - ---_Là-bas_?... fit la petite-maman, soudain éclairée. Mais les -beaux-parents de mon mari agissent comme bon leur semble, et leurs -démarches ne nous engagent pas! - ---Ah! pardon, dit madame Gantois, je vois que je me suis trompée. - -Son mari arriva; elle le pinça et lui fit de gros yeux afin de lui -éviter un impair. - -Il y eut de la part d'autres personnes des allusions plus timides et -plus détournées. Notre abstention les décevait. On s'était attendu à -nous voir entrer derrière les beaux-parents. Cependant quelques-uns -avaient parié que nous ne mettrions point bas les armes; ils -triomphaient. Le jeu des uns et des autres était visible. Mon père s'en -irrita; puis il faillit en rire. Il en eût ri s'il eût parlé de ce sujet -avec sa femme; mais ce sujet demeurait enseveli entre eux. - -Ceux qui s'étaient signalés chez nous par l'âpreté de leurs médisances, -et qui, toutefois, mangeaient quotidiennement le raisiné Plancoulaine, -montraient le plus d'impatience à nous voir capituler, car notre -attitude franche semblait un défi à leur duplicité. - -Plusieurs bonnes âmes, il faut le dire, ne souhaitaient qu'apaisement et -conciliation. - -Pendant quelque temps, il plut chez nous des mots amers, des pointes -acidulées, des exhortations à l'indulgence, des expressions ambiguës, -des énigmes... Cette période de sous-entendus eut une fin. Les -grands-parents retournèrent chez les Plancoulaine; nous ne bronchâmes -pas. On nous laissa tranquilles. Le mois de juillet s'écoula. - - - - -IX - - -C'était le moment où les Parisiens arrivaient. Du jardin de M. le curé, -je vis passer sur le pont M. Théodore, le musicien. Il avait fait -représenter dans le courant de l'année un opéra qui avait eu un grand -succès; au 14 Juillet, il avait été nommé officier de la Légion -d'honneur. Tous ceux qui osaient l'aborder dans la ville le félicitaient -de la fraîche rosette de sa boutonnière; il n'était pas fat; il disait: -«Oh! la musique y est pour peu de chose: le député Charmaison pour -beaucoup!» Troufleau nous redit le mot; le docteur avait plein la bouche -du crédit de M. Charmaison. - -M. Théodore avait amené avec lui, cette année, une cantatrice célèbre, -nommée Rosine Cerbère, sa principale interprète. Elle logeait chez les -Plancoulaine, malgré les murmures de quelques puritains. C'était une -grande femme magnifique. Je la rencontrai un jour chez M. le curé, -qu'elle était en train de charmer par le récit de son humble enfance et -de sa première communion; elle lui mit dans la main pour ses pauvres -plus que ne faisaient en une année ses plus généreuses paroissiennes. -Elle chanta, un dimanche, à la grand'messe: nous faillîmes ne pas -l'entendre. Ce fut encore une affaire! - -Notre bonne amie madame Gantois avait émis l'opinion que cette -grand'messe était organisée de toutes pièces par les Plancoulaine. -C'étaient eux qui avaient décidé le curé à laisser chanter l'artiste -dans son église; eux qui avaient fait imprimer le programme, etc. -L'insinuation à notre adresse était perfide, car on savait notre désir -d'aller entendre, au moins à l'église, Rosine Cerbère. Mon père la -releva: - ---Autant dire, fit-il, que se rendre à cette cérémonie, c'est aller chez -les Plancoulaine! - ---Ma foi! je ne m'en dédis point: c'est tout comme! - ---Nous irons, dit mon père. - ---Cela, c'est votre affaire, cher monsieur Nadaud... Aussi bien, j'ai -toujours pensé qu'il faudrait un jour ou l'autre rentrer dans... la -maison; mais, soit dit entre nous, et c'est un avis que vous pardonnerez -à mes cheveux blancs, il serait peut-être plus... gentleman de rentrer -par la grande porte plutôt que... comment dirai-je?... par l'annexe... - -Petite-maman intervint à temps et empêcha mon père de dire à madame -Gantois quelque chose d'irréparable. Mais il ne voulut plus la voir. Nos -relations se refroidirent. - -Nous assistâmes à la messe. Tout le monde fut enivré de la voix de la -cantatrice. Au retour, mon père évoqua les voyages qu'il avait faits à -Paris, les opéras qu'il avait entendus. Sa femme avait vécu à Paris. Ils -se grisèrent et s'attendrirent. - -Il n'y avait pas que M. Théodore et la cantatrice chez les Plancoulaine; -on parlait beaucoup de trois jeunes femmes extrêmement élégantes, qui -n'étaient jamais venues à Beaumont et qui embrassaient, disait-on, le -docteur Chevalière. C'étaient ses soeurs. Deux d'entre elles couchaient -chez les Plancoulaine, la troisième chez la vieille madame Charmaison. -Elles se donnaient rendez-vous, le matin, à mi-chemin, et se -rencontraient sur le pont, en toilettes claires, avec des éclats de rire -charmants. - -On annonçait l'arrivée de Marguerite. - - - - -X - - -La plupart de ces messieurs se préparaient à la chasse. Dans ses moments -de loisir, mon père faisait ses cartouches. Il m'emmenait à Courance, et -ensemble nous parcourions les vignes, les landes, les bois de sapins, -pour nous rendre compte de l'état du gibier. - -La chasse fut ouverte le premier dimanche de septembre. Mon père partit -pour la campagne à quatre heures du matin, avec M. Clérambourg. Vers dix -heures, il était de retour, pour recevoir les clients, nombreux le -dimanche. Du coffre de la voiture, on tira trois lièvres, sept ou huit -perdreaux, une demi-douzaine de cailles. Clérambourg avait prélevé sa -part. Petite-maman dit: - ---Qu'allons-nous faire de tout cela? - ---Courance est favorisé cette année; il paraît qu'il n'y a pas de gibier -dans le département. - -Mon père n'avait pas chassé pendant son année malheureuse. Le gibier -d'alentour avait afflué sur la propriété. - -La chasse déridait un peu M. Clérambourg. Il dit un soir: - ---Mon cher Nadaud, vous pouvez vous flatter d'être privilégié: il n'y a -ni poil ni plume sur le marché à dix lieues à la ronde. Je vous citerai -l'exemple d'une maison où l'on est quinze à table pour le moins, chaque -jour,--quand ce n'est vingt,--et où l'on n'a pas vu, jusqu'ici, l'aile -d'un perdreau. - ---Ah! fit mon père. - -Ce propos n'avait l'air de rien; mais mon père en fut agité. Il reprit -plus que jamais son air «d'attendre un paquet de Paris». Il était -soucieux, faisait claquer ses doigts, fronçait les sourcils, tirait sa -barbe. - -Un matin, il fit atteler inopinément et porta son fusil à la voiture. - ---Où vas-tu? lui dit sa femme. - ---A Courance. - ---Tu n'as pas prévenu Clérambourg!... - ---Je n'ai pas besoin de Clérambourg. Ne suis-je pas assez grand pour -chasser seul? - ---Qu'est-ce que cela signifie? Tu ne chasses jamais seul... Emmène-nous -au moins! - ---Venez donc! Nous demanderons à déjeuner aux grands-parents. - -Arrivé à Courance, mon père commanda au garde de l'accompagner, et il -lui confia un de ses fusils, fait extraordinaire. Le garde était bon -tireur. On entendit une fusillade nourrie jusqu'à midi. Elle cessa. Nous -nous mîmes à table. Mais point de chasseur. Grand'mère commençait à -s'inquiéter: - ---A quoi pense donc votre mari? A cette heure-ci, il doit avoir sa -provision de gibier, et au delà. - ---D'autant plus qu'il n'a pas à partager aujourd'hui avec le -Clérambourg... - ---... qui se laisse facilement attribuer la meilleure part. - ---Ils auront mangé un morceau de pain dans une ferme. - -En effet, la fusillade, éteinte une demi-heure à peine, reprit de plus -belle. - ---Allons! disait grand'mère à petite-maman, vous donnez un dîner, -avouez-le! - ---Je vous affirme que je n'en sais pas plus que vous. - -Pendant la longue journée, grand'mère ne put se retenir de parler, au -moins incidemment, des visites qu'elle avait faites chez les -Plancoulaine. - ---Ils ont de la jeunesse, cette année; c'est extrêmement gai... Ah! par -exemple, vous n'y êtes pas remplacée comme musicienne. - ---Oh! - ---Il n'y a pas de «oh»! Ces jeunes femmes sont charmantes, mais elles -jouent du piano comme des automates. Soyez assurée qu'ils savent bien -qui leur manque! - ---Vous voulez me flatter... Qui donc accompagne Rosine Cerbère? - ---C'est monsieur Théodore lui-même. - ---Lui! je ne l'ai jamais entendu! On dit qu'il joue!... - ---Comme un ange!... On en pleure! - ---Vraiment? - -Il y avait un silence; une mouche bourdonnait dans la pénombre; on -voyait le beau soleil de la chaude journée par l'entre-bâillement des -persiennes. Grand'mère leva ses lunettes sur son front: - ---C'est donc une brouille éternelle? - ---Mon mari prend la moindre allusion à ce sujet pour une offense. Nous -sommes là-dessus muets comme une paire de chenets. - -Grand'mère confirma que _là-bas_ on avait été mécontent de Courtois. - -Le jour avançait. La fusillade allait toujours; on la suivait aisément à -l'oreille. Les chasseurs avaient dû faire le tour de la propriété, avec -une pointe probablement sur les terres du marquis de Liancourt. Enfin, -ils arrivèrent, en nage, crottés jusqu'aux genoux, puant la poudre et le -fauve, chargés comme des baudets: trente-deux pièces! - ---Dans un état pareil! dit grand'mère, vous dînez avec nous? - ---Non! non! En un tour de main je vais changer de linge, et nous -partons. - ---Il y a de quoi attraper la mort! - ---Voulez-vous, je vous prie, commander qu'on attelle?... Ah! Riquet, mon -petit, j'ai un service à te demander: tu as une plume, de l'encre, du -papier?... Allons, cherche... apporte!... Tout beau! tout beau!... - -Il souriait, il plaisantait; il me parlait comme à son chien. J'allai -chercher ce qu'il désirait et le lui portai. Il me pria aussitôt -d'écrire sur un morceau de papier: - - _Gibier de Courance._ - - Envoi de Riquet (Henri Nadaud). - ---Ça suffit, dit-il. - -Puis il posa un doigt sur ses lèvres et dit: - ---Motus! - -Au moment de monter en voiture, sa femme lui dit: - ---Je suppose que tu as de quoi être généreux? Combien de pièces as-tu -laissées à ta belle-mère? - ---Combien de pièces?... Mais je ne sais pas; demande au garde. - -Elle alla demander au garde. Il achevait de ficeler une bourriche -énorme. Monsieur ne lui avait pas commandé de garder quoi que ce soit. -Elle fut interdite devant ce panier soigneusement fait, comme pour un -envoi, et bourré de trente-deux pièces de gibier. Nous montâmes en -voiture. - -Nous descendîmes au trot une grande allée d'ormes conduisant à la -grille; après il y avait une côte. La jument allant au pas, petite-maman -se tourna vers son mari: - ---Ah çà! tu vas m'expliquer, j'espère?... - -Il s'attendait à la question; cependant il pâlit. Il s'écoula un temps -infinitésimal. Son coeur devait battre violemment. Il espérait pouvoir -répondre d'un mot. Et, en effet, sa femme précisa son interrogation: - ---Où envoies-tu cette bourriche? - -Il dit: - ---_Là-bas_! parbleu! - -Il ajouta aussitôt: - ---On ne peut tout de même pas passer pour des goujats. - -Il regarda sa femme brièvement, entre deux clins d'oeil. Comme elle se -taisait, il essaya d'atténuer encore et dit: - ---C'est le petit qui fait l'envoi... - -Elle était aussi pâle que lui. Elle ne le regarda pas. Son regard -n'exprimait rien; il était fixé sur la tête du cheval. Ils ne dirent mot -jusqu'à la maison. - - - - -XI - - -Ils n'auraient pas reparlé de l'incident, c'est probable, si ce n'eût -été la difficulté de faire porter la bourriche. A qui confier cette -commission? A la mère Fouillette? pour que toute la ville en fût dès le -soir même avisée! A quelqu'un «qui attendrait la réponse»? Et si la -bourriche n'était pas acceptée? Peut-être serait-il préférable -d'esquiver la réponse? Mais encore fallait-il un porteur. - -En se mêlant à la discussion, sans y prendre garde, petite-maman se fit -complice. - -Il fut décidé que l'on attellerait de nouveau, après dîner, à la nuit; -que l'on passerait le pont et traverserait le faubourg «comme pour se -promener», que l'on irait au besoin jusque dans la campagne, et que l'on -prierait, au retour, un gamin ou quelque brave femme assise au pas de sa -porte de remettre la bourriche au destinataire. - -Nous exécutâmes la promenade nocturne avec la bourriche. Elle répandait -une odeur de fauve et de poudre et tenait une place considérable dans la -voiture. Mon père prétendait que les chiens nous flairaient au passage. - ---Si tu crois, disait sa femme, que tout le monde ne s'aperçoit pas que -nous portons du gibier!... - -Il s'énervait; il dit: - ---Ne la portons pas. Revenons à la maison. - -Elle sourit. Alors il s'entêta dans sa résolution première. - -Il faisait nuit noire quand nous traversâmes le faubourg. Les portes -étaient fermées, les contrevents rabattus; nous faillîmes n'y trouver -personne d'éveillé. Mon père arrêta son cheval en disant: - ---Voilà le père Boué; tu vas descendre, gamin! - -Je descendis. Il me donna cinquante centimes et je fis avec le père Boué -la négociation. - ---Vous tourmentez pas! dit le bonhomme, j'avons p'us nos jambes de vingt -ans, mais le valet de chambre aura le panier, le temps de le mettre au -frais avant la nuit... C'est-y tué d'aujourd'hui? Oh! ben, alors, y a -pas de dommage! Mais la chaleur est «traître»... Faut-il dire de qui -qu'est le cadeau? - -J'étais remonté dans la voiture. Nous entendîmes le père Boué: - ---Faut-il être bête, nom de nom d'un nom! Faut-il être bête quand on n'y -voit goutte!... Un peu de p'us je reconnaissais pas la voiture à m'sieur -Nadaud! - -Le lendemain matin, mon père prétendit avoir la migraine, et, au lieu de -s'enfermer dans son cabinet, comme à l'ordinaire, il demeura «à se faire -éventer» sur la terrasse. J'étais à côté de lui. J'aperçus qu'il épiait -les gens qui montaient du bas de la ville. C'était une drôle de migraine -qu'il avait: elle ne lui permettait pas de quitter de l'oeil la -Grande-Rue. A un moment, il tressaillit. Il y avait un homme que j'avais -vu, comme lui, monter depuis la ruelle tournante qui vient du pont. Cet -homme portait un gros paquet. Mais j'avais l'oeil plus fin que mon père; -je lui dis d'un ton assuré: - ---Ce n'est pas elle. - ---Elle?... Qui? quoi? demanda-t-il aussitôt. - ---La bourriche. - -Il leva les sourcils. Il aurait eu envie de rire, mais il n'osa. Il -était un peu vexé aussi que j'eusse découvert la cause de son tourment: -il tremblait que les Plancoulaine ne renvoyassent la bourriche. - -A midi, il était calmé. La bourriche ne pouvait revenir. Que diable! on -ne laisse pas perdre du gibier. On le retourne ou on le garde. -Évidemment, on le gardait. Il me dit: - ---Tu n'as pas reçu de lettre, au moins? - ---Moi? - -De ma vie je n'avais reçu de lettre. - -J'en reçus une par la distribution du soir: - - «Mon cher Riquet, - - »Mille mercis pour ta magnifique bourriche de gibier. - - »PLANCOULAINE.» - ---Eh bien! dit mon père, qui lisait sur mon épaule, c'est laconique! - -J'entendais son coeur battre. Petite-maman était sur mon autre épaule, -et son souffle me retroussait les cheveux. - -Il y avait sur la seconde page un post-scriptum: - - «_P.-S._--Comme il est possible que tu n'aies pas tout seul exécuté - une si splendide hécatombe, il est trop juste que tu transmettes nos - remerciements à l'adroit fusil qui t'a secondé.» - ---C'est tout? - ---C'est tout! - ---Tu n'es pas content? dit petite-maman. On t'appelle «adroit fusil»; -fallait-il qu'on te nommât «fier gentilhomme»? - -La réponse des Plancoulaine était froide, mais courtoise. - -Ils consentaient à manger notre gibier. Nous eussions pu attendre d'eux -une visite; mais les Plancoulaine, c'était une chose admise, ne -sortaient pas. C'était donc à nous d'aller chez eux. - - - - -XII - - -On ne voulut pas trop se presser. Toutefois, puisqu'il était bien avéré -que par l'envoi de la bourriche on avait entr'ouvert la porte, il -convenait de ne pas demeurer trop longtemps sans entrer. - -On discuta la toilette; on discuta le jour, puis l'heure de la visite. -On disait, vingt fois par jour: «la visite». Le ton que l'on employait à -ce propos parcourait une gamme allant de la moquerie et du badinage à la -cordialité et à une certaine déférence. Un air narquois et dégagé -laissait entendre que l'on faisait peu de cas en somme des Plancoulaine, -et que l'on rentrait chez eux parce que tel était notre bon plaisir. Des -inflexions sentimentales et même des marques de considération -signifiaient que l'on faisait table rase du passé, du moins du passé -fâcheux,--y compris la démarche de l'envoi de la bourriche,--et que l'on -se préparait tout simplement à retourner chez de bons, de grands amis -quittés d'hier. On était très sincère en sautant d'un point de vue à -l'autre; et l'on sautait de l'un à l'autre à chaque heure. Dans le -premier cas, les Plancoulaine étaient désignés par des expressions -telles que «le père Machin», «la mère Machin»; dans le second, par des -pronoms, par d'ingénieuses circonlocutions. Le nom même, Plancoulaine, -semblait-il, brûlait la bouche. - -Il fut convenu que l'on ferait la visite entre quatre heures et demie et -cinq heures, après le goûter au raisiné;--il valait mieux, la première -fois, ne pas manger le pain de la maison.--Ce serait le moment où l'on -est réuni au salon et où il y a le plus de monde. C'est encore le moins -gênant; on arrive: «Bonjour;» on s'assied; on cause avec le premier -venu. - -C'était, du moins, ce que l'on disait, principalement pour s'affermir, -pour se donner du corps, car on redoutait une de ces bourrades -impertinentes et parfois grossières, dont M. Plancoulaine, s'autorisant -de son âge et de la puissance de sa maison, n'était pas chiche quand -l'en prenait la fantaisie. Si une telle avanie était à craindre en -public, il y avait, par contre, moins de chances qu'elle s'y produisît, -que si l'on rencontrait M. Plancoulaine faisant son tour de jardin, par -exemple, en compagnie d'un ou deux amis seulement, devant lesquels il -eût gardé peu de ménagements. - -N'eût-on pas dit de grands coupables allant implorer leur pardon? - -On partit. - -Petite-maman avait une robe superbe, un grand noeud dans le dos, de -longs rubans, aux bords froncés, retombant jusqu'au bas de la jupe, et -le moindre de ses mouvements produisait un bruit soyeux. On portait, -dans ce temps-là, une boucle de cheveux plats sur le front, des boudins -sur la nuque et de petits chapeaux dits «fermés» que des brides -attachaient sous le menton. - -Mon père avait un gilet blanc et une jaquette d'alpaga dont le vent -secouait les basques comme des oriflammes. - -Nous descendîmes la grande rue et traversâmes le pont. Mon père s'arrêta -au milieu: - ---La vue est vraiment belle d'ici; on ne se lassera jamais de le dire... - -Il se donnait de petites tapes sur la poitrine. L'émotion de «la visite» -l'oppressait, et il avait de la peine à marcher. Qu'il ne pensait donc -guère au paysage! - -Dans le faubourg une difficulté surgit. Entrerait-on chez les -Plancoulaine par la ferme, qui était le chemin des familiers de la -maison, celui que nous suivions autrefois; ou bien ferait-on le grand -tour par le parc? Le choix de l'entrée familière pouvait être -fâcheusement interprété. Celui de l'autre nous entraînait loin, et sous -les yeux de badauds qui nous contemplaient avec force curiosité et -commentaires. Il y eut désaccord. Mais les gens du bourg sortaient de -plus en plus nombreux et se montraient, la main sur la bouche, «les -Nadaud sur leur trente-et-un qui vont se jeter dans les bras des -Plancoulaine!» - -Mon père vira brusquement par le chemin de la ferme. - -Nous soulevâmes le loquet, sans sonner; nous parcourûmes le petit -corridor aux poussins; nous prîmes garde de ne pas nous mouiller les -pieds dans la cour, où poules et dindons picoraient. Une grille -franchie, nous voilà dans la cour des communs où l'on avait coutume de -caresser les chiens en s'annonçant par des: «Tout beau! tout beau! Holà! -Tom, mon bon Tom!... Azor! viens çà, ma bête!...» - -Tom était là; mais Azor était remplacé par deux colleys écossais du plus -beau poil, qui, ne nous ayant jamais vus, firent retentir d'aboiements -les environs. Nous étions tellement préoccupés que nous ne pensâmes même -pas, au milieu de ces chiens, à la soeur de Paletot. On croyait entrer -sans tambour ni trompette; tous les domestiques furent dehors. Ils -restèrent un court moment, ébaubis, puis rentrèrent. Pierre, le valet de -chambre, vint à nous. - -Mon père se disait: «Faut-il demander à Pierre si monsieur et madame -Plancoulaine sont visibles et faire passer sa carte? ou bien faut-il se -laisser conduire, sans souffler mot, comme si nous n'avions jamais cessé -de venir?» Ce dernier parti fut adopté. Nous avions déjà fait plusieurs -pas, Pierre allant devant nous, quant tout à coup mon père ne put -s'empêcher de dire: - ---Et vous, Pierre, ça va toujours? - -Pourquoi fit-il cette question qui ne rimait à rien et qui gâchait -l'espèce de désinvolture de notre entrée par la ferme? Il fallait -admettre la fiction que nous faisions une visite ordinaire, une visite -de tous les jours, ou bien la rejeter tout à fait. - -Pierre, supérieur, comprit que mon père ne se possédait pas et jugea -convenable de ne point répondre directement à une question personnelle; -mais, arrondissant la bouche pendant qu'il poussait devant nous une -porte matelassée, il dit: - ---Je m'étais bien douté... quand j'ai vu la bourriche... - -Nous étions dans le petit salon aux tapisseries. Il y avait là les deux -jumeaux Courtois, en uniforme de collège; ils étaient côte à côte, le -dos à plat sur le siège d'un divan, les quatre jambes en l'air contre le -mur; le bas de leur pantalon retombait et l'on voyait leurs chaussettes -et leur peau; ils ne nous firent pas l'honneur de se déranger; mais ils -riaient follement d'être vus dans cette attitude. - -On entendait un murmure de voix venant du grand salon. - -Pour moi, j'avais du coup perdu la tête; je ne savais ce que je faisais. -Mes yeux se portèrent instinctivement vers le point le plus redoutable, -c'est-à-dire M. Plancoulaine. Il occupait toujours la même place, à -proximité d'un piano à queue. Il était fort rouge. D'un coup d'oeil -rapide, il reçut l'impression de l'acte de vasselage que nous venions -accomplir, et puis il fit comme s'il ne nous avait pas vus, et continua -de causer très fort avec un jeune homme aux cheveux roux qui avait le -cou long et une pomme d'Adam volumineuse. Mais madame Plancoulaine -s'avançait déjà et nous tendait la main de la manière la plus aimable. -Elle m'embrassa; je reconnus le chatouillement du poil nombreux qu'elle -avait au menton; puis elle me lança si fort sur son mari que je faillis -m'étendre sur le parquet. J'ai cru comprendre, depuis, qu'elle tenait à -ce que son mari m'embrassât avant d'être abordé par mon père, afin de ne -pouvoir lui faire trop mauvaise mine pendant qu'il tiendrait son fils -dans ses bras. M. Plancoulaine m'attrapa au moment où je glissais et -m'éleva pour m'embrasser. J'entendis qu'il disait à mon père: «Bonjour, -Nadaud,» dans mon oreille. Peut-être profita-t-il de ce qu'il employait -ses deux bras à me soutenir pour ne point lui donner la main. Toujours -est-il qu'il ne la lui donna pas, et ne me posa à terre que pour saluer -petite-maman. - -L'ordre était rétabli. Chacun recommençait à causer. - -Il y avait là le neveu Moche et «les fillettes» qui ne se mariaient -toujours pas; il y avait toute la famille Capdevielle et l'institutrice -anglaise, les Gantois, madame Gentil, le colonel Flamel, les trois -jeunes soeurs du docteur Chevalière, que l'on pressait de questions -parce que le bruit courait que déjà leur frère, malgré ses succès, -quittait Beaumont, pour s'installer à Paris. A notre grand regret, nous -ne vîmes ni la cantatrice ni M. Théodore: ils étaient justement en -excursion. - -Madame Plancoulaine remarqua que nous étions isolés, et elle vint -entretenir la petite-maman; elle lui parla de la saison et de sa -toilette. Petite-maman répondait sur un ton cérémonieux qui lui donnait -l'air d'une étrangère. Mon père, pour n'être pas muet, essayait -d'attraper une bribe de la conversation et d'y prendre part. Il -cherchait des yeux un secours. Que Clérambourg n'était-il là! il fût -venu lui parler sans doute. Gantois s'en gardait bien, ainsi que nombre -d'autres «ralliés» à notre cause depuis que nous habitions la maison -Colivaut; ni eux ni Gantois ne risquaient un geste en notre faveur chez -M. Plancoulaine, tant que le maître n'aurait pas témoigné qu'il -admettait le «transfuge» à résipiscence. - -Dans un de ces moments d'accalmie que subit une conversation nombreuse, -on entendit contre la porte du salon le choc d'une bombe; la porte -s'ouvrit, et les jumeaux Courtois, formant une seule boule, roulèrent -sur le parquet. Ils jouaient aux lutteurs; ils se tenaient à -bras-le-corps, fort étroitement, et, la cloison franchie, ne se -lâchaient encore pas. M. Plancoulaine se leva tout debout et jura comme -autrefois: - ---Nom d'une boutique! fichez-moi le camp d'ici tous deux, grands -nigauds! - -Le papa Courtois n'était pas là; les relations, comme on nous l'avait -dit, devaient être froides avec le notaire; il envoyait, il est vrai, -ses fils, mais M. Plancoulaine était pour eux sans égards. - -Nul indice ne pouvait nous être plus favorable, puisque M. Plancoulaine -virait d'un notaire à l'autre. Mon père dut reprendre courage. - -Il était très ennuyé de n'avoir ni dit un mot à M. Plancoulaine ni reçu -un mot de lui. Il manoeuvrait pour s'approcher de lui chaque fois qu'il -y avait un mouvement dans les groupes. Il se rendit utile en allant -refermer la porte, que les jumeaux avaient laissée entr'ouverte. Quand -il se retourna pour reprendre sa place, je vis qu'il payait d'audace: un -tabouret turc, qui servait à déposer un plateau, était libre près de M. -Plancoulaine; il s'y dirigea tout droit. Je le suivais des yeux; je me -disais: il tourne sa langue et prépare le mot qu'il va adresser à l'ogre -en s'asseyant; car, il n'y a pas à dire, s'il va s'asseoir là, c'est -pour entamer le feu. Ou on lui répondra, ou bien non; et alors nous -n'avons plus qu'à nous retirer; nous en sommes de nos frais de -bourriche. - -Il s'assit et se tourna rapidement vers la grosse face bourrue et rouge -de M. Plancoulaine, en ouvrant la bouche; un son en sortait que je -n'étais pas seul à épier. Mais M. Plancoulaine, qui n'avait pas eu l'air -de le voir et ne l'avait peut-être pas vu, adressa au même instant un -«Chut!» impératif à toute l'assemblée; le jeune homme au long cou calait -sa pomme d'Adam avec le talon de son violon. - -Le morceau parut long. Dès qu'il fut achevé, grand remue-ménage. Mais le -jeune musicien, qui semblait dédaigner tout le monde, s'emparait -aussitôt de M. Plancoulaine comme de l'auditeur le moins profane; et il -lui parlait dans le nez, avec passion, avec volubilité, avec énervement. -Il éclaircissait par la parole ce que sans doute on n'avait pu -comprendre, à cause de la nouveauté de son art. Son nez se pinçait, ses -narines frémissaient, de grosses veines en zigzag se gonflaient à ses -tempes. Il chantonnait tel passage où il avait voulu faire entendre le -bruit de la rue de la grande ville, le matin, avec le lourd vacarme des -camions et des omnibus, le pas des chevaux de fiacre, le cri des -marchands ambulants et jusqu'à la démarche hâtive et légère des -trottins. Il disait: - ---Leurs bottines ne sont pas neuves, entendez-vous bien? Ce ne sont pas -des bottines de femmes élégantes, qui sont tenues en forme par -l'embauchoir; ce sont des bottines dont l'empeigne est élargie, qui ont -été souvent à l'eau et qui, dans la boue de la rue Montmartre, font -«pfoui... pfoui...». - -Plusieurs personnes affirmaient qu'elles comprenaient parfaitement; mais -le musicien n'en croyait rien, et il suait sang et eau à donner à son -explication une nouvelle vigueur. Il avait aperçu petite-maman, et, -probablement parce qu'il la trouvait jolie, il s'adressait à elle, ce -qui la fit pénétrer dans la conversation générale. - -L'excellente madame Plancoulaine, en maîtresse de maison accomplie, ne -perdait pas un détail de ce qui se passait; elle devinait l'angoisse de -mon père; elle le secourut. - -Elle arriva sur nous, trottinant entre les groupes, et me demanda si -j'avais goûté. Mon père lui dit que oui; elle ne voulut point -l'entendre; elle m'entraîna par la main et prit le bras de mon père, -sous prétexte de nous montrer quelque chose «qui en valait la peine». - ---Quant à votre femme, dit-elle, on se l'arrache. Laissons-la. - -Elle nous mena à la salle à manger et courut au buffet. Elle en tira une -terrine de terre brune vernissée qui portait un animal couché, -grossièrement modelé sur le couvercle. Elle découvrit la terrine: - ---Sentez-moi ça! dit-elle. - -Il nous monta aussitôt l'arome exquis de ces pâtés de ménage que l'on ne -sait faire qu'en province, dans les bonnes maisons. Cela sent le jardin -potager, les allées bordées de thym et de romarin, le four chauffé aux -bourrées de genièvre, la bruyère et l'herbe courte des landes que les -moutons broutent, où poussent les mousserons et les champignons roses. -Le contenu était un dôme de forme ovoïde, de la couleur d'un bronze -roux, avec une agrémentation de bandes de lard doré à demi fondu, -semblant grésiller encore, et de petites feuilles de laurier cuites -aussi et pareilles à des ornements de cuivre verdâtre; une graisse -neigeuse enchâssait le tout à la paroi craquelée, d'un bleu de lait. - -C'était un pâté composé avec le gibier de la «bourriche». - ---Saprelotte! dit mon père, madame, votre talent ne faiblit pas! - -Elle avait déjà plongé un couteau dans cette pâte merveilleuse, et, à -petits coups saccadés, elle découpait d'une main sûre des tranches -larges et minces. - ---C'est trop juste, dit-elle, que ce soit vous qui l'entamiez. - -Elle courait à la porte, appelait la bonne, demandait des assiettes et -du pain. Mon père s'excusait, jurait que son estomac ne supportait rien -entre les repas. - ---Asseyez-vous là! dit-elle. - -Et elle nous mit la fourchette à la main. - -Elle avait l'oreille au guet; elle voulait savoir si l'on entrait au -salon, si l'on en sortait, tant elle tenait à être à tout le monde à la -fois. - ---Eh! mangez donc! dit-elle; il faut bien fêter le retour de l'enfant -prodigue... - -Elle sourit et s'éclipsa sur cette bonne parole. - -_Le retour de l'enfant prodigue!_ Ce fut là-dessus que nous fûmes -laissés vis-à-vis du pâté de gibier provenant de la bourriche. Matière à -méditation! Mon père mangeait, ma foi, pris à la succulence de la -terrine. Méditait-il? - -Il ne songea pas à s'offusquer du sens donné par madame Plancoulaine à -la brouille que terminait le fait de manger ce pâté; c'est qu'il -mendiait plus bas encore! C'est qu'étant venu ici, s'étant informé de la -santé du domestique, ayant mangé dans la main de la maîtresse de maison, -une chose lui manquait: un mot du maître, l'estampille de la -réconciliation. - -Nous rentrâmes au salon. - -Le jeune homme à la pomme d'Adam suppliait petite-maman de se faire -entendre. Il arrivait de Paris et ignorait la délicatesse de notre -situation. La jeune femme se dérobait, faisait des façons, était fort -embarrassée. M. Plancoulaine dit tout à coup: - ---Jouez donc, madame, je vous en prie. - -Elle n'avait plus qu'à obéir. Elle ôta ses gants et s'assit au piano. -Mon père retourna à son tabouret, près du maître. Il n'eut pas à parler -à M. Plancoulaine; sa femme entamait une rhapsodie de Liszt. - -Elle avait au piano l'audace d'un rossignol qui chante; elle ne doutait -point d'elle et jouait avec une facilité si heureuse qu'elle obtenait -grâce devant tous. Elle massacrait Beethoven, mais interprétait un -Chopin, un Liszt, et les Tchèques et les Russes avec une liberté qui -vous laissait stupéfaits, incertains, mais ravis. - -Elle plaisait au jeune musicien. Il donna le signal des -applaudissements, se leva, parla encore, caractérisa avec feu la nature -de ce talent, qui, disait-il «avait l'odeur du steppe». Tout le salon -pour petite-maman eut un moment les yeux du jeune musicien. M. -Plancoulaine, flatté d'avoir fait entendre «quelqu'un» à un artiste de -Paris, applaudit lui-même. - -Alors je vis mon père, enhardi, qui se disposait à lui parler. Il -s'était encore une fois rapproché de lui. Il allait parler, quand M. -Plancoulaine, qui probablement suivait son jeu, lui lança pour toute -politesse, en me désignant du doigt: - ---Qu'est-ce que vous allez faire de cet enfant-là? - -Il avait jeté son aumône. Il dédaigna la réponse. Mon père disait: - ---Mais je vais le mettre au collège à la rentrée... - -M. Plancoulaine avait déjà tourné la tête et causait musique avec le -compositeur. - -Mon père fit signe à sa femme qu'il était temps de nous retirer, et il -profita du brouhaha, qui durait encore, pour saluer à distance M. -Plancoulaine, sans lui tendre la main. - -Madame Plancoulaine nous reconduisit. Elle descendit avec nous les -marches du perron, en nouant sous son menton les brides d'un chapeau de -jardin. - ---Mais, madame, ne vous donnez donc pas la peine, je vous en prie! - ---C'est trop aimable à vous, madame... nous ne souffrirons pas!... - ---Allons donc! dit madame Plancoulaine, il y a trop longtemps que je ne -vous ai vus! Je suis sûre que c'est moi la plus contente... - ---Mais nous le sommes, madame, veuillez le croire. - ---A la bonne heure! Il y aura plus de joie au ciel pour un seul pécheur -converti que pour cent justes qui... - -Elle coupait aux églantiers une demi-douzaine de roses magnifiques: - ---Prenez ça, ma belle! - -Nous dûmes nous confondre en remerciements. Il fallait, bon gré mal gré, -se déclarer ses obligés. Elle nous conduisait jusqu'à la ferme. Par les -fenêtres des cuisines les domestiques étaient témoins de l'honneur qu'on -nous faisait. Une porte s'ouvrit tout à coup, et la cuisinière, -Françoise, vint vers nous, tenant un chien sur le bras. Elle nous -adressait de loin force petits saluts; son oeil parlait; elle aussi -«s'était bien doutée quand elle avait vu la bourriche». Elle dit en -arrivant près de nous: - ---C'est Mirza, la soeur au petit chien de monsieur et madame Nadaud. -Monsieur et madame vont bien? - ---Mais oui, Françoise; merci. Ah! voilà donc «la soeur» dont nous avons -tant entendu parler! - ---C'est comme ici, dit madame Plancoulaine, vous ne vous doutez pas -combien on nous rebat les oreilles de votre chien Paletot. Il faudra -nous l'amener la prochaine fois. - -Les domestiques, de part et d'autre, avaient poussé au traité de paix. -Si la mère Fouillette trouvait que nous dînions trop souvent à la -maison, les gens, chez les Plancoulaine, reprochaient aux jumeaux -Courtois de «hacher» les canapés et le jardin. - -Nous prîmes congé au seuil de la ferme. - ---Eh bien! dit petite-maman, j'espère que ça s'est bien passé! - ---Oh!... fit mon père, la pilule a le goût amer; mais j'espère que -l'effet sera bon. - -Il se défendit de ternir l'heureuse impression qu'emportait sa femme; il -sentait qu'elle avait là retrouvé sa vie, c'est-à-dire du monde. Quant à -lui, il ne doutait pas qu'il dût reprendre pied promptement dans la -maison en s'avilissant de nouveau, et le plus fréquemment possible, -devant M. Plancoulaine. - - - - -XIII - - -Nous rencontrâmes M. Clérambourg sur le pont. Nous n'avions pas à lui -apprendre d'où nous venions. Il dit lui-même à mon père: - ---Maintenant que _c'est fait_, je puis vous confier que par votre -démarche vous avez rendu un fier service à Plancoulaine... - -Mon père leva les sourcils et jeta son corps en prière. - ---Oui, continua Clérambourg, Plancoulaine est à couteaux tirés avec -Courtois, et il ne savait pas à qui confier le soin de ses affaires. - ---Ah! dit mon père, j'aurais aimé savoir plus tôt que les choses en -étaient à ce point: j'eusse fait là-bas meilleure figure. - -Ces messieurs s'approchèrent du parapet et regardèrent la maison neuve, -qu'on appelait déjà «le château Moche», et qui s'élevait au bout du -pont, presque en face du jardin du presbytère. C'était une construction -prétentieuse, avec deux petites tourelles crénelées, et une terrasse à -balustrade, sur la rivière, le tout destiné à imiter et surpasser les -agréments de la maison Colivaut. - ---Courtois, dit M. Clérambourg, a eu la négligence de laisser construire -ces tourelles sans consulter l'état des servitudes. Or, monsieur Phébus -qui, depuis un an et plus, regarde placidement, de sa barque, pousser le -château Moche, vient d'élever la prétention d'en faire raser la toiture -et les tours, attendu qu'il est propriétaire d'une bicoque située -derrière et qui jouit, sur le terrain Moche, d'une servitude de «non -bâtir». - -M. Phébus était debout dans sa barque au pied du mur du presbytère. La -flotte de liège oscillait comme un pendule scandant la marche -infaillible du temps propice aux haines patientes. Au-dessus de sa tête -s'étendait le jardin en friche où les plantes, les bêtes et un saint -homme louaient Dieu. La rivière sombre et profonde, toujours même et -toujours nouvelle, coulait indifférente sous un doux ciel léger où -semblaient voleter des jupes de ballerines. - -Nous continuâmes notre chemin. Je me rappelais le retour de la visite -aux Plancoulaine, qui avait marqué le début de notre période de -malheurs. Le retour d'aujourd'hui en célébrait la clôture. Là-haut, au -fin bout de la rue, la maison Colivaut ne représentait plus le but un -peu chimérique de nos efforts; la maison Colivaut était à nous. Les -passants, les boutiquiers ne nous regardaient plus comme des gens qui -ont eu le front de regimber contre un caprice tyrannique unanimement -accepté; ils nous enveloppaient de cette bienveillance qu'on n'accorde -qu'à ceux qui se sont soumis à la loi commune. Nous étions désormais -d'accord avec l'opinion publique. - -Quelque chose, je ne sais quoi, en ma conscience d'enfant, se révoltait -contre la platitude de ce résultat. Les péripéties de la guerre me -plaisaient mieux que cette médiocre paix; je regrettais que l'aventure -fût finie. - -Nous montions la grande rue. Je marchais devant mes parents. Ils -m'avaient appelé; je ne les avais pas entendus. J'allais toujours, -l'esprit perdu dans des «imaginations». Le désir autrefois ressenti en -montant dans la voiture de mon père, ce désir de fuite éperdue dans -l'air libre, au-dessus des toitures, des campagnes, des routes et des -rivières, me soulevait de nouveau avec ses suffocations et son vertige. -Je voyais la rue qui montait, qui s'arrêtait à la porte aux pattes de -biche et au mur à balustrade de la maison Colivaut; et je voulais que -cette rue ne s'arrêtât point, qu'elle crevât la maison Colivaut, qu'elle -escaladât la colline et, par delà la colline, qu'elle escaladât d'autres -obstacles, qu'elle montât plus haut! Je gravissais ces pentes; je voyais -se rapetisser Beaumont, se ratatiner son monde, et la maison -Plancoulaine elle-même devenir quelque chose de moindre qu'une -fourmilière... Alors, là-haut, je voyais... Je voyais quoi?... Ah!... -voilà. J'avais beau faire effort, être certain que quelque chose -apparaîtrait là-haut, un brouillard m'aveuglait. - -J'arrêtai mes pas réels, au milieu de la place, devant la statue -d'Alfred de Vigny. Ce grand homme de bronze, à la figure étrangère et -hautaine, fut le premier objet qui me frappa au sortir de mon rêve. -Était-ce lui qui émergeait du brouillard? était-ce lui qu'on voyait -encore quand on regardait de plus haut que la maison Colivaut, de plus -haut que la colline et de plus haut que d'autres collines encore? Des -voix criaient derrière moi: - ---Riquet!... Riquet!... - -Je me retournai. - ---Riquet! mais c'est Marguerite Charmaison!... C'est Marguerite -Charmaison! - -Je fis à part moi: «Ah! oui, Marguerite Charmaison, qui cherche depuis -plus longtemps que moi! Marguerite Charmaison, qui a eu de plus grands -désirs que moi-même. Elle doit savoir, elle, ce que l'on voit quand on -s'est donné beaucoup de peine pour monter, pour escalader collines et -collines!...» - ---Riquet! Riquet!... On te dit que c'est Marguerite! - -En effet, Marguerite Charmaison était là. Elle arrivait de Paris; elle -présentait sa mère, que nous n'avions jamais vue à Beaumont. Elle savait -déjà que nous venions de chez les Plancoulaine et nous en félicitait. -Elle dit: - ---J'irai vous annoncer une nouvelle. - -D'une jeune fille ordinaire, cela eût signifié évidemment un mariage. -Mais de Marguerite, que pouvait-on prévoir avec assurance? Peut-être -avait-elle vendu un tableau à l'État? ou découvert une nouvelle -vocation? peut-être avait-elle recouvré ses goûts anciens: elle entrait -au théâtre? elle se faisait religieuse? elle décidait de pleurer sa vie -entière le souvenir du jeune lord anglais ou du grand cardinal?... Ou -bien elle avait culbuté la philosophie allemande?... émancipé le sexe -féminin?... découvert la formule de l'Art?... Rien de tout cela ne me -paraissait ridicule ni au-dessus des forces de Marguerite. Je résumais -mes suppositions en disant: «Qu'elle a de la chance! elle a trouvé!» - - - - -XIV - - -Elle vint nous voir, dès le lendemain, avec sa mère. Le soir tombait; -nous étions au jardin. - -Marguerite était plus jolie qu'autrefois. Sa taille s'était haussée, son -buste développé; ses yeux étaient calmés. Il y avait dans ses traits une -harmonie nouvelle; tout y semblait plus mûr, plus achevé, plus aisé et -en équilibre. Elle conservait la même ardeur; sa voix avait le même -accent de passion contagieuse qui eût fait le succès d'une comédienne; -mais l'inquiétude, l'angoisse fiévreuse s'en étaient allées de toute sa -personne. On la sentait, à ses mouvements, à ses paroles, à son silence -même, décidément heureuse. - -Elle prit à part petite-maman et lui glissa rapidement quatre mots à -l'oreille qui lui firent faire: «Ah!» Ce devait être «la nouvelle». -Marguerite ajouta tout haut: - ---Ce ne sera officiel que dans quelques jours. - -Petite-maman dit: - ---C'est une confidence. - -On n'en parla point. - -Nous avions gravi l'escalier aux marches branlantes, sous le prunier de -mirabelles, et nous nous promenions dans la grande allée bordée de buis -qui côtoyait le cadran solaire. Je me tenais autant que possible à -proximité de Marguerite, sans toutefois lui parler, car elle -m'intimidait plus que jamais depuis que je la croyais en possession du -mystère qu'elle avait si ardemment cherché. De temps en temps je -relevais les yeux vers elle; je la considérais et la vénérais comme un -tabernacle qui contient une substance sacrée. J'avais si grand besoin de -voir quelqu'un qui fût grand, qui fût beau, qui fût au-dessus du commun -des hommes! - -Nous passions et repassions près du cadran solaire. Bien que j'eusse -déjà vu beaucoup de gens passer par là, je m'étonnais toujours qu'aucune -personne ne fût amenée, par la vue du double triangle de métal et -d'ombre, des grands chiffres deux fois séculaires, par l'aspect -mélancolique et charmant de la pierre à demi rongée, à demi revêtue -d'une mousse de velours, ou enfin par la grave inscription latine, à -donner à l'entretien un tour moins terre à terre et moins plat. LÆDUNT -OMNES, ULTIMA NECAT (Toutes les heures nous blessent, la dernière nous -tue). Non! non! Les regards effleuraient la pierre, les esprits n'en -étaient pas touchés. Les femmes parlaient toilette ou potins locaux, les -hommes affaires ou politique. Jamais je n'avais entendu le ton se -hausser. - -Entre madame Charmaison, Marguerite et petite-maman, s'agitait pour le -moment la question de la prééminence du _Bon Marché_ sur le _Louvre_ ou -du _Louvre_ sur le _Bon Marché_. - -Marguerite remarqua que je suivais ses pas. Elle dit: - ---Comme il est sage, cet enfant! - -Puis elle me demanda si j'allais toujours chez ce bon monsieur le curé. -Je dis: «Oui.» J'étais rouge. J'avais bien envie de lui parler; je ne -pus que lui dire: - ---Vous souvenez-vous, lorsque vous m'avez mis les deux mains sur les -yeux, auprès du cadran solaire? - ---Mais certainement! dit-elle. - -Cela lui donna l'idée de revoir le cadran. Elle me prit la main, et nous -nous en approchâmes. J'avais assez grandi pour avoir toute la tête -au-dessus de la table; Marguerite se pencha sur moi, son menton -s'appuyant sur mes cheveux, et mon menton à moi sur le cadran. Je -sentais le souffle de Marguerite, et sa main sur mon épaule. Un frisson -me passa par tout le corps. Elle me dit: - ---Est-ce que vous avez froid? - -Non! je n'avais pas froid! Nous étions là tous les deux sur cette pierre -où je m'étais accoutumé à voir une sorte d'intermédiaire entre le Ciel -et moi, où j'attendais depuis si longtemps un mot qui s'inscrivît là -pour moi, à côté de la vieille sentence latine. Marguerite, pour moi la -créature la plus sublime et la plus belle que j'eusse connue, Marguerite -ayant trouvé sa vocation, et toute radieuse de l'avoir enfin trouvée, -Marguerite n'était-elle pas la voix d'en haut qui allait prononcer le -mot magique qui épargne aux enfants passionnés les inquiétudes de -l'adolescence? - -Elle brûlait en effet de faire sa confidence à tous ceux qu'elle voyait; -je crois qu'elle l'eût faite aux roseaux. Tandis que j'étais là, -tremblant, haletant, savourant d'avance le souffle qui m'allait -enchanter, elle me dit sur le front: - ---Riquet! tu sais, je me marie! - -Puis plus bas, plus mystérieusement, et cette fois dans l'oreille, où je -sentis ses lèvres: - ---... Avec le docteur Chevalière! - -Et elle m'abandonna tout à coup. Elle avait rougi en disant le nom de -celui qu'elle aimait. - -Tel était l'aboutissement de toutes les fièvres de Marguerite -Charmaison. Adieu images d'OEdipe et de Newman! adieu mourant lord -Wolesley! adieu Kant! adieu revendications féminines! adieu grand Art! -Elle avait rencontré un beau jeune homme; elle l'aimait; elle -l'épousait. - -Quand ces dames nous quittèrent, je m'en allai sur la terrasse et -m'accoudai à la balustrade. Marguerite descendait la rue avec sa mère. - -Je reconnus, à la terrasse du café, au milieu de ces messieurs du -Conseil, le docteur Troufleau. A la pensée de l'émotion qu'il allait -avoir, mon coeur sauta. Ces dames arrivaient au carrefour: le docteur -les avait vues. Elles furent jointes par une dame en noir avec qui elles -causèrent un instant, et, comme elles allaient se séparer, je vis que -Marguerite se penchait à l'oreille de la dame en noir: elle lui faisait -sa confidence. Troufleau était éloigné de quatre pas à peine; il eût pu -l'entendre... - -Il salua ces dames en se levant tout debout; son chapeau haut de forme -décrivit un grand arc de cercle; un pan de sa redingote renversa -probablement une cuiller et un verre; le bruit en vint jusqu'à moi. -Marguerite tourna la tête, l'aperçut et lui rendit son salut. - -Ces dames s'éloignèrent encore; je les vis disparaître vers l'église. Le -silence du soir se répandit. Parfois la voix d'un des buveurs, au café, -éclatait comme une vitre qu'on brise. On percevait très nettement le -choc des soucoupes. Un chien traversait la place. Une femme allait à la -fontaine. Je vis, au travers d'un rideau de mousseline, à la lueur d'une -petite lampe, madame Auxenfants qui fricotait. M. Fesquet fumait la pipe -à la fenêtre. Mesdemoiselles Tiffeneau et mademoiselle Bouquet revinrent -de leur promenade en chantant. - -Puis, à l'heure du dîner, tous les bruits moururent, et la rue, en toute -sa longueur, semblait traverser une ville abandonnée. Seule, au milieu -de la place, demeurait la statue du poète. - -De ma balustrade, je regardai encore une fois cet être inconnu de tous -et dominant tout le monde de sa mine altière. Il restait étranger à nos -rumeurs, à nos disputes, à nos bassesses. Il paraissait désespéré, et -pourtant calme. Était-ce à cause de ce qu'il voyait à ses pieds? -était-ce à cause de ce qu'il voyait au loin? De son piédestal, voyait-il -les hommes mieux que nous? Voyait-il Dieu? Ne voyait-il rien? - -M. le curé m'avait dit, en m'expliquant les auteurs anciens: - -«Mon enfant, les pensées forment un jeu de patience merveilleux; il -s'agit de trouver entre elles un certain ordre. Tant que cet ordre n'est -pas trouvé, elles clochent entre elles et nous font mal; quand vous le -tenez, vous voyez Dieu.» - -Oh! comme j'essayais de mettre de l'ordre dans mes pauvres pensées; mais -j'étais trop jeune... Et personne ne m'aidait. - -La nuit était presque venue, j'eus moins de honte à commettre une -extravagance. Je ramassai dans l'ombre tous mes beaux désirs d'enfant, -écornés déjà aux réalités de la vie, et, au risque d'être pris pour un -insensé si quelqu'un m'entendait, je mis mes mains en porte-voix sur ma -bouche, et criai au poète: - ---Que voyez-vous? que voyez-vous? vous qui avez l'air d'être au-dessus -de nous! - - -FIN - - -E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--9558-11-12 - - - - - -End of Project Gutenberg's L'enfant à la balustrade, by René Boylesve - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT À LA BALUSTRADE *** - -***** This file should be named 63206-8.txt or 63206-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/2/0/63206/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: L'enfant à la balustrade - -Author: René Boylesve - -Release Date: September 15, 2020 [EBook #63206] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT À LA BALUSTRADE *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<p class="c"><span class="large">RENÉ BOYLESVE</span><br /> -<span class="small">DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p> - -<h1>L'ENFANT<br /> -<span class="small">A</span><br /> -LA BALUSTRADE</h1> - -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br /> -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br /> -3, <span class="small">RUE AUBER</span>, 3</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c large top4em">DU MÊME AUTEUR</p> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="3" class="titre">CONTES</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LES BAINS DE BADE</span> (épuisé)</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">vol.</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td colspan="3" class="titre">ROMANS</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LE MEDECIN DES DAMES DE NÉANS</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">vol.</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">SAINTE-MARIE-DES-FLEURS</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LE PARFUM DES ILES BORROMÉES</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">MADEMOISELLE CLOQUE</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LA BECQUÉE</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">L'ENFANT A LA BALUSTRADE</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LE BEL AVENIR</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">MON AMOUR</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LE MEILLEUR AMI</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">MADELEINE JEUNE FEMME</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES -CANARDS</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="small">LE BONHEUR A CINQ SOUS</span></td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">—</td></tr> -</table> - -<p class="c small gap">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.</p> - - -<p class="c small gap">E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="italic">J'offre ce livre, avec mes sentiments de gratitude, à -mes confrères et particulièrement aux Critiques qui, au -milieu de la production contemporaine si féconde, et si -riche en éléments de séduction, ont assuré un sort honorable -à des ouvrages comme <i>Mademoiselle Cloque</i> et -<i>La Becquée,</i> où je me suis imposé la plus grande sobriété -d'imagination et d'expression, pour fixer, presque à la -manière d'un historien, quelques traits de mœurs d'où se -puisse dégager un sens élevé.</p> - -<p class="italic">J'ose espérer que ceux qu'ont intéressés, dans le premier -de ces romans, le tableau de notre vieil esprit d'héroïsme -en péril, et celui de l'ingrate beauté du «conservatisme», -dans le second, se plairont à reconnaître, dans le présent -volume, le conflit muet, douloureux, et fréquent, de -l'idéalisme de l'enfance avec les relativités nécessaires ou -la comédie de notre vie de relations.</p> - -<p class="sign italic">R. B.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c xlarge">L'ENFANT A LA BALUSTRADE</p> - -<blockquote class="epi"> -<p>«Il se trouve, dans les trois quarts des -hommes, comme un poète qui meurt jeune, -tandis que l'homme survit.»</p> - -<p class="sign"><span class="small">SAINTE-BEUVE</span>.</p> - -</blockquote> - - - -<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>Je me souviens qu'un matin d'avril ou de mai -mon père me fit monter avec lui dans sa voiture -pour aller à la campagne chez ma tante Planté.</p> - -<p>La remise et l'écurie donnaient sur une ruelle -étroite et assez mal entretenue où l'on se heurtait -à des charrettes à bras, à des tonneaux et aux -appareils de M. Fesquet qui était bouilleur de -cru. Il n'y avait donc rien d'attrayant en cet -endroit, sauf peut-être une branche d'acacia fleuri -dépassant le mur de madame Auxenfants, et la -légèreté du ciel de Touraine. Cependant, au -moment où le cabriolet s'ébranla dans cette -vilaine ruelle, j'eus une singulière émotion heureuse.</p> - -<p>Je croyais être rempli d'une substance diffusible -et lumineuse qui tendait à s'évader en me suffoquant. -Je sentais frémir des ailes destinées à me -soulever dans l'air du printemps, au-dessus des -petites villes, des routes et des rivières. Dans ce -moment, il me sembla que j'embrassais par -avance non seulement la promenade que nous -allions faire, mais tout un avenir où de grandes -choses retentissaient, où je m'élançais avec bravoure, -un peu à l'aveuglette, armé seulement de -ma joie intime et d'une tendresse débordante.</p> - -<p>Qui n'a connu de ces instants d'ardent désir -où le cœur franchit le temps, l'espace et toutes -les bornes des lois physiques, pour donner foi -à je ne sais quel rêve de beauté? Mais je n'étais -qu'un enfant: je faisais bon marché des lois physiques -et des humaines!</p> - -<p>Au tournant de la ruelle, mon père me dit, en -me désignant du doigt une grande porte cochère -où des pattes de biche étaient appendues:</p> - -<p>—La maison Colivaut va être à vendre.</p> - -<p>Que la maison Colivaut fût à vendre ou bien -non, cela ne représentait pas grand'chose à mon -esprit, parce que je ne concevais pas qu'elle pût -être autre que nous ne l'avions toujours vue, -avec sa madame Colivaut en bonnet blanc à rubans -bleus, sa tourelle à clocheton, sa balustrade, son -orme et son marronnier, ses jardins en terrasses -et son cadran solaire.</p> - -<p>Il en était autrement pour mon père, évidemment, -car son œil brilla, sa lèvre se plissa avec -malice; puis tout à coup il fronça les sourcils et -son regard se fixa entre les oreilles de son -cheval.</p> - -<p>Mais il s'écoula bien du temps avant que la -maison Colivaut fût vendue.</p> - -<p>J'allai habiter, les trois années du veuvage de -mon père, à Courance, chez ma tante Planté<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. Mon -père se remaria. Ma tante Planté mourut. Madame -Colivaut vivait toujours, et rien n'était -changé à sa maison.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Cette période a fait l'objet d'un roman précédemment paru: -<i>La Becquée</i>.</p> -</div> -<p>Nous allions voir madame Colivaut au jour de -l'An pour lui faire nos politesses, et une deuxième -fois, généralement, au fort de l'été, parce qu'elle -était sujette à des étouffements que la grande -chaleur «rendait critiques», à ce que prétendait -le médecin, et l'on croyait lui adresser des adieux -définitifs. Mon père, étant son notaire, la voyait -plus souvent. L'hiver ou l'été, c'était un plaisir de -présenter ses hommages à cette vieille dame: au -jour de l'An, elle distribuait des bonbons qui -n'étaient pas du pays; à la belle saison, elle vous -permettait de passer le temps de la visite dans -les jardins.</p> - -<p>On disait «les jardins», quoiqu'il n'y en eût en -réalité qu'un seul; mais, sur la pente d'une -colline, ce jardin se trouvait distribué en -terrasses étagées, au nombre de trois, dont -la plus basse, qui portait tous les bâtiments -et s'agrémentait en parterre, faisait un retour du -côté de la ville par un terre-plein à balustrade -dominant la grande rue de Beaumont, dans sa -longueur, jusqu'à l'église.</p> - -<p>De tout Beaumont on voyait la maison Colivaut, -les balustres, la vieille porte cochère à pattes de -biche, le clocheton, l'orme et le marronnier.</p> - -<p>Pour moi, l'attrait véritable de cette maison, -c'était le cadran solaire.</p> - -<p>Il était situé dans le second jardin. On y accédait -par une douzaine de marches dégradées et -branlantes où le passage quotidien avait créé un -double sentier parmi la mousse. Lorsqu'on posait -le pied sur une certaine marche, on la sentait -osciller, et l'on croyait entendre le bruit sourd -de l'éclat lointain d'une mine. Un prunier de mirabelles -étendait ses fines branches au-dessus de -l'escalier, et il y avait toujours quelque fruit -qui pourrissait à droite ou à gauche, sur de jolis -oreillers moussus. Au dernier degré s'ouvrait une -large allée bordée de buis épais taillés à hauteur -de la main. Cette allée était coupée à angle droit -par une autre semblable, et, au croisement, s'élevait -le cadran solaire.</p> - -<p>Il est bien vain, sans doute, de rechercher les -causes de l'attrait qu'exercèrent sur moi, du premier -jour que je les vis, cette pierre ancienne, -cette petite table d'ardoise portant gravées les -heures du jour, ce triangle de métal et cette pointe -d'ombre mobile. Je devais me cramponner à l'aide -des mains et du menton pour lire l'heure et, en -outre, prendre garde d'endommager mes chaussures -contre la pierre et de piétiner le persil qui -croissait alentour. La table d'ardoise était divisée -par une profonde lézarde, et quand mes doigts -pesaient contre l'un des bords, une des parties -basculait et de petits insectes, trottinant comme -des tatous, sortaient de la crevasse et se livraient -sur l'ardoise à des girations éperdues. De beaux -caractères romains enguirlandaient l'hémicycle -des heures, dont j'avais voulu connaître le sens -dès la première fois: «<span class="sc" lang="la" xml:lang="la">Lædunt omnes, ultima -necat</span>» (Toutes les heures nous blessent, la dernière -nous tue).</p> - -<p>Cette inscription mélancolique, gravée depuis -plusieurs siècles, autant que la magie du soleil -qui venait là complaisamment traduire en chiffres -les étapes de sa course, me laissaient l'impression -que quelque chose se passait à cet endroit, -qui n'était pas tout à fait ordinaire. Ce carré -d'ardoise était en relations avec le ciel, et de ces -relations une grande vérité triste s'était dégagée, -formulée et imprimée là.</p> - -<p>Et je serais volontiers demeuré longtemps à -contempler ce cadran. Je guettais la pointe -d'ombre qui se promenait lentement sur les -petites rainures des quarts d'heure, comme si -elle eût été la plume de Dieu même, et j'osais -espérer qu'elle écrirait peut-être un jour un mot -pour moi.</p> - -<p>Si, par hasard, quelqu'un montait les marches, -je redoutais d'être surpris inerte et désœuvré. -Alors je rougissais comme si j'eusse fait mal, parce -que j'étais certain que l'on me trouverait ridicule. -Et je n'eusse jamais osé dire à personne ce -que je pensais, ni parler de mon plaisir. Cependant, -à part moi, j'avais ma fierté d'évoquer des -merveilles.</p> - -<p>C'est dans cette attitude qu'un jour je fus brusquement -secoué par quelqu'un qui était venu derrière -moi à pas de loup. Ce quelqu'un avait de -petites mains de fer qui s'appliquèrent sur mes -yeux comme des griffes, tandis qu'une voix qui -n'était pas désagréable demandait:</p> - -<p>—Qui est là?</p> - -<p>Puis elle commanda si impérieusement que je -crus entendre cingler un fouet:</p> - -<p>—Dites vite qui est là.</p> - -<p>Je ne disais rien, parce que je ne savais pas qui -était là. Alors on se mit à trépigner si fort que -l'on m'égratignait les talons:</p> - -<p>—Dites qui est là! Dites qui est là!… Mais -dites donc quelque chose, petit sot!</p> - -<p>Ce mot soulagea le diable qui m'écorchait, car -il ouvrit ses mains de fer. Ce diable était une -fillette, plus âgée et plus grande que moi, et qui, -malgré son agression, me parut élégante et jolie. -Lorsqu'elle vit le masque de clown, taché de -rouge et de blanc, que ses doigts m'avaient fait, -lorsqu'elle me vit si décontenancé, si ennuyé de -ce qu'elle avait osé me dire, elle en fut aussitôt -tout émue et m'embrassa. Elle m'embrassait avec -le même emportement qu'elle avait mis tout à -l'heure à me crever les yeux. Elle m'appelait son -«ami chéri» et voulait absolument se faire pardonner -ses violences. C'est moi qui fus confus; -j'étais fort sensible aux caresses; je lui dis que -je m'appelais Riquet; elle me dit:</p> - -<p>—C'est moi Marguerite Charmaison.</p> - -<p>Je la parai immédiatement de toutes les magnificences -conçues dans mes rêveries. Son ardeur, -ses élans et, tour à tour, sa grâce et ses câlineries -achevèrent de m'éblouir.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>A mon grand chagrin, je revis rarement Marguerite -Charmaison, parce que j'habitais encore -la campagne, tandis que ma jeune amie, qui -était la fille d'un député de Paris, ne venait à -Beaumont qu'aux vacances, voir la grand'maman -Charmaison. Sa mère, très parisienne, aimait -mieux les plages; son père, absorbé par la politique -et le goût des arts, partageait son temps -entre ses électeurs et l'hôtel Drouot.</p> - -<p>Moi, j'étais à Courance avec mon grand-père -et ma grand'mère Fantin, qui vivaient là, modestement, -d'une petite rente que ma tante Planté -leur avait léguée. Ils se félicitaient que mon père -n'eût pas la place de me loger chez lui à Beaumont, -ce qui l'obligeait à me laisser auprès -d'eux.</p> - -<p>Je ne fréquentais point d'enfants. Le pays -n'était pas très beau; mais l'habitude de m'y -promener seul ou silencieux, autrefois, aux côtés -de ma tante Planté, qui ruminait toujours de -graves affaires, avait fait naître en moi, dès cet -âge, je ne sais quel contentement à revoir sans -cesse les mêmes allées de noyers, les mêmes bois -de sapins, les mêmes prairies; à respirer la même -odeur en passant devant la porte ouverte d'une -grange, dans une cour de ferme ou à la lisière -de tel bois; à entendre le bruit du vent dans les -chênes ou dans le feuillage des pins. Mes idées -d'enfant se mêlaient à ces choses accoutumées -comme, chez les enfants des villes, elles se mêlent -à des visages; et je revenais à la maison avec la -satisfaction que l'on a après avoir causé avec -quelqu'un. Oh! tout cela ne me disait pas des -choses transcendantes; je ne savais même pas ce -que cela me disait, mais je me souviens très bien -que mon cœur était léger, léger, et comme soulevé. -C'est ce qui était cause, probablement, que -lorsqu'on me parlait de Dieu, par exemple, je le -voyais passer au-dessus des blés et au travers -des sapins sous la forme d'un souffle,—si l'on -peut dire,—d'un souffle doux et fort qui emporte -le cœur et donne envie de pleurer.</p> - -<p>Les paysans, les fermiers me saluaient au bord -des chemins, ou, de loin, au milieu d'une vigne, -redressaient l'échine, portaient la main à leur -casquette et restaient un bon moment tout debout, -à me regarder passer. C'est qu'ils voyaient encore -à côté de moi l'image de ma tante Planté, avec qui -ils m'avaient si souvent rencontré. Je sentais que -ce n'était pas moi seul qu'ils regardaient; cela -me rendait sérieux et me faisait courir quelquefois -un frisson. Quelques années auparavant, on -m'avait encore regardé comme cela parce que -j'avais perdu ma mère, et partout où je me montrais, -les yeux semblaient attirés par le vide que -sa mort avait creusé à côté de moi.</p> - -<p>A mesure que nous grandissons, nous traînons -ainsi un cortège d'ombres apparent pour les yeux -amis, et qui d'année en année s'accroît, mais -aussi s'allège en proportion, grâce à la brièveté -des mémoires.</p> - -<p>Une ou deux fois par semaine, je rencontrais -sur la route la voiture de mon père, qui venait -nous faire visite. Il arrêtait son cheval et me faisait -asseoir entre sa femme et lui.</p> - -<p>J'étais prévenu contre cette femme par ma -grand'mère, qui ne l'aimait pas, d'abord parce -qu'elle lui rappelait péniblement sa fille; ensuite -parce qu'elle était née en Amérique, quoique -d'une famille française; enfin parce qu'on la -jugeait trop jolie pour être ce qu'on appelle en -province une femme comme il faut. Je ne parvenais -pas à avoir pour elle une complète indifférence, -parce que j'aimais sa jeunesse et sa figure -et parce qu'elle sentait délicieusement bon. J'avais -vécu parmi des vieillards, et j'étais naturellement -attiré par sa fraîcheur. L'embarras que j'éprouvais -à la voir provenait de la difficulté de lui -donner un nom.</p> - -<p>Mon père m'avait ordonné de l'appeler «maman»; -ma grand'mère me l'avait défendu: -«Donne-lui tous les noms que tu voudras, m'avait-elle -dit; mais celui-là, jamais! entends-tu bien, -jamais! On n'a qu'une maman; la tienne est au -ciel: raison de plus pour lui réserver ce nom -dans tes prières… Mon Dieu! mon Dieu! si elle -t'entendait, de là-haut, le donner à une autre!…» -Dans son bonnet noir, elle faisait une tête si -extraordinaire, en disant cela, qu'elle me communiquait -une religieuse terreur. Je ne savais pas -du tout quel parti prendre. Au lieu de dire à -mon père: «Bonjour, papa,» je l'embrassais lui-même -sans rien dire; puis j'embrassais sa femme, -autant que possible en riant très haut, pour faire -du bruit. Cela ne réussissait pas toujours. S'il me -faisait observer: «Eh bien! on dit bonjour…» je -disais: «Bonjour.—Bonjour qui?—Bonjour, -papa.—Mais, à elle?—Bonjour… ou… ou…» -Dieu! que j'étais malheureux! Et le supplice -recommençait si elle me faisait un cadeau, ce -qui arrivait souvent, car elle désirait conquérir -mon amitié. Il fallait dire merci.—«Merci -qui?…» J'en ai encore la chair de poule!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>Mon père nous arriva un jour à Courance avec -l'air d'un homme qui apporte une bien bonne -surprise. Il n'était pas assis qu'il nous dit:</p> - -<p>—J'ai acheté la maison Colivaut.</p> - -<p>—Vous avez fait une sottise!</p> - -<p>Grand'mère lui lança cela d'un trait, avant de -prendre le temps de déposer ses lunettes, ce à -quoi elle ne manquait point d'ordinaire, lorsqu'il -s'agissait de choses importantes. Mon père, qui -était plein de son sujet et qui étouffait d'en parler, -répliqua:</p> - -<p>—Soit! n'en parlons plus.</p> - -<p>Et il se leva comme pour aller faire un tour de -jardin.</p> - -<p>Cependant grand'mère enrageait d'avoir des -détails. Elle alla jusqu'à la porte, dans le dessein -de barrer le chemin à son gendre; mais lui-même, -après avoir gagné la porte, en était revenu, car il -espérait bien qu'on allait parler.</p> - -<p>Tous les deux se promenaient de long en large. -Mon grand-père était assis à une petite table de jeu -et faisait des réussites. Lui, n'était pas nerveux et -ne se mettait pas aisément martel en tête. Après -deux minutes de silence qui parurent longues, -grand'mère s'arrêta devant son placide mari:</p> - -<p>—Eh bien! dit-elle, tu as entendu?</p> - -<p>—Qu'est-ce que j'ai entendu, ma bonne amie?</p> - -<p>—Tu ne pourrais pas nous accorder un peu -d'attention? Ton gendre dit qu'il a acheté la -maison Colivaut!</p> - -<p>—Inutile! inutile! dit mon père. Ma chère -belle-mère prétend que j'ai commis une sottise: -enterrons cette affaire.</p> - -<p>—Enterrons-la, dit grand-père.</p> - -<p>Cela lui était bien égal; il se remit à ses cartes. -Il disposait sur le tapis de drap vert ses petits -paquets en piles; il flattait du bout des doigts ses -narines velues et l'extrémité de son nez en cerise, -puis retournait un des bristols flexibles avec l'intérêt -d'un bébé qui ouvre une boîte de jouets. -Grand'mère frappa la table en son milieu, du plat -de la main, et les cartes sautèrent.</p> - -<p>—Casimir! mais c'est insensé! veux-tu me -faire l'honneur d'écouter, oui ou non?</p> - -<p>—J'entends bien, ma bonne. Nadaud dit: -«Enterrons cette affaire.» Mais quelqu'un qui -n'est pas enterré, là dedans, c'est madame Colivaut. -Elle vivante, vous n'habiterez pas sa maison, -que diable!</p> - -<p>—Il y a promesse de vente entre madame Colivaut -et moi, dit mon père; l'engagement, synallagmatique, -est conditionnel. «Au décès de -madame Colivaut», porte l'acte.</p> - -<p>—Mais, malheureux! dit grand'mère, vous ne -voyez donc pas que vous allez vous mettre tout le -pays à dos?</p> - -<p>—Comment! parce que j'achète une maison, -n'ayant pour m'abriter qu'une bicoque! parce que, -n'ayant pas l'emplacement d'un cabinet de toilette -pour ma femme, ni d'une chambre pour mon fils, -je me rends acquéreur d'un immeuble!… Eh -parbleu! que l'on dise ce que l'on voudra. J'use -du droit qui appartient à tout citoyen d'acheter, -quand il est en état de payer; et de plus j'accomplis -un acte de salubrité pour mon ménage. Qui -sait si l'obscurité, l'humidité de ma maison -actuelle, n'ont pas été la première cause d'un -malheur que nous déplorons les uns et les autres, -n'est-ce pas? Rappelez-vous le médecin qui soignait -votre fille: «Si elle avait pu être transportée -à temps au grand air…» L'a-t-il dit? -ne l'a-t-il pas dit, le jour même des obsèques? -Fichtre! Je n'ai pas envie de recommencer. Quant -à mon enfant…</p> - -<p>—Oui, oui, tout cela est très bien, dit grand'mère; -mais avez-vous songé aux Plancoulaine?</p> - -<p>—Que le diable emporte les Plancoulaine!</p> - -<p>—Non, mon ami, non, le diable n'emportera -pas si aisément les Plancoulaine. Pour commencer, -vous le premier, ne sauriez briser avec monsieur -Plancoulaine, sans perdre du jour au lendemain -les trois quarts de votre clientèle, composée de la -bourgeoisie, qui se réunit chez lui tous les jours, et -de la noblesse, qui, après l'avoir dédaigné quand -il était maire, sous l'Empire, lui fait les doux yeux -aujourd'hui que nous possédons un savetier à la -tête du conseil municipal. En second lieu, votre -femme ne se passera pas de la société qu'elle -rencontre chez les Plancoulaine, qu'elle ne rencontrera -pas ailleurs, retenez bien ce que je vous -dis, parce que l'on ne se voit que chez eux, parce -qu'ils ne permettront pas que vous voyiez qui que -ce soit hors de chez eux, et parce qu'ils sont assez -forts pour imposer leur volonté. Or, vous savez -que M. Plancoulaine guigne cette maison pour son -neveu Moche, depuis dix ans. Il me l'a dit cent -fois: «Je n'ai pas d'enfants, madame Fantin; la -consolation de mes vieux jours, ce sera d'avoir -mon neveu Moche à trois enjambées de chez moi, -au lieu de me donner la peine de faire atteler si -je veux embrasser les fillettes.»</p> - -<p>—Vous comprenez que si, pour éviter à Plancoulaine -de faire atteler, je dois me condamner, -moi et les miens, à vivre en un trou de taupe!…</p> - -<p>Grand'mère lui dit d'un air narquois:</p> - -<p>—Et c'est votre ami Clérambourg qui vous a -conseillé cet achat?…</p> - -<p>—Clérambourg est la prudence même: il ne -m'a caché aucun des inconvénients de l'affaire.</p> - -<p>—A la bonne heure!… Eh bien! mon cher, -vous aurez Clérambourg lui-même contre vous!</p> - -<p>—Clérambourg contre moi!…</p> - -<p>—C'est moi qui vous le dis.</p> - -<p>M. Clérambourg était le prédécesseur de mon -père en son étude, et son plus cher ami. C'était -un homme d'une vertu à toute épreuve et qu'on -ne prenait point en défaut.</p> - -<p>—Tout cela est bel et bien, dit mon père, mais -n'empêche que je sois seul à juger comme il convient -du prix de la santé de ma jeune femme et -de l'opportunité de faire une place à mon enfant -près de moi. Ce sont là de ces résolutions contre -lesquelles tous les raisonnements échouent.</p> - -<p>Du coup, grand'mère devint rubiconde. Par -surcroît de malheur, le maudit achat de la maison -Colivaut la priverait de son petit-fils. Elle l'avait -prévu; mais c'est autre chose de se l'entendre dire.</p> - -<p>J'étais accoutumé depuis mon plus bas âge à -assister en témoin solitaire aux scènes de famille. -Je savais en reconnaître de loin les signes avant-coureurs, -comme un paysan annonce la pluie. -Cependant je n'entendais pas les premiers bruits -du désordre sans être secoué d'un tremblement. -Alors j'invoquais le secours de je ne sais qui, en -tout cas, d'une puissance favorable que je croyais -volontiers près de moi; et il se produisait un -phénomène imaginaire qui peut être figuré à peu -près comme ceci: deux mains complaisantes se -liaient derrière moi en formant un siège suspendu, -suspendu à quoi? j'aurais été bien en peine -de le dire, mais sur lequel je m'asseyais solidement. -Aussitôt, le tabouret s'enlevait et allait se -fixer, non pas à une hauteur extraordinaire, mais -suffisamment hors de portée des gestes de ceux -qui s'allaient chamailler, comme qui dirait sous -la corniche, par exemple, de préférence dans une -encoignure. En vérité, je restais bien au milieu -de la bagarre; mais je voulais ne pas y être. C'est -ainsi que parfois, dans les rêves, on parvient à -dominer un cauchemar… Et, de là, je regardais, -comme d'un balcon, une scène qui a lieu dans la -rue.</p> - -<p>Grand'mère blessa immédiatement son gendre -dans la partie la plus sensible de l'amour-propre, -en lui disant que sa femme n'était pas capable de -prendre soin d'un garçon de mon âge.</p> - -<p>Il n'y avait pas grand mal; le fait, assez vraisemblable, -n'était guère méchant. Mais mon père -n'entendait point sa belle-mère parler de sa -femme sans qu'il flairât de machiavéliques embûches -sous l'expression la plus anodine. Et dans -ce que lui-même disait de sa femme, grand'mère -soupçonnait des sarcasmes ou pour le moins des -allusions défavorables à la mémoire de son premier -mariage.</p> - -<p>Toutefois, elle ne s'était jamais permis une -appréciation aussi libre. Mon père bondit comme -un chevreau. Il fit l'éloge de sa femme; il énuméra -de nombreuses qualités que j'ai oubliées; à -la fin, elle était un ange.</p> - -<p>—Eh bien! dit grand'mère, est-ce que l'autre -était moins parfaite?</p> - -<p>Cependant elle avait naturellement de l'ordre -dans l'esprit; elle revint au sujet, mais non pour -le traiter posément, hélas!</p> - -<p>—Voulez-vous savoir pourquoi elle n'est pas -capable de prendre soin d'un enfant? le voulez-vous?</p> - -<p>Il haussa les épaules.</p> - -<p>—Je me suis rarement trompée, toutes les fois -qu'il s'est agi de juger une femme, et j'ai pour -cela un pronostic. Eh bien! votre femme a gardé -pendant quinze jours, quinze grands jours, sur sa -robe de tarlatane… là, là, en plein sur l'estomac… -une tache! Ça crevait les yeux… Ça n'est -rien, je le sais, ça n'est rien! Mais une femme -qui a gardé pendant quinze jours une tache là -n'ira jamais voir si votre enfant a changé de chemise -ou pris son bain de pieds.</p> - -<p>Mon père trépignait; il claquait des doigts; il -voulait fuir, et il voulait rester aussi pour confondre -l'audace de sa belle-mère.</p> - -<p>Il saisit un argument qui était d'usage courant -dans la famille:</p> - -<p>—Parlons de savoir élever les enfants! quand -votre grand dadais de fils, à quarante ans sonnés, -végète encore à Paris et n'est pas fichu de gagner -sa vie!</p> - -<p>Le fils «qui ne gagnait pas sa vie» était la -tache de ma grand'mère. Il n'était point en son -pouvoir de la nettoyer. On la lui avait si souvent -reprochée qu'elle la voyait en effet sur elle-même, -et elle s'humiliait, à chaque fois, comme sous une -peine originelle, inexplicable, mystérieuse et, à -cause de cela, respectée.</p> - -<p>Le grand-père s'était levé; il époussetait, à coups -de chiquenaude, les revers de sa redingote, où -tombait de ses cheveux blancs une neige légère, -et il disait tantôt: «Nadaud!» et tantôt: «Célina!» -en s'adressant à son gendre ou à sa femme, -comme il l'eût fait à de petits chiens qui vont -déchiqueter, en jouant avec trop d'entrain, le -tapis de la table.</p> - -<p>Mon père s'écria:</p> - -<p>—Mais je ne sais pas ce que je fais là! Je me -demande pourquoi je vous écoute!… Allons, mon -petit, dit-il en se dirigeant vers moi, va faire ton -paquet, je t'emmène…</p> - -<p>—Où ça? cria grand'mère.</p> - -<p>—Mais chez moi, parbleu! Après ce qui s'est -dit ici!</p> - -<p>—Vous ne ferez pas ça!</p> - -<p>—C'est ce que nous allons bien voir!</p> - -<p>Ma pauvre grand'mère avait à ce moment-là -tout près de soixante-dix ans; la passion la soulevait, -mais la fatiguait vite. La menace soudaine -de son gendre acheva de l'ébranler. Elle voulut -courir à la porte et dire sans doute: «Vous me -passerez plutôt sur le corps!» mais son corps -même lui manqua. Ses joues devinrent blêmes, -ses yeux chavirèrent. Elle dit:</p> - -<p>—Mais ce n'est pas possible! ce n'est pas possible!</p> - -<p>D'autres paroles pressées lui emplissaient la -bouche sans produire plus de bruit qu'une grappe -de bulles de savon qui crève; mais de sa main -maigre et tremblante, autrefois jolie, elle décrivait -dans l'espace comme quoi c'était impossible que -l'on m'emmenât. Mon père n'avait pas de place -chez lui; il venait de dire qu'il n'avait pas de -quoi installer un cabinet de toilette pour sa -femme. Quand elle put parler, elle dit:</p> - -<p>—Vous voulez donc la mort de cet enfant? Je -la connais, votre maison, c'est un taudis, une -cave: des pièces sans jour, une cour sans un -rayon de soleil… J'y vois encore ma pauvre fille, -dans son fauteuil, cherchant de l'œil un coin du -ciel! Je l'entends: «Grand comme ça! si je voyais -grand comme ça de bleu, il me semble que je -pourrais guérir!»</p> - -<p>Elle abondait, sans y prendre garde, dans -le sens même des premières paroles de son -gendre, et elle s'étonnait de le voir tout à -coup souriant et arrondissant le bras et tendant -la main pour recueillir comme la manne les -choses sensées qu'elle disait enfin. Quand il -jugea la provision suffisante, lui-même l'arrêta -doucement:</p> - -<p>—Là! là! dit-il, tout beau!… Nous sommes -d'accord; c'est ce que je voulais vous faire constater -dès en arrivant: <i>ma maison est mortelle</i>, et, -n'ayant pas le choix, <i>j'ai donc bien fait d'acheter la -maison Colivaut</i>… Vous l'avez dit, vous l'avez dit! -Maintenant, je vous avouerai, entre nous, que je -ne suis pas fâché de vous laisser Riquet encore, -provisoirement, parce qu'il nous eût vraiment -gênés dans notre boîte. Mais, Dieu merci, la question -a été posée et même tranchée, et vous avez le -temps de vous préparer à le voir habiter avec -moi dès que j'entrerai en jouissance de la maison -Colivaut.</p> - -<p>Grand-père, qui sentait que c'était fini, dit -plaisamment:</p> - -<p>—Comment se porte madame Colivaut?</p> - -<p>—Mais, dit mon père, couci-couça… On redoute -pour elle les chaleurs.</p> - -<p>—Tranquillisez-vous, le journal nous prédit un -été torride.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p>Le dimanche, nous nous rendions grand-père, -grand'mère et moi, à la messe de Beaumont. -Puis l'on déjeunait chez mon père, et, l'après-midi, -l'on se rendait, avec tout ce qui avait un -nom dans la ville, chez les Plancoulaine.</p> - -<p>On privait les enfants d'aller chez les Plancoulaine -lorsqu'ils n'avaient pas été sages. Je ne saurais -dire au juste ce qui attirait dans cette maison, -car madame Plancoulaine avait au menton la -barbe d'un pâté de ménage qui moisit; elle embrassait -trop fort et trop longuement, et n'offrait -que du «raisiné», une confiture épaisse et fadasse -que l'on puisait dans des jarres de grès; enfin -M. Plancoulaine était quelque chose comme un ogre.</p> - -<p>Rien ne vaut contre les faits et les habitudes: -c'est chez les Plancoulaine qu'on allait, chez eux -que l'on se rencontrait, chez eux que l'on avait -plaisir à se voir.</p> - -<p>Le déjeuner chez mon père n'exerçait pas la -même fascination; d'ailleurs, il était d'institution -récente. On s'était imposé, d'un commun accord, -cette occasion hebdomadaire de se réunir,—comme -il arrive parfois dans les familles,—afin -d'échapper à la tentation de ne se point réunir du -tout. Et cette institution ne remontait pas plus -haut que l'époque de la grande querelle survenue -à propos de «la tache». Mon père n'ayant pu se -tenir de rapporter à sa femme les propos de -grand'mère, il y avait eu, à la première entrevue -entre les deux femmes, une algarade qui avait dû, -au bout d'une heure, s'apaiser et se terminer par -des concessions réciproques ou des excuses, scellées -d'une invitation à déjeuner. Cela se passait -au milieu de la semaine.</p> - -<p>—Voulez-vous demain? avait proposé la -jeune femme.</p> - -<p>—Attendons jusqu'à dimanche, avait dit -grand'mère, bien des choses se tasseront d'ici-là.</p> - -<p>On avait remis le déjeuner au dimanche.</p> - -<p>On s'y trouvait un peu contraints, la mésintelligence -fondamentale demeurant la même, malgré -les plus loyaux efforts à la dissimuler.</p> - -<p>Je m'en tirais, quant à moi, à assez bon compte, -depuis l'heureuse inspiration qui m'avait permis -un beau jour, d'inventer un nom à donner à la -femme de mon père. Pour un cadeau qu'elle -m'avait fait, j'avais dit encore et comme toujours: -«Merci.» D'ordinaire, c'était mon père qui -m'objectait aussitôt, d'un ton impératif: «Merci -qui?…» Cette fois, elle-même me dit, d'une voix -douce, en approchant de ma bouche sa joue parfumée: -«Merci qui?…» Mon cœur battit; je crus, -certes, commettre un sacrilège vis-à-vis de la -mémoire de ma mère; mais un terme moyen, -un terme qui me paraissait ménager les exigences -des uns et des autres, m'était venu, et je m'en -servis. Je dis: «Merci, petite-maman.» Elle courut -en faire part à mon père, qui fut ravi, -m'embrassa et n'appela plus sa femme, dans ses -rapports avec moi, que du mot composé que -j'avais trouvé pour ne pas dire «maman». Néanmoins, -devant ma grand'mère, je trouvais «petite-maman» -encore un peu fort et trop rapproché -du mot qu'elle m'avait défendu d'employer, et je -disais «petite-mère», par une nuance subtile.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p>Un dimanche, nous trouvâmes mon père très -agité. Il nous confia que le bruit du contrat passé -avec madame Colivaut était répandu, bien qu'il -eût essayé de le tenir secret jusqu'à la mort de la -vieille dame.</p> - -<p>—Et la santé de madame Colivaut, dit le -grand-père, est toujours excellente?</p> - -<p>—Excellente.</p> - -<p>—Ah! ah! dit grand'mère, je vous ai averti, -dès le premier jour, que vous auriez des ennuis; -vous avez paru faire fi de mes prévisions.</p> - -<p>—On ne prévoit jamais toute l'étendue de la -méchanceté des hommes!</p> - -<p>—Que voulez-vous dire?</p> - -<p>—Oh! rien de particulier… Je parle de la méchanceté -des hommes, c'est une façon de dire: il -y a de fières canailles!</p> - -<p>—Que s'est-il donc passé?</p> - -<p>—Mais je ne dis pas qu'il se soit passé quelque -chose.</p> - -<p>—Les hommes sont-ils méchants? reprit grand'mère. -Ils sont lâches plutôt… Ah! je vous concède -qu'ils peuvent commettre bien des atrocités -quand ils se sentent en nombre et que quelqu'un -donne le branle. Il suffit d'un individu intéressé -à mal faire: les autres suivent comme un troupeau -de Panurge, mais sans se rendre compte de ce -qu'ils font.</p> - -<p>Mon grand-père était pur optimiste. Il n'avait -eu toute sa vie que des déboires, ayant passé cinquante -ans dans les affaires, ayant été volé toujours, -ruiné dix fois, garanti seulement par l'âge -de recommencer l'aventure. Il se flattait d'avoir -connu bien des gens aimables et ne gardait rancune -à personne. Les événements ne le touchaient -plus que rétrospectivement, en évoquant le souvenir -d'une anecdote qui, comme au théâtre et dans -la littérature de son temps, se terminait toujours -bien.</p> - -<p>Il en raconta que nous avions entendues vingt -fois, mais qui allégèrent l'embarras où nous mettait -le tourment de mon père. Et après le déjeuner, -voyant que l'on manquait d'entrain, il nous -dit:</p> - -<p>—Allons fumer un cigare chez les Plancoulaine.</p> - -<p>—Déjà? fit mon père.</p> - -<p>—Vous ne dites pas déjà, d'habitude. Vous -êtes le premier à blâmer votre jeune femme lorsque -sa toilette la met en retard.</p> - -<p>—Mais il n'est pas deux heures.</p> - -<p>—Nous verrons chez les Plancoulaine monsieur -Charmaison, dit petite-maman; je l'ai aperçu ce -matin à la messe de huit heures avec ces dames.</p> - -<p>—Cet iroquois-là va à la messe? dit grand'mère.</p> - -<p>—Oh! pas à Paris, à cause de ses électeurs, -mais ici, à cause de sa mère.</p> - -<p>Grand'mère n'appelait jamais M. Charmaison -que l'iroquois. Il était député radical avancé, -d'une part,—quelques-uns insinuaient qu'il -avait failli se compromettre dans la Commune,—et, -d'autre part, distingué de sa personne, de -goût cultivé et homme du monde. Quelque chose -de la méfiance de grand'mère à son endroit -rejaillissait sur mon amie Marguerite.</p> - -<p>Marguerite Charmaison était élevée à la manière -libre, c'est-à-dire qu'on ne lui imposait -aucune morale, aucune religion, aucune étude. -Elle s'élevait elle-même, pour ainsi dire, et à sa -guise. C'est une petite, disait-on, qui tournera -mal. Deux ans auparavant, déjà, ne voulait-elle -pas entrer au théâtre parce qu'elle avait vu jouer -Mounet-Sully! Elle débitait chez les Plancoulaine -des tirades de Corneille et de M. de Bornier. Et -elle portait dans un carnet une photographie rognée -du célèbre comédien en Œdipe, les yeux -crevés et sanguinolents, horrible. «Comme cela, -confiait-elle en montrant cette terrifiante image, -on ne dira pas que c'est l'acteur et non l'art qui -me plaît.» Elle avait quatorze ans à peine! Mon -admiration pour elle atteignait le délire.</p> - -<p>Mon père alla plusieurs fois à son cabinet, sous -le prétexte qu'il avait entendu entrer des clients. -Petite-maman sonna la bonne pour lui demander -s'il était entré des clients: il n'était entré personne, -sauf le maître clerc Coqueugniot.</p> - -<p>Nous étions tous prêts et debout, attendant le -départ. Impatientés, nous passâmes dans la cour -où l'on montait à l'étude des clercs et au cabinet, -par un escalier extérieur.</p> - -<p>De la fenêtre du cabinet sortaient des nuages -bleuâtres qui allaient s'évanouir dans le feuillage -d'une glycine. On appela. Mon père parut aussitôt: -il était chez lui, tout seul, debout et fumant -un cigare.</p> - -<p>—J'y vais, je vous suis. Une minute.</p> - -<p>—Il est là, il n'a rien à faire; il ne fait rien, -dit sa femme. Il ne travaille pas en fumant et il -ne fume presque jamais. Quand il allume un -cigare, c'est qu'il est énervé.</p> - -<p>—Mais qu'a-t-il donc?</p> - -<p>—Est-ce que je sais? Cette satanée maison…</p> - -<p>—Ah! dit grand'mère, c'est bien pour vous -qu'il l'a achetée! Ma pauvre fille est morte dans -celle-ci, elle…</p> - -<p>—Je pense que vous ne me reprochez pas de -n'en avoir pas encore fait autant?</p> - -<p>Oh! sapristi! elles ne pouvaient pas échanger -trois idées sans se prendre de bec! que c'était -donc ennuyeux! Heureusement, mon père descendit -et nous partîmes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - - -<p>A ranimer seulement ce souvenir, l'odeur de -nos rues de petite ville, le dimanche, me revient -en bouffées que l'éloignement seul rend agréables. -Ces rues étaient bondées de paysans exhalant -l'ail et le vin, piétinant le crottin, imprégnés de -l'atmosphère de l'étable à bœufs. Ils se tenaient -au carrefour, en une masse immobile et impénétrable -qui envahissait aussi toute la place de la -Mairie, dominée par la statue hautaine d'Alfred -de Vigny, dont le noble et pur profil de bronze -n'évoquait absolument rien, à personne.</p> - -<p>On attaquait cette foule par les bords, en longeant -les maisons afin d'y prendre un point -d'appui; encore butait-on dans les colliers de cuir -de l'étalage du bourrelier, dans les seaux de fer-blanc -ou les sacs de graines, gras, bondés, boursouflés, -fermés étroitement par une cravate de -chanvre qui gaufre la toile en nombril d'andouillette. -Je voyais les enfants de mon âge se faufiler -dans cette forêt humaine en s'agrippant aux pantalons -des paysans et s'orientant avec un instinct -de sylvains entre les troncs cagneux de velours -côtelé. Mais ma grand'mère disait invariablement, -avant de pénétrer dans le fort de l'assemblée: -«Gare les puces!» et j'évitais avec soin -les contacts rustiques.</p> - -<p>On ne retrouvait ses aises que lorsqu'on avait -atteint le magasin élégant de madame Virevolière, -où ces dames se fournissaient de tout ce qu'elles -ne faisaient point venir de Paris; et l'on arrivait -sans trop de difficulté jusqu'à l'église, après avoir -respiré les émanations de la charcuterie à droite, -de la pharmacie à gauche, et le parfum du bois -de noyer chez le marchand de sabots. Après cela -venaient des maisons bourgeoises: celle de la -vieille madame de Grébauval, que l'on saluait à -sa fenêtre, du colonel Flamel, de maître Courtois, -le confrère de mon père, que l'on évitait de -regarder s'il se trouvait par hasard dans sa cour.</p> - -<p>Nous ne fréquentions point M. Courtois, bien -entendu, les deux notaires vivant à couteaux tirés; -et il était une des rares personnes que l'on ne -rencontrât chez les Plancoulaine qu'au 1<sup>er</sup> janvier. -C'est qu'ayant été autrefois leur notaire, il -avait été supplanté par mon père dans cette -qualité avantageuse. A l'écart des Plancoulaine, -M. Courtois ne pouvait voir beaucoup de monde -à Beaumont. Sa clientèle était rurale; il possédait -des propriétés et jouait au gentilhomme campagnard.</p> - -<p>M. Courtois avait deux enfants jumeaux, de mon -âge. Quand nous nous croisions dans la ville, les -jumeaux et moi, nous ne manquions pas de nous -toiser, du chapeau à la chaussure, comme des -femmes. Huit fois sur dix, à la suite de cet examen, -les jumeaux échangeaient une réflexion qui -les faisait rire, et je rougissais. J'eusse été fier -vis-à-vis d'eux, cependant, à cause de l'étude de -mon père, qui passait pour supérieure à l'étude -Courtois; mais j'étais seul: ils étaient deux; de -plus, ils montaient à cheval.</p> - -<p>Il paraît que M. Courtois était précisément -dans sa cour au moment où nous passâmes, ce -jour-là. Mon père le dit à sa femme, avec mystère, -quatre pas plus loin. Il n'avait pourtant -pas tourné la tête, mais il avait vu son ennemi. -Je surpris ses paroles, et d'un mouvement involontaire, -je me jetai en arrière pour voir la porte -par où mon père avait vu M. Courtois sans -remuer la tête. J'aperçus alors mon grand-père -et ma grand'mère, demeurés derrière nous. -Grand'mère se composait, elle aussi, une figure, -par solidarité de famille, en passant devant la -maison Courtois: elle abaissait les coins de la -bouche et, raidissant la taille, portait l'œil à -quinze pas. Mais mon grand-père était bien avec -tout le monde; il ne se gêna point pour regarder -dans la cour, et il allongea un grand coup de -chapeau à M. Courtois. Mon père disait en ce -moment à sa femme:</p> - -<p>—Je l'ai vu, comme je te vois, dans sa cour: -il mettait ses gants.</p> - -<p>—Non?…</p> - -<p>—Il mettait ses gants!… J'ai été prévenu par -lettre anonyme: nous allons nous rencontrer là-bas -nez à nez.</p> - -<p>—Ah! c'est donc cela!… Tu ne pouvais pas -parler plus tôt?…</p> - -<p>—Je ne croyais pas; j'attendais des preuves… -Il met ses gants, je l'ai vu; nous l'avons sur les -talons. S'il va chez les Plancoulaine aujourd'hui, -c'est qu'il y est convoqué; s'il y est convoqué, -c'est qu'on me nargue. Ma petite, il n'y a pas à -se le dissimuler, nous faisons aujourd'hui notre -dernière visite aux Plancoulaine.</p> - -<p>—Oh! tu te laisses monter la tête: tu crois -ce que t'a dit ta belle-mère!…</p> - -<p>—Toute la ville le sait déjà!… Tu ne lis donc -pas sur les figures?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - - -<p>Nous arrivions à l'ancienne porte de la ville -par une ruelle obscure qui serpente entre de -vieilles maisons à colombage, et l'on prenait jour -tout à coup en face du pont en dos d'âne qui -relie Beaumont au faubourg, au milieu d'un -paysage large et charmant.</p> - -<p>Ce pont, qui n'a été restauré que d'un côté,—duquel -ce n'est pas la peine de parler,—a -conservé, de l'autre, son parapet de pierre, muni -de bornes, et qui s'en va tout zigzaguant et offrant -de commodes refuges triangulaires au-dessus de -ses longs brise-glaces pointus. A peine y a-t-on -fait quelques pas, que l'on ne peut s'empêcher -de s'arrêter pour regarder de loin le spectacle -amusant des laveuses qui battent leur linge en -bavardant, le long d'une berge savonneuse, de -l'abreuvoir jusqu'à l'antique mur de boulevard -soutenant le jardin du curé. Cette belle muraille -robuste et ventrue a été couronnée sous Louis XIV -d'élégants balustres, comme ceux de la maison -Colivaut, qui s'ornementent aujourd'hui de vignes -vierges et d'églantiers sauvages. Enfin, c'est la -rivière, large, noire et profonde, baignant des -jardins puis des prairies à perte de vue, et dont, -là-bas, un double cordon de peupliers s'empare, -comme de rigides soldats, pour l'obliger à faire -un détour. Et quel joli coteau! tout feuillu de -chênes dont les têtes rondes dessinent puérilement -sur le ciel une ligne de demi-lunes qui -vont s'apetissant, s'apetissant jusqu'à vouloir -entrer, dirait-on, sous le porche d'une église de -village située tout exprès au fond du tableau.</p> - -<p>A droite du pont, c'est le quai; il mène aux -écluses et à la fabrique. Il est bordé par un long -mur de soutènement où s'appuie un jardin -que cache une allée de tilleuls. Ce sont les -tilleuls de chez madame Charmaison.</p> - -<p>C'est là, pendant que mon père se sentait si -méchamment atteint par le premier engagement -de l'affaire Colivaut, que me réapparut, après -des années d'absence, celle qui m'avait surpris -quand elle était fillette, au cours de mes réflexions -devant le cadran solaire. Je ne la reconnus pas -tout d'abord.</p> - -<p>Derrière une haie vive, soigneusement taillée, -on voyait, sous les tilleuls, un corsage bleu, une -gerbe de cheveux blonds, un chapeau de paille -très vaste, dont les bords ondulaient, au gré des -pas, sous une couronne de bleuets.</p> - -<p>Je m'arrêtai pour regarder de loin cette jeune fille, -et je demandai qui elle était. Petite-maman me dit:</p> - -<p>—Mais c'est Marguerite Charmaison!</p> - -<p>Nous gravissions lentement l'échine du vieux -pont. Il faisait un soleil éclatant. Ces dames -s'abritaient sous leurs ombrelles; on clignait des -yeux. Sur le quai, contre le long mur du jardin -Charmaison, une bonne femme pliée en deux, un -grand mouchoir à carreaux bleus sur son bonnet, -poussait une petite voiture à bras.</p> - -<p>Il y a des moments où les choses les plus -ordinaires nous frappent, on ne sait pourquoi, -et semblent nous dire: «N'oubliez -plus nos formes, ni nos couleurs, ni l'assemblage -que par hasard nous faisons.» Je ne crois pas -avoir jamais ouvert les yeux sur un paysage qui -m'ait plus séduit que ne le fit la vue de ce long -mur ensoleillé, de cette charrette à bras, de -l'ombre des tilleuls et de Marguerite Charmaison -vêtue de bleu, qui marchait doucement, tenant -un livre à la main.</p> - -<p>Petite-maman ajouta:</p> - -<p>—Oh! vous ne pourrez plus jouer avec elle: -elle est bien trop grande et trop sérieuse… Pendant -que j'y pense, qu'on ne lui parle plus de -Mounet-Sully, ni de réciter des vers, cela la met -dans tous ses états.</p> - -<p>Cette parole me causa du chagrin, parce qu'il -y a toujours un sentiment de tristesse à apprendre -que quelqu'un a changé d'idées.</p> - -<p>Au bout du pont s'étalait le faubourg qu'il fallait -traverser pour arriver chez les Plancoulaine par le -parc. Les familiers coupaient au plus court, par une -ferme donnant accès sur la cour des communs. -Il y avait à se faufiler dans un corridor sombre, -sentant le grain, où l'on dérangeait des poussins -qui se sauvaient en pépiant; et, au débouché, une -mère poule pattue, entourée du fort de la couvée, -grommelait dans ses bajoues. C'est par là que nous -entrâmes, selon notre habitude. Mon père dissimulait -mal son émotion. De ce qui allait se -passer, avant une heure, dépendait sa fortune.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VIII</h3> - - -<p>Il nous dit, plus tard, qu'il avait remarqué au -valet de chambre un air goguenard; était-ce bien -exact? Toujours est-il qu'il n'y eut rien d'insolite -dans la façon dont monsieur et madame Plancoulaine -nous accueillirent. Madame Plancoulaine -m'embrassa avec plus de chaleur que je n'en eusse -demandé. M. Plancoulaine avait le visage cramoisi, -ce qui lui était assez ordinaire, surtout -après les repas, et il venait de déjeuner avec le -curé de la Ville-aux-Dames, fort buveur et mangeur, -qui avait plus de couleur encore que son hôte. -Nous trouvâmes aussi un musicien de Paris que -l'on disait célèbre, qui venait passer six semaines -chaque été, et que l'on appelait M. Théodore.</p> - -<p>Le neveu Moche, celui pour qui M. Plancoulaine -convoitait la maison Colivaut, avait aussi déjeuné -là. C'était un homme veuf, grisonnant, quelconque, -vivant à l'ombre de son puissant oncle, comme un -jeune homme en tutelle; il était flanqué de deux -filles sans agrément, que l'on continuait d'appeler -«les fillettes» depuis plus de vingt ans.</p> - -<p>Presque en même temps que nous, arrivèrent, -par le jardin, les Capdevielle, le directeur de la -fabrique, sa femme, leurs cinq filles, l'institutrice -et l'Anglaise. Comme nous étions encore debout, -dans le petit salon, nous nous portâmes jusqu'au -perron pour le plaisir de les voir descendre d'un -break à deux chevaux où des bras émergeaient -par-dessus les têtes, immobiles comme des échalas, -parce qu'ayant de loin fait des signaux ils -ne trouvaient plus place dans cet amas de corps, -tant on était tassé. C'était le bonheur de M. Plancoulaine, -qui n'avait pas d'enfants, de voir des -familles nombreuses, et il estimait la santé, la -gaieté, l'exubérance. Les cinq petites Capdevielle, -habillées toutes de même, en percale blanche, -coiffées de capotes de toile d'où leurs cheveux -débordaient en boucles, rappelaient les brochettes -d'enfants de Kate Greenaway. Leur mine était -éblouissante. On leur avait déniché une institutrice -bien incapable d'enseigner quoi que ce fût -qu'elle n'eût elle-même appris mot à mot et par -cœur, car on la déroutait en lui citant les sous-préfectures -par ordre d'importance au lieu de -l'ordre alphabétique, mais qui aimait les petites -follement; un geste, un mot des <span lang="en" xml:lang="en">babies</span> lui arrachaient -des éclats de rire à couvrir le tapage des -cinq sœurs. L'Anglaise, plus réservée, écoutait -attentivement tout ce qui se disait, afin d'apprendre -la langue.</p> - -<p>Ce furent des embrassements, des cris. -M. Plancoulaine, colosse attaqué seulement aux -jambes par la goutte, saisissait chaque petite -Capdevielle à la taille et l'élevait au niveau de sa -moustache, qui piquait la chair fraîche des joues -et faisait pousser aux Kates Greenaways des glapissements -de renard pris par la queue, sans les -fâcher, du reste, car elles demandaient parfois à -recommencer, pour crier plus fort. Alors, le musicien, -M. Théodore, sortait.</p> - -<p>Mon père fut heureux de voir arriver M. Clérambourg, -son grand ami. M. Clérambourg était, -de l'avis commun, aussi sage que M. Plancoulaine -était irritable et violent. Tous les deux, hommes -d'âge, étaient, dans la ville, des autorités; mais -l'un dominait, grâce à son salon et à sa colère.</p> - -<p>Le juge de paix, M. Gantois, et sa femme -entrèrent peu après, tandis que le curé de la -Ville-aux-Dames s'en allait chanter les vêpres. -Puis vint le colonel Flamel, bel homme, fine tournure, -ancien officier aux guides: Solferino, Mexique, -pieds gelés à Sébastopol, poitrine trouée à -Gravelotte, démissionnaire lors de la mort du -prince impérial; âme loyale et fidèle. Il dépassait -d'une bonne tête le jeune docteur Troufleau toujours -en longue redingote noire et en chapeau -haut de forme, une tenue bien incommode pour -la saison, et qui le distinguait de tous ces messieurs; -mais il tentait par là, disait-on, de balancer -l'effet de sa jeunesse, difficilement conciliable avec -l'autorité scientifique.</p> - -<p>Ce jeune Troufleau avait la chance de se trouver -par hasard seul médecin à Beaumont, qui fournit -un contingent de malades à nourrir deux docteurs, -et il eût été le plus heureux des hommes s'il avait -réussi à s'y marier convenablement. En six mois -il s'était vu refuser trois jeunes filles du pays, ce -qui lui créait vis-à-vis des familles, quand elles -étaient obligées de recourir à ses soins, une situation -délicate. Par contre, des familles lui faisaient -la tête s'il ne songeait pas à les honorer d'une -demande qu'elles eussent d'ailleurs écartée, à cause -de son âge et de son manque de fortune. Les Plancoulaine, -entre autres, s'indignaient qu'il ne courtisât -pas l'une des demoiselles Moche. On lui -conseillait d'épouser hors du pays. Mais cela -n'eût-il pas passé pour bravade? Et le pauvre -garçon était trop occupé pour battre le département -en quête d'une femme. A ses jolis yeux -doux, on devinait en lui un cœur tendre à qui la -solitude pesait; il semblait toujours malheureux, -avec sa redingote longue et son tuyau de poêle, -comme un monsieur susceptible du cerveau et qui -est sorti sans mouchoir.</p> - -<p>On entendait le sable grésiller dans les allées -du parc, un ordre donné au cocher, le cliquetis -des gourmettes, des pas sur le perron, et l'on -voyait des gilets blancs apparaître contre les -sombres tapisseries du petit salon; des femmes, -des jeunes gens, des enfants suivaient: c'étaient -les châtelains des environs. On causait tout de -suite chevaux, vignobles, constructions, impôts, -chasse ou politique. Nous vîmes s'avancer lentement -la vieille madame Charmaison, que soutenait -son fils le député. Je fus horriblement intimidé -quand Marguerite s'approcha.</p> - -<p>Il vint encore bien d'autres personnes, mais je -n'en finirais pas si je nommais tout le monde.</p> - -<p>Quand on était réuni dans le grand salon, -madame Plancoulaine considérait cette affluence -avec un ravissement dans toute sa physionomie, -et l'on savait qu'elle pensait au goûter.</p> - -<p>Offrir à goûter était le but de la vie de cette -femme excellente. Elle eût offert à déjeuner et à -dîner, si sa fortune le lui eût permis. A défaut, -elle distribuait du raisiné à quatre heures.</p> - -<p>Ce n'était pas une gourmandise de manger ce -raisiné, mais il faut avouer que le nombre et -l'entrain des convives sont d'un attrait plus -grand que les plus fins repas. Que l'on se figure -une salle entièrement garnie, telle une bibliothèque, -de rayons qui supportaient, côte à côte, -des récipients de formes variées,—car tout -bocal, tout bol, toute terrine, toute soupière, tout -saladier, toute urne, entrés dans la maison, finissaient -en pot de raisiné,—coiffés d'un turban -de papier lié d'une ficelle et remplis jusqu'aux -bords de cette matière très propre à étendre sur -le pain, composée essentiellement de jus de -fruits, de poires, de coques et de pépins de raisin: -c'était l'office, ouvert à deux battants sur la -salle à manger.</p> - -<p>Quand l'heure était venue, on passait là, en -foule; on contemplait ces réserves de nature à -soutenir un siège, et quelque galant de ces messieurs -en complimentait la maîtresse de maison. -Rosalie, la bonne, montait sur une courte échelle, -atteignait le pot que son rang destinait à être -entamé, s'en écrasait la poitrine, enfin, redescendant -avec quelque majesté et non sans accrocher -le bord de sa jupe à quelque tête de clou, déposait -le raisiné sur la table, au milieu d'un peuple -attentif. Madame Plancoulaine elle-même, ayant -décoiffé le pot, y enfonçait une cuiller de bois de -la largeur d'une de nos mains. On trépignait, on -criait, on riait; quarante bras tendaient des tartines. -Alors madame Plancoulaine, se rengorgeant, -remerciait Dieu d'avoir fait le monde.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IX</h3> - - -<p>Mon père fut successivement interrogé par -plusieurs de ces messieurs qui se postaient devant -lui ventre à ventre, avec un air de confidence, -et à qui il semblait répondre évasivement, -en levant les sourcils très haut, dirigeant loin -son regard et écartant les deux bras. Et la -double ride profonde qu'il portait à la racine du -nez se creusait. On lui parlait de la maison -Colivaut.</p> - -<p>J'aperçus M. Clérambourg, toujours informé de -tout, qui opposait à une question sans doute -indiscrète une main rigide, tendue en écran, -tandis qu'il fermait les yeux dans l'attitude du -<i>Génie gardant le secret de la tombe</i>. M. Plancoulaine -et le neveu Moche s'imposaient une réserve dont -ma famille s'effraya.</p> - -<p>Pourtant, un signe de bon augure était que le -Courtois n'avait pas paru. Qu'il eût mis ses gants -dans sa cour, c'était possible; mais qu'il se dirigeât -vers ici, en somme, cela demeurait incertain.</p> - -<p>Ce qu'il y avait d'incontestable, c'est que -d'autres personnes que nous sentaient une atmosphère -orageuse et, en le faisant remarquer, propageaient -le trouble autour d'elles. Petite-maman -nous dit plus tard qu'usant de la grande liberté -que sa beauté et son talent de musicienne lui -avaient acquise près du maître, elle s'était levée -pour aller lui demander tout net si l'on allait -ou non voir Courtois. Mais mon père l'avait -retenue:</p> - -<p>—Non! non! j'aurais l'air de fuir devant -mon confrère. Je veux tenir jusqu'au bout: -attendons.</p> - -<p>En attendant, je m'étais créé, moi aussi, mon -angoisse. Voilà: je n'avais pas dit bonjour à -Marguerite Charmaison. Je voulais aller lui dire -bonjour; je ne le faisais pas. Et à mesure que -je tardais, ma démarche devenait plus difficile, -parce que je devais me faire pardonner, outre ma -gaucherie, mon impolitesse. Marguerite était passée -près de moi sans me voir; mais peut-être m'avait-elle -vu depuis. Peut-être aussi me méprisait-elle -comme trop petit. Elle était si jolie et si -grande!</p> - -<p>Mon désarroi s'embrouillait davantage. Je me -disais: «Il est trop tard maintenant; je n'ai -plus qu'un parti à prendre: c'est de me dissimuler, -de m'anéantir. Il faut qu'elle ne me sache -pas ici. La prochaine fois que je la rencontrerai, -je marcherai vers elle tout droit, comme si je ne -l'avais pas vue depuis quatre ans.»</p> - -<p>J'étais caché derrière madame Capdevielle, de -qui le dos formait un large abri. Une idée me -vint: elle n'était pas belle. Je désirai que ce que -redoutait mon père se produisît, qu'il y eût un -esclandre à propos de la maison Colivaut, que -l'on se fâchât et que nous disparussions d'ici à -jamais. Cela, oui, certes, plutôt que d'être un -niais aux yeux de Marguerite Charmaison!</p> - -<p>Sans bouger, j'apercevais les genoux de Marguerite -Charmaison et, plus haut, un bout de -nœud bleu, partie de son corsage. J'observai -qu'elle ne parlait pas. Elle, si bavarde autrefois! -Pour qu'elle fût si différente, que lui était-il -arrivé?</p> - -<p>Puis je pensai que si rien de grave n'éclatait -avant quatre heures, j'étais perdu, car à l'heure -du raisiné il me faudrait, coûte que coûte, me -faire reconnaître de Marguerite. Alors je fus envahi -par une de ces grandes tristesses qu'on ne -ressent plus, après ces enfantillages, qu'à l'âge -d'homme, lorsque la seconde timidité, celle de -l'amour, vous stupéfie. Et, dans ma détresse, mes -yeux étaient attirés par le mesquin spectacle de -l'aisselle de madame Capdevielle, qui petit à petit -se mouillait! De telles misères se mêlent souvent -aux préoccupations les plus dignes. Madame Capdevielle -avait un corsage blanc à vignettes. Ces -vignettes étaient, si je me souviens bien, de minuscules -gerbes de blé jaune entremêlées à des -faucilles violacées. Au travers du tissu, se discernaient -le bord brodé de la chemise et la peau nue -formant vallée au milieu. Une petite odeur de -caoutchouc avait appelé mon attention stupide -vers le dessous du gros bras matelassé insuffisamment. -Au-dessous du matelas, une source -s'épandait parmi les faucilles et les gerbes de -blé, et je considérais d'un œil de poule le progrès -lent, mais perpétuel, de l'onde qui noyait toutes -les cinq minutes une nouvelle gerbe, une nouvelle -faucille.</p> - -<p>Tout à coup, d'un coin du salon, partit comme -un cyclone, la farandole des cinq petites Capdevielle. -Elles se tenaient par la main et glissaient -avec une vitesse d'ouragan entre les sièges, -semant le bruit et la terreur. M. Plancoulaine -était indulgent à ces sautes de jeunesse et les -encourageait d'un rire d'ogre dont le retentissement -était plus fort que celui de nos cris aigus. -Je vis venir la trombe; elle m'emporta comme -un fétu. Elle en emporta d'autres. Je gambadais, -je marchais sur les pieds de dames qui disaient -nous trouver charmants; je manifestais une -grande allégresse de me sentir arracher les bras; -j'ouvrais la bouche, et je hurlais en passant -devant Marguerite Charmaison!</p> - -<p>Mes relations avec Marguerite Charmaison -étaient brisées! Ou bien elle était devenue trop -sérieuse et trop belle pour se souvenir de moi; -ou bien, si elle m'avait reconnu, elle n'oublierait -plus qu'elle m'avait vu ouvrir la bouche en imbécile -au milieu d'une farandole de gamines.</p> - -<p>J'allai tomber sur les genoux de ma grand'mère, -où j'espérais enfouir ma confusion. Mais -je n'y avais pas eu le temps de souffler que petite-maman, -inspirée par le charivari, s'asseyait au -piano et entamait une bacchanale d'Offenbach -d'un rythme infernal, qui relevait les petites -Capdevielle et dix autres enfants; ceux-ci m'enlevaient -de nouveau, et voilà la farandole relancée -à travers les groupes. J'y perdais la tête, quand -soudain nous nous arrêtons comme si la foudre -eût frappé l'un de nous. Petite-maman a suspendu -son jeu. Tous les visages sont interdits. Et -j'aperçois M. Plancoulaine debout, plus rouge -qu'après son déjeuner, frappant du pied le sol et -répétant d'un ton de tonnerre:</p> - -<p>—Nom d'une boutique!… On ne s'entend -plus ici!</p> - -<p>Jamais M. Plancoulaine ne s'opposait aux jeux -des enfants. Il était quinteux, autoritaire et terrible, -mais la jeunesse le métamorphosait en -agneau.</p> - -<p>Oh! oh! cette fois, il se passait quelque chose.</p> - -<p>Petite-maman quittait le piano et M. Plancoulaine -ne s'excusait pas de l'avoir interrompue. -Tous les enfants se réfugiaient dans le giron de -leurs parents. Un grand silence suivit.</p> - -<p>C'est par ces mouvements d'autocrate que -M. Plancoulaine domptait tout le monde. Les -plus déterminés de ces messieurs n'étaient que -roquets auprès de ce tyran de village.</p> - -<p>Aussitôt, telle une sœur de charité après le -combat, madame Plancoulaine vint droit à nous, -nous cajola, mon père, sa femme, mes grands-parents -et moi; nous dit que l'heure du goûter -approchait, et qu'en raison de la chaleur elle -avait fait préparer aujourd'hui des citronnades. -Elle s'ingéniait à pallier les vivacités de son -mari, et elle avait un tel don de panser les blessures -qu'il en pouvait infliger presque impunément.</p> - -<p>Mais, en nous secourant, ne disait-elle pas à -tous, avec candeur ou malignité d'hôtesse: «Ce -sont ceux-là que le trait a frappés?»</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>X</h3> - - -<p>Un domestique vint, selon l'usage de la maison, -annoncer que «ces petits messieurs étaient -servis». Chacun profita de la nouvelle pour ranimer -la compagnie. Le protocole voulait que les -enfants prissent la tête du cortège pour passer à -la salle à manger. Je boudais, j'avais envie de -pleurer: je refusai absolument de quitter le pan -de la jaquette de mon père pour donner le bras -à une petite Capdevielle. Mon père lui-même -attendait je ne savais trop quoi. Il attendait que -quelqu'un offrît le bras à sa femme; et il était -de toute évidence que ces messieurs la délaissaient, -en plats courtisans, sous les yeux du -maître, qui fermait seul la marche, à cause de sa -jambe goutteuse. Mon père se disposait à conduire -lui-même sa femme, lorsque le docteur -Troufleau, timide et maladroit, qui était demeuré -seul en un coin, se présenta et nous sauva.</p> - -<p>Nous atteignions l'entrée du petit salon. Des -pas sur le perron, des voix hésitantes et le frottis -soigneux et prolongé de semelles sur le paillasson -décelèrent une visite inaccoutumée. On distinguait, -au travers du store, des silhouettes -mouvantes. Beaucoup tournèrent la tête; des -couples, intrigués, s'arrêtèrent. Une main s'introduisit, -saisit le cordon du store, tira: il se forma -un boudin vert qui grossit en s'élevant rapidement, -et nous vîmes, en plein soleil, le domestique -Pierre; derrière lui, M. Courtois et ses fils.</p> - -<p>Ils s'inclinaient avec déférence, avec embarras, -devant notre cortège passant, en gens qui viennent -une fois par an et que l'apparat gênerait -moins que la familiarité même des coutumes de -la maison.</p> - -<p>Un ton de voix, un mot les métamorphosa -d'intrus en héros de la fête. M. Plancoulaine -jeta par-dessus nos têtes l'accueil chaleureux:</p> - -<p>—Ah!… Courtois!</p> - -<p>Rien de plus. Tous sentirent à quel point -Courtois était le bienvenu.</p> - -<p>Madame Plancoulaine alla au-devant du notaire -et étouffa les jumeaux sous les baisers. On leur -avait commandé d'être aimables: ils rendaient -les baisers à qui mieux mieux, en mordant à -même les joues velues de la dame.</p> - -<p>L'un d'eux m'aperçut; il pinça la manche de -son frère. Dès lors, entre les groupes, je rencontrai -constamment leur regard.</p> - -<p>Ils avaient déjà mangé leur tartine de raisiné -quand j'obtins la mienne, après toutes les petites -Capdevielle, l'Anglaise et mademoiselle Toussaint, -l'institutrice, qu'on assimilait aux enfants, bien -qu'elle eût cinquante ans sonnés. Encore madame -Gentil, la femme du receveur de l'enregistrement, -qui avait une superbe robe de foulard à dessins -blancs, essuya-t-elle mon raisiné presque aussitôt -qu'il me fut servi. La pauvre dame en eut sur -le flanc une panachure de la taille d'un pied -d'homme de peine. Elle se retourna, devint -pourpre et leva la main en disant:</p> - -<p>—Petit imbécile!</p> - -<p>Au même moment les jumeaux se faufilaient -en pouffant: ils avaient dirigé sur ma tartine un -fort projectile, mais visé juste.</p> - -<p>Madame Plancoulaine vola au secours de madame -Gentil. Elle avait plongé la corne d'une -serviette dans la carafe, et elle débarbouillait la -grosse hanche comme une figure de jeune morveux. -Ma grand'mère arriva et se confondit en -excuses près de madame Gentil, qui lui dit:</p> - -<p>—Ce n'est rien du tout, madame; surtout, ne -grondez pas ce cher mignon.</p> - -<p>Mon père allait se mêler de l'affaire. Je le -voyais volontiers s'approcher; je voulais lui dire: -«Mon pauvre papa, nous sommes malheureux -tous les deux.»</p> - -<p>Il n'était plus qu'à trois pas de moi, lorsqu'il -vira sur les talons. De l'autre bout de la pièce, -M. Plancoulaine l'avait appelé:</p> - -<p>—Nadaud!</p> - -<p>Sur les dressoirs, les verreries avaient frémi.</p> - -<p>Contre la grande fenêtre, on voyait là-bas -M. Plancoulaine, son neveu Moche et Courtois. -L'organe tonitruant avait encore une fois dominé -le concert des bavardages; on l'entendit, durant -l'instant de silence, avant que mon père eût eu le -temps d'obtempérer à l'ordre; et cela fut dit haut -et de loin, à dessein, afin que nul n'en ignorât:</p> - -<p>—Nadaud!… J'aurais un service à vous -demander: il s'agirait de faire transporter mes -papiers de votre étude en l'étude de Maître Courtois: -cela pourrait être exécuté sans délai?</p> - -<p>—Demain, à la première heure, dit mon père; -permettez que j'aille m'y préparer sur-le-champ…</p> - -<p>Il s'inclina, fit signe à sa femme de le suivre; -grand'mère entraîna son mari, et nous sortîmes. -Madame Plancoulaine fut sur nos traces:</p> - -<p>—Comment! vous vous retirez si vite! Allons! -allons! qu'est-ce qu'il y a? Un malentendu, j'en -suis sûre…</p> - -<p>Mon père salua sans mot dire. Grand'mère, -qui était une vieille amie de madame Plancoulaine, -soupirait, sans oser prononcer une parole -imprudente.</p> - -<p>Mon père passa un doigt dans son faux col, -et j'entendis le petit bouton de nacre qui se -brisait: un des morceaux tomba sur le perron.</p> - -<p>Il avait de la peine à respirer. A cinquante pas, -il se retourna. Il avait espéré que son ami Clérambourg -le suivrait.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XI</h3> - - -<p>Mon père prétendait, quand nous rentrâmes en -ville, que l'on nous regardait d'étrange façon.</p> - -<p>—C'est ton col qui bâille, lui dit sa femme.</p> - -<p>Il réappliquait de la main les pointes de son -col, puis il essayait de les contenir sous le menton, -en baissant la tête.</p> - -<p>—Ne baissez donc pas la tête, lui dit sa belle-mère; -on ne manquerait pas de dire que vous -avez l'air d'un chien qu'on a fouetté.</p> - -<p>Il était assez vraisemblable que le bruit de -notre mésaventure nous avait précédés, Courtois -ayant dû faire grand bruit de sa convocation chez -les Plancoulaine. Et nous sentions déjà, dirigé -contre nous, ce venin des foules qui perle aux -dents des hommes assemblés, friands de blessures -fraîches: instinct des basses-cours, qui -précipite les animaux, bec en avant, sur celui qui -s'est laissé arracher trois plumes.</p> - -<p>Mon grand-père soutenait que l'incident était -sans importance et que tout s'arrangerait pour -le mieux.</p> - -<p>Le soir tombait; les paysans avaient regagné -la campagne. La place et le carrefour étaient libres. -De loin nous apercevions l'orme, le marronnier -et le clocheton de la maison Colivaut, au-dessus -de la balustrade et des grandes portes à pattes -de biche; cela formait un joli décor d'aspect -ancien qui fermait la rue montante, comme une -toile de fond.</p> - -<p>—Baste! dit grand-père, quand vous serez le -maître là dedans, vous leur ferez la nique à -tous!…</p> - -<p>Il y avait quelque vérité dans ces paroles, car -celui qui réussit dans son entreprise est toujours -fort. Le malheur présent de mon père était -d'avoir accompli un acte audacieux vis-à-vis d'un -compétiteur puissant, mais plus encore un acte -inachevé et stérile tant que vivrait madame Colivaut.</p> - -<p>Sa taille se redressa; il enfonça un pouce sous -l'aisselle du gilet; il envoya au diable son faux -col. Il caressait du regard les balustres, le clocheton -et les ombrages; ses pas étaient plus -légers; l'air soulevait les basques de sa jaquette; -il se laissait porter vers sa maison.</p> - -<p>Au carrefour, il fallait se priver de cette vue, -car nous tournions à droite. Il hésita, voulut -parler, se retint, tourna avec nous. Cependant, -après quelques pas:</p> - -<p>—Il serait peut-être convenable, dit-il, d'aller -prendre des nouvelles de cette pauvre madame -Colivaut.</p> - -<p>Le grand-père, la grand'mère et la petite-maman -se regardèrent, puis évitèrent de se regarder. -Un air de secrète complicité les unit; un même -vent les poussa à s'enquérir de la santé de madame -Colivaut.</p> - -<p>Nous rebroussâmes chemin pour monter la -Grande-Rue. Mon père sonna à la porte verte. La -cloche, destinée à être entendue jusqu'au fond -des jardins, avertissait tout le quartier d'une -visite chez madame Colivaut. En attendant que -l'on vînt ouvrir, ces dames se retournèrent vers -la ville. Au seuil des maisons, des groupes de -femmes avaient poussé comme des champignons -après la pluie. Quarante commères nous dévisageaient -en causant, la main sur la bouche. Chez -madame Auxenfants, un rideau fut soulevé, et la -jaune figure de M. Fesquet, le bouilleur de cru, -se montra. On rabaissa promptement le rideau; -mais au travers du tulle nous voyions très bien -s'agiter la tête de l'aigre célibataire à côté de -celle de madame Auxenfants, sa logeuse: on le -disait le plus méchant homme de Beaumont.</p> - -<p>Le spectacle, c'était nous: mon père, que la -ville savait acquéreur de la maison Colivaut, conduisant -en corps sa famille prendre des nouvelles -de la moribonde.</p> - -<p>Nos intentions ne revêtaient pas pour nous la -forme criminelle; mais il était avéré pour tous, -à cette heure, que notre plus vif intérêt se trouvait -contraire au rétablissement de cette chère -dame.</p> - -<p>L'air qui s'élevait faisait bruire le feuillage de -l'orme et du marronnier; sous le manteau de -lierre qui tombait de la balustrade en lourds -lambeaux, un rat ou un mulot descendit, trottina -et se perdit sur le sol gris. Mon père sonnait pour -la deuxième fois.</p> - -<p>Enfin, une petite bonne parut. Nous demandâmes -des nouvelles en penchant tous un peu la -tête vers l'épaule, attitude compatissante, car madame -Colivaut avait eu des suffocations ces derniers -jours de chaleur. La petite bonne nous fit signe -d'entrer. Madame allait très bien. Madame était -même, pour le moment, dans le jardin du -haut.</p> - -<p>—Ah! ah! fîmes-nous, dans le jardin du -haut!… à la bonne heure!… ah! ah! dans le -jardin du haut!</p> - -<p>Et nous pénétrons derrière la petite bonne. On -traversait une longue cour en pente et pavée de -ces gros cubes arrondis en tête d'homme chauve, -comme on en voit encore sur les anciennes routes -royales. Cette cour était si vaste et l'on en faisait -si rare usage que les domestiques ne parvenaient -pas à empêcher les cheveux d'une herbe fine de -s'y dresser en petites touffes entre les cailloux; -même, en plusieurs endroits, des pissenlits fleurissaient. -A gauche étaient les écuries, les remises; -à droite, la grosse maison bourgeoise, avec huit -fenêtres au rez-de-chaussée, autant au premier -étage, et deux belles lucarnes dans le haut toit de -briques vieillies, d'un joli ton pelure d'oignon, -çà et là duveté d'une mousse verdâtre. Pour cheminées, -des monuments. La tourelle, sur les jardins, -était couverte d'ardoises.</p> - -<p>Nous montâmes les marches sous le prunier -de mirabelles, pour gagner le jardin du haut. -A cent pas de nous, nous vîmes madame Colivaut -qui butinait toute seule, sans canne et sans appui, -un sécateur à la main. Elle avait planté là sa -dame de compagnie, madame Robert, en lui -ordonnant de cueillir des noisettes, et elle vint au-devant -de nous, toute coquette.</p> - -<p>Elle avait une robe de soie puce, garantie par -un court tablier noir, et, comme toujours, son -bonnet blanc orné de rubans bleus. Sa figure -grasse et poupine était d'une pomme de reinette -de l'an passé.</p> - -<p>Elle ne fit aucune allusion à sa santé et nous -parla de ses fruits et de ses légumes. Une par -une, nous dûmes examiner les plates-bandes, et, -un par un les poiriers, dont elle savait l'âge, la -biographie et le rendement année par année. Elle -regardait, elle aussi, le cadran solaire, lorsqu'elle -passait dans son voisinage. Elle s'y pencha et tira -sa petite montre d'or pour comparer les heures. -On lui fit remarquer que le soleil était couché. -Elle rit de bien bon cœur.</p> - -<p>Elle redescendit avec nous au parterre. Madame -Robert portait les noisettes dans un pli de sa jupe -relevée; ce fut mon père qui soutint madame -Colivaut sur l'escalier des mirabelles. Lorsqu'elle -posa le pied sur la marche branlante qui rendait -un bruit sourd, elle fit:</p> - -<p>—On dirait qu'on met le pied sur une dalle -funéraire.</p> - -<p>On croyait madame Colivaut traversée d'une -pensée funèbre; mais elle ajouta:</p> - -<p>—C'est le tombeau de mes illusions!</p> - -<p>Et elle se remit à rire comme une fillette. Elle -était tout à fait de bonne humeur. Elle nous mena -jusqu'à la terrasse dominant la ville, sous l'orme -et le marronnier. Sa manie n'était-elle pas de jeter -bas ces arbres fameux! Elle y pensait aussitôt -que la santé lui était rendue.</p> - -<p>—Ils gênent les voisins, disait-elle; madame -Auxenfants et monsieur Fesquet ne cessent de se -plaindre de l'humidité et des moustiques que leur -vaut ce feuillage épais… Mais ce n'est pas cela: -j'ai l'intention de construire ici un pavillon.</p> - -<p>—Construire un pavillon! s'écria mon père.</p> - -<p>—Oui, dit-elle; quand ce ne serait que pour -embêter madame Auxenfants et monsieur Fesquet, -en ayant l'œil sur eux!…</p> - -<p>C'était de cela qu'elle avait envie, et non d'abattre -ses arbres.</p> - -<p>Elle avait fait ses plans; elle les montra à ma -famille.</p> - -<p>Mon père tremblait qu'elle ne les fît exécuter. -Pour peu qu'elle eût quinze jours de bons, elle en -était capable. La chute des arbres, surtout, était -la perte de la propriété. Mais, dans le contrat -passé avec la vieille dame, la valeur du terrain -était seule entrée en ligne de compte. Comment -s'opposer à la profanation d'accessoires de pur -agrément?</p> - -<p>J'étais demeuré au bord de la balustrade, pendant -qu'on examinait les plans du «pavillon».</p> - -<p>Dans la lumière de perle d'une belle journée -mourante, la grande rue sinueuse, égayée de hauts -pignons, serrée à la taille par d'anciennes bicoques -à encorbellement où se balançaient encore des -enseignes, dévalait sans se presser vers l'église. De -rares passants troublaient la paix du soir. Je vis -remonter jusqu'au carrefour le break de la famille -Capdevielle, les Gantois, madame Gentil, pour -moi d'humiliante mémoire, et le docteur Troufleau.</p> - -<p>Au café, sur la place, assis sur un banc, comme -chez eux, et fumant la pipe, les conseillers municipaux -de Beaumont, fidèles à cette assemblée du -soir, prenaient l'absinthe: c'étaient Chaigneau le -bourrelier, Tiffeneau le confiseur, Goulard dit La -Chique et surnommé encore Cincinnatus, M. Phébus, -Soupe, marchand de vin, et le maire, savetier, -Ferraingailleur. Ils causaient haut; ils discutaient -des destinées de la France. En face d'eux, -sereine, verdâtre, la statue de bronze du poète les -regardait sans fatigue et sans ironie, comme un -étranger descendu dans la ville.</p> - -<p>Au pied de la statue, des chiens flairaient de -petits tas d'ordures, restes du marché aux volailles; -pareil à une balle de caoutchouc, un chat -traversa la rue, poursuivi par un fox à la queue -coupée. Puis, de la maison d'Hiver le pêcheur, -sortirent, au milieu d'éclats de rire, les demoiselles -Tiffeneau, deux jeunes filles brunes, et mademoiselle -Bouquet, leur amie, blonde, qui était -très belle. Elles se donnèrent le bras et montèrent -doucement vers la terrasse en chantonnant un air -de romance. Elles passèrent sous mes yeux et -tournèrent, suivant la rue qui, après les jardins -Colivaut, menait à la campagne.</p> - -<p>Je n'étais pas en âge d'avoir de grandes pensées, -mais ces calmes heures des soirs d'été, -quand la comédie du jour s'est jouée, m'ont de -tout temps paru d'un prix inestimable.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>A la campagne, l'écho de la rupture avec les -Plancoulaine nous fut apporté par les fermiers, -par le boucher, par le facteur. De leurs propos -amphigouriques on pouvait retenir que le pays -faisait grand bruit de cette affaire et que, dans -la première semaine du moins, beaucoup de personnes -nous étaient favorables. «Voyons! N'a-t-on -pas le droit de se loger où l'on veut?… Ah bien! -s'il fallait écouter les rodomontades d'un vieux -grognon!… Maître Nadaud avait joliment bien -fait de ne pas se laisser intimider par les Plancoulaine!… -On dira qu'un homme qui veut une -maison à son goût a toujours la ressource de -construire; mais un notaire ne peut habiter loin -du centre de la ville; or, au cœur de Beaumont, -pas un mètre carré n'était vacant, hormis la -maison Colivaut.»</p> - -<p>Les Plancoulaine et leur clientèle n'avaient pas -eu le temps de parler. Lorsqu'ils parlèrent, l'opinion -vira. Alors les fermiers, le boucher, le facteur -n'osèrent plus rien dire devant nous.</p> - -<p>Les choses durent prendre une fort mauvaise -tournure, car mon père, lorsqu'il venait à Courance, -paraissait accablé; et le dimanche, après -la messe de Beaumont, grand'mère, signalant -l'attitude des gens à notre égard, disait: «Oh! -j'ai déjà vu ces yeux-là quand mon mari faisait -de mauvaises affaires!…»</p> - -<p>Elle fut sensible à l'infortune de son gendre, -quoiqu'elle l'eût prévue et qu'elle ne cessât de -faire valoir ses pronostics. Il fallut qu'elle fût -par lui bien attendrie, un jour, pour lui dire, -d'elle-même, parce qu'il avait témoigné le désir -de m'avoir près de lui comme consolation:</p> - -<p>—Prenez-le.</p> - -<p>Il avait maintenant une pièce où me loger, la -meilleure de la maison, le salon:</p> - -<p>—Nous n'y recevons plus personne!… avait-il -dit.</p> - -<p>Il me fit monter dans son cabriolet. Ma grand'mère -pleurait. Mon grand-père, toujours plein -d'à-propos, déclama:</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse italic">Laissez les roses au rosier,</div> -<div class="verse italic">Laissez les enfants à leur… <i>père</i>!</div> -</div> - -<p>En arrivant à Beaumont, nous trouvâmes la -petite-maman allongée sur le canapé et jouant à -lancer sa mule mordorée, du bout du pied, sur -une étagère. Elle avait des loisirs démesurés -depuis qu'elle n'allait plus chez les Plancoulaine; -l'ennui l'alanguissait, et elle s'improvisait des -divertissements de fillette. Elle vint à nous en -sautant sur son bas à jour. Mon père courut à la -mule, sans sourire, et il rechaussa le pied rapidement.</p> - -<p>Mon père avait un goût poussé à la manie: -c'était celui de l'ordre.</p> - -<p>Il racontait qu'au collège l'art de ranger son -pupitre lui valait l'admiration de ses voisins de -banc et la bienveillance de ses maîtres, quoiqu'il -ne fût pas brillant élève. La symétrie selon -laquelle ses livres étaient distribués au fond de ce -pupitre leur donnait si bonne apparence que le -plus pauvre exemplaire classique y prenait la -figure d'une édition de bibliophile. Sur le devant, -les cahiers à couverture souple ou rigide y avaient -l'aspect de ces belles piles si tentantes pour quiconque -touche à la plume, que l'on voit dans les -papeteries bien tenues. Règles, crayons et fusains -étaient rassemblés au râtelier de becs métalliques -fichés dans la paroi de bois; une aile de -pigeon, disposée de manière ornementale, servait -à ramasser les déchets divers que, d'un souffle, -l'élève ordonné dispersait sur le voisinage. Quant -à la machination, un tome de Boileau déplacé -ouvrait l'«office» ou chambre à provisions habilement -ménagée derrière les petits volumes in-trente-deux; -un seul doigt exercé y atteignait -sans tâtonner la tablette de chocolat, le sac de -boules de gomme, le pain de réserve ou la pâte -de nafé d'Arabie; plus secrète était la cage à -mouches; plus profondément enfoui, le plumier -découpé à claire-voie contenant le lézard vivant.</p> - -<p>Mon père ne concevait pas la vie sans étagères, -sans tiroirs, sans plumeaux à épousseter, sans un -ordre idéal, présidant à la distribution des sièges -d'un salon.</p> - -<p>Petite-maman était une femme qui était capable -de conserver une tache sur son vêtement, souvenez-vous-en! -Ses mules lui battaient le talon et -elle les oubliait volontiers sous la table. Elle ne -plia de sa vie un journal! Elle laissait étalées sur -le tapis vingt partitions pour piano, tirées du -casier à musique! Toute pièce où elle avait passé -un quart d'heure était tournée au tohu-bohu. -Nulle mauvaise volonté chez elle. Elle était née -au delà des vastes mers, aux environs de l'endroit -où se forment les tempêtes; ses petits doigts -répandaient des embryons de cyclones.</p> - -<p>Mon père grossissait ces misères. Il s'épuisait à -remettre en son lieu chaque objet; il poussait des -soupirs en redoutant le prochain orage qui les -allait bouleverser de nouveau. Cependant, tel était -son désir de voir la fin de l'anarchie, qu'il croyait -sa femme lorsqu'elle lui affirmait qu'elle aurait -de l'ordre le jour où l'espace ne lui manquerait -pas. Et il adoucissait son humeur excitée par la -vue du chaos, en rêvant à cet espace.</p> - -<p>Lorsque nous pénétrâmes, le soir, dans le salon -qui devait être ma chambre, mon père s'écria:</p> - -<p>—Comment! on n'a donc rien préparé?</p> - -<p>On n'avait rien préparé. On appela la mère -Fouillette, la vieille bonne; mon père donna un -coup de main, épousseta, rangea les bibelots, -disposa les meubles, donna de la façade à toutes -choses. Il alluma dix bougies. Avant que le lit fût -fait, il voulait s'accorder l'illusion d'une petite -fête en mon honneur. Il me prit sur un de ses -genoux. Il pria sa femme de s'asseoir au piano. -Elle jouait de mémoire avec une facilité et un -charme étranges que l'on appréciait beaucoup chez -les Plancoulaine. Elle était vêtue d'un peignoir -grenat à manches courtes et qu'elle avait retroussées -encore pour se donner l'air de travailler à la -réfection du salon. Ses cheveux noirs, qu'elle avait -peine à contenir, débordaient au-dessus d'une -oreille et sur le cou; on voyait trembler ses jolis -coudes et ses avant-bras un peu gras. Mon père -regardait sa femme; il me regardait; il regardait -cette pièce où il avait rétabli la symétrie qui lui -tenait tant à cœur; il avait grand besoin d'être -heureux.</p> - -<p>La mère Fouillette entra sans crier gare; elle -apportait le lit pliant. Petite-maman suspendit -son jeu; on entendit l'affreux bruit du fer et le -grincement des roulettes rouillées qui vous arrachaient -les dents. Il fallut déplacer des meubles; -alors, ce fut le tonnerre. Enfin, le lit fut mis dans -un coin et déplié. On y étala des draps blancs; -on introduisit un oreiller dans la taie. On tâta la -couverture: on me demanda si j'aurais assez -chaud. La mère Fouillette disparut et revint -cachant sous son tablier un objet qu'elle glissa -sous le lit. Au son de la faïence, chacun sourit, -mais mon père jetait un coup d'œil sur son salon -démoli par cette installation provisoire, décomposé -par l'air d'ambulance de ce lit blanc, de ce -vase de nuit. Et le plaisir de m'avoir sous son toit -lui fut gâté.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>J'appris une belle histoire que Marguerite Charmaison -racontait et qui se répétait par la ville.</p> - -<p>Lorsque Marguerite avait eu quinze ans, son -père l'avait menée à Rome. Rome, et les seuls -noms des villes anciennes de l'Italie, le nom de -l'Italie même, ont une magie qui transpose d'avance -et agrandit, dans l'œil de la jeunesse ardente, -toutes les images qu'il y pourra rencontrer. A -Rome, Marguerite avait eu pour voisin de table -d'hôte un jeune Anglais fort distingué et disciple -du célèbre cardinal Newman, qu'il fréquentait. -Ce jeune homme, au dire de Marguerite, avait des -cheveux d'enfant, des dents de femme et des yeux -de la couleur de l'eau qui clapote au fond d'une -caverne marine. Il se nommait lord Wolesley. Il -racontait à sa jeune voisine la vie de Newman, -ancien pasteur anglican, âme angélique, et poète; -il lui récitait de ses vers composés à Corfou, à -Naples, à Taormine; puis lui disait sa conversion -retentissante au catholicisme romain; enfin, son -élévation aux plus hautes dignités de l'Église. -Marguerite, touchée qu'un si noble et si parfait -jeune homme la prît pour confidente de ces -choses, l'écoutait avec passion. Elle voyait le grand -Newman dans les yeux céruléens de son lord -charmant, et déjà s'accoutumait à confondre le -jeune homme et le prêtre: tantôt elle tremblait -devant lord Wolesley comme vis-à-vis d'un Père -de l'Église, tantôt elle rêvait qu'elle était devenue -toute petite, si petite qu'il l'emportait dans l'étui -à cigares qu'il glissait dans la poche de son smoking, -contre son cœur.</p> - -<p>Un jour, lord Wolesley lui demanda:</p> - -<p>—Mademoiselle, voulez-vous être présentée -à Son Éminence?</p> - -<p>—Son Éminence?…</p> - -<p>Elle oubliait qu'elle ne l'avait point vue encore. -Cela ne l'effrayait pas trop de voir Son Éminence. -Elle eut plus d'épouvante lorsque lord Wolesley -lui dit:</p> - -<p>—Si vous le permettez, je viendrai vous -prendre… avec monsieur votre père.</p> - -<p>Elle mit son trouble sur le compte de son -père:</p> - -<p>—Y pensez-vous?… papa, député anticlérical?</p> - -<p>Le jeune lord sourit, signifiant que cela avait -bien peu d'importance. Le député sourit aussi et -dit:</p> - -<p>—Oh!… si loin du Palais-Bourbon!…</p> - -<p>Cependant Marguerite témoigna le désir de voir -une première fois Newman de loin.</p> - -<p>Un matin, à Saint-Pierre, dans une chapelle, le -cardinal Newman disait une messe basse. Lord -Wolesley, agenouillé vingt minutes sur la dalle, -communia. Marguerite vit l'or d'un vitrail se -mêler à l'or des cheveux «d'enfant» de son ami, -et la neige de la tête du grand vieillard se -confondre avec celle du pain divin: elle s'évanouit. -Au milieu d'un peuple prosterné, son père -la secouait par le bras en lui disant: «Godiche!… -godiche!…»</p> - -<p>Elle eut l'honneur d'approcher Newman dans -les jardins du Pincio. Il se garda de toute parole -mondaine, et comme il avait paru connaître le -nom du député de Paris, il lui dit, non sans -aménité, mais sans faiblesse, qu'il vénérait, quant -à lui, dans les persécuteurs de l'Église les artisans -inconscients d'une œuvre sacrée: «Qui sait, -dit-il, si Néron, dont l'horrible règne donna tant -d'élan à la vertu chrétienne, à l'œil de Dieu ne -vaut pas l'apôtre Pierre? Il est nécessaire de -contempler une longue suite de siècles pour l'intelligence -complète des grandes vérités, etc.» Il -avait ajouté, durant cinq minutes au moins, des -choses magnifiques. Lord Wolesley se penchait -vers Marguerite pour traduire, toutes chaudes -encore, les paroles du cardinal, et de sa main, -«translucide comme un émail,» il lui indiquait -la bouche du saint homme qui élevait savamment -l'entretien, et la Ville Éternelle étendue au -pied de la colline. «De beaux moments!» disait -Marguerite.</p> - -<p>Eh bien! ce jeune lord Wolesley était mort.</p> - -<p>Marguerite avait eu l'insigne et douloureuse -faveur d'apprendre cette catastrophe, de la main -même du grand Newman, le cardinal ayant ajouté, -en post-scriptum, qu'il écrivait en accomplissement -d'un des désirs derniers de son noble ami. -«J'ai la lettre…» disait-elle; et elle la montrait, -comme autrefois la photographie de Mounet-Sully.</p> - -<p>Elle vivait du souvenir de cette quasi-idylle -mystique, où la figure de l'amant se confondait -avec celle d'un saint, sur les collines romaines ou -dans l'atmosphère affolante des chapelles, idylle -embellie par la mort, mieux que cela: par une -mort incomplète en un sens et qui faisait durer -le mystère, puisque Marguerite, qui ne s'avouait -pas à elle-même son amour pour le jeune lord, -ne séparait pas en son esprit les deux catholiques -anglais, dont l'un—celui dont elle pouvait parler -sans se compromettre—était vivant et lui -écrivait!</p> - -<p>Voilà pourquoi elle avait renoncé à réciter des -vers de M. de Bornier et à porter l'image sanguinolente -d'Œdipe, pourquoi elle nous avait paru -si réservée et si grave à la matinée Plancoulaine. -Pour le moment, la fille de l'athée, élevée sans -principes, ne parlait de rien de moins que de se -faire religieuse.</p> - -<p>Comme tout me paraissait petit, en comparaison -des souvenirs que portait Marguerite! Je me -rappelais sa nature inquiète autrefois, son cœur -toujours bondissant, sa figure enflammée. A cause -de cela, dans les rêves que je faisais sans cesse de -quelque chose de plus beau que ce que l'on voit -tous les jours, j'associais Marguerite à mes féeries -intimes; je l'attendais; je comptais sur elle. -Maintenant je savais qu'il lui était arrivé une -aventure qui, pour moi, la haussait au-dessus du -commun des mortels…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>Le maître clerc de mon père, Coqueugniot, était -un pauvre garçon efflanqué, qui avait éprouvé à -peu près toutes les maladies. Il lui en était -demeuré une certaine compétence en médecine et -la monomanie de l'art de guérir. Il faisait au -docteur Troufleau et au pharmacien Patout une -concurrence appréciable et désintéressée; il redressait -les errements de la thérapeutique officielle, -qu'il traitait de routinière et d'illogique; il dépréciait -les médicaments de M. Patout en lui -prouvant, chiffres en main, qu'il encaissait des -bénéfices illicites et vendait des matières «éminemment -nocives». Il faisait venir, lui, ses substances -des maisons de gros, par l'intermédiaire -d'un ami qu'il avait à Paris; et s'approvisionnait -même à l'étranger. Quel que fût le procédé qu'il -employât, ce maniaque y était de sa poche, car il -distribuait gratuitement ses drogues.</p> - -<p>Si l'on risquait un œil dans la cour, on voyait -au premier, derrière la vitre d'une fenêtre proche -du palier des degrés de pierre, un crâne en pain -de sucre, un pinceau de cheveux ramenés sur la -tempe en accroche-cœur, une oreille destinée à -soutenir la plume, un œil attentif, une pommette -rougissante, le tout battant un rythme régulier et -bizarre qui intriguait les nouveaux venus. Coqueugniot -faisait des pilules. Dès qu'il entendait le pas -du «patron», il repoussait vivement son laboratoire, -aussitôt dissimulé derrière les rôles.</p> - -<p>Ce fut lui qui fut désigné pour me conduire -chez M. le curé, prendre ma première leçon de -latin. Coqueugniot descendit l'escalier de pierre, -sa plume à l'oreille, ses manches de lustrine -boutonnées aux poignets. Il me prit par la main -et me la trouva brûlante. Il haussa les épaules en -passant devant le pharmacien, puis il dit:</p> - -<p>—Troufleau, lui aussi, est un âne.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>Avant que nous fussions arrivés au bas de la -ville, il m'avait parlé de sa scarlatine, de sa coqueluche, -d'une varicelle qu'il avait eue à mon -âge.</p> - -<p>On entrait chez M. le curé par une petite porte -ménagée dans un rideau épais de vigne vierge que -l'automne embellissait de magnifiques tons de -cuivre rouge ou de vin vieux. Une croix de fer -surmontait le loquet usé, que l'on soulevait librement, -M. le curé considérant que sa maison appartenait -à tous. Les murs étaient d'un autre -siècle; l'herbe et les orties poussaient alentour, -sauf dans un sentier fréquenté. Sur le jambage et -le panneau de la porte s'entrelaçaient à la craie, -au charbon ou gravés à la pointe du couteau, des -termes orduriers et des dessins obscènes à -l'adresse du prêtre; la vieille servante s'exténuait -à les gratter tous les jours.</p> - -<p>Coqueugniot dit:</p> - -<p>—C'est le petit jeune homme à maître Nadaud -qui vient pour prendre sa leçon de latin.</p> - -<p>—De latin?… fit la bonne.</p> - -<p>Elle ne semblait point avoir entendu parler de -cela. M. le curé n'était pas là; M. le curé avait -encore été appelé chez madame Colivaut, qui -étouffait. Mais il ne l'attendrait bien sûr pas à -mourir, dit-elle, «quoique M. le curé ait de la -patience!…»</p> - -<p>—Vous pouvez aller vous amuser dans le jardin. -Faites attention, au moins, de ne pas tomber -dans la rivière.</p> - -<p>En me rendant au jardin, je la vis qui déroulait -une longue bande de linge dont un de ses -doigts était enveloppé: Coqueugniot se faisait -exhiber un panaris.</p> - -<p>Oh! le joli jardin que celui de M. le curé de -Beaumont! Il était bien mal entretenu, rongé de -chenilles, labouré par les taupes, tendu de toiles -d'araignées, saccagé par tous les chats du voisinage. -M. le curé ne voulait à aucun prix qu'on -inquiétât les bêtes de la création. Mais ce jardin -s'avançait jusque sur la rivière, qu'il dominait à -pic, par une terrasse de conte de fées.</p> - -<p>Je n'eus rien de plus pressé que d'aller voir -l'eau. Elle battait doucement la barque de M. Phébus, -le conseiller municipal, grand amateur de -pêche. De mémoire d'homme, cette barque était -amarrée au pied de la terrasse du presbytère; -M. Phébus y passait des journées, debout, la -ligne à la main. Il n'était pas arrivé encore, et -l'on voyait, aux environs de l'appât qu'il avait jeté, -des peuplades de goujons agiter leurs corps -blonds mêlés aux ablettes en lame de couteau à -fruits. Sur le flanc calfaté de la toue, se reflétaient -en arabesques mobiles les jeux de la lumière avec -la crête des petites vagues. L'eau stagnante, à -l'arrière, semblait tendue d'une belle soie moirée -qui allait se déchirant en longues bavures verdâtres -ornées à leur extrémité de houppes d'écume -savonneuse, car le banc des laveuses était -proche. Ces bavardes m'étaient cachées par des -fourrés d'aubépine; mais je les entendais s'égosiller -comme des grenouilles au bord des marais. -Je me mis à compter les arches du pont.</p> - -<p>Un bruit me fit retourner. Quelqu'un poussa la -porte du presbytère et vint à moi sans faire à la -bonne du curé d'autre honneur que celui d'un -petit signe du bout de l'ombrelle. C'était Marguerite -Charmaison.</p> - -<p>Je la vois s'avancer dans ce jardin en soulevant -sa robe légère pour éviter les ronces et les -fruits pourris qui jonchaient les allées. Elle n'avait -pas pris la peine de mettre un chapeau; -une source vive de cheveux blonds lui jaillissait -du front et de la nuque, emmêlait assez haut ses -gerbes désordonnées, qui retombaient çà et là en -cascatelles; cette chevelure était à la fois sombre -et dorée, comme l'eau qui remue et dont la lumière -borde chaque brisure d'une frange éclatante; -ses sourcils, plus foncés, se rapprochaient -un peu trop et côtoyaient des yeux peut-être -bleus, peut-être gris, peut-être verts, qui, par -moments aussi, semblaient noirs.</p> - -<p>Elle fut près de moi si vite que je n'eus pas le -temps de m'émouvoir; elle s'accroupit et me dit:</p> - -<p>—Pauvre petit!</p> - -<p>C'était l'allusion la plus discrète et la plus -sympathique à ma famille persécutée.</p> - -<p>Le soleil lui avait semé quatre grains de rousseur -sur la joue. Elle avait des cils très longs; -une minuscule tache violacée teignait sa lèvre; -elle avait dû manger des framboises. Voilà ce que -je voyais malgré moi, voilà ce qui m'absorbait -pendant que la timidité m'envahissait, pendant -que je voulais lui dire: «Oh! Marguerite, c'est -vous! c'est vous! Je sais qu'il vous est arrivé à -Rome une belle aventure!… Je suis bien petit, -mais si vous vous doutiez combien je vous admire!» -Je ne lui disais rien.</p> - -<p>Cependant elle me parlait. Mais mon trouble -était devenu si grand que je ne la comprenais -point. Pourquoi venait-elle à moi aujourd'hui, -alors qu'elle ne m'avait pas reconnu chez les -Plancoulaine? Je ne pus manquer d'être frappé -qu'elle me demandât si nous voyions souvent le -docteur Troufleau; c'était probablement parce qu'il -avait cessé avec nous de paraître chez les Plancoulaine: -il était le seul qui eût osé se déclarer outré -de leurs procédés envers nous.</p> - -<p>Mais dans cette bouche, d'où je n'attendais que -paroles d'enchantement, le nom prosaïque de -Troufleau m'étonna. Peut-être avec un nom banal -composait-elle des choses exquises? Elle était -trop près de moi; c'était elle, sa personne, -l'image embellie que je me faisais d'elle, qui me -pénétraient d'une manière ineffaçable, et ses -paroles se perdaient dans le courant trop violent -qui m'inondait.</p> - -<p>En se relevant, elle m'embrassa. Comme elle -m'embrassait la joue, j'avais son menton sur mes -lèvres. Je ne le baisai pas. Une boucle de ses -cheveux, où jouait le soleil, forma devant mon œil -une voûte à claire-voie qui me parut aussi grande -qu'un panier d'osier. Je sentis très bien que le -moment qui s'écoulait là, avec le menton de -Marguerite sur ma bouche et cette boucle de cheveux -devant mon œil, resterait longtemps dans -ma mémoire. Je n'en jouissais pas; il me semblait -que je n'en avais pas le temps; mais je me -promettais d'y songer longuement, plus tard.</p> - -<p>Lorsqu'elle fut debout, je regardai sa main -nue, dont la moiteur ternissait la pomme d'agate -de l'ombrelle; la peau de cette main était d'une -finesse extrême; le soleil dorait sur son poignet -un duvet blond. J'eus un avant-goût d'avenir; -je sentis qu'il y avait en moi quelque chose qui -pouvait m'entraîner à des folies, à des héroïsmes, -à la mort, dans dix ans, dans vingt ans, peut-être -plus tôt, peut-être plus tard, pour le plaisir -ou l'honneur de toucher du bout des lèvres ce -brin de peau fine et moite qui ternissait la pomme -d'agate…</p> - -<p>M. le curé nous surprit. Il leva son chapeau de -loin. Marguerite lui dit:</p> - -<p>—Vous permettez, monsieur le curé, que je -cueille une de vos jolies roses?</p> - -<p>—Toutes les fleurs sont au bon Dieu, mademoiselle, -dit-il; c'est à lui qu'il faut demander -la permission de les cueillir.</p> - -<p>Je trouvai cette réponse jolie, parce qu'il me -semblait qu'elle s'inspirait de quelque chose d'où -ne procédait jamais ce que j'entendais d'ordinaire. -Je n'avais guère vu le curé de Beaumont qu'en -chaire, le dimanche, et, bien que je ne comprisse -pas tout ce qu'il disait, ses sermons ne me déplaisaient -pas. Il y parlait souvent de choses familières, -mais il leur donnait je ne sais quelle tournure -qui les grandissait et les poétisait. Des -personnes se scandalisaient des expressions de -ménagère employées par le curé en pleine église. -«Oh! oh! ripostait ma grand'mère, monsieur le -curé fait son fricot, comme tout le monde, avec une -casserole et des petits oignons; mais on dirait, -quand il a fini, qu'il raccroche ses ustensiles à la -voûte du ciel.» C'était un vieillard maigre; son -crâne luisait au soleil, ainsi que sa soutane rapetassée. -Il donnait tout ce qu'il avait. Sa figure -rappelait les ascètes de la Thébaïde que l'on voit -sur les images.</p> - -<p>Il avait oublié la leçon de latin; il crut que -j'étais venu avec Marguerite, qui semblait une -habituée de sa maison. La crise mystique qu'elle -traversait, les souvenirs du cardinal Newman et -de Rome devaient créer entre elle et le vieux -prêtre des liens particuliers. Je m'attendais à -écouter un dialogue sublime.</p> - -<p>M. le curé nous offrit d'aller nous asseoir à -l'intérieur. Mais Marguerite lui dit:</p> - -<p>—Oh! monsieur le curé, laissez-nous dans -votre jardin! Voulez-vous que nous allions sous -la tonnelle?</p> - -<p>Le curé se mit à rire, parce qu'il trouvait -comique que l'on se plût dans un jardin si -négligé. Une fois assise sous la tonnelle, d'où l'on -pouvait être reconnu des gens qui passaient le -pont, Marguerite dit:</p> - -<p>—Je ne suis pas fâchée que l'on me voie chez -vous, monsieur le curé, en compagnie de ce -pauvre petit, pour la famille de qui l'on est bien -méchant.</p> - -<p>—Se peut-il, mademoiselle?</p> - -<p>Il se refusait à croire au mal. Pour lui, Dieu permettait -seulement que nous fussions affligés d'une -épreuve dont les hommes étaient les instruments.</p> - -<p>—C'est toujours l'histoire de cette maison -Colivaut!</p> - -<p>M. le curé dit que madame Colivaut était une -fois encore tirée d'affaire. Il avait été appelé pour -l'administrer; il l'avait trouvée en compagnie de -son architecte, discutant des marchés à forfait.</p> - -<p>—Il y a des gens superstitieux, dit Marguerite, -qui, lorsqu'ils se croient menacés de la -mort, se hâtent d'entreprendre une œuvre importante, -parce qu'ils s'imaginent que la Providence -ne voudra pas les faucher avant la besogne -accomplie.</p> - -<p>—C'est une confiance en la bonté de Dieu, -qui les honore. Madame Colivaut est une si excellente -personne!</p> - -<p>—On prétend, dit Marguerite, qu'elle a surtout -envie de faire enrager monsieur Fesquet en lui -bouchant la vue avec son pavillon.</p> - -<p>—Oh!…</p> - -<p>—C'est ce qu'on dit; mais il faut ajouter que -monsieur Fesquet provoquerait cette malice en -contraignant la vieille dame à couper ses magnifiques -arbres!… Savez-vous pourquoi monsieur -Fesquet tient à faire abattre ces arbres, monsieur -le curé?</p> - -<p>—Monsieur Fesquet est un ennemi de l'Église, -c'est vrai; mais je ne le tiens pas pour insensé, -et j'imagine qu'il doit obéir à un puissant motif.</p> - -<p>—A un puissant motif, en effet, car il est -haineux et jaloux…</p> - -<p>—Prenons garde, ma chère enfant, de médire -de notre prochain!</p> - -<p>—Monsieur Fesquet est le pensionnaire de -madame Auxenfants, la voisine de madame -Colivaut… Madame Auxenfants loge, avec monsieur -Fesquet, un autre célibataire, le docteur -Troufleau.</p> - -<p>«Bon! fis-je en taillant des encoches dans le bois -de la tonnelle, voilà encore le docteur Troufleau.»</p> - -<p>—Eh bien! monsieur Fesquet, qui est un -vieux laid, tout jaune de bile, est jaloux de son -co-locataire qui est jeune et qui réussit.</p> - -<p>—Dans tout cela, dit le curé, je n'aperçois -point le motif d'abattre les arbres.</p> - -<p>Marguerite baissa la voix.</p> - -<p>—Vous n'ignorez pas, monsieur le curé, qui -a acheté la maison Colivaut?</p> - -<p>—Certes non!</p> - -<p>—Qui habitera la maison Colivaut, aussitôt -le décès de la vieille dame; qui tient essentiellement -à la belle terrasse, aux ombrages?</p> - -<p>—Je comprends, dit le prêtre, un ami du -docteur Troufleau, monsieur Nadaud.</p> - -<p>—Mieux que cela: une amie!… Madame -Nad…!</p> - -<p>M. le curé toussa, se moucha bruyamment, -battit l'air de la main, entre la jeune fille et -moi, comme pour créer une cloison, afin que je -n'entendisse point. Je taillais profondément mes -encoches. Mon occupation et mon âge faisaient -entre eux et moi une séparation suffisante.</p> - -<p>Puis le curé prit la défense du docteur Troufleau, -qui, pour être malheureusement imprégné -de principes matérialistes, n'en demeurait pas -moins un fort honnête garçon, plein de valeur. -Il avait connu ses parents, de simples cultivateurs -d'un canton voisin qui avaient jeûné vingt ans -pour permettre à leur fils de s'élever au-dessus -de leur condition. Loin d'être un «mirliflore» -ou un libertin capable de sacrifier l'honneur -d'une femme à son plaisir, le docteur avait des -sentiments si honnêtes que…</p> - -<p>—Que…? dit Marguerite.</p> - -<p>—Que, ma foi! je n'hésiterais pas à le recommander -à la jeune fille que j'estime le plus.</p> - -<p>—… Que vous estimez autant que moi, monsieur -le curé…</p> - -<p>—… Que j'estime autant que vous, mademoiselle!</p> - -<p>—Ah! ah!</p> - -<p>—Que voulez-vous dire?</p> - -<p>—Ah! ah!… Maintenant je sais ce que je -voulais savoir!… Monsieur le curé, je vous ai -fait parler!</p> - -<p>Le curé, qui n'entendait pas malice, ne donna -point attention à ce jeu de femme. Il venait de -s'apercevoir que j'avais fait une entaille profonde -dans l'un des montants un peu vermoulus de sa -tonnelle, et il s'écria:</p> - -<p>—Mais, petit malheureux, vous allez nous -écraser, comme Samson, sous la voûte du temple, -si vous en brisez les colonnes!</p> - -<p>J'avais fait une vraiment belle entaille blanche -dans le vieux bois peint en vert autour duquel -s'enlaçaient des tiges desséchées de liserons. Je -m'attendais à être fort grondé.</p> - -<p>Il me demanda seulement si je savais bien mes -prières du matin et du soir et si je ne manquais -pas de les dire. Je lui répondis «oui». Il me -baisa au front: ce fut tout.</p> - -<p>Une quantité d'insectes bourdonnaient dans son -jardin en friche. C'était une charmante musique -sous le soleil de septembre. Comme nous faisions -silence, on l'entendit un bon moment, tout à -l'aise. Ce chant de la création, sous les bienfaits -du ciel, allait au cœur du saint homme. Il écarta -les mains; le gras de ses manches brillota au -soleil; son œil se trempa, et il dit:</p> - -<p>—Comment ne pas aimer Dieu!</p> - -<p>Puis il vanta à Marguerite les charmes de la vie -provinciale et paisible. Son désir était de soustraire -une âme d'élite à la corruption de Paris. -Il souhaitait aussi qu'une femme chrétienne -régnât sur le jeune docteur Troufleau, de qui la -vie était digne, mais la direction des idées inquiétante. -C'était le vœu de la grand'maman Charmaison -que sa petite-fille fût mariée près d'elle: le -prêtre en était certainement avisé. Comme il allait -revenir sur le sujet que Marguerite avait amené elle-même -par un détour assez curieux, elle l'arrêta:</p> - -<p>—Le docteur Machin, dit-elle, y pensez-vous?… -Papa l'enverra promener!</p> - -<p>A la bonne heure! Moi, je comprenais très bien -qu'on ne passât pas d'Œdipe sanguinolent et de -lord Wolesley, mort en odeur de sainteté, au docteur -Troufleau. A vrai dire, je m'étonnais qu'il -pût être question d'un mariage, c'est-à-dire de la -chose la plus ordinaire du monde, pour Marguerite -Charmaison, qui me semblait promise à des -destinées insoupçonnables!…</p> - -<p>Le curé, lui, sembla déçu. Il hésita à parler de -nouveau.</p> - -<p>Je sus, dans la suite, que Marguerite avait flairé, -chez le timide docteur, un sentiment inavoué, -et qu'elle était venue s'enquérir à bonne source, -et de l'imminence d'une demande, et de la valeur -du prétendant. C'était d'une femme, simplement.</p> - -<p>Un bruit sourd vint de la rivière, et M. le curé -dit:</p> - -<p>—Ah! voilà monsieur Phébus qui saute dans -sa barque.</p> - -<p>Puis il se leva en faisant «Chut! chut!» et -nous allâmes tous les trois à pas de loup jusqu'à -la rampe de pierre. M. Phébus était debout dans -sa barque; il tenait sous le bras une longue canne -à pêche. La flotte, jetée à gauche, se laissait doucement -porter par le courant vers la droite. C'était -un morceau de liège arrondi et colorié de rouge -à mi-corps, qu'un petit tuyau de plume traversait. -Le fretin qui mordillait le ver donnait à cet -objet l'aspect d'un drôle de petit homme ventru -s'amusant dans l'eau à faire la trempette. Tantôt -il s'enfonçait à peine; tantôt il plongeait tout à -fait. Mais M. Phébus, qui savait à quoi s'en tenir, -ne retirait pas la ligne pour si peu, et distinguait -finement quand le goujon avait mordu. Lorsque -le petit homme était arrivé là-bas, sur la droite, -tout près de l'extrémité de l'ombre du pont grandissante, -M. Phébus soulevait la longue canne; on -distinguait deux vers de terre flasques et trois -grains de plomb noirs enfilés à un crin invisible. -La soie sifflait dans l'espace non loin de nos visages, -puis dans le temps d'un clin d'œil, le petit homme -était retombé sur sa jambe et se laissait flatter -l'abdomen par la surface de l'eau. Et le même jeu -recommençait. M. Phébus était coiffé d'un chapeau -auquel l'usage et les ans avaient donné le -ton du pain doré par une bonne cuisson. Nous -n'apercevions de lui que ce chapeau, le bas du -corps et l'avant-bras droit soutenant la canne à -pêche. A ses pieds était une boîte de fer-blanc à -jours, qu'arrosait une flaque d'eau passant d'un -bord à l'autre au gré des mouvements du pêcheur. -Un bout de sentier, de la largeur d'un ruban, et -mangé d'herbes vivaces, se blottissait contre le -mur pour amener là M. Phébus et nul autre.</p> - -<p>M. le curé admirait la patience de M. Phébus -qui ne prenait presque jamais de poisson, car -l'endroit était mauvais, mais s'obstinait à y demeurer -immobile des journées entières, des semaines, -des mois. Il admirait la sérénité de cet être, -célibataire, sans profession, à peu près dépourvu -de rentes, qui n'avait rien d'autre à faire dans la -vie que d'être là, à ne rien faire. Et M. le curé -s'étonnait que cet homme jouît d'une telle paix et -fût un impie. Car M. Phébus se joignait aux -rouges politiciens qui péroraient, le soir, au café, -vis-à-vis de la statue du poète; et dans cette -parfaite tranquillité des choses, là, devant ce morceau -de liège oscillant avec la régularité d'un -pendule de la gauche à la droite, au pied du mur -du calme presbytère, devant les prairies et les -doux coteaux d'une vallée tourangelle, M. Phébus -méditait et préparait, dans la mesure de ses -forces, des révolutions et des massacres, qui -auraient lieu, il est vrai, à Paris.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p>Je retournai, d'autres après-midi, prendre, -sérieusement, ma leçon de latin. Parfois M. le -curé me la donnait sous la tonnelle. Petite-maman -venait me chercher. Elle marchait avec précaution, -se faufilant à travers les fins panaches des asperges, -et elle se garantissait du soleil avec une ombrelle -écarlate, car elle avait rapporté de son pays -d'origine le goût des choses éclatantes, ce qui -n'était pas bien vu.</p> - -<p>M. le curé se précipitait à sa rencontre, la tête -nue. Comme elle avait beaucoup de franchise et -d'élan dans les manières, elle abritait le vieux -prêtre sous son ombrelle. Le teint de M. le curé -flambait, sans que l'on sût si c'était par l'effet -de la soie transpercée de lumière ou par celui de -la confusion. Ces mouvements prompts et naturels -nuisaient beaucoup à la jeune femme dans -la ville.</p> - -<p>Et nous allions ensemble, elle et moi, sonner -à la porte des quelques maisons qui ne nous -étaient pas encore nettement fermées.</p> - -<p>Les relations tombaient vite, à Beaumont, dès -qu'on ne les alimentait pas chez les Plancoulaine. -A combien de portes nous présentâmes-nous -ainsi, attendant cinq minutes avant qu'une bonne -vînt, en courant à toutes jambes, nous dire: -«Madame est sortie,» ou «Madame est au bout -du pont,»—ce qui voulait dire chez les Plancoulaine,—ou -mieux encore: «Madame le regrette -bien, mais madame n'est pas là pour le moment.» -Une fois, chez madame Gantois, la femme du -juge de paix, la domestique, par hasard, nous -ouvrit aussitôt notre coup de sonnette:</p> - -<p>—Madame Gantois est-elle visible?</p> - -<p>—Mais oui, madame; si madame veut bien -entrer au salon?…</p> - -<p>On nous introduit dans un salon obscur, sentant -le moisi et la crotte de rat. Peu à peu nous -distinguons les sièges et nous nous asseyons. Tout -à coup grand branle-bas à l'étage au-dessus de -nous; des portes claquent, une voix mal contenue, -dans l'escalier: «Cruche! cruche!… que le diable -emporte la bête de fille!…» La bonne réapparaît:</p> - -<p>—Ah! bien, madame Nadaud, pour sûr que -j'aurai fait erreur en disant que madame était -là; madame est justement sortie…</p> - -<p>—C'est bon, ma fille, allez!</p> - -<p>Nous retournons à la maison.</p> - -<p>Madame Capdevielle vint nous rendre une de -ces visites; mais elle vint seule, ce qui était assez -significatif, car elle se séparait rarement de sa -gentille marmaille. Elle était ronde en ses façons -comme en ses entournures; on la savait une -femme fort estimable. Petite-maman ne put contenir -tout à fait devant elle l'amertume qu'elle -éprouvait de l'abandon de ses anciennes amies. -Madame Capdevielle fut compatissante, mais prudente -davantage, et se garda bien de répartir les -responsabilités; cependant elle risqua, paraît-il, -une phrase ambiguë où il y avait à entendre -«que l'on a souvent grand tort de s'en prendre de -ses malheurs à tel ou tel, alors que la véritable -cause est la personne que l'on soupçonne -le moins, que dis-je? celle qu'on chérit le plus…»</p> - -<p>—Que voulez-vous dire, madame?</p> - -<p>—Oh! mais, je ne veux rien dire du tout; je -parle de généralités…</p> - -<p>—Expliquez-vous, madame, je vous en -prie!</p> - -<p>Madame Capdevielle se leva:</p> - -<p>—Allons, ma mignonne, calmez-vous! Je -serais vraiment désolée d'avoir semé en vous un -sujet d'inquiétude… Ce serait bien par mégarde, -je vous prie de le croire. Calmez-vous. Tout s'arrangera. -Adieu, adieu!</p> - -<p>Et sur le pas de la porte, elle dit:</p> - -<p>—Vous êtes toujours jolie!… trop…</p> - -<p>La pauvre jeune femme demeura très tourmentée -par les paroles de madame Capdevielle. -Elle confia la chose à son mari qui lui dit:</p> - -<p>—Il y a du commérage, là-dessous.</p> - -<p>On en parla à M. Clérambourg, qui venait -chaque soir après le dîner, quoiqu'il fréquentât -les Plancoulaine, et au docteur Troufleau, qui -nous témoignait plus d'amitié depuis que nous -étions isolés. Mais M. Clérambourg ne risquait -jamais son opinion, sinon sur les affaires dont il -avait couvé toutes les pièces, au moins trois -semaines durant, dans son cabinet. Le docteur -Troufleau dit que, prenant ses repas entre -madame Auxenfants et M. Fesquet, si quelque -commérage courait la ville, il en eût été le premier -informé.</p> - -<p>Je me souvins des paroles de Marguerite Charmaison -au curé sur les raisons qu'avait M. Fesquet -de faire abattre les arbres de madame Colivaut.</p> - -<p>Mais une âme charitable nous fournit la solution -de l'énigme posée par madame Capdevielle. Ce -fut madame Gantois—«Cruche!… cruche!… -Que le diable emporte la bête de fille!»—qui se -décida, au bout d'une quinzaine, à nous rendre -notre politesse.</p> - -<p>—Ma petite, dit madame Gantois, d'un ton -protecteur, je vais vous rendre un service.</p> - -<p>—Mais!…</p> - -<p>—C'est entendu… Vous ne me le demandez -pas! Oh! oh! je ne m'arrête pas pour si peu: je -vous le rendrai tout de même… Et pour commencer, -ma belle enfant, entre nous soit dit, -ayons plus de modestie, moins de susceptibilité au -moindre mot que l'on vous adresse: la fierté convient -certes, mais à de certaines situations…</p> - -<p>—Mais ma situation, madame!…</p> - -<p>—Ah! ne vous fâchez pas! Je vous répète que -je suis venue en amie. Votre situation, ma chère -petite, n'est pas bonne… Ah dame! que voulez-vous! -On n'a pas votre âge, joint à la figure dont -la Providence vous a ornée, ma belle, sans être -tenue de ménager l'opinion…</p> - -<p>—L'opinion? Ce sont les gens puissants qui -se chargent de la faire!…</p> - -<p>—Alors, ménageons-les!… L'opinion voyez-vous, -c'est un fusil chargé! Une imprudence, une -maladresse, le coup part.</p> - -<p>—J'ai tout lieu de croire qu'il est parti.</p> - -<p>—Ce n'est pas moi qui vous le fais dire: en -effet, il est parti. Ma chère enfant, vous vous -compromettez.</p> - -<p>—Je me compromets!… moi!…</p> - -<p>—Il suffit!—dit madame Gantois, qui dut -être effrayée du ton de sincérité de la malheureuse -femme.—J'en ai assez dit pour que vous soyez -plus prudente à l'avenir. Plus tard vous me remercierez…</p> - -<p>—Écoutez, dit petite-maman haletante. Je suis -depuis trois semaines à la torture à cause de circonlocutions, -d'allusions, de sous-entendus plus -douloureux qu'un bon coup bien frappé. Puisque -vous ne craignez pas de me faire mal, vous, madame, -je vous en conjure, frappez, mais droit. -Dites-moi ce qu'il y a: je vous jure que je ne -comprends pas.</p> - -<p>—Allez jouer, petit, dirent les deux femmes à -la fois.</p> - -<hr /> - - -<p>Je n'étais pas fâché d'aller jouer. De tous mes -souvenirs d'enfance, les plus pénibles et les plus -odieux sont ces confidences à mots couverts, de -femmes qui crèvent d'envie de répandre la calomnie, -et qui, pour faire durer le plaisir, parlent -une demi-heure auparavant par paraboles.</p> - -<p>M. le curé de Beaumont disait:</p> - -<p>«Il ne faut point juger notre prochain, mon -enfant. Ce jugement, difficile à porter, appartient -à Notre-Seigneur. Contentons-nous de plaindre -les hommes, dont le mobile des actions nous -échappe, mais dont l'esprit, dans bien des cas, -est borné.»</p> - -<p>Ces paroles étaient inspirées par quelque chose -de trop haut, que je ne comprenais pas; elles -étaient plus qu'humaines et me paraissaient étrangères. -A mon sens d'enfant, la gent Gantois, par -exemple, était parfaitement abominable, et j'eusse -trouvé fort juste qu'on la liât par les pieds et par -les mains et lui enfonçât dans la peau un millier -ou deux d'épingles. Tel était le genre de supplice -que je rêvais. Après quoi il me semblait que, -débarrassé de cette engeance, on eût pu s'occuper -des «grandes choses». De quelles grandes -choses?</p> - -<p>Ah! je ne savais pas.</p> - -<p>Je n'ai jamais su qui avait déposé en moi cette -idée ni seulement ce terme. Les grandes choses, -était-ce de réciter des vers de M. de Bornier, ce -qui m'avait fait voir autrefois en Marguerite -Charmaison une créature séraphique? Était-ce -d'aller à Rome s'éprendre d'un lord ou d'un cardinal -anglais? Était-ce de sentir le bon Dieu -passer dans le vent, à travers le feuillage des -pins, comme à Courance? Était-ce d'être un poète -de bronze, impassible, sur une place publique? -Était-ce de mourir, comme avait fait maman? -Ah! qu'était-ce?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p>Après la visite de madame Gantois, petite-maman -s'enferma avec mon père. Ils causèrent -longtemps. Il est probable qu'elle lui confia loyalement -le bruit que l'on faisait courir, et ils -durent prendre ensemble la résolution de recevoir -le docteur Troufleau comme à l'ordinaire.</p> - -<p>Par exemple, ils ne disaient plus «le docteur -Troufleau»; ils disaient <i>il</i>, ou <i>le</i>, ou <i>lui</i>. «Quand -<i>il</i> arrivera, reçois-<i>le</i>,» etc. Cette pudeur soudaine -à prononcer un nom est une nuance sentimentale -que les enfants saisissent très bien, et n'eussé-je -rien connu par avance de ce qui se passait, j'eusse -certainement deviné qu'autour du personnage -désigné par des pronoms quelque chose d'anormal -méritait que mon attention fût bien ouverte -lorsqu'il se présenterait.</p> - -<p>Le jeune docteur Troufleau venait tous les jours -à la maison, après dîner, fumer un cigare et faire -une partie de piquet avec mon père et M. Clérambourg. -Autrefois, plusieurs de ces messieurs -se joignaient à eux: M. Gantois, le colonel Flamel. -M. Gantois avait disparu sans mot dire; le -colonel Flamel s'était expliqué avec franchise:</p> - -<p>—Que le diable m'emporte, mon cher Nadaud, -si j'ai envie de vous fausser compagnie! Mais -ces b…-là m'ont mis au pied du mur. «Chez -lui ou chez moi, choisissez!» m'a dit Plancoulaine. -Bigre de bigre! c'est dégoûtant! Je ne lui -ai pas mâché mon opinion. Mais si je ne vais -plus chez eux, que voulez-vous que je fasse de -mes journées? Et ma vieille mère qui y passe -ses après-midi depuis quarante ans…</p> - -<p>M. Clérambourg avait quelque mérite à venir -encore, mais lui, par sa compétence en affaires -et ses conseils financiers, était à peu près indispensable -à M. Plancoulaine.</p> - -<p>Ce soir-là, précisément, le docteur Troufleau -ne vint pas; le lendemain s'écoula sans qu'on le -vît; le surlendemain, l'on était en droit de s'inquiéter -de lui. On envoya la mère Fouillette -demander de ses nouvelles. Madame Auxenfants, -son hôtesse, répondit que le docteur allait bien, -mais qu'il avait l'air «renfrogné». Mon père, -très nerveux, n'y tint plus. Il passa lui-même -chez le docteur; le docteur venait de sortir; mon -père laissa sa carte.</p> - -<p>Le docteur vint le soir. Mon père et sa femme -étaient agités; ils avaient lieu de craindre que -la calomnie eût effrayé le jeune homme et -qu'ils fussent menacés de perdre encore un -ami.</p> - -<p>Le docteur avait l'air plus défait qu'eux-mêmes. -Son éternelle redingote et son éternel -chapeau haut de forme donnaient au moindre de -ses gestes un air d'apparat et de gravité; il conduisait -un deuil, sans répit. Il avait une assez -jolie figure douce, avec une barbe fine et frisée; -mais il était trop court de taille.</p> - -<p>Il s'assit.</p> - -<p>Mon père lui dit:</p> - -<p>—Mon cher docteur, si c'est par délicatesse -que vous avez cru devoir vous éloigner de nous, -j'entends vous rendre, de ma propre autorité, les -coudées libres: ni ma femme, ni moi ne craignons -les bruits absurdes que vous avez dû entendre -comme nous; c'est pourquoi ne vous voyant plus -venir, je n'ai pas hésité à aller moi-même vous -chercher.</p> - -<p>—Je ne vous comprends pas, mon cher Nadaud, -dit le docteur.</p> - -<p>—Si fait! parbleu! Je vous autorise à me -comprendre! Il y a assez de loyauté entre vous, -ma femme et moi, pour que nous jouions cartes -sur table: appelons un chat un chat, et un bruit -infâme une infamie!…</p> - -<p>—Mais, dit le docteur, je vous répète, mon -cher ami, que je ne vous comprends pas; je tombe -des nues… Je ne sais rien, je n'ai entendu aucun -bruit; voici trois jours que je passe au milieu -d'émotions intimes qui ont suffi amplement à -m'occuper, jointes à mes visites…</p> - -<p>Mon père et sa femme furent rassérénés tout à -coup. Son absence n'était donc pas due au motif -qu'ils avaient redouté.</p> - -<p>Le pauvre docteur ôta ses gants; puis il les -malaxa, puis il s'en fouetta la cuisse.</p> - -<p>—Ce qui m'est arrivé est bien simple, dit-il -enfin, je n'ai pas de chance…</p> - -<p>On comprit aussitôt qu'il s'agissait d'une -demande en mariage repoussée. Depuis deux ans, -c'était la troisième épreuve de ce genre qu'il confessait. -Généralement, on en souriait chez nous. -On supposait qu'il était trouvé trop jeune par les -familles, ou trop récemment établi, ou bien que -les jeunes filles lui reprochaient sa redingote, son -chapeau haut de forme, ses gants noirs. Pourquoi -diable s'affublait-il en vieux savant? Comment -lui faire entendre cela?</p> - -<p>—Non, non, répéta-t-il, je n'ai pas de chance!</p> - -<p>Le malheur du docteur n'inspirait pas pitié: il -avait trente ans à peine, l'espoir du bonheur -conjugal n'était pas clos pour lui; et il avait l'air -si malheureux avec sa figure gentille et son extérieur -de vieux bonhomme, son embarras, la sincérité -de son désappointement! On avait envie de -le plaindre, mais pas tout à fait sérieusement.</p> - -<p>—Cachottier! lui dit mon père; vous ne nous -aviez pas soufflé mot…</p> - -<p>—A personne! Je n'ai parlé à personne, mon -cher ami!… Quand je dis à personne, non: j'en -avais parlé à Clérambourg, qui s'est chargé de -faire la demande.</p> - -<p>—Ah!…</p> - -<p>—Il va venir, dit mon père. Parlons-nous de -la chose en sa présence, ou nous taisons-nous?</p> - -<p>—Parlons-en! parlez-lui-en tout à votre aise, je -vous y autorise et vous en prie même; peut-être -vous dira-t-il, à vous, les motifs du refus, qu'il -a supprimé dans le rapport qu'il m'a fait de la -réponse du père de la jeune fille: un «non» catégorique.</p> - -<p>—Oh!</p> - -<p>—Monsieur Charmaison a dit «non» tout sec.</p> - -<p>—Comment! c'était Marguerite! s'écria petite-maman.</p> - -<p>—Mademoiselle Charmaison! fit mon père, -dont le front se rembrunit.</p> - -<p>—J'avais fait ce rêve, dit tendrement le docteur. -A mon âge, ancien interne des hôpitaux, -toutes les ambitions sont permises… La question -de sentiment mise à part,—la fortune Charmaison -n'a d'ailleurs rien d'intimidant,—je sais que -c'eût été le bonheur de la grand'maman de conserver -sa petite-fille tant auprès d'elle que loin de -Paris: madame Charmaison, la grand'mère, -redoute, non sans motif, l'éducation libre que le -père par principes et la maman par insouciance -ont adoptée pour une jeune fille aussi délicate, -aussi impressionnable, aussi exaltée, on peut le -dire, puisqu'elle ne l'est, Dieu merci! que pour -tout ce qui est beau et bien…</p> - -<p>—Certes! certes! opinèrent à la fois mon père -et sa femme.</p> - -<p>Il allait, il allait, le docteur Troufleau! Sa voix -chevrotait, sa paupière se mouillait. Il était réellement -épris de Marguerite.</p> - -<p>Petite-maman disait:</p> - -<p>—Mais croyez-vous que la jeune fille ait été -avisée de votre demande?</p> - -<p>—Je l'ignore complètement.</p> - -<p>—Ne l'avez-vous pas demandé à monsieur -Clérambourg?</p> - -<p>—Monsieur Clérambourg s'est montré muet -comme un marbre. Il m'a transmis la réponse: -«Non.» C'est tout.</p> - -<p>—Monsieur Clérambourg n'est pas bavard…</p> - -<p>—Ah! non!</p> - -<p>—Je le ferai bien parler.</p> - -<p>—Faire parler Clérambourg! dit mon père.</p> - -<p>—Le voilà!…</p> - -<p>Il y avait dans la cour de notre maison une -sonnette qui tintinnabulait au milieu des lierres -dont on était sans cesse occupé à couper les filaments -qui la voulaient atteindre. C'était une sonnette -à l'ancienne mode, sensible comme une -petite personne et sachant à merveille «chanter» -en notes limpides et musicales le tempérament -de l'ami, du gêneur ou de l'inconnu qui, dans la -rue, tirait le pied-de-biche.</p> - -<p>Le coup de sonnette de M. Clérambourg était -autoritaire et bref, tiré à fond, mais terminé -court, je ne sais comment, sans fioritures ni -aucun de ces mouvements qui se prolongent -quelquefois après le gros drelin-drelin, comme -s'ils étaient donnés en surplus, par-dessus le -marché, enfin désignant une nature généreuse.</p> - -<p>M. Clérambourg entra, donna la main à tous -et me tapota le menton d'un doigt qui sentait le -tabac; puis il défit le bouton de sa jaquette. -C'était un homme haut, large et fort; il portait -des cheveux lissés qui s'enroulaient sur l'oreille -comme les lamelles de bois que crache la varlope -du menuisier; il ne se rasait pas tous les jours, -de sorte que la partie inférieure de sa figure -semblait barbouillée d'une cendre épaisse d'où -émergeaient—pour moi qui voyais presque toujours -cela d'en dessous,—deux énormes narines, -où faire grimper un ramoneur. Il portait haut -un front bombé et poli, couleur de vieil ivoire. -Des lèvres eussent coûté trop cher: sa bouche -était faite d'un trait, une mince fissure rectiligne -qui ne s'ouvrait pas souvent, et uniquement pour -dire, en termes mesurés, l'indispensable.</p> - -<p>Mon père l'écoutait comme un oracle. Sa -sagesse, sa modération et sa science du droit lui -valaient la considération générale.</p> - -<p>Quand il se fut adossé à la cheminée, il releva -de droite et de gauche les basques de sa jaquette -et flatta de la main le fond de son pantalon, selon -sa coutume, même lorsqu'il n'y avait pas de feu; -et chacun s'apprêta à lui parler du sujet. Mais -personne ne fut assez fort. La petite-maman -n'était pourtant pas timorée, mais, en présence -de M. Clérambourg, une venette brisait son meilleur -élan.</p> - -<p>Mon père atteignit la boîte à cigares; il en -offrit un à son grand ami. Celui-ci le prit, le -froissa, en coupa la pointe, puis humecta le bout -tronqué dans son espèce de bouche. Cela demanda -un temps considérable. M. Clérambourg alluma -son cigare et fuma.</p> - -<p>Mon père offrit le cognac au docteur.</p> - -<p>—Prenez donc, mon cher docteur; cela vous -redonne du cœur, allez!…</p> - -<p>L'allusion était assez claire; l'ouverture était -pratiquée; il n'y avait plus qu'à marcher. Bernique! -M. Clérambourg ne broncha pas.</p> - -<p>Il dit:</p> - -<p>—Je vous dois une revanche, si je ne me -trompe?</p> - -<p>Et l'on prépara la table de jeu.</p> - -<p>Le docteur se retira de bonne heure. Mon père -tint à le reconduire jusqu'à la porte de la rue. -La mère Fouillette me couchait dans le salon; la -porte du corridor était entr'ouverte. Mon père -confessait au docteur la nature des bruits qui -couraient la ville. Il lui disait qu'il tenait à braver -l'orage; il le priait de ne rien modifier à son -assiduité à la maison. Le docteur eut des exclamations -indignées.</p> - -<p>—Comment! comment!… Est-on si méchant -dans ce pays!… Mais je ne souffrirai pas… Plutôt -m'éloigner de vous…</p> - -<p>—Ne le faites pas! lui dit mon père; on supposerait -que c'est moi qui vous ai mis à la porte, -ce qui donnerait aux racontars un corps inattaquable.</p> - -<p>—C'est juste. Je reviendrai, je vous le promets…</p> - -<p>—Merci. Et moi, je vous promets de tirer de -Clérambourg les détails qui vous intéressent.</p> - -<p>—Maigre consolation, hélas! de savoir pourquoi -le bonheur vous est refusé… Cependant… si -l'objection reposait par hasard sur mon âge, sur -l'âge de mademoiselle Charmaison, sur ma situation -provinciale, que sais-je… enfin, dites bien -que je ferais tout, que j'attendrais cinq ans, dix -même, et davantage!… que mes maîtres me -créeraient une situation à Paris… Tout! tout! -vous dis-je!</p> - -<p>Oh! comme ce garçon aimait Marguerite!</p> - -<p>Je crois que mon père en fut touché et qu'il osa -ce soir-là affronter le tombeau vivant qu'était -M. Clérambourg. Mais le tombeau ne livra pas -son secret, car, le lendemain, le mutisme extraordinaire -de M. Clérambourg était devenu le sujet -de préoccupation à la maison, et faisait presque -oublier à mon père et à sa femme celui de la -veille. Ils ne s'en cachèrent pas devant moi. Mon -père disait:</p> - -<p>—Clérambourg a tort, franchement, il a tort: -c'est à laisser croire qu'il y a dans le passé de ce -pauvre Troufleau ou dans sa famille…</p> - -<p>—Oh!</p> - -<p>—Mais, dame! Il est à supposer que Charmaison -a dit quelque chose. On ne dit pas «non» à -une demande en mariage comme à un marchand -de pacotille qui passe sous la fenêtre; on dit quelque -chose. Charmaison a dit quelque chose à -Clérambourg. Ou, s'il n'a rien dit à Clérambourg, -c'est qu'il s'agissait de quelque chose que Clérambourg -ne devait pas entendre.</p> - -<p>—Que veux-tu dire?</p> - -<p>—Je n'en sais rien!… Je m'y perds!… Ah! -nous avions bien besoin que cette histoire vînt -s'ajouter à nos embêtements!</p> - -<p>Le docteur était si anxieux qu'il n'attendit pas la -soirée. Il vint après déjeuner, contrairement à -toute habitude. Nous étions encore à table. Mon -père fut fort embarrassé; il n'osait avouer l'insuccès -de sa démarche. Le docteur avait des yeux -meurtris qu'il roulait tristement, comme les beaux -fauves inquiets à la voix d'une meute. Petite-maman -comprit qu'il fallait parler coûte que coûte.</p> - -<p>—Ce Clérambourg, dit-elle, est un misérable!</p> - -<p>—Mon amie, dit mon père, ne nous emportons -pas. La discrétion de Clérambourg est proverbiale. -Il outrepasse un peu la mesure aujourd'hui, -je le reconnais… Mon cher docteur, ma -mission près de Clérambourg est terminée: autant -vous adresser à ce meuble!</p> - -<p>—Mais, dit le docteur, il y a dans tout cela -plus que de la discrétion: il y a du mystère! A la -fin, que diable! j'aurais le droit de m'offenser!</p> - -<p>—C'est ce que nous disions, fit petite-maman.</p> - -<p>—Mon amie! n'envenimons pas les choses! -Nous allons tout à l'heure prononcer des mots -après lesquels il n'y aura plus à revenir en arrière: -et nous ne savons pas seulement sur quel -terrain nous avançons!</p> - -<p>—J'ai envie, dit le docteur, d'aller tout bonnement -demander une explication à monsieur -Charmaison.</p> - -<p>—Ou une réparation par les armes! pourquoi -pas? fit mon père. Nous y voilà bien! Et après? -Quand vous aurez commis cette sottise-là, croyez-vous -que jamais vous obtiendrez la jeune fille? -Est-ce que vous avez renoncé à elle?</p> - -<p>—Non! dit le docteur en se redressant.</p> - -<p>Il était resté debout, près de la porte, et il -tenait son chapeau haut de forme à la main, au -creux de la taille, dans une attitude qui lui était -familière.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - - -<p>Tout à coup la porte fut poussée violemment et -vint frapper contre le plat du chapeau, qui en fut -à demi écrasé. Nous ne fîmes tous qu'un saut. -C'était Marguerite Charmaison qui entrait en coup -de vent. Si instruit que l'on fût de l'indépendance -de ses manières, on en était toujours surpris. -Elle était seule; elle avait, disait-elle, planté sa -femme de chambre dans un magasin.</p> - -<p>—Mais qu'y-a-t-il?</p> - -<p>—Il y a que mon père m'emmène: je pars… -J'ai voulu que vous sachiez que je suis avec vous, -les opprimés, contre l'injustice…</p> - -<p>Parole de fille de tribun! Était-ce le motif qui -l'amenait?</p> - -<p>Le docteur, suffoqué plus que nous par la coïncidence -de cette folle visite et par l'accident de -son chapeau, balbutia je ne sais quoi, se courba, -s'en alla.</p> - -<p>Quand il eut tourné les talons, on interrogea -Marguerite:</p> - -<p>—Mais pourquoi ce départ précipité?</p> - -<p>—J'allais vous le demander.</p> - -<p>—A nous?…</p> - -<p>—Voilà. Ce matin, avant le déjeuner, papa -arrive de chez les Plancoulaine et me dit: -«Ma fille, nous partons ce soir.» Je saute: -«Pourquoi ça?—Tu dois le savoir!—Comment -le saurais-je?—Par tes amis.—Quels -amis?—Ceux que tu fréquentes chez les -curés!»</p> - -<p>Ces dames s'étaient rencontrées un jour dans le -jardin du presbytère. Quelqu'un passant sur le -pont avait pu les voir.</p> - -<p>—Vous étiez avec nous, ma petite amie, dans -le jardin du curé; et après? Ce n'est pas pour -cela que l'on vous fait quitter Beaumont? Monsieur -votre père n'a pas jugé à propos de nous revoir -depuis que nous sommes mal avec les Plancoulaine, -c'est très bien. Mais il ne vous a pas, que -je sache, interdit de nous rencontrer?</p> - -<p>—Non. Aussi, ce n'est pas parce que nous -nous sommes rencontrées que l'on m'emmène.</p> - -<p>—Pourquoi vous emmène-t-on?</p> - -<p>—Il s'est passé quelque chose que je ne sais -pas, que je ne dois pas savoir, paraît-il, et dont -on suppose que j'ai dû être informée, du fait seul -que je vous ai rencontrée chez monsieur le curé…</p> - -<p>—Nous ne savons rien, dit mon père.</p> - -<p>—Oh! fit Marguerite, ce n'est pas gentil, vous -ne voulez pas me le dire!</p> - -<p>—Nous ne savons rien, mademoiselle, absolument -rien!</p> - -<p>Marguerite dit:</p> - -<p>—Voyons… Il y a eu une demande en mariage?…</p> - -<p>—Non, mademoiselle!…</p> - -<p>—Ah! vous êtes pris! Comment savez-vous -qu'il n'y en a pas eu?</p> - -<p>Cette fois, c'était mon père qu'elle avait «fait -parler». Sa physionomie si expressive s'éteignit. -Bien malin qui eût vu si elle était flattée ou indifférente.</p> - -<p>—Maintenant, dit-elle, adieu, adieu!</p> - -<p>—Que c'est imprudent à vous d'être venue!</p> - -<p>—Et si je vous écris, de Paris, que direz-vous -donc?</p> - -<p>—Quelle enfant terrible vous faites!… Sortez -au moins par la ruelle.</p> - -<p>Voilà Marguerite lancée dans la petite cour qui -mène à la ruelle.</p> - -<p>Mais il y avait encore, dans la petite cour, le -docteur Troufleau qui faisait remettre son chapeau -en état par la mère Fouillette. Coqueugniot, -témoin de sa peine, était même descendu se -joindre au groupe du médecin et de la vieille -bonne, et il donnait ses avis comme s'il se fût agi -d'un blessé.</p> - -<p>Nous voyons Marguerite traverser la cour. La -mère Fouillette et Coqueugniot assujettissaient -le chapeau haut de forme sur le chef du docteur -Troufleau; on distinguait fort bien les reflets -brisés par une estafilade. Le docteur n'eut que le -temps de porter la main à ce chapeau lorsqu'il -reconnut mademoiselle Charmaison qui se sauvait -par le petit corridor des écuries.</p> - -<p>L'image m'est demeurée dans la mémoire, de -Marguerite troussant d'une main sa jupe, retenant -de l'autre son chapeau de paille et se retournant -vers nous, ses jolis cheveux ébouriffés. Elle -nous adressa des bonjours de la main; nous -vîmes ses beaux yeux, ses dents… Et le pauvre -docteur Troufleau qui était là, faisant des saluts, -les deux bras ballants, et au bout de l'un d'eux -le chapeau haut de forme en accordéon!</p> - -<p>Marguerite tenait-elle réellement à savoir si la -demande en mariage avait eu lieu? Tenait-elle à -éprouver par elle-même la qualité du bruit -public, selon lequel le «docteur Troufleau ne -sortait pas de chez les Nadaud»? En ce cas, un -singulier hasard desservait le pauvre docteur et -nous-mêmes!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - - -<p>Marguerite disparue, mon père ne fit qu'un -bond jusque chez M. Clérambourg.</p> - -<p>Il en revint, non plus crispé par l'incertitude, -mais anéanti.</p> - -<p>—Clérambourg a desserré les dents.</p> - -<p>—Ah! Et qu'a-t-il dit?</p> - -<p>—C'est moi qui ai posé la question. Il n'a eu -qu'à répondre.</p> - -<p>—Quelle question?</p> - -<p>—Celle-ci: «Clérambourg! le docteur Troufleau -a vu sa demande repoussée sous prétexte -qu'il fréquente ma maison?»</p> - -<p>—Comment!… tu crois vraiment que c'est à -cause de cela?</p> - -<p>—Clérambourg m'a répondu: «Oui.»</p> - -<p>—Et Clérambourg n'a pas giflé le monsieur -qui lui a fourni ce prétexte?</p> - -<p>—Clérambourg ne m'a pas dit ce qu'il a fait. -Je suppose qu'il a agi convenablement…</p> - -<p>—Ce qu'il y avait de convenable, c'était de lui -arracher les yeux!</p> - -<p>—Je ne suppose pas qu'il ait fait cela, mais -je suppose que les relations de Clérambourg avec -les Plancoulaine, de qui Charmaison n'est que le -porte-parole, ne seront pas empreintes dorénavant -d'une grande cordialité…</p> - -<p>Petite-maman haussa les épaules:</p> - -<p>—A moins que monsieur Clérambourg ne -choisisse dorénavant la maison et les cigares -Plancoulaine pour digérer, le soir, et que nous -ne revoyions plus le bout de son nez!… Ah! -ce n'est pas moi qui le pleurerai!</p> - -<p>—Clérambourg est un ami de trente ans pour -moi.</p> - -<p>—Taratata!</p> - -<p>—Il m'a vendu son étude et il y reste -attaché: les Plancoulaine sont inféodés à Courtois…</p> - -<p>—Taratata!</p> - -<p>—J'ai pleine confiance en l'amitié de Clérambourg. -Il ne s'agit pas de cela pour le moment, -mais d'un brave garçon qui est un fidèle ami, -lui aussi, et de qui il va falloir nous priver…</p> - -<p>—Pauvre garçon! avec son chapeau cabossé! -Elle a passé devant lui en riant… peut-être se -moquait-elle de lui, peut-être non! Peut-être -ne l'a-t-elle pas vu même! Peut-être n'a-t-elle -pas remarqué, en ouvrant la porte d'ici, qu'elle -aplatissait son chapeau… Et lui qui la saluait, -qui faisait des courbettes, des courbettes!…</p> - -<p>Mon père dit à son tour:</p> - -<p>—Pauvre garçon!</p> - -<p>—Tu vas lui dire le motif?</p> - -<p>—Je ne veux pas que la carrière de ce jeune -homme soit brisée à cause de nous: il n'y a pas -eu que le refus de mademoiselle Charmaison, il -y en a eu d'autres.</p> - -<p>—Pour le même motif?</p> - -<p>—Pour le même motif.</p> - -<p>—Qui t'a dit cela?</p> - -<p>—Clérambourg. Il sait tout.</p> - -<p>—Pourquoi ne l'a-t-il pas dit plus tôt?</p> - -<p>—Je n'avais pas songé encore à lui poser -la question. Je la lui ai posée pour les deux -demandes en mariage connues de nous; il a -fait «oui».</p> - -<p>—Mais c'est infernal! c'est à envoyer ce pays -au diable!</p> - -<p>—Tout cela remonte à l'achat de la maison -Colivaut!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VIII</h3> - - -<p>L'aveu fut fait dès le soir au docteur Troufleau, -qui venait dans l'espoir d'entendre parler de mademoiselle -Charmaison. Mon père était ému, car -ce qu'il allait dire lui coûtait doublement: en -apprenant au jeune homme le motif qui lui valait -le refus des jeunes filles du pays, il se privait -d'un dernier ami, et en cédant à la pression de -la calomnie, il semblait admettre que cette calomnie -fût fondée.</p> - -<p>Il tendit la main au docteur:</p> - -<p>—Mon ami, quittez ma maison: vous y gâchez -votre avenir. Hier, je vous suppliais de rester -pour affronter plus hardiment ensemble la méchanceté -publique. Aujourd'hui, elle nous a -atteints; le mal est fait; c'est moi qui vous dis -de vous écarter. Que vous demeuriez avec nous -ou que vous vous retiriez, nous restons, ma -femme et moi, dans les deux cas, contaminés. -Pour vous, une chance de salut demeure: séparé -de nous, le pays vous absout, et vous recouvrez -le droit d'épouser une jeune fille comme il -faut et de fonder une famille… Il n'y a pas à -hésiter!</p> - -<p>—Je n'hésite pas! je reste avec vous.</p> - -<p>Mon père hocha la tête et sourit amèrement.</p> - -<p>Le docteur reprit:</p> - -<p>—Mon intention n'est pas, actuellement, de -m'établir, de fonder une famille, mais avant tout -d'épouser une jeune fille que j'aime. Cette jeune -fille est l'amie de madame Nadaud, puisqu'elle -était encore ici il y a quelques heures. Si j'achetais -le consentement de son père en sacrifiant -l'amitié de madame Nadaud et la vôtre, je pense -et je veux avoir la conviction que je m'aliénerais -à tout jamais, par un pareil trafic, l'estime de -mademoiselle Charmaison.</p> - -<p>—Vous auriez vite fait de gagner son estime -si vous vous mettiez d'abord en état de gagner sa -main.</p> - -<p>—Peu importe! je ne la gagnerai pas par ce -moyen!</p> - -<p>—Soit! dit mon père, mais allons jusqu'au -bout!—puisque aussi bien il faut que j'examine -la situation dans toute sa triste réalité, qui m'est -révélée d'aujourd'hui seulement.—Il ne s'agit -pas, pour vous, uniquement d'un mariage, mon -cher docteur; il s'agit de votre carrière à ménager. -Songez à votre clientèle. Toute la ville, à ce que -je vois, obéit au mot d'ordre parti de la maison -Plancoulaine. Qu'il plaise demain à celui qui -dirige ce troupeau de moutons de vous mettre en -interdit…</p> - -<p>—Je suis seul médecin à Beaumont!</p> - -<p>—Ils en appelleront un second!…</p> - -<p>—A défaut de la clientèle bourgeoise, qui -seule se laisse mener à la baguette, il me restera -l'autre: le petit commerce et la campagne.</p> - -<p>—Bon! bon! dit mon père; vous êtes un brave -et digne garçon, et je vous remercie.</p> - -<p>—Oui! dit petite-maman, nous vous remercions; -vous êtes un homme de cœur.</p> - -<p>Tous deux lui serrèrent la main, et ils avaient -les yeux un peu humides. Mais je connaissais -bien la figure de mon père, et je voyais, à un -mouvement des sourcils, à un hochement de tête, -que, s'il ne doutait pas de la bonne volonté du -docteur, il n'avait pas confiance en la durée de -ses résolutions. Il n'avait confiance qu'en Clérambourg.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IX</h3> - - -<p>Lorsque je n'allais pas à ma leçon de latin, on -m'envoyait quelques heures dans les jardins -de madame Colivaut. Mon père aimait à me -savoir là; c'était un peu, pour lui, prendre possession -de la maison. Il me disait: «Tu tâcheras -d'être à la balustrade sur les quatre heures, au -moment où je passerai; alors je te verrai de -loin.» Ainsi il se figurait qu'il rentrait chez -lui et que son fils l'attendait sous les beaux -arbres. Pour les gens de la ville, il me plantait là -aussi comme un drapeau. C'est que, de tout Beaumont, -on me voyait sur cette terrasse fameuse, et -les personnes qui allaient chez les Plancoulaine ne -pouvaient manquer de dire là-bas qu'elles avaient -vu le «petit Nadaud se prélasser comme chez lui -à la balustrade de madame Colivaut».</p> - -<p>Un jour de la fin de l'automne, madame Robert, -la dame de compagnie, me fit entrer dans la -chambre de madame Colivaut. Les sièges y étaient -garnis de housses, les fenêtres, de rideaux jaunes; -un grand placard bâillait, où l'on apercevait des -rouleaux de papiers de tenture et du linge en -pile; une odeur de caramel se mêlait à celle du -tabac à priser; au fond d'une alcôve, madame -Colivaut était couchée. Sa tête de pomme de reinette, -embobelinée dans un bonnet, ne me plut -guère, car je pensai, dès le seuil: «Sacristi! il -va falloir embrasser!» Madame Colivaut caressait -un gros chat qui ronronnait sur l'édredon, -contrairement, c'était probable, aux volontés de -madame Robert, femme d'humeur prompte, qui -se hâta d'empoigner l'animal par la peau du dos, -tandis que sa maîtresse disait d'une voix plaintive:</p> - -<p>—Qu'est-ce qu'elle vous a fait, cette pauvre -bête?</p> - -<p>Madame Robert tenta de me soulever pour me -mettre au niveau des joues rondelettes et fripées -de la malade, mais elle me trouva trop lourd. -On se contenta de me demander mon âge; puis -madame Colivaut fit signe à madame Robert -d'aller prendre dans la commode la boîte aux -chocolats. Ils dataient du jour de l'An; mais je -ne fis pas le difficile. Enfin, on m'envoya jouer.</p> - -<p>Je courus au cadran solaire. Le persil, autour -du socle, avait été coupé. Sur la pierre noircie, -rugueuse et trouée comme une éponge, il était -poussé de petites mousses jaunes, et, dans une -jointure, une touffe d'herbe lançait trois tigelles -menues par-dessus le cadran. Je m'aperçus que -j'avais grandi, car je lisais l'heure sans me cramponner -à l'ardoise brisée: plus de danger de voir -accourir les cloportes dans mes manchettes.</p> - -<p>Il n'y avait personne dans le jardin. Je me -souviens qu'on entendait le bruit lointain d'un -marteau sur la forge et la chanson plus rapprochée -d'une couturière qui cousait chez madame -Colivaut. La lessive séchait. De beaux nuages -moutonneux traînaient sur le cadran une ombre -rapide. Je ne sais pourquoi, tout à coup, mon -cadran me reversa son charme magique, et je me -mis à réfléchir.</p> - -<p>Je me mis à réfléchir, c'est-à-dire que je pensai -à Marguerite Charmaison. Réfléchir m'était très -pénible autrefois parce que j'avais l'ambition de -penser à des choses magnifiques, ce qui n'est pas -toujours aisé. Mais depuis que j'avais institué -Marguerite Charmaison la dépositaire attitrée de -toute les beautés du monde, lorsque ma crise -d'idéalisme me prenait, je n'avais qu'à m'abandonner -au souvenir de sa charmante image.</p> - -<p>O Marguerite Charmaison! que je fus attristé, -devant mon cadran solaire et durant cette heure -délicieuse d'automne, en me remémorant que -vous étiez aimée par un petit monsieur vêtu -d'une longue redingote et coiffé d'un chapeau -haut de forme que vous-même aviez cabossé!… -Et vous, voyons! l'aimez-vous?… Est-ce que tout -doit décidément aboutir au train-train médiocre -ou vulgaire? N'êtes-vous qu'une femme douée de -curiosités, de roueries et de passions communes, -petite fiancée du lord aux mains translucides? -Que n'ai-je pu vous interroger, Marguerite Charmaison! -Je vous interroge, ô grand ciel, là-haut, -ô vous qui me faites lire, d'un doigt d'ombre, -de belles sentences sur le cadran solaire, dites-moi -pourquoi les enfants se font des idées plus -hautes que les choses réelles? Est-ce pour se les -voir faucher avant vingt ans, comme l'herbe des -pelouses que le jardinier impitoyable maintient -égale et rase et le plus près possible de la surface -de la terre?…</p> - -<p>Le soleil se couvrait, et la pointe d'ombre était -retirée. Puis elle réapparaissait tout à coup entre -les grands chiffres romains. Et je lisais pour la -cinquantième fois l'inscription latine: <span class="sc" lang="la" xml:lang="la">Lædunt -omnes, ultima necat</span>.</p> - -<p>Madame Robert fut tout à coup devant moi et -me dit:</p> - -<p>—Mais! vous vous ennuyez, mon enfant! Il -faut jouer!</p> - -<p>Je fus, encore une fois, saisi d'une grande -honte: j'aurais préféré être surpris mangeant -des confitures à même les pots, à l'office, que -seul, devant un cadran solaire, «à ne rien -faire».</p> - -<p>Me voilà parti, courant dans les allées du -jardin, dont je retourne le sable et écorche les -beaux coins des plates-bandes, comme un cheval -échappé.</p> - -<p>Sur plus de cent mètres, entre des troncs d'abricotiers, -un linge bleuâtre était étendu, que des -becs de bois à ressort métallique mordaient contre -la corde. Je bondis à travers la lessive, afin de -prouver à madame Robert que je sais gambader -et m'amuser follement, quand il le faut. Les deux -bras en avant, les yeux fermés, je tourne, je vire, -parmi les serviettes, les draps de lit, les chemises, -les pantalons, les bonnets de nuit, les mouchoirs -et les camisoles.</p> - -<p>A demi étouffé sous la toile humide, je perçois -toutefois des cris aigus et je distingue entre deux -draps madame Robert, qui accourt vers moi. C'est -pour jouer sans doute. «Attends voir un peu, -madame Robert! si je ne cours pas plus fort que -toi…» Je fuis devant madame Robert, je chevauche -à travers les plates-bandes, je renverse une cloche -à melons, si bien suspendue pourtant aux crans -de trois crémaillères de bois; j'évite avec adresse -les petits pois ramés, enfin je me trouve à bout -de souffle dans une planche de fraisiers où les -fruits écrasés forment sous mes semelles une pâte -poisseuse. Alors seulement, je m'avise que j'entraîne -une chemise de femme, une superbe chemise -à empiècement de dentelles, arrachée par -moi involontairement à la morsure des becs de bois. -Un de mes bras est introduit dans une manche, -la batiste a touché la terre, le terreau gras, le -crottin; la chair des fraises foulées aux pieds -achève de profaner le linge de corps de madame -Colivaut!</p> - -<p>Madame Robert était verte de colère. Elle ne -jouait pas! ah! mais non. Elle me cria:</p> - -<p>—Petit misérable!</p> - -<p>Puis elle saisit le bas de sa robe, qu'elle retroussa -sur ses guiboles maigres, pour franchir la couche à -melons. Elle fut sur moi et m'appliqua une gifle -avec l'entrain qu'a un soudain orage à faire claquer -les contrevents.</p> - -<p>—Ah bien! criait-elle, je ne m'étonne plus -qu'on dise tant de mal de chez vous!… Quand on -a pour enfant un démon pareil, on est bien capable -de ce qui se dit!…</p> - -<p>La main sur ma joue blessée, je m'éloignai vite -de cette mégère. Je descendis les marches vacillantes, -je traversai le parterre et gagnai la terrasse, -sous l'orme et le marronnier, afin de voir -mon père quand il passerait.</p> - -<p>Un épais tapis de feuilles mortes garnissait la -terrasse et il s'en dégageait une odeur triste et -singulière.</p> - -<p>J'allai m'asseoir sur une chaise au pied du marronnier, -et je m'accoudai à la balustrade. C'était -un jour ordinaire; on apercevait peu de monde. -Les hommes politiques commençaient cependant à -s'assembler pour l'apéritif. Une femme, un seau à -la main, gagnait le socle de la statue; on entendit -le bruit du seau de fer-blanc déposé vide sous -la fontaine, puis celui de l'eau bouillonnant sur -son fond sonore.</p> - -<p>Je n'étais pas là depuis trois minutes que je -vis le rideau se soulever chez madame Auxenfants, -et la face jaune de M. Fesquet, le bouilleur -de cru, se montra. Les yeux de M. Fesquet se -fixèrent sur moi à la manière de ces chats qui, -apercevant un de leurs pareils sur le toit voisin, -suspendent leur pas et demeurent un long moment -immobiles avant de faire un mouvement -nouveau. M. Fesquet était de la famille des chats -à poils rouges qui ont les yeux d'un étrange -jaune de soie délavée et en même temps de braise -ardente. Il avait dû être très blond dans sa jeunesse; -il était bilieux, célibataire et inoccupé. Il -vivait depuis des années chez madame Auxenfants, -propriétaire d'une grande maison qu'elle -louait au docteur Troufleau et à lui, ennemis -mortels, les dorlotant également, soignant leur -linge en commun et leur servant, à la même table, -de petits plats.</p> - -<p>M. Fesquet me signala à son hôtesse. Madame -Auxenfants parut sous le rideau, me lorgna, puis -rendit la place au plus curieux.</p> - -<p>Pour me mieux voir, M. Fesquet ouvrit la -fenêtre. Son regard de matou allait de ma personne -aux grands arbres que l'automne faisait -resplendissants d'or et de rouille et dont les -panaches bruissaient sur ma tête. Il clignait de -l'œil. Il se recula; il fit avancer madame Auxenfants. -Tout à coup il leva le bras très haut, en -tenant la main rigide comme une serpe, et il fit -une vigoureuse section, devant lui, dans l'espace: -il tranchait les arbres de madame Colivaut à son -idée.</p> - -<p>Les troncs de l'orme et du marronnier étaient -situés à un mètre à peine de la balustrade, et ils -lançaient des branches magnifiques et libres, principalement -sur la rue, du côté du midi et par-dessus -le toit de madame Auxenfants. Depuis des -générations, les voisins indulgents avaient toléré -ces empiètements d'ombrages. Si la main de -M. Fesquet eût été puissante et coupante, les deux -arbres vénérables eussent été amputés net, au ras -du tronc.</p> - -<p>Et comme je ne bougeais pas, M. Fesquet sortit -et vint dans la rue. Les deux mains aux goussets -d'un pantalon à rayures, il vint jusqu'au pied de -la terrasse. Et, là, il regarda encore en l'air, -comme s'il prenait ses mesures. Il les avait prises -depuis beau temps, je suppose; mais il voulait -que je fusse frappé de ses gestes et que je les -rapportasse à mon père, afin de lui faire de la -peine.</p> - -<p>Puis il se campa, là, sous moi, les mains aux -goussets et la tête nue; chez lui enfin. Il avait -cette habitude, et madame Colivaut, plus d'une -fois, avait fait jeter des feuilles mortes ou des -balayures dont ce fielleux avait été souillé.</p> - -<p>Tandis qu'il était là encore, je vis mon père remonter -la rue, du bas de la ville. Il me vit, lui aussi, -car, de si loin qu'il se trouvât, il regardait la -maison Colivaut; et il me fit un signe de la main.</p> - -<p>Mon œil d'enfant discernait la trace des ennuis -sur les épaules de mon père. Il n'y avait pas si -longtemps, il portait beau encore; il était dans -la force de l'âge, sa taille demeurait mince et il -passait pour élégant. Mais quelque chose d'écrasant -lui tombait chaque matin sur la nuque, et -tout son buste fléchissait.</p> - -<p>Il n'était ni familier ni loquace, mais il avait -toujours aimé qu'on lui fît bonne mine dans la -rue, et il n'était pas fâché que quelqu'un s'excusât -de l'aborder pour lui demander conseil. La -rencontre d'une figure hostile le troublait, lui -brisait les jarrets. Il avouait cette faiblesse; on -l'en plaisantait; lui-même se traitait de fillette. -Il n'avait pas la haine qui aide à supporter le -choc ennemi.</p> - -<p>Hélas! c'en était fait des traversées glorieuses -de la ville, alors que nous allions chez les Plancoulaine, -et qu'il marchait, salué de tous, donnant -dix poignées de main et levant haut la tête devant -la porte de son collègue Courtois! Les saluts qu'il -avait maintenant à rendre étaient rares. Des personnes -rentraient dans leur boutique en le voyant -venir.</p> - -<p>Il s'engagea sur la place. Quatre de nos hommes -politiques étaient assis au café. L'un d'eux, le -farouche Cincinnatus, aperçut le notaire qui montait, -et il dut le signaler à ses compagnons, car -les trois autres tournèrent la tête vers lui. Lorsqu'il -allait passer devant eux, le conseiller Soupe -lui adressa un coup de chapeau si large et si éloquent -que le pas de mon père en fut ralenti: il -y avait lieu de s'étonner de cette marque inattendue -de respect. Voyant cela, le conseiller municipal -se leva et fit un mouvement, incertain, vers -mon père. Mon père, à son tour, voyant cela, -s'arrêta. On lui tendit la main. Ils causèrent.</p> - -<p>C'était un événement.</p> - -<p>Mon père était le notaire de la bourgeoisie -réactionnaire, éloignée de la politique depuis la -chute de l'Empire; il se tenait sur une grande -réserve vis-à-vis de ces messieurs du conseil; à -peine envoyait-il, comme par le passé, réparer -ses souliers de chasse chez le maire actuel, savetier -de son métier. Depuis la rupture avec les -Plancoulaine, on prétendait que les «rouges» lui -souriaient. Le colloque sur la place était la confirmation -de ce bruit. En admettant que les avances -de ces messieurs se fussent produites en temps -ordinaire, mon père les eût accueillies d'un -bref salut, et dédaignées. Il s'était arrêté; il -causait.</p> - -<p>On se sépara en se saluant de part et d'autre -avec une certaine emphase. Puis mon père continua -de monter vers la maison Colivaut.</p> - -<p>M. Fesquet, au pied de la terrasse, ne bougeait -pas. Il regardait venir l'acquéreur de la maison -Colivaut. Il pouvait croire que l'acquéreur était -déjà installé dans la place, qu'il le voyait rentrer -tranquillement chez lui; que rien, à part cela, -n'était changé à la maison Colivaut, et qu'au-dessus -de sa tête jaune et jusque sur le toit de madame -Auxenfants bruissaient les débordants feuillages -de l'orme et du marronnier.</p> - -<p>Je regardais venir mon père; je regardais au-dessous -de moi la tête de M. Fesquet; ses oreilles -seules remuaient.</p> - -<p>Mon père affecta de ne pas le voir. Il avait le -visage agité; mais sa grande sensibilité même lui -donnait de l'audace. Il s'arrêta à un demi-pas du -pantalon rayé, pour me dire:</p> - -<p>—Bonjour, gamin!… Il fait bon, là? As-tu -fait ta visite? As-tu été poli, au moins?</p> - -<p>Je n'osais pas répondre, à cause de la présence -de M. Fesquet. Les oreilles de M. Fesquet pâlissaient; -son corps était immobile. Il ne toussait -pas; il ne crachait pas; il ne tortillait pas un -poil de barbe; il ne cognait pas, du bout du -pied, un des marrons qui jonchaient le sol. Cela -m'étonnait. Mon père faisait de lui abstraction -complète.</p> - -<p>—Eh bien! petit bêta! tu n'as pas un mot à -me dire?</p> - -<p>J'étais devenu rouge. C'était moi le plus gêné. -Mon père s'avança encore. Je crus qu'il allait marcher -sur les pieds du bouilleur de cru et qu'ils -allaient se battre. Enfin mon père me dit:</p> - -<p>—Allons! cours annoncer ma visite à madame -Colivaut!</p> - -<p>Je le vis avec satisfaction s'éloigner de l'homme -immobile et incliner vers la grande porte aux -pattes de biche. Puis j'entendis en même temps -grincer le fil de fer et retentir au loin la cloche -sur les jardins.</p> - -<p>Alors je courus annoncer la visite.</p> - -<p>A l'entrée de la cuisine, j'aperçus madame Robert -debout, les deux poings sur les hanches. -Près d'elle, la petite bonne, qui avait pour fonction -d'aider la cuisinière septuagénaire et à demi -percluse, était courbée, la tête en bas, sur un -bassin de terre où elle frottait vigoureusement -quelque chose avec un morceau de savon de -Marseille de la taille d'un pavé. Un coup de -cloche retentissait. La petite bonne leva le buste -et, aussi haut qu'elle, il sortit de l'eau savonneuse -un long linge fin, réduit en corde, mais -qui s'étala aussitôt et en quoi je reconnus la -chemise de madame Colivaut, maculée au jardin -par mes ébats.</p> - -<p>Ce spectacle et celui de madame Robert présidant -en personne au lavage, les poings sur les -hanches, me retirèrent toute force et tout courage. -La petite bonne disait:</p> - -<p>—Faut aller ouvrir, tout de même?</p> - -<p>Mais madame Robert ne semblait pas admettre -que l'importance d'une visite pût équivaloir à -celle de la pureté du linge de sa maîtresse, et, -d'un geste, elle commanda à la petite bonne de -replonger encore une fois dans l'eau la chemise, -puis elle s'en empara elle-même et dit:</p> - -<p>—Si c'est une visite, madame est fatiguée.</p> - -<p>J'étais là, et j'étais chargé d'annoncer la visite -de mon père. Si encore madame Robert eût détourné -son attention de la chemise, peut-être -eussé-je parlé. Mais elle paraissait si absorbée -que je mesurai, au soin qu'elle avait de réparer -mes dégâts, l'étendue de son ressentiment. Enfin, -elle m'aperçut:</p> - -<p>—Ah! vous voilà, vous!</p> - -<p>Alors je glissai vite:</p> - -<p>—C'est papa.</p> - -<p>—C'est papa, quoi? c'est papa…</p> - -<p>La petite bonne revenait:</p> - -<p>—Mame Robert, c'est monsieur Nadaud.</p> - -<p>—Il vient chercher le petit?… Eh bien! -qu'est-ce que vous faites là, plantée comme un -échalas?</p> - -<p>—Mais non, madame, monsieur Nadaud a -dit comme ça qu'il venait pour voir madame -Colivaut…</p> - -<p>—Eh bien! qu'est-ce que je vous avais recommandé?…</p> - -<p>—Je sais bien, madame; mais comme le petit -jeune homme était là, je me suis dit: des fois -qu'il rapporterait à son papa…</p> - -<p>Madame Robert n'ajouta rien. Elle tenait la -chemise mouillée par les deux épaulettes; la chemise -de madame Colivaut s'égouttait par son -milieu. Madame Robert la plaqua sur la figure -de la petite bonne, me saisit d'une main gluante -et m'entraîna vers la porte, où mon père attendait. -Malgré la vivacité de notre course, je ne -pus tenir contre la curiosité de revoir la petite -bonne sous son linge humide, et je me retournai. -La petite bonne pagayait sous la chemise de madame -Colivaut pour se décoller de la figure et -surtout des cheveux le lourd linge ruisselant. Je -n'eus pas le loisir de sourire. Ce n'était pas un -voyage d'agrément que me faisait faire madame -Robert, au pas de course, et je redoutais aussi -qu'elle ne dénonçât à mon père mes mésaventures -ou qu'elle ne l'injuriât lui-même en lui -jetant à la face les choses qu'elle avait bougonnées -près de la couche à melons.</p> - -<p>Mais, en présence de mon père, elle fut parfaite; -sa physionomie servile se radoucit, et elle -dit simplement:</p> - -<p>—C'est que madame dort, monsieur Nadaud, -et le médecin a bien recommandé de la laisser -reposer, car madame est bien fatiguée.</p> - -<p>—Ah! fit mon père. J'aurais bien aimé le savoir -plus tôt: voilà huit minutes, montre en main, -que je suis à la porte.</p> - -<p>—C'est-il possible, monsieur Nadaud? J'avais -pourtant bien fait mes recommandations à Angélique; -mais on ne peut compter sur rien avec ces -jeunesses. Si ça vous plaisait d'entrer et de faire -un petit tour dans le jardin, monsieur Nadaud… -Faites donc comme chez vous.</p> - -<p>Nous rentrâmes. Mon père se dirigea aussitôt -vers la terrasse. Il tenait avant tout à pénétrer -dans la maison et à marcher sur la tête de -M. Fesquet. Il se pencha sur la balustrade et vit -son Fesquet, qui n'avait pas bougé. Alors il me -parla très haut, pour que Fesquet sût bien qu'il -était là.</p> - -<p>—Eh bien! me dit-il, on s'amuse ici, à la -bonne heure! Est-ce que tu es monté jusqu'au -jardin du haut?…</p> - -<p>Il était accoudé à la balustrade; il avait l'air -d'adresser ses paroles à M. Fesquet. Le crâne de -M. Fesquet demeurait insensible; un air léger -soulevait ses cheveux rares; ses oreilles, moins -pâles, ne bougeaient plus.</p> - -<p>—Quels beaux arbres! dit mon père.</p> - -<p>Mon cœur battit, parce que je m'attendais à -voir se relever vers nous la vilaine face jaune du -bouilleur de cru, pour nous vomir des injures. -Je tirai mon père par la basque de sa jaquette, -sans rien dire. Il m'appela «petit bêta». Il prit -un cigare, l'alluma lentement; il fit des nuages -de fumée; il eût voulu, je crois, qu'ils descendissent; -mais ils tourbillonnaient au-dessus de -la tête de l'ennemi et se perdaient dans le feuillage -doré. Les lois de la nature protégeaient -M. Fesquet, dont le chef était seulement orné -d'un baldaquin nébuleux.</p> - -<p>Mais nous ne nous en allâmes point que M. Fesquet -n'eût quitté la place.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>X</h3> - - -<p>Mon père éprouvait chaque jour de nouvelles -difficultés dans ses affaires. Il avait déjà perdu la -clientèle de plusieurs maisons importantes; une -grande propriété s'était vendue, à Rigny, près de -la Ville-aux-Dames, sans l'intermédiaire d'aucun -notaire de Beaumont. On disait que Courtois avait -tant fait pour en soustraire le bénéfice à son -rival, qu'il s'y était usé lui-même; l'acte fut -passé devant le notaire d'un canton voisin. Un -coup entre autres nous fut porté par le mariage -de mademoiselle de Grébauval, dont la famille -était des plus fidèles à l'étude de mon père. Le -contrat de mademoiselle de Grébauval fut rédigé -par Courtois.</p> - -<p>Mon père échangea ses impressions amères avec -M. Clérambourg, ou plus exactement il les lui -confia, car M. Clérambourg reçut les confidences -et ne parla point. Petite-maman, exaspérée par -ce silence, piqua son mari, qui en vint, un soir, -à dire à Clérambourg:</p> - -<p>—Mais enfin, toutes ces abominations se -trament dans le salon Plancoulaine! Vous ne -vous y trouvez donc jamais au moment où l'on -cause?</p> - -<p>M. Clérambourg regardait attentivement ses -cartes; il annonça:</p> - -<p>—Repic… Et capot!</p> - -<p>—Si l'on se tait devant vous, chez les Plancoulaine, -votre présence doit les gêner?…</p> - -<p>—Valet de cœur, murmurait M. Clérambourg.</p> - -<p>—… Car, enfin, vous y êtes assez souvent, -chez les Plancoulaine!…</p> - -<p>M. Clérambourg ne donna pas signe qu'il avait -entendu.</p> - -<p>L'amitié de mon père commença d'être atteinte -à cette minute précise. Et de tous les malheurs -qui l'accablaient, ce doute naissant qui effleurait -une liaison si profonde lui fut le plus sensible. -Sa femme lui disait:</p> - -<p>—Ton Clérambourg est un faux bonhomme! -Je l'ai toujours pensé, moi, du premier jour que -je l'ai vu!</p> - -<p>—Tais-toi, disait-il, tais-toi!</p> - -<p>—Qu'en dites-vous, docteur?</p> - -<p>—Oh! madame…</p> - -<p>—Tu vois bien! tu vois bien! Le docteur est -de mon avis!</p> - -<p>—Permettez, madame, permettez!</p> - -<p>Mon père écartait de la main une idée fâcheuse; -il se levait; il marchait; il soulevait le rideau -de la fenêtre; il ouvrait quelquefois pour respirer.</p> - -<p>—Tu nous gèles, mon ami! Nous ne sommes -plus au moins de juin, dis donc!</p> - -<p>—Bon! bon!</p> - -<p>Il fermait la fenêtre et s'en allait. On entendait -son pas dans le corridor ou sur le pavé de -la cour. Il s'en allait nu-tête. Petite-maman -m'envoyait lui porter un chapeau. Il le prenait à -la main, mais ne le mettait pas; il disait qu'il -avait chaud à la tête, si chaud!… Je revenais -dans la salle à manger, où étaient le docteur et -la petite-maman. La mère Fouillette dégarnissait -la table. Puis M. Clérambourg arrivait.</p> - -<p>Il ne manquait pas une soirée. On ne pouvait -dire que sa fidélité s'altérât.</p> - -<p>Mon père rentrait dès qu'il savait que Clérambourg -était là. Et quand il se trouvait devant -cette face de cire et ces yeux de veau mort, il -s'apaisait, se rassérénait; sa confiance renaissait, -commandée par une longue habitude, et son -immense besoin d'avoir un ami animait et ornait -l'être muet et blême qui, depuis trente ans, jouait -pour lui le rôle de l'ami.</p> - -<p>Depuis trente ans, il n'avait pas fait une affaire, -une démarche, un geste pour ainsi dire, qu'il -n'eût pris préalablement l'avis de son ami Clérambourg. -Quand Clérambourg ne répondait pas, -il temporisait, ou bien il s'abstenait d'agir; il -s'en était applaudi souvent. Quand Clérambourg -approuvait, on pouvait être sûr et aller de l'avant. -Le fait est que Clérambourg avait une vaste expérience -et se trompait peu.</p> - -<p>Une seule fois mon père avait négligé l'approbation -de Clérambourg: c'est lorsqu'il s'était agi -de son second mariage. Petite-maman le savait-elle? -Était-ce de cela qu'elle gardait rancune? -M. Clérambourg, interrogé sur l'à-propos de cette -union, ne s'était jamais prononcé, jamais. Oh! -je l'avais assez entendu répéter par ma grand'mère! -Il n'avait dit ni oui ni non; il avait fait -sa bouche close; cette bouche, mon Dieu! cette -ligne mathématique tracée à la règle sur une -matière cireuse!… Mon père avait passé outre, -emporté par la passion.</p> - -<p>Survint une affaire de rien, qui fut plus amère -encore que le contrat de mademoiselle de Grébauval.</p> - -<p>Il y avait, en bordure du jardin de M. Clérambourg, -une maison appartenant à un vieux bonhomme -nommé Pichard. Cette maison possédait, -sur le jardin, un jour dit «de souffrance», par -lequel un homme pouvait tout juste passer la -tête. Le père Pichard était un contemporain de -M. Clérambourg; ils avaient, disait-on, appris à -lire sur le même banc, et à compter aussi, sans -doute, car tous les deux étaient fort pingres. -Pour cette raison ou pour une autre, M. Clérambourg -tolérait que le père Pichard lui fît la causette -de temps en temps par le «jour de souffrance», -lorsqu'il se promenait dans son jardin. -C'était un des souvenirs les plus vifs que j'eusse -gardés de nos visites chez les Clérambourg, que -cette tête de vieillard apparaissant soudain par -un petit trou dans le mur et jetant de là-haut -une parole invariable, mais qui surprenait toujours: -«Et la santé va bien, monsieur Clérambourg?» -On levait la tête; cela faisait un peu -peur, mais on ne pouvait s'empêcher de rire. Et -le père Pichard avait sans cesse un conseil à -demander à M. Clérambourg.</p> - -<p>Ce père Pichard mourut. M. Clérambourg nous -l'annonça.</p> - -<p>—Ah bah! fit mon père, il n'a donc pas fait -de testament?</p> - -<p>—Il n'avait pas grand bien.</p> - -<p>—Il y a des mineurs parmi les héritiers… -l'inventaire…</p> - -<p>—Attendez, fit M. Clérambourg; que diable! -ils viendront vous chercher, s'ils ont besoin de -vous.</p> - -<p>On attendit; personne ne vint. Coqueugniot sut -que le premier clerc de l'étude Courtois avait été -vu sortant, la plume à l'oreille, de la maison du -défunt.</p> - -<p>Mon père ne déjeuna point; il eut la migraine -et se coucha. Petite-maman envoya chercher le -docteur Troufleau et lui dit:</p> - -<p>—Cette fois-ci, le Clérambourg a été pris les -deux pieds dans le plat!</p> - -<p>Le malade fut mécontent de voir Troufleau; il -prétendait qu'il n'avait rien; «un peu de bile… -eh bien! quoi?»</p> - -<p>—Voilà, dit sa femme, l'état dans lequel l'astuce -de son cher Clérambourg l'a mis. Clérambourg -a introduit Courtois dans la maison du -père Pichard!</p> - -<p>—Qu'en sais-tu? disait mon père, jaune comme -un coing; qu'en sais-tu? attendons! tout s'explique.</p> - -<p>Il était assoupi, le soir, à l'heure où M. Clérambourg -arriva. Petite-maman profita de la circonstance -pour faire dire à Clérambourg qu'il n'y -avait personne à la maison. Aussitôt éveillé, mon -père demanda si Clérambourg n'était pas venu. -On lui dit la vérité. Il ne souffla mot, mais se leva, -se chaussa: il voulait courir chez Clérambourg. -Il disait:</p> - -<p>—Nous aurons une explication loyale.</p> - -<p>Mais il fut pris de nausées et dut se rejeter sur -son lit. Anéanti par une violente crise bilieuse, -il se traîna le lendemain chez Clérambourg.</p> - -<p>—Prends au moins le petit avec toi, lui dit sa -femme; il accourra nous avertir si tu as besoin -de quelque chose.</p> - -<p>Il consentit à m'emmener avec lui. J'étais peu -gênant; je ne comptais guère.</p> - -<p>Il avait beaucoup réfléchi; la crise l'avait soulagé, -lui avait «nettoyé les idées», disait-il; et sa -femme l'avait tellement chapitré qu'il commençait -à admettre la possibilité d'une trahison de la part -de son ami Clérambourg, quoiqu'une telle chose -lui parût «inexplicable». Il répétait: «On s'expliquera! -on s'expliquera!»</p> - -<p>—S'expliquer! faisait la petite-maman; mais -à quoi bon? Qu'est-ce qu'on explique jamais? -Clérambourg tourne casaque parce qu'il obéit au -mot d'ordre des Plancoulaine, comme les autres… -comme tous les autres… non, sauf Troufleau; -il faut rendre justice à ce garçon. Eh bien! quand -tu perdrais ton Clérambourg, celui-ci nous restera; -il a donné ses preuves… Troufleau…</p> - -<p>—Mais je m'en fiche, de Troufleau! s'écriait -mon père.</p> - -<p>—Ah! et qu'est-ce que tu lui reproches?</p> - -<p>—Rien du tout!…</p> - -<p>—Bon! parfait!… nous verrons, nous verrons, -dans tout cela, qui aura le beau rôle!</p> - -<p>Lorsque mon père comparait ce qu'était pour -lui le docteur Troufleau, doux, timide, conciliant, -et adonné à une science étrangère, avec la ressource -si longtemps prolongée que lui avait -offerte son aîné dans la profession, Clérambourg, -le pauvre petit médecin ne pesait qu'un fétu.</p> - -<p>Nous sortîmes donc, tous les deux. C'était une -des premières froides journées de novembre; une -mauvaise bise nous cinglait la figure; je tenais -relevé le col de mon pardessus, et, les mains dans -mes poches, je me ratatinais. Mon père ne semblait -pas prendre garde au froid. Il entra au -bureau de tabac, acheta un cigare et l'alluma. On -lui avait défendu de fumer, aujourd'hui du moins. -Là, il rencontra un de ces messieurs du conseil -municipal, Cincinnatus. C'était un grand et gros -homme orné d'une grande barbe, coiffé d'un grand -chapeau. Il donnait l'idée d'une République large -et puissante; il évoquait un type d'homme très -ancien, excessivement ancien, perdu dans la nuit -des temps. Il ne faisait que fumer et boire dans -les cafés, et parlait d'égorger la moitié des Français. -Cincinnatus ôta son grand chapeau et tendit -la main à mon père devant la buraliste qui en -parut fort étonnée. Peu de mots, il est vrai, furent -échangés entre eux:</p> - -<p>—Vent frisquet, monsieur Nadaud, dit Cincinnatus.</p> - -<p>—C'est l'hiver, dit mon père.</p> - -<p>Et il sortit. Il n'allait pas si vite que je l'eusse -désiré. Il regardait au loin; il tirait sur son cigare, -et le vent emportait derrière nous une fumée -épaisse; il n'avait pas songé à reboutonner -son pardessus.</p> - -<p>A ma stupéfaction, nous passâmes devant la -maison de M. Clérambourg sans entrer. Ce n'était -pas qu'il tînt à épuiser son cigare, car il fumait -chez M. Clérambourg. Je crois qu'il reculait le -moment de «l'explication». Il devait beaucoup -souffrir. Peut-être préparait-il son discours. Un -sujet n'était pas facile à aborder avec Clérambourg -lorsque celui-ci voulait s'y dérober. Et quel sujet -que celui qu'il allait falloir traiter là! Certes mon -père eût abandonné la maison Colivaut pour conserver -intacte l'amitié de Clérambourg.</p> - -<p>Nous avions dépassé la maison Clérambourg -depuis longtemps, quand il vira et revint sur ses -pas. Il me regarda et me dit:</p> - -<p>—Mais tu as l'air gelé!</p> - -<p>Nous marchâmes un peu plus vite.</p> - -<p>M. Clérambourg habitait, dans la rue de la -Ville-aux-Dames, une assez belle maison bourgeoise -où l'on ne pénétrait jamais, car, pour ne -pas user sa maison, l'ancien notaire avait fait -construire à côté un petit pavillon d'une seule -pièce, où il se tenait ainsi que sa femme, tout -l'hiver, autour d'une cheminée prussienne réputée -économique. Madame Clérambourg était assise -près de la fenêtre et confectionnait de petits ouvrages; -elle disait bonjour, bonsoir, demandait -des nouvelles et touchait un mot de la température; -elle n'avait aucune importance. M. Clérambourg, -assis dans un vieux fauteuil, frottait la -semelle de ses chaussures contre les chenets de -la cheminée prussienne, qui représentaient la tête -à toupet de M. Thiers, en cuivre brillant. Ces -messieurs, amis naturels de l'ordre et des capacités, -et témoins, dans leur petite ville, des premiers -gâchis démocratiques, gardaient une dent -à l'organisateur du régime républicain. M. Clérambourg -trouvait une certaine satisfaction à l'insulter -de sa semelle, en effigie.</p> - -<p>Quand nous entrâmes, sans sonner, selon la -coutume familière, M. Clérambourg fit:</p> - -<p>—Tiens!</p> - -<p>—Oui, dit mon père.</p> - -<p>Madame Clérambourg bougea un peu; mon -père lui dit:</p> - -<p>—Ne vous dérangez donc pas, chère madame,</p> - -<p>Clérambourg demanda:</p> - -<p>—Vous étiez sortis, hier soir, à ce qu'il paraît?</p> - -<p>—C'est absurde! dit mon père, je ne sais ce -qu'on vous a dit: j'étais malade comme une -brute, au lit…</p> - -<p>—Je me demandais: s'ils sont sortis, où -diable sont-ils allés?</p> - -<p>—En effet, où diable serions-nous allés?</p> - -<p>Je crois que ce ne fut qu'après avoir dit cela, -un peu machinalement, que mon père s'aperçut -de l'allusion blessante que son ami faisait à notre -malheureux isolement. Il y eut un moment de -silence. Le double M. Thiers de cuivre souriait, -d'un air malin, à droite et à gauche de la cheminée -prussienne.</p> - -<p>—Et ça va mieux? dit Clérambourg.</p> - -<p>—Oui, dit mon père.</p> - -<p>Il jeta son cigare dans la cheminée. Je vis qu'il -allait parler.</p> - -<p>—Non, dit-il, ça ne va pas mieux; mais j'ai -tenu à venir m'excuser du malentendu d'hier -soir, et puis… je veux vous parler à cœur ouvert, -Clérambourg!… Cette affaire Pichard…</p> - -<p>Clérambourg détacha aussitôt de son ventre une -de ses mains croisées, et en fit un couteau, comme -M. Fesquet pour les arbres; il trancha la question:</p> - -<p>—Il n'y a pas d'affaire Pichard.</p> - -<p>—Cependant… soyons sincères: mettez-vous -à ma place; que penseriez-vous? Pichard était -votre homme; il n'a jamais ouvert ou fermé sa -porte, recousu un bouton de sa veste sans votre -avis; il était niché dans votre jardin; c'était un -chien à vous…</p> - -<p>—Il suffit! dit Clérambourg.</p> - -<p>Il redressa son grand corps dans son fauteuil, -puis il se leva tout droit, et, comme nous étions -assis, il parut immense et nous écrasa.</p> - -<p>—J'ai dit: il n'y a pas d'affaire Pichard. Il -suffit.</p> - -<p>Sa voix tonna; la verrerie, sur le buffet, -s'ébranla. Les murs, toute la pièce, la pauvre -madame Clérambourg, le double M. Thiers et -nous, ah! tout, tout ce qui existe au monde devait -être assuré qu'il n'y avait pas d'affaire Pichard. -Ah! saprelotte! s'il y avait eu une affaire Pichard -après cet éclat de foudre… Qui eût dit, mon Dieu! -que tant de bruit pût jamais sortir de l'horrible -fente à peine visible sur la cire de la face de Clérambourg!</p> - -<p>Il reprit:</p> - -<p>—Il n'y a pas d'affaire Pichard. Il y a une -affaire politique!</p> - -<p>Et en prononçant «politique» sa lèvre lança -une pluie; il frappa en même temps du plat de la -main sur la table. Tout le pavillon s'ébranla encore.</p> - -<p>—… Politique? fit mon père, d'un air complètement -ahuri.</p> - -<p>—Politique! répéta Clérambourg. Vous êtes -compromis avec la clique gouvernementale!</p> - -<p>Mon père ouvrit les yeux. Il était loin de s'attendre -à ce reproche. Il pensa immédiatement—il -nous l'a dit plus tard—à la poignée de -main qu'il avait donnée aux politiciens sur la -place, à la politesse toute récente de Cincinnatus. -De cette dernière même, Clérambourg était peut-être -informé: il savait tout.</p> - -<p>—Compromis? dit mon père. Mais il n'y a -rien de commun entre la «clique gouvernementale» -et moi!</p> - -<p>—Il y a ou il n'y a pas, le fait importe peu: -vous êtes compromis.</p> - -<p>—Soit!</p> - -<p>—C'est une trahison! dit M. Clérambourg.</p> - -<p>—Il est plaisant, dit mon père, de m'entendre -reprocher, à moi, la trahison, à l'heure qu'il -est!</p> - -<p>—Mais, dit Clérambourg, on dit que vous vous -laissez porter aux élections municipales!…</p> - -<p>—De mieux en mieux!… Que vais-je apprendre -maintenant de mes affaires?</p> - -<p>—Je ne puis pas dire que j'ai vu de mes yeux -la liste; mais quelqu'un m'a affirmé qu'il y avait -lu votre nom.</p> - -<p>—Il en a menti!</p> - -<p>—En ce cas, il est bien coupable; car, par la -diffusion de ce bruit, il vous aliène toute la clientèle -sérieuse.</p> - -<p>—Qui vous a dit cela? fit mon père.</p> - -<p>—La liste a circulé dans la ville.</p> - -<p>—C'est une nouvelle infamie. Je ne les compte -plus.</p> - -<p>—Prenez garde! Je ne crois guère, pour ma -part, qu'un bruit puisse aller très loin sans fondement -aucun. Mais que voulez-vous que pensent -vos amis qui lisent votre nom sur cette liste et, -d'autre part, vous voient serrer la main de nos -«rouges» les plus avancés?</p> - -<p>—Ah! fit mon père avec franchise, c'est vrai: -ils m'ont tendu la main, une fois, sur la place; -je n'ai pas cru devoir leur faire l'affront…</p> - -<p>—Une seule fois? Êtes-vous sûr?</p> - -<p>—Tout à l'heure, c'est vrai, avoua mon père -naïvement, chez la buraliste… Cincinnatus…</p> - -<p>—Vous voyez bien! Je vous dis que vous êtes -compromis. Il y a les faits.</p> - -<p>M. Clérambourg s'assit, comme s'il venait d'élucider -une question d'une manière définitive. Et il -balança sa pantoufle sous le nez de M. Thiers.</p> - -<p>Mon père contemplait avec les yeux d'un homme -qui a le vertige l'effondrement nouveau où des -ennemis acharnés le précipitaient, lui, les siens, -sa fortune, sa personne publique et privée, ses -opinions, son cœur. Quelqu'un avait eu l'idée de -profiter d'une poignée de main polie pour achever -de ruiner son crédit, et pis que cela: pour l'atteindre -dans le plus intime et le plus profond de -ses sentiments: l'amitié de Clérambourg! Quelqu'un -avait voulu, préparé, provoqué cette poignée -de main de carrefour. Clérambourg était le -dernier ami qui lui fût demeuré fidèle. Un seul -argument pouvait l'arracher de sa maison, on le -savait bien: un dissentiment politique. Mais -comment faire naître un tel dissentiment entre -deux hommes qui avaient toujours pensé de -même? Le moyen, une âme de vipère l'avait -trouvé: c'était d'abuser de la faiblesse d'un -homme réduit à l'isolement, en le tentant par des -avances amicales. Le malheureux n'avait pas osé -refuser une main tendue: il en serrait si peu!</p> - -<p>Quant aux politiciens que l'on raillait parce -que plusieurs d'entre eux ne savaient seulement -pas lire, ils s'enorgueillissaient de la recrue d'un -notaire et d'un transfuge. N'osant pas cependant -lui faire des propositions, ils avaient essayé l'effet -de son nom sur la liste municipale.</p> - -<p>Il y eut un silence long et embarrassant. -M. Clérambourg s'était affaissé dans son fauteuil, -et, jugeant toute parole nouvelle oiseuse, il s'apprêtait -à somnoler. Une châtaigne éclata tout à -coup dans le foyer, avec fracas, et projeta des -cendres qui couvrirent les deux têtes de M. Thiers, -les pantoufles de Clérambourg, son pantalon et -celui de mon père. Et toute une nichée de châtaignes -insoupçonnées fut révélée entre les chenets: -elles avaient des ventres de rouges-gorges -et bâillaient par un côté de l'écorce.</p> - -<p>Madame Clérambourg se leva et vint épousseter -et brosser les pantalons de ces messieurs. Cela fit -diversion un moment; mais bientôt il n'y eut -plus rien à faire, et le morne silence retomba -autour de la cheminée prussienne. Les deux -MM. Thiers avaient conservé de la cendre sur le -toupet et sur les lunettes.</p> - -<p>Mon père, ayant vu le fond de l'abîme où il -dégringolait, eut une pensée sentimentale, car le -cœur dominait en lui. Il dit à Clérambourg:</p> - -<p>—Mais vous, vous, Clérambourg, vous croyez -à cela?</p> - -<p>Le ton de sa parole, la grande émotion dont sa -voix, à ce moment, fut vraiment la transcription -musicale, la candeur avec laquelle il avait avoué -précédemment la poignée de main, puis l'autre -poignée de main chez la buraliste, la franchise -enfin de son attitude et de sa figure honnête, -eussent convaincu tout être ayant gardé quelque -chose d'humain. Mais Clérambourg était de ces -gens avisés qui ne s'en laissent point conter: son -unique vertu était la prudence.</p> - -<p>Il écarta ses deux mains. Ce geste signifiait: -«Je n'y puis rien, il y a les faits.»</p> - -<p>—Ainsi, depuis trente ans… commença mon -père.</p> - -<p>M. Clérambourg éleva haut la main, cette -fois-ci. Cela voulait dire: «Ah! pas de chanson -larmoyante, hein! Il y a les faits, vous dis-je!»</p> - -<p>On peut discuter une parole, y répondre un -mot qui retourne la situation. Mais à un tel geste, -que répliquer?</p> - -<p>Je vis les yeux de mon père. Ils regardaient le -foyer, le nid de châtaignes, la flamme vacillante, -les têtes de cuivre, le bout de la pantoufle de -Clérambourg. Ils assistaient à la mort d'un être -très cher et très précieux, précieux et cher depuis -très longtemps, depuis si longtemps qu'autant -dire qu'il lui avait été uni toute la vie. Et c'était -une mort pire que la mort naturelle, où l'on se -quitte la main dans la main, avec l'espoir d'une -réciprocité affectueuse d'un monde à l'autre. Là, -il y avait quelqu'un qui s'engloutissait en retirant -à soi, cruellement, la passerelle du souvenir. -C'était trop pénible.</p> - -<p>Mon père se leva et salua madame Clérambourg. -M. Clérambourg se leva pour refermer la -porte sur nous.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TROISIÈME PARTIE</h2> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>En sortant de chez Clérambourg, mon père, -ayant bu le calice, titubait. Cependant le goût -amer à son palais fut si détestable qu'il en reçut -une secousse et se redressa: le désir sain -de tirer vengeance le sauvait. Courir sus aux -politiciens qui lui avaient arraché son dernier -ami!</p> - -<p>Il s'approcha du bureau de tabac et regarda attentivement -à travers les vitres. Il espérait y pourfendre -Cincinnatus. Point de Cincinnatus. Il se rejeta -sur le café. Un billard, des tables de marbre, -des parterres de sciure de bois aux coins brisés par -un balai méticuleux, un chien endormi près du -poêle, une odeur infecte de tabac et d'alcools: -pas seulement le crachat d'un conseiller municipal! -Mon père me dit:</p> - -<p>—Tu vas rentrer, gamin; je vais plus loin.</p> - -<p>Mais il fut arrêté devant la maison par sa -femme, qui attendait le résultat de la visite à -Clérambourg, et il dut lui parler.</p> - -<p>Il n'en voulait pas à Clérambourg, mais uniquement -à ceux qui avaient inscrit son nom sur -la liste municipale.</p> - -<p>—Je vais les attraper par les oreilles… par -les oreilles!</p> - -<p>Il faisait le geste de les secouer à bout de bras -comme un lapin.</p> - -<p>—Et je leur flanquerai mon pied quelque -part… au café ou en plein carrefour, sur la place -publique!… Les bandits!… Prendre mon nom -pour le coller sur leur liste, à côté de ceux de -trois ivrognes et d'un braconnier!…</p> - -<p>Sa femme l'entourait de ses bras, le baisait sur -le front, tâchait de le calmer. Elle en revenait -toujours à son idée:</p> - -<p>—C'est égal!… quand je pense à ce Clérambourg!… -Enfin, tu lui as vu le fond du sac!</p> - -<p>—Mais non! mais non!… Clérambourg est -un homme droit, intransigeant pour la politique -comme pour toutes choses. On m'a fourvoyé; on -m'a introduit dans un cloaque: il le constate, -voilà tout.</p> - -<p>—Dis donc qu'il est enchanté de l'occasion, -qu'il n'attendait que cela, qu'il cherche depuis -longtemps un prétexte à s'éloigner d'ici, parce -que les Plancoulaine ne cessent de le malmener -à cause de son assiduité chez nous… Mais c'est -un homme qui ne veut pas avoir tort, et il n'aura -jamais tort. Il est venu ici jusqu'au dernier jour, -et tous les jours, comme par le passé. Ah! il a -de la chance d'avoir saisi au vol l'affaire politique! -Voilà l'occasion d'une belle rupture, en -effet! Elle le hausse, elle le grandit: fidèle malgré -les calomnies, malgré l'abandon général, mais -malgré la «trahison politique», non pas! Tu le -vois d'ici, l'incorruptible, le dos tourné à la cheminée -du salon Plancoulaine et administrant de -mignonnes petites tapes au fond de son pantalon!…</p> - -<p>—Laisse-moi. Je veux sortir. Je veux aller -trouver toute cette clique et la souffleter. Laisse-moi!</p> - -<p>Elle ne voulait pas qu'il sortît dans son état -d'exaltation, et elle redoutait les suites désastreuses -de la moindre «voie de fait» contre les -hommes au pouvoir. Elle le retenait comme elle -pouvait, en s'accrochant à lui par des caresses. -Tout à coup, une idée lui vint:</p> - -<p>—Mais que tu es bête! dit-elle.</p> - -<p>Il la regarda. Elle souriait et semblait avoir -tout arrangé.</p> - -<p>—Mais, mon pauvre ami, quand tu auras -giflé tout le conseil municipal, crois-tu que tu -vas par là reconquérir la bourgeoisie? Tu l'as -perdue ta clientèle bourgeoise, en rompant avec -les Plancoulaine. C'est fini les contrats de mariage -chic, et les inventaires des châteaux, fini! fini!…</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Eh bien! il y a les autres qui te tendent la -main.</p> - -<p>Mon père ricana:</p> - -<p>—Oui!… l'idée de Troufleau!… Des bêtises.</p> - -<p>—Ce n'est pas si sot! Crois-tu que les petites -gens ne valent pas les plus huppés?… Moi, je -t'assure que je ne rougirais pas d'avoir à ma -table telle ou telle brave et honnête femme qui -ne dépasse pas la porte de l'office chez les Plancoulaine.</p> - -<p>—Mais c'est cette «brave et honnête femme» -qui se moquerait de toi, ma pauvre enfant, si tu -l'invitais à dîner; parce que tu ne lui ôteras pas -de l'idée que si tu la vois, elle et son bonnet -blanc, c'est parce que tu n'en peux plus voir -d'autres; c'est parce que les dames te lâchent, -les dames chic, les dames de chez les Plancoulaine! -On ne se déclasse pas, c'est impossible… -surtout en descendant… Et puis, ce n'est pas -tout ça: j'ai été, je suis et je reste opposé à la -politique des sectaires, des hâbleurs et des voyous! -C'est net?</p> - -<p>—Ce qui est net, c'est que ton intérêt est de -ne rien brusquer avec des gens qui t'ont fait des -avances, qui tiennent les affaires de la ville, qui -pourront peut-être t'éviter bien des ennuis…</p> - -<p>—Quels ennuis?</p> - -<p>—Quels ennuis?… Mais est-ce que je sais? -Tiens! quand ce ne serait qu'à propos des arbres -de la maison Colivaut…</p> - -<p>—… Les arbres de la maison Colivaut?</p> - -<p>—Oui, les arbres que monsieur Fesquet a -décidé de faire élaguer. Qui est-ce qui contraindra -madame Colivaut à les faire élaguer? Ce n'est -pas lui, Fesquet; c'est, sur sa plainte, à lui, -Fesquet, une ordonnance du maire.</p> - -<p>—Comme tu es renseignée!</p> - -<p>—Je t'ai entendu dire cela toi-même cinquante -fois.</p> - -<p>—C'est juste.</p> - -<p>Il s'assit et sembla réfléchir. Une heure après, -il murmurait:</p> - -<p>—Et dire qu'ils m'humilient, m'aplatissent et -me ruinent, moi, pour avoir donné la main à de -pauvres bougres de républicains, tandis qu'ils -sont là, chez les Plancoulaine, à boire les paroles -du député Charmaison, dont la majeure partie -des électeurs sont des communards!…</p> - -<p>Il ne sortit pas. D'ailleurs, il était exténué -et dut s'aliter encore. Troufleau le traita énergiquement. -Je l'entendis qui disait: «Ce sont -des coups à vous jeter un homme à bas!» Il -craignit une jaunisse. Il venait deux et trois fois -par jour. Le soir, quand il avait vu son malade, -il faisait un mouvement pour se retirer, par -discrétion. Mais, de son lit, mon père le retenait:</p> - -<p>—Restez donc, docteur, si rien ne vous presse.</p> - -<p>—Mais oui, faisait petite-maman, pourquoi -changer vos habitudes du soir?… Il est vrai -qu'ici ce n'est pas gai!…</p> - -<p>Ce n'était pas plus gai chez lui, car la compagnie -de M. Fesquet et de madame Auxenfants ne -le séduisait guère. Il déposait son chapeau haut -de forme et s'asseyait. Petite-maman et lui causaient -à demi-voix près du feu.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>A eux deux ils obtinrent que mon père ne -ferait point de tapage. Ils lui conseillèrent d'écrire -simplement à ces messieurs, en les priant de -rayer son nom figurant à tort sur leur liste. -Le malade trouva ce parti raisonnable et l'exécuta.</p> - -<p>Coqueugniot expédiait les affaires de l'étude et -venait en rendre compte dans la chambre à coucher. -Mais l'état pathologique du «patron» -l'intéressait beaucoup plus que les affaires. Et -comme chacun s'amusait à l'entendre parler -médecine, on ne l'empêchait point de discourir. -Mon père surtout prenait plaisir à voir son clerc -s'égayer irrévérencieusement des ordonnances -du docteur Troufleau. Et il les lui tendait -volontiers par-dessus les potions qui encombraient -la table de nuit. Coqueugniot balançait -son long corps maigre et expectorait un rire -caverneux.</p> - -<p>Mais petite-maman commençait à se fatiguer -des facéties du maître-clerc. Elle trouvait qu'il -était de mauvais goût de plaisanter ce pauvre -docteur Troufleau, «fort intelligent» sous ses -allures de petite femme, et qui, en somme, avait -tiré mon père d'un mauvais pas.</p> - -<p>—Mais oui! d'un très mauvais pas! On peut -te le dire maintenant: nous avons eu des inquiétudes.</p> - -<p>—Bast.</p> - -<p>—Oh! tu peux rire. N'empêche que dans deux -jours tu seras debout, grâce à ses soins, qui ont -été, il faut l'avouer, plus que ceux d'un médecin, -ceux d'un ami, d'un vrai…</p> - -<p>—Tu crois que Coqueugniot, à lui seul, ne -serait pas arrivé…</p> - -<p>—Assez! tais-toi, ou je prierai cet imbécile de -rester désormais dans son étude.</p> - -<p>Mon père se rembrunissait le soir, lorsqu'on -entendait le coup de sonnette du docteur et qu'on -n'entendait pas celui de M. Clérambourg. On -attribuait son abattement aux susceptibilités de -la convalescence. Il remontait volontiers à sa -chambre. Il nous laissait en bas, petite-maman, -le docteur et moi.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>Je voulus m'en aller, un soir, en même temps -que mon père. Petite-maman me dit:</p> - -<p>—Oh! le paresseux! Mais il faut vous apprendre -à veiller un peu.</p> - -<p>Je restai avec eux. Le docteur, aussitôt mon -père disparu, avait repris son chapeau à la -main; et il le garda même lorsqu'il fut assis -de nouveau. Il parla des soins qui seraient -nécessaires encore, des préoccupations morales -à éviter surtout. Il dit qu'en ville le retrait -du nom de M. Nadaud de la liste municipale -avait fait bon effet «au point de vue des -conservateurs». Il usait fréquemment de cette -expression, car il penchait, lui, sensiblement, -vers le parti démocratique. Il disait volontiers:</p> - -<p>—Monsieur Charmaison, lundi dernier, à la -tribune…</p> - -<p>Était-ce par communion d'idées qu'il lisait les -discours de M. Charmaison à la Chambre? Ou le -souvenir de Marguerite influençait-il ses opinions?</p> - -<p>Petite-maman le taquinait là-dessus. Une particularité -assez remarquable était qu'elle ne lui -parlait plus de Marguerite que sur un ton de -badinage, tandis qu'auparavant elle s'associait à -la douleur du jeune homme.</p> - -<p>L'approche des élections municipales ramenait -l'entretien sur la politique presque chaque jour, -plutôt quand mon père n'était pas là,—peut-être -Troufleau craignait-il de le contredire?—et la -politique nous valait invariablement quelque citation -de M. Charmaison. Troufleau connaissait -par cœur la moindre de ses répliques au Palais-Bourbon.</p> - -<p>—Mais, docteur, vous êtes donc abonné à -<i>l'Officiel</i>?</p> - -<p>Il confessa:</p> - -<p>—Oui…</p> - -<p>Mon père conserva l'habitude d'aller se coucher -de bonne heure. L'absence de Clérambourg, c'était -trop évident, continuait à lui être intolérable. Il -n'avait point de goût à causer avec le docteur.</p> - -<p>Petite-maman, qui recevait chaque jour les -opinions du docteur, s'en imprégnait. Elle continuait -à pousser son mari du côté des Cincinnatus -et des Phébus; elle lui disait:</p> - -<p>—Quel dommage que tu n'aies pas laissé tout -bonnement ton nom sur leur liste! Tu aurais -été élu haut la main—les conservateurs ne votent -pas!—et on t'aurait nommé maire…</p> - -<p>Mon père haussait les épaules:</p> - -<p>—Le bel honneur!</p> - -<p>—Est-ce que Plancoulaine ne se flatte pas -encore aujourd'hui de l'avoir été?</p> - -<p>—Oh! du temps que Plancoulaine était maire…</p> - -<p>—Eh bien! quoi! «Du temps que Plancoulaine -était maire!» Qu'est-ce qui se passait donc, -mon Dieu! «du temps que Plancoulaine était -maire?»</p> - -<p>—D'abord il était entouré de tous les hommes -de valeur…</p> - -<p>—Tu en attirerais autour de toi.</p> - -<p>—Mais qui donc? Mais qui donc? grand -Dieu!… Le perruquier? le facteur?</p> - -<p>—Je connais quelqu'un qui t'aurait suivi.</p> - -<p>—Ah! j'y suis: Coqueugniot!</p> - -<p>—Pas du tout: le docteur Troufleau.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>Il réfléchit un instant, puis il dit:</p> - -<p>—Troufleau est un naïf! Il s'imagine, en faisant -du zèle, flatter le député radical Charmaison: -il est dans l'erreur. Charmaison vit, à Paris, -dans un milieu d'artistes, d'hommes de lettres, -des gens charmants, aux idées paradoxales. Le -peuple, dont il parle sans cesse, il n'y touche -pas, ne se mêle pas à lui: à peine une fois tous -les quatre ans, dans une réunion électorale, du -haut d'une estrade encore! Tu ne le vois pas ici, -au café, buvant l'absinthe avec Cincinnatus! Il -traitera Troufleau de jobard s'il apprend qu'il -trinque avec le prolétaire…</p> - -<p>—Et si Troufleau avait une foi politique?</p> - -<p>—Troufleau est un garçon gentil qui a sacrifié -ses intérêts pour se ranger de notre bord. Il est -jeune, il a besoin d'avenir: il cherche maintenant -à tirer parti de la triste situation où il s'est mis -généreusement. Ce n'est pas moi qui contribuerai -à lui donner l'espoir de réussir dans cette voie -fausse: il n'y en a pas. Et si, réellement, ses -convictions l'inclinent de ce côté-là, tant pis pour -lui! Il ne fera rien que s'embourber davantage—du -moins comme médecin—à Beaumont. -Notre devoir, à nous, est de lui répéter ce que -nous lui avons déjà dit: «Le salut est de l'autre -côté du pont: le salut est chez les Plancoulaine.»</p> - -<p>—Les Plancoulaine! les Plancoulaine! Nous -ne nous dépêtrerons donc jamais de ce cauchemar!… -Les Plancoulaine! Mais nous sommes -donc tous enfoncés dans les Plancoulaine comme -dans de la glu!</p> - -<p>—C'est la société. Quiconque s'en retire vit à -l'état de bête fauve.</p> - -<p>—Oh! vous me faites tous enrager. Je suis -pourtant sûre qu'il y a quelque chose à faire!</p> - -<p>—Il y a à vivre seul; encore faut-il avoir des -rentes: en un an mon étude a perdu soixante -pour cent de sa valeur…</p> - -<p>—Alors? alors?… De ma vie, cependant, je -ne remettrai le pied chez les Plancoulaine!</p> - -<p>—Ni moi, certes!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p>Ma vieille grand'mère, à Courance, bien qu'elle -eût été la première à blâmer l'achat de la maison -Colivaut, avait fait cause commune avec son -gendre devant les Plancoulaine et devant la ville. -Mon père lui en savait gré ainsi que du joli -mouvement qu'elle avait eu en me restituant à lui -pour le consoler. Peut-être la remerciait-il, intimement, -davantage encore, d'avoir contribué à -éteindre les calomnies dirigées contre sa jeune -femme, en la venant voir plus souvent que par -le passé, en se montrant avec elle, en la couvrant -de sa grande honorabilité.</p> - -<p>Aussi lui faisait-on fête; on lui offrait à goûter; -on essayait de la retenir à dîner. Elle était si -heureuse de me revoir, elle était bien tentée de -rester. Elle disait, en souriant: «Et ce pauvre -Casimir qui va s'inquiéter!…» On savait que le -grand-père ne s'était jamais inquiété de rien; on -souriait aussi.</p> - -<p>Un jour, elle accepta.</p> - -<p>Mais, quand on eut fini de parler de choses -générales, de s'offrir ceci et cela et de s'inviter, -voilà ma grand'mère qui s'avise de me soulever -les cheveux avec son pouce:</p> - -<p>—Tu n'as donc plus d'eau de quinine, mon -petit?</p> - -<p>—Mais si! mais si! dit vivement petite-maman; -il en a un grand flacon.</p> - -<p>J'avais un grand flacon, mais je ne m'en servais -pas, et personne ne me frictionnait, comme le -faisait autrefois ma grand'mère. Elle dit, sur un -ton qu'elle ne commandait plus:</p> - -<p>—Si on ne s'occupe pas de cet enfant-là, il -va avoir d'ici peu la tête dans un état déplorable!</p> - -<p>Pour faire diversion, mon père lut, à haute -voix, le journal. Grand'mère se moquait bien du -journal!</p> - -<p>—Pendant que je suis là, dit-elle, je ferais -mieux d'aller visiter le trousseau du petit… Il a -laissé du linge là-bas… Il faudrait bien que je -sache…</p> - -<p>—Ah bon! dit la petite-maman, si vous êtes -venue pour passer l'inspection…</p> - -<p>Mais grand'mère n'entendait pas; elle fouillait -dans mes poches:</p> - -<p>—As-tu des mouchoirs, au moins?</p> - -<p>Justement, je n'avais pas de mouchoir.</p> - -<p>—Il n'a pas de mouchoir! s'écria-t-elle. Voilà -un enfant qui se mouche avec les doigts! Allons! -mon petit, mène-moi voir ton armoire… Vous -permettez?</p> - -<p>—Si, au moins, j'avais été prévenue de votre -visite, j'aurais un peu préparé la chambre…</p> - -<p>Grand'mère comprit la naïveté honteuse de -cette excuse. Elle se redressa de toute sa supériorité -sur cette jeune femme inexpérimentée et -paresseuse. Celle-ci, dépitée, poussa la porte du -salon où je couchais. Elle dit:</p> - -<p>—Allez donc! Faites comme chez vous!</p> - -<p>Et elle se sauva, battant les portes, piétinant -l'escalier. Elle alla s'enfermer dans sa chambre.</p> - -<p>—Qu'est-ce que vous voulez? dit mon père, -dans cette satanée maison, nous serons toujours -comme des forains sous la tente: il n'y a pas de -quoi se retourner.</p> - -<p>—Allons donc! dit grand'mère, voulez-vous -que je vous mette votre salon en ordre?</p> - -<p>Et ses mains agiles, adroites et courageuses -frémissaient du désir d'ordonner cette pièce transformée -en fourre-tout indescriptible, et du désir -d'étaler mes chemises, mes bas, mes mouchoirs, -en belles piles bien comptées.</p> - -<p>Son gendre avait le même goût qu'elle. En une -heure elle se fût satisfaite et elle l'eût enchanté. -Cependant il lui dit, les lèvres pâles de colère:</p> - -<p>—Ah! madame, mêlez-vous de ce qui vous -regarde!</p> - -<p>Elle m'embrassa et courut à sa voiture.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p>Ce ne fut cependant pas une brouille. On affecta -de part et d'autre de ne donner aucune suite à -l'incident.</p> - -<p>Grand'mère vint à Beaumont dès qu'elle apprit -que mon père était souffrant. Il dormait; on ne -l'éveilla point. Elle resta en bas avec petite-maman, -et cette fois, les deux femmes causèrent -sans se disputer, parce que M. Clérambourg faisait -les frais de l'entretien. Grand'mère le détestait -dès le temps même que vivait sa fille, car, -déjà, il accaparait mon père, l'influençait en tous -ses actes, et sa première femme, comme la seconde, -en était jalouse.</p> - -<p>Toutefois, petite-maman recommanda à grand'mère, -quand elle verrait son gendre, de ne pas -dire du mal de Clérambourg, car il ne pouvait -souffrir qu'on l'attaquât.</p> - -<p>—Votre mari a bon cœur, malgré tous ses -défauts, et il reste fidèle à ses amis. Je suis sûre -qu'il n'en veut à personne.</p> - -<p>—Je n'en sais rien, mais il est difficile de ne -pas garder rancune à des gens qui nous traitent -comme on le fait!…</p> - -<p>—Il n'en veut à personne, répéta grand'mère, -et c'est par là que tout s'arrangera.</p> - -<p>—Eh! grand Dieu! que voulez-vous qui s'arrange, -au point où les choses en sont?</p> - -<p>—Je n'en sais rien. Mais tout s'arrangera, -croyez-moi: je suis une vieille bonne femme, et -j'en ai vu, ma vie durant, de toutes les couleurs. -Vous pouvez vous en rapporter à moi.</p> - -<p>Elles faillirent s'embrasser.</p> - -<p>Grand'mère revint quelques jours après. Quand -on l'annonça, petite-maman dit à son mari:</p> - -<p>—Laisse-la entrer; elle te remontera, je -t'assure. Elle a beaucoup de bon sens, la bonne -femme.</p> - -<p>La bonne femme entra; elle ne fit point allusion -à la conduite de Clérambourg; elle traita -l'indisposition de son gendre comme si c'eût été -une bronchite. Elle parla des maladies de l'hiver -et des malades de la campagne.</p> - -<p>—Notre pauvre ami Troufleau a fort à faire, -dit petite-maman.</p> - -<p>—Il aura moins à faire, dit grand'mère.</p> - -<p>—Comment cela?</p> - -<p>—Mais quand l'autre médecin va être installé.</p> - -<p>—Quel autre médecin?</p> - -<p>—Vous ne savez donc rien?… Il est arrivé ce -matin, sans tambour ni trompette, il est vrai. -Moi, j'ai appris cela en entrant en ville. Il est -descendu à l'hôtel.</p> - -<p>—Mais où logera-t-il?</p> - -<p>—On dit qu'il a loué la maison du père -Pichard.</p> - -<p>—La maison du père Pichard! s'écria mon -père.</p> - -<p>Ainsi, on se tenait à quatre pour ne pas parler -de Clérambourg, et sous les événements du jour, -la main de Clérambourg se révélait. Le rival du -docteur Troufleau, appelé à Beaumont par les -Plancoulaine, évidemment, sinon par Clérambourg -lui-même, accourait se loger dans la maison toute -chaude encore du feu père Pichard, dans une -maison qui appartenait à Clérambourg! Ah! les -choses avaient été menées rondement. Peut-être -Clérambourg n'eût-il pas osé faire cela avant la -rupture avec mon père; mais, la rupture accomplie, -il n'y avait eu, semblait-il, qu'un télégramme -à expédier pour que la combinaison préparée de -longue date aboutît.</p> - -<p>La tête sur son oreiller, les yeux au ciel de lit, -le malade voyait se dérouler ce cauchemar. Il dit -seulement:</p> - -<p>—Et comment se nomme ce médecin?</p> - -<p>—Le docteur Cheval… Cavalier… Chevalier… -Non! Attendez donc; quel nom m'a-t-on dit?… -le docteur Chevalière, c'est ça!</p> - -<p>—Chevalière?… Chevalière?… J'ai entendu ce -nom-là quelque part…</p> - -<p>—Chevalière! dit la petite-maman, j'ai dansé, -étant jeune fille, à Paris, avec des Chevalière qui -faisaient leur médecine: mais oui, il y avait un -jeune Chevalière qui apprenait le boston à Marguerite -Charmaison!…</p> - -<p>—Ça y est! dit mon père.</p> - -<p>—Allons! allons! dit grand'mère, ne vous -montez donc pas la tête.</p> - -<p>—Je ne me monte pas la tête.</p> - -<p>Grand'mère poussa un soupir.</p> - -<p>—Voyons, dit-elle, cela ne peut pourtant pas -durer.</p> - -<p>—Qu'est-ce qui ne peut pas durer?</p> - -<p>—Mais l'état où vous êtes vis-à-vis de la ville.</p> - -<p>—Ah! j'espère que vous n'allez pas reprendre -l'antienne! Vous ne venez pas, je suppose, me -proposer d'aller transiger avec Plancoulaine au -sujet de la maison Colivaut?</p> - -<p>—Il s'agit bien de la maison Colivaut, à l'heure -qu'il est! Il y a beau temps que M. Plancoulaine -y a renoncé: il fait bâtir pour son neveu Moche.</p> - -<p>—Je le sais. Alors, d'où provient la rage persistante -de ces gens-là? Qu'ont-ils contre nous?</p> - -<p>Grand'mère hésita; une réponse lui chatouillait -les lèvres; elle soupira encore.</p> - -<p>—Ah! oui, dit mon père avec une grimace de -dégoût: les calomnies, les saletés! Est-ce que -vous allez, vous aussi, y penser?</p> - -<p>—Je crois qu'on ne parle plus de cela, dit -grand'mère; on a si vite fait d'épuiser un sujet -de conversation.</p> - -<p>—Pourquoi m'en veulent-ils?</p> - -<p>Elle se recueillit un court instant, puis lâcha:</p> - -<p>—Ils vous en veulent de les bouder.</p> - -<p>Mon père fut suffoqué; sa femme sursauta. -Grand'mère ne s'émut pas; elle consolidait son -dire par de petits signes de tête affirmatifs. C'est -qu'elle était «une vieille bonne femme», elle «en -avait vu de toutes les couleurs», et elle connaissait -les hommes. Elle dit:</p> - -<p>—N'allez pas croire que ces gens-là s'imaginent -qu'ils vous ont causé injustement préjudice. Plancoulaine -n'a jamais cessé d'avoir foi en son bon -droit. Son bon droit? Mais c'était son désir de posséder -la maison Colivaut, comme votre bon droit, à -vous, était aussi le désir de la posséder. Il n'y a -pas à chercher midi à quatorze heures; tout le -monde est ainsi fait. Vous l'avez frustré: il est -entré dans une colère de tigre. La ville, étant à -ses genoux, s'est empressée de le flatter en se -liguant contre vous. Sa femme, avec la plus grande -inconscience du monde, vous aurait hachés menu -comme chair à pâté, croyant bien agir, puisqu'elle -servait son mari… Ah! vous aurez beau -lever les bras, je vous affirme que les choses ne -se passent pas autrement. Dans leurs rapports -avec vous? mais, mes bons amis, ces gens-là -sont dans la situation de parents qui ont administré -une raclée à un enfant coupable d'un mauvais -coup. Que le petit s'avise de faire la moue -vingt-quatre heures: on recogne dessus pour lui -apprendre à bouder! Vous les boudez! Ils vous -reprochent de les bouder!</p> - -<p>—Ha! ha! ha! ricana mon père, elle est bien -bonne! Non! non! en vérité, elle est bien -bonne!… Non! mais nous voyez-vous, ma femme -et moi, et mon enfant aussi, et vous aussi, sans -doute, et votre mari, toute la famille, quoi! nous -rendant chez les Plancoulaine et faisant risette à -monsieur, à madame, à mon excellent confrère -Courtois et à toute la séquelle des pieds plats qui -nous ont traînés dans la boue, qui m'ont ruiné, -qui m'ont arraché une à une mes amitiés, jusqu'à -la dernière!…</p> - -<p>—Tout se tasse, dit grand'mère.</p> - -<p>—Ah çà! fit mon père, est-ce que vous vous -moquez de nous?</p> - -<p>Il se souleva à demi sur son lit, et sa figure -était effrayante.</p> - -<p>—Plutôt que de faire cela, dit-il, plutôt que -de faire cela, madame, j'aimerais mieux m'affilier -à la bande des Cincinnatus, des Phébus et de tous -les us de la République, entendez-vous bien!… -Oui, certes, j'aimerais mieux cette extrémité!</p> - -<p>Grand'mère se leva.</p> - -<p>—Calmez-vous, dit-elle. Je vois que la poire -n'est pas encore mûre. Mais tout s'arrangera, tôt -ou tard, j'en suis bien certaine.</p> - -<p>Le malade en fut irrité toute la soirée; il s'apostrophait -lui-même pour n'avoir pas rompu avec -sa belle-mère définitivement. «Oui, oui, définitivement, -disait-il. Cette bonne femme, avec sa -prétendue sagesse, ne fera jamais que rendre la -situation plus exaspérante.» Il se rappelait ses -paroles lors de l'achat de la maison Colivaut: -elle avait prédit à peu près tout ce qui était -arrivé. Et il en était agacé davantage.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - - -<p>Trois fois par semaine, Coqueugniot me conduisait -chez le curé de Beaumont.</p> - -<p>Nous aperçûmes un jour des tas de gens aux -portes, malgré le froid, dans la rue de la Ville-aux-Dames. -Je voulus savoir ce qu'il y avait. -Coqueugniot me dit:</p> - -<p>—Ce sont des gens qui sont en train d'attraper -des pneumonies.</p> - -<p>Mais j'insistai pour savoir ce qu'ils faisaient en -outre. Coqueugniot consentit à s'informer. On -lui dit:</p> - -<p>—C'est le nouveau médecin qui fait ses visites: -il vient d'entrer chez monsieur Clérambourg.</p> - -<p>Nous passions sur la place au milieu de laquelle -était la statue d'Alfred de Vigny, dont le socle, -par derrière, était flanqué d'une fontaine. Cet -homme de bronze, au beau profil hautain, qui -avait l'air d'un étranger dans la ville, m'intriguait -toujours. Je demandai au maître-clerc:</p> - -<p>—Coqueugniot, qu'est-ce que c'est, un poète?</p> - -<p>—Ah! voilà! fit Coqueugniot.</p> - -<p>Il regarda la statue; mais ce fut tout ce que je -pus tirer de lui là-dessus. Il ajouta aussitôt:</p> - -<p>—Mais l'important c'est que tous, tant que -nous sommes, allons puiser de l'eau à cette fontaine -qui a quatre-vingts chances sur cent d'être -contaminée.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>—Mais certainement! Songez un peu que les -infiltrations! etc.</p> - -<p>Le voilà parti. Jusqu'à l'arrivée au presbytère, -il m'initie aux tortueux secrets du tube digestif.</p> - -<p>Avec M. le curé, tout change. Que la physiologie -le possédait donc peu! Il ignorait son corps, -réduit à l'apparence d'une carcasse d'oiseau que -couvre un maigre plumage. Par l'hostilité municipale, -sa vieille maison croulait; il fuyait de -pièce en pièce les courants d'air, la chute des -plâtras et des chevrons. Quand j'arrivais, il faisait -faire une flambée de sarments qui dégourdissait -l'air de la chambre glaciale; car, pour lui, il ne -se chauffait pas: insensibilité peut-être, pauvreté -à coup sûr. Et pendant que sa servante, accroupie, -frottait des allumettes innombrables sur la -pierre humide, M. le curé allait prendre un petit -livre de latin: l'<i lang="la" xml:lang="la">Epitome historiæ sacræ</i>, et la -grammaire, et il me disait:</p> - -<p>—Mon enfant, souvenons-nous que nous n'apprenons -pas le latin pour le plaisir de décliner -<i lang="la" xml:lang="la">rosa</i>, la rose, ou pour conjuguer des verbes irréguliers -et briller aux examens, mais pour pénétrer -par le moyen de cette langue, non pas -«morte», mais «immortelle», dans une région -dangereuse à la vérité, mais magnifique et qui -demeure inconnue de la plupart des hommes: je -veux parler de la pensée humaine.</p> - -<p>Il me montrait de misérables rayons où étaient -rangés les auteurs anciens, et il me disait:</p> - -<p>—Voilà le plus beau trésor du monde! C'est -par la pensée et par la poésie que la créature de -Dieu donne sa fleur. Le parfum en est si délicieux -qu'il enivre parfois; il est bon de n'en jouir, -comme de toutes choses ici-bas, qu'avec discernement, -avec méthode et conformément à une discipline: -souvenez-vous alors que l'étude de la -même langue vous fait pénétrer les enseignements -de l'Église, qui, même pour l'impie qui ne veut -pas les croire inspirés, sont du moins le résultat -de l'expérience accumulée des siècles et ont plus -de chance de s'appliquer aux besoins de l'homme -que tout système improvisé.</p> - -<p>Le grand vieillard parlait; la bourrée de sarments -pétillait; des étincelles environnaient la -servante impassible, qui, du bout de sa savate, -pressait, au milieu de la flamme, les brindilles -rebelles semblant vouloir retourner aux vignes. -Je ne comprenais pas toujours la parole du vieux -prêtre, nouvelle pour moi et trop différente de ce -que j'entendais à l'ordinaire, quoiqu'elle fût conforme -à mon aspiration d'enfant vers quelque -chose de plus ragoûtant que la vie médiocre de -tous les jours. Si je ne saisissais pas tout ce qu'il -disait, du moins je savais, grâce à ses exordes, -que le travail aride que nous faisions ensemble -devait avoir un noble aboutissement; et je souhaite -aux pauvres enfants qui commencent à -ânonner des déclinaisons de rencontrer un maître -d'école qui leur évoque, au lieu des succès scolaires, -un si fécond mirage.</p> - -<p>Le feu s'éteignait vite, et, la servante partie, -le prêtre ne s'en inquiétait guère. Moi-même -j'oubliais le froid et jusqu'à l'horreur de cette -grande pièce sombre et rébarbative, parce que, -du corps desséché, du crâne décharné du curé, -un charme, une chaleur, un rayonnement d'exaltation -émanaient. Ce que mon intelligence n'atteignait -pas, mon instinct le recevait et en éprouvait -un muet et profond réjouissement. Une règle -de grammaire, une phrase traduite, étaient les -prétextes incessants à une envolée vers des considérations -qu'il s'efforçait de me rendre sensibles -par des images. Une des causes de l'élévation -de son esprit était qu'il ignorait les personnalités. -Il n'était jamais question avec lui de monsieur un -Tel ni de madame une Telle. Messieurs et dames -n'existaient pas pour lui; ils formaient un troupeau -appelé «le prochain» et méritant les égards; -hors de cela, il y avait Dieu, d'où découlaient -toutes les beautés, comme du soleil tombe la -lumière.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - - -<p>Un après-midi, la vieille bonne nous interrompit -au milieu de la leçon:</p> - -<p>—Monsieur le curé, c'est le médecin!</p> - -<p>—Le médecin?</p> - -<p>—Le nouveau médecin, monsieur le curé!…</p> - -<p>Elle joignait les mains; elle faisait les yeux des -bonnes femmes qui regardent l'Enfant Jésus dans -la crèche de Noël. Elle s'écria:</p> - -<p>—Qu'il est joli! qu'il est joli!</p> - -<p>—Faites entrer, dit le curé. Et puis, vous -redonnerez un brin de bois pour réjouir la pièce, -car le jour tombe… Mon petit, ajouta-t-il en fermant -les livres, nous nous en tiendrons là pour -aujourd'hui.</p> - -<p>La bonne introduisait le nouveau médecin. Elle -me prit par la main et m'entraîna; je n'eus que -le temps d'apercevoir le jeune docteur Chevalière, -avec qui la petite-maman avait dansé et qui -apprenait le boston à Marguerite Charmaison.</p> - -<p>Il était joli, c'était la vérité.</p> - -<p>Ah! en voilà un qui n'avait pas une longue -redingote et un chapeau haut de forme, ridicules -en province! Il était de taille très convenable; il -portait une pelisse entr'ouverte, où l'astrakan -brillait du haut en bas; il avait le pied fluet -qu'on voit aux messieurs sur les catalogues des -maisons de confection. Et quel pantalon! comme -cela tombait! quel pli cela faisait! Il tenait à la -main un melon anglais. Sa figure était parfaite: -des yeux bleus, ni trop grands ni trop petits; un -nez droit, sans défaut; de noirs cheveux bien -taillés, bien peignés; de la moustache; une barbe -blonde soignée à donner à croire qu'il la faisait -tailler tous les jours. Enfin il était remarquable -par cet ensemble de proportions convenues et cette -absence de caractère particulier qui plaisent à tout -le monde.</p> - -<p>A la cuisine, la servante disait:</p> - -<p>—Il est trop bien pour rester à Beaumont.</p> - -<p>De retour à la maison, je trouvai la petite-maman -en tête à tête avec le docteur Troufleau. -Elle l'avait mandé pour un bout de migraine -qu'elle avait. Depuis quelque temps, elle avait -sans cesse une indisposition nouvelle et faisait -appeler le docteur Troufleau.</p> - -<p>Je dis, dès en ouvrant la porte:</p> - -<p>—Je l'ai vu!</p> - -<p>Ils comprirent, car ils parlaient probablement -de lui, comme toute la ville, et l'on me demanda:</p> - -<p>—Eh bien! comment est-il?</p> - -<p>—Il est joli! il est trop bien pour rester à -Beaumont.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VIII</h3> - - -<p>Au jour de l'an, nous reçûmes une lettre de -Marguerite Charmaison. On en fut étonné, car on -n'y comptait plus, bien qu'elle eût, en partant, -promis de nous écrire. Mais il était si vraisemblable -que, reprise par Paris, elle nous eût tous -oubliés, y compris le docteur Troufleau et sa -demande!</p> - -<p>—Ah! fit petite-maman en parcourant la lettre, -elle a trouvé cette fois son chemin de Damas!</p> - -<p>Pauvre Marguerite! De quoi s'agissait-il encore?</p> - -<p>On était loin du cardinal Newman! Le grand -converti anglais et le jeune lord, la communion -dans les chapelles romaines, étaient dépassés. -Marguerite était retournée à sa destinée: elle -cherchait avec angoisse et avec passion, elle cherchait -quelque chose qui comblât l'âme gloutonne -qu'elle avait et qui, faute d'aliment nouveau, l'eût -dévorée elle-même.</p> - -<p>Elle avait découvert la philosophie. Elle passait -ses jours à la Sorbonne. Elle nous citait d'affreux -noms allemands; elle traduisait Kant; elle écrivait -le mot «idée» avec une majuscule; elle nous -envoyait la photographie de son professeur.</p> - -<p>Au cours de quelques digressions, elle faisait -grand éloge de «l'Orgueil»; et «l'Amour», au -contraire, était fort malmené, comme «avilissant» -et «vraiment un peu niais».</p> - -<p>—Quand ce pauvre Troufleau lira ça! dit mon -père.</p> - -<p>Mais la lettre s'abaissait, en se terminant, jusqu'à -être à la portée du premier venu, et il n'y -était guère question que du jeune docteur Chevalière, -qu'elle supposait que nous connaissions. -Quel effet avait-il produit à Beaumont? Combien -jusqu'à présent avait-il fait tourner de têtes?</p> - -<p>—Voilà, dit petite-maman, la raison de sa -lettre. Elle veut que je lui parle du docteur -Chevalière.</p> - -<p>—Oh!</p> - -<p>—Mais, en attendant, je veux édifier Troufleau.</p> - -<p>Troufleau écouta cette lecture. Il avait de beaux -yeux tendres, ardents et timides. Certes, il était -moins brillant que le docteur Chevalière; mais cet -homme sympathique et doux renfermait un feu -secret. Il ne disait rien; il semblait accoutumé à -l'humiliation et à la douleur. Cette lettre et la -lecture qu'on lui donnait de cette lettre lui causaient -l'une et l'autre. Il s'en abreuvait.</p> - -<p>—Ah! mon pauvre ami, dit la petite-maman, -si cette jeune fille est destinée à faire votre bonheur, -avouez qu'elle s'égare en ce moment dans -un singulier chemin!</p> - -<p>—Ce sont là des égarements de l'esprit, dit le -docteur, et l'on en revient sans que le cœur ait -été touché: voilà l'essentiel.</p> - -<p>Ainsi, il ne désespérait pas. Il ne disait pas -qu'il avait renoncé à caresser dans l'intimité de -sa mémoire l'image de mademoiselle Charmaison. -Il n'avait jamais reçu d'elle le plus petit encouragement; -il avait reçu de son entourage les plus -grandes raisons de se décourager. On lui lisait -une lettre où elle ne marquait aucunement qu'elle -se souvînt de lui, et où elle s'informait du nombre -de têtes tournées par le docteur Chevalière, -qui lui avait appris le boston. Et rien n'était -ébranlé dans la volonté d'espérance de cet homme -à figure de bel animal fidèle, souffrant et résigné.</p> - -<p>Mieux! On eût dit qu'il savourait ses blessures. -Oui, il y avait une secrète volupté dans la façon -dont il sentait sa douleur s'aviver et grandir. Il -lui était infiniment doux de souffrir par et pour -Marguerite Charmaison!</p> - -<p>Il était là, son chapeau haut de forme à la main, -les deux longues basques de sa redingote pendantes -de chaque côté de la chaise. Mon père le -regardait. Il regardait aussi sa femme, par brefs -coups d'œil, et il paraissait impatient que cette -scène prît fin.</p> - -<p>Petite-maman parla des femmes adonnées aux -travaux intellectuels, des femmes artistes, écrivains; -elle osa dire: «Des femmes qui sont supérieures -à leurs maris.»</p> - -<p>—Oh! dit le docteur, la femme a si tôt fait -de retourner à la nature dès que le cœur s'en -mêle!</p> - -<p>D'ailleurs, il ne voyait pas d'inconvénient à ce -qu'une femme, même mariée, cultivât ses dispositions -naturelles, fût-ce pour la science: «Que -les maris luttent donc de culture avec elles!…»</p> - -<p>—Le docteur, dit mon père, penche vers toutes -les idées nouvelles!</p> - -<p>Petite-maman poussa un soupir et dit:</p> - -<p>—Vous devez avoir un joli mépris pour les -femmes ordinaires.</p> - -<p>—Mais je n'en fréquente pas! dit galamment -le docteur.</p> - -<p>—Merci.</p> - -<p>Ses nerfs étaient soulevés. Elle quitta la pièce -brusquement.</p> - -<p>Sa tendre amitié pour le docteur atteignait depuis -quelque temps ces confins délicats où le -dévouement que l'on exerce en faveur de la réussite -d'une liaison sentimentale étrangère se laisse -altérer par la jalousie et bientôt se décompose et -dégénère.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IX</h3> - - -<p>Petite-maman s'ennuyait.</p> - -<p>Dîners, soirées dansantes, matinées musicales -chez les Plancoulaine, chasses chez les hobereaux, -pique-niques à la campagne avaient lieu sans -nous.</p> - -<p>Privée de ces plaisirs, de longs mois elle en -avait fait fi, et le dépit, dans une certaine mesure, -peut tenir lieu d'agréments. Le docteur Troufleau -méprisait les distractions de la classe bourgeoise, -qu'il jugeait creuses et vulgaires. Il le disait, le -répétait chez nous. On le croyait presque. Quand -le dépit s'émoussa,—car tout finit,—la parole -du docteur Troufleau en prolongea les effets salutaires; -la jeune femme s'accoutuma à l'entendre, -et peu à peu en contracta l'impérieux besoin. La -douceur de l'habitude s'était répandue insensiblement, -comme la nuit tombe.</p> - -<p>Son mari, qu'elle aimait, était malheureux et -triste; en outre, il n'avait jamais su causer -qu'avec Clérambourg; l'entretien avec lui devenait -rapidement amer. Troufleau, malheureux -lui-même, trouvait dans la compagnie d'une -femme encore jeune et jolie un délassement à sa -rude besogne du jour. L'aveu de son amour pour -mademoiselle Charmaison avait fourni à leurs -causeries un aliment intarissable. Le docteur y -faisait bercer par une main gracieuse son espoir -et sa mélancolie. La jeune femme était heureuse -de rappeler la figure d'une aimable amie et de -panser charitablement une blessure. Petit à petit, -le docteur s'était aperçu que madame Nadaud ne -traitait plus ce sujet qu'avec peine, et, par discrétion, -il l'avait tu lui-même. L'amie présente -s'était révélée plus douce et plus consolante à -mesure que l'on s'éloignait de l'amie de Paris. -C'était un sujet que l'on avait abandonné d'un -commun accord.</p> - -<p>Mais, de ce moment-là, il y avait entre eux -incertitude et malentendu: elle, pouvant croire -qu'il avait oublié Marguerite Charmaison; lui, se -demandant pourquoi elle fuyait le nom de la -jeune fille, et assez intelligent pour admettre sans -fatuité la raison la plus naturelle.</p> - -<p>Jamais honnête homme ne fut plus embarrassé -que le bon docteur Troufleau lorsque éclata pour -lui l'évidence de ce cas dont bien d'autres eussent -fait une bonne fortune.</p> - -<p>La loyauté lui commandait d'espacer, pour y -mettre fin, ces causeries quotidiennes. Mais cette -rupture lui était interdite par les devoirs de -l'amitié qui le liaient avec mon père, et d'une -façon de plus en plus étroite à mesure que son -isolement devenait plus grave et plus douloureux.</p> - -<p>Pauvre docteur Troufleau! Il fallait voir son -air inquiet, ses yeux de toutou qui ne sent pas -le fumet de son maître, lorsqu'il entrait et ne -trouvait pas là mon père, ou bien lorsque mon -père faisait mine de sortir.</p> - -<p>A défaut de mon père, ma présence était pour -lui un gage de demi-sécurité. Il ne m'avait -jamais tant comblé de prévenances. Petite-maman, -d'ailleurs, aimait à m'avoir près d'elle quand le -docteur était là. Elle ne cherchait point à éloigner -son mari; on voyait qu'elle avait peur quand -il avait le dos tourné.</p> - -<p>Nous n'avions plus qu'un ami, qui était bon et -sûr. Et voilà que, dans nos relations avec cet -ami, quelque chose comme un poison se glissait -et nous intoxiquait, en nous rendant de jour en -jour ces relations plus pénibles que la solitude.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>X</h3> - - -<p>Petite-maman passait les journées étendue près -du feu. La lecture l'ennuyait; les ouvrages de -main l'ennuyaient. Elle avait eu pour le piano -un joli talent, non très cultivé, mais d'une -aisance miraculeuse, qui lui valait, autrefois, d'être -une des plus fermes ressources des Plancoulaine. -Depuis l'isolement, elle se traînait encore parfois -jusqu'au piano, quand son mari l'en suppliait ou -quand le docteur Troufleau venait à parler des -opéras qu'il avait entendus à Paris. Mais le sentier -étroit qui menait au piano, parmi les meubles -entassés, devenait tel, grâce au désordre croissant, -que nul n'osait s'y aventurer, pas même la -mère Fouillette pour l'époussetage.</p> - -<p>Mon père ayant insisté un jour pour qu'elle -jouât, elle haussait les épaules. Il persista. Alors, -dans un mouvement de rage puérile, elle ouvrit -la porte du salon. Il vit. Il leva les bras et s'enfonça -les doigts dans les cheveux.</p> - -<p>Et le désordre gagnait. Comment une femme -qui ne faisait rien pouvait-elle répandre un tel -chaos dans une maison?</p> - -<p>Elle se levait tard, se laissait tomber sur -une chaise longue, ne remuait pas le petit -doigt, et tout était sens dessus dessous. Des -livres qu'elle ne lisait pas gisaient, ouverts et -déchirés; un métier dont elle n'usait pas avait le -lamentable aspect d'une baraque en démolition; -des ouvrages inachevés pendaient hors des tiroirs, -et sans cesse des miettes ou des morceaux de -pain entiers déshonoraient la table ou la cheminée, -parce que cette femme inoccupée avait faim -et mangeait à toute heure des tartines de confitures. -Les taches? ah! si grand'mère les avait -vues!</p> - -<p>Dans cette indolence, elle était plus que -jamais jolie. Ses magnifiques cheveux noirs, -abondants et longs, noués en un tour de main, -lui convenaient cent fois mieux qu'échafaudés en -lourd chignon, à la mode de ce temps-là; ses -yeux inertes, son regard ralenti, étaient cent fois -plus beaux que dans les moments où elle s'animait, -et mon père, qui s'en apercevait, l'aimait -toujours malgré sa répugnance pour la veulerie.</p> - -<p>Cette situation dura un mois, deux mois, -davantage. Le docteur Troufleau ne semblait pas -moins embarrassé. Des sentiments contradictoires -se le disputaient, c'était visible, et il en était -déchiré. Cependant, une hardiesse nouvelle et -comme sournoise soulevait ses gestes et son -regard; son teint pâle s'échauffait en dessous, -d'un feu qui faisait sourdre une espèce de buée -fine sur son front et sur ses joues mates.</p> - -<p>Il y avait quelque chose d'infinitésimal entre -le docteur Troufleau et petite-maman. C'était -une chose sans nom pour moi, et que j'essaierai -de figurer comme elle m'apparaissait alors.</p> - -<p>Des personnes causent entre elles, et les mots -prononcés, aussitôt dits, s'évaporent. Telle personne -et telle autre causent, et il semble qu'entre -leurs bouches les mots demeurent. Ils demeurent. -La bouche qui les a émis ne les oublie pas; -quelqu'un qui les a entendus en passant les -retient. On connaît, sur les estampes japonaises, -ces passerelles élégantes et légères, faites de mille -brimborions de bambous, et qu'un pinceau hardi -jette d'une rive à une rive: tout ce qui allait de -petite-maman au docteur et du docteur à petite-maman -se réalisait et se figeait en une passerelle -d'estampe japonaise. Entre eux et les autres personnes, -ce qui s'échangeait tombait à la rivière; -entre eux deux, le plus petit mot s'accrochait, -se fichait et restait sur la passerelle merveilleuse, -s'y tournait en brindille, en poutre, en cheville, -en planchette, en diable grimaçant ou en banderole -éclatante signalant à tous: le pont! le -pont! Le voyaient-ils, l'un et l'autre, comme mon -imagination le voyait? C'était possible, car ils -semblaient très incommodés de leurs moindres -paroles, quoiqu'elles fussent ordinaires: c'est -qu'elles faisaient, en vertu d'un sort impitoyable, -à chaque fois plus lourd, le pont.</p> - -<p>Mon père n'avait ni haine ni colère contre sa -femme et contre le docteur Troufleau, contrairement -à ce qui se fût passé s'il eût été heureux -ou en état de prospérité par ailleurs, car alors il -eût suivi les mouvements qui sont communs à -tout le monde. Mais il était tellement malheureux -que son jugement ne se formait plus au même -plan que celui du commun des hommes.</p> - -<p>Lui qui s'échauffait et s'affolait à chacune des -tortures que lui infligeait son multiple martyre; -lui qui gémissait, jurait, fulminait pour la perte -nouvelle d'un client, pour une rouerie que lui -jouait son confrère Courtois; lui qui avait fait -une maladie pour la trahison de son ami Clérambourg; -lui que l'inimitié des hommes stupéfiait -et que toute méchanceté prenait au dépourvu, -il considérait comme logique et naturel le drame -secret qui brûlait son foyer. Il l'expliquait, il lui -trouvait des causes fatales, il en plaignait les -auteurs, il les sentait malheureux presque autant -que lui, il n'éprouvait pour eux qu'une pitié -débordante qui inondait la multitude de ses -autres infortunes, mais, par exemple, lui, le -noyait.</p> - -<p>Il se laissait achever dans un calme apparent.</p> - -<p>La nature a prévu une borne à nos douleurs: -le moment de la mort, nous assure-t-on, est -doux.</p> - -<p>Un instinct me poussait à ne pas le quitter, et -je l'accompagnais quand il s'imposait une longue -marche, en tournant, dans la petite cour. Je -montais aussi avec lui dans son cabinet. Là, il -marchait encore, de long en large, parce qu'il -était énervé, parce qu'il avait peu d'ouvrage, les -affaires n'allant point, et parce qu'il faisait froid, -la mère Fouillette épargnant le bois dans les -cheminées, par économie. Puis il s'asseyait et me -prenait sur un de ses genoux, qu'il agitait en -imitant le trot du cheval, comme lorsque j'étais -tout petit. Il souriait. Moi, je restais sérieux et -je ne disais rien, parce que je sentais qu'il se -forçait à sourire pour moi et qu'il n'en avait pas -envie. Alors, tout d'un coup, il me lâchait; il me -laissait quelquefois tomber à terre, tant le mouvement -était prompt, et il se cachait la figure -dans les mains, les deux coudes sur son bureau. -Il pleurait.</p> - -<p>Je m'en allais sans faire de bruit.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XI</h3> - - -<p>Souvent, en redescendant, je trouvais réunis, -mais séparés par la grande table ronde de la salle -à manger, ceux qui faisaient pleurer mon père. -Le docteur Troufleau venait dans la journée, en -passant, sans ôter son pardessus, sans déposer -son chapeau. Il venait, poussé par une force plus -puissante que lui, je suppose; il venait aussi -pour ne pas avoir l'air d'éviter de venir. Car on -en arrive là. Pas une seule fois je ne les surpris -disant une parole qu'ils n'eussent pas dite devant -moi, pas une seule fois ils ne changèrent gauchement -la conversation à mon entrée ou ne coupèrent -un mot. Ils semblaient toujours, au -contraire, heureux de me voir; je leur rendais -service en étant là. Ils parlaient de choses presque -indifférentes; mais cela formait le «pont», je le -sentais bien, et eux le sentaient aussi: cela leur -était à la fois agréable et fastidieux à porter. Cela -passait par-dessus la table qu'ils maintenaient -entre eux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XII</h3> - - -<p>La mère Fouillette, qui aimait tant autrefois le -docteur Troufleau, depuis quelque temps l'avait -pris en grippe. Jadis, en annonçant sa visite, elle -disait: «C'est le docteur!» et il y avait, dans le -ton, de la fierté, de la protection, un grain d'humeur -familière. Maintenant, elle disait: «C'est -le médecin!» d'un ton sec, grognon, réprobateur; -et chez elle, évidemment, le fait de remplacer -le terme de «docteur» par celui de -«médecin» était riche de sens; cela représentait -toute une dégringolade dans son estime de vieille -servante attachée à la famille.</p> - -<p>Enfin, depuis qu'il venait plusieurs fois par -jour, elle poussait la porte devant lui sans -même souffler mot. On lui en fit l'observation; -elle dit:</p> - -<p>—Est-il pas de la maison, à c't'heure?</p> - -<p>Cette brave femme employa d'ailleurs tous ses -moyens pour remédier au désordre.</p> - -<p>Elle avait élevé un chien en cachette, afin -d'en faire cadeau à madame, dans l'espoir de lui -fournir une compagnie saine. Un matin, on -entendit l'animal qui gémissait dans la cour. -Petite-maman sonna la mère Fouillette et lui -commanda d'aller voir de qui étaient ces cris. -La mère Fouillette revint tenant dans ses bras -un bout de chien pas joli, mais assez drôle. Il -manquait de race; c'était un chien du peuple; -il était fait de pièces et de morceaux, avait le -poil inclassable, une queue hybride et la tête la -plus baroque. On ne pouvait le regarder sans -rire. La mère Fouillette dit:</p> - -<p>—Quand on pense, madame, que ce qui criait -dans la cour, c'était un joli petit chien!… Par -où est-ce qu'il aura pu entrer?</p> - -<p>—Ah! pour joli, il est joli, en effet, votre -chien.</p> - -<p>—Il est si intelligent!</p> - -<p>—Vous le connaissez donc?</p> - -<p>Elle jura, trop fort, qu'elle ne l'avait jamais -tant vu. Elle essaya, en barbotant, d'expliquer -son entrée dans la maison. Et en même temps -elle s'apitoyait sur le sort du pauvre petit.</p> - -<p>—Je suis sûre, dit-elle, qu'il est mort de -faim.</p> - -<p>—Pourvu qu'il ne soit pas enragé! fit petite-maman.</p> - -<p>—Enragé, madame! un chien si jeune et si -frétillant!</p> - -<p>—Frétillant tant que vous voudrez! moi, je -ne me soucie pas de me faire mordre par un chien -enragé: donnez-lui à boire du lait, on verra bien -s'il le prend.</p> - -<p>La mère Fouillette eut un souci; elle savait -qu'un chien qui ne boit pas est suspect. Or, elle -avait gorgé celui-ci de lait toute la matinée. Son -écuelle, dans la cour, était restée à demi pleine.</p> - -<p>—Vous fiez donc point à ça, madame! Qu'il -boive, qu'il ne boive point; et qu'est-ce que ça -prouve?</p> - -<p>—Si! si! dit petite-maman; je veux voir!</p> - -<p>La mère Fouillette se recueillit, comme pour -un aveu difficile:</p> - -<p>—Allons! madame, puisqu'il faut tout vous -dire, allons! Ce petit chien n'est pas plus enragé -que vous ni moi: c'est le chien de la chienne à -m'ame Gagneux, la marchande de poisson, qui -me l'a donné. C'est un petit cadeau que je voulais -faire à madame, si madame me permet… Il -saute sur ses deux pattes de derrière; il vient au -nom de Mac-Mahon; il s'en va quand on dit -Bismarck…</p> - -<p>—Bismarck!</p> - -<p>Le chien sauta du giron de la mère Fouillette -et gagna la porte en aboyant à tue-tête, le poil -dressé sur son échine.</p> - -<p>Petite-maman riait de tout son cœur.</p> - -<p>—Mac-Mahon! Mac-Mahon!… Mais c'est qu'il -vient!… Oh! la drôle de bête!… On l'appellera -Mac-Mahon!</p> - -<p>—Il s'appelle Paletot, dit la mère Fouillette.</p> - -<p>—Tiens? pourquoi Paletot? en voilà un nom!</p> - -<p>—C'est son nom.</p> - -<p>En voyant sa femme jouer comme une enfant -avec Paletot le regard de mon père s'éclaircit. -Toute la journée nous jouâmes, la petite-maman, -mon père, Paletot et moi. Mon père s'accroupissait, -joignait les mains, et Paletot sautait, debout -sur ses deux pattes de derrière. On disait: «Bismarck!» -il fuyait en aboyant, avec un vacarme -de tous les diables; on disait: «Mac-Mahon!» -il accourait et faisait le beau, sa langue molle -pendant comme un petit ruban rose; il savait -aussi porter armes: on lui présentait un bâton -qu'il serrait, d'une patte, contre sa poitrine. -A chaque prouesse de Paletot, petite-maman le -prenait, l'embrassait, le couvrait de caresses et lui -donnait du sucre qu'il cassait entre ses jeunes -dents, en fermant les yeux. La mère Fouillette -nous regardait et ne se tenait pas de joie. Elle fit -signe à Coqueugniot, qui descendit de son étude -et vint nous voir par la porte du corridor. Nous -ne l'avions pas aperçu; nous entendîmes tout à -coup une voix caverneuse, en l'air, qui disait:</p> - -<p>—Parfait! Mais cet animal-là va nous faire -sa maladie avant peu!</p> - -<p>Nous nous arrêtâmes tous à ce mot de mauvais -augure. Coqueugniot avait déjà un genou sur le -parquet et il ouvrait, en connaisseur, la gueule -de notre ami Paletot.</p> - -<p>—La maladie? fit la mère Fouillette.</p> - -<p>—Sans doute! dit Coqueugniot; c'est un chien -qui n'a pas neuf mois!</p> - -<p>—Il n'a pas neuf mois?… reprit la mère -Fouillette; j'aurais voulu vous voir à son âge; -vous deviez être joli! Il n'a pas neuf mois? Eh -bien! c'est la vérité, qu'il n'a pas neuf mois! -seulement, je vous dis qu'il l'a eue, la maladie!</p> - -<p>—Non! affirma Coqueugniot.</p> - -<p>—Il l'a eue, monsieur Coqueugniot! Même -qu'il l'a eue en même temps que sa sœur.</p> - -<p>—Sa sœur!… Il a une sœur! Comment se -porte mademoiselle votre sœur, monsieur Paletot?</p> - -<p>Mais la mère Fouillette restait grave; elle tenait -à élucider la question de la maladie.</p> - -<p>—Vous pouvez aller le demander à m'ame -Gagneux, s'il n'a pas eu la maladie en même -temps que sa sœur. (C'est Mirza qu'elle a nom; -oui, monsieur!) Vous pensez bien que m'ame -Gagneux n'est pas une femme à aller vendre une -chienne vingt francs sans qu'elle ait eu la maladie. -Vingt francs, oui, monsieur et madame!… Ah! -ça n'est pas à moi qu'elle l'a vendue; moi, elle -m'a fait cadeau de Paletot…</p> - -<p>—A qui l'a-t-elle vendue vingt francs?</p> - -<p>—Ah! j'ai eu la langue trop longue, je m'en -aperçois. Je n'aurais point voulu le dire à -madame, mais puisque c'est monsieur Coqueugniot -qui m'y pousse par son incrédulité, eh -bien! c'est à madame Plancoulaine qu'appartient, -à l'heure qu'il est, la sœur à Paletot. Na!… Pour -ce qui est d'avoir eu la maladie, elle l'a eue, et -lui aussi, j'en réponds!</p> - -<p>Voilà que Paletot avait une sœur chez les Plancoulaine! -Heureusement, il nous avait tous gagnés -par sa gentillesse: on ne lui en voulut pas. On -présenta Paletot, le soir, au docteur, et on lui dit:</p> - -<p>—Il a sa sœur chez les Plancoulaine.</p> - -<p>Le docteur Troufleau n'avait pas le sourire -facile; il prit cela très au sérieux. Il prenait tout -au sérieux.</p> - -<p>Petite-maman l'en plaisanta. Il n'en fut pas -content.</p> - -<p>Mon père eut une lueur d'espoir. Quelques -distractions, et sa femme serait sauvée.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XIII</h3> - - -<p>La mère Fouillette, quand elle se trouvait -seule avec mon père, soupirait, en époussetant, -en balayant, en présentant les bottines:</p> - -<p>—Ah! si madame avait seulement un enfant!</p> - -<p>Ordinairement, mon père n'y prenait pas garde; -un jour, il dit:</p> - -<p>—Mais où le mettrions-nous?… Vous m'agacez, -à la fin, la mère Fouillette, entendez-vous?</p> - -<p>—C'est bon, monsieur! c'est bon!</p> - -<p>Elle ne se décourageait point. Ces bonnes -femmes sont entêtées, parce qu'elles ont une -confiance imperturbable en leur sagesse.</p> - -<p>Une autre fois, en faisant le feu dans le cabinet, -elle causait des bruits de la ville. Il n'était question -que d'une fête magnifique que les Plancoulaine -devaient donner à carnaval. Mon père froissait -le journal et n'avait pas l'air d'écouter la vieille. -Elle fourrageait les copeaux, les rondins, les -pommes de pin, sa main décharnée à même la -flamme, et j'admirais qu'elle ne se brûlât pas. -Elle dit tout à coup:</p> - -<p>—Qui donc qui aurait cru que monsieur serait -si vindicatif?…</p> - -<p>Mon père la regarda.</p> - -<p>—Oh! monsieur me comprend bien! Mais, là, -c'est-il Dieu possible d'en vouloir si longtemps -aux personnes?</p> - -<p>—A quelles personnes?</p> - -<p>Elle poussa un gros soupir, puis confessa:</p> - -<p>—C'est ce pauvre Paletot qui aurait tant de -plaisir à revoir sa sœur!</p> - -<p>—Fichez-moi le camp! dit mon père, et taisez-vous!… -ou j'envoie Paletot à la rivière…</p> - -<p>Son journal à la main, il chassait devant lui -la mère Fouillette, comme une fumée.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XIV</h3> - - -<p>Le carnaval chez les Plancoulaine! Quelle -affaire ce fut dans la ville!</p> - -<p>Pendant trois semaines, nous n'entendîmes -point parler d'autre chose. Ce n'était pas la première -fois que les Plancoulaine donnaient des -fêtes; mais aucune n'avait été annoncée avec -autant de fracas, et la nouveauté était qu'il -s'agissait d'un bal costumé. Se procurer des costumes -n'est pas aisé en province; aussi s'y -était-on préparé de bonne heure.</p> - -<p>On citait le docteur Chevalière et maître Courtois -qui n'avaient pas craint de faire le voyage de -Paris tout exprès. M. Charmaison, lié avec les -peintres, devait leur procurer des accoutrements -splendides, ainsi qu'à quelques personnes privilégiées. -Le député de Paris lui-même, disait-on, -viendrait en «Robespierre». La ville, les maisons -de campagne, quelques châteaux avaient accepté -l'invitation des Plancoulaine. De toutes parts on -travaillait, on cherchait des idées, on remuait les -garde-robes des grand'mères; on dérangeait les -mites; on soulevait de la poussière. Plusieurs de -ces messieurs allaient au chef-lieu s'entendre avec -le costumier du théâtre, voire avec le conservateur -du musée. On se rencontrait à la gare, et on -s'abordait avec des: «Ah! je vous y prends!… -Vous aussi, vous y allez de vos frais!…» Et on -surprenait par-ci par-là: «Étourdissant, mon -cher!…—Général romain…—Catherine de -Médicis…—Il portera sa tête sous le bras, hi! -hi! hi!…—On parle d'un groupe de vierges -folles; dites-moi, entre nous, moi, je ne suis pas -un érudit: qu'est-ce que c'est que ça?…»</p> - -<p>Chacun s'ingéniait à nous rapporter les propos -et les nouvelles. Nous sûmes que M. Clérambourg -avait choisi la figure de Gargantua, qui est populaire -dans le pays. Il aurait un masque bouffi et -une bedaine artificielle. Coqueugniot seul ne s'enflammait -pas, prétendant que rien n'est plus -malsain que ces déguisements, les vêtements en -location, et surtout les barbes et moustaches postiches, -«étant saturés de bacilles, dont les -moindres sont ceux de la tuberculose».</p> - -<p>Le docteur Troufleau était invité.</p> - -<p>Il ne nous le dit pas tout d'abord. Il ne le dit -que lorsqu'on lui demanda:</p> - -<p>—Mais enfin, docteur, vous devez être invité, -vous aussi?</p> - -<p>—Certainement!</p> - -<p>Il ne disait point s'il se rendrait ou non à -l'invitation. Quelques jours se passèrent. Mais -comme on ne parvenait pas à s'entretenir d'autre -chose que de cette soirée, petite-maman lui -demanda:</p> - -<p>—Mais enfin, docteur, comment vous costumez-vous?</p> - -<p>Il dit, d'un air ennuyé:</p> - -<p>—Feu mon oncle maternel, qui m'a légué -quatre sous, sa bibliothèque et ses nippes, était -professeur de sciences physiques et naturelles à -la Faculté de Poitiers: j'ai conservé sa robe avec -des parements amarante.</p> - -<p>Petite-maman se mit à rire.</p> - -<p>—Cela vous fait rire; je serai ridicule?</p> - -<p>—Dites donc! j'espère que vous viendrez nous -voir un peu avant d'aller là-bas, que nous vous -donnions notre avis sur la tournure que vous -aurez?</p> - -<p>—Oh! dit-il, je mettrai mon costume seulement -dans ma voiture, avant d'entrer: vous ne -me voyez pas traversant la ville… Ces divertissements -mondains sont absurdes!</p> - -<p>—Bah! il y aura bien un député démocrate.</p> - -<p>A l'évocation de M. Charmaison, le docteur -Troufleau fit la figure d'un enfant qu'on surprend -les doigts plongés dans le pot de confitures.</p> - -<p>Il y eut un brin de peau qui tressaillit entre -les sourcils de la jeune femme. Elle dit:</p> - -<p>—Mais il amène peut-être Marguerite?</p> - -<p>Le docteur disait:</p> - -<p>—Oh! que non! Oh! que non!</p> - -<p>Le sang montait sous sa peau sans transparence; -il avait le tour des yeux gonflé.</p> - -<p>—Vous dites: «Oh! que non!» qu'en savez-vous?</p> - -<p>—Moi? Rien du tout, grand Dieu!</p> - -<p>—Elle pourrait très bien venir…</p> - -<p>—Oh! non!…</p> - -<p>—Docteur, si on vous annonçait, par exemple: -«Écoutez bien; il va vous arriver un grand -bonheur…» qu'est-ce que vous diriez?</p> - -<p>—Moi?… je dirais que je n'y crois pas!</p> - -<p>—C'est tout à fait ce que vous m'avez répondu -à l'instant.</p> - -<p>—Oh! vous interprétez!…</p> - -<p>Les bouderies recommencèrent, à propos de -cette soirée où le docteur Troufleau se rendait, -avec la certitude de rencontrer M. Charmaison et -l'espoir de rencontrer Marguerite. Il paraissait -évident que sans cette circonstance il eût décliné -l'invitation des Plancoulaine.</p> - -<p>La jalousie de la petite-maman s'aggravait du -dépit d'être la seule jeune femme, à dix lieues à -la ronde, qui ne fût pas invitée à cette réunion. -Paletot n'y faisait plus rien! On le bourrait, le -pauvre chien; on l'envoyait coucher à tout propos; -le frère de Mirza s'exténuait à faire le beau, -en pure perte. Un jour qu'il était là, sur ses -pattes de derrière, celles de devant battant l'air -pour se maintenir en un difficile équilibre, ses -bons yeux implorant un regard, un mot d'admiration, -la mère Fouillette joignit les mains et -laissa échapper ces mots énigmatiques:</p> - -<p>—Et dire qu'elle en est, elle!</p> - -<p>—Qui ça, <i>elle</i>?</p> - -<p>—Mais sa sœur!</p> - -<p>—Sa sœur! encore!… Vous nous ennuyez, à -la fin, avec sa sœur, la mère Fouillette! Laissez-la -tranquille, et nous aussi… De quoi est-elle, sa -sœur?</p> - -<p>—Mais, de la fête, madame! Il paraît que ces -demoiselles sont occupées à lui confectionner un -petit pantalon et une jupe de cantinière, tricolore, -oui, madame!… Oh! la chère amie, qu'elle sera -donc jolie! Et elle portera un petit baril avec de -l'eau-de-vie: c'est un étui à chapelet, madame, -qu'on dirait un vrai fût, mais de la grosseur -d'un œuf de cane, avec la bonde et la chantepleure; -même que c'est les jeunes filles de l'école -qui en ont fait cadeau tout à l'exprès à madame -Plancoulaine… Faut bien rire, pas vrai?</p> - -<p>Et elle contemplait Paletot, <i>qui n'en serait pas!</i></p> - -<p>—Allons, c'est bon, la mère Fouillette; laissez-nous!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XV</h3> - - -<p>—Moi, dit petite-maman, au milieu du dîner, -si j'avais eu à me rendre à un bal costumé, je -sais bien ce que j'aurais mis…</p> - -<p>Mon père la regarda tristement.</p> - -<p>—Qu'est-ce que tu aurais mis, voyons?…</p> - -<p>—Ah! voilà!…</p> - -<p>Le silence retomba. Mais elle poursuivait en -elle-même son idée. Dix minutes s'écoulèrent; -elle dit:</p> - -<p>—Moi, j'aurais fait une Joséphine impératrice -très passable…</p> - -<p>—Parbleu! je te crois!</p> - -<p>—Ce n'est pas une plaisanterie: je parie que -tu ne connais seulement pas les deux robes -Empire que j'ai là-haut… authentiques, s'il vous -plaît: elles ont été portées par mon arrière-grand'mère, -qui était de la Martinique et qui -connaissait beaucoup les Tascher de La Pagerie. -Elle avait joué avec Joséphine. Ah! j'ai assez -entendu raconter ça quand j'étais petite!… Je te -les montrerai, tu verras.</p> - -<p>—Certainement! dit mon père.</p> - -<p>Il n'ajouta rien; il espérait qu'elle oublierait -cette fantaisie. Je sentais qu'il avait le cœur gros. -Au dessert, elle se leva et quitta la salle à -manger.</p> - -<p>—Eh bien! où vas-tu?</p> - -<p>—Chut!… fit-elle.</p> - -<p>Mon père acheva de dîner. Puis il jeta sa serviette, -fit virer sa chaise, croisa les jambes et se -mit à remuer le pied nerveusement.</p> - -<p>Je regardais ce pied agité, et j'étais assez grand -pour comprendre tout ce qu'il y avait d'angoisse -dans cette oscillation précipitée, et aussi tout ce -qu'il y avait de tristesse dans cette semelle gondolée, -dans ce talon usé en biseau, dans cette -empeigne défraîchie. Autrefois si soigneux de sa -personne, mon père se négligeait, par désespoir -et aussi par économie… Cette chaussure ne brillait -plus, car la mère Fouillette, qui comprenait -la situation, faisait durer longtemps la boîte à -cirage.</p> - -<p>Nous entendîmes un coup de sonnette. Je dis:</p> - -<p>—Ce n'est pas le coup du docteur Troufleau.</p> - -<p>—Tu crois? fit mon père; qui veux-tu qui -vienne?</p> - -<p>La mère Fouillette traîna ses savates dans le -corridor. Elle ouvrit la porte de la rue; un chuchotement -venait jusqu'à nous. Mon père, le dos -tendu sans cesse à l'annonce d'un nouveau désastre, -entr'ouvrit la porte de la salle à manger -et prêta l'oreille. Le dialogue se prolongeait à -voix basse. Enfin la mère Fouillette parut:</p> - -<p>—Monsieur, c'est de chez monsieur Clérambourg!</p> - -<p>—De chez monsieur Clérambourg!… répéta -mon père, qui pâlit.</p> - -<p>—C'est monsieur Clérambourg qui fait demander -à monsieur le sabre qui est là-haut, accroché -dans la chambre de monsieur et madame… rapport -à ce que c'est le sabre que monsieur Clérambourg -avait prêté à monsieur pour la garde -nationale, du temps des Prussiens. C'est la petite -bonne qui est là; elle dit comme ça que ne -faudrait pas que ça dérange monsieur, quelquefois -que monsieur aurait besoin de son sabre; -mais, autrement, monsieur Clérambourg le fait -réclamer, rapport à la fête…</p> - -<p>—A la fête?…</p> - -<p>—C'est comme qui dirait pour le déguisement; -à ce qu'elle prétend, la petite bonne, faudrait -à son maître un grand couteau pour trancher -des pâtés d'alouettes qui sont de la taille -d'une meule de foin… Y a de quoi rire!</p> - -<p>La mère Fouillette ne pouvait se tenir en se -représentant au festin de Gargantua M. Clérambourg—si -solennel et si lésineur—tranchant -avec un sabre des pâtés d'alouettes de la taille -d'une meule de foin.</p> - -<p>Mon père était stupéfait. Cela ne le faisait pas -rire. Il avait toujours conservé ce sabre depuis la -guerre. Il ne se souvenait même plus qu'il appartenait -à Clérambourg. Mais que Clérambourg, -ayant rompu toute relation avec nous, envoyât -réclamer son sabre à l'occasion de cette mascarade, -cela dépassait son entendement. Cependant -il cherchait à s'expliquer la chose, parce que, -dans son cœur d'ami fidèle, il ne pouvait croire que -Clérambourg n'eût pas quelque raison d'agir ainsi.</p> - -<p>La mère Fouillette devinait la pensée de son -maître, et, en son langage naïf, elle lui fournit -une vérité profonde:</p> - -<p>—Ce n'est peut-être pas à dire que monsieur -Clérambourg soit «rapiat, rapiat» autant que le -bruit en court; mais quand il s'agit d'acheter -des inutilités, ça serait un homme à plutôt dépouiller -les morts…</p> - -<p>En effet, c'était ce que faisait Clérambourg. -Mon père, pour se convaincre, alla dans le corridor, -et il vit la petite bonne de Clérambourg -qui lui fit un bonjour de la tête. Il revint et dit -à la mère Fouillette:</p> - -<p>—Mais allez donc chercher là-haut ce qu'on -demande; vous savez bien où c'est!… Vas-y, toi, -mon petit, ajouta-t-il; tu expliqueras à ta petite-maman, -qui doit être dans la chambre.</p> - -<p>Je grimpai l'escalier quatre à quatre. Mais la -petite-maman était enfermée dans la chambre et -ne voulait pas ouvrir.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XVI</h3> - - -<p>—Qui est là?</p> - -<p>—C'est moi. C'est pour le sabre…</p> - -<p>—Attendez un moment!</p> - -<p>Elle vint ouvrir. Il me sembla qu'elle était -vêtue d'une longue chemise de nuit, et elle se -couvrait la poitrine avec une serviette de toilette; -ses bras et ses épaules étaient nus. Je remarquai -qu'elle avait modifié sa coiffure. Elle demanda:</p> - -<p>—Qu'est-ce qu'il y a?</p> - -<p>Je dis:</p> - -<p>—C'est la bonne de monsieur Clérambourg -qui vient chercher le sabre…</p> - -<p>Mais elle était déjà retournée à l'armoire à -glace. Ce que je lui disais était pourtant bien insolite -et valait qu'on y prît garde. En toute autre -circonstance elle s'en fût étonnée et eût fait feu -de toutes pièces. Je la voyais très bien empoignant -le sabre de M. Clérambourg et le jetant par la -fenêtre. Non! Devant son armoire à glace, elle -tentait d'enfoncer son bras nu dans une espèce -de gros ballon qui ne devait être autre chose que -la manche d'un corsage un peu étroit pour elle. -Je montai sur une chaise; je décrochai le sabre. -Elle ne vit rien de ce que je faisais. Son épaule, -grasse, forçait l'entrée du ballon. Quelque chose -craqua. Ouf! ça y était. Elle put agrafer le corsage, -qui lui moulait la gorge.</p> - -<p>Je me sauvais avec le sabre; elle m'attrapa par -le bras:</p> - -<p>—Surtout, ne dites rien! ne dites rien!… C'est -une surprise!</p> - -<p>Tout de même, elle remarqua que j'avais un -sabre à la main; elle dit:</p> - -<p>—Mais qu'est-ce que l'on va faire de ce coupe-choux?</p> - -<p>Je répétai:</p> - -<p>—C'est la bonne de monsieur Clérambourg…</p> - -<p>—Ah! fit-elle.</p> - -<p>Elle n'avait rien compris; elle avait mieux à faire.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XVII</h3> - - -<p>Le docteur Troufleau arriva; mon père lui -raconta l'histoire du sabre. Un autre en eût ri, -ne fût-ce que pour empêcher un malheureux de -se morfondre et de se casser la tête; la mère -Fouillette en riait bien: elle avait plus d'esprit -que le docteur Troufleau. Ce garçon était fermé à -la compensation légère qu'offre la nature à nos -infortunes en nous rendant sensibles à l'ironie des -événements et des choses. O la triste cervelle!</p> - -<p>Tout à coup, petite-maman entra. Le docteur ne -la reconnut pas; il se leva et recula sa chaise; il -s'apprêtait à faire des salutations. Elle éclata de -rire.</p> - -<p>Elle paraissait moins grande qu'à l'ordinaire, -dans sa robe Empire; on n'avait point coutume -de la voir décolletée, surtout tant que cela, grand -Dieu! et le foulard qu'elle avait roulé en turban, -faute de diadème, sur sa chevelure brune, l'embellissait -extraordinairement. Elle tenait à la main -un petit éventail à vignettes, et elle faisait cent -minauderies.</p> - -<p>Le chien, Paletot, ne la reconnut pas plus que -le docteur; il bondit et se mit à aboyer avec -fureur. Peu s'en fallut qu'il n'allât grignoter les -bas à jours qui, tendus sur le coup-de-pied découvert -et proéminent, formaient de petites bosses -roses appétissantes.</p> - -<p>Elle se pencha pour amignonner le chien, et -pendant ce temps le docteur Troufleau la reconnaissait. -Je vis que ses yeux parcouraient les bras -et la gorge de la jeune femme travestie, et qu'ils -s'en relevaient gênés. S'il eût pu rougir, il l'eût -fait; mais son teint mat s'échauffa et se couvrit -d'une petite buée. Après, il n'osa plus lever les -yeux; il avait les paupières baissées, comme une -«demoiselle».</p> - -<p>Petite-maman lui demanda:</p> - -<p>—Comment me trouvez-vous?</p> - -<p>—Oh! très bien! très, très bien!</p> - -<p>Il dit cela d'un ton si comique! Il avait l'air de -dire: «Comment! si vous êtes bien!… mais vous -êtes admirable!» Et l'on sentait qu'il regrettait -qu'elle fût si belle. Franchement, il eût préféré -ne pas la voir ainsi.</p> - -<p>Cependant il n'avait pas encore saisi ce qui se -passait. Madame Nadaud était costumée: était-ce -donc qu'elle allait au bal? Il dit:</p> - -<p>—Mais ce costume… Est-ce que…?</p> - -<p>—Mais non! vous voyez bien que c'est pour -rire!</p> - -<p>Mon père répéta:</p> - -<p>—C'est pour rire.</p> - -<p>Son cœur se soulevait de pitié devant ce travestissement -solitaire, qui témoignait du plus amer -dépit secret de n'aller pas et d'être la seule à ne -pas aller au bal costumé.</p> - -<p>—Mais déposez donc votre chapeau! dit-elle. -Nous allons danser, voulez-vous, en l'honneur des -Plancoulaine?</p> - -<p>—Oh! fit le docteur.</p> - -<p>—Eh bien! quoi? qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire -à cela? Nous tâchons de nous amuser -une fois dans la vie.</p> - -<p>Elle fit mine d'entrer dans le salon Plancoulaine:</p> - -<p>—Bonsoir, chère madame! Que de temps -depuis que nous n'avons eu le plaisir de vous -voir!</p> - -<p>Elle changeait de voix:</p> - -<p>—Oh! le ravissant costume! Quelle charmante -idée: vous étiez née pour être reine!… J'ai bien -manqué ma vocation, madame!… Etc.</p> - -<p>Elle continuait, allant de chaise en chaise, -imaginant le caquetage de l'arrivée au bal. Elle -prit le bras du docteur Troufleau:</p> - -<p>—Offrez-moi le bras, monsieur le professeur -de sciences physiques et naturelles, et allons -saluer ensemble le gracieux maître de la maison: -c'est l'Ogre qu'on voit là! ha! ha!</p> - -<p>Elle riait; elle était énervée. Le pauvre docteur -se laissait conduire autour de la table. Il voyait -la triste figure de mon père; il avait peur de lui -être désagréable en se prêtant à ce jeu à la fois -puéril et tragique.</p> - -<p>Mon père dit:</p> - -<p>—Mon amie, voyons… Ma chère amie!…</p> - -<p>—Ah! ne nous agace pas, s'il te plaît!… Ça -n'est pas drôle, ici, tu sais… Si on ne peut pas -rire une seconde!</p> - -<p>Mais il venait d'entendre sonner à la porte de -la rue, et il ne put s'empêcher de dire:</p> - -<p>—La bonne n'est pas prévenue… si quelqu'un -venait à savoir ce qui se passe ici, ce serait grotesque, -entends-tu? grotesque!</p> - -<p>—C'est le facteur qui a sonné, dit-elle. Si tu -ajoutes un mot, je vais lui ouvrir moi-même.</p> - -<p>Elle avait la main sur le bouton de la porte; -elle le tourna; la porte s'entr'ouvrit, et un vif -courant d'air s'établit.</p> - -<p>—Mais tu vas attraper la mort! Tu ne vois -donc pas que tu es toute nue?…</p> - -<p>La mère Fouillette entra, tenant à la main -quelques lettres et un journal de finances.</p> - -<p>Petite-maman se frappa le front:</p> - -<p>—Une idée! dit-elle. La mère Fouillette! -courez tout de suite chez le docteur Troufleau et -rapportez-nous son costume pour la soirée; nous -faisons une répétition ici, n'est-ce pas, docteur? -Allons! expliquez un peu à la mère Fouillette; -elle aura bientôt mis la main dessus.</p> - -<p>—Mais, madame… faisait le docteur; mais, -madame…</p> - -<p>Mon père se leva et d'un bond fut à la porte.</p> - -<p>—Allons! dit-il, j'espère que cette plaisanterie-là -va avoir une fin!</p> - -<p>Il empoigna sa femme par le bras et la repoussa -dans l'intérieur de la pièce.</p> - -<p>—Vous, dit-il à la bonne, allez-vous-en!</p> - -<p>La mère Fouillette disparut dans l'ombre du -corridor.</p> - -<p>Le docteur voulait se retirer. Mon père, loin de -le retenir, lui faisait signe:</p> - -<p>—Oui! oui! allez-vous-en, cela vaudra mieux.</p> - -<p>Troufleau avait repris son chapeau haut de -forme, et il s'inclinait en disant:</p> - -<p>—Excusez-moi, madame…</p> - -<p>—Restez! lui dit-elle en déchirant une des -enveloppes; vous allez avoir des nouvelles des -Charmaison!…</p> - -<p>On reconnaissait la grande écriture de Marguerite. -Mon père dit lui-même:</p> - -<p>—Asseyez-vous donc!</p> - -<p>Petite-maman déchiffrait des lignes et des -pages. Tout à coup elle leva les sourcils et fit:</p> - -<p>—Ah!… mademoiselle Charmaison ne vient -pas!</p> - -<p>Son œil brilla et elle sourit d'un air malicieux -en continuant sa lecture. Nous ne disions mot. -Mon père, assis, balançait sa misérable chaussure.</p> - -<p>—Non; elle ne vient pas: il paraît qu'il y a -un concours «de la plus grande importance» -chez Julian. C'est l'atelier où elle va… Ah!… elle -a trouvé encore une fois sa vocation, à ce qu'il -paraît: elle fait des académies… Et savez-vous de -qui elle fait l'académie? Je vous le donne en -cent… Tenez, voici la lettre, vous pouvez lire, -docteur: c'est de votre gracieux confrère le docteur -Chevalière! Il pose devant elle dans le costume -qu'il aura chez les Plancoulaine: en Marc-Antoine. -Il a le casque de général romain, la barbe -dorée, les bras et les jambes au naturel… Voyez -ce qu'elle dit: «Il est superbe»; il est bien «inimitable»; -«c'est bien l'amant de la divine -Cléopâtre!» Et quelle tartine! quel emballement! -Mais lisez donc ça; lisez donc ça!</p> - -<p>Le docteur s'en défendait. Alors elle reprit la -lettre et la lut. C'étaient des pages d'exaltation -artistique où les noms des chefs-d'œuvre de la -sculpture antique se mêlaient à des noms de -peintres contemporains ignorés de nous, à des -termes techniques, à des expressions d'atelier. Il -y avait aussi une revendication éloquente des -droits de la femme, une complainte sur les -«talents étouffés», des sarcasmes à l'endroit de -vieux maîtres «poncifs».</p> - -<p>La conclusion était que le but de la vie est -l'art, le grand Art, avec un grand A; que les -femmes avaient droit à cette «sublime communion» -comme les hommes, et que leur génie, -trop longtemps méconnu et enfin florissant, allait -apporter au monde je ne sais quelle panacée -merveilleuse appelée à le renouveler de fond en -comble. Six pages étaient consacrées à ce genre -de dissertation, et deux au portrait du docteur -Chevalière. Marguerite demandait à son amie si -elle ne connaissait pas les Tiepolo de Venise, au -palais Labia; il y avait là un Marc-Antoine dont -le souvenir la gênait, car, enfin, elle ne voulait pas -faire du Tiepolo… «Mais, disait-elle, le modèle -qui a servi au grand peintre vénitien n'était certes -pas plus beau que le mien…» Dans son entrain, -elle oubliait que nous n'assisterions pas à la soirée -Plancoulaine, et elle croyait que nous aurions le -plaisir de contempler son modèle.</p> - -<p>Je vis une cernure bistrée sous les yeux du -docteur Troufleau. Il ne disait rien, mais je crois -que son cœur était rompu.</p> - -<p>La petite-maman n'eut pas pitié de lui. Avec -une cruauté de femme, elle lui dit:</p> - -<p>—Enfin, par vous, docteur, nous aurons toujours -des nouvelles de tout cela; vous nous -direz comment vous aurez trouvé le Marc-Antoine!</p> - -<p>Mais il était si doux, si éloigné de l'idée de la -méchanceté, qu'il ne fut pas blessé, et il dit:</p> - -<p>—Je m'étonne que mademoiselle Charmaison, -si intelligente, se laisse ainsi éblouir…</p> - -<p>Puis l'espérance, qui s'acharne sur l'homme -avec plus d'entêtement que le malheur, s'empara -de lui encore une fois:</p> - -<p>—Ce sont des fantaisies d'artistes, dit-il; l'œil -est sensible au caractère plastique des objets, c'est -trop naturel; mais une femme sait bien réserver -le meilleur d'elle-même…</p> - -<p>Petite-maman le regarda, mon père aussi. -L'admiraient-ils? Se moquaient-ils de lui? Il -baissa les yeux.</p> - -<p>—Le plus clair de tout cela, dit la jeune -femme, c'est que les Charmaison manqueront à -la fête…</p> - -<p>Le docteur se trahit: il renonçait lui-même à -s'y rendre.</p> - -<p>—J'ai peut-être eu tort, dit-il, de ne pas m'occuper -assez de ce travestissement: si plusieurs -personnes font beaucoup de frais, j'aurai l'air un -peu mesquin.</p> - -<p>—Mais, au fait, j'y pense: la mère Fouillette -doit être revenue!</p> - -<p>Petite-maman ouvrit la porte pour appeler la -bonne. Derrière la porte il y avait un grand carton -rectangulaire que la mère Fouillette avait -déposé là à tout hasard, ayant peur d'être grondée -par son maître pour avoir été chercher le costume, -ayant plus peur encore d'être grondée par -sa maîtresse pour n'y être pas allée.</p> - -<p>—Comment! s'écria le docteur, mais c'est -mon carton! Oh! c'est ridicule! Je ne souffrirai -pas…</p> - -<p>Il s'excusait près de mon père.</p> - -<p>Mon père avait pris son parti. Il contemplait -les événements en balançant son pied. Il dit:</p> - -<p>—Allez donc! allez donc!… Il n'y a pas à -s'opposer aux caprices des femmes!</p> - -<p>D'un tour de main, petite-maman avait dénoué -les cordons de la boîte et tiré le costume de professeur -de sciences physiques et naturelles et la -toque. Il vint un chiffon blanc bordé de dentelle:</p> - -<p>—Qu'est-ce que c'est que ça? dit-elle.</p> - -<p>—C'est le rabat.</p> - -<p>Elle eut un éclat de rire. Elle secouait les -nippes, qui répandaient l'odeur de naphtaline.</p> - -<p>—Eh bien! il est heureux qu'on ait fait prendre -l'air à tout cela avant la soirée; vous alliez -empester l'assemblée!… Allons, docteur, il faut -mettre cette robe, que nous voyions un peu!</p> - -<p>—Mais…</p> - -<p>—Eh! ôtez votre redingote une fois! Vous n'en -mourrez pas.</p> - -<p>Il n'osait. La jeune femme riait. Il était pitoyable. -Mon père lui dit:</p> - -<p>—Otez donc votre redingote!</p> - -<p>Troufleau se déboutonna. Puis il dit résolument:</p> - -<p>—Non! non! décidément, tout cela est absurde. -Je ferai beaucoup mieux de ne pas aller à -cette soirée…</p> - -<p>Le vœu de la petite-maman était qu'il n'allât -point à la soirée; mais elle s'était promis de voir -son Troufleau en costume.</p> - -<p>Il regimba. Il eut une colère soudaine de petit -homme. Elle ne s'en émut point. Elle lui planta -la toque sur la tête, et en même temps elle lui -jetait sur le dos, par-dessus la redingote, la grande -robe à parements amarante. Le malheureux aspirait, -au flacon même, le parfum de la jeune -femme animée: il avait le nez sur son sein. Il -ferma les yeux, s'assit, se laissa faire. Elle l'étourdissait.</p> - -<p>Quand elle l'eut accommodé à son goût, elle se -recula. Elle fit sauter l'abat-jour de la lampe dont -la clarté crue nous aveugla; elle mit entre elle et -le docteur la grande table ronde, et, s'appuyant des -deux paumes sur la table, elle sauta sur ses bras -raidis, les deux talons en l'air, avec la joie d'une -gamine. Elle criait:</p> - -<p>—Qu'il est drôle! qu'il est drôle!</p> - -<p>La poudre de riz répandue sur sa poitrine tombait -en fine neige blanche sur le tapis de la table. -Sa gorge, moulée dans la soie du corsage Empire, -tremblait et faisait trembler le docteur.</p> - -<p>Il répéta:</p> - -<p>—Je n'irai pas à cette soirée.</p> - -<p>—Vous n'irez pas?… Oh! oh!… Et si nous y -allions, nous autres, vous ne nous accompagneriez -pas?…</p> - -<p>—Tu es folle, ma parole d'honneur! dit mon -père.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XVIII</h3> - - -<p>Un de ces jours-là, grand'mère nous arriva de -Courance inopinément. Elle n'était pas assise -qu'elle nous annonça:</p> - -<p>—J'ai quelque chose à vous dire.</p> - -<p>—Ah?</p> - -<p>—Ah?</p> - -<p>—Voilà, dit-elle, j'ai reçu hier la visite des -Plancoulaine.</p> - -<p>Mon père et sa femme eurent une secousse des -paupières, comme si un charretier eût fait claquer -son fouet à quatre pas de nous.</p> - -<p>—C'est la première fois que je vois les Plancoulaine -depuis la rupture. Ai-je besoin de vous dire que -cette visite n'a nullement été provoquée de ma part?</p> - -<p>—Passons au fait, dit mon père, qui se rappelait -les dispositions conciliantes de sa belle-mère -à l'égard des Plancoulaine. Vous avez reçu -une visite: en quoi cela nous concerne-t-il?</p> - -<p>—Laissez-moi parler!… Les Plancoulaine sont -venus jusqu'à Courance pour nous inviter, mon -mari et moi, à leur soirée.</p> - -<p>Elle se taisait. Son gendre lui dit d'une voix -saccadée qu'il dirigeait avec peine:</p> - -<p>—Eh bien, c'est parfait! Je vois assez bien -d'ici mon beau-père en toréador!…</p> - -<p>—Oh! si vous employez tout de suite le sarcasme, -autant parler de la pluie et du beau temps… -Je tiens cependant à ce que vous sachiez que si -quelqu'un a manqué de tact, ce n'est pas moi, et -que j'ai répondu à madame Plancoulaine, qui -a été pendant quarante-trois ans une amie pour -moi,—notez bien ce détail,—j'ai répondu à -madame Plancoulaine que mon sort était lié au -vôtre et que là où vous n'alliez pas, mon mari ni -moi ne saurions aller.</p> - -<p>Mon père acquiesça de la tête et fit signe qu'il -la remerciait.</p> - -<p>Elle s'arrêta encore. Mon père dit:</p> - -<p>—L'incident est clos.</p> - -<p>—Il ne l'est pas. Et voilà précisément la -raison de la mission que je viens accomplir -ici…</p> - -<p>—La mission!…</p> - -<p>—Saprelotte! Laissez-moi aller jusqu'au bout! -Vos manières caustiques sont impatientantes!… -Madame Plancoulaine a tiré de son manchon une -enveloppe et m'a dit: «Nous n'attendions pas -d'autre réponse de vous, madame, et si nous -étions certains que l'invitation que voici ne serait -pas refusée, nous nous ferions, monsieur Plancoulaine -et moi, un plaisir de la déposer à la poste en -rentrant.» L'enveloppe portait votre nom.</p> - -<p>Mon père se leva et marcha. Il étouffait. Il ne -pouvait pas parler. Grand'mère s'était tue. Il y -eut un silence.</p> - -<p>Le pas de mon père faisait osciller des carafons -sur le buffet; les carafons se joignaient et tintaient; -il s'approcha du buffet pour les séparer. -Puis il alla au feu, qu'il remua avec les pincettes. -Il regarda plusieurs fois sa femme; elle baissait -les yeux sur ses ongles, qu'elle polissait de la -paume de la main. Il se calmait peu à peu. La -nouvelle avait été vraiment un peu forte. Lui qui -s'attendait toujours à tout, n'avait pas certainement -prévu cela.</p> - -<p>Si cette nouvelle n'eût excité en lui que l'indignation, -il n'eût pas été si malaisé de la recevoir! -Il n'y avait qu'à s'emporter et à flétrir de quelque -apostrophe cinglante l'audace des Plancoulaine. -On pouvait encore se taire et résumer par un -mince pli de la lèvre, plus jovial que dramatique, -l'étendue du dédain qu'une telle démarche inspire. -Lorsque, peu de temps auparavant, sa belle-mère -avait osé lui faire entendre que cette brouille -ne saurait durer, il l'avait quasiment mise à la -porte.</p> - -<p>Mais, aujourd'hui, la proposition de paix, émanée -du camp ennemi tout-puissant, soulevait une -autre tempête dans l'esprit des assiégés affamés, -réduits, et qu'une guerre civile honteuse allait -dévorer. Quelques mois en deçà, mon père méprisait -la paix, parce qu'il avait encore son foyer. -Sa femme lui était alors un soutien; elle souffrait -de la même blessure d'amour-propre que lui-même; -elle s'alimentait de la même douleur quotidienne. -Avec elle il pouvait prendre patience, -espérer encore, caresser le rêve de la maison -Colivaut à lui, de son crédit se relevant dans la ville -par la seule possession de cette maison, qui aux -yeux de tous serait la victoire. Or, il était sur le -point de perdre cette femme; il la sentait anémiée -par la solitude, aveulie par le désœuvrement, -sans énergie désormais pour résister à la tentation -la plus élémentaire. Le salut? mais c'étaient les -relations! Une visite par jour, quelques applaudissements -au piano, et Troufleau reprendrait à -ses yeux tout juste l'importance qu'il méritait, -celle d'un bon garçon complaisant et doux, engoncé -dans une redingote ridicule, et, qui plus est, -réellement épris d'une autre femme. Que l'on -temporisât, au contraire, trois semaines encore, -huit jours, trois jours peut-être, et le dépit pour -la jeune femme de ne point assister à la soirée -s'en mêlant, tout était pour lui perdu irrémédiablement.</p> - -<p>On venait lui offrir la paix!</p> - -<p>Tous ses instincts, tout son sang, tout ce qui -en nous est de l'homme, repoussait cette paix -avec le plus absolu dégoût. Il ne comptait pas de -Jean-Bart parmi ses ancêtres; mais il comprenait -en ce moment-là le plaisir frénétique qu'il y a à -faire sauter son vaisseau. Son caractère était -grandi par le malheur; la persécution le tirait du -commun; son isolement prolongé commençait de -lui faire entrevoir les choses d'un point de vue -plus élevé que l'utilitarisme vulgaire.</p> - -<p>Il leva les yeux, un court instant, sur sa belle-mère, -qui venait lui proposer cette indigne paix. -C'était la plus honnête femme du monde; et du -fond du cœur elle désirait cette paix. Était-ce -vertu chrétienne? pardon des injures? conseil du -prêtre? Peut-être. Était-ce élan naturel chez cette -vieille femme qui ne pouvait se résoudre à mourir -ennemie de son amie?—Et il pensait à son -attachement personnel pour Clérambourg.—Était-ce -vertu bourgeoise, diplomatie de ces -femmes qui ont beaucoup vécu et se rendent -compte de certaines nécessités de la vie sociale? -Sa belle-mère n'était pas une femme supérieure, -mais elle avait très vif le sens des réalités, de ce -qui arrive malgré tout, de ce qu'il vaut mieux -accomplir aujourd'hui, parce que la force des -choses vous contraindra à l'exécuter demain dans -des conditions plus fâcheuses. Jusqu'où allait la -pensée de grand'mère? Elle avait déjà à peu près -tout prévu.</p> - -<p>Mon père parut se réveiller:</p> - -<p>—Qu'est-ce que tout cela signifie?… Que veut -dire ce raccommodement?…</p> - -<p>—Laissons de côté les sentiments, dit grand'mère, -puisque vous m'avez chassée à coups de -balai lorsque j'ai pris la peine de vous avertir que -ces gens-là ne voulaient point votre mort. Tout le -mal a été fait, croyez-moi, non par les Plancoulaine, -mais par d'autres, par une foule d'individus -plus royalistes que le roi, qui ont tenu à montrer -du zèle… Mais laissons de côté les sentiments. -Entre nous soit dit: le talent de votre femme n'a -pas été remplacé <i>là-bas</i>… Autre chose: <i>On</i> n'a -pas lieu d'être satisfait de votre collègue Courtois.</p> - -<p>Mon père dressa l'oreille et fit:</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>Grand'mère se tut pour prolonger cette impression.</p> - -<p>La petite-maman avait pris Paletot sous la -table; elle le tenait sur ses genoux et le caressait. -Comme personne ne parlait, elle dit, d'un ton -d'enfant:</p> - -<p>—Figurez-vous que sa sœur va être costumée -en cantinière! Elle portera un petit baril fait -d'un étui à chapelet; ce sont les jeunes filles de -l'école…</p> - -<p>Grand'mère faisait: «oui, oui,» de la tête, -sans écouter ces vaines paroles; elle en attendait -d'autre sorte.</p> - -<p>Mon père, qui était courbé sur le foyer de la -cheminée, se retourna tout à coup et dit à sa -belle-mère:</p> - -<p>—Ma femme décidera!</p> - -<p>Puis il dit à sa femme:</p> - -<p>—Parle.</p> - -<p>—Moi?… Que faut-il que je dise?</p> - -<p>—Devons-nous, oui ou non, accepter?</p> - -<p>—Non! voyons, ce n'est pas possible!</p> - -<p>—Je ne le lui fais pas dire! s'écria mon père. -Vous voyez bien que nous ne pouvons pas. Nous -ne pouvons pas; c'est trop évident. Ce dont je -m'étonne, c'est que vous n'ayez pas répondu pour -nous immédiatement: «Non! non! et non! -Jamais! jamais…»</p> - -<p>—Plutôt mourir! fit grand'mère avec ironie.</p> - -<p>—Vous ne croyez peut-être pas si bien -dire.</p> - -<p>—Soit, je rapporterai votre réponse. Cependant, -en acceptant, vous étiez approuvé par tout -le monde.</p> - -<p>—«Tout le monde» est composé d'un ramassis -de pieds-plats qui applaudit à toutes les -bassesses!</p> - -<p>—Allons, allons!… Laissons donc là les -grands mots! Vous connaissez mal les hommes, -je vous l'ai dit déjà: vous êtes seul contre tous; -c'est vous qui avez tort.</p> - -<p>—Et j'en suis fier!</p> - -<p>—La colère vous soutient; l'injustice vous -donne des forces; mais vous n'êtes pas taillé en -héros, croyez moi… Vous faites le bel intraitable -aujourd'hui; mais que faudra-t-il pour que vous -mettiez les pouces? Un peu de temps qui émoussera -votre amour-propre, ou un rayon de soleil -chez vous qui vous fera voir toutes choses moins -en noir… Des héros, j'en ai rencontré un ou deux -dans ma vie: non, non, vous n'êtes pas taillé -sur le même patron.</p> - -<p>On se sépara sur ces aigres paroles. Petite-maman -et moi allâmes seuls reconduire grand'mère -à sa voiture. Quand nous revînmes, mon -père avait les coudes sur la table, les mains dans -les cheveux, les yeux hagards. Il dit à sa femme:</p> - -<p>—Ma pauvre amie! ma pauvre amie!</p> - -<p>—Eh bien! quoi?</p> - -<p>—Je n'aurais dû penser qu'à toi.</p> - -<p>—Qu'à moi?</p> - -<p>—Oui, qu'à toi, et planter là l'amour-propre. -Tu avais tant envie de mettre ta robe Empire!</p> - -<p>—Quelle plaisanterie!</p> - -<p>—On dit cela… Ah! maudite soirée; maudite -soirée!</p> - -<p>—Je n'y pense déjà plus.</p> - -<p>Elle n'y pensait plus, disait-elle, mais elle eut -avant la nuit une crise de nerfs. Et l'honnête -Troufleau confiait à mon père:</p> - -<p>—Sitôt que le beau temps va être revenu, -vous devriez faire faire à madame Nadaud un -petit voyage…</p> - -<p>—Il n'y aurait qu'à passer l'eau.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XIX</h3> - - -<p>Nous atteignîmes la date de la soirée. Finalement, -après cent hésitations, le docteur Troufleau -allait chez les Plancoulaine. Il ne ferait qu'y -paraître.</p> - -<p>—Oh! disait petite-maman, si j'étais tellement, -tellement travestie que personne ne pût me -reconnaître…</p> - -<p>Il y eut, dès la veille, un mouvement inusité -dans la ville. Au dernier moment, chacun manquait -de quelque chose; on courait dans la -Grande-Rue au magasin de madame Virevolière, -au bureau de tabac et jusque chez le pharmacien. -Pour quels détails de déguisements? Ces petits -mystères excitaient les imaginations. Quelqu'un -avait besoin d'une pipe, d'un bonnet de coton, -peut-être? et, qui sait? d'un accessoire indispensable -à M. Diafoirus. La petite bonne de M. Clérambourg, -celle qui était venue réclamer le sabre, -accourut à sept heures chez le boucher, non loin -de chez nous. Nous sûmes que la bedaine de -Gargantua, étant en baudruche, avait éclaté, et -que M. Clérambourg faisait demander des vessies -de porc.</p> - -<p>Avant neuf heures, tout Beaumont était aux -portes pour voir défiler les invités travestis. Les -plus curieux s'étaient transportés sur le pont; au -moins, là, était-on sûr de n'en manquer aucun. -La nuit était sombre, l'air vif, mais supportable. -Petite-maman n'avait pas dîné.</p> - -<p>Elle s'était, d'un tour de main nerveux, frayé -un passage à travers la mêlée des meubles du -salon, dont les fenêtres donnaient sur la rue. Et -elle se tenait derrière le rideau. Elle avait eu une -si violente migraine qu'on lui avait entouré le -front d'un bandeau humide.</p> - -<p>Le docteur Troufleau arriva avec le grand -carton qui contenait son costume de professeur -de sciences physiques et naturelles. Pour distraire -la malade, il voulut le mettre. Il alla dans le -corridor ôter sa redingote. Le brave garçon, il -l'ôta! Petite-maman ne prit seulement pas garde -à lui. C'était les autres qu'elle voulait voir. Quels -autres? Dans notre rue passeraient probablement -le receveur de l'enregistrement, le greffier de la -justice de paix, une ou deux familles venant de la -campagne en voiture. Le beau fretin!</p> - -<p>Troufleau était debout, près d'elle, en professeur -de sciences physiques et naturelles.</p> - -<p>—Mais, mon pauvre ami, vous ne pouvez -seulement pas marcher, sous vos oripeaux! C'est -beaucoup trop long pour vous.</p> - -<p>Il s'était pourtant donné beaucoup de peine à -draper la robe avec des épingles de nourrice. Il -alla philosophiquement quitter son costume et -reparut en redingote.</p> - -<p>Une voiture parut. Des badauds audacieux -s'avançaient de chaque côté du cheval, une lanterne -à la main, pour voir les costumes. Le -cheval se cabra; il faillit y avoir une bagarre. Un -juron fut lancé de l'intérieur de la voiture, puis -un cri de femme. On reconnut M. le marquis de -La Musaraigne, qui conduisait lui même. Il avait -un petit chapeau mou, mais le cou engoncé dans -une fraise à la Henri IV. Dans le court moment de -l'arrêt, on avait perçu un bruit de fer. Le marquis -portait-il une armure?</p> - -<p>Petite-maman avait ouvert la fenêtre. Dès lors -elle ne se contint plus; elle dit à son mari:</p> - -<p>—Sortons! Allons voir!</p> - -<p>Et elle fit sauter son bandeau.</p> - -<p>—Il fait nuit noire, ajouta-t-elle; personne ne -nous apercevra.</p> - -<p>Mon père ne voulut pas la contrarier. Le docteur -fit porter son carton dans sa voiture et -commanda à son groom d'aller l'attendre sur la -route, près de l'entrée du parc des Plancoulaine.</p> - -<p>—Nous vous conduirons jusque-là.</p> - -<p>Nous nous faufilions dans la foule, qui, au -carrefour, était compacte. Nous ne vîmes pas le -nez d'une des personnes travesties, car, informées -de cette curiosité, elles avaient dû gagner le pont -par les petites rues; mais, au pont, elles ne pouvaient -échapper.</p> - -<p>—Allons au pont!</p> - -<p>Des gens qui nous reconnaissaient, invariablement -mettaient la main sur la bouche et chuchotaient. -Quelqu'un, sur la place, lança tout -haut, quand nous fûmes passés:</p> - -<p>—Il y en a qui bisquent de ne pas en être!</p> - -<p>Une autre voix jeta à notre adresse:</p> - -<p>—C'est fier comme Artaban! Ça aime mieux -vivre dans son trou comme des ours…</p> - -<p>—Voilà à quoi on s'expose! dit mon père.</p> - -<p>—Oh! mais, je ne suis pas embarrassée. Si -tu veux que je leur réponde?…</p> - -<p>Nous pressâmes le pas. Sur le pont nous vîmes -les voitures. Il en passa dix, quinze, vingt; on -en compta trente-quatre. Il y avait des calèches, -des omnibus, des cabriolets, des breaks fermés -par des rideaux. La lumière des lanternes éclairait -le flanc des chevaux, mais aveuglait nos -yeux. On reconnaissait les équipages; on ne distingua -pas trois figures.</p> - -<p>Mon père voulait rentrer; mais nous conduisîmes -le docteur jusqu'à sa voiture, c'est-à-dire -fort loin, hors du faubourg, derrière une des -clôtures du parc Plancoulaine.</p> - -<p>Là, en pleine nuit, entre deux noyers, Troufleau -endossa son costume à la lueur d'une lanterne; -puis il monta dans son cabriolet pour -pénétrer dans le parc. Il ne voulait pas non plus -arriver le dernier; il tenait surtout à ne pas être -remarqué.</p> - -<p>—Allez donc! fit petite-maman, puisque vous -êtes si pressé.</p> - -<p>Nous vîmes le cabriolet se dissoudre dans -l'ombre, d'abord. A l'entrée du parc, un fanal -brillait, accroché à un poteau blanc. Le cabriolet -reparut, puis nous fut caché brusquement. Nous -étions seuls sur la route. Petite-maman escalada -le talus du fossé.</p> - -<p>—Je suis sûre qu'on voit de là, disait-elle.</p> - -<p>En effet, entre deux massifs d'arbres dénudés -par l'hiver, on comptait quatre baies lumineuses. -D'un peu plus haut, on eût vu le mouvement -dans les salons. Mais la maison était à deux cents -mètres de nous; le bruit nous parvenait à peine. -Nous restâmes là dix minutes. Les voitures n'arrivaient -plus. Mon père tremblait que quelqu'un -nous reconnût. Autour de nous c'était le silence -de la campagne. Tout à coup, comme un coup -de vent, la musique nous secoua: on attaquait -une valse.</p> - -<p>Petite-maman dit elle-même:</p> - -<p>—Allons-nous-en! allons-nous-en!</p> - -<p>C'était un cruel moment pour une jeune -femme.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XX</h3> - - -<p>Le lendemain matin, de très bonne heure, -j'entendis fermer des portes, ouvrir des portes; -des portes laissées ouvertes claquaient au vent; -mon père descendait plus tôt que de coutume, -tandis que Coqueugniot criait dans la cour:</p> - -<p>—Avez-vous prévenu le patron?</p> - -<p>Habituellement, la mère Fouillette venait -m'éveiller très tard, quand elle y pensait, ou -quand elle en avait le loisir, et encore avec des -précautions. Elle ouvrait la fenêtre et chantait, -d'une vieille voix cassée, des chansons du temps -de sa jeunesse.</p> - -<p>Ce matin, point de chanson! La bonne femme -entra précipitamment et me dit:</p> - -<p>—On coupe les arbres de chez madame Colivaut!</p> - -<p>Je ne dis rien, mais pensai:</p> - -<p>«On achève papa.»</p> - -<p>La mère Fouillette avait les larmes aux yeux.</p> - -<p>Je vis mon père dans la salle à manger. Il -tournait autour de la table; il n'avait pris que le -temps de passer son pantalon; ses bretelles tombaient -et lui battaient les jambes. Sa chemise de -nuit était légère; du plat de la main, il se garantissait -contre l'air du dehors. Coqueugniot lui -parlait, de la petite cour. Il essayait de le consoler -en lui disant que le voisinage des arbres n'est -pas si sain, puisqu'il vous procure les moustiques, -qui sont «le véhicule» de nombreuses maladies.</p> - -<p>—Taisez-vous donc! disait mon père.</p> - -<p>Il avait fort envie d'aller voir jusqu'à quel -point on abîmait ces arbres; mais il ne voulait -pas être aperçu à cette hécatombe exécutée contre -lui. Quand je lui demandai la permission de -sortir, il ne me la refusa pas et dit à Coqueugniot:</p> - -<p>—Accompagnez donc le petit!</p> - -<p>Je m'élançai dans la ruelle qui contournait la -propriété de madame Auxenfants et aboutissait -sur la Grande-Rue, à cinquante mètres de la -maison Colivaut. De nombreux curieux stationnaient -déjà; quelques hommes prudents faisaient -eux-mêmes la police et écartaient du coude les -badauds, afin d'éviter un accident.</p> - -<p>Je vis au plus haut du marronnier deux -hommes, l'un armé d'une serpe, l'autre d'une -scie, qui s'escrimaient avec ardeur contre les -branches. Afin d'épargner les toits voisins dans -la chute, on voulait dégarnir peu à peu le bras -condamné avant de le scier au ras du tronc. -Deux grands câbles tombaient de là-haut, l'un à -gauche, l'autre à droite de la rue, maintenus -chacun par une brochette d'hommes. Le branchage -pleuvait. Des gamins s'aventuraient pour -ramasser une brindille ou un vieux nid d'oiseau -qui venait de s'aplatir sur le sol. On entendait -des femmes injurier les jeunes téméraires; les -pères leur tiraient les oreilles. Coqueugniot disait:</p> - -<p>—La matinée ne s'achèvera pas sans qu'il y -ait à enregistrer quelques bonnes «luxations».</p> - -<p>L'ouvrage avait dû être entrepris dès la pointe -du jour, car on constatait de grands dégâts. Le -sol était jonché de bois; la maîtresse branche du -marronnier était découronnée, et sur l'écorce -noirâtre de l'arbre, les mille blessures fraîches se -distinguaient nettement en un ton clair et semblaient, -de loin, une compagnie d'oiseaux inconnus.</p> - -<p>Tout le monde jasait, disait son opinion. -M. Fesquet avait monté bien des têtes; mais -l'instinct faisait, en général, déplorer la perte de -ces beaux arbres anciens. On causait aussi de la -fête Plancoulaine. Ceux qui y avaient assisté dormaient -maintenant; mais les domestiques, qui -les avaient vus au retour, répandaient des détails. -Le docteur Chevalière avait eu «un succès étourdissant». -Et, de ce que ce jeune médecin eût été -si remarquable au bal costumé, on eût dit que -chacun des habitants de Beaumont était fier. Il -n'était pas du pays; qu'importe? On l'adoptait à -cause de son succès. Troufleau était bon médecin, -chirurgien remarquable, et penché par un réel -amour vers les humbles gens; il les soignait avec -le dévouement d'une sœur de charité; il avait -sauvé nombre de leurs enfants; il ne réclamait -pas d'honoraires aux petites bourses: on l'appelait -«Troufleau»; de l'autre, on disait, avec une nuance -de déférence: «Le jeune docteur Chevalière».</p> - -<p>Il y avait en face de la maison Auxenfants une -grange appartenant à un nommé Taillasson. Taillasson -était là en proie à une grande colère, prétendant -et démontrant qu'on allait défoncer sa -toiture. M. Fesquet, pris à partie par lui, lui -prouvait que non. Ils s'injuriaient.</p> - -<p>Là-dessus, madame Auxenfants fut saisie par -la peur. Puisque Taillasson était si convaincu -que l'on allait laisser choir la branche sur son -toit, c'était donc qu'en sa jugeotte cet homme -méprisait les calculs «soi-disant mathématiques» -élaborés par Fesquet pour dévier la chute vers le -plus large espace libre: Taillasson n'était pas un -imbécile. Alors elle chaussa cette idée que, lorsque -le marronnier aurait défoncé le toit de la -grange, l'orme, plus haut que le marronnier et, -de l'aveu unanime, plus délicat à abattre, allait, de -toute sa masse, crouler sur son immeuble.</p> - -<p>Descendue dans la rue et mêlée au groupe de -Taillasson et de Fesquet, c'était Taillasson qu'elle -soutenait, disant, comme lui, que l'on n'avait pas -pris le quart des précautions «les plus élémentaires». -La compagnie d'assurances ne prévoyait -pas les risques de cette nature; mieux eût valu -pour elle voir flamber sa maison.</p> - -<p>M. Fesquet, jaune, les mains au gousset, pivotait -sur lui-même, pestait, lançait des mots à la -vinaigrette. Asticoté, piqué lui-même, poussé à -bout, il en vint à dire à sa propriétaire:</p> - -<p>—Voilà vingt-cinq ans que je le pense: vous -n'êtes qu'une vieille bête!</p> - -<p>—Gredin! dit madame Auxenfants.</p> - -<p>—… Une vieille pipelette!</p> - -<p>—Morveux!… morveux! répliquait-elle.</p> - -<p>Affolée, elle prenait les premiers venus à témoin -que l'on s'était joué d'elle, que c'était Fesquet -qui avait voulu massacrer les arbres et non -pas elle; que Fesquet était coléreux, qu'il avait -fait cent mauvais tours à tel et tel, et écrit autant -de lettres anonymes; qu'enfin, à elle, il lui devait -sept mille francs. Fesquet, trahi, la rudoya. Il la -poussait de la poitrine, du ventre et du genou; il -voulait l'obliger à rentrer chez elle, à fermer la -bouche. Elle menaça de faire appeler la gendarmerie. -D'ailleurs on la défendit; d'honnêtes -citoyens s'interposèrent.</p> - -<p>—C'est une femme! disaient-ils au bouilleur -de cru, et elle pourrait être votre mère.</p> - -<p>—Nigauds!… dadais!… répliquait Fesquet en -refoulant toujours son hôtesse.</p> - -<p>Mais par son attitude incivile il molestait l'opinion. -Des gens modérés lui criaient:</p> - -<p>—Allons! allons!… Tout le monde sait que -vous êtes un grincheux.</p> - -<p>On commençait à le toucher aux omoplates, en -la région lombaire; il se faisait tarabuster.</p> - -<p>Tout à coup, on entendit des injonctions:</p> - -<p>—Arrêtez! Arrêtez!…</p> - -<p>Quelqu'un dit, à côté de moi:</p> - -<p>—Enfin! c'est la justice. Voilà sans doute un -ordre supérieur!</p> - -<p>—Arrêtez! répétait-on. Ne coupez plus!</p> - -<p>Plusieurs hommes, la main en cornet sur la -bouche, lançaient ces paroles vers l'homme à la -scie et l'homme à la serpe, dévastateurs des hautes -branches. Dans le feu de leur travail, ceux-ci -n'entendaient point, ou bien distinguaient mal -ces cris parmi les vociférations et les murmures -de la foule.</p> - -<p>Soudain nous vîmes déboucher au tournant de -la route, sous la terrasse de madame Colivaut, -une carriole lancée à fond de train. Coqueugniot -m'empoigna par la main et me jeta de côté en me -faisant fort mal. Nous avions vingt personnes sur -le dos, les unes debout, pressées, jurant, les -autres par terre et hurlant. Je pensai: «Voilà -les luxations.»</p> - -<p>C'était pour ouvrir la voie à cette voiture qu'on -avait crié aux élagueurs: «Arrêtez!» Mais cette -voiture n'était pas le char de la justice, c'était la -voiture d'un marchand de bestiaux; elle contenait -six veaux étendus sur la paille. Voyant que -les branches tombaient toujours, cet homme avait -fouetté son cheval pour passer rapidement sous la -grêle. Il y eut plusieurs entorses et des contusions. -La responsabilité fut portée sur Fesquet. -On lui dit qu'il se moquait du peuple; on l'appelait -assassin. Bon nombre de ceux qui avaient -été gagnés par lui à la cause de l'élagage désertaient. -Or, abandonne-t-on jamais un parti sans -se retourner contre lui violemment?</p> - -<p>Taillasson n'avait pas lâché prise. C'était un -gaillard solide, haut, large, trapu, qui n'eût fait -qu'une bouchée de M. Fesquet. Son infériorité -physique, trop manifeste, sauva celui-ci; car le -colosse, qui un moment faisait mine de lui masser -la chair entre ses doigts, le dédaigna. Mais, à -présent, Taillasson s'était mis en tête de sauver -le contenu de sa grange. Il en avait ouvert les -portes à deux battants, et il s'exposait à la chute -des branches pour déménager avant que s'effondrât -la toiture.</p> - -<p>On lui criait:</p> - -<p>—Mais, Taillasson, vous allez vous faire casser -la tête!</p> - -<p>—Tant mieux! répondait-il. C'est <i>lui</i> qui en -paiera les morceaux!… C'est-y moi qui ai commandé -le gâchis?</p> - -<p>Il désignait M. Fesquet et la chaussée, pareille -au sol d'une forêt en exploitation.</p> - -<p>M. Fesquet lui lança de loin:</p> - -<p>—Coquin! vous avez signé la pétition!</p> - -<p>C'était exact. Comme tout le monde, Taillasson -avait signé la pétition. Mais entre signer un -papier et approuver le fait accompli, virtuellement -contenu dans le cercle fanfaron du paraphe, -il y a un abîme que l'esprit de Taillasson ne -franchissait pas.</p> - -<p>Sous l'averse de bois, Taillasson déménageait -la grange; il avait sorti un moulin à battre le blé, -des garde-manger en toile métallique, une bascule, -des cages à poulets. Enfin parut un gendarme. -Il s'avança lentement, se fit expliquer, ne -comprit point, mais alla vers Taillasson et lui -commanda de ne pas s'exposer. Taillasson prit -son temps pour réintégrer les objets dans la -grange. Une branche de la grosseur de sa cuisse -tomba, de vingt mètres, à un demi-pas de lui. -Des femmes poussèrent un cri; un homme sensible -assura que l'imprudent était mort. Mais -Taillasson fut aperçu debout, indemne. Alors la -colère tourna contre lui, et M. Fesquet reprit de -l'avantage. Il disait autour de lui:</p> - -<p>—C'est un crétin! Vous voyez bien que c'est -un crétin!</p> - -<p>—Le fait est… murmurait-on.</p> - -<p>—A quoi bon tout ce tapage? Pas une ardoise -ne sera seulement écornée!… Le premier venu -peut juger d'ici où tombera la maîtresse branche.</p> - -<p>Mais des allusions aux entorses causées par -la voiture rejaillissaient çà et là. Il y avait -à cette heure quatre personnes à la pharmacie -Patout.</p> - -<p>Chez madame Colivaut tout était clos. On eût -dit que la vieille dame avait quitté le pays. Mais -vers dix heures, quand la maîtresse branche, sciée -aux trois quarts, au ras du tronc, se déchira en -craquant et tomba au milieu de la chaussée avec -le fracas du tonnerre, une persienne fut poussée -comme par un ressort, et l'on vit la tête de madame -Colivaut, en bonnet blanc à rubans bleus. -On supposa qu'elle regardait depuis le matin par -la persienne ajourée.</p> - -<p>Personne de blessé; pas une tuile ébranlée aux -toits.</p> - -<p>—Voilà, opina Fesquet, de l'ouvrage proprement -exécuté!</p> - -<p>—Le fait est… dit-on autour de lui.</p> - -<p>Et on s'approcha. On alla voir de près l'énorme -blessure blanche du marronnier réduit de moitié. -Elle avait la largeur d'un siège de fauteuil. La -scie, bien dirigée, avait fait une entaille unie, -parfaitement plane. Ce bois était frais, la sève y -suintait; on s'y fût poissé les doigts.</p> - -<p>Quelques-uns admiraient le travail. Le pauvre -marronnier manchot, son unique bras dirigé vers -la maison Colivaut, semblait tourner le dos à la -rue. Sur la rue, au-dessus de la grange de Taillasson, -plus rien que le ciel de mars, où couraient -des nuages gris.</p> - -<p>Alors, on s'attaqua à l'orme.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XXI</h3> - - -<p>Nous achevions de déjeuner, quand quelqu'un -sonna. C'était un gamin qui venait, tout essoufflé, -nous apprendre que la grosse branche de -l'orme avait porté de tout son poids sur le -coin de la maison Auxenfants, dont la cheminée -était démolie, le toit défoncé, les vitres -dispersées en mille éclats; de plus, un nommé -Courtaut, qui tenait le câble pour faire dévier -la branche, avait l'épaule déboîtée, la tête en -sang.</p> - -<p>Ce gamin accourait nous annoncer cela, comme -une victoire personnelle à nous. On ne l'avait pas -envoyé; il était venu de lui-même; il ne songeait -nullement à un salaire; la nouvelle le portait -plutôt qu'il ne portait la nouvelle: c'était l'ambassadeur -de l'opinion publique.</p> - -<p>Par sa démarche, nous connûmes que l'opinion, -tournée contre Fesquet par suite d'un -accident dont il était la cause première, offrait -l'hommage de ses faveurs capricieuses à ceux qui -avaient été les victimes désignées de Fesquet. Nul -n'ignorait que l'opération de l'élagage était pratiquée -contre nous.</p> - -<p>Personne, à la maison, n'épilogua sur le fait -de cette démarche spontanée d'un gamin. Mais -mon père, sa femme, la mère Fouillette, d'un -élan commun, sans hésiter, l'interprétèrent dans -le même sens. La vieille bonne avait répondu au -gamin:</p> - -<p>—C'est bon. Monsieur va y aller.</p> - -<p>Dans son esprit, cela ne faisait pas de doute que -monsieur, qui n'avait pas voulu sortir de la matinée, -pouvait se montrer maintenant.</p> - -<p>Il prit son chapeau, en effet, me donna la main, -et nous allâmes sur le champ de bataille.</p> - -<p>Nous arrivâmes pour voir passer le cortège qui -portait Courtaut à la pharmacie. On avait étendu -le blessé dans une voiture à bras, prêtée par -Taillasson. Taillasson lui-même la poussait. Quant -à lui, il ne se tenait pas de joie. Il poussait, il -est vrai, un homme à demi mort; mais sa grange -était sauve, et le toit de l'hôtesse de Fesquet en -ruine. Cent personnes accompagnaient le convoi.</p> - -<p>Autour de la branche tombée, un vide s'était -fait; mais madame Auxenfants était là, la main -en abat-jour sur le front, et se cassant la nuque -à considérer d'en bas le dommage causé à sa maison. -Elle vociférait, serrait le poing, se lamentait -près des personnes attardées au lieu de l'accident; -puis la colère l'étouffait; elle rentrait chez elle -précipitamment, mais en ressortait bientôt, mue -par le besoin irrésistible de voir, là-haut, au coin -de sa maison, cet éventrement de sa toiture, ses -croisées béantes, et par terre, pêle-mêle avec les -branches, les débris de sa cheminée. Nous vîmes -le pavé rougi du sang de Courtaut; on eût dit -que l'on avait là égorgé un poulet. Point de Fesquet.</p> - -<p>Mon père ne voulut jeter qu'un coup d'œil sur -tout cela. Il fit une moue devant l'horrible mutilation -des arbres. Puis nous redescendîmes, -comme la foule, vers la pharmacie.</p> - -<p>On abordait mon père pour lui dire:</p> - -<p>—Croyez-vous, monsieur Nadaud? Et pourquoi -faire tout cela? Si encore on n'abîmait que des -arbres! Mais voilà un homme, un père de quatre -enfants, le crâne fracassé!… Sans compter les -accidents de ce matin… Le fils à m'ame Gagneux -en a pour trois semaines sur son lit…</p> - -<p>—Mais quelle est au juste la blessure de Courtaut? -demandait mon père.</p> - -<p>—Eh! pardi, monsieur Nadaud, on n'en sait -rien: le médecin n'arrive pas.</p> - -<p>—Comment! le médecin n'arrive pas! Sur deux -médecins à Beaumont…</p> - -<p>—Voilà! Faut vous dire, monsieur Nadaud, -qu'on a été chercher le docteur Chevalière… Eh -oui!… Pardi! on peut bien vous dire ça, à vous, -monsieur Nadaud, puisque c'est point de vos -amis… Paraît que le docteur est rentré tard du -bal ce matin; il avait la barbe comme qui dirait -tout en or; fallait voir ça! A présent, voilà que -cet or ne veut point se décoller, à ce que dit la -bonne; et frotte! que je te frotte! Elle en rigolait -sur sa porte, la servante! Il n'ose point sortir…</p> - -<p>—Ah! voilà Troufleau.</p> - -<p>Le docteur Troufleau accourait, en redingote, -en chapeau haut de forme. La foule s'écarta -devant lui, et il pénétra dans la pharmacie.</p> - -<p>Personne ne songeait à incriminer la maladresse -ou la négligence des élagueurs; tout le -monde s'en prenait à Fesquet. La vue du sang -trouble les têtes. Mon père bénéficiait du besoin -général de vengeance. Il fut même gêné des -témoignages d'amitié qu'on lui prodigua. On l'en -avait trop désaccoutumé.</p> - -<p>La jovialité reprit partout quand on sut que -Courtaut avait chance de vivre.</p> - -<p>Néanmoins, le docteur Troufleau, lorsqu'il vint -à la maison, le soir, nous dit que le pauvre -Courtaut était mal en point. Il avait perdu une -grande quantité de sang avant le pansement.</p> - -<p>—Oui, je sais, dit mon père; il paraît que -votre confrère…</p> - -<p>—J'étais moi-même, interrompit-il, au chevet -de madame Colivaut depuis dix heures du matin. -J'ai cru que la vénérable dame tomberait avant -son second arbre. La chute de la branche du -marronnier au milieu de la foule, les querelles -de la rue, les accidents dont elle a été témoin -derrière sa persienne, je ne crains pas de l'affirmer, -sont pour elle un coup mortel.</p> - -<p>—Vraiment?</p> - -<p>—Elle ne s'en relèvera pas.</p> - -<p>—Tenait-elle donc tant à ses arbres? Elle ne -parlait que de les jeter bas elle-même pour les -remplacer par son pavillon.</p> - -<p>—Elle ne mesurait peut-être pas toute l'étendue -de son attachement à ces arbres sous lesquels -elle est née. Quand elle a vu l'un d'eux fendu -par moitié, elle a éprouvé un saisissement… Mais -il n'y a pas que le chagrin qui tue…</p> - -<p>On interrogea des yeux le docteur Troufleau.</p> - -<p>—Je crois, poursuivit-il, que l'animosité de -madame Colivaut pour monsieur Fesquet égalait -l'attachement qu'elle pouvait porter à ses arbres!</p> - -<p>—Eh bien? fit mon père.</p> - -<p>—Eh bien! on la tient au lit, de peur qu'elle -ne voie la maison qui abrite monsieur Fesquet -endommagée comme elle est…</p> - -<p>—Je ne saisis pas…</p> - -<p>—Je redoute pour elle la moindre émotion… -même joyeuse!</p> - -<p>Le docteur rit; nous rîmes aussi. Le comique -se mêlait à la tristesse des événements; je ne -sais ce qu'il y avait dans l'air; les visages commençaient -à se dérider chez nous. Depuis midi -environ de ce jour, depuis l'entrée triomphale du -gamin, sans que rien de précis eût été dit, nous -sentions tous, intimement, que le vent de la -destinée avait tourné.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XXII</h3> - - -<p>Le dépit de n'avoir point assisté à la soirée -Plancoulaine fut donc couvert par les émotions -de cette journée. A peine le docteur nous parla-t-il -du bal costumé; il semblait éviter d'en parler. -On ne le remarqua pas tout de suite. Mais -petite-maman voulut savoir quelques détails.</p> - -<p>—Voyons, comment cela s'est-il passé?</p> - -<p>—Mais, très bien.</p> - -<p>Elle lui demanda comment était madame Gantois, -madame Capdevielle, etc.; si le marquis de -La Musaraigne avait une cuirasse. Il disait qu'il -ne l'avait point remarqué.</p> - -<p>—Et Clérambourg, avec ses vessies de porc -et son sabre?</p> - -<p>—Peuh!</p> - -<p>—Enfin, vous n'avez donc rien vu?</p> - -<p>—Mais si; mais si!</p> - -<p>On supposait qu'il lui était arrivé quelque anicroche -avec sa robe, qu'il avait marché dessus, -que les épingles avaient cédé, qu'il avait fui. -Non. Il était resté jusqu'au jour.</p> - -<p>Ce ne fut qu'au moment de le quitter que l'idée -vint à petite-maman:</p> - -<p>—Ah çà! mais, monsieur Charmaison n'était -pas là?</p> - -<p>—Si fait! si fait!</p> - -<p>—Comment! Et vous ne le dites pas?</p> - -<p>—Il était là, en Robespierre.</p> - -<p>—Mais alors, vous avez dû avoir des nouvelles -de sa fille?</p> - -<p>—Mademoiselle Charmaison était là aussi.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>Personne n'ajouta mot. On affecta, depuis lors, -de ne plus interroger le docteur sur la soirée -Plancoulaine. Lui-même écarta ce sujet. Cette -réticence éleva entre petite-maman et lui un air -glacial qui dispersait aussitôt ce qui eût pu encore -se fixer comme auparavant sur la passerelle imaginaire.</p> - -<p>Marguerite envoya à la maison un petit mot -pour s'excuser de ne pas nous voir. Elle restait à -Beaumont vingt-quatre heures à peine; pour -venir elle avait compromis son concours. Il fallait -qu'elle eût bien envie de venir.</p> - -<p>Moi, je la vis, du jardin de M. le Curé, où je -me cachai deux heures pour guetter son passage -sur le pont. Il pleuvait; elle donnait le bras à -son père qui l'abritait sous son parapluie. J'étais -trempé; je dus faire en rentrant des mensonges -pour expliquer comment j'avais été mouillé. Mais -que n'eussé-je pas fait pour apercevoir, même de -loin, Marguerite, l'énigme vivante qui, malgré -tous ses avatars et tout ce que l'on pouvait dire -d'elle, personnifiait pour moi la recherche ardente -de quelque chose de plus beau, de toujours plus -beau.</p> - -<p>O Marguerite Charmaison! O chimère de mes -jeunes années! vous ne m'avez pas vu, ce jour-là, -pendant que vous passiez sur le pont. J'étais un -enfant caché dans un massif de lauriers-cerises; -mon cœur battait comme celui d'un amant; je ne -sais si c'est vous que j'aimais, ou l'idéal dont -j'auréolais votre tête brûlante. Vous êtes passée, -vous ne m'avez pas vu, vous n'avez pas entendu -mon cœur battre. Vous ne saurez jamais qu'un -petit frère de votre fièvre s'est trouvé là.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XXIII</h3> - - -<p>L'état de madame Colivaut empira jusqu'aux -environs de la semaine sainte. Vers cette époque, -elle reçut les sacrements. Elle avait quelques -parents éloignés qui vinrent la voir mourir. Mon -père s'entretint avec eux, et les conditions de -l'entrée en possession de la maison furent réglées. -Mais madame Colivaut ne mourut point, et, au -contraire, elle se ragaillardit après qu'on l'eut -administrée. Les parents, qui n'avaient pas de -temps à perdre, s'en retournèrent.</p> - -<p>On avait constamment tenu secrets à la moribonde -les dégâts causés à la maison Auxenfants -par la branche d'orme. Mais sa préoccupation, -tout le temps qu'elle demeura alitée, fut de savoir -comment l'opération avait été menée à bout. -«Comme pour le marronnier», lui affirmait-on, -conformément à l'ordre du médecin. Elle en -doutait, elle en rêvait, elle en délirait. M. le curé -s'étonnait qu'une femme si chrétienne fût à ce -point attachée aux biens terrestres; il la gronda -si fort qu'il l'en crut guérie. Il affirma peu après -qu'elle ne pensait plus qu'à son salut, ce qui, -dans son extrémité, était croyable.</p> - -<p>Mais, ranimée, un beau jour, madame Colivaut -obtint la permission de se lever. Elle trottina -jusqu'à la fenêtre ouvrant sur la terrasse et vit -des toiles tendues sur la maison Auxenfants, -pour abriter de la pluie un trou béant, de la -dimension d'une chambre de bonne. Car les travaux -de réfection sont lents en province, et le -désastre était encore apparent. Il fallut lui conter -la chute de l'orme.</p> - -<p>Elle voulut voir de plus près et descendit sur -la terrasse. Madame Robert, qui la soutenait, lui -dépeignait avec ménagement et un à un les épisodes. -Le silence avait pesé lourd à la dame de -compagnie; elle se dédommageait en n'omettant -pas un détail. Madame Colivaut était tout oreilles.</p> - -<p>En face d'elle, derrière une vitre, elle aperçut -la face jaune de M. Fesquet. Madame Robert lui -dit que la vitre au travers de laquelle se voyait -si nettement la figure de Fesquet était fraîchement -posée, car tout, jusqu'au châssis avait été -broyé. Madame Colivaut riait. Madame Robert -encouragée par le bon effet de sa narration, crut -pouvoir raconter l'accident de Courtaut, qui passa -comme lettre à la poste. Madame Robert, sans -penser à mal, fit observer qu'on entendait de là -la dispute de Fesquet et de son hôtesse. En effet, -on l'entendait; madame Auxenfants ne décolérait -pas. Madame Colivaut se remit à rire. Madame -Robert raconta que madame Auxenfants réclamait -à Fesquet le prix de sept années de pension, et -l'allait faire poursuivre. Madame Colivaut riait de -plus belle.</p> - -<p>—Ils se battent! dit madame Robert, ils se -battent tous les jours depuis la chute de la -branche, et, ce qu'il y a de meilleur: ce n'est -pas Fesquet qui a le dessus!…</p> - -<p>Madame Colivaut riait toujours, ou du moins -on le pouvait croire, car elle portait la main à sa -bouche et semblait comprimer comme précédemment -de petits spasmes de gaieté. A la vérité -elle étouffait; elle tomba dans les bras de sa gouvernante -et expira le soir.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">QUATRIÈME PARTIE</h2> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>La mort de madame Colivaut eut un grand -retentissement. On se pressa aux obsèques; non -que la défunte se fût acquis, sa vie durant, des -sympathies particulières, mais l'on entendait par -là protester en nombre contre ce que la ville nommait, -d'un commun accord, «l'attentat Fesquet». -Dans l'esprit populaire, la vieille dame, qu'on -attendait depuis des années à mourir, n'avait -succombé qu'à la douleur de voir profaner ses -arbres.</p> - -<p>Fesquet vint à l'église. On fit le vide autour de -lui. A l'absoute, un marchand de grains devant -passer le goupillon au bouilleur de cru, affecta -de le tendre à la personne qui venait immédiatement -après lui; celle-ci le transmit à une autre, -Fesquet ne renonça pas à remplir son devoir; il -attendit de pied ferme, arracha l'objet à quelqu'un -de moins résolu, et mouilla comme tout le monde -le cercueil de madame Colivaut.</p> - -<p>L'incident faillit faire scandale. A la sortie de -l'église, le colosse Taillasson, sans avoir l'air d'y -prendre garde, cracha sur le pied de Fesquet. -Celui-ci se redressa comme un roquet prêt à -mordre:</p> - -<p>—Faites donc attention, au moins! dit-il.</p> - -<p>—Je fais bien attention! dit Taillasson.</p> - -<p>Il toisait Fesquet des pieds à la tête. L'un était -si robuste, l'autre si gringalet, qu'il n'y eut plus -ni geste ni mot.</p> - -<p>Dans le cortège, mon père eut pour voisins le -percepteur des contributions, le colonel Flamel -et un M. Blaisois que nous voyions autrefois chez -les Plancoulaine; tous lui parlèrent avec une -aménité qu'il remarqua. M. Capdevielle, qui discutait -derrière nous, dit très haut tout à coup:</p> - -<p>—Voyons! Nadaud, vous, un homme de sens…</p> - -<p>Dans la rue, au pas des portes, on regardait -mon père. C'était lui qui allait désormais habiter -la maison Colivaut; il grandissait aux yeux de -tous, de l'importance de cette maison.</p> - -<p>Ah! certes, on lui avait fait la guerre pour -avoir prétendu l'occuper; mais maintenant il -l'occupait. Aussi fidèlement que la fleur vers le -soleil, la foule se tourne du côté de celui qui -réussit.</p> - -<p>Ceux qui n'osaient pas encore lui rendre hommage -accablaient de prévenances mon grand-père -et ma grand'mère. Ma grand'mère n'accordait pas -beaucoup de prix aux démonstrations des hommes, -mais mon grand-père en était ému aux larmes. -Ne finissait-il pas par croire que cet enterrement -était une manifestation en faveur de son gendre, -de lui-même, de sa famille? Il remerciait des -gens qui ne lui disaient rien; je le vis serrer avec -effusion les mains de M. Courtois, qui ne lui -faisait certainement pas de compliments; il agit -de même avec le neveu Moche qui restait glacial -et n'y comprenait rien. En revenant chez nous, il -dit le mot du roi de Prusse: «Les braves gens!»</p> - -<p>—Tais-toi donc! faisait ma grand'mère.</p> - -<p>Cependant elle-même se laissait gagner. N'était-ce -pas elle qui, la première, avait blâmé mon -père d'avoir acheté la maison Colivaut? Depuis -lors, elle ne l'avait soutenu que par solidarité de -famille; et que n'avait-elle pas fait pour vaincre -son obstination? Eh bien! la réussite d'un projet -difficile et longuement disputé à un sort -contraire la touchait, la grisait presque. Elle -triomphait avec son gendre et le félicitait cordialement; -elle était un tantinet orgueilleuse de lui. -Elle dit à sa femme:</p> - -<p>—J'ai beaucoup d'amitié pour vous.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>Pendant quatre jours, il y eut sous la terrasse -de la maison Colivaut trois tapissières énormes -qui engouffraient le mobilier de la défunte. Aux -heures de loisir, on allait voir s'empiler là dedans -les colis. Madame Robert présidait à l'emballage. -Elle vint voir mon père et se recommander à lui -pour obtenir une place. J'étais là; elle voulut -m'embrasser. Je lui dis:</p> - -<p>—Sapristi! vous m'avez pourtant bien battu!</p> - -<p>—Oh! oh! dit-elle, à propos de la chemise -de cette pauvre madame Colivaut!… Voyez-vous, -ces enfants, c'est que ça n'oublie point!… Défunt, -madame était si regardante pour son linge et -pour tout!… Vous ne l'avez donc pas dit à votre -papa? Ah bien! vous n'êtes pas rapporteur; voilà -une grande qualité!</p> - -<p>Elle m'en trouva cent autres. Mon père s'occupa -d'elle.</p> - -<p>Nous allâmes voir partir les trois grosses voitures. -Elles descendirent vers la gare environnées -de claquements de fouet et de jurons. Mon père -eut la clef de la maison Colivaut, et nous entrâmes.</p> - -<p>C'était une des premières journées du printemps, -qui, en Touraine, est souvent une belle -saison. L'orme et le marronnier avaient reçu une -noire couche de coaltar sur leur plaie, et le grand -bras mutilé du marronnier se couvrait d'un feuillage -tendre. Toute la maison, depuis le déménagement, -n'offrait que le spectacle d'un indescriptible -salmigondis; mais nous trouvions cela -parfait. Nous ouvrions les portes, nous parcourions -les pièces, nous aspirions l'odeur des -placards, placards à confitures, placards à linge, -placards à pharmacie, placards remplis de vieux -rouleaux de papiers de tenture. On déroulait ces -papiers; on essayait de réassortir en retournant -les grandes langues déchirées qui pendaient aux -murs. Beaucoup de plafonds étaient craquelés. -Dans les chambres longtemps inoccupées, notre -présence surprenait et agitait un peuple de souris. -Paletot, qui nous accompagnait, dans une -agitation fébrile, reniflait tous les coins. Nous -montâmes jusqu'aux greniers. Nous mettions la -tête à chaque lucarne. De là, la vue était large et -belle: on dominait Beaumont; on apercevait la -rivière, le pont, et même les toits des Plancoulaine. -«Quel air!» disait mon père. Il ôtait son -chapeau, se laissait dépeigner par le vent. Le -vent défaisait aussi la coiffure de la petite-maman. -Ils ouvraient la bouche; ils se faisaient emplir -par la brise libre et saine. Puis ce furent des -gambades dans les jardins; nous courûmes les -uns après les autres, comme trois enfants. Paletot -prenait part à nos joies. Je n'avais jamais -connu mon père gai; je l'avais vu tant souffrir!</p> - -<p>Puis nous recommençâmes à parcourir l'intérieur. -Depuis longtemps l'attribution de chaque -pièce était déterminée. Alors on imaginait l'endroit -restauré et meublé.</p> - -<p>—Je suis là, dans mon cabinet, vois-tu bien? -tu peux communiquer avec moi sans passer par -l'étude des clercs…</p> - -<p>—Moi, ce qui me plaît, c'est l'escalier dans -la tourelle. C'est un plaisir de monter par là!</p> - -<p>—<i>Madame dans sa tour monte</i>…</p> - -<p>Elle reprenait en riant et chantant:</p> - -<p>—<i>Si haut qu'elle peut monter!</i></p> - -<p>—C'est égal, dit mon père, il y a pour six -mois de réparations.</p> - -<p>Qu'importe? nous étions chez nous! Nous -allâmes sur la terrasse; il n'y avait plus aucun -siège; nous nous accoudâmes à la balustrade, et -là nous regardâmes longtemps la ville. De la -ville aussi, l'on nous regardait. Nous étions là -chez nous. Nous y passâmes l'après-midi entier, -à ne rien faire, à nous sentir chez nous.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>Mon père n'attendit pas la fin des travaux. Au -bout de six semaines nous couchions dans la -maison; l'étude y était installée nonobstant plâtriers -et peintres.</p> - -<p>Et le plus curieux était que les clients commençaient -à revenir. Le branle était donné; on revenait -à nous. Pourquoi? Peut-être n'avait-on pas -eu à se féliciter du confrère de mon père. Plus -probablement parce que nous l'avions emporté -sur nos ennemis.</p> - -<p>L'indolence de la petite-maman s'accommodait -de cette installation inachevée; son mari -ne pouvait pas exiger de l'ordre. Je passais -avec elle les jours sur la terrasse. Elle y -avait une chaise longue, et, commodément étendue, -regardait la ville. J'aimais comme elle ces -heures paresseuses et cette rêverie à la balustrade.</p> - -<p>Dans la rue, tout s'accomplissait avec la cadence -assurée de l'horloge. Un tel sortait, un tel rentrait -à l'heure, à l'heure cinq, à l'heure dix, -quotidiennement, immuablement. Nous voyions -revenir M. Phébus avec sa canne à pêche et sa -boîte de fer-blanc; un chien faisait le tour de la -place et levait la patte à telle encoignure précise; -le cafetier, les pouces aux aisselles, se plantait à -la porte de son établissement; les deux demoiselles -Tiffeneau, les brunes, et mademoiselle -Bouquet, la blonde, sortaient bras dessus, bras -dessous, montaient la rue et passaient sous la -terrasse pour faire un tour dans la campagne; au -tournant, elles avaient coutume de se mettre à -chanter; à force de nous voir, elles nous souriaient; -nous en vînmes à leur dire bonjour, -puis on ajouta quelques mots.</p> - -<p>Les conseillers municipaux s'assemblaient au -café; le tilbury Troufleau s'engageait dans la -ruelle, et nous faisions un signe au docteur, de -loin.</p> - -<p>On voyait aussi remonter régulièrement, le -soir, les personnes qui avaient passé l'après-midi -chez les Plancoulaine.</p> - -<p>Le dimanche, toute cette rue ainsi que la place -étaient envahies par une mer de blouses bleues -empesées et miroitantes à la lumière; cela faisait -un grand bruit monotone que dominait le tintement -des cloches à l'heure de la grand'messe ou -des vêpres; un courant de fidèles traversait cet -océan, et on en pouvait suivre la trace sombre -au milieu des blouses étincelantes, comme on -distingue l'eau du fleuve longtemps encore au -milieu de la mer.</p> - -<p>Il est vrai que nous avions désormais M. Fesquet -pour voisin. Mais, lorsque le vent a tourné -au beau, le plus petit nuage gris disparaît de -l'horizon. M. Fesquet, dans les premiers jours de -notre installation, avait essayé de venir, comme -par le passé, se poster, les mains aux goussets, -sous notre balustrade, et nous ne l'en avions -point empêché. Cependant il n'y revint pas. -On supposa que le soleil ardent, dont les -branches de l'orme et du marronnier l'abritaient -autrefois, le grillait depuis l'élagage. Mais, -par les temps couverts, il n'y revint pas non -plus. On l'apercevait derrière le rideau de vitrage, -et il regardait petite-maman, mais sans -impertinence et sans haine; tout au contraire, -on eut lieu de supposer que la vue d'une -jeune femme jolie lui était agréable et l'adoucissait.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p>M. Gantois, le juge de paix, avait une maison -de campagne à trois kilomètres de Beaumont; il -s'y rendait en voiture, avec sa femme, environ -deux fois la semaine, dès que la saison le permettait. -Pour gagner leur propriété, M. et madame -Gantois devaient passer sous nos yeux. -Toutes relations étaient brisées d'eux à nous -depuis l'impertinente visite de madame Gantois.</p> - -<p>Nous vîmes plusieurs fois le juge de paix et sa -femme sans que l'un d'eux levât seulement la -paupière. Un jour, il échappa à madame Gantois -un coup d'œil; nous la regardions tranquillement; -elle détourna aussitôt la tête. Une autre fois, ce -fut M. Gantois qui ne sut pas contenir sa curiosité; -son regard et celui de petite-maman se croisèrent. -Il crut devoir saluer. De ce jour, le couple -salua quand nous étions sur la terrasse. Mon -père s'y trouva par hasard: ces messieurs échangèrent -un coup de chapeau, mais ces dames un -premier sourire. M. Gantois fouettait volontiers -son cheval; en passant rapidement, il adressait -un bonjour de la main, qu'il n'eût osé à une plus -lente allure. Par un après-midi orageux, nous -étions tous les trois sur la terrasse, guettant un -souffle d'air. Le ciel se chargeait. Le soleil s'obscurcit. -Mon père dit:</p> - -<p>—Tiens! les Gantois se risquent; ils vont être -pris par le grain.</p> - -<p>Les Gantois montaient la rue; le cheval, agacé -par les mouches, tantôt piquait de l'avant, tantôt -se rebiffait et stoppait. Au pied de la terrasse, -où la voie tournait, l'animal secoua la crinière -et s'arrêta. Spontanément? C'est très possible. -Quatre pas à peine nous séparaient des voyageurs. -M. Gantois salua et dit:</p> - -<p>—Mauvais temps!…</p> - -<p>Et comme nous ne refusions pas d'entendre sa -parole, il nous salua de nouveau.</p> - -<p>C'était trop poli. Mon père crut devoir dire un -mot:</p> - -<p>—Voilà l'orage!</p> - -<p>M. et madame Gantois sourirent. Alors mon -père, je ne sais pourquoi, salua, lui aussi, une -deuxième fois! Au même moment, un éclair, une -rafale, la pluie à grosses gouttes, un coup de -tonnerre formidable. Mon père cria:</p> - -<p>—Mettez-vous donc à l'abri!</p> - -<p>Et il faisait signe qu'il y avait un auvent au-dessus -de l'entrée de ses communs, à cinquante -mètres sur la gauche.</p> - -<p>—Merci! répondit le juge.</p> - -<p>Nous courûmes à l'entrée des communs; mon -père lui-même ouvrit la porte de la remise donnant -directement sur la route, et nous trouvâmes -la voiture sous l'auvent.</p> - -<p>—Descendez donc, madame, je vous en prie. -Vous allez être trempée, tout bonnement!</p> - -<p>Madame Gantois ne fit pas de façons. Mon père -garait sa voiture; on fit entrer celle du juge de -paix, tout attelée. Nous restâmes dans la remise. -La pluie tombait à torrents.</p> - -<p>—Quel secours providentiel! disait madame -Gantois. Vous êtes vraiment mille fois gentils.</p> - -<p>Aussitôt elle fit des compliments de tout ce -qu'elle voyait: de la remise, de notre vieille voiture, -de l'écoulement des eaux, de l'aspect du -parterre, tout inondé qu'il fût; des charmilles -secouées par la bourrasque, du clocheton de la -tourelle, des pelouses, du potager que l'on voyait -au loin.</p> - -<p>—Eh! mais, dit-elle, aussitôt l'averse tombée, -nous voulions aller à la campagne, nous y voici!</p> - -<p>Pouvions-nous faire autrement que de l'inviter -à s'asseoir?</p> - -<p>Elle accepta avec empressement. Mais c'était -les jardins qu'elle voulait voir. On l'y mena ainsi -que son mari; le cheval, paisible, attendit sous -la remise. Au bout de quatre pas sur le sable -humide, entre des escargots et des limaces brunes, -madame Gantois, s'extasiant sur tout, posait deux -doigts sur la manche de petite-maman et disait:</p> - -<p>—Que je vous approuve d'avoir tenu tête à ce -vieux tyranneau de Plancoulaine!… Ah! vous -ne saurez jamais quelle patience il faut pour -demeurer en bons termes avec ces gens-là!…</p> - -<p>Petite-maman ne répondit rien. Madame Gantois -dit, en remontant en voiture:</p> - -<p>—Je viendrai vous remercier de votre bonne -hospitalité.</p> - -<p>Ils revinrent. Ils venaient volontiers, le soir, -se joindre à nous sur la terrasse, qui était, certes, -le plus agréable lieu de la ville. L'après-midi, -comme tout le monde, ils le passaient chez les -Plancoulaine.</p> - -<p>Madame Gantois en avait tant à dire sur les -Plancoulaine, que de pouvoir enfin s'épancher -dans le sein de quelqu'un peu enclin à les ménager, -était pour elle une véritable cure.</p> - -<p>Un soir, les Gantois arrivèrent, flanqués des -Hurtu, le jeune greffier de la justice de paix et -sa femme. Hurtu était un homme modeste comme -sa charge; ancien sous-officier, ancien clerc de -notaire. Madame Hurtu avait deux enfants et -faisait elle-même son ménage. Ces gens-là n'étaient -guère reçus chez les Plancoulaine et, de ce fait, -nourrissaient contre eux une jalousie sourde.</p> - -<p>On pensa que madame Gantois avait amené en -madame Hurtu une auxiliaire, parce qu'elle trouvait -petite-maman trop peu ardente à charger -ses ennemis. Madame Hurtu dit, en effet, en une -seule soirée, tout ce qu'elle pouvait savoir contre -les Plancoulaine; mais elle était dans un cas, en -un point analogue au nôtre: elle ne fréquentait -pas les Plancoulaine; en un point inférieur au -nôtre: elle ne les avait jamais fréquentés; et sa -verve de pamphlétaire manquait de base et d'aliment.</p> - -<p>D'ailleurs madame Hurtu était une âme sentimentale -et romanesque, qui fut saisie immédiatement -et portée à l'extase par le clair de lune sur -les grands arbres et sur le clocheton de la tourelle. -Plutôt que de parler, elle préférait se promener -silencieusement dans les allées et monter les -marches branlantes qui conduisaient au jardin -du haut. Depuis son mariage, la pauvre femme -était privée de jardin.</p> - -<p>Elle demanda la permission d'envoyer jouer -chez nous ses deux «garnements».</p> - -<p>—Oh! seulement les jours où ils ne vont pas -à l'école!</p> - -<p>On n'osa pas refuser, mais le procédé fut jugé -familier; en outre, mon père n'aimait pas que je -fréquentasse les gamins de l'école primaire.</p> - -<p>Ces jeunes gens nous furent amenés, un jeudi, -non par leur mère, mais par une dame Bodichon, -femme d'un marchand de drap retiré des affaires, -et qui tentait par tous les moyens de se faufiler -dans la «société». Elle tint à voir madame -Nadaud pour lui présenter les excuses de sa -«chère amie» madame Hurtu, qui avait trop à -faire pour accompagner ses «chers enfants». -Puis ce fut une avalanche de flatteries grossières -sur notre «distinction», sur la «richesse» du -mobilier.</p> - -<p>—Oh! chère madame Nadaud, serait-ce une indiscrétion -de vous demander de visiter vos jardins?</p> - -<p>On visita les jardins, cependant que les jeunes -Hurtu se poursuivaient en piétinant les massifs. -Je n'avais pas voulu jouer avec eux, et j'avais -entendu qu'ils m'appelaient «l'empoté».</p> - -<p>Madame Bodichon crut bienséant de glisser -dans la conversation quelques insinuations perfides -à l'adresse de l'ennemi: les Plancoulaine. -Petite-maman n'eut pas l'air d'entendre. Mais -madame Bodichon ne concevait pas que madame -Nadaud ne la suivît point sur ce terrain. Elle l'y -attira par des faits précis.</p> - -<p>—Le plus joli, dit-elle, c'est qu'ils n'ont point -eu à se louer du notaire Courtois…</p> - -<p>—C'est donc vrai?</p> - -<p>—Ah! vous voyez bien que ce n'est pas moi -qui vous l'apprends, chère madame! Mais ils sont -furieux, tout simplement, contre le confrère de votre -mari! C'est maître Courtois qui s'était chargé de -tout dans la construction du petit château au bord -de l'eau, pour monsieur Moche, le neveu, sous -prétexte que monsieur Plancoulaine avait la -goutte et ne pouvait pas s'occuper des travaux…</p> - -<p>—Mais le neveu Moche lui-même ne pouvait -donc pas surveiller?</p> - -<p>—Oh! madame, vous savez ce que c'est, quand -il s'agit de sa poche! C'est monsieur Plancoulaine -qui faisait construire à ses frais; il a voulu que -tout soit exécuté par lui ou par son homme. Il -paraît, madame, que c'est revenu trois fois plus -cher que Courtois ne l'avait prévu!</p> - -<p>—Cela arrive toutes les fois que l'on fait -construire!</p> - -<p>—Ça n'y fait rien, madame. Quand le moment -est venu de payer, voyez-vous, ça sent toujours -le voleur peu ou prou, comme on dit, et gare à -celui qui vous tombe sous la main!… Comment -donc! madame, mais il y en a qui ont dit dans -la ville que si ça n'était pas le respect humain, -monsieur Plancoulaine aurait rappelé maître -Nadaud, oui, madame, quand ça ne serait que -pour se venger de Courtois!</p> - -<p>—Oui; mais on ne se demande pas si maître -Nadaud se fût prêté à ce jeu!</p> - -<p>—Voilà qui est parler!… Dans tous les cas, ce -qu'on peut dire de ces gens-là, c'est que ce n'est -pas eux qui recevraient chez eux aussi poliment -que vous le faites, madame Nadaud, une personne -de mon monde; car enfin j'ai vendu du drap, de -mes propres mains…</p> - -<p>—Quelle plaisanterie, madame Bodichon! -Mais je n'ai aucun mérite, je vous prie de le -croire!</p> - -<p>—Comme vous dites ça gentiment!… Eh bien! -madame Nadaud, je vous remercie du fond du -cœur, et je viendrai vous voir de temps en temps, -pour vous prouver que je ne dis pas des paroles -en l'air. Quand une fois j'ai pris quelqu'un en -amitié, moi, madame Nadaud, c'est comme de -l'elbeuf: on peut tirer dessus, on peut frotter, -s'y mettre à trois, s'y mettre à quatre; il n'y a -pas d'usure!</p> - -<p>Petite-maman ne fut pas flattée à l'excès de posséder -l'amitié de madame Bodichon. Mon père fut -très mécontent des gambades des petits Hurtu. Le -pire fut que cette société, chez nous, se grossissait -de semaine en semaine. On n'imagine pas combien -de personnes aimaient le clair de lune, la -rêverie du soir à la fraîcheur, sur la terrasse, ni -combien il y avait de «garnements» avides de -gambader dans un beau jardin. Nombre de -familles aussi,—amies, celles-là, des Plancoulaine—éprouvaient -à déblatérer contre eux une -satisfaction égale à celle de madame Gantois. Ces -dernières vinrent timidement, et une à une, après -avoir constaté que les Plancoulaine, avisés que -les Gantois nous voyaient, ne leur en tenaient pas -rigueur. Ce n'était pas ceux que nous avions eu -jadis le plus de plaisir à voir, qui venaient ainsi, -et mon père les méprisait, parce qu'il n'aimait -pas médire des Plancoulaine, ni même de son -confrère Courtois. Il n'osait défendre sa porte, -parce que, malgré tout, il avait été flatté qu'on -vînt le voir après un si long jeûne; ensuite parce -qu'il avait connu combien la solitude était pernicieuse -à sa femme: et il fallait bien qu'il -préférât cette racaille à la compagnie d'un jeune -homme, même honnête.</p> - -<p>On venait donc. Nous avions du monde. On -caquetait beaucoup. Et les affaires aussi reprenaient. -C'était l'été; la maison était délicieuse. -Chez nous, plus d'apparence de tristesse. Il y -avait même espoir que, dans l'affluence qui peuplait -la terrasse, un tri pourrait être fait et qu'un -noyau s'y pourrait former qui, avec le temps, se -mesurerait au noyau Plancoulaine.</p> - -<p>Mais mon père disait:</p> - -<p>—Suppose une alerte: que l'un de ceux qui -viennent ici et qui vont aussi chez Plancoulaine soit -mis à la porte de chez lui, et tu verras la débandade!</p> - -<p>—Oh! toi, disait sa femme, tu as toujours été, -au fond, de ceux qui croient qu'on ne peut se -passer des Plancoulaine!</p> - -<p>—Moi?… La preuve du contraire, c'est que…</p> - -<p>—Oh! oh! faisait la petite-maman d'un air -entendu, je te connais!</p> - -<p>Elle réfléchissait, puis elle disait:</p> - -<p>—Le fait est qu'ils n'ont tous que les Plancoulaine -à la bouche.</p> - -<p>—Il faudrait être sourd pour ne pas s'en apercevoir!</p> - -<p>—Mais, d'ailleurs, de qui parler?</p> - -<p>Il faisait pourtant bien des efforts pour qu'on -ne parlât point d'eux. Sa femme laissait parler -d'eux, mais fournissait peu de matière à la -conversation. Leur réserve était signalée; néanmoins, -il fallut longtemps pour que l'on remarquât -que l'on avait créé là une réunion presque -exclusivement en haine des Plancoulaine, chez des -gens qui ne manifestaient point, en somme, qu'ils -les haïssaient.</p> - -<p>Madame Gantois dit un jour:</p> - -<p>—Oh! monsieur Nadaud est d'une discrétion!…</p> - -<p>—… Professionnelle, dit mon père.</p> - -<p>Sa femme dit naïvement:</p> - -<p>—Mon mari? il n'en a jamais voulu à personne! -Il n'en veut pas à Clérambourg!</p> - -<p>On dauba sur Clérambourg. Mon père s'en -alla.</p> - -<p>Sur Clérambourg, petite-maman se rattrapait. -Celui-là, elle le détestait sans retenue. Grâce à -cela, elle était moins suspecte. Mais mon père -commençait à l'être.</p> - -<p>Quelqu'un risqua:</p> - -<p>—Je vous le dis, en vérité: monsieur Nadaud -nous trahira.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p>En pleine renaissance de sa maison et de sa -fortune, mon père conservait un souci, c'était -évident, bien qu'il ne s'en ouvrît à personne.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, il y eut à Beaumont une -affaire d'intérêt local qui ramena la politique sur -le tapis; et mon père eut à se prononcer. Il s'agissait -du presbytère, qui menaçait ruine et que le -conseil de fabrique, sur l'initiative de M. Clérambourg, -demandait soit à réédifier, soit à transporter -dans une maison habitable. Le conseil -municipal était opposé au projet. Cependant, -selon la législation en vigueur, on devait admettre -au vote les contribuables les «plus imposés». -Mon père, propriétaire de la maison Colivaut, se -trouva sur la liste des «plus imposés». L'affaire -avait beaucoup échauffé les esprits; la ville était -divisée. En réalité, personne à Beaumont, pas -même nos farouches conseillers, ne tenait absolument -à ce que le pauvre curé couchât à la -belle étoile. Mais on avait transformé l'affaire en -une question de principes, et l'objet même du -vote était perdu de vue. Ces messieurs en <i>us</i> -vinrent trouver mon père, bien qu'il laissât son -fils apprendre le latin chez le prêtre, et sollicitèrent -son vote. Le docteur Troufleau, à cette -occasion, osa se déclarer; il affirma que «le -presbytère actuel durerait bien autant que le vénérable -vieillard qui l'occupait, et que, pour l'avenir, -il était imprudent d'engager les finances de la -ville dans une entreprise qui serait peut-être plus -longue à mener à terme que n'aurait désormais -de durée la «superstition» elle-même». On n'eût -jamais de lui soupçonné tant d'audace! Mon père -refusa son vote à Troufleau et à ces messieurs, et -il le fit avec assez d'éclat pour que le bruit s'en -répandît.</p> - -<p>Le soir même, nous revîmes la petite bonne de -Clérambourg. Elle apportait une lettre de son -maître, conçue en des termes qu'un étranger -emploierait pour féliciter quelqu'un qu'il n'aurait -jamais vu ni connu. Cependant, en post-scriptum, -Clérambourg demandait s'il serait reçu chez M. et -madame Nadaud, au cas où il s'y présenterait. -La petite bonne attendait la réponse.</p> - -<p>Mon père alla trouver sa femme, la lettre à la -main. Son sentiment intime se trahissait: il était -rouge, ses yeux brillaient; on ne pouvait comparer -la joie candide qu'il témoignait qu'à la douleur -que je l'avais vu subir, un jour d'hiver, -devant les chenets à tête de M. Thiers, chez son -ami Clérambourg. Il ne songeait pas à feindre; -sa bonne foi rayonnait; il en oubliait la haine que -sa femme avait pour l'auteur de la lettre; il dit:</p> - -<p>—Lis! lis!… La petite bonne attend la réponse.</p> - -<p>Elle devina sans lire.</p> - -<p>—J'y comptais! dit-elle. C'est un homme qui -ne veut pas avoir tort. Il a rompu avec toi sous -le prétexte d'un malentendu politique,—que tu -as dissipé depuis longtemps,—mais pas si -bruyamment qu'aujourd'hui. Aujourd'hui il ne -veut pas être exposé à ce qu'on vienne lui demander: -«Mais, enfin, pourquoi êtes-vous brouillé -avec Nadaud? Il vote avec vous!» Il veut que l'on -sache qu'il t'a félicité de ton vote. Il t'enverra -promener demain…</p> - -<p>—Tu as lu le post-scriptum? La petite bonne -est en bas. Que faut-il lui répondre?… Tu vois -qu'il a eu l'attention de mettre chez monsieur et -<i>madame</i> Nadaud.</p> - -<p>Elle avait parlé jusque-là assez froidement; -mais, à la perspective de revoir la figure de Clérambourg, -tous ses instincts de femme se soulevèrent. -Elle trépigna; des épingles à cheveux -tombèrent de sa chevelure; elle voulut les repiquer, -défit sa coiffure; elle tenait à la main une -masse de cheveux qui formait un gros serpent -noir, et elle l'agitait furieusement en disant des -choses désordonnées et pénibles. Mon père se -promenait de long en large. Son parti était pris -déjà, assurément; il savait ce qu'il répondrait -à Clérambourg.</p> - -<p>Sa femme se campa enfin devant lui:</p> - -<p>—Ta belle-mère te l'a dit, et elle a raison: -tu n'es pas de l'étoffe des héros. Tu as beau faire -le monsieur qui se drape dans sa dignité blessée; -tu cèdes, et tu céderas davantage encore!… Tu -reçois Clérambourg aujourd'hui. Veux-tu que je -te dise ce que tu feras demain? Veux-tu que je -te le dise?… le veux-tu?… le veux-tu?…</p> - -<p>Il haussait les épaules. Il répéta:</p> - -<p>—La petite bonne est là qui attend!…</p> - -<p>—Veux-tu que je te le dise?…</p> - -<p>Elle ne le lui dit pas.</p> - -<p>Il écrivit sa réponse.</p> - -<p>La colère s'apaisa. On se fait à toutes les situations. -Le soir on était préparé à recevoir Clérambourg; -on pensait qu'il se présenterait à la -même heure qu'autrefois.</p> - -<p>Il ne vint pas; le lendemain non plus. Petite-maman -eut beau jeu; elle se moqua de son mari -et s'en donna à cœur joie contre Clérambourg. -Mon père était vexé que son ancien ami ne montrât -pas plus d'empressement; mais il avait confiance: -il savait que Clérambourg, ayant demandé -à venir et y ayant été autorisé, viendrait.</p> - -<p>Trois jours après, nous étions sur la terrasse, -comme de coutume, à l'heure de la tombée de la -nuit sur la ville. Les conseillers municipaux se -trouvaient au complet devant le café. C'était le -soir du vote. Grâce aux «plus imposés», le principe -de la restauration du presbytère avait été -adopté, à une faible majorité. On entendait les -éclats de ces messieurs battus. Nous vîmes monter -du bas de la rue M. Clérambourg. Il revenait -de chez les Plancoulaine; ordinairement il rentrait -chez lui par les petites rues. Il passa, haut et -magnifique, au travers des vapeurs odorantes de -l'absinthe anticléricale, et évita de tourner la tête, -ostensiblement. Ces messieurs, qui pareillement -l'évitaient, tout à coup, d'un mouvement d'ensemble -digne d'un corps de ballet s'attachèrent à -ses pas: au lieu de prendre la rue qu'il habitait, -M. Clérambourg montait droit chez nous. Il donnait -à sa visite un caractère politique.</p> - -<p>Entre mon père et lui la conversation fut la -même que s'ils ne se fussent point quittés. Peu à -peu M. Clérambourg reprit ses visites du soir. -Comme les autres, il était un homme d'habitudes, -et ces soirées avaient dû beaucoup lui manquer.</p> - -<p>Sa présence à la maison donna à notre groupe -une sorte de consécration, une légitimité. Ce -n'était plus un groupe d'occasion, de complaisance: -les éléments qui l'avaient composé tout -d'abord, tels que les Bodichon et les Hurtu, s'éloignèrent -d'eux-mêmes; ils tombèrent on ne sait -pourquoi ni comment: ils furent éliminés. La -tentative de l'ancienne marchande de drap et de -la femme du greffier pour pénétrer dans la «société» -était encore manquée.</p> - -<p>De ce phénomène le docteur Troufleau, seul, -parut s'apercevoir et s'inquiéter. Mais lui-même -espaçait ses visites, et il fut vu, une fois, à -l'heure de l'absinthe, assis au café.</p> - -<p>Troufleau ne nous dit pas adieu; il ne rompit -pas; mais on sentait qu'il était perdu pour nous. -C'était le seul qui se fût montré un ami, le seul -qui entendît l'amitié dans le sens de dévouement -absolu à une personne, et non dans celui d'alliance -pour faire figure en commun. Il ne partageait -pas les idées de mon père, et il était demeuré -attaché à mon père, contre toute la ville, et contre -ses propres intérêts: il nous avait été héroïquement -fidèle, on peut le dire, car sa fidélité, par -un tour perfide du destin, avait failli l'entraîner, -envers son ami même, à la plus grande trahison; -il s'était vu clairement chaque jour au bord de -l'abîme, et ayant le vertige, et ne pouvant pas -reculer; et il n'était pas tombé. Eh bien! mon -père, qui était lui-même, pour Clérambourg, capable -d'une amitié pareille, ne regretta pas le docteur -Troufleau. Il ne le regretta pas, parce que la -sympathie ne se fonde pas sur la raison: il n'avait -jamais eu plaisir à la compagnie de Troufleau. -Quant à la petite-maman, absorbée par son nouveau -train de maison, elle prit garde à l'absence -de son ami, mais sans grand dommage. Il était -bien vrai que l'inclination qu'elle avait éprouvée -pour lui ne provenait que de la solitude, de l'oisiveté -et de l'ennui.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - - -<p>Que manquait-il désormais à mon père?</p> - -<p>N'avait-il pas atteint le comble de ses vœux?</p> - -<p>Il possédait la maison Colivaut. Il avait des -relations. Il avait recouvré son ami Clérambourg.</p> - -<p>Sa femme lui disait quelquefois:</p> - -<p>—Mais qu'as-tu? On dirait que tu attends un -paquet par la poste.</p> - -<p>Rien n'était plus juste que cette observation. -Mon père, comme beaucoup de gens de province, -avait le goût de «faire venir de Paris». Sur des -catalogues de grands magasins, il commandait -tel ou tel objet. Et il avait une certaine nervosité -particulière en attendant l'arrivée du colis.</p> - -<p>—Mais non! faisait-il. Je ne sais pas ce que -tu veux dire.</p> - -<p>Elle le taquinait:</p> - -<p>—Ah! ah! tu es peut-être bien amoureux?</p> - -<p>Et elle lui citait, parmi les dames de Beaumont, -celles qui étaient le moins aptes à inspirer -une passion; c'était pour le faire rire. Il ne riait -pas. Elle réserva pour la fin:</p> - -<p>—Madame Plancoulaine!</p> - -<p>Alors il rit.</p> - -<p>—Pourquoi ris-tu?</p> - -<p>—Mais, est-ce que je sais?… Je ris, voilà tout!</p> - -<p>—Tu pensais à elle… Avoue-le!</p> - -<p>—Moi? Grand Dieu!</p> - -<p>—Pourquoi t'en défendre?</p> - -<p>Évidemment, ce n'était pas par amour qu'il -pensait à madame Plancoulaine; mais, tout de -même, peut-être bien pensait-il à elle précisément, -ou à son mari, c'est tout comme, ou aux -réceptions de l'après-midi, ou à l'habitude qu'il -avait autrefois d'aller chez les Plancoulaine, habitude -aussi vieille que son amitié pour Clérambourg.</p> - -<p>—Eh bien! et toi? disait-il. Pourquoi me -montes-tu cette scie? Tu ne penses donc qu'à eux?</p> - -<p>—A qui?</p> - -<p>—Tu m'entends bien!</p> - -<p>Depuis que M. Clérambourg était redevenu des -nôtres, chacun évitait, dans nos réunions du -soir, de parler des Plancoulaine, car il n'eût point -permis, sans doute, que l'on médît d'eux; et le -moyen de parler d'eux sans médire?</p> - -<p>De sorte que mon père et sa femme, qui, -presque à leur insu, devenaient d'une extrême -curiosité touchant ce qui se passait chez les Plancoulaine, -se trouvaient privés de renseignements. -C'est alors qu'entre eux, sous le travestissement -du rire, ils s'entretenaient des Plancoulaine. C'est -alors que je vis maintes fois la petite-maman -questionner la mère Fouillette au sujet de la sœur -du chien Paletot. Oui, elle s'abaissait à cela, alors -que jadis elle envoyait promener la vieille bonne -lorsque celle-ci risquait une allusion à la chienne -des Plancoulaine! La mère Fouillette n'était pas -avare de détails; sa maîtresse les écoutait et les -provoquait; elle les répétait à mon père, qui les -écoutait pareillement et qui savait aussi les provoquer -lui-même par les manèges les plus dissimulés. -Ainsi, ils se repaissaient des Plancoulaine -par les cuisines!</p> - -<p>Que l'on voyait bien qu'ils étaient redevenus -des êtres sociables! Ils en éprouvaient tous les -besoins; ils en réadoptaient toutes les mesquineries. -Je les aimais mieux du temps que durait -leur malheur, alors que l'injustice les rendait -fiers.</p> - -<p>De leur ancienne fierté, que leur restait-il?</p> - -<p>M. Clérambourg eut un soir l'occasion, parmi -ses rares paroles, de prononcer le nom des Plancoulaine. -Ayant à citer ce nom, M. Clérambourg, -avec une intention certainement préméditée, car -il ne livrait rien au hasard, s'exprima ainsi:</p> - -<p>—… les Plancoulaine, qui, entre parenthèses, -Nadaud, ne vous en veulent pas…</p> - -<p>De quoi encore les Plancoulaine eussent-ils bien -pu nous en vouloir? Il y avait quelque motif de -bondir. Ni mon père ni sa femme ne furent -offensés. Dans leur esprit, l'un et l'autre s'étaient -déjà humiliés trop avant pour qu'ils sentissent ce -que la parenthèse de Clérambourg contenait de -blessant.</p> - -<p>Une lente évolution s'opérait dans leurs cerveaux. -Je crois qu'ils en étaient arrivés, secrètement -et séparément, à considérer avec indulgence -la possibilité d'une réconciliation.</p> - -<p>Chacun d'eux rougissait de sa faiblesse et la -cachait avec des soins maladroits. Mais pour peu -que l'humeur s'échauffât dans le ménage, l'arrière-pensée -se trahissait. S'élevait-il entre eux -une discussion où la susceptibilité était molestée:</p> - -<p>—Ah! parlons-en de ton amour-propre, disait -la jeune femme. Ton amour-propre, mais tu te -promènes dessus en pantoufles, mon cher ami: -je t'en donnerai la preuve quand tu voudras!</p> - -<p>—Donne-la, ma chère amie; donne-la!</p> - -<p>—Ne me pousse pas à bout!</p> - -<p>Elle se gardait bien de se laisser pousser à -bout, parce qu'elle craignait qu'une parole imprudente -retînt son mari sur la pente où elle désirait -qu'il glissât.</p> - -<p>Un jour, elle s'oublia.</p> - -<p>Il s'agissait de la disposition intérieure de la -maison. Mon père ne croyait jamais avoir atteint -l'ordre idéal, et il changeait les meubles de place, -bouleversait une pièce pour la recomposer sur un -plan nouveau. Sa femme lui reprochait de n'avoir -aucune stabilité dans les idées. Mon père, sur ce -chapitre, était rapidement piqué.</p> - -<p>—Je change d'idées! C'est bientôt dit!… Je -change d'idées parce que je mets une chaise à la -place d'un fauteuil!… Je change d'idées! Mais -cite-moi donc un cas où il s'agisse d'idées et où -j'en aie changé?</p> - -<p>—Les Plancoulaine!</p> - -<p>—Les Plancoulaine?…</p> - -<p>—Les Plancoulaine, quelle idée te faisais-tu -d'eux, s'il te plaît, il y a six mois? Tu ne les -portais pas dans ton cœur?…</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Eh bien! aujourd'hui, tu te prépares à aller -leur faire amende honorable!</p> - -<p>Il n'avait pas pris son café. Il jeta sa serviette -et se retira dans son cabinet.</p> - -<p>Elle-même regretta ce qu'elle avait dit.</p> - -<p>Cette dénonciation du complot secret en retarda -pour longtemps l'exécution. Mon père, mordu au -vif, s'interdit, à part lui, de jamais seulement -penser aux Plancoulaine.</p> - -<p>Il ne fut plus question des Plancoulaine, pas -même à mots couverts. Si quelqu'un les citait par -hasard devant nous, les yeux adoptaient aussitôt -cette expression qu'on a lorsqu'on parle des morts. -Il ne fallait plus que la mère Fouillette se risquât -à nous donner des nouvelles de «la sœur à -Paletot»!</p> - -<p>Durant cette période, mon père et sa femme -ragèrent un peu, mais ils n'ourdissaient plus rien -d'inavouable; ils avaient la tête plus légère; ils -la relevaient.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - - -<p>Nous passâmes le mois de juin. Nous allions -quelquefois en voiture à Courance voir mes -grands-parents. Ces bonnes gens étaient restés -aussi isolés que nous tout le temps de nos disgrâces, -et, qui pis est, à la campagne. Ils commençaient -à revoir les mêmes personnes que -nous.</p> - -<p>—Il était temps, nous dit grand'mère, car mon -pauvre bonhomme allait s'éteindre complètement, -tout seul en face de ses réussites!</p> - -<p>Pour lui tenir compagnie, elle s'était mise à -jouer aux cartes, ce dont elle avait horreur.</p> - -<p>—Écoutez, dit-elle, nous avons été, je pense, -très convenables, et vous n'avez pas de reproches -à nous adresser quant à nos rapports avec les -Plancoulaine depuis la brouille. Aujourd'hui, les -choses ont un peu changé de face: les Plancoulaine, -les premiers, ont mis les pouces. Vous avez -refusé de renouer avec eux, ne fût-ce que de -simples relations de politesse; cela, c'est votre -affaire, et je ne me mêle pas d'apprécier votre -conduite. Mais j'espère que vous ne trouverez pas -extraordinaire que nous allions, mon mari et -moi, leur rendre leur visite?…</p> - -<p>—Voilà l'été, dit innocemment mon grand-père; -il y a là-bas un whist en permanence, et -la vue de quelques frais minois réjouira mes -vieux ans…</p> - -<p>—Certainement, dit grand'mère, mais il s'agit -avant tout de politesse… Ne trouvez-vous pas, -voyons? dit-elle en s'adressant à petite-maman.</p> - -<p>—Oh! moi, je n'ai pas d'opinion là-dessus. -Je m'en lave les mains!</p> - -<p>Mon père ne disait rien. Il songeait à l'argument -de la politesse, que venait d'invoquer sa -belle-mère.</p> - -<p>Effectivement, les Plancoulaine ayant fait une -visite aux grands-parents, les grands-parents leur -devaient une visite. Mais, à nous, ils nous avaient -adressé une invitation, somme toute, puisqu'ils -nous avaient fait dire qu'ils l'adresseraient si -nous nous engagions à l'accepter. Ne leur devions-nous -pas quelque chose? Pour le moins une -carte?</p> - -<p>Oui, dans l'opinion commune nous leur devions -cela. L'opinion commune ne nous avait-elle pas -accusés de «bouder» les Plancoulaine? Le moment -approchait où nous allions être impolis!</p> - -<p>Mon père tournait et retournait cette idée. -Cette idée le stupéfiait. Pour aujourd'hui, elle -l'absorba seulement; elle ne pouvait encore porter -de fruits. On parla d'autre chose.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VIII</h3> - - -<p>Les grands-parents firent leur visite. Ils ne -nous en informèrent pas, mais nous le sûmes, -car cette visite fut l'objet de nombreux commentaires.</p> - -<p>Madame Gantois, arrivée la première à la maison, -le soir même, prit les mains de petite-maman -et les lui serra en disant:</p> - -<p>—Vous avez raison, cent fois raison, ma chère -petite. Pour mon compte, je vous fais tous mes -compliments, et je les adresserai aussi de vive -voix à monsieur Nadaud.</p> - -<p>Petite-maman ne comprenait pas.</p> - -<p>—Voyez-vous, dit madame Gantois, on peut -avoir son opinion sur les gens, mais cela n'empêche -pas de les fréquenter. Les relations sont -faites de compromis… Eh! mon Dieu! si l'on ne -voyait que ceux qu'on aime, hein! dites-moi?…</p> - -<p>Elle ne se faisait point davantage entendre.</p> - -<p>—Ah çà! dit-elle, j'espère que la visite des -beaux-parents n'est que l'entrée de l'avant-garde, -et que nous ne tarderons pas à vous rencontrer -<i>là-bas</i>?…</p> - -<p>—<i>Là-bas</i>?… fit la petite-maman, soudain -éclairée. Mais les beaux-parents de mon mari -agissent comme bon leur semble, et leurs démarches -ne nous engagent pas!</p> - -<p>—Ah! pardon, dit madame Gantois, je vois -que je me suis trompée.</p> - -<p>Son mari arriva; elle le pinça et lui fit de gros -yeux afin de lui éviter un impair.</p> - -<p>Il y eut de la part d'autres personnes des allusions -plus timides et plus détournées. Notre abstention -les décevait. On s'était attendu à nous -voir entrer derrière les beaux-parents. Cependant -quelques-uns avaient parié que nous ne mettrions -point bas les armes; ils triomphaient. Le jeu -des uns et des autres était visible. Mon père s'en -irrita; puis il faillit en rire. Il en eût ri s'il eût -parlé de ce sujet avec sa femme; mais ce sujet -demeurait enseveli entre eux.</p> - -<p>Ceux qui s'étaient signalés chez nous par -l'âpreté de leurs médisances, et qui, toutefois, -mangeaient quotidiennement le raisiné Plancoulaine, -montraient le plus d'impatience à nous -voir capituler, car notre attitude franche semblait -un défi à leur duplicité.</p> - -<p>Plusieurs bonnes âmes, il faut le dire, ne souhaitaient -qu'apaisement et conciliation.</p> - -<p>Pendant quelque temps, il plut chez nous des -mots amers, des pointes acidulées, des exhortations -à l'indulgence, des expressions ambiguës, -des énigmes… Cette période de sous-entendus -eut une fin. Les grands-parents retournèrent chez -les Plancoulaine; nous ne bronchâmes pas. On -nous laissa tranquilles. Le mois de juillet s'écoula.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IX</h3> - - -<p>C'était le moment où les Parisiens arrivaient. -Du jardin de M. le curé, je vis passer sur le -pont M. Théodore, le musicien. Il avait fait représenter -dans le courant de l'année un opéra qui -avait eu un grand succès; au 14 Juillet, il avait -été nommé officier de la Légion d'honneur. Tous -ceux qui osaient l'aborder dans la ville le félicitaient -de la fraîche rosette de sa boutonnière; il -n'était pas fat; il disait: «Oh! la musique y est -pour peu de chose: le député Charmaison pour -beaucoup!» Troufleau nous redit le mot; le -docteur avait plein la bouche du crédit de -M. Charmaison.</p> - -<p>M. Théodore avait amené avec lui, cette année, -une cantatrice célèbre, nommée Rosine Cerbère, -sa principale interprète. Elle logeait chez les -Plancoulaine, malgré les murmures de quelques -puritains. C'était une grande femme magnifique. -Je la rencontrai un jour chez M. le curé, qu'elle -était en train de charmer par le récit de son -humble enfance et de sa première communion; -elle lui mit dans la main pour ses pauvres plus -que ne faisaient en une année ses plus généreuses -paroissiennes. Elle chanta, un dimanche, à la -grand'messe: nous faillîmes ne pas l'entendre. -Ce fut encore une affaire!</p> - -<p>Notre bonne amie madame Gantois avait émis -l'opinion que cette grand'messe était organisée de -toutes pièces par les Plancoulaine. C'étaient eux -qui avaient décidé le curé à laisser chanter l'artiste -dans son église; eux qui avaient fait imprimer -le programme, etc. L'insinuation à notre -adresse était perfide, car on savait notre désir -d'aller entendre, au moins à l'église, Rosine Cerbère. -Mon père la releva:</p> - -<p>—Autant dire, fit-il, que se rendre à cette -cérémonie, c'est aller chez les Plancoulaine!</p> - -<p>—Ma foi! je ne m'en dédis point: c'est tout -comme!</p> - -<p>—Nous irons, dit mon père.</p> - -<p>—Cela, c'est votre affaire, cher monsieur Nadaud… -Aussi bien, j'ai toujours pensé qu'il faudrait -un jour ou l'autre rentrer dans… la maison; -mais, soit dit entre nous, et c'est un avis -que vous pardonnerez à mes cheveux blancs, il -serait peut-être plus… gentleman de rentrer par -la grande porte plutôt que… comment dirai-je?… -par l'annexe…</p> - -<p>Petite-maman intervint à temps et empêcha -mon père de dire à madame Gantois quelque -chose d'irréparable. Mais il ne voulut plus la voir. -Nos relations se refroidirent.</p> - -<p>Nous assistâmes à la messe. Tout le monde fut -enivré de la voix de la cantatrice. Au retour, -mon père évoqua les voyages qu'il avait faits à -Paris, les opéras qu'il avait entendus. Sa femme -avait vécu à Paris. Ils se grisèrent et s'attendrirent.</p> - -<p>Il n'y avait pas que M. Théodore et la cantatrice -chez les Plancoulaine; on parlait beaucoup -de trois jeunes femmes extrêmement élégantes, -qui n'étaient jamais venues à Beaumont et qui -embrassaient, disait-on, le docteur Chevalière. -C'étaient ses sœurs. Deux d'entre elles couchaient -chez les Plancoulaine, la troisième chez la vieille -madame Charmaison. Elles se donnaient rendez-vous, -le matin, à mi-chemin, et se rencontraient -sur le pont, en toilettes claires, avec des éclats -de rire charmants.</p> - -<p>On annonçait l'arrivée de Marguerite.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>X</h3> - - -<p>La plupart de ces messieurs se préparaient à -la chasse. Dans ses moments de loisir, mon père -faisait ses cartouches. Il m'emmenait à Courance, -et ensemble nous parcourions les vignes, les -landes, les bois de sapins, pour nous rendre -compte de l'état du gibier.</p> - -<p>La chasse fut ouverte le premier dimanche de -septembre. Mon père partit pour la campagne à -quatre heures du matin, avec M. Clérambourg. -Vers dix heures, il était de retour, pour recevoir -les clients, nombreux le dimanche. Du coffre de -la voiture, on tira trois lièvres, sept ou huit perdreaux, -une demi-douzaine de cailles. Clérambourg -avait prélevé sa part. Petite-maman dit:</p> - -<p>—Qu'allons-nous faire de tout cela?</p> - -<p>—Courance est favorisé cette année; il paraît -qu'il n'y a pas de gibier dans le département.</p> - -<p>Mon père n'avait pas chassé pendant son année -malheureuse. Le gibier d'alentour avait afflué sur -la propriété.</p> - -<p>La chasse déridait un peu M. Clérambourg. Il -dit un soir:</p> - -<p>—Mon cher Nadaud, vous pouvez vous flatter -d'être privilégié: il n'y a ni poil ni plume sur le -marché à dix lieues à la ronde. Je vous citerai -l'exemple d'une maison où l'on est quinze à table -pour le moins, chaque jour,—quand ce n'est -vingt,—et où l'on n'a pas vu, jusqu'ici, l'aile -d'un perdreau.</p> - -<p>—Ah! fit mon père.</p> - -<p>Ce propos n'avait l'air de rien; mais mon père -en fut agité. Il reprit plus que jamais son air -«d'attendre un paquet de Paris». Il était soucieux, -faisait claquer ses doigts, fronçait les sourcils, -tirait sa barbe.</p> - -<p>Un matin, il fit atteler inopinément et porta -son fusil à la voiture.</p> - -<p>—Où vas-tu? lui dit sa femme.</p> - -<p>—A Courance.</p> - -<p>—Tu n'as pas prévenu Clérambourg!…</p> - -<p>—Je n'ai pas besoin de Clérambourg. Ne suis-je -pas assez grand pour chasser seul?</p> - -<p>—Qu'est-ce que cela signifie? Tu ne chasses -jamais seul… Emmène-nous au moins!</p> - -<p>—Venez donc! Nous demanderons à déjeuner -aux grands-parents.</p> - -<p>Arrivé à Courance, mon père commanda au -garde de l'accompagner, et il lui confia un de ses -fusils, fait extraordinaire. Le garde était bon -tireur. On entendit une fusillade nourrie jusqu'à -midi. Elle cessa. Nous nous mîmes à table. Mais -point de chasseur. Grand'mère commençait à s'inquiéter:</p> - -<p>—A quoi pense donc votre mari? A cette -heure-ci, il doit avoir sa provision de gibier, et -au delà.</p> - -<p>—D'autant plus qu'il n'a pas à partager aujourd'hui -avec le Clérambourg…</p> - -<p>—… qui se laisse facilement attribuer la meilleure -part.</p> - -<p>—Ils auront mangé un morceau de pain dans -une ferme.</p> - -<p>En effet, la fusillade, éteinte une demi-heure -à peine, reprit de plus belle.</p> - -<p>—Allons! disait grand'mère à petite-maman, -vous donnez un dîner, avouez-le!</p> - -<p>—Je vous affirme que je n'en sais pas plus que -vous.</p> - -<p>Pendant la longue journée, grand'mère ne put -se retenir de parler, au moins incidemment, -des visites qu'elle avait faites chez les Plancoulaine.</p> - -<p>—Ils ont de la jeunesse, cette année; c'est -extrêmement gai… Ah! par exemple, vous n'y -êtes pas remplacée comme musicienne.</p> - -<p>—Oh!</p> - -<p>—Il n'y a pas de «oh»! Ces jeunes femmes -sont charmantes, mais elles jouent du piano -comme des automates. Soyez assurée qu'ils savent -bien qui leur manque!</p> - -<p>—Vous voulez me flatter… Qui donc accompagne -Rosine Cerbère?</p> - -<p>—C'est monsieur Théodore lui-même.</p> - -<p>—Lui! je ne l'ai jamais entendu! On dit qu'il -joue!…</p> - -<p>—Comme un ange!… On en pleure!</p> - -<p>—Vraiment?</p> - -<p>Il y avait un silence; une mouche bourdonnait -dans la pénombre; on voyait le beau soleil de la -chaude journée par l'entre-bâillement des persiennes. -Grand'mère leva ses lunettes sur son -front:</p> - -<p>—C'est donc une brouille éternelle?</p> - -<p>—Mon mari prend la moindre allusion à ce -sujet pour une offense. Nous sommes là-dessus -muets comme une paire de chenets.</p> - -<p>Grand'mère confirma que <i>là-bas</i> on avait été -mécontent de Courtois.</p> - -<p>Le jour avançait. La fusillade allait toujours; -on la suivait aisément à l'oreille. Les chasseurs -avaient dû faire le tour de la propriété, avec une -pointe probablement sur les terres du marquis -de Liancourt. Enfin, ils arrivèrent, en nage, -crottés jusqu'aux genoux, puant la poudre et le -fauve, chargés comme des baudets: trente-deux -pièces!</p> - -<p>—Dans un état pareil! dit grand'mère, vous -dînez avec nous?</p> - -<p>—Non! non! En un tour de main je vais -changer de linge, et nous partons.</p> - -<p>—Il y a de quoi attraper la mort!</p> - -<p>—Voulez-vous, je vous prie, commander qu'on -attelle?… Ah! Riquet, mon petit, j'ai un service -à te demander: tu as une plume, de l'encre, du -papier?… Allons, cherche… apporte!… Tout -beau! tout beau!…</p> - -<p>Il souriait, il plaisantait; il me parlait comme -à son chien. J'allai chercher ce qu'il désirait et le -lui portai. Il me pria aussitôt d'écrire sur un -morceau de papier:</p> - -<blockquote> -<p class="c"><i>Gibier de Courance.</i></p> - -<p class="c">Envoi de Riquet (Henri Nadaud).</p> -</blockquote> - -<p>—Ça suffit, dit-il.</p> - -<p>Puis il posa un doigt sur ses lèvres et dit:</p> - -<p>—Motus!</p> - -<p>Au moment de monter en voiture, sa femme -lui dit:</p> - -<p>—Je suppose que tu as de quoi être généreux? -Combien de pièces as-tu laissées à ta belle-mère?</p> - -<p>—Combien de pièces?… Mais je ne sais pas; -demande au garde.</p> - -<p>Elle alla demander au garde. Il achevait de -ficeler une bourriche énorme. Monsieur ne lui -avait pas commandé de garder quoi que ce soit. -Elle fut interdite devant ce panier soigneusement -fait, comme pour un envoi, et bourré de trente-deux -pièces de gibier. Nous montâmes en -voiture.</p> - -<p>Nous descendîmes au trot une grande allée -d'ormes conduisant à la grille; après il y avait -une côte. La jument allant au pas, petite-maman -se tourna vers son mari:</p> - -<p>—Ah çà! tu vas m'expliquer, j'espère?…</p> - -<p>Il s'attendait à la question; cependant il pâlit. -Il s'écoula un temps infinitésimal. Son cœur devait -battre violemment. Il espérait pouvoir répondre -d'un mot. Et, en effet, sa femme précisa son interrogation:</p> - -<p>—Où envoies-tu cette bourriche?</p> - -<p>Il dit:</p> - -<p>—<i>Là-bas</i>! parbleu!</p> - -<p>Il ajouta aussitôt:</p> - -<p>—On ne peut tout de même pas passer pour -des goujats.</p> - -<p>Il regarda sa femme brièvement, entre deux -clins d'œil. Comme elle se taisait, il essaya d'atténuer -encore et dit:</p> - -<p>—C'est le petit qui fait l'envoi…</p> - -<p>Elle était aussi pâle que lui. Elle ne le regarda -pas. Son regard n'exprimait rien; il était fixé sur -la tête du cheval. Ils ne dirent mot jusqu'à la -maison.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XI</h3> - - -<p>Ils n'auraient pas reparlé de l'incident, c'est -probable, si ce n'eût été la difficulté de faire porter -la bourriche. A qui confier cette commission? -A la mère Fouillette? pour que toute la ville en -fût dès le soir même avisée! A quelqu'un «qui -attendrait la réponse»? Et si la bourriche n'était -pas acceptée? Peut-être serait-il préférable d'esquiver -la réponse? Mais encore fallait-il un -porteur.</p> - -<p>En se mêlant à la discussion, sans y prendre -garde, petite-maman se fit complice.</p> - -<p>Il fut décidé que l'on attellerait de nouveau, -après dîner, à la nuit; que l'on passerait le pont -et traverserait le faubourg «comme pour se promener», -que l'on irait au besoin jusque dans la -campagne, et que l'on prierait, au retour, un -gamin ou quelque brave femme assise au pas de -sa porte de remettre la bourriche au destinataire.</p> - -<p>Nous exécutâmes la promenade nocturne avec -la bourriche. Elle répandait une odeur de fauve -et de poudre et tenait une place considérable dans -la voiture. Mon père prétendait que les chiens -nous flairaient au passage.</p> - -<p>—Si tu crois, disait sa femme, que tout le -monde ne s'aperçoit pas que nous portons du -gibier!…</p> - -<p>Il s'énervait; il dit:</p> - -<p>—Ne la portons pas. Revenons à la maison.</p> - -<p>Elle sourit. Alors il s'entêta dans sa résolution -première.</p> - -<p>Il faisait nuit noire quand nous traversâmes le -faubourg. Les portes étaient fermées, les contrevents -rabattus; nous faillîmes n'y trouver personne -d'éveillé. Mon père arrêta son cheval en -disant:</p> - -<p>—Voilà le père Boué; tu vas descendre, -gamin!</p> - -<p>Je descendis. Il me donna cinquante centimes -et je fis avec le père Boué la négociation.</p> - -<p>—Vous tourmentez pas! dit le bonhomme, -j'avons p'us nos jambes de vingt ans, mais le -valet de chambre aura le panier, le temps de le -mettre au frais avant la nuit… C'est-y tué d'aujourd'hui? -Oh! ben, alors, y a pas de dommage! -Mais la chaleur est «traître»… Faut-il dire de -qui qu'est le cadeau?</p> - -<p>J'étais remonté dans la voiture. Nous entendîmes -le père Boué:</p> - -<p>—Faut-il être bête, nom de nom d'un nom! -Faut-il être bête quand on n'y voit goutte!… Un -peu de p'us je reconnaissais pas la voiture à -m'sieur Nadaud!</p> - -<p>Le lendemain matin, mon père prétendit avoir -la migraine, et, au lieu de s'enfermer dans son -cabinet, comme à l'ordinaire, il demeura «à se -faire éventer» sur la terrasse. J'étais à côté de -lui. J'aperçus qu'il épiait les gens qui montaient -du bas de la ville. C'était une drôle de migraine -qu'il avait: elle ne lui permettait pas de quitter -de l'œil la Grande-Rue. A un moment, il tressaillit. -Il y avait un homme que j'avais vu, comme -lui, monter depuis la ruelle tournante qui vient -du pont. Cet homme portait un gros paquet. Mais -j'avais l'œil plus fin que mon père; je lui dis d'un -ton assuré:</p> - -<p>—Ce n'est pas elle.</p> - -<p>—Elle?… Qui? quoi? demanda-t-il aussitôt.</p> - -<p>—La bourriche.</p> - -<p>Il leva les sourcils. Il aurait eu envie de rire, -mais il n'osa. Il était un peu vexé aussi que -j'eusse découvert la cause de son tourment: il -tremblait que les Plancoulaine ne renvoyassent la -bourriche.</p> - -<p>A midi, il était calmé. La bourriche ne pouvait -revenir. Que diable! on ne laisse pas perdre du -gibier. On le retourne ou on le garde. Évidemment, -on le gardait. Il me dit:</p> - -<p>—Tu n'as pas reçu de lettre, au moins?</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>De ma vie je n'avais reçu de lettre.</p> - -<p>J'en reçus une par la distribution du soir:</p> - -<blockquote> -<p class="ind">«Mon cher Riquet,</p> - -<p>»Mille mercis pour ta magnifique bourriche de -gibier.</p> - -<p class="sign">»<span class="small">PLANCOULAINE</span>.»</p> -</blockquote> - -<p>—Eh bien! dit mon père, qui lisait sur mon -épaule, c'est laconique!</p> - -<p>J'entendais son cœur battre. Petite-maman était -sur mon autre épaule, et son souffle me retroussait -les cheveux.</p> - -<p>Il y avait sur la seconde page un post-scriptum:</p> - -<blockquote> -<p>«<i>P.-S.</i>—Comme il est possible que tu n'aies -pas tout seul exécuté une si splendide hécatombe, -il est trop juste que tu transmettes nos -remerciements à l'adroit fusil qui t'a secondé.»</p> -</blockquote> - -<p>—C'est tout?</p> - -<p>—C'est tout!</p> - -<p>—Tu n'es pas content? dit petite-maman. On -t'appelle «adroit fusil»; fallait-il qu'on te nommât -«fier gentilhomme»?</p> - -<p>La réponse des Plancoulaine était froide, mais -courtoise.</p> - -<p>Ils consentaient à manger notre gibier. Nous -eussions pu attendre d'eux une visite; mais les -Plancoulaine, c'était une chose admise, ne sortaient -pas. C'était donc à nous d'aller chez eux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XII</h3> - - -<p>On ne voulut pas trop se presser. Toutefois, -puisqu'il était bien avéré que par l'envoi de la -bourriche on avait entr'ouvert la porte, il convenait -de ne pas demeurer trop longtemps sans entrer.</p> - -<p>On discuta la toilette; on discuta le jour, puis -l'heure de la visite. On disait, vingt fois par jour: -«la visite». Le ton que l'on employait à ce propos -parcourait une gamme allant de la moquerie et -du badinage à la cordialité et à une certaine déférence. -Un air narquois et dégagé laissait entendre -que l'on faisait peu de cas en somme des Plancoulaine, -et que l'on rentrait chez eux parce que -tel était notre bon plaisir. Des inflexions sentimentales -et même des marques de considération -signifiaient que l'on faisait table rase du passé, -du moins du passé fâcheux,—y compris la -démarche de l'envoi de la bourriche,—et que -l'on se préparait tout simplement à retourner -chez de bons, de grands amis quittés d'hier. -On était très sincère en sautant d'un point de vue -à l'autre; et l'on sautait de l'un à l'autre à chaque -heure. Dans le premier cas, les Plancoulaine -étaient désignés par des expressions telles que «le -père Machin», «la mère Machin»; dans le -second, par des pronoms, par d'ingénieuses circonlocutions. -Le nom même, Plancoulaine, semblait-il, -brûlait la bouche.</p> - -<p>Il fut convenu que l'on ferait la visite entre -quatre heures et demie et cinq heures, après le -goûter au raisiné;—il valait mieux, la première -fois, ne pas manger le pain de la maison.—Ce -serait le moment où l'on est réuni au salon et où -il y a le plus de monde. C'est encore le moins -gênant; on arrive: «Bonjour;» on s'assied; on -cause avec le premier venu.</p> - -<p>C'était, du moins, ce que l'on disait, principalement -pour s'affermir, pour se donner du corps, -car on redoutait une de ces bourrades impertinentes -et parfois grossières, dont M. Plancoulaine, -s'autorisant de son âge et de la puissance de sa -maison, n'était pas chiche quand l'en prenait la -fantaisie. Si une telle avanie était à craindre en -public, il y avait, par contre, moins de chances -qu'elle s'y produisît, que si l'on rencontrait -M. Plancoulaine faisant son tour de jardin, par -exemple, en compagnie d'un ou deux amis seulement, -devant lesquels il eût gardé peu de ménagements.</p> - -<p>N'eût-on pas dit de grands coupables allant implorer -leur pardon?</p> - -<p>On partit.</p> - -<p>Petite-maman avait une robe superbe, un grand -nœud dans le dos, de longs rubans, aux bords -froncés, retombant jusqu'au bas de la jupe, et le -moindre de ses mouvements produisait un bruit -soyeux. On portait, dans ce temps-là, une boucle -de cheveux plats sur le front, des boudins sur la -nuque et de petits chapeaux dits «fermés» que -des brides attachaient sous le menton.</p> - -<p>Mon père avait un gilet blanc et une jaquette -d'alpaga dont le vent secouait les basques comme -des oriflammes.</p> - -<p>Nous descendîmes la grande rue et traversâmes -le pont. Mon père s'arrêta au milieu:</p> - -<p>—La vue est vraiment belle d'ici; on ne se -lassera jamais de le dire…</p> - -<p>Il se donnait de petites tapes sur la poitrine. -L'émotion de «la visite» l'oppressait, et il avait -de la peine à marcher. Qu'il ne pensait donc -guère au paysage!</p> - -<p>Dans le faubourg une difficulté surgit. Entrerait-on -chez les Plancoulaine par la ferme, qui -était le chemin des familiers de la maison, celui -que nous suivions autrefois; ou bien ferait-on le -grand tour par le parc? Le choix de l'entrée -familière pouvait être fâcheusement interprété. -Celui de l'autre nous entraînait loin, et sous les -yeux de badauds qui nous contemplaient avec -force curiosité et commentaires. Il y eut désaccord. -Mais les gens du bourg sortaient de plus -en plus nombreux et se montraient, la main sur -la bouche, «les Nadaud sur leur trente-et-un -qui vont se jeter dans les bras des Plancoulaine!»</p> - -<p>Mon père vira brusquement par le chemin de -la ferme.</p> - -<p>Nous soulevâmes le loquet, sans sonner; nous -parcourûmes le petit corridor aux poussins; nous -prîmes garde de ne pas nous mouiller les pieds -dans la cour, où poules et dindons picoraient. -Une grille franchie, nous voilà dans la cour des -communs où l'on avait coutume de caresser les -chiens en s'annonçant par des: «Tout beau! -tout beau! Holà! Tom, mon bon Tom!… Azor! -viens çà, ma bête!…»</p> - -<p>Tom était là; mais Azor était remplacé par -deux colleys écossais du plus beau poil, qui, ne -nous ayant jamais vus, firent retentir d'aboiements -les environs. Nous étions tellement préoccupés -que nous ne pensâmes même pas, au -milieu de ces chiens, à la sœur de Paletot. On -croyait entrer sans tambour ni trompette; tous -les domestiques furent dehors. Ils restèrent un -court moment, ébaubis, puis rentrèrent. Pierre, -le valet de chambre, vint à nous.</p> - -<p>Mon père se disait: «Faut-il demander à Pierre -si monsieur et madame Plancoulaine sont visibles -et faire passer sa carte? ou bien faut-il se laisser -conduire, sans souffler mot, comme si nous -n'avions jamais cessé de venir?» Ce dernier parti -fut adopté. Nous avions déjà fait plusieurs pas, -Pierre allant devant nous, quant tout à coup mon -père ne put s'empêcher de dire:</p> - -<p>—Et vous, Pierre, ça va toujours?</p> - -<p>Pourquoi fit-il cette question qui ne rimait à -rien et qui gâchait l'espèce de désinvolture de -notre entrée par la ferme? Il fallait admettre la -fiction que nous faisions une visite ordinaire, -une visite de tous les jours, ou bien la rejeter -tout à fait.</p> - -<p>Pierre, supérieur, comprit que mon père ne se -possédait pas et jugea convenable de ne point -répondre directement à une question personnelle; -mais, arrondissant la bouche pendant qu'il poussait -devant nous une porte matelassée, il dit:</p> - -<p>—Je m'étais bien douté… quand j'ai vu la -bourriche…</p> - -<p>Nous étions dans le petit salon aux tapisseries. -Il y avait là les deux jumeaux Courtois, en uniforme -de collège; ils étaient côte à côte, le dos à -plat sur le siège d'un divan, les quatre jambes -en l'air contre le mur; le bas de leur pantalon -retombait et l'on voyait leurs chaussettes et leur -peau; ils ne nous firent pas l'honneur de se -déranger; mais ils riaient follement d'être vus -dans cette attitude.</p> - -<p>On entendait un murmure de voix venant du -grand salon.</p> - -<p>Pour moi, j'avais du coup perdu la tête; je ne -savais ce que je faisais. Mes yeux se portèrent -instinctivement vers le point le plus redoutable, -c'est-à-dire M. Plancoulaine. Il occupait toujours -la même place, à proximité d'un piano à queue. -Il était fort rouge. D'un coup d'œil rapide, il -reçut l'impression de l'acte de vasselage que nous -venions accomplir, et puis il fit comme s'il ne -nous avait pas vus, et continua de causer très -fort avec un jeune homme aux cheveux roux qui -avait le cou long et une pomme d'Adam volumineuse. -Mais madame Plancoulaine s'avançait déjà -et nous tendait la main de la manière la plus -aimable. Elle m'embrassa; je reconnus le chatouillement -du poil nombreux qu'elle avait au -menton; puis elle me lança si fort sur son mari -que je faillis m'étendre sur le parquet. J'ai cru -comprendre, depuis, qu'elle tenait à ce que son -mari m'embrassât avant d'être abordé par mon -père, afin de ne pouvoir lui faire trop mauvaise -mine pendant qu'il tiendrait son fils dans ses -bras. M. Plancoulaine m'attrapa au moment où -je glissais et m'éleva pour m'embrasser. J'entendis -qu'il disait à mon père: «Bonjour, Nadaud,» -dans mon oreille. Peut-être profita-t-il de ce qu'il -employait ses deux bras à me soutenir pour ne -point lui donner la main. Toujours est-il qu'il -ne la lui donna pas, et ne me posa à terre que -pour saluer petite-maman.</p> - -<p>L'ordre était rétabli. Chacun recommençait à -causer.</p> - -<p>Il y avait là le neveu Moche et «les fillettes» -qui ne se mariaient toujours pas; il y avait toute -la famille Capdevielle et l'institutrice anglaise, les -Gantois, madame Gentil, le colonel Flamel, les -trois jeunes sœurs du docteur Chevalière, que -l'on pressait de questions parce que le bruit -courait que déjà leur frère, malgré ses succès, -quittait Beaumont, pour s'installer à Paris. A notre -grand regret, nous ne vîmes ni la cantatrice ni -M. Théodore: ils étaient justement en excursion.</p> - -<p>Madame Plancoulaine remarqua que nous étions -isolés, et elle vint entretenir la petite-maman; -elle lui parla de la saison et de sa toilette. Petite-maman -répondait sur un ton cérémonieux qui -lui donnait l'air d'une étrangère. Mon père, -pour n'être pas muet, essayait d'attraper une -bribe de la conversation et d'y prendre part. Il -cherchait des yeux un secours. Que Clérambourg -n'était-il là! il fût venu lui parler sans doute. -Gantois s'en gardait bien, ainsi que nombre -d'autres «ralliés» à notre cause depuis que nous -habitions la maison Colivaut; ni eux ni Gantois -ne risquaient un geste en notre faveur chez -M. Plancoulaine, tant que le maître n'aurait pas -témoigné qu'il admettait le «transfuge» à résipiscence.</p> - -<p>Dans un de ces moments d'accalmie que subit -une conversation nombreuse, on entendit contre -la porte du salon le choc d'une bombe; la porte -s'ouvrit, et les jumeaux Courtois, formant une -seule boule, roulèrent sur le parquet. Ils jouaient -aux lutteurs; ils se tenaient à bras-le-corps, fort -étroitement, et, la cloison franchie, ne se lâchaient -encore pas. M. Plancoulaine se leva tout debout -et jura comme autrefois:</p> - -<p>—Nom d'une boutique! fichez-moi le camp -d'ici tous deux, grands nigauds!</p> - -<p>Le papa Courtois n'était pas là; les relations, -comme on nous l'avait dit, devaient être froides -avec le notaire; il envoyait, il est vrai, ses fils, -mais M. Plancoulaine était pour eux sans égards.</p> - -<p>Nul indice ne pouvait nous être plus favorable, -puisque M. Plancoulaine virait d'un notaire à -l'autre. Mon père dut reprendre courage.</p> - -<p>Il était très ennuyé de n'avoir ni dit un mot à -M. Plancoulaine ni reçu un mot de lui. Il manœuvrait -pour s'approcher de lui chaque fois -qu'il y avait un mouvement dans les groupes. Il -se rendit utile en allant refermer la porte, que les -jumeaux avaient laissée entr'ouverte. Quand il se -retourna pour reprendre sa place, je vis qu'il -payait d'audace: un tabouret turc, qui servait à -déposer un plateau, était libre près de M. Plancoulaine; -il s'y dirigea tout droit. Je le suivais -des yeux; je me disais: il tourne sa langue et -prépare le mot qu'il va adresser à l'ogre en -s'asseyant; car, il n'y a pas à dire, s'il va s'asseoir -là, c'est pour entamer le feu. Ou on lui -répondra, ou bien non; et alors nous n'avons -plus qu'à nous retirer; nous en sommes de nos -frais de bourriche.</p> - -<p>Il s'assit et se tourna rapidement vers la grosse -face bourrue et rouge de M. Plancoulaine, en -ouvrant la bouche; un son en sortait que je -n'étais pas seul à épier. Mais M. Plancoulaine, -qui n'avait pas eu l'air de le voir et ne l'avait -peut-être pas vu, adressa au même instant un -«Chut!» impératif à toute l'assemblée; le jeune -homme au long cou calait sa pomme d'Adam avec -le talon de son violon.</p> - -<p>Le morceau parut long. Dès qu'il fut achevé, -grand remue-ménage. Mais le jeune musicien, qui -semblait dédaigner tout le monde, s'emparait -aussitôt de M. Plancoulaine comme de l'auditeur -le moins profane; et il lui parlait dans le nez, -avec passion, avec volubilité, avec énervement. Il -éclaircissait par la parole ce que sans doute on -n'avait pu comprendre, à cause de la nouveauté -de son art. Son nez se pinçait, ses narines frémissaient, -de grosses veines en zigzag se gonflaient -à ses tempes. Il chantonnait tel passage où il -avait voulu faire entendre le bruit de la rue de la -grande ville, le matin, avec le lourd vacarme des -camions et des omnibus, le pas des chevaux de -fiacre, le cri des marchands ambulants et jusqu'à -la démarche hâtive et légère des trottins. Il disait:</p> - -<p>—Leurs bottines ne sont pas neuves, entendez-vous -bien? Ce ne sont pas des bottines de -femmes élégantes, qui sont tenues en forme par -l'embauchoir; ce sont des bottines dont l'empeigne -est élargie, qui ont été souvent à l'eau et qui, -dans la boue de la rue Montmartre, font «pfoui… -pfoui…».</p> - -<p>Plusieurs personnes affirmaient qu'elles comprenaient -parfaitement; mais le musicien n'en -croyait rien, et il suait sang et eau à donner à -son explication une nouvelle vigueur. Il avait -aperçu petite-maman, et, probablement parce -qu'il la trouvait jolie, il s'adressait à elle, ce -qui la fit pénétrer dans la conversation générale.</p> - -<p>L'excellente madame Plancoulaine, en maîtresse -de maison accomplie, ne perdait pas un détail de -ce qui se passait; elle devinait l'angoisse de mon -père; elle le secourut.</p> - -<p>Elle arriva sur nous, trottinant entre les -groupes, et me demanda si j'avais goûté. Mon -père lui dit que oui; elle ne voulut point l'entendre; -elle m'entraîna par la main et prit le -bras de mon père, sous prétexte de nous montrer -quelque chose «qui en valait la peine».</p> - -<p>—Quant à votre femme, dit-elle, on se l'arrache. -Laissons-la.</p> - -<p>Elle nous mena à la salle à manger et courut -au buffet. Elle en tira une terrine de terre brune -vernissée qui portait un animal couché, grossièrement -modelé sur le couvercle. Elle découvrit -la terrine:</p> - -<p>—Sentez-moi ça! dit-elle.</p> - -<p>Il nous monta aussitôt l'arome exquis de ces -pâtés de ménage que l'on ne sait faire qu'en province, -dans les bonnes maisons. Cela sent le jardin -potager, les allées bordées de thym et de -romarin, le four chauffé aux bourrées de genièvre, -la bruyère et l'herbe courte des landes que les -moutons broutent, où poussent les mousserons et -les champignons roses. Le contenu était un dôme -de forme ovoïde, de la couleur d'un bronze roux, -avec une agrémentation de bandes de lard doré -à demi fondu, semblant grésiller encore, et de -petites feuilles de laurier cuites aussi et pareilles -à des ornements de cuivre verdâtre; une graisse -neigeuse enchâssait le tout à la paroi craquelée, -d'un bleu de lait.</p> - -<p>C'était un pâté composé avec le gibier de la -«bourriche».</p> - -<p>—Saprelotte! dit mon père, madame, votre -talent ne faiblit pas!</p> - -<p>Elle avait déjà plongé un couteau dans cette -pâte merveilleuse, et, à petits coups saccadés, elle -découpait d'une main sûre des tranches larges et -minces.</p> - -<p>—C'est trop juste, dit-elle, que ce soit vous -qui l'entamiez.</p> - -<p>Elle courait à la porte, appelait la bonne, -demandait des assiettes et du pain. Mon père -s'excusait, jurait que son estomac ne supportait -rien entre les repas.</p> - -<p>—Asseyez-vous là! dit-elle.</p> - -<p>Et elle nous mit la fourchette à la main.</p> - -<p>Elle avait l'oreille au guet; elle voulait savoir -si l'on entrait au salon, si l'on en sortait, tant -elle tenait à être à tout le monde à la fois.</p> - -<p>—Eh! mangez donc! dit-elle; il faut bien -fêter le retour de l'enfant prodigue…</p> - -<p>Elle sourit et s'éclipsa sur cette bonne parole.</p> - -<p><i>Le retour de l'enfant prodigue!</i> Ce fut là-dessus -que nous fûmes laissés vis-à-vis du pâté -de gibier provenant de la bourriche. Matière à -méditation! Mon père mangeait, ma foi, pris à -la succulence de la terrine. Méditait-il?</p> - -<p>Il ne songea pas à s'offusquer du sens donné -par madame Plancoulaine à la brouille que terminait -le fait de manger ce pâté; c'est qu'il mendiait -plus bas encore! C'est qu'étant venu ici, -s'étant informé de la santé du domestique, ayant -mangé dans la main de la maîtresse de maison, -une chose lui manquait: un mot du maître, -l'estampille de la réconciliation.</p> - -<p>Nous rentrâmes au salon.</p> - -<p>Le jeune homme à la pomme d'Adam suppliait -petite-maman de se faire entendre. Il arrivait de -Paris et ignorait la délicatesse de notre situation. -La jeune femme se dérobait, faisait des façons, -était fort embarrassée. M. Plancoulaine dit tout à -coup:</p> - -<p>—Jouez donc, madame, je vous en prie.</p> - -<p>Elle n'avait plus qu'à obéir. Elle ôta ses gants -et s'assit au piano. Mon père retourna à son tabouret, -près du maître. Il n'eut pas à parler à -M. Plancoulaine; sa femme entamait une rhapsodie -de Liszt.</p> - -<p>Elle avait au piano l'audace d'un rossignol qui -chante; elle ne doutait point d'elle et jouait avec -une facilité si heureuse qu'elle obtenait grâce -devant tous. Elle massacrait Beethoven, mais interprétait -un Chopin, un Liszt, et les Tchèques et -les Russes avec une liberté qui vous laissait stupéfaits, -incertains, mais ravis.</p> - -<p>Elle plaisait au jeune musicien. Il donna le -signal des applaudissements, se leva, parla encore, -caractérisa avec feu la nature de ce talent, qui, -disait-il «avait l'odeur du steppe». Tout le salon -pour petite-maman eut un moment les yeux du -jeune musicien. M. Plancoulaine, flatté d'avoir fait -entendre «quelqu'un» à un artiste de Paris, applaudit -lui-même.</p> - -<p>Alors je vis mon père, enhardi, qui se disposait -à lui parler. Il s'était encore une fois rapproché -de lui. Il allait parler, quand M. Plancoulaine, -qui probablement suivait son jeu, lui lança pour -toute politesse, en me désignant du doigt:</p> - -<p>—Qu'est-ce que vous allez faire de cet -enfant-là?</p> - -<p>Il avait jeté son aumône. Il dédaigna la réponse. -Mon père disait:</p> - -<p>—Mais je vais le mettre au collège à la rentrée…</p> - -<p>M. Plancoulaine avait déjà tourné la tête et -causait musique avec le compositeur.</p> - -<p>Mon père fit signe à sa femme qu'il était temps -de nous retirer, et il profita du brouhaha, qui -durait encore, pour saluer à distance M. Plancoulaine, -sans lui tendre la main.</p> - -<p>Madame Plancoulaine nous reconduisit. Elle -descendit avec nous les marches du perron, en -nouant sous son menton les brides d'un chapeau -de jardin.</p> - -<p>—Mais, madame, ne vous donnez donc pas la -peine, je vous en prie!</p> - -<p>—C'est trop aimable à vous, madame… nous -ne souffrirons pas!…</p> - -<p>—Allons donc! dit madame Plancoulaine, il y -a trop longtemps que je ne vous ai vus! Je suis -sûre que c'est moi la plus contente…</p> - -<p>—Mais nous le sommes, madame, veuillez le -croire.</p> - -<p>—A la bonne heure! Il y aura plus de joie au -ciel pour un seul pécheur converti que pour cent -justes qui…</p> - -<p>Elle coupait aux églantiers une demi-douzaine -de roses magnifiques:</p> - -<p>—Prenez ça, ma belle!</p> - -<p>Nous dûmes nous confondre en remerciements. -Il fallait, bon gré mal gré, se déclarer ses obligés. -Elle nous conduisait jusqu'à la ferme. Par les -fenêtres des cuisines les domestiques étaient témoins -de l'honneur qu'on nous faisait. Une porte -s'ouvrit tout à coup, et la cuisinière, Françoise, -vint vers nous, tenant un chien sur le bras. Elle -nous adressait de loin force petits saluts; son œil -parlait; elle aussi «s'était bien doutée quand elle -avait vu la bourriche». Elle dit en arrivant près -de nous:</p> - -<p>—C'est Mirza, la sœur au petit chien de monsieur -et madame Nadaud. Monsieur et madame -vont bien?</p> - -<p>—Mais oui, Françoise; merci. Ah! voilà donc -«la sœur» dont nous avons tant entendu parler!</p> - -<p>—C'est comme ici, dit madame Plancoulaine, -vous ne vous doutez pas combien on nous rebat -les oreilles de votre chien Paletot. Il faudra nous -l'amener la prochaine fois.</p> - -<p>Les domestiques, de part et d'autre, avaient -poussé au traité de paix. Si la mère Fouillette -trouvait que nous dînions trop souvent à la maison, -les gens, chez les Plancoulaine, reprochaient -aux jumeaux Courtois de «hacher» les canapés -et le jardin.</p> - -<p>Nous prîmes congé au seuil de la ferme.</p> - -<p>—Eh bien! dit petite-maman, j'espère que ça -s'est bien passé!</p> - -<p>—Oh!… fit mon père, la pilule a le goût amer; -mais j'espère que l'effet sera bon.</p> - -<p>Il se défendit de ternir l'heureuse impression -qu'emportait sa femme; il sentait qu'elle avait là -retrouvé sa vie, c'est-à-dire du monde. Quant à -lui, il ne doutait pas qu'il dût reprendre pied -promptement dans la maison en s'avilissant de -nouveau, et le plus fréquemment possible, devant -M. Plancoulaine.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XIII</h3> - - -<p>Nous rencontrâmes M. Clérambourg sur le pont. -Nous n'avions pas à lui apprendre d'où nous -venions. Il dit lui-même à mon père:</p> - -<p>—Maintenant que <i>c'est fait</i>, je puis vous confier -que par votre démarche vous avez rendu un -fier service à Plancoulaine…</p> - -<p>Mon père leva les sourcils et jeta son corps en -prière.</p> - -<p>—Oui, continua Clérambourg, Plancoulaine -est à couteaux tirés avec Courtois, et il ne savait -pas à qui confier le soin de ses affaires.</p> - -<p>—Ah! dit mon père, j'aurais aimé savoir plus -tôt que les choses en étaient à ce point: j'eusse -fait là-bas meilleure figure.</p> - -<p>Ces messieurs s'approchèrent du parapet et -regardèrent la maison neuve, qu'on appelait déjà -«le château Moche», et qui s'élevait au bout du -pont, presque en face du jardin du presbytère. -C'était une construction prétentieuse, avec deux -petites tourelles crénelées, et une terrasse à -balustrade, sur la rivière, le tout destiné à imiter -et surpasser les agréments de la maison Colivaut.</p> - -<p>—Courtois, dit M. Clérambourg, a eu la négligence -de laisser construire ces tourelles sans consulter -l'état des servitudes. Or, monsieur Phébus -qui, depuis un an et plus, regarde placidement, de -sa barque, pousser le château Moche, vient d'élever -la prétention d'en faire raser la toiture et les -tours, attendu qu'il est propriétaire d'une bicoque -située derrière et qui jouit, sur le terrain Moche, -d'une servitude de «non bâtir».</p> - -<p>M. Phébus était debout dans sa barque au pied -du mur du presbytère. La flotte de liège oscillait -comme un pendule scandant la marche infaillible -du temps propice aux haines patientes. Au-dessus -de sa tête s'étendait le jardin en friche où les -plantes, les bêtes et un saint homme louaient -Dieu. La rivière sombre et profonde, toujours -même et toujours nouvelle, coulait indifférente -sous un doux ciel léger où semblaient voleter des -jupes de ballerines.</p> - -<p>Nous continuâmes notre chemin. Je me rappelais -le retour de la visite aux Plancoulaine, qui -avait marqué le début de notre période de -malheurs. Le retour d'aujourd'hui en célébrait la -clôture. Là-haut, au fin bout de la rue, la maison -Colivaut ne représentait plus le but un peu chimérique -de nos efforts; la maison Colivaut était à -nous. Les passants, les boutiquiers ne nous regardaient -plus comme des gens qui ont eu le front -de regimber contre un caprice tyrannique unanimement -accepté; ils nous enveloppaient de cette -bienveillance qu'on n'accorde qu'à ceux qui se -sont soumis à la loi commune. Nous étions désormais -d'accord avec l'opinion publique.</p> - -<p>Quelque chose, je ne sais quoi, en ma conscience -d'enfant, se révoltait contre la platitude de ce -résultat. Les péripéties de la guerre me plaisaient -mieux que cette médiocre paix; je regrettais que -l'aventure fût finie.</p> - -<p>Nous montions la grande rue. Je marchais -devant mes parents. Ils m'avaient appelé; je ne -les avais pas entendus. J'allais toujours, l'esprit -perdu dans des «imaginations». Le désir -autrefois ressenti en montant dans la voiture de -mon père, ce désir de fuite éperdue dans l'air -libre, au-dessus des toitures, des campagnes, des -routes et des rivières, me soulevait de nouveau -avec ses suffocations et son vertige. Je voyais la -rue qui montait, qui s'arrêtait à la porte aux -pattes de biche et au mur à balustrade de la -maison Colivaut; et je voulais que cette rue ne -s'arrêtât point, qu'elle crevât la maison Colivaut, -qu'elle escaladât la colline et, par delà la colline, -qu'elle escaladât d'autres obstacles, qu'elle montât -plus haut! Je gravissais ces pentes; je voyais se -rapetisser Beaumont, se ratatiner son monde, et -la maison Plancoulaine elle-même devenir quelque -chose de moindre qu'une fourmilière… Alors, -là-haut, je voyais… Je voyais quoi?… Ah!… -voilà. J'avais beau faire effort, être certain que -quelque chose apparaîtrait là-haut, un brouillard -m'aveuglait.</p> - -<p>J'arrêtai mes pas réels, au milieu de la place, -devant la statue d'Alfred de Vigny. Ce grand -homme de bronze, à la figure étrangère et hautaine, -fut le premier objet qui me frappa au sortir -de mon rêve. Était-ce lui qui émergeait du -brouillard? était-ce lui qu'on voyait encore quand -on regardait de plus haut que la maison Colivaut, -de plus haut que la colline et de plus haut que -d'autres collines encore? Des voix criaient derrière -moi:</p> - -<p>—Riquet!… Riquet!…</p> - -<p>Je me retournai.</p> - -<p>—Riquet! mais c'est Marguerite Charmaison!… -C'est Marguerite Charmaison!</p> - -<p>Je fis à part moi: «Ah! oui, Marguerite Charmaison, -qui cherche depuis plus longtemps que -moi! Marguerite Charmaison, qui a eu de plus -grands désirs que moi-même. Elle doit savoir, elle, -ce que l'on voit quand on s'est donné beaucoup -de peine pour monter, pour escalader collines et -collines!…»</p> - -<p>—Riquet! Riquet!… On te dit que c'est Marguerite!</p> - -<p>En effet, Marguerite Charmaison était là. Elle -arrivait de Paris; elle présentait sa mère, que -nous n'avions jamais vue à Beaumont. Elle savait -déjà que nous venions de chez les Plancoulaine -et nous en félicitait. Elle dit:</p> - -<p>—J'irai vous annoncer une nouvelle.</p> - -<p>D'une jeune fille ordinaire, cela eût signifié -évidemment un mariage. Mais de Marguerite, -que pouvait-on prévoir avec assurance? Peut-être -avait-elle vendu un tableau à l'État? ou découvert -une nouvelle vocation? peut-être avait-elle recouvré -ses goûts anciens: elle entrait au théâtre? -elle se faisait religieuse? elle décidait de pleurer -sa vie entière le souvenir du jeune lord anglais -ou du grand cardinal?… Ou bien elle avait culbuté -la philosophie allemande?… émancipé le -sexe féminin?… découvert la formule de l'Art?… -Rien de tout cela ne me paraissait ridicule ni -au-dessus des forces de Marguerite. Je résumais -mes suppositions en disant: «Qu'elle a de la -chance! elle a trouvé!»</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>XIV</h3> - - -<p>Elle vint nous voir, dès le lendemain, avec sa -mère. Le soir tombait; nous étions au jardin.</p> - -<p>Marguerite était plus jolie qu'autrefois. Sa taille -s'était haussée, son buste développé; ses yeux -étaient calmés. Il y avait dans ses traits une harmonie -nouvelle; tout y semblait plus mûr, plus -achevé, plus aisé et en équilibre. Elle conservait -la même ardeur; sa voix avait le même accent de -passion contagieuse qui eût fait le succès d'une -comédienne; mais l'inquiétude, l'angoisse fiévreuse -s'en étaient allées de toute sa personne. On la -sentait, à ses mouvements, à ses paroles, à son -silence même, décidément heureuse.</p> - -<p>Elle prit à part petite-maman et lui glissa rapidement -quatre mots à l'oreille qui lui firent faire: -«Ah!» Ce devait être «la nouvelle». Marguerite -ajouta tout haut:</p> - -<p>—Ce ne sera officiel que dans quelques jours.</p> - -<p>Petite-maman dit:</p> - -<p>—C'est une confidence.</p> - -<p>On n'en parla point.</p> - -<p>Nous avions gravi l'escalier aux marches branlantes, -sous le prunier de mirabelles, et nous nous -promenions dans la grande allée bordée de buis -qui côtoyait le cadran solaire. Je me tenais autant -que possible à proximité de Marguerite, sans toutefois -lui parler, car elle m'intimidait plus que -jamais depuis que je la croyais en possession du -mystère qu'elle avait si ardemment cherché. De -temps en temps je relevais les yeux vers elle; je la -considérais et la vénérais comme un tabernacle -qui contient une substance sacrée. J'avais si grand -besoin de voir quelqu'un qui fût grand, qui fût -beau, qui fût au-dessus du commun des hommes!</p> - -<p>Nous passions et repassions près du cadran -solaire. Bien que j'eusse déjà vu beaucoup de gens -passer par là, je m'étonnais toujours qu'aucune -personne ne fût amenée, par la vue du double -triangle de métal et d'ombre, des grands chiffres -deux fois séculaires, par l'aspect mélancolique et -charmant de la pierre à demi rongée, à demi -revêtue d'une mousse de velours, ou enfin par la -grave inscription latine, à donner à l'entretien -un tour moins terre à terre et moins plat. <span class="sc" lang="la" xml:lang="la">Lædunt -omnes, ultima necat</span> (Toutes les heures nous -blessent, la dernière nous tue). Non! non! Les -regards effleuraient la pierre, les esprits n'en -étaient pas touchés. Les femmes parlaient toilette -ou potins locaux, les hommes affaires ou politique. -Jamais je n'avais entendu le ton se hausser.</p> - -<p>Entre madame Charmaison, Marguerite et -petite-maman, s'agitait pour le moment la question -de la prééminence du <i>Bon Marché</i> sur le -<i>Louvre</i> ou du <i>Louvre</i> sur le <i>Bon Marché</i>.</p> - -<p>Marguerite remarqua que je suivais ses pas. -Elle dit:</p> - -<p>—Comme il est sage, cet enfant!</p> - -<p>Puis elle me demanda si j'allais toujours chez -ce bon monsieur le curé. Je dis: «Oui.» J'étais -rouge. J'avais bien envie de lui parler; je ne -pus que lui dire:</p> - -<p>—Vous souvenez-vous, lorsque vous m'avez -mis les deux mains sur les yeux, auprès du -cadran solaire?</p> - -<p>—Mais certainement! dit-elle.</p> - -<p>Cela lui donna l'idée de revoir le cadran. Elle -me prit la main, et nous nous en approchâmes. -J'avais assez grandi pour avoir toute la tête au-dessus -de la table; Marguerite se pencha sur -moi, son menton s'appuyant sur mes cheveux, et -mon menton à moi sur le cadran. Je sentais le -souffle de Marguerite, et sa main sur mon épaule. -Un frisson me passa par tout le corps. Elle me dit:</p> - -<p>—Est-ce que vous avez froid?</p> - -<p>Non! je n'avais pas froid! Nous étions là tous -les deux sur cette pierre où je m'étais accoutumé -à voir une sorte d'intermédiaire entre le Ciel et -moi, où j'attendais depuis si longtemps un mot -qui s'inscrivît là pour moi, à côté de la vieille -sentence latine. Marguerite, pour moi la créature -la plus sublime et la plus belle que j'eusse -connue, Marguerite ayant trouvé sa vocation, et -toute radieuse de l'avoir enfin trouvée, Marguerite -n'était-elle pas la voix d'en haut qui allait prononcer -le mot magique qui épargne aux enfants -passionnés les inquiétudes de l'adolescence?</p> - -<p>Elle brûlait en effet de faire sa confidence à -tous ceux qu'elle voyait; je crois qu'elle l'eût -faite aux roseaux. Tandis que j'étais là, tremblant, -haletant, savourant d'avance le souffle qui -m'allait enchanter, elle me dit sur le front:</p> - -<p>—Riquet! tu sais, je me marie!</p> - -<p>Puis plus bas, plus mystérieusement, et cette -fois dans l'oreille, où je sentis ses lèvres:</p> - -<p>—… Avec le docteur Chevalière!</p> - -<p>Et elle m'abandonna tout à coup. Elle avait -rougi en disant le nom de celui qu'elle aimait.</p> - -<p>Tel était l'aboutissement de toutes les fièvres -de Marguerite Charmaison. Adieu images d'Œdipe -et de Newman! adieu mourant lord Wolesley! -adieu Kant! adieu revendications féminines! adieu -grand Art! Elle avait rencontré un beau jeune -homme; elle l'aimait; elle l'épousait.</p> - -<p>Quand ces dames nous quittèrent, je m'en allai -sur la terrasse et m'accoudai à la balustrade. -Marguerite descendait la rue avec sa mère.</p> - -<p>Je reconnus, à la terrasse du café, au milieu -de ces messieurs du Conseil, le docteur Troufleau. -A la pensée de l'émotion qu'il allait avoir, mon -cœur sauta. Ces dames arrivaient au carrefour: -le docteur les avait vues. Elles furent jointes -par une dame en noir avec qui elles causèrent -un instant, et, comme elles allaient se séparer, -je vis que Marguerite se penchait à l'oreille de la -dame en noir: elle lui faisait sa confidence. -Troufleau était éloigné de quatre pas à peine; il -eût pu l'entendre…</p> - -<p>Il salua ces dames en se levant tout debout; -son chapeau haut de forme décrivit un grand arc -de cercle; un pan de sa redingote renversa probablement -une cuiller et un verre; le bruit en -vint jusqu'à moi. Marguerite tourna la tête, -l'aperçut et lui rendit son salut.</p> - -<p>Ces dames s'éloignèrent encore; je les vis disparaître -vers l'église. Le silence du soir se répandit. -Parfois la voix d'un des buveurs, au café, -éclatait comme une vitre qu'on brise. On percevait -très nettement le choc des soucoupes. Un chien -traversait la place. Une femme allait à la fontaine. -Je vis, au travers d'un rideau de mousseline, -à la lueur d'une petite lampe, madame -Auxenfants qui fricotait. M. Fesquet fumait la -pipe à la fenêtre. Mesdemoiselles Tiffeneau et -mademoiselle Bouquet revinrent de leur promenade -en chantant.</p> - -<p>Puis, à l'heure du dîner, tous les bruits moururent, -et la rue, en toute sa longueur, semblait -traverser une ville abandonnée. Seule, au milieu -de la place, demeurait la statue du poète.</p> - -<p>De ma balustrade, je regardai encore une fois -cet être inconnu de tous et dominant tout le -monde de sa mine altière. Il restait étranger à -nos rumeurs, à nos disputes, à nos bassesses. Il -paraissait désespéré, et pourtant calme. Était-ce -à cause de ce qu'il voyait à ses pieds? était-ce à -cause de ce qu'il voyait au loin? De son piédestal, -voyait-il les hommes mieux que nous? Voyait-il -Dieu? Ne voyait-il rien?</p> - -<p>M. le curé m'avait dit, en m'expliquant les -auteurs anciens:</p> - -<p>«Mon enfant, les pensées forment un jeu de -patience merveilleux; il s'agit de trouver entre -elles un certain ordre. Tant que cet ordre n'est -pas trouvé, elles clochent entre elles et nous font -mal; quand vous le tenez, vous voyez Dieu.»</p> - -<p>Oh! comme j'essayais de mettre de l'ordre dans -mes pauvres pensées; mais j'étais trop jeune… -Et personne ne m'aidait.</p> - -<p>La nuit était presque venue, j'eus moins de -honte à commettre une extravagance. Je ramassai -dans l'ombre tous mes beaux désirs d'enfant, -écornés déjà aux réalités de la vie, et, au risque -d'être pris pour un insensé si quelqu'un m'entendait, -je mis mes mains en porte-voix sur ma -bouche, et criai au poète:</p> - -<p>—Que voyez-vous? que voyez-vous? vous qui -avez l'air d'être au-dessus de nous!</p> - - -<p class="c gap small">FIN</p> - - -<p class="c gap small">E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—9558-11-12</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's L'enfant à la balustrade, by René Boylesve - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT À LA BALUSTRADE *** - -***** This file should be named 63206-h.htm or 63206-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/2/0/63206/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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