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-Project Gutenberg's Nymphes dansant avec des satyres, by René Boylesve
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Nymphes dansant avec des satyres
-
-Author: René Boylesve
-
-Release Date: November 14, 2020 [EBook #63762]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NYMPHES DANSANT AVEC DES SATYRES ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was
-produced from scanned images of public domain material
-from the Google Books project.)
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-
- RENÉ BOYLESVE
- DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
-
- NYMPHES
- DANSANT
- AVEC DES SATYRES
-
- PARIS
- CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
- 3, RUE AUBER, 3
-
-
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-
-DU MÊME AUTEUR
-
-
-CONTES
-
- LES BAINS DE BADE 1 vol.
- LE BONHEUR A CINQ SOUS 1 --
- LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC 1 --
- LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES CANARDS 1 --
-
-ROMANS
-
- LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS 1 vol.
- SAINTE-MARIE-DES-FLEURS 1 --
- LE PARFUM DES ILES BORROMÉES 1 --
- MADEMOISELLE CLOQUE 1 --
- LA BECQUÉE 1 --
- L'ENFANT A LA BALUSTRADE 1 --
- LE BEL AVENIR 1 --
- MON AMOUR 1 --
- LE MEILLEUR AMI 1 --
- LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE 1 --
- MADELEINE JEUNE FEMME 1 --
-
-
-E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
-
-
-
-
- Il a été tiré de cet ouvrage
- SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
- et
- CINQ CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN DU MARAIS
- tous numérotés.
-
-
-Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.
-
-
-Copyright, 1920, by CALMANN-LÉVY.
-
-
-
-
-AU LECTEUR
-
-
-Les contes que je réunis ici ont été écrits vers 1894 et 1898; ce sont
-mes premiers essais dans le genre du récit, et à cause de cela j'avais
-négligé de les publier en librairie.
-
-Le titre même du présent recueil est de ce temps-là; il m'a plu
-toujours, non seulement parce qu'il évoque une harmonieuse image, mais
-parce que le balancement qu'il exprime entre la grâce de formes pures et
-le rictus souvent désolé ou amer de cette maligneté que je vois à la
-face du monde, me paraît caractériser une disposition d'esprit qui se
-retrouve dans tous mes livres.
-
-R. B.
-
-
-
-
-DIVUS ARETINUS
-
-
-Pierre Arétin, surnommé divin, par le fait de sa gloire, occupait à
-Venise une maison sise au Grand Canal, proche du pont de Rialto et des
-marchés de la ville. Lui-même a pris soin de nous dire que ce lieu était
-«sans défaut» et que la vue y était la plus agréable du monde. Mille
-gondoles y passaient, soit aux heures des approvisionnements, soit à
-celles de la promenade. Le quartier de Rialto étant le centre des
-affaires, le vieux pont de bois était sans cesse parcouru par la foule
-pittoresque des commerçants, des agioteurs et des étrangers de toutes
-les nations dont les rapports étaient actifs avec la République. Joignez
-à cela que la famille dogale des Mocenigo avait son palais dans le
-voisinage, ce qui était l'occasion de fréquents mouvements d'équipages
-princiers ou d'ambassadeurs et de ce train spécial et d'une richesse
-incomparable dont s'accompagnait le célèbre vaisseau nommé le
-_Bucentaure_. Mais Arétin était plus puissant que le Doge; toutes les
-personnes que l'étiquette menait chez celui-ci avaient à coeur de
-visiter l'illustre écrivain; et il en recevait en outre beaucoup
-d'autres.
-
-A l'heure délicieuse du soir qui précède la chute du soleil, messer
-Pierre Arétin, ayant retenu à souper quelques-uns de ses visiteurs, se
-tenait avec eux au balcon de cette maison fameuse. Il y avait là son bon
-ami le Titien, grand peintre, et le sculpteur Sansovino non moins
-célèbre; Nicolo Franco, secrétaire d'Arétin, et plusieurs femmes de
-grande beauté, d'humeur alerte, et dont les propos avaient la grâce et
-l'agilité des oiseaux libres qu'on voit en abondance dans les jardins
-enchantés de l'île de Murano. Et certes, s'il était agréable de
-contempler du balcon le spectacle mouvant du Canal, il arrivait aussi
-que nombre de gondoliers et de barcarols se missent d'eux-mêmes à
-ralentir le balancement cadencé de leur rame, pour fournir aux
-promeneurs l'occasion d'admirer l'entourage magnifique d'Arétin, le
-fléau des princes. Les dames, déjà parées pour le souper, dépassaient
-par la splendeur de leur accoutrement les plus riches pièces
-d'orfèvrerie; leurs cheveux étaient teints et séchés, et leurs épaules
-et leur gorge parfumées et fardées s'épanouissaient hors des brocarts et
-sous les perles, pareilles à ces fleurs cultivées dont on ne sait au
-juste si l'attrait vient de l'excessive beauté ou de l'artifice. Le
-maître attirait les regards par l'éclat de son teint, sa longue barbe,
-son pourpoint cramoisi où brillait une chaîne d'or bien ouvragée,
-dernier gage d'amitié de Sa Sainteté le Pape. Titien, qui adorait les
-couleurs, était vêtu d'étoffes de velours noir d'une demi-douzaine de
-tons différents. Sansovino, de qui la sobriété faisait l'objet
-d'amicales railleries, portait la longue robe de serge noire attachée au
-cou simplement par des pièces d'argent.
-
-L'on avait devisé tout le jour, en faisant de la musique et buvant des
-vins. Arétin avait tenu sur vingt hauts seigneurs les propos les plus
-hardis en même temps que les plus lâches et les plus extravagants; il
-avait fort scandalisé son auditoire et l'avait beaucoup diverti. Maintes
-fois le bon sculpteur avait été sur le point de se fâcher contre lui, et
-autant de fois il avait été désarmé par ses reparties inopinées et son
-exubérance aussi puérile que déconcertante. Titien, plus préoccupé de
-l'heureux effet de l'assemblage des choses que de la valeur isolée de
-chacune, et sensible extrêmement aux saillies ainsi qu'à la belle
-humeur, regardait son étrange ami d'un oeil sans cesse indulgent. Outre
-cela, Arétin connaissait les arts et les jugeait avec grand discernement
-et sincère amour; de sorte que l'illustre peintre ne croyait pas se
-tromper en admirant à l'aveugle cette force extraordinaire, cette
-prodigieuse vitalité qui, poussant Arétin à tous les extrêmes, vous
-laissaient augurer de son audace l'enfantement de quelque chose
-d'excellent tout aussi bien que d'exécrable.
-
-Arétin penché au balcon, le coude appuyé sur un tapis levantin, laissait
-aller sa verve au hasard des barques fuyantes. Il distribuait des
-bonjours, des signes de main, des compliments à haute voix, des
-sourires; et, posant parfois sur sa bouche sa main chargée de bagues, il
-lançait à son entourage un mot cinglant qui ruinait un homme ou brisait
-d'un coup l'honneur d'une patricienne. On s'exclamait, on protestait, on
-riait. Le rire emportait tout. Et ceux que ce divertissement trouvait
-rebelles, se laissaient attendrir par les beaux jeux de l'heure
-crépusculaire sur les paillettes des eaux, sur la poupe grasse des
-gondoles et sur les marbres qui sont frères de la lumière.
-
-Ainsi s'achevait, dans du luxe, de la beauté, du plaisir, de la
-calomnie, des saluts, des baisers, des caquetages, de la musique et des
-promenades, une journée de Venise au temps de sa gloire.
-
- *
-
- * *
-
-Tout à coup, une troupe de jeunes garçons venant de la _Merceria_, qui
-est la rue commerçante de Venise, déboucha sur le pont de Rialto, tenant
-à la main des libelles et criant à tue-tête:
-
---Écoutez! écoutez! voilà les nouvelles du jour: la guerre avec le Turc!
-Écoutez! écoutez!... la rupture avec Sa Majesté l'Empereur!... Écoutez!
-écoutez!... le mauvais état des galères de la République! l'Arsenal
-vendu secrètement!... etc., etc.
-
-Bien que le fait ne fût pas sans précédent et que l'on eût vu dès les
-premières années du siècle de pauvres gens semer des pamphlets dans la
-ville, du haut du Rialto, cette irruption soudaine et la gravité des
-nouvelles énoncées, vraisemblables après tout, jetèrent en moins d'une
-minute un grand trouble parmi les embarcations élégantes qui
-sillonnaient le Grand Canal. Il y eut, un instant, une forte presse aux
-alentours du pont. On dépêchait les gondoliers acheter la feuille
-imprimée; bientôt les vendeurs la laissèrent tomber en pluie sur les
-curieux; ceux-ci leur jetaient en échange des sequins, des pièces
-d'argent et d'or, au hasard. Plusieurs personnes tombèrent à l'eau;
-quelques-unes y périrent. On n'y fit guère attention; la fièvre tenait
-tout le monde, et les Vénitiens se dispersèrent en commentant les
-nouvelles, laissant, en l'espace d'un quart d'heure, le Grand Canal
-désert.
-
-Cependant, on avait pris part à l'inquiétude générale sur le balcon de
-Pierre Arétin. Le bon Sansovino et Titien, natures peu compliquées et
-coeurs excellents, s'étaient montrés vivement émus; deux femmes avaient
-été prises de faiblesse, et le secrétaire Franco s'occupait activement à
-les alléger de leur corsage. Un domestique nombreux avait envahi les
-appartements; et l'Arétin, imperturbable, avait montré à ses amis deux
-nègres de sa maison profitant du tumulte pour se sauver à la nage,
-chacun la ceinture garnie des meilleures pièces de sa vaisselle d'or.
-
---Vous les ferez pendre? dit le Titien.
-
---Mais non! fit Arétin, je tirerai de Sa Majesté l'Empereur un service
-de table nouveau...
-
-En entendant prononcer le nom de l'Empereur, on s'approcha de l'Arétin.
-
---Vous parlez de l'Empereur avec facilité, hasarda Sansovino; mais s'il
-y a du vrai sur les papiers que l'on vient de distribuer et qui ont
-troublé toute la ville, Sa Majesté n'est pas sur le point de combler de
-présents les Vénitiens, fût-ce en la personne de leur plus illustre
-citoyen!...
-
---Messer Jacopo, dit Arétin, votre cervelle est, à cette heure, de terre
-glaise, et vous pénétrez la chose publique avec l'aisance qu'aurait un
-aveugle à découvrir cette turquoise au fond du Grand Canal. (Et ce
-disant, il laissait tomber une de ses bagues dans l'eau, ce qui combla
-d'admiration son entourage.) Or je gage, moi, Pierre Arétin, qu'avant le
-mois écoulé, sans prendre la peine d'écrire un sonnet, et sur le seul
-bruit du désir que je viens d'exprimer de recouvrer ma vaisselle d'or,
-je tiendrai de l'auguste libéralité de Charles cinquième un service plus
-beau que celui que l'on me vient de dérober, et une pierre plus grosse
-que celle dont les plongeurs que vous voyez d'ici vont se tirer une
-fortune.
-
---Ho! ho! s'écria-t-on autour de lui, car, bien que l'on connût son
-imprudence coutumière, il semblait, cette fois-ci, dépasser la mesure.
-On l'écoutait avec anxiété; il venait de prendre ce sourire singulier
-qui le faisait, disait-on, ressembler à un loup.
-
---Car sachez, poursuivit-il, que Sa Majesté apprenant les bruits fâcheux
-qui courent à Venise au sujet des relations de l'empire avec la
-République--et qui sont de nature à troubler l'économie des États
-chrétiens!--Sa Majesté, dis-je, s'adressera, pour les étouffer, au seul
-homme de qui le souffle en ait le pouvoir...
-
---Parce qu'il est le seul... hasarda Sansovino, soupçonneux à bon droit,
-et déjà tout blanc d'indignation.
-
---Achevez donc! fit Arétin, gouailleur.
-
---... qui les ait répandus! prononça à demi-voix le pauvre sculpteur, en
-se détournant déjà pour prendre la porte.
-
---Vous l'avez dit! s'écria l'Arétin. Et il ébranla tout le palais de son
-large rire.
-
-Il riait seul dans tout Venise. Durant plusieurs secondes, le
-retentissement de son plaisir emplit le Canal assombri, et fit vibrer
-les vitres des maisons où les citoyens se rongeaient d'inquiétude pour
-la farce sinistre de ce colossal bouffon.
-
- *
-
- * *
-
-Tandis que ce rire gagnait toute la maison de l'Arétin, et que Sansovino
-lui-même passait à son compère cette dernière folie--car on devient
-indulgent quand on est délivré d'un souci,--quelqu'un fit observer, dans
-la pénombre qui tombait sur le Canal abandonné, une gondole riche, dont
-les tapis frôlaient la surface de l'eau et qui s'avançait avec la
-lenteur ordinaire aux promenades amoureuses. Les personnes qui s'y
-trouvaient étaient assurément fort étrangères aux préoccupations
-actuelles de la ville; et il fallait, d'autre part, que leur attention
-fût fortement tenue par ailleurs pour ne s'inquiéter pas davantage de
-l'aspect insolite du Canal, ni de l'isolement complet de leur
-embarcation au milieu du pesant silence que brisaient seuls les éclats
-du balcon d'Arétin.
-
-On s'attendait à ce que la belle humeur du maître le poussât à
-invectiver contre les promeneurs au passage. Justement, Arétin se
-penchait, et son oeil s'efforçait de distinguer leurs silhouettes ou
-leurs traits, dans la clarté mourante.
-
-La gondole approchait, paisible et muette comme une écorce de bois qui
-suit le fil de l'eau.
-
---Je ne vois qu'une femme, dit quelqu'un.
-
---Moi, qu'un homme.
-
---Imbéciles! fit Arétin, vous ne voyez pas que ce sont des amants?...
-Des flambeaux! que l'on apporte des flambeaux!...
-
-Le balcon s'illumina. La gondole aussitôt esquissa un mouvement de
-retrait, comme ferait un animal vivant sensible à la lumière; mais elle
-ne se retira pas assez vite pour que l'on n'eût le temps d'apercevoir
-les visages.
-
---Par la Madone! dit Arétin, voici une enfant plus belle que la très
-sainte mère de Dieu!
-
-On crut qu'il n'avait parlé que pour blasphémer. Franco, qui avait remis
-les dames en état, se prit à rire, et il commençait d'adresser des
-_lazzi_ au couple amoureux, pensant flatter le maître. Mais celui-ci le
-souffleta et le traita de porc immonde. Personne ne dit plus mot.
-
---Qui connaît cette jeune femme? dit Arétin.
-
-Aucun de ceux qui étaient là ne l'avait vue, jamais.
-
---Elle n'est pas de Venise, dit Titien; elle a la chair menue et
-transparente que l'on voit aux Vierges des bons maîtres de Cologne et la
-grâce pieuse des filles de Sienne illustrées par le doux Sano di Pietro,
-homme tout en Dieu, ainsi qu'on l'appelle.
-
---Elle est d'ivoire, dit Sansovino. J'ai vu, à Rome, dans la maison de
-l'illustre Agostino Chigi, des statuettes finement taillées qui étaient
-les petites soeurs de cette enfant. Leur taille est ployée à demi, et
-elles sont si frêles que l'on voudrait leur enlever le bambin qui semble
-leur peser au bras...
-
---Et l'homme? l'homme? qui le connaît? dit Arétin avec impatience.
-
-On ne le connaissait pas davantage. La gondole s'éloignait; Arétin
-trépignait. Il appela des domestiques. Il choisit le plus vigoureux,
-nommé Tommaso; détacha le poignard qu'il portait à la ceinture et le lui
-remit.
-
---Quitte les couleurs de l'Arétin, dit-il, va tout nu au besoin, et
-cours par les petites rues jusqu'à ce que tu croies avoir dépassé de
-cent brasses la gondole qui s'en va là du train que tu vois. A cette
-distance, tu regagnes le Canal, tu détaches la première barque et tu
-viens à la rencontre de la gondole. Cache ton arme, mais tiens-la à
-portée de la main. Tu t'avances et demandes d'abord avec politesse à
-connaître le nom de la dame. Si on te le donne, tu t'éloignes en
-saluant, et l'affaire est sans importance. Si le seigneur bondit à ton
-approche, tu prends le nom, coûte que coûte. Va-t'en!
-
---Compère, dit Titien, songez que ce sont deux jeunes amants, deux
-fiancés, deux époux peut-être: ils sont heureux et pleins de beauté!...
-
-A l'abri de l'autorité du grand peintre, tout le monde se pressa autour
-de cet homme aux caprices terribles, et les regards de tous
-l'imploraient.
-
---Mesdames, dit Arétin, galamment, et vous, messieurs, à table! Nous
-avons ce soir des foies de coq de bruyère que notre compère Titien nous
-a fait venir de sa maison de campagne de Cadore; il convient de les
-fêter tant pour leur excellence que pour la qualité du donateur, artiste
-divin... Pour ma part, j'ai grand appétit.
-
- *
-
- * *
-
-La chaleur du repas détourna les esprits de se préoccuper excessivement
-de la scène qui se devait jouer dans le même temps sur le Grand Canal, à
-la faveur de la nuit. Le maître prit place entre madame Angela Zaffetta,
-fort excellente courtisane dont les épaules et la gorge étaient aussi
-arrondies que l'humeur, et la célèbre chanteuse Franceschina, à qui il
-arrivait de se dépiter, parce que l'on saisissait mal le sens de ses
-paroles, absorbé que l'on était par la musique enchanteresse de sa voix.
-Il y avait encore là plusieurs autres personnes remarquables, soit par
-leur beauté, soit par la vivacité ou l'aisance de leurs passions.
-
-L'on s'exclama, dès que l'on fut assis, sur la magnificence de la
-verrerie qui décorait la table. C'était une surprise qu'Arétin ménageait
-à ses convives et c'était en même temps une révolution dans les arts,
-qu'il accomplissait de la manière la plus élégante. La fabrique de
-Murano commençait de s'étioler dans la répétition des mêmes modèles,
-quand Arétin, recevant en hommage une reproduction des arabesques et
-autres ornements que Jean d'Udine avait exécutés pour la décoration du
-Vatican, conçut l'idée d'appliquer ces charmants dessins à
-l'embellissement des verres de Murano. On venait de lui adresser les
-plus satisfaisantes épreuves de cette tentative, et il exposait ces
-merveilles que son initiative allait répandre par le monde, en créant
-pour son pays une nouvelle source de richesse.
-
-Titien, que la vue d'un bel objet émouvait jusqu'aux larmes, perdait le
-boire et le manger à retourner les délicats chefs-d'oeuvre dans sa main
-sûre et puissante. Il en faisait jouer les teintes diverses à la
-lumière; et les mille caprices des entrelacs, les mascarons, et les
-têtes de satyres enlaçaient, lutinaient et étourdissaient son esprit
-dans les détours de leur voluptueux labyrinthe. Sansovino, plus réservé,
-contemplait et jugeait en silence. Il avait la repartie brusque et même
-violente, ainsi que les personnes d'une grande probité. La Zaffetta, qui
-était à sa droite et qui était plus accoutumée de voir l'éclat de la
-passion des hommes que la sagesse qui leur permet de la faire servir à
-la bonté de leurs actes, craignit que certains mouvements d'humeur de
-l'après-midi ne poussassent le sculpteur à apprécier défavorablement
-l'idée d'Arétin. Elle se pencha sur son bras et, le pressant de toute sa
-chair fleurie, elle lui montra du doigt le fils de Vénus, que l'on
-voyait tirant son arme redoutable, dans la transparence du verre, et lui
-dit:
-
---Prenez garde, messer Sansovino, car ce petit coquin est si bien fait
-que l'on croit qu'il nous va transpercer l'un ou l'autre...
-
-Et elle s'approcha si près que le bonhomme ne pouvait faire autrement
-que de lui baiser l'épaule, et sa lèvre était déjà toute frémissante.
-
---Eh bien! non! dit-il, se levant tout à coup, si je m'accorde ce soir
-le ragoût d'un baiser, ce ne sera pas à la Zaffetta, qui est belle sans
-discontinuité, que j'en ferai la faveur, mais à mon compère Arétin, qui
-a moins de constance dans la vertu, mais s'y hausse parfois jusqu'au
-sublime, comme on le voit à cet ouvrage, qui crée une seconde fois
-Murano. Et je souhaite que ces beaux verres soient nommés Arétins!
-
-Et le grand artiste, quittant sa place, alla embrasser Arétin, aux
-applaudissements de la compagnie qui, tour à tour, ou confusément, imita
-son exemple.
-
-Titien dit:
-
---Arétin, je ferai, à cause du plaisir que j'ai eu, la copie de la
-figure de Notre-Seigneur, frappé par des soldats, avec le buste de
-Tibère dans le fond, au-dessus de la porte du prétoire, et qui est
-destinée à Sa Majesté l'Empereur, et je te la donnerai.
-
-C'était un cadeau royal qui fut fait effectivement le jour de Noël de la
-même année.
-
- *
-
- * *
-
-Franco versait des torrents d'inventions libertines dans le sein de la
-courtisane Pocofila. Le rire frais de cette jeune femme, plus renommée
-par la pureté de ses formes que par ses qualités spirituelles, répandait
-sur la table heureuse l'illusion d'un jaillissement d'eau claire; ses
-cris charmants allaient éveiller l'écho dans la gorge des Arétines; une
-éclatante gaieté animait l'assistance, et chacun réclamait du maître le
-récit de quelques-unes de ces «conversations» fameuses, dont
-l'impertinence surpassait ce qui s'était écrit jusqu'alors pour le
-divertissement des dames.
-
-L'Arétin, seul, sous les dehors d'une joie bruyante, gardait l'apparence
-d'un souci, et il lui arrivait de tourner la tête vivement lorsque la
-porte s'ouvrait. Mais, à la vérité, tout le monde en ayant déjà oublié
-la cause, on n'y prenait point garde.
-
---Par la Madone, dit-il, j'abandonnerai aujourd'hui la royauté de la
-priapée à mon excellent Franco, qui s'y exerça tantôt avec adresse dans
-le giron de mes plus belles amies, tandis que j'y fus, quant à moi,
-assez mal préparé en ouvrant la journée par la mise en langue vulgaire
-d'un des Psaumes de la pénitence...
-
-Et, tandis que l'on riait à ces mots, il prit texte de l'un des versets
-sacrés pour échafauder une si scandaleuse nouvelle, que plusieurs des
-convives qui n'étaient point sujets à se montrer pudibonds en rougirent
-et s'en répétèrent mentalement les termes les plus frappants pour en
-éprouver l'effet sur les personnes de leur connaissance.
-
-Un tumulte se fit, à ce moment, du côté des portes, et l'Arétin ne put
-dissimuler une émotion soudaine en reconnaissant son domestique Tommaso,
-qui revenait de l'expédition du Grand Canal en assez piteux appareil et
-soutenu par chaque bras, comme s'il allait défaillir.
-
-Arétin se leva précipitamment:
-
---Tommaso, dit-il, as-tu accompli ta mission?
-
-Tommaso fit signe que oui.
-
---Eh bien! je t'écoute, fit le maître avec impatience; parleras-tu?
-
---Seigneur... balbutia Tommaso, et il chancela.
-
---Parle! par tous les diables! as-tu le nom?
-
-Tommaso fit un violent effort, et il dit:
-
---Je l'ai, seigneur!
-
-Arétin commanda qu'on avançât un siège au malheureux. On lui fit prendre
-un peu de vin épicé; il revint à lui. Les femmes s'étaient levées et
-l'entouraient, voulaient savoir s'il était blessé; mais Arétin, penché
-sur lui, les yeux fixés sur les mouvements de ses lèvres, n'était
-attentif qu'à ce nom de femme qui allait être prononcé, et grâce à quoi
-il poursuivrait jusqu'au bout du monde la créature de séduction qui lui
-était apparue ce soir, dût-il remuer tous les États de l'Europe.
-
-Tommaso recouvra assez de force pour parler:
-
---J'ai exécuté, dit-il, les ordres de Votre Seigneurie; je suis venu en
-barque à l'encontre de la gondole, et j'ai adressé à la jeune femme,
-puis au jeune homme, une bonne révérence. Mais, avant que j'eusse parlé,
-celui-ci, qui a le sang vif, seigneur, a mis la main à sa dague... Je
-tenais ferme le stylet de Votre Seigneurie, et, sans faire un geste, je
-demandais seulement à connaître le nom et je me penchais fortement vers
-la jeune femme, qui avait fort peur. Je pensais qu'elle me le donnerait
-pour couper court à cette scène. Une partie de ma prévision se réalisa,
-car cette dame, s'apercevant de l'attitude menaçante de son compagnon,
-me jeta son nom; mais, au même moment, je reçus par derrière, entre les
-deux épaules, une mauvaise piqûre...
-
---Cet homme est blessé! s'écrièrent à la fois la Zaffetta, la
-Franceschina et la Pocofila, et elles tendaient les mains pour défaire
-son vêtement.
-
---Et ce nom! ce nom! hurlait l'Arétin, sur la bouche de Tommaso.
-
---Elle se nomme Périna Riccia, seigneur, c'est une colombe du bon Dieu,
-une enfant qui tiendrait dans la main de Votre Seigneurie...
-
-Arétin prononça tout bas et savoura par avance les syllabes de ce nom:
-Périna Riccia; il les baisait des lèvres à mesure que leur aimable
-consonance tintait.
-
---Où est-elle à cette heure? demanda-t-il impérieusement au messager qui
-faiblissait.
-
---Que Votre Seigneurie daigne me prendre en pitié, dit Tommaso; je n'ai
-pas pu sentir cette piqûre sans faire aussitôt un mouvement violent du
-côté de ce jeune seigneur, et comme ma main était fortement garnie de la
-lame de Votre Seigneurie, celui-ci l'éprouva, un peu trop avant, sans
-doute, car il en chavira dans le Canal, je ne l'ai plus revu...
-
---Malheureux! dit quelqu'un, le gondolier te dénoncera!
-
---Le gondolier, dit Tommaso, est Piero Becchino, de Chioggia, c'est mon
-ami; il sera celui de sa Seigneurie si elle le veut bien payer...
-
---Et Périna? interrompit Arétin.
-
---Elle est ici, seigneur; nous l'avons ramenée évanouie, dans la
-gondole; elle est blanche comme la lune et elle ressemble à Notre-Dame
-la Vierge...
-
-Toute la compagnie se précipita d'un bond vers le vestibule d'où l'on
-accédait aux marches de marbre que la gondole frôlait. Dans le tumulte
-on heurta l'épaule de Tommaso qui poussa un léger cri et mourut.
-Sansovino qui n'avait point de curiosité et Franco qui n'avait pas de
-goût pour les femmes maladives et pâles, étant demeurés en arrière,
-s'aperçurent seuls de cet accident. Le bon sculpteur allait s'écrier:
-
---Taisez-vous donc! fit le secrétaire d'Arétin, qui connaissait la
-pensée du maître, la perte de cet homme-ci accommode les choses à
-merveille, car, lui disparu, rien ne s'oppose à ce que la demoiselle
-Périna Riccia, revenue de son sommeil, ne se croie recueillie dans une
-maison hospitalière, à la suite d'une mauvaise aventure...
-
-Et les deux hommes transportèrent le corps de Tommaso dans un cabinet
-donnant sur un canal obscur.
-
- *
-
- * *
-
-Périna Riccia s'éveilla dans une alcôve à cariatides dorées, et à
-tentures de soie rayées de lames d'or, qu'éclairaient de la manière la
-plus agréable plusieurs petites lanternes à colonnes torses, suspendues
-au plafond, et où des miroirs étaient si habilement ménagés, que l'effet
-produit sur les panneaux de la chambre en était comparable à celui de
-peintures en clair-obscur. La lumière tremblotante tirait de l'ombre, à
-intervalles à peu près réguliers, de riches consoles garnies de hautes
-pièces de céramique, ou de vases d'or et d'argent; des vitrines remplies
-de beaux débris antiques ou de livres en cuir guilloché; aux murs
-apparaissaient de belles glaces de Venise, des médailles, des tableaux
-et des instruments de musique.
-
-La nuit était avancée; les convives partis, les domestiques retirés; la
-maison d'Arétin était dans le complet silence. Le maître seul avait tenu
-à veiller la jeune femme que les médecins appelés en hâte avaient
-déclarée hors de danger, du moins quant au présent, car elle était d'une
-délicatesse excessive, et sa poitrine était faible.
-
-Arétin, agenouillé sur un prie-Dieu, penchait la tête sur la belle
-endormie, et son attention était telle, au-dessus de ce frêle visage,
-que l'on eût dit qu'il ne vivait lui-même que du souffle presque
-insaisissable qu'émettaient les gracieuses narines transparentes et
-pareilles à de fines verreries couleur de lait. Il voulait voir la lente
-résurrection de la créature charmante de qui l'existence passée venait
-d'être par lui rompue et qui allait, entre ses bras, renaître à une vie
-nouvelle. La figure s'animait peu à peu, de légers mouvements nerveux
-étaient visibles aux alentours des paupières et la tempe prenait cet
-aspect indéfinissable que donne la vie à cette partie du visage.
-
-Elle remua doucement, et le premier mot qu'elle prononça fut:
-
---Polo!...
-
-Ce nom résonna dans le silence. Elle n'avait pas encore ouvert les yeux,
-et la réminiscence se formait à l'instant du réveil. Tout à coup elle
-éclata en sanglots et poussa des cris déchirants. Arétin s'apprêtait à
-jouer le rôle d'une mère, et ouvrait ses bras pour entourer cette tête
-endolorie. Elle l'aperçut et s'effraya de sa figure barbue.
-
---Où suis-je? dit-elle, sainte Madone, ayez pitié de moi!
-
---La Madone, dit Arétin, a pris soin de vous et vous a envoyée reposer
-dans une maison amie où seigneurs et valets sont aux pieds de votre
-grâce, ma très belle...
-
---Ha! ha! ha! s'écria-t-elle, je suis perdue! Et n'est-ce pas vous qui
-avez tué Polo, mon amant?
-
---Je ne sais, mon enfant, qui vous entendez dire par ce joli nom de
-Polo, et mes gens vous ont trouvée ce soir, solitaire et évanouie dans
-une barque... Je vous ai mise ici dans l'intention que vous soyez mieux
-à l'aise qu'au fil de l'eau...
-
---Ha! ha! ils me l'ont tué, je le vois bien, et il m'est égal d'être ici
-ou bien ailleurs, sans mon Polo bien-aimé!...
-
-Elle eut une crise de larmes nouvelle, et se roula sur elle-même,
-désespérément, en mordant la courte-pointe.
-
-L'Arétin s'efforçait de la contenir et d'empêcher qu'elle se brisât le
-crâne, et sentant son front à portée de ses lèvres, il y mit un baiser.
-Mais elle eut alors un si vif mouvement de répugnance que lui-même se
-recula instinctivement; et il contemplait à distance la douleur de cette
-jeune femme éperdue qui devait être la plus affolante des amoureuses et
-qui était la première créature qui se refusât à ses caresses.
-
- *
-
- * *
-
-Périna ne se rétablissait point. On endormait sa douleur par de la
-musique et des chants. Sa chambre était devenue un lieu de réunion de
-toute la maison d'Arétin, et les maîtresses du poète lui faisaient bon
-visage, étant accoutumées à n'avoir point de jalousie, et ayant conçu
-une grande pitié pour son sort malheureux. A la vérité, Périna répandait
-un charme infini par sa grâce et sa douceur.
-
-Il y avait dans un angle de la pièce un orgue dont le buffet était peint
-agréablement et représentait de belles rondes d'enfants en grisaille,
-ainsi que la chasse des nymphes, avec des lévriers et des sangliers,
-exécutés minutieusement et en couleurs vives. La musicienne Franceschina
-n'en quittait presque point le clavier, et, y laissant errer ses doigts
-avec nonchalance, elle s'accompagnait de sa voix admirable. Arétin, qui
-touchait passablement l'archiluth, en jouait aussi parfois, tourné
-dévotement vers le cher objet de ses voeux; et il arriva que Périna le
-remercia pour le plaisir qu'il lui avait donné. Arétin pensait alors que
-toutes les débauches du monde étaient d'un goût bien médiocre au prix de
-ce simple «merci» tombé d'une lèvre aimée. Mais s'étant alors hasardé à
-lui adresser un madrigal dont le sens était la demande d'une promesse
-pour l'avenir, Périna, calme et grave comme une vierge d'ivoire,
-répondit simplement:
-
---Jamais!
-
-Les jeux aimables interrompaient la musique, et l'on était en train de
-se livrer à l'un des plus divertissants, nommé le «jeu du bain»,
-lorsqu'on vint annoncer la visite d'un envoyé extraordinaire de Sa
-Majesté l'Empereur.
-
-Arétin fit répondre que, pour le moment, la gracieuse Périna, qui était
-la dame préférée de son coeur, prenait plaisir au jeu du bain, et qu'il
-était loisible à Son Excellence, soit d'attendre, soit de prendre part
-aux agréments de la compagnie.
-
-C'était d'une impertinence telle qu'aucun prince d'Europe n'eût osé se
-la permettre. Plusieurs des personnes présentes en tremblèrent et en
-firent tout haut la remarque. Arétin montra du doigt Périna:
-
---Voyez, dit-il, elle sourit à cause des saillies inopinées qui naissent
-de notre amusement présent, et je prends le ciel à témoin que je ferais
-recevoir Notre Seigneur le Pape par mon valet, plutôt que d'interrompre
-le joli pli de sa bouche.
-
-L'ambassadeur voulut prendre la chose du côté plaisant, qui, sans doute,
-convenait le mieux aux intérêts de Sa Majesté. Il entra, sans plus de
-façons, suivi de plusieurs nobles vénitiens, espagnols et allemands, et
-s'informa incontinent de la règle du jeu.
-
---Que Votre Excellence, dit Arétin, se veuille supposer affligée de
-quelque incommodité ou maladie, ainsi que le font ici toutes les
-personnes mâles de notre assemblée. Chacune de ces dames, par contre,
-possède, entre autres vertus, celle d'une source curative; et selon la
-nature de notre mal, nous sommes envoyés vers l'une d'elles qui nous
-inflige un traitement à sa guise. La peine est de l'observer avec autant
-de scrupule qu'un serment, et traître est qui s'y dérobe!...
-
---Qu'à cela ne tienne! dit l'ambassadeur, qui était un Augsbourgeois
-bedonnant et dépourvu de malice. J'ai, par ma foi! dit-il, une pesanteur
-dont j'aimerais trouver l'occasion de me défaire moyennant une saison
-aux eaux de ces dames. Le mal vient, dit-il, en souriant, de la
-gracieuseté de Sa Majesté l'Empereur qui me chargea pour l'illustre
-Arétin de quelques présents un peu lourds...
-
-L'assemblée désigna d'un commun accord la douce Périna à qui, pour
-l'heure, appartenait la fontaine qui délivre des oppressions,
-suffocations, nausées ou péchés graves.
-
-L'ambassadeur, sans dissimuler sa satisfaction du hasard qui
-l'approchait de la favorite, se dirigea vers le lit où Périna reposait,
-et, ayant mis un genou en terre, en baisant la petite main diaphane
-qu'on lui tendit, il écouta avec le plus grand sérieux du monde le
-traitement que lui infligeait la nouvelle nymphe des eaux.
-
---Votre Seigneurie, dit Périna, se rendra dans sa gondole et souffrant
-encore du poids des cadeaux de Sa Majesté, jusqu'à l'endroit où, le
-Canal commençant d'obliquer vers la gauche, on aperçoit la pointe de
-Saint-George Majeur, et à cinq brasses de la rive. Arrivée là, Votre
-Seigneurie jettera dans le Canal les présents de Sa Majesté, un à un et
-jusqu'au dernier. Cela fait, Elle aura soin d'appeler d'habiles
-plongeurs qui devront me rapporter à moi-même et directement tous les
-objets retrouvés, jusqu'au plus petit, et outre cela tous les objets qui
-se pourraient trouver au même endroit et à environ cinquante coudées
-alentour, dans le lit du Canal. Je n'ai point d'autre chose à ordonner à
-Votre Seigneurie.
-
-Cette fantaisie extravagante eut le plus vif succès; tout le monde en
-applaudit la folie féminine et l'ineffable absurdité. A peine quelques
-personnes, qui se souvenaient du drame exécuté au Grand Canal quelques
-jours auparavant et dans l'endroit que fixait Périna, eurent-elles le
-sombre pressentiment que la fin pût tourner au tragique. Mais parmi ceux
-qui se souvenaient était Arétin qui pâlit d'une manière sensible. Il se
-mit aussitôt à rire ouvertement et très haut, dans l'espoir de tourner
-en dérision le caprice de la jeune femme. Cependant, tel était le
-respect en quoi l'on tenait, au jeu du bain, l'ordonnance des dames,
-qu'il ne vint à personne l'idée de se soustraire à l'obligation imposée
-par Périna Riccia.
-
-L'on nomma des juges d'honneur pour assister l'ambassadeur dans sa
-mission, et le divertissement continua, ainsi que la musique, en
-attendant le retour de cette étrange expédition.
-
- *
-
- * *
-
-Ce fut une procession tout le long du jour, entre l'endroit du Grand
-Canal que Périna avait fixé, et la maison d'Arétin. Chaque plongeur,
-accompagné d'un ou de plusieurs juges d'honneur, apportait à mesure les
-objets retrouvés. On tenait ouverte la fenêtre de l'appartement qui
-donnait sur le Canal, et l'homme, nu et essoufflé encore de sa course
-sous-marine, hissait au balcon les épaves ruisselantes du présent
-impérial.
-
-Il n'y avait pas grand dommage pour les chaînes d'or ou les belles
-plaques émaillées dont on prit aussitôt le plus grand soin et que l'on
-remit en leur état brillant. Mais ce fut une grande pitié de voir tirer
-de l'eau fangeuse et mal odorante une belle robe de brocart d'or brodée
-de cramoisi à manches fourrées de petit-gris, et une autre à fond d'or
-et violet, à longues manches tombant jusqu'à terre, fourrée d'hermine
-chamarrée. Ces admirables vêtements avaient l'aspect de loques que l'on
-voit pendre aux petites fenêtres du Ghetto, et bonnes à couvrir l'échine
-de mécréants. Tout ce qui était découvert et ne faisait point partie des
-dons de Sa Majesté était mis à part et se composait à la vérité des
-objets les plus variés et les plus disparates. Un fou rire accueillit
-l'exhibition de vieilles chaussures à demi pourries dans le lit vaseux,
-et d'un corset fortement garni de petites bandes d'acier qu'une dame
-incommodée avait dû jeter durant sa promenade en gondole. Arétin fit un
-mouvement assez vif lorsque parut un poignard portant son nom en toutes
-lettres sur le travers des quillons: _Divus Aretinus, flagellum
-principum._
-
---Qu'est-ce donc? lui demanda-t-on.
-
---C'est, dit-il aussitôt, une arme qui me fut dérobée récemment.
-
-Périna demanda qu'elle lui fût remise. Arétin lui-même la lui déposa
-entre les mains, sans vouloir toutefois recevoir son regard. Et la jeune
-femme considéra la lame avec une attention particulière. Elle alla même
-jusqu'à déclarer qu'elle ne s'en séparerait plus. Plusieurs pensèrent
-qu'elle avait perdu la raison.
-
-Arétin voulut profiter de ce qu'elle s'exaltait et de ce que des
-couleurs lui revenaient au visage, pour la lutiner et s'approcher de ses
-lèvres, car sa passion augmentait, et tous en étaient témoins. Elle lui
-signifia froidement de se retirer. Comme il n'en faisait pas la mine,
-elle lui dit, avec tranquillité, qu'étant armée de la dague, elle le
-saurait bien tenir aisément à l'écart. Il voulut rire du plaisant
-propos. Mais elle le piqua si adroitement qu'il se releva d'un bond en
-portant la main à la poitrine où une gouttelette de sang perlait. Périna
-sourit. Personne n'osa s'indigner de l'audace de la jeune femme, car il
-était visible à tous que désormais Arétin l'adorait.
-
-Sur ces entrefaites, il se produisit une rumeur sous la fenêtre, et l'on
-distinguait d'assez vives altercations entre les gens d'une gondole et
-les personnes de la compagnie qui se tenaient sur le balcon pour
-annoncer les premiers la nature des objets repêchés sous les eaux.
-
---C'est impossible, disait-on du balcon, vous ne le ferez pas!
-
---Cependant, les règles sont formelles, faisaient les juges d'honneur,
-et nous accomplirons notre tâche jusqu'à l'extrémité.
-
---Mais ceci n'est point un objet...
-
---Ceci a été trouvé à moins de vingt brasses de l'endroit indiqué; nous
-l'apporterons donc comme le reste.
-
---Non! non! vous ne le ferez pas!
-
-Arétin s'approcha de la fenêtre.
-
---Qu'est-ce donc? dit-il.
-
-On lui dit à l'oreille ce que c'était. Une crise violente se passa dans
-le temps d'un éclair au dedans de lui-même. Il s'appuya contre un bahut,
-ferma les yeux, puis le sang prompt reparut; il se composa le visage, et
-ce fut d'un ton serein qu'il répondit à Périna, demandant impérieusement
-de son lit la cause de ce tumulte:
-
---Ma belle amie, c'est le corps d'un homme qu'ils ont trouvé dans le lit
-du Canal fertile en surprises: entre-t-il en vos desseins qu'il soit
-étalé ici parmi nos chaînes et nos parures?
-
-Périna jeta un grand cri et retomba sur ses oreillers. On la crut
-évanouie, mais elle se releva presque aussitôt, et, quasiment nue, elle
-fut debout dans la chambre et elle se précipitait vers le balcon pour
-voir plus tôt la funèbre épave.
-
---Qu'on l'apporte donc! dit Arétin.
-
-On avait recouvert la tête du cadavre; le reste du corps était vêtu de
-la manière la plus élégante. C'était le corps d'un homme jeune et bien
-fait.
-
-Périna n'eut pas plus tôt aperçu ce qui demeurait de la couleur du
-pourpoint et une des mains exsangues qui ballotta quand on hissa la
-chose pesante sur le balcon, qu'elle tomba sur les genoux en invoquant
-la Vierge Marie et criant à tous que l'on avait assassiné Polo, son
-amant bien-aimé. Ce fut une scène à la fois discourtoise et touchante,
-car, à la vérité, cette funèbre parade se trouvait être l'épisode d'un
-très aimable jeu, et toutes les personnes qui étaient là, pour leur
-divertissement, tournaient inopinément à la douleur la plus vive, en
-présence d'un si grand désespoir.
-
-Dans le même temps, l'ambassadeur fut de retour, avec tout son appareil
-et sa suite, ayant achevé sa mission. Il se montra fort déconfit des
-résultats inattendus de son zèle et osa s'informer, tant il avait de
-crédulité dans les subtilités italiennes, si ce qu'il voyait là n'était
-pas la continuation de quelque jeu qu'il ignorait. On lui dit qu'il se
-passait au contraire quelque chose d'une excessive gravité, et que nul
-ne saurait dire si tout cela tournerait à bonne fin.
-
-Périna embrassait le corps inanimé et se roulait éperdument sur ces
-restes misérables, sans souci de leur malpropreté ni du peu de décence
-de son vêtement, qui, étant déjà fort réduit, se déchirait et s'ouvrait
-dans l'ardeur de ses emportements. Elle eut tôt fait de lacérer, par le
-moyen de ses ongles et de ses dents, le velours du pourpoint et la fine
-chemise à l'endroit où la dague avait laissé sa petite morsure. Elle ne
-se troubla point à la vue de la plaie mince, béante et demeurée fraîche
-au contact de l'eau. Sans doute elle était experte et accoutumée, comme
-les femmes de son temps, aux blessures de ce genre. L'idée lui vint
-d'aller prendre le poignard d'Arétin trouvé dans le Canal, non loin de
-ce corps chéri, et en ayant approché la petite lame courte et acérée,
-elle jugea finement, promptement, d'un oeil expert et sûr.
-
-Elle se redressa tout à coup, brandissant le poignard qui avait touché
-le coeur de son amant. Et elle lut une seconde fois l'inscription en
-relief sur la garde dorée: _Divus Aretinus, flagellum principum._
-
---Le divin Arétin, fléau des princes! s'écria-t-elle en s'adressant à
-l'assistance nombreuse. Le ton de sa voix était gouailleur et ironique.
-Elle aperçut tous ces gens muets; elle vit l'ambassadeur de Sa Majesté
-Impériale qui était timide et tremblant au milieu de l'étalage de ses
-présents souillés pour le seul caprice d'une femme aimée de l'Arétin.
-Elle réfléchit un instant et prononça à nouveau, sur un ton différent où
-transperçait le sentiment de la réelle puissance de cet homme:
-
---Le divin Arétin, fléau des princes!
-
-Elle se prit à songer; puis elle le chercha des yeux; elle ne l'aperçut
-pas tout d'abord.
-
-Il était à l'extrémité de la salle, assis dans une haute cathèdre
-gothique, le menton appuyé sur le poing, les yeux vifs. Un étrange
-sourire passait et repassait sur sa lèvre épaisse. On s'était écarté
-devant lui. Il fixait Périna et recevait de l'excès de sa douleur un
-sombre et violent plaisir.
-
-Elle le vit et le nargua de loin, certaine que sa main avait dirigé le
-poignard qu'elle tenait à cette heure. Elle l'insulta ignominieusement,
-bravement. Elle lui jetait à la face tout ce qu'elle savait d'infâme et
-d'injurieux. Cette flamme et ces propos contrastaient avec son corps
-frêle et sa figure de vierge. En face de ces gens inertes et soumis à
-l'hôte tout-puissant, elle empruntait une force secrète à sa solitude et
-à sa juste colère. Elle monta sur le cadavre de son amant pour adresser
-de plus haut ses injures à l'assassin. Elle prenait une extraordinaire
-beauté.
-
-Du haut de sa cathèdre, Arétin continuait de sourire. Ce calme, plus
-encore que la grandeur du crime, dépassait l'entendement de la jeune
-femme. Elle se posa la main sur les yeux et sur le front, comme pour se
-demander si elle jugeait encore sainement les choses, si ce n'était pas
-elle, précisément, qui errait, au milieu de ce concert de respect
-vis-à-vis de celui qu'elle poursuivait de sa colère. Elle essayait de se
-remémorer les différentes phases de l'aventure; les idées
-s'embrouillaient dans sa fièvre; une seule demeurait nette: la certitude
-qu'Arétin était le meurtrier de Polo. Elle se commandait de ne se point
-laisser troubler par aucune considération; et elle implorait cette forte
-conviction de l'envahir tout entière et d'armer son bras pour l'acte
-qu'elle voulait accomplir ici, sur-le-champ, au milieu de ce vil peuple
-de courtisans.
-
-Malhabile à manier la dague, elle en serrait la poignée dans sa petite
-main débile. Sa main, son bras et tout son corps tremblaient. Cependant
-elle levait la main et s'élançait.
-
-Elle crut surprendre des sourires, comme si elle eût été ridicule en ce
-qu'elle allait faire. Sans doute contre elle avait-elle le monde entier;
-et rien n'est plus gauche que de s'attaquer à la puissance. Elle se
-sentait raison contre tous, et cette lutte contre une formidable
-opposition soupçonnée l'affermissait. Elle ignorait combien de pas elle
-avait faits; elle éprouvait seulement qu'elle avançait vers l'endroit où
-elle exécuterait une action juste. Elle fixait Arétin à la manière d'une
-bête de proie. Elle croyait pourtant aller vite et se sentait fondre sur
-lui; comment donc la justice n'était-elle point encore accomplie? Arétin
-fixait Périna avec autant de ténacité, et il gardait son perpétuel
-sourire. Qui des deux était l'animal de proie? Qui allait être par
-l'autre anéanti?
-
-Tout ceci se passa dans le temps d'un clin d'oeil, mais parut long dans
-les esprits. Périna s'exaltait à mesure qu'elle approchait, à l'idée du
-colosse qu'elle allait jeter bas, par quelque aide divine dont elle
-n'osait douter. Elle se rappelait Goliath et David. La figure d'Arétin
-s'enflait en son esprit dans la proportion que croissait l'orgueil
-joyeux de l'acte tout proche. Ce misérable était immense et magnifique
-sur son espèce de trône, au milieu de sa cour et avec son dédain de
-demi-dieu. Il avait une main sur la barbe, qu'il laissait doucement
-descendre, en flattant les longs poils soyeux; le coude posé sur le
-genou, le regard immobile et croisant ses feux avec ceux du regard de
-Périna Riccia. Peu d'hommes, ayant goûté les joies âpres et ardentes de
-la passion, approchèrent de la volupté aiguë que dut savourer cet amant
-farouche, à voir ainsi s'avancer contre lui la créature adorée, pleine
-de haine, ivre par avance de son sang et confondant, dans le désordre de
-sa colère, l'appétit de la mort de son ennemi et la fascination de la
-puissance que celui-ci exerçait infailliblement sur elle.
-
-Quand Périna toucha du pied le degré sur quoi la chaise gothique était
-exhaussée, elle cracha à la figure d'Arétin, poussa un cri rauque et
-bondit. L'assistance sursauta; quelques-uns se précipitèrent, malgré la
-volonté que le maître avait exprimée par un signe. Mais Arétin, d'un
-geste agile, avait saisi la fine main meurtrière, et il tenait dans ses
-bras robustes, comme une enfant, le corps de Périna secoué de sanglots,
-frémissant et pâmé tout à coup par la plus terrible commotion et le plus
-étrange revirement qui puissent atteindre la nature d'une femme. La
-grandeur du cynisme et la vivacité du heurt la jetaient dans le délire
-complet de la pensée et des sens. Enivrée soudain d'être si violemment
-réduite, si complètement vaincue, elle s'abandonnait avec toute la grâce
-heureuse et la jolie hébétude naturelle qu'a l'être faible à se sentir
-un maître. Celui-ci essuya des lèvres les larmes que la pauvre enfant
-répandait; il lui baisa le visage et l'épaule qu'il avait meurtrie en
-arrêtant son élan; il se leva, et il emporta sa conquête, fier,
-tranquille et lent comme un beau tigre qui secoue sa proie toute
-pantelante à la gueule.
-
- *
-
- * *
-
-Les courtisans applaudirent; on fit écarter le cadavre du malheureux
-Polo, et les dociles Arétines célébrèrent par des chants le triomphe de
-leur commun amant. A l'ambassadeur de Sa Majesté l'Empereur, qui osait
-se plaindre de n'avoir pu exposer l'objet de sa mission près de l'Arétin
-par suite des amours nouvelles de celui-ci, le secrétaire Franco, de qui
-la langue était libre et parfois emphatique, répondit:
-
---Celui qui, par la vertu de l'audace, don divin, s'élève jusqu'à
-gouverner les traits du dieu Amour, n'est inférieur à aucun roi.
-
-
-
-
-L'ADORATION DES MAGES
-
-
-I
-
-Le Roi me toucha du doigt, et me tira de ce doux plaisir du sommeil
-qu'on ne goûte vraiment qu'au matin[1]. Sa barbe était sans apprêt; il
-penchait la tête sur le côté, semblant me prendre en compassion, et son
-regard n'avait pas l'ordinaire quiétude des personnes familières avec
-les choses divines.
-
- [1] Ce récit est, à n'en pas douter, de quelque Grec, placé entre
- l'influence des derniers sceptiques et la naissance de l'empirisme
- ou positivisme ancien qui fleurit aux premiers siècles de notre ère.
- On sait qu'en Perse, où vécut notre philosophe, même après que les
- rois-mages sassanides eurent restauré l'hégémonie nationale, on se
- flattait du titre de philhellène. Les Attiques, toutefois, un peu
- réduits sans doute au rôle d'amuseurs, sinon de bouffons, durent
- prendre en face de la Majesté despotique et religieuse, un goût du
- paradoxe qui est ici trop évident. Nous ne publierions point ce
- fragment si le singulier mélange qu'on y voit, d'une exactitude
- scrupuleuse de certains détails (confirmés par Pline, par
- Philostrate, etc.) et la vraisemblance des grands traits même (tel
- le Voyage des Dames Persanes), ne le réduisaient à la valeur d'un de
- ces divertissements oratoires d'érudits qui effleurent les plus
- hauts sujets sans les atteindre.
-
-Il m'engagea à avoir honte de dormir à l'heure où l'aurore jalouse
-éteignant les étoiles s'apprête à clore le livre du Destin.
-
---Maître, répliquai-je, le Destin pourra me dire que les songes de cette
-heure enfantine sont achevés pour moi, mais il ne pourra pas me dire que
-des songes meilleurs me viendront caresser les sens desquels l'harmonie
-s'épanouit en la fleur de mon âme. Mon rêve est tout garni de nobles et
-tendres formes bien imprégnées de parfums, et tout y marque que je suis
-beau. La munificence de Votre Majesté serait inhabile à me combler de
-mensonges si bienfaisants. Qu'elle me permette seulement de sourire de
-l'une et de l'autre face du Destin.
-
-Cependant le Roi commença de s'échauffer et de maudire ce qu'il nomme,
-par une étrange irrévérence de langage, le souffle court de notre race
-hellénique. «Doux joueurs de flûte, prononce-t-il, vis-à-vis du
-retentissement que les merveilles occultes feront éclater aux oreilles
-humaines.»
-
-Et ce disant, il courait saisir, de sa main auguste, le bâton de voyage
-que je tiens constamment à proximité de ma couche pour signifier le
-caractère transitoire de la halte présente; et il commanda:
-
---Lève-toi! car des prodiges sont accomplis.
-
-
-II
-
-Je suivis posément le Roi mon maître jusqu'à la cour intérieure où une
-grande masse de gens de toutes castes étaient assemblés. Il y avait
-aussi quarante chameaux, dirai-je à la mode de ce pays, pour exprimer
-que leur nombre allait au delà de ce que l'on peut compter; force
-bagages sur des mules; des chevaux bien drus et un épais tumulte
-d'officiers et d'esclaves. Je hasardai de m'enquérir si le prodige
-n'était point précisément que tant de monde se trouvât debout à une
-heure aussi matinale. Mais ma voix, qui ne puise sa clarté que dans la
-coupe de vin de Chypre propre au lever du sage, s'érailla dans ma gorge
-sèche et se perdit dans les murmures et le bruit des piétinements.
-
-L'aurore coulait doucement le long des pentes de la colline où s'adosse
-le Palais, et en haut de l'escalier double, la chevelure des
-hippogriffes à tête d'homme recevait la caresse de ses tons de lait,
-tandis que leur barbe annelée rougeoyait encore au-dessus du brasier des
-torches.
-
-Nous quittâmes la ville par la porte méridionale et il fallut que le
-cortège se déployât sous les rayons du jour et parmi les déclivités
-successives du terrain jusqu'aux bords du fleuve, pour que l'on pût
-apprécier le nombre et l'éclat des personnes qui le composaient. Je
-n'entreprendrai pas de le décrire; qu'il me suffise de dire que tout ce
-qui a de la qualité dans l'antique Istakar était là, brillamment équipé
-et amplement muni de serviteurs. Sachez que l'un et l'autre sexe s'y
-balançaient en quantité égale, ce qui maintint dès aussitôt l'humeur
-sereine, sans préjuger le moins du monde des risques divers que comporte
-une expédition si mystérieuse.
-
-Je passai la première matinée dans la compagnie des dames, insoucieux
-autant qu'elles, grâce à d'aimables discours, et confiant en la
-fantaisie royale. Nous admirâmes, au long de l'eau, la joaillerie
-capricieuse de la rosée sur les feuillages gras, et, sur la surface des
-flots polis, les combinaisons des tons harmonieux du jour, qu'égalent
-les Babyloniens dans le travail de leurs beaux tissus. Dans
-l'après-midi, nous lâchâmes l'oiseau de proie habile à piquer
-mortellement de son bec le lièvre et la gazelle; le temps nous parut
-aussi prompt que la course de ces animaux agiles et le repas du soir fut
-succulent et gai.
-
-Le Roi, qui ne sortait pas du cercle des prêtres, veilla la nuit et
-observa le ciel à l'aide d'instruments subtils. L'air était doux, et
-l'ombre aimable, à cause des mille clartés d'en haut. Mon puissant
-maître me reconnut accoudé à un vieux cep noueux, vers la lisière d'un
-champ d'oliviers dépouillés.
-
---Homme asservi à la matière et dont l'esprit cependant est souple,
-délicat et orné, prononça-t-il en passant, ne prendrais-tu pas d'intérêt
-à voir avec nous le Ciel continuer le livre des hommes, sublime
-collaboration! ou, si tu aimes mieux, à lire aux figures de cette grande
-coupe renversée, sinon le Destin que tu dédaignes, du moins les causes
-des fluctuations diverses de cet esprit humain que tu te piques de
-priser immédiatement après la chair des femmes?
-
---Maître, fis-je humblement, imprimant une cadence au cep flexible,
-outre que je ne me soucie pas de voir le Ciel corroborer des livres
-desquels je ne voudrais pas, par Apollon, avoir inscrit de mon stylet le
-plus mince _iota_,--car j'imagine qu'il s'agit de ces compilations des
-vilains Hébreux, incohérents et outrés,--je goûte pour le moment les
-aromes divins de la terre vers quoi je vois que toutes vos étoiles
-clignotent d'un oeil jaloux; et de plus, j'ai, sous ma tente, entre ma
-lampe allumée et ma petite esclave caucasienne, deux ou trois fragments
-homériques, quelques vers de Sophocle et des mimes courts et vifs où le
-dessin est pur, car, aux mobiles de l'esprit humain onduleux, j'avoue
-que je préfère le triomphe de cet esprit, dans les rares cas où il s'est
-montré parfait. J'implore donc, ô Roi, qu'il vous plaise me laisser sur
-mon cep, à recevoir la caresse du soir, délicieuse devancière des
-flatteries de jolis doigts parfumés et du bercement des nobles pensées
-traduites en langage excellent.
-
-
-III
-
-Le visage du Roi parut radieux, le lendemain. On en augura que les
-signes étaient bons et personne ne s'inquiéta d'autre chose que de
-suivre cette face auguste et se reposer sur ces présages. Rien n'est
-plus doux que d'être conduit.
-
-Toutefois, ayant eu, dans le courant de ce jour, à traverser un coin
-notable du désert d'Arabie, et les ressources de l'esprit commençant à
-se sentir de l'aridité générale, nous éprouvâmes quelque malaise dès
-auparavant que le soleil déclinât. Je crus comprendre que les seigneurs
-et les dames souhaitaient savoir si, non content des prodiges annoncés,
-le Roi entendait en tirer de notre patience. On me chargeait bientôt de
-cette enquête délicate, grâce à la complaisance que ce monarque témoigne
-pour ma double qualité de misérable sophiste et d'héritier d'une race
-qui mit le royaume à feu et à sang. J'allais m'en acquitter quand nous
-vîmes poindre à l'horizon des sables un nuage poudreux qui s'enfla
-progressivement et, dès aussitôt, nous fit oublier tout le reste.
-
-Le nuage contenait un groupe de négrillons tout nus, hormis les régions
-du cou, des poignets et des chevilles, où des racines tressées
-supportaient de pauvres objets sans nom, qui étaient des talismans. A
-leur approche, les dames poussèrent un grand cri, se firent garantir la
-face par des écrans de plumes, puis n'eurent de cesse qu'elles n'eussent
-entouré et quasiment touché ces esclaves d'ébène fort divertissants par
-leur affectation à singer l'allure des hommes libres. Le comble de
-l'hilarité vint de ce qu'il nous fallut comprendre à leur mimique
-saccadée et inharmonieuse, qu'ils tenaient parmi eux quelque chose comme
-un roi et qui ne craignait pas de solliciter une entrevue face à face
-avec le puissant Seigneur de la Perse. Et je vous donne à penser de
-l'état de nos esprits quand nous sûmes que la tente royale s'était
-ouverte à toute cette peuplade gambadante aux membres menus et aux dos
-luisants comme ont les scarabées. Mieux que cela, le petit roi noir fut
-admis, la nuit suivante, à l'examen du ciel étoilé, et l'on sut qu'après
-avoir manqué défaillir au premier aspect des instruments et des signes
-graphiques de nos livres, les résultats s'en étaient trouvés d'une si
-intime concordance avec ceux des notions rudimentaires que l'on possède
-au royaume des Sables, qu'une scène touchante avait eu lieu où Roi,
-Mages et Nègre nu s'étaient confusément embrassés.
-
-Nous ne doutâmes plus que l'on ne nous menât vers des merveilles, et nos
-dames, allégées par ce bel horizon, reprirent un goût serein aux choses
-de la route, à la grâce des matins, au clair déroulement de la journée,
-aux diversités troublantes des crépuscules, à la volupté des nuits.
-
-
-IV
-
-Le voyage fut long, et je me garderai de le décrire par le détail.
-Toutefois les dieux bienfaisants nous le parsemèrent à souhait d'oasis
-réconfortantes, et nous fûmes constamment maintenus en haleine. Une
-journée fut remplie par le fait de menus propos que tint une noble
-indiscrète sur le compte d'une princesse dont je tairai le nom, mais qui
-est aux yeux des hommes comme cette chair veloutée des pêches que je vis
-naguère exposées pour Aphrodite au blond soleil de Paphos. Nous eûmes
-ainsi une grande animation oratoire, quelques cliquetis d'armes, et
-vîmes la couleur du sang qui apaisa tout le monde. Ma lampe manqua
-d'huile une nuit que je composais une ode à la manière de Sapho et que
-la petite Caucasienne dormait si profondément que je n'osai l'appeler.
-Une dame s'éprit d'un nègre. Les comédiens hellènes nous donnèrent, au
-penchant d'un coteau, une représentation de _la Bacchante_ d'Euripide.
-Voici pour les événements qui marquèrent le plus sur nos esprits. Ai-je
-dit que nous fîmes la rencontre d'un vieillard d'aspect honorable qui se
-dit adonné, lui aussi, aux sciences secrètes, porte couronne et
-s'enflamme chaque nuit claire aux côtés de notre Seigneur, du petit roi
-noir et des initiés chenus?
-
-
-V
-
-M'avisant, un jour de belle humeur, le Roi daigna s'étonner, sous le
-couvert de mots plaisants, de ma parfaite et aveugle soumission à
-l'équipée qu'il menait.
-
---Quoi! dit-il, vous allez à l'inconnu avec la même insouciance que tous
-ces princes et seigneurs qui ont moins de philosophie que leur monture
-ou que ces dames dont l'âme est pareille aux minces libellules qui nous
-frôlent, près des fleuves, aux haltes de midi?
-
---Maître, répondis-je, est-ce donner les marques de tant de médiocrité
-que de se satisfaire à admirer la sagesse par quoi Votre Majesté
-conduit, en temporisant, ces dames fragiles à quelque révélation
-ineffable? J'ignore, pour ma part, le mot que vous tenez caché; mais je
-sens que le prononcer serait en épuiser la vertu. Car ce qui n'a plus de
-mystère est sans action sur l'esprit des hommes. Par contre, votre
-réserve leur grossit, nous grossit, chaque jour, quelque chose vers quoi
-nous allons avec un intérêt croissant, vers quoi nous nous contenterions
-sans doute d'aller toujours.
-
-Le Roi sourit, mais un souci rapprocha aussitôt les lignes de son front.
-
---La crête des monts que vous apercevez là-bas, dit-il, est celle du
-Liban fertile en cèdres, bois odorant qu'employa le Roi Salomon pour
-construire un temple fameux; et tous les signes me portent à croire que
-nous approchons du terme du voyage. Je dois à mes gens de parler enfin,
-et il me plaît de vous avertir, vous, précédemment.
-
---Sire, j'atteins l'âge où la nouveauté s'inscrit difficilement sur la
-table durcie du jugement; j'ai tracé une ligne nette avec les bornes de
-ma connaissance, et la figure m'en plaît...
-
---Chère âme paresseuse, soupira le Roi qui s'attendrissait sous le poids
-de son secret, ta figure changera cependant, comme celle du monde,
-car... Aussi bien, je ne puis te le cacher plus longtemps...
-
-Sa voix tremblait, et une larme était suspendue dans le coin de son oeil
-vénérable.
-
---Le Messie, dit-il, tu sais, le Messie...
-
---Oui, j'ai lu beaucoup de livres; plusieurs contiennent cette belle
-promesse, et elle est populaire.
-
---Eh bien! le Messie est né!...
-
---C'est un bien grand malheur! Qui donc attendrons-nous désormais?
-
-Mais le Roi s'emporta tout à coup:
-
---Vil Grec! s'écria-t-il, âme modelée dans la boue que raclent les
-esclaves aux sandales des rhéteurs et des sophistes! Peux-tu avoir
-prononcé un tel blasphème et demeurer devant moi?
-
---Sire, cela est en effet en mon pouvoir que j'ai coutume cependant
-d'estimer fort mince. Mais je dois faire observer à Votre Majesté que le
-Messie qui vaut comme espérance ne peut manquer de se diminuer en se
-réalisant. Ce que l'on mesure du doigt n'atteignit jamais la taille des
-images que contemplent les visionnaires. Le divin Hercule n'est si grand
-que par le long travail des esprits qui s'ajouta au cours des temps à la
-renommée de ses exploits naturels. Et ce serait au rebours que
-procéderait votre Messie! Les plus spirituels seront ceux qui ne
-croiront point en lui.
-
-Le Roi contint un geste d'impatience, et son visage reparut dépourvu de
-colère. Je ne sus jamais si ma pensée l'avait touché ou bien s'il
-n'écoutait que son coeur qui, visiblement, débordait.
-
---Sire! ajoutai-je, m'adressant à ses sentiments, je vous supplie de ne
-point annoncer à votre peuple cet événement fâcheux. Il en manifestera à
-la vérité une grande joie, qui sera comme le feu de paille, par la
-rapidité et les résultats. Je sais qu'en ses heures mauvaises, l'espoir
-de ce beau leurre le soutient. Qu'arrivera-t-il quand il saura que le
-Messie est là et que les heures coulent mauvaises comme devant?
-
---Tais-toi! tais-toi! tous les arguments sont boiteux désormais; il ne
-faut plus raisonner comme hier. Les calculs célestes eux-mêmes sont
-dérangés par le fait d'une étoile nouvelle: l'univers s'éclaire d'une
-lumière insoupçonnée...
-
-Ici, je commençai de pleurer cette ancienne sagesse dont mon puissant
-maître s'était rarement départi, quoique mage. Il continua de parler
-avec une grande volubilité; je ne le pus suivre. Il avait coutume de
-dire: «Restez debout, mais faites asseoir votre pensée.» J'éprouvais la
-démangeaison de lui citer ses paroles. Mais ma compagnie ne lui suffit
-plus; je le vis s'éloigner, l'oeil en feu, les lèvres avides de parler.
-Je compris que la foule allait être informée, et courus boucher les
-oreilles et bander les yeux de la petite Caucasienne qui ne dépend que
-de moi.
-
-
-VI
-
-Je renonce à dire l'animation qui régna dans nos groupes dès que l'on
-tint, du Roi lui-même, que l'on allait voir le Messie. Il se trouva des
-gens qui dès auparavant s'en doutaient. On loua leur retenue. Mais la
-plupart furent émus très profondément. On en faillit négliger le boire
-et le manger. Des dames passèrent les nuits à regarder les astres, de
-leurs beaux yeux nus, dans l'espoir intime de quelque signe privilégié.
-Quelques-unes confessèrent avoir reçu confirmation particulière de
-l'événement. On se fit mille descriptions de la figure qu'on imaginait
-au Messie. On négligea les nègres. On se pardonna les injures. On
-s'occupa de la tenue que l'on aurait au jour de la présentation. On
-déplora de n'avoir pas été prévenu plus tôt, à cause des robes et des
-parures. On se dépita, s'injuria de nouveau; l'humeur fut exécrable. La
-maison du Roi dut abandonner plusieurs tentures riches et vénérables,
-quoique Xerxès y eût fait représenter la prise d'Athènes et la Victoire
-des Thermopyles, qu'il s'attribuait. On les coupa; se les partagea; en
-couvrit les selles des chevaux et des mules. Nous passions seuls des
-nuits calmes, ma petite esclave et moi; et lui ôtant ses bandeaux, je
-lui faisais des contes, comme elle les aime, c'est-à-dire de ceux qui ne
-peuvent point arriver.
-
-
-VII
-
-Nous atteignîmes un pays remarquable par sa pauvreté. Mais les signes et
-les informations s'accordant à le désigner comme l'endroit où les
-prodiges étaient accomplis, chacun s'exténua à en vanter l'agrément. A
-la vérité, la ville était composée de gros blocs réguliers et blancs,
-sans un portique, sans une colonne, sans la trace ni d'un marbre taillé
-ou non, ni de ces représentations vivement colorées où excellent les
-artistes persans. Des troncs dénudés de figuiers et de vignes
-s'enlaçaient à l'entour de cette misère. On n'avait rien vu d'un goût si
-délicat et la sobriété de ces cabanes avait de l'héroïque et du divin.
-Quelques seigneurs dépêchèrent des esclaves démolir leurs palais
-d'Istakar; on jeta les tentures d'Athènes et des Thermopyles; et le
-reste du train piétina les tissus éblouissants. Les chameaux glissaient
-dans la fange et la croupe des chevaux blancs en était maculée. On se
-traita de Babyloniens et d'efféminés à cause de la répugnance qu'on
-avait peine à dissimuler. Mais il faut avouer qu'aux fontaines, des
-femmes nous regardèrent avec d'admirables yeux étonnés.
-
-Enfin, le groupe des Rois mages qui tenait la tête du cortège fit halte,
-et tout le meilleur de la Perse sentit son coeur battre et s'humecter
-ses paupières.
-
-Il y avait dans l'une de ces masures à peine abritées de la bise, une
-femme donnant le sein à un petit enfant nouveau-né, et un homme debout,
-qui les considérait d'un oeil timide et doux. Notre nombre et notre
-magnificence ne parurent pas les émouvoir grandement. C'étaient des gens
-honnêtes et sans culture; ils ignoraient la langue persane aussi bien
-que la grecque et celle des Romains. Quand enfin nous les pûmes
-atteindre par quelques paroles hébraïques et syriaques touchant le but
-de notre mission, ils hochèrent la tête en souriant et parurent rentrer
-aussitôt dans la tiède sérénité de leur union. Le Roi ouvrit des
-cassettes; l'or brilla et tinta. Le Roi ne put se tenir de prendre
-l'enfant, et il dit, les yeux pleins de larmes: «Je le tiens dans mes
-bras!»
-
---Maître! Maître! prononçai-je à voix basse, et sur un ton de
-remontrance suppliante.
-
-Ils sourirent encore et parurent confondus. L'autre mage avait aussi des
-présents. Mais le petit roi nègre qui se démenait étrangement pour
-expliquer la vertu de certains objets racornis, pareils à des noyaux,
-qu'il offrait, amusa l'enfant. Celui-ci agita les mains et remua ses
-lèvres humides de lait. On avait eu tant d'émotion qu'une grande détente
-se produisit. On entendit les chuchotements des seigneurs mêlés aux
-rires légers des dames. Une grande baie ouverte dans la muraille
-laissait apercevoir le reste du cortège attentif, haussé sur les
-montures, sur les bagages et jusque sur le cou des chameaux. Une
-princesse osa s'approcher de l'enfant et le baisa. Toutes les dames le
-voulurent approcher et baiser. On se le passait de main en main. On
-commença de mettre à part tout ce qu'il avait touché, mais on n'y put
-suffire. On lui promit cent cadeaux divers. On le voulait emmener et
-élever plus chaudement. Tout bas on blâma même le père de demeurer si
-tranquillement dans un hangar glacé. On prit pitié de ses langes;
-jusqu'à des nourrices affranchies haussèrent l'épaule à cause de la
-façon dont il était enveloppé, selon la coutume du pays. Le petit avait
-l'air patient et bon; les caresses lui plaisaient et il secouait de la
-main les colliers d'or. On finit par s'asseoir où l'on put, et l'on
-occupa le reste du jour à jouer avec l'enfant le plus simplement du
-monde.
-
-
-VIII
-
-Il arriva que le lendemain on eut à passer par là, en s'en retournant.
-Il faisait un soleil tiède. Le père, la mère et l'enfant étaient assis
-au pas de la masure.
-
-Comme on était pressé, on leur adressa de la main un petit bonjour
-amical.
-
-
-
-
-LA DANSEUSE DE TANAGRE
-
-
-J'ai été séduit par une statuette de Tanagre au point d'éprouver à sa
-vue cette sorte de joie tremblante et cette anxiété qui sont les
-compagnes ordinaires de la passion amoureuse.
-
-C'est une danseuse. Un voile d'étoffe légère embrasse ses formes
-accomplies; son attitude semble prise dans l'instant où le torse et la
-jambe, animés par les mouvements rythmiques qui s'achèvent et, pour
-ainsi dire, rendus sublimes par la vie abondante que répand
-l'entraînement musical dans un corps jeune et pur, atteignent, en une
-seconde de repos, l'insaisissable beauté.
-
-«O petite danseuse! pris-je la liberté de dire un jour à cette gracieuse
-effigie de terre, je te supplie de m'apprendre le secret du charme que
-tu répands et qui dépasse celui de tes soeurs, car tu vois que je le
-subis aussi vivement que s'il me venait d'une jeune fille plus jeune que
-moi de dix ans et cependant des gens avisés prétendent que de nombreux
-siècles nous séparent. Pour moi, je t'avouerai que je crois sentir la
-moiteur de ta chair parfumée qui vient de s'émouvoir et je ne suis pas
-sûr que l'air qu'a déplacé ta jambe agile n'est pas celui qui m'a tout à
-l'heure rafraîchi le visage. Dis que je suis fou! mais j'ai cru que ta
-poitrine se soulevait par suite de la douce fatigue, et que tes lèvres,
-un moment desserrées, exhalaient ce souffle imprégné de l'odeur des
-olives et des lauriers-roses, tel que je le respirai dans les pays du
-soleil et sur les pentes inclinées du côté de la mer.
-
-»Je te supplie de me dire qui tu es, ou bien quel dieu habite la fine
-pâte de ton argile, parce que je n'ai pas devant toi le calme que donne
-ordinairement la vue du chef-d'oeuvre, et que l'intime familiarité de ta
-grâce me ravit à mon temps, m'arrache à l'heure que le destin
-m'attribua, pour m'emporter en arrière, dans le passé ancien, jusqu'à
-l'heure bienheureuse où ta paupière a battu,--ce qui est contraire à
-l'ordre des choses et me déchire le coeur.»
-
-Alors, j'entendis une voix agréable, et je crus que la petite danseuse
-Tanagréenne parlait.
-
- *
-
- * *
-
-«Tu connais, me fut-il dit, le bourg béotien dont le nom est demeuré aux
-figures de terre, la blanche Tanagre; c'est ma patrie. Mon père avait
-des champs et de la vigne sur le penchant du Céricius où la ville
-étageait ses maisons de brique argileuse. Rien ne manqua à mon enfance,
-et je connus le bonheur. A l'âge où toutes les jeunes filles chez nous
-étaient belles, je le devins, à ce qu'il paraît, et lorsque je passais
-dans la rue pour aller aux Temples ou aux Jeux, les hommes et les femmes
-me regardaient en souriant.
-
-Ce fut vers ce temps-là que, me trouvant à l'endroit où se tiennent les
-coroplastes ou modeleurs de poupées, pour vendre les petites images
-qu'ils pétrissent de leurs mains, l'un d'eux nommé Douris me fit signe
-qu'il m'aimait. Je baissai les yeux et n'osai plus de longtemps revenir
-au même lieu, parce que son visage avait fait une grande impression sur
-moi.
-
-Mais je pensai beaucoup à lui sans le voir. Bientôt il prit l'habitude
-de passer devant la maison de mon père et je l'aperçus. Je sentis, ce
-jour-là, que je n'avais aimé personne comme lui, et j'eus un grand
-regret qu'il ne fût qu'un pauvre coroplaste dont les statuettes, si
-prisées qu'elles fussent au-dessus de celles des autres, étaient vendues
-pour une obole.
-
-Un jour que je n'étais pas là, par extraordinaire, dans le moment où il
-vint, je trouvai sur la stèle de marbre consacrée à Hermès, qui était
-près du portique de la maison, un petit Eros en terre parfaitement
-modelé et peint. Je ne pus me tenir de le montrer à mon père, homme
-prudent et habile. Mon père tourna et retourna dans sa main le petit
-Eros. A la fin, il dit: «Qui a fait cela?»
-
-Je rougis et répondis que je n'en savais rien.
-
---En tout cas, dit-il, celui qui a fait cela est un fort bon artiste et
-de qui le renom ira loin.
-
-Je sautai, à ces mots, si joyeusement et en battant des mains, que mon
-père me regarda avec étonnement. Je tombai à ses genoux que j'embrassai,
-et je lui dis, toute confuse:
-
---Mon père, ce petit Eros est de Douris, le modeleur de poupées; et le
-coeur qu'il a percé de cette flèche est le mien.
-
---Que Douris vienne donc ici, dit mon père en me relevant, et je pense
-qu'il honorera ma maison.
-
-Je songe avec attendrissement aux jours trop brefs qui suivirent mon
-mariage avec le modeleur de poupées. Nous nous aimions; il m'admirait et
-me prenait pour modèle. De cette époque datent ses meilleures figurines
-de terre; non parce que je valais mieux que les filles qu'il faisait
-poser avant de me connaître, mais parce que l'amour échauffait son
-talent.
-
-C'était une âme ardente et éprise de la beauté; aussi lui arrivait-il
-souvent d'avoir de l'inquiétude sur la valeur de ce qu'il avait fait,
-bien que sa fortune commençât à être brillante et que l'on ne cessât de
-lui prodiguer des éloges. Je l'emmenais alors, à la tombée du jour, du
-côté des prairies qui s'étendaient aux bords de l'Asope, au delà de la
-ville. Nous nous baignions les pieds dans la rivière; je me penchais
-au-dessus de son front, et ma voix, mêlée au doux bruit du vent dans le
-feuillage des tamaris, endormait sa pensée.
-
-Cependant, une fois, il se redressa sous mes caresses. C'était à la fin
-d'une journée particulièrement agitée, où l'argile s'était montrée plus
-que jamais rebelle à ses doigts; même il avait détruit plusieurs
-ébauches sur lesquelles nous fondions de grandes espérances. Il me
-repoussa tout à coup et me dit d'une voix à la fois impérieuse et
-suppliante:
-
---Danse!... danse!
-
-Je me levai aussitôt, car, l'aimant comme je faisais, j'étais sa
-servante; et j'imitai de mon mieux la danse qu'exécutaient les jeunes
-filles en l'honneur d'Artémis. Mon vêtement était léger et le sol
-favorable. J'essayai de suppléer de la voix à l'accompagnement de la
-flûte qui nous manquait. D'ailleurs, entraîné bientôt par mon pas,
-Douris chanta lui-même. Son organe était ample et varié, et l'on eût
-juré qu'un berger était là et soutenait mes mouvements par le son de la
-syrinx.
-
-Il se baissa tout à coup pour saisir une poignée de la terre humide qui
-se trouvait en abondance au bord de l'eau; il se mit à la pétrir avec
-vivacité, et je vis naître promptement sous sa main mon image.
-
-C'est celle que tu vois. Il n'en avait jusqu'alors réussi aucune avec
-autant de bonheur. A mesure qu'elle venait sous ses doigts mouvants, je
-voyais s'agiter le visage de Douris et j'atteste les dieux qu'il fut
-plus beau dans ce moment-là que le jour même où il m'aperçut et sentit
-dans son coeur qu'il m'aimait. Dirai-je que j'en conçus une peine
-secrète et que je fus un peu jalouse de cette jolie image de terre qui
-captivait mon époux?
-
-Douris emporta son ouvrage, et il mouilla, pour le couvrir, une partie
-de mon vêtement qui était tombé à terre pendant la danse, sans prendre
-garde que mon épaule était nue. Les paroles que je lui adressai durant
-le retour à la maison furent vaines; et même, ayant tenté d'attirer son
-esprit vers la beauté du soir qui transfigurait Tanagre et les collines,
-ce spectacle, d'ordinaire si puissant sur son esprit, ne le détourna pas
-de la pensée du chef-d'oeuvre qu'il avait fait.
-
-Les jours coulèrent; il retouchait l'admirable figure et la poussait à
-la perfection. Jamais il ne s'aperçut que j'errais, moi vivante, autour
-de cette poignée de terre humide et glacée qui le retenait. Mon chagrin
-s'accrut. Je fus tentée de détruire la petite danseuse d'argile pendant
-le sommeil de Douris.
-
-Je me levai, une nuit; je pris la lampe et me dirigeai soigneusement
-vers l'endroit où la statuette reposait sous le linge frais. La colère
-m'animait et je goûtais une ivresse inconnue. Je pris l'amer plaisir de
-découvrir l'ennemie qui me ressemblait, avant de l'anéantir. Je gardais
-le linge dans la main et j'embrassais de ma haine l'image inanimée de
-mon corps devenue ma rivale par suite d'un sortilège ou d'une folie que
-je ne pouvais m'expliquer.
-
-«Te voilà donc! dis-je, misérable parcelle de limon qui ne couvriras pas
-la plante de mon pied quand je t'aurai écrasée! Je t'ai foulée déjà
-maintes fois à l'état de fange, au bord du ruisseau, quand les yeux des
-pâtres et ceux de mon bien-aimé, jaloux de la pureté de ma jambe,
-regrettaient que je la salisse au contact de ta boue... Et maintenant tu
-t'es élevée sur ce piédestal, tu as emprunté la forme de ma jambe et de
-mon joli ventre poli! Perfide! jusqu'à ce mouvement des épaules et de la
-tête que l'on m'a dit qu'aucune autre créature n'eut pareil et qui
-faisait frissonner des hommes forts, tu me l'as pris! par quelle astuce?
-Moi-même je l'ignorais; je n'avais jamais pu le saisir en un miroir et
-tu me vois toute tremblante à la révélation de ce qu'Amour met en nous
-de mystérieux attraits. Tout ce que tu es, tu me le dois; tu me l'as
-volé pièce à pièce; sans moi tu ne serais pas; tu n'es pas autre chose
-que moi!...»
-
-Je fus épouvantée tout à coup du son de mes paroles dans là pièce
-obscure et vis-à-vis de l'image qui recevait toute seule la lumière de
-la lampe. La danseuse semblait sourire et me regarder avec indulgence du
-haut de son chevalet de bois. Je me tus. Mes derniers mots
-retentissaient dans le silence de la nuit: «Tu n'es pas autre chose que
-moi!...»
-
-Mon premier mouvement avait été de bondir vers la statue aussitôt après
-avoir invectivé contre elle. Mais j'étais maintenue à ma place par une
-volonté imprévue. Mes yeux ne quittaient pas l'objet de ma colère; et je
-m'étonnais de mon attitude et de mon inaction. Je me pris la tête dans
-les deux mains ainsi que l'on fait lorsqu'on veut voir clair avec
-ténacité; je me souviens que mes doigts s'enfoncèrent très avant dans ma
-chevelure, et lorsque les extrémités s'en rejoignirent derrière ma tête
-à travers l'emmêlement épais, je sentis un si vif mouvement de dépit à
-cause de ma faiblesse et de la puissance inconnue qui me paralysait, que
-je sortis brusquement en renversant la lampe dont l'huile se répandit.
-
-Je me trouvai sur la terrasse où j'avais passé des nuits si belles et si
-heureuses entre les bras de Douris. Sous le ciel voilé, une incertaine
-lueur bleue et légère commençait d'entourer le front des temples sur la
-hauteur; la ville était plongée encore dans l'ombre, et le silence
-m'effrayait.
-
-Je me souvins tout à coup d'un certain vieillard nommé Simonide qui
-était redouté pour sa connaissance des choses secrètes. Je savais où
-était sa maison, car il passait souvent devant l'étalage des
-coroplastes, qu'il critiquait ou encourageait par des paroles rares et
-justes; et je l'avais regardé s'éloigner jusque chez lui, à cause de ce
-qu'on disait de merveilleux sur sa science. J'y courus. Je le trouvai
-courbé sous sa lampe et au-dessus d'ouvrages anciens par l'apparence, et
-d'une écriture inconnue.
-
-Il sourit en m'apercevant:
-
---Tu es la femme de Douris, dit-il.
-
-Et avant que je lui eusse adressé la parole:
-
---Il faut que tu sois folle pour avoir épousé cet homme!...
-
-J'eus un mouvement de révolte, à cause de mon amour.
-
---Tu l'aimes, dit-il, en cessant de sourire; et il te préfère ses
-ouvrages de terre?
-
-Je fis signe que oui.
-
---J'ai voulu briser la danseuse, ajoutai-je en tremblant; je n'ai pas
-pu; et je viens savoir...
-
-Il m'interrompit avec violence:
-
---J'ai vu, dit-il, la danseuse de Douris! Autant vaudrait s'attaquer à
-Jupiter qui gouverne le monde. Pauvre enfant! C'est toi qui as posé pour
-ce corps admirable, et tu t'étonnes de voir soudain ces formes d'argile
-te dépasser dans l'esprit de celui qui les a pétries de ses doigts;
-parce que ces mêmes doigts, n'est-ce pas? avaient coutume de défaillir
-de volupté à seulement toucher la jeune fleur de ta chair!
-
-»Mon enfant, écoute. Un dieu est caché et dort sous la mer mobile des
-formes comme sous l'eau profonde des regards humains. Nul ne sait
-comment ni pourquoi il s'éveille, s'agite et est présent tout à coup.
-Cependant nous nous inclinons devant un geste ou une attitude dont la
-secrète vertu nous a ébranlés jusqu'au fond de l'âme. Ceci n'eut
-peut-être que la durée d'un instant aussitôt évanoui, et il est possible
-qu'un grand nombre de témoins ne s'en soit pas aperçu. Mais nous
-déclarons divin l'homme habile qui, l'ayant vu, a su lui fournir
-l'expression durable, et souvent sans doute a provoqué le prodige, par
-sa prière ou son désir ardent.
-
-»C'est ainsi que, par l'évocation de Douris et par l'effet de ton beau
-corps ému, s'est réalisé dans de la terre et a pris forme pour
-l'immortalité cet instant d'entrevue sublime. Et le petit objet d'argile
-que tu n'as pu briser est supérieur à Douris lui-même et à toi: il ne
-serait pas injuste de l'établir au rang des dieux.»
-
-J'écoutais le vieillard avec une grande crainte. A mesure qu'il parlait,
-j'avais plus vif le sentiment de ma perte, car je comprenais que Douris
-avait tiré de moi tout ce que je valais. Quand Simonide eut fini, je lui
-dis simplement:
-
---Je veux mourir.
-
-Au lieu de lever les bras et de me faire mille discours ordinaires, ce
-vieux sage s'étant recueilli un moment, comme pour peser diverses
-alternatives, me répondit que j'avais raison. Je l'admirai de si bien
-pénétrer les secrets du coeur et de l'esprit, et je baisai sa robe en
-signe de reconnaissance.
-
-L'aube descendait gaiement les pentes de nos collines quand je regagnai
-la terrasse où l'idée m'était venue de recourir au vieillard Simonide.
-Je m'y arrêtai de nouveau et résolus d'y accomplir sur-le-champ mon
-dessein. C'était le lieu qui m'avait été le plus complaisant, puisque
-l'amour m'y avait souri; et sur quelque point du pays que se portassent
-de là mes regards, j'y retrouvais le souvenir brûlant des caresses de
-Douris.
-
-Vers le haut de la ville, les temples des dieux recevaient les premiers
-rayons du jour, et au delà des murs, les champs d'orge et de blé, les
-prairies et le long serpent du fleuve baignaient confusément dans la mer
-de lait que le matin répand. Mon coeur se souleva; les larmes emplirent
-mes paupières et je ne vis plus distinctement tels endroits de la
-campagne où mon époux m'avait pressée plus tendrement de son bras. Je
-dis adieu au jour qui s'élevait et que je ne verrais pas en son midi.
-Puis j'accomplis quelques rites prescrits par le vieillard et tirai de
-mon sein la petite fiole qu'il m'avait remise. J'en bus d'un trait le
-contenu avant d'aller embrasser dans son sommeil celui pour qui je
-voulais mourir, et de peur de faiblir à sa vue. Il dormait profondément
-et ne sentit pas mon baiser. Ma lèvre, d'ailleurs, était déjà refroidie
-et je ne pus qu'avec peine regagner le dehors où le premier chant des
-oiseaux et le réveil alerte de la ville furent les dernières choses du
-monde qui me parvinrent, dans la grande confusion que donne la présence
-de la mort.»
-
---O âme passionnée qui te défis un matin, sur une terrasse de Tanagre,
-de la chair dont s'inspira le modeleur de poupées, m'écriai-je, je
-t'aime!
-
---Non! me dit, sur un ton désespéré, la voix qui m'avait attendri par le
-récit d'une vie si simple et si belle, non! ce n'est pas moi que tu
-aimes: comme Douris, comme les hommes et comme les dieux, c'est ma
-rivale que tu aimes! Je ne suis pas la statuette; moi, qui t'ai parlé,
-je suis la sacrifiée, l'éternelle jalouse. Je suis la créature de chair,
-le modèle, l'amante, l'héroïne, l'inspiratrice de l'oeuvre d'art; à
-jamais inférieure au morceau de terre que le pouce d'un homme a touché.»
-
-
-
-
-LE MIRACLE DU SAINT VAISSEAU
-
-
-I
-
-Au temps où Notre-Seigneur périt sur la croix, le pays de Judée était en
-partie soumis aux Romains dont Pilate était le bailli[2].
-
- [2] On a cru devoir conserver dans ce récit l'absence totale de
- «couleur locale» qui caractérise le roman de La Table Ronde dont il
- est inspiré. Il y a moins d'irrespect à violer la vérité ou la
- vraisemblance historiques, qu'à dégarnir ces belles matières
- romanesques de la grâce particulière que leur valent leur naïveté et
- leur foi.
-
-Un prud'homme nommé Joseph d'Arimathie, qui était au service de Pilate,
-avait aimé Jésus dès qu'il l'avait vu. Il l'avait suivi avec ses
-disciples, et il lui était dévoué, bien qu'il n'osât pas en témoigner,
-dans la crainte des mauvais Juifs.
-
-Or Jésus ayant expiré, Joseph en eut une vive douleur. Il s'en vint
-trouver Pilate et lui dit:
-
---Sire, je vous ai longtemps servi sans recevoir de loyer; je viens vous
-demander pour ma récompense le corps de Jésus crucifié.
-
---Je l'accorde de grand coeur, répondit Pilate.
-
-Joseph courut à la croix par le chemin que Notre-Seigneur avait suivi et
-où la populace s'écoulait en commentant ce qui était arrivé. Il y croisa
-plusieurs femmes qui pleuraient, et entre autres une nommée Verrine
-portant une guimpe qu'elle montrait à tous et où la figure de Jésus
-s'était imprimée fidèlement.
-
-Mais Joseph étant arrivé près de la croix, les gardes lui en défendirent
-l'approche, et ils envoyèrent contre lui un certain Juif du nom de Moïse
-qui lui dit en le repoussant avec brutalité:
-
---Jésus s'est vanté de ressusciter le troisième jour, et s'il a dit
-vrai, nous voulons le refaire mourir; et autant de fois
-ressuscitera-t-il, autant de fois le mettrons-nous à mort.
-
-Joseph revint très mécontent vers Pilate qui était à table et tenait à
-la main une belle coupe. Il lui demanda main-forte pour vaincre la
-résistance des gardes.
-
---Vous aimiez donc bien cet homme, pour prendre tant de peine de son
-corps? demanda Pilate. Eh bien, tenez! ajouta-t-il, voici le vase dans
-lequel il a célébré son sacrement. On me l'a donné: gardez-le, en
-mémoire de celui que je n'ai pu sauver.
-
-Et il lui donna main-forte.
-
-Joseph emprunta un marteau et des tenailles, et, ayant triomphé de la
-résistance des gardes et du Juif Moïse, il monta à la croix et en
-détacha Jésus.
-
-Il le prit entre ses bras; le posa doucement à terre; replaça
-convenablement les membres et les lava le mieux qu'il put.
-
-Pendant qu'il se livrait à cette besogne, il vit le sang divin couler de
-la plaie que la lance de Longin avait ouverte sur le côté. Il prit la
-coupe que Pilate lui avait remise et y recueillit les gouttes qui
-s'échappaient, car il pensait qu'elles y seraient conservées avec plus
-de révérence qu'en tout autre vaisseau. Cela fait, il enveloppa le corps
-d'une toile fine et neuve et le déposa dans un sarcophage qui se
-trouvait non loin de là et qu'il recouvrit d'une pierre large et d'un
-bon poids.
-
- *
-
- * *
-
-Jésus ressuscita comme il l'avait annoncé et se montra à Marie la
-Madeleine, à ses disciples et à d'autres encore.
-
-Voilà aussitôt les Juifs très émus, et les soldats chargés de garder le
-sépulcre inquiets du compte qu'ils auraient à rendre. Comme Joseph
-d'Arimathie avait enseveli le corps, ils le soupçonnèrent de quelque
-maléfice dans l'affaire de cette sortie du tombeau. Ils résolurent d'en
-tirer vengeance contre lui et s'assemblèrent afin de délibérer des
-moyens que l'on pourrait employer pour lui nuire.
-
-Moïse se trouvait dans le groupe et dit:
-
---Pour moi, je ne me soucie point de ce qui est arrivé, et j'ai craché à
-la figure de celui que l'on dit ressuscité. Je me moque pareillement de
-Joseph d'Arimathie. Mais c'est un homme riche, et je me fais fort de le
-livrer en bon état de capture à qui m'indiquera, pour s'emparer de son
-fief, un moyen prompt, sûr, et garanti de la potence.
-
---Vous dites, fit un clerc qui se trouvait là, que ce Joseph a du bien?
-
---Certes! On lui connaît plus de cent arpents, tant en vignes qu'en
-oliviers; et il les cultive avec habileté. Il a plus de génie qu'il n'en
-a l'air. Ainsi, on le crut dément, il n'y a pas si longtemps, lorsqu'il
-alla, à la suite du prophète, avec quelques âmes simples jusqu'au lac de
-Tibériade. Il n'en était rien. «J'y ai fort profité!» disait-il à son
-retour. En effet, outre qu'il recevait la bonne parole, d'autre part il
-vendait à des prix de famine, ses raisins, ses figues et ses olives aux
-bonnes gens accourus pour entendre Jésus. Et celui-ci ayant fait miracle
-à un certain endroit du Lac, Joseph y acheta immédiatement les pêcheries
-et y mit des établissements qui ne manqueront pas de prospérer par suite
-du bruit que fera l'aventure. C'est un homme d'ordre et plein de sens.
-
---A-t-il quelque famille?
-
---Il a en tout une soeur que l'on nomme Enigée.
-
---Enigée, dit le clerc au perfide Moïse, hérite légalement de tout
-l'avoir de son frère... Que celui-ci vienne à disparaître, qui est-ce
-qui pourrait s'opposer à ton mariage avec cette demoiselle qui est
-assurément accorte et avenante en tous points?
-
---Va donc trouver la belle, à la tombée de la nuit, qui est l'heure
-favorable à l'amour, insinuèrent-ils tous à Moïse, et, par la chambre de
-cette gentille personne, pénètre hardiment jusqu'au lit de Joseph...
-
-Moïse mit un pourpoint de velours à plus de cent sous l'aulne et s'étant
-garni les reins de liens solides et propres à bâillonner tous ensemble
-les chevaliers du guet, il s'alla poster, à la brune, sous la fenêtre
-d'Enigée, tout en chantant et s'accompagnant du luth qu'il touchait avec
-assez d'agrément.
-
-Enigée était une jeune fille accomplie et dont tous les sentiments
-étaient développés, comme il est naturel aux environs de la seizième
-année et sous les cieux cléments qui font fleurir les parterres dès le
-temps de Pâques. Elle avait du goût pour la musique et pour les gens
-bien faits. Avouez donc qu'il lui eût fallu une astuce fort éloignée de
-sa simplicité, pour démêler, sous le bel accoutrement de Moïse, que le
-chanteur était un vilain Juif et non quelque noble chevalier romain.
-Enigée ouvrit sa fenêtre sur le jardin parfumé d'où venait la chanson.
-
-Il est odieux de penser que la bouche en fleur d'une demoiselle, qui
-s'entr'ouvre à l'espoir du premier baiser, reçoive au lieu et place de
-ce qu'elle attend, le contact malséant du bâillon. Tel fut cependant le
-sort de la pauvre petite Enigée dès qu'elle fut tombée entre les mains
-de l'infâme Moïse. En même temps, la bande des mauvais Juifs liait
-outrageusement le vertueux Joseph d'Arimathie et l'emportait tout vif et
-bien fâché de ne pouvoir dire adieu à sa mignonne soeur, mais plus
-contristé encore d'abandonner le vaisseau contenant les gouttes du sang
-de Notre-Seigneur Jésus.
-
-Ils le conduisirent du côté d'une affreuse tour située à l'écart. Là ils
-lui délièrent les jambes, parce qu'il était replet de sa nature et
-pesant à porter, et ils lui firent descendre trois cent trente-trois
-marches, à force de coups. Enfin, ils le laissèrent dans un cachot
-obscur, sans lui donner ni pain ni eau et sans lui adresser une parole.
-
-Après quoi, étant remontés et ayant scellé l'entrée de la tour, ils se
-dispersèrent, en se frottant les mains, car ils pensaient bien qu'il ne
-serait plus jamais question de Joseph d'Arimathie.
-
- *
-
- * *
-
-Le malheureux Joseph éprouva le plus vif mécontentement du lieu où on
-l'avait mis; non seulement parce qu'il était dépourvu de lit, de
-crédence et de prie-dieu, mais encore parce qu'il manquait de ce parfum
-subtil que mademoiselle Enigée faisait peut-être venir d'Arabie, à moins
-qu'elle ne le répandît de sa personne dans le logis clair et propret qui
-convenait si bien à un prud'homme faisant honneur à ses affaires. En
-outre, Joseph était incapable de méditation, ce qui eût été la seule
-ressource dans un mauvais cas comme le sien; mais le pire vint de ce
-qu'il avait un grand appétit qui fut contrarié quand arriva l'heure
-ordinaire du repas.
-
-En revanche, Notre-Seigneur lui apparut.
-
---Joseph! lui dit-il, es-tu content de souffrir pour moi?
-
---Monseigneur! dit Joseph, en faisant une profonde révérence, mon
-jugement est pauvre et dominé en ce moment par la faim; la vérité
-m'oblige à vous confesser que je ne suis pas parfaitement content.
-
---Joseph! reprit Jésus, ta foi est plus pauvre encore que ton jugement;
-car si elle avait quelque vigueur, tu ne sentirais pas ta faim.
-
---En ce cas, Monseigneur, dit Joseph avec simplicité, me voilà bien au
-regret, je vous jure, que ma foi ne soit pas plus vive!
-
-Jésus fut tenté de sourire de pitié, à cause de la malheureuse faiblesse
-des hommes, et il dit à Joseph:
-
---Eh bien! et moi? crois-tu que je n'ai pas souffert pour toi?
-
---Monseigneur! Monseigneur! soupira Joseph en se traînant aux pieds du
-maître, et soudain confus au souvenir des grandes tortures qu'il avait
-vues. Et il se mit à pleurer abondamment, en se traitant de pourceau.
-
---Relève-toi, dit Jésus, car je t'aime. Tu as pris soin de mon corps et
-l'as enseveli. Au surplus, depuis longtemps tu me suivais avec fidélité
-et tu écoutais ma parole...
-
---Oui, oui! interrompit vivement Joseph, c'était au bord du lac de
-Tibériade: il y avait une grande quantité de poissons, j'en ai vendu
-pour quinze cents deniers, et j'ai acheté des pêcheries! Ah!
-Monseigneur! montrez-moi la porte par où vous êtes entré dans ce réduit,
-afin que j'aille jeter un coup d'oeil à ces établissements qui vont
-dépérir par suite de mon absence!...
-
---Joseph! dit Jésus avec douceur, voilà que tu n'as plus faim,
-maintenant que tu penses à tes pêcheries, tandis que ma présence a été
-inefficace à combler ton appétit!... Cependant, je veux t'embrasser à
-cause de ton ignorance du mensonge et de l'hypocrisie. Et écoute-moi:
-_Je t'apprendrai à connaître le vrai bien, et te tirerai de prison._
-
-Pour le moment, voici le vaisseau dans lequel tu as recueilli un peu de
-mon sang. Je l'ai ravi aux mains des méchants et je t'en confie la
-garde. Et écoute encore ceci: Tu n'as pas oublié le Jeudi où je fis la
-Cène chez Simon, avec mes disciples. En bénissant le pain et le vin, je
-leur dis qu'ils mangeaient ma chair avec le pain et buvaient mon sang
-avec le vin. Or, il sera fait mémoire de la table de Simon en maints
-pays lointains, et toi-même tu le feras, dès que tu seras sorti de
-prison et que tu auras trouvé douze hommes ayant le coeur pur et voulant
-s'asseoir avec toi à la table.
-
-Ce disant, Notre-Seigneur disparut.
-
- *
-
- * *
-
-Bien que Notre-Seigneur eût promis à Joseph de le tirer de prison, on
-n'avait point entendu parler du pauvre prud'homme au bout de quarante
-années. On l'avait complètement oublié en Judée. Moïse avait réussi à
-épouser la gentille petite soeur, et celui-ci était à présent un homme
-riche et jouissant d'une bonne considération.
-
-La tour, au fond de laquelle le misérable avait jeté un juste, était
-tombée en ruines. Les oiseaux du ciel nichaient au creux des pierres et
-chantaient; les ronces et les lierres se suspendaient non sans grâce aux
-débris de cet édifice; la terre avait été retournée aux environs et les
-champs étaient fertiles. Car toutes les choses sont indifférentes et
-s'emploient souvent avec complaisance à couvrir les iniquités.
-
-
-II
-
-Il se trouva que dans le même temps l'Empereur de Rome avait un fils
-nommé Vespasien, qui était atteint de la lèpre. Ce malheureux prince
-vivait à l'écart, et dans un endroit sans fenêtre et sans escalier, où
-on lui passait sa nourriture par une étroite lucarne.
-
-Une vieille femme, appelée Verrine, qui avait chez elle le portrait de
-Notre-Seigneur, alla trouver l'Empereur et lui dit qu'elle guérirait le
-prince Vespasien par le moyen de son image.
-
-L'Empereur voulut bien tenter l'aventure et il se rendit avec toute sa
-cour au pied de la maison du lépreux. Verrine s'y trouva également,
-tenant serrée contre son coeur une guimpe qui était pliée avec soin.
-Tout le monde étant là, elle déplia la guimpe, et il n'y eut ni petit ni
-grand qui ne fût contraint de s'agenouiller, quand on vit le portrait de
-Notre-Seigneur Jésus-Christ.
-
-Quand Verrine vit le grand effet que produisait son image, elle dit:
-
---Écoutez comment je la reçus. Je portais ce morceau de fine toile entre
-les mains, quand je fis la rencontre du prophète que les Juifs menaient
-au supplice. Il avait les mains liées d'une courroie derrière le dos, et
-suait sang et eau de toutes parts. Un homme juste, nommé Joseph
-d'Arimathie, qui le suivait et qui avait pitié de lui, me conseilla de
-lui essuyer le visage. Je m'approchai et je passai mon linge sur son
-front. Rentrée à la maison, je regardai mon drap et j'y vis l'image du
-saint prophète. Joseph la vit comme moi, et nous fûmes très émerveillés.
-Si cet homme vivait encore, il vous confirmerait mes paroles; mais ils
-l'ont fait périr parce qu'il avait enseveli le corps de Jésus.
-
-L'Empereur et ses gens admirèrent beaucoup ce que racontait cette femme,
-et ils étaient impatients de ce qui allait se produire pour le cas du
-prince Vespasien.
-
-Mais Verrine n'eut pas plus tôt présenté la sainte image à la lucarne,
-que Vespasien cria qu'il était revenu à la parfaite santé. En effet, il
-sortit de lui-même hors de la maison et chacun vit qu'il était sain, ce
-qui causa un grand étonnement et une grande joie. Et de plus, comme il
-était de belles formes et que son visage était gracieux, on l'approcha,
-le toucha et l'embrassa en l'honneur du miracle, surtout les dames et
-les demoiselles.
-
-Pour le jeune Vespasien, son premier voeu fut de témoigner de sa
-reconnaissance en vengeant le prophète auquel il devait sa guérison,
-ainsi que l'homme juste Joseph qui avait souffert à cause de lui. Et il
-s'employa aussitôt à équiper une armée pour aller en Judée.
-
- *
-
- * *
-
-L'armée de Vespasien fit un fort tapage lorsqu'elle débarqua en Judée.
-Elle était composée d'un bon nombre de fantassins et de cavaliers
-produisant un grand cliquetis d'armes sur les routes; et les trompettes
-portaient la peur très avant dans le pays.
-
-Les Juifs, qui voyaient de loin tout cet appareil descendre du haut des
-collines, se demandaient ce qu'ils pourraient bien répondre dans le cas
-où tous ces gens d'armes viendraient leur réclamer le prophète Jésus. Et
-Moïse se souvint de Joseph, l'ami du prophète. Il eut un grand remords
-d'avoir agi contre lui pour épouser sa soeur Enigée et s'emparer de son
-bien. Aussi tremblaient-ils les uns comme les autres, de tous leurs
-membres.
-
-Vespasien, aussitôt entré dans la ville, y forma une cour de justice
-avec ses meilleurs barons. Il y siégea en personne et fit premièrement
-comparaître Pilate qui était bailli, du temps que l'on fit souffrir des
-avanies à Notre-Seigneur. On lui demanda ce qu'il avait fait de Jésus.
-Il répondit qu'il l'avait abandonné à la justice de la foule. Vespasien
-lui fit observer d'abord qu'il employait des termes dont le sens obscur
-passait son entendement, la justice étant, à son avis, chose si subtile
-et ténue que le fil en échappe souvent aux plus grands clercs du royaume
-et que c'est une présomption que de s'imaginer qu'on la rend, n'était-il
-pas plaisant de penser que l'exercice en pût être confié au populaire,
-lequel est inégal et agit par le mobile de la passion? Pilate ajouta
-qu'il s'était lavé les mains de ce qui pourrait arriver par la suite.
-Vespasien lui dit qu'il n'eût point pu agir plus sottement.
-
---Vous ne m'entendez pas, dit encore Pilate qui était fin et retors pour
-avoir vieilli dans les prétoires; je veux dire que si je n'ai pas agi
-convenablement, en me désintéressant de ce prophète, vis-à-vis de vous
-autres qui le pleurez, j'ai agi cependant selon les desseins de Dieu,
-puisque vous savez que ce prophète devait périr... Or, il s'est produit
-plusieurs cas, dans le cours de ma carrière, où me trouvant en face d'un
-embarras analogue, soit entre la cité et le particulier, soit entre la
-cité et l'État romain, je demandai le bassin et l'aiguière, par quoi se
-trouvait admirablement marquée, à mon sens, la limite de l'humain
-pouvoir.
-
-Néanmoins, Vespasien ordonna qu'on lui liât les mains et le fît
-souffrir. Il agit de même envers un grand nombre de Juifs auxquels on
-demandait vainement ce qu'ils avaient fait de Jésus ainsi que d'un
-certain Joseph d'Arimathie qui avait pris soin de son corps.
-
-Alors, comme quelques-uns louchaient du côté de Moïse qui s'était fait
-pardonner son crime par sa richesse, mais que l'on avait bien envie de
-dénoncer dans ce moment périlleux, celui-ci eut peur pour sa vie, et,
-ayant réfléchi, il vint se jeter aux pieds de Vespasien, et lui dit:
-
---Sire, m'accorderez-vous la vie sauve, si je vous indique le lieu où
-l'on a mis Joseph?
-
---Soit! fit le prince. Va donc devant et montre-nous le chemin.
-
-Arrivé à l'endroit où se trouvait la tour ruinée et à demi ensevelie
-sous les ronces et les fleurs printanières, Vespasien se mit à rire,
-malgré tout le chagrin qu'il avait de la perte sans doute irrévocable de
-Joseph, et il demanda à Moïse s'il se moquait de lui, pour s'être flatté
-de lui montrer la retraite de Joseph, et s'arrêter à cet amas de pierres
-humides et moussues où aucune créature ne saurait trouver abri.
-
-Moïse courba l'échine et dit:
-
---Sire, j'ai dit que je montrerais où fut mis Joseph, il y a plus de
-quarante années; mais je n'ai pas promis de vous le faire voir en bon
-état!...
-
-Le fils de l'Empereur, qui n'était chrétien que depuis peu de temps,
-jura par le nom d'une divinité païenne et diabolique, ce qui ne fut pas
-toutefois désagréable à Dieu, en raison de la pureté du sentiment.
-
-Cependant Moïse ayant déplacé plusieurs pierres épaisses et fort
-lourdes, avait mis à jour l'entrée d'un escalier par où Vespasien et sa
-suite s'engagèrent.
-
-Tous étaient très émus à la pensée de ce qu'ils allaient découvrir dans
-ce réduit. Mais l'escalier était si long, et en outre glissant et
-malpropre, que plusieurs s'en trouvèrent incommodés; et le fils de
-l'Empereur, parvenu environ à la soixante et dixième marche, dit à Moïse
-que, bien qu'il lui eût promis la vie sauve du chef de l'affaire de
-Joseph, il se pourrait trouver quelque autre juste motif de le faire
-pendre, ne fût-ce par exemple que pour amener son auguste personne dans
-des endroits si incivils.
-
-Sur ce, quelqu'un des seigneurs qui allaient de l'avant, fit observer
-que l'odeur devenait en effet méphitique et comparable à celle
-qu'exhalent les corps pestiférés.
-
-Mais Vespasien s'étant radouci:
-
---Dieu, dit-il, permet que l'enveloppe mortelle de l'âme la plus proche
-des fleurs par la grâce et par le parfum, soit souillée et répugnante à
-nos sens; et il se peut très bien que le prud'homme Joseph, qui fut un
-saint et toucha Notre Seigneur Jésus-Christ, nous envoie ces émanations
-qui, à la vérité, sont grossières et indécentes. Nous continuerons donc
-d'aller plus avant dans le vilain tombeau où nous conduit ce Moïse que
-nous ferons pendre aussitôt remontés, à supposer que notre peine ait été
-inutile.
-
-Le fils de l'Empereur et sa suite descendirent toujours plus
-profondément et ils ne découvraient rien. Vespasien fut tenté de
-rebrousser chemin; mais Moïse, qui ne cessait d'être habile homme jusque
-dans les moments les plus ingrats, dit au fils de l'Empereur:
-
---Sire, celui qui vous a guéri de la lèpre ne peut-il faire que l'homme
-que vous cherchez soit là tout à coup? Et ne peut-il faire encore que
-Joseph soit vivant au fond de ce tombeau infect quoique, dans le cas
-contraire qui est plus naturel, sa relique vaille de la peine et puisse
-atteindre un grand prix, à cause des vertus qu'il professa?
-
-Vespasien fut touché par ce discours, et une secrète indulgence lui vint
-pour ce coquin de Moïse. En même temps et dans l'instant précis où la
-foi pénétrait à nouveau dans son âme, on aperçut dans le lointain une
-petite lueur.
-
- *
-
- * *
-
-L'endroit d'où partait cette lumière était d'apparence misérable et
-sordide. Le jour bas, ainsi que celui que répand une maigre lampe,
-venait d'un point de la muraille et ne laissait rien distinguer
-convenablement.
-
-Moïse, ayant cependant reconnu le cachot où il avait enfermé Joseph, se
-précipita vers l'objet qu'il croyait être en effet une lampe. Il
-s'imaginait bien qu'il allait découvrir à l'aide de cette lumière le
-pauvre Joseph dans le dernier état; mais il espérait quant à lui avoir
-la vie sauve.
-
-Moïse n'avait pas encore mis la main sur l'objet qu'il prenait pour une
-lampe, lorsqu'il fut touché rudement à l'épaule par quelqu'un de plus
-grand et de plus fort que le fils de l'Empereur lui-même et tous ses
-chevaliers. Il se retourna et reconnut Joseph.
-
-Alors il poussa un cri et fut saisi de peur. Vespasien et ses chevaliers
-s'écartèrent jusque vers les murailles, car ils tremblaient dans leurs
-membres et dans leur esprit, à cause de la puissance de Dieu.
-
-Joseph dit:
-
---Ceci est le vaisseau qui contient le sang de Notre-Seigneur
-Jésus-Christ... Qui es-tu donc, toi qui portes la main sur le Fils de
-Dieu?
-
-Moïse n'osa pas dire qu'il était celui qui avait posé Joseph dans ce
-mauvais endroit, mais il dit:
-
---Voici le prince Vespasien, le fils de l'Empereur de Rome, qui vient te
-tirer de prison!...
-
---Qui parle de prison? dit Joseph, je ne suis pas en prison...
-
-Moïse qui était le seul à lui adresser la parole, tellement les autres
-étaient pris de révérence, demanda:
-
---Où donc te crois-tu? Tu n'es pourtant pas libre?
-
---Je suis libre, dit Joseph.
-
-Le saint homme faisait des efforts pour se souvenir. La mémoire lui
-étant revenue:
-
---Oui, oui, dit-il, je me souviens que je fus jeté jadis en prison par
-une petite troupe de gens dont j'ai oublié la figure et les noms. Mais
-Notre-Seigneur Jésus-Christ m'a tiré de prison!
-
---Ha! ha! ha! ricana Moïse, il est fou! Et, pardieu, on le deviendrait à
-moins. Mon ami, lui dit-il familièrement, ces hauts seigneurs et moi
-venons de descendre trois cent trente-trois marches puantes pour
-parvenir au cul-de-basse fosse où tu gis; et tu prétends que Jésus t'a
-tiré de prison!...
-
-Joseph se tourna du côté de la petite lampe qui était en réalité sans
-mèche, sans huile et sans flamme et répandait une lueur par quelque
-moyen mystérieux.
-
---Monseigneur Jésus! dit-il, soyez enclin à l'indulgence envers ceux qui
-ne vous ont pas connu et qui ne sont pas éclairés par le divin rayon de
-votre foi. La grossièreté de leurs sens égale l'erreur de leur esprit;
-et ils prennent pour une prison le lieu du monde le plus décent et le
-plus fertile en délices.
-
-A ces mots, les seigneurs ne purent non plus se tenir de rire; car
-l'endroit où ils se trouvaient avec Joseph était nauséabond. Mais
-Vespasien leur dit:
-
---Il se peut que cet homme voie ce que nous ne voyons pas, à cause de sa
-grande vertu.
-
-Aussitôt, le fils de l'Empereur ayant proclamé sa foi par ces paroles,
-il lui fut donné ainsi qu'à tous, de voir par les yeux de Joseph.
-
-Or rien n'était plus éloigné de l'apparence d'une prison. Une lumière
-plus belle que le jour venait d'un vase appuyé sur un autel fort bien
-orné où Joseph se tenait à genoux très pieusement. Cette lumière
-comblait de son rayonnement une salle vaste et comparable par la
-magnificence aux plus superbes basiliques. L'air y était léger et
-imprégné de parfums, et son seul mouvement faisait une sorte de musique
-que l'on pouvait attribuer tout aussi bien à des instruments séraphiques
-qu'au murmure discret de toutes les petites bêtes du Seigneur que l'on
-entend bourdonner aux heures heureuses de l'été. Maintenant, il est bien
-probable aussi que des anges étaient là et chantaient, sans qu'on les
-vît, et peut-être même se montraient-ils parfois quand Joseph était dans
-la solitude.
-
-Joseph se prosterna très bas et dit:
-
---Je vous adore, Monseigneur Jésus!
-
-Sur quoi, tous ceux qui étaient là, étant touchés dans leurs sens,
-crurent fermement en la présence de Notre-Seigneur Jésus-Christ--sauf
-Moïse qui avait l'esprit du mal.
-
---Voici, dit Vespasien, un miracle plus grand que de m'avoir guéri de la
-lèpre, car, mes écailles étant tombées, je fus tiré de l'opprobre, en
-réalité, ce qui est un cas merveilleux et qui ne s'appliquera sans doute
-pas à beaucoup. Mais cet homme-ci a été jeté pour mort dans un cachot
-infect, il y a plus de quarante années, et il y est encore, comme nous
-l'avons pu voir,--ce qui est déjà remarquable;--mais voici que grâce au
-vaisseau de Notre-Seigneur, cet homme se trouve être en même temps dans
-l'endroit le plus magnifique et le mieux garni de volupté. Or ceci aura
-un plus grand retentissement dans le monde que la guérison de tous les
-lépreux, et ce sera un bien précieux dans les États.
-
-Mais Joseph qui se souvenait de la recommandation que lui avait faite
-Jésus, en lui remettant le saint vaisseau, dénombrait déjà les
-personnages qui étaient là, et en ayant trouvé douze, y compris Moïse,
-il leur dit:
-
---Notre-Seigneur m'a commandé de célébrer la Cène en présence de douze
-personnes honnêtes et ayant le coeur pur. Il n'y a pas de doute que vous
-ne soyez tels, étant de bonne compagnie. Si vous voulez, nous nous
-assoirons à la table et ferons le sacrement?
-
- *
-
- * *
-
-Avant de s'asseoir à la table, Moïse, qui était hypocrite et fourbe, eut
-encore peur qu'il ne lui arrivât malheur. Il réfléchit; puis il tira
-Joseph à part et lui dit:
-
---Écoute, je suis celui qui te bâillonna jadis et qui te jeta en prison.
-J'espère que tu ne me feras pas de mal, à cause du temps écoulé et de
-mon repentir...
-
-Joseph le regarda avec attendrissement et loua Dieu de ce que cet homme,
-après avoir péché, fût ramené au bien.
-
---Ce n'est pas tout, dit Moïse, tu avais plusieurs fiefs et je m'en suis
-emparé...
-
---Tout mon fief, dit Joseph, est en Notre-Seigneur.
-
-Mais Moïse, ne pouvant croire à tant de désintéressement, résolut de le
-toucher avec adresse:
-
---Eh donc! dit-il, de Notre-Seigneur relevaient les pêcheries et les
-établissements qui florissaient au bord du Lac de Tibériade?...
-
---Arrête! Arrête! s'écria Joseph. Et il se prit le front dans la main.
-Le nom du Lac de Tibériade lui rappelait la douceur de vivre.
-
---En effet! dit-il, c'étaient de beaux établissements, et bien situés
-aux bas des pentes où mûrissaient les raisins, les figues et les olives;
-et comme il était agréable de voir les barques chargées regagner le
-rivage à la tombée de la nuit!
-
-Une larme vint au bord de sa paupière.
-
---Dire que j'avais eu tout cela pour rien! fit-il, quinze cents deniers!
-Cela valait le double!
-
---La valeur a centuplé! dit Moïse.
-
---Centuplé! s'écria Joseph. Et son oeil se mouilla tout à fait. Il
-penchait la tête et il considérait, dans sa pensée, cette grande
-prospérité, là-bas, couchée au soleil le long du rivage de sable fin.
-
---Je te restituerai tout cela! dit Moïse.
-
---Non pas! non pas! fit Joseph touché dans sa bonté.
-
---Si fait! Si fait! C'est une chose accomplie. Tiens! prends tout de
-suite cette bourse qui ne contient pas seulement le produit d'une année
-et qui est assez arrondie, comme tu vois...
-
---Au moins, dit Joseph, prélèveras-tu une forte part pour ta bonne
-gestion?
-
-Moïse, comprenant qu'il l'avait gagné par le goût des biens terrestres
-qui est très fort contre Dieu, ne put contenir sa bonne humeur:
-
---Maintenant, ajouta-t-il, sur un ton plaisant, je me souviens d'avoir
-employé la violence pour épouser ta soeur Enigée qui héritait de ton
-bien. Si tu ne veux pas de moi pour beau-frère, je la répudierai, car la
-voici un peu flétrie à l'heure qu'il est et j'épouserai une certaine
-Corinne qui est venue avec les Romains et qui a de l'agrément.
-
-Joseph se mit à rire de tout son coeur en bon homme qu'il était. Il
-embrassa Moïse pour lui prouver son amitié, et lui dit de s'asseoir à la
-table, ce dont Vespasien et ses seigneurs ne furent pas trop flattés.
-
- *
-
- * *
-
-Joseph fit le serment d'employer sa richesse à la gloire de Dieu.
-
-Ensuite, il rompit le pain, en mémoire de ce qu'avait fait
-Notre-Seigneur, et il le distribua en parties aux personnes qui étaient
-assises à la table:
-
-à Vespasien d'abord,
-
-aux chevaliers ensuite.
-
-Quand vint le tour de Moïse, tout le monde, sauf Joseph dont la bonté
-était extrême, craignait que Dieu ne fût offensé.
-
-Or, comme Moïse allait porter le pain à sa bouche, voilà qu'il se fait
-un grand fracas, et que Moïse disparaît, ainsi que son siège, aussi
-complètement que s'ils n'avaient jamais été.
-
-Tous en furent extrêmement émus, et n'eût été la grande piété avec quoi
-ils accomplissaient le service divin, ils l'eussent certainement
-interrompu. Mais aussitôt que le service fut achevé, Vespasien dit à
-Joseph:
-
---Jamais nous n'avons eu tant de frayeur: dites-nous, je vous en prie,
-ce que Moïse est devenu!
-
---Quant à moi, je n'en sais rien, dit Joseph, mais nous pourrons le
-savoir de Celui par qui toutes choses arrivent.
-
-Et il interrogea le Saint vaisseau.
-
-Alors on entendit une voix qui sortait du vaisseau, et qui dit:
-
-«Ne vous inquiétez pas de Moïse qui fut, à la vérité, fourbe, menteur,
-assassin et sacrilège, mais qui, cependant, contribua à la gloire de
-Dieu, puisque par lui Joseph fut amené à connaître le vrai bien, dans
-cette prison, et puisque par lui fut fondée cette fortune moyennant quoi
-vous établirez la part matérielle de mon oeuvre, qui s'adresse plus
-clairement aux hommes. Car je vous en avertis, beaucoup vous paraissent
-méprisables, qui tiennent un rôle dont le sens vous échappe; vous ne
-voyez que l'architecte qui construit une maison, et j'ai souci également
-du maçon et de l'ouvrier plus médiocre encore qui mélange la terre avec
-l'eau. C'est pourquoi je vous conseille de vous occuper le moins
-possible de la justice: vous n'y entendez rien; elle est aux mains de
-mon Père, et je frapperai en son nom. J'ai enlevé ainsi Moïse qui était
-mauvais au milieu de vous, mais qui peut valoir en des emplois où vous
-ne vaudriez rien. Vous le retrouverez dans la vie.
-
-»Vous autres, aimez-vous les uns les autres, et aimez-moi dans le fond
-de votre coeur, afin que le monde, qui est semblable à la prison de
-Joseph, vous soit transformé en un lieu agréable, comme cela est arrivé
-pour lui.»
-
-
-
-
-LES TABLETTES DE CYTHÈRE
-
-
-Vers le milieu de la neuvième journée, nous vîmes monter, sur la mer, de
-petites barques aux voiles gonflées, et Myrrha agita aussitôt les mains,
-et leva ses bras nus qui s'éclairent, au jour, d'un peu de duvet d'or.
-
---Myrrha! dis-je en enserrant son corps chéri, il convient en effet de
-recevoir avec des marques de gaieté la nouvelle qu'il y a encore des
-hommes, et qui vont à leur négoce et à leurs entreprises de gloire,
-depuis que nous nous aimons sur cette île solitaire. Ces petites voiles
-pleines de vent sont puériles, n'est-ce pas? comme des joues de
-nouveau-nés. Si tu veux, nous allons danser et rire, et nous tresserons,
-à l'heure du crépuscule, des guirlandes agréables à Aphrodite, avec la
-tige des églantiers mêlée de myrtes et de violettes?
-
-Myrrha ne refusa pas de balancer sa jambe pure en cadence et s'échauffa
-même à secouer le tambourin au-dessus de sa chevelure. Elle chanta, et
-je me baissai pour aspirer, sur sa bouche, le souffle sonore et
-l'allégresse de ma chère amante.
-
-Cependant les petites barques furent bientôt assez près de nous pour que
-le bruit des voix nous en parvînt, et nous pûmes même discerner en leur
-cacophonie les dialectes divers et la grossièreté des propos. Il y avait
-des gens de toutes les contrées de la Grèce, et jusques à des Barbares;
-et c'était un ramassis d'hommes de peu de valeur et allant à l'aventure.
-
---Myrrha! dis-je, c'est assez d'ironie, et tu as fait suffisamment
-d'honneur à ces étrangers qui ne le méritent pas. Retirons-nous de
-l'autre côté des rochers et gagnons nos endroits fleuris. Si tout ce
-monde tient à aborder ici, nous lui offrirons du lait, du miel et des
-grenades. Allons-nous-en!
-
-Mais, tout au contraire, Myrrha se mit à courir sur la grève de sable
-fin, et elle mouilla ses pieds dans la mer; et elle commença de ramener
-ses cheveux en touffe au sommet de la tête, à la manière thébaine, et
-elle les retint par une agrafe d'or à la tête de Silène, qu'elle tira
-avec d'autres bijoux d'une petite boite de cornaline. Elle passa à son
-cou son joli collier de bronze contourné en spirale, et à son doigt des
-anneaux ornés de grenats syriaques et de prase qui est une pierre
-nouvelle.
-
-Je jure que je crus mourir en voyant cela et que j'accomplis quelques
-prières extravagantes de Myrrha,--comme d'agrafer moi-même sa
-ceinture,--de la façon dont les machines dociles, au théâtre, portent et
-supportent les dieux. Ma bouche serrée fut quelque temps muette; puis,
-j'eus une envie de pleurer, que je retins, à cause de la présence de ces
-Barbares. Enfin, quand je pus parler:
-
---Myrrha! ma petite Myrrha! lui dis-je, quelle fantaisie ou quelle folie
-t'a prise tout à coup en face de ces vilains hommes mal épilés et
-beaucoup plus vulgaires que ceux que nous avons fuis pour venir nous
-aimer ici, Myrrha, il y a de cela neuf jours à peine révolus?
-
---Oh! je t'aime! dit-elle, en nouant ses beaux bras à mon cou dans une
-pose à charmer jusqu'aux lents coquillages ou aux écueils de la mer.
-
-Elle reçut mon baiser, puis elle tourna la tête et m'échappa des mains.
-
---Je t'aime, dit-elle encore, je n'aime que toi, mon amour.
-
-Et elle était toute penchée déjà vers les hommes des petites barques,
-qui levaient de son côté de lourds yeux chargés d'étonnement et de
-désirs.
-
-Je me suspendis au tissu léger de sa tunique et fis céder la petite
-fibule d'or qui retenait ce vêtement à la gorge. Je vis la peau blonde
-de l'épaule, durant que des hommes aux mauvais accents, qui étaient pour
-le moins des îles tributaires, s'écriaient dans les barques: «Evohé!
-c'est Aphrodite elle-même!» ce que ceux qui étaient des Barbares
-traduisaient en leur langue.
-
---Je t'aime! jetai-je à Myrrha, alors qu'elle était déjà loin et que des
-mains froissaient ses vêtements; car en cet instant je ne me souvins
-plus que de l'aimer. Elle répondit:
-
---Je n'aime que toi!
-
-On voyait qu'elle était partagée entre la joie et la tristesse. Je lui
-criai:
-
---Tu ne sais donc pas ce que tu fais?
-
---Je ne le sais pas! répondit-elle.
-
-Il se passa quelque chose de bien étrange. J'étais agenouillé sur le
-rivage, près de quelques objets qu'elle avait laissés. Il y avait son
-miroir que je baisai à l'endroit où fut son image. Je ramassai aussi un
-fruit qu'elle avait mordu et dont la chair humide gardait la marque de
-ses dents; je me mis à baiser la morsure de ce fruit, et à ce moment je
-n'eus plus honte de pleurer même en face des étrangers et des Barbares.
-Je distinguai, dans ma confusion, que Myrrha avait sur le visage les
-traces d'un chagrin égal. Je crus qu'elle me tendait les bras, et je vis
-son pied cambré dans un effort pour revenir; mais son regard ayant
-rencontré tous ces yeux qui l'admiraient de façons diverses, elle ne put
-se retenir d'éprouver le bonheur d'être belle _autant de fois qu'il y
-avait d'hommes alentour_.
-
---Mais! fis-je, à eux tous, ils ne t'accordent pas tant de beauté que je
-fais, tout seul!
-
-Elle rit. Elle se laissait alors transporter de barque en barque pour
-que d'autres hommes éprouvassent d'elle un étonnement nouveau, et
-qu'elle fût ravie d'être _nouvellement belle, toujours_.
-
-La brise souffla, et je vis s'en aller les barques avec ma petite Myrrha
-bien-aimée. Tout cela fut presque aussitôt lointain et puéril, avec
-cette apparence de joues gonflées de nouveau-nés. Cependant, quand le
-geste doré des bras de Myrrha s'éteignit, je tombai, comme un hoplite
-blessé, sur le rivage.
-
-Alors, j'ai brisé le petit miroir qui ne sut rendre qu'une beauté, ce
-qui est trop peu pour Myrrha qui les a toutes, assurément. Et je vais
-clore à jamais mes yeux, parce qu'ils furent inhabiles à feindre les
-mille artifices qu'il fallait, et n'exprimèrent que l'unique aveu du
-grand amour de mon coeur. Mais auparavant, j'ai écrit ceci, et je
-l'enferme dans le vase funéraire que nous avions apporté là pour
-contenir nos cendres quand le jour eût été venu.
-
-Puisse l'amant qui le découvrira, orner et aviver son amour de la
-mélancolie que j'enclos en cette terre légère.
-
-
-
-
-LE BON JUGEMENT DU TRIBUNAL DES MOEURS, A VENISE
-
-
-Francesco di San Polo, fils d'un gentilhomme vénitien, fut embarqué de
-bonne heure sur les galères de la République et grandit parmi les Turcs
-et les gens enturbanés de l'Orient, dont les moeurs sont mauvaises.
-Étant revenu à l'âge d'homme dans sa patrie, il y afficha un vif dédain
-autant envers les demoiselles patriciennes qu'envers les courtisanes.
-Pour ce qui était des premières, le scandale n'était pas grand, vu que
-ces péronnelles étaient gauches et engoncées pour la plupart, et que
-Francesco, à vingt ans, pouvait avoir de l'éloignement pour le mariage.
-Quant aux dames galantes, grasses, nombreuses et renommées, habilement
-teintes, fardées à grands frais et aussi expertes à la conversation qu'à
-tous les arts de la volupté, n'y avait-il pas lieu de s'étonner qu'elles
-ne retinssent ce jeune homme par les fines mailles de leurs attraits?
-
-De plus, Francesco emmenait des garçons dans sa gondole, à la tombée de
-la nuit, et leurs promenades étaient longues et mystérieuses.
-
-Des dames, émues de sa beauté naturelle et dépitées de sa froideur,
-l'accusèrent d'avoir rempli, chez les Turcs, des emplois déshonorants.
-Mais plusieurs adolescents des meilleures familles vénitiennes
-laissèrent entendre qu'en tout cas il n'en avait pas la marque.
-Là-dessus les langues allèrent, et il se fit un grand bruit à Venise
-autour du jeune Francesco di San Polo, qui s'étonnait beaucoup, de son
-côté, qu'on le trouvât si intéressant, alors que personne précisément ne
-l'avait remarqué durant ses voyages dans le Levant.
-
-Aussi fit-il la figure la plus divertissante lorsqu'il fut déféré devant
-le collège chargé d'instruire contre les sodomites, qui se réunissait
-tous les vendredis, selon une loi du 22 mars mil quatre cent
-cinquante-huit.
-
- *
-
- * *
-
-Loin de nier la particularité sur laquelle on l'invitait à répondre, le
-bon Francesco en étala avec une complaisance touchante les phases
-diverses devant le tribunal. A l'entendre, aucune coutume n'avait plus
-de beauté que celle dont on lui faisait reproche; il le prouvait tant
-par l'histoire que par la science esthétique. Il parlait avec abondance,
-s'échauffait, agrémentait de vers latins et même de grecs la vivacité de
-sa défense. Il clôtura sa harangue en exprimant le regret où il était
-que la République, si avancée parmi les nations pour tout ce qui touche
-les institutions et l'excellence des moeurs, s'obstinât à demeurer dans
-l'ignorance de celles-ci. Enfin, ce jeune homme avait tant d'honnêteté
-dans sa conviction qu'il ne doutait point qu'avant seulement qu'on lui
-donnât à boire pour avoir parlé si bien, les divertissements de Sodome
-ne fussent recommandés fortement et solennellement aux citoyens de
-Venise.
-
-Il en arriva autrement, et notre Francesco fut bel et bien condamné.
-Toutefois, l'on verra une preuve de la magnanime sagesse de ses juges et
-de l'heureuse souplesse de la procédure vénitienne dans le châtiment
-spécial que l'on prit la peine d'ajouter, en faveur du coupable, au
-supplice de la _cheba_ qui lui revenait de droit.
-
- *
-
- * *
-
-Le supplice de la _cheba_ consistait à être enfermé en une cage de bois,
-que l'on hissait à mi-hauteur du clocher de Saint-Marc, et
-extérieurement, de façon que le patient y subît les rigueurs de la
-saison et y fût exposé aux quolibets des passants.
-
-Voici la teneur de l'addition qui y fut faite dans l'intérêt de
-Francesco:
-
-«Ledit (Francesco) recevra chaque soir et bon gré mal gré, après le
-couvre-feu,--pour éviter le scandale,--et en sa cage, la visite d'une de
-nos plus notables courtisanes, et le lendemain d'une autre, et ainsi de
-suite, jusqu'à l'expiration du délai de sa peine.
-
-»Ceci pour la plus grande gloire de Dieu et dans le but que le coupable
-soit ramené dans la voie qu'il (le Seigneur) a tracée de sa main et
-indiquée à notre premier père pour notre bien et celui de nos enfants,
-petits-enfants et arrière-petits-enfants.»
-
- *
-
- * *
-
-Un beau matin, l'on vit brimbaler au bout d'une corde la cage de bois
-contenant notre malheureux Francesco di San Polo assez déconfit, penaud,
-mal en point, et prenant le ciel à partie qu'il était victime d'une
-grande iniquité. Vous pensez que les gens de Venise ne faisaient pas
-défaut autour du clocher de Saint-Marc ni sur toute la place, qui est le
-lieu où se traitent les affaires et le seul endroit de la ville où se
-fasse la promenade à pied sec. On dit qu'il n'y eut ni dame ni
-demoiselle qui ne s'y montrât ce jour-là, soit en chaise, soit
-simplement juchée sur les hauts patins pour lors à la mode. Et il faut y
-ajouter, bien entendu, les personnes adonnées à la galanterie, dont le
-nombre, d'après les meilleurs documents, n'était pas inférieur à onze
-mille, et qui avaient un intérêt direct à prendre connaissance de la
-figure du sire, puisque chacune d'elles était tenue d'essayer de la
-dérider tour à tour.
-
-Francesco, à mi-hauteur de son clocher, ne pouvait répondre aux mille
-lazzi et aux malhonnêtetés de toute sorte qui lui montaient de cette
-foule assemblée. D'ailleurs, rien ne porte à l'indulgence comme
-d'envisager les hommes et les femmes d'un peu haut; et il est probable
-qu'il en était en ce temps-là comme aujourd'hui. L'histoire ignore sur
-quel point porta sa méditation, et se contente d'enregistrer que, vers
-l'instant où le soleil déclinait et alors qu'une grande quantité de
-badauds bâillaient encore du côté du condamné, celui-ci, ayant contenu
-un besoin depuis l'heure de l'aurore, s'en soulagea librement,
-pleinement et à la ronde sur toutes les classes de la société, qui prit
-texte de cette pluie incongrue pour se disperser et s'en aller souper.
-
-De sorte qu'il ne resta guère sur la place Saint-Marc, à l'heure du
-couvre-feu, que les personnes qui y possédaient pignon ou fenêtre et qui
-comptaient sur le lever de la lune pour voir ce qu'il adviendrait du
-prisonnier sodomite et de la compagne à lui octroyée par jugement en
-bonne forme.
-
- *
-
- * *
-
-La malchance fit que la lune fût ce soir-là couverte aussi complètement
-qu'une chandelle sur quoi se fût assise par mégarde quelque matrone
-vénitienne.
-
-Le lendemain on n'y pensait plus: telle est l'inconstance de la faveur
-des esprits.
-
-Les courtisanes accomplissaient avec ponctualité et discrétion la
-besogne quotidienne que leur avait départie la Justice. Et des mois se
-passèrent sans que l'on prît seulement garde à cette cage poussée au
-flanc du clocher de Saint-Marc comme une verrue ou une gibbosité
-naturelle sur quoi se posaient journellement les colombes.
-
- *
-
- * *
-
-Toutefois, au bout de six mois, Francesco di San Polo fut trouvé mort
-par la cent quatre-vingt-troisième courtisane hissée en cet endroit, à
-l'heure du couvre-feu.
-
-On se montra fort étonné de ce résultat, et une enquête fut ouverte
-par-devant le Conseil qui avait jugé Francesco. Les cent
-quatre-vingt-trois personnes galantes y comparurent et déposèrent une à
-une selon la date de leur coopération à la besogne de la justice.
-
---Quel homme était, à votre sentiment, ce Francesco di San Polo? leur
-fut-il demandé.
-
-Pour les cinq ou six premières, c'était un triste personnage, sans goût,
-sans appétit et sans politesse, enfin dénué de tout avantage.
-
-De la septième à la douzième, il était jugé hésitant et malhabile,
-gauche à l'excès en ses façons.
-
-Ce travers était confirmé par la treizième courtisane, à laquelle
-toutefois il n'avait pas déplu, et qui l'avait trouvé original et ayant
-des penchants au rebours du commun.
-
-On remarqua beaucoup l'avis de la quinzième d'après laquelle Francesco
-était déjà un homme ordinaire.
-
-Ordinaire n'était point le mot qu'il convenait d'employer en parlant de
-ce jeune homme, opinèrent les cinq filles suivantes, car il était un
-fort bon amant, expert et agissant, avec qui le temps ne durait point.
-
-Sur les cent qui déposèrent après, il n'y en eut pas une qui contredît
-cette opinion favorable, sinon que trente-quatre d'entre elles
-affirmèrent qu'elles étaient grosses de ses oeuvres. En outre, toutes
-l'avaient entendu, dans le moment de la pâmoison, bénir ses juges en les
-recommandant à Dieu, chacun par leur nom et avec grande ardeur et
-gratitude.
-
-Le Conseil pleura à l'audition de ces paroles et se sentit pris aux
-entrailles d'un vif sentiment d'indulgence rétrospective pour l'ancien
-sodomite converti et puis mort de l'abus des justes plaisirs de l'amour.
-
---Et vous, mesdemoiselles? dit l'assemblée, émue et tout d'une seule
-voix, en s'adressant aux soixante-trois courtisanes restantes.
-
-Celles-ci furent secouées d'un sanglot unanime et pour toute réponse
-montrèrent les marques visibles des combats qu'elles s'étaient livrés
-entre elles avant de monter dans la cage, par suite de leur empressement
-et à cause de la renommée que le détenu s'était acquise dans les
-exploits amoureux.
-
-
-
-
-TABUBU
-
-
-Un brave homme, nommé Setna, en se promenant un jour sur le bord du Nil,
-aperçut une femme qui lui parut très belle, bien qu'il ne lui vît pas la
-figure. Elle portait beaucoup d'or sur ses vêtements, et elle était
-suivie de cinquante-deux jeunes filles de tournure agréable.
-
-Setna en perdit immédiatement la tête. Il fit signe à son jeune
-serviteur et lui commanda de savoir tout de suite qui était cette femme.
-
-Le jeune serviteur s'approcha aussitôt de la jeune servante qui marchait
-derrière la belle femme et lui demanda le nom de sa maîtresse.
-
---Tabubu, dit la jeune servante. Et elle sourit à cause de celui qui en
-était encore à s'informer de Tabubu, que connaissaient tous les hommes.
-
-Le jeune serviteur rapporta à Setna ce qu'il avait appris.
-
---Retourne vers cette fille et dis-lui d'avertir sa maîtresse que je
-m'appelle Setna et que je donnerai dix pièces d'argent pour passer une
-heure avec elle.
-
-Le garçon rapporta la réponse:
-
---Tabubu fait dire à Setna qu'il se trompe s'il la prend pour une
-personne vile, et qu'elle est sage.
-
---C'est bien! dit Setna dont la figure se colorait comme le ciel au
-soleil couchant, retourne encore et fais dire à Tabubu que je suis
-capable d'user de violence.
-
-Le jeune serviteur parlementa de nouveau et revint:
-
---Tabubu répond que, dans ce cas, il n'y a qu'à aller la trouver chez
-elle, dans une belle maison derrière le temple de Bast, et que là, Setna
-fera d'elle tout ce qu'il voudra, moyennant dix pièces d'argent.
-
-Le soir même, Setna se rendit derrière le temple de Bast, et, avisant
-une belle maison, il demanda qui demeurait là. On le prit d'abord pour
-un homme ivre; mais, comme il insistait, quelqu'un lui dit d'un air
-équivoque:
-
---C'est Tabubu.
-
---Fort bien, dit Setna, c'est chez elle que je vais.
-
-On avertit Tabubu. Elle descendit, modestement voilée, mais couverte de
-riches parures; et Setna se félicita d'être venu chez elle. Elle le prit
-par la main et le conduisit dans le jardin où il vit les cinquante-deux
-jeunes filles occupées à chanter, à jouer ou à prendre des poses propres
-à ravir les yeux. Les pelouses étaient très bien éclairées et l'eau des
-bassins, formant miroir, multipliait les lumières.
-
---Tu vois, dit Tabubu, que rien ne laisse à désirer dans ma maison.
-
-Setna, qui se sentait le feu dans le corps, dit:
-
---Allons à l'intérieur.
-
-Tabubu le fit monter par le perron, et ils pénétrèrent dans une salle
-ouverte par tout un côté sur le dehors et d'où l'on apercevait les ébats
-des joyeuses filles. Elle était ornée de lapis-lazuli et de vraies
-turquoises. Il y avait autour de la pièce des lits nombreux drapés
-d'étoffe de fin lin. Nombre de coupes d'or étaient disposées sur un
-buffet et chacune était remplie de vin. On apporta des mets variés et
-des fruits.
-
---Qu'il te plaise boire et manger, dit Tabubu.
-
---Ce n'est pas ce que je demande, dit Setna.
-
-Tabubu lui dit:
-
---Moi, je suis sage, je ne suis pas une personne vile. Si tu tiens à
-faire ce que tu veux avec moi, il faut me céder par contrat tous tes
-biens.
-
---Pourquoi n'ôtes-tu pas le voile qui te couvre la figure? dit Setna.
-
---Je viens précisément de t'en donner la raison. Tu te trompes si tu me
-crois celle que tu penses.
-
-«Voici cinquante-deux jeunes filles sans aucun voile et ce n'est pas
-elles que tu désires. Laisse donc cela. D'ailleurs ne suis-je pas très
-bien faite par tout le reste du corps?
-
---Si, si, dit Setna, je vois que tu es parfaitement bien; finissons,
-allons à l'intérieur.
-
-Tabubu fit venir un scribe et faire à Setna un contrat de cession pour
-tous ses biens.
-
-Quand Setna eut signé, il dit:
-
---Allons à l'intérieur.
-
---Viens, dit Tabubu.
-
-Mais, au moment où ils allaient pénétrer dans l'appartement, on vint
-dire à Setna:
-
---Tes enfants sont en bas, ils t'ont suivi et ils veulent que tu
-descendes sur-le-champ!
-
---Ces enfants viennent mal à propos, dit Setna; mais, quant à moi, je ne
-peux pas descendre; qu'on les fasse monter.
-
-Tabubu s'habilla d'un habit de lin, pendant qu'on faisait monter les
-enfants. Setna voyait tous ses membres à travers l'étoffe, et son amour
-grandissait encore.
-
---Finissons, dit-il; allons à l'intérieur.
-
---Voilà tes enfants, dit Tabubu; si tu tiens beaucoup à faire ce que tu
-veux avec moi, prie-les de signer au-dessous du contrat que tu as fait
-en ma faveur, afin qu'ils ne contestent pas le don de tes biens.
-
-Les enfants étant rentrés signèrent ce qu'on leur demandait. Après quoi,
-Setna dit:
-
---Finissons, allons à l'intérieur!
-
---Moi, je suis sage, dit Tabubu; je ne suis pas une personne vile; si tu
-tiens absolument à faire ce que tu veux avec moi, fais tuer tes enfants
-pour qu'ils ne se disputent pas un jour avec les miens.
-
---Je voudrais au moins, dit Setna, que tu ôtasses ton voile afin de
-savoir pour quelle beauté, je vais commettre cette méchante action.
-
-Tabubu lança un vif éclat de rire. Elle se promenait à contre-jour, le
-long de la muraille qui portait les lumières, de sorte que l'on voyait
-la forme de son corps au travers de l'habit de lin. Et il n'y avait que
-son visage que l'on ne vît point.
-
-Setna se tourna vers ses enfants, afin de leur demander s'ils
-comprenaient que l'on fît les plus grandes folies pour cette femme. Mais
-il vit ceux d'entre eux qui commençaient à être des hommes s'élancer
-vers Tabubu avec tous les signes d'un désir au moins égal au sien, et il
-pensa qu'ils tueraient leur père pour passer une heure avec elle. Alors
-il dit:
-
---Qu'on les tue!
-
-Tabubu les fit égorger là où ils étaient et fit jeter leurs corps en bas
-du perron, devant les chiens et les chats qui mangèrent leur chair.
-Setna entendit ronger leurs os en buvant avec Tabubu.
-
---Tout ce que tu m'as demandé, je l'ai fait, dit-il; finissons, allons à
-l'intérieur.
-
---Entre dans cette salle.
-
-Il entra dans la salle, se coucha sur un lit d'ivoire et d'ébène, et
-étendit la main vers Tabubu.
-
---Me voici, dit-elle en se découvrant. Alors, il s'aperçut qu'elle avait
-la figure désobligeante des proxénètes d'un certain âge et que sa bouche
-était un cloaque immonde.
-
-Mais il ne se montra point mécontent; il se leva tranquillement et
-descendit en passant par les endroits où il était passé pour venir.
-
-Le bruit de son aventure était répandu; on se moqua de lui dans les
-jardins où les jeunes filles étaient accouplées avec des hommes de
-différentes nations, et on lui fit honte d'avoir perdu ses enfants et
-son bien pour une hideuse créature.
-
-Il s'en alla, en pensant que ces gens-là sortiraient de cette maison
-d'amour, sans savoir ce que c'était que l'amour, alors que lui, il en
-avait goûté les plus vives délices par les transes effroyables du désir.
-
-
-
-
-VOYAGE DE CANDIDE AVEC PANGLOSS AU VRAI ELDORADO
-
-
-Il n'y avait pas quinze jours que Candide avait résolu de cultiver son
-jardin, qu'il était fatigué de manger des cédrats confits et des
-pistaches, peut-être aussi de voir le vilain visage de Cunégonde. Il
-exprima à Pangloss le doute où il était d'avoir touché réellement
-Eldorado. Eh quoi! dit Pangloss, n'y prîtes-vous point cinquante moutons
-chargés d'or, de pierreries et de diamants? Vous ne m'entendez pas,
-reprit Candide, je me demande si je n'eusse point trouvé ailleurs, par
-exemple, un sequin qui eût valu dix fois la charge de mes cinquante
-moutons et qui eût tenu dans mon gousset, par quoi j'eusse évité les
-nombreuses pertes que je fis dans les marais, dans les déserts et par le
-moyen d'un négociant hollandais. En ce cas, opina Pangloss, il faut
-aller au vrai Eldorado. Et ils y allèrent.
-
-Ils avaient tout juste posé le pied dans le pays, que des gens se mirent
-à pleurer à leur aspect, parce qu'ils avaient mauvaise mine, ayant
-beaucoup voyagé. Voilà qui marque un bon naturel! s'exclama Pangloss, en
-s'avançant, la main tendue, vers les habitants d'Eldorado. Voyez,
-dit-il, en retournant vers Candide sa main toute mouillée de larmes, ces
-gens ont le coeur sur ma main. Mais, dit Candide, nous avons, nous
-autres, l'estomac sur les talons, et on ne vous a rien donné...
-Néanmoins, le pays me plaît, dit Pangloss, car je ne vis personne
-témoigner tant de compassion quand je fus desservi par la fortune, ce
-qui m'arriva quelquefois.
-
-Comme ils commençaient de philosopher, on leur mit dans la main des
-gazettes. Ils s'étonnèrent du bon marché de la pensée à Eldorado. Eh!
-fit Candide, c'est là sans doute la nourriture de ce pays merveilleux,
-et nous n'avons pas remercié la personne charitable... Ils couraient
-s'acquitter de cette politesse; mais, ayant dérangé un loqueteux qui
-extirpait un superbe chronomètre du gousset d'un gentilhomme, ils
-reçurent un coup de pied violent. J'aurais plaisir, dit Candide, à aller
-voir pendre ce misérable. Qu'est-ce à dire? fit le gentilhomme, et
-comment traitez-vous ce pauvre homme qui paisiblement s'en va, ayant
-achevé son travail? Eh quoi! Monsieur, dit Candide, votre
-chronomètre!... Taisez-vous donc! se hâta de lui souffler Pangloss qui
-avait l'esprit philosophique et avait déjà lu une partie de la gazette,
-apprenez donc, mon cher Candide, les moeurs de ce pays avant de vous
-courroucer de la sorte. Candide ouvrait de grands yeux en parcourant la
-gazette, tandis que la foule pleurait d'attendrissement en s'écartant
-devant le loqueteux paré du chronomètre, à cause de la grande misère
-qu'il avait dû souffrir. Quelques lieutenants de la maréchaussée
-s'essuyaient l'oeil du revers de la main.
-
-Candide avait absorbé plus des trois quarts de la gazette et ne se
-sentait pas la faim moins opiniâtre. Pangloss, au contraire, ne pensait
-plus du tout à cela; tenant d'une main la gazette qu'il brandissait
-comme un drapeau, il attira Candide sur son coeur et l'embrassa à
-plusieurs reprises et convulsivement. Candide s'essuyait le visage et
-n'était pas encore revenu de ses façons, qu'il vit que Pangloss
-embrassait aussi tout le monde, et en était mouillé et le mouillait, les
-larmes ne tarissant pas à Eldorado. On s'absorbait en commentant la
-mésaventure d'un petit toutou qui avait été écrasé par un personnage qui
-avait le front de faire passer son carrosse au milieu de la chaussée où
-justement se trouvait le chien; ou bien un âne avait été battu, en
-province; ou un assassin condamné par quelque cour arriérée. Il fallait
-que de tels forfaits prissent fin. Et on venait précisément d'adjoindre
-des femmes à tous ceux qui détenaient une partie quelconque de la force
-publique. Il y en aurait désormais près de chaque magistrat, près de
-chaque capitaine dans le commandement de la compagnie, près de tout
-préposé au bon ordre de la voirie et jusque dans le conseil du roi, de
-manière que l'on évitât les violences, prêtât aux infamies une oreille
-indulgente et réprimât les tentatives de virilité. Oh! oh! pensait
-Candide, me voici bien éloigné des Bulgares chez qui je passai
-trente-six fois par les baguettes et qui tout de même étaient de fiers
-gaillards. Quelle grande nation doit être celle-ci, puisque tout y va
-beaucoup mieux, y allant tout juste à rebours? Cependant, j'ai soupé
-ailleurs avec six monarques et je n'ai pas une noisette à me mettre ici
-sous la dent.
-
-Il allait appeler Pangloss, mais il l'aperçut parmi beaucoup de
-personnes fort occupées pour le moment à débarrasser un régiment de
-milice de ses armes et bagages incommodants. Et, s'en étant chargées,
-elles les portaient en rythmant le pas aux côtés de ces pauvres
-fantassins. Elles leur tenaient aussi des discours. Nous laissons, dit
-quelqu'un, à côté de Candide, nos citoyens les plus éloquents approcher
-de ces militaires pour leur rappeler chaque matin qu'il est plus doux
-d'aller à la promenade, la canne à la main, qu'à la manoeuvre, le
-mousquet sur l'épaule. Mais, dit Candide, que ne supprimez-vous cette
-pauvre milice? Il est vrai, monsieur, mais, telle quelle, nous avons
-accoutumé de l'aimer et d'être émus à son passage; elle nous tient fort
-à coeur et elle est en outre une inépuisable matière à alimenter nos
-feuilles de contes humoristiques et compatissants... Je n'entends pas
-tous vos termes, dit Candide, le compatissant est-il donc un genre
-littéraire? Monsieur, vous sortez de chez les Hurons, ou venez tout
-droit de Monomotapa, pour ignorer que notre littérature est
-compatissante. On en a fini avec les errements de nos pères.
-Figurez-vous qu'ils guerroyaient, domptaient des peuples, gagnaient des
-provinces, qu'ils édifiaient des monuments et d'imposants ouvrages dont
-vous pourrez voir encore quelques débris que nous laissons debout bien
-qu'ils aient coûté beaucoup de sueur populaire... Vous souriez,
-monsieur? Votre langue, dit Candide, me cause seulement de la
-surprise... Je songe à M. de Voltaire... Soit, reprit le citoyen
-d'Eldorado, mais sachez que si, du temps de M. de Voltaire, on était
-fort en bel esprit et soucieux du beau langage, c'est en bonté
-qu'aujourd'hui l'on excelle. Nous sommes bons, monsieur, nous ne voulons
-plus rien être que bons; nous ne ferons que de bonnes oeuvres; nos
-livres sont de pitié, nos journaux d'amour, nos réunions de charité et
-nos familles sont en train de se constituer sur des bases qui sont
-d'abnégation et dont nous attendons les effets les meilleurs. Tenez, de
-ces trois bambins qui sont élevés chez les jésuites et entrent manger un
-baba chez le pâtissier, en compagnie de cette belle dame, deux sont les
-fils d'un misérable homme qui, faute d'éducation, étrangla ses père et
-mère; et toutes ces petites filles qu'une gouvernante mène à la pension
-étaient à un infortuné qui fit sauter la diligence où se trouvait la
-famille qui, aussitôt rétablie sur pieds, les adopta. Il est dommage,
-dit Candide, que Pangloss s'en soit allé en portant le fourniment d'un
-militaire, car c'est un grand philosophe, et il apprécierait votre pays
-avec plus de discernement que moi qui ai l'estomac creux. A ces mots, le
-citoyen d'Eldorado fut secoué d'un violent sanglot, regarda Candide en
-pitié, et s'en fut, s'épongeant avec son mouchoir.
-
-Candide avisa un groupe qui discutait avec toutes les apparences de la
-gravité autour d'un homme pour qui l'on semblait avoir les plus grands
-égards. S'étant approché, il reconnut que cet homme était Pangloss. Il
-venait de tordre le cou à un évêque. Et le groupe était de personnes de
-qualité qui interprétaient son acte au point de vue philosophique.
-Candide admira que les gazettes que l'on distribuait abondaient déjà en
-détails sur les mobiles du crime et sur l'évolution idéologique de
-l'auteur. De tous côtés venaient des hommes en livrée apporter à
-Pangloss des cartes armoriées avec invitation à souper. Emmenez-moi!
-implora Candide. A quel titre? fit Pangloss. Quel est cet intrus? firent
-les personnes de qualité qui prenaient le point de vue philosophique, en
-écartant du talon le quémandeur. Ah! bien! s'écria Candide. Et comme un
-carrosse était à sa portée, fortement garni de dorures et de laquais, il
-transperça d'outre en outre, à l'aide d'un long poignard, le seigneur
-qui s'y faisait voiturer. C'était un ministre du roi. Tout le monde
-quitta Pangloss et vint entourer Candide. On lui prêta les motifs les
-plus ingénieux du monde, et Candide, qui ne les eût point inventés, en
-fut fier. Il était campé, le poing sur la hanche, et narguait d'un peu
-haut Pangloss qui n'avait tué qu'un évêque. Cependant, ayant été priés
-l'un et l'autre dans un grand nombre de maisons, il arriva qu'ils se
-trouvèrent, le soir, à la même table. Pangloss y fut fêté comme un
-habile dialecticien et on honora en Candide un intuitif génial.
-
-Je voudrais bien, dit Candide, en se retirant au bras de Pangloss, que
-Martin fût ici; je crois que son pessimisme serait ébranlé. Tout ceci
-n'est que billevesées, dit Pangloss, et il y a mieux à faire à Eldorado.
-Ils recommencèrent de philosopher, et d'autant plus que le souper et les
-vins leur avaient échauffé la cervelle et qu'ils avaient vu un grand
-nombre de dames beaucoup mieux que Cunégonde et même qu'autrefois la
-petite Paquette, la femme de chambre de madame de Thunder-ten-Tronckh.
-Ce faisant, Pangloss entra dans une boutique et acheta trois forts sacs
-de poudre; il en fit acheter le double par Candide et recommença en un
-autre endroit; et, quand il eut vingt sacs de poudre, dit à Candide:
-Nous ferons sauter demain les seigneurs qui nous traitèrent ce soir et
-qui seront réunis en États-Généraux. Et ils le firent. Je pense, soupira
-Pangloss en voyant brimbaler, dans les airs, de notables portions du
-clergé et un véritable abatis de noblesse où se mêlait du tiers-état, je
-pense que voilà un coup qui sera commenté. Ne pensez-vous pas aussi,
-hasarda Candide, être une seconde fois pendu?
-
-Il fut fait tellement de bruit autour de cette affaire que le roi
-lui-même prononça: Voilà deux personnes fort intéressantes, et voulut
-voir Pangloss et Candide et les entendre développer leurs idées
-philosophiques. Ce fut une séance mémorable, et aucune illustration n'y
-manqua. Il n'y eut pas jusqu'à l'évêque et au ministre du roi, les
-premières victimes de Pangloss et de Candide, qui n'étaient point tout à
-fait mortes, qui ne tinssent à soutenir l'intérêt particulier qu'ils
-avaient pris à la belle attitude de ces messieurs durant qu'ils étaient
-par eux poignardés ou avaient le cou tordu. Ils déclarèrent qu'ils les
-avaient aussitôt couchés sur leur testament. Ces paroles eurent
-l'assentiment général, et les applaudissements redoublèrent quand
-Pangloss et Candide firent signe qu'ils acceptaient. Mais ceci ne fut
-rien au prix de l'empressement des familles de ceux qui avaient péri
-dans la salle des États-Généraux. Des courriers arrivaient de tous les
-points d'Eldorado, apportant, qui des dons en argent, qui des offres
-d'alliance pour les personnes et les familles de MM. Pangloss et
-Candide. Le mal, soupira Candide à l'oreille de Pangloss, est que vous
-n'ayez point de famille et que je sois marié à Cunégonde qui est si
-laide. Hélas! sanglotait Pangloss; et il s'apprêtait à subtiliser. Mais
-il entendit qu'il y avait 4.928 prétendants à la main de sa fille, de
-qui l'on demandait le petit nom. Il n'est que trop vrai, réfléchit
-Pangloss, que je n'ai pas plus de fille que je n'ai de cheveux sur le
-sinciput, et c'est bien regrettable; mais il m'en naît une peut-être.
-Et, à tout hasard, il dit un nom et celui qui lui vint fut Cunégonde.
-Mais c'est ma femme, quoique fort endommagée, objecta timidement
-Candide, outre que votre procédé a l'apparence malhonnête... Laissez
-donc aller les choses, dit Pangloss, elles vont le mieux du monde. Les
-4.928 prétendants en venaient aux mains. Le roi dit: Je l'épouse; car
-justement il cherchait femme. Mais il y eut le double de demandes pour
-la soeur de Candide, parce qu'il avait le visage agréable. Hélas! allait
-avouer Candide. Pangloss le coupa: Dites donc, je vous prie, le nom de
-Paquette; c'est une personne fort bien tournée et qui a l'usage du
-monde. On plaça de même frère Giroflée quoiqu'il fût théatin et puis
-Turc, et Cacambo et la vieille qui eut un tabouret à la cour quoiqu'elle
-ne fût capable de l'occuper qu'à moitié.
-
-Pangloss rêvait de professer la philosophie. On lui permit de grouper
-ceux qui partageaient la doctrine qu'il avait manifestée à Eldorado par
-des actes retentissants. C'étaient quelques douzaines de portefaix, des
-repris de justice et des voleurs de grands chemins, trois belles âmes,
-un duc et pair, une femmelette et quelques petits-maîtres. Pangloss ne
-perdit point de temps. On n'avait pas encore retrouvé l'auguste famille
-qui avait peut-être changé d'habitation à Constantinople, par la force
-des choses, que le grand philosophe avait déjà constitué avec ses
-disciples et les privilèges du roi, la société du _Péril d'Eldorado_. La
-presse y fit l'accueil le plus empressé. Les actions furent lancées à
-toute volée par le royaume, et il n'y eut point de capitaliste qui ne se
-fît scrupule d'en posséder un bon nombre. Les plus intelligents des
-écrivains tiraient un grand parti pour leurs chroniques de ce danger
-grandissant, dont ils simulaient chaque matin, par de jolis tours
-d'esprit et la meilleure apparence de bonne foi, avoir découvert les
-progrès; et ils poussaient l'humour jusqu'à sourire et tendre les bras à
-ce curieux monstre, à cet enfant gâté qu'Eldorado chauffait et qui
-mangeait Eldorado chaque jour. De même que l'on faisait autrefois pour
-les projets de nobles édifices, on publiait les plans et devis des
-nouvelles machines et substructions dévastatrices, en sorte que chacun
-pût savoir d'avance sur quel pied sauter. L'exercice de la bonté étant
-devenu l'unique sport, beaucoup de citoyens des plus considérables
-s'employaient à encourager les travailleurs, et l'on ne parlait plus à
-table et dans les salons que de leur noble ardeur et de leurs efforts
-touchants. Enfin, il ne restait plus un pouce de la terre d'Eldorado qui
-ne fût amplement garni de poudre jusqu'à trois pieds en profondeur,
-lorsqu'on annonça l'arrivée des Bulgares.
-
-Quoi! dit Candide, ce peuple de moeurs grossières et de naturel
-impitoyable vient ici porter la guerre! Mais nous allons être bien gênés
-pour recevoir comme il faut Cunégonde et Paquette qui ne peuvent tarder
-d'être ici et je cours informer le roi de ce désagrément. Rien ne
-pouvait être plus fâcheux que ce parti. Candide fut bousculé et personne
-ne le reconnut. Je suis Candide, s'écriait-il, c'est moi qui ai miné
-Eldorado! Mort aux Bulgares! Eldorado en avant! lui répondait-on, durant
-que l'on remettait à la milice ses armes quoique incommodes, et qu'on y
-enrôlait bon gré mal gré Candide. Qu'est ceci? fit Candide apercevant
-que l'on faisait passer Pangloss par les baguettes pour avoir discuté au
-coin de la rue sur la vertu du sentiment patriotique, en vérité, ce
-peuple a plus de souplesse en ses mouvements que ce grand homme en sa
-philosophie. Voilà d'un coup Eldorado tout pareil aux Bulgares et il est
-aussi probable qu'il les va mettre dehors qu'il l'est que l'on s'est
-joué de nous. Hélas! s'écriait Pangloss, l'échine fort molestée sous les
-baguettes, nous n'avions plus qu'à mettre le feu aux poudres!
-
-Presque aussitôt Eldorado sauta par le fait d'un boulet qui provint des
-Bulgares et s'alla ficher incontinent dans ces poudres. Pangloss et
-Candide étaient aussi haut dans les airs qu'ils y avaient fait aller les
-membres des États-Généraux: Je regrette, dit Candide, qui conservait sa
-présence d'esprit, que Martin ne soit pas ici, car j'aurais aimé
-entendre son opinion sur ce pays d'Eldorado qui tout de même valait
-mieux que ces Bulgares qui le vont habiter à présent, comme je le vois
-d'ici. Il vous donna, dit Pangloss, un grand exemple de bonté, qui vaut
-bien le sequin qui eût valu à lui seul plus que les cinquante moutons
-chargés d'or, de pierreries et de diamants. Ah! fit Candide,
-retournerons-nous cultiver notre jardin? C'est s'y prendre un peu tard,
-eut encore la force de gémir Pangloss. Eh! dit Candide, vous prononcez
-justement le mot qu'avaient tout à l'heure ces messieurs d'Eldorado qui
-viennent de choir empalés au moyen de la flèche de l'église
-métropolitaine. C'est donc qu'ils ont compris, acheva Pangloss, et
-toutes choses vont pour le mieux.
-
-
-(Publié dans la _Revue Bleue_ du 3 février 1894.)
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- DIVUS ARETINUS 1
- L'ADORATION DES MAGES 59
- LA DANSEUSE DE TANAGRE 91
- LE MIRACLE DU SAINT VAISSEAU 113
- LES TABLETTES DE CYTHÈRE 155
- LE BON JUGEMENT DU TRIBUNAL DES MOEURS, A VENISE 165
- TABUBU 179
- VOYAGE DE CANDIDE AVEC PANGLOSS AU VRAI ELDORADO 191
-
-
-E. GREVIN.--IMPRIMERIE DE LAGNY.--9829-2-20.
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Nymphes dansant avec des satyres, by René Boylesve
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NYMPHES DANSANT AVEC DES SATYRES ***
-
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-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
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-
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-date contact information can be found at the Foundation's web site and
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- Dr. Gregory B. Newby
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-
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- The Project Gutenberg eBook of Nymphes dansant avec des satyres.
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-<pre>
-
-Project Gutenberg's Nymphes dansant avec des satyres, by René Boylesve
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
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-
-Title: Nymphes dansant avec des satyres
-
-Author: René Boylesve
-
-Release Date: November 14, 2020 [EBook #63762]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NYMPHES DANSANT AVEC DES SATYRES ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was
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-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="break"></div>
-<p class="c top4em"><span class="large">RENÉ BOYLESVE</span><br />
-<span class="small">DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p>
-
-<h1>NYMPHES
-DANSANT
-AVEC DES SATYRES</h1>
-
-
-<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br />
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />
-3, <span class="small">RUE AUBER</span>, 3</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c large top4em">DU MÊME AUTEUR</p>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="3" class="c pad">CONTES</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LES BAINS DE BADE</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot">vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE BONHEUR A CINQ SOUS</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LA LEÇON D'AMOUR DANS UN PARC</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES
-CANARDS</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="c pad">ROMANS</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot">vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap small">SAINTE-MARIE-DES-FLEURS</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE PARFUM DES ILES BORROMÉES</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">MADEMOISELLE CLOQUE</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LA BECQUÉE</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">L'ENFANT A LA BALUSTRADE</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE BEL AVENIR</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">MON AMOUR</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE MEILLEUR AMI</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-<tr><td class="drap small">MADELEINE JEUNE FEMME</td>
-<td class="num">1</td> <td class="bot c">&mdash;</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">E. GREVIN &mdash; IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><i>Il a été tiré de cet ouvrage</i><br />
-<span class="small">SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE</span><br />
-<i>et</i><br />
-<span class="small">CINQ CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN DU MARAIS</span><br />
-<i>tous numérotés.</i></p>
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-<p class="c gap small">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.</p>
-
-
-<p class="c gap small" lang="en" xml:lang="en">Copyright, 1920, by <span class="small">CALMANN-LÉVY</span>.</p>
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-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">AU LECTEUR</h2>
-
-
-<p>Les contes que je réunis ici ont été écrits
-vers 1894 et 1898 ; ce sont mes premiers
-essais dans le genre du récit, et à cause
-de cela j'avais négligé de les publier en
-librairie.</p>
-
-<p class="ugap">Le titre même du présent recueil est de
-ce temps-là ; il m'a plu toujours, non seulement
-parce qu'il évoque une harmonieuse
-image, mais parce que le balancement qu'il
-exprime entre la grâce de formes pures et
-le rictus souvent désolé ou amer de cette
-maligneté que je vois à la face du monde,
-me paraît caractériser une disposition d'esprit
-qui se retrouve dans tous mes livres.</p>
-
-<p class="sign">R. B.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">DIVUS ARETINUS</h2>
-
-
-<p>Pierre Arétin, surnommé divin, par le fait
-de sa gloire, occupait à Venise une maison
-sise au Grand Canal, proche du pont de
-Rialto et des marchés de la ville. Lui-même
-a pris soin de nous dire que ce lieu était
-«sans défaut» et que la vue y était la plus
-agréable du monde. Mille gondoles y passaient,
-soit aux heures des approvisionnements,
-soit à celles de la promenade. Le
-quartier de Rialto étant le centre des affaires,
-le vieux pont de bois était sans cesse parcouru
-par la foule pittoresque des commerçants,
-des agioteurs et des étrangers de
-toutes les nations dont les rapports étaient
-actifs avec la République. Joignez à cela que
-la famille dogale des Mocenigo avait son
-palais dans le voisinage, ce qui était l'occasion
-de fréquents mouvements d'équipages
-princiers ou d'ambassadeurs et de ce
-train spécial et d'une richesse incomparable
-dont s'accompagnait le célèbre vaisseau
-nommé le <i>Bucentaure</i>. Mais Arétin était plus
-puissant que le Doge ; toutes les personnes
-que l'étiquette menait chez celui-ci avaient
-à c&oelig;ur de visiter l'illustre écrivain ; et il en
-recevait en outre beaucoup d'autres.</p>
-
-<p>A l'heure délicieuse du soir qui précède la
-chute du soleil, messer Pierre Arétin, ayant
-retenu à souper quelques-uns de ses visiteurs,
-se tenait avec eux au balcon de cette
-maison fameuse. Il y avait là son bon ami le
-Titien, grand peintre, et le sculpteur Sansovino
-non moins célèbre ; Nicolo Franco,
-secrétaire d'Arétin, et plusieurs femmes de
-grande beauté, d'humeur alerte, et dont les
-propos avaient la grâce et l'agilité des oiseaux
-libres qu'on voit en abondance dans les
-jardins enchantés de l'île de Murano. Et
-certes, s'il était agréable de contempler du
-balcon le spectacle mouvant du Canal, il
-arrivait aussi que nombre de gondoliers et
-de barcarols se missent d'eux-mêmes à
-ralentir le balancement cadencé de leur rame,
-pour fournir aux promeneurs l'occasion
-d'admirer l'entourage magnifique d'Arétin,
-le fléau des princes. Les dames, déjà parées
-pour le souper, dépassaient par la splendeur
-de leur accoutrement les plus riches pièces
-d'orfèvrerie ; leurs cheveux étaient teints et
-séchés, et leurs épaules et leur gorge parfumées
-et fardées s'épanouissaient hors des
-brocarts et sous les perles, pareilles à ces
-fleurs cultivées dont on ne sait au juste si
-l'attrait vient de l'excessive beauté ou de
-l'artifice. Le maître attirait les regards par
-l'éclat de son teint, sa longue barbe, son
-pourpoint cramoisi où brillait une chaîne
-d'or bien ouvragée, dernier gage d'amitié
-de Sa Sainteté le Pape. Titien, qui adorait
-les couleurs, était vêtu d'étoffes de velours
-noir d'une demi-douzaine de tons différents.
-Sansovino, de qui la sobriété faisait l'objet
-d'amicales railleries, portait la longue robe
-de serge noire attachée au cou simplement
-par des pièces d'argent.</p>
-
-<p>L'on avait devisé tout le jour, en faisant
-de la musique et buvant des vins. Arétin
-avait tenu sur vingt hauts seigneurs les
-propos les plus hardis en même temps que
-les plus lâches et les plus extravagants ; il
-avait fort scandalisé son auditoire et l'avait
-beaucoup diverti. Maintes fois le bon sculpteur
-avait été sur le point de se fâcher contre
-lui, et autant de fois il avait été désarmé par
-ses reparties inopinées et son exubérance
-aussi puérile que déconcertante. Titien, plus
-préoccupé de l'heureux effet de l'assemblage
-des choses que de la valeur isolée de
-chacune, et sensible extrêmement aux saillies
-ainsi qu'à la belle humeur, regardait
-son étrange ami d'un &oelig;il sans cesse indulgent.
-Outre cela, Arétin connaissait les arts
-et les jugeait avec grand discernement et
-sincère amour ; de sorte que l'illustre peintre
-ne croyait pas se tromper en admirant à
-l'aveugle cette force extraordinaire, cette
-prodigieuse vitalité qui, poussant Arétin à
-tous les extrêmes, vous laissaient augurer de
-son audace l'enfantement de quelque chose
-d'excellent tout aussi bien que d'exécrable.</p>
-
-<p>Arétin penché au balcon, le coude appuyé
-sur un tapis levantin, laissait aller sa verve
-au hasard des barques fuyantes. Il distribuait
-des bonjours, des signes de main, des
-compliments à haute voix, des sourires ; et,
-posant parfois sur sa bouche sa main
-chargée de bagues, il lançait à son entourage
-un mot cinglant qui ruinait un homme
-ou brisait d'un coup l'honneur d'une patricienne.
-On s'exclamait, on protestait, on
-riait. Le rire emportait tout. Et ceux que ce
-divertissement trouvait rebelles, se laissaient
-attendrir par les beaux jeux de l'heure
-crépusculaire sur les paillettes des eaux,
-sur la poupe grasse des gondoles et sur les
-marbres qui sont frères de la lumière.</p>
-
-<p>Ainsi s'achevait, dans du luxe, de la
-beauté, du plaisir, de la calomnie, des saluts,
-des baisers, des caquetages, de la musique
-et des promenades, une journée de Venise
-au temps de sa gloire.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Tout à coup, une troupe de jeunes garçons
-venant de la <i>Merceria</i>, qui est la rue commerçante
-de Venise, déboucha sur le pont
-de Rialto, tenant à la main des libelles et
-criant à tue-tête :</p>
-
-<p>&mdash; Écoutez! écoutez! voilà les nouvelles
-du jour : la guerre avec le Turc! Écoutez!
-écoutez!&hellip; la rupture avec Sa Majesté l'Empereur!&hellip;
-Écoutez! écoutez!&hellip; le mauvais
-état des galères de la République! l'Arsenal
-vendu secrètement!&hellip; etc., etc.</p>
-
-<p>Bien que le fait ne fût pas sans précédent
-et que l'on eût vu dès les premières années
-du siècle de pauvres gens semer des pamphlets
-dans la ville, du haut du Rialto, cette
-irruption soudaine et la gravité des nouvelles
-énoncées, vraisemblables après tout,
-jetèrent en moins d'une minute un grand
-trouble parmi les embarcations élégantes qui
-sillonnaient le Grand Canal. Il y eut, un
-instant, une forte presse aux alentours du
-pont. On dépêchait les gondoliers acheter la
-feuille imprimée ; bientôt les vendeurs la
-laissèrent tomber en pluie sur les curieux ;
-ceux-ci leur jetaient en échange des sequins,
-des pièces d'argent et d'or, au hasard. Plusieurs
-personnes tombèrent à l'eau ; quelques-unes
-y périrent. On n'y fit guère
-attention ; la fièvre tenait tout le monde, et
-les Vénitiens se dispersèrent en commentant
-les nouvelles, laissant, en l'espace d'un quart
-d'heure, le Grand Canal désert.</p>
-
-<p>Cependant, on avait pris part à l'inquiétude
-générale sur le balcon de Pierre Arétin.
-Le bon Sansovino et Titien, natures peu
-compliquées et c&oelig;urs excellents, s'étaient
-montrés vivement émus ; deux femmes
-avaient été prises de faiblesse, et le secrétaire
-Franco s'occupait activement à les
-alléger de leur corsage. Un domestique
-nombreux avait envahi les appartements ; et
-l'Arétin, imperturbable, avait montré à ses
-amis deux nègres de sa maison profitant du
-tumulte pour se sauver à la nage, chacun la
-ceinture garnie des meilleures pièces de sa
-vaisselle d'or.</p>
-
-<p>&mdash; Vous les ferez pendre? dit le Titien.</p>
-
-<p>&mdash; Mais non! fit Arétin, je tirerai de Sa
-Majesté l'Empereur un service de table nouveau&hellip;</p>
-
-<p>En entendant prononcer le nom de l'Empereur,
-on s'approcha de l'Arétin.</p>
-
-<p>&mdash; Vous parlez de l'Empereur avec facilité,
-hasarda Sansovino ; mais s'il y a du
-vrai sur les papiers que l'on vient de distribuer
-et qui ont troublé toute la ville, Sa
-Majesté n'est pas sur le point de combler de
-présents les Vénitiens, fût-ce en la personne
-de leur plus illustre citoyen!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Messer Jacopo, dit Arétin, votre cervelle
-est, à cette heure, de terre glaise, et
-vous pénétrez la chose publique avec l'aisance
-qu'aurait un aveugle à découvrir cette turquoise
-au fond du Grand Canal. (Et ce disant,
-il laissait tomber une de ses bagues dans
-l'eau, ce qui combla d'admiration son entourage.)
-Or je gage, moi, Pierre Arétin,
-qu'avant le mois écoulé, sans prendre la
-peine d'écrire un sonnet, et sur le seul bruit
-du désir que je viens d'exprimer de recouvrer
-ma vaisselle d'or, je tiendrai de l'auguste
-libéralité de Charles cinquième un
-service plus beau que celui que l'on me
-vient de dérober, et une pierre plus grosse
-que celle dont les plongeurs que vous voyez
-d'ici vont se tirer une fortune.</p>
-
-<p>&mdash; Ho! ho! s'écria-t-on autour de lui, car,
-bien que l'on connût son imprudence coutumière,
-il semblait, cette fois-ci, dépasser
-la mesure. On l'écoutait avec anxiété ; il
-venait de prendre ce sourire singulier qui le
-faisait, disait-on, ressembler à un loup.</p>
-
-<p>&mdash; Car sachez, poursuivit-il, que Sa Majesté
-apprenant les bruits fâcheux qui courent
-à Venise au sujet des relations de l'empire
-avec la République &mdash; et qui sont de nature
-à troubler l'économie des États chrétiens! &mdash; Sa
-Majesté, dis-je, s'adressera, pour les
-étouffer, au seul homme de qui le souffle en
-ait le pouvoir&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Parce qu'il est le seul&hellip; hasarda Sansovino,
-soupçonneux à bon droit, et déjà
-tout blanc d'indignation.</p>
-
-<p>&mdash; Achevez donc! fit Arétin, gouailleur.</p>
-
-<p>&mdash; &hellip; qui les ait répandus! prononça à
-demi-voix le pauvre sculpteur, en se détournant
-déjà pour prendre la porte.</p>
-
-<p>&mdash; Vous l'avez dit! s'écria l'Arétin. Et il
-ébranla tout le palais de son large rire.</p>
-
-<p>Il riait seul dans tout Venise. Durant
-plusieurs secondes, le retentissement de son
-plaisir emplit le Canal assombri, et fit vibrer
-les vitres des maisons où les citoyens se
-rongeaient d'inquiétude pour la farce sinistre
-de ce colossal bouffon.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Tandis que ce rire gagnait toute la maison
-de l'Arétin, et que Sansovino lui-même
-passait à son compère cette dernière folie &mdash; car
-on devient indulgent quand on est
-délivré d'un souci, &mdash; quelqu'un fit observer,
-dans la pénombre qui tombait sur le Canal
-abandonné, une gondole riche, dont les
-tapis frôlaient la surface de l'eau et qui
-s'avançait avec la lenteur ordinaire aux
-promenades amoureuses. Les personnes qui
-s'y trouvaient étaient assurément fort étrangères
-aux préoccupations actuelles de la
-ville ; et il fallait, d'autre part, que leur
-attention fût fortement tenue par ailleurs
-pour ne s'inquiéter pas davantage de l'aspect
-insolite du Canal, ni de l'isolement complet
-de leur embarcation au milieu du pesant
-silence que brisaient seuls les éclats du
-balcon d'Arétin.</p>
-
-<p>On s'attendait à ce que la belle humeur
-du maître le poussât à invectiver contre les
-promeneurs au passage. Justement, Arétin se
-penchait, et son &oelig;il s'efforçait de distinguer
-leurs silhouettes ou leurs traits, dans la
-clarté mourante.</p>
-
-<p>La gondole approchait, paisible et muette
-comme une écorce de bois qui suit le fil de
-l'eau.</p>
-
-<p>&mdash; Je ne vois qu'une femme, dit quelqu'un.</p>
-
-<p>&mdash; Moi, qu'un homme.</p>
-
-<p>&mdash; Imbéciles! fit Arétin, vous ne voyez
-pas que ce sont des amants?&hellip; Des flambeaux!
-que l'on apporte des flambeaux!&hellip;</p>
-
-<p>Le balcon s'illumina. La gondole aussitôt
-esquissa un mouvement de retrait, comme
-ferait un animal vivant sensible à la lumière ;
-mais elle ne se retira pas assez vite
-pour que l'on n'eût le temps d'apercevoir
-les visages.</p>
-
-<p>&mdash; Par la Madone! dit Arétin, voici une
-enfant plus belle que la très sainte mère de
-Dieu!</p>
-
-<p>On crut qu'il n'avait parlé que pour blasphémer.
-Franco, qui avait remis les dames
-en état, se prit à rire, et il commençait
-d'adresser des <i>lazzi</i> au couple amoureux,
-pensant flatter le maître. Mais celui-ci le
-souffleta et le traita de porc immonde.
-Personne ne dit plus mot.</p>
-
-<p>&mdash; Qui connaît cette jeune femme? dit
-Arétin.</p>
-
-<p>Aucun de ceux qui étaient là ne l'avait
-vue, jamais.</p>
-
-<p>&mdash; Elle n'est pas de Venise, dit Titien ;
-elle a la chair menue et transparente que
-l'on voit aux Vierges des bons maîtres de
-Cologne et la grâce pieuse des filles de
-Sienne illustrées par le doux Sano di Pietro,
-homme tout en Dieu, ainsi qu'on l'appelle.</p>
-
-<p>&mdash; Elle est d'ivoire, dit Sansovino. J'ai vu,
-à Rome, dans la maison de l'illustre Agostino
-Chigi, des statuettes finement taillées
-qui étaient les petites s&oelig;urs de cette enfant.
-Leur taille est ployée à demi, et elles sont
-si frêles que l'on voudrait leur enlever le
-bambin qui semble leur peser au bras&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Et l'homme? l'homme? qui le connaît?
-dit Arétin avec impatience.</p>
-
-<p>On ne le connaissait pas davantage. La
-gondole s'éloignait ; Arétin trépignait. Il
-appela des domestiques. Il choisit le plus
-vigoureux, nommé Tommaso ; détacha le
-poignard qu'il portait à la ceinture et le lui
-remit.</p>
-
-<p>&mdash; Quitte les couleurs de l'Arétin, dit-il,
-va tout nu au besoin, et cours par les petites
-rues jusqu'à ce que tu croies avoir dépassé
-de cent brasses la gondole qui s'en va là du
-train que tu vois. A cette distance, tu regagnes
-le Canal, tu détaches la première
-barque et tu viens à la rencontre de la gondole.
-Cache ton arme, mais tiens-la à portée
-de la main. Tu t'avances et demandes d'abord
-avec politesse à connaître le nom de la
-dame. Si on te le donne, tu t'éloignes en
-saluant, et l'affaire est sans importance. Si
-le seigneur bondit à ton approche, tu prends
-le nom, coûte que coûte. Va-t'en!</p>
-
-<p>&mdash; Compère, dit Titien, songez que ce
-sont deux jeunes amants, deux fiancés, deux
-époux peut-être : ils sont heureux et pleins
-de beauté!&hellip;</p>
-
-<p>A l'abri de l'autorité du grand peintre,
-tout le monde se pressa autour de cet homme
-aux caprices terribles, et les regards de tous
-l'imploraient.</p>
-
-<p>&mdash; Mesdames, dit Arétin, galamment, et
-vous, messieurs, à table! Nous avons ce
-soir des foies de coq de bruyère que notre
-compère Titien nous a fait venir de sa
-maison de campagne de Cadore ; il convient
-de les fêter tant pour leur excellence que
-pour la qualité du donateur, artiste divin&hellip;
-Pour ma part, j'ai grand appétit.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>La chaleur du repas détourna les esprits
-de se préoccuper excessivement de la scène
-qui se devait jouer dans le même temps sur
-le Grand Canal, à la faveur de la nuit. Le
-maître prit place entre madame Angela Zaffetta,
-fort excellente courtisane dont les
-épaules et la gorge étaient aussi arrondies
-que l'humeur, et la célèbre chanteuse Franceschina,
-à qui il arrivait de se dépiter,
-parce que l'on saisissait mal le sens de ses
-paroles, absorbé que l'on était par la musique
-enchanteresse de sa voix. Il y avait encore là
-plusieurs autres personnes remarquables,
-soit par leur beauté, soit par la vivacité ou
-l'aisance de leurs passions.</p>
-
-<p>L'on s'exclama, dès que l'on fut assis,
-sur la magnificence de la verrerie qui décorait
-la table. C'était une surprise qu'Arétin
-ménageait à ses convives et c'était en même
-temps une révolution dans les arts, qu'il
-accomplissait de la manière la plus élégante.
-La fabrique de Murano commençait de
-s'étioler dans la répétition des mêmes modèles,
-quand Arétin, recevant en hommage
-une reproduction des arabesques et autres
-ornements que Jean d'Udine avait exécutés
-pour la décoration du Vatican, conçut l'idée
-d'appliquer ces charmants dessins à l'embellissement
-des verres de Murano. On venait
-de lui adresser les plus satisfaisantes
-épreuves de cette tentative, et il exposait
-ces merveilles que son initiative allait répandre
-par le monde, en créant pour son
-pays une nouvelle source de richesse.</p>
-
-<p>Titien, que la vue d'un bel objet émouvait
-jusqu'aux larmes, perdait le boire et le
-manger à retourner les délicats chefs-d'&oelig;uvre
-dans sa main sûre et puissante. Il en faisait
-jouer les teintes diverses à la lumière ; et
-les mille caprices des entrelacs, les mascarons,
-et les têtes de satyres enlaçaient, lutinaient
-et étourdissaient son esprit dans les
-détours de leur voluptueux labyrinthe. Sansovino,
-plus réservé, contemplait et jugeait
-en silence. Il avait la repartie brusque et
-même violente, ainsi que les personnes
-d'une grande probité. La Zaffetta, qui était à
-sa droite et qui était plus accoutumée de
-voir l'éclat de la passion des hommes que la
-sagesse qui leur permet de la faire servir à
-la bonté de leurs actes, craignit que certains
-mouvements d'humeur de l'après-midi ne
-poussassent le sculpteur à apprécier défavorablement
-l'idée d'Arétin. Elle se pencha
-sur son bras et, le pressant de toute sa chair
-fleurie, elle lui montra du doigt le fils de
-Vénus, que l'on voyait tirant son arme
-redoutable, dans la transparence du verre,
-et lui dit :</p>
-
-<p>&mdash; Prenez garde, messer Sansovino, car
-ce petit coquin est si bien fait que l'on croit
-qu'il nous va transpercer l'un ou l'autre&hellip;</p>
-
-<p>Et elle s'approcha si près que le bonhomme
-ne pouvait faire autrement que de
-lui baiser l'épaule, et sa lèvre était déjà
-toute frémissante.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! non! dit-il, se levant tout à
-coup, si je m'accorde ce soir le ragoût d'un
-baiser, ce ne sera pas à la Zaffetta, qui est
-belle sans discontinuité, que j'en ferai la
-faveur, mais à mon compère Arétin, qui a
-moins de constance dans la vertu, mais s'y
-hausse parfois jusqu'au sublime, comme on
-le voit à cet ouvrage, qui crée une seconde
-fois Murano. Et je souhaite que ces beaux
-verres soient nommés Arétins!</p>
-
-<p>Et le grand artiste, quittant sa place, alla
-embrasser Arétin, aux applaudissements de
-la compagnie qui, tour à tour, ou confusément,
-imita son exemple.</p>
-
-<p>Titien dit :</p>
-
-<p>&mdash; Arétin, je ferai, à cause du plaisir que
-j'ai eu, la copie de la figure de Notre-Seigneur,
-frappé par des soldats, avec le buste
-de Tibère dans le fond, au-dessus de la porte
-du prétoire, et qui est destinée à Sa Majesté
-l'Empereur, et je te la donnerai.</p>
-
-<p>C'était un cadeau royal qui fut fait effectivement
-le jour de Noël de la même année.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Franco versait des torrents d'inventions
-libertines dans le sein de la courtisane Pocofila.
-Le rire frais de cette jeune femme,
-plus renommée par la pureté de ses formes
-que par ses qualités spirituelles, répandait
-sur la table heureuse l'illusion d'un jaillissement
-d'eau claire ; ses cris charmants
-allaient éveiller l'écho dans la gorge des
-Arétines ; une éclatante gaieté animait l'assistance,
-et chacun réclamait du maître le
-récit de quelques-unes de ces «conversations»
-fameuses, dont l'impertinence surpassait
-ce qui s'était écrit jusqu'alors pour
-le divertissement des dames.</p>
-
-<p>L'Arétin, seul, sous les dehors d'une joie
-bruyante, gardait l'apparence d'un souci, et
-il lui arrivait de tourner la tête vivement
-lorsque la porte s'ouvrait. Mais, à la vérité,
-tout le monde en ayant déjà oublié la cause,
-on n'y prenait point garde.</p>
-
-<p>&mdash; Par la Madone, dit-il, j'abandonnerai
-aujourd'hui la royauté de la priapée à mon
-excellent Franco, qui s'y exerça tantôt avec
-adresse dans le giron de mes plus belles
-amies, tandis que j'y fus, quant à moi, assez
-mal préparé en ouvrant la journée par la
-mise en langue vulgaire d'un des Psaumes
-de la pénitence&hellip;</p>
-
-<p>Et, tandis que l'on riait à ces mots, il prit
-texte de l'un des versets sacrés pour échafauder
-une si scandaleuse nouvelle, que plusieurs
-des convives qui n'étaient point sujets
-à se montrer pudibonds en rougirent et s'en
-répétèrent mentalement les termes les plus
-frappants pour en éprouver l'effet sur les
-personnes de leur connaissance.</p>
-
-<p>Un tumulte se fit, à ce moment, du côté
-des portes, et l'Arétin ne put dissimuler une
-émotion soudaine en reconnaissant son domestique
-Tommaso, qui revenait de l'expédition
-du Grand Canal en assez piteux appareil
-et soutenu par chaque bras, comme
-s'il allait défaillir.</p>
-
-<p>Arétin se leva précipitamment :</p>
-
-<p>&mdash; Tommaso, dit-il, as-tu accompli ta
-mission?</p>
-
-<p>Tommaso fit signe que oui.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! je t'écoute, fit le maître avec
-impatience ; parleras-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Seigneur&hellip; balbutia Tommaso, et il
-chancela.</p>
-
-<p>&mdash; Parle! par tous les diables! as-tu le
-nom?</p>
-
-<p>Tommaso fit un violent effort, et il dit :</p>
-
-<p>&mdash; Je l'ai, seigneur!</p>
-
-<p>Arétin commanda qu'on avançât un siège
-au malheureux. On lui fit prendre un peu
-de vin épicé ; il revint à lui. Les femmes
-s'étaient levées et l'entouraient, voulaient
-savoir s'il était blessé ; mais Arétin, penché
-sur lui, les yeux fixés sur les mouvements
-de ses lèvres, n'était attentif qu'à ce nom de
-femme qui allait être prononcé, et grâce à
-quoi il poursuivrait jusqu'au bout du monde
-la créature de séduction qui lui était apparue
-ce soir, dût-il remuer tous les États de
-l'Europe.</p>
-
-<p>Tommaso recouvra assez de force pour
-parler :</p>
-
-<p>&mdash; J'ai exécuté, dit-il, les ordres de
-Votre Seigneurie ; je suis venu en barque
-à l'encontre de la gondole, et j'ai adressé
-à la jeune femme, puis au jeune homme,
-une bonne révérence. Mais, avant que
-j'eusse parlé, celui-ci, qui a le sang vif,
-seigneur, a mis la main à sa dague&hellip; Je
-tenais ferme le stylet de Votre Seigneurie,
-et, sans faire un geste, je demandais seulement
-à connaître le nom et je me penchais
-fortement vers la jeune femme, qui avait
-fort peur. Je pensais qu'elle me le donnerait
-pour couper court à cette scène. Une
-partie de ma prévision se réalisa, car cette
-dame, s'apercevant de l'attitude menaçante
-de son compagnon, me jeta son nom ;
-mais, au même moment, je reçus par derrière,
-entre les deux épaules, une mauvaise
-piqûre&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Cet homme est blessé! s'écrièrent à
-la fois la Zaffetta, la Franceschina et la Pocofila,
-et elles tendaient les mains pour
-défaire son vêtement.</p>
-
-<p>&mdash; Et ce nom! ce nom! hurlait l'Arétin,
-sur la bouche de Tommaso.</p>
-
-<p>&mdash; Elle se nomme Périna Riccia, seigneur,
-c'est une colombe du bon Dieu, une enfant
-qui tiendrait dans la main de Votre Seigneurie&hellip;</p>
-
-<p>Arétin prononça tout bas et savoura par
-avance les syllabes de ce nom : Périna Riccia ;
-il les baisait des lèvres à mesure que
-leur aimable consonance tintait.</p>
-
-<p>&mdash; Où est-elle à cette heure? demanda-t-il
-impérieusement au messager qui faiblissait.</p>
-
-<p>&mdash; Que Votre Seigneurie daigne me
-prendre en pitié, dit Tommaso ; je n'ai pas
-pu sentir cette piqûre sans faire aussitôt
-un mouvement violent du côté de ce jeune
-seigneur, et comme ma main était fortement
-garnie de la lame de Votre Seigneurie,
-celui-ci l'éprouva, un peu trop avant,
-sans doute, car il en chavira dans le Canal,
-je ne l'ai plus revu&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Malheureux! dit quelqu'un, le gondolier
-te dénoncera!</p>
-
-<p>&mdash; Le gondolier, dit Tommaso, est Piero
-Becchino, de Chioggia, c'est mon ami ; il
-sera celui de sa Seigneurie si elle le veut
-bien payer&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Et Périna? interrompit Arétin.</p>
-
-<p>&mdash; Elle est ici, seigneur ; nous l'avons
-ramenée évanouie, dans la gondole ; elle
-est blanche comme la lune et elle ressemble
-à Notre-Dame la Vierge&hellip;</p>
-
-<p>Toute la compagnie se précipita d'un bond
-vers le vestibule d'où l'on accédait aux
-marches de marbre que la gondole frôlait.
-Dans le tumulte on heurta l'épaule de Tommaso
-qui poussa un léger cri et mourut.
-Sansovino qui n'avait point de curiosité et
-Franco qui n'avait pas de goût pour les
-femmes maladives et pâles, étant demeurés
-en arrière, s'aperçurent seuls de cet accident.
-Le bon sculpteur allait s'écrier :</p>
-
-<p>&mdash; Taisez-vous donc! fit le secrétaire
-d'Arétin, qui connaissait la pensée du maître,
-la perte de cet homme-ci accommode les
-choses à merveille, car, lui disparu, rien ne
-s'oppose à ce que la demoiselle Périna Riccia,
-revenue de son sommeil, ne se croie
-recueillie dans une maison hospitalière, à la
-suite d'une mauvaise aventure&hellip;</p>
-
-<p>Et les deux hommes transportèrent le
-corps de Tommaso dans un cabinet donnant
-sur un canal obscur.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Périna Riccia s'éveilla dans une alcôve à
-cariatides dorées, et à tentures de soie
-rayées de lames d'or, qu'éclairaient de la
-manière la plus agréable plusieurs petites
-lanternes à colonnes torses, suspendues au
-plafond, et où des miroirs étaient si habilement
-ménagés, que l'effet produit sur les
-panneaux de la chambre en était comparable
-à celui de peintures en clair-obscur.
-La lumière tremblotante tirait de l'ombre,
-à intervalles à peu près réguliers, de riches
-consoles garnies de hautes pièces de céramique,
-ou de vases d'or et d'argent ; des vitrines
-remplies de beaux débris antiques ou
-de livres en cuir guilloché ; aux murs apparaissaient
-de belles glaces de Venise, des
-médailles, des tableaux et des instruments
-de musique.</p>
-
-<p>La nuit était avancée ; les convives partis,
-les domestiques retirés ; la maison d'Arétin
-était dans le complet silence. Le maître seul
-avait tenu à veiller la jeune femme que les
-médecins appelés en hâte avaient déclarée
-hors de danger, du moins quant au présent,
-car elle était d'une délicatesse excessive, et
-sa poitrine était faible.</p>
-
-<p>Arétin, agenouillé sur un prie-Dieu, penchait
-la tête sur la belle endormie, et son
-attention était telle, au-dessus de ce frêle
-visage, que l'on eût dit qu'il ne vivait lui-même
-que du souffle presque insaisissable
-qu'émettaient les gracieuses narines transparentes
-et pareilles à de fines verreries
-couleur de lait. Il voulait voir la lente résurrection
-de la créature charmante de qui
-l'existence passée venait d'être par lui rompue
-et qui allait, entre ses bras, renaître
-à une vie nouvelle. La figure s'animait peu
-à peu, de légers mouvements nerveux
-étaient visibles aux alentours des paupières
-et la tempe prenait cet aspect indéfinissable
-que donne la vie à cette partie du visage.</p>
-
-<p>Elle remua doucement, et le premier mot
-qu'elle prononça fut :</p>
-
-<p>&mdash; Polo!&hellip;</p>
-
-<p>Ce nom résonna dans le silence. Elle
-n'avait pas encore ouvert les yeux, et la réminiscence
-se formait à l'instant du réveil.
-Tout à coup elle éclata en sanglots et poussa
-des cris déchirants. Arétin s'apprêtait à
-jouer le rôle d'une mère, et ouvrait ses bras
-pour entourer cette tête endolorie. Elle
-l'aperçut et s'effraya de sa figure barbue.</p>
-
-<p>&mdash; Où suis-je? dit-elle, sainte Madone,
-ayez pitié de moi!</p>
-
-<p>&mdash; La Madone, dit Arétin, a pris soin de
-vous et vous a envoyée reposer dans une
-maison amie où seigneurs et valets sont
-aux pieds de votre grâce, ma très belle&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Ha! ha! ha! s'écria-t-elle, je suis perdue!
-Et n'est-ce pas vous qui avez tué Polo,
-mon amant?</p>
-
-<p>&mdash; Je ne sais, mon enfant, qui vous entendez
-dire par ce joli nom de Polo, et mes
-gens vous ont trouvée ce soir, solitaire et
-évanouie dans une barque&hellip; Je vous ai
-mise ici dans l'intention que vous soyez
-mieux à l'aise qu'au fil de l'eau&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Ha! ha! ils me l'ont tué, je le vois
-bien, et il m'est égal d'être ici ou bien
-ailleurs, sans mon Polo bien-aimé!&hellip;</p>
-
-<p>Elle eut une crise de larmes nouvelle, et
-se roula sur elle-même, désespérément, en
-mordant la courte-pointe.</p>
-
-<p>L'Arétin s'efforçait de la contenir et d'empêcher
-qu'elle se brisât le crâne, et sentant
-son front à portée de ses lèvres, il y
-mit un baiser. Mais elle eut alors un si vif
-mouvement de répugnance que lui-même
-se recula instinctivement ; et il contemplait
-à distance la douleur de cette jeune femme
-éperdue qui devait être la plus affolante des
-amoureuses et qui était la première créature
-qui se refusât à ses caresses.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Périna ne se rétablissait point. On endormait
-sa douleur par de la musique et des
-chants. Sa chambre était devenue un lieu
-de réunion de toute la maison d'Arétin, et
-les maîtresses du poète lui faisaient bon visage,
-étant accoutumées à n'avoir point de
-jalousie, et ayant conçu une grande pitié
-pour son sort malheureux. A la vérité, Périna
-répandait un charme infini par sa grâce
-et sa douceur.</p>
-
-<p>Il y avait dans un angle de la pièce un
-orgue dont le buffet était peint agréablement
-et représentait de belles rondes d'enfants en
-grisaille, ainsi que la chasse des nymphes,
-avec des lévriers et des sangliers, exécutés
-minutieusement et en couleurs vives. La
-musicienne Franceschina n'en quittait presque
-point le clavier, et, y laissant errer ses
-doigts avec nonchalance, elle s'accompagnait
-de sa voix admirable. Arétin, qui touchait
-passablement l'archiluth, en jouait
-aussi parfois, tourné dévotement vers le
-cher objet de ses v&oelig;ux ; et il arriva que
-Périna le remercia pour le plaisir qu'il lui
-avait donné. Arétin pensait alors que toutes
-les débauches du monde étaient d'un goût
-bien médiocre au prix de ce simple «merci»
-tombé d'une lèvre aimée. Mais s'étant
-alors hasardé à lui adresser un madrigal
-dont le sens était la demande d'une promesse
-pour l'avenir, Périna, calme et grave
-comme une vierge d'ivoire, répondit simplement :</p>
-
-<p>&mdash; Jamais!</p>
-
-<p>Les jeux aimables interrompaient la musique,
-et l'on était en train de se livrer à l'un
-des plus divertissants, nommé le «jeu du
-bain», lorsqu'on vint annoncer la visite
-d'un envoyé extraordinaire de Sa Majesté
-l'Empereur.</p>
-
-<p>Arétin fit répondre que, pour le moment,
-la gracieuse Périna, qui était la dame préférée
-de son c&oelig;ur, prenait plaisir au jeu du
-bain, et qu'il était loisible à Son Excellence,
-soit d'attendre, soit de prendre part aux
-agréments de la compagnie.</p>
-
-<p>C'était d'une impertinence telle qu'aucun
-prince d'Europe n'eût osé se la permettre.
-Plusieurs des personnes présentes en tremblèrent
-et en firent tout haut la remarque.
-Arétin montra du doigt Périna :</p>
-
-<p>&mdash; Voyez, dit-il, elle sourit à cause des
-saillies inopinées qui naissent de notre
-amusement présent, et je prends le ciel à
-témoin que je ferais recevoir Notre Seigneur
-le Pape par mon valet, plutôt que d'interrompre
-le joli pli de sa bouche.</p>
-
-<p>L'ambassadeur voulut prendre la chose
-du côté plaisant, qui, sans doute, convenait
-le mieux aux intérêts de Sa Majesté. Il entra,
-sans plus de façons, suivi de plusieurs nobles
-vénitiens, espagnols et allemands, et s'informa
-incontinent de la règle du jeu.</p>
-
-<p>&mdash; Que Votre Excellence, dit Arétin, se
-veuille supposer affligée de quelque incommodité
-ou maladie, ainsi que le font ici toutes
-les personnes mâles de notre assemblée.
-Chacune de ces dames, par contre, possède,
-entre autres vertus, celle d'une source curative ;
-et selon la nature de notre mal, nous
-sommes envoyés vers l'une d'elles qui nous
-inflige un traitement à sa guise. La peine est
-de l'observer avec autant de scrupule qu'un
-serment, et traître est qui s'y dérobe!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Qu'à cela ne tienne! dit l'ambassadeur,
-qui était un Augsbourgeois bedonnant et dépourvu
-de malice. J'ai, par ma foi! dit-il,
-une pesanteur dont j'aimerais trouver l'occasion
-de me défaire moyennant une saison
-aux eaux de ces dames. Le mal vient, dit-il,
-en souriant, de la gracieuseté de Sa Majesté
-l'Empereur qui me chargea pour l'illustre
-Arétin de quelques présents un peu lourds&hellip;</p>
-
-<p>L'assemblée désigna d'un commun accord
-la douce Périna à qui, pour l'heure, appartenait
-la fontaine qui délivre des oppressions,
-suffocations, nausées ou péchés
-graves.</p>
-
-<p>L'ambassadeur, sans dissimuler sa satisfaction
-du hasard qui l'approchait de la favorite,
-se dirigea vers le lit où Périna reposait,
-et, ayant mis un genou en terre, en baisant
-la petite main diaphane qu'on lui tendit, il
-écouta avec le plus grand sérieux du monde
-le traitement que lui infligeait la nouvelle
-nymphe des eaux.</p>
-
-<p>&mdash; Votre Seigneurie, dit Périna, se rendra
-dans sa gondole et souffrant encore du poids
-des cadeaux de Sa Majesté, jusqu'à l'endroit
-où, le Canal commençant d'obliquer vers la
-gauche, on aperçoit la pointe de Saint-George
-Majeur, et à cinq brasses de la rive.
-Arrivée là, Votre Seigneurie jettera dans le
-Canal les présents de Sa Majesté, un à un
-et jusqu'au dernier. Cela fait, Elle aura soin
-d'appeler d'habiles plongeurs qui devront
-me rapporter à moi-même et directement
-tous les objets retrouvés, jusqu'au plus
-petit, et outre cela tous les objets qui se
-pourraient trouver au même endroit et à
-environ cinquante coudées alentour, dans le
-lit du Canal. Je n'ai point d'autre chose à
-ordonner à Votre Seigneurie.</p>
-
-<p>Cette fantaisie extravagante eut le plus vif
-succès ; tout le monde en applaudit la folie
-féminine et l'ineffable absurdité. A peine
-quelques personnes, qui se souvenaient du
-drame exécuté au Grand Canal quelques
-jours auparavant et dans l'endroit que fixait
-Périna, eurent-elles le sombre pressentiment
-que la fin pût tourner au tragique. Mais
-parmi ceux qui se souvenaient était Arétin
-qui pâlit d'une manière sensible. Il se mit
-aussitôt à rire ouvertement et très haut,
-dans l'espoir de tourner en dérision le caprice
-de la jeune femme. Cependant, tel était le
-respect en quoi l'on tenait, au jeu du bain,
-l'ordonnance des dames, qu'il ne vint à
-personne l'idée de se soustraire à l'obligation
-imposée par Périna Riccia.</p>
-
-<p>L'on nomma des juges d'honneur pour
-assister l'ambassadeur dans sa mission, et
-le divertissement continua, ainsi que la
-musique, en attendant le retour de cette
-étrange expédition.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Ce fut une procession tout le long du jour,
-entre l'endroit du Grand Canal que Périna
-avait fixé, et la maison d'Arétin. Chaque
-plongeur, accompagné d'un ou de plusieurs
-juges d'honneur, apportait à mesure les
-objets retrouvés. On tenait ouverte la fenêtre
-de l'appartement qui donnait sur le Canal,
-et l'homme, nu et essoufflé encore de sa
-course sous-marine, hissait au balcon les
-épaves ruisselantes du présent impérial.</p>
-
-<p>Il n'y avait pas grand dommage pour les
-chaînes d'or ou les belles plaques émaillées
-dont on prit aussitôt le plus grand soin et
-que l'on remit en leur état brillant. Mais ce
-fut une grande pitié de voir tirer de l'eau
-fangeuse et mal odorante une belle robe de
-brocart d'or brodée de cramoisi à manches
-fourrées de petit-gris, et une autre à fond
-d'or et violet, à longues manches tombant
-jusqu'à terre, fourrée d'hermine chamarrée.
-Ces admirables vêtements avaient l'aspect
-de loques que l'on voit pendre aux petites
-fenêtres du Ghetto, et bonnes à couvrir
-l'échine de mécréants. Tout ce qui était découvert
-et ne faisait point partie des dons de Sa
-Majesté était mis à part et se composait à la
-vérité des objets les plus variés et les plus
-disparates. Un fou rire accueillit l'exhibition
-de vieilles chaussures à demi pourries dans
-le lit vaseux, et d'un corset fortement garni
-de petites bandes d'acier qu'une dame incommodée
-avait dû jeter durant sa promenade
-en gondole. Arétin fit un mouvement assez
-vif lorsque parut un poignard portant son
-nom en toutes lettres sur le travers des quillons :
-<i lang="la" xml:lang="la">Divus Aretinus, flagellum principum.</i></p>
-
-<p>&mdash; Qu'est-ce donc? lui demanda-t-on.</p>
-
-<p>&mdash; C'est, dit-il aussitôt, une arme qui me
-fut dérobée récemment.</p>
-
-<p>Périna demanda qu'elle lui fût remise.
-Arétin lui-même la lui déposa entre les
-mains, sans vouloir toutefois recevoir son
-regard. Et la jeune femme considéra la lame
-avec une attention particulière. Elle alla
-même jusqu'à déclarer qu'elle ne s'en séparerait
-plus. Plusieurs pensèrent qu'elle avait
-perdu la raison.</p>
-
-<p>Arétin voulut profiter de ce qu'elle s'exaltait
-et de ce que des couleurs lui revenaient
-au visage, pour la lutiner et s'approcher de
-ses lèvres, car sa passion augmentait, et
-tous en étaient témoins. Elle lui signifia
-froidement de se retirer. Comme il n'en
-faisait pas la mine, elle lui dit, avec tranquillité,
-qu'étant armée de la dague, elle le
-saurait bien tenir aisément à l'écart. Il voulut
-rire du plaisant propos. Mais elle le piqua si
-adroitement qu'il se releva d'un bond en
-portant la main à la poitrine où une gouttelette
-de sang perlait. Périna sourit. Personne
-n'osa s'indigner de l'audace de la jeune
-femme, car il était visible à tous que désormais
-Arétin l'adorait.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, il se produisit une
-rumeur sous la fenêtre, et l'on distinguait
-d'assez vives altercations entre les gens d'une
-gondole et les personnes de la compagnie
-qui se tenaient sur le balcon pour annoncer
-les premiers la nature des objets repêchés
-sous les eaux.</p>
-
-<p>&mdash; C'est impossible, disait-on du balcon,
-vous ne le ferez pas!</p>
-
-<p>&mdash; Cependant, les règles sont formelles,
-faisaient les juges d'honneur, et nous accomplirons
-notre tâche jusqu'à l'extrémité.</p>
-
-<p>&mdash; Mais ceci n'est point un objet&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Ceci a été trouvé à moins de vingt
-brasses de l'endroit indiqué ; nous l'apporterons
-donc comme le reste.</p>
-
-<p>&mdash; Non! non! vous ne le ferez pas!</p>
-
-<p>Arétin s'approcha de la fenêtre.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'est-ce donc? dit-il.</p>
-
-<p>On lui dit à l'oreille ce que c'était. Une
-crise violente se passa dans le temps d'un
-éclair au dedans de lui-même. Il s'appuya
-contre un bahut, ferma les yeux, puis le
-sang prompt reparut ; il se composa le visage,
-et ce fut d'un ton serein qu'il répondit
-à Périna, demandant impérieusement de
-son lit la cause de ce tumulte :</p>
-
-<p>&mdash; Ma belle amie, c'est le corps d'un homme
-qu'ils ont trouvé dans le lit du Canal fertile en
-surprises : entre-t-il en vos desseins qu'il soit
-étalé ici parmi nos chaînes et nos parures?</p>
-
-<p>Périna jeta un grand cri et retomba sur
-ses oreillers. On la crut évanouie, mais elle
-se releva presque aussitôt, et, quasiment
-nue, elle fut debout dans la chambre et elle
-se précipitait vers le balcon pour voir plus
-tôt la funèbre épave.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'on l'apporte donc! dit Arétin.</p>
-
-<p>On avait recouvert la tête du cadavre ; le
-reste du corps était vêtu de la manière la
-plus élégante. C'était le corps d'un homme
-jeune et bien fait.</p>
-
-<p>Périna n'eut pas plus tôt aperçu ce qui
-demeurait de la couleur du pourpoint et une
-des mains exsangues qui ballotta quand on
-hissa la chose pesante sur le balcon, qu'elle
-tomba sur les genoux en invoquant la Vierge
-Marie et criant à tous que l'on avait assassiné
-Polo, son amant bien-aimé. Ce fut une scène
-à la fois discourtoise et touchante, car, à la
-vérité, cette funèbre parade se trouvait être
-l'épisode d'un très aimable jeu, et toutes
-les personnes qui étaient là, pour leur divertissement,
-tournaient inopinément à la douleur
-la plus vive, en présence d'un si grand
-désespoir.</p>
-
-<p>Dans le même temps, l'ambassadeur fut
-de retour, avec tout son appareil et sa suite,
-ayant achevé sa mission. Il se montra fort
-déconfit des résultats inattendus de son zèle
-et osa s'informer, tant il avait de crédulité
-dans les subtilités italiennes, si ce qu'il
-voyait là n'était pas la continuation de quelque
-jeu qu'il ignorait. On lui dit qu'il se passait
-au contraire quelque chose d'une excessive
-gravité, et que nul ne saurait dire si
-tout cela tournerait à bonne fin.</p>
-
-<p>Périna embrassait le corps inanimé et se
-roulait éperdument sur ces restes misérables,
-sans souci de leur malpropreté ni du peu de
-décence de son vêtement, qui, étant déjà
-fort réduit, se déchirait et s'ouvrait dans
-l'ardeur de ses emportements. Elle eut tôt
-fait de lacérer, par le moyen de ses ongles
-et de ses dents, le velours du pourpoint et
-la fine chemise à l'endroit où la dague avait
-laissé sa petite morsure. Elle ne se troubla
-point à la vue de la plaie mince, béante et
-demeurée fraîche au contact de l'eau. Sans
-doute elle était experte et accoutumée,
-comme les femmes de son temps, aux blessures
-de ce genre. L'idée lui vint d'aller
-prendre le poignard d'Arétin trouvé dans le
-Canal, non loin de ce corps chéri, et en
-ayant approché la petite lame courte et acérée,
-elle jugea finement, promptement, d'un
-&oelig;il expert et sûr.</p>
-
-<p>Elle se redressa tout à coup, brandissant
-le poignard qui avait touché le c&oelig;ur de son
-amant. Et elle lut une seconde fois l'inscription
-en relief sur la garde dorée : <i lang="la" xml:lang="la">Divus Aretinus,
-flagellum principum.</i></p>
-
-<p>&mdash; Le divin Arétin, fléau des princes!
-s'écria-t-elle en s'adressant à l'assistance
-nombreuse. Le ton de sa voix était gouailleur
-et ironique. Elle aperçut tous ces gens
-muets ; elle vit l'ambassadeur de Sa Majesté
-Impériale qui était timide et tremblant au
-milieu de l'étalage de ses présents souillés
-pour le seul caprice d'une femme aimée de
-l'Arétin. Elle réfléchit un instant et prononça
-à nouveau, sur un ton différent où
-transperçait le sentiment de la réelle puissance
-de cet homme :</p>
-
-<p>&mdash; Le divin Arétin, fléau des princes!</p>
-
-<p>Elle se prit à songer ; puis elle le chercha
-des yeux ; elle ne l'aperçut pas tout d'abord.</p>
-
-<p>Il était à l'extrémité de la salle, assis dans
-une haute cathèdre gothique, le menton
-appuyé sur le poing, les yeux vifs. Un
-étrange sourire passait et repassait sur sa
-lèvre épaisse. On s'était écarté devant lui. Il
-fixait Périna et recevait de l'excès de sa douleur
-un sombre et violent plaisir.</p>
-
-<p>Elle le vit et le nargua de loin, certaine
-que sa main avait dirigé le poignard qu'elle
-tenait à cette heure. Elle l'insulta ignominieusement,
-bravement. Elle lui jetait à la
-face tout ce qu'elle savait d'infâme et d'injurieux.
-Cette flamme et ces propos contrastaient
-avec son corps frêle et sa figure de
-vierge. En face de ces gens inertes et soumis
-à l'hôte tout-puissant, elle empruntait une
-force secrète à sa solitude et à sa juste colère.
-Elle monta sur le cadavre de son amant pour
-adresser de plus haut ses injures à l'assassin.
-Elle prenait une extraordinaire beauté.</p>
-
-<p>Du haut de sa cathèdre, Arétin continuait
-de sourire. Ce calme, plus encore que la
-grandeur du crime, dépassait l'entendement
-de la jeune femme. Elle se posa la main sur
-les yeux et sur le front, comme pour se demander
-si elle jugeait encore sainement les
-choses, si ce n'était pas elle, précisément,
-qui errait, au milieu de ce concert de respect
-vis-à-vis de celui qu'elle poursuivait de sa
-colère. Elle essayait de se remémorer les
-différentes phases de l'aventure ; les idées
-s'embrouillaient dans sa fièvre ; une seule
-demeurait nette : la certitude qu'Arétin
-était le meurtrier de Polo. Elle se commandait
-de ne se point laisser troubler
-par aucune considération ; et elle implorait
-cette forte conviction de l'envahir tout entière
-et d'armer son bras pour l'acte qu'elle voulait
-accomplir ici, sur-le-champ, au milieu de
-ce vil peuple de courtisans.</p>
-
-<p>Malhabile à manier la dague, elle en serrait
-la poignée dans sa petite main débile.
-Sa main, son bras et tout son corps tremblaient.
-Cependant elle levait la main et
-s'élançait.</p>
-
-<p>Elle crut surprendre des sourires, comme
-si elle eût été ridicule en ce qu'elle allait
-faire. Sans doute contre elle avait-elle le
-monde entier ; et rien n'est plus gauche que
-de s'attaquer à la puissance. Elle se sentait
-raison contre tous, et cette lutte contre une
-formidable opposition soupçonnée l'affermissait.
-Elle ignorait combien de pas elle avait
-faits ; elle éprouvait seulement qu'elle avançait
-vers l'endroit où elle exécuterait une action
-juste. Elle fixait Arétin à la manière d'une
-bête de proie. Elle croyait pourtant aller vite
-et se sentait fondre sur lui ; comment donc
-la justice n'était-elle point encore accomplie?
-Arétin fixait Périna avec autant de ténacité,
-et il gardait son perpétuel sourire. Qui des
-deux était l'animal de proie? Qui allait être
-par l'autre anéanti?</p>
-
-<p>Tout ceci se passa dans le temps d'un clin
-d'&oelig;il, mais parut long dans les esprits.
-Périna s'exaltait à mesure qu'elle approchait,
-à l'idée du colosse qu'elle allait jeter bas,
-par quelque aide divine dont elle n'osait
-douter. Elle se rappelait Goliath et David.
-La figure d'Arétin s'enflait en son esprit dans
-la proportion que croissait l'orgueil joyeux
-de l'acte tout proche. Ce misérable était
-immense et magnifique sur son espèce de
-trône, au milieu de sa cour et avec son dédain
-de demi-dieu. Il avait une main sur la barbe,
-qu'il laissait doucement descendre, en flattant
-les longs poils soyeux ; le coude posé
-sur le genou, le regard immobile et croisant
-ses feux avec ceux du regard de Périna
-Riccia. Peu d'hommes, ayant goûté les joies
-âpres et ardentes de la passion, approchèrent
-de la volupté aiguë que dut savourer cet
-amant farouche, à voir ainsi s'avancer contre
-lui la créature adorée, pleine de haine, ivre
-par avance de son sang et confondant, dans
-le désordre de sa colère, l'appétit de la mort
-de son ennemi et la fascination de la puissance
-que celui-ci exerçait infailliblement
-sur elle.</p>
-
-<p>Quand Périna toucha du pied le degré sur
-quoi la chaise gothique était exhaussée, elle
-cracha à la figure d'Arétin, poussa un cri
-rauque et bondit. L'assistance sursauta ;
-quelques-uns se précipitèrent, malgré la volonté
-que le maître avait exprimée par un
-signe. Mais Arétin, d'un geste agile, avait
-saisi la fine main meurtrière, et il tenait
-dans ses bras robustes, comme une enfant,
-le corps de Périna secoué de sanglots, frémissant
-et pâmé tout à coup par la plus terrible
-commotion et le plus étrange revirement
-qui puissent atteindre la nature d'une
-femme. La grandeur du cynisme et la vivacité
-du heurt la jetaient dans le délire complet
-de la pensée et des sens. Enivrée soudain
-d'être si violemment réduite, si complètement
-vaincue, elle s'abandonnait avec toute
-la grâce heureuse et la jolie hébétude naturelle
-qu'a l'être faible à se sentir un maître.
-Celui-ci essuya des lèvres les larmes que la
-pauvre enfant répandait ; il lui baisa le visage
-et l'épaule qu'il avait meurtrie en arrêtant
-son élan ; il se leva, et il emporta sa conquête,
-fier, tranquille et lent comme un beau tigre
-qui secoue sa proie toute pantelante à la
-gueule.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Les courtisans applaudirent ; on fit écarter
-le cadavre du malheureux Polo, et les dociles
-Arétines célébrèrent par des chants le
-triomphe de leur commun amant. A l'ambassadeur
-de Sa Majesté l'Empereur, qui
-osait se plaindre de n'avoir pu exposer
-l'objet de sa mission près de l'Arétin par
-suite des amours nouvelles de celui-ci, le
-secrétaire Franco, de qui la langue était
-libre et parfois emphatique, répondit :</p>
-
-<p>&mdash; Celui qui, par la vertu de l'audace, don
-divin, s'élève jusqu'à gouverner les traits
-du dieu Amour, n'est inférieur à aucun roi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">L'ADORATION DES MAGES</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Le Roi me toucha du doigt, et me tira de
-ce doux plaisir du sommeil qu'on ne goûte
-vraiment qu'au matin<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. Sa barbe était sans
-apprêt ; il penchait la tête sur le côté, semblant
-me prendre en compassion, et son regard
-n'avait pas l'ordinaire quiétude des
-personnes familières avec les choses divines.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Ce récit est, à n'en pas douter, de quelque Grec,
-placé entre l'influence des derniers sceptiques et la naissance
-de l'empirisme ou positivisme ancien qui fleurit
-aux premiers siècles de notre ère. On sait qu'en Perse,
-où vécut notre philosophe, même après que les rois-mages
-sassanides eurent restauré l'hégémonie nationale,
-on se flattait du titre de philhellène. Les Attiques, toutefois,
-un peu réduits sans doute au rôle d'amuseurs,
-sinon de bouffons, durent prendre en face de la Majesté
-despotique et religieuse, un goût du paradoxe qui est
-ici trop évident. Nous ne publierions point ce fragment
-si le singulier mélange qu'on y voit, d'une exactitude
-scrupuleuse de certains détails (confirmés par Pline,
-par Philostrate, etc.) et la vraisemblance des grands
-traits même (tel le Voyage des Dames Persanes), ne le
-réduisaient à la valeur d'un de ces divertissements oratoires
-d'érudits qui effleurent les plus hauts sujets sans
-les atteindre.</p>
-</div>
-<p>Il m'engagea à avoir honte de dormir à
-l'heure où l'aurore jalouse éteignant les
-étoiles s'apprête à clore le livre du Destin.</p>
-
-<p>&mdash; Maître, répliquai-je, le Destin pourra
-me dire que les songes de cette heure enfantine
-sont achevés pour moi, mais il ne
-pourra pas me dire que des songes meilleurs
-me viendront caresser les sens desquels
-l'harmonie s'épanouit en la fleur de
-mon âme. Mon rêve est tout garni de nobles
-et tendres formes bien imprégnées de parfums,
-et tout y marque que je suis beau. La
-munificence de Votre Majesté serait inhabile
-à me combler de mensonges si bienfaisants.
-Qu'elle me permette seulement de sourire
-de l'une et de l'autre face du Destin.</p>
-
-<p>Cependant le Roi commença de s'échauffer
-et de maudire ce qu'il nomme, par une
-étrange irrévérence de langage, le souffle
-court de notre race hellénique. «Doux
-joueurs de flûte, prononce-t-il, vis-à-vis du
-retentissement que les merveilles occultes
-feront éclater aux oreilles humaines.»</p>
-
-<p>Et ce disant, il courait saisir, de sa main
-auguste, le bâton de voyage que je tiens
-constamment à proximité de ma couche pour
-signifier le caractère transitoire de la halte
-présente ; et il commanda :</p>
-
-<p>&mdash; Lève-toi! car des prodiges sont accomplis.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Je suivis posément le Roi mon maître
-jusqu'à la cour intérieure où une grande
-masse de gens de toutes castes étaient assemblés.
-Il y avait aussi quarante chameaux,
-dirai-je à la mode de ce pays, pour exprimer
-que leur nombre allait au delà de ce que l'on
-peut compter ; force bagages sur des mules ;
-des chevaux bien drus et un épais tumulte
-d'officiers et d'esclaves. Je hasardai de m'enquérir
-si le prodige n'était point précisément
-que tant de monde se trouvât debout à une
-heure aussi matinale. Mais ma voix, qui
-ne puise sa clarté que dans la coupe de vin
-de Chypre propre au lever du sage, s'érailla
-dans ma gorge sèche et se perdit dans les
-murmures et le bruit des piétinements.</p>
-
-<p>L'aurore coulait doucement le long des
-pentes de la colline où s'adosse le Palais, et
-en haut de l'escalier double, la chevelure
-des hippogriffes à tête d'homme recevait la
-caresse de ses tons de lait, tandis que leur
-barbe annelée rougeoyait encore au-dessus
-du brasier des torches.</p>
-
-<p>Nous quittâmes la ville par la porte méridionale
-et il fallut que le cortège se déployât
-sous les rayons du jour et parmi les déclivités
-successives du terrain jusqu'aux bords
-du fleuve, pour que l'on pût apprécier le
-nombre et l'éclat des personnes qui le composaient.
-Je n'entreprendrai pas de le décrire ;
-qu'il me suffise de dire que tout ce qui
-a de la qualité dans l'antique Istakar était
-là, brillamment équipé et amplement muni
-de serviteurs. Sachez que l'un et l'autre
-sexe s'y balançaient en quantité égale, ce
-qui maintint dès aussitôt l'humeur sereine,
-sans préjuger le moins du monde des risques
-divers que comporte une expédition si mystérieuse.</p>
-
-<p>Je passai la première matinée dans la
-compagnie des dames, insoucieux autant
-qu'elles, grâce à d'aimables discours, et confiant
-en la fantaisie royale. Nous admirâmes,
-au long de l'eau, la joaillerie capricieuse
-de la rosée sur les feuillages gras,
-et, sur la surface des flots polis, les combinaisons
-des tons harmonieux du jour,
-qu'égalent les Babyloniens dans le travail
-de leurs beaux tissus. Dans l'après-midi,
-nous lâchâmes l'oiseau de proie habile à
-piquer mortellement de son bec le lièvre et
-la gazelle ; le temps nous parut aussi prompt
-que la course de ces animaux agiles et le
-repas du soir fut succulent et gai.</p>
-
-<p>Le Roi, qui ne sortait pas du cercle des
-prêtres, veilla la nuit et observa le ciel à
-l'aide d'instruments subtils. L'air était doux,
-et l'ombre aimable, à cause des mille clartés
-d'en haut. Mon puissant maître me reconnut
-accoudé à un vieux cep noueux, vers la
-lisière d'un champ d'oliviers dépouillés.</p>
-
-<p>&mdash; Homme asservi à la matière et dont
-l'esprit cependant est souple, délicat et orné,
-prononça-t-il en passant, ne prendrais-tu
-pas d'intérêt à voir avec nous le Ciel continuer
-le livre des hommes, sublime collaboration!
-ou, si tu aimes mieux, à lire
-aux figures de cette grande coupe renversée,
-sinon le Destin que tu dédaignes, du
-moins les causes des fluctuations diverses
-de cet esprit humain que tu te piques de
-priser immédiatement après la chair des
-femmes?</p>
-
-<p>&mdash; Maître, fis-je humblement, imprimant
-une cadence au cep flexible, outre que je ne
-me soucie pas de voir le Ciel corroborer des
-livres desquels je ne voudrais pas, par Apollon,
-avoir inscrit de mon stylet le plus mince
-<i>iota</i>, &mdash; car j'imagine qu'il s'agit de ces compilations
-des vilains Hébreux, incohérents
-et outrés, &mdash; je goûte pour le moment les
-aromes divins de la terre vers quoi je vois que
-toutes vos étoiles clignotent d'un &oelig;il jaloux ;
-et de plus, j'ai, sous ma tente, entre ma lampe
-allumée et ma petite esclave caucasienne,
-deux ou trois fragments homériques, quelques
-vers de Sophocle et des mimes courts
-et vifs où le dessin est pur, car, aux mobiles
-de l'esprit humain onduleux, j'avoue que je
-préfère le triomphe de cet esprit, dans les
-rares cas où il s'est montré parfait. J'implore
-donc, ô Roi, qu'il vous plaise me laisser sur
-mon cep, à recevoir la caresse du soir, délicieuse
-devancière des flatteries de jolis
-doigts parfumés et du bercement des nobles
-pensées traduites en langage excellent.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Le visage du Roi parut radieux, le lendemain.
-On en augura que les signes étaient
-bons et personne ne s'inquiéta d'autre
-chose que de suivre cette face auguste et se
-reposer sur ces présages. Rien n'est plus
-doux que d'être conduit.</p>
-
-<p>Toutefois, ayant eu, dans le courant de
-ce jour, à traverser un coin notable du désert
-d'Arabie, et les ressources de l'esprit
-commençant à se sentir de l'aridité générale,
-nous éprouvâmes quelque malaise dès auparavant
-que le soleil déclinât. Je crus comprendre
-que les seigneurs et les dames
-souhaitaient savoir si, non content des prodiges
-annoncés, le Roi entendait en tirer de
-notre patience. On me chargeait bientôt de
-cette enquête délicate, grâce à la complaisance
-que ce monarque témoigne pour ma
-double qualité de misérable sophiste et d'héritier
-d'une race qui mit le royaume à feu et
-à sang. J'allais m'en acquitter quand nous
-vîmes poindre à l'horizon des sables un nuage
-poudreux qui s'enfla progressivement et,
-dès aussitôt, nous fit oublier tout le reste.</p>
-
-<p>Le nuage contenait un groupe de négrillons
-tout nus, hormis les régions du cou,
-des poignets et des chevilles, où des racines
-tressées supportaient de pauvres objets sans
-nom, qui étaient des talismans. A leur approche,
-les dames poussèrent un grand cri,
-se firent garantir la face par des écrans de
-plumes, puis n'eurent de cesse qu'elles
-n'eussent entouré et quasiment touché ces
-esclaves d'ébène fort divertissants par leur
-affectation à singer l'allure des hommes
-libres. Le comble de l'hilarité vint de ce qu'il
-nous fallut comprendre à leur mimique saccadée
-et inharmonieuse, qu'ils tenaient parmi
-eux quelque chose comme un roi et qui ne
-craignait pas de solliciter une entrevue face
-à face avec le puissant Seigneur de la Perse.
-Et je vous donne à penser de l'état de nos
-esprits quand nous sûmes que la tente royale
-s'était ouverte à toute cette peuplade gambadante
-aux membres menus et aux dos luisants
-comme ont les scarabées. Mieux que
-cela, le petit roi noir fut admis, la nuit suivante,
-à l'examen du ciel étoilé, et l'on sut
-qu'après avoir manqué défaillir au premier
-aspect des instruments et des signes graphiques
-de nos livres, les résultats s'en
-étaient trouvés d'une si intime concordance
-avec ceux des notions rudimentaires que
-l'on possède au royaume des Sables, qu'une
-scène touchante avait eu lieu où Roi, Mages
-et Nègre nu s'étaient confusément embrassés.</p>
-
-<p>Nous ne doutâmes plus que l'on ne nous
-menât vers des merveilles, et nos dames,
-allégées par ce bel horizon, reprirent un
-goût serein aux choses de la route, à la
-grâce des matins, au clair déroulement de
-la journée, aux diversités troublantes des
-crépuscules, à la volupté des nuits.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Le voyage fut long, et je me garderai de
-le décrire par le détail. Toutefois les dieux
-bienfaisants nous le parsemèrent à souhait
-d'oasis réconfortantes, et nous fûmes constamment
-maintenus en haleine. Une journée
-fut remplie par le fait de menus propos que
-tint une noble indiscrète sur le compte d'une
-princesse dont je tairai le nom, mais qui est
-aux yeux des hommes comme cette chair veloutée
-des pêches que je vis naguère exposées
-pour Aphrodite au blond soleil de Paphos.
-Nous eûmes ainsi une grande animation oratoire,
-quelques cliquetis d'armes, et vîmes
-la couleur du sang qui apaisa tout le monde.
-Ma lampe manqua d'huile une nuit que je
-composais une ode à la manière de Sapho et
-que la petite Caucasienne dormait si profondément
-que je n'osai l'appeler. Une dame
-s'éprit d'un nègre. Les comédiens hellènes
-nous donnèrent, au penchant d'un coteau,
-une représentation de <i>la Bacchante</i> d'Euripide.
-Voici pour les événements qui marquèrent
-le plus sur nos esprits. Ai-je dit que
-nous fîmes la rencontre d'un vieillard d'aspect
-honorable qui se dit adonné, lui aussi,
-aux sciences secrètes, porte couronne et s'enflamme
-chaque nuit claire aux côtés de notre
-Seigneur, du petit roi noir et des initiés
-chenus?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>V</h3>
-
-<p>M'avisant, un jour de belle humeur, le
-Roi daigna s'étonner, sous le couvert de
-mots plaisants, de ma parfaite et aveugle
-soumission à l'équipée qu'il menait.</p>
-
-<p>&mdash; Quoi! dit-il, vous allez à l'inconnu
-avec la même insouciance que tous ces princes
-et seigneurs qui ont moins de philosophie
-que leur monture ou que ces dames
-dont l'âme est pareille aux minces libellules
-qui nous frôlent, près des fleuves, aux haltes
-de midi?</p>
-
-<p>&mdash; Maître, répondis-je, est-ce donner les
-marques de tant de médiocrité que de se satisfaire
-à admirer la sagesse par quoi Votre
-Majesté conduit, en temporisant, ces dames
-fragiles à quelque révélation ineffable?
-J'ignore, pour ma part, le mot que vous
-tenez caché ; mais je sens que le prononcer
-serait en épuiser la vertu. Car ce qui n'a
-plus de mystère est sans action sur l'esprit
-des hommes. Par contre, votre réserve leur
-grossit, nous grossit, chaque jour, quelque
-chose vers quoi nous allons avec un intérêt
-croissant, vers quoi nous nous contenterions
-sans doute d'aller toujours.</p>
-
-<p>Le Roi sourit, mais un souci rapprocha
-aussitôt les lignes de son front.</p>
-
-<p>&mdash; La crête des monts que vous apercevez
-là-bas, dit-il, est celle du Liban fertile en
-cèdres, bois odorant qu'employa le Roi Salomon
-pour construire un temple fameux ;
-et tous les signes me portent à croire que
-nous approchons du terme du voyage. Je
-dois à mes gens de parler enfin, et il me plaît
-de vous avertir, vous, précédemment.</p>
-
-<p>&mdash; Sire, j'atteins l'âge où la nouveauté
-s'inscrit difficilement sur la table durcie du
-jugement ; j'ai tracé une ligne nette avec les
-bornes de ma connaissance, et la figure m'en
-plaît&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Chère âme paresseuse, soupira le Roi
-qui s'attendrissait sous le poids de son secret,
-ta figure changera cependant, comme
-celle du monde, car&hellip; Aussi bien, je ne puis
-te le cacher plus longtemps&hellip;</p>
-
-<p>Sa voix tremblait, et une larme était suspendue
-dans le coin de son &oelig;il vénérable.</p>
-
-<p>&mdash; Le Messie, dit-il, tu sais, le Messie&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Oui, j'ai lu beaucoup de livres ; plusieurs
-contiennent cette belle promesse, et
-elle est populaire.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! le Messie est né!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; C'est un bien grand malheur! Qui donc
-attendrons-nous désormais?</p>
-
-<p>Mais le Roi s'emporta tout à coup :</p>
-
-<p>&mdash; Vil Grec! s'écria-t-il, âme modelée
-dans la boue que raclent les esclaves aux
-sandales des rhéteurs et des sophistes!
-Peux-tu avoir prononcé un tel blasphème
-et demeurer devant moi?</p>
-
-<p>&mdash; Sire, cela est en effet en mon pouvoir
-que j'ai coutume cependant d'estimer fort
-mince. Mais je dois faire observer à Votre
-Majesté que le Messie qui vaut comme espérance
-ne peut manquer de se diminuer
-en se réalisant. Ce que l'on mesure du doigt
-n'atteignit jamais la taille des images que
-contemplent les visionnaires. Le divin Hercule
-n'est si grand que par le long travail
-des esprits qui s'ajouta au cours des temps
-à la renommée de ses exploits naturels. Et
-ce serait au rebours que procéderait votre
-Messie! Les plus spirituels seront ceux qui
-ne croiront point en lui.</p>
-
-<p>Le Roi contint un geste d'impatience, et
-son visage reparut dépourvu de colère. Je
-ne sus jamais si ma pensée l'avait touché ou
-bien s'il n'écoutait que son c&oelig;ur qui, visiblement,
-débordait.</p>
-
-<p>&mdash; Sire! ajoutai-je, m'adressant à ses sentiments,
-je vous supplie de ne point annoncer
-à votre peuple cet événement fâcheux.
-Il en manifestera à la vérité une
-grande joie, qui sera comme le feu de paille,
-par la rapidité et les résultats. Je sais qu'en
-ses heures mauvaises, l'espoir de ce beau
-leurre le soutient. Qu'arrivera-t-il quand il
-saura que le Messie est là et que les heures
-coulent mauvaises comme devant?</p>
-
-<p>&mdash; Tais-toi! tais-toi! tous les arguments
-sont boiteux désormais ; il ne faut plus raisonner
-comme hier. Les calculs célestes
-eux-mêmes sont dérangés par le fait d'une
-étoile nouvelle : l'univers s'éclaire d'une
-lumière insoupçonnée&hellip;</p>
-
-<p>Ici, je commençai de pleurer cette ancienne
-sagesse dont mon puissant maître
-s'était rarement départi, quoique mage. Il
-continua de parler avec une grande volubilité ;
-je ne le pus suivre. Il avait coutume de
-dire : «Restez debout, mais faites asseoir
-votre pensée.» J'éprouvais la démangeaison
-de lui citer ses paroles. Mais ma compagnie
-ne lui suffit plus ; je le vis s'éloigner,
-l'&oelig;il en feu, les lèvres avides de parler. Je
-compris que la foule allait être informée, et
-courus boucher les oreilles et bander les
-yeux de la petite Caucasienne qui ne dépend
-que de moi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VI</h3>
-
-<p>Je renonce à dire l'animation qui régna
-dans nos groupes dès que l'on tint, du Roi
-lui-même, que l'on allait voir le Messie. Il
-se trouva des gens qui dès auparavant s'en
-doutaient. On loua leur retenue. Mais la
-plupart furent émus très profondément. On
-en faillit négliger le boire et le manger. Des
-dames passèrent les nuits à regarder les
-astres, de leurs beaux yeux nus, dans l'espoir
-intime de quelque signe privilégié.
-Quelques-unes confessèrent avoir reçu confirmation
-particulière de l'événement. On
-se fit mille descriptions de la figure qu'on
-imaginait au Messie. On négligea les nègres.
-On se pardonna les injures. On s'occupa de
-la tenue que l'on aurait au jour de la présentation.
-On déplora de n'avoir pas été
-prévenu plus tôt, à cause des robes et des
-parures. On se dépita, s'injuria de nouveau ;
-l'humeur fut exécrable. La maison du Roi
-dut abandonner plusieurs tentures riches et
-vénérables, quoique Xerxès y eût fait représenter
-la prise d'Athènes et la Victoire
-des Thermopyles, qu'il s'attribuait. On les
-coupa ; se les partagea ; en couvrit les selles
-des chevaux et des mules. Nous passions
-seuls des nuits calmes, ma petite esclave et
-moi ; et lui ôtant ses bandeaux, je lui faisais
-des contes, comme elle les aime, c'est-à-dire
-de ceux qui ne peuvent point arriver.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VII</h3>
-
-<p>Nous atteignîmes un pays remarquable
-par sa pauvreté. Mais les signes et les informations
-s'accordant à le désigner comme
-l'endroit où les prodiges étaient accomplis,
-chacun s'exténua à en vanter l'agrément. A
-la vérité, la ville était composée de gros
-blocs réguliers et blancs, sans un portique,
-sans une colonne, sans la trace ni d'un
-marbre taillé ou non, ni de ces représentations
-vivement colorées où excellent les
-artistes persans. Des troncs dénudés de
-figuiers et de vignes s'enlaçaient à l'entour
-de cette misère. On n'avait rien vu d'un
-goût si délicat et la sobriété de ces cabanes
-avait de l'héroïque et du divin. Quelques
-seigneurs dépêchèrent des esclaves démolir
-leurs palais d'Istakar ; on jeta les tentures
-d'Athènes et des Thermopyles ; et le reste
-du train piétina les tissus éblouissants. Les
-chameaux glissaient dans la fange et la
-croupe des chevaux blancs en était maculée.
-On se traita de Babyloniens et d'efféminés
-à cause de la répugnance qu'on avait peine
-à dissimuler. Mais il faut avouer qu'aux fontaines,
-des femmes nous regardèrent avec
-d'admirables yeux étonnés.</p>
-
-<p>Enfin, le groupe des Rois mages qui
-tenait la tête du cortège fit halte, et tout le
-meilleur de la Perse sentit son c&oelig;ur battre
-et s'humecter ses paupières.</p>
-
-<p>Il y avait dans l'une de ces masures à
-peine abritées de la bise, une femme donnant
-le sein à un petit enfant nouveau-né, et
-un homme debout, qui les considérait d'un
-&oelig;il timide et doux. Notre nombre et notre
-magnificence ne parurent pas les émouvoir
-grandement. C'étaient des gens honnêtes et
-sans culture ; ils ignoraient la langue persane
-aussi bien que la grecque et celle des Romains.
-Quand enfin nous les pûmes atteindre
-par quelques paroles hébraïques et
-syriaques touchant le but de notre mission,
-ils hochèrent la tête en souriant et parurent
-rentrer aussitôt dans la tiède sérénité de
-leur union. Le Roi ouvrit des cassettes ; l'or
-brilla et tinta. Le Roi ne put se tenir de
-prendre l'enfant, et il dit, les yeux pleins de
-larmes : «Je le tiens dans mes bras!»</p>
-
-<p>&mdash; Maître! Maître! prononçai-je à voix
-basse, et sur un ton de remontrance suppliante.</p>
-
-<p>Ils sourirent encore et parurent confondus.
-L'autre mage avait aussi des présents.
-Mais le petit roi nègre qui se démenait
-étrangement pour expliquer la vertu de certains
-objets racornis, pareils à des noyaux,
-qu'il offrait, amusa l'enfant. Celui-ci agita
-les mains et remua ses lèvres humides de
-lait. On avait eu tant d'émotion qu'une
-grande détente se produisit. On entendit les
-chuchotements des seigneurs mêlés aux
-rires légers des dames. Une grande baie ouverte
-dans la muraille laissait apercevoir le
-reste du cortège attentif, haussé sur les
-montures, sur les bagages et jusque sur le
-cou des chameaux. Une princesse osa s'approcher
-de l'enfant et le baisa. Toutes les
-dames le voulurent approcher et baiser. On
-se le passait de main en main. On commença
-de mettre à part tout ce qu'il avait touché,
-mais on n'y put suffire. On lui promit cent
-cadeaux divers. On le voulait emmener et
-élever plus chaudement. Tout bas on blâma
-même le père de demeurer si tranquillement
-dans un hangar glacé. On prit pitié de ses
-langes ; jusqu'à des nourrices affranchies
-haussèrent l'épaule à cause de la façon dont
-il était enveloppé, selon la coutume du pays.
-Le petit avait l'air patient et bon ; les caresses
-lui plaisaient et il secouait de la main
-les colliers d'or. On finit par s'asseoir où
-l'on put, et l'on occupa le reste du jour à
-jouer avec l'enfant le plus simplement du
-monde.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>VIII</h3>
-
-<p>Il arriva que le lendemain on eut à passer
-par là, en s'en retournant. Il faisait un soleil
-tiède. Le père, la mère et l'enfant étaient
-assis au pas de la masure.</p>
-
-<p>Comme on était pressé, on leur adressa de
-la main un petit bonjour amical.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">LA DANSEUSE DE TANAGRE</h2>
-
-
-<p>J'ai été séduit par une statuette de Tanagre
-au point d'éprouver à sa vue cette sorte
-de joie tremblante et cette anxiété qui sont
-les compagnes ordinaires de la passion
-amoureuse.</p>
-
-<p>C'est une danseuse. Un voile d'étoffe
-légère embrasse ses formes accomplies ;
-son attitude semble prise dans l'instant où
-le torse et la jambe, animés par les mouvements
-rythmiques qui s'achèvent et, pour
-ainsi dire, rendus sublimes par la vie abondante
-que répand l'entraînement musical
-dans un corps jeune et pur, atteignent, en
-une seconde de repos, l'insaisissable beauté.</p>
-
-<p>«O petite danseuse! pris-je la liberté de
-dire un jour à cette gracieuse effigie de
-terre, je te supplie de m'apprendre le secret
-du charme que tu répands et qui dépasse
-celui de tes s&oelig;urs, car tu vois que je le
-subis aussi vivement que s'il me venait
-d'une jeune fille plus jeune que moi de dix
-ans et cependant des gens avisés prétendent
-que de nombreux siècles nous séparent.
-Pour moi, je t'avouerai que je crois sentir
-la moiteur de ta chair parfumée qui vient
-de s'émouvoir et je ne suis pas sûr que l'air
-qu'a déplacé ta jambe agile n'est pas celui
-qui m'a tout à l'heure rafraîchi le visage.
-Dis que je suis fou! mais j'ai cru que ta poitrine
-se soulevait par suite de la douce fatigue,
-et que tes lèvres, un moment desserrées,
-exhalaient ce souffle imprégné de
-l'odeur des olives et des lauriers-roses, tel
-que je le respirai dans les pays du soleil et
-sur les pentes inclinées du côté de la mer.</p>
-
-<p>»Je te supplie de me dire qui tu es, ou
-bien quel dieu habite la fine pâte de ton
-argile, parce que je n'ai pas devant toi le
-calme que donne ordinairement la vue du
-chef-d'&oelig;uvre, et que l'intime familiarité de
-ta grâce me ravit à mon temps, m'arrache à
-l'heure que le destin m'attribua, pour m'emporter
-en arrière, dans le passé ancien,
-jusqu'à l'heure bienheureuse où ta paupière
-a battu, &mdash; ce qui est contraire à l'ordre des
-choses et me déchire le c&oelig;ur.»</p>
-
-<p>Alors, j'entendis une voix agréable, et je
-crus que la petite danseuse Tanagréenne
-parlait.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>«Tu connais, me fut-il dit, le bourg béotien
-dont le nom est demeuré aux figures
-de terre, la blanche Tanagre ; c'est ma
-patrie. Mon père avait des champs et de la
-vigne sur le penchant du Céricius où la
-ville étageait ses maisons de brique argileuse.
-Rien ne manqua à mon enfance, et
-je connus le bonheur. A l'âge où toutes les
-jeunes filles chez nous étaient belles, je le
-devins, à ce qu'il paraît, et lorsque je passais
-dans la rue pour aller aux Temples ou aux
-Jeux, les hommes et les femmes me regardaient
-en souriant.</p>
-
-<p>Ce fut vers ce temps-là que, me trouvant
-à l'endroit où se tiennent les coroplastes ou
-modeleurs de poupées, pour vendre les
-petites images qu'ils pétrissent de leurs
-mains, l'un d'eux nommé Douris me fit
-signe qu'il m'aimait. Je baissai les yeux et
-n'osai plus de longtemps revenir au même
-lieu, parce que son visage avait fait une
-grande impression sur moi.</p>
-
-<p>Mais je pensai beaucoup à lui sans le voir.
-Bientôt il prit l'habitude de passer devant
-la maison de mon père et je l'aperçus. Je
-sentis, ce jour-là, que je n'avais aimé personne
-comme lui, et j'eus un grand regret
-qu'il ne fût qu'un pauvre coroplaste dont
-les statuettes, si prisées qu'elles fussent au-dessus
-de celles des autres, étaient vendues
-pour une obole.</p>
-
-<p>Un jour que je n'étais pas là, par extraordinaire,
-dans le moment où il vint, je trouvai
-sur la stèle de marbre consacrée à Hermès,
-qui était près du portique de la maison, un
-petit Eros en terre parfaitement modelé et
-peint. Je ne pus me tenir de le montrer à
-mon père, homme prudent et habile. Mon
-père tourna et retourna dans sa main le
-petit Eros. A la fin, il dit : «Qui a fait
-cela?»</p>
-
-<p>Je rougis et répondis que je n'en savais
-rien.</p>
-
-<p>&mdash; En tout cas, dit-il, celui qui a fait
-cela est un fort bon artiste et de qui le
-renom ira loin.</p>
-
-<p>Je sautai, à ces mots, si joyeusement et
-en battant des mains, que mon père me
-regarda avec étonnement. Je tombai à ses
-genoux que j'embrassai, et je lui dis, toute
-confuse :</p>
-
-<p>&mdash; Mon père, ce petit Eros est de Douris,
-le modeleur de poupées ; et le c&oelig;ur qu'il a
-percé de cette flèche est le mien.</p>
-
-<p>&mdash; Que Douris vienne donc ici, dit mon
-père en me relevant, et je pense qu'il
-honorera ma maison.</p>
-
-<p>Je songe avec attendrissement aux jours
-trop brefs qui suivirent mon mariage avec
-le modeleur de poupées. Nous nous
-aimions ; il m'admirait et me prenait pour
-modèle. De cette époque datent ses meilleures
-figurines de terre ; non parce que je
-valais mieux que les filles qu'il faisait poser
-avant de me connaître, mais parce que
-l'amour échauffait son talent.</p>
-
-<p>C'était une âme ardente et éprise de la
-beauté ; aussi lui arrivait-il souvent d'avoir
-de l'inquiétude sur la valeur de ce qu'il
-avait fait, bien que sa fortune commençât
-à être brillante et que l'on ne cessât de lui
-prodiguer des éloges. Je l'emmenais alors,
-à la tombée du jour, du côté des prairies qui
-s'étendaient aux bords de l'Asope, au delà
-de la ville. Nous nous baignions les pieds
-dans la rivière ; je me penchais au-dessus
-de son front, et ma voix, mêlée au doux
-bruit du vent dans le feuillage des tamaris,
-endormait sa pensée.</p>
-
-<p>Cependant, une fois, il se redressa sous
-mes caresses. C'était à la fin d'une journée
-particulièrement agitée, où l'argile s'était
-montrée plus que jamais rebelle à ses
-doigts ; même il avait détruit plusieurs
-ébauches sur lesquelles nous fondions de
-grandes espérances. Il me repoussa tout à
-coup et me dit d'une voix à la fois impérieuse
-et suppliante :</p>
-
-<p>&mdash; Danse!&hellip; danse!</p>
-
-<p>Je me levai aussitôt, car, l'aimant comme
-je faisais, j'étais sa servante ; et j'imitai de
-mon mieux la danse qu'exécutaient les
-jeunes filles en l'honneur d'Artémis. Mon
-vêtement était léger et le sol favorable.
-J'essayai de suppléer de la voix à l'accompagnement
-de la flûte qui nous manquait.
-D'ailleurs, entraîné bientôt par mon pas,
-Douris chanta lui-même. Son organe était
-ample et varié, et l'on eût juré qu'un berger
-était là et soutenait mes mouvements par
-le son de la syrinx.</p>
-
-<p>Il se baissa tout à coup pour saisir une
-poignée de la terre humide qui se trouvait
-en abondance au bord de l'eau ; il se mit à
-la pétrir avec vivacité, et je vis naître
-promptement sous sa main mon image.</p>
-
-<p>C'est celle que tu vois. Il n'en avait jusqu'alors
-réussi aucune avec autant de bonheur.
-A mesure qu'elle venait sous ses
-doigts mouvants, je voyais s'agiter le visage
-de Douris et j'atteste les dieux qu'il fut plus
-beau dans ce moment-là que le jour même
-où il m'aperçut et sentit dans son c&oelig;ur
-qu'il m'aimait. Dirai-je que j'en conçus une
-peine secrète et que je fus un peu jalouse
-de cette jolie image de terre qui captivait
-mon époux?</p>
-
-<p>Douris emporta son ouvrage, et il
-mouilla, pour le couvrir, une partie de
-mon vêtement qui était tombé à terre pendant
-la danse, sans prendre garde que mon
-épaule était nue. Les paroles que je lui
-adressai durant le retour à la maison furent
-vaines ; et même, ayant tenté d'attirer son
-esprit vers la beauté du soir qui transfigurait
-Tanagre et les collines, ce spectacle,
-d'ordinaire si puissant sur son esprit, ne le
-détourna pas de la pensée du chef-d'&oelig;uvre
-qu'il avait fait.</p>
-
-<p>Les jours coulèrent ; il retouchait l'admirable
-figure et la poussait à la perfection. Jamais
-il ne s'aperçut que j'errais, moi vivante,
-autour de cette poignée de terre humide et
-glacée qui le retenait. Mon chagrin s'accrut.
-Je fus tentée de détruire la petite danseuse
-d'argile pendant le sommeil de Douris.</p>
-
-<p>Je me levai, une nuit ; je pris la lampe et
-me dirigeai soigneusement vers l'endroit où
-la statuette reposait sous le linge frais. La
-colère m'animait et je goûtais une ivresse
-inconnue. Je pris l'amer plaisir de découvrir
-l'ennemie qui me ressemblait, avant
-de l'anéantir. Je gardais le linge dans la
-main et j'embrassais de ma haine l'image
-inanimée de mon corps devenue ma rivale
-par suite d'un sortilège ou d'une folie que
-je ne pouvais m'expliquer.</p>
-
-<p>«Te voilà donc! dis-je, misérable parcelle
-de limon qui ne couvriras pas la
-plante de mon pied quand je t'aurai écrasée!
-Je t'ai foulée déjà maintes fois à l'état de
-fange, au bord du ruisseau, quand les yeux
-des pâtres et ceux de mon bien-aimé, jaloux
-de la pureté de ma jambe, regrettaient que
-je la salisse au contact de ta boue&hellip; Et
-maintenant tu t'es élevée sur ce piédestal,
-tu as emprunté la forme de ma jambe et de
-mon joli ventre poli! Perfide! jusqu'à ce
-mouvement des épaules et de la tête que
-l'on m'a dit qu'aucune autre créature n'eut
-pareil et qui faisait frissonner des hommes
-forts, tu me l'as pris! par quelle astuce?
-Moi-même je l'ignorais ; je n'avais jamais
-pu le saisir en un miroir et tu me vois
-toute tremblante à la révélation de ce
-qu'Amour met en nous de mystérieux
-attraits. Tout ce que tu es, tu me le
-dois ; tu me l'as volé pièce à pièce ; sans
-moi tu ne serais pas ; tu n'es pas autre
-chose que moi!&hellip;»</p>
-
-<p>Je fus épouvantée tout à coup du son de
-mes paroles dans là pièce obscure et vis-à-vis
-de l'image qui recevait toute seule la
-lumière de la lampe. La danseuse semblait
-sourire et me regarder avec indulgence du
-haut de son chevalet de bois. Je me tus.
-Mes derniers mots retentissaient dans le
-silence de la nuit : «Tu n'es pas autre
-chose que moi!&hellip;»</p>
-
-<p>Mon premier mouvement avait été de
-bondir vers la statue aussitôt après avoir
-invectivé contre elle. Mais j'étais maintenue
-à ma place par une volonté imprévue.
-Mes yeux ne quittaient pas l'objet de ma
-colère ; et je m'étonnais de mon attitude
-et de mon inaction. Je me pris la tête dans
-les deux mains ainsi que l'on fait lorsqu'on
-veut voir clair avec ténacité ; je me
-souviens que mes doigts s'enfoncèrent très
-avant dans ma chevelure, et lorsque les
-extrémités s'en rejoignirent derrière ma
-tête à travers l'emmêlement épais, je sentis
-un si vif mouvement de dépit à cause de
-ma faiblesse et de la puissance inconnue
-qui me paralysait, que je sortis brusquement
-en renversant la lampe dont l'huile se
-répandit.</p>
-
-<p>Je me trouvai sur la terrasse où j'avais
-passé des nuits si belles et si heureuses
-entre les bras de Douris. Sous le ciel voilé,
-une incertaine lueur bleue et légère commençait
-d'entourer le front des temples sur
-la hauteur ; la ville était plongée encore
-dans l'ombre, et le silence m'effrayait.</p>
-
-<p>Je me souvins tout à coup d'un certain
-vieillard nommé Simonide qui était redouté
-pour sa connaissance des choses secrètes.
-Je savais où était sa maison, car il passait
-souvent devant l'étalage des coroplastes,
-qu'il critiquait ou encourageait par des
-paroles rares et justes ; et je l'avais regardé
-s'éloigner jusque chez lui, à cause de ce
-qu'on disait de merveilleux sur sa science.
-J'y courus. Je le trouvai courbé sous sa
-lampe et au-dessus d'ouvrages anciens par
-l'apparence, et d'une écriture inconnue.</p>
-
-<p>Il sourit en m'apercevant :</p>
-
-<p>&mdash; Tu es la femme de Douris, dit-il.</p>
-
-<p>Et avant que je lui eusse adressé la parole :</p>
-
-<p>&mdash; Il faut que tu sois folle pour avoir
-épousé cet homme!&hellip;</p>
-
-<p>J'eus un mouvement de révolte, à cause
-de mon amour.</p>
-
-<p>&mdash; Tu l'aimes, dit-il, en cessant de sourire ;
-et il te préfère ses ouvrages de terre?</p>
-
-<p>Je fis signe que oui.</p>
-
-<p>&mdash; J'ai voulu briser la danseuse, ajoutai-je
-en tremblant ; je n'ai pas pu ; et je viens
-savoir&hellip;</p>
-
-<p>Il m'interrompit avec violence :</p>
-
-<p>&mdash; J'ai vu, dit-il, la danseuse de Douris!
-Autant vaudrait s'attaquer à Jupiter qui
-gouverne le monde. Pauvre enfant! C'est toi
-qui as posé pour ce corps admirable, et tu
-t'étonnes de voir soudain ces formes d'argile
-te dépasser dans l'esprit de celui qui les a
-pétries de ses doigts ; parce que ces mêmes
-doigts, n'est-ce pas? avaient coutume de défaillir
-de volupté à seulement toucher la
-jeune fleur de ta chair!</p>
-
-<p>»Mon enfant, écoute. Un dieu est caché et
-dort sous la mer mobile des formes comme
-sous l'eau profonde des regards humains.
-Nul ne sait comment ni pourquoi il s'éveille,
-s'agite et est présent tout à coup. Cependant
-nous nous inclinons devant un geste ou une
-attitude dont la secrète vertu nous a ébranlés
-jusqu'au fond de l'âme. Ceci n'eut peut-être
-que la durée d'un instant aussitôt évanoui,
-et il est possible qu'un grand nombre
-de témoins ne s'en soit pas aperçu. Mais
-nous déclarons divin l'homme habile qui,
-l'ayant vu, a su lui fournir l'expression durable,
-et souvent sans doute a provoqué le
-prodige, par sa prière ou son désir ardent.</p>
-
-<p>»C'est ainsi que, par l'évocation de Douris
-et par l'effet de ton beau corps ému, s'est
-réalisé dans de la terre et a pris forme pour
-l'immortalité cet instant d'entrevue sublime.
-Et le petit objet d'argile que tu n'as pu briser
-est supérieur à Douris lui-même et à toi : il
-ne serait pas injuste de l'établir au rang des
-dieux.»</p>
-
-<p>J'écoutais le vieillard avec une grande
-crainte. A mesure qu'il parlait, j'avais plus
-vif le sentiment de ma perte, car je comprenais
-que Douris avait tiré de moi tout ce que
-je valais. Quand Simonide eut fini, je lui dis
-simplement :</p>
-
-<p>&mdash; Je veux mourir.</p>
-
-<p>Au lieu de lever les bras et de me faire
-mille discours ordinaires, ce vieux sage
-s'étant recueilli un moment, comme pour
-peser diverses alternatives, me répondit que
-j'avais raison. Je l'admirai de si bien pénétrer
-les secrets du c&oelig;ur et de l'esprit, et je
-baisai sa robe en signe de reconnaissance.</p>
-
-<p>L'aube descendait gaiement les pentes de
-nos collines quand je regagnai la terrasse où
-l'idée m'était venue de recourir au vieillard
-Simonide. Je m'y arrêtai de nouveau et résolus
-d'y accomplir sur-le-champ mon dessein.
-C'était le lieu qui m'avait été le plus
-complaisant, puisque l'amour m'y avait
-souri ; et sur quelque point du pays que se
-portassent de là mes regards, j'y retrouvais
-le souvenir brûlant des caresses de Douris.</p>
-
-<p>Vers le haut de la ville, les temples des
-dieux recevaient les premiers rayons du
-jour, et au delà des murs, les champs d'orge
-et de blé, les prairies et le long serpent du
-fleuve baignaient confusément dans la mer
-de lait que le matin répand. Mon c&oelig;ur se
-souleva ; les larmes emplirent mes paupières
-et je ne vis plus distinctement tels endroits
-de la campagne où mon époux m'avait
-pressée plus tendrement de son bras. Je dis
-adieu au jour qui s'élevait et que je ne
-verrais pas en son midi. Puis j'accomplis
-quelques rites prescrits par le vieillard et
-tirai de mon sein la petite fiole qu'il m'avait
-remise. J'en bus d'un trait le contenu avant
-d'aller embrasser dans son sommeil celui
-pour qui je voulais mourir, et de peur de
-faiblir à sa vue. Il dormait profondément et
-ne sentit pas mon baiser. Ma lèvre, d'ailleurs,
-était déjà refroidie et je ne pus qu'avec
-peine regagner le dehors où le premier chant
-des oiseaux et le réveil alerte de la ville
-furent les dernières choses du monde qui
-me parvinrent, dans la grande confusion
-que donne la présence de la mort.»</p>
-
-<p>&mdash; O âme passionnée qui te défis un matin,
-sur une terrasse de Tanagre, de la chair
-dont s'inspira le modeleur de poupées,
-m'écriai-je, je t'aime!</p>
-
-<p>&mdash; Non! me dit, sur un ton désespéré, la
-voix qui m'avait attendri par le récit d'une
-vie si simple et si belle, non! ce n'est pas
-moi que tu aimes : comme Douris, comme
-les hommes et comme les dieux, c'est ma
-rivale que tu aimes! Je ne suis pas la statuette ;
-moi, qui t'ai parlé, je suis la sacrifiée,
-l'éternelle jalouse. Je suis la créature
-de chair, le modèle, l'amante, l'héroïne,
-l'inspiratrice de l'&oelig;uvre d'art ; à jamais
-inférieure au morceau de terre que le pouce
-d'un homme a touché.»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch4">LE MIRACLE DU SAINT VAISSEAU</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Au temps où Notre-Seigneur périt sur la
-croix, le pays de Judée était en partie soumis
-aux Romains dont Pilate était le bailli<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> On a cru devoir conserver dans ce récit l'absence
-totale de «couleur locale» qui caractérise le roman
-de La Table Ronde dont il est inspiré. Il y a moins
-d'irrespect à violer la vérité ou la vraisemblance historiques,
-qu'à dégarnir ces belles matières romanesques
-de la grâce particulière que leur valent leur naïveté et
-leur foi.</p>
-</div>
-<p>Un prud'homme nommé Joseph d'Arimathie,
-qui était au service de Pilate, avait
-aimé Jésus dès qu'il l'avait vu. Il l'avait
-suivi avec ses disciples, et il lui était dévoué,
-bien qu'il n'osât pas en témoigner, dans la
-crainte des mauvais Juifs.</p>
-
-<p>Or Jésus ayant expiré, Joseph en eut une
-vive douleur. Il s'en vint trouver Pilate et
-lui dit :</p>
-
-<p>&mdash; Sire, je vous ai longtemps servi sans
-recevoir de loyer ; je viens vous demander
-pour ma récompense le corps de Jésus crucifié.</p>
-
-<p>&mdash; Je l'accorde de grand c&oelig;ur, répondit
-Pilate.</p>
-
-<p>Joseph courut à la croix par le chemin
-que Notre-Seigneur avait suivi et où la populace
-s'écoulait en commentant ce qui était
-arrivé. Il y croisa plusieurs femmes qui
-pleuraient, et entre autres une nommée
-Verrine portant une guimpe qu'elle montrait
-à tous et où la figure de Jésus s'était
-imprimée fidèlement.</p>
-
-<p>Mais Joseph étant arrivé près de la croix,
-les gardes lui en défendirent l'approche, et
-ils envoyèrent contre lui un certain Juif du
-nom de Moïse qui lui dit en le repoussant
-avec brutalité :</p>
-
-<p>&mdash; Jésus s'est vanté de ressusciter le troisième
-jour, et s'il a dit vrai, nous voulons
-le refaire mourir ; et autant de fois ressuscitera-t-il,
-autant de fois le mettrons-nous à
-mort.</p>
-
-<p>Joseph revint très mécontent vers Pilate
-qui était à table et tenait à la main une
-belle coupe. Il lui demanda main-forte pour
-vaincre la résistance des gardes.</p>
-
-<p>&mdash; Vous aimiez donc bien cet homme,
-pour prendre tant de peine de son corps?
-demanda Pilate. Eh bien, tenez! ajouta-t-il,
-voici le vase dans lequel il a célébré son
-sacrement. On me l'a donné : gardez-le, en
-mémoire de celui que je n'ai pu sauver.</p>
-
-<p>Et il lui donna main-forte.</p>
-
-<p>Joseph emprunta un marteau et des
-tenailles, et, ayant triomphé de la résistance
-des gardes et du Juif Moïse, il monta
-à la croix et en détacha Jésus.</p>
-
-<p>Il le prit entre ses bras ; le posa doucement
-à terre ; replaça convenablement les
-membres et les lava le mieux qu'il put.</p>
-
-<p>Pendant qu'il se livrait à cette besogne, il
-vit le sang divin couler de la plaie que la
-lance de Longin avait ouverte sur le côté.
-Il prit la coupe que Pilate lui avait remise
-et y recueillit les gouttes qui s'échappaient,
-car il pensait qu'elles y seraient conservées
-avec plus de révérence qu'en tout autre
-vaisseau. Cela fait, il enveloppa le corps
-d'une toile fine et neuve et le déposa dans
-un sarcophage qui se trouvait non loin de
-là et qu'il recouvrit d'une pierre large et
-d'un bon poids.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Jésus ressuscita comme il l'avait annoncé
-et se montra à Marie la Madeleine, à ses disciples
-et à d'autres encore.</p>
-
-<p>Voilà aussitôt les Juifs très émus, et les
-soldats chargés de garder le sépulcre inquiets
-du compte qu'ils auraient à rendre. Comme
-Joseph d'Arimathie avait enseveli le corps,
-ils le soupçonnèrent de quelque maléfice
-dans l'affaire de cette sortie du tombeau. Ils
-résolurent d'en tirer vengeance contre lui et
-s'assemblèrent afin de délibérer des moyens
-que l'on pourrait employer pour lui nuire.</p>
-
-<p>Moïse se trouvait dans le groupe et dit :</p>
-
-<p>&mdash; Pour moi, je ne me soucie point de ce
-qui est arrivé, et j'ai craché à la figure de
-celui que l'on dit ressuscité. Je me moque
-pareillement de Joseph d'Arimathie. Mais
-c'est un homme riche, et je me fais fort de
-le livrer en bon état de capture à qui m'indiquera,
-pour s'emparer de son fief, un moyen
-prompt, sûr, et garanti de la potence.</p>
-
-<p>&mdash; Vous dites, fit un clerc qui se trouvait
-là, que ce Joseph a du bien?</p>
-
-<p>&mdash; Certes! On lui connaît plus de cent
-arpents, tant en vignes qu'en oliviers ; et il
-les cultive avec habileté. Il a plus de génie
-qu'il n'en a l'air. Ainsi, on le crut dément,
-il n'y a pas si longtemps, lorsqu'il alla, à la
-suite du prophète, avec quelques âmes
-simples jusqu'au lac de Tibériade. Il n'en
-était rien. «J'y ai fort profité!» disait-il à
-son retour. En effet, outre qu'il recevait la
-bonne parole, d'autre part il vendait à des
-prix de famine, ses raisins, ses figues et ses
-olives aux bonnes gens accourus pour
-entendre Jésus. Et celui-ci ayant fait miracle
-à un certain endroit du Lac, Joseph y acheta
-immédiatement les pêcheries et y mit des
-établissements qui ne manqueront pas de
-prospérer par suite du bruit que fera l'aventure.
-C'est un homme d'ordre et plein de sens.</p>
-
-<p>&mdash; A-t-il quelque famille?</p>
-
-<p>&mdash; Il a en tout une s&oelig;ur que l'on nomme
-Enigée.</p>
-
-<p>&mdash; Enigée, dit le clerc au perfide Moïse,
-hérite légalement de tout l'avoir de son
-frère&hellip; Que celui-ci vienne à disparaître, qui
-est-ce qui pourrait s'opposer à ton mariage
-avec cette demoiselle qui est assurément
-accorte et avenante en tous points?</p>
-
-<p>&mdash; Va donc trouver la belle, à la tombée
-de la nuit, qui est l'heure favorable à l'amour,
-insinuèrent-ils tous à Moïse, et, par la
-chambre de cette gentille personne, pénètre
-hardiment jusqu'au lit de Joseph&hellip;</p>
-
-<p>Moïse mit un pourpoint de velours à plus
-de cent sous l'aulne et s'étant garni les reins
-de liens solides et propres à bâillonner tous
-ensemble les chevaliers du guet, il s'alla
-poster, à la brune, sous la fenêtre d'Enigée,
-tout en chantant et s'accompagnant du luth
-qu'il touchait avec assez d'agrément.</p>
-
-<p>Enigée était une jeune fille accomplie et
-dont tous les sentiments étaient développés,
-comme il est naturel aux environs de la
-seizième année et sous les cieux cléments
-qui font fleurir les parterres dès le temps de
-Pâques. Elle avait du goût pour la musique
-et pour les gens bien faits. Avouez donc
-qu'il lui eût fallu une astuce fort éloignée de
-sa simplicité, pour démêler, sous le bel accoutrement
-de Moïse, que le chanteur était un
-vilain Juif et non quelque noble chevalier
-romain. Enigée ouvrit sa fenêtre sur le jardin
-parfumé d'où venait la chanson.</p>
-
-<p>Il est odieux de penser que la bouche en
-fleur d'une demoiselle, qui s'entr'ouvre à
-l'espoir du premier baiser, reçoive au lieu et
-place de ce qu'elle attend, le contact malséant
-du bâillon. Tel fut cependant le sort
-de la pauvre petite Enigée dès qu'elle fut
-tombée entre les mains de l'infâme Moïse.
-En même temps, la bande des mauvais Juifs
-liait outrageusement le vertueux Joseph
-d'Arimathie et l'emportait tout vif et bien
-fâché de ne pouvoir dire adieu à sa mignonne
-s&oelig;ur, mais plus contristé encore d'abandonner
-le vaisseau contenant les gouttes du
-sang de Notre-Seigneur Jésus.</p>
-
-<p>Ils le conduisirent du côté d'une affreuse
-tour située à l'écart. Là ils lui délièrent les
-jambes, parce qu'il était replet de sa nature
-et pesant à porter, et ils lui firent descendre
-trois cent trente-trois marches, à force de
-coups. Enfin, ils le laissèrent dans un cachot
-obscur, sans lui donner ni pain ni eau et
-sans lui adresser une parole.</p>
-
-<p>Après quoi, étant remontés et ayant
-scellé l'entrée de la tour, ils se dispersèrent,
-en se frottant les mains, car ils pensaient
-bien qu'il ne serait plus jamais question de
-Joseph d'Arimathie.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Le malheureux Joseph éprouva le plus vif
-mécontentement du lieu où on l'avait mis ;
-non seulement parce qu'il était dépourvu de
-lit, de crédence et de prie-dieu, mais encore
-parce qu'il manquait de ce parfum subtil que
-mademoiselle Enigée faisait peut-être venir
-d'Arabie, à moins qu'elle ne le répandît de
-sa personne dans le logis clair et propret
-qui convenait si bien à un prud'homme faisant
-honneur à ses affaires. En outre, Joseph
-était incapable de méditation, ce qui eût été
-la seule ressource dans un mauvais cas
-comme le sien ; mais le pire vint de ce qu'il
-avait un grand appétit qui fut contrarié
-quand arriva l'heure ordinaire du repas.</p>
-
-<p>En revanche, Notre-Seigneur lui apparut.</p>
-
-<p>&mdash; Joseph! lui dit-il, es-tu content de
-souffrir pour moi?</p>
-
-<p>&mdash; Monseigneur! dit Joseph, en faisant
-une profonde révérence, mon jugement est
-pauvre et dominé en ce moment par la faim ;
-la vérité m'oblige à vous confesser que je ne
-suis pas parfaitement content.</p>
-
-<p>&mdash; Joseph! reprit Jésus, ta foi est plus
-pauvre encore que ton jugement ; car si elle
-avait quelque vigueur, tu ne sentirais pas
-ta faim.</p>
-
-<p>&mdash; En ce cas, Monseigneur, dit Joseph avec
-simplicité, me voilà bien au regret, je vous
-jure, que ma foi ne soit pas plus vive!</p>
-
-<p>Jésus fut tenté de sourire de pitié, à cause
-de la malheureuse faiblesse des hommes, et
-il dit à Joseph :</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! et moi? crois-tu que je n'ai
-pas souffert pour toi?</p>
-
-<p>&mdash; Monseigneur! Monseigneur! soupira
-Joseph en se traînant aux pieds du maître,
-et soudain confus au souvenir des grandes
-tortures qu'il avait vues. Et il se mit à
-pleurer abondamment, en se traitant de pourceau.</p>
-
-<p>&mdash; Relève-toi, dit Jésus, car je t'aime. Tu
-as pris soin de mon corps et l'as enseveli. Au
-surplus, depuis longtemps tu me suivais
-avec fidélité et tu écoutais ma parole&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Oui, oui! interrompit vivement Joseph,
-c'était au bord du lac de Tibériade : il y avait
-une grande quantité de poissons, j'en ai
-vendu pour quinze cents deniers, et j'ai
-acheté des pêcheries! Ah! Monseigneur!
-montrez-moi la porte par où vous êtes entré
-dans ce réduit, afin que j'aille jeter un coup
-d'&oelig;il à ces établissements qui vont dépérir
-par suite de mon absence!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Joseph! dit Jésus avec douceur, voilà
-que tu n'as plus faim, maintenant que tu
-penses à tes pêcheries, tandis que ma présence
-a été inefficace à combler ton appétit!&hellip;
-Cependant, je veux t'embrasser à cause
-de ton ignorance du mensonge et de l'hypocrisie.
-Et écoute-moi : <i>Je t'apprendrai à
-connaître le vrai bien, et te tirerai de prison.</i></p>
-
-<p>Pour le moment, voici le vaisseau dans
-lequel tu as recueilli un peu de mon sang.
-Je l'ai ravi aux mains des méchants et je t'en
-confie la garde. Et écoute encore ceci : Tu
-n'as pas oublié le Jeudi où je fis la Cène
-chez Simon, avec mes disciples. En bénissant
-le pain et le vin, je leur dis qu'ils mangeaient
-ma chair avec le pain et buvaient mon sang
-avec le vin. Or, il sera fait mémoire de la
-table de Simon en maints pays lointains, et
-toi-même tu le feras, dès que tu seras sorti
-de prison et que tu auras trouvé douze
-hommes ayant le c&oelig;ur pur et voulant s'asseoir
-avec toi à la table.</p>
-
-<p>Ce disant, Notre-Seigneur disparut.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Bien que Notre-Seigneur eût promis à
-Joseph de le tirer de prison, on n'avait point
-entendu parler du pauvre prud'homme au
-bout de quarante années. On l'avait complètement
-oublié en Judée. Moïse avait réussi à
-épouser la gentille petite s&oelig;ur, et celui-ci
-était à présent un homme riche et jouissant
-d'une bonne considération.</p>
-
-<p>La tour, au fond de laquelle le misérable
-avait jeté un juste, était tombée en ruines.
-Les oiseaux du ciel nichaient au creux des
-pierres et chantaient ; les ronces et les lierres
-se suspendaient non sans grâce aux débris
-de cet édifice ; la terre avait été retournée
-aux environs et les champs étaient fertiles.
-Car toutes les choses sont indifférentes et
-s'emploient souvent avec complaisance à
-couvrir les iniquités.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Il se trouva que dans le même temps
-l'Empereur de Rome avait un fils nommé
-Vespasien, qui était atteint de la lèpre. Ce
-malheureux prince vivait à l'écart, et dans
-un endroit sans fenêtre et sans escalier, où
-on lui passait sa nourriture par une étroite
-lucarne.</p>
-
-<p>Une vieille femme, appelée Verrine, qui
-avait chez elle le portrait de Notre-Seigneur,
-alla trouver l'Empereur et lui dit qu'elle
-guérirait le prince Vespasien par le moyen
-de son image.</p>
-
-<p>L'Empereur voulut bien tenter l'aventure
-et il se rendit avec toute sa cour au
-pied de la maison du lépreux. Verrine s'y
-trouva également, tenant serrée contre son
-c&oelig;ur une guimpe qui était pliée avec soin.
-Tout le monde étant là, elle déplia la
-guimpe, et il n'y eut ni petit ni grand qui
-ne fût contraint de s'agenouiller, quand on
-vit le portrait de Notre-Seigneur Jésus-Christ.</p>
-
-<p>Quand Verrine vit le grand effet que produisait
-son image, elle dit :</p>
-
-<p>&mdash; Écoutez comment je la reçus. Je portais
-ce morceau de fine toile entre les mains,
-quand je fis la rencontre du prophète que
-les Juifs menaient au supplice. Il avait les
-mains liées d'une courroie derrière le dos,
-et suait sang et eau de toutes parts. Un
-homme juste, nommé Joseph d'Arimathie,
-qui le suivait et qui avait pitié de lui, me
-conseilla de lui essuyer le visage. Je m'approchai
-et je passai mon linge sur son
-front. Rentrée à la maison, je regardai mon
-drap et j'y vis l'image du saint prophète.
-Joseph la vit comme moi, et nous fûmes
-très émerveillés. Si cet homme vivait encore,
-il vous confirmerait mes paroles ; mais
-ils l'ont fait périr parce qu'il avait enseveli
-le corps de Jésus.</p>
-
-<p>L'Empereur et ses gens admirèrent beaucoup
-ce que racontait cette femme, et ils
-étaient impatients de ce qui allait se produire
-pour le cas du prince Vespasien.</p>
-
-<p>Mais Verrine n'eut pas plus tôt présenté
-la sainte image à la lucarne, que Vespasien
-cria qu'il était revenu à la parfaite
-santé. En effet, il sortit de lui-même hors
-de la maison et chacun vit qu'il était sain,
-ce qui causa un grand étonnement et une
-grande joie. Et de plus, comme il était de
-belles formes et que son visage était gracieux,
-on l'approcha, le toucha et l'embrassa
-en l'honneur du miracle, surtout les
-dames et les demoiselles.</p>
-
-<p>Pour le jeune Vespasien, son premier
-v&oelig;u fut de témoigner de sa reconnaissance
-en vengeant le prophète auquel il devait sa
-guérison, ainsi que l'homme juste Joseph
-qui avait souffert à cause de lui. Et il s'employa
-aussitôt à équiper une armée pour
-aller en Judée.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>L'armée de Vespasien fit un fort tapage
-lorsqu'elle débarqua en Judée. Elle était
-composée d'un bon nombre de fantassins et
-de cavaliers produisant un grand cliquetis
-d'armes sur les routes ; et les trompettes
-portaient la peur très avant dans le pays.</p>
-
-<p>Les Juifs, qui voyaient de loin tout cet appareil
-descendre du haut des collines, se demandaient
-ce qu'ils pourraient bien répondre
-dans le cas où tous ces gens d'armes
-viendraient leur réclamer le prophète Jésus.
-Et Moïse se souvint de Joseph, l'ami du prophète.
-Il eut un grand remords d'avoir agi
-contre lui pour épouser sa s&oelig;ur Enigée et
-s'emparer de son bien. Aussi tremblaient-ils
-les uns comme les autres, de tous leurs
-membres.</p>
-
-<p>Vespasien, aussitôt entré dans la ville, y
-forma une cour de justice avec ses meilleurs
-barons. Il y siégea en personne et fit premièrement
-comparaître Pilate qui était bailli,
-du temps que l'on fit souffrir des avanies à
-Notre-Seigneur. On lui demanda ce qu'il
-avait fait de Jésus. Il répondit qu'il l'avait
-abandonné à la justice de la foule. Vespasien
-lui fit observer d'abord qu'il employait
-des termes dont le sens obscur passait son
-entendement, la justice étant, à son avis,
-chose si subtile et ténue que le fil en échappe
-souvent aux plus grands clercs du royaume
-et que c'est une présomption que de s'imaginer
-qu'on la rend, n'était-il pas plaisant
-de penser que l'exercice en pût être confié
-au populaire, lequel est inégal et agit par le
-mobile de la passion? Pilate ajouta qu'il
-s'était lavé les mains de ce qui pourrait arriver
-par la suite. Vespasien lui dit qu'il
-n'eût point pu agir plus sottement.</p>
-
-<p>&mdash; Vous ne m'entendez pas, dit encore
-Pilate qui était fin et retors pour avoir vieilli
-dans les prétoires ; je veux dire que si je n'ai
-pas agi convenablement, en me désintéressant
-de ce prophète, vis-à-vis de vous autres
-qui le pleurez, j'ai agi cependant selon les
-desseins de Dieu, puisque vous savez que
-ce prophète devait périr&hellip; Or, il s'est produit
-plusieurs cas, dans le cours de ma carrière,
-où me trouvant en face d'un embarras
-analogue, soit entre la cité et le particulier,
-soit entre la cité et l'État romain, je demandai
-le bassin et l'aiguière, par quoi se
-trouvait admirablement marquée, à mon
-sens, la limite de l'humain pouvoir.</p>
-
-<p>Néanmoins, Vespasien ordonna qu'on lui
-liât les mains et le fît souffrir. Il agit de
-même envers un grand nombre de Juifs
-auxquels on demandait vainement ce qu'ils
-avaient fait de Jésus ainsi que d'un certain
-Joseph d'Arimathie qui avait pris soin de
-son corps.</p>
-
-<p>Alors, comme quelques-uns louchaient
-du côté de Moïse qui s'était fait pardonner
-son crime par sa richesse, mais
-que l'on avait bien envie de dénoncer
-dans ce moment périlleux, celui-ci eut
-peur pour sa vie, et, ayant réfléchi, il
-vint se jeter aux pieds de Vespasien, et
-lui dit :</p>
-
-<p>&mdash; Sire, m'accorderez-vous la vie sauve,
-si je vous indique le lieu où l'on a mis
-Joseph?</p>
-
-<p>&mdash; Soit! fit le prince. Va donc devant et
-montre-nous le chemin.</p>
-
-<p>Arrivé à l'endroit où se trouvait la tour
-ruinée et à demi ensevelie sous les ronces
-et les fleurs printanières, Vespasien se mit
-à rire, malgré tout le chagrin qu'il avait de
-la perte sans doute irrévocable de Joseph,
-et il demanda à Moïse s'il se moquait de lui,
-pour s'être flatté de lui montrer la retraite de
-Joseph, et s'arrêter à cet amas de pierres
-humides et moussues où aucune créature
-ne saurait trouver abri.</p>
-
-<p>Moïse courba l'échine et dit :</p>
-
-<p>&mdash; Sire, j'ai dit que je montrerais où fut
-mis Joseph, il y a plus de quarante années ;
-mais je n'ai pas promis de vous le faire
-voir en bon état!&hellip;</p>
-
-<p>Le fils de l'Empereur, qui n'était chrétien
-que depuis peu de temps, jura par le
-nom d'une divinité païenne et diabolique, ce
-qui ne fut pas toutefois désagréable à Dieu,
-en raison de la pureté du sentiment.</p>
-
-<p>Cependant Moïse ayant déplacé plusieurs
-pierres épaisses et fort lourdes, avait mis à
-jour l'entrée d'un escalier par où Vespasien
-et sa suite s'engagèrent.</p>
-
-<p>Tous étaient très émus à la pensée de
-ce qu'ils allaient découvrir dans ce réduit.
-Mais l'escalier était si long, et en outre glissant
-et malpropre, que plusieurs s'en trouvèrent
-incommodés ; et le fils de l'Empereur,
-parvenu environ à la soixante et
-dixième marche, dit à Moïse que, bien qu'il
-lui eût promis la vie sauve du chef de l'affaire
-de Joseph, il se pourrait trouver quelque
-autre juste motif de le faire pendre, ne
-fût-ce par exemple que pour amener son
-auguste personne dans des endroits si incivils.</p>
-
-<p>Sur ce, quelqu'un des seigneurs qui
-allaient de l'avant, fit observer que l'odeur
-devenait en effet méphitique et comparable
-à celle qu'exhalent les corps pestiférés.</p>
-
-<p>Mais Vespasien s'étant radouci :</p>
-
-<p>&mdash; Dieu, dit-il, permet que l'enveloppe
-mortelle de l'âme la plus proche des fleurs
-par la grâce et par le parfum, soit souillée
-et répugnante à nos sens ; et il se peut très
-bien que le prud'homme Joseph, qui fut un
-saint et toucha Notre Seigneur Jésus-Christ,
-nous envoie ces émanations qui, à la vérité,
-sont grossières et indécentes. Nous continuerons
-donc d'aller plus avant dans le
-vilain tombeau où nous conduit ce Moïse
-que nous ferons pendre aussitôt remontés,
-à supposer que notre peine ait été inutile.</p>
-
-<p>Le fils de l'Empereur et sa suite descendirent
-toujours plus profondément et ils ne
-découvraient rien. Vespasien fut tenté de rebrousser
-chemin ; mais Moïse, qui ne cessait
-d'être habile homme jusque dans les moments
-les plus ingrats, dit au fils de l'Empereur :</p>
-
-<p>&mdash; Sire, celui qui vous a guéri de la lèpre
-ne peut-il faire que l'homme que vous cherchez
-soit là tout à coup? Et ne peut-il faire encore
-que Joseph soit vivant au fond de ce
-tombeau infect quoique, dans le cas contraire
-qui est plus naturel, sa relique vaille de la
-peine et puisse atteindre un grand prix, à
-cause des vertus qu'il professa?</p>
-
-<p>Vespasien fut touché par ce discours, et
-une secrète indulgence lui vint pour ce
-coquin de Moïse. En même temps et dans
-l'instant précis où la foi pénétrait à nouveau
-dans son âme, on aperçut dans le lointain
-une petite lueur.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>L'endroit d'où partait cette lumière était
-d'apparence misérable et sordide. Le jour
-bas, ainsi que celui que répand une maigre
-lampe, venait d'un point de la muraille et ne
-laissait rien distinguer convenablement.</p>
-
-<p>Moïse, ayant cependant reconnu le cachot
-où il avait enfermé Joseph, se précipita vers
-l'objet qu'il croyait être en effet une lampe.
-Il s'imaginait bien qu'il allait découvrir à
-l'aide de cette lumière le pauvre Joseph dans
-le dernier état ; mais il espérait quant à lui
-avoir la vie sauve.</p>
-
-<p>Moïse n'avait pas encore mis la main sur
-l'objet qu'il prenait pour une lampe, lorsqu'il
-fut touché rudement à l'épaule par quelqu'un
-de plus grand et de plus fort que le fils de
-l'Empereur lui-même et tous ses chevaliers.
-Il se retourna et reconnut Joseph.</p>
-
-<p>Alors il poussa un cri et fut saisi de peur.
-Vespasien et ses chevaliers s'écartèrent
-jusque vers les murailles, car ils tremblaient
-dans leurs membres et dans leur esprit, à
-cause de la puissance de Dieu.</p>
-
-<p>Joseph dit :</p>
-
-<p>&mdash; Ceci est le vaisseau qui contient le sang
-de Notre-Seigneur Jésus-Christ&hellip; Qui es-tu
-donc, toi qui portes la main sur le Fils de
-Dieu?</p>
-
-<p>Moïse n'osa pas dire qu'il était celui qui
-avait posé Joseph dans ce mauvais endroit,
-mais il dit :</p>
-
-<p>&mdash; Voici le prince Vespasien, le fils de
-l'Empereur de Rome, qui vient te tirer de
-prison!&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Qui parle de prison? dit Joseph, je ne
-suis pas en prison&hellip;</p>
-
-<p>Moïse qui était le seul à lui adresser la
-parole, tellement les autres étaient pris de
-révérence, demanda :</p>
-
-<p>&mdash; Où donc te crois-tu? Tu n'es pourtant
-pas libre?</p>
-
-<p>&mdash; Je suis libre, dit Joseph.</p>
-
-<p>Le saint homme faisait des efforts pour se
-souvenir. La mémoire lui étant revenue :</p>
-
-<p>&mdash; Oui, oui, dit-il, je me souviens que je
-fus jeté jadis en prison par une petite troupe
-de gens dont j'ai oublié la figure et les noms.
-Mais Notre-Seigneur Jésus-Christ m'a tiré de
-prison!</p>
-
-<p>&mdash; Ha! ha! ha! ricana Moïse, il est fou!
-Et, pardieu, on le deviendrait à moins. Mon
-ami, lui dit-il familièrement, ces hauts seigneurs
-et moi venons de descendre trois cent
-trente-trois marches puantes pour parvenir
-au cul-de-basse fosse où tu gis ; et tu prétends
-que Jésus t'a tiré de prison!&hellip;</p>
-
-<p>Joseph se tourna du côté de la petite
-lampe qui était en réalité sans mèche, sans
-huile et sans flamme et répandait une lueur
-par quelque moyen mystérieux.</p>
-
-<p>&mdash; Monseigneur Jésus! dit-il, soyez enclin à
-l'indulgence envers ceux qui ne vous ont
-pas connu et qui ne sont pas éclairés par le
-divin rayon de votre foi. La grossièreté de
-leurs sens égale l'erreur de leur esprit ; et ils
-prennent pour une prison le lieu du monde
-le plus décent et le plus fertile en délices.</p>
-
-<p>A ces mots, les seigneurs ne purent non
-plus se tenir de rire ; car l'endroit où ils se
-trouvaient avec Joseph était nauséabond.
-Mais Vespasien leur dit :</p>
-
-<p>&mdash; Il se peut que cet homme voie ce que
-nous ne voyons pas, à cause de sa grande
-vertu.</p>
-
-<p>Aussitôt, le fils de l'Empereur ayant proclamé
-sa foi par ces paroles, il lui fut donné
-ainsi qu'à tous, de voir par les yeux de Joseph.</p>
-
-<p>Or rien n'était plus éloigné de l'apparence
-d'une prison. Une lumière plus belle que le
-jour venait d'un vase appuyé sur un autel
-fort bien orné où Joseph se tenait à genoux
-très pieusement. Cette lumière comblait de
-son rayonnement une salle vaste et comparable
-par la magnificence aux plus superbes
-basiliques. L'air y était léger et imprégné de
-parfums, et son seul mouvement faisait une
-sorte de musique que l'on pouvait attribuer
-tout aussi bien à des instruments séraphiques
-qu'au murmure discret de toutes les petites
-bêtes du Seigneur que l'on entend bourdonner
-aux heures heureuses de l'été. Maintenant,
-il est bien probable aussi que des
-anges étaient là et chantaient, sans qu'on les
-vît, et peut-être même se montraient-ils parfois
-quand Joseph était dans la solitude.</p>
-
-<p>Joseph se prosterna très bas et dit :</p>
-
-<p>&mdash; Je vous adore, Monseigneur Jésus!</p>
-
-<p>Sur quoi, tous ceux qui étaient là, étant
-touchés dans leurs sens, crurent fermement
-en la présence de Notre-Seigneur Jésus-Christ &mdash; sauf
-Moïse qui avait l'esprit du mal.</p>
-
-<p>&mdash; Voici, dit Vespasien, un miracle plus
-grand que de m'avoir guéri de la lèpre, car,
-mes écailles étant tombées, je fus tiré de
-l'opprobre, en réalité, ce qui est un cas merveilleux
-et qui ne s'appliquera sans doute
-pas à beaucoup. Mais cet homme-ci a été
-jeté pour mort dans un cachot infect, il y a
-plus de quarante années, et il y est encore,
-comme nous l'avons pu voir, &mdash; ce qui est
-déjà remarquable ; &mdash; mais voici que grâce au
-vaisseau de Notre-Seigneur, cet homme se
-trouve être en même temps dans l'endroit le
-plus magnifique et le mieux garni de volupté.
-Or ceci aura un plus grand retentissement
-dans le monde que la guérison de tous
-les lépreux, et ce sera un bien précieux dans
-les États.</p>
-
-<p>Mais Joseph qui se souvenait de la recommandation
-que lui avait faite Jésus, en lui
-remettant le saint vaisseau, dénombrait déjà
-les personnages qui étaient là, et en ayant
-trouvé douze, y compris Moïse, il leur dit :</p>
-
-<p>&mdash; Notre-Seigneur m'a commandé de célébrer
-la Cène en présence de douze personnes
-honnêtes et ayant le c&oelig;ur pur. Il n'y
-a pas de doute que vous ne soyez tels, étant
-de bonne compagnie. Si vous voulez, nous
-nous assoirons à la table et ferons le sacrement?</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Avant de s'asseoir à la table, Moïse, qui
-était hypocrite et fourbe, eut encore peur
-qu'il ne lui arrivât malheur. Il réfléchit ; puis
-il tira Joseph à part et lui dit :</p>
-
-<p>&mdash; Écoute, je suis celui qui te bâillonna
-jadis et qui te jeta en prison. J'espère que tu
-ne me feras pas de mal, à cause du temps
-écoulé et de mon repentir&hellip;</p>
-
-<p>Joseph le regarda avec attendrissement et
-loua Dieu de ce que cet homme, après avoir
-péché, fût ramené au bien.</p>
-
-<p>&mdash; Ce n'est pas tout, dit Moïse, tu avais
-plusieurs fiefs et je m'en suis emparé&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Tout mon fief, dit Joseph, est en
-Notre-Seigneur.</p>
-
-<p>Mais Moïse, ne pouvant croire à tant de
-désintéressement, résolut de le toucher avec
-adresse :</p>
-
-<p>&mdash; Eh donc! dit-il, de Notre-Seigneur relevaient
-les pêcheries et les établissements qui
-florissaient au bord du Lac de Tibériade?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Arrête! Arrête! s'écria Joseph. Et il se
-prit le front dans la main. Le nom du Lac
-de Tibériade lui rappelait la douceur de
-vivre.</p>
-
-<p>&mdash; En effet! dit-il, c'étaient de beaux établissements,
-et bien situés aux bas des pentes
-où mûrissaient les raisins, les figues et les
-olives ; et comme il était agréable de voir les
-barques chargées regagner le rivage à la
-tombée de la nuit!</p>
-
-<p>Une larme vint au bord de sa paupière.</p>
-
-<p>&mdash; Dire que j'avais eu tout cela pour rien!
-fit-il, quinze cents deniers! Cela valait le
-double!</p>
-
-<p>&mdash; La valeur a centuplé! dit Moïse.</p>
-
-<p>&mdash; Centuplé! s'écria Joseph. Et son &oelig;il se
-mouilla tout à fait. Il penchait la tête et il
-considérait, dans sa pensée, cette grande
-prospérité, là-bas, couchée au soleil le long
-du rivage de sable fin.</p>
-
-<p>&mdash; Je te restituerai tout cela! dit Moïse.</p>
-
-<p>&mdash; Non pas! non pas! fit Joseph touché
-dans sa bonté.</p>
-
-<p>&mdash; Si fait! Si fait! C'est une chose accomplie.
-Tiens! prends tout de suite cette bourse
-qui ne contient pas seulement le produit
-d'une année et qui est assez arrondie, comme
-tu vois&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Au moins, dit Joseph, prélèveras-tu
-une forte part pour ta bonne gestion?</p>
-
-<p>Moïse, comprenant qu'il l'avait gagné par
-le goût des biens terrestres qui est très fort
-contre Dieu, ne put contenir sa bonne
-humeur :</p>
-
-<p>&mdash; Maintenant, ajouta-t-il, sur un ton plaisant,
-je me souviens d'avoir employé la violence
-pour épouser ta s&oelig;ur Enigée qui héritait
-de ton bien. Si tu ne veux pas de moi
-pour beau-frère, je la répudierai, car la voici
-un peu flétrie à l'heure qu'il est et j'épouserai
-une certaine Corinne qui est venue
-avec les Romains et qui a de l'agrément.</p>
-
-<p>Joseph se mit à rire de tout son c&oelig;ur en
-bon homme qu'il était. Il embrassa Moïse
-pour lui prouver son amitié, et lui dit de
-s'asseoir à la table, ce dont Vespasien et ses
-seigneurs ne furent pas trop flattés.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Joseph fit le serment d'employer sa richesse
-à la gloire de Dieu.</p>
-
-<p>Ensuite, il rompit le pain, en mémoire de
-ce qu'avait fait Notre-Seigneur, et il le distribua
-en parties aux personnes qui étaient
-assises à la table :</p>
-
-<p>à Vespasien d'abord,</p>
-
-<p>aux chevaliers ensuite.</p>
-
-<p>Quand vint le tour de Moïse, tout le monde,
-sauf Joseph dont la bonté était extrême,
-craignait que Dieu ne fût offensé.</p>
-
-<p>Or, comme Moïse allait porter le pain à sa
-bouche, voilà qu'il se fait un grand fracas,
-et que Moïse disparaît, ainsi que son siège,
-aussi complètement que s'ils n'avaient jamais
-été.</p>
-
-<p>Tous en furent extrêmement émus, et
-n'eût été la grande piété avec quoi ils
-accomplissaient le service divin, ils l'eussent
-certainement interrompu. Mais aussitôt
-que le service fut achevé, Vespasien dit à
-Joseph :</p>
-
-<p>&mdash; Jamais nous n'avons eu tant de frayeur :
-dites-nous, je vous en prie, ce que Moïse est
-devenu!</p>
-
-<p>&mdash; Quant à moi, je n'en sais rien, dit Joseph,
-mais nous pourrons le savoir de Celui
-par qui toutes choses arrivent.</p>
-
-<p>Et il interrogea le Saint vaisseau.</p>
-
-<p>Alors on entendit une voix qui sortait du
-vaisseau, et qui dit :</p>
-
-<p>«Ne vous inquiétez pas de Moïse qui fut,
-à la vérité, fourbe, menteur, assassin et sacrilège,
-mais qui, cependant, contribua à la
-gloire de Dieu, puisque par lui Joseph fut
-amené à connaître le vrai bien, dans cette
-prison, et puisque par lui fut fondée cette
-fortune moyennant quoi vous établirez la
-part matérielle de mon &oelig;uvre, qui s'adresse
-plus clairement aux hommes. Car je vous
-en avertis, beaucoup vous paraissent méprisables,
-qui tiennent un rôle dont le sens
-vous échappe ; vous ne voyez que l'architecte
-qui construit une maison, et j'ai souci
-également du maçon et de l'ouvrier plus
-médiocre encore qui mélange la terre avec
-l'eau. C'est pourquoi je vous conseille de
-vous occuper le moins possible de la justice :
-vous n'y entendez rien ; elle est aux
-mains de mon Père, et je frapperai en son
-nom. J'ai enlevé ainsi Moïse qui était mauvais
-au milieu de vous, mais qui peut valoir
-en des emplois où vous ne vaudriez rien.
-Vous le retrouverez dans la vie.</p>
-
-<p>»Vous autres, aimez-vous les uns les
-autres, et aimez-moi dans le fond de votre
-c&oelig;ur, afin que le monde, qui est semblable
-à la prison de Joseph, vous soit transformé
-en un lieu agréable, comme cela est arrivé
-pour lui.»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch5">LES TABLETTES DE CYTHÈRE</h2>
-
-
-<p>Vers le milieu de la neuvième journée,
-nous vîmes monter, sur la mer, de petites
-barques aux voiles gonflées, et Myrrha
-agita aussitôt les mains, et leva ses bras nus
-qui s'éclairent, au jour, d'un peu de duvet
-d'or.</p>
-
-<p>&mdash; Myrrha! dis-je en enserrant son corps
-chéri, il convient en effet de recevoir avec
-des marques de gaieté la nouvelle qu'il y a
-encore des hommes, et qui vont à leur
-négoce et à leurs entreprises de gloire,
-depuis que nous nous aimons sur cette île
-solitaire. Ces petites voiles pleines de vent
-sont puériles, n'est-ce pas? comme des joues
-de nouveau-nés. Si tu veux, nous allons
-danser et rire, et nous tresserons, à l'heure
-du crépuscule, des guirlandes agréables à
-Aphrodite, avec la tige des églantiers mêlée
-de myrtes et de violettes?</p>
-
-<p>Myrrha ne refusa pas de balancer sa jambe
-pure en cadence et s'échauffa même à secouer
-le tambourin au-dessus de sa chevelure.
-Elle chanta, et je me baissai pour
-aspirer, sur sa bouche, le souffle sonore et
-l'allégresse de ma chère amante.</p>
-
-<p>Cependant les petites barques furent
-bientôt assez près de nous pour que le bruit
-des voix nous en parvînt, et nous pûmes
-même discerner en leur cacophonie les
-dialectes divers et la grossièreté des propos.
-Il y avait des gens de toutes les contrées de
-la Grèce, et jusques à des Barbares ; et c'était
-un ramassis d'hommes de peu de valeur et
-allant à l'aventure.</p>
-
-<p>&mdash; Myrrha! dis-je, c'est assez d'ironie, et
-tu as fait suffisamment d'honneur à ces
-étrangers qui ne le méritent pas. Retirons-nous
-de l'autre côté des rochers et gagnons
-nos endroits fleuris. Si tout ce monde tient
-à aborder ici, nous lui offrirons du lait, du
-miel et des grenades. Allons-nous-en!</p>
-
-<p>Mais, tout au contraire, Myrrha se mit à
-courir sur la grève de sable fin, et elle
-mouilla ses pieds dans la mer ; et elle
-commença de ramener ses cheveux en touffe
-au sommet de la tête, à la manière thébaine,
-et elle les retint par une agrafe d'or
-à la tête de Silène, qu'elle tira avec d'autres
-bijoux d'une petite boite de cornaline. Elle
-passa à son cou son joli collier de bronze
-contourné en spirale, et à son doigt des
-anneaux ornés de grenats syriaques et de
-prase qui est une pierre nouvelle.</p>
-
-<p>Je jure que je crus mourir en voyant cela
-et que j'accomplis quelques prières extravagantes
-de Myrrha, &mdash; comme d'agrafer moi-même
-sa ceinture, &mdash; de la façon dont les
-machines dociles, au théâtre, portent et supportent
-les dieux. Ma bouche serrée fut quelque
-temps muette ; puis, j'eus une envie de
-pleurer, que je retins, à cause de la présence
-de ces Barbares. Enfin, quand je pus parler :</p>
-
-<p>&mdash; Myrrha! ma petite Myrrha! lui dis-je,
-quelle fantaisie ou quelle folie t'a prise tout
-à coup en face de ces vilains hommes mal
-épilés et beaucoup plus vulgaires que ceux
-que nous avons fuis pour venir nous aimer
-ici, Myrrha, il y a de cela neuf jours à peine
-révolus?</p>
-
-<p>&mdash; Oh! je t'aime! dit-elle, en nouant ses
-beaux bras à mon cou dans une pose à
-charmer jusqu'aux lents coquillages ou aux
-écueils de la mer.</p>
-
-<p>Elle reçut mon baiser, puis elle tourna
-la tête et m'échappa des mains.</p>
-
-<p>&mdash; Je t'aime, dit-elle encore, je n'aime
-que toi, mon amour.</p>
-
-<p>Et elle était toute penchée déjà vers les
-hommes des petites barques, qui levaient de
-son côté de lourds yeux chargés d'étonnement
-et de désirs.</p>
-
-<p>Je me suspendis au tissu léger de sa
-tunique et fis céder la petite fibule d'or qui
-retenait ce vêtement à la gorge. Je vis la
-peau blonde de l'épaule, durant que des hommes
-aux mauvais accents, qui étaient pour
-le moins des îles tributaires, s'écriaient dans
-les barques : «Evohé! c'est Aphrodite elle-même!»
-ce que ceux qui étaient des Barbares
-traduisaient en leur langue.</p>
-
-<p>&mdash; Je t'aime! jetai-je à Myrrha, alors
-qu'elle était déjà loin et que des mains froissaient
-ses vêtements ; car en cet instant je
-ne me souvins plus que de l'aimer. Elle
-répondit :</p>
-
-<p>&mdash; Je n'aime que toi!</p>
-
-<p>On voyait qu'elle était partagée entre la
-joie et la tristesse. Je lui criai :</p>
-
-<p>&mdash; Tu ne sais donc pas ce que tu fais?</p>
-
-<p>&mdash; Je ne le sais pas! répondit-elle.</p>
-
-<p>Il se passa quelque chose de bien étrange.
-J'étais agenouillé sur le rivage, près de
-quelques objets qu'elle avait laissés. Il y
-avait son miroir que je baisai à l'endroit où
-fut son image. Je ramassai aussi un fruit
-qu'elle avait mordu et dont la chair humide
-gardait la marque de ses dents ; je me mis à
-baiser la morsure de ce fruit, et à ce moment
-je n'eus plus honte de pleurer même en face
-des étrangers et des Barbares. Je distinguai,
-dans ma confusion, que Myrrha avait sur le
-visage les traces d'un chagrin égal. Je crus
-qu'elle me tendait les bras, et je vis son
-pied cambré dans un effort pour revenir ;
-mais son regard ayant rencontré tous ces
-yeux qui l'admiraient de façons diverses,
-elle ne put se retenir d'éprouver le bonheur
-d'être belle <i>autant de fois qu'il y avait
-d'hommes alentour</i>.</p>
-
-<p>&mdash; Mais! fis-je, à eux tous, ils ne t'accordent
-pas tant de beauté que je fais, tout
-seul!</p>
-
-<p>Elle rit. Elle se laissait alors transporter
-de barque en barque pour que d'autres
-hommes éprouvassent d'elle un étonnement
-nouveau, et qu'elle fût ravie d'être <i>nouvellement
-belle, toujours</i>.</p>
-
-<p>La brise souffla, et je vis s'en aller les
-barques avec ma petite Myrrha bien-aimée.
-Tout cela fut presque aussitôt lointain et
-puéril, avec cette apparence de joues gonflées
-de nouveau-nés. Cependant, quand le geste
-doré des bras de Myrrha s'éteignit, je tombai,
-comme un hoplite blessé, sur le rivage.</p>
-
-<p>Alors, j'ai brisé le petit miroir qui ne sut
-rendre qu'une beauté, ce qui est trop peu
-pour Myrrha qui les a toutes, assurément.
-Et je vais clore à jamais mes yeux, parce
-qu'ils furent inhabiles à feindre les mille
-artifices qu'il fallait, et n'exprimèrent que
-l'unique aveu du grand amour de mon
-c&oelig;ur. Mais auparavant, j'ai écrit ceci, et je
-l'enferme dans le vase funéraire que nous
-avions apporté là pour contenir nos cendres
-quand le jour eût été venu.</p>
-
-<p>Puisse l'amant qui le découvrira, orner et
-aviver son amour de la mélancolie que j'enclos
-en cette terre légère.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch6">LE BON JUGEMENT
-DU TRIBUNAL DES M&OElig;URS, A VENISE</h2>
-
-
-<p>Francesco di San Polo, fils d'un gentilhomme
-vénitien, fut embarqué de bonne
-heure sur les galères de la République et
-grandit parmi les Turcs et les gens enturbanés
-de l'Orient, dont les m&oelig;urs sont mauvaises.
-Étant revenu à l'âge d'homme dans
-sa patrie, il y afficha un vif dédain autant
-envers les demoiselles patriciennes qu'envers
-les courtisanes. Pour ce qui était des premières,
-le scandale n'était pas grand, vu que
-ces péronnelles étaient gauches et engoncées
-pour la plupart, et que Francesco, à vingt
-ans, pouvait avoir de l'éloignement pour
-le mariage. Quant aux dames galantes,
-grasses, nombreuses et renommées, habilement
-teintes, fardées à grands frais et
-aussi expertes à la conversation qu'à tous
-les arts de la volupté, n'y avait-il pas lieu de
-s'étonner qu'elles ne retinssent ce jeune
-homme par les fines mailles de leurs attraits?</p>
-
-<p>De plus, Francesco emmenait des garçons
-dans sa gondole, à la tombée de la nuit, et
-leurs promenades étaient longues et mystérieuses.</p>
-
-<p>Des dames, émues de sa beauté naturelle
-et dépitées de sa froideur, l'accusèrent d'avoir
-rempli, chez les Turcs, des emplois déshonorants.
-Mais plusieurs adolescents des
-meilleures familles vénitiennes laissèrent
-entendre qu'en tout cas il n'en avait pas la
-marque. Là-dessus les langues allèrent, et il
-se fit un grand bruit à Venise autour du
-jeune Francesco di San Polo, qui s'étonnait
-beaucoup, de son côté, qu'on le trouvât si
-intéressant, alors que personne précisément
-ne l'avait remarqué durant ses voyages dans
-le Levant.</p>
-
-<p>Aussi fit-il la figure la plus divertissante
-lorsqu'il fut déféré devant le collège chargé
-d'instruire contre les sodomites, qui se réunissait
-tous les vendredis, selon une loi du
-22 mars mil quatre cent cinquante-huit.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Loin de nier la particularité sur laquelle
-on l'invitait à répondre, le bon Francesco
-en étala avec une complaisance touchante
-les phases diverses devant le tribunal. A
-l'entendre, aucune coutume n'avait plus de
-beauté que celle dont on lui faisait reproche ;
-il le prouvait tant par l'histoire que par la
-science esthétique. Il parlait avec abondance,
-s'échauffait, agrémentait de vers latins et
-même de grecs la vivacité de sa défense. Il
-clôtura sa harangue en exprimant le regret
-où il était que la République, si avancée
-parmi les nations pour tout ce qui touche
-les institutions et l'excellence des m&oelig;urs,
-s'obstinât à demeurer dans l'ignorance de
-celles-ci. Enfin, ce jeune homme avait tant
-d'honnêteté dans sa conviction qu'il ne doutait
-point qu'avant seulement qu'on lui donnât
-à boire pour avoir parlé si bien, les
-divertissements de Sodome ne fussent recommandés
-fortement et solennellement aux
-citoyens de Venise.</p>
-
-<p>Il en arriva autrement, et notre Francesco
-fut bel et bien condamné. Toutefois, l'on
-verra une preuve de la magnanime sagesse
-de ses juges et de l'heureuse souplesse de la
-procédure vénitienne dans le châtiment spécial
-que l'on prit la peine d'ajouter, en faveur
-du coupable, au supplice de la <i>cheba</i> qui lui
-revenait de droit.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Le supplice de la <i>cheba</i> consistait à être
-enfermé en une cage de bois, que l'on hissait
-à mi-hauteur du clocher de Saint-Marc,
-et extérieurement, de façon que le patient y
-subît les rigueurs de la saison et y fût exposé
-aux quolibets des passants.</p>
-
-<p>Voici la teneur de l'addition qui y fut
-faite dans l'intérêt de Francesco :</p>
-
-<p>«Ledit (Francesco) recevra chaque soir
-et bon gré mal gré, après le couvre-feu, &mdash; pour
-éviter le scandale, &mdash; et en sa cage, la
-visite d'une de nos plus notables courtisanes,
-et le lendemain d'une autre, et ainsi de suite,
-jusqu'à l'expiration du délai de sa peine.</p>
-
-<p>»Ceci pour la plus grande gloire de Dieu
-et dans le but que le coupable soit ramené
-dans la voie qu'il (le Seigneur) a tracée de
-sa main et indiquée à notre premier père
-pour notre bien et celui de nos enfants,
-petits-enfants et arrière-petits-enfants.»</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Un beau matin, l'on vit brimbaler au
-bout d'une corde la cage de bois contenant
-notre malheureux Francesco di San Polo
-assez déconfit, penaud, mal en point, et prenant
-le ciel à partie qu'il était victime d'une
-grande iniquité. Vous pensez que les gens
-de Venise ne faisaient pas défaut autour
-du clocher de Saint-Marc ni sur toute
-la place, qui est le lieu où se traitent les
-affaires et le seul endroit de la ville où
-se fasse la promenade à pied sec. On dit
-qu'il n'y eut ni dame ni demoiselle qui
-ne s'y montrât ce jour-là, soit en chaise,
-soit simplement juchée sur les hauts patins
-pour lors à la mode. Et il faut y ajouter,
-bien entendu, les personnes adonnées
-à la galanterie, dont le nombre, d'après
-les meilleurs documents, n'était pas inférieur
-à onze mille, et qui avaient un intérêt
-direct à prendre connaissance de la figure
-du sire, puisque chacune d'elles était tenue
-d'essayer de la dérider tour à tour.</p>
-
-<p>Francesco, à mi-hauteur de son clocher,
-ne pouvait répondre aux mille lazzi et aux
-malhonnêtetés de toute sorte qui lui montaient
-de cette foule assemblée. D'ailleurs,
-rien ne porte à l'indulgence comme d'envisager
-les hommes et les femmes d'un peu
-haut ; et il est probable qu'il en était en ce
-temps-là comme aujourd'hui. L'histoire
-ignore sur quel point porta sa méditation, et
-se contente d'enregistrer que, vers l'instant
-où le soleil déclinait et alors qu'une grande
-quantité de badauds bâillaient encore du
-côté du condamné, celui-ci, ayant contenu
-un besoin depuis l'heure de l'aurore, s'en
-soulagea librement, pleinement et à la ronde
-sur toutes les classes de la société, qui prit
-texte de cette pluie incongrue pour se disperser
-et s'en aller souper.</p>
-
-<p>De sorte qu'il ne resta guère sur la place
-Saint-Marc, à l'heure du couvre-feu, que les
-personnes qui y possédaient pignon ou
-fenêtre et qui comptaient sur le lever de la
-lune pour voir ce qu'il adviendrait du prisonnier
-sodomite et de la compagne à lui
-octroyée par jugement en bonne forme.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>La malchance fit que la lune fût ce soir-là
-couverte aussi complètement qu'une chandelle
-sur quoi se fût assise par mégarde
-quelque matrone vénitienne.</p>
-
-<p>Le lendemain on n'y pensait plus : telle
-est l'inconstance de la faveur des esprits.</p>
-
-<p>Les courtisanes accomplissaient avec ponctualité
-et discrétion la besogne quotidienne
-que leur avait départie la Justice. Et des
-mois se passèrent sans que l'on prît seulement
-garde à cette cage poussée au flanc du
-clocher de Saint-Marc comme une verrue ou
-une gibbosité naturelle sur quoi se posaient
-journellement les colombes.</p>
-
-<p class="asterism">*<br />* &nbsp;*</p>
-<p>Toutefois, au bout de six mois, Francesco
-di San Polo fut trouvé mort par la cent
-quatre-vingt-troisième courtisane hissée en
-cet endroit, à l'heure du couvre-feu.</p>
-
-<p>On se montra fort étonné de ce résultat,
-et une enquête fut ouverte par-devant le
-Conseil qui avait jugé Francesco. Les cent
-quatre-vingt-trois personnes galantes y comparurent
-et déposèrent une à une selon la
-date de leur coopération à la besogne de la
-justice.</p>
-
-<p>&mdash; Quel homme était, à votre sentiment,
-ce Francesco di San Polo? leur fut-il demandé.</p>
-
-<p>Pour les cinq ou six premières, c'était un
-triste personnage, sans goût, sans appétit et
-sans politesse, enfin dénué de tout avantage.</p>
-
-<p>De la septième à la douzième, il était jugé
-hésitant et malhabile, gauche à l'excès en
-ses façons.</p>
-
-<p>Ce travers était confirmé par la treizième
-courtisane, à laquelle toutefois il n'avait pas
-déplu, et qui l'avait trouvé original et ayant
-des penchants au rebours du commun.</p>
-
-<p>On remarqua beaucoup l'avis de la quinzième
-d'après laquelle Francesco était déjà
-un homme ordinaire.</p>
-
-<p>Ordinaire n'était point le mot qu'il convenait
-d'employer en parlant de ce jeune
-homme, opinèrent les cinq filles suivantes,
-car il était un fort bon amant, expert et
-agissant, avec qui le temps ne durait point.</p>
-
-<p>Sur les cent qui déposèrent après, il n'y
-en eut pas une qui contredît cette opinion
-favorable, sinon que trente-quatre d'entre
-elles affirmèrent qu'elles étaient grosses de
-ses &oelig;uvres. En outre, toutes l'avaient entendu,
-dans le moment de la pâmoison,
-bénir ses juges en les recommandant à Dieu,
-chacun par leur nom et avec grande ardeur
-et gratitude.</p>
-
-<p>Le Conseil pleura à l'audition de ces
-paroles et se sentit pris aux entrailles d'un
-vif sentiment d'indulgence rétrospective
-pour l'ancien sodomite converti et puis mort
-de l'abus des justes plaisirs de l'amour.</p>
-
-<p>&mdash; Et vous, mesdemoiselles? dit l'assemblée,
-émue et tout d'une seule voix, en
-s'adressant aux soixante-trois courtisanes
-restantes.</p>
-
-<p>Celles-ci furent secouées d'un sanglot
-unanime et pour toute réponse montrèrent
-les marques visibles des combats qu'elles
-s'étaient livrés entre elles avant de monter
-dans la cage, par suite de leur empressement
-et à cause de la renommée que le détenu
-s'était acquise dans les exploits amoureux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch7">TABUBU</h2>
-
-
-<p>Un brave homme, nommé Setna, en se
-promenant un jour sur le bord du Nil,
-aperçut une femme qui lui parut très belle,
-bien qu'il ne lui vît pas la figure. Elle portait
-beaucoup d'or sur ses vêtements, et elle
-était suivie de cinquante-deux jeunes filles
-de tournure agréable.</p>
-
-<p>Setna en perdit immédiatement la tête. Il
-fit signe à son jeune serviteur et lui commanda
-de savoir tout de suite qui était cette
-femme.</p>
-
-<p>Le jeune serviteur s'approcha aussitôt de
-la jeune servante qui marchait derrière la
-belle femme et lui demanda le nom de sa
-maîtresse.</p>
-
-<p>&mdash; Tabubu, dit la jeune servante. Et elle
-sourit à cause de celui qui en était encore à
-s'informer de Tabubu, que connaissaient
-tous les hommes.</p>
-
-<p>Le jeune serviteur rapporta à Setna ce
-qu'il avait appris.</p>
-
-<p>&mdash; Retourne vers cette fille et dis-lui
-d'avertir sa maîtresse que je m'appelle
-Setna et que je donnerai dix pièces d'argent
-pour passer une heure avec elle.</p>
-
-<p>Le garçon rapporta la réponse :</p>
-
-<p>&mdash; Tabubu fait dire à Setna qu'il se
-trompe s'il la prend pour une personne
-vile, et qu'elle est sage.</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien! dit Setna dont la figure se
-colorait comme le ciel au soleil couchant,
-retourne encore et fais dire à Tabubu que je
-suis capable d'user de violence.</p>
-
-<p>Le jeune serviteur parlementa de nouveau
-et revint :</p>
-
-<p>&mdash; Tabubu répond que, dans ce cas, il
-n'y a qu'à aller la trouver chez elle, dans
-une belle maison derrière le temple de Bast,
-et que là, Setna fera d'elle tout ce qu'il
-voudra, moyennant dix pièces d'argent.</p>
-
-<p>Le soir même, Setna se rendit derrière le
-temple de Bast, et, avisant une belle maison,
-il demanda qui demeurait là. On le prit d'abord
-pour un homme ivre ; mais, comme il
-insistait, quelqu'un lui dit d'un air équivoque :</p>
-
-<p>&mdash; C'est Tabubu.</p>
-
-<p>&mdash; Fort bien, dit Setna, c'est chez elle
-que je vais.</p>
-
-<p>On avertit Tabubu. Elle descendit, modestement
-voilée, mais couverte de riches
-parures ; et Setna se félicita d'être venu chez
-elle. Elle le prit par la main et le conduisit
-dans le jardin où il vit les cinquante-deux
-jeunes filles occupées à chanter, à jouer ou
-à prendre des poses propres à ravir les
-yeux. Les pelouses étaient très bien éclairées
-et l'eau des bassins, formant miroir,
-multipliait les lumières.</p>
-
-<p>&mdash; Tu vois, dit Tabubu, que rien ne laisse
-à désirer dans ma maison.</p>
-
-<p>Setna, qui se sentait le feu dans le corps,
-dit :</p>
-
-<p>&mdash; Allons à l'intérieur.</p>
-
-<p>Tabubu le fit monter par le perron, et ils
-pénétrèrent dans une salle ouverte par tout
-un côté sur le dehors et d'où l'on apercevait
-les ébats des joyeuses filles. Elle était ornée
-de lapis-lazuli et de vraies turquoises. Il y
-avait autour de la pièce des lits nombreux
-drapés d'étoffe de fin lin. Nombre de coupes
-d'or étaient disposées sur un buffet et chacune
-était remplie de vin. On apporta des
-mets variés et des fruits.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'il te plaise boire et manger, dit
-Tabubu.</p>
-
-<p>&mdash; Ce n'est pas ce que je demande, dit
-Setna.</p>
-
-<p>Tabubu lui dit :</p>
-
-<p>&mdash; Moi, je suis sage, je ne suis pas une
-personne vile. Si tu tiens à faire ce que tu
-veux avec moi, il faut me céder par contrat
-tous tes biens.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi n'ôtes-tu pas le voile qui te
-couvre la figure? dit Setna.</p>
-
-<p>&mdash; Je viens précisément de t'en donner la
-raison. Tu te trompes si tu me crois celle
-que tu penses.</p>
-
-<p>«Voici cinquante-deux jeunes filles sans
-aucun voile et ce n'est pas elles que tu
-désires. Laisse donc cela. D'ailleurs ne suis-je
-pas très bien faite par tout le reste du
-corps?</p>
-
-<p>&mdash; Si, si, dit Setna, je vois que tu es parfaitement
-bien ; finissons, allons à l'intérieur.</p>
-
-<p>Tabubu fit venir un scribe et faire à
-Setna un contrat de cession pour tous ses
-biens.</p>
-
-<p>Quand Setna eut signé, il dit :</p>
-
-<p>&mdash; Allons à l'intérieur.</p>
-
-<p>&mdash; Viens, dit Tabubu.</p>
-
-<p>Mais, au moment où ils allaient pénétrer
-dans l'appartement, on vint dire à Setna :</p>
-
-<p>&mdash; Tes enfants sont en bas, ils t'ont suivi
-et ils veulent que tu descendes sur-le-champ!</p>
-
-<p>&mdash; Ces enfants viennent mal à propos, dit
-Setna ; mais, quant à moi, je ne peux pas
-descendre ; qu'on les fasse monter.</p>
-
-<p>Tabubu s'habilla d'un habit de lin, pendant
-qu'on faisait monter les enfants. Setna
-voyait tous ses membres à travers l'étoffe,
-et son amour grandissait encore.</p>
-
-<p>&mdash; Finissons, dit-il ; allons à l'intérieur.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà tes enfants, dit Tabubu ; si tu
-tiens beaucoup à faire ce que tu veux avec
-moi, prie-les de signer au-dessous du contrat
-que tu as fait en ma faveur, afin qu'ils
-ne contestent pas le don de tes biens.</p>
-
-<p>Les enfants étant rentrés signèrent ce
-qu'on leur demandait. Après quoi, Setna
-dit :</p>
-
-<p>&mdash; Finissons, allons à l'intérieur!</p>
-
-<p>&mdash; Moi, je suis sage, dit Tabubu ; je ne
-suis pas une personne vile ; si tu tiens absolument
-à faire ce que tu veux avec moi, fais
-tuer tes enfants pour qu'ils ne se disputent
-pas un jour avec les miens.</p>
-
-<p>&mdash; Je voudrais au moins, dit Setna, que
-tu ôtasses ton voile afin de savoir pour quelle
-beauté, je vais commettre cette méchante
-action.</p>
-
-<p>Tabubu lança un vif éclat de rire. Elle
-se promenait à contre-jour, le long de la
-muraille qui portait les lumières, de sorte
-que l'on voyait la forme de son corps au
-travers de l'habit de lin. Et il n'y avait que
-son visage que l'on ne vît point.</p>
-
-<p>Setna se tourna vers ses enfants, afin de
-leur demander s'ils comprenaient que l'on
-fît les plus grandes folies pour cette femme.
-Mais il vit ceux d'entre eux qui commençaient
-à être des hommes s'élancer vers Tabubu
-avec tous les signes d'un désir au
-moins égal au sien, et il pensa qu'ils tueraient
-leur père pour passer une heure avec
-elle. Alors il dit :</p>
-
-<p>&mdash; Qu'on les tue!</p>
-
-<p>Tabubu les fit égorger là où ils étaient et
-fit jeter leurs corps en bas du perron, devant
-les chiens et les chats qui mangèrent leur
-chair. Setna entendit ronger leurs os en
-buvant avec Tabubu.</p>
-
-<p>&mdash; Tout ce que tu m'as demandé, je l'ai
-fait, dit-il ; finissons, allons à l'intérieur.</p>
-
-<p>&mdash; Entre dans cette salle.</p>
-
-<p>Il entra dans la salle, se coucha sur un
-lit d'ivoire et d'ébène, et étendit la main
-vers Tabubu.</p>
-
-<p>&mdash; Me voici, dit-elle en se découvrant.
-Alors, il s'aperçut qu'elle avait la figure
-désobligeante des proxénètes d'un certain âge
-et que sa bouche était un cloaque immonde.</p>
-
-<p>Mais il ne se montra point mécontent ; il se
-leva tranquillement et descendit en passant
-par les endroits où il était passé pour venir.</p>
-
-<p>Le bruit de son aventure était répandu ;
-on se moqua de lui dans les jardins où les
-jeunes filles étaient accouplées avec des
-hommes de différentes nations, et on lui fit
-honte d'avoir perdu ses enfants et son bien
-pour une hideuse créature.</p>
-
-<p>Il s'en alla, en pensant que ces gens-là
-sortiraient de cette maison d'amour, sans
-savoir ce que c'était que l'amour, alors que
-lui, il en avait goûté les plus vives délices
-par les transes effroyables du désir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch8">VOYAGE DE CANDIDE
-AVEC PANGLOSS
-AU VRAI ELDORADO</h2>
-
-
-<p>Il n'y avait pas quinze jours que Candide
-avait résolu de cultiver son jardin, qu'il
-était fatigué de manger des cédrats confits
-et des pistaches, peut-être aussi de voir le
-vilain visage de Cunégonde. Il exprima à
-Pangloss le doute où il était d'avoir touché
-réellement Eldorado. Eh quoi! dit Pangloss,
-n'y prîtes-vous point cinquante moutons
-chargés d'or, de pierreries et de diamants?
-Vous ne m'entendez pas, reprit Candide, je
-me demande si je n'eusse point trouvé
-ailleurs, par exemple, un sequin qui eût
-valu dix fois la charge de mes cinquante
-moutons et qui eût tenu dans mon gousset,
-par quoi j'eusse évité les nombreuses pertes
-que je fis dans les marais, dans les déserts
-et par le moyen d'un négociant hollandais.
-En ce cas, opina Pangloss, il faut aller au
-vrai Eldorado. Et ils y allèrent.</p>
-
-<p>Ils avaient tout juste posé le pied dans le
-pays, que des gens se mirent à pleurer à
-leur aspect, parce qu'ils avaient mauvaise
-mine, ayant beaucoup voyagé. Voilà qui
-marque un bon naturel! s'exclama Pangloss,
-en s'avançant, la main tendue, vers les
-habitants d'Eldorado. Voyez, dit-il, en retournant
-vers Candide sa main toute mouillée
-de larmes, ces gens ont le c&oelig;ur sur ma
-main. Mais, dit Candide, nous avons, nous
-autres, l'estomac sur les talons, et on ne
-vous a rien donné&hellip; Néanmoins, le pays me
-plaît, dit Pangloss, car je ne vis personne
-témoigner tant de compassion quand je fus
-desservi par la fortune, ce qui m'arriva
-quelquefois.</p>
-
-<p>Comme ils commençaient de philosopher,
-on leur mit dans la main des gazettes. Ils
-s'étonnèrent du bon marché de la pensée à
-Eldorado. Eh! fit Candide, c'est là sans
-doute la nourriture de ce pays merveilleux,
-et nous n'avons pas remercié la personne
-charitable&hellip; Ils couraient s'acquitter de cette
-politesse ; mais, ayant dérangé un loqueteux
-qui extirpait un superbe chronomètre du
-gousset d'un gentilhomme, ils reçurent un
-coup de pied violent. J'aurais plaisir, dit
-Candide, à aller voir pendre ce misérable.
-Qu'est-ce à dire? fit le gentilhomme, et comment
-traitez-vous ce pauvre homme qui
-paisiblement s'en va, ayant achevé son travail?
-Eh quoi! Monsieur, dit Candide, votre
-chronomètre!&hellip; Taisez-vous donc! se hâta
-de lui souffler Pangloss qui avait l'esprit
-philosophique et avait déjà lu une partie de
-la gazette, apprenez donc, mon cher Candide,
-les m&oelig;urs de ce pays avant de vous courroucer
-de la sorte. Candide ouvrait de grands
-yeux en parcourant la gazette, tandis que la
-foule pleurait d'attendrissement en s'écartant
-devant le loqueteux paré du chronomètre, à
-cause de la grande misère qu'il avait dû
-souffrir. Quelques lieutenants de la maréchaussée
-s'essuyaient l'&oelig;il du revers de la
-main.</p>
-
-<p>Candide avait absorbé plus des trois quarts
-de la gazette et ne se sentait pas la faim
-moins opiniâtre. Pangloss, au contraire, ne
-pensait plus du tout à cela ; tenant
-d'une main la gazette qu'il brandissait
-comme un drapeau, il attira Candide sur
-son c&oelig;ur et l'embrassa à plusieurs reprises
-et convulsivement. Candide s'essuyait le
-visage et n'était pas encore revenu de ses
-façons, qu'il vit que Pangloss embrassait
-aussi tout le monde, et en était mouillé et le
-mouillait, les larmes ne tarissant pas à
-Eldorado. On s'absorbait en commentant la
-mésaventure d'un petit toutou qui avait été
-écrasé par un personnage qui avait le front
-de faire passer son carrosse au milieu de la
-chaussée où justement se trouvait le chien ;
-ou bien un âne avait été battu, en province ;
-ou un assassin condamné par quelque
-cour arriérée. Il fallait que de tels forfaits
-prissent fin. Et on venait précisément d'adjoindre
-des femmes à tous ceux qui détenaient
-une partie quelconque de la force
-publique. Il y en aurait désormais près de
-chaque magistrat, près de chaque capitaine
-dans le commandement de la compagnie,
-près de tout préposé au bon ordre de la
-voirie et jusque dans le conseil du roi, de manière
-que l'on évitât les violences, prêtât aux
-infamies une oreille indulgente et réprimât
-les tentatives de virilité. Oh! oh! pensait
-Candide, me voici bien éloigné des Bulgares
-chez qui je passai trente-six fois par les baguettes
-et qui tout de même étaient de fiers
-gaillards. Quelle grande nation doit être
-celle-ci, puisque tout y va beaucoup mieux,
-y allant tout juste à rebours? Cependant,
-j'ai soupé ailleurs avec six monarques et je
-n'ai pas une noisette à me mettre ici sous
-la dent.</p>
-
-<p>Il allait appeler Pangloss, mais il l'aperçut
-parmi beaucoup de personnes fort occupées
-pour le moment à débarrasser un régiment
-de milice de ses armes et bagages incommodants.
-Et, s'en étant chargées, elles les
-portaient en rythmant le pas aux côtés de ces
-pauvres fantassins. Elles leur tenaient aussi
-des discours. Nous laissons, dit quelqu'un,
-à côté de Candide, nos citoyens les plus
-éloquents approcher de ces militaires pour
-leur rappeler chaque matin qu'il est plus
-doux d'aller à la promenade, la canne à la
-main, qu'à la man&oelig;uvre, le mousquet sur
-l'épaule. Mais, dit Candide, que ne supprimez-vous
-cette pauvre milice? Il est vrai,
-monsieur, mais, telle quelle, nous avons
-accoutumé de l'aimer et d'être émus à son
-passage ; elle nous tient fort à c&oelig;ur et elle est
-en outre une inépuisable matière à alimenter
-nos feuilles de contes humoristiques et compatissants&hellip;
-Je n'entends pas tous vos
-termes, dit Candide, le compatissant est-il
-donc un genre littéraire? Monsieur, vous
-sortez de chez les Hurons, ou venez tout
-droit de Monomotapa, pour ignorer que
-notre littérature est compatissante. On en a
-fini avec les errements de nos pères. Figurez-vous
-qu'ils guerroyaient, domptaient des
-peuples, gagnaient des provinces, qu'ils
-édifiaient des monuments et d'imposants
-ouvrages dont vous pourrez voir encore
-quelques débris que nous laissons debout
-bien qu'ils aient coûté beaucoup de sueur
-populaire&hellip; Vous souriez, monsieur? Votre
-langue, dit Candide, me cause seulement de la
-surprise&hellip; Je songe à M. de Voltaire&hellip; Soit,
-reprit le citoyen d'Eldorado, mais sachez que
-si, du temps de M. de Voltaire, on était fort
-en bel esprit et soucieux du beau langage,
-c'est en bonté qu'aujourd'hui l'on excelle.
-Nous sommes bons, monsieur, nous ne voulons
-plus rien être que bons ; nous ne ferons
-que de bonnes &oelig;uvres ; nos livres sont de
-pitié, nos journaux d'amour, nos réunions
-de charité et nos familles sont en train de se
-constituer sur des bases qui sont d'abnégation
-et dont nous attendons les effets les
-meilleurs. Tenez, de ces trois bambins qui
-sont élevés chez les jésuites et entrent
-manger un baba chez le pâtissier, en compagnie
-de cette belle dame, deux sont les fils
-d'un misérable homme qui, faute d'éducation,
-étrangla ses père et mère ; et toutes ces
-petites filles qu'une gouvernante mène à la
-pension étaient à un infortuné qui fit sauter
-la diligence où se trouvait la famille qui,
-aussitôt rétablie sur pieds, les adopta. Il est
-dommage, dit Candide, que Pangloss s'en
-soit allé en portant le fourniment d'un
-militaire, car c'est un grand philosophe, et
-il apprécierait votre pays avec plus de discernement
-que moi qui ai l'estomac creux.
-A ces mots, le citoyen d'Eldorado fut secoué
-d'un violent sanglot, regarda Candide en pitié,
-et s'en fut, s'épongeant avec son mouchoir.</p>
-
-<p>Candide avisa un groupe qui discutait avec
-toutes les apparences de la gravité autour
-d'un homme pour qui l'on semblait avoir les
-plus grands égards. S'étant approché, il
-reconnut que cet homme était Pangloss. Il
-venait de tordre le cou à un évêque. Et le
-groupe était de personnes de qualité qui
-interprétaient son acte au point de vue
-philosophique. Candide admira que les
-gazettes que l'on distribuait abondaient déjà
-en détails sur les mobiles du crime et sur
-l'évolution idéologique de l'auteur. De tous
-côtés venaient des hommes en livrée apporter
-à Pangloss des cartes armoriées avec invitation
-à souper. Emmenez-moi! implora
-Candide. A quel titre? fit Pangloss. Quel est
-cet intrus? firent les personnes de qualité
-qui prenaient le point de vue philosophique,
-en écartant du talon le quémandeur. Ah!
-bien! s'écria Candide. Et comme un carrosse
-était à sa portée, fortement garni de dorures
-et de laquais, il transperça d'outre en outre,
-à l'aide d'un long poignard, le seigneur qui
-s'y faisait voiturer. C'était un ministre du
-roi. Tout le monde quitta Pangloss et vint
-entourer Candide. On lui prêta les motifs
-les plus ingénieux du monde, et Candide,
-qui ne les eût point inventés, en fut fier. Il
-était campé, le poing sur la hanche, et
-narguait d'un peu haut Pangloss qui n'avait
-tué qu'un évêque. Cependant, ayant été priés
-l'un et l'autre dans un grand nombre de
-maisons, il arriva qu'ils se trouvèrent, le
-soir, à la même table. Pangloss y fut fêté
-comme un habile dialecticien et on honora
-en Candide un intuitif génial.</p>
-
-<p>Je voudrais bien, dit Candide, en se
-retirant au bras de Pangloss, que Martin fût
-ici ; je crois que son pessimisme serait
-ébranlé. Tout ceci n'est que billevesées, dit
-Pangloss, et il y a mieux à faire à Eldorado.
-Ils recommencèrent de philosopher, et d'autant
-plus que le souper et les vins leur
-avaient échauffé la cervelle et qu'ils avaient
-vu un grand nombre de dames beaucoup
-mieux que Cunégonde et même qu'autrefois
-la petite Paquette, la femme de chambre de
-madame de Thunder-ten-Tronckh. Ce faisant,
-Pangloss entra dans une boutique et acheta
-trois forts sacs de poudre ; il en fit acheter le
-double par Candide et recommença en un
-autre endroit ; et, quand il eut vingt sacs de
-poudre, dit à Candide : Nous ferons sauter
-demain les seigneurs qui nous traitèrent ce
-soir et qui seront réunis en États-Généraux.
-Et ils le firent. Je pense, soupira Pangloss
-en voyant brimbaler, dans les airs, de notables
-portions du clergé et un véritable
-abatis de noblesse où se mêlait du tiers-état,
-je pense que voilà un coup qui sera commenté.
-Ne pensez-vous pas aussi, hasarda
-Candide, être une seconde fois pendu?</p>
-
-<p>Il fut fait tellement de bruit autour de cette
-affaire que le roi lui-même prononça : Voilà
-deux personnes fort intéressantes, et voulut
-voir Pangloss et Candide et les entendre
-développer leurs idées philosophiques. Ce
-fut une séance mémorable, et aucune illustration
-n'y manqua. Il n'y eut pas jusqu'à
-l'évêque et au ministre du roi, les premières
-victimes de Pangloss et de Candide, qui
-n'étaient point tout à fait mortes, qui ne
-tinssent à soutenir l'intérêt particulier qu'ils
-avaient pris à la belle attitude de ces messieurs
-durant qu'ils étaient par eux poignardés
-ou avaient le cou tordu. Ils déclarèrent
-qu'ils les avaient aussitôt couchés sur
-leur testament. Ces paroles eurent l'assentiment
-général, et les applaudissements
-redoublèrent quand Pangloss et Candide
-firent signe qu'ils acceptaient. Mais ceci ne
-fut rien au prix de l'empressement des
-familles de ceux qui avaient péri dans la
-salle des États-Généraux. Des courriers
-arrivaient de tous les points d'Eldorado,
-apportant, qui des dons en argent, qui des
-offres d'alliance pour les personnes et les
-familles de MM. Pangloss et Candide. Le
-mal, soupira Candide à l'oreille de Pangloss,
-est que vous n'ayez point de famille et que
-je sois marié à Cunégonde qui est si laide.
-Hélas! sanglotait Pangloss ; et il s'apprêtait
-à subtiliser. Mais il entendit qu'il y avait
-4.928 prétendants à la main de sa fille, de
-qui l'on demandait le petit nom. Il n'est que
-trop vrai, réfléchit Pangloss, que je n'ai pas
-plus de fille que je n'ai de cheveux sur le
-sinciput, et c'est bien regrettable ; mais il
-m'en naît une peut-être. Et, à tout hasard, il
-dit un nom et celui qui lui vint fut Cunégonde.
-Mais c'est ma femme, quoique fort
-endommagée, objecta timidement Candide,
-outre que votre procédé a l'apparence malhonnête&hellip;
-Laissez donc aller les choses, dit
-Pangloss, elles vont le mieux du monde. Les
-4.928 prétendants en venaient aux mains. Le
-roi dit : Je l'épouse ; car justement il cherchait
-femme. Mais il y eut le double de
-demandes pour la s&oelig;ur de Candide, parce
-qu'il avait le visage agréable. Hélas! allait
-avouer Candide. Pangloss le coupa : Dites
-donc, je vous prie, le nom de Paquette ;
-c'est une personne fort bien tournée et qui a
-l'usage du monde. On plaça de même frère
-Giroflée quoiqu'il fût théatin et puis Turc,
-et Cacambo et la vieille qui eut un tabouret
-à la cour quoiqu'elle ne fût capable de
-l'occuper qu'à moitié.</p>
-
-<p>Pangloss rêvait de professer la philosophie.
-On lui permit de grouper ceux qui
-partageaient la doctrine qu'il avait manifestée
-à Eldorado par des actes retentissants.
-C'étaient quelques douzaines de portefaix,
-des repris de justice et des voleurs de grands
-chemins, trois belles âmes, un duc et pair,
-une femmelette et quelques petits-maîtres.
-Pangloss ne perdit point de temps. On
-n'avait pas encore retrouvé l'auguste famille
-qui avait peut-être changé d'habitation à
-Constantinople, par la force des choses, que
-le grand philosophe avait déjà constitué avec
-ses disciples et les privilèges du roi, la
-société du <i>Péril d'Eldorado</i>. La presse y fit
-l'accueil le plus empressé. Les actions furent
-lancées à toute volée par le royaume, et
-il n'y eut point de capitaliste qui ne se fît
-scrupule d'en posséder un bon nombre. Les
-plus intelligents des écrivains tiraient un
-grand parti pour leurs chroniques de ce
-danger grandissant, dont ils simulaient
-chaque matin, par de jolis tours d'esprit et
-la meilleure apparence de bonne foi, avoir
-découvert les progrès ; et ils poussaient
-l'humour jusqu'à sourire et tendre les bras
-à ce curieux monstre, à cet enfant gâté
-qu'Eldorado chauffait et qui mangeait Eldorado
-chaque jour. De même que l'on faisait
-autrefois pour les projets de nobles édifices,
-on publiait les plans et devis des nouvelles
-machines et substructions dévastatrices, en
-sorte que chacun pût savoir d'avance sur
-quel pied sauter. L'exercice de la bonté
-étant devenu l'unique sport, beaucoup de
-citoyens des plus considérables s'employaient
-à encourager les travailleurs, et l'on ne parlait
-plus à table et dans les salons que de
-leur noble ardeur et de leurs efforts touchants.
-Enfin, il ne restait plus un pouce de
-la terre d'Eldorado qui ne fût amplement
-garni de poudre jusqu'à trois pieds en profondeur,
-lorsqu'on annonça l'arrivée des
-Bulgares.</p>
-
-<p>Quoi! dit Candide, ce peuple de m&oelig;urs
-grossières et de naturel impitoyable vient ici
-porter la guerre! Mais nous allons être bien
-gênés pour recevoir comme il faut Cunégonde
-et Paquette qui ne peuvent tarder
-d'être ici et je cours informer le roi de ce
-désagrément. Rien ne pouvait être plus fâcheux
-que ce parti. Candide fut bousculé et
-personne ne le reconnut. Je suis Candide,
-s'écriait-il, c'est moi qui ai miné Eldorado!
-Mort aux Bulgares! Eldorado en avant! lui
-répondait-on, durant que l'on remettait à la
-milice ses armes quoique incommodes, et
-qu'on y enrôlait bon gré mal gré Candide.
-Qu'est ceci? fit Candide apercevant que l'on
-faisait passer Pangloss par les baguettes
-pour avoir discuté au coin de la rue sur la
-vertu du sentiment patriotique, en vérité, ce
-peuple a plus de souplesse en ses mouvements
-que ce grand homme en sa philosophie.
-Voilà d'un coup Eldorado tout pareil
-aux Bulgares et il est aussi probable qu'il
-les va mettre dehors qu'il l'est que l'on s'est
-joué de nous. Hélas! s'écriait Pangloss, l'échine
-fort molestée sous les baguettes,
-nous n'avions plus qu'à mettre le feu aux
-poudres!</p>
-
-<p>Presque aussitôt Eldorado sauta par le
-fait d'un boulet qui provint des Bulgares et
-s'alla ficher incontinent dans ces poudres.
-Pangloss et Candide étaient aussi haut dans
-les airs qu'ils y avaient fait aller les membres
-des États-Généraux : Je regrette, dit
-Candide, qui conservait sa présence d'esprit,
-que Martin ne soit pas ici, car j'aurais aimé
-entendre son opinion sur ce pays d'Eldorado
-qui tout de même valait mieux que ces Bulgares
-qui le vont habiter à présent, comme
-je le vois d'ici. Il vous donna, dit Pangloss,
-un grand exemple de bonté, qui vaut bien
-le sequin qui eût valu à lui seul plus que les
-cinquante moutons chargés d'or, de pierreries
-et de diamants. Ah! fit Candide, retournerons-nous
-cultiver notre jardin? C'est s'y
-prendre un peu tard, eut encore la force de
-gémir Pangloss. Eh! dit Candide, vous prononcez
-justement le mot qu'avaient tout à
-l'heure ces messieurs d'Eldorado qui viennent
-de choir empalés au moyen de la flèche
-de l'église métropolitaine. C'est donc qu'ils
-ont compris, acheva Pangloss, et toutes
-choses vont pour le mieux.</p>
-
-
-<p class="c ugap small">(Publié dans la <i>Revue Bleue</i> du 3 février 1894.)</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap small">DIVUS ARETINUS</td> <td class="num"><a href="#ch1">1</a></td></tr>
-<tr><td class="drap small">L'ADORATION DES MAGES</td> <td class="num"><a href="#ch2">59</a></td></tr>
-<tr><td class="drap small">LA DANSEUSE DE TANAGRE</td> <td class="num"><a href="#ch3">91</a></td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE MIRACLE DU SAINT VAISSEAU</td> <td class="num"><a href="#ch4">113</a></td></tr>
-<tr><td class="drap small">LES TABLETTES DE CYTHÈRE</td> <td class="num"><a href="#ch5">155</a></td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE BON JUGEMENT DU TRIBUNAL DES
-M&OElig;URS, A VENISE</td> <td class="num"><a href="#ch6">165</a></td></tr>
-<tr><td class="drap small">TABUBU</td> <td class="num"><a href="#ch7">179</a></td></tr>
-<tr><td class="drap small">VOYAGE DE CANDIDE AVEC PANGLOSS AU
-VRAI ELDORADO</td> <td class="num"><a href="#ch8">191</a></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">E. GREVIN. &mdash; IMPRIMERIE DE LAGNY. &mdash; 9829-2-20.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Nymphes dansant avec des satyres, by René Boylesve
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NYMPHES DANSANT AVEC DES SATYRES ***
-
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