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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Nymphes dansant avec des satyres - -Author: René Boylesve - -Release Date: November 14, 2020 [EBook #63762] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NYMPHES DANSANT AVEC DES SATYRES *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was -produced from scanned images of public domain material -from the Google Books project.) - - - - - - - - - - - RENÉ BOYLESVE - DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE - - NYMPHES - DANSANT - AVEC DES SATYRES - - PARIS - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - 3, RUE AUBER, 3 - - - - -DU MÊME AUTEUR - - -CONTES - - LES BAINS DE BADE 1 vol. - LE BONHEUR A CINQ SOUS 1 -- - LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC 1 -- - LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES CANARDS 1 -- - -ROMANS - - LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS 1 vol. - SAINTE-MARIE-DES-FLEURS 1 -- - LE PARFUM DES ILES BORROMÉES 1 -- - MADEMOISELLE CLOQUE 1 -- - LA BECQUÉE 1 -- - L'ENFANT A LA BALUSTRADE 1 -- - LE BEL AVENIR 1 -- - MON AMOUR 1 -- - LE MEILLEUR AMI 1 -- - LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE 1 -- - MADELEINE JEUNE FEMME 1 -- - - -E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY - - - - - Il a été tiré de cet ouvrage - SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE - et - CINQ CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN DU MARAIS - tous numérotés. - - -Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays. - - -Copyright, 1920, by CALMANN-LÉVY. - - - - -AU LECTEUR - - -Les contes que je réunis ici ont été écrits vers 1894 et 1898; ce sont -mes premiers essais dans le genre du récit, et à cause de cela j'avais -négligé de les publier en librairie. - -Le titre même du présent recueil est de ce temps-là; il m'a plu -toujours, non seulement parce qu'il évoque une harmonieuse image, mais -parce que le balancement qu'il exprime entre la grâce de formes pures et -le rictus souvent désolé ou amer de cette maligneté que je vois à la -face du monde, me paraît caractériser une disposition d'esprit qui se -retrouve dans tous mes livres. - -R. B. - - - - -DIVUS ARETINUS - - -Pierre Arétin, surnommé divin, par le fait de sa gloire, occupait à -Venise une maison sise au Grand Canal, proche du pont de Rialto et des -marchés de la ville. Lui-même a pris soin de nous dire que ce lieu était -«sans défaut» et que la vue y était la plus agréable du monde. Mille -gondoles y passaient, soit aux heures des approvisionnements, soit à -celles de la promenade. Le quartier de Rialto étant le centre des -affaires, le vieux pont de bois était sans cesse parcouru par la foule -pittoresque des commerçants, des agioteurs et des étrangers de toutes -les nations dont les rapports étaient actifs avec la République. Joignez -à cela que la famille dogale des Mocenigo avait son palais dans le -voisinage, ce qui était l'occasion de fréquents mouvements d'équipages -princiers ou d'ambassadeurs et de ce train spécial et d'une richesse -incomparable dont s'accompagnait le célèbre vaisseau nommé le -_Bucentaure_. Mais Arétin était plus puissant que le Doge; toutes les -personnes que l'étiquette menait chez celui-ci avaient à coeur de -visiter l'illustre écrivain; et il en recevait en outre beaucoup -d'autres. - -A l'heure délicieuse du soir qui précède la chute du soleil, messer -Pierre Arétin, ayant retenu à souper quelques-uns de ses visiteurs, se -tenait avec eux au balcon de cette maison fameuse. Il y avait là son bon -ami le Titien, grand peintre, et le sculpteur Sansovino non moins -célèbre; Nicolo Franco, secrétaire d'Arétin, et plusieurs femmes de -grande beauté, d'humeur alerte, et dont les propos avaient la grâce et -l'agilité des oiseaux libres qu'on voit en abondance dans les jardins -enchantés de l'île de Murano. Et certes, s'il était agréable de -contempler du balcon le spectacle mouvant du Canal, il arrivait aussi -que nombre de gondoliers et de barcarols se missent d'eux-mêmes à -ralentir le balancement cadencé de leur rame, pour fournir aux -promeneurs l'occasion d'admirer l'entourage magnifique d'Arétin, le -fléau des princes. Les dames, déjà parées pour le souper, dépassaient -par la splendeur de leur accoutrement les plus riches pièces -d'orfèvrerie; leurs cheveux étaient teints et séchés, et leurs épaules -et leur gorge parfumées et fardées s'épanouissaient hors des brocarts et -sous les perles, pareilles à ces fleurs cultivées dont on ne sait au -juste si l'attrait vient de l'excessive beauté ou de l'artifice. Le -maître attirait les regards par l'éclat de son teint, sa longue barbe, -son pourpoint cramoisi où brillait une chaîne d'or bien ouvragée, -dernier gage d'amitié de Sa Sainteté le Pape. Titien, qui adorait les -couleurs, était vêtu d'étoffes de velours noir d'une demi-douzaine de -tons différents. Sansovino, de qui la sobriété faisait l'objet -d'amicales railleries, portait la longue robe de serge noire attachée au -cou simplement par des pièces d'argent. - -L'on avait devisé tout le jour, en faisant de la musique et buvant des -vins. Arétin avait tenu sur vingt hauts seigneurs les propos les plus -hardis en même temps que les plus lâches et les plus extravagants; il -avait fort scandalisé son auditoire et l'avait beaucoup diverti. Maintes -fois le bon sculpteur avait été sur le point de se fâcher contre lui, et -autant de fois il avait été désarmé par ses reparties inopinées et son -exubérance aussi puérile que déconcertante. Titien, plus préoccupé de -l'heureux effet de l'assemblage des choses que de la valeur isolée de -chacune, et sensible extrêmement aux saillies ainsi qu'à la belle -humeur, regardait son étrange ami d'un oeil sans cesse indulgent. Outre -cela, Arétin connaissait les arts et les jugeait avec grand discernement -et sincère amour; de sorte que l'illustre peintre ne croyait pas se -tromper en admirant à l'aveugle cette force extraordinaire, cette -prodigieuse vitalité qui, poussant Arétin à tous les extrêmes, vous -laissaient augurer de son audace l'enfantement de quelque chose -d'excellent tout aussi bien que d'exécrable. - -Arétin penché au balcon, le coude appuyé sur un tapis levantin, laissait -aller sa verve au hasard des barques fuyantes. Il distribuait des -bonjours, des signes de main, des compliments à haute voix, des -sourires; et, posant parfois sur sa bouche sa main chargée de bagues, il -lançait à son entourage un mot cinglant qui ruinait un homme ou brisait -d'un coup l'honneur d'une patricienne. On s'exclamait, on protestait, on -riait. Le rire emportait tout. Et ceux que ce divertissement trouvait -rebelles, se laissaient attendrir par les beaux jeux de l'heure -crépusculaire sur les paillettes des eaux, sur la poupe grasse des -gondoles et sur les marbres qui sont frères de la lumière. - -Ainsi s'achevait, dans du luxe, de la beauté, du plaisir, de la -calomnie, des saluts, des baisers, des caquetages, de la musique et des -promenades, une journée de Venise au temps de sa gloire. - - * - - * * - -Tout à coup, une troupe de jeunes garçons venant de la _Merceria_, qui -est la rue commerçante de Venise, déboucha sur le pont de Rialto, tenant -à la main des libelles et criant à tue-tête: - ---Écoutez! écoutez! voilà les nouvelles du jour: la guerre avec le Turc! -Écoutez! écoutez!... la rupture avec Sa Majesté l'Empereur!... Écoutez! -écoutez!... le mauvais état des galères de la République! l'Arsenal -vendu secrètement!... etc., etc. - -Bien que le fait ne fût pas sans précédent et que l'on eût vu dès les -premières années du siècle de pauvres gens semer des pamphlets dans la -ville, du haut du Rialto, cette irruption soudaine et la gravité des -nouvelles énoncées, vraisemblables après tout, jetèrent en moins d'une -minute un grand trouble parmi les embarcations élégantes qui -sillonnaient le Grand Canal. Il y eut, un instant, une forte presse aux -alentours du pont. On dépêchait les gondoliers acheter la feuille -imprimée; bientôt les vendeurs la laissèrent tomber en pluie sur les -curieux; ceux-ci leur jetaient en échange des sequins, des pièces -d'argent et d'or, au hasard. Plusieurs personnes tombèrent à l'eau; -quelques-unes y périrent. On n'y fit guère attention; la fièvre tenait -tout le monde, et les Vénitiens se dispersèrent en commentant les -nouvelles, laissant, en l'espace d'un quart d'heure, le Grand Canal -désert. - -Cependant, on avait pris part à l'inquiétude générale sur le balcon de -Pierre Arétin. Le bon Sansovino et Titien, natures peu compliquées et -coeurs excellents, s'étaient montrés vivement émus; deux femmes avaient -été prises de faiblesse, et le secrétaire Franco s'occupait activement à -les alléger de leur corsage. Un domestique nombreux avait envahi les -appartements; et l'Arétin, imperturbable, avait montré à ses amis deux -nègres de sa maison profitant du tumulte pour se sauver à la nage, -chacun la ceinture garnie des meilleures pièces de sa vaisselle d'or. - ---Vous les ferez pendre? dit le Titien. - ---Mais non! fit Arétin, je tirerai de Sa Majesté l'Empereur un service -de table nouveau... - -En entendant prononcer le nom de l'Empereur, on s'approcha de l'Arétin. - ---Vous parlez de l'Empereur avec facilité, hasarda Sansovino; mais s'il -y a du vrai sur les papiers que l'on vient de distribuer et qui ont -troublé toute la ville, Sa Majesté n'est pas sur le point de combler de -présents les Vénitiens, fût-ce en la personne de leur plus illustre -citoyen!... - ---Messer Jacopo, dit Arétin, votre cervelle est, à cette heure, de terre -glaise, et vous pénétrez la chose publique avec l'aisance qu'aurait un -aveugle à découvrir cette turquoise au fond du Grand Canal. (Et ce -disant, il laissait tomber une de ses bagues dans l'eau, ce qui combla -d'admiration son entourage.) Or je gage, moi, Pierre Arétin, qu'avant le -mois écoulé, sans prendre la peine d'écrire un sonnet, et sur le seul -bruit du désir que je viens d'exprimer de recouvrer ma vaisselle d'or, -je tiendrai de l'auguste libéralité de Charles cinquième un service plus -beau que celui que l'on me vient de dérober, et une pierre plus grosse -que celle dont les plongeurs que vous voyez d'ici vont se tirer une -fortune. - ---Ho! ho! s'écria-t-on autour de lui, car, bien que l'on connût son -imprudence coutumière, il semblait, cette fois-ci, dépasser la mesure. -On l'écoutait avec anxiété; il venait de prendre ce sourire singulier -qui le faisait, disait-on, ressembler à un loup. - ---Car sachez, poursuivit-il, que Sa Majesté apprenant les bruits fâcheux -qui courent à Venise au sujet des relations de l'empire avec la -République--et qui sont de nature à troubler l'économie des États -chrétiens!--Sa Majesté, dis-je, s'adressera, pour les étouffer, au seul -homme de qui le souffle en ait le pouvoir... - ---Parce qu'il est le seul... hasarda Sansovino, soupçonneux à bon droit, -et déjà tout blanc d'indignation. - ---Achevez donc! fit Arétin, gouailleur. - ---... qui les ait répandus! prononça à demi-voix le pauvre sculpteur, en -se détournant déjà pour prendre la porte. - ---Vous l'avez dit! s'écria l'Arétin. Et il ébranla tout le palais de son -large rire. - -Il riait seul dans tout Venise. Durant plusieurs secondes, le -retentissement de son plaisir emplit le Canal assombri, et fit vibrer -les vitres des maisons où les citoyens se rongeaient d'inquiétude pour -la farce sinistre de ce colossal bouffon. - - * - - * * - -Tandis que ce rire gagnait toute la maison de l'Arétin, et que Sansovino -lui-même passait à son compère cette dernière folie--car on devient -indulgent quand on est délivré d'un souci,--quelqu'un fit observer, dans -la pénombre qui tombait sur le Canal abandonné, une gondole riche, dont -les tapis frôlaient la surface de l'eau et qui s'avançait avec la -lenteur ordinaire aux promenades amoureuses. Les personnes qui s'y -trouvaient étaient assurément fort étrangères aux préoccupations -actuelles de la ville; et il fallait, d'autre part, que leur attention -fût fortement tenue par ailleurs pour ne s'inquiéter pas davantage de -l'aspect insolite du Canal, ni de l'isolement complet de leur -embarcation au milieu du pesant silence que brisaient seuls les éclats -du balcon d'Arétin. - -On s'attendait à ce que la belle humeur du maître le poussât à -invectiver contre les promeneurs au passage. Justement, Arétin se -penchait, et son oeil s'efforçait de distinguer leurs silhouettes ou -leurs traits, dans la clarté mourante. - -La gondole approchait, paisible et muette comme une écorce de bois qui -suit le fil de l'eau. - ---Je ne vois qu'une femme, dit quelqu'un. - ---Moi, qu'un homme. - ---Imbéciles! fit Arétin, vous ne voyez pas que ce sont des amants?... -Des flambeaux! que l'on apporte des flambeaux!... - -Le balcon s'illumina. La gondole aussitôt esquissa un mouvement de -retrait, comme ferait un animal vivant sensible à la lumière; mais elle -ne se retira pas assez vite pour que l'on n'eût le temps d'apercevoir -les visages. - ---Par la Madone! dit Arétin, voici une enfant plus belle que la très -sainte mère de Dieu! - -On crut qu'il n'avait parlé que pour blasphémer. Franco, qui avait remis -les dames en état, se prit à rire, et il commençait d'adresser des -_lazzi_ au couple amoureux, pensant flatter le maître. Mais celui-ci le -souffleta et le traita de porc immonde. Personne ne dit plus mot. - ---Qui connaît cette jeune femme? dit Arétin. - -Aucun de ceux qui étaient là ne l'avait vue, jamais. - ---Elle n'est pas de Venise, dit Titien; elle a la chair menue et -transparente que l'on voit aux Vierges des bons maîtres de Cologne et la -grâce pieuse des filles de Sienne illustrées par le doux Sano di Pietro, -homme tout en Dieu, ainsi qu'on l'appelle. - ---Elle est d'ivoire, dit Sansovino. J'ai vu, à Rome, dans la maison de -l'illustre Agostino Chigi, des statuettes finement taillées qui étaient -les petites soeurs de cette enfant. Leur taille est ployée à demi, et -elles sont si frêles que l'on voudrait leur enlever le bambin qui semble -leur peser au bras... - ---Et l'homme? l'homme? qui le connaît? dit Arétin avec impatience. - -On ne le connaissait pas davantage. La gondole s'éloignait; Arétin -trépignait. Il appela des domestiques. Il choisit le plus vigoureux, -nommé Tommaso; détacha le poignard qu'il portait à la ceinture et le lui -remit. - ---Quitte les couleurs de l'Arétin, dit-il, va tout nu au besoin, et -cours par les petites rues jusqu'à ce que tu croies avoir dépassé de -cent brasses la gondole qui s'en va là du train que tu vois. A cette -distance, tu regagnes le Canal, tu détaches la première barque et tu -viens à la rencontre de la gondole. Cache ton arme, mais tiens-la à -portée de la main. Tu t'avances et demandes d'abord avec politesse à -connaître le nom de la dame. Si on te le donne, tu t'éloignes en -saluant, et l'affaire est sans importance. Si le seigneur bondit à ton -approche, tu prends le nom, coûte que coûte. Va-t'en! - ---Compère, dit Titien, songez que ce sont deux jeunes amants, deux -fiancés, deux époux peut-être: ils sont heureux et pleins de beauté!... - -A l'abri de l'autorité du grand peintre, tout le monde se pressa autour -de cet homme aux caprices terribles, et les regards de tous -l'imploraient. - ---Mesdames, dit Arétin, galamment, et vous, messieurs, à table! Nous -avons ce soir des foies de coq de bruyère que notre compère Titien nous -a fait venir de sa maison de campagne de Cadore; il convient de les -fêter tant pour leur excellence que pour la qualité du donateur, artiste -divin... Pour ma part, j'ai grand appétit. - - * - - * * - -La chaleur du repas détourna les esprits de se préoccuper excessivement -de la scène qui se devait jouer dans le même temps sur le Grand Canal, à -la faveur de la nuit. Le maître prit place entre madame Angela Zaffetta, -fort excellente courtisane dont les épaules et la gorge étaient aussi -arrondies que l'humeur, et la célèbre chanteuse Franceschina, à qui il -arrivait de se dépiter, parce que l'on saisissait mal le sens de ses -paroles, absorbé que l'on était par la musique enchanteresse de sa voix. -Il y avait encore là plusieurs autres personnes remarquables, soit par -leur beauté, soit par la vivacité ou l'aisance de leurs passions. - -L'on s'exclama, dès que l'on fut assis, sur la magnificence de la -verrerie qui décorait la table. C'était une surprise qu'Arétin ménageait -à ses convives et c'était en même temps une révolution dans les arts, -qu'il accomplissait de la manière la plus élégante. La fabrique de -Murano commençait de s'étioler dans la répétition des mêmes modèles, -quand Arétin, recevant en hommage une reproduction des arabesques et -autres ornements que Jean d'Udine avait exécutés pour la décoration du -Vatican, conçut l'idée d'appliquer ces charmants dessins à -l'embellissement des verres de Murano. On venait de lui adresser les -plus satisfaisantes épreuves de cette tentative, et il exposait ces -merveilles que son initiative allait répandre par le monde, en créant -pour son pays une nouvelle source de richesse. - -Titien, que la vue d'un bel objet émouvait jusqu'aux larmes, perdait le -boire et le manger à retourner les délicats chefs-d'oeuvre dans sa main -sûre et puissante. Il en faisait jouer les teintes diverses à la -lumière; et les mille caprices des entrelacs, les mascarons, et les -têtes de satyres enlaçaient, lutinaient et étourdissaient son esprit -dans les détours de leur voluptueux labyrinthe. Sansovino, plus réservé, -contemplait et jugeait en silence. Il avait la repartie brusque et même -violente, ainsi que les personnes d'une grande probité. La Zaffetta, qui -était à sa droite et qui était plus accoutumée de voir l'éclat de la -passion des hommes que la sagesse qui leur permet de la faire servir à -la bonté de leurs actes, craignit que certains mouvements d'humeur de -l'après-midi ne poussassent le sculpteur à apprécier défavorablement -l'idée d'Arétin. Elle se pencha sur son bras et, le pressant de toute sa -chair fleurie, elle lui montra du doigt le fils de Vénus, que l'on -voyait tirant son arme redoutable, dans la transparence du verre, et lui -dit: - ---Prenez garde, messer Sansovino, car ce petit coquin est si bien fait -que l'on croit qu'il nous va transpercer l'un ou l'autre... - -Et elle s'approcha si près que le bonhomme ne pouvait faire autrement -que de lui baiser l'épaule, et sa lèvre était déjà toute frémissante. - ---Eh bien! non! dit-il, se levant tout à coup, si je m'accorde ce soir -le ragoût d'un baiser, ce ne sera pas à la Zaffetta, qui est belle sans -discontinuité, que j'en ferai la faveur, mais à mon compère Arétin, qui -a moins de constance dans la vertu, mais s'y hausse parfois jusqu'au -sublime, comme on le voit à cet ouvrage, qui crée une seconde fois -Murano. Et je souhaite que ces beaux verres soient nommés Arétins! - -Et le grand artiste, quittant sa place, alla embrasser Arétin, aux -applaudissements de la compagnie qui, tour à tour, ou confusément, imita -son exemple. - -Titien dit: - ---Arétin, je ferai, à cause du plaisir que j'ai eu, la copie de la -figure de Notre-Seigneur, frappé par des soldats, avec le buste de -Tibère dans le fond, au-dessus de la porte du prétoire, et qui est -destinée à Sa Majesté l'Empereur, et je te la donnerai. - -C'était un cadeau royal qui fut fait effectivement le jour de Noël de la -même année. - - * - - * * - -Franco versait des torrents d'inventions libertines dans le sein de la -courtisane Pocofila. Le rire frais de cette jeune femme, plus renommée -par la pureté de ses formes que par ses qualités spirituelles, répandait -sur la table heureuse l'illusion d'un jaillissement d'eau claire; ses -cris charmants allaient éveiller l'écho dans la gorge des Arétines; une -éclatante gaieté animait l'assistance, et chacun réclamait du maître le -récit de quelques-unes de ces «conversations» fameuses, dont -l'impertinence surpassait ce qui s'était écrit jusqu'alors pour le -divertissement des dames. - -L'Arétin, seul, sous les dehors d'une joie bruyante, gardait l'apparence -d'un souci, et il lui arrivait de tourner la tête vivement lorsque la -porte s'ouvrait. Mais, à la vérité, tout le monde en ayant déjà oublié -la cause, on n'y prenait point garde. - ---Par la Madone, dit-il, j'abandonnerai aujourd'hui la royauté de la -priapée à mon excellent Franco, qui s'y exerça tantôt avec adresse dans -le giron de mes plus belles amies, tandis que j'y fus, quant à moi, -assez mal préparé en ouvrant la journée par la mise en langue vulgaire -d'un des Psaumes de la pénitence... - -Et, tandis que l'on riait à ces mots, il prit texte de l'un des versets -sacrés pour échafauder une si scandaleuse nouvelle, que plusieurs des -convives qui n'étaient point sujets à se montrer pudibonds en rougirent -et s'en répétèrent mentalement les termes les plus frappants pour en -éprouver l'effet sur les personnes de leur connaissance. - -Un tumulte se fit, à ce moment, du côté des portes, et l'Arétin ne put -dissimuler une émotion soudaine en reconnaissant son domestique Tommaso, -qui revenait de l'expédition du Grand Canal en assez piteux appareil et -soutenu par chaque bras, comme s'il allait défaillir. - -Arétin se leva précipitamment: - ---Tommaso, dit-il, as-tu accompli ta mission? - -Tommaso fit signe que oui. - ---Eh bien! je t'écoute, fit le maître avec impatience; parleras-tu? - ---Seigneur... balbutia Tommaso, et il chancela. - ---Parle! par tous les diables! as-tu le nom? - -Tommaso fit un violent effort, et il dit: - ---Je l'ai, seigneur! - -Arétin commanda qu'on avançât un siège au malheureux. On lui fit prendre -un peu de vin épicé; il revint à lui. Les femmes s'étaient levées et -l'entouraient, voulaient savoir s'il était blessé; mais Arétin, penché -sur lui, les yeux fixés sur les mouvements de ses lèvres, n'était -attentif qu'à ce nom de femme qui allait être prononcé, et grâce à quoi -il poursuivrait jusqu'au bout du monde la créature de séduction qui lui -était apparue ce soir, dût-il remuer tous les États de l'Europe. - -Tommaso recouvra assez de force pour parler: - ---J'ai exécuté, dit-il, les ordres de Votre Seigneurie; je suis venu en -barque à l'encontre de la gondole, et j'ai adressé à la jeune femme, -puis au jeune homme, une bonne révérence. Mais, avant que j'eusse parlé, -celui-ci, qui a le sang vif, seigneur, a mis la main à sa dague... Je -tenais ferme le stylet de Votre Seigneurie, et, sans faire un geste, je -demandais seulement à connaître le nom et je me penchais fortement vers -la jeune femme, qui avait fort peur. Je pensais qu'elle me le donnerait -pour couper court à cette scène. Une partie de ma prévision se réalisa, -car cette dame, s'apercevant de l'attitude menaçante de son compagnon, -me jeta son nom; mais, au même moment, je reçus par derrière, entre les -deux épaules, une mauvaise piqûre... - ---Cet homme est blessé! s'écrièrent à la fois la Zaffetta, la -Franceschina et la Pocofila, et elles tendaient les mains pour défaire -son vêtement. - ---Et ce nom! ce nom! hurlait l'Arétin, sur la bouche de Tommaso. - ---Elle se nomme Périna Riccia, seigneur, c'est une colombe du bon Dieu, -une enfant qui tiendrait dans la main de Votre Seigneurie... - -Arétin prononça tout bas et savoura par avance les syllabes de ce nom: -Périna Riccia; il les baisait des lèvres à mesure que leur aimable -consonance tintait. - ---Où est-elle à cette heure? demanda-t-il impérieusement au messager qui -faiblissait. - ---Que Votre Seigneurie daigne me prendre en pitié, dit Tommaso; je n'ai -pas pu sentir cette piqûre sans faire aussitôt un mouvement violent du -côté de ce jeune seigneur, et comme ma main était fortement garnie de la -lame de Votre Seigneurie, celui-ci l'éprouva, un peu trop avant, sans -doute, car il en chavira dans le Canal, je ne l'ai plus revu... - ---Malheureux! dit quelqu'un, le gondolier te dénoncera! - ---Le gondolier, dit Tommaso, est Piero Becchino, de Chioggia, c'est mon -ami; il sera celui de sa Seigneurie si elle le veut bien payer... - ---Et Périna? interrompit Arétin. - ---Elle est ici, seigneur; nous l'avons ramenée évanouie, dans la -gondole; elle est blanche comme la lune et elle ressemble à Notre-Dame -la Vierge... - -Toute la compagnie se précipita d'un bond vers le vestibule d'où l'on -accédait aux marches de marbre que la gondole frôlait. Dans le tumulte -on heurta l'épaule de Tommaso qui poussa un léger cri et mourut. -Sansovino qui n'avait point de curiosité et Franco qui n'avait pas de -goût pour les femmes maladives et pâles, étant demeurés en arrière, -s'aperçurent seuls de cet accident. Le bon sculpteur allait s'écrier: - ---Taisez-vous donc! fit le secrétaire d'Arétin, qui connaissait la -pensée du maître, la perte de cet homme-ci accommode les choses à -merveille, car, lui disparu, rien ne s'oppose à ce que la demoiselle -Périna Riccia, revenue de son sommeil, ne se croie recueillie dans une -maison hospitalière, à la suite d'une mauvaise aventure... - -Et les deux hommes transportèrent le corps de Tommaso dans un cabinet -donnant sur un canal obscur. - - * - - * * - -Périna Riccia s'éveilla dans une alcôve à cariatides dorées, et à -tentures de soie rayées de lames d'or, qu'éclairaient de la manière la -plus agréable plusieurs petites lanternes à colonnes torses, suspendues -au plafond, et où des miroirs étaient si habilement ménagés, que l'effet -produit sur les panneaux de la chambre en était comparable à celui de -peintures en clair-obscur. La lumière tremblotante tirait de l'ombre, à -intervalles à peu près réguliers, de riches consoles garnies de hautes -pièces de céramique, ou de vases d'or et d'argent; des vitrines remplies -de beaux débris antiques ou de livres en cuir guilloché; aux murs -apparaissaient de belles glaces de Venise, des médailles, des tableaux -et des instruments de musique. - -La nuit était avancée; les convives partis, les domestiques retirés; la -maison d'Arétin était dans le complet silence. Le maître seul avait tenu -à veiller la jeune femme que les médecins appelés en hâte avaient -déclarée hors de danger, du moins quant au présent, car elle était d'une -délicatesse excessive, et sa poitrine était faible. - -Arétin, agenouillé sur un prie-Dieu, penchait la tête sur la belle -endormie, et son attention était telle, au-dessus de ce frêle visage, -que l'on eût dit qu'il ne vivait lui-même que du souffle presque -insaisissable qu'émettaient les gracieuses narines transparentes et -pareilles à de fines verreries couleur de lait. Il voulait voir la lente -résurrection de la créature charmante de qui l'existence passée venait -d'être par lui rompue et qui allait, entre ses bras, renaître à une vie -nouvelle. La figure s'animait peu à peu, de légers mouvements nerveux -étaient visibles aux alentours des paupières et la tempe prenait cet -aspect indéfinissable que donne la vie à cette partie du visage. - -Elle remua doucement, et le premier mot qu'elle prononça fut: - ---Polo!... - -Ce nom résonna dans le silence. Elle n'avait pas encore ouvert les yeux, -et la réminiscence se formait à l'instant du réveil. Tout à coup elle -éclata en sanglots et poussa des cris déchirants. Arétin s'apprêtait à -jouer le rôle d'une mère, et ouvrait ses bras pour entourer cette tête -endolorie. Elle l'aperçut et s'effraya de sa figure barbue. - ---Où suis-je? dit-elle, sainte Madone, ayez pitié de moi! - ---La Madone, dit Arétin, a pris soin de vous et vous a envoyée reposer -dans une maison amie où seigneurs et valets sont aux pieds de votre -grâce, ma très belle... - ---Ha! ha! ha! s'écria-t-elle, je suis perdue! Et n'est-ce pas vous qui -avez tué Polo, mon amant? - ---Je ne sais, mon enfant, qui vous entendez dire par ce joli nom de -Polo, et mes gens vous ont trouvée ce soir, solitaire et évanouie dans -une barque... Je vous ai mise ici dans l'intention que vous soyez mieux -à l'aise qu'au fil de l'eau... - ---Ha! ha! ils me l'ont tué, je le vois bien, et il m'est égal d'être ici -ou bien ailleurs, sans mon Polo bien-aimé!... - -Elle eut une crise de larmes nouvelle, et se roula sur elle-même, -désespérément, en mordant la courte-pointe. - -L'Arétin s'efforçait de la contenir et d'empêcher qu'elle se brisât le -crâne, et sentant son front à portée de ses lèvres, il y mit un baiser. -Mais elle eut alors un si vif mouvement de répugnance que lui-même se -recula instinctivement; et il contemplait à distance la douleur de cette -jeune femme éperdue qui devait être la plus affolante des amoureuses et -qui était la première créature qui se refusât à ses caresses. - - * - - * * - -Périna ne se rétablissait point. On endormait sa douleur par de la -musique et des chants. Sa chambre était devenue un lieu de réunion de -toute la maison d'Arétin, et les maîtresses du poète lui faisaient bon -visage, étant accoutumées à n'avoir point de jalousie, et ayant conçu -une grande pitié pour son sort malheureux. A la vérité, Périna répandait -un charme infini par sa grâce et sa douceur. - -Il y avait dans un angle de la pièce un orgue dont le buffet était peint -agréablement et représentait de belles rondes d'enfants en grisaille, -ainsi que la chasse des nymphes, avec des lévriers et des sangliers, -exécutés minutieusement et en couleurs vives. La musicienne Franceschina -n'en quittait presque point le clavier, et, y laissant errer ses doigts -avec nonchalance, elle s'accompagnait de sa voix admirable. Arétin, qui -touchait passablement l'archiluth, en jouait aussi parfois, tourné -dévotement vers le cher objet de ses voeux; et il arriva que Périna le -remercia pour le plaisir qu'il lui avait donné. Arétin pensait alors que -toutes les débauches du monde étaient d'un goût bien médiocre au prix de -ce simple «merci» tombé d'une lèvre aimée. Mais s'étant alors hasardé à -lui adresser un madrigal dont le sens était la demande d'une promesse -pour l'avenir, Périna, calme et grave comme une vierge d'ivoire, -répondit simplement: - ---Jamais! - -Les jeux aimables interrompaient la musique, et l'on était en train de -se livrer à l'un des plus divertissants, nommé le «jeu du bain», -lorsqu'on vint annoncer la visite d'un envoyé extraordinaire de Sa -Majesté l'Empereur. - -Arétin fit répondre que, pour le moment, la gracieuse Périna, qui était -la dame préférée de son coeur, prenait plaisir au jeu du bain, et qu'il -était loisible à Son Excellence, soit d'attendre, soit de prendre part -aux agréments de la compagnie. - -C'était d'une impertinence telle qu'aucun prince d'Europe n'eût osé se -la permettre. Plusieurs des personnes présentes en tremblèrent et en -firent tout haut la remarque. Arétin montra du doigt Périna: - ---Voyez, dit-il, elle sourit à cause des saillies inopinées qui naissent -de notre amusement présent, et je prends le ciel à témoin que je ferais -recevoir Notre Seigneur le Pape par mon valet, plutôt que d'interrompre -le joli pli de sa bouche. - -L'ambassadeur voulut prendre la chose du côté plaisant, qui, sans doute, -convenait le mieux aux intérêts de Sa Majesté. Il entra, sans plus de -façons, suivi de plusieurs nobles vénitiens, espagnols et allemands, et -s'informa incontinent de la règle du jeu. - ---Que Votre Excellence, dit Arétin, se veuille supposer affligée de -quelque incommodité ou maladie, ainsi que le font ici toutes les -personnes mâles de notre assemblée. Chacune de ces dames, par contre, -possède, entre autres vertus, celle d'une source curative; et selon la -nature de notre mal, nous sommes envoyés vers l'une d'elles qui nous -inflige un traitement à sa guise. La peine est de l'observer avec autant -de scrupule qu'un serment, et traître est qui s'y dérobe!... - ---Qu'à cela ne tienne! dit l'ambassadeur, qui était un Augsbourgeois -bedonnant et dépourvu de malice. J'ai, par ma foi! dit-il, une pesanteur -dont j'aimerais trouver l'occasion de me défaire moyennant une saison -aux eaux de ces dames. Le mal vient, dit-il, en souriant, de la -gracieuseté de Sa Majesté l'Empereur qui me chargea pour l'illustre -Arétin de quelques présents un peu lourds... - -L'assemblée désigna d'un commun accord la douce Périna à qui, pour -l'heure, appartenait la fontaine qui délivre des oppressions, -suffocations, nausées ou péchés graves. - -L'ambassadeur, sans dissimuler sa satisfaction du hasard qui -l'approchait de la favorite, se dirigea vers le lit où Périna reposait, -et, ayant mis un genou en terre, en baisant la petite main diaphane -qu'on lui tendit, il écouta avec le plus grand sérieux du monde le -traitement que lui infligeait la nouvelle nymphe des eaux. - ---Votre Seigneurie, dit Périna, se rendra dans sa gondole et souffrant -encore du poids des cadeaux de Sa Majesté, jusqu'à l'endroit où, le -Canal commençant d'obliquer vers la gauche, on aperçoit la pointe de -Saint-George Majeur, et à cinq brasses de la rive. Arrivée là, Votre -Seigneurie jettera dans le Canal les présents de Sa Majesté, un à un et -jusqu'au dernier. Cela fait, Elle aura soin d'appeler d'habiles -plongeurs qui devront me rapporter à moi-même et directement tous les -objets retrouvés, jusqu'au plus petit, et outre cela tous les objets qui -se pourraient trouver au même endroit et à environ cinquante coudées -alentour, dans le lit du Canal. Je n'ai point d'autre chose à ordonner à -Votre Seigneurie. - -Cette fantaisie extravagante eut le plus vif succès; tout le monde en -applaudit la folie féminine et l'ineffable absurdité. A peine quelques -personnes, qui se souvenaient du drame exécuté au Grand Canal quelques -jours auparavant et dans l'endroit que fixait Périna, eurent-elles le -sombre pressentiment que la fin pût tourner au tragique. Mais parmi ceux -qui se souvenaient était Arétin qui pâlit d'une manière sensible. Il se -mit aussitôt à rire ouvertement et très haut, dans l'espoir de tourner -en dérision le caprice de la jeune femme. Cependant, tel était le -respect en quoi l'on tenait, au jeu du bain, l'ordonnance des dames, -qu'il ne vint à personne l'idée de se soustraire à l'obligation imposée -par Périna Riccia. - -L'on nomma des juges d'honneur pour assister l'ambassadeur dans sa -mission, et le divertissement continua, ainsi que la musique, en -attendant le retour de cette étrange expédition. - - * - - * * - -Ce fut une procession tout le long du jour, entre l'endroit du Grand -Canal que Périna avait fixé, et la maison d'Arétin. Chaque plongeur, -accompagné d'un ou de plusieurs juges d'honneur, apportait à mesure les -objets retrouvés. On tenait ouverte la fenêtre de l'appartement qui -donnait sur le Canal, et l'homme, nu et essoufflé encore de sa course -sous-marine, hissait au balcon les épaves ruisselantes du présent -impérial. - -Il n'y avait pas grand dommage pour les chaînes d'or ou les belles -plaques émaillées dont on prit aussitôt le plus grand soin et que l'on -remit en leur état brillant. Mais ce fut une grande pitié de voir tirer -de l'eau fangeuse et mal odorante une belle robe de brocart d'or brodée -de cramoisi à manches fourrées de petit-gris, et une autre à fond d'or -et violet, à longues manches tombant jusqu'à terre, fourrée d'hermine -chamarrée. Ces admirables vêtements avaient l'aspect de loques que l'on -voit pendre aux petites fenêtres du Ghetto, et bonnes à couvrir l'échine -de mécréants. Tout ce qui était découvert et ne faisait point partie des -dons de Sa Majesté était mis à part et se composait à la vérité des -objets les plus variés et les plus disparates. Un fou rire accueillit -l'exhibition de vieilles chaussures à demi pourries dans le lit vaseux, -et d'un corset fortement garni de petites bandes d'acier qu'une dame -incommodée avait dû jeter durant sa promenade en gondole. Arétin fit un -mouvement assez vif lorsque parut un poignard portant son nom en toutes -lettres sur le travers des quillons: _Divus Aretinus, flagellum -principum._ - ---Qu'est-ce donc? lui demanda-t-on. - ---C'est, dit-il aussitôt, une arme qui me fut dérobée récemment. - -Périna demanda qu'elle lui fût remise. Arétin lui-même la lui déposa -entre les mains, sans vouloir toutefois recevoir son regard. Et la jeune -femme considéra la lame avec une attention particulière. Elle alla même -jusqu'à déclarer qu'elle ne s'en séparerait plus. Plusieurs pensèrent -qu'elle avait perdu la raison. - -Arétin voulut profiter de ce qu'elle s'exaltait et de ce que des -couleurs lui revenaient au visage, pour la lutiner et s'approcher de ses -lèvres, car sa passion augmentait, et tous en étaient témoins. Elle lui -signifia froidement de se retirer. Comme il n'en faisait pas la mine, -elle lui dit, avec tranquillité, qu'étant armée de la dague, elle le -saurait bien tenir aisément à l'écart. Il voulut rire du plaisant -propos. Mais elle le piqua si adroitement qu'il se releva d'un bond en -portant la main à la poitrine où une gouttelette de sang perlait. Périna -sourit. Personne n'osa s'indigner de l'audace de la jeune femme, car il -était visible à tous que désormais Arétin l'adorait. - -Sur ces entrefaites, il se produisit une rumeur sous la fenêtre, et l'on -distinguait d'assez vives altercations entre les gens d'une gondole et -les personnes de la compagnie qui se tenaient sur le balcon pour -annoncer les premiers la nature des objets repêchés sous les eaux. - ---C'est impossible, disait-on du balcon, vous ne le ferez pas! - ---Cependant, les règles sont formelles, faisaient les juges d'honneur, -et nous accomplirons notre tâche jusqu'à l'extrémité. - ---Mais ceci n'est point un objet... - ---Ceci a été trouvé à moins de vingt brasses de l'endroit indiqué; nous -l'apporterons donc comme le reste. - ---Non! non! vous ne le ferez pas! - -Arétin s'approcha de la fenêtre. - ---Qu'est-ce donc? dit-il. - -On lui dit à l'oreille ce que c'était. Une crise violente se passa dans -le temps d'un éclair au dedans de lui-même. Il s'appuya contre un bahut, -ferma les yeux, puis le sang prompt reparut; il se composa le visage, et -ce fut d'un ton serein qu'il répondit à Périna, demandant impérieusement -de son lit la cause de ce tumulte: - ---Ma belle amie, c'est le corps d'un homme qu'ils ont trouvé dans le lit -du Canal fertile en surprises: entre-t-il en vos desseins qu'il soit -étalé ici parmi nos chaînes et nos parures? - -Périna jeta un grand cri et retomba sur ses oreillers. On la crut -évanouie, mais elle se releva presque aussitôt, et, quasiment nue, elle -fut debout dans la chambre et elle se précipitait vers le balcon pour -voir plus tôt la funèbre épave. - ---Qu'on l'apporte donc! dit Arétin. - -On avait recouvert la tête du cadavre; le reste du corps était vêtu de -la manière la plus élégante. C'était le corps d'un homme jeune et bien -fait. - -Périna n'eut pas plus tôt aperçu ce qui demeurait de la couleur du -pourpoint et une des mains exsangues qui ballotta quand on hissa la -chose pesante sur le balcon, qu'elle tomba sur les genoux en invoquant -la Vierge Marie et criant à tous que l'on avait assassiné Polo, son -amant bien-aimé. Ce fut une scène à la fois discourtoise et touchante, -car, à la vérité, cette funèbre parade se trouvait être l'épisode d'un -très aimable jeu, et toutes les personnes qui étaient là, pour leur -divertissement, tournaient inopinément à la douleur la plus vive, en -présence d'un si grand désespoir. - -Dans le même temps, l'ambassadeur fut de retour, avec tout son appareil -et sa suite, ayant achevé sa mission. Il se montra fort déconfit des -résultats inattendus de son zèle et osa s'informer, tant il avait de -crédulité dans les subtilités italiennes, si ce qu'il voyait là n'était -pas la continuation de quelque jeu qu'il ignorait. On lui dit qu'il se -passait au contraire quelque chose d'une excessive gravité, et que nul -ne saurait dire si tout cela tournerait à bonne fin. - -Périna embrassait le corps inanimé et se roulait éperdument sur ces -restes misérables, sans souci de leur malpropreté ni du peu de décence -de son vêtement, qui, étant déjà fort réduit, se déchirait et s'ouvrait -dans l'ardeur de ses emportements. Elle eut tôt fait de lacérer, par le -moyen de ses ongles et de ses dents, le velours du pourpoint et la fine -chemise à l'endroit où la dague avait laissé sa petite morsure. Elle ne -se troubla point à la vue de la plaie mince, béante et demeurée fraîche -au contact de l'eau. Sans doute elle était experte et accoutumée, comme -les femmes de son temps, aux blessures de ce genre. L'idée lui vint -d'aller prendre le poignard d'Arétin trouvé dans le Canal, non loin de -ce corps chéri, et en ayant approché la petite lame courte et acérée, -elle jugea finement, promptement, d'un oeil expert et sûr. - -Elle se redressa tout à coup, brandissant le poignard qui avait touché -le coeur de son amant. Et elle lut une seconde fois l'inscription en -relief sur la garde dorée: _Divus Aretinus, flagellum principum._ - ---Le divin Arétin, fléau des princes! s'écria-t-elle en s'adressant à -l'assistance nombreuse. Le ton de sa voix était gouailleur et ironique. -Elle aperçut tous ces gens muets; elle vit l'ambassadeur de Sa Majesté -Impériale qui était timide et tremblant au milieu de l'étalage de ses -présents souillés pour le seul caprice d'une femme aimée de l'Arétin. -Elle réfléchit un instant et prononça à nouveau, sur un ton différent où -transperçait le sentiment de la réelle puissance de cet homme: - ---Le divin Arétin, fléau des princes! - -Elle se prit à songer; puis elle le chercha des yeux; elle ne l'aperçut -pas tout d'abord. - -Il était à l'extrémité de la salle, assis dans une haute cathèdre -gothique, le menton appuyé sur le poing, les yeux vifs. Un étrange -sourire passait et repassait sur sa lèvre épaisse. On s'était écarté -devant lui. Il fixait Périna et recevait de l'excès de sa douleur un -sombre et violent plaisir. - -Elle le vit et le nargua de loin, certaine que sa main avait dirigé le -poignard qu'elle tenait à cette heure. Elle l'insulta ignominieusement, -bravement. Elle lui jetait à la face tout ce qu'elle savait d'infâme et -d'injurieux. Cette flamme et ces propos contrastaient avec son corps -frêle et sa figure de vierge. En face de ces gens inertes et soumis à -l'hôte tout-puissant, elle empruntait une force secrète à sa solitude et -à sa juste colère. Elle monta sur le cadavre de son amant pour adresser -de plus haut ses injures à l'assassin. Elle prenait une extraordinaire -beauté. - -Du haut de sa cathèdre, Arétin continuait de sourire. Ce calme, plus -encore que la grandeur du crime, dépassait l'entendement de la jeune -femme. Elle se posa la main sur les yeux et sur le front, comme pour se -demander si elle jugeait encore sainement les choses, si ce n'était pas -elle, précisément, qui errait, au milieu de ce concert de respect -vis-à-vis de celui qu'elle poursuivait de sa colère. Elle essayait de se -remémorer les différentes phases de l'aventure; les idées -s'embrouillaient dans sa fièvre; une seule demeurait nette: la certitude -qu'Arétin était le meurtrier de Polo. Elle se commandait de ne se point -laisser troubler par aucune considération; et elle implorait cette forte -conviction de l'envahir tout entière et d'armer son bras pour l'acte -qu'elle voulait accomplir ici, sur-le-champ, au milieu de ce vil peuple -de courtisans. - -Malhabile à manier la dague, elle en serrait la poignée dans sa petite -main débile. Sa main, son bras et tout son corps tremblaient. Cependant -elle levait la main et s'élançait. - -Elle crut surprendre des sourires, comme si elle eût été ridicule en ce -qu'elle allait faire. Sans doute contre elle avait-elle le monde entier; -et rien n'est plus gauche que de s'attaquer à la puissance. Elle se -sentait raison contre tous, et cette lutte contre une formidable -opposition soupçonnée l'affermissait. Elle ignorait combien de pas elle -avait faits; elle éprouvait seulement qu'elle avançait vers l'endroit où -elle exécuterait une action juste. Elle fixait Arétin à la manière d'une -bête de proie. Elle croyait pourtant aller vite et se sentait fondre sur -lui; comment donc la justice n'était-elle point encore accomplie? Arétin -fixait Périna avec autant de ténacité, et il gardait son perpétuel -sourire. Qui des deux était l'animal de proie? Qui allait être par -l'autre anéanti? - -Tout ceci se passa dans le temps d'un clin d'oeil, mais parut long dans -les esprits. Périna s'exaltait à mesure qu'elle approchait, à l'idée du -colosse qu'elle allait jeter bas, par quelque aide divine dont elle -n'osait douter. Elle se rappelait Goliath et David. La figure d'Arétin -s'enflait en son esprit dans la proportion que croissait l'orgueil -joyeux de l'acte tout proche. Ce misérable était immense et magnifique -sur son espèce de trône, au milieu de sa cour et avec son dédain de -demi-dieu. Il avait une main sur la barbe, qu'il laissait doucement -descendre, en flattant les longs poils soyeux; le coude posé sur le -genou, le regard immobile et croisant ses feux avec ceux du regard de -Périna Riccia. Peu d'hommes, ayant goûté les joies âpres et ardentes de -la passion, approchèrent de la volupté aiguë que dut savourer cet amant -farouche, à voir ainsi s'avancer contre lui la créature adorée, pleine -de haine, ivre par avance de son sang et confondant, dans le désordre de -sa colère, l'appétit de la mort de son ennemi et la fascination de la -puissance que celui-ci exerçait infailliblement sur elle. - -Quand Périna toucha du pied le degré sur quoi la chaise gothique était -exhaussée, elle cracha à la figure d'Arétin, poussa un cri rauque et -bondit. L'assistance sursauta; quelques-uns se précipitèrent, malgré la -volonté que le maître avait exprimée par un signe. Mais Arétin, d'un -geste agile, avait saisi la fine main meurtrière, et il tenait dans ses -bras robustes, comme une enfant, le corps de Périna secoué de sanglots, -frémissant et pâmé tout à coup par la plus terrible commotion et le plus -étrange revirement qui puissent atteindre la nature d'une femme. La -grandeur du cynisme et la vivacité du heurt la jetaient dans le délire -complet de la pensée et des sens. Enivrée soudain d'être si violemment -réduite, si complètement vaincue, elle s'abandonnait avec toute la grâce -heureuse et la jolie hébétude naturelle qu'a l'être faible à se sentir -un maître. Celui-ci essuya des lèvres les larmes que la pauvre enfant -répandait; il lui baisa le visage et l'épaule qu'il avait meurtrie en -arrêtant son élan; il se leva, et il emporta sa conquête, fier, -tranquille et lent comme un beau tigre qui secoue sa proie toute -pantelante à la gueule. - - * - - * * - -Les courtisans applaudirent; on fit écarter le cadavre du malheureux -Polo, et les dociles Arétines célébrèrent par des chants le triomphe de -leur commun amant. A l'ambassadeur de Sa Majesté l'Empereur, qui osait -se plaindre de n'avoir pu exposer l'objet de sa mission près de l'Arétin -par suite des amours nouvelles de celui-ci, le secrétaire Franco, de qui -la langue était libre et parfois emphatique, répondit: - ---Celui qui, par la vertu de l'audace, don divin, s'élève jusqu'à -gouverner les traits du dieu Amour, n'est inférieur à aucun roi. - - - - -L'ADORATION DES MAGES - - -I - -Le Roi me toucha du doigt, et me tira de ce doux plaisir du sommeil -qu'on ne goûte vraiment qu'au matin[1]. Sa barbe était sans apprêt; il -penchait la tête sur le côté, semblant me prendre en compassion, et son -regard n'avait pas l'ordinaire quiétude des personnes familières avec -les choses divines. - - [1] Ce récit est, à n'en pas douter, de quelque Grec, placé entre - l'influence des derniers sceptiques et la naissance de l'empirisme - ou positivisme ancien qui fleurit aux premiers siècles de notre ère. - On sait qu'en Perse, où vécut notre philosophe, même après que les - rois-mages sassanides eurent restauré l'hégémonie nationale, on se - flattait du titre de philhellène. Les Attiques, toutefois, un peu - réduits sans doute au rôle d'amuseurs, sinon de bouffons, durent - prendre en face de la Majesté despotique et religieuse, un goût du - paradoxe qui est ici trop évident. Nous ne publierions point ce - fragment si le singulier mélange qu'on y voit, d'une exactitude - scrupuleuse de certains détails (confirmés par Pline, par - Philostrate, etc.) et la vraisemblance des grands traits même (tel - le Voyage des Dames Persanes), ne le réduisaient à la valeur d'un de - ces divertissements oratoires d'érudits qui effleurent les plus - hauts sujets sans les atteindre. - -Il m'engagea à avoir honte de dormir à l'heure où l'aurore jalouse -éteignant les étoiles s'apprête à clore le livre du Destin. - ---Maître, répliquai-je, le Destin pourra me dire que les songes de cette -heure enfantine sont achevés pour moi, mais il ne pourra pas me dire que -des songes meilleurs me viendront caresser les sens desquels l'harmonie -s'épanouit en la fleur de mon âme. Mon rêve est tout garni de nobles et -tendres formes bien imprégnées de parfums, et tout y marque que je suis -beau. La munificence de Votre Majesté serait inhabile à me combler de -mensonges si bienfaisants. Qu'elle me permette seulement de sourire de -l'une et de l'autre face du Destin. - -Cependant le Roi commença de s'échauffer et de maudire ce qu'il nomme, -par une étrange irrévérence de langage, le souffle court de notre race -hellénique. «Doux joueurs de flûte, prononce-t-il, vis-à-vis du -retentissement que les merveilles occultes feront éclater aux oreilles -humaines.» - -Et ce disant, il courait saisir, de sa main auguste, le bâton de voyage -que je tiens constamment à proximité de ma couche pour signifier le -caractère transitoire de la halte présente; et il commanda: - ---Lève-toi! car des prodiges sont accomplis. - - -II - -Je suivis posément le Roi mon maître jusqu'à la cour intérieure où une -grande masse de gens de toutes castes étaient assemblés. Il y avait -aussi quarante chameaux, dirai-je à la mode de ce pays, pour exprimer -que leur nombre allait au delà de ce que l'on peut compter; force -bagages sur des mules; des chevaux bien drus et un épais tumulte -d'officiers et d'esclaves. Je hasardai de m'enquérir si le prodige -n'était point précisément que tant de monde se trouvât debout à une -heure aussi matinale. Mais ma voix, qui ne puise sa clarté que dans la -coupe de vin de Chypre propre au lever du sage, s'érailla dans ma gorge -sèche et se perdit dans les murmures et le bruit des piétinements. - -L'aurore coulait doucement le long des pentes de la colline où s'adosse -le Palais, et en haut de l'escalier double, la chevelure des -hippogriffes à tête d'homme recevait la caresse de ses tons de lait, -tandis que leur barbe annelée rougeoyait encore au-dessus du brasier des -torches. - -Nous quittâmes la ville par la porte méridionale et il fallut que le -cortège se déployât sous les rayons du jour et parmi les déclivités -successives du terrain jusqu'aux bords du fleuve, pour que l'on pût -apprécier le nombre et l'éclat des personnes qui le composaient. Je -n'entreprendrai pas de le décrire; qu'il me suffise de dire que tout ce -qui a de la qualité dans l'antique Istakar était là, brillamment équipé -et amplement muni de serviteurs. Sachez que l'un et l'autre sexe s'y -balançaient en quantité égale, ce qui maintint dès aussitôt l'humeur -sereine, sans préjuger le moins du monde des risques divers que comporte -une expédition si mystérieuse. - -Je passai la première matinée dans la compagnie des dames, insoucieux -autant qu'elles, grâce à d'aimables discours, et confiant en la -fantaisie royale. Nous admirâmes, au long de l'eau, la joaillerie -capricieuse de la rosée sur les feuillages gras, et, sur la surface des -flots polis, les combinaisons des tons harmonieux du jour, qu'égalent -les Babyloniens dans le travail de leurs beaux tissus. Dans -l'après-midi, nous lâchâmes l'oiseau de proie habile à piquer -mortellement de son bec le lièvre et la gazelle; le temps nous parut -aussi prompt que la course de ces animaux agiles et le repas du soir fut -succulent et gai. - -Le Roi, qui ne sortait pas du cercle des prêtres, veilla la nuit et -observa le ciel à l'aide d'instruments subtils. L'air était doux, et -l'ombre aimable, à cause des mille clartés d'en haut. Mon puissant -maître me reconnut accoudé à un vieux cep noueux, vers la lisière d'un -champ d'oliviers dépouillés. - ---Homme asservi à la matière et dont l'esprit cependant est souple, -délicat et orné, prononça-t-il en passant, ne prendrais-tu pas d'intérêt -à voir avec nous le Ciel continuer le livre des hommes, sublime -collaboration! ou, si tu aimes mieux, à lire aux figures de cette grande -coupe renversée, sinon le Destin que tu dédaignes, du moins les causes -des fluctuations diverses de cet esprit humain que tu te piques de -priser immédiatement après la chair des femmes? - ---Maître, fis-je humblement, imprimant une cadence au cep flexible, -outre que je ne me soucie pas de voir le Ciel corroborer des livres -desquels je ne voudrais pas, par Apollon, avoir inscrit de mon stylet le -plus mince _iota_,--car j'imagine qu'il s'agit de ces compilations des -vilains Hébreux, incohérents et outrés,--je goûte pour le moment les -aromes divins de la terre vers quoi je vois que toutes vos étoiles -clignotent d'un oeil jaloux; et de plus, j'ai, sous ma tente, entre ma -lampe allumée et ma petite esclave caucasienne, deux ou trois fragments -homériques, quelques vers de Sophocle et des mimes courts et vifs où le -dessin est pur, car, aux mobiles de l'esprit humain onduleux, j'avoue -que je préfère le triomphe de cet esprit, dans les rares cas où il s'est -montré parfait. J'implore donc, ô Roi, qu'il vous plaise me laisser sur -mon cep, à recevoir la caresse du soir, délicieuse devancière des -flatteries de jolis doigts parfumés et du bercement des nobles pensées -traduites en langage excellent. - - -III - -Le visage du Roi parut radieux, le lendemain. On en augura que les -signes étaient bons et personne ne s'inquiéta d'autre chose que de -suivre cette face auguste et se reposer sur ces présages. Rien n'est -plus doux que d'être conduit. - -Toutefois, ayant eu, dans le courant de ce jour, à traverser un coin -notable du désert d'Arabie, et les ressources de l'esprit commençant à -se sentir de l'aridité générale, nous éprouvâmes quelque malaise dès -auparavant que le soleil déclinât. Je crus comprendre que les seigneurs -et les dames souhaitaient savoir si, non content des prodiges annoncés, -le Roi entendait en tirer de notre patience. On me chargeait bientôt de -cette enquête délicate, grâce à la complaisance que ce monarque témoigne -pour ma double qualité de misérable sophiste et d'héritier d'une race -qui mit le royaume à feu et à sang. J'allais m'en acquitter quand nous -vîmes poindre à l'horizon des sables un nuage poudreux qui s'enfla -progressivement et, dès aussitôt, nous fit oublier tout le reste. - -Le nuage contenait un groupe de négrillons tout nus, hormis les régions -du cou, des poignets et des chevilles, où des racines tressées -supportaient de pauvres objets sans nom, qui étaient des talismans. A -leur approche, les dames poussèrent un grand cri, se firent garantir la -face par des écrans de plumes, puis n'eurent de cesse qu'elles n'eussent -entouré et quasiment touché ces esclaves d'ébène fort divertissants par -leur affectation à singer l'allure des hommes libres. Le comble de -l'hilarité vint de ce qu'il nous fallut comprendre à leur mimique -saccadée et inharmonieuse, qu'ils tenaient parmi eux quelque chose comme -un roi et qui ne craignait pas de solliciter une entrevue face à face -avec le puissant Seigneur de la Perse. Et je vous donne à penser de -l'état de nos esprits quand nous sûmes que la tente royale s'était -ouverte à toute cette peuplade gambadante aux membres menus et aux dos -luisants comme ont les scarabées. Mieux que cela, le petit roi noir fut -admis, la nuit suivante, à l'examen du ciel étoilé, et l'on sut qu'après -avoir manqué défaillir au premier aspect des instruments et des signes -graphiques de nos livres, les résultats s'en étaient trouvés d'une si -intime concordance avec ceux des notions rudimentaires que l'on possède -au royaume des Sables, qu'une scène touchante avait eu lieu où Roi, -Mages et Nègre nu s'étaient confusément embrassés. - -Nous ne doutâmes plus que l'on ne nous menât vers des merveilles, et nos -dames, allégées par ce bel horizon, reprirent un goût serein aux choses -de la route, à la grâce des matins, au clair déroulement de la journée, -aux diversités troublantes des crépuscules, à la volupté des nuits. - - -IV - -Le voyage fut long, et je me garderai de le décrire par le détail. -Toutefois les dieux bienfaisants nous le parsemèrent à souhait d'oasis -réconfortantes, et nous fûmes constamment maintenus en haleine. Une -journée fut remplie par le fait de menus propos que tint une noble -indiscrète sur le compte d'une princesse dont je tairai le nom, mais qui -est aux yeux des hommes comme cette chair veloutée des pêches que je vis -naguère exposées pour Aphrodite au blond soleil de Paphos. Nous eûmes -ainsi une grande animation oratoire, quelques cliquetis d'armes, et -vîmes la couleur du sang qui apaisa tout le monde. Ma lampe manqua -d'huile une nuit que je composais une ode à la manière de Sapho et que -la petite Caucasienne dormait si profondément que je n'osai l'appeler. -Une dame s'éprit d'un nègre. Les comédiens hellènes nous donnèrent, au -penchant d'un coteau, une représentation de _la Bacchante_ d'Euripide. -Voici pour les événements qui marquèrent le plus sur nos esprits. Ai-je -dit que nous fîmes la rencontre d'un vieillard d'aspect honorable qui se -dit adonné, lui aussi, aux sciences secrètes, porte couronne et -s'enflamme chaque nuit claire aux côtés de notre Seigneur, du petit roi -noir et des initiés chenus? - - -V - -M'avisant, un jour de belle humeur, le Roi daigna s'étonner, sous le -couvert de mots plaisants, de ma parfaite et aveugle soumission à -l'équipée qu'il menait. - ---Quoi! dit-il, vous allez à l'inconnu avec la même insouciance que tous -ces princes et seigneurs qui ont moins de philosophie que leur monture -ou que ces dames dont l'âme est pareille aux minces libellules qui nous -frôlent, près des fleuves, aux haltes de midi? - ---Maître, répondis-je, est-ce donner les marques de tant de médiocrité -que de se satisfaire à admirer la sagesse par quoi Votre Majesté -conduit, en temporisant, ces dames fragiles à quelque révélation -ineffable? J'ignore, pour ma part, le mot que vous tenez caché; mais je -sens que le prononcer serait en épuiser la vertu. Car ce qui n'a plus de -mystère est sans action sur l'esprit des hommes. Par contre, votre -réserve leur grossit, nous grossit, chaque jour, quelque chose vers quoi -nous allons avec un intérêt croissant, vers quoi nous nous contenterions -sans doute d'aller toujours. - -Le Roi sourit, mais un souci rapprocha aussitôt les lignes de son front. - ---La crête des monts que vous apercevez là-bas, dit-il, est celle du -Liban fertile en cèdres, bois odorant qu'employa le Roi Salomon pour -construire un temple fameux; et tous les signes me portent à croire que -nous approchons du terme du voyage. Je dois à mes gens de parler enfin, -et il me plaît de vous avertir, vous, précédemment. - ---Sire, j'atteins l'âge où la nouveauté s'inscrit difficilement sur la -table durcie du jugement; j'ai tracé une ligne nette avec les bornes de -ma connaissance, et la figure m'en plaît... - ---Chère âme paresseuse, soupira le Roi qui s'attendrissait sous le poids -de son secret, ta figure changera cependant, comme celle du monde, -car... Aussi bien, je ne puis te le cacher plus longtemps... - -Sa voix tremblait, et une larme était suspendue dans le coin de son oeil -vénérable. - ---Le Messie, dit-il, tu sais, le Messie... - ---Oui, j'ai lu beaucoup de livres; plusieurs contiennent cette belle -promesse, et elle est populaire. - ---Eh bien! le Messie est né!... - ---C'est un bien grand malheur! Qui donc attendrons-nous désormais? - -Mais le Roi s'emporta tout à coup: - ---Vil Grec! s'écria-t-il, âme modelée dans la boue que raclent les -esclaves aux sandales des rhéteurs et des sophistes! Peux-tu avoir -prononcé un tel blasphème et demeurer devant moi? - ---Sire, cela est en effet en mon pouvoir que j'ai coutume cependant -d'estimer fort mince. Mais je dois faire observer à Votre Majesté que le -Messie qui vaut comme espérance ne peut manquer de se diminuer en se -réalisant. Ce que l'on mesure du doigt n'atteignit jamais la taille des -images que contemplent les visionnaires. Le divin Hercule n'est si grand -que par le long travail des esprits qui s'ajouta au cours des temps à la -renommée de ses exploits naturels. Et ce serait au rebours que -procéderait votre Messie! Les plus spirituels seront ceux qui ne -croiront point en lui. - -Le Roi contint un geste d'impatience, et son visage reparut dépourvu de -colère. Je ne sus jamais si ma pensée l'avait touché ou bien s'il -n'écoutait que son coeur qui, visiblement, débordait. - ---Sire! ajoutai-je, m'adressant à ses sentiments, je vous supplie de ne -point annoncer à votre peuple cet événement fâcheux. Il en manifestera à -la vérité une grande joie, qui sera comme le feu de paille, par la -rapidité et les résultats. Je sais qu'en ses heures mauvaises, l'espoir -de ce beau leurre le soutient. Qu'arrivera-t-il quand il saura que le -Messie est là et que les heures coulent mauvaises comme devant? - ---Tais-toi! tais-toi! tous les arguments sont boiteux désormais; il ne -faut plus raisonner comme hier. Les calculs célestes eux-mêmes sont -dérangés par le fait d'une étoile nouvelle: l'univers s'éclaire d'une -lumière insoupçonnée... - -Ici, je commençai de pleurer cette ancienne sagesse dont mon puissant -maître s'était rarement départi, quoique mage. Il continua de parler -avec une grande volubilité; je ne le pus suivre. Il avait coutume de -dire: «Restez debout, mais faites asseoir votre pensée.» J'éprouvais la -démangeaison de lui citer ses paroles. Mais ma compagnie ne lui suffit -plus; je le vis s'éloigner, l'oeil en feu, les lèvres avides de parler. -Je compris que la foule allait être informée, et courus boucher les -oreilles et bander les yeux de la petite Caucasienne qui ne dépend que -de moi. - - -VI - -Je renonce à dire l'animation qui régna dans nos groupes dès que l'on -tint, du Roi lui-même, que l'on allait voir le Messie. Il se trouva des -gens qui dès auparavant s'en doutaient. On loua leur retenue. Mais la -plupart furent émus très profondément. On en faillit négliger le boire -et le manger. Des dames passèrent les nuits à regarder les astres, de -leurs beaux yeux nus, dans l'espoir intime de quelque signe privilégié. -Quelques-unes confessèrent avoir reçu confirmation particulière de -l'événement. On se fit mille descriptions de la figure qu'on imaginait -au Messie. On négligea les nègres. On se pardonna les injures. On -s'occupa de la tenue que l'on aurait au jour de la présentation. On -déplora de n'avoir pas été prévenu plus tôt, à cause des robes et des -parures. On se dépita, s'injuria de nouveau; l'humeur fut exécrable. La -maison du Roi dut abandonner plusieurs tentures riches et vénérables, -quoique Xerxès y eût fait représenter la prise d'Athènes et la Victoire -des Thermopyles, qu'il s'attribuait. On les coupa; se les partagea; en -couvrit les selles des chevaux et des mules. Nous passions seuls des -nuits calmes, ma petite esclave et moi; et lui ôtant ses bandeaux, je -lui faisais des contes, comme elle les aime, c'est-à-dire de ceux qui ne -peuvent point arriver. - - -VII - -Nous atteignîmes un pays remarquable par sa pauvreté. Mais les signes et -les informations s'accordant à le désigner comme l'endroit où les -prodiges étaient accomplis, chacun s'exténua à en vanter l'agrément. A -la vérité, la ville était composée de gros blocs réguliers et blancs, -sans un portique, sans une colonne, sans la trace ni d'un marbre taillé -ou non, ni de ces représentations vivement colorées où excellent les -artistes persans. Des troncs dénudés de figuiers et de vignes -s'enlaçaient à l'entour de cette misère. On n'avait rien vu d'un goût si -délicat et la sobriété de ces cabanes avait de l'héroïque et du divin. -Quelques seigneurs dépêchèrent des esclaves démolir leurs palais -d'Istakar; on jeta les tentures d'Athènes et des Thermopyles; et le -reste du train piétina les tissus éblouissants. Les chameaux glissaient -dans la fange et la croupe des chevaux blancs en était maculée. On se -traita de Babyloniens et d'efféminés à cause de la répugnance qu'on -avait peine à dissimuler. Mais il faut avouer qu'aux fontaines, des -femmes nous regardèrent avec d'admirables yeux étonnés. - -Enfin, le groupe des Rois mages qui tenait la tête du cortège fit halte, -et tout le meilleur de la Perse sentit son coeur battre et s'humecter -ses paupières. - -Il y avait dans l'une de ces masures à peine abritées de la bise, une -femme donnant le sein à un petit enfant nouveau-né, et un homme debout, -qui les considérait d'un oeil timide et doux. Notre nombre et notre -magnificence ne parurent pas les émouvoir grandement. C'étaient des gens -honnêtes et sans culture; ils ignoraient la langue persane aussi bien -que la grecque et celle des Romains. Quand enfin nous les pûmes -atteindre par quelques paroles hébraïques et syriaques touchant le but -de notre mission, ils hochèrent la tête en souriant et parurent rentrer -aussitôt dans la tiède sérénité de leur union. Le Roi ouvrit des -cassettes; l'or brilla et tinta. Le Roi ne put se tenir de prendre -l'enfant, et il dit, les yeux pleins de larmes: «Je le tiens dans mes -bras!» - ---Maître! Maître! prononçai-je à voix basse, et sur un ton de -remontrance suppliante. - -Ils sourirent encore et parurent confondus. L'autre mage avait aussi des -présents. Mais le petit roi nègre qui se démenait étrangement pour -expliquer la vertu de certains objets racornis, pareils à des noyaux, -qu'il offrait, amusa l'enfant. Celui-ci agita les mains et remua ses -lèvres humides de lait. On avait eu tant d'émotion qu'une grande détente -se produisit. On entendit les chuchotements des seigneurs mêlés aux -rires légers des dames. Une grande baie ouverte dans la muraille -laissait apercevoir le reste du cortège attentif, haussé sur les -montures, sur les bagages et jusque sur le cou des chameaux. Une -princesse osa s'approcher de l'enfant et le baisa. Toutes les dames le -voulurent approcher et baiser. On se le passait de main en main. On -commença de mettre à part tout ce qu'il avait touché, mais on n'y put -suffire. On lui promit cent cadeaux divers. On le voulait emmener et -élever plus chaudement. Tout bas on blâma même le père de demeurer si -tranquillement dans un hangar glacé. On prit pitié de ses langes; -jusqu'à des nourrices affranchies haussèrent l'épaule à cause de la -façon dont il était enveloppé, selon la coutume du pays. Le petit avait -l'air patient et bon; les caresses lui plaisaient et il secouait de la -main les colliers d'or. On finit par s'asseoir où l'on put, et l'on -occupa le reste du jour à jouer avec l'enfant le plus simplement du -monde. - - -VIII - -Il arriva que le lendemain on eut à passer par là, en s'en retournant. -Il faisait un soleil tiède. Le père, la mère et l'enfant étaient assis -au pas de la masure. - -Comme on était pressé, on leur adressa de la main un petit bonjour -amical. - - - - -LA DANSEUSE DE TANAGRE - - -J'ai été séduit par une statuette de Tanagre au point d'éprouver à sa -vue cette sorte de joie tremblante et cette anxiété qui sont les -compagnes ordinaires de la passion amoureuse. - -C'est une danseuse. Un voile d'étoffe légère embrasse ses formes -accomplies; son attitude semble prise dans l'instant où le torse et la -jambe, animés par les mouvements rythmiques qui s'achèvent et, pour -ainsi dire, rendus sublimes par la vie abondante que répand -l'entraînement musical dans un corps jeune et pur, atteignent, en une -seconde de repos, l'insaisissable beauté. - -«O petite danseuse! pris-je la liberté de dire un jour à cette gracieuse -effigie de terre, je te supplie de m'apprendre le secret du charme que -tu répands et qui dépasse celui de tes soeurs, car tu vois que je le -subis aussi vivement que s'il me venait d'une jeune fille plus jeune que -moi de dix ans et cependant des gens avisés prétendent que de nombreux -siècles nous séparent. Pour moi, je t'avouerai que je crois sentir la -moiteur de ta chair parfumée qui vient de s'émouvoir et je ne suis pas -sûr que l'air qu'a déplacé ta jambe agile n'est pas celui qui m'a tout à -l'heure rafraîchi le visage. Dis que je suis fou! mais j'ai cru que ta -poitrine se soulevait par suite de la douce fatigue, et que tes lèvres, -un moment desserrées, exhalaient ce souffle imprégné de l'odeur des -olives et des lauriers-roses, tel que je le respirai dans les pays du -soleil et sur les pentes inclinées du côté de la mer. - -»Je te supplie de me dire qui tu es, ou bien quel dieu habite la fine -pâte de ton argile, parce que je n'ai pas devant toi le calme que donne -ordinairement la vue du chef-d'oeuvre, et que l'intime familiarité de ta -grâce me ravit à mon temps, m'arrache à l'heure que le destin -m'attribua, pour m'emporter en arrière, dans le passé ancien, jusqu'à -l'heure bienheureuse où ta paupière a battu,--ce qui est contraire à -l'ordre des choses et me déchire le coeur.» - -Alors, j'entendis une voix agréable, et je crus que la petite danseuse -Tanagréenne parlait. - - * - - * * - -«Tu connais, me fut-il dit, le bourg béotien dont le nom est demeuré aux -figures de terre, la blanche Tanagre; c'est ma patrie. Mon père avait -des champs et de la vigne sur le penchant du Céricius où la ville -étageait ses maisons de brique argileuse. Rien ne manqua à mon enfance, -et je connus le bonheur. A l'âge où toutes les jeunes filles chez nous -étaient belles, je le devins, à ce qu'il paraît, et lorsque je passais -dans la rue pour aller aux Temples ou aux Jeux, les hommes et les femmes -me regardaient en souriant. - -Ce fut vers ce temps-là que, me trouvant à l'endroit où se tiennent les -coroplastes ou modeleurs de poupées, pour vendre les petites images -qu'ils pétrissent de leurs mains, l'un d'eux nommé Douris me fit signe -qu'il m'aimait. Je baissai les yeux et n'osai plus de longtemps revenir -au même lieu, parce que son visage avait fait une grande impression sur -moi. - -Mais je pensai beaucoup à lui sans le voir. Bientôt il prit l'habitude -de passer devant la maison de mon père et je l'aperçus. Je sentis, ce -jour-là, que je n'avais aimé personne comme lui, et j'eus un grand -regret qu'il ne fût qu'un pauvre coroplaste dont les statuettes, si -prisées qu'elles fussent au-dessus de celles des autres, étaient vendues -pour une obole. - -Un jour que je n'étais pas là, par extraordinaire, dans le moment où il -vint, je trouvai sur la stèle de marbre consacrée à Hermès, qui était -près du portique de la maison, un petit Eros en terre parfaitement -modelé et peint. Je ne pus me tenir de le montrer à mon père, homme -prudent et habile. Mon père tourna et retourna dans sa main le petit -Eros. A la fin, il dit: «Qui a fait cela?» - -Je rougis et répondis que je n'en savais rien. - ---En tout cas, dit-il, celui qui a fait cela est un fort bon artiste et -de qui le renom ira loin. - -Je sautai, à ces mots, si joyeusement et en battant des mains, que mon -père me regarda avec étonnement. Je tombai à ses genoux que j'embrassai, -et je lui dis, toute confuse: - ---Mon père, ce petit Eros est de Douris, le modeleur de poupées; et le -coeur qu'il a percé de cette flèche est le mien. - ---Que Douris vienne donc ici, dit mon père en me relevant, et je pense -qu'il honorera ma maison. - -Je songe avec attendrissement aux jours trop brefs qui suivirent mon -mariage avec le modeleur de poupées. Nous nous aimions; il m'admirait et -me prenait pour modèle. De cette époque datent ses meilleures figurines -de terre; non parce que je valais mieux que les filles qu'il faisait -poser avant de me connaître, mais parce que l'amour échauffait son -talent. - -C'était une âme ardente et éprise de la beauté; aussi lui arrivait-il -souvent d'avoir de l'inquiétude sur la valeur de ce qu'il avait fait, -bien que sa fortune commençât à être brillante et que l'on ne cessât de -lui prodiguer des éloges. Je l'emmenais alors, à la tombée du jour, du -côté des prairies qui s'étendaient aux bords de l'Asope, au delà de la -ville. Nous nous baignions les pieds dans la rivière; je me penchais -au-dessus de son front, et ma voix, mêlée au doux bruit du vent dans le -feuillage des tamaris, endormait sa pensée. - -Cependant, une fois, il se redressa sous mes caresses. C'était à la fin -d'une journée particulièrement agitée, où l'argile s'était montrée plus -que jamais rebelle à ses doigts; même il avait détruit plusieurs -ébauches sur lesquelles nous fondions de grandes espérances. Il me -repoussa tout à coup et me dit d'une voix à la fois impérieuse et -suppliante: - ---Danse!... danse! - -Je me levai aussitôt, car, l'aimant comme je faisais, j'étais sa -servante; et j'imitai de mon mieux la danse qu'exécutaient les jeunes -filles en l'honneur d'Artémis. Mon vêtement était léger et le sol -favorable. J'essayai de suppléer de la voix à l'accompagnement de la -flûte qui nous manquait. D'ailleurs, entraîné bientôt par mon pas, -Douris chanta lui-même. Son organe était ample et varié, et l'on eût -juré qu'un berger était là et soutenait mes mouvements par le son de la -syrinx. - -Il se baissa tout à coup pour saisir une poignée de la terre humide qui -se trouvait en abondance au bord de l'eau; il se mit à la pétrir avec -vivacité, et je vis naître promptement sous sa main mon image. - -C'est celle que tu vois. Il n'en avait jusqu'alors réussi aucune avec -autant de bonheur. A mesure qu'elle venait sous ses doigts mouvants, je -voyais s'agiter le visage de Douris et j'atteste les dieux qu'il fut -plus beau dans ce moment-là que le jour même où il m'aperçut et sentit -dans son coeur qu'il m'aimait. Dirai-je que j'en conçus une peine -secrète et que je fus un peu jalouse de cette jolie image de terre qui -captivait mon époux? - -Douris emporta son ouvrage, et il mouilla, pour le couvrir, une partie -de mon vêtement qui était tombé à terre pendant la danse, sans prendre -garde que mon épaule était nue. Les paroles que je lui adressai durant -le retour à la maison furent vaines; et même, ayant tenté d'attirer son -esprit vers la beauté du soir qui transfigurait Tanagre et les collines, -ce spectacle, d'ordinaire si puissant sur son esprit, ne le détourna pas -de la pensée du chef-d'oeuvre qu'il avait fait. - -Les jours coulèrent; il retouchait l'admirable figure et la poussait à -la perfection. Jamais il ne s'aperçut que j'errais, moi vivante, autour -de cette poignée de terre humide et glacée qui le retenait. Mon chagrin -s'accrut. Je fus tentée de détruire la petite danseuse d'argile pendant -le sommeil de Douris. - -Je me levai, une nuit; je pris la lampe et me dirigeai soigneusement -vers l'endroit où la statuette reposait sous le linge frais. La colère -m'animait et je goûtais une ivresse inconnue. Je pris l'amer plaisir de -découvrir l'ennemie qui me ressemblait, avant de l'anéantir. Je gardais -le linge dans la main et j'embrassais de ma haine l'image inanimée de -mon corps devenue ma rivale par suite d'un sortilège ou d'une folie que -je ne pouvais m'expliquer. - -«Te voilà donc! dis-je, misérable parcelle de limon qui ne couvriras pas -la plante de mon pied quand je t'aurai écrasée! Je t'ai foulée déjà -maintes fois à l'état de fange, au bord du ruisseau, quand les yeux des -pâtres et ceux de mon bien-aimé, jaloux de la pureté de ma jambe, -regrettaient que je la salisse au contact de ta boue... Et maintenant tu -t'es élevée sur ce piédestal, tu as emprunté la forme de ma jambe et de -mon joli ventre poli! Perfide! jusqu'à ce mouvement des épaules et de la -tête que l'on m'a dit qu'aucune autre créature n'eut pareil et qui -faisait frissonner des hommes forts, tu me l'as pris! par quelle astuce? -Moi-même je l'ignorais; je n'avais jamais pu le saisir en un miroir et -tu me vois toute tremblante à la révélation de ce qu'Amour met en nous -de mystérieux attraits. Tout ce que tu es, tu me le dois; tu me l'as -volé pièce à pièce; sans moi tu ne serais pas; tu n'es pas autre chose -que moi!...» - -Je fus épouvantée tout à coup du son de mes paroles dans là pièce -obscure et vis-à-vis de l'image qui recevait toute seule la lumière de -la lampe. La danseuse semblait sourire et me regarder avec indulgence du -haut de son chevalet de bois. Je me tus. Mes derniers mots -retentissaient dans le silence de la nuit: «Tu n'es pas autre chose que -moi!...» - -Mon premier mouvement avait été de bondir vers la statue aussitôt après -avoir invectivé contre elle. Mais j'étais maintenue à ma place par une -volonté imprévue. Mes yeux ne quittaient pas l'objet de ma colère; et je -m'étonnais de mon attitude et de mon inaction. Je me pris la tête dans -les deux mains ainsi que l'on fait lorsqu'on veut voir clair avec -ténacité; je me souviens que mes doigts s'enfoncèrent très avant dans ma -chevelure, et lorsque les extrémités s'en rejoignirent derrière ma tête -à travers l'emmêlement épais, je sentis un si vif mouvement de dépit à -cause de ma faiblesse et de la puissance inconnue qui me paralysait, que -je sortis brusquement en renversant la lampe dont l'huile se répandit. - -Je me trouvai sur la terrasse où j'avais passé des nuits si belles et si -heureuses entre les bras de Douris. Sous le ciel voilé, une incertaine -lueur bleue et légère commençait d'entourer le front des temples sur la -hauteur; la ville était plongée encore dans l'ombre, et le silence -m'effrayait. - -Je me souvins tout à coup d'un certain vieillard nommé Simonide qui -était redouté pour sa connaissance des choses secrètes. Je savais où -était sa maison, car il passait souvent devant l'étalage des -coroplastes, qu'il critiquait ou encourageait par des paroles rares et -justes; et je l'avais regardé s'éloigner jusque chez lui, à cause de ce -qu'on disait de merveilleux sur sa science. J'y courus. Je le trouvai -courbé sous sa lampe et au-dessus d'ouvrages anciens par l'apparence, et -d'une écriture inconnue. - -Il sourit en m'apercevant: - ---Tu es la femme de Douris, dit-il. - -Et avant que je lui eusse adressé la parole: - ---Il faut que tu sois folle pour avoir épousé cet homme!... - -J'eus un mouvement de révolte, à cause de mon amour. - ---Tu l'aimes, dit-il, en cessant de sourire; et il te préfère ses -ouvrages de terre? - -Je fis signe que oui. - ---J'ai voulu briser la danseuse, ajoutai-je en tremblant; je n'ai pas -pu; et je viens savoir... - -Il m'interrompit avec violence: - ---J'ai vu, dit-il, la danseuse de Douris! Autant vaudrait s'attaquer à -Jupiter qui gouverne le monde. Pauvre enfant! C'est toi qui as posé pour -ce corps admirable, et tu t'étonnes de voir soudain ces formes d'argile -te dépasser dans l'esprit de celui qui les a pétries de ses doigts; -parce que ces mêmes doigts, n'est-ce pas? avaient coutume de défaillir -de volupté à seulement toucher la jeune fleur de ta chair! - -»Mon enfant, écoute. Un dieu est caché et dort sous la mer mobile des -formes comme sous l'eau profonde des regards humains. Nul ne sait -comment ni pourquoi il s'éveille, s'agite et est présent tout à coup. -Cependant nous nous inclinons devant un geste ou une attitude dont la -secrète vertu nous a ébranlés jusqu'au fond de l'âme. Ceci n'eut -peut-être que la durée d'un instant aussitôt évanoui, et il est possible -qu'un grand nombre de témoins ne s'en soit pas aperçu. Mais nous -déclarons divin l'homme habile qui, l'ayant vu, a su lui fournir -l'expression durable, et souvent sans doute a provoqué le prodige, par -sa prière ou son désir ardent. - -»C'est ainsi que, par l'évocation de Douris et par l'effet de ton beau -corps ému, s'est réalisé dans de la terre et a pris forme pour -l'immortalité cet instant d'entrevue sublime. Et le petit objet d'argile -que tu n'as pu briser est supérieur à Douris lui-même et à toi: il ne -serait pas injuste de l'établir au rang des dieux.» - -J'écoutais le vieillard avec une grande crainte. A mesure qu'il parlait, -j'avais plus vif le sentiment de ma perte, car je comprenais que Douris -avait tiré de moi tout ce que je valais. Quand Simonide eut fini, je lui -dis simplement: - ---Je veux mourir. - -Au lieu de lever les bras et de me faire mille discours ordinaires, ce -vieux sage s'étant recueilli un moment, comme pour peser diverses -alternatives, me répondit que j'avais raison. Je l'admirai de si bien -pénétrer les secrets du coeur et de l'esprit, et je baisai sa robe en -signe de reconnaissance. - -L'aube descendait gaiement les pentes de nos collines quand je regagnai -la terrasse où l'idée m'était venue de recourir au vieillard Simonide. -Je m'y arrêtai de nouveau et résolus d'y accomplir sur-le-champ mon -dessein. C'était le lieu qui m'avait été le plus complaisant, puisque -l'amour m'y avait souri; et sur quelque point du pays que se portassent -de là mes regards, j'y retrouvais le souvenir brûlant des caresses de -Douris. - -Vers le haut de la ville, les temples des dieux recevaient les premiers -rayons du jour, et au delà des murs, les champs d'orge et de blé, les -prairies et le long serpent du fleuve baignaient confusément dans la mer -de lait que le matin répand. Mon coeur se souleva; les larmes emplirent -mes paupières et je ne vis plus distinctement tels endroits de la -campagne où mon époux m'avait pressée plus tendrement de son bras. Je -dis adieu au jour qui s'élevait et que je ne verrais pas en son midi. -Puis j'accomplis quelques rites prescrits par le vieillard et tirai de -mon sein la petite fiole qu'il m'avait remise. J'en bus d'un trait le -contenu avant d'aller embrasser dans son sommeil celui pour qui je -voulais mourir, et de peur de faiblir à sa vue. Il dormait profondément -et ne sentit pas mon baiser. Ma lèvre, d'ailleurs, était déjà refroidie -et je ne pus qu'avec peine regagner le dehors où le premier chant des -oiseaux et le réveil alerte de la ville furent les dernières choses du -monde qui me parvinrent, dans la grande confusion que donne la présence -de la mort.» - ---O âme passionnée qui te défis un matin, sur une terrasse de Tanagre, -de la chair dont s'inspira le modeleur de poupées, m'écriai-je, je -t'aime! - ---Non! me dit, sur un ton désespéré, la voix qui m'avait attendri par le -récit d'une vie si simple et si belle, non! ce n'est pas moi que tu -aimes: comme Douris, comme les hommes et comme les dieux, c'est ma -rivale que tu aimes! Je ne suis pas la statuette; moi, qui t'ai parlé, -je suis la sacrifiée, l'éternelle jalouse. Je suis la créature de chair, -le modèle, l'amante, l'héroïne, l'inspiratrice de l'oeuvre d'art; à -jamais inférieure au morceau de terre que le pouce d'un homme a touché.» - - - - -LE MIRACLE DU SAINT VAISSEAU - - -I - -Au temps où Notre-Seigneur périt sur la croix, le pays de Judée était en -partie soumis aux Romains dont Pilate était le bailli[2]. - - [2] On a cru devoir conserver dans ce récit l'absence totale de - «couleur locale» qui caractérise le roman de La Table Ronde dont il - est inspiré. Il y a moins d'irrespect à violer la vérité ou la - vraisemblance historiques, qu'à dégarnir ces belles matières - romanesques de la grâce particulière que leur valent leur naïveté et - leur foi. - -Un prud'homme nommé Joseph d'Arimathie, qui était au service de Pilate, -avait aimé Jésus dès qu'il l'avait vu. Il l'avait suivi avec ses -disciples, et il lui était dévoué, bien qu'il n'osât pas en témoigner, -dans la crainte des mauvais Juifs. - -Or Jésus ayant expiré, Joseph en eut une vive douleur. Il s'en vint -trouver Pilate et lui dit: - ---Sire, je vous ai longtemps servi sans recevoir de loyer; je viens vous -demander pour ma récompense le corps de Jésus crucifié. - ---Je l'accorde de grand coeur, répondit Pilate. - -Joseph courut à la croix par le chemin que Notre-Seigneur avait suivi et -où la populace s'écoulait en commentant ce qui était arrivé. Il y croisa -plusieurs femmes qui pleuraient, et entre autres une nommée Verrine -portant une guimpe qu'elle montrait à tous et où la figure de Jésus -s'était imprimée fidèlement. - -Mais Joseph étant arrivé près de la croix, les gardes lui en défendirent -l'approche, et ils envoyèrent contre lui un certain Juif du nom de Moïse -qui lui dit en le repoussant avec brutalité: - ---Jésus s'est vanté de ressusciter le troisième jour, et s'il a dit -vrai, nous voulons le refaire mourir; et autant de fois -ressuscitera-t-il, autant de fois le mettrons-nous à mort. - -Joseph revint très mécontent vers Pilate qui était à table et tenait à -la main une belle coupe. Il lui demanda main-forte pour vaincre la -résistance des gardes. - ---Vous aimiez donc bien cet homme, pour prendre tant de peine de son -corps? demanda Pilate. Eh bien, tenez! ajouta-t-il, voici le vase dans -lequel il a célébré son sacrement. On me l'a donné: gardez-le, en -mémoire de celui que je n'ai pu sauver. - -Et il lui donna main-forte. - -Joseph emprunta un marteau et des tenailles, et, ayant triomphé de la -résistance des gardes et du Juif Moïse, il monta à la croix et en -détacha Jésus. - -Il le prit entre ses bras; le posa doucement à terre; replaça -convenablement les membres et les lava le mieux qu'il put. - -Pendant qu'il se livrait à cette besogne, il vit le sang divin couler de -la plaie que la lance de Longin avait ouverte sur le côté. Il prit la -coupe que Pilate lui avait remise et y recueillit les gouttes qui -s'échappaient, car il pensait qu'elles y seraient conservées avec plus -de révérence qu'en tout autre vaisseau. Cela fait, il enveloppa le corps -d'une toile fine et neuve et le déposa dans un sarcophage qui se -trouvait non loin de là et qu'il recouvrit d'une pierre large et d'un -bon poids. - - * - - * * - -Jésus ressuscita comme il l'avait annoncé et se montra à Marie la -Madeleine, à ses disciples et à d'autres encore. - -Voilà aussitôt les Juifs très émus, et les soldats chargés de garder le -sépulcre inquiets du compte qu'ils auraient à rendre. Comme Joseph -d'Arimathie avait enseveli le corps, ils le soupçonnèrent de quelque -maléfice dans l'affaire de cette sortie du tombeau. Ils résolurent d'en -tirer vengeance contre lui et s'assemblèrent afin de délibérer des -moyens que l'on pourrait employer pour lui nuire. - -Moïse se trouvait dans le groupe et dit: - ---Pour moi, je ne me soucie point de ce qui est arrivé, et j'ai craché à -la figure de celui que l'on dit ressuscité. Je me moque pareillement de -Joseph d'Arimathie. Mais c'est un homme riche, et je me fais fort de le -livrer en bon état de capture à qui m'indiquera, pour s'emparer de son -fief, un moyen prompt, sûr, et garanti de la potence. - ---Vous dites, fit un clerc qui se trouvait là, que ce Joseph a du bien? - ---Certes! On lui connaît plus de cent arpents, tant en vignes qu'en -oliviers; et il les cultive avec habileté. Il a plus de génie qu'il n'en -a l'air. Ainsi, on le crut dément, il n'y a pas si longtemps, lorsqu'il -alla, à la suite du prophète, avec quelques âmes simples jusqu'au lac de -Tibériade. Il n'en était rien. «J'y ai fort profité!» disait-il à son -retour. En effet, outre qu'il recevait la bonne parole, d'autre part il -vendait à des prix de famine, ses raisins, ses figues et ses olives aux -bonnes gens accourus pour entendre Jésus. Et celui-ci ayant fait miracle -à un certain endroit du Lac, Joseph y acheta immédiatement les pêcheries -et y mit des établissements qui ne manqueront pas de prospérer par suite -du bruit que fera l'aventure. C'est un homme d'ordre et plein de sens. - ---A-t-il quelque famille? - ---Il a en tout une soeur que l'on nomme Enigée. - ---Enigée, dit le clerc au perfide Moïse, hérite légalement de tout -l'avoir de son frère... Que celui-ci vienne à disparaître, qui est-ce -qui pourrait s'opposer à ton mariage avec cette demoiselle qui est -assurément accorte et avenante en tous points? - ---Va donc trouver la belle, à la tombée de la nuit, qui est l'heure -favorable à l'amour, insinuèrent-ils tous à Moïse, et, par la chambre de -cette gentille personne, pénètre hardiment jusqu'au lit de Joseph... - -Moïse mit un pourpoint de velours à plus de cent sous l'aulne et s'étant -garni les reins de liens solides et propres à bâillonner tous ensemble -les chevaliers du guet, il s'alla poster, à la brune, sous la fenêtre -d'Enigée, tout en chantant et s'accompagnant du luth qu'il touchait avec -assez d'agrément. - -Enigée était une jeune fille accomplie et dont tous les sentiments -étaient développés, comme il est naturel aux environs de la seizième -année et sous les cieux cléments qui font fleurir les parterres dès le -temps de Pâques. Elle avait du goût pour la musique et pour les gens -bien faits. Avouez donc qu'il lui eût fallu une astuce fort éloignée de -sa simplicité, pour démêler, sous le bel accoutrement de Moïse, que le -chanteur était un vilain Juif et non quelque noble chevalier romain. -Enigée ouvrit sa fenêtre sur le jardin parfumé d'où venait la chanson. - -Il est odieux de penser que la bouche en fleur d'une demoiselle, qui -s'entr'ouvre à l'espoir du premier baiser, reçoive au lieu et place de -ce qu'elle attend, le contact malséant du bâillon. Tel fut cependant le -sort de la pauvre petite Enigée dès qu'elle fut tombée entre les mains -de l'infâme Moïse. En même temps, la bande des mauvais Juifs liait -outrageusement le vertueux Joseph d'Arimathie et l'emportait tout vif et -bien fâché de ne pouvoir dire adieu à sa mignonne soeur, mais plus -contristé encore d'abandonner le vaisseau contenant les gouttes du sang -de Notre-Seigneur Jésus. - -Ils le conduisirent du côté d'une affreuse tour située à l'écart. Là ils -lui délièrent les jambes, parce qu'il était replet de sa nature et -pesant à porter, et ils lui firent descendre trois cent trente-trois -marches, à force de coups. Enfin, ils le laissèrent dans un cachot -obscur, sans lui donner ni pain ni eau et sans lui adresser une parole. - -Après quoi, étant remontés et ayant scellé l'entrée de la tour, ils se -dispersèrent, en se frottant les mains, car ils pensaient bien qu'il ne -serait plus jamais question de Joseph d'Arimathie. - - * - - * * - -Le malheureux Joseph éprouva le plus vif mécontentement du lieu où on -l'avait mis; non seulement parce qu'il était dépourvu de lit, de -crédence et de prie-dieu, mais encore parce qu'il manquait de ce parfum -subtil que mademoiselle Enigée faisait peut-être venir d'Arabie, à moins -qu'elle ne le répandît de sa personne dans le logis clair et propret qui -convenait si bien à un prud'homme faisant honneur à ses affaires. En -outre, Joseph était incapable de méditation, ce qui eût été la seule -ressource dans un mauvais cas comme le sien; mais le pire vint de ce -qu'il avait un grand appétit qui fut contrarié quand arriva l'heure -ordinaire du repas. - -En revanche, Notre-Seigneur lui apparut. - ---Joseph! lui dit-il, es-tu content de souffrir pour moi? - ---Monseigneur! dit Joseph, en faisant une profonde révérence, mon -jugement est pauvre et dominé en ce moment par la faim; la vérité -m'oblige à vous confesser que je ne suis pas parfaitement content. - ---Joseph! reprit Jésus, ta foi est plus pauvre encore que ton jugement; -car si elle avait quelque vigueur, tu ne sentirais pas ta faim. - ---En ce cas, Monseigneur, dit Joseph avec simplicité, me voilà bien au -regret, je vous jure, que ma foi ne soit pas plus vive! - -Jésus fut tenté de sourire de pitié, à cause de la malheureuse faiblesse -des hommes, et il dit à Joseph: - ---Eh bien! et moi? crois-tu que je n'ai pas souffert pour toi? - ---Monseigneur! Monseigneur! soupira Joseph en se traînant aux pieds du -maître, et soudain confus au souvenir des grandes tortures qu'il avait -vues. Et il se mit à pleurer abondamment, en se traitant de pourceau. - ---Relève-toi, dit Jésus, car je t'aime. Tu as pris soin de mon corps et -l'as enseveli. Au surplus, depuis longtemps tu me suivais avec fidélité -et tu écoutais ma parole... - ---Oui, oui! interrompit vivement Joseph, c'était au bord du lac de -Tibériade: il y avait une grande quantité de poissons, j'en ai vendu -pour quinze cents deniers, et j'ai acheté des pêcheries! Ah! -Monseigneur! montrez-moi la porte par où vous êtes entré dans ce réduit, -afin que j'aille jeter un coup d'oeil à ces établissements qui vont -dépérir par suite de mon absence!... - ---Joseph! dit Jésus avec douceur, voilà que tu n'as plus faim, -maintenant que tu penses à tes pêcheries, tandis que ma présence a été -inefficace à combler ton appétit!... Cependant, je veux t'embrasser à -cause de ton ignorance du mensonge et de l'hypocrisie. Et écoute-moi: -_Je t'apprendrai à connaître le vrai bien, et te tirerai de prison._ - -Pour le moment, voici le vaisseau dans lequel tu as recueilli un peu de -mon sang. Je l'ai ravi aux mains des méchants et je t'en confie la -garde. Et écoute encore ceci: Tu n'as pas oublié le Jeudi où je fis la -Cène chez Simon, avec mes disciples. En bénissant le pain et le vin, je -leur dis qu'ils mangeaient ma chair avec le pain et buvaient mon sang -avec le vin. Or, il sera fait mémoire de la table de Simon en maints -pays lointains, et toi-même tu le feras, dès que tu seras sorti de -prison et que tu auras trouvé douze hommes ayant le coeur pur et voulant -s'asseoir avec toi à la table. - -Ce disant, Notre-Seigneur disparut. - - * - - * * - -Bien que Notre-Seigneur eût promis à Joseph de le tirer de prison, on -n'avait point entendu parler du pauvre prud'homme au bout de quarante -années. On l'avait complètement oublié en Judée. Moïse avait réussi à -épouser la gentille petite soeur, et celui-ci était à présent un homme -riche et jouissant d'une bonne considération. - -La tour, au fond de laquelle le misérable avait jeté un juste, était -tombée en ruines. Les oiseaux du ciel nichaient au creux des pierres et -chantaient; les ronces et les lierres se suspendaient non sans grâce aux -débris de cet édifice; la terre avait été retournée aux environs et les -champs étaient fertiles. Car toutes les choses sont indifférentes et -s'emploient souvent avec complaisance à couvrir les iniquités. - - -II - -Il se trouva que dans le même temps l'Empereur de Rome avait un fils -nommé Vespasien, qui était atteint de la lèpre. Ce malheureux prince -vivait à l'écart, et dans un endroit sans fenêtre et sans escalier, où -on lui passait sa nourriture par une étroite lucarne. - -Une vieille femme, appelée Verrine, qui avait chez elle le portrait de -Notre-Seigneur, alla trouver l'Empereur et lui dit qu'elle guérirait le -prince Vespasien par le moyen de son image. - -L'Empereur voulut bien tenter l'aventure et il se rendit avec toute sa -cour au pied de la maison du lépreux. Verrine s'y trouva également, -tenant serrée contre son coeur une guimpe qui était pliée avec soin. -Tout le monde étant là, elle déplia la guimpe, et il n'y eut ni petit ni -grand qui ne fût contraint de s'agenouiller, quand on vit le portrait de -Notre-Seigneur Jésus-Christ. - -Quand Verrine vit le grand effet que produisait son image, elle dit: - ---Écoutez comment je la reçus. Je portais ce morceau de fine toile entre -les mains, quand je fis la rencontre du prophète que les Juifs menaient -au supplice. Il avait les mains liées d'une courroie derrière le dos, et -suait sang et eau de toutes parts. Un homme juste, nommé Joseph -d'Arimathie, qui le suivait et qui avait pitié de lui, me conseilla de -lui essuyer le visage. Je m'approchai et je passai mon linge sur son -front. Rentrée à la maison, je regardai mon drap et j'y vis l'image du -saint prophète. Joseph la vit comme moi, et nous fûmes très émerveillés. -Si cet homme vivait encore, il vous confirmerait mes paroles; mais ils -l'ont fait périr parce qu'il avait enseveli le corps de Jésus. - -L'Empereur et ses gens admirèrent beaucoup ce que racontait cette femme, -et ils étaient impatients de ce qui allait se produire pour le cas du -prince Vespasien. - -Mais Verrine n'eut pas plus tôt présenté la sainte image à la lucarne, -que Vespasien cria qu'il était revenu à la parfaite santé. En effet, il -sortit de lui-même hors de la maison et chacun vit qu'il était sain, ce -qui causa un grand étonnement et une grande joie. Et de plus, comme il -était de belles formes et que son visage était gracieux, on l'approcha, -le toucha et l'embrassa en l'honneur du miracle, surtout les dames et -les demoiselles. - -Pour le jeune Vespasien, son premier voeu fut de témoigner de sa -reconnaissance en vengeant le prophète auquel il devait sa guérison, -ainsi que l'homme juste Joseph qui avait souffert à cause de lui. Et il -s'employa aussitôt à équiper une armée pour aller en Judée. - - * - - * * - -L'armée de Vespasien fit un fort tapage lorsqu'elle débarqua en Judée. -Elle était composée d'un bon nombre de fantassins et de cavaliers -produisant un grand cliquetis d'armes sur les routes; et les trompettes -portaient la peur très avant dans le pays. - -Les Juifs, qui voyaient de loin tout cet appareil descendre du haut des -collines, se demandaient ce qu'ils pourraient bien répondre dans le cas -où tous ces gens d'armes viendraient leur réclamer le prophète Jésus. Et -Moïse se souvint de Joseph, l'ami du prophète. Il eut un grand remords -d'avoir agi contre lui pour épouser sa soeur Enigée et s'emparer de son -bien. Aussi tremblaient-ils les uns comme les autres, de tous leurs -membres. - -Vespasien, aussitôt entré dans la ville, y forma une cour de justice -avec ses meilleurs barons. Il y siégea en personne et fit premièrement -comparaître Pilate qui était bailli, du temps que l'on fit souffrir des -avanies à Notre-Seigneur. On lui demanda ce qu'il avait fait de Jésus. -Il répondit qu'il l'avait abandonné à la justice de la foule. Vespasien -lui fit observer d'abord qu'il employait des termes dont le sens obscur -passait son entendement, la justice étant, à son avis, chose si subtile -et ténue que le fil en échappe souvent aux plus grands clercs du royaume -et que c'est une présomption que de s'imaginer qu'on la rend, n'était-il -pas plaisant de penser que l'exercice en pût être confié au populaire, -lequel est inégal et agit par le mobile de la passion? Pilate ajouta -qu'il s'était lavé les mains de ce qui pourrait arriver par la suite. -Vespasien lui dit qu'il n'eût point pu agir plus sottement. - ---Vous ne m'entendez pas, dit encore Pilate qui était fin et retors pour -avoir vieilli dans les prétoires; je veux dire que si je n'ai pas agi -convenablement, en me désintéressant de ce prophète, vis-à-vis de vous -autres qui le pleurez, j'ai agi cependant selon les desseins de Dieu, -puisque vous savez que ce prophète devait périr... Or, il s'est produit -plusieurs cas, dans le cours de ma carrière, où me trouvant en face d'un -embarras analogue, soit entre la cité et le particulier, soit entre la -cité et l'État romain, je demandai le bassin et l'aiguière, par quoi se -trouvait admirablement marquée, à mon sens, la limite de l'humain -pouvoir. - -Néanmoins, Vespasien ordonna qu'on lui liât les mains et le fît -souffrir. Il agit de même envers un grand nombre de Juifs auxquels on -demandait vainement ce qu'ils avaient fait de Jésus ainsi que d'un -certain Joseph d'Arimathie qui avait pris soin de son corps. - -Alors, comme quelques-uns louchaient du côté de Moïse qui s'était fait -pardonner son crime par sa richesse, mais que l'on avait bien envie de -dénoncer dans ce moment périlleux, celui-ci eut peur pour sa vie, et, -ayant réfléchi, il vint se jeter aux pieds de Vespasien, et lui dit: - ---Sire, m'accorderez-vous la vie sauve, si je vous indique le lieu où -l'on a mis Joseph? - ---Soit! fit le prince. Va donc devant et montre-nous le chemin. - -Arrivé à l'endroit où se trouvait la tour ruinée et à demi ensevelie -sous les ronces et les fleurs printanières, Vespasien se mit à rire, -malgré tout le chagrin qu'il avait de la perte sans doute irrévocable de -Joseph, et il demanda à Moïse s'il se moquait de lui, pour s'être flatté -de lui montrer la retraite de Joseph, et s'arrêter à cet amas de pierres -humides et moussues où aucune créature ne saurait trouver abri. - -Moïse courba l'échine et dit: - ---Sire, j'ai dit que je montrerais où fut mis Joseph, il y a plus de -quarante années; mais je n'ai pas promis de vous le faire voir en bon -état!... - -Le fils de l'Empereur, qui n'était chrétien que depuis peu de temps, -jura par le nom d'une divinité païenne et diabolique, ce qui ne fut pas -toutefois désagréable à Dieu, en raison de la pureté du sentiment. - -Cependant Moïse ayant déplacé plusieurs pierres épaisses et fort -lourdes, avait mis à jour l'entrée d'un escalier par où Vespasien et sa -suite s'engagèrent. - -Tous étaient très émus à la pensée de ce qu'ils allaient découvrir dans -ce réduit. Mais l'escalier était si long, et en outre glissant et -malpropre, que plusieurs s'en trouvèrent incommodés; et le fils de -l'Empereur, parvenu environ à la soixante et dixième marche, dit à Moïse -que, bien qu'il lui eût promis la vie sauve du chef de l'affaire de -Joseph, il se pourrait trouver quelque autre juste motif de le faire -pendre, ne fût-ce par exemple que pour amener son auguste personne dans -des endroits si incivils. - -Sur ce, quelqu'un des seigneurs qui allaient de l'avant, fit observer -que l'odeur devenait en effet méphitique et comparable à celle -qu'exhalent les corps pestiférés. - -Mais Vespasien s'étant radouci: - ---Dieu, dit-il, permet que l'enveloppe mortelle de l'âme la plus proche -des fleurs par la grâce et par le parfum, soit souillée et répugnante à -nos sens; et il se peut très bien que le prud'homme Joseph, qui fut un -saint et toucha Notre Seigneur Jésus-Christ, nous envoie ces émanations -qui, à la vérité, sont grossières et indécentes. Nous continuerons donc -d'aller plus avant dans le vilain tombeau où nous conduit ce Moïse que -nous ferons pendre aussitôt remontés, à supposer que notre peine ait été -inutile. - -Le fils de l'Empereur et sa suite descendirent toujours plus -profondément et ils ne découvraient rien. Vespasien fut tenté de -rebrousser chemin; mais Moïse, qui ne cessait d'être habile homme jusque -dans les moments les plus ingrats, dit au fils de l'Empereur: - ---Sire, celui qui vous a guéri de la lèpre ne peut-il faire que l'homme -que vous cherchez soit là tout à coup? Et ne peut-il faire encore que -Joseph soit vivant au fond de ce tombeau infect quoique, dans le cas -contraire qui est plus naturel, sa relique vaille de la peine et puisse -atteindre un grand prix, à cause des vertus qu'il professa? - -Vespasien fut touché par ce discours, et une secrète indulgence lui vint -pour ce coquin de Moïse. En même temps et dans l'instant précis où la -foi pénétrait à nouveau dans son âme, on aperçut dans le lointain une -petite lueur. - - * - - * * - -L'endroit d'où partait cette lumière était d'apparence misérable et -sordide. Le jour bas, ainsi que celui que répand une maigre lampe, -venait d'un point de la muraille et ne laissait rien distinguer -convenablement. - -Moïse, ayant cependant reconnu le cachot où il avait enfermé Joseph, se -précipita vers l'objet qu'il croyait être en effet une lampe. Il -s'imaginait bien qu'il allait découvrir à l'aide de cette lumière le -pauvre Joseph dans le dernier état; mais il espérait quant à lui avoir -la vie sauve. - -Moïse n'avait pas encore mis la main sur l'objet qu'il prenait pour une -lampe, lorsqu'il fut touché rudement à l'épaule par quelqu'un de plus -grand et de plus fort que le fils de l'Empereur lui-même et tous ses -chevaliers. Il se retourna et reconnut Joseph. - -Alors il poussa un cri et fut saisi de peur. Vespasien et ses chevaliers -s'écartèrent jusque vers les murailles, car ils tremblaient dans leurs -membres et dans leur esprit, à cause de la puissance de Dieu. - -Joseph dit: - ---Ceci est le vaisseau qui contient le sang de Notre-Seigneur -Jésus-Christ... Qui es-tu donc, toi qui portes la main sur le Fils de -Dieu? - -Moïse n'osa pas dire qu'il était celui qui avait posé Joseph dans ce -mauvais endroit, mais il dit: - ---Voici le prince Vespasien, le fils de l'Empereur de Rome, qui vient te -tirer de prison!... - ---Qui parle de prison? dit Joseph, je ne suis pas en prison... - -Moïse qui était le seul à lui adresser la parole, tellement les autres -étaient pris de révérence, demanda: - ---Où donc te crois-tu? Tu n'es pourtant pas libre? - ---Je suis libre, dit Joseph. - -Le saint homme faisait des efforts pour se souvenir. La mémoire lui -étant revenue: - ---Oui, oui, dit-il, je me souviens que je fus jeté jadis en prison par -une petite troupe de gens dont j'ai oublié la figure et les noms. Mais -Notre-Seigneur Jésus-Christ m'a tiré de prison! - ---Ha! ha! ha! ricana Moïse, il est fou! Et, pardieu, on le deviendrait à -moins. Mon ami, lui dit-il familièrement, ces hauts seigneurs et moi -venons de descendre trois cent trente-trois marches puantes pour -parvenir au cul-de-basse fosse où tu gis; et tu prétends que Jésus t'a -tiré de prison!... - -Joseph se tourna du côté de la petite lampe qui était en réalité sans -mèche, sans huile et sans flamme et répandait une lueur par quelque -moyen mystérieux. - ---Monseigneur Jésus! dit-il, soyez enclin à l'indulgence envers ceux qui -ne vous ont pas connu et qui ne sont pas éclairés par le divin rayon de -votre foi. La grossièreté de leurs sens égale l'erreur de leur esprit; -et ils prennent pour une prison le lieu du monde le plus décent et le -plus fertile en délices. - -A ces mots, les seigneurs ne purent non plus se tenir de rire; car -l'endroit où ils se trouvaient avec Joseph était nauséabond. Mais -Vespasien leur dit: - ---Il se peut que cet homme voie ce que nous ne voyons pas, à cause de sa -grande vertu. - -Aussitôt, le fils de l'Empereur ayant proclamé sa foi par ces paroles, -il lui fut donné ainsi qu'à tous, de voir par les yeux de Joseph. - -Or rien n'était plus éloigné de l'apparence d'une prison. Une lumière -plus belle que le jour venait d'un vase appuyé sur un autel fort bien -orné où Joseph se tenait à genoux très pieusement. Cette lumière -comblait de son rayonnement une salle vaste et comparable par la -magnificence aux plus superbes basiliques. L'air y était léger et -imprégné de parfums, et son seul mouvement faisait une sorte de musique -que l'on pouvait attribuer tout aussi bien à des instruments séraphiques -qu'au murmure discret de toutes les petites bêtes du Seigneur que l'on -entend bourdonner aux heures heureuses de l'été. Maintenant, il est bien -probable aussi que des anges étaient là et chantaient, sans qu'on les -vît, et peut-être même se montraient-ils parfois quand Joseph était dans -la solitude. - -Joseph se prosterna très bas et dit: - ---Je vous adore, Monseigneur Jésus! - -Sur quoi, tous ceux qui étaient là, étant touchés dans leurs sens, -crurent fermement en la présence de Notre-Seigneur Jésus-Christ--sauf -Moïse qui avait l'esprit du mal. - ---Voici, dit Vespasien, un miracle plus grand que de m'avoir guéri de la -lèpre, car, mes écailles étant tombées, je fus tiré de l'opprobre, en -réalité, ce qui est un cas merveilleux et qui ne s'appliquera sans doute -pas à beaucoup. Mais cet homme-ci a été jeté pour mort dans un cachot -infect, il y a plus de quarante années, et il y est encore, comme nous -l'avons pu voir,--ce qui est déjà remarquable;--mais voici que grâce au -vaisseau de Notre-Seigneur, cet homme se trouve être en même temps dans -l'endroit le plus magnifique et le mieux garni de volupté. Or ceci aura -un plus grand retentissement dans le monde que la guérison de tous les -lépreux, et ce sera un bien précieux dans les États. - -Mais Joseph qui se souvenait de la recommandation que lui avait faite -Jésus, en lui remettant le saint vaisseau, dénombrait déjà les -personnages qui étaient là, et en ayant trouvé douze, y compris Moïse, -il leur dit: - ---Notre-Seigneur m'a commandé de célébrer la Cène en présence de douze -personnes honnêtes et ayant le coeur pur. Il n'y a pas de doute que vous -ne soyez tels, étant de bonne compagnie. Si vous voulez, nous nous -assoirons à la table et ferons le sacrement? - - * - - * * - -Avant de s'asseoir à la table, Moïse, qui était hypocrite et fourbe, eut -encore peur qu'il ne lui arrivât malheur. Il réfléchit; puis il tira -Joseph à part et lui dit: - ---Écoute, je suis celui qui te bâillonna jadis et qui te jeta en prison. -J'espère que tu ne me feras pas de mal, à cause du temps écoulé et de -mon repentir... - -Joseph le regarda avec attendrissement et loua Dieu de ce que cet homme, -après avoir péché, fût ramené au bien. - ---Ce n'est pas tout, dit Moïse, tu avais plusieurs fiefs et je m'en suis -emparé... - ---Tout mon fief, dit Joseph, est en Notre-Seigneur. - -Mais Moïse, ne pouvant croire à tant de désintéressement, résolut de le -toucher avec adresse: - ---Eh donc! dit-il, de Notre-Seigneur relevaient les pêcheries et les -établissements qui florissaient au bord du Lac de Tibériade?... - ---Arrête! Arrête! s'écria Joseph. Et il se prit le front dans la main. -Le nom du Lac de Tibériade lui rappelait la douceur de vivre. - ---En effet! dit-il, c'étaient de beaux établissements, et bien situés -aux bas des pentes où mûrissaient les raisins, les figues et les olives; -et comme il était agréable de voir les barques chargées regagner le -rivage à la tombée de la nuit! - -Une larme vint au bord de sa paupière. - ---Dire que j'avais eu tout cela pour rien! fit-il, quinze cents deniers! -Cela valait le double! - ---La valeur a centuplé! dit Moïse. - ---Centuplé! s'écria Joseph. Et son oeil se mouilla tout à fait. Il -penchait la tête et il considérait, dans sa pensée, cette grande -prospérité, là-bas, couchée au soleil le long du rivage de sable fin. - ---Je te restituerai tout cela! dit Moïse. - ---Non pas! non pas! fit Joseph touché dans sa bonté. - ---Si fait! Si fait! C'est une chose accomplie. Tiens! prends tout de -suite cette bourse qui ne contient pas seulement le produit d'une année -et qui est assez arrondie, comme tu vois... - ---Au moins, dit Joseph, prélèveras-tu une forte part pour ta bonne -gestion? - -Moïse, comprenant qu'il l'avait gagné par le goût des biens terrestres -qui est très fort contre Dieu, ne put contenir sa bonne humeur: - ---Maintenant, ajouta-t-il, sur un ton plaisant, je me souviens d'avoir -employé la violence pour épouser ta soeur Enigée qui héritait de ton -bien. Si tu ne veux pas de moi pour beau-frère, je la répudierai, car la -voici un peu flétrie à l'heure qu'il est et j'épouserai une certaine -Corinne qui est venue avec les Romains et qui a de l'agrément. - -Joseph se mit à rire de tout son coeur en bon homme qu'il était. Il -embrassa Moïse pour lui prouver son amitié, et lui dit de s'asseoir à la -table, ce dont Vespasien et ses seigneurs ne furent pas trop flattés. - - * - - * * - -Joseph fit le serment d'employer sa richesse à la gloire de Dieu. - -Ensuite, il rompit le pain, en mémoire de ce qu'avait fait -Notre-Seigneur, et il le distribua en parties aux personnes qui étaient -assises à la table: - -à Vespasien d'abord, - -aux chevaliers ensuite. - -Quand vint le tour de Moïse, tout le monde, sauf Joseph dont la bonté -était extrême, craignait que Dieu ne fût offensé. - -Or, comme Moïse allait porter le pain à sa bouche, voilà qu'il se fait -un grand fracas, et que Moïse disparaît, ainsi que son siège, aussi -complètement que s'ils n'avaient jamais été. - -Tous en furent extrêmement émus, et n'eût été la grande piété avec quoi -ils accomplissaient le service divin, ils l'eussent certainement -interrompu. Mais aussitôt que le service fut achevé, Vespasien dit à -Joseph: - ---Jamais nous n'avons eu tant de frayeur: dites-nous, je vous en prie, -ce que Moïse est devenu! - ---Quant à moi, je n'en sais rien, dit Joseph, mais nous pourrons le -savoir de Celui par qui toutes choses arrivent. - -Et il interrogea le Saint vaisseau. - -Alors on entendit une voix qui sortait du vaisseau, et qui dit: - -«Ne vous inquiétez pas de Moïse qui fut, à la vérité, fourbe, menteur, -assassin et sacrilège, mais qui, cependant, contribua à la gloire de -Dieu, puisque par lui Joseph fut amené à connaître le vrai bien, dans -cette prison, et puisque par lui fut fondée cette fortune moyennant quoi -vous établirez la part matérielle de mon oeuvre, qui s'adresse plus -clairement aux hommes. Car je vous en avertis, beaucoup vous paraissent -méprisables, qui tiennent un rôle dont le sens vous échappe; vous ne -voyez que l'architecte qui construit une maison, et j'ai souci également -du maçon et de l'ouvrier plus médiocre encore qui mélange la terre avec -l'eau. C'est pourquoi je vous conseille de vous occuper le moins -possible de la justice: vous n'y entendez rien; elle est aux mains de -mon Père, et je frapperai en son nom. J'ai enlevé ainsi Moïse qui était -mauvais au milieu de vous, mais qui peut valoir en des emplois où vous -ne vaudriez rien. Vous le retrouverez dans la vie. - -»Vous autres, aimez-vous les uns les autres, et aimez-moi dans le fond -de votre coeur, afin que le monde, qui est semblable à la prison de -Joseph, vous soit transformé en un lieu agréable, comme cela est arrivé -pour lui.» - - - - -LES TABLETTES DE CYTHÈRE - - -Vers le milieu de la neuvième journée, nous vîmes monter, sur la mer, de -petites barques aux voiles gonflées, et Myrrha agita aussitôt les mains, -et leva ses bras nus qui s'éclairent, au jour, d'un peu de duvet d'or. - ---Myrrha! dis-je en enserrant son corps chéri, il convient en effet de -recevoir avec des marques de gaieté la nouvelle qu'il y a encore des -hommes, et qui vont à leur négoce et à leurs entreprises de gloire, -depuis que nous nous aimons sur cette île solitaire. Ces petites voiles -pleines de vent sont puériles, n'est-ce pas? comme des joues de -nouveau-nés. Si tu veux, nous allons danser et rire, et nous tresserons, -à l'heure du crépuscule, des guirlandes agréables à Aphrodite, avec la -tige des églantiers mêlée de myrtes et de violettes? - -Myrrha ne refusa pas de balancer sa jambe pure en cadence et s'échauffa -même à secouer le tambourin au-dessus de sa chevelure. Elle chanta, et -je me baissai pour aspirer, sur sa bouche, le souffle sonore et -l'allégresse de ma chère amante. - -Cependant les petites barques furent bientôt assez près de nous pour que -le bruit des voix nous en parvînt, et nous pûmes même discerner en leur -cacophonie les dialectes divers et la grossièreté des propos. Il y avait -des gens de toutes les contrées de la Grèce, et jusques à des Barbares; -et c'était un ramassis d'hommes de peu de valeur et allant à l'aventure. - ---Myrrha! dis-je, c'est assez d'ironie, et tu as fait suffisamment -d'honneur à ces étrangers qui ne le méritent pas. Retirons-nous de -l'autre côté des rochers et gagnons nos endroits fleuris. Si tout ce -monde tient à aborder ici, nous lui offrirons du lait, du miel et des -grenades. Allons-nous-en! - -Mais, tout au contraire, Myrrha se mit à courir sur la grève de sable -fin, et elle mouilla ses pieds dans la mer; et elle commença de ramener -ses cheveux en touffe au sommet de la tête, à la manière thébaine, et -elle les retint par une agrafe d'or à la tête de Silène, qu'elle tira -avec d'autres bijoux d'une petite boite de cornaline. Elle passa à son -cou son joli collier de bronze contourné en spirale, et à son doigt des -anneaux ornés de grenats syriaques et de prase qui est une pierre -nouvelle. - -Je jure que je crus mourir en voyant cela et que j'accomplis quelques -prières extravagantes de Myrrha,--comme d'agrafer moi-même sa -ceinture,--de la façon dont les machines dociles, au théâtre, portent et -supportent les dieux. Ma bouche serrée fut quelque temps muette; puis, -j'eus une envie de pleurer, que je retins, à cause de la présence de ces -Barbares. Enfin, quand je pus parler: - ---Myrrha! ma petite Myrrha! lui dis-je, quelle fantaisie ou quelle folie -t'a prise tout à coup en face de ces vilains hommes mal épilés et -beaucoup plus vulgaires que ceux que nous avons fuis pour venir nous -aimer ici, Myrrha, il y a de cela neuf jours à peine révolus? - ---Oh! je t'aime! dit-elle, en nouant ses beaux bras à mon cou dans une -pose à charmer jusqu'aux lents coquillages ou aux écueils de la mer. - -Elle reçut mon baiser, puis elle tourna la tête et m'échappa des mains. - ---Je t'aime, dit-elle encore, je n'aime que toi, mon amour. - -Et elle était toute penchée déjà vers les hommes des petites barques, -qui levaient de son côté de lourds yeux chargés d'étonnement et de -désirs. - -Je me suspendis au tissu léger de sa tunique et fis céder la petite -fibule d'or qui retenait ce vêtement à la gorge. Je vis la peau blonde -de l'épaule, durant que des hommes aux mauvais accents, qui étaient pour -le moins des îles tributaires, s'écriaient dans les barques: «Evohé! -c'est Aphrodite elle-même!» ce que ceux qui étaient des Barbares -traduisaient en leur langue. - ---Je t'aime! jetai-je à Myrrha, alors qu'elle était déjà loin et que des -mains froissaient ses vêtements; car en cet instant je ne me souvins -plus que de l'aimer. Elle répondit: - ---Je n'aime que toi! - -On voyait qu'elle était partagée entre la joie et la tristesse. Je lui -criai: - ---Tu ne sais donc pas ce que tu fais? - ---Je ne le sais pas! répondit-elle. - -Il se passa quelque chose de bien étrange. J'étais agenouillé sur le -rivage, près de quelques objets qu'elle avait laissés. Il y avait son -miroir que je baisai à l'endroit où fut son image. Je ramassai aussi un -fruit qu'elle avait mordu et dont la chair humide gardait la marque de -ses dents; je me mis à baiser la morsure de ce fruit, et à ce moment je -n'eus plus honte de pleurer même en face des étrangers et des Barbares. -Je distinguai, dans ma confusion, que Myrrha avait sur le visage les -traces d'un chagrin égal. Je crus qu'elle me tendait les bras, et je vis -son pied cambré dans un effort pour revenir; mais son regard ayant -rencontré tous ces yeux qui l'admiraient de façons diverses, elle ne put -se retenir d'éprouver le bonheur d'être belle _autant de fois qu'il y -avait d'hommes alentour_. - ---Mais! fis-je, à eux tous, ils ne t'accordent pas tant de beauté que je -fais, tout seul! - -Elle rit. Elle se laissait alors transporter de barque en barque pour -que d'autres hommes éprouvassent d'elle un étonnement nouveau, et -qu'elle fût ravie d'être _nouvellement belle, toujours_. - -La brise souffla, et je vis s'en aller les barques avec ma petite Myrrha -bien-aimée. Tout cela fut presque aussitôt lointain et puéril, avec -cette apparence de joues gonflées de nouveau-nés. Cependant, quand le -geste doré des bras de Myrrha s'éteignit, je tombai, comme un hoplite -blessé, sur le rivage. - -Alors, j'ai brisé le petit miroir qui ne sut rendre qu'une beauté, ce -qui est trop peu pour Myrrha qui les a toutes, assurément. Et je vais -clore à jamais mes yeux, parce qu'ils furent inhabiles à feindre les -mille artifices qu'il fallait, et n'exprimèrent que l'unique aveu du -grand amour de mon coeur. Mais auparavant, j'ai écrit ceci, et je -l'enferme dans le vase funéraire que nous avions apporté là pour -contenir nos cendres quand le jour eût été venu. - -Puisse l'amant qui le découvrira, orner et aviver son amour de la -mélancolie que j'enclos en cette terre légère. - - - - -LE BON JUGEMENT DU TRIBUNAL DES MOEURS, A VENISE - - -Francesco di San Polo, fils d'un gentilhomme vénitien, fut embarqué de -bonne heure sur les galères de la République et grandit parmi les Turcs -et les gens enturbanés de l'Orient, dont les moeurs sont mauvaises. -Étant revenu à l'âge d'homme dans sa patrie, il y afficha un vif dédain -autant envers les demoiselles patriciennes qu'envers les courtisanes. -Pour ce qui était des premières, le scandale n'était pas grand, vu que -ces péronnelles étaient gauches et engoncées pour la plupart, et que -Francesco, à vingt ans, pouvait avoir de l'éloignement pour le mariage. -Quant aux dames galantes, grasses, nombreuses et renommées, habilement -teintes, fardées à grands frais et aussi expertes à la conversation qu'à -tous les arts de la volupté, n'y avait-il pas lieu de s'étonner qu'elles -ne retinssent ce jeune homme par les fines mailles de leurs attraits? - -De plus, Francesco emmenait des garçons dans sa gondole, à la tombée de -la nuit, et leurs promenades étaient longues et mystérieuses. - -Des dames, émues de sa beauté naturelle et dépitées de sa froideur, -l'accusèrent d'avoir rempli, chez les Turcs, des emplois déshonorants. -Mais plusieurs adolescents des meilleures familles vénitiennes -laissèrent entendre qu'en tout cas il n'en avait pas la marque. -Là-dessus les langues allèrent, et il se fit un grand bruit à Venise -autour du jeune Francesco di San Polo, qui s'étonnait beaucoup, de son -côté, qu'on le trouvât si intéressant, alors que personne précisément ne -l'avait remarqué durant ses voyages dans le Levant. - -Aussi fit-il la figure la plus divertissante lorsqu'il fut déféré devant -le collège chargé d'instruire contre les sodomites, qui se réunissait -tous les vendredis, selon une loi du 22 mars mil quatre cent -cinquante-huit. - - * - - * * - -Loin de nier la particularité sur laquelle on l'invitait à répondre, le -bon Francesco en étala avec une complaisance touchante les phases -diverses devant le tribunal. A l'entendre, aucune coutume n'avait plus -de beauté que celle dont on lui faisait reproche; il le prouvait tant -par l'histoire que par la science esthétique. Il parlait avec abondance, -s'échauffait, agrémentait de vers latins et même de grecs la vivacité de -sa défense. Il clôtura sa harangue en exprimant le regret où il était -que la République, si avancée parmi les nations pour tout ce qui touche -les institutions et l'excellence des moeurs, s'obstinât à demeurer dans -l'ignorance de celles-ci. Enfin, ce jeune homme avait tant d'honnêteté -dans sa conviction qu'il ne doutait point qu'avant seulement qu'on lui -donnât à boire pour avoir parlé si bien, les divertissements de Sodome -ne fussent recommandés fortement et solennellement aux citoyens de -Venise. - -Il en arriva autrement, et notre Francesco fut bel et bien condamné. -Toutefois, l'on verra une preuve de la magnanime sagesse de ses juges et -de l'heureuse souplesse de la procédure vénitienne dans le châtiment -spécial que l'on prit la peine d'ajouter, en faveur du coupable, au -supplice de la _cheba_ qui lui revenait de droit. - - * - - * * - -Le supplice de la _cheba_ consistait à être enfermé en une cage de bois, -que l'on hissait à mi-hauteur du clocher de Saint-Marc, et -extérieurement, de façon que le patient y subît les rigueurs de la -saison et y fût exposé aux quolibets des passants. - -Voici la teneur de l'addition qui y fut faite dans l'intérêt de -Francesco: - -«Ledit (Francesco) recevra chaque soir et bon gré mal gré, après le -couvre-feu,--pour éviter le scandale,--et en sa cage, la visite d'une de -nos plus notables courtisanes, et le lendemain d'une autre, et ainsi de -suite, jusqu'à l'expiration du délai de sa peine. - -»Ceci pour la plus grande gloire de Dieu et dans le but que le coupable -soit ramené dans la voie qu'il (le Seigneur) a tracée de sa main et -indiquée à notre premier père pour notre bien et celui de nos enfants, -petits-enfants et arrière-petits-enfants.» - - * - - * * - -Un beau matin, l'on vit brimbaler au bout d'une corde la cage de bois -contenant notre malheureux Francesco di San Polo assez déconfit, penaud, -mal en point, et prenant le ciel à partie qu'il était victime d'une -grande iniquité. Vous pensez que les gens de Venise ne faisaient pas -défaut autour du clocher de Saint-Marc ni sur toute la place, qui est le -lieu où se traitent les affaires et le seul endroit de la ville où se -fasse la promenade à pied sec. On dit qu'il n'y eut ni dame ni -demoiselle qui ne s'y montrât ce jour-là, soit en chaise, soit -simplement juchée sur les hauts patins pour lors à la mode. Et il faut y -ajouter, bien entendu, les personnes adonnées à la galanterie, dont le -nombre, d'après les meilleurs documents, n'était pas inférieur à onze -mille, et qui avaient un intérêt direct à prendre connaissance de la -figure du sire, puisque chacune d'elles était tenue d'essayer de la -dérider tour à tour. - -Francesco, à mi-hauteur de son clocher, ne pouvait répondre aux mille -lazzi et aux malhonnêtetés de toute sorte qui lui montaient de cette -foule assemblée. D'ailleurs, rien ne porte à l'indulgence comme -d'envisager les hommes et les femmes d'un peu haut; et il est probable -qu'il en était en ce temps-là comme aujourd'hui. L'histoire ignore sur -quel point porta sa méditation, et se contente d'enregistrer que, vers -l'instant où le soleil déclinait et alors qu'une grande quantité de -badauds bâillaient encore du côté du condamné, celui-ci, ayant contenu -un besoin depuis l'heure de l'aurore, s'en soulagea librement, -pleinement et à la ronde sur toutes les classes de la société, qui prit -texte de cette pluie incongrue pour se disperser et s'en aller souper. - -De sorte qu'il ne resta guère sur la place Saint-Marc, à l'heure du -couvre-feu, que les personnes qui y possédaient pignon ou fenêtre et qui -comptaient sur le lever de la lune pour voir ce qu'il adviendrait du -prisonnier sodomite et de la compagne à lui octroyée par jugement en -bonne forme. - - * - - * * - -La malchance fit que la lune fût ce soir-là couverte aussi complètement -qu'une chandelle sur quoi se fût assise par mégarde quelque matrone -vénitienne. - -Le lendemain on n'y pensait plus: telle est l'inconstance de la faveur -des esprits. - -Les courtisanes accomplissaient avec ponctualité et discrétion la -besogne quotidienne que leur avait départie la Justice. Et des mois se -passèrent sans que l'on prît seulement garde à cette cage poussée au -flanc du clocher de Saint-Marc comme une verrue ou une gibbosité -naturelle sur quoi se posaient journellement les colombes. - - * - - * * - -Toutefois, au bout de six mois, Francesco di San Polo fut trouvé mort -par la cent quatre-vingt-troisième courtisane hissée en cet endroit, à -l'heure du couvre-feu. - -On se montra fort étonné de ce résultat, et une enquête fut ouverte -par-devant le Conseil qui avait jugé Francesco. Les cent -quatre-vingt-trois personnes galantes y comparurent et déposèrent une à -une selon la date de leur coopération à la besogne de la justice. - ---Quel homme était, à votre sentiment, ce Francesco di San Polo? leur -fut-il demandé. - -Pour les cinq ou six premières, c'était un triste personnage, sans goût, -sans appétit et sans politesse, enfin dénué de tout avantage. - -De la septième à la douzième, il était jugé hésitant et malhabile, -gauche à l'excès en ses façons. - -Ce travers était confirmé par la treizième courtisane, à laquelle -toutefois il n'avait pas déplu, et qui l'avait trouvé original et ayant -des penchants au rebours du commun. - -On remarqua beaucoup l'avis de la quinzième d'après laquelle Francesco -était déjà un homme ordinaire. - -Ordinaire n'était point le mot qu'il convenait d'employer en parlant de -ce jeune homme, opinèrent les cinq filles suivantes, car il était un -fort bon amant, expert et agissant, avec qui le temps ne durait point. - -Sur les cent qui déposèrent après, il n'y en eut pas une qui contredît -cette opinion favorable, sinon que trente-quatre d'entre elles -affirmèrent qu'elles étaient grosses de ses oeuvres. En outre, toutes -l'avaient entendu, dans le moment de la pâmoison, bénir ses juges en les -recommandant à Dieu, chacun par leur nom et avec grande ardeur et -gratitude. - -Le Conseil pleura à l'audition de ces paroles et se sentit pris aux -entrailles d'un vif sentiment d'indulgence rétrospective pour l'ancien -sodomite converti et puis mort de l'abus des justes plaisirs de l'amour. - ---Et vous, mesdemoiselles? dit l'assemblée, émue et tout d'une seule -voix, en s'adressant aux soixante-trois courtisanes restantes. - -Celles-ci furent secouées d'un sanglot unanime et pour toute réponse -montrèrent les marques visibles des combats qu'elles s'étaient livrés -entre elles avant de monter dans la cage, par suite de leur empressement -et à cause de la renommée que le détenu s'était acquise dans les -exploits amoureux. - - - - -TABUBU - - -Un brave homme, nommé Setna, en se promenant un jour sur le bord du Nil, -aperçut une femme qui lui parut très belle, bien qu'il ne lui vît pas la -figure. Elle portait beaucoup d'or sur ses vêtements, et elle était -suivie de cinquante-deux jeunes filles de tournure agréable. - -Setna en perdit immédiatement la tête. Il fit signe à son jeune -serviteur et lui commanda de savoir tout de suite qui était cette femme. - -Le jeune serviteur s'approcha aussitôt de la jeune servante qui marchait -derrière la belle femme et lui demanda le nom de sa maîtresse. - ---Tabubu, dit la jeune servante. Et elle sourit à cause de celui qui en -était encore à s'informer de Tabubu, que connaissaient tous les hommes. - -Le jeune serviteur rapporta à Setna ce qu'il avait appris. - ---Retourne vers cette fille et dis-lui d'avertir sa maîtresse que je -m'appelle Setna et que je donnerai dix pièces d'argent pour passer une -heure avec elle. - -Le garçon rapporta la réponse: - ---Tabubu fait dire à Setna qu'il se trompe s'il la prend pour une -personne vile, et qu'elle est sage. - ---C'est bien! dit Setna dont la figure se colorait comme le ciel au -soleil couchant, retourne encore et fais dire à Tabubu que je suis -capable d'user de violence. - -Le jeune serviteur parlementa de nouveau et revint: - ---Tabubu répond que, dans ce cas, il n'y a qu'à aller la trouver chez -elle, dans une belle maison derrière le temple de Bast, et que là, Setna -fera d'elle tout ce qu'il voudra, moyennant dix pièces d'argent. - -Le soir même, Setna se rendit derrière le temple de Bast, et, avisant -une belle maison, il demanda qui demeurait là. On le prit d'abord pour -un homme ivre; mais, comme il insistait, quelqu'un lui dit d'un air -équivoque: - ---C'est Tabubu. - ---Fort bien, dit Setna, c'est chez elle que je vais. - -On avertit Tabubu. Elle descendit, modestement voilée, mais couverte de -riches parures; et Setna se félicita d'être venu chez elle. Elle le prit -par la main et le conduisit dans le jardin où il vit les cinquante-deux -jeunes filles occupées à chanter, à jouer ou à prendre des poses propres -à ravir les yeux. Les pelouses étaient très bien éclairées et l'eau des -bassins, formant miroir, multipliait les lumières. - ---Tu vois, dit Tabubu, que rien ne laisse à désirer dans ma maison. - -Setna, qui se sentait le feu dans le corps, dit: - ---Allons à l'intérieur. - -Tabubu le fit monter par le perron, et ils pénétrèrent dans une salle -ouverte par tout un côté sur le dehors et d'où l'on apercevait les ébats -des joyeuses filles. Elle était ornée de lapis-lazuli et de vraies -turquoises. Il y avait autour de la pièce des lits nombreux drapés -d'étoffe de fin lin. Nombre de coupes d'or étaient disposées sur un -buffet et chacune était remplie de vin. On apporta des mets variés et -des fruits. - ---Qu'il te plaise boire et manger, dit Tabubu. - ---Ce n'est pas ce que je demande, dit Setna. - -Tabubu lui dit: - ---Moi, je suis sage, je ne suis pas une personne vile. Si tu tiens à -faire ce que tu veux avec moi, il faut me céder par contrat tous tes -biens. - ---Pourquoi n'ôtes-tu pas le voile qui te couvre la figure? dit Setna. - ---Je viens précisément de t'en donner la raison. Tu te trompes si tu me -crois celle que tu penses. - -«Voici cinquante-deux jeunes filles sans aucun voile et ce n'est pas -elles que tu désires. Laisse donc cela. D'ailleurs ne suis-je pas très -bien faite par tout le reste du corps? - ---Si, si, dit Setna, je vois que tu es parfaitement bien; finissons, -allons à l'intérieur. - -Tabubu fit venir un scribe et faire à Setna un contrat de cession pour -tous ses biens. - -Quand Setna eut signé, il dit: - ---Allons à l'intérieur. - ---Viens, dit Tabubu. - -Mais, au moment où ils allaient pénétrer dans l'appartement, on vint -dire à Setna: - ---Tes enfants sont en bas, ils t'ont suivi et ils veulent que tu -descendes sur-le-champ! - ---Ces enfants viennent mal à propos, dit Setna; mais, quant à moi, je ne -peux pas descendre; qu'on les fasse monter. - -Tabubu s'habilla d'un habit de lin, pendant qu'on faisait monter les -enfants. Setna voyait tous ses membres à travers l'étoffe, et son amour -grandissait encore. - ---Finissons, dit-il; allons à l'intérieur. - ---Voilà tes enfants, dit Tabubu; si tu tiens beaucoup à faire ce que tu -veux avec moi, prie-les de signer au-dessous du contrat que tu as fait -en ma faveur, afin qu'ils ne contestent pas le don de tes biens. - -Les enfants étant rentrés signèrent ce qu'on leur demandait. Après quoi, -Setna dit: - ---Finissons, allons à l'intérieur! - ---Moi, je suis sage, dit Tabubu; je ne suis pas une personne vile; si tu -tiens absolument à faire ce que tu veux avec moi, fais tuer tes enfants -pour qu'ils ne se disputent pas un jour avec les miens. - ---Je voudrais au moins, dit Setna, que tu ôtasses ton voile afin de -savoir pour quelle beauté, je vais commettre cette méchante action. - -Tabubu lança un vif éclat de rire. Elle se promenait à contre-jour, le -long de la muraille qui portait les lumières, de sorte que l'on voyait -la forme de son corps au travers de l'habit de lin. Et il n'y avait que -son visage que l'on ne vît point. - -Setna se tourna vers ses enfants, afin de leur demander s'ils -comprenaient que l'on fît les plus grandes folies pour cette femme. Mais -il vit ceux d'entre eux qui commençaient à être des hommes s'élancer -vers Tabubu avec tous les signes d'un désir au moins égal au sien, et il -pensa qu'ils tueraient leur père pour passer une heure avec elle. Alors -il dit: - ---Qu'on les tue! - -Tabubu les fit égorger là où ils étaient et fit jeter leurs corps en bas -du perron, devant les chiens et les chats qui mangèrent leur chair. -Setna entendit ronger leurs os en buvant avec Tabubu. - ---Tout ce que tu m'as demandé, je l'ai fait, dit-il; finissons, allons à -l'intérieur. - ---Entre dans cette salle. - -Il entra dans la salle, se coucha sur un lit d'ivoire et d'ébène, et -étendit la main vers Tabubu. - ---Me voici, dit-elle en se découvrant. Alors, il s'aperçut qu'elle avait -la figure désobligeante des proxénètes d'un certain âge et que sa bouche -était un cloaque immonde. - -Mais il ne se montra point mécontent; il se leva tranquillement et -descendit en passant par les endroits où il était passé pour venir. - -Le bruit de son aventure était répandu; on se moqua de lui dans les -jardins où les jeunes filles étaient accouplées avec des hommes de -différentes nations, et on lui fit honte d'avoir perdu ses enfants et -son bien pour une hideuse créature. - -Il s'en alla, en pensant que ces gens-là sortiraient de cette maison -d'amour, sans savoir ce que c'était que l'amour, alors que lui, il en -avait goûté les plus vives délices par les transes effroyables du désir. - - - - -VOYAGE DE CANDIDE AVEC PANGLOSS AU VRAI ELDORADO - - -Il n'y avait pas quinze jours que Candide avait résolu de cultiver son -jardin, qu'il était fatigué de manger des cédrats confits et des -pistaches, peut-être aussi de voir le vilain visage de Cunégonde. Il -exprima à Pangloss le doute où il était d'avoir touché réellement -Eldorado. Eh quoi! dit Pangloss, n'y prîtes-vous point cinquante moutons -chargés d'or, de pierreries et de diamants? Vous ne m'entendez pas, -reprit Candide, je me demande si je n'eusse point trouvé ailleurs, par -exemple, un sequin qui eût valu dix fois la charge de mes cinquante -moutons et qui eût tenu dans mon gousset, par quoi j'eusse évité les -nombreuses pertes que je fis dans les marais, dans les déserts et par le -moyen d'un négociant hollandais. En ce cas, opina Pangloss, il faut -aller au vrai Eldorado. Et ils y allèrent. - -Ils avaient tout juste posé le pied dans le pays, que des gens se mirent -à pleurer à leur aspect, parce qu'ils avaient mauvaise mine, ayant -beaucoup voyagé. Voilà qui marque un bon naturel! s'exclama Pangloss, en -s'avançant, la main tendue, vers les habitants d'Eldorado. Voyez, -dit-il, en retournant vers Candide sa main toute mouillée de larmes, ces -gens ont le coeur sur ma main. Mais, dit Candide, nous avons, nous -autres, l'estomac sur les talons, et on ne vous a rien donné... -Néanmoins, le pays me plaît, dit Pangloss, car je ne vis personne -témoigner tant de compassion quand je fus desservi par la fortune, ce -qui m'arriva quelquefois. - -Comme ils commençaient de philosopher, on leur mit dans la main des -gazettes. Ils s'étonnèrent du bon marché de la pensée à Eldorado. Eh! -fit Candide, c'est là sans doute la nourriture de ce pays merveilleux, -et nous n'avons pas remercié la personne charitable... Ils couraient -s'acquitter de cette politesse; mais, ayant dérangé un loqueteux qui -extirpait un superbe chronomètre du gousset d'un gentilhomme, ils -reçurent un coup de pied violent. J'aurais plaisir, dit Candide, à aller -voir pendre ce misérable. Qu'est-ce à dire? fit le gentilhomme, et -comment traitez-vous ce pauvre homme qui paisiblement s'en va, ayant -achevé son travail? Eh quoi! Monsieur, dit Candide, votre -chronomètre!... Taisez-vous donc! se hâta de lui souffler Pangloss qui -avait l'esprit philosophique et avait déjà lu une partie de la gazette, -apprenez donc, mon cher Candide, les moeurs de ce pays avant de vous -courroucer de la sorte. Candide ouvrait de grands yeux en parcourant la -gazette, tandis que la foule pleurait d'attendrissement en s'écartant -devant le loqueteux paré du chronomètre, à cause de la grande misère -qu'il avait dû souffrir. Quelques lieutenants de la maréchaussée -s'essuyaient l'oeil du revers de la main. - -Candide avait absorbé plus des trois quarts de la gazette et ne se -sentait pas la faim moins opiniâtre. Pangloss, au contraire, ne pensait -plus du tout à cela; tenant d'une main la gazette qu'il brandissait -comme un drapeau, il attira Candide sur son coeur et l'embrassa à -plusieurs reprises et convulsivement. Candide s'essuyait le visage et -n'était pas encore revenu de ses façons, qu'il vit que Pangloss -embrassait aussi tout le monde, et en était mouillé et le mouillait, les -larmes ne tarissant pas à Eldorado. On s'absorbait en commentant la -mésaventure d'un petit toutou qui avait été écrasé par un personnage qui -avait le front de faire passer son carrosse au milieu de la chaussée où -justement se trouvait le chien; ou bien un âne avait été battu, en -province; ou un assassin condamné par quelque cour arriérée. Il fallait -que de tels forfaits prissent fin. Et on venait précisément d'adjoindre -des femmes à tous ceux qui détenaient une partie quelconque de la force -publique. Il y en aurait désormais près de chaque magistrat, près de -chaque capitaine dans le commandement de la compagnie, près de tout -préposé au bon ordre de la voirie et jusque dans le conseil du roi, de -manière que l'on évitât les violences, prêtât aux infamies une oreille -indulgente et réprimât les tentatives de virilité. Oh! oh! pensait -Candide, me voici bien éloigné des Bulgares chez qui je passai -trente-six fois par les baguettes et qui tout de même étaient de fiers -gaillards. Quelle grande nation doit être celle-ci, puisque tout y va -beaucoup mieux, y allant tout juste à rebours? Cependant, j'ai soupé -ailleurs avec six monarques et je n'ai pas une noisette à me mettre ici -sous la dent. - -Il allait appeler Pangloss, mais il l'aperçut parmi beaucoup de -personnes fort occupées pour le moment à débarrasser un régiment de -milice de ses armes et bagages incommodants. Et, s'en étant chargées, -elles les portaient en rythmant le pas aux côtés de ces pauvres -fantassins. Elles leur tenaient aussi des discours. Nous laissons, dit -quelqu'un, à côté de Candide, nos citoyens les plus éloquents approcher -de ces militaires pour leur rappeler chaque matin qu'il est plus doux -d'aller à la promenade, la canne à la main, qu'à la manoeuvre, le -mousquet sur l'épaule. Mais, dit Candide, que ne supprimez-vous cette -pauvre milice? Il est vrai, monsieur, mais, telle quelle, nous avons -accoutumé de l'aimer et d'être émus à son passage; elle nous tient fort -à coeur et elle est en outre une inépuisable matière à alimenter nos -feuilles de contes humoristiques et compatissants... Je n'entends pas -tous vos termes, dit Candide, le compatissant est-il donc un genre -littéraire? Monsieur, vous sortez de chez les Hurons, ou venez tout -droit de Monomotapa, pour ignorer que notre littérature est -compatissante. On en a fini avec les errements de nos pères. -Figurez-vous qu'ils guerroyaient, domptaient des peuples, gagnaient des -provinces, qu'ils édifiaient des monuments et d'imposants ouvrages dont -vous pourrez voir encore quelques débris que nous laissons debout bien -qu'ils aient coûté beaucoup de sueur populaire... Vous souriez, -monsieur? Votre langue, dit Candide, me cause seulement de la -surprise... Je songe à M. de Voltaire... Soit, reprit le citoyen -d'Eldorado, mais sachez que si, du temps de M. de Voltaire, on était -fort en bel esprit et soucieux du beau langage, c'est en bonté -qu'aujourd'hui l'on excelle. Nous sommes bons, monsieur, nous ne voulons -plus rien être que bons; nous ne ferons que de bonnes oeuvres; nos -livres sont de pitié, nos journaux d'amour, nos réunions de charité et -nos familles sont en train de se constituer sur des bases qui sont -d'abnégation et dont nous attendons les effets les meilleurs. Tenez, de -ces trois bambins qui sont élevés chez les jésuites et entrent manger un -baba chez le pâtissier, en compagnie de cette belle dame, deux sont les -fils d'un misérable homme qui, faute d'éducation, étrangla ses père et -mère; et toutes ces petites filles qu'une gouvernante mène à la pension -étaient à un infortuné qui fit sauter la diligence où se trouvait la -famille qui, aussitôt rétablie sur pieds, les adopta. Il est dommage, -dit Candide, que Pangloss s'en soit allé en portant le fourniment d'un -militaire, car c'est un grand philosophe, et il apprécierait votre pays -avec plus de discernement que moi qui ai l'estomac creux. A ces mots, le -citoyen d'Eldorado fut secoué d'un violent sanglot, regarda Candide en -pitié, et s'en fut, s'épongeant avec son mouchoir. - -Candide avisa un groupe qui discutait avec toutes les apparences de la -gravité autour d'un homme pour qui l'on semblait avoir les plus grands -égards. S'étant approché, il reconnut que cet homme était Pangloss. Il -venait de tordre le cou à un évêque. Et le groupe était de personnes de -qualité qui interprétaient son acte au point de vue philosophique. -Candide admira que les gazettes que l'on distribuait abondaient déjà en -détails sur les mobiles du crime et sur l'évolution idéologique de -l'auteur. De tous côtés venaient des hommes en livrée apporter à -Pangloss des cartes armoriées avec invitation à souper. Emmenez-moi! -implora Candide. A quel titre? fit Pangloss. Quel est cet intrus? firent -les personnes de qualité qui prenaient le point de vue philosophique, en -écartant du talon le quémandeur. Ah! bien! s'écria Candide. Et comme un -carrosse était à sa portée, fortement garni de dorures et de laquais, il -transperça d'outre en outre, à l'aide d'un long poignard, le seigneur -qui s'y faisait voiturer. C'était un ministre du roi. Tout le monde -quitta Pangloss et vint entourer Candide. On lui prêta les motifs les -plus ingénieux du monde, et Candide, qui ne les eût point inventés, en -fut fier. Il était campé, le poing sur la hanche, et narguait d'un peu -haut Pangloss qui n'avait tué qu'un évêque. Cependant, ayant été priés -l'un et l'autre dans un grand nombre de maisons, il arriva qu'ils se -trouvèrent, le soir, à la même table. Pangloss y fut fêté comme un -habile dialecticien et on honora en Candide un intuitif génial. - -Je voudrais bien, dit Candide, en se retirant au bras de Pangloss, que -Martin fût ici; je crois que son pessimisme serait ébranlé. Tout ceci -n'est que billevesées, dit Pangloss, et il y a mieux à faire à Eldorado. -Ils recommencèrent de philosopher, et d'autant plus que le souper et les -vins leur avaient échauffé la cervelle et qu'ils avaient vu un grand -nombre de dames beaucoup mieux que Cunégonde et même qu'autrefois la -petite Paquette, la femme de chambre de madame de Thunder-ten-Tronckh. -Ce faisant, Pangloss entra dans une boutique et acheta trois forts sacs -de poudre; il en fit acheter le double par Candide et recommença en un -autre endroit; et, quand il eut vingt sacs de poudre, dit à Candide: -Nous ferons sauter demain les seigneurs qui nous traitèrent ce soir et -qui seront réunis en États-Généraux. Et ils le firent. Je pense, soupira -Pangloss en voyant brimbaler, dans les airs, de notables portions du -clergé et un véritable abatis de noblesse où se mêlait du tiers-état, je -pense que voilà un coup qui sera commenté. Ne pensez-vous pas aussi, -hasarda Candide, être une seconde fois pendu? - -Il fut fait tellement de bruit autour de cette affaire que le roi -lui-même prononça: Voilà deux personnes fort intéressantes, et voulut -voir Pangloss et Candide et les entendre développer leurs idées -philosophiques. Ce fut une séance mémorable, et aucune illustration n'y -manqua. Il n'y eut pas jusqu'à l'évêque et au ministre du roi, les -premières victimes de Pangloss et de Candide, qui n'étaient point tout à -fait mortes, qui ne tinssent à soutenir l'intérêt particulier qu'ils -avaient pris à la belle attitude de ces messieurs durant qu'ils étaient -par eux poignardés ou avaient le cou tordu. Ils déclarèrent qu'ils les -avaient aussitôt couchés sur leur testament. Ces paroles eurent -l'assentiment général, et les applaudissements redoublèrent quand -Pangloss et Candide firent signe qu'ils acceptaient. Mais ceci ne fut -rien au prix de l'empressement des familles de ceux qui avaient péri -dans la salle des États-Généraux. Des courriers arrivaient de tous les -points d'Eldorado, apportant, qui des dons en argent, qui des offres -d'alliance pour les personnes et les familles de MM. Pangloss et -Candide. Le mal, soupira Candide à l'oreille de Pangloss, est que vous -n'ayez point de famille et que je sois marié à Cunégonde qui est si -laide. Hélas! sanglotait Pangloss; et il s'apprêtait à subtiliser. Mais -il entendit qu'il y avait 4.928 prétendants à la main de sa fille, de -qui l'on demandait le petit nom. Il n'est que trop vrai, réfléchit -Pangloss, que je n'ai pas plus de fille que je n'ai de cheveux sur le -sinciput, et c'est bien regrettable; mais il m'en naît une peut-être. -Et, à tout hasard, il dit un nom et celui qui lui vint fut Cunégonde. -Mais c'est ma femme, quoique fort endommagée, objecta timidement -Candide, outre que votre procédé a l'apparence malhonnête... Laissez -donc aller les choses, dit Pangloss, elles vont le mieux du monde. Les -4.928 prétendants en venaient aux mains. Le roi dit: Je l'épouse; car -justement il cherchait femme. Mais il y eut le double de demandes pour -la soeur de Candide, parce qu'il avait le visage agréable. Hélas! allait -avouer Candide. Pangloss le coupa: Dites donc, je vous prie, le nom de -Paquette; c'est une personne fort bien tournée et qui a l'usage du -monde. On plaça de même frère Giroflée quoiqu'il fût théatin et puis -Turc, et Cacambo et la vieille qui eut un tabouret à la cour quoiqu'elle -ne fût capable de l'occuper qu'à moitié. - -Pangloss rêvait de professer la philosophie. On lui permit de grouper -ceux qui partageaient la doctrine qu'il avait manifestée à Eldorado par -des actes retentissants. C'étaient quelques douzaines de portefaix, des -repris de justice et des voleurs de grands chemins, trois belles âmes, -un duc et pair, une femmelette et quelques petits-maîtres. Pangloss ne -perdit point de temps. On n'avait pas encore retrouvé l'auguste famille -qui avait peut-être changé d'habitation à Constantinople, par la force -des choses, que le grand philosophe avait déjà constitué avec ses -disciples et les privilèges du roi, la société du _Péril d'Eldorado_. La -presse y fit l'accueil le plus empressé. Les actions furent lancées à -toute volée par le royaume, et il n'y eut point de capitaliste qui ne se -fît scrupule d'en posséder un bon nombre. Les plus intelligents des -écrivains tiraient un grand parti pour leurs chroniques de ce danger -grandissant, dont ils simulaient chaque matin, par de jolis tours -d'esprit et la meilleure apparence de bonne foi, avoir découvert les -progrès; et ils poussaient l'humour jusqu'à sourire et tendre les bras à -ce curieux monstre, à cet enfant gâté qu'Eldorado chauffait et qui -mangeait Eldorado chaque jour. De même que l'on faisait autrefois pour -les projets de nobles édifices, on publiait les plans et devis des -nouvelles machines et substructions dévastatrices, en sorte que chacun -pût savoir d'avance sur quel pied sauter. L'exercice de la bonté étant -devenu l'unique sport, beaucoup de citoyens des plus considérables -s'employaient à encourager les travailleurs, et l'on ne parlait plus à -table et dans les salons que de leur noble ardeur et de leurs efforts -touchants. Enfin, il ne restait plus un pouce de la terre d'Eldorado qui -ne fût amplement garni de poudre jusqu'à trois pieds en profondeur, -lorsqu'on annonça l'arrivée des Bulgares. - -Quoi! dit Candide, ce peuple de moeurs grossières et de naturel -impitoyable vient ici porter la guerre! Mais nous allons être bien gênés -pour recevoir comme il faut Cunégonde et Paquette qui ne peuvent tarder -d'être ici et je cours informer le roi de ce désagrément. Rien ne -pouvait être plus fâcheux que ce parti. Candide fut bousculé et personne -ne le reconnut. Je suis Candide, s'écriait-il, c'est moi qui ai miné -Eldorado! Mort aux Bulgares! Eldorado en avant! lui répondait-on, durant -que l'on remettait à la milice ses armes quoique incommodes, et qu'on y -enrôlait bon gré mal gré Candide. Qu'est ceci? fit Candide apercevant -que l'on faisait passer Pangloss par les baguettes pour avoir discuté au -coin de la rue sur la vertu du sentiment patriotique, en vérité, ce -peuple a plus de souplesse en ses mouvements que ce grand homme en sa -philosophie. Voilà d'un coup Eldorado tout pareil aux Bulgares et il est -aussi probable qu'il les va mettre dehors qu'il l'est que l'on s'est -joué de nous. Hélas! s'écriait Pangloss, l'échine fort molestée sous les -baguettes, nous n'avions plus qu'à mettre le feu aux poudres! - -Presque aussitôt Eldorado sauta par le fait d'un boulet qui provint des -Bulgares et s'alla ficher incontinent dans ces poudres. Pangloss et -Candide étaient aussi haut dans les airs qu'ils y avaient fait aller les -membres des États-Généraux: Je regrette, dit Candide, qui conservait sa -présence d'esprit, que Martin ne soit pas ici, car j'aurais aimé -entendre son opinion sur ce pays d'Eldorado qui tout de même valait -mieux que ces Bulgares qui le vont habiter à présent, comme je le vois -d'ici. Il vous donna, dit Pangloss, un grand exemple de bonté, qui vaut -bien le sequin qui eût valu à lui seul plus que les cinquante moutons -chargés d'or, de pierreries et de diamants. Ah! fit Candide, -retournerons-nous cultiver notre jardin? C'est s'y prendre un peu tard, -eut encore la force de gémir Pangloss. Eh! dit Candide, vous prononcez -justement le mot qu'avaient tout à l'heure ces messieurs d'Eldorado qui -viennent de choir empalés au moyen de la flèche de l'église -métropolitaine. C'est donc qu'ils ont compris, acheva Pangloss, et -toutes choses vont pour le mieux. - - -(Publié dans la _Revue Bleue_ du 3 février 1894.) - - -FIN - - - - -TABLE - - - DIVUS ARETINUS 1 - L'ADORATION DES MAGES 59 - LA DANSEUSE DE TANAGRE 91 - LE MIRACLE DU SAINT VAISSEAU 113 - LES TABLETTES DE CYTHÈRE 155 - LE BON JUGEMENT DU TRIBUNAL DES MOEURS, A VENISE 165 - TABUBU 179 - VOYAGE DE CANDIDE AVEC PANGLOSS AU VRAI ELDORADO 191 - - -E. GREVIN.--IMPRIMERIE DE LAGNY.--9829-2-20. - - - - - -End of Project Gutenberg's Nymphes dansant avec des satyres, by René Boylesve - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NYMPHES DANSANT AVEC DES SATYRES *** - -***** This file should be named 63762-8.txt or 63762-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/7/6/63762/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was -produced from scanned images of public domain material -from the Google Books project.) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Nymphes dansant avec des satyres - -Author: René Boylesve - -Release Date: November 14, 2020 [EBook #63762] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NYMPHES DANSANT AVEC DES SATYRES *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was -produced from scanned images of public domain material -from the Google Books project.) - - - - - - -</pre> - -<div class="break"></div> -<p class="c top4em"><span class="large">RENÉ BOYLESVE</span><br /> -<span class="small">DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p> - -<h1>NYMPHES -DANSANT -AVEC DES SATYRES</h1> - - -<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br /> -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br /> -3, <span class="small">RUE AUBER</span>, 3</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c large top4em">DU MÊME AUTEUR</p> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="3" class="c pad">CONTES</td></tr> -<tr><td class="drap small">LES BAINS DE BADE</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">vol.</td></tr> -<tr><td class="drap small">LE BONHEUR A CINQ SOUS</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES -CANARDS</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td colspan="3" class="c pad">ROMANS</td></tr> -<tr><td class="drap small">LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot">vol.</td></tr> -<tr><td class="drap small">SAINTE-MARIE-DES-FLEURS</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">LE PARFUM DES ILES BORROMÉES</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">MADEMOISELLE CLOQUE</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">LA BECQUÉE</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">L'ENFANT A LA BALUSTRADE</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">LE BEL AVENIR</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">MON AMOUR</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">LE MEILLEUR AMI</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -<tr><td class="drap small">MADELEINE JEUNE FEMME</td> -<td class="num">1</td> <td class="bot c">—</td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><i>Il a été tiré de cet ouvrage</i><br /> -<span class="small">SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE</span><br /> -<i>et</i><br /> -<span class="small">CINQ CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN DU MARAIS</span><br /> -<i>tous numérotés.</i></p> - - -<p class="c gap small">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.</p> - - -<p class="c gap small" lang="en" xml:lang="en">Copyright, 1920, by <span class="small">CALMANN-LÉVY</span>.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">AU LECTEUR</h2> - - -<p>Les contes que je réunis ici ont été écrits -vers 1894 et 1898 ; ce sont mes premiers -essais dans le genre du récit, et à cause -de cela j'avais négligé de les publier en -librairie.</p> - -<p class="ugap">Le titre même du présent recueil est de -ce temps-là ; il m'a plu toujours, non seulement -parce qu'il évoque une harmonieuse -image, mais parce que le balancement qu'il -exprime entre la grâce de formes pures et -le rictus souvent désolé ou amer de cette -maligneté que je vois à la face du monde, -me paraît caractériser une disposition d'esprit -qui se retrouve dans tous mes livres.</p> - -<p class="sign">R. B.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch1">DIVUS ARETINUS</h2> - - -<p>Pierre Arétin, surnommé divin, par le fait -de sa gloire, occupait à Venise une maison -sise au Grand Canal, proche du pont de -Rialto et des marchés de la ville. Lui-même -a pris soin de nous dire que ce lieu était -«sans défaut» et que la vue y était la plus -agréable du monde. Mille gondoles y passaient, -soit aux heures des approvisionnements, -soit à celles de la promenade. Le -quartier de Rialto étant le centre des affaires, -le vieux pont de bois était sans cesse parcouru -par la foule pittoresque des commerçants, -des agioteurs et des étrangers de -toutes les nations dont les rapports étaient -actifs avec la République. Joignez à cela que -la famille dogale des Mocenigo avait son -palais dans le voisinage, ce qui était l'occasion -de fréquents mouvements d'équipages -princiers ou d'ambassadeurs et de ce -train spécial et d'une richesse incomparable -dont s'accompagnait le célèbre vaisseau -nommé le <i>Bucentaure</i>. Mais Arétin était plus -puissant que le Doge ; toutes les personnes -que l'étiquette menait chez celui-ci avaient -à cœur de visiter l'illustre écrivain ; et il en -recevait en outre beaucoup d'autres.</p> - -<p>A l'heure délicieuse du soir qui précède la -chute du soleil, messer Pierre Arétin, ayant -retenu à souper quelques-uns de ses visiteurs, -se tenait avec eux au balcon de cette -maison fameuse. Il y avait là son bon ami le -Titien, grand peintre, et le sculpteur Sansovino -non moins célèbre ; Nicolo Franco, -secrétaire d'Arétin, et plusieurs femmes de -grande beauté, d'humeur alerte, et dont les -propos avaient la grâce et l'agilité des oiseaux -libres qu'on voit en abondance dans les -jardins enchantés de l'île de Murano. Et -certes, s'il était agréable de contempler du -balcon le spectacle mouvant du Canal, il -arrivait aussi que nombre de gondoliers et -de barcarols se missent d'eux-mêmes à -ralentir le balancement cadencé de leur rame, -pour fournir aux promeneurs l'occasion -d'admirer l'entourage magnifique d'Arétin, -le fléau des princes. Les dames, déjà parées -pour le souper, dépassaient par la splendeur -de leur accoutrement les plus riches pièces -d'orfèvrerie ; leurs cheveux étaient teints et -séchés, et leurs épaules et leur gorge parfumées -et fardées s'épanouissaient hors des -brocarts et sous les perles, pareilles à ces -fleurs cultivées dont on ne sait au juste si -l'attrait vient de l'excessive beauté ou de -l'artifice. Le maître attirait les regards par -l'éclat de son teint, sa longue barbe, son -pourpoint cramoisi où brillait une chaîne -d'or bien ouvragée, dernier gage d'amitié -de Sa Sainteté le Pape. Titien, qui adorait -les couleurs, était vêtu d'étoffes de velours -noir d'une demi-douzaine de tons différents. -Sansovino, de qui la sobriété faisait l'objet -d'amicales railleries, portait la longue robe -de serge noire attachée au cou simplement -par des pièces d'argent.</p> - -<p>L'on avait devisé tout le jour, en faisant -de la musique et buvant des vins. Arétin -avait tenu sur vingt hauts seigneurs les -propos les plus hardis en même temps que -les plus lâches et les plus extravagants ; il -avait fort scandalisé son auditoire et l'avait -beaucoup diverti. Maintes fois le bon sculpteur -avait été sur le point de se fâcher contre -lui, et autant de fois il avait été désarmé par -ses reparties inopinées et son exubérance -aussi puérile que déconcertante. Titien, plus -préoccupé de l'heureux effet de l'assemblage -des choses que de la valeur isolée de -chacune, et sensible extrêmement aux saillies -ainsi qu'à la belle humeur, regardait -son étrange ami d'un œil sans cesse indulgent. -Outre cela, Arétin connaissait les arts -et les jugeait avec grand discernement et -sincère amour ; de sorte que l'illustre peintre -ne croyait pas se tromper en admirant à -l'aveugle cette force extraordinaire, cette -prodigieuse vitalité qui, poussant Arétin à -tous les extrêmes, vous laissaient augurer de -son audace l'enfantement de quelque chose -d'excellent tout aussi bien que d'exécrable.</p> - -<p>Arétin penché au balcon, le coude appuyé -sur un tapis levantin, laissait aller sa verve -au hasard des barques fuyantes. Il distribuait -des bonjours, des signes de main, des -compliments à haute voix, des sourires ; et, -posant parfois sur sa bouche sa main -chargée de bagues, il lançait à son entourage -un mot cinglant qui ruinait un homme -ou brisait d'un coup l'honneur d'une patricienne. -On s'exclamait, on protestait, on -riait. Le rire emportait tout. Et ceux que ce -divertissement trouvait rebelles, se laissaient -attendrir par les beaux jeux de l'heure -crépusculaire sur les paillettes des eaux, -sur la poupe grasse des gondoles et sur les -marbres qui sont frères de la lumière.</p> - -<p>Ainsi s'achevait, dans du luxe, de la -beauté, du plaisir, de la calomnie, des saluts, -des baisers, des caquetages, de la musique -et des promenades, une journée de Venise -au temps de sa gloire.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Tout à coup, une troupe de jeunes garçons -venant de la <i>Merceria</i>, qui est la rue commerçante -de Venise, déboucha sur le pont -de Rialto, tenant à la main des libelles et -criant à tue-tête :</p> - -<p>— Écoutez! écoutez! voilà les nouvelles -du jour : la guerre avec le Turc! Écoutez! -écoutez!… la rupture avec Sa Majesté l'Empereur!… -Écoutez! écoutez!… le mauvais -état des galères de la République! l'Arsenal -vendu secrètement!… etc., etc.</p> - -<p>Bien que le fait ne fût pas sans précédent -et que l'on eût vu dès les premières années -du siècle de pauvres gens semer des pamphlets -dans la ville, du haut du Rialto, cette -irruption soudaine et la gravité des nouvelles -énoncées, vraisemblables après tout, -jetèrent en moins d'une minute un grand -trouble parmi les embarcations élégantes qui -sillonnaient le Grand Canal. Il y eut, un -instant, une forte presse aux alentours du -pont. On dépêchait les gondoliers acheter la -feuille imprimée ; bientôt les vendeurs la -laissèrent tomber en pluie sur les curieux ; -ceux-ci leur jetaient en échange des sequins, -des pièces d'argent et d'or, au hasard. Plusieurs -personnes tombèrent à l'eau ; quelques-unes -y périrent. On n'y fit guère -attention ; la fièvre tenait tout le monde, et -les Vénitiens se dispersèrent en commentant -les nouvelles, laissant, en l'espace d'un quart -d'heure, le Grand Canal désert.</p> - -<p>Cependant, on avait pris part à l'inquiétude -générale sur le balcon de Pierre Arétin. -Le bon Sansovino et Titien, natures peu -compliquées et cœurs excellents, s'étaient -montrés vivement émus ; deux femmes -avaient été prises de faiblesse, et le secrétaire -Franco s'occupait activement à les -alléger de leur corsage. Un domestique -nombreux avait envahi les appartements ; et -l'Arétin, imperturbable, avait montré à ses -amis deux nègres de sa maison profitant du -tumulte pour se sauver à la nage, chacun la -ceinture garnie des meilleures pièces de sa -vaisselle d'or.</p> - -<p>— Vous les ferez pendre? dit le Titien.</p> - -<p>— Mais non! fit Arétin, je tirerai de Sa -Majesté l'Empereur un service de table nouveau…</p> - -<p>En entendant prononcer le nom de l'Empereur, -on s'approcha de l'Arétin.</p> - -<p>— Vous parlez de l'Empereur avec facilité, -hasarda Sansovino ; mais s'il y a du -vrai sur les papiers que l'on vient de distribuer -et qui ont troublé toute la ville, Sa -Majesté n'est pas sur le point de combler de -présents les Vénitiens, fût-ce en la personne -de leur plus illustre citoyen!…</p> - -<p>— Messer Jacopo, dit Arétin, votre cervelle -est, à cette heure, de terre glaise, et -vous pénétrez la chose publique avec l'aisance -qu'aurait un aveugle à découvrir cette turquoise -au fond du Grand Canal. (Et ce disant, -il laissait tomber une de ses bagues dans -l'eau, ce qui combla d'admiration son entourage.) -Or je gage, moi, Pierre Arétin, -qu'avant le mois écoulé, sans prendre la -peine d'écrire un sonnet, et sur le seul bruit -du désir que je viens d'exprimer de recouvrer -ma vaisselle d'or, je tiendrai de l'auguste -libéralité de Charles cinquième un -service plus beau que celui que l'on me -vient de dérober, et une pierre plus grosse -que celle dont les plongeurs que vous voyez -d'ici vont se tirer une fortune.</p> - -<p>— Ho! ho! s'écria-t-on autour de lui, car, -bien que l'on connût son imprudence coutumière, -il semblait, cette fois-ci, dépasser -la mesure. On l'écoutait avec anxiété ; il -venait de prendre ce sourire singulier qui le -faisait, disait-on, ressembler à un loup.</p> - -<p>— Car sachez, poursuivit-il, que Sa Majesté -apprenant les bruits fâcheux qui courent -à Venise au sujet des relations de l'empire -avec la République — et qui sont de nature -à troubler l'économie des États chrétiens! — Sa -Majesté, dis-je, s'adressera, pour les -étouffer, au seul homme de qui le souffle en -ait le pouvoir…</p> - -<p>— Parce qu'il est le seul… hasarda Sansovino, -soupçonneux à bon droit, et déjà -tout blanc d'indignation.</p> - -<p>— Achevez donc! fit Arétin, gouailleur.</p> - -<p>— … qui les ait répandus! prononça à -demi-voix le pauvre sculpteur, en se détournant -déjà pour prendre la porte.</p> - -<p>— Vous l'avez dit! s'écria l'Arétin. Et il -ébranla tout le palais de son large rire.</p> - -<p>Il riait seul dans tout Venise. Durant -plusieurs secondes, le retentissement de son -plaisir emplit le Canal assombri, et fit vibrer -les vitres des maisons où les citoyens se -rongeaient d'inquiétude pour la farce sinistre -de ce colossal bouffon.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Tandis que ce rire gagnait toute la maison -de l'Arétin, et que Sansovino lui-même -passait à son compère cette dernière folie — car -on devient indulgent quand on est -délivré d'un souci, — quelqu'un fit observer, -dans la pénombre qui tombait sur le Canal -abandonné, une gondole riche, dont les -tapis frôlaient la surface de l'eau et qui -s'avançait avec la lenteur ordinaire aux -promenades amoureuses. Les personnes qui -s'y trouvaient étaient assurément fort étrangères -aux préoccupations actuelles de la -ville ; et il fallait, d'autre part, que leur -attention fût fortement tenue par ailleurs -pour ne s'inquiéter pas davantage de l'aspect -insolite du Canal, ni de l'isolement complet -de leur embarcation au milieu du pesant -silence que brisaient seuls les éclats du -balcon d'Arétin.</p> - -<p>On s'attendait à ce que la belle humeur -du maître le poussât à invectiver contre les -promeneurs au passage. Justement, Arétin se -penchait, et son œil s'efforçait de distinguer -leurs silhouettes ou leurs traits, dans la -clarté mourante.</p> - -<p>La gondole approchait, paisible et muette -comme une écorce de bois qui suit le fil de -l'eau.</p> - -<p>— Je ne vois qu'une femme, dit quelqu'un.</p> - -<p>— Moi, qu'un homme.</p> - -<p>— Imbéciles! fit Arétin, vous ne voyez -pas que ce sont des amants?… Des flambeaux! -que l'on apporte des flambeaux!…</p> - -<p>Le balcon s'illumina. La gondole aussitôt -esquissa un mouvement de retrait, comme -ferait un animal vivant sensible à la lumière ; -mais elle ne se retira pas assez vite -pour que l'on n'eût le temps d'apercevoir -les visages.</p> - -<p>— Par la Madone! dit Arétin, voici une -enfant plus belle que la très sainte mère de -Dieu!</p> - -<p>On crut qu'il n'avait parlé que pour blasphémer. -Franco, qui avait remis les dames -en état, se prit à rire, et il commençait -d'adresser des <i>lazzi</i> au couple amoureux, -pensant flatter le maître. Mais celui-ci le -souffleta et le traita de porc immonde. -Personne ne dit plus mot.</p> - -<p>— Qui connaît cette jeune femme? dit -Arétin.</p> - -<p>Aucun de ceux qui étaient là ne l'avait -vue, jamais.</p> - -<p>— Elle n'est pas de Venise, dit Titien ; -elle a la chair menue et transparente que -l'on voit aux Vierges des bons maîtres de -Cologne et la grâce pieuse des filles de -Sienne illustrées par le doux Sano di Pietro, -homme tout en Dieu, ainsi qu'on l'appelle.</p> - -<p>— Elle est d'ivoire, dit Sansovino. J'ai vu, -à Rome, dans la maison de l'illustre Agostino -Chigi, des statuettes finement taillées -qui étaient les petites sœurs de cette enfant. -Leur taille est ployée à demi, et elles sont -si frêles que l'on voudrait leur enlever le -bambin qui semble leur peser au bras…</p> - -<p>— Et l'homme? l'homme? qui le connaît? -dit Arétin avec impatience.</p> - -<p>On ne le connaissait pas davantage. La -gondole s'éloignait ; Arétin trépignait. Il -appela des domestiques. Il choisit le plus -vigoureux, nommé Tommaso ; détacha le -poignard qu'il portait à la ceinture et le lui -remit.</p> - -<p>— Quitte les couleurs de l'Arétin, dit-il, -va tout nu au besoin, et cours par les petites -rues jusqu'à ce que tu croies avoir dépassé -de cent brasses la gondole qui s'en va là du -train que tu vois. A cette distance, tu regagnes -le Canal, tu détaches la première -barque et tu viens à la rencontre de la gondole. -Cache ton arme, mais tiens-la à portée -de la main. Tu t'avances et demandes d'abord -avec politesse à connaître le nom de la -dame. Si on te le donne, tu t'éloignes en -saluant, et l'affaire est sans importance. Si -le seigneur bondit à ton approche, tu prends -le nom, coûte que coûte. Va-t'en!</p> - -<p>— Compère, dit Titien, songez que ce -sont deux jeunes amants, deux fiancés, deux -époux peut-être : ils sont heureux et pleins -de beauté!…</p> - -<p>A l'abri de l'autorité du grand peintre, -tout le monde se pressa autour de cet homme -aux caprices terribles, et les regards de tous -l'imploraient.</p> - -<p>— Mesdames, dit Arétin, galamment, et -vous, messieurs, à table! Nous avons ce -soir des foies de coq de bruyère que notre -compère Titien nous a fait venir de sa -maison de campagne de Cadore ; il convient -de les fêter tant pour leur excellence que -pour la qualité du donateur, artiste divin… -Pour ma part, j'ai grand appétit.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>La chaleur du repas détourna les esprits -de se préoccuper excessivement de la scène -qui se devait jouer dans le même temps sur -le Grand Canal, à la faveur de la nuit. Le -maître prit place entre madame Angela Zaffetta, -fort excellente courtisane dont les -épaules et la gorge étaient aussi arrondies -que l'humeur, et la célèbre chanteuse Franceschina, -à qui il arrivait de se dépiter, -parce que l'on saisissait mal le sens de ses -paroles, absorbé que l'on était par la musique -enchanteresse de sa voix. Il y avait encore là -plusieurs autres personnes remarquables, -soit par leur beauté, soit par la vivacité ou -l'aisance de leurs passions.</p> - -<p>L'on s'exclama, dès que l'on fut assis, -sur la magnificence de la verrerie qui décorait -la table. C'était une surprise qu'Arétin -ménageait à ses convives et c'était en même -temps une révolution dans les arts, qu'il -accomplissait de la manière la plus élégante. -La fabrique de Murano commençait de -s'étioler dans la répétition des mêmes modèles, -quand Arétin, recevant en hommage -une reproduction des arabesques et autres -ornements que Jean d'Udine avait exécutés -pour la décoration du Vatican, conçut l'idée -d'appliquer ces charmants dessins à l'embellissement -des verres de Murano. On venait -de lui adresser les plus satisfaisantes -épreuves de cette tentative, et il exposait -ces merveilles que son initiative allait répandre -par le monde, en créant pour son -pays une nouvelle source de richesse.</p> - -<p>Titien, que la vue d'un bel objet émouvait -jusqu'aux larmes, perdait le boire et le -manger à retourner les délicats chefs-d'œuvre -dans sa main sûre et puissante. Il en faisait -jouer les teintes diverses à la lumière ; et -les mille caprices des entrelacs, les mascarons, -et les têtes de satyres enlaçaient, lutinaient -et étourdissaient son esprit dans les -détours de leur voluptueux labyrinthe. Sansovino, -plus réservé, contemplait et jugeait -en silence. Il avait la repartie brusque et -même violente, ainsi que les personnes -d'une grande probité. La Zaffetta, qui était à -sa droite et qui était plus accoutumée de -voir l'éclat de la passion des hommes que la -sagesse qui leur permet de la faire servir à -la bonté de leurs actes, craignit que certains -mouvements d'humeur de l'après-midi ne -poussassent le sculpteur à apprécier défavorablement -l'idée d'Arétin. Elle se pencha -sur son bras et, le pressant de toute sa chair -fleurie, elle lui montra du doigt le fils de -Vénus, que l'on voyait tirant son arme -redoutable, dans la transparence du verre, -et lui dit :</p> - -<p>— Prenez garde, messer Sansovino, car -ce petit coquin est si bien fait que l'on croit -qu'il nous va transpercer l'un ou l'autre…</p> - -<p>Et elle s'approcha si près que le bonhomme -ne pouvait faire autrement que de -lui baiser l'épaule, et sa lèvre était déjà -toute frémissante.</p> - -<p>— Eh bien! non! dit-il, se levant tout à -coup, si je m'accorde ce soir le ragoût d'un -baiser, ce ne sera pas à la Zaffetta, qui est -belle sans discontinuité, que j'en ferai la -faveur, mais à mon compère Arétin, qui a -moins de constance dans la vertu, mais s'y -hausse parfois jusqu'au sublime, comme on -le voit à cet ouvrage, qui crée une seconde -fois Murano. Et je souhaite que ces beaux -verres soient nommés Arétins!</p> - -<p>Et le grand artiste, quittant sa place, alla -embrasser Arétin, aux applaudissements de -la compagnie qui, tour à tour, ou confusément, -imita son exemple.</p> - -<p>Titien dit :</p> - -<p>— Arétin, je ferai, à cause du plaisir que -j'ai eu, la copie de la figure de Notre-Seigneur, -frappé par des soldats, avec le buste -de Tibère dans le fond, au-dessus de la porte -du prétoire, et qui est destinée à Sa Majesté -l'Empereur, et je te la donnerai.</p> - -<p>C'était un cadeau royal qui fut fait effectivement -le jour de Noël de la même année.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Franco versait des torrents d'inventions -libertines dans le sein de la courtisane Pocofila. -Le rire frais de cette jeune femme, -plus renommée par la pureté de ses formes -que par ses qualités spirituelles, répandait -sur la table heureuse l'illusion d'un jaillissement -d'eau claire ; ses cris charmants -allaient éveiller l'écho dans la gorge des -Arétines ; une éclatante gaieté animait l'assistance, -et chacun réclamait du maître le -récit de quelques-unes de ces «conversations» -fameuses, dont l'impertinence surpassait -ce qui s'était écrit jusqu'alors pour -le divertissement des dames.</p> - -<p>L'Arétin, seul, sous les dehors d'une joie -bruyante, gardait l'apparence d'un souci, et -il lui arrivait de tourner la tête vivement -lorsque la porte s'ouvrait. Mais, à la vérité, -tout le monde en ayant déjà oublié la cause, -on n'y prenait point garde.</p> - -<p>— Par la Madone, dit-il, j'abandonnerai -aujourd'hui la royauté de la priapée à mon -excellent Franco, qui s'y exerça tantôt avec -adresse dans le giron de mes plus belles -amies, tandis que j'y fus, quant à moi, assez -mal préparé en ouvrant la journée par la -mise en langue vulgaire d'un des Psaumes -de la pénitence…</p> - -<p>Et, tandis que l'on riait à ces mots, il prit -texte de l'un des versets sacrés pour échafauder -une si scandaleuse nouvelle, que plusieurs -des convives qui n'étaient point sujets -à se montrer pudibonds en rougirent et s'en -répétèrent mentalement les termes les plus -frappants pour en éprouver l'effet sur les -personnes de leur connaissance.</p> - -<p>Un tumulte se fit, à ce moment, du côté -des portes, et l'Arétin ne put dissimuler une -émotion soudaine en reconnaissant son domestique -Tommaso, qui revenait de l'expédition -du Grand Canal en assez piteux appareil -et soutenu par chaque bras, comme -s'il allait défaillir.</p> - -<p>Arétin se leva précipitamment :</p> - -<p>— Tommaso, dit-il, as-tu accompli ta -mission?</p> - -<p>Tommaso fit signe que oui.</p> - -<p>— Eh bien! je t'écoute, fit le maître avec -impatience ; parleras-tu?</p> - -<p>— Seigneur… balbutia Tommaso, et il -chancela.</p> - -<p>— Parle! par tous les diables! as-tu le -nom?</p> - -<p>Tommaso fit un violent effort, et il dit :</p> - -<p>— Je l'ai, seigneur!</p> - -<p>Arétin commanda qu'on avançât un siège -au malheureux. On lui fit prendre un peu -de vin épicé ; il revint à lui. Les femmes -s'étaient levées et l'entouraient, voulaient -savoir s'il était blessé ; mais Arétin, penché -sur lui, les yeux fixés sur les mouvements -de ses lèvres, n'était attentif qu'à ce nom de -femme qui allait être prononcé, et grâce à -quoi il poursuivrait jusqu'au bout du monde -la créature de séduction qui lui était apparue -ce soir, dût-il remuer tous les États de -l'Europe.</p> - -<p>Tommaso recouvra assez de force pour -parler :</p> - -<p>— J'ai exécuté, dit-il, les ordres de -Votre Seigneurie ; je suis venu en barque -à l'encontre de la gondole, et j'ai adressé -à la jeune femme, puis au jeune homme, -une bonne révérence. Mais, avant que -j'eusse parlé, celui-ci, qui a le sang vif, -seigneur, a mis la main à sa dague… Je -tenais ferme le stylet de Votre Seigneurie, -et, sans faire un geste, je demandais seulement -à connaître le nom et je me penchais -fortement vers la jeune femme, qui avait -fort peur. Je pensais qu'elle me le donnerait -pour couper court à cette scène. Une -partie de ma prévision se réalisa, car cette -dame, s'apercevant de l'attitude menaçante -de son compagnon, me jeta son nom ; -mais, au même moment, je reçus par derrière, -entre les deux épaules, une mauvaise -piqûre…</p> - -<p>— Cet homme est blessé! s'écrièrent à -la fois la Zaffetta, la Franceschina et la Pocofila, -et elles tendaient les mains pour -défaire son vêtement.</p> - -<p>— Et ce nom! ce nom! hurlait l'Arétin, -sur la bouche de Tommaso.</p> - -<p>— Elle se nomme Périna Riccia, seigneur, -c'est une colombe du bon Dieu, une enfant -qui tiendrait dans la main de Votre Seigneurie…</p> - -<p>Arétin prononça tout bas et savoura par -avance les syllabes de ce nom : Périna Riccia ; -il les baisait des lèvres à mesure que -leur aimable consonance tintait.</p> - -<p>— Où est-elle à cette heure? demanda-t-il -impérieusement au messager qui faiblissait.</p> - -<p>— Que Votre Seigneurie daigne me -prendre en pitié, dit Tommaso ; je n'ai pas -pu sentir cette piqûre sans faire aussitôt -un mouvement violent du côté de ce jeune -seigneur, et comme ma main était fortement -garnie de la lame de Votre Seigneurie, -celui-ci l'éprouva, un peu trop avant, -sans doute, car il en chavira dans le Canal, -je ne l'ai plus revu…</p> - -<p>— Malheureux! dit quelqu'un, le gondolier -te dénoncera!</p> - -<p>— Le gondolier, dit Tommaso, est Piero -Becchino, de Chioggia, c'est mon ami ; il -sera celui de sa Seigneurie si elle le veut -bien payer…</p> - -<p>— Et Périna? interrompit Arétin.</p> - -<p>— Elle est ici, seigneur ; nous l'avons -ramenée évanouie, dans la gondole ; elle -est blanche comme la lune et elle ressemble -à Notre-Dame la Vierge…</p> - -<p>Toute la compagnie se précipita d'un bond -vers le vestibule d'où l'on accédait aux -marches de marbre que la gondole frôlait. -Dans le tumulte on heurta l'épaule de Tommaso -qui poussa un léger cri et mourut. -Sansovino qui n'avait point de curiosité et -Franco qui n'avait pas de goût pour les -femmes maladives et pâles, étant demeurés -en arrière, s'aperçurent seuls de cet accident. -Le bon sculpteur allait s'écrier :</p> - -<p>— Taisez-vous donc! fit le secrétaire -d'Arétin, qui connaissait la pensée du maître, -la perte de cet homme-ci accommode les -choses à merveille, car, lui disparu, rien ne -s'oppose à ce que la demoiselle Périna Riccia, -revenue de son sommeil, ne se croie -recueillie dans une maison hospitalière, à la -suite d'une mauvaise aventure…</p> - -<p>Et les deux hommes transportèrent le -corps de Tommaso dans un cabinet donnant -sur un canal obscur.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Périna Riccia s'éveilla dans une alcôve à -cariatides dorées, et à tentures de soie -rayées de lames d'or, qu'éclairaient de la -manière la plus agréable plusieurs petites -lanternes à colonnes torses, suspendues au -plafond, et où des miroirs étaient si habilement -ménagés, que l'effet produit sur les -panneaux de la chambre en était comparable -à celui de peintures en clair-obscur. -La lumière tremblotante tirait de l'ombre, -à intervalles à peu près réguliers, de riches -consoles garnies de hautes pièces de céramique, -ou de vases d'or et d'argent ; des vitrines -remplies de beaux débris antiques ou -de livres en cuir guilloché ; aux murs apparaissaient -de belles glaces de Venise, des -médailles, des tableaux et des instruments -de musique.</p> - -<p>La nuit était avancée ; les convives partis, -les domestiques retirés ; la maison d'Arétin -était dans le complet silence. Le maître seul -avait tenu à veiller la jeune femme que les -médecins appelés en hâte avaient déclarée -hors de danger, du moins quant au présent, -car elle était d'une délicatesse excessive, et -sa poitrine était faible.</p> - -<p>Arétin, agenouillé sur un prie-Dieu, penchait -la tête sur la belle endormie, et son -attention était telle, au-dessus de ce frêle -visage, que l'on eût dit qu'il ne vivait lui-même -que du souffle presque insaisissable -qu'émettaient les gracieuses narines transparentes -et pareilles à de fines verreries -couleur de lait. Il voulait voir la lente résurrection -de la créature charmante de qui -l'existence passée venait d'être par lui rompue -et qui allait, entre ses bras, renaître -à une vie nouvelle. La figure s'animait peu -à peu, de légers mouvements nerveux -étaient visibles aux alentours des paupières -et la tempe prenait cet aspect indéfinissable -que donne la vie à cette partie du visage.</p> - -<p>Elle remua doucement, et le premier mot -qu'elle prononça fut :</p> - -<p>— Polo!…</p> - -<p>Ce nom résonna dans le silence. Elle -n'avait pas encore ouvert les yeux, et la réminiscence -se formait à l'instant du réveil. -Tout à coup elle éclata en sanglots et poussa -des cris déchirants. Arétin s'apprêtait à -jouer le rôle d'une mère, et ouvrait ses bras -pour entourer cette tête endolorie. Elle -l'aperçut et s'effraya de sa figure barbue.</p> - -<p>— Où suis-je? dit-elle, sainte Madone, -ayez pitié de moi!</p> - -<p>— La Madone, dit Arétin, a pris soin de -vous et vous a envoyée reposer dans une -maison amie où seigneurs et valets sont -aux pieds de votre grâce, ma très belle…</p> - -<p>— Ha! ha! ha! s'écria-t-elle, je suis perdue! -Et n'est-ce pas vous qui avez tué Polo, -mon amant?</p> - -<p>— Je ne sais, mon enfant, qui vous entendez -dire par ce joli nom de Polo, et mes -gens vous ont trouvée ce soir, solitaire et -évanouie dans une barque… Je vous ai -mise ici dans l'intention que vous soyez -mieux à l'aise qu'au fil de l'eau…</p> - -<p>— Ha! ha! ils me l'ont tué, je le vois -bien, et il m'est égal d'être ici ou bien -ailleurs, sans mon Polo bien-aimé!…</p> - -<p>Elle eut une crise de larmes nouvelle, et -se roula sur elle-même, désespérément, en -mordant la courte-pointe.</p> - -<p>L'Arétin s'efforçait de la contenir et d'empêcher -qu'elle se brisât le crâne, et sentant -son front à portée de ses lèvres, il y -mit un baiser. Mais elle eut alors un si vif -mouvement de répugnance que lui-même -se recula instinctivement ; et il contemplait -à distance la douleur de cette jeune femme -éperdue qui devait être la plus affolante des -amoureuses et qui était la première créature -qui se refusât à ses caresses.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Périna ne se rétablissait point. On endormait -sa douleur par de la musique et des -chants. Sa chambre était devenue un lieu -de réunion de toute la maison d'Arétin, et -les maîtresses du poète lui faisaient bon visage, -étant accoutumées à n'avoir point de -jalousie, et ayant conçu une grande pitié -pour son sort malheureux. A la vérité, Périna -répandait un charme infini par sa grâce -et sa douceur.</p> - -<p>Il y avait dans un angle de la pièce un -orgue dont le buffet était peint agréablement -et représentait de belles rondes d'enfants en -grisaille, ainsi que la chasse des nymphes, -avec des lévriers et des sangliers, exécutés -minutieusement et en couleurs vives. La -musicienne Franceschina n'en quittait presque -point le clavier, et, y laissant errer ses -doigts avec nonchalance, elle s'accompagnait -de sa voix admirable. Arétin, qui touchait -passablement l'archiluth, en jouait -aussi parfois, tourné dévotement vers le -cher objet de ses vœux ; et il arriva que -Périna le remercia pour le plaisir qu'il lui -avait donné. Arétin pensait alors que toutes -les débauches du monde étaient d'un goût -bien médiocre au prix de ce simple «merci» -tombé d'une lèvre aimée. Mais s'étant -alors hasardé à lui adresser un madrigal -dont le sens était la demande d'une promesse -pour l'avenir, Périna, calme et grave -comme une vierge d'ivoire, répondit simplement :</p> - -<p>— Jamais!</p> - -<p>Les jeux aimables interrompaient la musique, -et l'on était en train de se livrer à l'un -des plus divertissants, nommé le «jeu du -bain», lorsqu'on vint annoncer la visite -d'un envoyé extraordinaire de Sa Majesté -l'Empereur.</p> - -<p>Arétin fit répondre que, pour le moment, -la gracieuse Périna, qui était la dame préférée -de son cœur, prenait plaisir au jeu du -bain, et qu'il était loisible à Son Excellence, -soit d'attendre, soit de prendre part aux -agréments de la compagnie.</p> - -<p>C'était d'une impertinence telle qu'aucun -prince d'Europe n'eût osé se la permettre. -Plusieurs des personnes présentes en tremblèrent -et en firent tout haut la remarque. -Arétin montra du doigt Périna :</p> - -<p>— Voyez, dit-il, elle sourit à cause des -saillies inopinées qui naissent de notre -amusement présent, et je prends le ciel à -témoin que je ferais recevoir Notre Seigneur -le Pape par mon valet, plutôt que d'interrompre -le joli pli de sa bouche.</p> - -<p>L'ambassadeur voulut prendre la chose -du côté plaisant, qui, sans doute, convenait -le mieux aux intérêts de Sa Majesté. Il entra, -sans plus de façons, suivi de plusieurs nobles -vénitiens, espagnols et allemands, et s'informa -incontinent de la règle du jeu.</p> - -<p>— Que Votre Excellence, dit Arétin, se -veuille supposer affligée de quelque incommodité -ou maladie, ainsi que le font ici toutes -les personnes mâles de notre assemblée. -Chacune de ces dames, par contre, possède, -entre autres vertus, celle d'une source curative ; -et selon la nature de notre mal, nous -sommes envoyés vers l'une d'elles qui nous -inflige un traitement à sa guise. La peine est -de l'observer avec autant de scrupule qu'un -serment, et traître est qui s'y dérobe!…</p> - -<p>— Qu'à cela ne tienne! dit l'ambassadeur, -qui était un Augsbourgeois bedonnant et dépourvu -de malice. J'ai, par ma foi! dit-il, -une pesanteur dont j'aimerais trouver l'occasion -de me défaire moyennant une saison -aux eaux de ces dames. Le mal vient, dit-il, -en souriant, de la gracieuseté de Sa Majesté -l'Empereur qui me chargea pour l'illustre -Arétin de quelques présents un peu lourds…</p> - -<p>L'assemblée désigna d'un commun accord -la douce Périna à qui, pour l'heure, appartenait -la fontaine qui délivre des oppressions, -suffocations, nausées ou péchés -graves.</p> - -<p>L'ambassadeur, sans dissimuler sa satisfaction -du hasard qui l'approchait de la favorite, -se dirigea vers le lit où Périna reposait, -et, ayant mis un genou en terre, en baisant -la petite main diaphane qu'on lui tendit, il -écouta avec le plus grand sérieux du monde -le traitement que lui infligeait la nouvelle -nymphe des eaux.</p> - -<p>— Votre Seigneurie, dit Périna, se rendra -dans sa gondole et souffrant encore du poids -des cadeaux de Sa Majesté, jusqu'à l'endroit -où, le Canal commençant d'obliquer vers la -gauche, on aperçoit la pointe de Saint-George -Majeur, et à cinq brasses de la rive. -Arrivée là, Votre Seigneurie jettera dans le -Canal les présents de Sa Majesté, un à un -et jusqu'au dernier. Cela fait, Elle aura soin -d'appeler d'habiles plongeurs qui devront -me rapporter à moi-même et directement -tous les objets retrouvés, jusqu'au plus -petit, et outre cela tous les objets qui se -pourraient trouver au même endroit et à -environ cinquante coudées alentour, dans le -lit du Canal. Je n'ai point d'autre chose à -ordonner à Votre Seigneurie.</p> - -<p>Cette fantaisie extravagante eut le plus vif -succès ; tout le monde en applaudit la folie -féminine et l'ineffable absurdité. A peine -quelques personnes, qui se souvenaient du -drame exécuté au Grand Canal quelques -jours auparavant et dans l'endroit que fixait -Périna, eurent-elles le sombre pressentiment -que la fin pût tourner au tragique. Mais -parmi ceux qui se souvenaient était Arétin -qui pâlit d'une manière sensible. Il se mit -aussitôt à rire ouvertement et très haut, -dans l'espoir de tourner en dérision le caprice -de la jeune femme. Cependant, tel était le -respect en quoi l'on tenait, au jeu du bain, -l'ordonnance des dames, qu'il ne vint à -personne l'idée de se soustraire à l'obligation -imposée par Périna Riccia.</p> - -<p>L'on nomma des juges d'honneur pour -assister l'ambassadeur dans sa mission, et -le divertissement continua, ainsi que la -musique, en attendant le retour de cette -étrange expédition.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Ce fut une procession tout le long du jour, -entre l'endroit du Grand Canal que Périna -avait fixé, et la maison d'Arétin. Chaque -plongeur, accompagné d'un ou de plusieurs -juges d'honneur, apportait à mesure les -objets retrouvés. On tenait ouverte la fenêtre -de l'appartement qui donnait sur le Canal, -et l'homme, nu et essoufflé encore de sa -course sous-marine, hissait au balcon les -épaves ruisselantes du présent impérial.</p> - -<p>Il n'y avait pas grand dommage pour les -chaînes d'or ou les belles plaques émaillées -dont on prit aussitôt le plus grand soin et -que l'on remit en leur état brillant. Mais ce -fut une grande pitié de voir tirer de l'eau -fangeuse et mal odorante une belle robe de -brocart d'or brodée de cramoisi à manches -fourrées de petit-gris, et une autre à fond -d'or et violet, à longues manches tombant -jusqu'à terre, fourrée d'hermine chamarrée. -Ces admirables vêtements avaient l'aspect -de loques que l'on voit pendre aux petites -fenêtres du Ghetto, et bonnes à couvrir -l'échine de mécréants. Tout ce qui était découvert -et ne faisait point partie des dons de Sa -Majesté était mis à part et se composait à la -vérité des objets les plus variés et les plus -disparates. Un fou rire accueillit l'exhibition -de vieilles chaussures à demi pourries dans -le lit vaseux, et d'un corset fortement garni -de petites bandes d'acier qu'une dame incommodée -avait dû jeter durant sa promenade -en gondole. Arétin fit un mouvement assez -vif lorsque parut un poignard portant son -nom en toutes lettres sur le travers des quillons : -<i lang="la" xml:lang="la">Divus Aretinus, flagellum principum.</i></p> - -<p>— Qu'est-ce donc? lui demanda-t-on.</p> - -<p>— C'est, dit-il aussitôt, une arme qui me -fut dérobée récemment.</p> - -<p>Périna demanda qu'elle lui fût remise. -Arétin lui-même la lui déposa entre les -mains, sans vouloir toutefois recevoir son -regard. Et la jeune femme considéra la lame -avec une attention particulière. Elle alla -même jusqu'à déclarer qu'elle ne s'en séparerait -plus. Plusieurs pensèrent qu'elle avait -perdu la raison.</p> - -<p>Arétin voulut profiter de ce qu'elle s'exaltait -et de ce que des couleurs lui revenaient -au visage, pour la lutiner et s'approcher de -ses lèvres, car sa passion augmentait, et -tous en étaient témoins. Elle lui signifia -froidement de se retirer. Comme il n'en -faisait pas la mine, elle lui dit, avec tranquillité, -qu'étant armée de la dague, elle le -saurait bien tenir aisément à l'écart. Il voulut -rire du plaisant propos. Mais elle le piqua si -adroitement qu'il se releva d'un bond en -portant la main à la poitrine où une gouttelette -de sang perlait. Périna sourit. Personne -n'osa s'indigner de l'audace de la jeune -femme, car il était visible à tous que désormais -Arétin l'adorait.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, il se produisit une -rumeur sous la fenêtre, et l'on distinguait -d'assez vives altercations entre les gens d'une -gondole et les personnes de la compagnie -qui se tenaient sur le balcon pour annoncer -les premiers la nature des objets repêchés -sous les eaux.</p> - -<p>— C'est impossible, disait-on du balcon, -vous ne le ferez pas!</p> - -<p>— Cependant, les règles sont formelles, -faisaient les juges d'honneur, et nous accomplirons -notre tâche jusqu'à l'extrémité.</p> - -<p>— Mais ceci n'est point un objet…</p> - -<p>— Ceci a été trouvé à moins de vingt -brasses de l'endroit indiqué ; nous l'apporterons -donc comme le reste.</p> - -<p>— Non! non! vous ne le ferez pas!</p> - -<p>Arétin s'approcha de la fenêtre.</p> - -<p>— Qu'est-ce donc? dit-il.</p> - -<p>On lui dit à l'oreille ce que c'était. Une -crise violente se passa dans le temps d'un -éclair au dedans de lui-même. Il s'appuya -contre un bahut, ferma les yeux, puis le -sang prompt reparut ; il se composa le visage, -et ce fut d'un ton serein qu'il répondit -à Périna, demandant impérieusement de -son lit la cause de ce tumulte :</p> - -<p>— Ma belle amie, c'est le corps d'un homme -qu'ils ont trouvé dans le lit du Canal fertile en -surprises : entre-t-il en vos desseins qu'il soit -étalé ici parmi nos chaînes et nos parures?</p> - -<p>Périna jeta un grand cri et retomba sur -ses oreillers. On la crut évanouie, mais elle -se releva presque aussitôt, et, quasiment -nue, elle fut debout dans la chambre et elle -se précipitait vers le balcon pour voir plus -tôt la funèbre épave.</p> - -<p>— Qu'on l'apporte donc! dit Arétin.</p> - -<p>On avait recouvert la tête du cadavre ; le -reste du corps était vêtu de la manière la -plus élégante. C'était le corps d'un homme -jeune et bien fait.</p> - -<p>Périna n'eut pas plus tôt aperçu ce qui -demeurait de la couleur du pourpoint et une -des mains exsangues qui ballotta quand on -hissa la chose pesante sur le balcon, qu'elle -tomba sur les genoux en invoquant la Vierge -Marie et criant à tous que l'on avait assassiné -Polo, son amant bien-aimé. Ce fut une scène -à la fois discourtoise et touchante, car, à la -vérité, cette funèbre parade se trouvait être -l'épisode d'un très aimable jeu, et toutes -les personnes qui étaient là, pour leur divertissement, -tournaient inopinément à la douleur -la plus vive, en présence d'un si grand -désespoir.</p> - -<p>Dans le même temps, l'ambassadeur fut -de retour, avec tout son appareil et sa suite, -ayant achevé sa mission. Il se montra fort -déconfit des résultats inattendus de son zèle -et osa s'informer, tant il avait de crédulité -dans les subtilités italiennes, si ce qu'il -voyait là n'était pas la continuation de quelque -jeu qu'il ignorait. On lui dit qu'il se passait -au contraire quelque chose d'une excessive -gravité, et que nul ne saurait dire si -tout cela tournerait à bonne fin.</p> - -<p>Périna embrassait le corps inanimé et se -roulait éperdument sur ces restes misérables, -sans souci de leur malpropreté ni du peu de -décence de son vêtement, qui, étant déjà -fort réduit, se déchirait et s'ouvrait dans -l'ardeur de ses emportements. Elle eut tôt -fait de lacérer, par le moyen de ses ongles -et de ses dents, le velours du pourpoint et -la fine chemise à l'endroit où la dague avait -laissé sa petite morsure. Elle ne se troubla -point à la vue de la plaie mince, béante et -demeurée fraîche au contact de l'eau. Sans -doute elle était experte et accoutumée, -comme les femmes de son temps, aux blessures -de ce genre. L'idée lui vint d'aller -prendre le poignard d'Arétin trouvé dans le -Canal, non loin de ce corps chéri, et en -ayant approché la petite lame courte et acérée, -elle jugea finement, promptement, d'un -œil expert et sûr.</p> - -<p>Elle se redressa tout à coup, brandissant -le poignard qui avait touché le cœur de son -amant. Et elle lut une seconde fois l'inscription -en relief sur la garde dorée : <i lang="la" xml:lang="la">Divus Aretinus, -flagellum principum.</i></p> - -<p>— Le divin Arétin, fléau des princes! -s'écria-t-elle en s'adressant à l'assistance -nombreuse. Le ton de sa voix était gouailleur -et ironique. Elle aperçut tous ces gens -muets ; elle vit l'ambassadeur de Sa Majesté -Impériale qui était timide et tremblant au -milieu de l'étalage de ses présents souillés -pour le seul caprice d'une femme aimée de -l'Arétin. Elle réfléchit un instant et prononça -à nouveau, sur un ton différent où -transperçait le sentiment de la réelle puissance -de cet homme :</p> - -<p>— Le divin Arétin, fléau des princes!</p> - -<p>Elle se prit à songer ; puis elle le chercha -des yeux ; elle ne l'aperçut pas tout d'abord.</p> - -<p>Il était à l'extrémité de la salle, assis dans -une haute cathèdre gothique, le menton -appuyé sur le poing, les yeux vifs. Un -étrange sourire passait et repassait sur sa -lèvre épaisse. On s'était écarté devant lui. Il -fixait Périna et recevait de l'excès de sa douleur -un sombre et violent plaisir.</p> - -<p>Elle le vit et le nargua de loin, certaine -que sa main avait dirigé le poignard qu'elle -tenait à cette heure. Elle l'insulta ignominieusement, -bravement. Elle lui jetait à la -face tout ce qu'elle savait d'infâme et d'injurieux. -Cette flamme et ces propos contrastaient -avec son corps frêle et sa figure de -vierge. En face de ces gens inertes et soumis -à l'hôte tout-puissant, elle empruntait une -force secrète à sa solitude et à sa juste colère. -Elle monta sur le cadavre de son amant pour -adresser de plus haut ses injures à l'assassin. -Elle prenait une extraordinaire beauté.</p> - -<p>Du haut de sa cathèdre, Arétin continuait -de sourire. Ce calme, plus encore que la -grandeur du crime, dépassait l'entendement -de la jeune femme. Elle se posa la main sur -les yeux et sur le front, comme pour se demander -si elle jugeait encore sainement les -choses, si ce n'était pas elle, précisément, -qui errait, au milieu de ce concert de respect -vis-à-vis de celui qu'elle poursuivait de sa -colère. Elle essayait de se remémorer les -différentes phases de l'aventure ; les idées -s'embrouillaient dans sa fièvre ; une seule -demeurait nette : la certitude qu'Arétin -était le meurtrier de Polo. Elle se commandait -de ne se point laisser troubler -par aucune considération ; et elle implorait -cette forte conviction de l'envahir tout entière -et d'armer son bras pour l'acte qu'elle voulait -accomplir ici, sur-le-champ, au milieu de -ce vil peuple de courtisans.</p> - -<p>Malhabile à manier la dague, elle en serrait -la poignée dans sa petite main débile. -Sa main, son bras et tout son corps tremblaient. -Cependant elle levait la main et -s'élançait.</p> - -<p>Elle crut surprendre des sourires, comme -si elle eût été ridicule en ce qu'elle allait -faire. Sans doute contre elle avait-elle le -monde entier ; et rien n'est plus gauche que -de s'attaquer à la puissance. Elle se sentait -raison contre tous, et cette lutte contre une -formidable opposition soupçonnée l'affermissait. -Elle ignorait combien de pas elle avait -faits ; elle éprouvait seulement qu'elle avançait -vers l'endroit où elle exécuterait une action -juste. Elle fixait Arétin à la manière d'une -bête de proie. Elle croyait pourtant aller vite -et se sentait fondre sur lui ; comment donc -la justice n'était-elle point encore accomplie? -Arétin fixait Périna avec autant de ténacité, -et il gardait son perpétuel sourire. Qui des -deux était l'animal de proie? Qui allait être -par l'autre anéanti?</p> - -<p>Tout ceci se passa dans le temps d'un clin -d'œil, mais parut long dans les esprits. -Périna s'exaltait à mesure qu'elle approchait, -à l'idée du colosse qu'elle allait jeter bas, -par quelque aide divine dont elle n'osait -douter. Elle se rappelait Goliath et David. -La figure d'Arétin s'enflait en son esprit dans -la proportion que croissait l'orgueil joyeux -de l'acte tout proche. Ce misérable était -immense et magnifique sur son espèce de -trône, au milieu de sa cour et avec son dédain -de demi-dieu. Il avait une main sur la barbe, -qu'il laissait doucement descendre, en flattant -les longs poils soyeux ; le coude posé -sur le genou, le regard immobile et croisant -ses feux avec ceux du regard de Périna -Riccia. Peu d'hommes, ayant goûté les joies -âpres et ardentes de la passion, approchèrent -de la volupté aiguë que dut savourer cet -amant farouche, à voir ainsi s'avancer contre -lui la créature adorée, pleine de haine, ivre -par avance de son sang et confondant, dans -le désordre de sa colère, l'appétit de la mort -de son ennemi et la fascination de la puissance -que celui-ci exerçait infailliblement -sur elle.</p> - -<p>Quand Périna toucha du pied le degré sur -quoi la chaise gothique était exhaussée, elle -cracha à la figure d'Arétin, poussa un cri -rauque et bondit. L'assistance sursauta ; -quelques-uns se précipitèrent, malgré la volonté -que le maître avait exprimée par un -signe. Mais Arétin, d'un geste agile, avait -saisi la fine main meurtrière, et il tenait -dans ses bras robustes, comme une enfant, -le corps de Périna secoué de sanglots, frémissant -et pâmé tout à coup par la plus terrible -commotion et le plus étrange revirement -qui puissent atteindre la nature d'une -femme. La grandeur du cynisme et la vivacité -du heurt la jetaient dans le délire complet -de la pensée et des sens. Enivrée soudain -d'être si violemment réduite, si complètement -vaincue, elle s'abandonnait avec toute -la grâce heureuse et la jolie hébétude naturelle -qu'a l'être faible à se sentir un maître. -Celui-ci essuya des lèvres les larmes que la -pauvre enfant répandait ; il lui baisa le visage -et l'épaule qu'il avait meurtrie en arrêtant -son élan ; il se leva, et il emporta sa conquête, -fier, tranquille et lent comme un beau tigre -qui secoue sa proie toute pantelante à la -gueule.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Les courtisans applaudirent ; on fit écarter -le cadavre du malheureux Polo, et les dociles -Arétines célébrèrent par des chants le -triomphe de leur commun amant. A l'ambassadeur -de Sa Majesté l'Empereur, qui -osait se plaindre de n'avoir pu exposer -l'objet de sa mission près de l'Arétin par -suite des amours nouvelles de celui-ci, le -secrétaire Franco, de qui la langue était -libre et parfois emphatique, répondit :</p> - -<p>— Celui qui, par la vertu de l'audace, don -divin, s'élève jusqu'à gouverner les traits -du dieu Amour, n'est inférieur à aucun roi.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch2">L'ADORATION DES MAGES</h2> - - -<h3>I</h3> - -<p>Le Roi me toucha du doigt, et me tira de -ce doux plaisir du sommeil qu'on ne goûte -vraiment qu'au matin<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. Sa barbe était sans -apprêt ; il penchait la tête sur le côté, semblant -me prendre en compassion, et son regard -n'avait pas l'ordinaire quiétude des -personnes familières avec les choses divines.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Ce récit est, à n'en pas douter, de quelque Grec, -placé entre l'influence des derniers sceptiques et la naissance -de l'empirisme ou positivisme ancien qui fleurit -aux premiers siècles de notre ère. On sait qu'en Perse, -où vécut notre philosophe, même après que les rois-mages -sassanides eurent restauré l'hégémonie nationale, -on se flattait du titre de philhellène. Les Attiques, toutefois, -un peu réduits sans doute au rôle d'amuseurs, -sinon de bouffons, durent prendre en face de la Majesté -despotique et religieuse, un goût du paradoxe qui est -ici trop évident. Nous ne publierions point ce fragment -si le singulier mélange qu'on y voit, d'une exactitude -scrupuleuse de certains détails (confirmés par Pline, -par Philostrate, etc.) et la vraisemblance des grands -traits même (tel le Voyage des Dames Persanes), ne le -réduisaient à la valeur d'un de ces divertissements oratoires -d'érudits qui effleurent les plus hauts sujets sans -les atteindre.</p> -</div> -<p>Il m'engagea à avoir honte de dormir à -l'heure où l'aurore jalouse éteignant les -étoiles s'apprête à clore le livre du Destin.</p> - -<p>— Maître, répliquai-je, le Destin pourra -me dire que les songes de cette heure enfantine -sont achevés pour moi, mais il ne -pourra pas me dire que des songes meilleurs -me viendront caresser les sens desquels -l'harmonie s'épanouit en la fleur de -mon âme. Mon rêve est tout garni de nobles -et tendres formes bien imprégnées de parfums, -et tout y marque que je suis beau. La -munificence de Votre Majesté serait inhabile -à me combler de mensonges si bienfaisants. -Qu'elle me permette seulement de sourire -de l'une et de l'autre face du Destin.</p> - -<p>Cependant le Roi commença de s'échauffer -et de maudire ce qu'il nomme, par une -étrange irrévérence de langage, le souffle -court de notre race hellénique. «Doux -joueurs de flûte, prononce-t-il, vis-à-vis du -retentissement que les merveilles occultes -feront éclater aux oreilles humaines.»</p> - -<p>Et ce disant, il courait saisir, de sa main -auguste, le bâton de voyage que je tiens -constamment à proximité de ma couche pour -signifier le caractère transitoire de la halte -présente ; et il commanda :</p> - -<p>— Lève-toi! car des prodiges sont accomplis.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>II</h3> - -<p>Je suivis posément le Roi mon maître -jusqu'à la cour intérieure où une grande -masse de gens de toutes castes étaient assemblés. -Il y avait aussi quarante chameaux, -dirai-je à la mode de ce pays, pour exprimer -que leur nombre allait au delà de ce que l'on -peut compter ; force bagages sur des mules ; -des chevaux bien drus et un épais tumulte -d'officiers et d'esclaves. Je hasardai de m'enquérir -si le prodige n'était point précisément -que tant de monde se trouvât debout à une -heure aussi matinale. Mais ma voix, qui -ne puise sa clarté que dans la coupe de vin -de Chypre propre au lever du sage, s'érailla -dans ma gorge sèche et se perdit dans les -murmures et le bruit des piétinements.</p> - -<p>L'aurore coulait doucement le long des -pentes de la colline où s'adosse le Palais, et -en haut de l'escalier double, la chevelure -des hippogriffes à tête d'homme recevait la -caresse de ses tons de lait, tandis que leur -barbe annelée rougeoyait encore au-dessus -du brasier des torches.</p> - -<p>Nous quittâmes la ville par la porte méridionale -et il fallut que le cortège se déployât -sous les rayons du jour et parmi les déclivités -successives du terrain jusqu'aux bords -du fleuve, pour que l'on pût apprécier le -nombre et l'éclat des personnes qui le composaient. -Je n'entreprendrai pas de le décrire ; -qu'il me suffise de dire que tout ce qui -a de la qualité dans l'antique Istakar était -là, brillamment équipé et amplement muni -de serviteurs. Sachez que l'un et l'autre -sexe s'y balançaient en quantité égale, ce -qui maintint dès aussitôt l'humeur sereine, -sans préjuger le moins du monde des risques -divers que comporte une expédition si mystérieuse.</p> - -<p>Je passai la première matinée dans la -compagnie des dames, insoucieux autant -qu'elles, grâce à d'aimables discours, et confiant -en la fantaisie royale. Nous admirâmes, -au long de l'eau, la joaillerie capricieuse -de la rosée sur les feuillages gras, -et, sur la surface des flots polis, les combinaisons -des tons harmonieux du jour, -qu'égalent les Babyloniens dans le travail -de leurs beaux tissus. Dans l'après-midi, -nous lâchâmes l'oiseau de proie habile à -piquer mortellement de son bec le lièvre et -la gazelle ; le temps nous parut aussi prompt -que la course de ces animaux agiles et le -repas du soir fut succulent et gai.</p> - -<p>Le Roi, qui ne sortait pas du cercle des -prêtres, veilla la nuit et observa le ciel à -l'aide d'instruments subtils. L'air était doux, -et l'ombre aimable, à cause des mille clartés -d'en haut. Mon puissant maître me reconnut -accoudé à un vieux cep noueux, vers la -lisière d'un champ d'oliviers dépouillés.</p> - -<p>— Homme asservi à la matière et dont -l'esprit cependant est souple, délicat et orné, -prononça-t-il en passant, ne prendrais-tu -pas d'intérêt à voir avec nous le Ciel continuer -le livre des hommes, sublime collaboration! -ou, si tu aimes mieux, à lire -aux figures de cette grande coupe renversée, -sinon le Destin que tu dédaignes, du -moins les causes des fluctuations diverses -de cet esprit humain que tu te piques de -priser immédiatement après la chair des -femmes?</p> - -<p>— Maître, fis-je humblement, imprimant -une cadence au cep flexible, outre que je ne -me soucie pas de voir le Ciel corroborer des -livres desquels je ne voudrais pas, par Apollon, -avoir inscrit de mon stylet le plus mince -<i>iota</i>, — car j'imagine qu'il s'agit de ces compilations -des vilains Hébreux, incohérents -et outrés, — je goûte pour le moment les -aromes divins de la terre vers quoi je vois que -toutes vos étoiles clignotent d'un œil jaloux ; -et de plus, j'ai, sous ma tente, entre ma lampe -allumée et ma petite esclave caucasienne, -deux ou trois fragments homériques, quelques -vers de Sophocle et des mimes courts -et vifs où le dessin est pur, car, aux mobiles -de l'esprit humain onduleux, j'avoue que je -préfère le triomphe de cet esprit, dans les -rares cas où il s'est montré parfait. J'implore -donc, ô Roi, qu'il vous plaise me laisser sur -mon cep, à recevoir la caresse du soir, délicieuse -devancière des flatteries de jolis -doigts parfumés et du bercement des nobles -pensées traduites en langage excellent.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>III</h3> - -<p>Le visage du Roi parut radieux, le lendemain. -On en augura que les signes étaient -bons et personne ne s'inquiéta d'autre -chose que de suivre cette face auguste et se -reposer sur ces présages. Rien n'est plus -doux que d'être conduit.</p> - -<p>Toutefois, ayant eu, dans le courant de -ce jour, à traverser un coin notable du désert -d'Arabie, et les ressources de l'esprit -commençant à se sentir de l'aridité générale, -nous éprouvâmes quelque malaise dès auparavant -que le soleil déclinât. Je crus comprendre -que les seigneurs et les dames -souhaitaient savoir si, non content des prodiges -annoncés, le Roi entendait en tirer de -notre patience. On me chargeait bientôt de -cette enquête délicate, grâce à la complaisance -que ce monarque témoigne pour ma -double qualité de misérable sophiste et d'héritier -d'une race qui mit le royaume à feu et -à sang. J'allais m'en acquitter quand nous -vîmes poindre à l'horizon des sables un nuage -poudreux qui s'enfla progressivement et, -dès aussitôt, nous fit oublier tout le reste.</p> - -<p>Le nuage contenait un groupe de négrillons -tout nus, hormis les régions du cou, -des poignets et des chevilles, où des racines -tressées supportaient de pauvres objets sans -nom, qui étaient des talismans. A leur approche, -les dames poussèrent un grand cri, -se firent garantir la face par des écrans de -plumes, puis n'eurent de cesse qu'elles -n'eussent entouré et quasiment touché ces -esclaves d'ébène fort divertissants par leur -affectation à singer l'allure des hommes -libres. Le comble de l'hilarité vint de ce qu'il -nous fallut comprendre à leur mimique saccadée -et inharmonieuse, qu'ils tenaient parmi -eux quelque chose comme un roi et qui ne -craignait pas de solliciter une entrevue face -à face avec le puissant Seigneur de la Perse. -Et je vous donne à penser de l'état de nos -esprits quand nous sûmes que la tente royale -s'était ouverte à toute cette peuplade gambadante -aux membres menus et aux dos luisants -comme ont les scarabées. Mieux que -cela, le petit roi noir fut admis, la nuit suivante, -à l'examen du ciel étoilé, et l'on sut -qu'après avoir manqué défaillir au premier -aspect des instruments et des signes graphiques -de nos livres, les résultats s'en -étaient trouvés d'une si intime concordance -avec ceux des notions rudimentaires que -l'on possède au royaume des Sables, qu'une -scène touchante avait eu lieu où Roi, Mages -et Nègre nu s'étaient confusément embrassés.</p> - -<p>Nous ne doutâmes plus que l'on ne nous -menât vers des merveilles, et nos dames, -allégées par ce bel horizon, reprirent un -goût serein aux choses de la route, à la -grâce des matins, au clair déroulement de -la journée, aux diversités troublantes des -crépuscules, à la volupté des nuits.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>IV</h3> - -<p>Le voyage fut long, et je me garderai de -le décrire par le détail. Toutefois les dieux -bienfaisants nous le parsemèrent à souhait -d'oasis réconfortantes, et nous fûmes constamment -maintenus en haleine. Une journée -fut remplie par le fait de menus propos que -tint une noble indiscrète sur le compte d'une -princesse dont je tairai le nom, mais qui est -aux yeux des hommes comme cette chair veloutée -des pêches que je vis naguère exposées -pour Aphrodite au blond soleil de Paphos. -Nous eûmes ainsi une grande animation oratoire, -quelques cliquetis d'armes, et vîmes -la couleur du sang qui apaisa tout le monde. -Ma lampe manqua d'huile une nuit que je -composais une ode à la manière de Sapho et -que la petite Caucasienne dormait si profondément -que je n'osai l'appeler. Une dame -s'éprit d'un nègre. Les comédiens hellènes -nous donnèrent, au penchant d'un coteau, -une représentation de <i>la Bacchante</i> d'Euripide. -Voici pour les événements qui marquèrent -le plus sur nos esprits. Ai-je dit que -nous fîmes la rencontre d'un vieillard d'aspect -honorable qui se dit adonné, lui aussi, -aux sciences secrètes, porte couronne et s'enflamme -chaque nuit claire aux côtés de notre -Seigneur, du petit roi noir et des initiés -chenus?</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>V</h3> - -<p>M'avisant, un jour de belle humeur, le -Roi daigna s'étonner, sous le couvert de -mots plaisants, de ma parfaite et aveugle -soumission à l'équipée qu'il menait.</p> - -<p>— Quoi! dit-il, vous allez à l'inconnu -avec la même insouciance que tous ces princes -et seigneurs qui ont moins de philosophie -que leur monture ou que ces dames -dont l'âme est pareille aux minces libellules -qui nous frôlent, près des fleuves, aux haltes -de midi?</p> - -<p>— Maître, répondis-je, est-ce donner les -marques de tant de médiocrité que de se satisfaire -à admirer la sagesse par quoi Votre -Majesté conduit, en temporisant, ces dames -fragiles à quelque révélation ineffable? -J'ignore, pour ma part, le mot que vous -tenez caché ; mais je sens que le prononcer -serait en épuiser la vertu. Car ce qui n'a -plus de mystère est sans action sur l'esprit -des hommes. Par contre, votre réserve leur -grossit, nous grossit, chaque jour, quelque -chose vers quoi nous allons avec un intérêt -croissant, vers quoi nous nous contenterions -sans doute d'aller toujours.</p> - -<p>Le Roi sourit, mais un souci rapprocha -aussitôt les lignes de son front.</p> - -<p>— La crête des monts que vous apercevez -là-bas, dit-il, est celle du Liban fertile en -cèdres, bois odorant qu'employa le Roi Salomon -pour construire un temple fameux ; -et tous les signes me portent à croire que -nous approchons du terme du voyage. Je -dois à mes gens de parler enfin, et il me plaît -de vous avertir, vous, précédemment.</p> - -<p>— Sire, j'atteins l'âge où la nouveauté -s'inscrit difficilement sur la table durcie du -jugement ; j'ai tracé une ligne nette avec les -bornes de ma connaissance, et la figure m'en -plaît…</p> - -<p>— Chère âme paresseuse, soupira le Roi -qui s'attendrissait sous le poids de son secret, -ta figure changera cependant, comme -celle du monde, car… Aussi bien, je ne puis -te le cacher plus longtemps…</p> - -<p>Sa voix tremblait, et une larme était suspendue -dans le coin de son œil vénérable.</p> - -<p>— Le Messie, dit-il, tu sais, le Messie…</p> - -<p>— Oui, j'ai lu beaucoup de livres ; plusieurs -contiennent cette belle promesse, et -elle est populaire.</p> - -<p>— Eh bien! le Messie est né!…</p> - -<p>— C'est un bien grand malheur! Qui donc -attendrons-nous désormais?</p> - -<p>Mais le Roi s'emporta tout à coup :</p> - -<p>— Vil Grec! s'écria-t-il, âme modelée -dans la boue que raclent les esclaves aux -sandales des rhéteurs et des sophistes! -Peux-tu avoir prononcé un tel blasphème -et demeurer devant moi?</p> - -<p>— Sire, cela est en effet en mon pouvoir -que j'ai coutume cependant d'estimer fort -mince. Mais je dois faire observer à Votre -Majesté que le Messie qui vaut comme espérance -ne peut manquer de se diminuer -en se réalisant. Ce que l'on mesure du doigt -n'atteignit jamais la taille des images que -contemplent les visionnaires. Le divin Hercule -n'est si grand que par le long travail -des esprits qui s'ajouta au cours des temps -à la renommée de ses exploits naturels. Et -ce serait au rebours que procéderait votre -Messie! Les plus spirituels seront ceux qui -ne croiront point en lui.</p> - -<p>Le Roi contint un geste d'impatience, et -son visage reparut dépourvu de colère. Je -ne sus jamais si ma pensée l'avait touché ou -bien s'il n'écoutait que son cœur qui, visiblement, -débordait.</p> - -<p>— Sire! ajoutai-je, m'adressant à ses sentiments, -je vous supplie de ne point annoncer -à votre peuple cet événement fâcheux. -Il en manifestera à la vérité une -grande joie, qui sera comme le feu de paille, -par la rapidité et les résultats. Je sais qu'en -ses heures mauvaises, l'espoir de ce beau -leurre le soutient. Qu'arrivera-t-il quand il -saura que le Messie est là et que les heures -coulent mauvaises comme devant?</p> - -<p>— Tais-toi! tais-toi! tous les arguments -sont boiteux désormais ; il ne faut plus raisonner -comme hier. Les calculs célestes -eux-mêmes sont dérangés par le fait d'une -étoile nouvelle : l'univers s'éclaire d'une -lumière insoupçonnée…</p> - -<p>Ici, je commençai de pleurer cette ancienne -sagesse dont mon puissant maître -s'était rarement départi, quoique mage. Il -continua de parler avec une grande volubilité ; -je ne le pus suivre. Il avait coutume de -dire : «Restez debout, mais faites asseoir -votre pensée.» J'éprouvais la démangeaison -de lui citer ses paroles. Mais ma compagnie -ne lui suffit plus ; je le vis s'éloigner, -l'œil en feu, les lèvres avides de parler. Je -compris que la foule allait être informée, et -courus boucher les oreilles et bander les -yeux de la petite Caucasienne qui ne dépend -que de moi.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>VI</h3> - -<p>Je renonce à dire l'animation qui régna -dans nos groupes dès que l'on tint, du Roi -lui-même, que l'on allait voir le Messie. Il -se trouva des gens qui dès auparavant s'en -doutaient. On loua leur retenue. Mais la -plupart furent émus très profondément. On -en faillit négliger le boire et le manger. Des -dames passèrent les nuits à regarder les -astres, de leurs beaux yeux nus, dans l'espoir -intime de quelque signe privilégié. -Quelques-unes confessèrent avoir reçu confirmation -particulière de l'événement. On -se fit mille descriptions de la figure qu'on -imaginait au Messie. On négligea les nègres. -On se pardonna les injures. On s'occupa de -la tenue que l'on aurait au jour de la présentation. -On déplora de n'avoir pas été -prévenu plus tôt, à cause des robes et des -parures. On se dépita, s'injuria de nouveau ; -l'humeur fut exécrable. La maison du Roi -dut abandonner plusieurs tentures riches et -vénérables, quoique Xerxès y eût fait représenter -la prise d'Athènes et la Victoire -des Thermopyles, qu'il s'attribuait. On les -coupa ; se les partagea ; en couvrit les selles -des chevaux et des mules. Nous passions -seuls des nuits calmes, ma petite esclave et -moi ; et lui ôtant ses bandeaux, je lui faisais -des contes, comme elle les aime, c'est-à-dire -de ceux qui ne peuvent point arriver.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>VII</h3> - -<p>Nous atteignîmes un pays remarquable -par sa pauvreté. Mais les signes et les informations -s'accordant à le désigner comme -l'endroit où les prodiges étaient accomplis, -chacun s'exténua à en vanter l'agrément. A -la vérité, la ville était composée de gros -blocs réguliers et blancs, sans un portique, -sans une colonne, sans la trace ni d'un -marbre taillé ou non, ni de ces représentations -vivement colorées où excellent les -artistes persans. Des troncs dénudés de -figuiers et de vignes s'enlaçaient à l'entour -de cette misère. On n'avait rien vu d'un -goût si délicat et la sobriété de ces cabanes -avait de l'héroïque et du divin. Quelques -seigneurs dépêchèrent des esclaves démolir -leurs palais d'Istakar ; on jeta les tentures -d'Athènes et des Thermopyles ; et le reste -du train piétina les tissus éblouissants. Les -chameaux glissaient dans la fange et la -croupe des chevaux blancs en était maculée. -On se traita de Babyloniens et d'efféminés -à cause de la répugnance qu'on avait peine -à dissimuler. Mais il faut avouer qu'aux fontaines, -des femmes nous regardèrent avec -d'admirables yeux étonnés.</p> - -<p>Enfin, le groupe des Rois mages qui -tenait la tête du cortège fit halte, et tout le -meilleur de la Perse sentit son cœur battre -et s'humecter ses paupières.</p> - -<p>Il y avait dans l'une de ces masures à -peine abritées de la bise, une femme donnant -le sein à un petit enfant nouveau-né, et -un homme debout, qui les considérait d'un -œil timide et doux. Notre nombre et notre -magnificence ne parurent pas les émouvoir -grandement. C'étaient des gens honnêtes et -sans culture ; ils ignoraient la langue persane -aussi bien que la grecque et celle des Romains. -Quand enfin nous les pûmes atteindre -par quelques paroles hébraïques et -syriaques touchant le but de notre mission, -ils hochèrent la tête en souriant et parurent -rentrer aussitôt dans la tiède sérénité de -leur union. Le Roi ouvrit des cassettes ; l'or -brilla et tinta. Le Roi ne put se tenir de -prendre l'enfant, et il dit, les yeux pleins de -larmes : «Je le tiens dans mes bras!»</p> - -<p>— Maître! Maître! prononçai-je à voix -basse, et sur un ton de remontrance suppliante.</p> - -<p>Ils sourirent encore et parurent confondus. -L'autre mage avait aussi des présents. -Mais le petit roi nègre qui se démenait -étrangement pour expliquer la vertu de certains -objets racornis, pareils à des noyaux, -qu'il offrait, amusa l'enfant. Celui-ci agita -les mains et remua ses lèvres humides de -lait. On avait eu tant d'émotion qu'une -grande détente se produisit. On entendit les -chuchotements des seigneurs mêlés aux -rires légers des dames. Une grande baie ouverte -dans la muraille laissait apercevoir le -reste du cortège attentif, haussé sur les -montures, sur les bagages et jusque sur le -cou des chameaux. Une princesse osa s'approcher -de l'enfant et le baisa. Toutes les -dames le voulurent approcher et baiser. On -se le passait de main en main. On commença -de mettre à part tout ce qu'il avait touché, -mais on n'y put suffire. On lui promit cent -cadeaux divers. On le voulait emmener et -élever plus chaudement. Tout bas on blâma -même le père de demeurer si tranquillement -dans un hangar glacé. On prit pitié de ses -langes ; jusqu'à des nourrices affranchies -haussèrent l'épaule à cause de la façon dont -il était enveloppé, selon la coutume du pays. -Le petit avait l'air patient et bon ; les caresses -lui plaisaient et il secouait de la main -les colliers d'or. On finit par s'asseoir où -l'on put, et l'on occupa le reste du jour à -jouer avec l'enfant le plus simplement du -monde.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>VIII</h3> - -<p>Il arriva que le lendemain on eut à passer -par là, en s'en retournant. Il faisait un soleil -tiède. Le père, la mère et l'enfant étaient -assis au pas de la masure.</p> - -<p>Comme on était pressé, on leur adressa de -la main un petit bonjour amical.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch3">LA DANSEUSE DE TANAGRE</h2> - - -<p>J'ai été séduit par une statuette de Tanagre -au point d'éprouver à sa vue cette sorte -de joie tremblante et cette anxiété qui sont -les compagnes ordinaires de la passion -amoureuse.</p> - -<p>C'est une danseuse. Un voile d'étoffe -légère embrasse ses formes accomplies ; -son attitude semble prise dans l'instant où -le torse et la jambe, animés par les mouvements -rythmiques qui s'achèvent et, pour -ainsi dire, rendus sublimes par la vie abondante -que répand l'entraînement musical -dans un corps jeune et pur, atteignent, en -une seconde de repos, l'insaisissable beauté.</p> - -<p>«O petite danseuse! pris-je la liberté de -dire un jour à cette gracieuse effigie de -terre, je te supplie de m'apprendre le secret -du charme que tu répands et qui dépasse -celui de tes sœurs, car tu vois que je le -subis aussi vivement que s'il me venait -d'une jeune fille plus jeune que moi de dix -ans et cependant des gens avisés prétendent -que de nombreux siècles nous séparent. -Pour moi, je t'avouerai que je crois sentir -la moiteur de ta chair parfumée qui vient -de s'émouvoir et je ne suis pas sûr que l'air -qu'a déplacé ta jambe agile n'est pas celui -qui m'a tout à l'heure rafraîchi le visage. -Dis que je suis fou! mais j'ai cru que ta poitrine -se soulevait par suite de la douce fatigue, -et que tes lèvres, un moment desserrées, -exhalaient ce souffle imprégné de -l'odeur des olives et des lauriers-roses, tel -que je le respirai dans les pays du soleil et -sur les pentes inclinées du côté de la mer.</p> - -<p>»Je te supplie de me dire qui tu es, ou -bien quel dieu habite la fine pâte de ton -argile, parce que je n'ai pas devant toi le -calme que donne ordinairement la vue du -chef-d'œuvre, et que l'intime familiarité de -ta grâce me ravit à mon temps, m'arrache à -l'heure que le destin m'attribua, pour m'emporter -en arrière, dans le passé ancien, -jusqu'à l'heure bienheureuse où ta paupière -a battu, — ce qui est contraire à l'ordre des -choses et me déchire le cœur.»</p> - -<p>Alors, j'entendis une voix agréable, et je -crus que la petite danseuse Tanagréenne -parlait.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>«Tu connais, me fut-il dit, le bourg béotien -dont le nom est demeuré aux figures -de terre, la blanche Tanagre ; c'est ma -patrie. Mon père avait des champs et de la -vigne sur le penchant du Céricius où la -ville étageait ses maisons de brique argileuse. -Rien ne manqua à mon enfance, et -je connus le bonheur. A l'âge où toutes les -jeunes filles chez nous étaient belles, je le -devins, à ce qu'il paraît, et lorsque je passais -dans la rue pour aller aux Temples ou aux -Jeux, les hommes et les femmes me regardaient -en souriant.</p> - -<p>Ce fut vers ce temps-là que, me trouvant -à l'endroit où se tiennent les coroplastes ou -modeleurs de poupées, pour vendre les -petites images qu'ils pétrissent de leurs -mains, l'un d'eux nommé Douris me fit -signe qu'il m'aimait. Je baissai les yeux et -n'osai plus de longtemps revenir au même -lieu, parce que son visage avait fait une -grande impression sur moi.</p> - -<p>Mais je pensai beaucoup à lui sans le voir. -Bientôt il prit l'habitude de passer devant -la maison de mon père et je l'aperçus. Je -sentis, ce jour-là, que je n'avais aimé personne -comme lui, et j'eus un grand regret -qu'il ne fût qu'un pauvre coroplaste dont -les statuettes, si prisées qu'elles fussent au-dessus -de celles des autres, étaient vendues -pour une obole.</p> - -<p>Un jour que je n'étais pas là, par extraordinaire, -dans le moment où il vint, je trouvai -sur la stèle de marbre consacrée à Hermès, -qui était près du portique de la maison, un -petit Eros en terre parfaitement modelé et -peint. Je ne pus me tenir de le montrer à -mon père, homme prudent et habile. Mon -père tourna et retourna dans sa main le -petit Eros. A la fin, il dit : «Qui a fait -cela?»</p> - -<p>Je rougis et répondis que je n'en savais -rien.</p> - -<p>— En tout cas, dit-il, celui qui a fait -cela est un fort bon artiste et de qui le -renom ira loin.</p> - -<p>Je sautai, à ces mots, si joyeusement et -en battant des mains, que mon père me -regarda avec étonnement. Je tombai à ses -genoux que j'embrassai, et je lui dis, toute -confuse :</p> - -<p>— Mon père, ce petit Eros est de Douris, -le modeleur de poupées ; et le cœur qu'il a -percé de cette flèche est le mien.</p> - -<p>— Que Douris vienne donc ici, dit mon -père en me relevant, et je pense qu'il -honorera ma maison.</p> - -<p>Je songe avec attendrissement aux jours -trop brefs qui suivirent mon mariage avec -le modeleur de poupées. Nous nous -aimions ; il m'admirait et me prenait pour -modèle. De cette époque datent ses meilleures -figurines de terre ; non parce que je -valais mieux que les filles qu'il faisait poser -avant de me connaître, mais parce que -l'amour échauffait son talent.</p> - -<p>C'était une âme ardente et éprise de la -beauté ; aussi lui arrivait-il souvent d'avoir -de l'inquiétude sur la valeur de ce qu'il -avait fait, bien que sa fortune commençât -à être brillante et que l'on ne cessât de lui -prodiguer des éloges. Je l'emmenais alors, -à la tombée du jour, du côté des prairies qui -s'étendaient aux bords de l'Asope, au delà -de la ville. Nous nous baignions les pieds -dans la rivière ; je me penchais au-dessus -de son front, et ma voix, mêlée au doux -bruit du vent dans le feuillage des tamaris, -endormait sa pensée.</p> - -<p>Cependant, une fois, il se redressa sous -mes caresses. C'était à la fin d'une journée -particulièrement agitée, où l'argile s'était -montrée plus que jamais rebelle à ses -doigts ; même il avait détruit plusieurs -ébauches sur lesquelles nous fondions de -grandes espérances. Il me repoussa tout à -coup et me dit d'une voix à la fois impérieuse -et suppliante :</p> - -<p>— Danse!… danse!</p> - -<p>Je me levai aussitôt, car, l'aimant comme -je faisais, j'étais sa servante ; et j'imitai de -mon mieux la danse qu'exécutaient les -jeunes filles en l'honneur d'Artémis. Mon -vêtement était léger et le sol favorable. -J'essayai de suppléer de la voix à l'accompagnement -de la flûte qui nous manquait. -D'ailleurs, entraîné bientôt par mon pas, -Douris chanta lui-même. Son organe était -ample et varié, et l'on eût juré qu'un berger -était là et soutenait mes mouvements par -le son de la syrinx.</p> - -<p>Il se baissa tout à coup pour saisir une -poignée de la terre humide qui se trouvait -en abondance au bord de l'eau ; il se mit à -la pétrir avec vivacité, et je vis naître -promptement sous sa main mon image.</p> - -<p>C'est celle que tu vois. Il n'en avait jusqu'alors -réussi aucune avec autant de bonheur. -A mesure qu'elle venait sous ses -doigts mouvants, je voyais s'agiter le visage -de Douris et j'atteste les dieux qu'il fut plus -beau dans ce moment-là que le jour même -où il m'aperçut et sentit dans son cœur -qu'il m'aimait. Dirai-je que j'en conçus une -peine secrète et que je fus un peu jalouse -de cette jolie image de terre qui captivait -mon époux?</p> - -<p>Douris emporta son ouvrage, et il -mouilla, pour le couvrir, une partie de -mon vêtement qui était tombé à terre pendant -la danse, sans prendre garde que mon -épaule était nue. Les paroles que je lui -adressai durant le retour à la maison furent -vaines ; et même, ayant tenté d'attirer son -esprit vers la beauté du soir qui transfigurait -Tanagre et les collines, ce spectacle, -d'ordinaire si puissant sur son esprit, ne le -détourna pas de la pensée du chef-d'œuvre -qu'il avait fait.</p> - -<p>Les jours coulèrent ; il retouchait l'admirable -figure et la poussait à la perfection. Jamais -il ne s'aperçut que j'errais, moi vivante, -autour de cette poignée de terre humide et -glacée qui le retenait. Mon chagrin s'accrut. -Je fus tentée de détruire la petite danseuse -d'argile pendant le sommeil de Douris.</p> - -<p>Je me levai, une nuit ; je pris la lampe et -me dirigeai soigneusement vers l'endroit où -la statuette reposait sous le linge frais. La -colère m'animait et je goûtais une ivresse -inconnue. Je pris l'amer plaisir de découvrir -l'ennemie qui me ressemblait, avant -de l'anéantir. Je gardais le linge dans la -main et j'embrassais de ma haine l'image -inanimée de mon corps devenue ma rivale -par suite d'un sortilège ou d'une folie que -je ne pouvais m'expliquer.</p> - -<p>«Te voilà donc! dis-je, misérable parcelle -de limon qui ne couvriras pas la -plante de mon pied quand je t'aurai écrasée! -Je t'ai foulée déjà maintes fois à l'état de -fange, au bord du ruisseau, quand les yeux -des pâtres et ceux de mon bien-aimé, jaloux -de la pureté de ma jambe, regrettaient que -je la salisse au contact de ta boue… Et -maintenant tu t'es élevée sur ce piédestal, -tu as emprunté la forme de ma jambe et de -mon joli ventre poli! Perfide! jusqu'à ce -mouvement des épaules et de la tête que -l'on m'a dit qu'aucune autre créature n'eut -pareil et qui faisait frissonner des hommes -forts, tu me l'as pris! par quelle astuce? -Moi-même je l'ignorais ; je n'avais jamais -pu le saisir en un miroir et tu me vois -toute tremblante à la révélation de ce -qu'Amour met en nous de mystérieux -attraits. Tout ce que tu es, tu me le -dois ; tu me l'as volé pièce à pièce ; sans -moi tu ne serais pas ; tu n'es pas autre -chose que moi!…»</p> - -<p>Je fus épouvantée tout à coup du son de -mes paroles dans là pièce obscure et vis-à-vis -de l'image qui recevait toute seule la -lumière de la lampe. La danseuse semblait -sourire et me regarder avec indulgence du -haut de son chevalet de bois. Je me tus. -Mes derniers mots retentissaient dans le -silence de la nuit : «Tu n'es pas autre -chose que moi!…»</p> - -<p>Mon premier mouvement avait été de -bondir vers la statue aussitôt après avoir -invectivé contre elle. Mais j'étais maintenue -à ma place par une volonté imprévue. -Mes yeux ne quittaient pas l'objet de ma -colère ; et je m'étonnais de mon attitude -et de mon inaction. Je me pris la tête dans -les deux mains ainsi que l'on fait lorsqu'on -veut voir clair avec ténacité ; je me -souviens que mes doigts s'enfoncèrent très -avant dans ma chevelure, et lorsque les -extrémités s'en rejoignirent derrière ma -tête à travers l'emmêlement épais, je sentis -un si vif mouvement de dépit à cause de -ma faiblesse et de la puissance inconnue -qui me paralysait, que je sortis brusquement -en renversant la lampe dont l'huile se -répandit.</p> - -<p>Je me trouvai sur la terrasse où j'avais -passé des nuits si belles et si heureuses -entre les bras de Douris. Sous le ciel voilé, -une incertaine lueur bleue et légère commençait -d'entourer le front des temples sur -la hauteur ; la ville était plongée encore -dans l'ombre, et le silence m'effrayait.</p> - -<p>Je me souvins tout à coup d'un certain -vieillard nommé Simonide qui était redouté -pour sa connaissance des choses secrètes. -Je savais où était sa maison, car il passait -souvent devant l'étalage des coroplastes, -qu'il critiquait ou encourageait par des -paroles rares et justes ; et je l'avais regardé -s'éloigner jusque chez lui, à cause de ce -qu'on disait de merveilleux sur sa science. -J'y courus. Je le trouvai courbé sous sa -lampe et au-dessus d'ouvrages anciens par -l'apparence, et d'une écriture inconnue.</p> - -<p>Il sourit en m'apercevant :</p> - -<p>— Tu es la femme de Douris, dit-il.</p> - -<p>Et avant que je lui eusse adressé la parole :</p> - -<p>— Il faut que tu sois folle pour avoir -épousé cet homme!…</p> - -<p>J'eus un mouvement de révolte, à cause -de mon amour.</p> - -<p>— Tu l'aimes, dit-il, en cessant de sourire ; -et il te préfère ses ouvrages de terre?</p> - -<p>Je fis signe que oui.</p> - -<p>— J'ai voulu briser la danseuse, ajoutai-je -en tremblant ; je n'ai pas pu ; et je viens -savoir…</p> - -<p>Il m'interrompit avec violence :</p> - -<p>— J'ai vu, dit-il, la danseuse de Douris! -Autant vaudrait s'attaquer à Jupiter qui -gouverne le monde. Pauvre enfant! C'est toi -qui as posé pour ce corps admirable, et tu -t'étonnes de voir soudain ces formes d'argile -te dépasser dans l'esprit de celui qui les a -pétries de ses doigts ; parce que ces mêmes -doigts, n'est-ce pas? avaient coutume de défaillir -de volupté à seulement toucher la -jeune fleur de ta chair!</p> - -<p>»Mon enfant, écoute. Un dieu est caché et -dort sous la mer mobile des formes comme -sous l'eau profonde des regards humains. -Nul ne sait comment ni pourquoi il s'éveille, -s'agite et est présent tout à coup. Cependant -nous nous inclinons devant un geste ou une -attitude dont la secrète vertu nous a ébranlés -jusqu'au fond de l'âme. Ceci n'eut peut-être -que la durée d'un instant aussitôt évanoui, -et il est possible qu'un grand nombre -de témoins ne s'en soit pas aperçu. Mais -nous déclarons divin l'homme habile qui, -l'ayant vu, a su lui fournir l'expression durable, -et souvent sans doute a provoqué le -prodige, par sa prière ou son désir ardent.</p> - -<p>»C'est ainsi que, par l'évocation de Douris -et par l'effet de ton beau corps ému, s'est -réalisé dans de la terre et a pris forme pour -l'immortalité cet instant d'entrevue sublime. -Et le petit objet d'argile que tu n'as pu briser -est supérieur à Douris lui-même et à toi : il -ne serait pas injuste de l'établir au rang des -dieux.»</p> - -<p>J'écoutais le vieillard avec une grande -crainte. A mesure qu'il parlait, j'avais plus -vif le sentiment de ma perte, car je comprenais -que Douris avait tiré de moi tout ce que -je valais. Quand Simonide eut fini, je lui dis -simplement :</p> - -<p>— Je veux mourir.</p> - -<p>Au lieu de lever les bras et de me faire -mille discours ordinaires, ce vieux sage -s'étant recueilli un moment, comme pour -peser diverses alternatives, me répondit que -j'avais raison. Je l'admirai de si bien pénétrer -les secrets du cœur et de l'esprit, et je -baisai sa robe en signe de reconnaissance.</p> - -<p>L'aube descendait gaiement les pentes de -nos collines quand je regagnai la terrasse où -l'idée m'était venue de recourir au vieillard -Simonide. Je m'y arrêtai de nouveau et résolus -d'y accomplir sur-le-champ mon dessein. -C'était le lieu qui m'avait été le plus -complaisant, puisque l'amour m'y avait -souri ; et sur quelque point du pays que se -portassent de là mes regards, j'y retrouvais -le souvenir brûlant des caresses de Douris.</p> - -<p>Vers le haut de la ville, les temples des -dieux recevaient les premiers rayons du -jour, et au delà des murs, les champs d'orge -et de blé, les prairies et le long serpent du -fleuve baignaient confusément dans la mer -de lait que le matin répand. Mon cœur se -souleva ; les larmes emplirent mes paupières -et je ne vis plus distinctement tels endroits -de la campagne où mon époux m'avait -pressée plus tendrement de son bras. Je dis -adieu au jour qui s'élevait et que je ne -verrais pas en son midi. Puis j'accomplis -quelques rites prescrits par le vieillard et -tirai de mon sein la petite fiole qu'il m'avait -remise. J'en bus d'un trait le contenu avant -d'aller embrasser dans son sommeil celui -pour qui je voulais mourir, et de peur de -faiblir à sa vue. Il dormait profondément et -ne sentit pas mon baiser. Ma lèvre, d'ailleurs, -était déjà refroidie et je ne pus qu'avec -peine regagner le dehors où le premier chant -des oiseaux et le réveil alerte de la ville -furent les dernières choses du monde qui -me parvinrent, dans la grande confusion -que donne la présence de la mort.»</p> - -<p>— O âme passionnée qui te défis un matin, -sur une terrasse de Tanagre, de la chair -dont s'inspira le modeleur de poupées, -m'écriai-je, je t'aime!</p> - -<p>— Non! me dit, sur un ton désespéré, la -voix qui m'avait attendri par le récit d'une -vie si simple et si belle, non! ce n'est pas -moi que tu aimes : comme Douris, comme -les hommes et comme les dieux, c'est ma -rivale que tu aimes! Je ne suis pas la statuette ; -moi, qui t'ai parlé, je suis la sacrifiée, -l'éternelle jalouse. Je suis la créature -de chair, le modèle, l'amante, l'héroïne, -l'inspiratrice de l'œuvre d'art ; à jamais -inférieure au morceau de terre que le pouce -d'un homme a touché.»</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch4">LE MIRACLE DU SAINT VAISSEAU</h2> - - -<h3>I</h3> - -<p>Au temps où Notre-Seigneur périt sur la -croix, le pays de Judée était en partie soumis -aux Romains dont Pilate était le bailli<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> On a cru devoir conserver dans ce récit l'absence -totale de «couleur locale» qui caractérise le roman -de La Table Ronde dont il est inspiré. Il y a moins -d'irrespect à violer la vérité ou la vraisemblance historiques, -qu'à dégarnir ces belles matières romanesques -de la grâce particulière que leur valent leur naïveté et -leur foi.</p> -</div> -<p>Un prud'homme nommé Joseph d'Arimathie, -qui était au service de Pilate, avait -aimé Jésus dès qu'il l'avait vu. Il l'avait -suivi avec ses disciples, et il lui était dévoué, -bien qu'il n'osât pas en témoigner, dans la -crainte des mauvais Juifs.</p> - -<p>Or Jésus ayant expiré, Joseph en eut une -vive douleur. Il s'en vint trouver Pilate et -lui dit :</p> - -<p>— Sire, je vous ai longtemps servi sans -recevoir de loyer ; je viens vous demander -pour ma récompense le corps de Jésus crucifié.</p> - -<p>— Je l'accorde de grand cœur, répondit -Pilate.</p> - -<p>Joseph courut à la croix par le chemin -que Notre-Seigneur avait suivi et où la populace -s'écoulait en commentant ce qui était -arrivé. Il y croisa plusieurs femmes qui -pleuraient, et entre autres une nommée -Verrine portant une guimpe qu'elle montrait -à tous et où la figure de Jésus s'était -imprimée fidèlement.</p> - -<p>Mais Joseph étant arrivé près de la croix, -les gardes lui en défendirent l'approche, et -ils envoyèrent contre lui un certain Juif du -nom de Moïse qui lui dit en le repoussant -avec brutalité :</p> - -<p>— Jésus s'est vanté de ressusciter le troisième -jour, et s'il a dit vrai, nous voulons -le refaire mourir ; et autant de fois ressuscitera-t-il, -autant de fois le mettrons-nous à -mort.</p> - -<p>Joseph revint très mécontent vers Pilate -qui était à table et tenait à la main une -belle coupe. Il lui demanda main-forte pour -vaincre la résistance des gardes.</p> - -<p>— Vous aimiez donc bien cet homme, -pour prendre tant de peine de son corps? -demanda Pilate. Eh bien, tenez! ajouta-t-il, -voici le vase dans lequel il a célébré son -sacrement. On me l'a donné : gardez-le, en -mémoire de celui que je n'ai pu sauver.</p> - -<p>Et il lui donna main-forte.</p> - -<p>Joseph emprunta un marteau et des -tenailles, et, ayant triomphé de la résistance -des gardes et du Juif Moïse, il monta -à la croix et en détacha Jésus.</p> - -<p>Il le prit entre ses bras ; le posa doucement -à terre ; replaça convenablement les -membres et les lava le mieux qu'il put.</p> - -<p>Pendant qu'il se livrait à cette besogne, il -vit le sang divin couler de la plaie que la -lance de Longin avait ouverte sur le côté. -Il prit la coupe que Pilate lui avait remise -et y recueillit les gouttes qui s'échappaient, -car il pensait qu'elles y seraient conservées -avec plus de révérence qu'en tout autre -vaisseau. Cela fait, il enveloppa le corps -d'une toile fine et neuve et le déposa dans -un sarcophage qui se trouvait non loin de -là et qu'il recouvrit d'une pierre large et -d'un bon poids.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Jésus ressuscita comme il l'avait annoncé -et se montra à Marie la Madeleine, à ses disciples -et à d'autres encore.</p> - -<p>Voilà aussitôt les Juifs très émus, et les -soldats chargés de garder le sépulcre inquiets -du compte qu'ils auraient à rendre. Comme -Joseph d'Arimathie avait enseveli le corps, -ils le soupçonnèrent de quelque maléfice -dans l'affaire de cette sortie du tombeau. Ils -résolurent d'en tirer vengeance contre lui et -s'assemblèrent afin de délibérer des moyens -que l'on pourrait employer pour lui nuire.</p> - -<p>Moïse se trouvait dans le groupe et dit :</p> - -<p>— Pour moi, je ne me soucie point de ce -qui est arrivé, et j'ai craché à la figure de -celui que l'on dit ressuscité. Je me moque -pareillement de Joseph d'Arimathie. Mais -c'est un homme riche, et je me fais fort de -le livrer en bon état de capture à qui m'indiquera, -pour s'emparer de son fief, un moyen -prompt, sûr, et garanti de la potence.</p> - -<p>— Vous dites, fit un clerc qui se trouvait -là, que ce Joseph a du bien?</p> - -<p>— Certes! On lui connaît plus de cent -arpents, tant en vignes qu'en oliviers ; et il -les cultive avec habileté. Il a plus de génie -qu'il n'en a l'air. Ainsi, on le crut dément, -il n'y a pas si longtemps, lorsqu'il alla, à la -suite du prophète, avec quelques âmes -simples jusqu'au lac de Tibériade. Il n'en -était rien. «J'y ai fort profité!» disait-il à -son retour. En effet, outre qu'il recevait la -bonne parole, d'autre part il vendait à des -prix de famine, ses raisins, ses figues et ses -olives aux bonnes gens accourus pour -entendre Jésus. Et celui-ci ayant fait miracle -à un certain endroit du Lac, Joseph y acheta -immédiatement les pêcheries et y mit des -établissements qui ne manqueront pas de -prospérer par suite du bruit que fera l'aventure. -C'est un homme d'ordre et plein de sens.</p> - -<p>— A-t-il quelque famille?</p> - -<p>— Il a en tout une sœur que l'on nomme -Enigée.</p> - -<p>— Enigée, dit le clerc au perfide Moïse, -hérite légalement de tout l'avoir de son -frère… Que celui-ci vienne à disparaître, qui -est-ce qui pourrait s'opposer à ton mariage -avec cette demoiselle qui est assurément -accorte et avenante en tous points?</p> - -<p>— Va donc trouver la belle, à la tombée -de la nuit, qui est l'heure favorable à l'amour, -insinuèrent-ils tous à Moïse, et, par la -chambre de cette gentille personne, pénètre -hardiment jusqu'au lit de Joseph…</p> - -<p>Moïse mit un pourpoint de velours à plus -de cent sous l'aulne et s'étant garni les reins -de liens solides et propres à bâillonner tous -ensemble les chevaliers du guet, il s'alla -poster, à la brune, sous la fenêtre d'Enigée, -tout en chantant et s'accompagnant du luth -qu'il touchait avec assez d'agrément.</p> - -<p>Enigée était une jeune fille accomplie et -dont tous les sentiments étaient développés, -comme il est naturel aux environs de la -seizième année et sous les cieux cléments -qui font fleurir les parterres dès le temps de -Pâques. Elle avait du goût pour la musique -et pour les gens bien faits. Avouez donc -qu'il lui eût fallu une astuce fort éloignée de -sa simplicité, pour démêler, sous le bel accoutrement -de Moïse, que le chanteur était un -vilain Juif et non quelque noble chevalier -romain. Enigée ouvrit sa fenêtre sur le jardin -parfumé d'où venait la chanson.</p> - -<p>Il est odieux de penser que la bouche en -fleur d'une demoiselle, qui s'entr'ouvre à -l'espoir du premier baiser, reçoive au lieu et -place de ce qu'elle attend, le contact malséant -du bâillon. Tel fut cependant le sort -de la pauvre petite Enigée dès qu'elle fut -tombée entre les mains de l'infâme Moïse. -En même temps, la bande des mauvais Juifs -liait outrageusement le vertueux Joseph -d'Arimathie et l'emportait tout vif et bien -fâché de ne pouvoir dire adieu à sa mignonne -sœur, mais plus contristé encore d'abandonner -le vaisseau contenant les gouttes du -sang de Notre-Seigneur Jésus.</p> - -<p>Ils le conduisirent du côté d'une affreuse -tour située à l'écart. Là ils lui délièrent les -jambes, parce qu'il était replet de sa nature -et pesant à porter, et ils lui firent descendre -trois cent trente-trois marches, à force de -coups. Enfin, ils le laissèrent dans un cachot -obscur, sans lui donner ni pain ni eau et -sans lui adresser une parole.</p> - -<p>Après quoi, étant remontés et ayant -scellé l'entrée de la tour, ils se dispersèrent, -en se frottant les mains, car ils pensaient -bien qu'il ne serait plus jamais question de -Joseph d'Arimathie.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Le malheureux Joseph éprouva le plus vif -mécontentement du lieu où on l'avait mis ; -non seulement parce qu'il était dépourvu de -lit, de crédence et de prie-dieu, mais encore -parce qu'il manquait de ce parfum subtil que -mademoiselle Enigée faisait peut-être venir -d'Arabie, à moins qu'elle ne le répandît de -sa personne dans le logis clair et propret -qui convenait si bien à un prud'homme faisant -honneur à ses affaires. En outre, Joseph -était incapable de méditation, ce qui eût été -la seule ressource dans un mauvais cas -comme le sien ; mais le pire vint de ce qu'il -avait un grand appétit qui fut contrarié -quand arriva l'heure ordinaire du repas.</p> - -<p>En revanche, Notre-Seigneur lui apparut.</p> - -<p>— Joseph! lui dit-il, es-tu content de -souffrir pour moi?</p> - -<p>— Monseigneur! dit Joseph, en faisant -une profonde révérence, mon jugement est -pauvre et dominé en ce moment par la faim ; -la vérité m'oblige à vous confesser que je ne -suis pas parfaitement content.</p> - -<p>— Joseph! reprit Jésus, ta foi est plus -pauvre encore que ton jugement ; car si elle -avait quelque vigueur, tu ne sentirais pas -ta faim.</p> - -<p>— En ce cas, Monseigneur, dit Joseph avec -simplicité, me voilà bien au regret, je vous -jure, que ma foi ne soit pas plus vive!</p> - -<p>Jésus fut tenté de sourire de pitié, à cause -de la malheureuse faiblesse des hommes, et -il dit à Joseph :</p> - -<p>— Eh bien! et moi? crois-tu que je n'ai -pas souffert pour toi?</p> - -<p>— Monseigneur! Monseigneur! soupira -Joseph en se traînant aux pieds du maître, -et soudain confus au souvenir des grandes -tortures qu'il avait vues. Et il se mit à -pleurer abondamment, en se traitant de pourceau.</p> - -<p>— Relève-toi, dit Jésus, car je t'aime. Tu -as pris soin de mon corps et l'as enseveli. Au -surplus, depuis longtemps tu me suivais -avec fidélité et tu écoutais ma parole…</p> - -<p>— Oui, oui! interrompit vivement Joseph, -c'était au bord du lac de Tibériade : il y avait -une grande quantité de poissons, j'en ai -vendu pour quinze cents deniers, et j'ai -acheté des pêcheries! Ah! Monseigneur! -montrez-moi la porte par où vous êtes entré -dans ce réduit, afin que j'aille jeter un coup -d'œil à ces établissements qui vont dépérir -par suite de mon absence!…</p> - -<p>— Joseph! dit Jésus avec douceur, voilà -que tu n'as plus faim, maintenant que tu -penses à tes pêcheries, tandis que ma présence -a été inefficace à combler ton appétit!… -Cependant, je veux t'embrasser à cause -de ton ignorance du mensonge et de l'hypocrisie. -Et écoute-moi : <i>Je t'apprendrai à -connaître le vrai bien, et te tirerai de prison.</i></p> - -<p>Pour le moment, voici le vaisseau dans -lequel tu as recueilli un peu de mon sang. -Je l'ai ravi aux mains des méchants et je t'en -confie la garde. Et écoute encore ceci : Tu -n'as pas oublié le Jeudi où je fis la Cène -chez Simon, avec mes disciples. En bénissant -le pain et le vin, je leur dis qu'ils mangeaient -ma chair avec le pain et buvaient mon sang -avec le vin. Or, il sera fait mémoire de la -table de Simon en maints pays lointains, et -toi-même tu le feras, dès que tu seras sorti -de prison et que tu auras trouvé douze -hommes ayant le cœur pur et voulant s'asseoir -avec toi à la table.</p> - -<p>Ce disant, Notre-Seigneur disparut.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Bien que Notre-Seigneur eût promis à -Joseph de le tirer de prison, on n'avait point -entendu parler du pauvre prud'homme au -bout de quarante années. On l'avait complètement -oublié en Judée. Moïse avait réussi à -épouser la gentille petite sœur, et celui-ci -était à présent un homme riche et jouissant -d'une bonne considération.</p> - -<p>La tour, au fond de laquelle le misérable -avait jeté un juste, était tombée en ruines. -Les oiseaux du ciel nichaient au creux des -pierres et chantaient ; les ronces et les lierres -se suspendaient non sans grâce aux débris -de cet édifice ; la terre avait été retournée -aux environs et les champs étaient fertiles. -Car toutes les choses sont indifférentes et -s'emploient souvent avec complaisance à -couvrir les iniquités.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>II</h3> - -<p>Il se trouva que dans le même temps -l'Empereur de Rome avait un fils nommé -Vespasien, qui était atteint de la lèpre. Ce -malheureux prince vivait à l'écart, et dans -un endroit sans fenêtre et sans escalier, où -on lui passait sa nourriture par une étroite -lucarne.</p> - -<p>Une vieille femme, appelée Verrine, qui -avait chez elle le portrait de Notre-Seigneur, -alla trouver l'Empereur et lui dit qu'elle -guérirait le prince Vespasien par le moyen -de son image.</p> - -<p>L'Empereur voulut bien tenter l'aventure -et il se rendit avec toute sa cour au -pied de la maison du lépreux. Verrine s'y -trouva également, tenant serrée contre son -cœur une guimpe qui était pliée avec soin. -Tout le monde étant là, elle déplia la -guimpe, et il n'y eut ni petit ni grand qui -ne fût contraint de s'agenouiller, quand on -vit le portrait de Notre-Seigneur Jésus-Christ.</p> - -<p>Quand Verrine vit le grand effet que produisait -son image, elle dit :</p> - -<p>— Écoutez comment je la reçus. Je portais -ce morceau de fine toile entre les mains, -quand je fis la rencontre du prophète que -les Juifs menaient au supplice. Il avait les -mains liées d'une courroie derrière le dos, -et suait sang et eau de toutes parts. Un -homme juste, nommé Joseph d'Arimathie, -qui le suivait et qui avait pitié de lui, me -conseilla de lui essuyer le visage. Je m'approchai -et je passai mon linge sur son -front. Rentrée à la maison, je regardai mon -drap et j'y vis l'image du saint prophète. -Joseph la vit comme moi, et nous fûmes -très émerveillés. Si cet homme vivait encore, -il vous confirmerait mes paroles ; mais -ils l'ont fait périr parce qu'il avait enseveli -le corps de Jésus.</p> - -<p>L'Empereur et ses gens admirèrent beaucoup -ce que racontait cette femme, et ils -étaient impatients de ce qui allait se produire -pour le cas du prince Vespasien.</p> - -<p>Mais Verrine n'eut pas plus tôt présenté -la sainte image à la lucarne, que Vespasien -cria qu'il était revenu à la parfaite -santé. En effet, il sortit de lui-même hors -de la maison et chacun vit qu'il était sain, -ce qui causa un grand étonnement et une -grande joie. Et de plus, comme il était de -belles formes et que son visage était gracieux, -on l'approcha, le toucha et l'embrassa -en l'honneur du miracle, surtout les -dames et les demoiselles.</p> - -<p>Pour le jeune Vespasien, son premier -vœu fut de témoigner de sa reconnaissance -en vengeant le prophète auquel il devait sa -guérison, ainsi que l'homme juste Joseph -qui avait souffert à cause de lui. Et il s'employa -aussitôt à équiper une armée pour -aller en Judée.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>L'armée de Vespasien fit un fort tapage -lorsqu'elle débarqua en Judée. Elle était -composée d'un bon nombre de fantassins et -de cavaliers produisant un grand cliquetis -d'armes sur les routes ; et les trompettes -portaient la peur très avant dans le pays.</p> - -<p>Les Juifs, qui voyaient de loin tout cet appareil -descendre du haut des collines, se demandaient -ce qu'ils pourraient bien répondre -dans le cas où tous ces gens d'armes -viendraient leur réclamer le prophète Jésus. -Et Moïse se souvint de Joseph, l'ami du prophète. -Il eut un grand remords d'avoir agi -contre lui pour épouser sa sœur Enigée et -s'emparer de son bien. Aussi tremblaient-ils -les uns comme les autres, de tous leurs -membres.</p> - -<p>Vespasien, aussitôt entré dans la ville, y -forma une cour de justice avec ses meilleurs -barons. Il y siégea en personne et fit premièrement -comparaître Pilate qui était bailli, -du temps que l'on fit souffrir des avanies à -Notre-Seigneur. On lui demanda ce qu'il -avait fait de Jésus. Il répondit qu'il l'avait -abandonné à la justice de la foule. Vespasien -lui fit observer d'abord qu'il employait -des termes dont le sens obscur passait son -entendement, la justice étant, à son avis, -chose si subtile et ténue que le fil en échappe -souvent aux plus grands clercs du royaume -et que c'est une présomption que de s'imaginer -qu'on la rend, n'était-il pas plaisant -de penser que l'exercice en pût être confié -au populaire, lequel est inégal et agit par le -mobile de la passion? Pilate ajouta qu'il -s'était lavé les mains de ce qui pourrait arriver -par la suite. Vespasien lui dit qu'il -n'eût point pu agir plus sottement.</p> - -<p>— Vous ne m'entendez pas, dit encore -Pilate qui était fin et retors pour avoir vieilli -dans les prétoires ; je veux dire que si je n'ai -pas agi convenablement, en me désintéressant -de ce prophète, vis-à-vis de vous autres -qui le pleurez, j'ai agi cependant selon les -desseins de Dieu, puisque vous savez que -ce prophète devait périr… Or, il s'est produit -plusieurs cas, dans le cours de ma carrière, -où me trouvant en face d'un embarras -analogue, soit entre la cité et le particulier, -soit entre la cité et l'État romain, je demandai -le bassin et l'aiguière, par quoi se -trouvait admirablement marquée, à mon -sens, la limite de l'humain pouvoir.</p> - -<p>Néanmoins, Vespasien ordonna qu'on lui -liât les mains et le fît souffrir. Il agit de -même envers un grand nombre de Juifs -auxquels on demandait vainement ce qu'ils -avaient fait de Jésus ainsi que d'un certain -Joseph d'Arimathie qui avait pris soin de -son corps.</p> - -<p>Alors, comme quelques-uns louchaient -du côté de Moïse qui s'était fait pardonner -son crime par sa richesse, mais -que l'on avait bien envie de dénoncer -dans ce moment périlleux, celui-ci eut -peur pour sa vie, et, ayant réfléchi, il -vint se jeter aux pieds de Vespasien, et -lui dit :</p> - -<p>— Sire, m'accorderez-vous la vie sauve, -si je vous indique le lieu où l'on a mis -Joseph?</p> - -<p>— Soit! fit le prince. Va donc devant et -montre-nous le chemin.</p> - -<p>Arrivé à l'endroit où se trouvait la tour -ruinée et à demi ensevelie sous les ronces -et les fleurs printanières, Vespasien se mit -à rire, malgré tout le chagrin qu'il avait de -la perte sans doute irrévocable de Joseph, -et il demanda à Moïse s'il se moquait de lui, -pour s'être flatté de lui montrer la retraite de -Joseph, et s'arrêter à cet amas de pierres -humides et moussues où aucune créature -ne saurait trouver abri.</p> - -<p>Moïse courba l'échine et dit :</p> - -<p>— Sire, j'ai dit que je montrerais où fut -mis Joseph, il y a plus de quarante années ; -mais je n'ai pas promis de vous le faire -voir en bon état!…</p> - -<p>Le fils de l'Empereur, qui n'était chrétien -que depuis peu de temps, jura par le -nom d'une divinité païenne et diabolique, ce -qui ne fut pas toutefois désagréable à Dieu, -en raison de la pureté du sentiment.</p> - -<p>Cependant Moïse ayant déplacé plusieurs -pierres épaisses et fort lourdes, avait mis à -jour l'entrée d'un escalier par où Vespasien -et sa suite s'engagèrent.</p> - -<p>Tous étaient très émus à la pensée de -ce qu'ils allaient découvrir dans ce réduit. -Mais l'escalier était si long, et en outre glissant -et malpropre, que plusieurs s'en trouvèrent -incommodés ; et le fils de l'Empereur, -parvenu environ à la soixante et -dixième marche, dit à Moïse que, bien qu'il -lui eût promis la vie sauve du chef de l'affaire -de Joseph, il se pourrait trouver quelque -autre juste motif de le faire pendre, ne -fût-ce par exemple que pour amener son -auguste personne dans des endroits si incivils.</p> - -<p>Sur ce, quelqu'un des seigneurs qui -allaient de l'avant, fit observer que l'odeur -devenait en effet méphitique et comparable -à celle qu'exhalent les corps pestiférés.</p> - -<p>Mais Vespasien s'étant radouci :</p> - -<p>— Dieu, dit-il, permet que l'enveloppe -mortelle de l'âme la plus proche des fleurs -par la grâce et par le parfum, soit souillée -et répugnante à nos sens ; et il se peut très -bien que le prud'homme Joseph, qui fut un -saint et toucha Notre Seigneur Jésus-Christ, -nous envoie ces émanations qui, à la vérité, -sont grossières et indécentes. Nous continuerons -donc d'aller plus avant dans le -vilain tombeau où nous conduit ce Moïse -que nous ferons pendre aussitôt remontés, -à supposer que notre peine ait été inutile.</p> - -<p>Le fils de l'Empereur et sa suite descendirent -toujours plus profondément et ils ne -découvraient rien. Vespasien fut tenté de rebrousser -chemin ; mais Moïse, qui ne cessait -d'être habile homme jusque dans les moments -les plus ingrats, dit au fils de l'Empereur :</p> - -<p>— Sire, celui qui vous a guéri de la lèpre -ne peut-il faire que l'homme que vous cherchez -soit là tout à coup? Et ne peut-il faire encore -que Joseph soit vivant au fond de ce -tombeau infect quoique, dans le cas contraire -qui est plus naturel, sa relique vaille de la -peine et puisse atteindre un grand prix, à -cause des vertus qu'il professa?</p> - -<p>Vespasien fut touché par ce discours, et -une secrète indulgence lui vint pour ce -coquin de Moïse. En même temps et dans -l'instant précis où la foi pénétrait à nouveau -dans son âme, on aperçut dans le lointain -une petite lueur.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>L'endroit d'où partait cette lumière était -d'apparence misérable et sordide. Le jour -bas, ainsi que celui que répand une maigre -lampe, venait d'un point de la muraille et ne -laissait rien distinguer convenablement.</p> - -<p>Moïse, ayant cependant reconnu le cachot -où il avait enfermé Joseph, se précipita vers -l'objet qu'il croyait être en effet une lampe. -Il s'imaginait bien qu'il allait découvrir à -l'aide de cette lumière le pauvre Joseph dans -le dernier état ; mais il espérait quant à lui -avoir la vie sauve.</p> - -<p>Moïse n'avait pas encore mis la main sur -l'objet qu'il prenait pour une lampe, lorsqu'il -fut touché rudement à l'épaule par quelqu'un -de plus grand et de plus fort que le fils de -l'Empereur lui-même et tous ses chevaliers. -Il se retourna et reconnut Joseph.</p> - -<p>Alors il poussa un cri et fut saisi de peur. -Vespasien et ses chevaliers s'écartèrent -jusque vers les murailles, car ils tremblaient -dans leurs membres et dans leur esprit, à -cause de la puissance de Dieu.</p> - -<p>Joseph dit :</p> - -<p>— Ceci est le vaisseau qui contient le sang -de Notre-Seigneur Jésus-Christ… Qui es-tu -donc, toi qui portes la main sur le Fils de -Dieu?</p> - -<p>Moïse n'osa pas dire qu'il était celui qui -avait posé Joseph dans ce mauvais endroit, -mais il dit :</p> - -<p>— Voici le prince Vespasien, le fils de -l'Empereur de Rome, qui vient te tirer de -prison!…</p> - -<p>— Qui parle de prison? dit Joseph, je ne -suis pas en prison…</p> - -<p>Moïse qui était le seul à lui adresser la -parole, tellement les autres étaient pris de -révérence, demanda :</p> - -<p>— Où donc te crois-tu? Tu n'es pourtant -pas libre?</p> - -<p>— Je suis libre, dit Joseph.</p> - -<p>Le saint homme faisait des efforts pour se -souvenir. La mémoire lui étant revenue :</p> - -<p>— Oui, oui, dit-il, je me souviens que je -fus jeté jadis en prison par une petite troupe -de gens dont j'ai oublié la figure et les noms. -Mais Notre-Seigneur Jésus-Christ m'a tiré de -prison!</p> - -<p>— Ha! ha! ha! ricana Moïse, il est fou! -Et, pardieu, on le deviendrait à moins. Mon -ami, lui dit-il familièrement, ces hauts seigneurs -et moi venons de descendre trois cent -trente-trois marches puantes pour parvenir -au cul-de-basse fosse où tu gis ; et tu prétends -que Jésus t'a tiré de prison!…</p> - -<p>Joseph se tourna du côté de la petite -lampe qui était en réalité sans mèche, sans -huile et sans flamme et répandait une lueur -par quelque moyen mystérieux.</p> - -<p>— Monseigneur Jésus! dit-il, soyez enclin à -l'indulgence envers ceux qui ne vous ont -pas connu et qui ne sont pas éclairés par le -divin rayon de votre foi. La grossièreté de -leurs sens égale l'erreur de leur esprit ; et ils -prennent pour une prison le lieu du monde -le plus décent et le plus fertile en délices.</p> - -<p>A ces mots, les seigneurs ne purent non -plus se tenir de rire ; car l'endroit où ils se -trouvaient avec Joseph était nauséabond. -Mais Vespasien leur dit :</p> - -<p>— Il se peut que cet homme voie ce que -nous ne voyons pas, à cause de sa grande -vertu.</p> - -<p>Aussitôt, le fils de l'Empereur ayant proclamé -sa foi par ces paroles, il lui fut donné -ainsi qu'à tous, de voir par les yeux de Joseph.</p> - -<p>Or rien n'était plus éloigné de l'apparence -d'une prison. Une lumière plus belle que le -jour venait d'un vase appuyé sur un autel -fort bien orné où Joseph se tenait à genoux -très pieusement. Cette lumière comblait de -son rayonnement une salle vaste et comparable -par la magnificence aux plus superbes -basiliques. L'air y était léger et imprégné de -parfums, et son seul mouvement faisait une -sorte de musique que l'on pouvait attribuer -tout aussi bien à des instruments séraphiques -qu'au murmure discret de toutes les petites -bêtes du Seigneur que l'on entend bourdonner -aux heures heureuses de l'été. Maintenant, -il est bien probable aussi que des -anges étaient là et chantaient, sans qu'on les -vît, et peut-être même se montraient-ils parfois -quand Joseph était dans la solitude.</p> - -<p>Joseph se prosterna très bas et dit :</p> - -<p>— Je vous adore, Monseigneur Jésus!</p> - -<p>Sur quoi, tous ceux qui étaient là, étant -touchés dans leurs sens, crurent fermement -en la présence de Notre-Seigneur Jésus-Christ — sauf -Moïse qui avait l'esprit du mal.</p> - -<p>— Voici, dit Vespasien, un miracle plus -grand que de m'avoir guéri de la lèpre, car, -mes écailles étant tombées, je fus tiré de -l'opprobre, en réalité, ce qui est un cas merveilleux -et qui ne s'appliquera sans doute -pas à beaucoup. Mais cet homme-ci a été -jeté pour mort dans un cachot infect, il y a -plus de quarante années, et il y est encore, -comme nous l'avons pu voir, — ce qui est -déjà remarquable ; — mais voici que grâce au -vaisseau de Notre-Seigneur, cet homme se -trouve être en même temps dans l'endroit le -plus magnifique et le mieux garni de volupté. -Or ceci aura un plus grand retentissement -dans le monde que la guérison de tous -les lépreux, et ce sera un bien précieux dans -les États.</p> - -<p>Mais Joseph qui se souvenait de la recommandation -que lui avait faite Jésus, en lui -remettant le saint vaisseau, dénombrait déjà -les personnages qui étaient là, et en ayant -trouvé douze, y compris Moïse, il leur dit :</p> - -<p>— Notre-Seigneur m'a commandé de célébrer -la Cène en présence de douze personnes -honnêtes et ayant le cœur pur. Il n'y -a pas de doute que vous ne soyez tels, étant -de bonne compagnie. Si vous voulez, nous -nous assoirons à la table et ferons le sacrement?</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Avant de s'asseoir à la table, Moïse, qui -était hypocrite et fourbe, eut encore peur -qu'il ne lui arrivât malheur. Il réfléchit ; puis -il tira Joseph à part et lui dit :</p> - -<p>— Écoute, je suis celui qui te bâillonna -jadis et qui te jeta en prison. J'espère que tu -ne me feras pas de mal, à cause du temps -écoulé et de mon repentir…</p> - -<p>Joseph le regarda avec attendrissement et -loua Dieu de ce que cet homme, après avoir -péché, fût ramené au bien.</p> - -<p>— Ce n'est pas tout, dit Moïse, tu avais -plusieurs fiefs et je m'en suis emparé…</p> - -<p>— Tout mon fief, dit Joseph, est en -Notre-Seigneur.</p> - -<p>Mais Moïse, ne pouvant croire à tant de -désintéressement, résolut de le toucher avec -adresse :</p> - -<p>— Eh donc! dit-il, de Notre-Seigneur relevaient -les pêcheries et les établissements qui -florissaient au bord du Lac de Tibériade?…</p> - -<p>— Arrête! Arrête! s'écria Joseph. Et il se -prit le front dans la main. Le nom du Lac -de Tibériade lui rappelait la douceur de -vivre.</p> - -<p>— En effet! dit-il, c'étaient de beaux établissements, -et bien situés aux bas des pentes -où mûrissaient les raisins, les figues et les -olives ; et comme il était agréable de voir les -barques chargées regagner le rivage à la -tombée de la nuit!</p> - -<p>Une larme vint au bord de sa paupière.</p> - -<p>— Dire que j'avais eu tout cela pour rien! -fit-il, quinze cents deniers! Cela valait le -double!</p> - -<p>— La valeur a centuplé! dit Moïse.</p> - -<p>— Centuplé! s'écria Joseph. Et son œil se -mouilla tout à fait. Il penchait la tête et il -considérait, dans sa pensée, cette grande -prospérité, là-bas, couchée au soleil le long -du rivage de sable fin.</p> - -<p>— Je te restituerai tout cela! dit Moïse.</p> - -<p>— Non pas! non pas! fit Joseph touché -dans sa bonté.</p> - -<p>— Si fait! Si fait! C'est une chose accomplie. -Tiens! prends tout de suite cette bourse -qui ne contient pas seulement le produit -d'une année et qui est assez arrondie, comme -tu vois…</p> - -<p>— Au moins, dit Joseph, prélèveras-tu -une forte part pour ta bonne gestion?</p> - -<p>Moïse, comprenant qu'il l'avait gagné par -le goût des biens terrestres qui est très fort -contre Dieu, ne put contenir sa bonne -humeur :</p> - -<p>— Maintenant, ajouta-t-il, sur un ton plaisant, -je me souviens d'avoir employé la violence -pour épouser ta sœur Enigée qui héritait -de ton bien. Si tu ne veux pas de moi -pour beau-frère, je la répudierai, car la voici -un peu flétrie à l'heure qu'il est et j'épouserai -une certaine Corinne qui est venue -avec les Romains et qui a de l'agrément.</p> - -<p>Joseph se mit à rire de tout son cœur en -bon homme qu'il était. Il embrassa Moïse -pour lui prouver son amitié, et lui dit de -s'asseoir à la table, ce dont Vespasien et ses -seigneurs ne furent pas trop flattés.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Joseph fit le serment d'employer sa richesse -à la gloire de Dieu.</p> - -<p>Ensuite, il rompit le pain, en mémoire de -ce qu'avait fait Notre-Seigneur, et il le distribua -en parties aux personnes qui étaient -assises à la table :</p> - -<p>à Vespasien d'abord,</p> - -<p>aux chevaliers ensuite.</p> - -<p>Quand vint le tour de Moïse, tout le monde, -sauf Joseph dont la bonté était extrême, -craignait que Dieu ne fût offensé.</p> - -<p>Or, comme Moïse allait porter le pain à sa -bouche, voilà qu'il se fait un grand fracas, -et que Moïse disparaît, ainsi que son siège, -aussi complètement que s'ils n'avaient jamais -été.</p> - -<p>Tous en furent extrêmement émus, et -n'eût été la grande piété avec quoi ils -accomplissaient le service divin, ils l'eussent -certainement interrompu. Mais aussitôt -que le service fut achevé, Vespasien dit à -Joseph :</p> - -<p>— Jamais nous n'avons eu tant de frayeur : -dites-nous, je vous en prie, ce que Moïse est -devenu!</p> - -<p>— Quant à moi, je n'en sais rien, dit Joseph, -mais nous pourrons le savoir de Celui -par qui toutes choses arrivent.</p> - -<p>Et il interrogea le Saint vaisseau.</p> - -<p>Alors on entendit une voix qui sortait du -vaisseau, et qui dit :</p> - -<p>«Ne vous inquiétez pas de Moïse qui fut, -à la vérité, fourbe, menteur, assassin et sacrilège, -mais qui, cependant, contribua à la -gloire de Dieu, puisque par lui Joseph fut -amené à connaître le vrai bien, dans cette -prison, et puisque par lui fut fondée cette -fortune moyennant quoi vous établirez la -part matérielle de mon œuvre, qui s'adresse -plus clairement aux hommes. Car je vous -en avertis, beaucoup vous paraissent méprisables, -qui tiennent un rôle dont le sens -vous échappe ; vous ne voyez que l'architecte -qui construit une maison, et j'ai souci -également du maçon et de l'ouvrier plus -médiocre encore qui mélange la terre avec -l'eau. C'est pourquoi je vous conseille de -vous occuper le moins possible de la justice : -vous n'y entendez rien ; elle est aux -mains de mon Père, et je frapperai en son -nom. J'ai enlevé ainsi Moïse qui était mauvais -au milieu de vous, mais qui peut valoir -en des emplois où vous ne vaudriez rien. -Vous le retrouverez dans la vie.</p> - -<p>»Vous autres, aimez-vous les uns les -autres, et aimez-moi dans le fond de votre -cœur, afin que le monde, qui est semblable -à la prison de Joseph, vous soit transformé -en un lieu agréable, comme cela est arrivé -pour lui.»</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch5">LES TABLETTES DE CYTHÈRE</h2> - - -<p>Vers le milieu de la neuvième journée, -nous vîmes monter, sur la mer, de petites -barques aux voiles gonflées, et Myrrha -agita aussitôt les mains, et leva ses bras nus -qui s'éclairent, au jour, d'un peu de duvet -d'or.</p> - -<p>— Myrrha! dis-je en enserrant son corps -chéri, il convient en effet de recevoir avec -des marques de gaieté la nouvelle qu'il y a -encore des hommes, et qui vont à leur -négoce et à leurs entreprises de gloire, -depuis que nous nous aimons sur cette île -solitaire. Ces petites voiles pleines de vent -sont puériles, n'est-ce pas? comme des joues -de nouveau-nés. Si tu veux, nous allons -danser et rire, et nous tresserons, à l'heure -du crépuscule, des guirlandes agréables à -Aphrodite, avec la tige des églantiers mêlée -de myrtes et de violettes?</p> - -<p>Myrrha ne refusa pas de balancer sa jambe -pure en cadence et s'échauffa même à secouer -le tambourin au-dessus de sa chevelure. -Elle chanta, et je me baissai pour -aspirer, sur sa bouche, le souffle sonore et -l'allégresse de ma chère amante.</p> - -<p>Cependant les petites barques furent -bientôt assez près de nous pour que le bruit -des voix nous en parvînt, et nous pûmes -même discerner en leur cacophonie les -dialectes divers et la grossièreté des propos. -Il y avait des gens de toutes les contrées de -la Grèce, et jusques à des Barbares ; et c'était -un ramassis d'hommes de peu de valeur et -allant à l'aventure.</p> - -<p>— Myrrha! dis-je, c'est assez d'ironie, et -tu as fait suffisamment d'honneur à ces -étrangers qui ne le méritent pas. Retirons-nous -de l'autre côté des rochers et gagnons -nos endroits fleuris. Si tout ce monde tient -à aborder ici, nous lui offrirons du lait, du -miel et des grenades. Allons-nous-en!</p> - -<p>Mais, tout au contraire, Myrrha se mit à -courir sur la grève de sable fin, et elle -mouilla ses pieds dans la mer ; et elle -commença de ramener ses cheveux en touffe -au sommet de la tête, à la manière thébaine, -et elle les retint par une agrafe d'or -à la tête de Silène, qu'elle tira avec d'autres -bijoux d'une petite boite de cornaline. Elle -passa à son cou son joli collier de bronze -contourné en spirale, et à son doigt des -anneaux ornés de grenats syriaques et de -prase qui est une pierre nouvelle.</p> - -<p>Je jure que je crus mourir en voyant cela -et que j'accomplis quelques prières extravagantes -de Myrrha, — comme d'agrafer moi-même -sa ceinture, — de la façon dont les -machines dociles, au théâtre, portent et supportent -les dieux. Ma bouche serrée fut quelque -temps muette ; puis, j'eus une envie de -pleurer, que je retins, à cause de la présence -de ces Barbares. Enfin, quand je pus parler :</p> - -<p>— Myrrha! ma petite Myrrha! lui dis-je, -quelle fantaisie ou quelle folie t'a prise tout -à coup en face de ces vilains hommes mal -épilés et beaucoup plus vulgaires que ceux -que nous avons fuis pour venir nous aimer -ici, Myrrha, il y a de cela neuf jours à peine -révolus?</p> - -<p>— Oh! je t'aime! dit-elle, en nouant ses -beaux bras à mon cou dans une pose à -charmer jusqu'aux lents coquillages ou aux -écueils de la mer.</p> - -<p>Elle reçut mon baiser, puis elle tourna -la tête et m'échappa des mains.</p> - -<p>— Je t'aime, dit-elle encore, je n'aime -que toi, mon amour.</p> - -<p>Et elle était toute penchée déjà vers les -hommes des petites barques, qui levaient de -son côté de lourds yeux chargés d'étonnement -et de désirs.</p> - -<p>Je me suspendis au tissu léger de sa -tunique et fis céder la petite fibule d'or qui -retenait ce vêtement à la gorge. Je vis la -peau blonde de l'épaule, durant que des hommes -aux mauvais accents, qui étaient pour -le moins des îles tributaires, s'écriaient dans -les barques : «Evohé! c'est Aphrodite elle-même!» -ce que ceux qui étaient des Barbares -traduisaient en leur langue.</p> - -<p>— Je t'aime! jetai-je à Myrrha, alors -qu'elle était déjà loin et que des mains froissaient -ses vêtements ; car en cet instant je -ne me souvins plus que de l'aimer. Elle -répondit :</p> - -<p>— Je n'aime que toi!</p> - -<p>On voyait qu'elle était partagée entre la -joie et la tristesse. Je lui criai :</p> - -<p>— Tu ne sais donc pas ce que tu fais?</p> - -<p>— Je ne le sais pas! répondit-elle.</p> - -<p>Il se passa quelque chose de bien étrange. -J'étais agenouillé sur le rivage, près de -quelques objets qu'elle avait laissés. Il y -avait son miroir que je baisai à l'endroit où -fut son image. Je ramassai aussi un fruit -qu'elle avait mordu et dont la chair humide -gardait la marque de ses dents ; je me mis à -baiser la morsure de ce fruit, et à ce moment -je n'eus plus honte de pleurer même en face -des étrangers et des Barbares. Je distinguai, -dans ma confusion, que Myrrha avait sur le -visage les traces d'un chagrin égal. Je crus -qu'elle me tendait les bras, et je vis son -pied cambré dans un effort pour revenir ; -mais son regard ayant rencontré tous ces -yeux qui l'admiraient de façons diverses, -elle ne put se retenir d'éprouver le bonheur -d'être belle <i>autant de fois qu'il y avait -d'hommes alentour</i>.</p> - -<p>— Mais! fis-je, à eux tous, ils ne t'accordent -pas tant de beauté que je fais, tout -seul!</p> - -<p>Elle rit. Elle se laissait alors transporter -de barque en barque pour que d'autres -hommes éprouvassent d'elle un étonnement -nouveau, et qu'elle fût ravie d'être <i>nouvellement -belle, toujours</i>.</p> - -<p>La brise souffla, et je vis s'en aller les -barques avec ma petite Myrrha bien-aimée. -Tout cela fut presque aussitôt lointain et -puéril, avec cette apparence de joues gonflées -de nouveau-nés. Cependant, quand le geste -doré des bras de Myrrha s'éteignit, je tombai, -comme un hoplite blessé, sur le rivage.</p> - -<p>Alors, j'ai brisé le petit miroir qui ne sut -rendre qu'une beauté, ce qui est trop peu -pour Myrrha qui les a toutes, assurément. -Et je vais clore à jamais mes yeux, parce -qu'ils furent inhabiles à feindre les mille -artifices qu'il fallait, et n'exprimèrent que -l'unique aveu du grand amour de mon -cœur. Mais auparavant, j'ai écrit ceci, et je -l'enferme dans le vase funéraire que nous -avions apporté là pour contenir nos cendres -quand le jour eût été venu.</p> - -<p>Puisse l'amant qui le découvrira, orner et -aviver son amour de la mélancolie que j'enclos -en cette terre légère.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch6">LE BON JUGEMENT -DU TRIBUNAL DES MŒURS, A VENISE</h2> - - -<p>Francesco di San Polo, fils d'un gentilhomme -vénitien, fut embarqué de bonne -heure sur les galères de la République et -grandit parmi les Turcs et les gens enturbanés -de l'Orient, dont les mœurs sont mauvaises. -Étant revenu à l'âge d'homme dans -sa patrie, il y afficha un vif dédain autant -envers les demoiselles patriciennes qu'envers -les courtisanes. Pour ce qui était des premières, -le scandale n'était pas grand, vu que -ces péronnelles étaient gauches et engoncées -pour la plupart, et que Francesco, à vingt -ans, pouvait avoir de l'éloignement pour -le mariage. Quant aux dames galantes, -grasses, nombreuses et renommées, habilement -teintes, fardées à grands frais et -aussi expertes à la conversation qu'à tous -les arts de la volupté, n'y avait-il pas lieu de -s'étonner qu'elles ne retinssent ce jeune -homme par les fines mailles de leurs attraits?</p> - -<p>De plus, Francesco emmenait des garçons -dans sa gondole, à la tombée de la nuit, et -leurs promenades étaient longues et mystérieuses.</p> - -<p>Des dames, émues de sa beauté naturelle -et dépitées de sa froideur, l'accusèrent d'avoir -rempli, chez les Turcs, des emplois déshonorants. -Mais plusieurs adolescents des -meilleures familles vénitiennes laissèrent -entendre qu'en tout cas il n'en avait pas la -marque. Là-dessus les langues allèrent, et il -se fit un grand bruit à Venise autour du -jeune Francesco di San Polo, qui s'étonnait -beaucoup, de son côté, qu'on le trouvât si -intéressant, alors que personne précisément -ne l'avait remarqué durant ses voyages dans -le Levant.</p> - -<p>Aussi fit-il la figure la plus divertissante -lorsqu'il fut déféré devant le collège chargé -d'instruire contre les sodomites, qui se réunissait -tous les vendredis, selon une loi du -22 mars mil quatre cent cinquante-huit.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Loin de nier la particularité sur laquelle -on l'invitait à répondre, le bon Francesco -en étala avec une complaisance touchante -les phases diverses devant le tribunal. A -l'entendre, aucune coutume n'avait plus de -beauté que celle dont on lui faisait reproche ; -il le prouvait tant par l'histoire que par la -science esthétique. Il parlait avec abondance, -s'échauffait, agrémentait de vers latins et -même de grecs la vivacité de sa défense. Il -clôtura sa harangue en exprimant le regret -où il était que la République, si avancée -parmi les nations pour tout ce qui touche -les institutions et l'excellence des mœurs, -s'obstinât à demeurer dans l'ignorance de -celles-ci. Enfin, ce jeune homme avait tant -d'honnêteté dans sa conviction qu'il ne doutait -point qu'avant seulement qu'on lui donnât -à boire pour avoir parlé si bien, les -divertissements de Sodome ne fussent recommandés -fortement et solennellement aux -citoyens de Venise.</p> - -<p>Il en arriva autrement, et notre Francesco -fut bel et bien condamné. Toutefois, l'on -verra une preuve de la magnanime sagesse -de ses juges et de l'heureuse souplesse de la -procédure vénitienne dans le châtiment spécial -que l'on prit la peine d'ajouter, en faveur -du coupable, au supplice de la <i>cheba</i> qui lui -revenait de droit.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Le supplice de la <i>cheba</i> consistait à être -enfermé en une cage de bois, que l'on hissait -à mi-hauteur du clocher de Saint-Marc, -et extérieurement, de façon que le patient y -subît les rigueurs de la saison et y fût exposé -aux quolibets des passants.</p> - -<p>Voici la teneur de l'addition qui y fut -faite dans l'intérêt de Francesco :</p> - -<p>«Ledit (Francesco) recevra chaque soir -et bon gré mal gré, après le couvre-feu, — pour -éviter le scandale, — et en sa cage, la -visite d'une de nos plus notables courtisanes, -et le lendemain d'une autre, et ainsi de suite, -jusqu'à l'expiration du délai de sa peine.</p> - -<p>»Ceci pour la plus grande gloire de Dieu -et dans le but que le coupable soit ramené -dans la voie qu'il (le Seigneur) a tracée de -sa main et indiquée à notre premier père -pour notre bien et celui de nos enfants, -petits-enfants et arrière-petits-enfants.»</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Un beau matin, l'on vit brimbaler au -bout d'une corde la cage de bois contenant -notre malheureux Francesco di San Polo -assez déconfit, penaud, mal en point, et prenant -le ciel à partie qu'il était victime d'une -grande iniquité. Vous pensez que les gens -de Venise ne faisaient pas défaut autour -du clocher de Saint-Marc ni sur toute -la place, qui est le lieu où se traitent les -affaires et le seul endroit de la ville où -se fasse la promenade à pied sec. On dit -qu'il n'y eut ni dame ni demoiselle qui -ne s'y montrât ce jour-là, soit en chaise, -soit simplement juchée sur les hauts patins -pour lors à la mode. Et il faut y ajouter, -bien entendu, les personnes adonnées -à la galanterie, dont le nombre, d'après -les meilleurs documents, n'était pas inférieur -à onze mille, et qui avaient un intérêt -direct à prendre connaissance de la figure -du sire, puisque chacune d'elles était tenue -d'essayer de la dérider tour à tour.</p> - -<p>Francesco, à mi-hauteur de son clocher, -ne pouvait répondre aux mille lazzi et aux -malhonnêtetés de toute sorte qui lui montaient -de cette foule assemblée. D'ailleurs, -rien ne porte à l'indulgence comme d'envisager -les hommes et les femmes d'un peu -haut ; et il est probable qu'il en était en ce -temps-là comme aujourd'hui. L'histoire -ignore sur quel point porta sa méditation, et -se contente d'enregistrer que, vers l'instant -où le soleil déclinait et alors qu'une grande -quantité de badauds bâillaient encore du -côté du condamné, celui-ci, ayant contenu -un besoin depuis l'heure de l'aurore, s'en -soulagea librement, pleinement et à la ronde -sur toutes les classes de la société, qui prit -texte de cette pluie incongrue pour se disperser -et s'en aller souper.</p> - -<p>De sorte qu'il ne resta guère sur la place -Saint-Marc, à l'heure du couvre-feu, que les -personnes qui y possédaient pignon ou -fenêtre et qui comptaient sur le lever de la -lune pour voir ce qu'il adviendrait du prisonnier -sodomite et de la compagne à lui -octroyée par jugement en bonne forme.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>La malchance fit que la lune fût ce soir-là -couverte aussi complètement qu'une chandelle -sur quoi se fût assise par mégarde -quelque matrone vénitienne.</p> - -<p>Le lendemain on n'y pensait plus : telle -est l'inconstance de la faveur des esprits.</p> - -<p>Les courtisanes accomplissaient avec ponctualité -et discrétion la besogne quotidienne -que leur avait départie la Justice. Et des -mois se passèrent sans que l'on prît seulement -garde à cette cage poussée au flanc du -clocher de Saint-Marc comme une verrue ou -une gibbosité naturelle sur quoi se posaient -journellement les colombes.</p> - -<p class="asterism">*<br />* *</p> -<p>Toutefois, au bout de six mois, Francesco -di San Polo fut trouvé mort par la cent -quatre-vingt-troisième courtisane hissée en -cet endroit, à l'heure du couvre-feu.</p> - -<p>On se montra fort étonné de ce résultat, -et une enquête fut ouverte par-devant le -Conseil qui avait jugé Francesco. Les cent -quatre-vingt-trois personnes galantes y comparurent -et déposèrent une à une selon la -date de leur coopération à la besogne de la -justice.</p> - -<p>— Quel homme était, à votre sentiment, -ce Francesco di San Polo? leur fut-il demandé.</p> - -<p>Pour les cinq ou six premières, c'était un -triste personnage, sans goût, sans appétit et -sans politesse, enfin dénué de tout avantage.</p> - -<p>De la septième à la douzième, il était jugé -hésitant et malhabile, gauche à l'excès en -ses façons.</p> - -<p>Ce travers était confirmé par la treizième -courtisane, à laquelle toutefois il n'avait pas -déplu, et qui l'avait trouvé original et ayant -des penchants au rebours du commun.</p> - -<p>On remarqua beaucoup l'avis de la quinzième -d'après laquelle Francesco était déjà -un homme ordinaire.</p> - -<p>Ordinaire n'était point le mot qu'il convenait -d'employer en parlant de ce jeune -homme, opinèrent les cinq filles suivantes, -car il était un fort bon amant, expert et -agissant, avec qui le temps ne durait point.</p> - -<p>Sur les cent qui déposèrent après, il n'y -en eut pas une qui contredît cette opinion -favorable, sinon que trente-quatre d'entre -elles affirmèrent qu'elles étaient grosses de -ses œuvres. En outre, toutes l'avaient entendu, -dans le moment de la pâmoison, -bénir ses juges en les recommandant à Dieu, -chacun par leur nom et avec grande ardeur -et gratitude.</p> - -<p>Le Conseil pleura à l'audition de ces -paroles et se sentit pris aux entrailles d'un -vif sentiment d'indulgence rétrospective -pour l'ancien sodomite converti et puis mort -de l'abus des justes plaisirs de l'amour.</p> - -<p>— Et vous, mesdemoiselles? dit l'assemblée, -émue et tout d'une seule voix, en -s'adressant aux soixante-trois courtisanes -restantes.</p> - -<p>Celles-ci furent secouées d'un sanglot -unanime et pour toute réponse montrèrent -les marques visibles des combats qu'elles -s'étaient livrés entre elles avant de monter -dans la cage, par suite de leur empressement -et à cause de la renommée que le détenu -s'était acquise dans les exploits amoureux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch7">TABUBU</h2> - - -<p>Un brave homme, nommé Setna, en se -promenant un jour sur le bord du Nil, -aperçut une femme qui lui parut très belle, -bien qu'il ne lui vît pas la figure. Elle portait -beaucoup d'or sur ses vêtements, et elle -était suivie de cinquante-deux jeunes filles -de tournure agréable.</p> - -<p>Setna en perdit immédiatement la tête. Il -fit signe à son jeune serviteur et lui commanda -de savoir tout de suite qui était cette -femme.</p> - -<p>Le jeune serviteur s'approcha aussitôt de -la jeune servante qui marchait derrière la -belle femme et lui demanda le nom de sa -maîtresse.</p> - -<p>— Tabubu, dit la jeune servante. Et elle -sourit à cause de celui qui en était encore à -s'informer de Tabubu, que connaissaient -tous les hommes.</p> - -<p>Le jeune serviteur rapporta à Setna ce -qu'il avait appris.</p> - -<p>— Retourne vers cette fille et dis-lui -d'avertir sa maîtresse que je m'appelle -Setna et que je donnerai dix pièces d'argent -pour passer une heure avec elle.</p> - -<p>Le garçon rapporta la réponse :</p> - -<p>— Tabubu fait dire à Setna qu'il se -trompe s'il la prend pour une personne -vile, et qu'elle est sage.</p> - -<p>— C'est bien! dit Setna dont la figure se -colorait comme le ciel au soleil couchant, -retourne encore et fais dire à Tabubu que je -suis capable d'user de violence.</p> - -<p>Le jeune serviteur parlementa de nouveau -et revint :</p> - -<p>— Tabubu répond que, dans ce cas, il -n'y a qu'à aller la trouver chez elle, dans -une belle maison derrière le temple de Bast, -et que là, Setna fera d'elle tout ce qu'il -voudra, moyennant dix pièces d'argent.</p> - -<p>Le soir même, Setna se rendit derrière le -temple de Bast, et, avisant une belle maison, -il demanda qui demeurait là. On le prit d'abord -pour un homme ivre ; mais, comme il -insistait, quelqu'un lui dit d'un air équivoque :</p> - -<p>— C'est Tabubu.</p> - -<p>— Fort bien, dit Setna, c'est chez elle -que je vais.</p> - -<p>On avertit Tabubu. Elle descendit, modestement -voilée, mais couverte de riches -parures ; et Setna se félicita d'être venu chez -elle. Elle le prit par la main et le conduisit -dans le jardin où il vit les cinquante-deux -jeunes filles occupées à chanter, à jouer ou -à prendre des poses propres à ravir les -yeux. Les pelouses étaient très bien éclairées -et l'eau des bassins, formant miroir, -multipliait les lumières.</p> - -<p>— Tu vois, dit Tabubu, que rien ne laisse -à désirer dans ma maison.</p> - -<p>Setna, qui se sentait le feu dans le corps, -dit :</p> - -<p>— Allons à l'intérieur.</p> - -<p>Tabubu le fit monter par le perron, et ils -pénétrèrent dans une salle ouverte par tout -un côté sur le dehors et d'où l'on apercevait -les ébats des joyeuses filles. Elle était ornée -de lapis-lazuli et de vraies turquoises. Il y -avait autour de la pièce des lits nombreux -drapés d'étoffe de fin lin. Nombre de coupes -d'or étaient disposées sur un buffet et chacune -était remplie de vin. On apporta des -mets variés et des fruits.</p> - -<p>— Qu'il te plaise boire et manger, dit -Tabubu.</p> - -<p>— Ce n'est pas ce que je demande, dit -Setna.</p> - -<p>Tabubu lui dit :</p> - -<p>— Moi, je suis sage, je ne suis pas une -personne vile. Si tu tiens à faire ce que tu -veux avec moi, il faut me céder par contrat -tous tes biens.</p> - -<p>— Pourquoi n'ôtes-tu pas le voile qui te -couvre la figure? dit Setna.</p> - -<p>— Je viens précisément de t'en donner la -raison. Tu te trompes si tu me crois celle -que tu penses.</p> - -<p>«Voici cinquante-deux jeunes filles sans -aucun voile et ce n'est pas elles que tu -désires. Laisse donc cela. D'ailleurs ne suis-je -pas très bien faite par tout le reste du -corps?</p> - -<p>— Si, si, dit Setna, je vois que tu es parfaitement -bien ; finissons, allons à l'intérieur.</p> - -<p>Tabubu fit venir un scribe et faire à -Setna un contrat de cession pour tous ses -biens.</p> - -<p>Quand Setna eut signé, il dit :</p> - -<p>— Allons à l'intérieur.</p> - -<p>— Viens, dit Tabubu.</p> - -<p>Mais, au moment où ils allaient pénétrer -dans l'appartement, on vint dire à Setna :</p> - -<p>— Tes enfants sont en bas, ils t'ont suivi -et ils veulent que tu descendes sur-le-champ!</p> - -<p>— Ces enfants viennent mal à propos, dit -Setna ; mais, quant à moi, je ne peux pas -descendre ; qu'on les fasse monter.</p> - -<p>Tabubu s'habilla d'un habit de lin, pendant -qu'on faisait monter les enfants. Setna -voyait tous ses membres à travers l'étoffe, -et son amour grandissait encore.</p> - -<p>— Finissons, dit-il ; allons à l'intérieur.</p> - -<p>— Voilà tes enfants, dit Tabubu ; si tu -tiens beaucoup à faire ce que tu veux avec -moi, prie-les de signer au-dessous du contrat -que tu as fait en ma faveur, afin qu'ils -ne contestent pas le don de tes biens.</p> - -<p>Les enfants étant rentrés signèrent ce -qu'on leur demandait. Après quoi, Setna -dit :</p> - -<p>— Finissons, allons à l'intérieur!</p> - -<p>— Moi, je suis sage, dit Tabubu ; je ne -suis pas une personne vile ; si tu tiens absolument -à faire ce que tu veux avec moi, fais -tuer tes enfants pour qu'ils ne se disputent -pas un jour avec les miens.</p> - -<p>— Je voudrais au moins, dit Setna, que -tu ôtasses ton voile afin de savoir pour quelle -beauté, je vais commettre cette méchante -action.</p> - -<p>Tabubu lança un vif éclat de rire. Elle -se promenait à contre-jour, le long de la -muraille qui portait les lumières, de sorte -que l'on voyait la forme de son corps au -travers de l'habit de lin. Et il n'y avait que -son visage que l'on ne vît point.</p> - -<p>Setna se tourna vers ses enfants, afin de -leur demander s'ils comprenaient que l'on -fît les plus grandes folies pour cette femme. -Mais il vit ceux d'entre eux qui commençaient -à être des hommes s'élancer vers Tabubu -avec tous les signes d'un désir au -moins égal au sien, et il pensa qu'ils tueraient -leur père pour passer une heure avec -elle. Alors il dit :</p> - -<p>— Qu'on les tue!</p> - -<p>Tabubu les fit égorger là où ils étaient et -fit jeter leurs corps en bas du perron, devant -les chiens et les chats qui mangèrent leur -chair. Setna entendit ronger leurs os en -buvant avec Tabubu.</p> - -<p>— Tout ce que tu m'as demandé, je l'ai -fait, dit-il ; finissons, allons à l'intérieur.</p> - -<p>— Entre dans cette salle.</p> - -<p>Il entra dans la salle, se coucha sur un -lit d'ivoire et d'ébène, et étendit la main -vers Tabubu.</p> - -<p>— Me voici, dit-elle en se découvrant. -Alors, il s'aperçut qu'elle avait la figure -désobligeante des proxénètes d'un certain âge -et que sa bouche était un cloaque immonde.</p> - -<p>Mais il ne se montra point mécontent ; il se -leva tranquillement et descendit en passant -par les endroits où il était passé pour venir.</p> - -<p>Le bruit de son aventure était répandu ; -on se moqua de lui dans les jardins où les -jeunes filles étaient accouplées avec des -hommes de différentes nations, et on lui fit -honte d'avoir perdu ses enfants et son bien -pour une hideuse créature.</p> - -<p>Il s'en alla, en pensant que ces gens-là -sortiraient de cette maison d'amour, sans -savoir ce que c'était que l'amour, alors que -lui, il en avait goûté les plus vives délices -par les transes effroyables du désir.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch8">VOYAGE DE CANDIDE -AVEC PANGLOSS -AU VRAI ELDORADO</h2> - - -<p>Il n'y avait pas quinze jours que Candide -avait résolu de cultiver son jardin, qu'il -était fatigué de manger des cédrats confits -et des pistaches, peut-être aussi de voir le -vilain visage de Cunégonde. Il exprima à -Pangloss le doute où il était d'avoir touché -réellement Eldorado. Eh quoi! dit Pangloss, -n'y prîtes-vous point cinquante moutons -chargés d'or, de pierreries et de diamants? -Vous ne m'entendez pas, reprit Candide, je -me demande si je n'eusse point trouvé -ailleurs, par exemple, un sequin qui eût -valu dix fois la charge de mes cinquante -moutons et qui eût tenu dans mon gousset, -par quoi j'eusse évité les nombreuses pertes -que je fis dans les marais, dans les déserts -et par le moyen d'un négociant hollandais. -En ce cas, opina Pangloss, il faut aller au -vrai Eldorado. Et ils y allèrent.</p> - -<p>Ils avaient tout juste posé le pied dans le -pays, que des gens se mirent à pleurer à -leur aspect, parce qu'ils avaient mauvaise -mine, ayant beaucoup voyagé. Voilà qui -marque un bon naturel! s'exclama Pangloss, -en s'avançant, la main tendue, vers les -habitants d'Eldorado. Voyez, dit-il, en retournant -vers Candide sa main toute mouillée -de larmes, ces gens ont le cœur sur ma -main. Mais, dit Candide, nous avons, nous -autres, l'estomac sur les talons, et on ne -vous a rien donné… Néanmoins, le pays me -plaît, dit Pangloss, car je ne vis personne -témoigner tant de compassion quand je fus -desservi par la fortune, ce qui m'arriva -quelquefois.</p> - -<p>Comme ils commençaient de philosopher, -on leur mit dans la main des gazettes. Ils -s'étonnèrent du bon marché de la pensée à -Eldorado. Eh! fit Candide, c'est là sans -doute la nourriture de ce pays merveilleux, -et nous n'avons pas remercié la personne -charitable… Ils couraient s'acquitter de cette -politesse ; mais, ayant dérangé un loqueteux -qui extirpait un superbe chronomètre du -gousset d'un gentilhomme, ils reçurent un -coup de pied violent. J'aurais plaisir, dit -Candide, à aller voir pendre ce misérable. -Qu'est-ce à dire? fit le gentilhomme, et comment -traitez-vous ce pauvre homme qui -paisiblement s'en va, ayant achevé son travail? -Eh quoi! Monsieur, dit Candide, votre -chronomètre!… Taisez-vous donc! se hâta -de lui souffler Pangloss qui avait l'esprit -philosophique et avait déjà lu une partie de -la gazette, apprenez donc, mon cher Candide, -les mœurs de ce pays avant de vous courroucer -de la sorte. Candide ouvrait de grands -yeux en parcourant la gazette, tandis que la -foule pleurait d'attendrissement en s'écartant -devant le loqueteux paré du chronomètre, à -cause de la grande misère qu'il avait dû -souffrir. Quelques lieutenants de la maréchaussée -s'essuyaient l'œil du revers de la -main.</p> - -<p>Candide avait absorbé plus des trois quarts -de la gazette et ne se sentait pas la faim -moins opiniâtre. Pangloss, au contraire, ne -pensait plus du tout à cela ; tenant -d'une main la gazette qu'il brandissait -comme un drapeau, il attira Candide sur -son cœur et l'embrassa à plusieurs reprises -et convulsivement. Candide s'essuyait le -visage et n'était pas encore revenu de ses -façons, qu'il vit que Pangloss embrassait -aussi tout le monde, et en était mouillé et le -mouillait, les larmes ne tarissant pas à -Eldorado. On s'absorbait en commentant la -mésaventure d'un petit toutou qui avait été -écrasé par un personnage qui avait le front -de faire passer son carrosse au milieu de la -chaussée où justement se trouvait le chien ; -ou bien un âne avait été battu, en province ; -ou un assassin condamné par quelque -cour arriérée. Il fallait que de tels forfaits -prissent fin. Et on venait précisément d'adjoindre -des femmes à tous ceux qui détenaient -une partie quelconque de la force -publique. Il y en aurait désormais près de -chaque magistrat, près de chaque capitaine -dans le commandement de la compagnie, -près de tout préposé au bon ordre de la -voirie et jusque dans le conseil du roi, de manière -que l'on évitât les violences, prêtât aux -infamies une oreille indulgente et réprimât -les tentatives de virilité. Oh! oh! pensait -Candide, me voici bien éloigné des Bulgares -chez qui je passai trente-six fois par les baguettes -et qui tout de même étaient de fiers -gaillards. Quelle grande nation doit être -celle-ci, puisque tout y va beaucoup mieux, -y allant tout juste à rebours? Cependant, -j'ai soupé ailleurs avec six monarques et je -n'ai pas une noisette à me mettre ici sous -la dent.</p> - -<p>Il allait appeler Pangloss, mais il l'aperçut -parmi beaucoup de personnes fort occupées -pour le moment à débarrasser un régiment -de milice de ses armes et bagages incommodants. -Et, s'en étant chargées, elles les -portaient en rythmant le pas aux côtés de ces -pauvres fantassins. Elles leur tenaient aussi -des discours. Nous laissons, dit quelqu'un, -à côté de Candide, nos citoyens les plus -éloquents approcher de ces militaires pour -leur rappeler chaque matin qu'il est plus -doux d'aller à la promenade, la canne à la -main, qu'à la manœuvre, le mousquet sur -l'épaule. Mais, dit Candide, que ne supprimez-vous -cette pauvre milice? Il est vrai, -monsieur, mais, telle quelle, nous avons -accoutumé de l'aimer et d'être émus à son -passage ; elle nous tient fort à cœur et elle est -en outre une inépuisable matière à alimenter -nos feuilles de contes humoristiques et compatissants… -Je n'entends pas tous vos -termes, dit Candide, le compatissant est-il -donc un genre littéraire? Monsieur, vous -sortez de chez les Hurons, ou venez tout -droit de Monomotapa, pour ignorer que -notre littérature est compatissante. On en a -fini avec les errements de nos pères. Figurez-vous -qu'ils guerroyaient, domptaient des -peuples, gagnaient des provinces, qu'ils -édifiaient des monuments et d'imposants -ouvrages dont vous pourrez voir encore -quelques débris que nous laissons debout -bien qu'ils aient coûté beaucoup de sueur -populaire… Vous souriez, monsieur? Votre -langue, dit Candide, me cause seulement de la -surprise… Je songe à M. de Voltaire… Soit, -reprit le citoyen d'Eldorado, mais sachez que -si, du temps de M. de Voltaire, on était fort -en bel esprit et soucieux du beau langage, -c'est en bonté qu'aujourd'hui l'on excelle. -Nous sommes bons, monsieur, nous ne voulons -plus rien être que bons ; nous ne ferons -que de bonnes œuvres ; nos livres sont de -pitié, nos journaux d'amour, nos réunions -de charité et nos familles sont en train de se -constituer sur des bases qui sont d'abnégation -et dont nous attendons les effets les -meilleurs. Tenez, de ces trois bambins qui -sont élevés chez les jésuites et entrent -manger un baba chez le pâtissier, en compagnie -de cette belle dame, deux sont les fils -d'un misérable homme qui, faute d'éducation, -étrangla ses père et mère ; et toutes ces -petites filles qu'une gouvernante mène à la -pension étaient à un infortuné qui fit sauter -la diligence où se trouvait la famille qui, -aussitôt rétablie sur pieds, les adopta. Il est -dommage, dit Candide, que Pangloss s'en -soit allé en portant le fourniment d'un -militaire, car c'est un grand philosophe, et -il apprécierait votre pays avec plus de discernement -que moi qui ai l'estomac creux. -A ces mots, le citoyen d'Eldorado fut secoué -d'un violent sanglot, regarda Candide en pitié, -et s'en fut, s'épongeant avec son mouchoir.</p> - -<p>Candide avisa un groupe qui discutait avec -toutes les apparences de la gravité autour -d'un homme pour qui l'on semblait avoir les -plus grands égards. S'étant approché, il -reconnut que cet homme était Pangloss. Il -venait de tordre le cou à un évêque. Et le -groupe était de personnes de qualité qui -interprétaient son acte au point de vue -philosophique. Candide admira que les -gazettes que l'on distribuait abondaient déjà -en détails sur les mobiles du crime et sur -l'évolution idéologique de l'auteur. De tous -côtés venaient des hommes en livrée apporter -à Pangloss des cartes armoriées avec invitation -à souper. Emmenez-moi! implora -Candide. A quel titre? fit Pangloss. Quel est -cet intrus? firent les personnes de qualité -qui prenaient le point de vue philosophique, -en écartant du talon le quémandeur. Ah! -bien! s'écria Candide. Et comme un carrosse -était à sa portée, fortement garni de dorures -et de laquais, il transperça d'outre en outre, -à l'aide d'un long poignard, le seigneur qui -s'y faisait voiturer. C'était un ministre du -roi. Tout le monde quitta Pangloss et vint -entourer Candide. On lui prêta les motifs -les plus ingénieux du monde, et Candide, -qui ne les eût point inventés, en fut fier. Il -était campé, le poing sur la hanche, et -narguait d'un peu haut Pangloss qui n'avait -tué qu'un évêque. Cependant, ayant été priés -l'un et l'autre dans un grand nombre de -maisons, il arriva qu'ils se trouvèrent, le -soir, à la même table. Pangloss y fut fêté -comme un habile dialecticien et on honora -en Candide un intuitif génial.</p> - -<p>Je voudrais bien, dit Candide, en se -retirant au bras de Pangloss, que Martin fût -ici ; je crois que son pessimisme serait -ébranlé. Tout ceci n'est que billevesées, dit -Pangloss, et il y a mieux à faire à Eldorado. -Ils recommencèrent de philosopher, et d'autant -plus que le souper et les vins leur -avaient échauffé la cervelle et qu'ils avaient -vu un grand nombre de dames beaucoup -mieux que Cunégonde et même qu'autrefois -la petite Paquette, la femme de chambre de -madame de Thunder-ten-Tronckh. Ce faisant, -Pangloss entra dans une boutique et acheta -trois forts sacs de poudre ; il en fit acheter le -double par Candide et recommença en un -autre endroit ; et, quand il eut vingt sacs de -poudre, dit à Candide : Nous ferons sauter -demain les seigneurs qui nous traitèrent ce -soir et qui seront réunis en États-Généraux. -Et ils le firent. Je pense, soupira Pangloss -en voyant brimbaler, dans les airs, de notables -portions du clergé et un véritable -abatis de noblesse où se mêlait du tiers-état, -je pense que voilà un coup qui sera commenté. -Ne pensez-vous pas aussi, hasarda -Candide, être une seconde fois pendu?</p> - -<p>Il fut fait tellement de bruit autour de cette -affaire que le roi lui-même prononça : Voilà -deux personnes fort intéressantes, et voulut -voir Pangloss et Candide et les entendre -développer leurs idées philosophiques. Ce -fut une séance mémorable, et aucune illustration -n'y manqua. Il n'y eut pas jusqu'à -l'évêque et au ministre du roi, les premières -victimes de Pangloss et de Candide, qui -n'étaient point tout à fait mortes, qui ne -tinssent à soutenir l'intérêt particulier qu'ils -avaient pris à la belle attitude de ces messieurs -durant qu'ils étaient par eux poignardés -ou avaient le cou tordu. Ils déclarèrent -qu'ils les avaient aussitôt couchés sur -leur testament. Ces paroles eurent l'assentiment -général, et les applaudissements -redoublèrent quand Pangloss et Candide -firent signe qu'ils acceptaient. Mais ceci ne -fut rien au prix de l'empressement des -familles de ceux qui avaient péri dans la -salle des États-Généraux. Des courriers -arrivaient de tous les points d'Eldorado, -apportant, qui des dons en argent, qui des -offres d'alliance pour les personnes et les -familles de MM. Pangloss et Candide. Le -mal, soupira Candide à l'oreille de Pangloss, -est que vous n'ayez point de famille et que -je sois marié à Cunégonde qui est si laide. -Hélas! sanglotait Pangloss ; et il s'apprêtait -à subtiliser. Mais il entendit qu'il y avait -4.928 prétendants à la main de sa fille, de -qui l'on demandait le petit nom. Il n'est que -trop vrai, réfléchit Pangloss, que je n'ai pas -plus de fille que je n'ai de cheveux sur le -sinciput, et c'est bien regrettable ; mais il -m'en naît une peut-être. Et, à tout hasard, il -dit un nom et celui qui lui vint fut Cunégonde. -Mais c'est ma femme, quoique fort -endommagée, objecta timidement Candide, -outre que votre procédé a l'apparence malhonnête… -Laissez donc aller les choses, dit -Pangloss, elles vont le mieux du monde. Les -4.928 prétendants en venaient aux mains. Le -roi dit : Je l'épouse ; car justement il cherchait -femme. Mais il y eut le double de -demandes pour la sœur de Candide, parce -qu'il avait le visage agréable. Hélas! allait -avouer Candide. Pangloss le coupa : Dites -donc, je vous prie, le nom de Paquette ; -c'est une personne fort bien tournée et qui a -l'usage du monde. On plaça de même frère -Giroflée quoiqu'il fût théatin et puis Turc, -et Cacambo et la vieille qui eut un tabouret -à la cour quoiqu'elle ne fût capable de -l'occuper qu'à moitié.</p> - -<p>Pangloss rêvait de professer la philosophie. -On lui permit de grouper ceux qui -partageaient la doctrine qu'il avait manifestée -à Eldorado par des actes retentissants. -C'étaient quelques douzaines de portefaix, -des repris de justice et des voleurs de grands -chemins, trois belles âmes, un duc et pair, -une femmelette et quelques petits-maîtres. -Pangloss ne perdit point de temps. On -n'avait pas encore retrouvé l'auguste famille -qui avait peut-être changé d'habitation à -Constantinople, par la force des choses, que -le grand philosophe avait déjà constitué avec -ses disciples et les privilèges du roi, la -société du <i>Péril d'Eldorado</i>. La presse y fit -l'accueil le plus empressé. Les actions furent -lancées à toute volée par le royaume, et -il n'y eut point de capitaliste qui ne se fît -scrupule d'en posséder un bon nombre. Les -plus intelligents des écrivains tiraient un -grand parti pour leurs chroniques de ce -danger grandissant, dont ils simulaient -chaque matin, par de jolis tours d'esprit et -la meilleure apparence de bonne foi, avoir -découvert les progrès ; et ils poussaient -l'humour jusqu'à sourire et tendre les bras -à ce curieux monstre, à cet enfant gâté -qu'Eldorado chauffait et qui mangeait Eldorado -chaque jour. De même que l'on faisait -autrefois pour les projets de nobles édifices, -on publiait les plans et devis des nouvelles -machines et substructions dévastatrices, en -sorte que chacun pût savoir d'avance sur -quel pied sauter. L'exercice de la bonté -étant devenu l'unique sport, beaucoup de -citoyens des plus considérables s'employaient -à encourager les travailleurs, et l'on ne parlait -plus à table et dans les salons que de -leur noble ardeur et de leurs efforts touchants. -Enfin, il ne restait plus un pouce de -la terre d'Eldorado qui ne fût amplement -garni de poudre jusqu'à trois pieds en profondeur, -lorsqu'on annonça l'arrivée des -Bulgares.</p> - -<p>Quoi! dit Candide, ce peuple de mœurs -grossières et de naturel impitoyable vient ici -porter la guerre! Mais nous allons être bien -gênés pour recevoir comme il faut Cunégonde -et Paquette qui ne peuvent tarder -d'être ici et je cours informer le roi de ce -désagrément. Rien ne pouvait être plus fâcheux -que ce parti. Candide fut bousculé et -personne ne le reconnut. Je suis Candide, -s'écriait-il, c'est moi qui ai miné Eldorado! -Mort aux Bulgares! Eldorado en avant! lui -répondait-on, durant que l'on remettait à la -milice ses armes quoique incommodes, et -qu'on y enrôlait bon gré mal gré Candide. -Qu'est ceci? fit Candide apercevant que l'on -faisait passer Pangloss par les baguettes -pour avoir discuté au coin de la rue sur la -vertu du sentiment patriotique, en vérité, ce -peuple a plus de souplesse en ses mouvements -que ce grand homme en sa philosophie. -Voilà d'un coup Eldorado tout pareil -aux Bulgares et il est aussi probable qu'il -les va mettre dehors qu'il l'est que l'on s'est -joué de nous. Hélas! s'écriait Pangloss, l'échine -fort molestée sous les baguettes, -nous n'avions plus qu'à mettre le feu aux -poudres!</p> - -<p>Presque aussitôt Eldorado sauta par le -fait d'un boulet qui provint des Bulgares et -s'alla ficher incontinent dans ces poudres. -Pangloss et Candide étaient aussi haut dans -les airs qu'ils y avaient fait aller les membres -des États-Généraux : Je regrette, dit -Candide, qui conservait sa présence d'esprit, -que Martin ne soit pas ici, car j'aurais aimé -entendre son opinion sur ce pays d'Eldorado -qui tout de même valait mieux que ces Bulgares -qui le vont habiter à présent, comme -je le vois d'ici. Il vous donna, dit Pangloss, -un grand exemple de bonté, qui vaut bien -le sequin qui eût valu à lui seul plus que les -cinquante moutons chargés d'or, de pierreries -et de diamants. Ah! fit Candide, retournerons-nous -cultiver notre jardin? C'est s'y -prendre un peu tard, eut encore la force de -gémir Pangloss. Eh! dit Candide, vous prononcez -justement le mot qu'avaient tout à -l'heure ces messieurs d'Eldorado qui viennent -de choir empalés au moyen de la flèche -de l'église métropolitaine. C'est donc qu'ils -ont compris, acheva Pangloss, et toutes -choses vont pour le mieux.</p> - - -<p class="c ugap small">(Publié dans la <i>Revue Bleue</i> du 3 février 1894.)</p> - - -<p class="c gap small">FIN</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td class="drap small">DIVUS ARETINUS</td> <td class="num"><a href="#ch1">1</a></td></tr> -<tr><td class="drap small">L'ADORATION DES MAGES</td> <td class="num"><a href="#ch2">59</a></td></tr> -<tr><td class="drap small">LA DANSEUSE DE TANAGRE</td> <td class="num"><a href="#ch3">91</a></td></tr> -<tr><td class="drap small">LE MIRACLE DU SAINT VAISSEAU</td> <td class="num"><a href="#ch4">113</a></td></tr> -<tr><td class="drap small">LES TABLETTES DE CYTHÈRE</td> <td class="num"><a href="#ch5">155</a></td></tr> -<tr><td class="drap small">LE BON JUGEMENT DU TRIBUNAL DES -MŒURS, A VENISE</td> <td class="num"><a href="#ch6">165</a></td></tr> -<tr><td class="drap small">TABUBU</td> <td class="num"><a href="#ch7">179</a></td></tr> -<tr><td class="drap small">VOYAGE DE CANDIDE AVEC PANGLOSS AU -VRAI ELDORADO</td> <td class="num"><a href="#ch8">191</a></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">E. GREVIN. — IMPRIMERIE DE LAGNY. — 9829-2-20.</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Nymphes dansant avec des satyres, by René Boylesve - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NYMPHES DANSANT AVEC DES SATYRES *** - -***** This file should be named 63762-h.htm or 63762-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/7/6/63762/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was -produced from scanned images of public domain material -from the Google Books project.) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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