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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Emile et les autres - -Author: Charles Derennes - -Release Date: November 5, 2021 [eBook #66672] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned - images of public domain material from the Google Books - project.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EMILE ET LES AUTRES *** - - - - - - CHARLES DERENNES - - LE BESTIAIRE SENTIMENTAL - - III - - EMILE ET - LES AUTRES - - - ALBIN MICHEL, ÉDITEUR - PARIS--22, RUE HUYGHENS, 22,--PARIS - - - - -DU MÊME AUTEUR: - - -ROMANS - - Le Renard bleu (Albin Michel). - Les Bains dans le Pactole (Albin Michel). - Le Pou et l’Agneau (Ferenczi). - Mon Gosse (Baudinière). - Etc., etc. - -_En préparation_: - - Gaby, mon amour... (Albin Michel). - L’Ile flottante. - -LE BESTIAIRE SENTIMENTAL - - Vie de Grillon (Albin Michel). - La Chauve-Souris (Albin Michel). - -_En préparation_: - - Les Porte-Bonheur (Kiki, Filon, etc.). - L’Etre qui viendra. - La Société des Fourmis. - -EN MARGE DU BESTIAIRE - - _Pour paraître prochainement_ (Collection Colette): - L’Enfant dans l’herbe. - -POÈMES - - Perséphone. - La Fontaine Jouvence (Garnier Frères). - La Princesse (Les Amis d’Edouard, Champion). - -_En préparation_: - - La Matinée du Faune. - - - - -Il a été tiré de cet ouvrage: - -7 exemplaires sur Papier du Japon numérotés à la presse de 1 à 7 - -15 exemplaires sur Papier de Hollande numérotés à la presse de 1 à 15 - -35 exemplaires sur Vergé pur fil des Papeteries Lafuma numérotés à la -presse de 1 à 35 - - -Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays. - -_Copyright 1924 by Albin Michel._ - - - - - A CLAUDE FARRÈRE - A CAUSE DE - CHAT COMME ÇA, - ET - A PAUL LÉAUTAUD - A CAUSE - DE CHATI, DE PETITE CAFÉ, DE MINNE - ET DE RIQUET, ET DE BIBI, ET DE PITOU - ... ET DE GOLO ET D’ÉMILE - ... ET DES AUTRES - - - - -PRÉFACE - -DE L’AMITIÉ ET DE L’ÉTUDE MAL ENTENDUES DES ANIMAUX - - -Je reçois constamment des lettres: «Vous qui aimez les bêtes...» - -J’y réponds rarement, parce que je n’aurais plus le temps de m’occuper -d’autre chose, et qu’elles dénotent, huit fois sur dix, une étrange -inintelligence du but que je poursuis en faisant paraître de petites -études naturelles, comme _Vie de Grillon_ ou _la Chauve-souris_. - -Tranchons le mot, soyons cyniques: j’aime les bêtes d’une façon -intéressée, pour la joie que me valent l’observation et -l’expérimentation exercées à propos d’elles, en savant d’occasion, donc -en égoïste, et non pas, en la plupart des membres de la Société -protectrice des animaux... Certes, j’approuve de tout cœur cette Société -et la loi Grammont; j’ai envie d’étrangler, aussi bien que le roulier -qui brutalise ses chevaux sous l’influence d’un coup de vin, le -charcutier qui pratique la vivisection intensive sous prétexte -d’inspiration scientifique... - -Mais... - - * * * * * - -... Mais je connais une charmante vieille dame qui, jusqu’à sa mort, a -juré de porter, éternellement fixé à son poignet par un bracelet de -cuir, le portrait sous médaillon d’un caniche qu’elle perdit il y a eu -vingt ans aux pommes. - -J’en sais une autre,--celle-ci beaucoup plus jeune, ma foi!--qui va -chaque mois au moins orner de fleurs la tombe d’un bull dans le -cimetière canin d’Asnières, où il dort son dernier sommeil... - -Tant pis pour moi si l’on m’en veut de protester contre de pareilles -marques d’affection! J’estime que, s’il faut aimer les bêtes, qui sont, -en effet, infiniment aimables, il faut aussi que notre intérêt pour -elles soit digne de nous et qu’il soit surtout--ce dont le prétendu ami -des bêtes ne semble guère, à l’accoutumée, se douter--digne d’elles. - -Par exemple, il est entendu que, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, -c’est le chien. Soit! Mais pourquoi ne pas _transposer_, quand il s’agit -d’animaux domestiques? Pourquoi ne pas dire: ce qu’il y a de plus -mauvais dans le chien, c’est l’homme? Le malheureux toutou, auquel nous -devrions, par convenance pour nous et par amitié pour lui, concéder une -_valeur_ plus désintéressée, ne nous plaît en général que dans la mesure -où il flatte notre orgueil, ou quelque autre de nos défauts. - -Ainsi, les caresses serviles qu’il octroie si volontiers aux bipèdes -permettent aux plus misérables de ceux-ci de posséder un serviteur et un -courtisan. Mais il y a pire: ces pauvres bêtes, façonnées depuis des -millénaires par une hérédité d’esclavage, parodient les tares (ou les -vertus, mais c’est moins fréquent!), les allures et jusqu’aux grimaces -de ceux dont elles ont fait leurs dieux Lares. Elles reflètent -fidèlement, avec une facilité déplorable, celles des manies, ceux des -tics, ceux des instincts qui nous sont les plus coutumiers. Je -commenterai plus loin l’histoire de deux chiens que j’ai connus dans mon -enfance: le dogue du boucher du coin ressemblait, museau et caractère, à -son patron. Pourquoi? Parce que celui-ci cultivait sa férocité et son -goût professionnel de l’odeur du sang, ceci sans le savoir, peut-être, -mais un peu comme Dieu fit quand il nous créa à son image (flatteur pour -lui!)... Cependant, la levrette de la gentille modiste d’en face -sautillait tout le long du jour sur le trottoir avec une coquetterie un -peu niaise et tellement jumelle de celle même que sa patronne -pratiquait! - -Et le boucher du coin disait de son gros chien camus: - ---Un travailleur, messieurs... et un gaillard! - -Et la modiste d’en face disait de sa grêle chienne au museau pointu: - ---Un amour, et si sensible, mesdames! - -Ainsi n’admiraient-ils qu’eux-mêmes dans leurs frères inférieurs, ou -prétendus tels. Une admiration de ce genre me semble, à le déclarer net, -aussi peu flatteuse pour l’être humain qui l’éprouve et la chante à tout -venant que pour l’animal qui la subit. - -Il est vrai que ce dernier n’en peut mais. Et, «en l’espèce», je juge -que, dans le cas du boucher et du bouledogue, de la modiste et de la -levrette, les «frères inférieurs» n’étaient pas nécessairement ceux -qu’on aurait cru pouvoir désigner de prime abord, sans hésitation -possible. - - * * * * * - -La Science ne va plus aujourd’hui jusqu’à décider péremptoirement que -l’homme descend du singe; elle transige et explique que l’homme est un -singe qui a réussi. Je me suis attiré toutes sortes de foudres pour -avoir énoncé qu’il fallait aller plus loin, que l’homme était un singe -qui avait mal tourné,--puisqu’il avait été obligé d’inventer le feu, et -réalisé par la suite diverses autres conséquences du «Progrès» qui -rendent les guerres et l’existence actuelles, la mort et la vie, si -séduisantes dans leur ensemble... - -Mais tenons-nous-en aux toutous. Car il en est aussi de «progressistes», -ou plutôt de «perfectionnables». - -On dit d’eux qu’ils sont de luxe. Je les considère plutôt comme des -loups qui ont mal tourné; ceux-ci, par notre faute, ont partagé le -mieux, presque à l’égal de nous, la male-chance des hommes par rapport à -la chance,--relative, car tout est relatif!--des singes et surtout des -grands anthropomorphes... - - * * * * * - -A la vérité, ce qui fait le mérite des bêtes, c’est la valeur de -l’intérêt que nous leur portons; mais il ne faut pas les aimer bêtement, -anthropomorphiquement: _il faut les comprendre_. - -Ceci, au point de vue intellectuel. - -Et, _au point de vue moral_: il faut que nous fassions tout pour que ces -esclaves, _qui ne sont esclaves que par notre faute, restent auprès de -nous aussi rapprochés que possible de ce qu’ils seraient si nous -n’existions pas_. - -Voilà, je crois, la vraie maxime de ceux qui s’intéressent aux bêtes -autrement que d’une façon «anthropomorphique» et sensiblarde. - -Je me souviens d’un jour de l’hiver dernier, où, près d’une fenêtre -provinciale, je relisais je ne sais plus quelle page féroce, splendide -(et cependant moins _hallucinée_ qu’à l’ordinaire) de Mirbeau. Or, voici -qu’à quelques pas de la maison maternelle, sur le trottoir, retentit -soudain un miaulement lamentable. - -Je regarde: c’était un malheureux chaton, sous la pluie, dans la boue; -un affreux petit animal, maigre, affamé, égaré. Et moi, je croyais -comprendre très bien tout ce que son miaulement éperdu contenait de -détresse. Je croyais comprendre... Que dis-je? Je traduisais à mesure: - -«Je suis terrifié, j’ai faim, j’ai froid... Je n’y suis pour rien, ce -n’est pas de ma faute!... Si les hommes n’avaient pas domestiqué mes -ancêtres, je serais déjà capable, même si petit, de chercher ma pitance -dans quelque fourré lointain. Mais je suis dans la ville où il m’a fallu -naître, devant ces divinités qui disposent de tout et qui vont -certainement encore me chasser à coups de bottes ou de balai.» - -Comme pour confirmer les sentiments que mon imagination prêtait à la -bestiole (mais mon imagination s’égarait-elle beaucoup?), une voisine -s’écria: - ---Il est encore là?... C’est celui qui, ce matin, maraudait dans ma -cuisine!... Sale bête! - -Le petit chat miaula plus fort, supplia, ce qui parut irriter davantage -encore la commère. Elle cria tant et si bien que son mari surgit sur le -seuil... - ---Flanque-lui donc _Ravachol_ aux trousses! glapit-elle. - -L’homme eut un bon gros rire, siffla, puis: - ---Au chat, _Ravachol_, au chat! - -Un chien, un superbe berger alsacien (?), accourut... «Au chat!...» -Ça ne traîna pas: deux ou trois bonds joyeux, un coup de -mâchoire,--crac!...--et il n’y eut plus sur la chaussée, sous la pluie, -dans la boue, qu’une petite boule de fourrure grise et sale qui gisait, -les reins brisés, avec une fine langue rose recroquevillée aux bords des -gencives brunes et des dents blanches. La femme montra un visage -épanoui, triomphant: l’homme eut de nouveau son bon gros rire placide; -le chien revint vers ses Dieux Lares, satisfait, avec des aboiements -victorieux, fit le beau, reçut des caresses... (Oui, Mirbeau eût -admirablement conté cette histoire-là!) - -C’était pourtant un bon chien... C’étaient pourtant de braves gens... - - * * * * * - -Non, sous aucun prétexte, il ne faut aimer les animaux en ce qu’ils nous -rappellent de notre propre nature: tout esprit clair et débarrassé des -préjugés ordinaires sait que nous risquerions d’apprécier presque -uniquement en eux les sentiments que les moins intéressants de nos -semblables ne constatent pas sans inquiétude dans leur propre cœur. - -Il faut comprendre ce que le Pauvre des pauvres appelait, en ses -Fioretti, l’adorable Sainteté des Bêtes. Les bêtes ont leur sainteté, -que je nommerai, moins dévotement, leur dignité. Mais qu’est la dignité -d’un animal domestique (oh! non par sa faute, encore une fois!), à côté -de celle d’une bête sauvage? C’est à l’état sauvage que doivent, des ans -et des ans, ceux qui prétendent chérir leurs frères inférieurs, les -observer. - -Les observer, oui, car on ne chérit véritablement pas une créature, -quelle qu’elle soit, que l’on n’a pas longtemps _observée et comprise_. -Il faut voir les animaux à l’œuvre, à leur œuvre; et non à la -nôtre--car, lorsque notre collaboration leur fait défaut, l’œuvre, je -vous prie de le croire, n’en est pas moins belle et noble pour cela. - - * * * * * - -Quant aux «petits chienchiens à leurs mémères», ils ne seront jamais, -d’ailleurs,--en plus sympathique généralement,--que les caricatures de -ces dames. - -Mais je n’aime plus guère à m’occuper d’humaine et surtout de féminine -psychologie. - - - - -I - -ÉMILE OU DE LA PERSONNALITÉ CHEZ LES BÊTES - - - - -_LIVRE PREMIER_ - -PSYCHOLOGIE HUMAINE ET PSYCHOLOGIE ANIMALE - - -1 - -Quiconque tente une étude de ce genre, et même aussi modeste -d’intentions et d’effets que celle que voici, se doit de noter d’abord à -quel point est impropre le terme _psychologie_, lorsqu’il s’agit de -projeter quelques lueurs sur les mystères de l’âme animale. - -D’autres écriraient: de ce qui sert d’âme aux bêtes ou leur constitue un -semblant d’âme. Je préfère dire âme tout court, et ceux qui ont pris -quelque intérêt à mes précédents essais du même genre[1] doivent -connaître (même s’ils ne partagent point tout à fait mon avis), que, -concédant une âme aux bêtes, ou plutôt ne voyant pas très clairement où -finit l’instinct et où commence l’intelligence, je ne m’exprime pas de -la sorte pour des motifs uniquement sentimentaux. - - [1] _La Vie de Grillon_ et _La Chauve-Souris_. - -Terme impropre--dis-je,--que celui de psychologie appliqué à l’âme des -animaux, terme non seulement impropre, mais dangereux, puisqu’il -risquerait de nous inviter à étudier l’âme des bêtes comme nous faisons -celle de nos semblables: méthode qui, dès le principe, serait -défectueuse. - -Mais, au fait, en quoi consiste l’œuvre de l’observateur de ses -semblables, du psychologue _humain_? - -Nous sommes à peu près assurés que, pour la plupart des hommes, deux et -deux font quatre et que la somme des angles d’un triangle est égale à -deux droits; les phénomènes intellectuels, leur processus et leur -exercice, grâce à la possibilité de communes mesures d’homme à homme, -sont donc susceptibles d’être étudiés à peu près objectivement et de -donner lieu à des lois provisoirement indiscutables. Mais, dès qu’il -s’agit de phénomènes sensoriels ou sentimentaux, l’abîme déjà se creuse -entre individus d’une même espèce, voire de la même famille, et l’on -doit se rabattre, pour tenter d’y voir clair, sur la méthode -introspective, faire de soi-même son objet d’expérience, l’objet -d’expérience par excellence, celui à propos duquel on a le plus de -chance de ne pas trop se tromper. - -Nous pouvons parfaitement côtoyer toute notre vie des gens qui appellent -le vert rouge, et réciproquement, sans nous en douter et sans qu’ils -s’en doutent eux-mêmes. - -Les miroirs des sens sont loin de refléter le monde extérieur de la même -manière, et, si n’importe qui d’entre nous se trouvait logé brusquement -dans la peau de son meilleur ami ou de son frère, et pourvu à -l’improviste de ses machines à interpréter le monde, il y aurait chance -qu’il se crût soudain éberlué, ou devenu dément, ou transporté dans une -autre planète que cette terre. - - -2 - -Quand nous disons des autres hommes «nos semblables», c’est une -expression qui a sans conteste son charme social, mais qui est -indubitablement inexacte et insuffisante dès qu’il s’agit de la vie -psychique. Chaque homme est aux autres hommes un monde clos et mes -semblables peuvent bien me raconter ce qui se passe en eux-mêmes, que je -les y invite ou non, sans que je me juge obligé de les croire pour cela. - -Non que l’on soit tenu par principe de suspecter leur bonne foi. Mais, -pour les croire _scientifiquement_, il faudrait, comme l’on dit, pouvoir -y aller voir... Les erreurs que nous faisons sur notre compte sont -fréquentes, et si un mur opaque et infranchissable nous sépare des -autres âmes, combien de fois des nuées et des voiles ne -s’interposent-ils pas, fallacieux, entre notre intelligence condamnée à -l’impuissance et nos sentiments devenus pour elle étrangement confus et -obscurs? - -Freud, étudiant avec la précision et la subtile logique que l’on sait -les phénomènes si troublants du sommeil et du songe, n’attribue aux -expériences faites sur les autres ou aux informations documentaires -bénévolement fournies par ceux-ci, qu’une valeur très relative. - -Il est bien évident qu’en pareil cas le sujet peut, non seulement se -tromper en toute sincérité, se souvenir mal, défectueusement -s’expliquer, mais aussi conter d’énormes blagues au plus savant, au plus -averti des spécialistes... Bref, l’humaine psychologie, pour une immense -part de l’ordre d’études qu’elle embrasse, est condamnée à se fonder sur -une base subjective, presque uniquement subjective, à laquelle on ne -saurait dénier quelque incertitude et quelque instabilité. - - -3 - -La psychologie animale se heurte, bien entendu, à des difficultés de -méthode encore plus considérables. - -Elles proviennent d’abord de ce fait que le mur, si souvent opaque et -infranchissable d’homme à homme, devient encore plus décourageant -d’homme à bête. - -En second lieu, il ne saurait être question ici, sinon -exceptionnellement, de ces phénomènes intellectuels auxquels je faisais -allusion tout à l’heure, et grâce auxquels certaines échelles peuvent -être lancées par-dessus le mur, quelques fenestrelles pratiquées en lui: -l’âme de l’animal est avant tout un monde de sentiments et de sensations -qui ne sauraient naître et se développer d’une manière analogue aux -nôtres qu’à titre d’exception et absolument par hasard. Entre ses -sentiments ou sensations et nos sensations, il n’y a même pas une -apparence de possibilité de commune mesure. - -Nous voici donc dans l’obligation d’inférer, de traduire,--de traduire -avec des chances perpétuelles de trahir. - - -4 - -Le pire des écueils que ménage aux hommes qui s’intéressent aux bêtes -l’étude de leur mentalité et de leur moralité, écueil que je tenterai -d’éviter avec le plus de soin, est celui vers lequel tend -perpétuellement à nous conduire ou nous ramener la manie invétérée de -juger nos «frères inférieurs», ou prétendus tels, selon nous-mêmes. - -Lorsque Buffon, à propos du cheval, parle de noblesse, il n’y a là -qu’association d’idées assez puériles, en tout cas superficielles et peu -solides, dans l’esprit et sous la plume du pompeux écrivain; l’idée de -cheval a évoqué pour lui d’autres idées ou images nobles et brillantes, -que désignent des mots comme chevalerie, chevauchée, cavalerie, -cavalcade. - -Ajoutez à cela l’expression d’une reconnaissance égoïste, l’exposé des -services que rend à l’homme «sa plus noble conquête», la louange de son -endurance au labeur, de sa fidélité à son maître, de sa reconnaissance -envers celui qui le nourrit et le caresse, et Buffon ne doutera pas de -nous avoir suffisamment éclairés sur la psychologie hippique. - -Ainsi d’ailleurs le voyons-nous, d’un bout à l’autre de la part -descriptive de son œuvre,--et qui en est bien la plus caduque,--juger -toutes bêtes sauvages ou domestiquées en raison de considérations -strictement humaines, d’ordre plutôt esthétique quand ce sont les bêtes -sauvages et surtout les grands fauves qui sont en cause, d’ordre plutôt -utilitaire et vaguement moral quand il traite d’animaux devenus nos -auxiliaires ou nos familiers. - -Mais, pour nous en tenir au cheval, et à ne le juger qu’en hommes, nous -aurions pu tout aussi justement dire de lui qu’il est un animal assez -stupide, gourmand, sujet à des épouvantements ridicules, volontiers -capricieux ou têtu. Certes, nous n’en serions pas plus avancés dans la -connaissance foncière et profonde de son être, et, probablement, au lieu -de verser dans cet anthropomorphisme que j’ai maintes fois dénoncé, dans -cette infirmité intellectuelle de ramener à nous toutes les créatures, -aurions-nous agi avec plus de logique et de raison en nous demandant, -par exemple, si les vertus que nous lui attribuons ne sont pas des -défauts ou de navrants pis-aller, selon lui, et si, au contraire, il ne -conçoit pas quelque fierté obscure de cette stupidité et de cette -poltronnerie qui le caractérisent également? - - - - -_LIVRE DEUXIÈME_ - -DU PLAGIAT OU DE LA «SINGERIE» CHEZ LA PLUPART DE NOS FAMILIERS - - -1 - -Il faudra donc nous débarrasser de cet anthropomorphisme tel que je -viens une fois de plus de le définir. - -Ceci posé, je m’empresse de reconnaître, que, lorsqu’il s’agit d’animaux -domestiques, et c’est ici le cas, ceux-ci ne nous facilitent guère une -besogne déjà compliquée et scabreuse. Car la domestication leur fait -adopter quantité de nos manières et même de nos manies. - -Il n’y a pas que les romanciers, les poètes et les planteurs de choux à -se plagier les uns les autres, parfois bien involontairement. -L’imitation est une grande loi naturelle, une loi universelle, une loi -générale; et tout objet ou tout être pour qui cette loi resterait par -hasard lettre morte serait considéré justement comme une anomalie, une -monstruosité. - -Chacun de nous, dans la vie courante, et tout aussi longtemps qu’il -respire, regarde, écoute, touche, goûte et sent, chacun de nous est -plagiaire sans qu’il s’en doute, un peu de la même façon que M. Jourdain -était prosateur. - -Qu’est-ce en effet qui saurait mieux qu’un miroir répondre à la -définition du plagiaire? - -Or, tout homme, grâce aux modestes miroirs des sens par lesquels il -reflète le monde, est le plagiaire partiel d’une réalité dont l’ensemble -lui échappe. - -Dieu créa l’homme à son image, dit la Genèse. Nous, nous nous créons et -recréons perpétuellement à l’image de Pan, pourrait-on dire aussi. - -L’une de ces formules est sacrée, l’autre profane; mais, en fin de -compte, toutes deux s’accordent et concordent admirablement. - - -2 - -Traitant des dons d’imitation dont font preuve les bêtes, je ne -m’attarderai pas sur ces phénomènes de mimétisme, aujourd’hui bien -connus de tous, qui font le caméléon varier de teintes selon celles des -lieux ou des heures où il promène sa pataude paresse, qui imposent à mon -amie Zompette, la grenouille verte, de passer par toute la gamme des -verts selon qu’on garnit son bocal de sombre laurier ou de pâle mimosa. - -Il est généralement admis que cette faculté que possèdent certains êtres -de changer de couleur comme à volonté est une arme naturelle à eux -concédée pour leur permettre de se dérober plus facilement aux yeux de -leurs ennemis... - -Explication qui sent un peu bien son Bernardin de Saint-Pierre, lequel -voyait en toutes choses la sollicitude d’une Providence vraiment -précautionneuse, tatillonne et en tout cas romanesque à l’excès. - -A la vérité, ce mimétisme doit être d’ordre esthétique plutôt que -pratique. Je n’y vois point l’effet d’une sollicitude supérieure, encore -moins un procédé de défense, mais art instinctif, coquetterie -involontaire ou jeu inconscient. - -Oui, un jeu que l’animal se donne à lui-même pour son plaisir obscur, -une fête dans son royaume clos, une satisfaction à cet appétit -d’imitation que je signalais tout au long de l’échelle des êtres, une -récréation analogue à celle de la parure masculine ou féminine, à quoi -l’on voit que se complaisent tant de bêtes, de préférence dans la saison -des amours, mais maintes fois aussi de la manière la plus désintéressée. - -Ceci, du reste, est une autre histoire... - - -3 - ---Car, parlant d’imitation de la part de nos familiers, j’entends ici -imitation voulue, consciente, exécutée par commodité naturelle, par -obéissance à la loi générale, mais aussi dans un but agréable ou -profitable à l’individu. - -Cette tendance à l’imitation est observable déjà chez quantité d’animaux -sauvages. Je n’en citerai qu’un exemple, que j’ai d’ailleurs apporté en -d’autres circonstances et pour illustrer une suite de raisons d’ordre -différent. - -Contrairement à ce que nous pourrions croire, tous les castors ne sont -pas ces étonnants constructeurs de huttes et de cités lacustres qu’on -nous apprit à admirer dès notre enfance: il en est de vagabonds, gîtant -et fondant famille au hasard, en des logements de fortune offerts par la -nature; mais si ces vagabonds rencontrent des congénères plus civilisés, -plus avisés et laborieux, «on les voit», nous conte Buffon parfaitement -informé (pour une fois), par un de ses correspondants, «on les voit qui -les observent et qui ne tardent pas à faire de même...» - -Notons au passage qu’une telle adaptation, précédée d’observation, -implique incontestablement le raisonnement dans l’esprit du castor, et -une éducation rapide, vivement menée, ne participant en rien de cette -science et de cette habileté héréditaires et routinières, par quoi l’on -a coutume de séparer l’animal de l’homme et l’instinct de -l’intelligence... Mais, ceci aussi est une autre histoire, pour le -moment du moins. - - -4 - -Comme il est facile de le prévoir, en passant des animaux sauvages ou -libres aux domestiques, on constatera un notable accroissement des -facultés de plagiat, et, bien entendu, le modèle choisi par ces -imitateurs résolus sera de préférence l’homme, le patron, le maître. - -Non pas toujours, néanmoins. - -Un de mes amis me contait l’hiver dernier que ses poules, dont il -possède une fort remarquable collection, lorsqu’il les logeait dans -l’enclos des pintades, ne tardaient pas à imiter l’allure et les -manières particulières à celles-ci, comme si elles les avaient jugées -plus imposantes ou distinguées. - -Je me suis méfié un peu, cet ami étant Gascon,--comme moi-même,--mais -j’ai constaté par la suite l’exactitude absolue de la chose et il est -facile à n’importe qui d’en faire autant. - -D’autre part, divers journaux ont mentionné il y a quelques mois une -chatte allaitant et, par la suite, chérissant un rat blanc devenu le -compagnon de jeu de ses fils. - -Je savais de tels faits parfaitement possibles, les ayant expérimentés -moi-même de la part de ma siamoise Nique, ainsi que je l’ai conté -ailleurs[2], de Nique dont on trouvera plus loin la biographie -détaillée. Si je parle ici de rats, c’est du reste pour cette seule -raison que j’ai connu un autre rongeur, un lapin, qui, nourri, lui -aussi, par une chatte et ayant grandi avec les chatons, ne procéda -jamais par bonds, à la façon des autres Jeannots. Non!... Il s’insinuait -d’une allure féline, avisée et réfléchie, le long des murs ou entre les -caisses du vaste grenier qu’on lui avait assigné pour domicile, copiant -ainsi les manières de ses frères de lait. - - [2] _La Chauve-Souris_ (A. Michel). - - -5 - -Quand c’est le bipède prétendu supérieur que plagient les animaux -familiers, cela se dénomme singerie; mais, comme nous venons de le voir, -on aurait tort de croire que la singerie est le fait des seuls singes. -Il y a dans les _Lettres de mon moulin_ d’Alphonse Daudet une bien jolie -phrase à propos de deux très vieux époux: «Chose touchante, ils se -ressemblaient...» Encore cette grande loi naturelle de l’imitation, ou, -pour mieux dire, du modelage réciproque, dont l’individualisme humain -atténue maintes fois les effets, mais auquel se prête beaucoup mieux la -plasticité animale... Qu’on me permette de revenir ici sur tels -souvenirs d’enfance que j’ai utilisés déjà dans ma préface: le boucher -du coin possédait un dogue bordelais, la modiste d’en face une levrette; -celle-ci allait et venait d’un trottinement dansant, un peu prétentieux, -faisant mille coquetteries ou minauderies en l’honneur de tout et de -rien; celui-là demeurait assis de longues heures sur le seuil de son -patron, les babines retroussées sur ses crocs féroces, le gosier -grondant, les prunelles sanglantes... - -De ma fenêtre, admirant combien le bouledogue ressemblait au boucher, la -levrette à la modiste, j’imaginais vaguement qu’il était fatal, prévu, -ordonné qu’il en fût ainsi, partout et toujours, entre les êtres humains -et leurs familiers. - -Mon opinion actuelle n’est pas évidemment si absolue. Pourtant, que nos -familiers adoptent volontiers, non seulement nos tics et nos manies, -mais notre allure, nos façons d’agir et jusqu’à certains traits de nos -caractères, cela me semble incontestable. Laisse-moi observer ton chien, -et déjà j’en saurai long sur ton compte. Un bon chien peut être la -propriété d’un bandit, mais il est rare qu’un mâtin hargneux appartienne -à un homme courtois. Oui, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, c’est -le chien... peut-être, après tout!... Mais, à coup sûr, ce qu’il y a -maintes fois de pire chez le chien, c’est l’homme, le maître qu’il -plagie, dont il s’inspire et qu’il nous révèle innocemment,--le don de -se dissimuler aux autres et, par occasion, à soi-même, demeurant jusqu’à -nouvel ordre notre apanage exclusif. - - - - -_LIVRE TROISIÈME_ - -INDIVIDUALITÉ ET PERSONNALITÉ - - -1 - -Aux difficultés que présente l’abord de la psychologie animale (et il -demeure bien entendu que j’emploie ce mot de psychologie par paresse, -commodité ou faute de mieux), s’en adjoint donc une nouvelle, dont il me -semble qu’on ne s’était pas encore suffisamment méfié: croyant étudier -une bête familière, c’est encore de nous que nous nous occupons, comme -reproduits et réédités à sa manière, caricaturés,--ou embellis. - -Nous ne nous sommes débarrassés de notre naïf anthropomorphisme que pour -devenir les jouets de nos objets d’étude, qui nous bernent sans le -vouloir, en versant eux-mêmes, à leur façon, dans un anthropomorphisme -instinctif. - -Autre conclusion assez troublante à ce que j’ai tenté de dégager -jusqu’ici: cette personnalité, cette différenciation d’être à être d’une -même race qui rend précaires les bases de toute psychologie, mais sans -laquelle il ne serait plus de psychologie possible, ne devient-elle pas -dès lors illusoire? - -Il est sûr que, si les animaux qui nous approchent ne témoignaient d’une -personnalité propre que dans la mesure où ils obéissent à la loi -d’imitation, il n’y aurait plus lieu de parler du caractère propre à tel -chien ou à tel chat; et, par un chemin détourné, nous les ramènerions à -cet état de machines où, d’autorité, les a relégués Descartes; ils ne -seraient plus des automates, mais des appareils enregistreurs, et la -psychologie animale en serait, une fois de plus, simplifiée, certes, et -éclaircie, mais bornée aussi à un point qui offense la raison. - - -2 - -Chez le dogue bordelais du boucher, comme chez la levrette de la -modiste, comme chez la plupart des chiens, des chats, des animaux du -foyer, de l’écurie, des étables et même de la basse-cour, il y a une -personnalité naturelle qui continue de vivre et de se développer à côté -de la personnalité occasionnelle ou de pastiche. - -Je disais tout à l’heure qu’un bon chien, un chien honnête, peut être la -propriété d’un bandit... Kroumir, le chien du vieux Piocq, un chemineau -qui vagabondait jadis entre Dax et Mugron-en-Chalosse, imitait -(personnalité occasionnelle) les allures louches et sournoises de son -maître, se faufilait au long des venelles, chérissait l’approche de la -nuit et de passer inaperçu, était à la fois piteux, arrogant, et, en -outre, sale et puant comme le Piocq lui-même. - -Mais, alors que Piocq passait, à juste titre, pour un fieffé maraudeur, -Kroumir, dans les instants où il travaillait pour son compte, faisait -preuve d’une amabilité modeste et d’une scrupuleuse honnêteté; jamais il -ne serait entré qu’on ne l’y eût dûment convié dans la cuisine où les -servantes de mon oncle préparaient les repas, toutes portes et fenêtres -ouvertes sur la rue qu’illuminaient les beaux soleils d’août et de -septembre. Il apparaissait sur le seuil, et s’arrêtait là humblement, -avec de légers frétillements de queue et des yeux qui parlaient -(personnalité naturelle ou, tout au moins, effets d’expériences acquises -au cours de sa vie propre, particulière). Quelques rogatons et quelques -croûtons engloutis, il remerciait à sa manière, d’un curieux petit -hochement de tête et d’une sorte de glapissement que je n’ai jamais -entendu que de sa part, avant d’aller poursuivre l’accomplissement de -son devoir auprès du Piocq, endormi, digérant ou cuvant son vin dans un -fossé du voisinage. - -Et c’était ce même Kroumir qui n’avait pas son pareil pour pénétrer sans -crier gare dans une basse-cour, y étrangler sans fracas une volaille et -la rapporter toute chaude et pantelante encore à son maître, lequel -allait la plumer et la cuisiner dans quelque bois ou boqueteau peu -fréquenté du pays! - -En quoi Kroumir continuait de faire son devoir, de se comporter en chien -honnête, sous les injonctions obscures de la double personnalité -évidente chez la plupart de ses pareils... - -C’est bien l’homme qui représente ce qu’il y a de plus mauvais dans le -chien, je ne me lasserai pas de le répéter... - - -3 - ---Si j’attache une telle importance à la personnalité animale, c’est -que, si simple à définir et si commode à élucider que soit cette notion, -ceux qui s’intéressent aux bêtes, sentimentalement ou scientifiquement, -n’en ont guère tenu compte jusqu’à ce jour. - -Toute étude de ce genre s’inspirant d’une méthode sensée se doit de -différencier d’abord, pour classer et cataloguer ensuite, ce qui revient -à dire: à unifier. - -J’ai dit que les notions d’instinct et d’intelligence me semblaient -insuffisantes à diviser l’animalité en deux grands groupes élémentaires, -et que ces mots me choquaient à cause de leur infime signification ou, -ce qui revient au même, à cause du peu de différenciation que l’on peut -faire entre les phénomènes, si souvent confondus et enchevêtrés dans la -réalité, qu’ils sont censés caractériser l’un et l’autre. - -Ils me choquent encore de ce fait qu’ils semblent ériger l’espèce -humaine, dans une solitude orgueilleuse (et imaginaire), en face de tous -les autres êtres qui naissent, respirent, et meurent, en face de cet -_omne genus animantium_ auquel, dès le début de son poème, Lucrèce -reconnaissait plus lucidement tant de consanguinité avec les créatures -exceptionnelles que nous ne sommes qu’en apparence, ou par la vertu -d’une superbe, mais bien puérile et désuète illusion. - -C’est pourquoi, méditant ces questions qui désormais m’intéressent plus -que tout au monde, je me demande depuis quelques années si la notion de -personnalité ne contribuerait pas à nous renseigner sur la vie psychique -des bêtes mieux que celle de l’intelligence opposée à l’instinct, -celui-ci fût-il ou non complété par le _tropisme_, forme d’activité -psychique ou psycho-organique qui est, selon la théorie à laquelle je -pense, au-dessous de l’instinct comme celui-ci est au-dessous de -l’intelligence. Une récente étude de Lucien Fabre[3], très avertie et -très poussée, a largement tenu compte des excellents travaux poursuivis -par Georges Bohn sur le tropisme, que les amibes et même les végétaux -sont capables de manifester. - - [3] _Revue Universelle_ (1923). - -Mais, cette troisième forme d’activité interne parmi les êtres qui -naissent et meurent, ajoute-t-elle une bougie de plus à la lampe qui se -doit d’être hautement illuminante? - -Et nous, qui nous demandons avec une angoisse quelque peu mêlée -d’agacement où finit l’instinct, où commence l’intelligence, ne -sommes-nous pas les victimes de cette décevante lumière, laquelle -n’éclaire qu’un point d’interrogation de plus: où finit le tropisme, où -commence l’instinct? - - -4 - -Je n’entends point tenter en cet ordre d’études une révolution qui -serait bien au-dessus de mes forces. Si je m’habitue peu à peu à classer -les êtres vivants en deux grandes catégories, selon que les individus -des diverses espèces sont ou non capables de montrer de la personnalité -ou de n’en montrer point, c’est sans la moindre prétention ambitieuse, -c’est une petite invention à mon usage personnel, une commodité pour -mettre quelque ordre dans mes pensées et dans mes raisonnements -familiers. - -Révolution qui ne saurait d’ailleurs être radicale et qui n’aurait, pour -conséquence, que la nouveauté de ne pas laisser l’homme absolument isolé -parmi les autres êtres de ce monde: à la notion clairement définie de la -possibilité de caractères distincts chez tels ou tels individus de telle -ou telle espèce viennent s’adjoindre naturellement les notions de -responsabilité, de choix, de libre arbitre, de discernement, de -raisonnement, d’intelligence que nous accueillons si fièrement quand il -s’agit de nous et de nos semblables. - -Un cheval vicieux ou un chien méchant (et il en est de foncièrement -tels, sans que le pastiche que fait l’animal du maître ou l’éducation -que celui-ci impose à celui-là y soient intervenus pour rien), nous -pouvons dès lors ne plus les considérer comme irresponsables. - -Nous possédons, nous aussi, de mauvais sujets et des assassins qui, -lorsqu’on les juge, font couler beaucoup de salive: il est alors -fortement question d’hérédité fâcheuse, de mauvais instincts; je ne -prends parti ni pour le ministère public ni pour la défense; je constate -qu’on parle en pareil cas d’instinct ou d’instincts à propos de l’homme -encombrant pour la société, exactement en la même manière--et c’est -justice!--que lorsqu’il s’agit d’une mauvaise bête dont le propriétaire -tient à se débarrasser provisoirement ou pour toujours. - - -5 - -Pour mieux connaître les animaux et nous connaître nous-mêmes, ce qui -demeure le but essentiel de la science générale, de celle que le Démon -de Socrate appelait _musique_ en son langage, il conviendra donc moins -d’étudier les origines de l’intelligence sur «l’échelle des êtres»,--sur -l’échelle sans commencement ni fin et qui, par conséquent, n’en est pas -une...--que de rechercher à quel échelon, à quel stade, où et dans -quelles conditions, commencent à se manifester chez les êtres vivants la -personnalité et l’individualité[4]. - - [4] Ce sera l’objet principal d’une prochaine série de portraits de - bêtes: _Les Porte-Bonheur_. - -Quand nous regardons passer un de nos semblables dans la rue, son image -est accompagnée inévitablement en notre esprit d’autres images -accessoires que traduisent des épithètes comme vieux ou jeune, beau ou -laid, antipathique ou sympathique, etc. S’il s’agit de quelqu’un que -nous connaissons bien, surtout d’une personne intimement liée à notre -propre existence, c’est à l’infini que se multiplient des épithètes de -ce genre pour lui constituer, dans un des innombrables casiers de notre -mémoire, une fiche personnelle et nettement distinctive, qui le classe -et le mette à part avec d’autant plus ou moins de rigueur que notre -cerveau est plus ou moins bien organisé pour un travail de ce genre. - -En revanche, considérez une prairie ou une cage peuplée de grillons... -Aucune épithète les départageant et les distinguant ne viendra corser -l’intérêt que vous prenez à observer leur vie et leurs manèges: ils se -ressemblent tous, manifestent les mêmes goûts; ils se portent tous -également bien, accidents ou mutilations à part; dans leurs combats -singuliers, ce n’est pas leur force personnelle, mais leur position sur -le terrain, leur chance et le hasard qui provoquent la victoire; pour -comble, il ne saurait être question, à propos d’eux, de vieillesse ou de -jeunesse: ils sont nés à la même époque, ils mourront en même temps et -dans les mêmes conditions; raisonneraient-ils par ailleurs d’une façon -absolument identique à la nôtre, l’idée de jeunesse et de vieillesse -leur serait aussi inintelligible que doit être pour eux, logiquement, -l’idée de mort[5]. - - [5] Cf. _Vie de Grillon_, liv. III, chap. III. - -Personnalité chez l’homme, absence de personnalité absolue chez -l’insecte. Si j’ai choisi ces deux catégories d’êtres dont l’une est -infiniment plus évoluée que la nôtre et a réalisé cette égalité dont -certains d’entre nous souhaitent l’avènement, mais qui n’est -momentanément proclamable qu’aux frontons des monuments publics et -notamment de la Morgue, c’est afin de mieux montrer, en opposant deux -extrêmes, combien la différenciation que je veux établir entre les -divers animaux terrestres risque d’être plus précise et raisonnable que -celle qui se base sur une intelligence et un instinct indéfinissables, -ou du moins bien mal définis jusqu’à ces jours. - - -6 - -En outre, l’existence ou la non-existence de la personnalité chez les -individus d’une espèce est un fait d’expérience, à la portée des esprits -les plus humbles. - -L’observation suffit à la reconnaître ou à la nier; de la sorte, la -première différenciation dans la foule des animaux s’appuie sur une -donnée en quelque sorte palpable, tangible, et non plus sur les -brouillards d’un don sublime fait par Dieu à sa créature privilégiée. - -Je ne négligerai jamais de remettre le «parvenu orgueilleux» à sa place, -laquelle ne devient honorable que lorsqu’il prend conscience de ce -qu’elle est exactement. Si je supposais que nous sommes réellement à -part des autres êtres, j’en serais peiné à la fois pour mes convictions -scientifiques et pour mes croyances religieuses, lesquelles n’ont -d’ailleurs rien à voir ensemble: mais Dieu, en sauvant Noé, ne lui -enjoignit-il pas de placer dans l’Arche des couples de toutes les -espèces d’animaux, prouvant ainsi qu’il s’intéressait à eux aussi bien -qu’aux hommes? - -Je craindrais même de douter par instant de mon âme immortelle, -j’entends de ma survivance _personnelle_, si les animaux susceptibles de -_personnalité_ étaient condamnés à ne point partager cette espérance -avec moi... Béni soit donc ici Francis Jammes d’avoir conçu un Paradis -des Bêtes, encore qu’il l’ait par endroit édifié à leur usage selon -l’esthétique traditionnelle des images d’Epinal, et assez lourdement -entaché de cet anthropomorphisme que je réprouve de la part de quiconque -prétend aimer ses «frères inférieurs». - -En outre, si l’intelligence (opposée à l’instinct) ne demeure en -définitive explicable que par l’existence en nous d’un reflet divin, on -n’en saurait dire autant de la personnalité dont l’origine n’est pas de -celles qui se dissimulent dans les mystères de la création ou des -ténébreuses volontés d’un _Deus ex machina_. Mais avant d’expliquer la -personnalité chez certaines bêtes, d’élucider les raisons qui en -provoquent l’avènement, poursuivons, comme il sied, la constatation de -son existence, en essayant, au passage, de sourire amicalement, -fraternellement à ses manifestations. - - -7 - -On peut dès à présent se demander les raisons pourquoi j’ai élu l’animal -Chat comme parangon et comme témoin en pareil sujet. Je m’explique en -hâte, soucieux d’en arriver vite aux faits et aux documents. - -Je l’ai élu, je le dis en toute simplicité, parce que je n’en connais -pas d’autre mieux que lui. Nul instant de ma vie ne s’est passé que je -n’aie eu un ami, ou des connaissances de cette sorte. - -Je l’ai élu aussi parce qu’il est celui de nos familiers chez lequel la -personnalité _naturelle_ se laisse observer le plus facilement et, pour -ainsi dire, à l’état pur. Non qu’il ne subisse en aucune manière notre -influence: il est bien évident que le chat d’une dévote ou celui de -Sylvestre Bonnard n’ont pas le même caractère qu’un chat pauvre, -vagabond dans les villes, ou braconnier aux champs, et que c’est la -personnalité de pastiche (ou occasionnelle) qui est la cause de cette -différence; mais il n’en demeure pas moins que la domestication et -l’hérédité n’ont presque pas d’influence sur lui et sur sa descendance; -chaque individu chat est bien _lui-même_: il naît, vit et meurt sans se -corriger des vertus ou des vices que la nature et son étoile lui ont -donnés en lot. - -C’est ce qui fait dire des chats, par de bonnes et sensibles personnes, -sur un ton d’affectueux reproche, qu’ils sont indifférents, égoïstes, -sournois; qu’ils ne connaissent pas leur maître, tandis que le chien est -affectueux, tendre, franc et se laisse volontiers mourir de faim sur la -tombe de celui qui l’a nourri. Je ne peux entendre porter de pareils -jugements et écouter de tels propos sans penser à des choses comme: -«Corneille est plus moral, Racine est plus naturel...» ou encore: «Le -vrai fumeur ne fume que du caporal.» - -Vérités premières... Tendons nos rouges tabliers, à tout hasard, mais ne -redoutons pas trop le poids dont nous accablera le butin ainsi -recueilli, tandis que nous l’emporterons à notre domicile, ni -l’encombrement de la manne intellectuelle à emmagasiner en notre esprit. -Avant de l’installer dans ces greniers ou réserves, nous en aurons, Dieu -merci, laissé tomber une bonne part en chemin, pour peu que nous soyons -pourvus d’un grain de sens critique ou tout simplement de bon sens. - -Les vérités premières ressemblent aux femmes faciles et aux plats -abondants et frustes: il y a toujours, évidemment, quelque chose à -prendre en elles, sans grande peine, mais encore plus à en laisser, ce -qui est d’ailleurs moins commode, puisqu’ici l’effort et la réflexion -doivent intervenir. - - - - -_LIVRE QUATRIÈME_ - -ÉMILE ET... - - -1 - -Au printemps de l’an 1913, le café Vachette, local «en angle», avait -déjà cédé la place à une banque, et le bruissement du papier vil, où se -mêlaient encore quelques tintements d’argent ou d’or, avait remplacé en -ces lieux longtemps chéris des Muses le murmure intérieur du laurier -dans quelques jeunes cœurs, la «voix de cigale cuivrée» de Moréas, les -nigauderies voulues de l’ineffable garçon Isidore, les doctes ou -spirituelles conversations de quelques-uns, et les braîments plus -fréquents de beaucoup d’autres. - -Cette fermeture avait quelque peu désaxé et désorienté la compagnie qui -avait pris coutume de se reformer là presque quotidiennement, pour -agiter vers la treizième heure les plus graves questions philosophiques, -esthétiques, grammaticales,--ou pour (plus sagement, à tout prendre) -s’adonner de 20 à 2 heures aux distractions du bridge et du poker, -gentiment accompagnées d’un petit souper au Tavel dont les frais étaient -à la charge des gagnants. - -Le Vachette relégué au rang de souvenir littéraire, l’existence de cette -compagnie devint errante. Nous fûmes quelques-uns à tenter l’hospitalité -de divers autres endroits publics bien tranquilles, de tout repos. - -Hélas! ce n’était plus cela! Je ne crois pas avoir été le seul à -pressentir, vers cette époque, que quelque chose finissait, qu’une -douceur de vivre et une joie de jeunesse se disposaient à nous dire -adieu pour toujours. Les vieillards de la bande n’avaient pas de -beaucoup dépassé la trentaine, et ce n’était pas la guerre encore; mais -nous nous surprenions, dès ce jour, à mesurer le passé, à compter nos -disparus et nos morts. - - -2 - -... Le printemps n’était pas lointain, mais l’hiver s’obstinait encore à -Paris, avec cet air bougon et décidé de gérontocrate qui ne veut pas -prendre sa retraite, non que l’envie lui en manque, mais par horreur de -faire place à un jeune. - -La rue Falguière, assez morose en toute saison (on y frôle un Institut -qui nous rappelle que nos meilleurs amis peuvent nous communiquer la -rage), l’était particulièrement ce soir-là. - -Un jeune ami m’accompagnait vers mon assez lointain domicile, et, -comptant l’un et l’autre, comme j’ai dit que c’en était déjà la mode, -nos disparus et nos morts, nous parlions d’un disparu qui ne devait -trouver que deux ans plus tard un trépas héroïque à la guerre: Emile -Despax. - ---En somme, me disait le jeune homme qui me faisait escorte, il était le -plus grand poète de ce temps-ci... Crois-tu qu’il écrira encore des -vers? - -Les chemins du songe m’avaient déjà conduit très loin,--et bien au delà -d’un article d’Ernest-Charles disant: «Charles Derennes et Emile Despax -sont deux jeunes poètes charmants, mais ils se ressemblent trop et il -faut à toute force que l’un d’eux entre dans l’administration...» ou -quelque chose comme ça. - -La conséquence de cette plaisanterie, en principe bien innocente, fut -que Despax, sous les galeries de l’Odéon, me dit un jour: - ---Sois content, j’entre dans l’administration et je te ficherai la paix. - -Il partit effectivement pour l’Indochine, non pas à la manière d’un -Curnonsky ou d’un Toulet, toutes voiles au vent, mais en jeune bourgeois -soucieux d’une humble carrière. - -C’est de ceci que j’avais, que nous avions le cœur déchiré, mon ami qui -m’accompagnait au long de la rue Falguière et moi, en pensant que -l’adolescent délicieux, qui était non point poète, mais la poésie même, -avec tous ses éblouissements et ses perfidies, ses blandices et ses -trahisons, allait nous revenir sous-préfet, en récompense d’une -quelconque servitude coloniale auprès des dieux lares d’un très vague -proconsul. - - -3 - ---Je te connaissais devant que de t’avoir vu, me disait l’ami qui -m’accompagnait le long de la rue Falguière, puisque Despax était ton ami -et le mien. Il est triste que nos temps contraignent de telles -possibilités musicales à cet «autre métier» dont les résultats d’une -enquête un peu superflue proclameront l’obligation d’ici quelque dix -ans. L’anarchisme littéraire a permis le droit à l’existence de tant de -médiocres, qu’on confond volontiers dans la même grandeur un Samain, -cette oie, avec un Charles Guérin, ce cygne, et qu’on ne comprend pas -qu’en nommant Despax sous-préfet, on est en train de guillotiner une -fois de plus André Chénier. Parlons de lui: comme il sied à toute jeune -âme digne de ce nom, il a, dès son avènement au monde sensible, rêvé -d’amour et de gloire, séduit des femmes avec des roueries de courtisane, -ce que lui permettait son beau visage... Mais il a reçu au cœur -l’effroyable blessure de cette gloire qui, sous la troisième République, -était encore plus courtisane que lui... Et, en disant courtisane, je -suis poli... Il n’aimait qu’elle, pourtant et l’aimait d’une manière -désintéressée, presque sublime: pour l’amour et l’orgueil du langage de -France, comme le dit un de ses vers qui, entre quelques autres, restera -immortel aussi longtemps qu’il existera un parler français et des gens -capables d’écrire ou de penser à l’aide de ses mots et de ses tournures. -Dieu nous aide, Charles! Il a pris probablement la meilleure part; ni la -gloire _ni même la célébrité_ ne sont pour aucun de notre âge... - -J’étais tellement de son avis! - -Je lui répondis: - ---Bien sûr. - -Le jeune ami qui m’accompagnait le long de la rue Falguière, en cette -nuit d’avant-guerre, s’appelait Pierre Benoit. - - -4 - -Il y a toujours des ombres qui nous font escorte quand nous ne sommes -pas satisfaits de nous et du destin (c’est la même chose!)--et que l’on -se sent vieillir avant que de s’être épanoui. Toutes les espérances, -toutes les possibilités nous reviennent avec d’invisibles figures de -larves, font derrière nous un bruit de pas qui ne s’entend que dans le -silence, de par son indicible mollesse de chose avortée et déjà pourrie, -de virtualité avide de prendre sa place au soleil,--toutes choses qui me -font beaucoup moins plaindre les morts que ceux qui sont encore à -naître! - -Pierre Benoit ne m’apprit pas grand’chose en me disant: - ---On nous suit. - -Je lui répondis: - ---Avant même que détourner la tête, je puis te le dépeindre: c’est un -type dans le genre des poètes sous la troisième République. Beau ou -laid, sympathique ou antipathique, bien doué ou non, cela n’a aucune -importance. Il est jeune, né de cet hiver sans doute; sans le voir, je -sens qu’il a cette attitude résolue, prête à tout, que manifestent, -inquiètes d’un repas ou d’un gîte, les plus superbes des bêtes, dont il -est. Ne te détourne pas. C’est un petit garçon qui a rêvé trop tôt de -vagabondage, de folles équipées et qui maintenant n’aspire qu’à devenir -sous-préfet, ou quelque chose d’approchant. S’il nous suit jusque chez -moi, c’est entendu: je l’adopte, et même si mon chat Golo, qui est, -selon Larguier, aussi célèbre que Magre, doit en mourir de dépit... - ---Comment l’appelleras-tu? - ---Comme tu voudras... - ---Ma grand’mère en avait un qui s’intitulait Adolphe... J’aime beaucoup -les prénoms d’hommes pour les chats... - ---J’en ai connu un, à Chelles, qu’on avait nommé Jacques, et cela lui -allait, ma foi, comme un gant! - ---Nous appellerons donc celui-ci: Emile. - ---S’il me suit jusque chez moi. - -Il me suivit jusque chez moi. Et voilà comment Emile eut pour parrain un -écrivain illustre. - - -5 - -Golo, à propos de qui Léon Lafage me demandait volontiers: «Vous êtes -sûr que ce n’est pas un tigre?...» reçut fort mal cet intrus, lui -administra une tripotée mémorable, et tout se passa comme si cet animal -aussi célèbre que Magre avait été offusqué par la réputation naissante -d’un Jean Cocteau. Il mourut d’une maladie de foie, dans un âge encore -tendre, et dont le nouveau venu supporte allégrement le double, au jour -que j’écris. - -Emile était, dès ce moment, _lui-même_: patience et sapience, -résignation et bonté. Il accepta sans broncher la correction du tigre en -miniature et dévora placidement les reliefs d’un poulet et un morceau -d’omelette froide. - -Il est devenu beaucoup plus difficile par la suite... - -Mais ce sont là des façons d’agir qui ouvrent à n’importe qui une belle -carrière de sous-préfet. - - - - -_LIVRE CINQUIÈME_ - -... LES AUTRES - - -1 - -J’entends par là tous ceux qui, depuis que je suis né à ce monde, ont -été mes protégés, amis, connaissances. Traitant ici de la personnalité -chez les bêtes, que puis-je faire de mieux que d’esquisser quelques -biographies, de façon fruste, mais avec la plus scrupuleuse exactitude? - -Pauvres âmes des bêtes, auxquelles, avant Francis Jammes, nul paradis -n’était promis après la mort! Où êtes-vous à présent, où -m’attendez-vous? La nuit tombe. Comptant les disparus une fois encore, -je ne peux ne point penser à vous, si mêlés à une race dont je m’honore -d’être, mais à laquelle je n’ai pas demandé d’appartenir! - -Vous êtes dans le présent et dans ma mémoire des êtres à part; vous êtes -le jeu griffu et la caresse péremptoire, le charme des mauvaises heures; -vous êtes ceux avec qui l’on s’explique quand on n’a rien à dire ou à -penser; une tiédeur contre la main; un ronronnement au bord de -l’oreille; un égoïsme qui nous fait trouver le nôtre charmant; un -exemple de fierté, vertu dont nous avons toujours que faire et dont nous -ne trouvons pas à nous approvisionner à chaque coin de rue. - -Je ne saurais concevoir ma vie sans la compagnie d’un des vôtres. - - -2 - -J’en étais à peu près là, dans mon esprit sinon encore par l’écriture, -de mes réflexions concernant la personnalité chez les bêtes, lorsque -j’éprouvai à la lecture du numéro d’août 1922 de la _Nouvelle Revue -française_ une forte sensation de plaisir et (tous les gens du métier me -comprendront...) d’horreur, presque de détresse... - -Sensation de plaisir parce que la prose de Maurice Boissard est de -celles dont l’éloge n’est plus à faire; d’horreur parce qu’il était en -train d’exprimer, excellemment et sans user d’aucun point et -virgule,--ce qu’on sait qu’il a en dégoût,--toutes sortes d’idées qui me -paraissaient à divulguer, parce qu’assez peu courantes et pourtant -justes; et, alors que leur forme ne s’imposait pas encore à mon esprit, -je les voyais brusquement jetées sous mes yeux, réalisées par un autre! - -Ceci, notamment: - - «_Il n’y a pas un animal qui ressemble à un autre. Ce sont les serins - ou les gens qui les ignorent totalement qui se figurent que toutes les - bêtes sont pareilles. Pour eux, un chat ou un chien sont ni plus ni - moins qu’un autre chat ou un autre chien. Les animaux sont comme nous. - Ils ont chacun leur individualité. Celui-ci n’est pas celui-là, qui, à - son tour, n’est pas cet autre. Je le vois bien dans ma petite troupe - de chats. Il y a les vagabonds et les sédentaires, les indifférents et - les démonstratifs, les hardis et les timides, ceux qui vont par groupe - et ceux qui préfèrent être seuls--même pour manger. J’ai de mes chats, - par exemple, qui, d’eux-mêmes, entièrement libres et toutes les portes - ouvertes, ne sont jamais montés au premier étage du pavillon que - j’habite, d’autres qui m’y suivent aussitôt que j’arrive. Je vous - nommerai, par exemple, la chatte Mme Minne, la doyenne, qui a de - l’esprit plein sa frimousse, la chatte Lolotte, une petite pimbêche, - qui ne connaît que moi, ne quitte pas mon cabinet de travail, ne - fréquente personne, me suit partout, bavarde sans cesse, avec des - manières de petite précieuse, les chats Riquet, Laurent, Bibi et - Pitou, ce dernier que j’ai ramassé au marché Saint-Germain, gros comme - le poing, sachant à peine boire tout seul, et qui arrivé à la maison, - quand je l’eus posé sur un canapé, _soufflait_ après tout le monde. Je - les ai tous six depuis bientôt dix ans. A cause de ce temps, et - d’eux-mêmes, ils ont pris des habitudes plus intimes. Ils m’attendent, - rangés sur la table de l’antichambre, à l’heure à laquelle j’arrive. - Ils sont sur la table, autour de mon assiette, quand je dîne. Ils se - tiennent avec moi, dans mon cabinet, quand je lis, paresse, ou écris. - Rien ne pourrait faire, quand je suis là, qu’ils ne soient pas autour - de moi, sur mes genoux, mes épaules, me prodiguant leurs - démonstrations affectueuses, si je ne fais rien, en parlant,--car les - animaux, et surtout les chats, ont un langage et parlent,--ou me - regardant, immobiles et silencieux, si je suis occupé. Je parle là du - caractère. Il en est de même pour le physique. Sur ce point encore, - les animaux sont comme nous. Ils ont comme nous, deux yeux, un nez, - une bouche et des oreilles, mais quelque chose dans l’expression les - différencie chacun. Trois chats,--puisque je parle de chats,--noirs, - tigrés, blancs ou jaunes, ne sont pas du tout, quand on regarde bien - leur physionomie, trois chats noirs, tigrés, blancs ou jaunes, mais - bien un chat, un autre chat, et encore un autre chat noir, tigré, - blanc ou jaune. Des gens riront de ce que j’écris là, peut-être? Ce - sont des gens qui passent sans rien voir à rien._» - - -3 - -On concevra que je me sois quelques minutes senti enclin au -découragement et tenté de me débarrasser, comme de coureuses se frottant -à d’autres que moi, des réflexions avec qui je vivais en amitié et -familiarité depuis bon nombre de semaines. - -C’eût été lâche, peu courtois et, surtout, profondément illogique. - -Maurice Boissard, certes, m’a fait aimer Chati et Petite Café, à présent -partis pour le Paradis des Bêtes, et Minne la doyenne, et Lolotte qui se -nomme comme une de mes cousines, et Riquet, Laurent, Bibi et Pitou, qui, -bien que leurs noms ne soient pas classés par ordre alphabétique et -inscrits sur le cahier de correspondance, m’apparaissent désormais comme -des camarades de Lycée... - -Mais... mais ses chats n’étaient pas les miens, morts ou vifs, et les -miens sont _autres_; comme moi-même, en dépit de sympathies communes -évidentes, je suis autre que Maurice Boissard, lequel n’a peut-être rien -de commun, après tout, avec Paul Léautaud. - - - - -_LIVRE SIXIÈME_ - -LES AUTRES... ET ÉMILE - - -1 - -LA VIEILLE.--Elle n’avait jamais eu de nom et n’avait plus d’âge, -lorsque ce sobriquet lui fut attribué avec la complicité des temps. - -Dès celui où mon grand-père Cassan vint habiter à Villeneuve-en-Agenois -la maison que lui léguait Vidalone Vidal, fille de son grand-oncle Vidal -(Calixte), _la Vieille_ était déjà là, protégeant caves et greniers de -la gent ratonne, et donnant à téter, comme il lui arrivait deux fois -l’an au moins, à une bonne demi-douzaine d’enfants-chats... - -Or, la servante, dont mon grand-père héritait en même temps que de la -maison, et qui gardait au moins un chaton de chaque portée de _la -Vieille_, lui donnait déjà ce titre, à ce que j’ai appris par la suite. - -Car je ne devais naître à ce monde que sept ans plus tard et j’étais -déjà en âge de sourire aux jeunes filles quand mourut _la Vieille_: -c’est le plus curieux exemple de longévité que j’aie constaté, sans -tromperie possible, chez un animal de cette espèce. Il suffit à nous -démontrer deux erreurs nouvelles de nos naturalistes classiques dont un -(Buffon), énonce que la durée de la vie, pour les animaux, est en -proportion directe--et ceci à peu près absolument--de la durée de la -gestation de la mère; d’autres déclarent: les animaux qui vivent le plus -longtemps sont ceux dont les femelles sont les moins fécondes ou portent -le plus rarement. On ne sait en vérité où des esprits loyalement résolus -à être scientifiques sont allés chercher des rapports ou proportions de -ce genre, que tout contredit, à commencer par l’expérience quotidienne -d’un humble, ou l’observation élémentaire d’un enfant. - -J’en avais pour des ans encore à ignorer en quelle façon les mammifères -(dont je suis au même titre que les chats), se reproduisent; mais -j’éprouvais déjà une sorte d’effarement à penser que _la Vieille_, -depuis qu’elle était née et à raison d’une bonne dizaine de petits par -an, en avait produit pour le moins «vingt fois gros comme elle»... - -Comme il arrive, en pareil cas, aux âmes sans détours et toutes neuves, -j’avais fini par en faire presque un mérite à _la Vieille_, l’admiration -pour un tour de force se substituant en moi à la stupéfaction provoquée -par les prodiges. - -Les prodiges sont certains postulats que les amateurs d’études -naturelles établissent quand ils n’ont pas envie d’aller voir les faits -de trop près, et qu’ils invoquent ensuite à peu près constamment hors de -propos, comme si tout, dans les études naturelles, ne devait pas d’abord -se réclamer de la Nature! Mais on croit faire hommage à celle-ci, en -dépit du nom qui l’honore, en laissant entendre qu’elle a du goût pour -l’extraordinaire, trouble domaine où naissent pourtant et se fixent la -plupart des inventions industrielles et intellectuelles des hommes. - -_La Vieille_ mit au monde vingt fois gros comme elle de petits, sans -pour cela croire insulter à des ombres glorieuses, et ne devint ombre à -son tour que passé le double de la limite d’âge à elle assignée par les -compétences. - -C’était une créature timide et tendre, d’une remarquable humilité. Elle -se montrait volontiers, comme il arrive à tant de chats, en compassion -momentanée ou durable avec certaines souffrances des gens de sa maison. -Quand j’avais l’âge où certains jeunes hommes peuvent sans trop de -mauvaise grâce chagriner celles qui les aiment, cette brute féroce de -Golo devenait tendre en leur faveur et leur prodiguait toutes les -consolations qu’il savait: ce tigre manqué avait le cœur amolli par une -larme de femme... Ce doit être qu’il leur ressemblait. - -_La Vieille_, elle, ressemblait à mon arrière grand-père, au _pépé_ -Cassan, et ne s’humanisait guère que sur ses genoux, les rares fois où -elle se sentait l’audace d’y grimper. J’ai la conviction qu’il y avait -alors entre eux d’immenses bavardages silencieux, une communion de -sentiments profonde, ce que j’ai tenté tout à l’heure de signifier par -un mot comme _compassion_, faute de mieux. - - -2 - -_Pépé_ Cassan avait ruiné les siens après lui-même, pour avoir conjugué -la manie bien innocente de jouer du violon sur les toits, par les nuits -de lune (afin d’évoquer les Elémentals), à celle de vouloir accaparer la -production de blé de l’Europe, manie beaucoup plus dangereuse, celle-ci, -et surtout en un temps où le mot _trust_, n’ayant pas même été inventé -dans le Nouveau Monde, avait encore moins de raison de rien signifier -dans l’ancien. - -Manies contradictoires, et dont l’une l’avait dégoûté de l’autre, -contrairement à ce qui advient à l’accoutumée... - -Il renonça à jouer du violon sur les toits dans l’époque même de sa vie -où cette occupation, de sa part, eût pu, somme toute, être tenue pour -admissible, raisonnable... Ce grand enfant était nonagénaire et _la -Vieille_ avait plus de vingt ans... Elle aussi avait cessé d’aller faire -à sa manière de la musique sur les toits, les nuits de lune ou autres. -Ils avaient atteint tous deux cet âge où la somme des espérances se -montre cruellement inégale à balancer le poids des souvenirs, et où, -hommes et chats, femmes et chattes, nous n’adressons plus de secrets -recours qu’à la grande Amie ténébreuse qui est là pour remettre les -choses en place, rééquilibrer la balance en supprimant les souvenirs et -l’espérance, ou en renforçant celle-ci sans enlever aucun prix à -ceux-là, en nous priant d’avoir confiance en Elle ou en nous invitant -goguenardement à nous aller faire pendre ailleurs. - -_La Vieille_ mourut comme d’autres entreprennent une série de pensées ou -inaugurent un rêve, sans en avoir trop l’air, en s’immobilisant et en se -repliant sur elle-même. Ce fut même pourquoi on ne la porta très -longtemps que comme disparue. Elle avait tant procréé qu’elle semblait, -quand on retrouva son cadavre auprès d’une pile de vieux sacs, n’avoir -ajouté que sa propre vie aux innombrables autres dont le monde avait été -accru par elle... - -Elle était «exténuée», comme l’on dit, un peu au sud de chez nous, des -vieux pins saignés à blanc et dont la résine est désormais tarie. Nulle -putréfaction. Sa dépouille ressemblait à un sac mince et plat de -fourrure miteuse, râpée, qui avait--ô ironie du sort pour les animaux -comme pour les hommes!--servi de gîte confortable à un ménage de souris -et à leurs souriceaux aveugles encore... - -Ceux-ci furent jetés à l’égout en même temps que la carcasse pelucheuse -de _la Vieille_... - -Durant les jours qui suivirent cet événement, je fis une assez piteuse -figure, à cause de ce massacre d’innocents souriceaux; les miens s’en -inquiétèrent; mais j’ai toujours eu, du ridicule, un sentiment aigu, et -qui m’en a inspiré une inguérissable horreur: il me parut bien plus -honorable, puisque j’étais dans l’âge où l’on se doit d’aimer les -sourires des filles, de laisser vaguement soupçonner dans mon entourage -que je souffrais d’une passion contrariée. - - -3 - -ROUSSOTTE.--Des innombrables descendants de _la Vieille_, une seule -chatte demeurait dans la maison, les autres ayant été sacrifiés aux -nymphes du Lot; ou bien, n’ayant pas été soupçonnés, ils s’étaient -offert la fantaisie de récupérer l’état sauvage, tout au moins vagabond. - -Ce fut un peu par hasard que la Roussotte tenta de franchir, dans son -monde, _l’étape_, telle que l’a définie M. Paul Bourget; fille d’une -misérable et touchante pauvresse, elle était devenue le jouet de deux -petits enfants très gâtés et très capricieux; elle dédaigna la chasse -aux rats et connut l’usage des lits et des fauteuils... Une pimbêche, -dans le fond, et une mijaurée! - -Mais elle était bonne mère, même avec les petits des autres chattes, et -je lui en garde beaucoup de tendresse. - -Quand elle devint «sale», ce qui n’est permis qu’aux hommes et aux chats -vagabonds, il fallut bien se débarrasser de cette parvenue, de cette -personne qui s’était cru trop tôt permis l’abord et la fréquentation des -lits et des fauteuils. - -Un client campagnard de mon grand-père lui dit qu’elle ferait -parfaitement son affaire, car elle avait l’air d’être _bouno ratairo_... - -Mon grand-père, qui était un ironiste, lui expliqua qu’elle avait en -effet toutes les caractéristiques de la parfaite pourchasseuse et -destructrice de rats, et qu’elle tenait cette physionomie de sa mère, -laquelle avait été connue et tenue pour la meilleure _ratairo_ de -l’arrondissement. - -Ainsi, à franchir _l’étape_ quand on n’en est pas digne, perd-on des -qualités sans en acquérir d’autres, et devient-on une sorte de néant -sans intérêt pour soi-même et pour les autres êtres. Mais Roussotte -n’était pas de notre race, et elle eut du moins le mérite de me prouver -quelques réalités que je tenais pour des légendes, et que je tiendrais -pour telles à ce jour encore, si cette pimbêche ne me les avait -démontrées. - -Emportée dans un panier clos au lieu dit Romas par le client de mon -grand-père, lieu distant de trois bons kilomètres de chez nous, elle -s’était réinstallée dès l’aurore du lendemain sur notre seuil, le ventre -au soleil, et pleinement contente d’elle-même, à la façon des gens qui -accomplissent des miracles sans se douter qu’ils ont ce pouvoir-là. - -Miracle pour nous, et qui se renouvela par trois fois. Après quoi, le -client fut découragé et mon grand-père ému. Et la mijaurée acheva -paisiblement sa vie en notre maison. Miracle pour nous que ce don -d’orientation des animaux, puisqu’il force notre intelligence et notre -raison à admettre chez certains d’entre eux des sens que nous ne pouvons -définir ou nommer qu’à l’aide de niaises pétitions de principes, ainsi -que je viens de le faire moi-même. - -Qu’est-ce que nous savons? Les chats «entendent» peut-être les lignes et -les couleurs, «touchent» la chaleur et «goûtent» la lumière; cela -expliquerait ce nom de «petits sphinx» que tant de leurs plus -intelligents amis leur ont donné et ces attitudes qui parfois, quand -nous les regardons attentivement, font trébucher nos pensées comme des -ivrognesses dans une nuit noire... - -Je n’ai rien éprouvé de plus déconcertant pour mon amour de connaître et -d’y voir clair avec des mots (tout récemment, dans une calme maison -provinciale), que le spectacle d’un gros chat, choyé et gâté, qui, -couché jusque-là devant un beau feu de corsier, se leva soudain, hérissa -ses poils, et s’en fut dans un coin sombre cracher au visage du vide. - -Il n’y avait là que moi à m’occuper, dans l’ordinaire de l’existence, de -travaux d’imagination et de pensée, travaux qui font suspecter, parfois -non sans raison, les sensations les plus sincères de ceux qui ne se -veulent pas ou ne se connaissent pas d’autre métier sur la terre... Mais -j’affirme que le gentilhomme-campagnard, le député et deux charmantes -femmes, avec qui je perpétrais ce soir-là un petit poker honnête, se -sentirent froid dans le dos, comme s’ils étaient devenus poètes tout à -coup... - -On parla spiritisme (ce qui d’ailleurs n’était indiqué par les -événements en aucune manière)... Et l’on ne joua pas plus avant au -poker. - - -4 - -LA JAUNE ET LA BLANCHE.--La Jaune et la Blanche, si je parle ici -d’elles, c’est que, données dans les mêmes conditions que la Roussotte, -elles ne revinrent jamais chez nous. En fait de personnalité, elles ne -montrèrent que celle de ne pas me reconnaître ou de me dédaigner, et de -témoigner ce dédain ostensiblement, les fois où il m’advint de les -rencontrer en leurs nouvelles demeures. - -La Jaune eut un malheur. - -Un jour qu’elle somnolait sur la grand’route, en face de la maison de -ses nouveaux maîtres, la roue d’un muletier qui dormait sur son bros (on -sait que c’est là l’essentiel, et comme la noblesse du métier de -muletier, entre deux auberges) lui passa sur le corps et la laissa -presque aussi plate que l’était la Vieille quand on la retrouva morte. - -Contrairement à toute prévision, elle survécut, après avoir durant des -semaines promené un pitoyable arrière-train de paralytique. - -Elle guérit pourtant, à la longue, mais n’enfanta plus dès lors que des -chatons morts; elle était touchante à la regarder les lécher -désespérément, comme acharnée à les ranimer; mais, avec le genre humain, -elle était devenue méchante et c’était toute une affaire que de lui -enlever ses pitoyables rejetons. Ses maîtres durent se résigner à la -supprimer. Il faut craindre beaucoup des gens qui ont eu des malheurs et -des vieux poètes qui ne sont plus créateurs que de poèmes mort-nés. - - -5 - -PIERROT, lui, était un drôle de bonhomme; un rustique, mais un malin. Il -connaissait le secret de toutes les serrures, et seuls les moyens -matériels lui manquaient pour ouvrir une porte de buffet fermée à clef. - -Il vivait à Jolibeau, en cet endroit où je parvins un soir à capturer -Noctu[6] dans un remous des bas-fonds du ciel. Il avait l’air blafard et -hagard de l’amoureux de Colombine, et c’est là, sans doute, ce qui lui -avait valu son nom, mais je ne crois pas avoir jamais connu un animal -aussi _intelligent_ que lui. J’emploie cette épithète dans son sens -fort, et strictement comme s’il s’agissait d’un de mes semblables. Il -comprenait de manière incontestable d’assez subtiles nuances dans -l’expression des physionomies humaines, et, plutôt sauvage à -l’ordinaire, s’empressait de sauter sur mes genoux si je simulais une -silencieuse douleur. - - [6] _La Chauve-souris_. - -Il donnait aussi l’impression de savoir compter et d’effectuer divers -raisonnements élémentaires, notamment quand je lâchais en terrain clos -et en sa présence quelques-unes de mes souris. Sa tactique et sa -stratégie différaient du tout au tout selon que les souris étaient plus -ou moins nombreuses. - -Il ne jouait d’ailleurs pas avec elles pour les martyriser puis s’en -nourrir, mais simplement pour les réduire à sa merci, comme pour se -prouver à lui-même son adresse. Il les immobilisait sous ses pattes -antérieures et ne témoignait aucun regret quand je les lui enlevais pour -les replacer dans leur cage,--intactes. - -Un artiste. Un étrange bonhomme, je vous dis! Ainsi il adorait la salade -bien vinaigrée... Vous imaginez ce qu’on pouvait penser de lui dans un -pays où l’on appelle une platée de viande ou un fastueux rôti «une -salade de chat»! - - -6 - -KIKI vivait vers la même époque, mais «en ville», comme nous disions -dans notre famille, par opposition avec la maison déjà campagnarde de -Jolibeau. - -Kiki, physiquement, ressemblait comme un frère à cet Emile qui, durant -que j’écris, ronronne à mes pieds; mais, moralement, quelle différence! -Un mauvais sujet... un don Juan de bas étage! Et, avec cela, fourbe, -gourmand, voleur. - -Ma grand’mère l’appelait _le Coureur_ et--pauvre chère femme, si pieuse -et sainte!--elle passait de bien cruels moments, quand il disparaissait, -vers février, pour aller «faire carnaval avec le diable», comme on dit -chez nous des chats dans la saison pré-printanière de leurs amours. - -Ma grand’mère avait cependant une affection particulière pour cet agneau -égaré; dans les discours qu’elle lui tenait, après l’avoir maintes fois -cru perdu, corps et biens et moralement en outre, son indignation -dissimulait mal une infinie tendresse. Ce chat magnifique, coiffé de -stricts et quasi virginaux bandeaux noirs,--à la Cléo, comme on disait -alors...--revenait affamé, sordide, les oreilles déchiquetées, traînant -sur lui comme l’affreux relent de tous les péchés du monde. - -Il n’y avait pas que ma grand’mère à s’inquiéter de lui: il y avait -encore Mitte, sa mère à lui... - -Quel obscur instinct avertissait celle-ci du retour de l’enfant -prodigue, dans la nursery où, vers cette époque, elle s’occupait déjà, -presque toujours, d’autres bébés? A peine ma grand’mère avait-elle crié -triomphalement: «Le voilà!» que Mitte apparaissait, comme si son cœur et -ses sens plus affinés que les nôtres avaient discerné à distance, le -long des trottoirs ou des gouttières, l’approche feutrée du mauvais -sujet. - -Alors, elle lui parlait doucement, léchait ses plaies, lui faisait sa -toilette... Et l’on put, plusieurs printemps de suite, assister à -l’effarant spectacle de ce voyou de deux ans ou plus qui revenait téter -sa maman ravie... - ---Au fond, disait ma grand’mère, il n’est pas si mauvais qu’il en a -l’air... - - -7 - -EMILE, _encore_.--Que d’autres histoires j’aurais à conter! Est-ce par -peur d’importuner que je me borne? N’est-ce point plutôt par une sorte -de pudeur de parler de moi, tant ces charmantes et moelleuses vies me -semblent se mêler à la mienne?... - -Regagnez le paradis des bêtes, petits disparus à quatre pattes que je -m’honore d’avoir compris et chéris. Tous les humains qui vous ont aimés -connaissent à propos de vous des faits et des traits encore plus -émouvants et _personnels_ que ceux que je pourrais raconter encore. - -Adieu donc, ou au revoir, Nique, petite siamoise qui étranglais tes -enfants quand ils n’étaient pas les fils de Sim, ton mari légitime; et -toi, Poupée, qui prenais les tiens pour des jouets, et les détruisais à -force de t’amuser d’eux, comme si ton nom avait influé sur tes goûts; et -toi, Golo-le-Tigre qui, gavé comme un seigneur, refusais les plats que -tu adorais pour voler ceux dont tu faisais fi, quand ils étaient offerts -par nous... - -Ces bêtes-là sont comme nous autres... «_Aucun chat ne ressemble à un -autre chat_», et, je le répète, il en est parmi eux à propos desquels on -ne saurait parler de manque de franchise, d’ingratitude, etc. Celui qui -somnole à mes pieds n’est que fidélité et loyauté. - -Je l’appelle: - ---Emile! - -Il me regarde bien en face et miaule avec une tendresse enrouée. On ne -saurait dire de lui qu’il est un félin de luxe. Il est important par la -taille, plaisant par l’embonpoint et confortable par la fourrure, mais -il n’a rien de rare, louche quand il rêve et offre à mon observation un -angle facial aussi dénué d’importance que celui d’un cochon d’Inde. -C’est peut-être parce qu’il a un sentiment très exact de sa piètre -valeur qu’il se montre, dans l’ordinaire de l’existence, humble, -tendre,--et d’une scrupuleuse honnêteté. - -Sa joie, lorsque je le nomme et que je lui parais avoir des loisirs, -c’est, éveillé de son perpétuel demi-sommeil de vieux chat, de prendre -des poses d’enfant gâté... Puis, s’étant étiré, il grimpe le long de mon -bras et va s’installer--tour-de-cou au bruit de rouet ou de bouilloire, -dit Tristan Derème--sur mes épaules qu’il pétrirait sans jamais se -lasser, voluptueusement, surtout si je voulais bien le véhiculer et lui -faire faire une petite promenade d’une pièce à l’autre... - -Personnellement, je me lasse de ce jeu assez vite, mais, quand je -_sacque_ Emile, j’éprouve presque du remords, tant il me semble -reconnaissant de l’honneur que je lui ai fait. - -Il n’a jamais volé, jamais griffé, jamais mordu; et, avant d’attaquer -son repas, il manifeste un véhément désir de se voir confirmer que c’est -bien pour lui. Il faut que quelqu’un de nous lui porte son assiette sous -le nez, encore, avant qu’il se risque, voyons-nous que ses yeux verts -nous interrogent. - -Une nuit qu’une panne d’auto nous avait retenus à la campagne, se -sentant affamé, il développa, dans l’office, le paquet qui contenait son -repas du soir, en mangea une bouchée, puis, pris de scrupules ou -terrifié de son audace, il alla se cacher dans le sommier d’un lit, d’où -il ne sortit qu’au bout de quelque vingt-quatre heures, et comme nous -commencions à le pleurer... - -C’est à coup sûr un chat d’origine très modeste... Bien que devenu -nouveau riche dans son monde, il manifeste sa mauvaise humeur à la façon -des pauvres honnêtes, en allant bouder ou grogner tout seul dans un -coin. Quand il nous suivit, Pierre et moi, le long de la rue Falguière, -sa toison contenait des poux de poules, ce qui m’oblige à croire--les -poux des gallinacés ne vivant qu’un temps infime dans les toisons des -mammifères--qu’il était né et avait été nourri jusque-là, chichement et -sévèrement, dans l’arrière-boutique d’une marchande de volaille ou d’un -rôtisseur du quartier. - -Ce n’est pas sans préméditation que je montre ici un chat en face d’une -pâtée. - -Jamais vous n’en verrez aucun se comporter comme son voisin, à la -différence des chiens d’un même chenil ou d’une même maison. - -Avec l’âge, Emile est devenu à la fois difficile et sobre. Il aime les -caresses à la condition de les rendre, le feu et le sommeil. Jadis, il a -été un étonnant chasseur; maintenant, il ne regarde même plus les -moineaux qui viennent sur mes fenêtres. - -Mais, contrairement à ce qui advient pour la plupart de nos familiers, -il s’intéresse vivement à tous les quadrupèdes qui passent sous les -fenêtres de mon rez-de-chaussée, converse avec eux, chien ou chat, et, -quand il le peut, leur témoigne une sympathie touchante. Il n’a aucune -jalousie et cela doit se sentir si bien, dans le monde de ceux qui vont -à quatre pattes et la tête penchée vers le sol, que jamais un chien ne -lui a dit de sottises... - - - - -_LIVRE SEPTIÈME_ - -LE TEMPS ET LES BÊTES - - -1 - -Emile a environ douze ans. - -C’est un âge beaucoup moins auguste qu’on ne le croit en général, pour -ceux de sa race. _La Vieille_, dont j’ai esquissé plus haut la -biographie, sa longévité fut probablement exceptionnelle; mais les chats -et surtout les chattes qui soutiennent avec honneur le poids de trois ou -quatre lustres ne sont pas rares. - -Là aussi s’impose cette idée de «différenciation» qui les rend tellement -ressemblants à nous, et qui m’a fait çà et là, en dépit de tous mes -efforts, retomber dans cet «anthropomorphisme» que je redoute. - -Pour eux comme pour nous, la longévité est fonction de leur hygiène et -de leur moralité. A dix ans, n’importe quel chien est vieux; à quatre -ans, n’importe quelle chauve-souris est épuisée... Mais ce mauvais -diable de Golo-le-Tigre fut emporté à six ans par une maladie de foie -due à son incomparable gloutonnerie, tandis qu’Emile, âgé du double, a -des chances de ne mourir que dans douze ans encore,--et peut-être après -moi. - -Dieu me garde de tirer de ces faits des conclusions qui voudraient être -à notre utilité. Ni Golo, ni Emile n’ont jamais lu de traités de morale, -écouté de conférences, ni adhéré à des ligues végétariennes ou contre -l’alcool... - -Les animaux nous donnent d’ailleurs sur ce point une grande leçon: les -progrès des thérapeutes n’ont pas fait varier depuis des siècles la -durée de la vie humaine et, plus que tous les traitements ou régimes, ce -sont certaines qualités _personnelles_ d’esprit et de cœur, -d’intelligence ou de moralité qui font durer ou abrègent notre étape en -ce monde. Je ne sais plus qui disait: «On ne meurt que quand on le veut -bien...» Et je crois que c’est une vérité, une réalité _hygiénique_ à -méditer dès notre enfance. - -Emile n’est pas vieux, puisqu’il est très loin de vouloir mourir... - -Je le regarde, sur la chaise trop étroite pour lui qu’il a adoptée je ne -sais pourquoi, depuis quelque temps, et d’où ses pattes et sa queue -pendent, comme à la dérive du navire-sommeil. Ne nous y trompons pas: -sommeil n’est qu’un mot humain, et dormir, pour un chat, c’est simuler -de le faire,--et méditer, et réfléchir. - -Sur quoi?... - -A propos de quoi?... - -Quel rideau sombre se déroule aussitôt devant qui, tâchant de penser -clairement, se pose de pareilles interrogations à lui-même. - - -2 - -Le passé existe pour les bêtes, et surtout pour celles dont je parle, -comme pour nous, mieux que pour nous, car leur mémoire est formidable -comparée à la nôtre, car nous n’avons, à côté d’elles, que de très -précaires facilités dans cette «dimension» ou dans ce «sens» du temps. - -Celui-ci est un monstre à trois têtes dont nous regardons plus -volontiers, nous autres hommes, celles qui sont les plus inconsistantes -et les plus vaines: le présent et l’avenir. Au contraire, la méditation -d’un chat est un substantiel festin de souvenances. - -Je ne rêve point ici, ni ne m’exprime par métaphore: mille expériences, -si simples qu’elles ne paraîtraient pas avoir d’intérêt, m’en ont fourni -la preuve... Ainsi, un bruit de papier froissé tire de sa torpeur un -vieillard gris et roux à qui j’allais porter, voici bien dix ans, des os -et d’humbles pitances, alors qu’il était misérable, avant que des amis -landais se fussent chargés de lui... - ---Il n’y a qu’à froisser du papier pour qu’il s’éveille, me disent mes -amis landais... - -Après dix ans! - -Un coup de fusil (ou le bruit qu’on provoque avec un sac gonflé et crevé -d’un coup de poing) faisait bondir Golo hors de son fauteuil, non point -par terreur, mais avec une sorte d’allégresse avide. Jadis,--et c’était -sur quoi était en train de _méditer_ ce vorace,--je livrais à sa -gourmandise les agaçantes corneilles qui avaient cru devoir s’installer -aux environs de ma bicoque sylvestre et maritime, et que j’abattais sans -pitié vaine dès que l’occasion m’en était donnée. - -Vous me lisez bien: il _méditait_; et je n’aurais pu écrire décemment -_il se souvenait_. - -Pour nous, l’esprit et les années défuntes représentent un magasin en -désordre, une provision au hasard entassée de ces pelotes de fil, de -soie ou de laine multicolore que nous appelons, faute de mieux, -«associations d’idées» ou «d’images», et dont les bouts, fil, soie ou -laine, et quelle que soit leur valeur ou leur couleur, traînent un peu à -l’aventure, hors des tiroirs, hors du comptoir, souvent même hors du -magasin, sur le trottoir... - -Les animaux et surtout les chats ont, au contraire, l’esprit en ordre; -et cet esprit, je l’entrevois (le Temps n’existant guère en la façon -dont nous le concevons pour des êtres qui ne vivent que dans une des -«dimensions» de cette catégorie de l’entendement), je l’entrevois assez -bien sous l’espèce d’une carte d’état-major soignée, riche en cotes et -en points de repère... Ou bien sous celle d’un «état» perpétré par un -adjudant plein de génie, et où tout ce que l’on a à savoir ou à faire -connaître pour que les choses aillent bien et que l’existence soit -belle, serait calligraphié et disposé harmonieusement sur une -considérable, mais _unique_ et _étale_ page de beau papier... - - -3 - -Le _présent_ n’est pour Emile qu’un ensemble de phénomènes _à côté_, un -détail, un accessoire plaisant ou haïssable... - -Il ne fait pas partie de la pensée, de la vie spirituelle; il s’y ajoute -un peu comme une distinction de laurier en papier peint ou un bonnet -d’âne à la tête d’un enfant; qu’il soit désir de nourriture, d’amour ou -de jeu, il n’est que _désir_; il va même plus loin: il annihile -momentanément la vie spirituelle et la pensée, qui ne reprendront leur -cours réel que tout à l’heure, quand nous recommencerons, sur notre -chaise élue, pattes et queue flottantes dans le vide, à faire croire à -ce bon nigaud d’homme que nous sommes en train de dormir... - -Quant à l’avenir, qui n’est fondé pour nous que grâce à des séries -d’inductions scabreuses, issues des plus mesquins événements de la vie, -il est probable qu’il est à peu près inexistant pour les bêtes même les -plus rapprochées de nous. - -En tout cas, il n’y a aucune raison (humaine) de croire à la réalité -chez les bêtes de cette dimension de la catégorie Temps. La soupe qu’on -flaire de loin et l’oiseau qu’on guette sont eux-mêmes du présent,--du -passé peut-être,--avant que d’être goûtés ou capturés. Et pourtant, -comme nous, les bêtes se savent mortelles sur cette terre. En la même -façon que nous? c’est peu vraisemblable... Elles sentent que le passé -n’est pas infiniment enrichissable et que le présent n’est pas -éternel... - -Mais sous quel aspect la notion de vieillesse et de mort leur -apparaît-elle? - - -4 - -Cela doit commencer par une impression de détresse et d’injustice comme -nous n’en éprouverons jamais,--trop compliqués que nous sommes!--et cela -si rigoureux que se montre notre destin personnel. - -Mais il n’est pas très difficile d’imaginer et de reproduire les -sentiments qu’un animal familier doit ressentir en face de la maladie et -des déchéances qu’elle comporte. La satisfaction de sa faim étant, dans -la fleur de sa jeunesse et la prospérité de sa santé, le remède sûr à -toutes ses souffrances physiques et morales, il _généralise_ à sa -manière et devient d’autant plus vorace qu’il souffre davantage, même et -surtout quand la diète serait l’unique traitement qui pourrait empêcher -la progression du mal. - -Ainsi en alla-t-il de Golo-le-Tigre. - -Il avait le foie volumineux, comme les oies que l’on gave pour leur -infliger cette maladie, au profit de notre gourmandise. Souffrant -cruellement, il dévorait en proportion, pensant que cela apporterait un -soulagement à ses misères. - -Ce qui prouve que les bêtes familières sont intelligentes au point de -perpétrer des sophismes, comme nous-mêmes! - -Un sophisme d’induction, de la catégorie _fallacia accidentis_, laquelle -comporte encore une plus grande subtilité de «raisonnement dévoyé» que -ceux de la catégorie _non causa pro causa_. Golo concluait de l’essence -à l’accident, peut-être même de l’accident à l’essence, ce qui me -paraîtrait plus troublant encore: - -_Un tel est bon médecin, donc il guérira tel malade..._ - -Ou: - -_Un tel a guéri tel malade, donc il est un bon médecin._ - -Ainsi, exactement, raisonnait Golo: - -_L’apaisement de la faim est un remède à tous les maux, donc je dois -manger d’autant plus que je souffre davantage._ - -Ou bien: - -_L’apaisement de ma faim ayant de tout temps (c’est-à-dire dans la -dimension PASSÉ), provoqué mon bien-être, je dois manger plus que jamais -puisque j’ai davantage à lutter contre la douleur._ - -Il en mourut. - -Pour nous aussi, la mort prématurée ou non accidentelle est presque -uniquement une conséquence tragique ou non de nos sophismes familiers, -moraux ou viscéraux... - - - - -_LIVRE HUITIÈME_ - -LA MORT - - -1 - -Nombre de légendes courent sur la façon dont nos bêtes amies accueillent -la sombre Déesse. On conte volontiers qu’elles en ont la pudeur, alors -que la plupart des hommes n’en éprouvent que l’effroi. - -Ceci est les ennoblir vainement et de manière perfide, car il n’en est -rien. Je ne puis jamais penser sans sourire à un poème du cher François -Coppée, qui, s’étonnant d’errer dans les bois avec son amoureuse de -l’année sans y trouver de «délicats squelettes» d’oisillons, se -demandait: - - Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir? - -Le bon poète ignorait, ainsi que je l’ai noté ailleurs[7], l’existence -des nécrophores, de ces macabres mais prévoyants insectes pour qui toute -bestiole morte, emplumée ou velue, est une trouvaille si précieuse que, -faute de cette rencontre, il ne saurait être question pour eux de se -perpétuer,--de _prévoir_ pour leurs larves, ce qui est leur façon à eux -de croire à l’immortalité, ou plutôt d’estimer absurde l’idée de mort. - - [7] _Vie de Grillon_. - -Non, les oiseaux ne se cachent pas pour mourir, non plus que les mulots, -les musaraignes et les taupes; mais leur mort, par une industrie -subtile, sert immédiatement à préparer de la vie. Un menu cadavre, pour -un nécrophore, c’est la même chose que de l’air respirable autour des -berceaux de nos nouveau-nés. - - -2 - -Revenons-en à nos familiers, chiens ou autres et surtout chats, puisque -je les ai choisis en exemple. - -La mort, ils la reniflent de très loin, de beaucoup plus loin que nous -ne la pressentons nous-mêmes. - -Il est curieux d’observer chez les hommes, je parle de ceux qui ont -conquis quelque tranquillité intellectuelle et morale, combien la -présence de la sombre Déesse, quand elle les guette avec des chances de -succès et dans les conditions normales (vieillesse ou maladie), leur est -insoupçonnée ou leur semble insignifiante. - -J’en parle par expérience personnelle, n’ayant peut-être jamais éprouvé -plus de bien-être que lorsque je manquai de mourir, voici trois ans. Je -n’ignorais rien de la gravité de ma grippe compliquée de congestion -pulmonaire et d’urémie. Un prêtre était venu: je savais pourquoi... - -On m’a dit depuis que j’avais souffert beaucoup, et je n’ai gardé -pourtant aucun souvenir de souffrance, bien qu’en ayant manifesté les -signes extérieurs pour tant de sollicitudes attentives et empressées à -mon chevet. On m’a conté que je grattais mon drap et tentais de le -ramener sur ma face, comme on le fait quand il s’agit de s’accoutumer au -linceul, mais aucune de mes facultés de sentir ou de comprendre n’était -amoindrie; je jouissais au contraire d’un repos actif et conscient, si -je puis dire, et absolument pareil à ceux dont on se délecte lorsque -l’on a quinze ans et que l’on se laisse, quelque splendide jour d’été, -flotter en «faisant la planche» au gré de sa rivière natale... - -Ma vie passée ne redéfilait pas frénétiquement et comme -cinématographiquement devant moi, ainsi que racontent tant de gens qui -ne sont pas allés y voir ou qui n’ont pas su regarder. Je me baignais -dans le Lot, j’avais quinze ans... C’était pour toujours que je me -baignais,--sans avoir l’ennui de me rhabiller et de risquer une -gronderie si j’arrivais en retard chez nous. - -Nos souffrances physiques, en pareil cas, n’existent probablement plus -que pour les nôtres et, tout en gardant d’elles, dans nos attitudes et -nos gestes, les expressions et les traductions ordinaires, nous nous en -sommes déjà débarrassés, comme d’une vêture inutile, ou comme un -musulman dépose ses babouches au seuil de la mosquée où il s’est rendu -de loin en pèlerinage. - -La mosquée est belle et flatteuse... - -O chère rivière où je me baignais au printemps de la vie et dans l’été -de l’année! - - -3 - -Parmi les bêtes familières dont il n’est pas dans nos coutumes de nous -nourrir, et qui n’ont jamais été maltraitées ou négligées par leurs -maîtres ou leurs hôtes, je n’ai jamais constaté cette pudeur devant la -mort qui nous fait ramener le drap devant notre face, comme si nous -redoutions de ne pas être assez beaux vis-à-vis de semblable douceur. - -Tous les chats ou chiens qui furent miens, en leurs derniers instants, -se sont pour ainsi dire cramponnés à moi; ils estimaient sans doute que, -dispensateur de leur vie, distributeur de nourriture et de joie, je -pouvais quelque chose pour eux en cet instant critique, en cette épreuve -qu’ils estiment à coup sûr moins définitive que nous ne le faisons pour -la plupart, mais qui les inquiète de plus loin que nous. - -Crainte qui s’ajoute aux «accessoires» détestables du présent (et qui ne -saurait provoquer chez eux la réalité _in extremis_ de la dimension -_avenir_ du Temps); crainte qui les rend affectueux jusqu’à se montrer -importuns, ce dont résulte pour eux, qui nous agacent, le fait de subir -sous une autre apparence encore cette injustice dont l’âge ou la maladie -leur a déjà fourni la notion; crainte qui semble les inciter alors à -exagérer leurs défauts ou à caricaturer leurs vertus, en guise de -protestation contre les injustices dont ils accusent le destin et -nous-mêmes, qui représentons sans doute le destin à leurs yeux... - -Encore un sophisme de leur part? Mais ceci serait décidément raisonner -en homme... Et, peut-être, renforçant à l’approche de la mort leur -personnalité, leurs tics, leurs petites manières, se montrent-ils non -pas pratiquement, mais métaphysiquement plus malins que nous. En effet, -par «immortalité de l’âme», le _consensus omnium_, le jugement des -non-croyants comme des croyants de toute confession, entend ou veut dire -la prolongation d’une personnalité au delà de ce monde, selon des -catégories de l’espace et du temps que nous ne pouvons scientifiquement -entrevoir ou définir ici-bas à notre usage, sur lesquelles pourtant -l’observation de nos frères inférieurs, vus non pas d’en haut (car il -n’y a ici ni haut ni bas), mais d’en face, peut et doit projeter quelque -lumière. - - - - -_LIVRE NEUVIÈME_ - -IMMORTALITÉ ET PERSONNALITÉ - - -1 - -Une créature respirante n’existe pas réellement, au sens humain du mot, -si faculté ne lui est concédée de se réaliser à part, d’acquérir des -signes qui la différencient des autres créatures de sa race. Elle -«n’existe pas», au sens courant de cette expression, n’existe pas plus -dans le langage du raisonnement humain que ne le font individuellement -l’atome ou la cellule. - -Où il n’y a pas d’existence, il ne saurait y avoir d’immortalité -concevable. Où l’immortalité devient absurde, l’idée de mort l’est déjà! - -Les insectes ont atteint ce stade égalitaire et cette organisation -mécanique dont quelques hommes rêvent intempestivement encore pour leurs -semblables,--sinon pour eux-mêmes. Il n’y a donc, _logiquement_, pour un -grillon par exemple, ni possibilité d’idée de mort, ni entrevision -d’immortalité. Notre personnalité est le lien mystérieux par quoi sont -réunis les atomes et les cellules qui nous composent; le resserrement -volontaire de ce lien, qu’un grand écrivain appela naguère culte du moi, -et que je nommerais ici plus volontiers «désir quasi religieux de -personnalisation», est l’acte indispensable _pour vivre ici, puis -ailleurs_. - -A quel degré de l’échelle sans commencement ni fin le resserrement du -lien devient-il possible pour une créature respirante? Ici, je -redescends avec joie vers les plus humbles expériences et les faits que -n’importe qui peut constater... La personnalité commence chez les êtres -dont les physionomies et les attitudes ou les accentuations de la voix -sont capables d’exprimer des sentiments que nous puissions, humainement, -à peu près homologuer[8]. - - [8] Ceci sera plus longuement étudié dans le prochain volume du - _Bestiaire_: _Les Porte-Bonheur_. - - -2 - -Je voudrais aussi éclairer rapidement (et il serait vain de tenter de le -faire mieux et plus subtilement qu’en me rappelant les leçons de vieux -maîtres en logique formelle) la notion de personnalité, de -différenciation, de distinction. - -Autant qu’il m’en souvienne, ils accordaient en logique une importance -capitale à la considération de généralité. Entre _Emile_ et _les -Autres_, il y a la même opposition qu’entre un terme concret et un terme -abstrait. A première vue, certes, il semble, même en dehors de toute -étude de psychologie animale, que pareille distinction ne doive pas -s’imposer, puisque ce que l’on entend par terme concret représente une -réalité matérielle, corporelle--un ensemble défini par l’usage ordinaire -de nos cinq sens. Mais envisageons (entre autres!) des termes comme -_âme_ ou _île enchantée_; ils désignent bien des réalités ou des -possibilités, en tout cas des ensembles; mais des ensembles qui n’ont -aucune existence dans le domaine de nos sens. - -Le mieux, pour éclairer ici notre lanterne, c’est d’en revenir -décidément à ce qu’on m’apprenait jadis en ce qui concerne l’idée et le -terme, à _leur connotation_ et à _leur dénotation_, comme écrivait -Stuart Mill qui avait l’excuse de n’être pas Français. Traduisons -classiquement: compréhension et extension des idées. Exemple: _Homme_. - -A ce substantif, on peut immédiatement adjoindre certaines épithètes, -comme _bipède_ ou encore comme _raisonnable_ (je ne prends ce dernier -attribut qu’avec quelque méfiance... mais passons!). De ces idées de -_bipède_ ou de _raisonnable_, plus simple que l’idée d’_Homme_, apparaît -la signification même du mot compréhension: la compréhension d’une idée -correspond à l’ensemble des idées simples, mais constructives, qui -servent de fondement, de forme et de couleur à une idée plus générale. - -Passons à l’extension: l’idée d’_Homme_ (ou le substantif _Homme_) peut -recevoir à son tour l’attribut ou l’épithète de Français ou de Prussien, -et dès lors chacune des idées que suggèrent ces derniers termes est plus -complexe que celle qui se reflète dans le mot Homme... - -a) L’extension ou l’étendue d’une idée est l’ensemble des idées plus -complexes desquelles cette idée peut être affirmée à titre d’attribut. - -b) L’extension des idées et des termes est en raison inverse de leur -compréhension.--_Homme_ a plus d’extension que _français_, puisqu’il y a -des hommes qui ne sont pas des Français, mais _français_ a plus de -compréhension qu’_homme_, puisque le Français possède tous les attributs -par quoi l’on a coutume de définir l’homme, et en plus tous ceux qui le -distinguent des bipèdes qui ne sont pas français. - - -3 - -Qu’y a-t-il de plus étendu, mais d’aussi peu compréhensif que l’idée de -L’ÊTRE? Même quand certains inventeurs lui ont adjoint l’attribut -_suprême_, ils sont demeurés dans une étrange imprécision à côté de ce -qu’explique, à propos de l’idée de Dieu et d’éternité, le plus humble -des catéchismes entre les mains d’un petit villageois. - -Un jour, peut-être, tenterai-je une introduction à la méthode en -sciences naturelles; mais qu’on ne croie pas que j’aie voulu un peu plus -haut faire du fleuret avant de batailler pour de bon. - -J’ai--je le répète--tenu simplement à éclairer de mon mieux la notation -de personnalité, essentielle pour qui s’intéresse aux bêtes, aux hommes -et à lui-même. - -Il ne faut voir dans les considérations scolastiques qui précèdent qu’un -côté du diptyque que figure toujours une métaphore. Emile est concret, -les Autres sont abstraits; et voilà tout,--pour m’exprimer «en -raccourci», et provisoirement. - -Pour _être_, il faut rechercher l’extension et non la compréhension. -Pour _être_, c’est-à-dire pour ne pas mourir, même quand notre dépouille -sera retournée à la terre. Certes, les créatures impersonnelles ne -meurent pas, ou du moins elles ne vivent pas davantage qu’elles ne -meurent: la vie sans la possibilité de la mort ou la mort sans la -certitude d’une autre vie sont deux zéros additionnés, et qui en égalent -un autre. - -Pourquoi y aurait-il sur la terre, ou ailleurs dans l’espace ou le -temps, des créatures intelligentes, pourvues d’âmes immortelles, et -d’autres qui ne seraient qu’instinctives et vouées à l’abolition -définitive? - -Ici, le paradis des bêtes, qu’il soit imaginé par Francis Jammes ou par -n’importe qui, ressemble à celui dont nous rêvons pour notre usage -personnel, nous autres hommes, et dont nous avons tous le pouvoir d’être -assurés. La religion et la science (qui n’ont nul besoin de se -rejoindre) n’ont pas du moins à prendre la peine de s’opposer, de se -considérer hostilement. - -Comme le Pauvre entre les pauvres, allons demander leur avis aux -animaux, qui voient Dieu face à face, comme ils voient peut-être la mort -lorsqu’ils sont chats et qu’ils témoignent de la terreur ou de la -colère, dans des coins d’ombre où, pour nos yeux, il n’y a personne ni -rien. - - -4 - -Croire aux choses, c’est les rendre réelles. - -Je ne voudrais point, parlant de bêtes, avoir l’air d’ajouter ici une -moralité à une fable; mais l’exemple d’Emile, et des _Autres_,--de -beaucoup d’autres, et qui n’étaient pas nécessairement chats,--me -convainc chaque jour davantage que notre immortalité doit dépendre -surtout de nous-mêmes, et de la réalisation plus ou moins heureuse que -nous faisons de notre personne, patiemment. - -Certaines races animales n’y ont plus droit. La nôtre et celle d’Emile -peuvent escompter ce privilège sur la planète Terre, aussi longtemps que -nous sauvegarderons cette personnalité sans laquelle une créature -vivante n’a plus l’orgueil de soi-même et perd la croyance, qui est le -souverain passeport pour notre prochain voyage. - -Vivre et mourir ne devraient avoir de sens pour nous que tout à fait -provisoirement. C’est sur des trésors dont nous pouvons à chaque instant -nous enrichir, arbre ou minéral, chat ou homme, que se fonde notre -future fortune, notre licence à durer et même à ne plus jamais mourir... -La mort n’est qu’une association en enfilade d’images sinistres, -momentanément valables pour nous, qui vont de l’image souffrance à celle -d’un pourrissement où nous ne sommes plus pour rien. - -La mort, c’est un mot qui ne devrait pour nous correspondre à rien, -comme pour tant d’_Autres_, comme pour la plupart des autres. - -A plus forte raison ne me semble-t-il _encore_ impliquer ni l’enfer, -qui, pour les êtres sans individualité, doit être quelque chose -d’horrible comme un néant dont on aurait conscience, ni le paradis, où -ceux qui tentèrent loyalement d’être eux-mêmes obtiennent, j’imagine, un -délai hors du temps pour se réaliser et se personnifier encore mieux... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Oui, viens sur mes genoux, Emile, pauvre bête honnête et tendre, puisque -ce geste te ressemble, te réalise, te personnifie; voici l’heure où les -feux achèvent de se consumer, où les chars des maraîchers, d’un -roulement ininterrompu, annoncent le lugubre avènement sur Paris d’une -aurore d’arrière-automne... - -Viens sur mes genoux, grimpe contre mon bras, installe-toi sur mes -épaules... C’est la place que tu as choisie, la meilleure part de ce que -je puis t’offrir... Tes griffes s’enfoncent terriblement dans ma peau, -mais que m’importe à moi, puisque tu continues à m’instruire? - - * * * * * - -Tout à l’heure, j’irai comme font mes semblables m’instruire de la mort -à l’école du sommeil, du sommeil qu’un réveil a toujours suivi jusqu’ici -pour M. de la Palisse et pour moi... Mais il est certainement, ailleurs, -des réveils qui valent mieux que ceux de cette vie; je le comprends dans -tes yeux verts qui louchent un peu et qui, pour l’instant, me -signifient: - ---C’est entendu; dans trois heures la bonne arrivera et je lui -réclamerai ma pitance, avec fracas, s’il le faut... C’est entendu, -j’écourterai ton précaire sommeil, mais tu n’as qu’à dormir comme nous -le faisons, nous autres, dans notre monde: d’un œil. Je suis Emile, et -fier de moi en dépit de mon apparente humilité... Dépêche-toi, la -bouillotte de ton lit--et j’en aime la tiédeur autant, sinon plus, que -celle de tes épaules,--va être froide... - -... Viens donc, pauvre vieux chat, et éveille-moi dès qu’il te plaira... -comme il me serait doux qu’on m’éveillât un jour ou l’autre,--pour tout -de bon, ailleurs! - -... Viens. Je suis sûr que vous avez encore infiniment de choses à -m’apprendre, Toi et les Autres... - - - - -II - -COCO, CACATOIS - - -Des gens content que nous vieillissons ou mourons? Quelle blague! Nous -sommes arrivés hier à Jolibeau et tout était en place, et Noctu dans le -ciel, et Filon le Gris dans sa lézarde de la troisième marche du seuil, -et son cousin Filon le Vert dans le trou de taupe du talus d’en face -qu’il a accommodé à l’usage de sa paresse, comme chaque an. Evidemment, -ce ne sont plus les mêmes... Et après? Suis-je moi-même identique à ce -que j’étais, durant que j’écrivais la précédente ligne? - - * * * * * - -Toutes les bêtes sont là: la soixantaine de pigeons, les cinq ou six -chats, les lapins bleus et gris, et les noirs, et la petite ânesse -poilue et frisée, dont il semble que la mère ait trompé le père avec un -épagneul. La chienne, hier hostile, se rappelle soudain que celle dont -elle est née m’adorait, et la voici qui vient vers moi en rampant, un -bout de satin rose entre ses babines de négresse. Midi bientôt. Seul le -maître à danser des poules n’est plus là: il est allé leur enseigner la -musique au paradis des bêtes. Et M. l’aumônier, autre voisin, a beaucoup -vieilli: son mécréant de docteur en est réduit à réciter pour lui des -chapelets. - -Les rossignols sont certainement, eux, les mêmes. En tout cas leur voix -n’a pas changé, ni mes oreilles, à cela près que quelques crins blancs -du plus charmant effet frisent au-dessus de leurs ourlets... Mais il y a -incontestablement du neuf devant ma vieillesse en herbe. - - * * * * * - -Ce neuf s’appelle Coco et d’après les estimations les plus sérieuses, il -doit avoir tout près de deux cents ans. - -Un perroquet. Non. Un kakatoès, un cacatois comme on écrivait quand il -est né. C’est la femme de mon cousin qui l’a emmené de Languedoc en -Aquitaine gasconne; là-bas, dans sa famille, on ne se souvenait pas de -ne point l’avoir vu. Un cacatois blanc, dont la huppe arbore des -brindilles rouges lorsqu’on le caresse ou l’agace, lorsqu’il est heureux -ou furieux. Enorme. Des gamins qui ont dû depuis beau temps aller voir -comment on fume la pipe de l’autre côté de la vie, lui ont, jadis, crevé -un œil et cassé une aile. Ce borgne compliqué de manchot ne s’en porte -pas plus mal pour cela. Il a un appétit charmant, un cœur tendre, et -tient des discours pleins d’intérêt. - - * * * * * - -Car, ne nous y trompons pas: il se peut qu’un jeune perroquet répète -sans y rien entendre les mots et les sons qu’on lui serine; mais il n’en -saurait être de même pour un patriarche de l’importance de Coco. - -Un patriarche, je m’explique mal, car Coco est une femelle cacatois, qui -pond de temps en temps un bel œuf blond et le déguste suavement, -n’ignorant pas qu’elle est veuve depuis deux siècles bientôt et que les -qualités de l’objet sont uniquement nutritives. - -Mais avant de manger son œuf, Coco s’extasie et répète: «C’est bon! -C’est bon!... Viens me voir, papa!...» Aujourd’hui, il (ou elle) m’a -accueilli avec une gravité inaccoutumée: «Temps orageux, monsieur...» -Et, le comble, c’est que c’est vrai!... Allez parler de psittacisme à -propos d’un animal qui, lorsqu’on lui offre un biscuit, vous déclare -froidement: «Non, j’ai soif... Une orange, bien tirée, une orange!...» -Et il ne se trompe jamais sur la pronostication du temps... Ce matin, il -m’a dit: «Prends ton pépin...» Une ondée est tombée, comme j’allais -sortir. Durant que j’écris, il grommelle,--j’allais dire: entre ses -dents!--il grommelle: «Charmante journée. Beau temps pour la -campagne!...» Et, cette fois encore, il a raison. Tout va bien. Tout est -dans l’ordre. L’ondée n’aura pas de conséquences graves; à peine suis-je -aspergé quand je secoue les lilas et les cognassiers pour en faire choir -les hannetons, régal des poules. Les libellules célèbrent leurs noces -au-dessus des bassins; les petits escargots noirs et roses ou jaunes et -bruns sont tous dehors, lustrés, repeints à neuf,--comme la tortue qui -vient me regarder sous le nez avec une déplorable insolence, un manque -de timidité qui semble écœurant à mon orgueil humain. - -Tout est dans l’ordre, ai-je dit... Toujours à l’excès optimiste! Midi -vient de sonner à la tour rose de l’église; j’admettais le caquetage des -passereaux, les coassements des grenouilles... Mais ce rossignol, à -pareille heure. Que nous veut-il? Et c’est qu’il en met! Nous n’y -couperons pas, c’est une ode!... - - * * * * * - -Je regarde: avec une pierre dans l’arbre, je pourrais sans doute envoyer -ce troubadour se faire pendre ailleurs. Impossible de le repérer. Et, -tout à coup, une stupéfaction énorme m’immobilise. Le rossignol, c’est -Coco... Coco qui s’est reconnu poète sur le tard et qui imite les -maîtres au point de les surpasser en virtuosité. Il peine, il travaille, -il y va fort, il est beau. Son œil crevé a l’air d’un monocle posé sur -un œil normal... Je n’y tiens plus. J’applaudis. Il me rappelle -quelqu’un ou quelque chose... - -Il me sourit (il n’y a pas d’autre mot), puis, de son accent le plus -tendre: - ---Si vous ne la savez pas, je vous la copierai. - -... J’en suis retombé le derrière dans l’herbe, comme au temps où j’y -verdissais mes pantalons de coutil blanc. - -Pauvre vieux qu’il y a là! Personne n’osera plus le gronder, s’il se -tache... - - - - -III - -ZOMPETTE - -LA GRENOUILLE VERTE - - - - -PROLOGUE - - -Il faut savoir entendre les conseils de l’Automne et se rendre aux lieux -où il tient le plus somptueusement ses assises. De longs ans, ce -fut,--pour moi,--en un coin de la forêt landaise que n’avait pas encore -saccagé la stupidité de quelques nouveaux riches... Il y avait là, aux -temps lointains dont je parle et dont nous sépare un affreux abîme de -boue et de sang, il y avait là, dès la fin de septembre, une douceur de -vivre perpétuellement exaltée par le prodigieux concert d’odeurs, de -couleurs et de sons dont se veut accompagné le prince Automne aux lieux -où il passe. - -Le prince Automne, comme il est dit dans un conte gascon recueilli par -J.-F. Bladé. Appellation qui est, me semble-t-il, une vraie trouvaille -de poète. Faites résonner avec soin dans votre esprit et votre cœur -l’harmonie de ces syllabes, et dites-moi si vous n’imaginez pas tout de -suite un adolescent royal, plein de mélancolie et de langueur, qui passe -sur un fastueux tapis de feuilles mortes? - -Donc, ce n’était pas encore la guerre, et la France n’y pensait pas plus -que chacun de nous ne pense à sa propre mort dans l’ordinaire des -jours... Un matin, Paris se réveilla sous une vilaine brume, terne, -rougeâtre, tragique, une brume à couper au couteau, et qu’on eût -effectivement coupée et tailladée comme pour la rendre sanglante... -Depuis huit jours, je mourais d’envie de partir et j’inventais cent -mille motifs de ne le point faire. Bénie fut la brume qui fit -brusquement la balance pencher dans le sens que je souhaitais, sans oser -me l’avouer à moi-même!... - - - - -I - -LA FORÊT A L’AUTOMNE - - -Comment, si bonne que lui soit la vie à Paris, quelqu’un de notre -Sud-Ouest peut-il respirer sans nostalgie, ailleurs que chez lui, -l’_odeur_ de l’automne? L’odeur de l’automne! Voici une expression qui -aurait besoin d’être définie, mais par modestie ou par lâcheté, j’aime -mieux ici n’en rien faire et me contenter d’en parler pour ceux qui, -l’ayant éprouvée ou subie eux-mêmes, comprendront tout naturellement la -sensation dont il s’agit. - -Je retrouvai donc _ma forêt_, et le vent y respirait, avec l’odeur des -mousses reverdissantes, une senteur, promenée sur des lieues et des -lieues, de taillis détrempés, de fumée de bois vert et de pommes de pins -en train de pourrir. Alors, les champignons émergent du sol sans crier -gare et semblent quintessencier au pied des arbres le goût même de la -forêt en menus sachets comestibles, gonflés de toutes les sèves du sol, -riches de tout l’arome des feuillages. Voici les cèpes aux airs joufflus -et cossus, au costume de velours sombre doublé de clair; les -chanterelles biscornues, en accoutrement de mardi gras; les oreilles de -loups, les bidaüs et les coulemelles qu’on appelle aussi sanguins, -serins, coucoumetz ou encore pignatons, jaunets et morts de froid, et -qui ne se plaisent que sous les pins; les rougets couleur de trogne -d’ivrogne; les oronges, pareilles quand elles naissent à un œuf oublié -sous le bois par une poule vagabonde, à un œuf dont le jaune ferait -éclater la coque et s’épanouirait végétalement en ombelle quelques -heures plus tard... - -Il était inévitable qu’autour d’eux l’imagination campagnarde cultivât -un opulent jardin de légendes. Les vieux paysans, qui savent le temps et -la peine nécessaires à faire venir à bien les récoltes, ne pouvaient -guère voir ces hôtes des prés et des bois naître et grandir en une seule -nuit sans conclure qu’il y avait de la sorcellerie là-dessous. - -Dans les pacages qui bordent les rivières du Sud-Ouest, quand les -champignons des prés étoilent, au matin, la verdure de taches blanches, -c’est que les _fatilières_, un peu plus tôt, ont déroulé leur ronde en -cet endroit. Ces _fatilières_ sont des déités bien originales de ma -petite patrie et qu’il serait malséant de confondre avec de vulgaires -sorcières: celles-ci sont de vilaines femmes, des mortelles promises aux -feux éternels et qui, bonnes amies du général Satan, lui constituent en -ce monde un régiment d’Amazones. Mais les fatilières, comme l’étymologie -du mot l’indique (_fatum_), s’apparentent davantage aux fées et, par -suite, à leurs lointaines cousines, les oréades, les dryades, les -napées, les nymphes champêtres et bocagères. Ce sont des génies qui se -montrent bienfaisants ou malfaisants au gré de leur humeur, mais qui -travaillent toujours pour leur compte et sans qu’aucun pacte les lie à -l’Ange déchu... Seulement, trait bien caractéristique de la race -gasconne, plus amoureuse encore de comique que de beauté, loin de se -présenter aux humains sous les espèces de belles et gracieuses jeunes -femmes, les _fatilières_ sont de burlesques carabosses avec lesquelles -on ne sait trop sur quel pied danser, mais qui, elles, dansent toujours. - -Dansent et plus que jamais aux nuits où les brumes d’octobre se -déploient au-dessus des ruisselets. Alors, quelque enchanteur, -commerçant bien avisé, déroule devant elles ses brouillards, merveilleux -coupons de mousselines et de gazes, et c’est à son étalage que les -vieilles coquettes vont choisir leurs robes de soirée... Les crapauds -préludent sur leur flûte, la brise salée fait vibrer chaque être -végétal, du plus majestueux au plus humble; les chats-huants, sur un ton -invariable et obstiné de pochards tristes, scandent inlassablement le -refrain de la grande chanson... C’est le beau moment du bal, et, demain, -en tout endroit où se seront appuyés les talons des cocasses ballerines, -un champignon blanc dessus et rose dessous apparaîtra, baigné de rosée, -saupoudré de sable et de brins de mousse. - -Quantité de mes amis rustiques ont vu les fatilières comme je vous vois. -Je me console de ne les point avoir vues en me sentant à peu près -incapable de douter de leur existence. - -C’est qu’à l’automne la nature déclinante est un peu comme ces bonnes -vieilles en qui persistent seuls les souvenirs de leur toute petite -enfance, et qui les racontent intarissablement; par ces pâles et -diaphanes journées qu’on prendrait volontiers pour les fantômes de leurs -sœurs printanières, les légendes, qui furent la fraîche naïveté de la -nature et l’adorable puérilité de l’esprit humain, ressuscitent. Leurs -âmes mêmes semblent s’exhaler du sol toutes vivantes, avec l’odeur de -l’herbe mouillée et du bois mort. Nul doute que le peuple des menus -génies forestiers qui dansaient jadis avec les fées et les fatilières ne -retrouve alors une fugitive existence, analogue à celle que les contes -accordaient aux trépassés durant que sonnaient les douze coups de -minuit. - -Je ne vais jamais à la cueillette des champignons sans un vague espoir -de découvrir, sous la coupole d’un de ces frustes et primitifs végétaux, -quelque fadet ou quelque lutin qui, selon qu’il sera bon ou mauvais, -aura, par sa présence, insufflé à la plante une succulence innocente ou -une mortelle malignité. - - - - -II - -RENCONTRE DE ZOMPETTE - - -«_Celle-avec-qui-je-me-promenais-dans-la-Forêt_» vit quelque chose de -vert bondir à son approche, et grimper pataudement contre sa robe -claire. Elle poussa un cri: - ---Un crapaud! - -Puis, ayant examiné la bestiole: - ---Ce n’est pas un crapaud... c’est un bijou. - -Ce n’était pas un crapaud, ce n’était pas un bijou; c’était ZOMPETTE, -grenouille verte, rainette. Pourquoi Zompette? A cause que certains -visages évoquent quasi fatalement certains prénoms ou surnoms et que le -visage de la bestiole nous avait rappelé presque en même temps à l’un et -à l’autre l’appellation de l’héroïne d’un conte d’Henri Duvernois qui -nous avait fait bien rire le même matin. - -Ainsi fut baptisée cette nouvelle petite amie qui, ce jour-là, aurait pu -aussi avoir nom «légion» dans la forêt landaise. Ce n’est pas en vain -que j’ai parlé de champignons, de leur pullulement mystérieux et -équivoque pour les simples, quand le prince Automne entre dans son -sylvestre palais. Zompette, ce jour-là, était aussi fréquente sur nos -pas que le sont, en mai, les sauterelles dans les prés, où l’herbe croît -et commence de mûrir, et cela n’allait pas sans provoquer en moi un -étonnement assez légitime. - -Car toutes ces Zompettes étaient visiblement des bébés-rainettes au plus -tendre de leur âge, d’une superficie moindre que celle d’un jeton de -vingt sous, évidemment très maladroites encore à procéder sur le sol par -bonds ou autrement, tout de suite essoufflées et comme décontenancées -d’avoir pris brusquement contact avec une vie qu’elles n’entrevoyaient -la veille encore qu’à travers le partiel aveuglement larvaire de tous -leurs sens... Oui, certainement, quelques heures plus tôt, Zompette et -ses sœurs n’étaient que des têtards, habitants de mares ou de sources -qu’elles ne retrouveraient désormais qu’adultes et dans la seule saison -de leurs amours, petites choses équivoques et mal finies, pourvues de -leurs quatre pattes, déjà, certes, mais aussi d’un reste de queue qui -leur rappelait désobligeamment (j’imagine) leur cousinage avec les -tritons et les salamandres, créatures vaseuses, fangeuses, dépourvues de -toute aspiration vers les arbres et le ciel. - -Or, ni mare, ni source n’existent là, à deux bonnes lieues à la ronde; -nulle provision d’eau douce dans cette longue presqu’île que bornent, au -nord, des landes sèches et, par ailleurs, l’océan gascon sujet aux -grands délires, ou le bel et vaste étang marin qu’un chenal fait -communiquer avec lui. - -Mystère qui déjà me rendait ma nouvelle pensionnaire sympathique! Ainsi, -un certain romanesque flottait autour de son origine... L’histoire de -Zompette, mon héroïne, commence, somme toute, comme fait si souvent -celle d’une héroïne humaine dans un roman-feuilleton construit selon les -règles de l’art. On me concédera qu’il serait prématuré de faire, dès à -présent, la lumière sur sa naissance à la vie, lumière dont je ne devais -être éclairé moi-même que beaucoup plus tard. - - - - -III - -PORTRAIT DE ZOMPETTE - - -Pour l’exposer au mieux, il ne le faut point isoler, mais le situer -parmi d’autres qui seront, pour elle et le lecteur, comme ses portraits -de famille. Puisqu’on l’appelle couramment la grenouille verte, notons -tout de suite qu’elle est bien de la famille des batraciens, mais -qu’elle appartient à un autre genre de cette catégorie de créatures et -qu’elle est non point sœur autrement vêtue, mais tout juste cousine de -la grenouille commune, immortalisée littérairement par Aristophane et -comestiblement inoubliable à certains gourmets. De la grenouille commune -et de la vraie sœur de celle-ci, la grenouille rousse,--la délicieuse -hôtesse, satinée et aux bésicles d’or, des fossés forestiers, feuillus, -moussus et _secs_,--Zompette se distingue essentiellement en ceci -qu’elle est une raine (raine verte, _hyla viridis seu vulgaris_). - -Sa vie ordinaire n’est pas aquatique ou marécageuse, comme celle de la -grenouille comestible, ni sylvestre et pratiquée au ras du sol, comme -celle de la grenouille rousse: elle est aérienne, un peu, mon Dieu, à la -manière de celle des oiseaux. Zompette, sauf en diverses circonstances -que nous découvrirons au cours de ce récit, vit «de branche en branche». -En liberté, ses petites manières, ses procédés de chasse, ses ruses, ses -embuscades, provoqueraient, pour nos yeux, une fête aussi charmante que -le manège des oiseaux. Aussi charmante, mais bien plus difficile à -observer, tant sa couleur se marie à celle des feuillages. - -Ce qui a permis à Zompette cette existence, non plus de naïade, mais de -dryade, ce qui lui a autorisé partiellement le domaine de l’air, alors -que ses cousines vertes ou brunes sont condamnées au sol, et à ne s’en -séparer qu’à l’occasion d’un bond, c’est une particularité minuscule, où -d’aucuns pourraient voir un privilège, où d’autres--dont je suis--ne -déplorent qu’un navrant pis-aller, tout de même que dans les ailes -précaires de la chauve-souris, ou les ailes et autres organes -artificiels qu’a cru devoir s’inventer l’homme. - -C’est un naturaliste du nom de Catesby qui s’aperçut que la rainette -verte a, ainsi que toutes les autres _raines_, de petites plaques -«visqueuses» sous ses doigts, lesquelles plaques lui permettent de -s’attacher aux branches ou aux feuilles des arbres. Si j’ai mis le mot -«visqueux» entre guillemets, c’est que Lacépède l’interpréta de la -sorte, tout en accordant à son devancier que son interprétation à lui -était excellente, ou, du moins, non pas à dédaigner. - -Voici ce que dit Lacépède de la rainette, au chapitre intitulé: -«Deuxième genre [de batraciens], _quadrupèdes ovipares qui n’ont point -de queue et qui ont sous chaque doigt une petite pelote visqueuse_. - -«_Sa peau est si gluante et ses petites pelottes visqueuses se collent -avec tant de facilité à tous les corps, quelque polis qu’ils soient_ -(notez bien ce: «quelque polis»), _que la raine n’a qu’à se poser sur la -branche la plus unie, même sur la surface inférieure des feuilles, pour -s’y attacher de manière à ne pas tomber_...» - -Jusqu’ici, une grenouille aux pattes enduites d’un de ces produits -modernes qui collent tout, même le fer, ne se comporterait pas autrement -que sa cousine et pourrait, elle aussi, devenir de vaseuse aérienne, et -chasser aussi ses proies de branche en branche et de feuille en feuille. - -Poursuivons: - -«_Catesby dit qu’elle a la faculté de rendre ces pelotes concaves, et de -former par là un petit vide qui l’attache plus fortement à la surface -qu’elle touche_...» - -On ne saurait expliquer mieux, sinon plus brièvement, que maman Nature a -pourvu les doigts de Zompette, moins favorisée à d’autres points de vue -que Brékex, sa cousine des marais, de petites ventouses quasi -automatiques, qui lui permettent, d’où qu’elle chute ou saute, de rester -fixe à l’endroit,--je ne dis pas qu’elle avait visé, mais où elle a -abouti, après le happement aérien d’une proie ailée ratée ou conquise... - -Prenez une pièce de dix centimes en bronze, qui ne soit pas trop usagée, -entre le pouce et l’index; faites-la glisser de haut en bas, vivement, -sur n’importe quelle boiserie parfaitement plane, arrêtez cette descente -en plaquant brusquement l’objet contre la paroi lisse (qu’elle soit de -bois, de marbre ou de verre), et le décime y demeurera comme collé. -C’est un phénomène de pneumatique si simple qu’il ne vaut pas la peine -qu’on en fournisse l’explication: les «pelotes visqueuses» de Zompette -et de ses sœurs européennes ou exotiques agissent ainsi contre les -feuilles, et d’autant plus facilement que celles-ci sont _absolument -lisses_, en la même manière que le décime traité comme j’ai dit: par la -force de l’air comprimé. Pelotes visqueuses? Non point. Mais ventouses. - -J’ai promis un portrait de Zompette, à présent différenciée de ses -cousines et installée à la place qui lui est due. En saurais-je prendre -le soin, quand je le vois tracé sous mes yeux de main de maître. - -Ecoutez, regardez: c’est signé Lacépède et pourrait être sous-intitulé: -A la manière de mon maître M. de Buffon... - -«_Tout ce que nous avons dit de l’instinct (?), de la souplesse, de -l’agilité de la grenouille commune appartient encore davantage à la -raine verte; et, comme sa taille est toujours beaucoup plus petite que -celle de la grenouille commune, elle joint plus de gentillesse à toutes -les qualités de cette dernière. La couleur du dessus de son corps est -d’un beau vert; le dessous, où l’on voit de petits tubercules, est -blanc_... (N’imaginez aucun tubercule, grand ou petit, et ne voyez là -que soie _granitée_ de la couleur indiquée par le maître...) _Une raie -jaune, bordée de violet, s’étend de chaque côté de la tête et du dos, -depuis le museau jusqu’aux pieds de derrière, et une raie semblable -règne_ (ce n’est pas moi, en cet instant, qui écris!) _depuis la -mâchoire supérieure jusqu’aux pieds de devant_...» - -(Ceci n’est vrai que pour les adultes et dans les mois de l’an qui vont -d’un avril à un octobre normaux.) - -Mais le complément du portrait est admirable, irrétouchable: - -_La tête est courte, aussi large que le corps, un peu rétrécie -par-devant; les mâchoires sont arrondies, les yeux élevés. Le corps est -court, presque triangulaire, très élargi vers la tête, convexe -par-dessus et plat par-dessous. Les pieds de devant, qui n’ont que -quatre doigts, sont assez courts et épais; ceux de derrière, qui en ont -cinq, sont au contraire déliés et très longs; les ongles sont plats et -arrondis_... - -_La raine verte saute avec plus d’agilité que les grenouilles, parce -qu’elle a les pattes de derrière plus longues en proportion de la -grandeur du corps_... - -Irrétouchable, ai-je dit; mais, à peine quelques lignes plus loin -Lacépède ajoute, citant de nouveau Catesby: _Les raines vertes -franchissent quelquefois un intervalle de douze pieds_... - -... Outre que vous me feriez dire!... - - - - -IV - -POURQUOI SI PEU DE RÉVÉRENCE VIS-A-VIS DE MES ILLUSTRES DEVANCIERS - - -Car il faut bien que je réponde à ceux qui m’ont accusé, dans l’ordre -d’études que je poursuis ici, d’avoir _dénigré_ tour à tour Buffon et -Fabre dans les deux premiers volumes de mon _Bestiaire_: _Vie de -Grillon_ et _la Chauve-Souris_[9]. Je n’ai dénigré ni l’un ni l’autre; -j’ai relevé, chapeau bas, quelques erreurs. J’ai dit: «Vérité dans -l’hermas de Sérignan, erreur parfois au delà...» Ou encore: «Le savant -aux manchettes ne reproduisit guère que des relations de -correspondants... ou de correspondants de correspondants...» C’est même -miracle qu’il ait pu bâtir de la sorte une œuvre qui s’est imposée comme -un monument aux fondements inébranlables et sur lesquels toute -l’histoire naturelle, en France et à l’étranger aussi, semble s’être -assise soudain, une fois pour toutes, comme atteinte d’irrémédiable -infirmité: des noms de bêtes et un semblant de style... et allez-y! La -science enregistrera et perpétuera les erreurs que vous avez pu -commettre de bonne foi ou par négligence. Tenons-nous-en à la bonne foi. -Comme il est rare qu’elle rende ici ce que son plus fervent amoureux -attend d’elle! Car nous sommes ici en face d’un désert survolé de -légendes (c’est même ce côté légendaire qui m’a, dès mon enfance, -inspiré l’envie «d’y aller voir»...) et où, d’autre part, foisonnent les -mauvaises herbes de l’ignorance. Fabre fut un prodigieux défricheur, -dans la partie entomologique du désert sus-indiqué. Les moyens lui ont -manqué, d’autant plus qu’il voulut embrasser trop, et il ne demeure plus -à nos yeux déjà qu’un charmeur par le style et les roueries de parlage -(comme Buffon!); les petits enfants provençaux l’ont contredit par -devers moi en ce qu’il conte de maintes bestioles; et moi-même, qui n’ai -rien tant aimé, depuis que je suis né à ce monde, que de me pencher vers -la terre ou de contempler les bas-fonds du ciel, je savais, par avance, -que le véridique, entre le vieillard admirable et le groupe des petits -enfants dont les yeux attisaient une innocente et perspicace lumière, ce -n’était pas toujours, hélas! celui-là, mais celui-ci. - - [9] Albin Michel, éditeur. - -Il est triste que notre pays n’ait rendu les honneurs au héros de -Sérignan qu’au moment où, nonagénaire, sourd et à demi aveugle, il parut -ne comprendre qu’à peine (j’étais là!) tout ce que ce beau monde, venu -de Paris ou d’ailleurs, semblait réclamer de lui... Heure pénible! Heure -atroce! Mais l’homme aux manchettes mourut comblé de fortune et de -gloire, et en somme, c’est bien plus la méthode que les régimes ou les -époques qu’on doit ici incriminer. - -Il ne faut pas lire... Il faut voir. Il ne faut pas voir une fois, mais -mille, mais dix mille, et encore n’est-on pas sûr alors que l’on ait vu -vrai... Il ne faut pas rêver de connaître toutes les bêtes, mais se -contenter d’en aimer une dizaine, d’être familier avec elles, et de -relater aussi nûment que possible ce que l’on croit savoir d’elles, et -avec pudeur, et avec prudence, et avec une modestie sans défaut. - -Voilà ce que je me disais à peu près, tandis que je rapportais Zompette -vers ma maison. - -_Celle-qui-était-avec-moi-dans-la-forêt_ me dit tout à coup: - ---Comme tu vas lentement!... Tu rumines... A quoi penses-tu? Et cette -pauvre bête, entre ta tête et ton chapeau... Elle va mourir! Si on lui -rendait la liberté? - ---C’est notre fille, répliquai-je, et tu as dit toi-même que Zompette -serait son nom. On va tâcher de la rendre heureuse. - -Il n’y avait rien à répondre à d’aussi fortes paroles. Zompette demeura -captive sur mes cheveux, herbage étrange, au-dessous de la ridicule -voûte céleste que lui infligeait momentanément le dôme ajouré d’un vieux -panama... - - - - -V - -DE L’HABITAT QUI SIED A ZOMPETTE CAPTIVE - - -De même que, pour répondre à la question et aux reproches de -_Celle-qui-se-promenait-dans-la-forêt_, j’interrompis, voici bientôt -quinze ans, une esquisse mentale de méthodologie en sciences naturelles, -de même en ferai-je sur le papier, pour le moment du moins... - -Une heure plus tard, Zompette était installée dans sa nouvelle demeure. -Celle où elle vivra aussi heureuse qu’en liberté, plus heureuse -peut-être, est peu coûteuse à établir. Vous rincez soigneusement un de -ces grands bocaux de verre blanc où l’on conserve traditionnellement, de -mère en fille, en Gascogne ma patrie, les piments, les cornichons, les -oignons et les aulx dans le vinaigre, les cerises, les pruneaux ou de -beaux grains de raisin de malaga dans l’eau-de-vie; deux centimètres -d’eau, tout au fond du bocal, suffisent; et encore est-ce un luxe, une -concession à cette habitude mentale qui nous fait considérer Zompette -comme une grenouille; un tapis de mousse humide, en cette place, -suffirait parfaitement à son bonheur; après quoi, vous coupez à -n’importe quel arbre une branche dont vous étêtez les ramifications de -telle façon que celles-ci puissent ensuite, leurs bouts coincés contre -les parois du bocal, maintenir l’ensemble en équilibre stable; vous -laissez autant de feuilles qu’il plaît à votre fantaisie, non point -trop, toutefois, car vous risqueriez de ne plus commodément observer -votre pensionnaire, mais sans oublier que ce sera là son perchoir -habituel, son fauteuil, son lit de repos, et qu’il sied qu’il soit -confortable... C’est tout, à cela près que vous donnerez comme clôture à -cet aimable asile, afin que votre pensionnaire ne s’en évade pas en -sautant après une mouche, ou par distraction, un lambeau de mousseline, -de tulle ou d’étamine, fixé par une ficelle circulaire à l’orifice du -bocal. - -Un trou aménagé dans cette clôture en écartant les mailles du tissu vous -permettra d’introduire et d’emprisonner dans la maison de Zompette les -mouches dont elle fera sa plus ordinaire alimentation. - -C’est bien simple, vous dis-je! J’ajoute qu’on vend, chez les -naturalistes des quais, de gentils papillons de verre, de style -vaguement chinois, au toit pointu de toile métallique, qui sont de -véritables cages à rainettes et où celles-ci vivent également dans une -captivité heureuse. Le fond est compris de façon à contenir les quelques -centimètres cubes que je vous conseillais tout à l’heure de verser dans -le bocal; les commerçants qui vous vendront cet article ajouteront: - ---Quelques tiges de cresson qui continueront à pousser, les pieds dans -l’eau... Votre raine sera là-dedans heureuse... comme une reine. Et, -par-dessus le marché, voici la petite échelle, monsieur... - - - - -VI - -RÉPUTATION USURPÉE DE ZOMPETTE - - -C’est la minuscule échelle de bois, soi-disant barométrique, à larges -échelons plats, où se peut installer confortablement l’hôtesse de céans, -occupant son temps à de mystérieuses méditations, ou guettant les -mouches que la générosité de son gardien lui dispense. Les bonnes gens -vous diront que, si Zompette grimpe vers le sommet de l’échelle, c’est -que le temps va se mettre au beau, et tout le contraire, si elle -s’installe sur un des bas échelons, qu’il vaudrait mieux, du reste, en -l’espèce, dénommer paliers. - -Les bonnes gens vous diront cela, ou vous l’ont dit et nombreux sont -ceux qui leur demeurent crédules. En dépit du chagrin que j’ai à -détruire une innocente légende, les bonnes gens ont tort, et nous -aurions tort d’attribuer un caractère utilitaire à l’encagement de -Zompette; sa grâce, sa couleur, son aspect de bijou animé et sa -gentillesse méritent que nous l’aimions pour elle-même, et sans qu’il -soit besoin de lui attribuer des compétences météorologiques dont, soit -dit à son excuse, je ne sache pas qu’elle se soit jamais targuée -personnellement. - -Zompette n’annonce pas le temps par ses allées et venues au long de -l’échelle, mais profite de lui dans sa cage exactement en la même -manière que le ferait un humble retraité plein de loisirs; à cela près -que c’est le soleil qui attire le vieux homme au banc de son seuil, la -brume et le froid qui le font se confiner à l’âtre, tandis que, pour -Zompette, il en va un peu différemment: j’ai dit qu’elle pouvait se -passer d’eau dans sa cage, mais le climat idéal est pour elle une -atmosphère gorgée de vapeur aqueuse et ensoleillée tout ensemble. -Lorsque le temps est beau et qu’un rayon de soleil frappe sa demeure, -c’est évidemment dans la partie supérieure de celle-ci que son idéal se -trouve, hygrométriquement, réalisé pour le mieux; quand le temps est -mauvais ou quelconque, quiconque connaît bien Zompette avouera qu’elle -s’installe un peu au hasard en tel ou tel endroit de sa demeure. - -Zompette n’annonce pas le soleil en gagnant les étages supérieurs; elle -le suit aux lieux où ses effets lui paraîtront particulièrement -agréables. - -Elle prendra, de temps à autre, volontiers, un bain, surtout dans les -premiers jours, lorsque votre approche l’épouvante encore et qu’elle -n’est pas accoutumée à votre aspect ou à vos gestes. - - - - -VII - -LES MENUS DE ZOMPETTE - - -C’est le gibier ailé, avons-nous dit, qui constitue en captivité la base -de l’alimentation de Zompette, la plus agréable pour elle et la plus -commode pour son gardien. Deux à trois mouches par jour lui suffisent -largement; c’est une méditatrice, une contemplative qui ne fait pas -beaucoup d’exercice physique, qui, en conséquence, ne brûle pas beaucoup -de graisse et qui, surtout dans la sécurité de la cage, se contente de -très peu. Mais elle est aussi une prévoyante, et si la fantaisie vous -prend de faire bourdonner en son bocal une poignée de mouches, vous la -verrez en gober une quantité qui vous paraîtra prodigieuse pour un si -petit estomac: on ne sait pas de quoi demain sera fait, profitons de -l’instant présent!... Et notre amie de bondir en tous sens, -frénétiquement, dardant sa langue qu’enduit une sorte de glu naturelle -dont ne peut se dépêtrer le «volatile ailé», si peu qu’il en ait été -atteint. - -La précision des bonds de Zompette chassant est d’ailleurs remarquable, -et impayable sa mimique, lorsqu’elle tourne sa tête dans la direction du -bourdonnement. Il lui arrive pourtant de manquer son coup et de retomber -pesamment n’importe où, sans en paraître d’ailleurs affectée ou vexée -outre mesure... En liberté, ces chutes peuvent parfois être -considérables, ce qui justifierait en partie cet intervalle de douze -pieds dont Catesby fait mention à propos de ses facultés de saut. Mais, -à ce compte-là, un homme prenant son élan du sommet de la tour Eiffel -serait parfaitement capable de battre tous les records, y compris celui -du saut en longueur, étant donnée l’importance du tremplin et de la -trajectoire. - -Il faut noter, à propos de l’alimentation de Zompette, un fait qui a son -intérêt au point de vue de la façon dont fonctionnent ses organes -visuels. Zompette ne s’attaque pas aux proies immobiles, d’où la plupart -des naturalistes concluent que toute proie autre que vivante lui -répugne. Cela est parfaitement inexact; plus tard, quand Zompette n’aura -plus peur de vous, ou, pour mieux dire, de votre main, installez-la sur -le dos de celle-ci et, de l’autre, avancez sous ses narines une mouche -écrasée, voire une parcelle de viande crue, et vous constaterez que les -papilles gustatives de Zompette, après les olfactives, agréeront et -apprécieront bel et bien votre présent. La conclusion à tirer du fait -que la bestiole ne bondit jamais sur une proie immobile est autrement -plus importante et troublante pour quiconque s’intéresse à la -psychologie comparée; les yeux, les beaux yeux de Zompette, à peu près -aveugles aux formes et aux couleurs telles que nous les percevons, sont -surtout, sinon uniquement, _sensibles au mouvement_. - -Imaginez dès lors ce que peut être l’univers aux yeux de Zompette: une -immensité désertique, incolore ou grise, de temps en temps rayée ou -marquée par des lignes et des points alimentaires... Tels sont les -horizons que peuvent ouvrir parfois nos humbles études. Ces yeux, qui -sont pour la plupart de nous les organisateurs de tant de belles fêtes, -devant les merveilles artistiques ou naturelles de notre monde, ne sont -plus chez Zompette (et d’ailleurs chez tous les autres batraciens) que -des guides, des indicateurs, des viseurs, des instruments de chasse, des -armes. - -En dehors des mouches, Zompette avalera tout ce que vous lui présenterez -de remuant et de proportionné à la dimension de ses mâchoires, tout et y -compris un fragment de chiffon rouge ou jaune au bout d’un fil balancé. -On sait que de la sorte, et à la condition de dissimuler sous le -fragment de chiffon un hameçon à trois becs, les pêcheurs adroits -peuvent attraper maintes cousines de Zompette, des grenouilles -comestibles,--pêche autrement amusante, du reste, que celles qui se -pratiquent au filet ou à la chandelle, et qui sont interdites aux -rhumatisants... Donc, Zompette n’est pas difficile sur la qualité des -mets qu’on lui présente: un ver de terre, un papillonnet, un moustique, -une petite limace exciteront également son appétit. Nous parlions de la -dimension, ou plutôt de la faculté d’absorption de ses mâchoires (et, en -conséquence, de son gosier et de son estomac); celle-ci est relativement -considérable: Zompette adulte peut engloutir d’un coup un grillon, qui -représente pour son estomac une pièce au moins aussi importante que le -serait pour le nôtre un mouton de moyenne taille. La belle indigestion -qui s’ensuivrait! Mais qu’on ne croie pas Zompette à l’abri -d’incommodités de ce genre, et que ses véritables amis se gardent bien -de la gaver à l’excès. A la suite de débauches alimentaires, on la voit -perdre sa vivacité, son entrain à aller d’un point à l’autre de son -bocal, et qui est le même que celui d’un fifi sautant de perchoir en -perchoir dans sa cage; elle somnole lourdement, comme un goinfre repu; -le rythme de sa respiration, qui se décèle si bien sur sa blanche gorge, -devient irrégulier, saccadé, pénible. - -Et elle vomit... «comme un homme», ainsi que disait alors en la -considérant une de mes domestiques. Pas tout à fait comme un homme, car -ce qu’elle évacue de la sorte, ce ne sont point des fragments de la bête -trop grosse avalée, mais des filaments blanchâtres, visqueux, qu’un -spirite traiterait volontiers d’ectoplasme, et dont elle se hâte de se -dépêtrer avec ses petites mains à quatre doigts, si préhensiles et -presque humainement conformées; elle s’en dépêtre avec un dégoût -manifeste... Sucs gastriques formés à l’excès dans sa poche stomacale, -sucs de réaction nettement acides, appelés en hâte par la présence d’une -nourriture excessive, qui demeurent eux-mêmes excessifs et dont il -convient de se débarrasser au plus tôt... - -Contrairement à ce qui arrive chez les goinfres, on voit, après des -événements aussi déplorables que ceux que je conte, Zompette résister à -toutes les tentations alimentaires et observer, trois ou quatre jours de -suite, un jeûne résolu. - - - - -VIII - -L’AUTOMNE ET LE SOMMEIL - - -Maintenant, c’était bien la superficie d’un jeton de 2 francs ou d’une -pièce d’argent de 40 sous, qu’eût pour le moins, au repos, occupée -Zompette. Et je ne trouverai jamais occasion plus belle de vous parler -de sa naissance et de sa vie qu’à ce propos... - -Les rainettes ne sont aériennes et amies des arbres, parfois les plus -hauts, que pendant le printemps et l’été,--saisons où elles vivent en -oisives, dépourvues de tous sentiments, et uniquement occupées de -méditer à leur manière et de se nourrir. Mai passé, elles délaissent les -ruisseaux, les étangs et les mares où elles sont allées consommer leurs -amours, puis se hâtent, en personnes sages, de rejoindre les habitacles -des arbres, comme si elles désiraient plus vite, de la fange, regagner -les hauteurs. - -... Mais Zompette n’est encore qu’une toute jeune personne, jouvenceau -ou demoiselle, quand vient le temps, pour moi, de regagner Paris. Elle -est installée dans une petite caisse tapissée de coton hydrophile bien -imbibé, et mise aux bagages, comme mes papiers et mes manuscrits -eux-mêmes. N’oublions pas que c’est la première fois que je l’observe et -que j’apprends à l’aimer... Je n’ai jamais si mal dormi dans un train -qu’en cette nuit d’automne de 1913, où j’emmenais, comme un colis, -Zompette vers Paris, depuis Dax, dans un wagon de bagages... De vagues -remords s’appesantissaient sur moi; j’aurais pu, devant que de quitter -la forêt landaise, lui rendre sa liberté, comme j’avais fait pour tout -un clan de musaraignes et diverses tribus d’insectes... Mais Zompette -était Zompette, et je l’aimais, ce qui ne va jamais sans cruauté, -surtout de la part de qui aime. - -Un grave souci me sollicitait en outre: comment allais-je désormais -pourvoir à sa nourriture? Les mouches étaient bien rares dans ma maison -de Paris, et la cuisinière aurait-elle vraiment la chance de rencontrer -à peu près quotidiennement un ver de terre ou une limace en épluchant -les légumes ou la salade? Cet automne fut le plus beau de ceux que j’ai -connus. Les mouches abondèrent dans mon rez-de-chaussée, et les limaces -dans les salades... Zompette embellissait comme on dit en Gascogne, ou -forcissait, comme on dit en Avignon, pour parler d’une jeune personne -qui profite. Un jour, je me décidai à fabriquer avec une règle, un bout -de fil de fer et un capuchon de tulle, une réduction de filet à -papillons, destiné à capturer pour ma captive les dernières mouches. -Jean Giraudoux et Francis Carco n’hésitaient pas, munis de cet engin, à -les pourchasser jusques au boulevard Pasteur. Loués soient-ils ici pour -cela! Ils faisaient, ma foi, bonne chasse, et attrapaient bien les -mouches. - -_Celle-qui-s’était-promenée-avec-moi-dans-la-forêt_--c’était l’hiver, et -Giraudoux nous avait quittés pour l’Amérique, et Carco pour des -destinations ou des destinées inconnues--me dit un soir: - ---Il vaudrait mieux porter au Bois cette pauvre bête. Elle saura se -débrouiller... - -Je crois que c’est la première fois que j’ai lu des livres traitant -d’animaux; j’appris, d’après ces livres, et pour ne pas entrer dans des -détails oiseux, que les raines, «quand le ciel leur refuse leur pâture», -vont s’engourdir dans la vase des étangs. Je n’avais pas un étang sous -la main. Je n’avais qu’un pot de vieux rouen garni de mousse encore -vivante, tout au moins susceptible d’être arrosée; et ce fut là que -j’installai Zompette, quand il n’y eut décidément plus moyen de la -nourrir. - -Peu après, il fallut bien reconnaître ceci, que Zompette criait -famine,--simple façon de parler,--s’agitait, poursuivait d’inexistantes -ombres de mouches; ceci de ce fait seul que mon appartement gardait une -température où, décemment, les insectes eussent dû pulluler. Il n’y -avait pas de solution autre que de prier ma concierge de colloquer le -vase de Zompette à côté de ceux qui servaient de piédestal aux plantes -vertes de divers locataires, en plein air, dans la cour... Plantes -vertes et grenouille verte... - -En plein air, dans la cour... Alors, Zompette, bien qu’élevée en -captivité depuis sa naissance à sa vraie vie, comprit ce qui se passait -sous le ciel et ne se comporta pas autrement que si elle avait de tout -temps été libre et à elle-même livrée. Le vase de vieux rouen était -circulaire, haut d’environ vingt centimètres, garni de sable sec et de -mousse mourante. Zompette fit ce qu’elle eût fait en pareille saison -dans la forêt landaise, lorsque les insectes sont morts et que le froid -va venir: elle s’installa pour dormir entre la mousse et le sable... - -Un matin, ma concierge vint me dire: - ---On ne voit plus votre grenouille... Ça ne m’étonnerait pas que le -petit chat du 4, qui est si malin... - -L’avant-veille, j’avais aperçu encore, dans une fissure du tapis de -mousse, Zompette et son museau triangulaire et ses deux mains quasi -humaines en dépit qu’elles n’aient que quatre doigts. La veille, une -seule de ces mains apparut au bord de la lacune moussue... Le jour où la -concierge m’entretint en la manière que j’ai dit, il faisait très froid -et, dans le pot en vieux rouen, il n’y avait visiblement plus ni -Zompette, ni son museau, ni ses mains à quatre doigts, ni rien, ni -personne... - ---Ce chat du 4, qui est si malin..., reprenait ma concierge... - -Vaines paroles! J’avais déjà, comme Zompette entre la mousse et le -sable, une si solide impression de sécurité!... - - - - -IX - -LE PRINTEMPS - - -Au contraire de l’automne, qui semble tomber des branches, le printemps -paraît monter du sol. Le thermomètre n’accuse pas une température plus -élevée qu’hier, les servantes s’affairent encore autour des foyers, et, -cependant, il est là. Il s’annonce par une odeur qui n’est qu’à lui, et -que les végétaux, qui l’ont perçue avant nous, consentent à nous -transmettre après s’en être voluptueusement imprégnés. - -Zompette, qui participait entre la mousse et le sable à une vie alanguie -et comme végétative, a éprouvé le retour du jeune dieu à la manière des -plantes. Ses sens, depuis des semaines inutilisés, s’éveillent et se -recréent; le monde visuel va être riche de lignes, de points et de -mouvements alimentaires; les oreilles aussi se préparent à entendre le -concert immense, et une humeur visqueuse suinte abondamment sur la -membrane qui les recouvre, les dérouillant, pour ainsi dire, les -nettoyant de la terre et du sable qui s’y sont collés durant -l’hibernation; ces organes auditifs renferment dans leurs cavités une -corde élastique que Zompette peut tendre à volonté et qui doit lui -transmettre, avec une précision inimaginable pour nous, les vibrations -aériennes et les sonorités terrestres. - -Dans le grand concert printanier, c’est l’enfant amour qui est chef -d’orchestre; mais Zompette ne se préoccupera guère de ses gestes avant -un an encore; car, à en croire les compétences, l’entier développement -des raines, comme d’ailleurs celui des grenouilles et des crapauds, ne -s’effectue qu’avec lenteur. Citons Lacépède, dont les observations, sur -ce point, me semblaient exactes: «_De même qu’elles demeurent longtemps -dans leurs véritables œufs, c’est-à-dire sous l’enveloppe qui leur fait -porter le nom de têtards..._» - -Arrêtons. Ceci est d’un analyste précis et clairvoyant; car il n’y a -guère de rapprochements à faire entre les métamorphoses des batraciens -et celles des insectes, par exemple. Les transformations de ces derniers -représentent véritablement des vies successives, aux buts différents, -certes, mais qui n’en sont pas moins des existences parfaites, nettement -caractérisées: la chenille mange, rampe, mais possède son _modus -vivendi_, tout un jeu d’actions et de réactions qui lui sont propres, -bref, une personnalité qui se suffit à elle-même et à qui manque seule -la possibilité de perpétuer l’espèce; il en est de même du papillon, -avec cette différence que c’est justement cette possibilité qui le -distingue, et qu’il aime et vole, au lieu de manger et de ramper. - -Considérons, au contraire, des œufs de rainette nouvellement pondus et -fécondés: nous y verrons un petit globule noir d’un côté et blanchâtre -de l’autre, placé au centre d’un autre globule, dont la substance -glutineuse et hyaline doit servir de nourriture à l’embryon; deux -enveloppes membraneuses et concentriques le contiennent: ce sont ces -membranes qui représentent à peu de chose près la coque de l’œuf. - -Après un temps plus ou moins long, suivant la température, et qui varie -aussi, nous le verrons en éclaircissant le mystère de la naissance de -mon héroïne, quand la nécessité l’exige, le globule noirâtre d’un côté -et blanchâtre de l’autre se développe et prend le nom de têtard; cet -embryon déchire alors les enveloppes qui l’emprisonnaient mollement; il -nage dans la liqueur hyaline qui l’environne et qui s’étend et se délaie -peu à peu dans l’eau. Il conserve pendant quelques jours son cordon -ombilical, lequel est attaché à sa tête. Il sort de temps en temps de la -matière gluante, comme pour essayer ses forces, mais, au début, ne -s’aventure guère et se hâte de rentrer dans cette petite masse -flottante, qui peut le soutenir; il y revient non seulement pour se -reposer, mais pour s’y nourrir; comme le futur poussin dans sa coquille, -il a là le couvert et le gîte... - -Je passe rapidement sur les métamorphoses, dont tant de livres scolaires -ou de vulgarisation scientifique ont popularisé l’aspect et le progrès: -c’est en général au bout d’un mois et demi que le têtard se débarrasse -de sa dernière enveloppe pour prendre sa forme définitive. La peau -extérieure se fend sur le dos, près de la _véritable_ tête, laquelle -surgit de la fente qui vient ainsi de s’ouvrir. La membrane qui servait -de bouche au têtard se retire en arrière et fait partie de la dépouille, -comme les branchies qui lui servaient de poumons, et chose plus -prodigieuse encore, comme les instruments qui lui servaient d’yeux et -qui étaient apparus une semaine environ après l’animation de la frêle -chose! Alors, les pattes de devant commencent à sortir et à se déployer; -et la dépouille, toujours repoussée en arrière, laisse enfin à découvert -le corps, les pattes postérieures et la queue qui, diminuant de jour en -jour de volume, finit par disparaître complètement, d’une façon vraiment -mystérieuse: car elle ne tombe pas d’un coup, mais tout se passe, en -vérité, comme si elle se fondait dans l’élément qui l’entoure, fait -absolument déconcertant pour l’observateur, fait probablement unique -dans la nature et qui est cause qu’on excuse le bon vieux Pline d’avoir -raconté sans sourciller que la queue des jeunes batraciens se fendait en -deux pour former les pattes de derrière... - -Le têtard n’est donc en somme qu’un _œuf animé_, pourvu de moyens -sensoriels et locomoteurs provisoires; l’on comprend dans une certaine -mesure l’abbé Spallanzani qui voulait rattacher pour ce motif les -batraciens aux vivipares; et il est de fait que, dès la fécondation, -l’œuf est en effet animé, est déjà têtard. Mais, puisque le têtard n’est -qu’un œuf animé... - -Nous parlions de printemps et je citais Lacépède: qu’on m’excuse; avant -de conter le roman amoureux de Zompette, il m’a paru logique de la -montrer dans son mouvant berceau. Ceci fait, je laisse de nouveau, bien -volontiers, la parole au comte: [_Zompette_], _de même qu’elle demeure -longtemps dans son véritable œuf, ne devient qu’après un temps assez -long en état de perpétuer son espèce: ce n’est qu’au bout de trois ou -quatre ans qu’elle s’accouple. Jusqu’à cette époque, elle est presque -muette; les mâles mêmes... ne se font point entendre, comme si leurs -cris n’étaient propres qu’à exprimer des désirs qu’ils ne ressentent pas -encore et à appeler des compagnes vers lesquelles ils ne sont point -encore entraînés..._ - -... Je me rappelle; c’était l’été de 1914, un bel été précoce, vite -devenu trop chaud, orageux, tourmenté. Du pot en vieux rouen, j’avais -depuis quelques jours retiré Zompette un peu éblouie, un peu ahurie, un -peu «pâlotte», pour tout dire, et je l’avais réinstallée dans son bocal -et j’avais conclu un traité avec un négociant en articles de pêche qui -me fournissait tous les huit jours de petits vers rouges bien gaillards, -et il y avait des limaces dans les salades et ni Giraudoux ni Carco -n’oubliaient leur amie; bref, pour Zompette comme pour nous tous, ce fut -un temps où l’on éprouva véritablement cette douceur de vivre, que -d’aucuns disent qu’on ne connaîtra jamais plus. Une nuit où, cherchant -uniquement à me renseigner sur les mœurs et coutumes de ma pensionnaire, -j’en étais peut-être tout juste au passage de Lacépède que je viens de -citer, je m’aperçus d’un certain remue-ménage dans le bocal. Zompette, à -l’ordinaire si réfléchie et méditative une fois gavée, ne tenait plus en -place, gambadait, sautait, heurtant parfois de son museau camus le tulle -de sa clôture. Sachant que la lumière artificielle a le don d’énerver ou -d’abrutir ses congénères, je la portai dans un coin obscur, et... - -... Et ce fut alors tandis que je continuais ma lecture, que retentit -pour la première fois, imprévu, lamentable et formidable, une sorte de -cri désespéré: - ---Kô-ô-ô-ax!!! - - - - -X - -LE RAPPEL DE L’ONDE - - -Cette nuit-là, je ne lus pas plus avant l’œuvre de M. de Lacépède et -conçus pour la première fois de ma vie quelques doutes vis-à-vis de -l’infaillibilité des savants officiels... Car, enfin, à croire ce que je -venais d’apprendre en lisant, Zompette, née à la vie durant le précédent -automne, n’aurait dû encore être qu’un bébé. Je l’examinai: deux petites -plaques brunes tachaient à présent, de chaque côté, la blanche soie -granitée de sa gorge, ce qui est l’insigne de la puberté chez les mâles -de sa race... J’ajoute sans plus tarder que M. de Lacépède n’avait -pourtant pas aussi tort qu’il peut y paraître: j’ai depuis lors, en -effet, acquis la certitude qu’une rainette captive, bien soignée, -régalée de mouches par des hommes de lettres d’un grand talent et de -vers rouges acquis à prix d’or par son maître, atteint plus vite à son -complet développement que celles de ses sœurs soumises aux incertitudes -alimentaires de la complète liberté. Accommodation aux circonstances qui -n’a rien qui puisse surprendre outre mesure, et que nous retrouverons -tout à l’heure dans un cas autrement intéressant et troublant au point -de vue scientifique. - -Le dimanche suivant, je le passai à Chelles, comme il m’arrivait -fréquemment en ces temps heureux. Juin. Les sœurs de Zompette, ou plutôt -les mâles de sa race, poursuivirent ce soir-là, dans les arbres du -jardin de l’auberge, un concert rauque et discord. Car, il faut bien le -reconnaître, à côté de la flûte mélodieuse du crapaud et du brékex -discrètement grinçant de la grenouille comestible, le _kô-ô-ô-ax_ de -Zompette est quelque chose de purement exaspérant, affreux, déchirant. -Déjà, on m’avait averti, en mon domicile parisien, que les locataires -voisins se plaignaient de la chanson de ma pensionnaire. Il me fallut -donc penser à lui chercher une compagne digne d’elle, ou à partir pour -les champs; ce fut cette dernière solution que j’adoptai pour des motifs -dictés au reste infiniment plus par mon égoïsme et mon envie personnelle -que par sollicitude pour les oreilles de mes voisins... - -C’est à la fin d’un mois d’avril normal que le roman amoureux de -Zompette commence; mais ce n’est pas dans les arbres qu’elle et ses -sœurs en goûtent les plaisirs; est-ce de la pudeur? Peu probable... -Est-ce, comme pourrait parfaitement l’affirmer un Bernardin de -Saint-Pierre, parce qu’elles veulent se soustraire à tous les regards et -se mettre à l’abri de tous les dangers, pour s’occuper plus pleinement, -sans distraction et sans trouble, de l’objet avec lequel elles vont -s’unir?... - -Non, l’onde les appelle parce qu’elles y sont nées, qu’elles savent que -cet élément sera indispensable à la première vie de leur progéniture et -il n’y a là qu’un des plus simples des mille miracles de l’instinct... -C’est la récréation, au sens multiple et fort du mot, dans l’élément -originel... Noces assez brèves, du reste: les femelles sont délivrées en -moins de quarante-huit heures des œufs qu’elles portent et, très -souvent, le mâle, lassé ou impatient de reprendre sa vie aérienne, -abandonne sa femelle qui ne pond plus alors que des œufs voués à la -stérilité. - - - - -XI - -ÉCLAIRCISSEMENT D’UN MYSTÈRE - - -Je ne vous conseille pas de faire prendre un bain de mer à une -grenouille ou à une rainette; certes, elles n’en meurent pas, comme -feraient des poissons d’eau douce, mais cela les dégoûte d’étrange -sorte, elles n’ont qu’une envie, celle de regagner le sol, et je vous -assure qu’elles s’y emploient promptement. Ce n’était donc pas dans la -mer salée ou dans l’étang non moins salé d’Hossegor que les pères et -mères des innombrables bébés-rainettes qui pullulaient en octobre 1913 -dans ce coin de la forêt landaise avaient consommé leurs noces, ce -n’était pas dans cette onde hostile que leurs têtards avaient pu se -développer. - -Alors, où et comment? Car, c’est le moment de le répéter, nulle source -ni nulle mare douce à deux bonnes lieues à la ronde... Fallait-il -imaginer, comme on l’a cru jadis dans les campagnes, que les grenouilles -vertes ou brunes, et les raines et les crapauds tombaient du ciel avec -les orages, lesquels se contentent de les mettre en bonne humeur et de -les exciter au vagabondage? Evidemment non... Mais, si fort que ces -petites et un peu puériles recherches agacent ma curiosité, il est fort -probable que je ne serais jamais arrivé à allumer à ce propos ma -lanterne, si le hasard n’avait soulevé la question au cours d’une -conversation que j’eus, voici deux ans, avec M. Georges Bohn, éminent -biologiste et distingué chroniqueur scientifique au _Mercure de France_. - -Justement, à cette époque, son laboratoire de la rue Cuvier était peuplé -de têtards. Et ce fut de batraciens que nous causâmes... Or, quand j’eus -parlé de Zompette et du mystère de sa naissance au plus aimable et au -plus accueillant des hôtes: - ---Il existe, me dit-il, des raines autres que la rainette verte ou -commune: la _bossue_, de Lemnos; la _brune_ et la _couleur-de-lait_, -américaines; la _flûteuse_, qui doit être très rare et peut-être -inexistante; et l’_orangée_ de Surinam... En les étudiant, peut-être -trouveriez-vous une solution à votre problème... Mais je vous signale -surtout une grenouille, la _rana rufa_ de Java, qui s’accouple -volontiers, quand il n’y a pas d’eau douce dans les environs, au creux -des souches ou des vieux arbres: il y aurait peut-être pour vous -quelques indices utiles à tirer de là. - -Je ne saurais trop remercier M. Georges Bohn; ses prévisions n’étaient -point trompeuses; ma Zompette, contrairement à la plupart de ses sœurs -ou frères des contrées riches en sources et en viviers, n’était pas née -dans l’onde, mais au creux de quelque vieux pin. Là, les pluies -s’amassant, entretenant des mares précaires, de l’humidité en tout cas, -et cela suffit aux noces de ses parents qui--nous l’avons noté--n’aiment -pas, mâles ou femelles, à s’éloigner des arbres et ont toujours hâte d’y -aller reprendre leur vie pensive et gourmande, si fortes que soient les -sollicitations de l’amour. - -Avec un peu de patience, j’ai pu découvrir trois ou quatre de ces -_nids_, car il n’y a pas de mot convenant mieux à ces réceptacles d’œufs -d’une race aussi arboricole que celle des oiseaux; dans la pluie ou -l’humidité demeurées au creux de l’arbre, la substance glutineuse et -hyaline se comporte comme elle ferait au fond d’une mare, et, en elle, -les têtards n’évoluent pas autrement qu’ils ne le faisaient dans les -cuvettes de verre blanc du laboratoire de la rue Cuvier. - -Mais il est hors de doute que, dans ces conditions, l’évolution de -l’_œuf animé_ aquatique vers sa forme terrestre, aérienne et définitive, -est infiniment plus rapide que lorsque la ponte a eu lieu dans une mare -importante ou un intarissable ruisseau. On assigne aux têtards des -grenouilles et des rainettes un mois et demi ou deux mois pour -devenir--en plus petit--tels qu’ils demeurent le reste de leur -existence, mais, dans les conditions exceptionnelles dont je parle, -trois semaines suffisent, je l’ai constaté et je l’affirme, à dépouiller -notre héroïne de sa défroque provisoire et à la lancer vers sa nouvelle -vie, armée de ses pattes à ressort et de la teinte qui lui confère une -invisibilité herbeuse ou bocagère... - - - - -XII - -SUITE ET FIN DES ANNALES DE ZOMPETTE - - -Les gens les plus indifférents ou les plus distraits ne sauraient avoir -oublié encore que divers événements de quelque gravité se déroulèrent à -la fin de juillet de 1914. Nous nous trouvions dans l’île bretonne de -Bréhat, et, les trains étant momentanément réservés aux mobilisés, ce -fut par mer que je résolus de me rendre vers des destinées militaires -encore vagues, mais qui, selon moi, ne pouvaient tarder à se préciser, -dès que j’aurais rallié mon centre de recrutement, dans mon Sud-Ouest -natal. Nous nous embarquâmes donc à Brest, sur un cargo en partance pour -Bordeaux, avec divers familiers que je comptais bien hospitaliser dans -la maison maternelle, aussi longtemps que durerait la guerre, -c’est-à-dire, ainsi que le proclamaient le bon sens, le sens commun et, -en outre, les gens bien informés, pour une période dont la durée ne -devait excéder cinq ou six mois... - - * * * * * - -L’histoire de la rainette verte, et le rapport des quelques -particularités dans l’histoire de ma Zompette, à moi, qui peuvent jeter -quelques lueurs sur sa race tout entière, touchent ici à leur fin. - -Tandis que les hasards de la servitude militaire me ballottaient sans -trêve d’un bout à l’autre de la France, employé aux fonctions les plus -ahurissantes et les plus dépourvues d’intérêt, Zompette demeura dans la -maison maternelle, vivant aux beaux jours dans son bocal, dormant entre -mousse et sable quand les rigueurs de la saison avaient fait passer de -vie à trépas les derniers insectes, vouée à l’affection et à la grande -sollicitude des miens. - -Ils aiment comme moi les animaux, mais non pas tous, et il faut bien -reconnaître qu’il n’y a pas grand mérite à s’intéresser à cette petite -créature peu encombrante, d’entretien nul, et pleine de gentillesse. Je -le répète: Zompette ne s’apprivoise pas, comme peut le faire un être -tout voisin de nous, la chauve-souris, par exemple, ou même un être -infiniment lointain, mais rendu subtil par quelques millions de siècles -de plus que nous, plus évolué, mieux organisé: par exemple, un grillon. -Elle ne s’apprivoise pas dans le sens que, dans la chauve-souris, -j’attribue à ce terme et qui revient à donner à apprivoisement la -quasi-synonymie du beau mot d’amitié... Mais elle s’habitue à nous, à -notre face et à nos regards, à nos mains et à nos gestes, et quand elle -nous connaît bien, saute volontiers sur un de nos doigts, comme un -moineau privé, pour s’emparer de la mouche qu’on lui tend. - -En revanche, n’imaginez pas qu’elle saurait, comme le moineau privé, -regagner sa cage, après avoir conquis cette menue offrande. Elle est -charmante, mais elle est stupide. Je me rappelle à ce propos que, voici -quelque quinze ans, un brave type en redingote, cravaté de noir, -surmonté d’un chapeau haut de forme, arriva de sa province pour -expliquer aux Parisiens que l’homme «descendait», non point du singe, -mais de la grenouille, et avec l’intention, j’en ai bien peur, de fonder -sur cette sensationnelle découverte tout un système philosophique, -sociologique, et peut-être même religieux. Prévenue par quelques «pays» -facétieux de ce savant obscur jusque-là, la jeunesse des écoles lui fit -un accueil grandiose, l’acclama... Il y eut, en l’hôtel des Sociétés -savantes, un banquet somptueux, suivi d’une profusion de discours, d’où -il était à conclure que, véritablement, un nouvel ordre de choses était -né. - -Je m’en voudrais de contrister ce sympathique savant, s’il est encore de -ce monde, et si un mauvais sort veut qu’il lise ma prose, mais je me -vois obligé de le contredire en cet endroit. Stupide, mais charmante, -ai-je écrit tout à l’heure. Ceux qui se sont intéressés à mes -précédentes études naturelles savent que, certes, j’ai maintes fois -énoncé qu’_instinct_ et _intelligence_ sont des mots, ne sont rien que -des mots,--que je ne suis même pas loin de supposer que, «peut-être, -après tout, l’intelligence n’est que l’instinct en herbe...» Pourtant, -je me vois bien obligé d’écrire de mon amie Zompette qu’elle est -stupide, du moins dans le sens que notre «intelligence» attribue à -stupidité... Bref, c’est un de ces animaux que nous convenons d’appeler -inférieurs. - -Animal inférieur. Oh! sur ce point aussi, entendons-nous... De la -prétendue _Echelle des êtres_, laquelle est sans commencement ni fin, -nous ne connaissons qu’une minime étendue; nous n’en demeurons pas moins -persuadés qu’il doit exister, vers l’infiniment petit, des microbes pour -les microbes et qu’au delà du bipède-roi, dans l’avenir de la planète -Terre ou dans d’autres mondes de l’espace, peuvent ou pourront dominer -des créatures aux yeux desquelles nous sommes ou serons, comme dit Wells -à propos de ses Marsiens, ce que sont, à nos propres yeux, «les bêtes -qui périssent»... - -Animal inférieur, déjà très simplifié organiquement, sur la parcelle par -nous à peu près connue de l’échelle infinie, et bien plus proche déjà, -pour les actions et réactions sensorielles, du mollusque gastéropode, de -ce nigaud d’escargot, par exemple, que du reptile infiniment plus élevé -au point de vue de la personnalité et de la compréhension. Le cœur de -Zompette est conformé de manière à pouvoir battre sans être mis en -activité par les poumons; il fonctionne assez durablement quand la -bestiole est placée sous la cloche de la machine pneumatique; si vous -avez le courage de lui arracher ce cœur en pleine vie, vous verrez ce -viscère conserver son battement une dizaine de minutes; et la rainette, -privée de son cœur, continuera de vivre près d’une demi-heure, ou même -plus longtemps, si vous entretenez par des injections de sérum une -circulation artificielle. Toutes choses sur lesquelles il serait -pédantesque d’insister ici, mais qu’il convient de signaler, -puisqu’elles prouvent que, chez les batraciens, les centres nerveux -n’obéissent qu’à moitié encore à un ganglion cardinal, et qu’un -régionalisme excessif de la sensibilité et de la vie leur permet de -vivre ou de donner des apparences de vie en dépit des mutilations les -plus atroces. Un ver de terre est sectionné en son milieu, et, en voici -deux au lieu d’un; un mammifère est décapité, et il n’en reste plus que -deux lambeaux inégaux de chair et d’os aussitôt voués à la pourriture. - -Or, à tort ou à raison, force nous est bien, momentanément tout au -moins, de considérer comme lointains pour nous, sinon inférieurs à nous, -des êtres chez qui la sensibilité et la faculté de vie se comportent de -façon si autre qu’en nous-mêmes. - -Amputée soigneusement de son cerveau, dûment pansée et bien guérie de -cette opération, Zompette, après avoir manifesté quelques troubles -passagers, n’en continuera pas moins à sauter après les mouches à peu -près aussi habilement que ses sœurs intactes, ce qui prouve que ses -nerfs optiques et auditifs ont des ramifications qui n’aboutissent pas -nécessairement toutes au ganglion cardinal. S’il en est autrement, c’est -que l’opérateur aura maladroitement endommagé les nerfs optiques ou -auditifs au lieu de se borner à enlever ou à détruire la matière -cérébrale... - -Charmante, mais stupide... - -Mais que lui demandons-nous d’autre que d’être charmante, d’être vêtue -de la plus belle tunique verte que nous puissions concevoir et dont sa -coquetterie ira jusqu’à modifier la nuance selon la teinte des feuilles -de la branche que nous lui offrirons comme perchoir? Car Zompette est -une admirable--encore qu’inconsciente--artiste en fait de mimétisme. -Selon la couleur du feuillage dont vous meublerez son bocal, celle aussi -de sa vêture se modifiera; les feuillages sensibles du mimosa -l’inviteront à la pâleur, ceux de l’arbousier à une verdure d’or ou de -bronze; cette dernière robe est, selon moi, celle qui convient le mieux -à sa personnalité pensive et vorace. - -Dans une autre étude, où j’essayerai de situer l’échelon où commence la -_personnalité_ chez les bêtes, il ne me sera pas très difficile de -démontrer qu’elle n’existe et ne peut se développer que lorsqu’il s’agit -d’animaux dont les «visages» peuvent se modifier selon la différence -quantitative ou qualitative des émotions subies. Les insectes d’une même -race sont totalement dépourvus de personnalité et, qu’on les torture ou -qu’on les flatte, présentent une identique face qui, chez le grillon ou -la fourmi, est aussi peu expressive, aussi dépourvue de physionomie -qu’un seau à charbon, par exemple. Il en va autrement déjà chez les -reptiles, et je vous assure, ayant eu pour amies diverses couleuvres, -qu’elles n’ont pas du tout la même tête selon qu’on les caresse ou les -irrite... Zompette est déjà à l’étage, à l’échelon au-dessous. Son -visage ne traduit ni la douleur, ni la joie, ni la tension du désir, ni -l’apaisement de la satisfaction; seule la forme de ses mains à quatre -doigts, presque préhensiles, ai-je dit, et la façon dont elle s’en sert -parfois, notamment pour bien enfoncer dans sa bouche une proie -considérable et mal happée, a pu faire illusion au bon savant provincial -dont j’ai parlé tout à l’heure, sur sa parenté avec nous et sa relative -«humanité». - -Pas plus de physionomie qu’un grillon ou une fourmi, à cela près que la -face de ceux-ci fait penser, si l’on veut, à un seau à charbon, tandis -que la sienne évoque plutôt l’idée d’un bijou bien ciselé ou d’un -fragment de jade: «On aura presque autant de plaisir à les observer qu’à -considérer le plumage, les manœuvres et le vol de plusieurs espèces -d’oiseaux...» Et Lacépède, cité pour la dernière fois, a parfaitement -raison quand il s’exprime de la sorte. Car, si Buffon et ses disciples -immédiats accueillent l’erreur avec une immense indulgence lorsqu’il -s’agit des faits particuliers, on ne saurait leur contester la faculté -d’ouvrir larges leurs tabliers quand il pleut des vérités premières et -des considérations générales. - -Le printemps de 1917 me retrouva en congé de convalescence dans ma ville -natale. Printemps seigneurial, épanoui, généreux, qui succédait au plus -rigoureux des hivers. Ma sœur et moi, penchés vers le vase de vieux -rouen, guettions le réveil de Zompette. Elle allait entrer dans la -cinquième année de sa vie. - -Je ne savais pas alors qu’elle ni ses pareilles ne vivent guère plus de -quatre ans. - - - - -XIII - -SALTAVIT ET PLACUIT - - -Charmante, mais stupide... Stupide, mais charmante... Une figure -dépourvue de toute expression, mais ravissante. Je pense à ces _sisters_ -de music-hall, aux visages aussi _impersonnels_ que celui de Zompette, -mais à qui nous sommes reconnaissants, maquillés qu’ils sont par les -lumières de la rampe comme Zompette par le reflet du feuillage, de -flatter un instant nos yeux. - -Je pense encore aux dernières phrases de la préface que Pierre Louÿs -consacra à la biographie de sa fictive Bilitis, laquelle avait chanté et -dansé sa vie, et plu aussi longtemps que sa frêle personnalité compta -aux registres de ce bas monde. - -Le printemps! Les mouches abondaient, tous les insectes s’étaient -réveillés, les grillons allaient prendre leur costume nuptial, le dieu -archer crépitait lumineusement de toutes ses flèches contre le vase de -vieux rouen. Et Zompette, sourde aux appels de la lumière et de l’amour, -persistait à ne point surgir de son abri entre sable et mousse... - -Comme mon congé allait finir, je me décidai à enlever la mousse avec -précaution... Il n’y avait plus, sur le sable clair, qu’un petit -squelette aplati, minutieusement intact, mais curieusement réductible en -poudre menue, dès que mes doigts voulurent le toucher. - -Je vidai le contenu du vase de vieux rouen sur le balcon. - -Le vent y laissa le sable et emporta dans sa danse les restes de -Zompette. - - -FIN - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - Pages - - Préface 7 - - I. Emile ou de la Personnalité chez les Bêtes 19 - - Livre premier: Psychologie humaine et Psychologie animale 25 - Livre deuxième: Du Plagiat ou de la «Singerie» chez la - plupart de nos familiers 37 - Livre troisième: Individualité et Personnalité 51 - Livre quatrième: Emile et... 73 - Livre cinquième: ... les Autres 87 - Livre sixième: Les Autres... et Emile 97 - Livre septième: Le Temps et les Bêtes 125 - Livre huitième: La Mort 139 - Livre neuvième: Immortalité et Personnalité 148 - - II. Coco, cacatois 163 - - III. Zompette, la Grenouille verte 173 - - Prologue 175 - La Forêt à l’Automne 177 - Rencontre de Zompette 183 - Portrait de Zompette 186 - Pourquoi si peu de révérence vis-à-vis de mes illustres - devanciers? 195 - De l’Habitat qui sied à Zompette captive 199 - Réputation usurpée de Zompette 203 - Les Menus de Zompette 206 - L’Automne et le Sommeil 213 - Le Printemps 219 - Le Rappel de l’Onde 229 - Eclaircissement d’un Mystère 232 - Suite et Fin des Annales de Zompette 237 - _Saltavit et placuit_ 249 - - - - -IMPRIMERIE RAMLOT et Cie - -52, Avenue du Maine, 52 - -PARIS - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EMILE ET LES AUTRES *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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j’ai -envie d’étrangler, aussi bien que le roulier qui -brutalise ses chevaux sous l’influence d’un -coup de vin, le charcutier qui pratique la vivisection -intensive sous prétexte d’inspiration -scientifique…</p> - -<p>Mais…</p> - -<hr /> - - -<p>… Mais je connais une charmante vieille -dame qui, jusqu’à sa mort, a juré de porter, -éternellement fixé à son poignet par un bracelet -de cuir, le portrait sous médaillon d’un -caniche qu’elle perdit il y a eu vingt ans aux -pommes.</p> - -<p>J’en sais une autre, — celle-ci beaucoup -plus jeune, ma foi ! — qui va chaque mois au -moins orner de fleurs la tombe d’un bull dans -le cimetière canin d’Asnières, où il dort son -dernier sommeil…</p> - -<p>Tant pis pour moi si l’on m’en veut de protester -contre de pareilles marques d’affection ! -J’estime que, s’il faut aimer les bêtes, qui sont, -en effet, infiniment aimables, il faut aussi que -notre intérêt pour elles soit digne de nous et -qu’il soit surtout — ce dont le prétendu ami -des bêtes ne semble guère, à l’accoutumée, se -douter — digne d’elles.</p> - -<p>Par exemple, il est entendu que, ce qu’il y a -de meilleur dans l’homme, c’est le chien. Soit ! -Mais pourquoi ne pas <i>transposer</i>, quand il -s’agit d’animaux domestiques ? Pourquoi ne -pas dire : ce qu’il y a de plus mauvais dans -le chien, c’est l’homme ? Le malheureux toutou, -auquel nous devrions, par convenance -pour nous et par amitié pour lui, concéder une -<i>valeur</i> plus désintéressée, ne nous plaît en -général que dans la mesure où il flatte notre -orgueil, ou quelque autre de nos défauts.</p> - -<p>Ainsi, les caresses serviles qu’il octroie si -volontiers aux bipèdes permettent aux plus -misérables de ceux-ci de posséder un serviteur -et un courtisan. Mais il y a pire : ces -pauvres bêtes, façonnées depuis des millénaires -par une hérédité d’esclavage, parodient -les tares (ou les vertus, mais c’est moins fréquent !), -les allures et jusqu’aux grimaces de -ceux dont elles ont fait leurs dieux Lares. -Elles reflètent fidèlement, avec une facilité -déplorable, celles des manies, ceux des tics, -ceux des instincts qui nous sont les plus coutumiers. -Je commenterai plus loin l’histoire -de deux chiens que j’ai connus dans mon -enfance : le dogue du boucher du coin ressemblait, -museau et caractère, à son patron. -Pourquoi ? Parce que celui-ci cultivait sa férocité -et son goût professionnel de l’odeur du -sang, ceci sans le savoir, peut-être, mais un -peu comme Dieu fit quand il nous créa à son -image (flatteur pour lui !)… Cependant, la -levrette de la gentille modiste d’en face sautillait -tout le long du jour sur le trottoir avec -une coquetterie un peu niaise et tellement -jumelle de celle même que sa patronne pratiquait !</p> - -<p>Et le boucher du coin disait de son gros -chien camus :</p> - -<p>— Un travailleur, messieurs… et un gaillard !</p> - -<p>Et la modiste d’en face disait de sa grêle -chienne au museau pointu :</p> - -<p>— Un amour, et si sensible, mesdames !</p> - -<p>Ainsi n’admiraient-ils qu’eux-mêmes dans -leurs frères inférieurs, ou prétendus tels. Une -admiration de ce genre me semble, à le déclarer -net, aussi peu flatteuse pour l’être humain -qui l’éprouve et la chante à tout venant que -pour l’animal qui la subit.</p> - -<p>Il est vrai que ce dernier n’en peut mais. -Et, « en l’espèce », je juge que, dans le cas -du boucher et du bouledogue, de la modiste -et de la levrette, les « frères inférieurs » -n’étaient pas nécessairement ceux qu’on -aurait cru pouvoir désigner de prime abord, -sans hésitation possible.</p> - -<hr /> - - -<p>La Science ne va plus aujourd’hui jusqu’à -décider péremptoirement que l’homme descend -du singe ; elle transige et explique que -l’homme est un singe qui a réussi. Je me suis -attiré toutes sortes de foudres pour avoir -énoncé qu’il fallait aller plus loin, que -l’homme était un singe qui avait mal tourné, — puisqu’il -avait été obligé d’inventer le feu, -et réalisé par la suite diverses autres conséquences -du « Progrès » qui rendent les -guerres et l’existence actuelles, la mort et la -vie, si séduisantes dans leur ensemble…</p> - -<p>Mais tenons-nous-en aux toutous. Car il en -est aussi de « progressistes », ou plutôt de -« perfectionnables ».</p> - -<p>On dit d’eux qu’ils sont de luxe. Je les considère -plutôt comme des loups qui ont mal -tourné ; ceux-ci, par notre faute, ont partagé -le mieux, presque à l’égal de nous, la male-chance -des hommes par rapport à la chance, — relative, -car tout est relatif ! — des singes -et surtout des grands anthropomorphes…</p> - -<hr /> - - -<p>A la vérité, ce qui fait le mérite des bêtes, -c’est la valeur de l’intérêt que nous leur portons ; -mais il ne faut pas les aimer bêtement, -anthropomorphiquement : <i>il faut les comprendre</i>.</p> - -<p>Ceci, au point de vue intellectuel.</p> - -<p>Et, <i>au point de vue moral</i> : il faut que nous -fassions tout pour que ces esclaves, <i>qui ne -sont esclaves que par notre faute, restent auprès -de nous aussi rapprochés que possible -de ce qu’ils seraient si nous n’existions pas</i>.</p> - -<p>Voilà, je crois, la vraie maxime de ceux -qui s’intéressent aux bêtes autrement que -d’une façon « anthropomorphique » et sensiblarde.</p> - -<p>Je me souviens d’un jour de l’hiver dernier, -où, près d’une fenêtre provinciale, je relisais -je ne sais plus quelle page féroce, splendide -(et cependant moins <i>hallucinée</i> qu’à l’ordinaire) -de Mirbeau. Or, voici qu’à quelques pas -de la maison maternelle, sur le trottoir, retentit -soudain un miaulement lamentable.</p> - -<p>Je regarde : c’était un malheureux chaton, -sous la pluie, dans la boue ; un affreux petit -animal, maigre, affamé, égaré. Et moi, je -croyais comprendre très bien tout ce que son -miaulement éperdu contenait de détresse. Je -croyais comprendre… Que dis-je ? Je traduisais -à mesure :</p> - -<p>« Je suis terrifié, j’ai faim, j’ai froid… Je n’y -suis pour rien, ce n’est pas de ma faute !… Si -les hommes n’avaient pas domestiqué mes ancêtres, -je serais déjà capable, même si petit, -de chercher ma pitance dans quelque fourré -lointain. Mais je suis dans la ville où il m’a -fallu naître, devant ces divinités qui disposent -de tout et qui vont certainement encore me -chasser à coups de bottes ou de balai. »</p> - -<p>Comme pour confirmer les sentiments que -mon imagination prêtait à la bestiole (mais -mon imagination s’égarait-elle beaucoup ?), -une voisine s’écria :</p> - -<p>— Il est encore là ?… C’est celui qui, ce matin, -maraudait dans ma cuisine !… Sale bête !</p> - -<p>Le petit chat miaula plus fort, supplia, ce -qui parut irriter davantage encore la commère. -Elle cria tant et si bien que son mari -surgit sur le seuil…</p> - -<p>— Flanque-lui donc <i>Ravachol</i> aux trousses ! -glapit-elle.</p> - -<p>L’homme eut un bon gros rire, siffla, puis :</p> - -<p>— Au chat, <i>Ravachol</i>, au chat !</p> - -<p>Un chien, un superbe berger alsacien (?), -accourut… « Au chat !… » Ça ne traîna pas : -deux ou trois bonds joyeux, un coup de mâchoire, — crac !… — et -il n’y eut plus sur la -chaussée, sous la pluie, dans la boue, qu’une -petite boule de fourrure grise et sale qui gisait, -les reins brisés, avec une fine langue rose -recroquevillée aux bords des gencives brunes -et des dents blanches. La femme montra un -visage épanoui, triomphant : l’homme eut de -nouveau son bon gros rire placide ; le chien -revint vers ses Dieux Lares, satisfait, avec des -aboiements victorieux, fit le beau, reçut des -caresses… (Oui, Mirbeau eût admirablement -conté cette histoire-là !)</p> - -<p>C’était pourtant un bon chien… C’étaient -pourtant de braves gens…</p> - -<hr /> - - -<p>Non, sous aucun prétexte, il ne faut aimer -les animaux en ce qu’ils nous rappellent de -notre propre nature : tout esprit clair et débarrassé -des préjugés ordinaires sait que nous -risquerions d’apprécier presque uniquement -en eux les sentiments que les moins intéressants -de nos semblables ne constatent pas sans -inquiétude dans leur propre cœur.</p> - -<p>Il faut comprendre ce que le Pauvre des -pauvres appelait, en ses Fioretti, l’adorable -Sainteté des Bêtes. Les bêtes ont leur sainteté, -que je nommerai, moins dévotement, leur dignité. -Mais qu’est la dignité d’un animal domestique -(oh ! non par sa faute, encore une -fois !), à côté de celle d’une bête sauvage ? -C’est à l’état sauvage que doivent, des ans et -des ans, ceux qui prétendent chérir leurs frères -inférieurs, les observer.</p> - -<p>Les observer, oui, car on ne chérit véritablement -pas une créature, quelle qu’elle soit, -que l’on n’a pas longtemps <i>observée et comprise</i>. -Il faut voir les animaux à l’œuvre, à -leur œuvre ; et non à la nôtre — car, lorsque -notre collaboration leur fait défaut, l’œuvre, -je vous prie de le croire, n’en est pas moins -belle et noble pour cela.</p> - -<hr /> - - -<p>Quant aux « petits chienchiens à leurs mémères », -ils ne seront jamais, d’ailleurs, — en -plus sympathique généralement, — que les caricatures -de ces dames.</p> - -<p>Mais je n’aime plus guère à m’occuper d’humaine -et surtout de féminine psychologie.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="p1">I<br /> -<span class="small">ÉMILE OU DE LA PERSONNALITÉ -CHEZ LES BÊTES</span></h2> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1l1"><i>LIVRE PREMIER</i><br /> -<span class="small">PSYCHOLOGIE HUMAINE -ET PSYCHOLOGIE ANIMALE</span></h3> - - -<h4 title="">1</h4> - -<p>Quiconque tente une étude de ce genre, et -même aussi modeste d’intentions et d’effets -que celle que voici, se doit de noter d’abord -à quel point est impropre le terme <i>psychologie</i>, -lorsqu’il s’agit de projeter quelques -lueurs sur les mystères de l’âme animale.</p> - -<p>D’autres écriraient : de ce qui sert d’âme -aux bêtes ou leur constitue un semblant -d’âme. Je préfère dire âme tout court, et ceux -qui ont pris quelque intérêt à mes précédents -essais du même genre<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> doivent connaître -(même s’ils ne partagent point tout à fait mon -avis), que, concédant une âme aux bêtes, ou -plutôt ne voyant pas très clairement où finit -l’instinct et où commence l’intelligence, je ne -m’exprime pas de la sorte pour des motifs -uniquement sentimentaux.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>La Vie de Grillon</i> et <i>La Chauve-Souris</i>.</p> -</div> -<p>Terme impropre — dis-je, — que celui de -psychologie appliqué à l’âme des animaux, -terme non seulement impropre, mais dangereux, -puisqu’il risquerait de nous inviter à -étudier l’âme des bêtes comme nous faisons -celle de nos semblables : méthode qui, dès le -principe, serait défectueuse.</p> - -<p>Mais, au fait, en quoi consiste l’œuvre de -l’observateur de ses semblables, du psychologue -<i>humain</i> ?</p> - -<p>Nous sommes à peu près assurés que, pour -la plupart des hommes, deux et deux font -quatre et que la somme des angles d’un triangle -est égale à deux droits ; les phénomènes -intellectuels, leur processus et leur exercice, -grâce à la possibilité de communes mesures -d’homme à homme, sont donc susceptibles -d’être étudiés à peu près objectivement et de -donner lieu à des lois provisoirement indiscutables. -Mais, dès qu’il s’agit de phénomènes -sensoriels ou sentimentaux, l’abîme déjà se -creuse entre individus d’une même espèce, -voire de la même famille, et l’on doit se rabattre, -pour tenter d’y voir clair, sur la -méthode introspective, faire de soi-même son -objet d’expérience, l’objet d’expérience par -excellence, celui à propos duquel on a le plus -de chance de ne pas trop se tromper.</p> - -<p>Nous pouvons parfaitement côtoyer toute -notre vie des gens qui appellent le vert rouge, -et réciproquement, sans nous en douter -et sans qu’ils s’en doutent eux-mêmes.</p> - -<p>Les miroirs des sens sont loin de refléter -le monde extérieur de la même manière, -et, si n’importe qui d’entre nous se trouvait -logé brusquement dans la peau de son meilleur -ami ou de son frère, et pourvu à l’improviste -de ses machines à interpréter le -monde, il y aurait chance qu’il se crût soudain -éberlué, ou devenu dément, ou transporté -dans une autre planète que cette terre.</p> - - -<h4 title="">2</h4> - -<p>Quand nous disons des autres hommes -« nos semblables », c’est une expression qui a -sans conteste son charme social, mais qui est -indubitablement inexacte et insuffisante dès -qu’il s’agit de la vie psychique. Chaque homme -est aux autres hommes un monde clos et -mes semblables peuvent bien me raconter -ce qui se passe en eux-mêmes, que je les y -invite ou non, sans que je me juge obligé de -les croire pour cela.</p> - -<p>Non que l’on soit tenu par principe de suspecter -leur bonne foi. Mais, pour les croire -<i>scientifiquement</i>, il faudrait, comme l’on dit, -pouvoir y aller voir… Les erreurs que nous -faisons sur notre compte sont fréquentes, et -si un mur opaque et infranchissable nous sépare -des autres âmes, combien de fois des -nuées et des voiles ne s’interposent-ils pas, -fallacieux, entre notre intelligence condamnée -à l’impuissance et nos sentiments devenus -pour elle étrangement confus et obscurs ?</p> - -<p>Freud, étudiant avec la précision et la subtile -logique que l’on sait les phénomènes si -troublants du sommeil et du songe, n’attribue -aux expériences faites sur les autres ou aux -informations documentaires bénévolement -fournies par ceux-ci, qu’une valeur très relative.</p> - -<p>Il est bien évident qu’en pareil cas le sujet -peut, non seulement se tromper en toute sincérité, -se souvenir mal, défectueusement s’expliquer, -mais aussi conter d’énormes blagues -au plus savant, au plus averti des spécialistes… -Bref, l’humaine psychologie, pour une -immense part de l’ordre d’études qu’elle embrasse, -est condamnée à se fonder sur une -base subjective, presque uniquement subjective, -à laquelle on ne saurait dénier quelque -incertitude et quelque instabilité.</p> - - -<h4 title="">3</h4> - -<p>La psychologie animale se heurte, bien entendu, -à des difficultés de méthode encore -plus considérables.</p> - -<p>Elles proviennent d’abord de ce fait que le -mur, si souvent opaque et infranchissable -d’homme à homme, devient encore plus décourageant -d’homme à bête.</p> - -<p>En second lieu, il ne saurait être question -ici, sinon exceptionnellement, de ces phénomènes -intellectuels auxquels je faisais allusion -tout à l’heure, et grâce auxquels certaines -échelles peuvent être lancées par-dessus -le mur, quelques fenestrelles pratiquées en -lui : l’âme de l’animal est avant tout un -monde de sentiments et de sensations qui ne -sauraient naître et se développer d’une manière -analogue aux nôtres qu’à titre d’exception -et absolument par hasard. Entre ses sentiments -ou sensations et nos sensations, il n’y -a même pas une apparence de possibilité de -commune mesure.</p> - -<p>Nous voici donc dans l’obligation d’inférer, -de traduire, — de traduire avec des chances -perpétuelles de trahir.</p> - - -<h4 title="">4</h4> - -<p>Le pire des écueils que ménage aux hommes -qui s’intéressent aux bêtes l’étude de -leur mentalité et de leur moralité, écueil que -je tenterai d’éviter avec le plus de soin, est -celui vers lequel tend perpétuellement à nous -conduire ou nous ramener la manie invétérée -de juger nos « frères inférieurs », ou prétendus -tels, selon nous-mêmes.</p> - -<p>Lorsque Buffon, à propos du cheval, parle -de noblesse, il n’y a là qu’association d’idées -assez puériles, en tout cas superficielles et -peu solides, dans l’esprit et sous la plume du -pompeux écrivain ; l’idée de cheval a évoqué -pour lui d’autres idées ou images nobles et -brillantes, que désignent des mots comme chevalerie, -chevauchée, cavalerie, cavalcade.</p> - -<p>Ajoutez à cela l’expression d’une reconnaissance -égoïste, l’exposé des services que -rend à l’homme « sa plus noble conquête », -la louange de son endurance au labeur, de sa -fidélité à son maître, de sa reconnaissance -envers celui qui le nourrit et le caresse, et -Buffon ne doutera pas de nous avoir suffisamment -éclairés sur la psychologie hippique.</p> - -<p>Ainsi d’ailleurs le voyons-nous, d’un bout -à l’autre de la part descriptive de son œuvre, — et -qui en est bien la plus caduque, — juger -toutes bêtes sauvages ou domestiquées en -raison de considérations strictement humaines, -d’ordre plutôt esthétique quand ce sont -les bêtes sauvages et surtout les grands fauves -qui sont en cause, d’ordre plutôt utilitaire -et vaguement moral quand il traite -d’animaux devenus nos auxiliaires ou nos -familiers.</p> - -<p>Mais, pour nous en tenir au cheval, et à ne -le juger qu’en hommes, nous aurions pu tout -aussi justement dire de lui qu’il est un animal -assez stupide, gourmand, sujet à des -épouvantements ridicules, volontiers capricieux -ou têtu. Certes, nous n’en serions pas -plus avancés dans la connaissance foncière et -profonde de son être, et, probablement, au -lieu de verser dans cet anthropomorphisme -que j’ai maintes fois dénoncé, dans cette infirmité -intellectuelle de ramener à nous toutes -les créatures, aurions-nous agi avec plus -de logique et de raison en nous demandant, -par exemple, si les vertus que nous lui attribuons -ne sont pas des défauts ou de navrants -pis-aller, selon lui, et si, au contraire, -il ne conçoit pas quelque fierté obscure de -cette stupidité et de cette poltronnerie qui le -caractérisent également ?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1l2"><i>LIVRE DEUXIÈME</i><br /> -<span class="small">DU PLAGIAT OU DE LA « SINGERIE » CHEZ -LA PLUPART DE NOS FAMILIERS</span></h3> - - -<h4 title="">1</h4> - -<p>Il faudra donc nous débarrasser de cet anthropomorphisme -tel que je viens une fois -de plus de le définir.</p> - -<p>Ceci posé, je m’empresse de reconnaître, -que, lorsqu’il s’agit d’animaux domestiques, -et c’est ici le cas, ceux-ci ne nous facilitent -guère une besogne déjà compliquée et scabreuse. -Car la domestication leur fait adopter -quantité de nos manières et même de nos -manies.</p> - -<p>Il n’y a pas que les romanciers, les poètes -et les planteurs de choux à se plagier les uns -les autres, parfois bien involontairement. -L’imitation est une grande loi naturelle, une -loi universelle, une loi générale ; et tout objet -ou tout être pour qui cette loi resterait -par hasard lettre morte serait considéré justement -comme une anomalie, une monstruosité.</p> - -<p>Chacun de nous, dans la vie courante, et -tout aussi longtemps qu’il respire, regarde, -écoute, touche, goûte et sent, chacun de nous -est plagiaire sans qu’il s’en doute, un peu de -la même façon que M. Jourdain était prosateur.</p> - -<p>Qu’est-ce en effet qui saurait mieux qu’un -miroir répondre à la définition du plagiaire ?</p> - -<p>Or, tout homme, grâce aux modestes miroirs -des sens par lesquels il reflète le monde, -est le plagiaire partiel d’une réalité dont l’ensemble -lui échappe.</p> - -<p>Dieu créa l’homme à son image, dit la Genèse. -Nous, nous nous créons et recréons perpétuellement -à l’image de Pan, pourrait-on -dire aussi.</p> - -<p>L’une de ces formules est sacrée, l’autre -profane ; mais, en fin de compte, toutes deux -s’accordent et concordent admirablement.</p> - - -<h4 title="">2</h4> - -<p>Traitant des dons d’imitation dont font -preuve les bêtes, je ne m’attarderai pas sur -ces phénomènes de mimétisme, aujourd’hui -bien connus de tous, qui font le caméléon varier -de teintes selon celles des lieux ou des -heures où il promène sa pataude paresse, qui -imposent à mon amie Zompette, la grenouille -verte, de passer par toute la gamme des verts -selon qu’on garnit son bocal de sombre laurier -ou de pâle mimosa.</p> - -<p>Il est généralement admis que cette faculté -que possèdent certains êtres de changer de -couleur comme à volonté est une arme naturelle -à eux concédée pour leur permettre de -se dérober plus facilement aux yeux de leurs -ennemis…</p> - -<p>Explication qui sent un peu bien son Bernardin -de Saint-Pierre, lequel voyait en toutes -choses la sollicitude d’une Providence -vraiment précautionneuse, tatillonne et en -tout cas romanesque à l’excès.</p> - -<p>A la vérité, ce mimétisme doit être d’ordre -esthétique plutôt que pratique. Je n’y vois -point l’effet d’une sollicitude supérieure, encore -moins un procédé de défense, mais art -instinctif, coquetterie involontaire ou jeu inconscient.</p> - -<p>Oui, un jeu que l’animal se donne à lui-même -pour son plaisir obscur, une fête dans -son royaume clos, une satisfaction à cet appétit -d’imitation que je signalais tout au long -de l’échelle des êtres, une récréation analogue -à celle de la parure masculine ou féminine, -à quoi l’on voit que se complaisent tant -de bêtes, de préférence dans la saison des -amours, mais maintes fois aussi de la manière -la plus désintéressée.</p> - -<p>Ceci, du reste, est une autre histoire…</p> - - -<h4 title="">3</h4> - -<p>— Car, parlant d’imitation de la part -de nos familiers, j’entends ici imitation voulue, -consciente, exécutée par commodité naturelle, -par obéissance à la loi générale, mais -aussi dans un but agréable ou profitable à -l’individu.</p> - -<p>Cette tendance à l’imitation est observable -déjà chez quantité d’animaux sauvages. Je -n’en citerai qu’un exemple, que j’ai d’ailleurs -apporté en d’autres circonstances et pour illustrer -une suite de raisons d’ordre différent.</p> - -<p>Contrairement à ce que nous pourrions -croire, tous les castors ne sont pas ces étonnants -constructeurs de huttes et de cités lacustres -qu’on nous apprit à admirer dès notre -enfance : il en est de vagabonds, gîtant et -fondant famille au hasard, en des logements -de fortune offerts par la nature ; mais si ces -vagabonds rencontrent des congénères plus -civilisés, plus avisés et laborieux, « on les -voit », nous conte Buffon parfaitement informé -(pour une fois), par un de ses correspondants, -« on les voit qui les observent et qui -ne tardent pas à faire de même… »</p> - -<p>Notons au passage qu’une telle adaptation, -précédée d’observation, implique incontestablement -le raisonnement dans l’esprit du castor, -et une éducation rapide, vivement menée, -ne participant en rien de cette science et de -cette habileté héréditaires et routinières, par -quoi l’on a coutume de séparer l’animal de -l’homme et l’instinct de l’intelligence… Mais, -ceci aussi est une autre histoire, pour le moment -du moins.</p> - - -<h4 title="">4</h4> - -<p>Comme il est facile de le prévoir, en passant -des animaux sauvages ou libres aux domestiques, -on constatera un notable accroissement -des facultés de plagiat, et, bien entendu, -le modèle choisi par ces imitateurs résolus -sera de préférence l’homme, le patron, le -maître.</p> - -<p>Non pas toujours, néanmoins.</p> - -<p>Un de mes amis me contait l’hiver dernier -que ses poules, dont il possède une fort remarquable -collection, lorsqu’il les logeait -dans l’enclos des pintades, ne tardaient pas à -imiter l’allure et les manières particulières à -celles-ci, comme si elles les avaient jugées -plus imposantes ou distinguées.</p> - -<p>Je me suis méfié un peu, cet ami étant -Gascon, — comme moi-même, — mais j’ai -constaté par la suite l’exactitude absolue de -la chose et il est facile à n’importe qui d’en -faire autant.</p> - -<p>D’autre part, divers journaux ont mentionné -il y a quelques mois une chatte allaitant -et, par la suite, chérissant un rat blanc -devenu le compagnon de jeu de ses fils.</p> - -<p>Je savais de tels faits parfaitement possibles, -les ayant expérimentés moi-même de la -part de ma siamoise Nique, ainsi que je l’ai -conté ailleurs<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>, de Nique dont on trouvera -plus loin la biographie détaillée. Si je parle -ici de rats, c’est du reste pour cette seule raison -que j’ai connu un autre rongeur, un lapin, -qui, nourri, lui aussi, par une chatte et ayant -grandi avec les chatons, ne procéda jamais -par bonds, à la façon des autres Jeannots. -Non !… Il s’insinuait d’une allure féline, avisée -et réfléchie, le long des murs ou entre les caisses -du vaste grenier qu’on lui avait assigné -pour domicile, copiant ainsi les manières de -ses frères de lait.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>La Chauve-Souris</i> (A. Michel).</p> -</div> - -<h4 title="">5</h4> - -<p>Quand c’est le bipède prétendu supérieur -que plagient les animaux familiers, cela se -dénomme singerie ; mais, comme nous venons -de le voir, on aurait tort de croire que -la singerie est le fait des seuls singes. Il y a -dans les <i>Lettres de mon moulin</i> d’Alphonse -Daudet une bien jolie phrase à propos de -deux très vieux époux : « Chose touchante, -ils se ressemblaient… » Encore cette grande -loi naturelle de l’imitation, ou, pour mieux -dire, du modelage réciproque, dont l’individualisme -humain atténue maintes fois les -effets, mais auquel se prête beaucoup mieux -la plasticité animale… Qu’on me permette de -revenir ici sur tels souvenirs d’enfance que -j’ai utilisés déjà dans ma préface : le boucher -du coin possédait un dogue bordelais, la modiste -d’en face une levrette ; celle-ci allait et -venait d’un trottinement dansant, un peu prétentieux, -faisant mille coquetteries ou minauderies -en l’honneur de tout et de rien ; celui-là -demeurait assis de longues heures sur le -seuil de son patron, les babines retroussées -sur ses crocs féroces, le gosier grondant, les -prunelles sanglantes…</p> - -<p>De ma fenêtre, admirant combien le bouledogue -ressemblait au boucher, la levrette à -la modiste, j’imaginais vaguement qu’il était -fatal, prévu, ordonné qu’il en fût ainsi, partout -et toujours, entre les êtres humains et -leurs familiers.</p> - -<p>Mon opinion actuelle n’est pas évidemment -si absolue. Pourtant, que nos familiers adoptent -volontiers, non seulement nos tics et nos -manies, mais notre allure, nos façons d’agir -et jusqu’à certains traits de nos caractères, -cela me semble incontestable. Laisse-moi observer -ton chien, et déjà j’en saurai long sur -ton compte. Un bon chien peut être la propriété -d’un bandit, mais il est rare qu’un mâtin -hargneux appartienne à un homme courtois. -Oui, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, -c’est le chien… peut-être, après tout !… -Mais, à coup sûr, ce qu’il y a maintes fois de -pire chez le chien, c’est l’homme, le maître -qu’il plagie, dont il s’inspire et qu’il nous révèle -innocemment, — le don de se dissimuler -aux autres et, par occasion, à soi-même, demeurant -jusqu’à nouvel ordre notre apanage -exclusif.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1l3"><i>LIVRE TROISIÈME</i><br /> -<span class="small">INDIVIDUALITÉ ET PERSONNALITÉ</span></h3> - - -<h4 title="">1</h4> - -<p>Aux difficultés que présente l’abord de la -psychologie animale (et il demeure bien entendu -que j’emploie ce mot de psychologie -par paresse, commodité ou faute de mieux), -s’en adjoint donc une nouvelle, dont il me -semble qu’on ne s’était pas encore suffisamment -méfié : croyant étudier une bête familière, -c’est encore de nous que nous nous occupons, -comme reproduits et réédités à sa -manière, caricaturés, — ou embellis.</p> - -<p>Nous ne nous sommes débarrassés de notre -naïf anthropomorphisme que pour devenir -les jouets de nos objets d’étude, qui nous bernent -sans le vouloir, en versant eux-mêmes, -à leur façon, dans un anthropomorphisme -instinctif.</p> - -<p>Autre conclusion assez troublante à ce que -j’ai tenté de dégager jusqu’ici : cette personnalité, -cette différenciation d’être à être d’une -même race qui rend précaires les bases de -toute psychologie, mais sans laquelle il ne serait -plus de psychologie possible, ne devient-elle -pas dès lors illusoire ?</p> - -<p>Il est sûr que, si les animaux qui nous approchent -ne témoignaient d’une personnalité -propre que dans la mesure où ils obéissent à -la loi d’imitation, il n’y aurait plus lieu de -parler du caractère propre à tel chien ou à -tel chat ; et, par un chemin détourné, nous -les ramènerions à cet état de machines où, -d’autorité, les a relégués Descartes ; ils ne seraient -plus des automates, mais des appareils -enregistreurs, et la psychologie animale en -serait, une fois de plus, simplifiée, certes, et -éclaircie, mais bornée aussi à un point qui -offense la raison.</p> - - -<h4 title="">2</h4> - -<p>Chez le dogue bordelais du boucher, comme -chez la levrette de la modiste, comme -chez la plupart des chiens, des chats, des animaux -du foyer, de l’écurie, des étables et même -de la basse-cour, il y a une personnalité -naturelle qui continue de vivre et de se développer -à côté de la personnalité occasionnelle -ou de pastiche.</p> - -<p>Je disais tout à l’heure qu’un bon chien, un -chien honnête, peut être la propriété d’un -bandit… Kroumir, le chien du vieux Piocq, un -chemineau qui vagabondait jadis entre Dax -et Mugron-en-Chalosse, imitait (personnalité -occasionnelle) les allures louches et sournoises -de son maître, se faufilait au long des venelles, -chérissait l’approche de la nuit et de -passer inaperçu, était à la fois piteux, arrogant, -et, en outre, sale et puant comme le -Piocq lui-même.</p> - -<p>Mais, alors que Piocq passait, à juste titre, -pour un fieffé maraudeur, Kroumir, dans les -instants où il travaillait pour son compte, -faisait preuve d’une amabilité modeste et -d’une scrupuleuse honnêteté ; jamais il ne serait -entré qu’on ne l’y eût dûment convié -dans la cuisine où les servantes de mon oncle -préparaient les repas, toutes portes et fenêtres -ouvertes sur la rue qu’illuminaient les -beaux soleils d’août et de septembre. Il apparaissait -sur le seuil, et s’arrêtait là humblement, -avec de légers frétillements de queue -et des yeux qui parlaient (personnalité naturelle -ou, tout au moins, effets d’expériences -acquises au cours de sa vie propre, particulière). -Quelques rogatons et quelques croûtons -engloutis, il remerciait à sa manière, -d’un curieux petit hochement de tête et d’une -sorte de glapissement que je n’ai jamais entendu -que de sa part, avant d’aller poursuivre -l’accomplissement de son devoir auprès -du Piocq, endormi, digérant ou cuvant son -vin dans un fossé du voisinage.</p> - -<p>Et c’était ce même Kroumir qui n’avait pas -son pareil pour pénétrer sans crier gare dans -une basse-cour, y étrangler sans fracas une -volaille et la rapporter toute chaude et pantelante -encore à son maître, lequel allait la -plumer et la cuisiner dans quelque bois ou -boqueteau peu fréquenté du pays !</p> - -<p>En quoi Kroumir continuait de faire son -devoir, de se comporter en chien honnête, -sous les injonctions obscures de la double personnalité -évidente chez la plupart de ses pareils…</p> - -<p>C’est bien l’homme qui représente ce qu’il -y a de plus mauvais dans le chien, je ne me -lasserai pas de le répéter…</p> - - -<h4 title="">3</h4> - -<p>— Si j’attache une telle importance à la -personnalité animale, c’est que, si simple à -définir et si commode à élucider que soit -cette notion, ceux qui s’intéressent aux bêtes, -sentimentalement ou scientifiquement, n’en -ont guère tenu compte jusqu’à ce jour.</p> - -<p>Toute étude de ce genre s’inspirant d’une -méthode sensée se doit de différencier d’abord, -pour classer et cataloguer ensuite, ce -qui revient à dire : à unifier.</p> - -<p>J’ai dit que les notions d’instinct et d’intelligence -me semblaient insuffisantes à diviser -l’animalité en deux grands groupes élémentaires, -et que ces mots me choquaient à -cause de leur infime signification ou, ce qui -revient au même, à cause du peu de différenciation -que l’on peut faire entre les phénomènes, -si souvent confondus et enchevêtrés -dans la réalité, qu’ils sont censés caractériser -l’un et l’autre.</p> - -<p>Ils me choquent encore de ce fait qu’ils -semblent ériger l’espèce humaine, dans une -solitude orgueilleuse (et imaginaire), en face -de tous les autres êtres qui naissent, respirent, -et meurent, en face de cet <i lang="la" xml:lang="la">omne genus animantium</i> -auquel, dès le début de son poème, -Lucrèce reconnaissait plus lucidement tant -de consanguinité avec les créatures exceptionnelles -que nous ne sommes qu’en apparence, -ou par la vertu d’une superbe, mais -bien puérile et désuète illusion.</p> - -<p>C’est pourquoi, méditant ces questions qui -désormais m’intéressent plus que tout au -monde, je me demande depuis quelques années -si la notion de personnalité ne contribuerait -pas à nous renseigner sur la vie psychique -des bêtes mieux que celle de l’intelligence -opposée à l’instinct, celui-ci fût-il ou -non complété par le <i>tropisme</i>, forme d’activité -psychique ou psycho-organique qui est, -selon la théorie à laquelle je pense, au-dessous -de l’instinct comme celui-ci est au-dessous -de l’intelligence. Une récente étude de -Lucien Fabre<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, très avertie et très poussée, -a largement tenu compte des excellents travaux -poursuivis par Georges Bohn sur le tropisme, -que les amibes et même les végétaux -sont capables de manifester.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>Revue Universelle</i> (1923).</p> -</div> -<p>Mais, cette troisième forme d’activité interne -parmi les êtres qui naissent et meurent, -ajoute-t-elle une bougie de plus à la lampe -qui se doit d’être hautement illuminante ?</p> - -<p>Et nous, qui nous demandons avec une angoisse -quelque peu mêlée d’agacement où -finit l’instinct, où commence l’intelligence, ne -sommes-nous pas les victimes de cette décevante -lumière, laquelle n’éclaire qu’un point -d’interrogation de plus : où finit le tropisme, -où commence l’instinct ?</p> - - -<h4 title="">4</h4> - -<p>Je n’entends point tenter en cet ordre -d’études une révolution qui serait bien au-dessus -de mes forces. Si je m’habitue peu à -peu à classer les êtres vivants en deux grandes -catégories, selon que les individus des diverses -espèces sont ou non capables de montrer -de la personnalité ou de n’en montrer -point, c’est sans la moindre prétention -ambitieuse, c’est une petite invention à mon -usage personnel, une commodité pour mettre -quelque ordre dans mes pensées et dans -mes raisonnements familiers.</p> - -<p>Révolution qui ne saurait d’ailleurs être -radicale et qui n’aurait, pour conséquence, -que la nouveauté de ne pas laisser l’homme -absolument isolé parmi les autres êtres de ce -monde : à la notion clairement définie de la -possibilité de caractères distincts chez tels ou -tels individus de telle ou telle espèce viennent -s’adjoindre naturellement les notions de responsabilité, -de choix, de libre arbitre, de discernement, -de raisonnement, d’intelligence -que nous accueillons si fièrement quand il -s’agit de nous et de nos semblables.</p> - -<p>Un cheval vicieux ou un chien méchant (et -il en est de foncièrement tels, sans que le -pastiche que fait l’animal du maître ou l’éducation -que celui-ci impose à celui-là y soient -intervenus pour rien), nous pouvons dès lors -ne plus les considérer comme irresponsables.</p> - -<p>Nous possédons, nous aussi, de mauvais sujets -et des assassins qui, lorsqu’on les juge, -font couler beaucoup de salive : il est alors -fortement question d’hérédité fâcheuse, de -mauvais instincts ; je ne prends parti ni pour -le ministère public ni pour la défense ; je -constate qu’on parle en pareil cas d’instinct -ou d’instincts à propos de l’homme encombrant -pour la société, exactement en la même -manière — et c’est justice ! — que lorsqu’il -s’agit d’une mauvaise bête dont le propriétaire -tient à se débarrasser provisoirement ou pour -toujours.</p> - - -<h4 title="">5</h4> - -<p>Pour mieux connaître les animaux et nous -connaître nous-mêmes, ce qui demeure le -but essentiel de la science générale, de celle -que le Démon de Socrate appelait <i>musique</i> -en son langage, il conviendra donc moins -d’étudier les origines de l’intelligence sur -« l’échelle des êtres », — sur l’échelle sans -commencement ni fin et qui, par conséquent, -n’en est pas une… — que de rechercher à -quel échelon, à quel stade, où et dans quelles -conditions, commencent à se manifester chez -les êtres vivants la personnalité et l’individualité<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Ce sera l’objet principal d’une prochaine série -de portraits de bêtes : <i>Les Porte-Bonheur</i>.</p> -</div> -<p>Quand nous regardons passer un de nos -semblables dans la rue, son image est accompagnée -inévitablement en notre esprit d’autres -images accessoires que traduisent des épithètes -comme vieux ou jeune, beau ou laid, antipathique -ou sympathique, etc. S’il s’agit de -quelqu’un que nous connaissons bien, surtout -d’une personne intimement liée à notre -propre existence, c’est à l’infini que se multiplient -des épithètes de ce genre pour lui constituer, -dans un des innombrables casiers de -notre mémoire, une fiche personnelle et nettement -distinctive, qui le classe et le mette -à part avec d’autant plus ou moins de rigueur -que notre cerveau est plus ou moins bien organisé -pour un travail de ce genre.</p> - -<p>En revanche, considérez une prairie ou -une cage peuplée de grillons… Aucune épithète -les départageant et les distinguant ne -viendra corser l’intérêt que vous prenez à -observer leur vie et leurs manèges : ils se -ressemblent tous, manifestent les mêmes -goûts ; ils se portent tous également bien, accidents -ou mutilations à part ; dans leurs -combats singuliers, ce n’est pas leur force personnelle, -mais leur position sur le terrain, -leur chance et le hasard qui provoquent la -victoire ; pour comble, il ne saurait être question, -à propos d’eux, de vieillesse ou de jeunesse : -ils sont nés à la même époque, ils -mourront en même temps et dans les mêmes -conditions ; raisonneraient-ils par -ailleurs d’une façon absolument identique à la nôtre, -l’idée de jeunesse et de vieillesse leur serait -aussi inintelligible que doit être pour eux, -logiquement, l’idée de mort<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Cf. <i>Vie de Grillon</i>, liv. III, chap. <small>III</small>.</p> -</div> -<p>Personnalité chez l’homme, absence de -personnalité absolue chez l’insecte. Si j’ai -choisi ces deux catégories d’êtres dont l’une -est infiniment plus évoluée que la nôtre et a -réalisé cette égalité dont certains d’entre -nous souhaitent l’avènement, mais qui n’est -momentanément proclamable qu’aux frontons -des monuments publics et notamment de -la Morgue, c’est afin de mieux montrer, en -opposant deux extrêmes, combien la différenciation -que je veux établir entre les divers -animaux terrestres risque d’être plus précise -et raisonnable que celle qui se base sur une -intelligence et un instinct indéfinissables, ou -du moins bien mal définis jusqu’à ces jours.</p> - - -<h4 title="">6</h4> - -<p>En outre, l’existence ou la non-existence de -la personnalité chez les individus d’une espèce -est un fait d’expérience, à la portée des -esprits les plus humbles.</p> - -<p>L’observation suffit à la reconnaître ou à -la nier ; de la sorte, la première différenciation -dans la foule des animaux s’appuie sur -une donnée en quelque sorte palpable, tangible, -et non plus sur les brouillards d’un don -sublime fait par Dieu à sa créature privilégiée.</p> - -<p>Je ne négligerai jamais de remettre le -« parvenu orgueilleux » à sa place, laquelle -ne devient honorable que lorsqu’il prend -conscience de ce qu’elle est exactement. Si je -supposais que nous sommes réellement à part -des autres êtres, j’en serais peiné à la fois -pour mes convictions scientifiques et pour -mes croyances religieuses, lesquelles n’ont -d’ailleurs rien à voir ensemble : mais Dieu, -en sauvant Noé, ne lui enjoignit-il pas de -placer dans l’Arche des couples de toutes les -espèces d’animaux, prouvant ainsi qu’il s’intéressait -à eux aussi bien qu’aux hommes ?</p> - -<p>Je craindrais même de douter par instant -de mon âme immortelle, j’entends de ma survivance -<i>personnelle</i>, si les animaux susceptibles -de <i>personnalité</i> étaient condamnés à -ne point partager cette espérance avec moi… -Béni soit donc ici Francis Jammes d’avoir -conçu un Paradis des Bêtes, encore qu’il l’ait -par endroit édifié à leur usage selon l’esthétique -traditionnelle des images d’Epinal, et assez -lourdement entaché de cet anthropomorphisme -que je réprouve de la part de quiconque -prétend aimer ses « frères inférieurs ».</p> - -<p>En outre, si l’intelligence (opposée à l’instinct) -ne demeure en définitive explicable -que par l’existence en nous d’un reflet divin, -on n’en saurait dire autant de la personnalité -dont l’origine n’est pas de celles qui se dissimulent -dans les mystères de la création ou -des ténébreuses volontés d’un <i lang="la" xml:lang="la">Deus ex machina</i>. -Mais avant d’expliquer la personnalité -chez certaines bêtes, d’élucider les raisons -qui en provoquent l’avènement, poursuivons, -comme il sied, la constatation de son existence, -en essayant, au passage, de sourire -amicalement, fraternellement à ses manifestations.</p> - - -<h4 title="">7</h4> - -<p>On peut dès à présent se demander les raisons -pourquoi j’ai élu l’animal Chat comme -parangon et comme témoin en pareil sujet. Je -m’explique en hâte, soucieux d’en arriver vite -aux faits et aux documents.</p> - -<p>Je l’ai élu, je le dis en toute simplicité, -parce que je n’en connais pas d’autre mieux -que lui. Nul instant de ma vie ne s’est passé -que je n’aie eu un ami, ou des connaissances -de cette sorte.</p> - -<p>Je l’ai élu aussi parce qu’il est celui de nos -familiers chez lequel la personnalité <i>naturelle</i> -se laisse observer le plus facilement et, -pour ainsi dire, à l’état pur. Non qu’il ne subisse -en aucune manière notre influence : il -est bien évident que le chat d’une dévote ou -celui de Sylvestre Bonnard n’ont pas le même -caractère qu’un chat pauvre, vagabond -dans les villes, ou braconnier aux champs, et -que c’est la personnalité de pastiche (ou occasionnelle) -qui est la cause de cette différence ; -mais il n’en demeure pas moins que -la domestication et l’hérédité n’ont presque -pas d’influence sur lui et sur sa descendance ; -chaque individu chat est bien <i>lui-même</i> : il -naît, vit et meurt sans se corriger des vertus -ou des vices que la nature et son étoile lui -ont donnés en lot.</p> - -<p>C’est ce qui fait dire des chats, par de bonnes -et sensibles personnes, sur un ton d’affectueux -reproche, qu’ils sont indifférents, -égoïstes, sournois ; qu’ils ne connaissent pas -leur maître, tandis que le chien est affectueux, -tendre, franc et se laisse volontiers mourir -de faim sur la tombe de celui qui l’a nourri. -Je ne peux entendre porter de pareils jugements -et écouter de tels propos sans penser à -des choses comme : « Corneille est plus moral, -Racine est plus naturel… » ou encore : -« Le vrai fumeur ne fume que du caporal. »</p> - -<p>Vérités premières… Tendons nos rouges tabliers, -à tout hasard, mais ne redoutons pas -trop le poids dont nous accablera le butin -ainsi recueilli, tandis que nous l’emporterons -à notre domicile, ni l’encombrement de la -manne intellectuelle à emmagasiner en notre -esprit. Avant de l’installer dans ces greniers -ou réserves, nous en aurons, Dieu merci, -laissé tomber une bonne part en chemin, pour -peu que nous soyons pourvus d’un grain de -sens critique ou tout simplement de bon -sens.</p> - -<p>Les vérités premières ressemblent aux femmes -faciles et aux plats abondants et frustes : -il y a toujours, évidemment, quelque -chose à prendre en elles, sans grande peine, -mais encore plus à en laisser, ce qui est d’ailleurs -moins commode, puisqu’ici l’effort et -la réflexion doivent intervenir.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1l4"><i>LIVRE QUATRIÈME</i><br /> -<span class="small">ÉMILE ET…</span></h3> - - -<h4 title="">1</h4> - -<p>Au printemps de l’an 1913, le café Vachette, -local « en angle », avait déjà cédé la place -à une banque, et le bruissement du papier -vil, où se mêlaient encore quelques tintements -d’argent ou d’or, avait remplacé en ces lieux -longtemps chéris des Muses le murmure intérieur -du laurier dans quelques jeunes cœurs, -la « voix de cigale cuivrée » de Moréas, les -nigauderies voulues de l’ineffable garçon -Isidore, les doctes ou spirituelles conversations -de quelques-uns, et les braîments plus -fréquents de beaucoup d’autres.</p> - -<p>Cette fermeture avait quelque peu désaxé -et désorienté la compagnie qui avait pris -coutume de se reformer là presque quotidiennement, -pour agiter vers la treizième -heure les plus graves questions philosophiques, -esthétiques, grammaticales, — ou pour -(plus sagement, à tout prendre) s’adonner de -20 à 2 heures aux distractions du bridge et -du poker, gentiment accompagnées d’un petit -souper au Tavel dont les frais étaient à la -charge des gagnants.</p> - -<p>Le Vachette relégué au rang de souvenir -littéraire, l’existence de cette compagnie devint -errante. Nous fûmes quelques-uns à tenter -l’hospitalité de divers autres endroits publics -bien tranquilles, de tout repos.</p> - -<p>Hélas ! ce n’était plus cela ! Je ne crois pas -avoir été le seul à pressentir, vers cette époque, -que quelque chose finissait, qu’une douceur -de vivre et une joie de jeunesse se disposaient -à nous dire adieu pour toujours. -Les vieillards de la bande n’avaient pas de -beaucoup dépassé la trentaine, et ce n’était -pas la guerre encore ; mais nous nous surprenions, -dès ce jour, à mesurer le passé, à -compter nos disparus et nos morts.</p> - - -<h4 title="">2</h4> - -<p>… Le printemps n’était pas lointain, mais -l’hiver s’obstinait encore à Paris, avec cet air -bougon et décidé de gérontocrate qui ne veut -pas prendre sa retraite, non que l’envie lui -en manque, mais par horreur de faire place -à un jeune.</p> - -<p>La rue Falguière, assez morose en toute -saison (on y frôle un Institut qui nous -rappelle que nos meilleurs amis peuvent nous -communiquer la rage), l’était particulièrement -ce soir-là.</p> - -<p>Un jeune ami m’accompagnait vers mon -assez lointain domicile, et, comptant l’un et -l’autre, comme j’ai dit que c’en était déjà la -mode, nos disparus et nos morts, nous parlions -d’un disparu qui ne devait trouver que -deux ans plus tard un trépas héroïque à la -guerre : Emile Despax.</p> - -<p>— En somme, me disait le jeune homme -qui me faisait escorte, il était le plus grand -poète de ce temps-ci… Crois-tu qu’il écrira -encore des vers ?</p> - -<p>Les chemins du songe m’avaient déjà conduit -très loin, — et bien au delà d’un article -d’Ernest-Charles disant : « Charles Derennes -et Emile Despax sont deux jeunes poètes -charmants, mais ils se ressemblent trop et il -faut à toute force que l’un d’eux entre dans -l’administration… » ou quelque chose comme -ça.</p> - -<p>La conséquence de cette plaisanterie, en -principe bien innocente, fut que Despax, -sous les galeries de l’Odéon, me dit un jour :</p> - -<p>— Sois content, j’entre dans l’administration -et je te ficherai la paix.</p> - -<p>Il partit effectivement pour l’Indochine, -non pas à la manière d’un Curnonsky ou d’un -Toulet, toutes voiles au vent, mais en jeune -bourgeois soucieux d’une humble carrière.</p> - -<p>C’est de ceci que j’avais, que nous avions -le cœur déchiré, mon ami qui m’accompagnait -au long de la rue Falguière et moi, en -pensant que l’adolescent délicieux, qui était -non point poète, mais la poésie même, avec -tous ses éblouissements et ses perfidies, ses -blandices et ses trahisons, allait nous revenir -sous-préfet, en récompense d’une quelconque -servitude coloniale auprès des dieux lares -d’un très vague proconsul.</p> - - -<h4 title="">3</h4> - -<p>— Je te connaissais devant que de t’avoir -vu, me disait l’ami qui m’accompagnait le -long de la rue Falguière, puisque Despax était -ton ami et le mien. Il est triste que nos temps -contraignent de telles possibilités musicales à -cet « autre métier » dont les résultats d’une -enquête un peu superflue proclameront l’obligation -d’ici quelque dix ans. L’anarchisme -littéraire a permis le droit à l’existence de -tant de médiocres, qu’on confond volontiers -dans la même grandeur un Samain, cette oie, -avec un Charles Guérin, ce cygne, et qu’on ne -comprend pas qu’en nommant Despax sous-préfet, -on est en train de guillotiner une fois -de plus André Chénier. Parlons de lui : -comme il sied à toute jeune âme digne de ce -nom, il a, dès son avènement au monde sensible, -rêvé d’amour et de gloire, séduit des -femmes avec des roueries de courtisane, ce -que lui permettait son beau visage… Mais il -a reçu au cœur l’effroyable blessure de cette -gloire qui, sous la troisième République, était -encore plus courtisane que lui… Et, en disant -courtisane, je suis poli… Il n’aimait qu’elle, -pourtant et l’aimait d’une manière désintéressée, -presque sublime : pour l’amour et -l’orgueil du langage de France, comme le dit -un de ses vers qui, entre quelques autres, restera -immortel aussi longtemps qu’il existera -un parler français et des gens capables d’écrire -ou de penser à l’aide de ses mots et de ses -tournures. Dieu nous aide, Charles ! Il a pris -probablement la meilleure part ; ni la gloire -<i>ni même la célébrité</i> ne sont pour aucun de -notre âge…</p> - -<p>J’étais tellement de son avis !</p> - -<p>Je lui répondis :</p> - -<p>— Bien sûr.</p> - -<p>Le jeune ami qui m’accompagnait le long -de la rue Falguière, en cette nuit d’avant-guerre, -s’appelait Pierre Benoit.</p> - - -<h4 title="">4</h4> - -<p>Il y a toujours des ombres qui nous font escorte -quand nous ne sommes pas satisfaits de -nous et du destin (c’est la même chose !) — et -que l’on se sent vieillir avant que de s’être -épanoui. Toutes les espérances, toutes les possibilités -nous reviennent avec d’invisibles figures -de larves, font derrière nous un bruit de -pas qui ne s’entend que dans le silence, de par -son indicible mollesse de chose avortée et -déjà pourrie, de virtualité avide de prendre -sa place au soleil, — toutes choses qui me -font beaucoup moins plaindre les morts que -ceux qui sont encore à naître !</p> - -<p>Pierre Benoit ne m’apprit pas grand’chose -en me disant :</p> - -<p>— On nous suit.</p> - -<p>Je lui répondis :</p> - -<p>— Avant même que détourner la tête, je -puis te le dépeindre : c’est un type dans le -genre des poètes sous la troisième République. -Beau ou laid, sympathique ou antipathique, -bien doué ou non, cela n’a aucune -importance. Il est jeune, né de cet hiver sans -doute ; sans le voir, je sens qu’il a cette attitude -résolue, prête à tout, que manifestent, -inquiètes d’un repas ou d’un gîte, les plus -superbes des bêtes, dont il est. Ne te détourne -pas. C’est un petit garçon qui a rêvé trop tôt -de vagabondage, de folles équipées et qui -maintenant n’aspire qu’à devenir sous-préfet, -ou quelque chose d’approchant. S’il nous suit -jusque chez moi, c’est entendu : je l’adopte, -et même si mon chat Golo, qui est, selon Larguier, -aussi célèbre que Magre, doit en mourir -de dépit…</p> - -<p>— Comment l’appelleras-tu ?</p> - -<p>— Comme tu voudras…</p> - -<p>— Ma grand’mère en avait un qui s’intitulait -Adolphe… J’aime beaucoup les prénoms -d’hommes pour les chats…</p> - -<p>— J’en ai connu un, à Chelles, qu’on avait -nommé Jacques, et cela lui allait, ma foi, -comme un gant !</p> - -<p>— Nous appellerons donc celui-ci : Emile.</p> - -<p>— S’il me suit jusque chez moi.</p> - -<p>Il me suivit jusque chez moi. Et voilà comment -Emile eut pour parrain un écrivain -illustre.</p> - - -<h4 title="">5</h4> - -<p>Golo, à propos de qui Léon Lafage me demandait -volontiers : « Vous êtes sûr que ce -n’est pas un tigre ?… » reçut fort mal cet intrus, -lui administra une tripotée mémorable, -et tout se passa comme si cet animal aussi -célèbre que Magre avait été offusqué par la -réputation naissante d’un Jean Cocteau. Il -mourut d’une maladie de foie, dans un âge -encore tendre, et dont le nouveau venu supporte -allégrement le double, au jour que -j’écris.</p> - -<p>Emile était, dès ce moment, <i>lui-même</i> : patience -et sapience, résignation et bonté. Il accepta -sans broncher la correction du tigre en -miniature et dévora placidement les reliefs -d’un poulet et un morceau d’omelette froide.</p> - -<p>Il est devenu beaucoup plus difficile par la -suite…</p> - -<p>Mais ce sont là des façons d’agir qui ouvrent -à n’importe qui une belle carrière de -sous-préfet.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1l5"><i>LIVRE CINQUIÈME</i><br /> -<span class="small">… LES AUTRES</span></h3> - - -<h4 title="">1</h4> - -<p>J’entends par là tous ceux qui, depuis que -je suis né à ce monde, ont été mes protégés, -amis, connaissances. Traitant ici de la personnalité -chez les bêtes, que puis-je faire de -mieux que d’esquisser quelques biographies, -de façon fruste, mais avec la plus scrupuleuse -exactitude ?</p> - -<p>Pauvres âmes des bêtes, auxquelles, avant -Francis Jammes, nul paradis n’était promis -après la mort ! Où êtes-vous à présent, où -m’attendez-vous ? La nuit tombe. Comptant -les disparus une fois encore, je ne peux ne -point penser à vous, si mêlés à une race dont -je m’honore d’être, mais à laquelle je n’ai pas -demandé d’appartenir !</p> - -<p>Vous êtes dans le présent et dans ma mémoire -des êtres à part ; vous êtes le jeu griffu -et la caresse péremptoire, le charme des mauvaises -heures ; vous êtes ceux avec qui l’on -s’explique quand on n’a rien à dire ou à penser ; -une tiédeur contre la main ; un ronronnement -au bord de l’oreille ; un égoïsme qui -nous fait trouver le nôtre charmant ; un -exemple de fierté, vertu dont nous avons toujours -que faire et dont nous ne trouvons pas -à nous approvisionner à chaque coin de rue.</p> - -<p>Je ne saurais concevoir ma vie sans la -compagnie d’un des vôtres.</p> - - -<h4 title="">2</h4> - -<p>J’en étais à peu près là, dans mon esprit -sinon encore par l’écriture, de mes réflexions -concernant la personnalité chez les bêtes, -lorsque j’éprouvai à la lecture du numéro -d’août 1922 de la <i>Nouvelle Revue française</i> -une forte sensation de plaisir et (tous les gens -du métier me comprendront…) d’horreur, -presque de détresse…</p> - -<p>Sensation de plaisir parce que la prose de -Maurice Boissard est de celles dont l’éloge -n’est plus à faire ; d’horreur parce qu’il était -en train d’exprimer, excellemment et sans -user d’aucun point et virgule, — ce qu’on sait -qu’il a en dégoût, — toutes sortes d’idées qui -me paraissaient à divulguer, parce qu’assez -peu courantes et pourtant justes ; et, alors que -leur forme ne s’imposait pas encore à mon -esprit, je les voyais brusquement jetées sous -mes yeux, réalisées par un autre !</p> - -<p>Ceci, notamment :</p> - -<blockquote> -<p>« <i>Il n’y a pas un animal qui ressemble à un -autre. Ce sont les serins ou les gens qui les -ignorent totalement qui se figurent que toutes -les bêtes sont pareilles. Pour eux, un chat -ou un chien sont ni plus ni moins qu’un autre -chat ou un autre chien. Les animaux sont -comme nous. Ils ont chacun leur individualité. -Celui-ci n’est pas celui-là, qui, à son tour, -n’est pas cet autre. Je le vois bien dans ma -petite troupe de chats. Il y a les vagabonds et les -sédentaires, les indifférents et les démonstratifs, -les hardis et les timides, ceux qui vont -par groupe et ceux qui préfèrent être seuls — même -pour manger. J’ai de mes chats, par -exemple, qui, d’eux-mêmes, entièrement libres -et toutes les portes ouvertes, ne sont jamais -montés au premier étage du pavillon -que j’habite, d’autres qui m’y suivent aussitôt -que j’arrive. Je vous nommerai, par exemple, -la chatte Mme Minne, la doyenne, qui a de -l’esprit plein sa frimousse, la chatte Lolotte, -une petite pimbêche, qui ne connaît que moi, -ne quitte pas mon cabinet de travail, ne fréquente -personne, me suit partout, bavarde -sans cesse, avec des manières de petite précieuse, -les chats Riquet, Laurent, Bibi et Pitou, -ce dernier que j’ai ramassé au marché -Saint-Germain, gros comme le poing, sachant -à peine boire tout seul, et qui arrivé à la maison, -quand je l’eus posé sur un canapé, <em>soufflait</em> -après tout le monde. Je les ai tous six depuis -bientôt dix ans. A cause de ce temps, et -d’eux-mêmes, ils ont pris des habitudes plus -intimes. Ils m’attendent, rangés sur la table -de l’antichambre, à l’heure à laquelle j’arrive. -Ils sont sur la table, autour de mon assiette, -quand je dîne. Ils se tiennent avec moi, dans -mon cabinet, quand je lis, paresse, ou écris. -Rien ne pourrait faire, quand je suis là, qu’ils -ne soient pas autour de moi, sur mes genoux, -mes épaules, me prodiguant leurs démonstrations -affectueuses, si je ne fais rien, en parlant, — car -les animaux, et surtout les chats, -ont un langage et parlent, — ou me regardant, -immobiles et silencieux, si je suis occupé. Je -parle là du caractère. Il en est de même pour -le physique. Sur ce point encore, les animaux -sont comme nous. Ils ont comme nous, deux -yeux, un nez, une bouche et des oreilles, mais -quelque chose dans l’expression les différencie -chacun. Trois chats, — puisque je parle -de chats, — noirs, tigrés, blancs ou jaunes, ne -sont pas du tout, quand on regarde bien leur -physionomie, trois chats noirs, tigrés, blancs -ou jaunes, mais bien un chat, un autre chat, et -encore un autre chat noir, tigré, blanc ou -jaune. Des gens riront de ce que j’écris là, -peut-être ? Ce sont des gens qui passent sans -rien voir à rien.</i> »</p> -</blockquote> - - -<h4 title="">3</h4> - -<p>On concevra que je me sois quelques minutes -senti enclin au découragement et tenté -de me débarrasser, comme de coureuses se -frottant à d’autres que moi, des réflexions -avec qui je vivais en amitié et familiarité depuis -bon nombre de semaines.</p> - -<p>C’eût été lâche, peu courtois et, surtout, -profondément illogique.</p> - -<p>Maurice Boissard, certes, m’a fait aimer -Chati et Petite Café, à présent partis pour le -Paradis des Bêtes, et Minne la doyenne, et -Lolotte qui se nomme comme une de mes -cousines, et Riquet, Laurent, Bibi et Pitou, -qui, bien que leurs noms ne soient pas classés -par ordre alphabétique et inscrits sur le -cahier de correspondance, m’apparaissent désormais -comme des camarades de Lycée…</p> - -<p>Mais… mais ses chats n’étaient pas les -miens, morts ou vifs, et les miens sont <i>autres</i> ; -comme moi-même, en dépit de sympathies -communes évidentes, je suis autre que Maurice -Boissard, lequel n’a peut-être rien de -commun, après tout, avec Paul Léautaud.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1l6"><i>LIVRE SIXIÈME</i><br /> -<span class="small">LES AUTRES… ET ÉMILE</span></h3> - - -<h4 title="">1</h4> - -<p><span class="sc">La Vieille.</span> — Elle n’avait jamais eu de -nom et n’avait plus d’âge, lorsque ce sobriquet -lui fut attribué avec la complicité des -temps.</p> - -<p>Dès celui où mon grand-père Cassan vint -habiter à Villeneuve-en-Agenois la maison -que lui léguait Vidalone Vidal, fille de son -grand-oncle Vidal (Calixte), <i>la Vieille</i> était -déjà là, protégeant caves et greniers de la -gent ratonne, et donnant à téter, comme il lui -arrivait deux fois l’an au moins, à une bonne -demi-douzaine d’enfants-chats…</p> - -<p>Or, la servante, dont mon grand-père héritait -en même temps que de la maison, et qui -gardait au moins un chaton de chaque portée -de <i>la Vieille</i>, lui donnait déjà ce titre, à ce -que j’ai appris par la suite.</p> - -<p>Car je ne devais naître à ce monde que -sept ans plus tard et j’étais déjà en âge de -sourire aux jeunes filles quand mourut <i>la -Vieille</i> : c’est le plus curieux exemple de longévité -que j’aie constaté, sans tromperie possible, -chez un animal de cette espèce. Il suffit -à nous démontrer deux erreurs nouvelles de -nos naturalistes classiques dont un (Buffon), -énonce que la durée de la vie, pour les animaux, -est en proportion directe — et ceci à -peu près absolument — de la durée de la gestation -de la mère ; d’autres déclarent : les -animaux qui vivent le plus longtemps sont -ceux dont les femelles sont les moins fécondes -ou portent le plus rarement. On ne sait -en vérité où des esprits loyalement résolus à -être scientifiques sont allés chercher des rapports -ou proportions de ce genre, que tout -contredit, à commencer par l’expérience quotidienne -d’un humble, ou l’observation élémentaire -d’un enfant.</p> - -<p>J’en avais pour des ans encore à ignorer -en quelle façon les mammifères (dont je suis -au même titre que les chats), se reproduisent ; -mais j’éprouvais déjà une sorte d’effarement -à penser que <i>la Vieille</i>, depuis qu’elle était -née et à raison d’une bonne dizaine de petits -par an, en avait produit pour le moins « vingt -fois gros comme elle »…</p> - -<p>Comme il arrive, en pareil cas, aux âmes -sans détours et toutes neuves, j’avais fini par -en faire presque un mérite à <i>la Vieille</i>, l’admiration -pour un tour de force se substituant -en moi à la stupéfaction provoquée par les -prodiges.</p> - -<p>Les prodiges sont certains postulats que les -amateurs d’études naturelles établissent quand -ils n’ont pas envie d’aller voir les faits de -trop près, et qu’ils invoquent ensuite à peu près -constamment hors de propos, comme si tout, -dans les études naturelles, ne devait pas -d’abord se réclamer de la Nature ! Mais on -croit faire hommage à celle-ci, en dépit du -nom qui l’honore, en laissant entendre qu’elle -a du goût pour l’extraordinaire, trouble domaine -où naissent pourtant et se fixent la -plupart des inventions industrielles et intellectuelles -des hommes.</p> - -<p><i>La Vieille</i> mit au monde vingt fois gros -comme elle de petits, sans pour cela croire insulter -à des ombres glorieuses, et ne devint -ombre à son tour que passé le double de la -limite d’âge à elle assignée par les compétences.</p> - -<p>C’était une créature timide et tendre, d’une -remarquable humilité. Elle se montrait volontiers, -comme il arrive à tant de chats, en -compassion momentanée ou durable avec -certaines souffrances des gens de sa maison. -Quand j’avais l’âge où certains jeunes hommes -peuvent sans trop de mauvaise grâce -chagriner celles qui les aiment, cette brute -féroce de Golo devenait tendre en leur faveur -et leur prodiguait toutes les consolations qu’il -savait : ce tigre manqué avait le cœur amolli -par une larme de femme… Ce doit être qu’il -leur ressemblait.</p> - -<p><i>La Vieille</i>, elle, ressemblait à mon arrière -grand-père, au <i>pépé</i> Cassan, et ne s’humanisait -guère que sur ses genoux, les rares fois -où elle se sentait l’audace d’y grimper. J’ai la -conviction qu’il y avait alors entre eux d’immenses -bavardages silencieux, une communion -de sentiments profonde, ce que j’ai tenté -tout à l’heure de signifier par un mot comme -<i>compassion</i>, faute de mieux.</p> - - -<h4 title="">2</h4> - -<p><i>Pépé</i> Cassan avait ruiné les siens après lui-même, -pour avoir conjugué la manie bien innocente -de jouer du violon sur les toits, par -les nuits de lune (afin d’évoquer les Elémentals), -à celle de vouloir accaparer la production -de blé de l’Europe, manie beaucoup plus -dangereuse, celle-ci, et surtout en un temps -où le mot <i lang="en" xml:lang="en">trust</i>, n’ayant pas même été inventé -dans le Nouveau Monde, avait encore moins -de raison de rien signifier dans l’ancien.</p> - -<p>Manies contradictoires, et dont l’une l’avait -dégoûté de l’autre, contrairement à ce qui -advient à l’accoutumée…</p> - -<p>Il renonça à jouer du violon sur les toits -dans l’époque même de sa vie où cette occupation, -de sa part, eût pu, somme toute, être -tenue pour admissible, raisonnable… Ce -grand enfant était nonagénaire et <i>la Vieille</i> -avait plus de vingt ans… Elle aussi avait cessé -d’aller faire à sa manière de la musique sur -les toits, les nuits de lune ou autres. Ils avaient -atteint tous deux cet âge où la somme des -espérances se montre cruellement inégale à -balancer le poids des souvenirs, et où, hommes -et chats, femmes et chattes, nous n’adressons -plus de secrets recours qu’à la grande -Amie ténébreuse qui est là pour remettre les -choses en place, rééquilibrer la balance en -supprimant les souvenirs et l’espérance, ou en -renforçant celle-ci sans enlever aucun prix à -ceux-là, en nous priant d’avoir confiance en -Elle ou en nous invitant goguenardement à -nous aller faire pendre ailleurs.</p> - -<p><i>La Vieille</i> mourut comme d’autres entreprennent -une série de pensées ou inaugurent -un rêve, sans en avoir trop l’air, en s’immobilisant -et en se repliant sur elle-même. Ce fut -même pourquoi on ne la porta très longtemps -que comme disparue. Elle avait tant procréé -qu’elle semblait, quand on retrouva son cadavre -auprès d’une pile de vieux sacs, n’avoir -ajouté que sa propre vie aux innombrables -autres dont le monde avait été accru par -elle…</p> - -<p>Elle était « exténuée », comme l’on dit, un -peu au sud de chez nous, des vieux pins saignés -à blanc et dont la résine est désormais -tarie. Nulle putréfaction. Sa dépouille ressemblait -à un sac mince et plat de fourrure -miteuse, râpée, qui avait — ô ironie du sort -pour les animaux comme pour les hommes ! — servi -de gîte confortable à un ménage de -souris et à leurs souriceaux aveugles encore…</p> - -<p>Ceux-ci furent jetés à l’égout en même -temps que la carcasse pelucheuse de <i>la -Vieille</i>…</p> - -<p>Durant les jours qui suivirent cet événement, -je fis une assez piteuse figure, à cause -de ce massacre d’innocents souriceaux ; les -miens s’en inquiétèrent ; mais j’ai toujours eu, -du ridicule, un sentiment aigu, et qui m’en a -inspiré une inguérissable horreur : il me parut -bien plus honorable, puisque j’étais dans -l’âge où l’on se doit d’aimer les sourires des -filles, de laisser vaguement soupçonner dans -mon entourage que je souffrais d’une passion -contrariée.</p> - - -<h4 title="">3</h4> - -<p><span class="sc">Roussotte.</span> — Des innombrables descendants -de <i>la Vieille</i>, une seule chatte demeurait dans -la maison, les autres ayant été sacrifiés aux -nymphes du Lot ; ou bien, n’ayant pas été -soupçonnés, ils s’étaient offert la fantaisie de -récupérer l’état sauvage, tout au moins vagabond.</p> - -<p>Ce fut un peu par hasard que la Roussotte -tenta de franchir, dans son monde, <i>l’étape</i>, -telle que l’a définie M. Paul Bourget ; fille d’une -misérable et touchante pauvresse, elle était -devenue le jouet de deux petits enfants très -gâtés et très capricieux ; elle dédaigna la chasse -aux rats et connut l’usage des lits et des -fauteuils… Une pimbêche, dans le fond, et une -mijaurée !</p> - -<p>Mais elle était bonne mère, même avec -les petits des autres chattes, et je lui en garde -beaucoup de tendresse.</p> - -<p>Quand elle devint « sale », ce qui n’est -permis qu’aux hommes et aux chats vagabonds, -il fallut bien se débarrasser de cette parvenue, -de cette personne qui s’était cru trop tôt -permis l’abord et la fréquentation des lits et -des fauteuils.</p> - -<p>Un client campagnard de mon grand-père -lui dit qu’elle ferait parfaitement son affaire, -car elle avait l’air d’être <i>bouno ratairo</i>…</p> - -<p>Mon grand-père, qui était un ironiste, lui -expliqua qu’elle avait en effet toutes les caractéristiques -de la parfaite pourchasseuse et -destructrice de rats, et qu’elle tenait cette physionomie -de sa mère, laquelle avait été connue -et tenue pour la meilleure <i>ratairo</i> de l’arrondissement.</p> - -<p>Ainsi, à franchir <i>l’étape</i> quand on n’en est -pas digne, perd-on des qualités sans en acquérir -d’autres, et devient-on une sorte de -néant sans intérêt pour soi-même et pour les -autres êtres. Mais Roussotte n’était pas de -notre race, et elle eut du moins le mérite de -me prouver quelques réalités que je tenais -pour des légendes, et que je tiendrais pour -telles à ce jour encore, si cette pimbêche ne -me les avait démontrées.</p> - -<p>Emportée dans un panier clos au lieu dit -Romas par le client de mon grand-père, lieu -distant de trois bons kilomètres de chez -nous, elle s’était réinstallée dès l’aurore du -lendemain sur notre seuil, le ventre au soleil, -et pleinement contente d’elle-même, à la façon -des gens qui accomplissent des miracles -sans se douter qu’ils ont ce pouvoir-là.</p> - -<p>Miracle pour nous, et qui se renouvela par -trois fois. Après quoi, le client fut découragé -et mon grand-père ému. Et la mijaurée acheva -paisiblement sa vie en notre maison. Miracle -pour nous que ce don d’orientation des -animaux, puisqu’il force notre intelligence et -notre raison à admettre chez certains d’entre -eux des sens que nous ne pouvons définir ou -nommer qu’à l’aide de niaises pétitions de -principes, ainsi que je viens de le faire moi-même.</p> - -<p>Qu’est-ce que nous savons ? Les chats « entendent » -peut-être les lignes et les couleurs, -« touchent » la chaleur et « goûtent » la lumière ; -cela expliquerait ce nom de « petits -sphinx » que tant de leurs plus intelligents -amis leur ont donné et ces attitudes qui parfois, -quand nous les regardons attentivement, -font trébucher nos pensées comme des ivrognesses -dans une nuit noire…</p> - -<p>Je n’ai rien éprouvé de plus déconcertant -pour mon amour de connaître et d’y voir clair -avec des mots (tout récemment, dans une calme -maison provinciale), que le spectacle d’un -gros chat, choyé et gâté, qui, couché jusque-là -devant un beau feu de corsier, se leva soudain, -hérissa ses poils, et s’en fut dans un -coin sombre cracher au visage du vide.</p> - -<p>Il n’y avait là que moi à m’occuper, dans -l’ordinaire de l’existence, de travaux d’imagination -et de pensée, travaux qui font suspecter, -parfois non sans raison, les sensations -les plus sincères de ceux qui ne se veulent pas -ou ne se connaissent pas d’autre métier sur -la terre… Mais j’affirme que le gentilhomme-campagnard, -le député et deux charmantes -femmes, avec qui je perpétrais ce soir-là un -petit poker honnête, se sentirent froid dans -le dos, comme s’ils étaient devenus poètes -tout à coup…</p> - -<p>On parla spiritisme (ce qui d’ailleurs -n’était indiqué par les événements en aucune -manière)… Et l’on ne joua pas plus avant au -poker.</p> - - -<h4 title="">4</h4> - -<p><span class="sc">La Jaune et la Blanche.</span> — La Jaune et la -Blanche, si je parle ici d’elles, c’est que, données -dans les mêmes conditions que la Roussotte, -elles ne revinrent jamais chez nous. En -fait de personnalité, elles ne montrèrent que -celle de ne pas me reconnaître ou de me dédaigner, -et de témoigner ce dédain ostensiblement, -les fois où il m’advint de les rencontrer -en leurs nouvelles demeures.</p> - -<p>La Jaune eut un malheur.</p> - -<p>Un jour qu’elle somnolait sur la grand’route, -en face de la maison de ses nouveaux maîtres, -la roue d’un muletier qui dormait sur son bros -(on sait que c’est là l’essentiel, et comme la -noblesse du métier de muletier, entre deux -auberges) lui passa sur le corps et la laissa -presque aussi plate que l’était la Vieille quand -on la retrouva morte.</p> - -<p>Contrairement à toute prévision, elle survécut, -après avoir durant des semaines promené -un pitoyable arrière-train de paralytique.</p> - -<p>Elle guérit pourtant, à la longue, mais -n’enfanta plus dès lors que des chatons morts ; -elle était touchante à la regarder les lécher -désespérément, comme acharnée à les ranimer ; -mais, avec le genre humain, elle était -devenue méchante et c’était toute une affaire -que de lui enlever ses pitoyables rejetons. Ses -maîtres durent se résigner à la supprimer. Il -faut craindre beaucoup des gens qui ont eu -des malheurs et des vieux poètes qui ne sont -plus créateurs que de poèmes mort-nés.</p> - - -<h4 title="">5</h4> - -<p><span class="sc">Pierrot</span>, lui, était un drôle de bonhomme ; -un rustique, mais un malin. Il connaissait le -secret de toutes les serrures, et seuls les -moyens matériels lui manquaient pour ouvrir -une porte de buffet fermée à clef.</p> - -<p>Il vivait à Jolibeau, en cet endroit où je -parvins un soir à capturer Noctu<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> dans un -remous des bas-fonds du ciel. Il avait l’air -blafard et hagard de l’amoureux de Colombine, -et c’est là, sans doute, ce qui lui avait -valu son nom, mais je ne crois pas avoir jamais -connu un animal aussi <i>intelligent</i> que -lui. J’emploie cette épithète dans son sens -fort, et strictement comme s’il s’agissait d’un -de mes semblables. Il comprenait de manière -incontestable d’assez subtiles nuances dans -l’expression des physionomies humaines, et, -plutôt sauvage à l’ordinaire, s’empressait de -sauter sur mes genoux si je simulais une silencieuse -douleur.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <i>La Chauve-souris</i>.</p> -</div> -<p>Il donnait aussi l’impression de savoir -compter et d’effectuer divers raisonnements -élémentaires, notamment quand je lâchais en -terrain clos et en sa présence quelques-unes -de mes souris. Sa tactique et sa stratégie différaient -du tout au tout selon que les souris -étaient plus ou moins nombreuses.</p> - -<p>Il ne jouait d’ailleurs pas avec elles pour -les martyriser puis s’en nourrir, mais simplement -pour les réduire à sa merci, comme -pour se prouver à lui-même son adresse. Il -les immobilisait sous ses pattes antérieures et -ne témoignait aucun regret quand je les lui -enlevais pour les replacer dans leur cage, — intactes.</p> - -<p>Un artiste. Un étrange bonhomme, je vous -dis ! Ainsi il adorait la salade bien vinaigrée… -Vous imaginez ce qu’on pouvait penser de -lui dans un pays où l’on appelle une platée -de viande ou un fastueux rôti « une salade -de chat » !</p> - - -<h4 title="">6</h4> - -<p><span class="sc">Kiki</span> vivait vers la même époque, mais « en -ville », comme nous disions dans notre famille, -par opposition avec la maison déjà -campagnarde de Jolibeau.</p> - -<p>Kiki, physiquement, ressemblait comme un -frère à cet Emile qui, durant que j’écris, ronronne -à mes pieds ; mais, moralement, quelle -différence ! Un mauvais sujet… un don Juan -de bas étage ! Et, avec cela, fourbe, gourmand, -voleur.</p> - -<p>Ma grand’mère l’appelait <i>le Coureur</i> et — pauvre -chère femme, si pieuse et sainte ! — elle -passait de bien cruels moments, quand il -disparaissait, vers février, pour aller « faire -carnaval avec le diable », comme on dit chez -nous des chats dans la saison pré-printanière -de leurs amours.</p> - -<p>Ma grand’mère avait cependant une affection -particulière pour cet agneau égaré ; dans -les discours qu’elle lui tenait, après l’avoir -maintes fois cru perdu, corps et biens et moralement -en outre, son indignation dissimulait -mal une infinie tendresse. Ce chat magnifique, -coiffé de stricts et quasi virginaux bandeaux -noirs, — à la Cléo, comme on disait -alors… — revenait affamé, sordide, les oreilles -déchiquetées, traînant sur lui comme l’affreux -relent de tous les péchés du monde.</p> - -<p>Il n’y avait pas que ma grand’mère à s’inquiéter -de lui : il y avait encore Mitte, sa mère -à lui…</p> - -<p>Quel obscur instinct avertissait celle-ci du -retour de l’enfant prodigue, dans la nursery -où, vers cette époque, elle s’occupait déjà, -presque toujours, d’autres bébés ? A peine ma -grand’mère avait-elle crié triomphalement : -« Le voilà ! » que Mitte apparaissait, comme -si son cœur et ses sens plus affinés que les -nôtres avaient discerné à distance, le long -des trottoirs ou des gouttières, l’approche feutrée -du mauvais sujet.</p> - -<p>Alors, elle lui parlait doucement, léchait -ses plaies, lui faisait sa toilette… Et l’on put, -plusieurs printemps de suite, assister à l’effarant -spectacle de ce voyou de deux ans ou plus -qui revenait téter sa maman ravie…</p> - -<p>— Au fond, disait ma grand’mère, il n’est -pas si mauvais qu’il en a l’air…</p> - - -<h4 title="">7</h4> - -<p><span class="sc">Emile</span>, <i>encore</i>. — Que d’autres histoires -j’aurais à conter ! Est-ce par peur d’importuner -que je me borne ? N’est-ce point plutôt -par une sorte de pudeur de parler de moi, -tant ces charmantes et moelleuses vies me -semblent se mêler à la mienne ?…</p> - -<p>Regagnez le paradis des bêtes, petits disparus -à quatre pattes que je m’honore d’avoir -compris et chéris. Tous les humains qui vous -ont aimés connaissent à propos de vous des -faits et des traits encore plus émouvants et -<i>personnels</i> que ceux que je pourrais raconter -encore.</p> - -<p>Adieu donc, ou au revoir, Nique, petite siamoise -qui étranglais tes enfants quand ils -n’étaient pas les fils de Sim, ton mari légitime ; -et toi, Poupée, qui prenais les tiens -pour des jouets, et les détruisais à force de -t’amuser d’eux, comme si ton nom avait influé -sur tes goûts ; et toi, Golo-le-Tigre qui, -gavé comme un seigneur, refusais les plats -que tu adorais pour voler ceux dont tu faisais -fi, quand ils étaient offerts par nous…</p> - -<p>Ces bêtes-là sont comme nous autres… -« <i>Aucun chat ne ressemble à un autre chat</i> », -et, je le répète, il en est parmi eux à propos -desquels on ne saurait parler de manque de -franchise, d’ingratitude, etc. Celui qui somnole -à mes pieds n’est que fidélité et loyauté.</p> - -<p>Je l’appelle :</p> - -<p>— Emile !</p> - -<p>Il me regarde bien en face et miaule avec -une tendresse enrouée. On ne saurait dire de -lui qu’il est un félin de luxe. Il est important -par la taille, plaisant par l’embonpoint et -confortable par la fourrure, mais il n’a rien -de rare, louche quand il rêve et offre à mon -observation un angle facial aussi dénué d’importance -que celui d’un cochon d’Inde. C’est -peut-être parce qu’il a un sentiment très -exact de sa piètre valeur qu’il se montre, -dans l’ordinaire de l’existence, humble, tendre, — et -d’une scrupuleuse honnêteté.</p> - -<p>Sa joie, lorsque je le nomme et que je lui -parais avoir des loisirs, c’est, éveillé de son -perpétuel demi-sommeil de vieux chat, de -prendre des poses d’enfant gâté… Puis, s’étant -étiré, il grimpe le long de mon bras et va s’installer — tour-de-cou -au bruit de rouet ou de -bouilloire, dit Tristan Derème — sur mes -épaules qu’il pétrirait sans jamais se lasser, -voluptueusement, surtout si je voulais bien le -véhiculer et lui faire faire une petite promenade -d’une pièce à l’autre…</p> - -<p>Personnellement, je me lasse de ce jeu assez -vite, mais, quand je <i>sacque</i> Emile, j’éprouve -presque du remords, tant il me semble -reconnaissant de l’honneur que je lui ai -fait.</p> - -<p>Il n’a jamais volé, jamais griffé, jamais -mordu ; et, avant d’attaquer son repas, il manifeste -un véhément désir de se voir confirmer -que c’est bien pour lui. Il faut que quelqu’un -de nous lui porte son assiette sous le -nez, encore, avant qu’il se risque, voyons-nous -que ses yeux verts nous interrogent.</p> - -<p>Une nuit qu’une panne d’auto nous avait -retenus à la campagne, se sentant affamé, il -développa, dans l’office, le paquet qui contenait -son repas du soir, en mangea une bouchée, -puis, pris de scrupules ou terrifié de -son audace, il alla se cacher dans le sommier -d’un lit, d’où il ne sortit qu’au bout de quelque -vingt-quatre heures, et comme nous commencions -à le pleurer…</p> - -<p>C’est à coup sûr un chat d’origine très modeste… -Bien que devenu nouveau riche dans -son monde, il manifeste sa mauvaise humeur -à la façon des pauvres honnêtes, en allant -bouder ou grogner tout seul dans un coin. -Quand il nous suivit, Pierre et moi, le long -de la rue Falguière, sa toison contenait des -poux de poules, ce qui m’oblige à croire — les -poux des gallinacés ne vivant qu’un temps infime -dans les toisons des mammifères — qu’il -était né et avait été nourri jusque-là, chichement -et sévèrement, dans l’arrière-boutique -d’une marchande de volaille ou d’un rôtisseur -du quartier.</p> - -<p>Ce n’est pas sans préméditation que je montre -ici un chat en face d’une pâtée.</p> - -<p>Jamais vous n’en verrez aucun se comporter -comme son voisin, à la différence des chiens -d’un même chenil ou d’une même maison.</p> - -<p>Avec l’âge, Emile est devenu à la fois difficile -et sobre. Il aime les caresses à la condition -de les rendre, le feu et le sommeil. Jadis, -il a été un étonnant chasseur ; maintenant, il -ne regarde même plus les moineaux qui viennent -sur mes fenêtres.</p> - -<p>Mais, contrairement à ce qui advient pour -la plupart de nos familiers, il s’intéresse vivement -à tous les quadrupèdes qui passent -sous les fenêtres de mon rez-de-chaussée, converse -avec eux, chien ou chat, et, quand il le -peut, leur témoigne une sympathie touchante. -Il n’a aucune jalousie et cela doit se sentir si -bien, dans le monde de ceux qui vont à quatre -pattes et la tête penchée vers le sol, que -jamais un chien ne lui a dit de sottises…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1l7"><i>LIVRE SEPTIÈME</i><br /> -<span class="small">LE TEMPS ET LES BÊTES</span></h3> - - -<h4 title="">1</h4> - -<p>Emile a environ douze ans.</p> - -<p>C’est un âge beaucoup moins auguste qu’on -ne le croit en général, pour ceux de sa race. -<i>La Vieille</i>, dont j’ai esquissé plus haut la -biographie, sa longévité fut probablement -exceptionnelle ; mais les chats et surtout les -chattes qui soutiennent avec honneur le poids -de trois ou quatre lustres ne sont pas rares.</p> - -<p>Là aussi s’impose cette idée de « différenciation » -qui les rend tellement ressemblants -à nous, et qui m’a fait çà et là, en dépit de -tous mes efforts, retomber dans cet « anthropomorphisme » -que je redoute.</p> - -<p>Pour eux comme pour nous, la longévité -est fonction de leur hygiène et de leur moralité. -A dix ans, n’importe quel chien est vieux ; -à quatre ans, n’importe quelle chauve-souris -est épuisée… Mais ce mauvais diable de Golo-le-Tigre -fut emporté à six ans par une maladie -de foie due à son incomparable gloutonnerie, -tandis qu’Emile, âgé du double, a des -chances de ne mourir que dans douze ans encore, — et -peut-être après moi.</p> - -<p>Dieu me garde de tirer de ces faits des conclusions -qui voudraient être à notre utilité. -Ni Golo, ni Emile n’ont jamais lu de traités -de morale, écouté de conférences, ni adhéré -à des ligues végétariennes ou contre l’alcool…</p> - -<p>Les animaux nous donnent d’ailleurs sur ce -point une grande leçon : les progrès des thérapeutes -n’ont pas fait varier depuis des siècles -la durée de la vie humaine et, plus que -tous les traitements ou régimes, ce sont certaines -qualités <i>personnelles</i> d’esprit et de -cœur, d’intelligence ou de moralité qui font -durer ou abrègent notre étape en ce monde. -Je ne sais plus qui disait : « On ne meurt que -quand on le veut bien… » Et je crois que c’est -une vérité, une réalité <i>hygiénique</i> à méditer -dès notre enfance.</p> - -<p>Emile n’est pas vieux, puisqu’il est très loin -de vouloir mourir…</p> - -<p>Je le regarde, sur la chaise trop étroite pour -lui qu’il a adoptée je ne sais pourquoi, depuis -quelque temps, et d’où ses pattes et sa queue -pendent, comme à la dérive du navire-sommeil. -Ne nous y trompons pas : sommeil n’est -qu’un mot humain, et dormir, pour un chat, -c’est simuler de le faire, — et méditer, et réfléchir.</p> - -<p>Sur quoi ?…</p> - -<p>A propos de quoi ?…</p> - -<p>Quel rideau sombre se déroule aussitôt devant -qui, tâchant de penser clairement, se -pose de pareilles interrogations à lui-même.</p> - - -<h4 title="">2</h4> - -<p>Le passé existe pour les bêtes, et surtout -pour celles dont je parle, comme pour nous, -mieux que pour nous, car leur mémoire est -formidable comparée à la nôtre, car nous -n’avons, à côté d’elles, que de très précaires -facilités dans cette « dimension » ou dans ce -« sens » du temps.</p> - -<p>Celui-ci est un monstre à trois têtes dont -nous regardons plus volontiers, nous autres -hommes, celles qui sont les plus inconsistantes -et les plus vaines : le présent et l’avenir. -Au contraire, la méditation d’un chat est un -substantiel festin de souvenances.</p> - -<p>Je ne rêve point ici, ni ne m’exprime par -métaphore : mille expériences, si simples -qu’elles ne paraîtraient pas avoir d’intérêt, -m’en ont fourni la preuve… Ainsi, un bruit -de papier froissé tire de sa torpeur un vieillard -gris et roux à qui j’allais porter, voici -bien dix ans, des os et d’humbles pitances, -alors qu’il était misérable, avant que des amis -landais se fussent chargés de lui…</p> - -<p>— Il n’y a qu’à froisser du papier pour qu’il -s’éveille, me disent mes amis landais…</p> - -<p>Après dix ans !</p> - -<p>Un coup de fusil (ou le bruit qu’on provoque -avec un sac gonflé et crevé d’un coup de poing) -faisait bondir Golo hors de son fauteuil, non -point par terreur, mais avec une sorte d’allégresse -avide. Jadis, — et c’était sur quoi était -en train de <i>méditer</i> ce vorace, — je livrais -à sa gourmandise les agaçantes corneilles qui -avaient cru devoir s’installer aux environs de -ma bicoque sylvestre et maritime, et que -j’abattais sans pitié vaine dès que l’occasion -m’en était donnée.</p> - -<p>Vous me lisez bien : il <i>méditait</i> ; et je n’aurais -pu écrire décemment <i>il se souvenait</i>.</p> - -<p>Pour nous, l’esprit et les années défuntes -représentent un magasin en désordre, une -provision au hasard entassée de ces pelotes de -fil, de soie ou de laine multicolore que nous -appelons, faute de mieux, « associations -d’idées » ou « d’images », et dont les bouts, -fil, soie ou laine, et quelle que soit leur valeur -ou leur couleur, traînent un peu à l’aventure, -hors des tiroirs, hors du comptoir, souvent -même hors du magasin, sur le trottoir…</p> - -<p>Les animaux et surtout les chats ont, au contraire, -l’esprit en ordre ; et cet esprit, je l’entrevois -(le Temps n’existant guère en la façon -dont nous le concevons pour des êtres qui ne -vivent que dans une des « dimensions » de -cette catégorie de l’entendement), je l’entrevois -assez bien sous l’espèce d’une carte d’état-major -soignée, riche en cotes et en points de -repère… Ou bien sous celle d’un « état » perpétré -par un adjudant plein de génie, et où -tout ce que l’on a à savoir ou à faire connaître -pour que les choses aillent bien et que -l’existence soit belle, serait calligraphié et disposé -harmonieusement sur une considérable, -mais <i>unique</i> et <i>étale</i> page de beau papier…</p> - - -<h4 title="">3</h4> - -<p>Le <i>présent</i> n’est pour Emile qu’un ensemble -de phénomènes <i>à côté</i>, un détail, un accessoire -plaisant ou haïssable…</p> - -<p>Il ne fait pas partie de la pensée, de la vie -spirituelle ; il s’y ajoute un peu comme une -distinction de laurier en papier peint ou un -bonnet d’âne à la tête d’un enfant ; qu’il soit -désir de nourriture, d’amour ou de jeu, il n’est -que <i>désir</i> ; il va même plus loin : il annihile -momentanément la vie spirituelle et la pensée, -qui ne reprendront leur cours réel que -tout à l’heure, quand nous recommencerons, -sur notre chaise élue, pattes et queue flottantes -dans le vide, à faire croire à ce bon nigaud -d’homme que nous sommes en train de dormir…</p> - -<p>Quant à l’avenir, qui n’est fondé pour nous -que grâce à des séries d’inductions scabreuses, -issues des plus mesquins événements de la -vie, il est probable qu’il est à peu près inexistant -pour les bêtes même les plus rapprochées -de nous.</p> - -<p>En tout cas, il n’y a aucune raison (humaine) -de croire à la réalité chez les bêtes de -cette dimension de la catégorie Temps. La -soupe qu’on flaire de loin et l’oiseau qu’on -guette sont eux-mêmes du présent, — du passé -peut-être, — avant que d’être goûtés ou capturés. -Et pourtant, comme nous, les bêtes se -savent mortelles sur cette terre. En la même -façon que nous ? c’est peu vraisemblable… Elles -sentent que le passé n’est pas infiniment -enrichissable et que le présent n’est pas éternel…</p> - -<p>Mais sous quel aspect la notion de vieillesse -et de mort leur apparaît-elle ?</p> - - -<h4 title="">4</h4> - -<p>Cela doit commencer par une impression -de détresse et d’injustice comme nous n’en -éprouverons jamais, — trop compliqués que -nous sommes ! — et cela si rigoureux que se -montre notre destin personnel.</p> - -<p>Mais il n’est pas très difficile d’imaginer et -de reproduire les sentiments qu’un animal -familier doit ressentir en face de la maladie -et des déchéances qu’elle comporte. La satisfaction -de sa faim étant, dans la fleur de sa -jeunesse et la prospérité de sa santé, le remède -sûr à toutes ses souffrances physiques et -morales, il <i>généralise</i> à sa manière et devient -d’autant plus vorace qu’il souffre davantage, -même et surtout quand la diète serait l’unique -traitement qui pourrait empêcher la progression -du mal.</p> - -<p>Ainsi en alla-t-il de Golo-le-Tigre.</p> - -<p>Il avait le foie volumineux, comme les oies -que l’on gave pour leur infliger cette maladie, -au profit de notre gourmandise. Souffrant -cruellement, il dévorait en proportion, pensant -que cela apporterait un soulagement à -ses misères.</p> - -<p>Ce qui prouve que les bêtes familières sont -intelligentes au point de perpétrer des sophismes, -comme nous-mêmes !</p> - -<p>Un sophisme d’induction, de la catégorie -<i lang="la" xml:lang="la">fallacia accidentis</i>, laquelle comporte encore -une plus grande subtilité de « raisonnement -dévoyé » que ceux de la catégorie <i lang="la" xml:lang="la">non causa -pro causa</i>. Golo concluait de l’essence à l’accident, -peut-être même de l’accident à l’essence, -ce qui me paraîtrait plus troublant encore :</p> - -<p><i>Un tel est bon médecin, donc il guérira tel -malade…</i></p> - -<p>Ou :</p> - -<p><i>Un tel a guéri tel malade, donc il est un bon -médecin.</i></p> - -<p>Ainsi, exactement, raisonnait Golo :</p> - -<p><i>L’apaisement de la faim est un remède à -tous les maux, donc je dois manger d’autant -plus que je souffre davantage.</i></p> - -<p>Ou bien :</p> - -<p><i>L’apaisement de ma faim ayant de tout -temps (c’est-à-dire dans la dimension <span class="small roman">PASSÉ</span>), -provoqué mon bien-être, je dois manger plus -que jamais puisque j’ai davantage à lutter -contre la douleur.</i></p> - -<p>Il en mourut.</p> - -<p>Pour nous aussi, la mort prématurée ou -non accidentelle est presque uniquement une -conséquence tragique ou non de nos sophismes -familiers, moraux ou viscéraux…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1l8"><i>LIVRE HUITIÈME</i><br /> -<span class="small">LA MORT</span></h3> - - -<h4 title="">1</h4> - -<p>Nombre de légendes courent sur la façon -dont nos bêtes amies accueillent la sombre -Déesse. On conte volontiers qu’elles en ont la -pudeur, alors que la plupart des hommes n’en -éprouvent que l’effroi.</p> - -<p>Ceci est les ennoblir vainement et de manière -perfide, car il n’en est rien. Je ne puis -jamais penser sans sourire à un poème du cher -François Coppée, qui, s’étonnant d’errer dans -les bois avec son amoureuse de l’année sans -y trouver de « délicats squelettes » d’oisillons, -se demandait :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i>Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?</i></div> -</div> - -<p>Le bon poète ignorait, ainsi que je l’ai noté -ailleurs<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>, l’existence des nécrophores, de -ces macabres mais prévoyants insectes pour -qui toute bestiole morte, emplumée ou velue, -est une trouvaille si précieuse que, faute de -cette rencontre, il ne saurait être question pour -eux de se perpétuer, — de <i>prévoir</i> pour leurs -larves, ce qui est leur façon à eux de croire à -l’immortalité, ou plutôt d’estimer absurde -l’idée de mort.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Vie de Grillon</i>.</p> -</div> -<p>Non, les oiseaux ne se cachent pas pour -mourir, non plus que les mulots, les musaraignes -et les taupes ; mais leur mort, par une industrie -subtile, sert immédiatement à préparer -de la vie. Un menu cadavre, pour un nécrophore, -c’est la même chose que de l’air -respirable autour des berceaux de nos nouveau-nés.</p> - - -<h4 title="">2</h4> - -<p>Revenons-en à nos familiers, chiens ou autres -et surtout chats, puisque je les ai choisis -en exemple.</p> - -<p>La mort, ils la reniflent de très loin, de beaucoup -plus loin que nous ne la pressentons -nous-mêmes.</p> - -<p>Il est curieux d’observer chez les hommes, -je parle de ceux qui ont conquis quelque tranquillité -intellectuelle et morale, combien la -présence de la sombre Déesse, quand elle les -guette avec des chances de succès et dans les -conditions normales (vieillesse ou maladie), -leur est insoupçonnée ou leur semble insignifiante.</p> - -<p>J’en parle par expérience personnelle, -n’ayant peut-être jamais éprouvé plus de bien-être -que lorsque je manquai de mourir, voici -trois ans. Je n’ignorais rien de la gravité de -ma grippe compliquée de congestion pulmonaire -et d’urémie. Un prêtre était venu : je -savais pourquoi…</p> - -<p>On m’a dit depuis que j’avais souffert beaucoup, -et je n’ai gardé pourtant aucun souvenir -de souffrance, bien qu’en ayant manifesté -les signes extérieurs pour tant de sollicitudes -attentives et empressées à mon chevet. On m’a -conté que je grattais mon drap et tentais de -le ramener sur ma face, comme on le fait -quand il s’agit de s’accoutumer au linceul, -mais aucune de mes facultés de sentir ou de -comprendre n’était amoindrie ; je jouissais au -contraire d’un repos actif et conscient, si je -puis dire, et absolument pareil à ceux dont on -se délecte lorsque l’on a quinze ans et que l’on -se laisse, quelque splendide jour d’été, flotter -en « faisant la planche » au gré de sa rivière -natale…</p> - -<p>Ma vie passée ne redéfilait pas frénétiquement -et comme cinématographiquement devant -moi, ainsi que racontent tant de gens qui -ne sont pas allés y voir ou qui n’ont pas su -regarder. Je me baignais dans le Lot, j’avais -quinze ans… C’était pour toujours que je me -baignais, — sans avoir l’ennui de me rhabiller -et de risquer une gronderie si j’arrivais en retard -chez nous.</p> - -<p>Nos souffrances physiques, en pareil cas, -n’existent probablement plus que pour les -nôtres et, tout en gardant d’elles, dans nos -attitudes et nos gestes, les expressions et les -traductions ordinaires, nous nous en sommes -déjà débarrassés, comme d’une vêture inutile, -ou comme un musulman dépose ses babouches -au seuil de la mosquée où il s’est rendu de loin -en pèlerinage.</p> - -<p>La mosquée est belle et flatteuse…</p> - -<p>O chère rivière où je me baignais au printemps -de la vie et dans l’été de l’année !</p> - - -<h4 title="">3</h4> - -<p>Parmi les bêtes familières dont il n’est pas -dans nos coutumes de nous nourrir, et qui -n’ont jamais été maltraitées ou négligées par -leurs maîtres ou leurs hôtes, je n’ai jamais -constaté cette pudeur devant la mort qui nous -fait ramener le drap devant notre face, comme -si nous redoutions de ne pas être assez -beaux vis-à-vis de semblable douceur.</p> - -<p>Tous les chats ou chiens qui furent miens, -en leurs derniers instants, se sont pour ainsi -dire cramponnés à moi ; ils estimaient sans -doute que, dispensateur de leur vie, distributeur -de nourriture et de joie, je pouvais quelque -chose pour eux en cet instant critique, -en cette épreuve qu’ils estiment à coup sûr -moins définitive que nous ne le faisons pour -la plupart, mais qui les inquiète de plus loin -que nous.</p> - -<p>Crainte qui s’ajoute aux « accessoires » détestables -du présent (et qui ne saurait provoquer -chez eux la réalité <i lang="la" xml:lang="la">in extremis</i> de la dimension -<i>avenir</i> du Temps) ; crainte qui les -rend affectueux jusqu’à se montrer importuns, -ce dont résulte pour eux, qui nous agacent, -le fait de subir sous une autre apparence -encore cette injustice dont l’âge ou la maladie -leur a déjà fourni la notion ; crainte qui -semble les inciter alors à exagérer leurs défauts -ou à caricaturer leurs vertus, en guise -de protestation contre les injustices dont ils -accusent le destin et nous-mêmes, qui représentons -sans doute le destin à leurs yeux…</p> - -<p>Encore un sophisme de leur part ? Mais ceci -serait décidément raisonner en homme… Et, -peut-être, renforçant à l’approche de la mort -leur personnalité, leurs tics, leurs petites manières, -se montrent-ils non pas pratiquement, -mais métaphysiquement plus malins que -nous. En effet, par « immortalité de l’âme », -le <i lang="la" xml:lang="la">consensus omnium</i>, le jugement des non-croyants -comme des croyants de toute confession, -entend ou veut dire la prolongation -d’une personnalité au delà de ce monde, selon -des catégories de l’espace et du temps que -nous ne pouvons scientifiquement entrevoir -ou définir ici-bas à notre usage, sur lesquelles -pourtant l’observation de nos frères inférieurs, -vus non pas d’en haut (car il n’y a -ici ni haut ni bas), mais d’en face, peut et doit -projeter quelque lumière.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1l9"><i>LIVRE NEUVIÈME</i><br /> -<span class="small">IMMORTALITÉ ET PERSONNALITÉ</span></h3> - - -<h4 title="">1</h4> - -<p>Une créature respirante n’existe pas réellement, -au sens humain du mot, si faculté ne lui -est concédée de se réaliser à part, d’acquérir -des signes qui la différencient des autres créatures -de sa race. Elle « n’existe pas », au sens -courant de cette expression, n’existe pas plus -dans le langage du raisonnement humain que -ne le font individuellement l’atome ou la cellule.</p> - -<p>Où il n’y a pas d’existence, il ne saurait y -avoir d’immortalité concevable. Où l’immortalité -devient absurde, l’idée de mort l’est -déjà !</p> - -<p>Les insectes ont atteint ce stade égalitaire -et cette organisation mécanique dont quelques -hommes rêvent intempestivement encore pour -leurs semblables, — sinon pour eux-mêmes. -Il n’y a donc, <i>logiquement</i>, pour un grillon -par exemple, ni possibilité d’idée de mort, ni -entrevision d’immortalité. Notre personnalité -est le lien mystérieux par quoi sont réunis -les atomes et les cellules qui nous composent ; -le resserrement volontaire de ce lien, qu’un -grand écrivain appela naguère culte du moi, -et que je nommerais ici plus volontiers « désir -quasi religieux de personnalisation », est -l’acte indispensable <i>pour vivre ici, puis ailleurs</i>.</p> - -<p>A quel degré de l’échelle sans commencement -ni fin le resserrement du lien devient-il -possible pour une créature respirante ? Ici, je -redescends avec joie vers les plus humbles -expériences et les faits que n’importe qui peut -constater… La personnalité commence chez les -êtres dont les physionomies et les attitudes ou -les accentuations de la voix sont capables -d’exprimer des sentiments que nous puissions, -humainement, à peu près homologuer<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Ceci sera plus longuement étudié dans le prochain -volume du <i>Bestiaire</i> : <i>Les Porte-Bonheur</i>.</p> -</div> - -<h4 title="">2</h4> - -<p>Je voudrais aussi éclairer rapidement (et il -serait vain de tenter de le faire mieux et plus -subtilement qu’en me rappelant les leçons de -vieux maîtres en logique formelle) la notion -de personnalité, de différenciation, de distinction.</p> - -<p>Autant qu’il m’en souvienne, ils accordaient -en logique une importance capitale à la considération -de généralité. Entre <i>Emile</i> et <i>les Autres</i>, -il y a la même opposition qu’entre un -terme concret et un terme abstrait. A première -vue, certes, il semble, même en dehors -de toute étude de psychologie animale, que -pareille distinction ne doive pas s’imposer, -puisque ce que l’on entend par terme concret -représente une réalité matérielle, corporelle — un -ensemble défini par l’usage ordinaire de -nos cinq sens. Mais envisageons (entre autres !) -des termes comme <i>âme</i> ou <i>île enchantée</i> ; -ils désignent bien des réalités ou des possibilités, -en tout cas des ensembles ; mais des -ensembles qui n’ont aucune existence dans -le domaine de nos sens.</p> - -<p>Le mieux, pour éclairer ici notre lanterne, -c’est d’en revenir décidément à ce qu’on m’apprenait -jadis en ce qui concerne l’idée et le -terme, à <i>leur connotation</i> et à <i>leur dénotation</i>, -comme écrivait Stuart Mill qui avait l’excuse -de n’être pas Français. Traduisons classiquement : -compréhension et extension des idées. -Exemple : <i>Homme</i>.</p> - -<p>A ce substantif, on peut immédiatement adjoindre -certaines épithètes, comme <i>bipède</i> ou -encore comme <i>raisonnable</i> (je ne prends ce -dernier attribut qu’avec quelque méfiance… -mais passons !). De ces idées de <i>bipède</i> ou de -<i>raisonnable</i>, plus simple que l’idée d’<i>Homme</i>, -apparaît la signification même du mot compréhension : -la compréhension d’une idée correspond -à l’ensemble des idées simples, mais -constructives, qui servent de fondement, de -forme et de couleur à une idée plus générale.</p> - -<p>Passons à l’extension : l’idée d’<i>Homme</i> (ou le -substantif <i>Homme</i>) peut recevoir à son tour -l’attribut ou l’épithète de Français ou de -Prussien, et dès lors chacune des idées que -suggèrent ces derniers termes est plus complexe -que celle qui se reflète dans le mot -Homme…</p> - -<p><i>a</i>) L’extension ou l’étendue d’une idée est -l’ensemble des idées plus complexes desquelles -cette idée peut être affirmée à titre d’attribut.</p> - -<p><i>b</i>) L’extension des idées et des termes est en -raison inverse de leur compréhension. — <i>Homme</i> -a plus d’extension que <i>français</i>, puisqu’il -y a des hommes qui ne sont pas des -Français, mais <i>français</i> a plus de compréhension -qu’<i>homme</i>, puisque le Français possède -tous les attributs par quoi l’on a coutume de -définir l’homme, et en plus tous ceux qui le -distinguent des bipèdes qui ne sont pas français.</p> - - -<h4 title="">3</h4> - -<p>Qu’y a-t-il de plus étendu, mais d’aussi -peu compréhensif que l’idée de <span class="small">L’ÊTRE</span> ? Même -quand certains inventeurs lui ont adjoint -l’attribut <i>suprême</i>, ils sont demeurés dans une -étrange imprécision à côté de ce qu’explique, -à propos de l’idée de Dieu et d’éternité, le plus -humble des catéchismes entre les mains d’un -petit villageois.</p> - -<p>Un jour, peut-être, tenterai-je une introduction -à la méthode en sciences naturelles ; mais -qu’on ne croie pas que j’aie voulu un peu -plus haut faire du fleuret avant de batailler -pour de bon.</p> - -<p>J’ai — je le répète — tenu simplement à -éclairer de mon mieux la notation de personnalité, -essentielle pour qui s’intéresse aux -bêtes, aux hommes et à lui-même.</p> - -<p>Il ne faut voir dans les considérations scolastiques -qui précèdent qu’un côté du diptyque -que figure toujours une métaphore. Emile -est concret, les Autres sont abstraits ; et voilà -tout, — pour m’exprimer « en raccourci », et -provisoirement.</p> - -<p>Pour <i>être</i>, il faut rechercher l’extension et -non la compréhension. Pour <i>être</i>, c’est-à-dire -pour ne pas mourir, même quand notre dépouille -sera retournée à la terre. Certes, les -créatures impersonnelles ne meurent pas, ou -du moins elles ne vivent pas davantage -qu’elles ne meurent : la vie sans la possibilité -de la mort ou la mort sans la certitude d’une -autre vie sont deux zéros additionnés, et qui -en égalent un autre.</p> - -<p>Pourquoi y aurait-il sur la terre, ou ailleurs -dans l’espace ou le temps, des créatures intelligentes, -pourvues d’âmes immortelles, et d’autres -qui ne seraient qu’instinctives et vouées à -l’abolition définitive ?</p> - -<p>Ici, le paradis des bêtes, qu’il soit imaginé -par Francis Jammes ou par n’importe qui, -ressemble à celui dont nous rêvons pour notre -usage personnel, nous autres hommes, et dont -nous avons tous le pouvoir d’être assurés. La -religion et la science (qui n’ont nul besoin de -se rejoindre) n’ont pas du moins à prendre la -peine de s’opposer, de se considérer hostilement.</p> - -<p>Comme le Pauvre entre les pauvres, allons -demander leur avis aux animaux, qui voient -Dieu face à face, comme ils voient peut-être -la mort lorsqu’ils sont chats et qu’ils témoignent -de la terreur ou de la colère, dans des -coins d’ombre où, pour nos yeux, il n’y a personne -ni rien.</p> - - -<h4 title="">4</h4> - -<p>Croire aux choses, c’est les rendre réelles.</p> - -<p>Je ne voudrais point, parlant de bêtes, avoir -l’air d’ajouter ici une moralité à une fable ; -mais l’exemple d’Emile, et des <i>Autres</i>, — de -beaucoup d’autres, et qui n’étaient pas nécessairement -chats, — me convainc chaque jour -davantage que notre immortalité doit dépendre -surtout de nous-mêmes, et de la réalisation -plus ou moins heureuse que nous faisons -de notre personne, patiemment.</p> - -<p>Certaines races animales n’y ont plus droit. -La nôtre et celle d’Emile peuvent escompter -ce privilège sur la planète Terre, aussi longtemps -que nous sauvegarderons cette personnalité -sans laquelle une créature vivante n’a -plus l’orgueil de soi-même et perd la croyance, -qui est le souverain passeport pour notre prochain -voyage.</p> - -<p>Vivre et mourir ne devraient avoir de sens -pour nous que tout à fait provisoirement. -C’est sur des trésors dont nous pouvons à chaque -instant nous enrichir, arbre ou minéral, -chat ou homme, que se fonde notre future -fortune, notre licence à durer et même à ne -plus jamais mourir… La mort n’est qu’une association -en enfilade d’images sinistres, momentanément -valables pour nous, qui vont de -l’image souffrance à celle d’un pourrissement -où nous ne sommes plus pour rien.</p> - -<p>La mort, c’est un mot qui ne devrait pour -nous correspondre à rien, comme pour tant -d’<i>Autres</i>, comme pour la plupart des autres.</p> - -<p>A plus forte raison ne me semble-t-il -<i>encore</i> impliquer ni l’enfer, qui, pour les êtres -sans individualité, doit être quelque chose -d’horrible comme un néant dont on aurait -conscience, ni le paradis, où ceux qui tentèrent -loyalement d’être eux-mêmes obtiennent, -j’imagine, un délai hors du temps pour -se réaliser et se personnifier encore mieux…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Oui, viens sur mes genoux, Emile, pauvre -bête honnête et tendre, puisque ce geste te -ressemble, te réalise, te personnifie ; voici -l’heure où les feux achèvent de se consumer, -où les chars des maraîchers, d’un roulement -ininterrompu, annoncent le lugubre avènement -sur Paris d’une aurore d’arrière-automne…</p> - -<p>Viens sur mes genoux, grimpe contre mon -bras, installe-toi sur mes épaules… C’est la -place que tu as choisie, la meilleure part de -ce que je puis t’offrir… Tes griffes s’enfoncent -terriblement dans ma peau, mais que m’importe -à moi, puisque tu continues à m’instruire ?</p> - -<hr /> - - -<p>Tout à l’heure, j’irai comme font mes semblables -m’instruire de la mort à l’école du -sommeil, du sommeil qu’un réveil a toujours -suivi jusqu’ici pour M. de la Palisse et pour -moi… Mais il est certainement, ailleurs, des -réveils qui valent mieux que ceux de cette -vie ; je le comprends dans tes yeux verts qui -louchent un peu et qui, pour l’instant, me signifient :</p> - -<p>— C’est entendu ; dans trois heures la bonne -arrivera et je lui réclamerai ma pitance, avec -fracas, s’il le faut… C’est entendu, j’écourterai -ton précaire sommeil, mais tu n’as qu’à dormir -comme nous le faisons, nous autres, dans -notre monde : d’un œil. Je suis Emile, et fier -de moi en dépit de mon apparente humilité… -Dépêche-toi, la bouillotte de ton lit — et j’en -aime la tiédeur autant, sinon plus, que celle -de tes épaules, — va être froide…</p> - -<p>… Viens donc, pauvre vieux chat, et éveille-moi -dès qu’il te plaira… comme il me serait -doux qu’on m’éveillât un jour ou l’autre, — pour -tout de bon, ailleurs !</p> - -<p>… Viens. Je suis sûr que vous avez encore -infiniment de choses à m’apprendre, Toi et -les Autres…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="p2">II<br /> -COCO, CACATOIS</h2> - - -<p>Des gens content que nous vieillissons ou -mourons ? Quelle blague ! Nous sommes arrivés -hier à Jolibeau et tout était en place, et -Noctu dans le ciel, et Filon le Gris dans sa -lézarde de la troisième marche du seuil, et son -cousin Filon le Vert dans le trou de taupe du -talus d’en face qu’il a accommodé à l’usage de -sa paresse, comme chaque an. Evidemment, ce -ne sont plus les mêmes… Et après ? Suis-je -moi-même identique à ce que j’étais, durant -que j’écrivais la précédente ligne ?</p> - -<hr /> - - -<p>Toutes les bêtes sont là : la soixantaine de -pigeons, les cinq ou six chats, les lapins bleus -et gris, et les noirs, et la petite ânesse poilue -et frisée, dont il semble que la mère ait trompé -le père avec un épagneul. La chienne, hier -hostile, se rappelle soudain que celle dont elle -est née m’adorait, et la voici qui vient vers -moi en rampant, un bout de satin rose entre -ses babines de négresse. Midi bientôt. Seul le -maître à danser des poules n’est plus là : il est -allé leur enseigner la musique au paradis des -bêtes. Et M. l’aumônier, autre voisin, a beaucoup -vieilli : son mécréant de docteur en est -réduit à réciter pour lui des chapelets.</p> - -<p>Les rossignols sont certainement, eux, les -mêmes. En tout cas leur voix n’a pas changé, -ni mes oreilles, à cela près que quelques crins -blancs du plus charmant effet frisent au-dessus -de leurs ourlets… Mais il y a incontestablement -du neuf devant ma vieillesse en -herbe.</p> - -<hr /> - - -<p>Ce neuf s’appelle Coco et d’après les estimations -les plus sérieuses, il doit avoir tout près -de deux cents ans.</p> - -<p>Un perroquet. Non. Un kakatoès, un cacatois -comme on écrivait quand il est né. C’est -la femme de mon cousin qui l’a emmené de -Languedoc en Aquitaine gasconne ; là-bas, -dans sa famille, on ne se souvenait pas de ne -point l’avoir vu. Un cacatois blanc, dont la -huppe arbore des brindilles rouges lorsqu’on -le caresse ou l’agace, lorsqu’il est heureux ou -furieux. Enorme. Des gamins qui ont dû depuis -beau temps aller voir comment on fume -la pipe de l’autre côté de la vie, lui ont, jadis, -crevé un œil et cassé une aile. Ce borgne compliqué -de manchot ne s’en porte pas plus mal -pour cela. Il a un appétit charmant, un cœur -tendre, et tient des discours pleins d’intérêt.</p> - -<hr /> - - -<p>Car, ne nous y trompons pas : il se peut -qu’un jeune perroquet répète sans y rien entendre -les mots et les sons qu’on lui serine ; -mais il n’en saurait être de même pour un -patriarche de l’importance de Coco.</p> - -<p>Un patriarche, je m’explique mal, car Coco -est une femelle cacatois, qui pond de temps en -temps un bel œuf blond et le déguste suavement, -n’ignorant pas qu’elle est veuve depuis -deux siècles bientôt et que les qualités de -l’objet sont uniquement nutritives.</p> - -<p>Mais avant de manger son œuf, Coco s’extasie -et répète : « C’est bon ! C’est bon !… Viens -me voir, papa !… » Aujourd’hui, il (ou elle) -m’a accueilli avec une gravité inaccoutumée : -« Temps orageux, monsieur… » Et, le comble, -c’est que c’est vrai !… Allez parler de psittacisme -à propos d’un animal qui, lorsqu’on lui -offre un biscuit, vous déclare froidement : -« Non, j’ai soif… Une orange, bien tirée, une -orange !… » Et il ne se trompe jamais sur la -pronostication du temps… Ce matin, il m’a -dit : « Prends ton pépin… » Une ondée est -tombée, comme j’allais sortir. Durant que -j’écris, il grommelle, — j’allais dire : entre ses -dents ! — il grommelle : « Charmante journée. -Beau temps pour la campagne !… » Et, cette -fois encore, il a raison. Tout va bien. Tout est -dans l’ordre. L’ondée n’aura pas de conséquences -graves ; à peine suis-je aspergé quand je -secoue les lilas et les cognassiers pour en faire -choir les hannetons, régal des poules. Les -libellules célèbrent leurs noces au-dessus des -bassins ; les petits escargots noirs et roses ou -jaunes et bruns sont tous dehors, lustrés, repeints -à neuf, — comme la tortue qui vient -me regarder sous le nez avec une déplorable -insolence, un manque de timidité qui semble -écœurant à mon orgueil humain.</p> - -<p>Tout est dans l’ordre, ai-je dit… Toujours à -l’excès optimiste ! Midi vient de sonner à la -tour rose de l’église ; j’admettais le caquetage -des passereaux, les coassements des grenouilles… -Mais ce rossignol, à pareille heure. Que -nous veut-il ? Et c’est qu’il en met ! Nous n’y -couperons pas, c’est une ode !…</p> - -<hr /> - - -<p>Je regarde : avec une pierre dans l’arbre, je -pourrais sans doute envoyer ce troubadour se -faire pendre ailleurs. Impossible de le repérer. -Et, tout à coup, une stupéfaction énorme -m’immobilise. Le rossignol, c’est Coco… Coco -qui s’est reconnu poète sur le tard et qui imite -les maîtres au point de les surpasser en virtuosité. -Il peine, il travaille, il y va fort, il est -beau. Son œil crevé a l’air d’un monocle posé -sur un œil normal… Je n’y tiens plus. J’applaudis. -Il me rappelle quelqu’un ou quelque -chose…</p> - -<p>Il me sourit (il n’y a pas d’autre mot), puis, -de son accent le plus tendre :</p> - -<p>— Si vous ne la savez pas, je vous la copierai.</p> - -<p>… J’en suis retombé le derrière dans l’herbe, -comme au temps où j’y verdissais mes pantalons -de coutil blanc.</p> - -<p>Pauvre vieux qu’il y a là ! Personne n’osera -plus le gronder, s’il se tache…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="p3">III<br /> -ZOMPETTE<br /> -LA GRENOUILLE VERTE</h2> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch0">PROLOGUE</h3> - - -<p>Il faut savoir entendre les conseils de l’Automne -et se rendre aux lieux où il tient le plus -somptueusement ses assises. De longs ans, ce -fut, — pour moi, — en un coin de la forêt -landaise que n’avait pas encore saccagé la -stupidité de quelques nouveaux riches… Il y -avait là, aux temps lointains dont je parle et -dont nous sépare un affreux abîme de boue et -de sang, il y avait là, dès la fin de septembre, -une douceur de vivre perpétuellement exaltée -par le prodigieux concert d’odeurs, de couleurs -et de sons dont se veut accompagné le -prince Automne aux lieux où il passe.</p> - -<p>Le prince Automne, comme il est dit dans -un conte gascon recueilli par J.-F. Bladé. Appellation -qui est, me semble-t-il, une vraie -trouvaille de poète. Faites résonner avec soin -dans votre esprit et votre cœur l’harmonie de -ces syllabes, et dites-moi si vous n’imaginez -pas tout de suite un adolescent royal, plein -de mélancolie et de langueur, qui passe sur -un fastueux tapis de feuilles mortes ?</p> - -<p>Donc, ce n’était pas encore la guerre, et -la France n’y pensait pas plus que chacun de -nous ne pense à sa propre mort dans l’ordinaire -des jours… Un matin, Paris se réveilla -sous une vilaine brume, terne, rougeâtre, tragique, -une brume à couper au couteau, et -qu’on eût effectivement coupée et tailladée -comme pour la rendre sanglante… Depuis huit -jours, je mourais d’envie de partir et j’inventais -cent mille motifs de ne le point faire. -Bénie fut la brume qui fit brusquement la balance -pencher dans le sens que je souhaitais, -sans oser me l’avouer à moi-même !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch1">I<br /> -<span class="small">LA FORÊT A L’AUTOMNE</span></h3> - - -<p>Comment, si bonne que lui soit la vie à Paris, -quelqu’un de notre Sud-Ouest peut-il respirer -sans nostalgie, ailleurs que chez lui, l’<i>odeur</i> -de l’automne ? L’odeur de l’automne ! Voici -une expression qui aurait besoin d’être définie, -mais par modestie ou par lâcheté, j’aime -mieux ici n’en rien faire et me contenter d’en -parler pour ceux qui, l’ayant éprouvée ou -subie eux-mêmes, comprendront tout naturellement -la sensation dont il s’agit.</p> - -<p>Je retrouvai donc <i>ma forêt</i>, et le vent y respirait, -avec l’odeur des mousses reverdissantes, -une senteur, promenée sur des lieues et des -lieues, de taillis détrempés, de fumée de bois -vert et de pommes de pins en train de pourrir. -Alors, les champignons émergent du sol -sans crier gare et semblent quintessencier au -pied des arbres le goût même de la forêt en -menus sachets comestibles, gonflés de toutes -les sèves du sol, riches de tout l’arome des -feuillages. Voici les cèpes aux airs joufflus et -cossus, au costume de velours sombre doublé -de clair ; les chanterelles biscornues, en accoutrement -de mardi gras ; les oreilles de loups, -les bidaüs et les coulemelles qu’on appelle -aussi sanguins, serins, coucoumetz ou encore -pignatons, jaunets et morts de froid, et qui ne -se plaisent que sous les pins ; les rougets couleur -de trogne d’ivrogne ; les oronges, pareilles -quand elles naissent à un œuf oublié sous -le bois par une poule vagabonde, à un œuf -dont le jaune ferait éclater la coque et s’épanouirait -végétalement en ombelle quelques -heures plus tard…</p> - -<p>Il était inévitable qu’autour d’eux l’imagination -campagnarde cultivât un opulent jardin -de légendes. Les vieux paysans, qui savent -le temps et la peine nécessaires à faire venir -à bien les récoltes, ne pouvaient guère voir -ces hôtes des prés et des bois naître et grandir -en une seule nuit sans conclure qu’il y avait -de la sorcellerie là-dessous.</p> - -<p>Dans les pacages qui bordent les rivières du -Sud-Ouest, quand les champignons des prés -étoilent, au matin, la verdure de taches blanches, -c’est que les <i>fatilières</i>, un peu plus tôt, -ont déroulé leur ronde en cet endroit. Ces -<i>fatilières</i> sont des déités bien originales de -ma petite patrie et qu’il serait malséant de -confondre avec de vulgaires sorcières : celles-ci -sont de vilaines femmes, des mortelles promises -aux feux éternels et qui, bonnes amies -du général Satan, lui constituent en ce monde -un régiment d’Amazones. Mais les fatilières, -comme l’étymologie du mot l’indique (<i lang="la" xml:lang="la">fatum</i>), -s’apparentent davantage aux fées et, par suite, -à leurs lointaines cousines, les oréades, les -dryades, les napées, les nymphes champêtres -et bocagères. Ce sont des génies qui se montrent -bienfaisants ou malfaisants au gré de -leur humeur, mais qui travaillent toujours -pour leur compte et sans qu’aucun pacte les -lie à l’Ange déchu… Seulement, trait bien caractéristique -de la race gasconne, plus amoureuse -encore de comique que de beauté, loin -de se présenter aux humains sous les espèces de -belles et gracieuses jeunes femmes, les <i>fatilières</i> -sont de burlesques carabosses avec lesquelles -on ne sait trop sur quel pied danser, -mais qui, elles, dansent toujours.</p> - -<p>Dansent et plus que jamais aux nuits où les -brumes d’octobre se déploient au-dessus des -ruisselets. Alors, quelque enchanteur, commerçant -bien avisé, déroule devant elles ses -brouillards, merveilleux coupons de mousselines -et de gazes, et c’est à son étalage que les -vieilles coquettes vont choisir leurs robes de -soirée… Les crapauds préludent sur leur flûte, -la brise salée fait vibrer chaque être végétal, -du plus majestueux au plus humble ; les chats-huants, -sur un ton invariable et obstiné de pochards -tristes, scandent inlassablement le refrain -de la grande chanson… C’est le beau moment -du bal, et, demain, en tout endroit où se -seront appuyés les talons des cocasses ballerines, -un champignon blanc dessus et rose -dessous apparaîtra, baigné de rosée, saupoudré -de sable et de brins de mousse.</p> - -<p>Quantité de mes amis rustiques ont vu les -fatilières comme je vous vois. Je me console -de ne les point avoir vues en me sentant à peu -près incapable de douter de leur existence.</p> - -<p>C’est qu’à l’automne la nature déclinante -est un peu comme ces bonnes vieilles en qui -persistent seuls les souvenirs de leur toute petite -enfance, et qui les racontent intarissablement ; -par ces pâles et diaphanes journées -qu’on prendrait volontiers pour les fantômes -de leurs sœurs printanières, les légendes, qui -furent la fraîche naïveté de la nature et l’adorable -puérilité de l’esprit humain, ressuscitent. -Leurs âmes mêmes semblent s’exhaler du sol -toutes vivantes, avec l’odeur de l’herbe mouillée -et du bois mort. Nul doute que le peuple -des menus génies forestiers qui dansaient jadis -avec les fées et les fatilières ne retrouve -alors une fugitive existence, analogue à celle -que les contes accordaient aux trépassés durant -que sonnaient les douze coups de minuit.</p> - -<p>Je ne vais jamais à la cueillette des champignons -sans un vague espoir de découvrir, -sous la coupole d’un de ces frustes et primitifs -végétaux, quelque fadet ou quelque lutin -qui, selon qu’il sera bon ou mauvais, aura, par -sa présence, insufflé à la plante une succulence -innocente ou une mortelle malignité.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch2">II<br /> -<span class="small">RENCONTRE DE ZOMPETTE</span></h3> - - -<p>« <i>Celle-avec-qui-je-me-promenais-dans-la-Forêt</i> » -vit quelque chose de vert bondir à son -approche, et grimper pataudement contre sa -robe claire. Elle poussa un cri :</p> - -<p>— Un crapaud !</p> - -<p>Puis, ayant examiné la bestiole :</p> - -<p>— Ce n’est pas un crapaud… c’est un bijou.</p> - -<p>Ce n’était pas un crapaud, ce n’était pas un -bijou ; c’était <span class="sc">Zompette</span>, grenouille verte, rainette. -Pourquoi Zompette ? A cause que certains -visages évoquent quasi fatalement certains -prénoms ou surnoms et que le visage de -la bestiole nous avait rappelé presque en même -temps à l’un et à l’autre l’appellation de -l’héroïne d’un conte d’Henri Duvernois qui -nous avait fait bien rire le même matin.</p> - -<p>Ainsi fut baptisée cette nouvelle petite amie -qui, ce jour-là, aurait pu aussi avoir nom -« légion » dans la forêt landaise. Ce n’est pas -en vain que j’ai parlé de champignons, de -leur pullulement mystérieux et équivoque -pour les simples, quand le prince Automne -entre dans son sylvestre palais. Zompette, ce -jour-là, était aussi fréquente sur nos pas que -le sont, en mai, les sauterelles dans les prés, -où l’herbe croît et commence de mûrir, et -cela n’allait pas sans provoquer en moi un -étonnement assez légitime.</p> - -<p>Car toutes ces Zompettes étaient visiblement -des bébés-rainettes au plus tendre de leur -âge, d’une superficie moindre que celle d’un -jeton de vingt sous, évidemment très maladroites -encore à procéder sur le sol par bonds -ou autrement, tout de suite essoufflées et comme -décontenancées d’avoir pris brusquement -contact avec une vie qu’elles n’entrevoyaient -la veille encore qu’à travers le partiel aveuglement -larvaire de tous leurs sens… Oui, certainement, -quelques heures plus tôt, Zompette -et ses sœurs n’étaient que des têtards, habitants -de mares ou de sources qu’elles ne retrouveraient -désormais qu’adultes et dans la -seule saison de leurs amours, petites choses -équivoques et mal finies, pourvues de leurs -quatre pattes, déjà, certes, mais aussi d’un -reste de queue qui leur rappelait désobligeamment -(j’imagine) leur cousinage avec les tritons -et les salamandres, créatures vaseuses, -fangeuses, dépourvues de toute aspiration -vers les arbres et le ciel.</p> - -<p>Or, ni mare, ni source n’existent là, à deux -bonnes lieues à la ronde ; nulle provision -d’eau douce dans cette longue presqu’île que -bornent, au nord, des landes sèches et, par -ailleurs, l’océan gascon sujet aux grands délires, -ou le bel et vaste étang marin qu’un chenal -fait communiquer avec lui.</p> - -<p>Mystère qui déjà me rendait ma nouvelle -pensionnaire sympathique ! Ainsi, un certain -romanesque flottait autour de son origine… -L’histoire de Zompette, mon héroïne, commence, -somme toute, comme fait si souvent celle -d’une héroïne humaine dans un roman-feuilleton -construit selon les règles de l’art. On me -concédera qu’il serait prématuré de faire, dès -à présent, la lumière sur sa naissance à la -vie, lumière dont je ne devais être éclairé -moi-même que beaucoup plus tard.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch3">III<br /> -<span class="small">PORTRAIT DE ZOMPETTE</span></h3> - - -<p>Pour l’exposer au mieux, il ne le faut point -isoler, mais le situer parmi d’autres qui seront, -pour elle et le lecteur, comme ses portraits -de famille. Puisqu’on l’appelle couramment -la grenouille verte, notons tout de suite qu’elle -est bien de la famille des batraciens, mais -qu’elle appartient à un autre genre de cette -catégorie de créatures et qu’elle est non point -sœur autrement vêtue, mais tout juste cousine -de la grenouille commune, immortalisée littérairement -par Aristophane et comestiblement -inoubliable à certains gourmets. De la grenouille -commune et de la vraie sœur de celle-ci, -la grenouille rousse, — la délicieuse hôtesse, -satinée et aux bésicles d’or, des fossés -forestiers, feuillus, moussus et <i>secs</i>, — Zompette -se distingue essentiellement en ceci -qu’elle est une raine (raine verte, <i lang="la" xml:lang="la">hyla viridis -seu vulgaris</i>).</p> - -<p>Sa vie ordinaire n’est pas aquatique ou marécageuse, -comme celle de la grenouille comestible, -ni sylvestre et pratiquée au ras du -sol, comme celle de la grenouille rousse : elle -est aérienne, un peu, mon Dieu, à la manière -de celle des oiseaux. Zompette, sauf en diverses -circonstances que nous découvrirons au -cours de ce récit, vit « de branche en branche ». -En liberté, ses petites manières, ses -procédés de chasse, ses ruses, ses embuscades, -provoqueraient, pour nos yeux, une fête aussi -charmante que le manège des oiseaux. Aussi -charmante, mais bien plus difficile à observer, -tant sa couleur se marie à celle des feuillages.</p> - -<p>Ce qui a permis à Zompette cette existence, -non plus de naïade, mais de dryade, ce qui -lui a autorisé partiellement le domaine de -l’air, alors que ses cousines vertes ou brunes -sont condamnées au sol, et à ne s’en séparer -qu’à l’occasion d’un bond, c’est une particularité -minuscule, où d’aucuns pourraient voir -un privilège, où d’autres — dont je suis — ne -déplorent qu’un navrant pis-aller, tout de même -que dans les ailes précaires de la chauve-souris, -ou les ailes et autres organes artificiels -qu’a cru devoir s’inventer l’homme.</p> - -<p>C’est un naturaliste du nom de Catesby qui -s’aperçut que la rainette verte a, ainsi que -toutes les autres <i>raines</i>, de petites plaques -« visqueuses » sous ses doigts, lesquelles plaques -lui permettent de s’attacher aux branches -ou aux feuilles des arbres. Si j’ai mis le -mot « visqueux » entre guillemets, c’est que -Lacépède l’interpréta de la sorte, tout en accordant -à son devancier que son interprétation -à lui était excellente, ou, du moins, non -pas à dédaigner.</p> - -<p>Voici ce que dit Lacépède de la rainette, au -chapitre intitulé : « Deuxième genre [de batraciens], -<i>quadrupèdes ovipares qui n’ont -point de queue et qui ont sous chaque doigt -une petite pelote visqueuse</i>.</p> - -<p>« <i>Sa peau est si gluante et ses petites pelottes -visqueuses se collent avec tant de facilité -à tous les corps, quelque polis qu’ils soient</i> -(notez bien ce : « quelque polis »), <i>que la -raine n’a qu’à se poser sur la branche la plus -unie, même sur la surface inférieure des feuilles, -pour s’y attacher de manière à ne pas -tomber</i>… »</p> - -<p>Jusqu’ici, une grenouille aux pattes enduites -d’un de ces produits modernes qui collent -tout, même le fer, ne se comporterait pas -autrement que sa cousine et pourrait, elle aussi, -devenir de vaseuse aérienne, et chasser -aussi ses proies de branche en branche et de -feuille en feuille.</p> - -<p>Poursuivons :</p> - -<p>« <i>Catesby dit qu’elle a la faculté de rendre -ces pelotes concaves, et de former par là -un petit vide qui l’attache plus fortement à la -surface qu’elle touche</i>… »</p> - -<p>On ne saurait expliquer mieux, sinon plus -brièvement, que maman Nature a pourvu les -doigts de Zompette, moins favorisée à d’autres -points de vue que Brékex, sa cousine -des marais, de petites ventouses quasi automatiques, -qui lui permettent, d’où qu’elle -chute ou saute, de rester fixe à l’endroit, — je -ne dis pas qu’elle avait visé, mais où elle -a abouti, après le happement aérien d’une -proie ailée ratée ou conquise…</p> - -<p>Prenez une pièce de dix centimes en bronze, -qui ne soit pas trop usagée, entre le pouce -et l’index ; faites-la glisser de haut en bas, -vivement, sur n’importe quelle boiserie parfaitement -plane, arrêtez cette descente en plaquant -brusquement l’objet contre la paroi -lisse (qu’elle soit de bois, de marbre ou de -verre), et le décime y demeurera comme collé. -C’est un phénomène de pneumatique si -simple qu’il ne vaut pas la peine qu’on en -fournisse l’explication : les « pelotes visqueuses » -de Zompette et de ses sœurs européennes -ou exotiques agissent ainsi contre les feuilles, -et d’autant plus facilement que celles-ci sont -<i>absolument lisses</i>, en la même manière que -le décime traité comme j’ai dit : par la force -de l’air comprimé. Pelotes visqueuses ? Non -point. Mais ventouses.</p> - -<p>J’ai promis un portrait de Zompette, à présent -différenciée de ses cousines et installée à -la place qui lui est due. En saurais-je prendre -le soin, quand je le vois tracé sous mes -yeux de main de maître.</p> - -<p>Ecoutez, regardez : c’est signé Lacépède et -pourrait être sous-intitulé : A la manière de -mon maître M. de Buffon…</p> - -<p>« <i>Tout ce que nous avons dit de l’instinct</i> -(?), <i>de la souplesse, de l’agilité de la -grenouille commune appartient encore davantage -à la raine verte ; et, comme sa taille -est toujours beaucoup plus petite que celle -de la grenouille commune, elle joint plus de -gentillesse à toutes les qualités de cette dernière. -La couleur du dessus de son corps est -d’un beau vert ; le dessous, où l’on voit de -petits tubercules, est blanc</i>… (N’imaginez aucun -tubercule, grand ou petit, et ne voyez là -que soie <i>granitée</i> de la couleur indiquée par -le maître…) <i>Une raie jaune, bordée de violet, -s’étend de chaque côté de la tête et du dos, -depuis le museau jusqu’aux pieds de derrière, -et une raie semblable règne</i> (ce n’est pas -moi, en cet instant, qui écris !) <i>depuis la mâchoire -supérieure jusqu’aux pieds de devant</i>… »</p> - -<p>(Ceci n’est vrai que pour les adultes et dans -les mois de l’an qui vont d’un avril à un octobre -normaux.)</p> - -<p>Mais le complément du portrait est admirable, -irrétouchable :</p> - -<p><i>La tête est courte, aussi large que le corps, -un peu rétrécie par-devant ; les mâchoires -sont arrondies, les yeux élevés. Le corps est -court, presque triangulaire, très élargi vers la -tête, convexe par-dessus et plat par-dessous. -Les pieds de devant, qui n’ont que quatre -doigts, sont assez courts et épais ; ceux de derrière, -qui en ont cinq, sont au contraire déliés -et très longs ; les ongles sont plats et arrondis</i>…</p> - -<p><i>La raine verte saute avec plus d’agilité que -les grenouilles, parce qu’elle a les pattes de -derrière plus longues en proportion de la -grandeur du corps</i>…</p> - -<p>Irrétouchable, ai-je dit ; mais, à peine quelques -lignes plus loin Lacépède ajoute, citant -de nouveau Catesby : <i>Les raines vertes franchissent -quelquefois un intervalle de douze -pieds</i>…</p> - -<p>… Outre que vous me feriez dire !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch4">IV<br /> -<span class="small">POURQUOI SI PEU DE RÉVÉRENCE -VIS-A-VIS DE MES ILLUSTRES DEVANCIERS</span></h3> - - -<p>Car il faut bien que je réponde à ceux qui -m’ont accusé, dans l’ordre d’études que je -poursuis ici, d’avoir <i>dénigré</i> tour à tour Buffon -et Fabre dans les deux premiers volumes -de mon <i>Bestiaire</i> : <i>Vie de Grillon</i> et <i>la Chauve-Souris</i><a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. -Je n’ai dénigré ni l’un ni l’autre ; -j’ai relevé, chapeau bas, quelques erreurs. -J’ai dit : « Vérité dans l’hermas de Sérignan, -erreur parfois au delà… » Ou encore : « Le -savant aux manchettes ne reproduisit guère -que des relations de correspondants… ou de -correspondants de correspondants… » C’est -même miracle qu’il ait pu bâtir de la sorte -une œuvre qui s’est imposée comme un monument -aux fondements inébranlables et sur -lesquels toute l’histoire naturelle, en France -et à l’étranger aussi, semble s’être assise soudain, -une fois pour toutes, comme atteinte -d’irrémédiable infirmité : des noms de bêtes -et un semblant de style… et allez-y ! La science -enregistrera et perpétuera les erreurs que -vous avez pu commettre de bonne foi ou par -négligence. Tenons-nous-en à la bonne foi. -Comme il est rare qu’elle rende ici ce que -son plus fervent amoureux attend d’elle ! Car -nous sommes ici en face d’un désert survolé -de légendes (c’est même ce côté légendaire -qui m’a, dès mon enfance, inspiré l’envie -« d’y aller voir »…) et où, d’autre part, foisonnent -les mauvaises herbes de l’ignorance. -Fabre fut un prodigieux défricheur, dans la -partie entomologique du désert sus-indiqué. -Les moyens lui ont manqué, d’autant plus -qu’il voulut embrasser trop, et il ne demeure -plus à nos yeux déjà qu’un charmeur par le -style et les roueries de parlage (comme Buffon !) ; -les petits enfants provençaux l’ont contredit -par devers moi en ce qu’il conte de -maintes bestioles ; et moi-même, qui n’ai rien -tant aimé, depuis que je suis né à ce monde, -que de me pencher vers la terre ou de contempler -les bas-fonds du ciel, je savais, par -avance, que le véridique, entre le vieillard -admirable et le groupe des petits enfants dont -les yeux attisaient une innocente et perspicace -lumière, ce n’était pas toujours, hélas ! -celui-là, mais celui-ci.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Albin Michel, éditeur.</p> -</div> -<p>Il est triste que notre pays n’ait rendu les -honneurs au héros de Sérignan qu’au moment -où, nonagénaire, sourd et à demi aveugle, il -parut ne comprendre qu’à peine (j’étais là !) -tout ce que ce beau monde, venu de Paris ou -d’ailleurs, semblait réclamer de lui… Heure -pénible ! Heure atroce ! Mais l’homme aux -manchettes mourut comblé de fortune et de -gloire, et en somme, c’est bien plus la méthode -que les régimes ou les époques qu’on doit -ici incriminer.</p> - -<p>Il ne faut pas lire… Il faut voir. Il ne faut -pas voir une fois, mais mille, mais dix mille, -et encore n’est-on pas sûr alors que l’on ait -vu vrai… Il ne faut pas rêver de connaître -toutes les bêtes, mais se contenter d’en aimer -une dizaine, d’être familier avec elles, et de -relater aussi nûment que possible ce que -l’on croit savoir d’elles, et avec pudeur, et -avec prudence, et avec une modestie sans -défaut.</p> - -<p>Voilà ce que je me disais à peu près, tandis -que je rapportais Zompette vers ma maison.</p> - -<p><i>Celle-qui-était-avec-moi-dans-la-forêt</i> me dit -tout à coup :</p> - -<p>— Comme tu vas lentement !… Tu rumines… -A quoi penses-tu ? Et cette pauvre bête, -entre ta tête et ton chapeau… Elle va mourir ! -Si on lui rendait la liberté ?</p> - -<p>— C’est notre fille, répliquai-je, et tu as -dit toi-même que Zompette serait son nom. -On va tâcher de la rendre heureuse.</p> - -<p>Il n’y avait rien à répondre à d’aussi fortes -paroles. Zompette demeura captive sur mes -cheveux, herbage étrange, au-dessous de la -ridicule voûte céleste que lui infligeait momentanément -le dôme ajouré d’un vieux panama…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch5">V<br /> -<span class="small">DE L’HABITAT QUI SIED A ZOMPETTE CAPTIVE</span></h3> - - -<p>De même que, pour répondre à la question -et aux reproches de <i>Celle-qui-se-promenait-dans-la-forêt</i>, -j’interrompis, voici bientôt -quinze ans, une esquisse mentale de méthodologie -en sciences naturelles, de même en -ferai-je sur le papier, pour le moment du -moins…</p> - -<p>Une heure plus tard, Zompette était installée -dans sa nouvelle demeure. Celle où elle -vivra aussi heureuse qu’en liberté, plus heureuse -peut-être, est peu coûteuse à établir. -Vous rincez soigneusement un de ces grands -bocaux de verre blanc où l’on conserve traditionnellement, -de mère en fille, en Gascogne -ma patrie, les piments, les cornichons, les -oignons et les aulx dans le vinaigre, les cerises, -les pruneaux ou de beaux grains de raisin -de malaga dans l’eau-de-vie ; deux centimètres -d’eau, tout au fond du bocal, suffisent ; -et encore est-ce un luxe, une concession à -cette habitude mentale qui nous fait considérer -Zompette comme une grenouille ; un -tapis de mousse humide, en cette place, suffirait -parfaitement à son bonheur ; après quoi, -vous coupez à n’importe quel arbre une -branche dont vous étêtez les ramifications de -telle façon que celles-ci puissent ensuite, -leurs bouts coincés contre les parois du bocal, -maintenir l’ensemble en équilibre stable ; -vous laissez autant de feuilles qu’il plaît à -votre fantaisie, non point trop, toutefois, car -vous risqueriez de ne plus commodément observer -votre pensionnaire, mais sans oublier -que ce sera là son perchoir habituel, son fauteuil, -son lit de repos, et qu’il sied qu’il soit -confortable… C’est tout, à cela près que vous -donnerez comme clôture à cet aimable asile, -afin que votre pensionnaire ne s’en évade pas -en sautant après une mouche, ou par distraction, -un lambeau de mousseline, de tulle ou -d’étamine, fixé par une ficelle circulaire à -l’orifice du bocal.</p> - -<p>Un trou aménagé dans cette clôture en -écartant les mailles du tissu vous permettra -d’introduire et d’emprisonner dans la maison -de Zompette les mouches dont elle fera sa -plus ordinaire alimentation.</p> - -<p>C’est bien simple, vous dis-je ! J’ajoute -qu’on vend, chez les naturalistes des quais, -de gentils papillons de verre, de style vaguement -chinois, au toit pointu de toile métallique, -qui sont de véritables cages à rainettes -et où celles-ci vivent également dans une captivité -heureuse. Le fond est compris de façon -à contenir les quelques centimètres cubes -que je vous conseillais tout à l’heure de verser -dans le bocal ; les commerçants qui vous -vendront cet article ajouteront :</p> - -<p>— Quelques tiges de cresson qui continueront -à pousser, les pieds dans l’eau… Votre -raine sera là-dedans heureuse… comme une -reine. Et, par-dessus le marché, voici la petite -échelle, monsieur…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch6">VI<br /> -<span class="small">RÉPUTATION USURPÉE DE ZOMPETTE</span></h3> - - -<p>C’est la minuscule échelle de bois, soi-disant -barométrique, à larges échelons plats, où -se peut installer confortablement l’hôtesse de -céans, occupant son temps à de mystérieuses -méditations, ou guettant les mouches que la -générosité de son gardien lui dispense. Les -bonnes gens vous diront que, si Zompette -grimpe vers le sommet de l’échelle, c’est que -le temps va se mettre au beau, et tout le contraire, -si elle s’installe sur un des bas échelons, -qu’il vaudrait mieux, du reste, en l’espèce, -dénommer paliers.</p> - -<p>Les bonnes gens vous diront cela, ou vous -l’ont dit et nombreux sont ceux qui leur demeurent -crédules. En dépit du chagrin que -j’ai à détruire une innocente légende, les bonnes -gens ont tort, et nous aurions tort d’attribuer -un caractère utilitaire à l’encagement de -Zompette ; sa grâce, sa couleur, son aspect de -bijou animé et sa gentillesse méritent que -nous l’aimions pour elle-même, et sans qu’il -soit besoin de lui attribuer des compétences -météorologiques dont, soit dit à son excuse, -je ne sache pas qu’elle se soit jamais targuée -personnellement.</p> - -<p>Zompette n’annonce pas le temps par ses -allées et venues au long de l’échelle, mais -profite de lui dans sa cage exactement en la -même manière que le ferait un humble retraité -plein de loisirs ; à cela près que c’est le -soleil qui attire le vieux homme au banc de -son seuil, la brume et le froid qui le font se -confiner à l’âtre, tandis que, pour Zompette, -il en va un peu différemment : j’ai dit qu’elle -pouvait se passer d’eau dans sa cage, mais le -climat idéal est pour elle une atmosphère -gorgée de vapeur aqueuse et ensoleillée tout -ensemble. Lorsque le temps est beau et qu’un -rayon de soleil frappe sa demeure, c’est évidemment -dans la partie supérieure de celle-ci -que son idéal se trouve, hygrométriquement, -réalisé pour le mieux ; quand le temps est -mauvais ou quelconque, quiconque connaît -bien Zompette avouera qu’elle s’installe un -peu au hasard en tel ou tel endroit de sa demeure.</p> - -<p>Zompette n’annonce pas le soleil en gagnant -les étages supérieurs ; elle le suit aux -lieux où ses effets lui paraîtront particulièrement -agréables.</p> - -<p>Elle prendra, de temps à autre, volontiers, -un bain, surtout dans les premiers jours, lorsque -votre approche l’épouvante encore et -qu’elle n’est pas accoutumée à votre aspect -ou à vos gestes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch7">VII<br /> -<span class="small">LES MENUS DE ZOMPETTE</span></h3> - - -<p>C’est le gibier ailé, avons-nous dit, qui constitue -en captivité la base de l’alimentation -de Zompette, la plus agréable pour elle et la -plus commode pour son gardien. Deux à -trois mouches par jour lui suffisent largement ; -c’est une méditatrice, une contemplative -qui ne fait pas beaucoup d’exercice physique, -qui, en conséquence, ne brûle pas beaucoup -de graisse et qui, surtout dans la sécurité -de la cage, se contente de très peu. Mais -elle est aussi une prévoyante, et si la fantaisie -vous prend de faire bourdonner en son -bocal une poignée de mouches, vous la verrez -en gober une quantité qui vous paraîtra -prodigieuse pour un si petit estomac : on ne -sait pas de quoi demain sera fait, profitons -de l’instant présent !… Et notre amie de bondir -en tous sens, frénétiquement, dardant sa -langue qu’enduit une sorte de glu naturelle -dont ne peut se dépêtrer le « volatile ailé », si -peu qu’il en ait été atteint.</p> - -<p>La précision des bonds de Zompette chassant -est d’ailleurs remarquable, et impayable -sa mimique, lorsqu’elle tourne sa tête dans la -direction du bourdonnement. Il lui arrive -pourtant de manquer son coup et de retomber -pesamment n’importe où, sans en paraître -d’ailleurs affectée ou vexée outre mesure… -En liberté, ces chutes peuvent parfois être -considérables, ce qui justifierait en partie cet -intervalle de douze pieds dont Catesby fait -mention à propos de ses facultés de saut. -Mais, à ce compte-là, un homme prenant son -élan du sommet de la tour Eiffel serait parfaitement -capable de battre tous les records, -y compris celui du saut en longueur, étant -donnée l’importance du tremplin et de la -trajectoire.</p> - -<p>Il faut noter, à propos de l’alimentation de -Zompette, un fait qui a son intérêt au point -de vue de la façon dont fonctionnent ses organes -visuels. Zompette ne s’attaque pas aux -proies immobiles, d’où la plupart des naturalistes -concluent que toute proie autre que vivante -lui répugne. Cela est parfaitement -inexact ; plus tard, quand Zompette n’aura -plus peur de vous, ou, pour mieux dire, de -votre main, installez-la sur le dos de celle-ci -et, de l’autre, avancez sous ses narines une -mouche écrasée, voire une parcelle de viande -crue, et vous constaterez que les papilles gustatives -de Zompette, après les olfactives, -agréeront et apprécieront bel et bien votre -présent. La conclusion à tirer du fait que la -bestiole ne bondit jamais sur une proie immobile -est autrement plus importante et troublante -pour quiconque s’intéresse à la psychologie -comparée ; les yeux, les beaux yeux de -Zompette, à peu près aveugles aux formes et -aux couleurs telles que nous les percevons, -sont surtout, sinon uniquement, <i>sensibles au -mouvement</i>.</p> - -<p>Imaginez dès lors ce que peut être l’univers -aux yeux de Zompette : une immensité désertique, -incolore ou grise, de temps en temps -rayée ou marquée par des lignes et des points -alimentaires… Tels sont les horizons que peuvent -ouvrir parfois nos humbles études. Ces -yeux, qui sont pour la plupart de nous les -organisateurs de tant de belles fêtes, devant -les merveilles artistiques ou naturelles de notre -monde, ne sont plus chez Zompette (et -d’ailleurs chez tous les autres batraciens) que -des guides, des indicateurs, des viseurs, des -instruments de chasse, des armes.</p> - -<p>En dehors des mouches, Zompette avalera -tout ce que vous lui présenterez de remuant -et de proportionné à la dimension de ses mâchoires, -tout et y compris un fragment de -chiffon rouge ou jaune au bout d’un fil balancé. -On sait que de la sorte, et à la condition -de dissimuler sous le fragment de chiffon -un hameçon à trois becs, les pêcheurs adroits -peuvent attraper maintes cousines de Zompette, -des grenouilles comestibles, — pêche -autrement amusante, du reste, que celles qui -se pratiquent au filet ou à la chandelle, et -qui sont interdites aux rhumatisants… Donc, -Zompette n’est pas difficile sur la qualité des -mets qu’on lui présente : un ver de terre, un -papillonnet, un moustique, une petite limace -exciteront également son appétit. Nous parlions -de la dimension, ou plutôt de la faculté -d’absorption de ses mâchoires (et, en conséquence, -de son gosier et de son estomac) ; -celle-ci est relativement considérable : Zompette -adulte peut engloutir d’un coup un grillon, -qui représente pour son estomac une -pièce au moins aussi importante que le serait -pour le nôtre un mouton de moyenne taille. -La belle indigestion qui s’ensuivrait ! Mais -qu’on ne croie pas Zompette à l’abri d’incommodités -de ce genre, et que ses véritables -amis se gardent bien de la gaver à l’excès. A -la suite de débauches alimentaires, on la voit -perdre sa vivacité, son entrain à aller d’un -point à l’autre de son bocal, et qui est le même -que celui d’un fifi sautant de perchoir en -perchoir dans sa cage ; elle somnole lourdement, -comme un goinfre repu ; le rythme de -sa respiration, qui se décèle si bien sur sa -blanche gorge, devient irrégulier, saccadé, -pénible.</p> - -<p>Et elle vomit… « comme un homme », ainsi -que disait alors en la considérant une de mes -domestiques. Pas tout à fait comme un homme, -car ce qu’elle évacue de la sorte, ce ne -sont point des fragments de la bête trop -grosse avalée, mais des filaments blanchâtres, -visqueux, qu’un spirite traiterait volontiers -d’ectoplasme, et dont elle se hâte de se dépêtrer -avec ses petites mains à quatre doigts, -si préhensiles et presque humainement conformées ; -elle s’en dépêtre avec un dégoût -manifeste… Sucs gastriques formés à l’excès -dans sa poche stomacale, sucs de réaction nettement -acides, appelés en hâte par la présence -d’une nourriture excessive, qui demeurent -eux-mêmes excessifs et dont il convient de -se débarrasser au plus tôt…</p> - -<p>Contrairement à ce qui arrive chez les -goinfres, on voit, après des événements aussi -déplorables que ceux que je conte, Zompette -résister à toutes les tentations alimentaires et -observer, trois ou quatre jours de suite, un -jeûne résolu.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch8">VIII<br /> -<span class="small">L’AUTOMNE ET LE SOMMEIL</span></h3> - - -<p>Maintenant, c’était bien la superficie d’un -jeton de 2 francs ou d’une pièce d’argent de -40 sous, qu’eût pour le moins, au repos, occupée -Zompette. Et je ne trouverai jamais occasion -plus belle de vous parler de sa naissance -et de sa vie qu’à ce propos…</p> - -<p>Les rainettes ne sont aériennes et amies des -arbres, parfois les plus hauts, que pendant le -printemps et l’été, — saisons où elles vivent -en oisives, dépourvues de tous sentiments, et -uniquement occupées de méditer à leur manière -et de se nourrir. Mai passé, elles délaissent -les ruisseaux, les étangs et les mares où -elles sont allées consommer leurs amours, -puis se hâtent, en personnes sages, de rejoindre -les habitacles des arbres, comme si elles -désiraient plus vite, de la fange, regagner les -hauteurs.</p> - -<p>… Mais Zompette n’est encore qu’une toute -jeune personne, jouvenceau ou demoiselle, -quand vient le temps, pour moi, de regagner -Paris. Elle est installée dans une petite caisse -tapissée de coton hydrophile bien imbibé, et -mise aux bagages, comme mes papiers et mes -manuscrits eux-mêmes. N’oublions pas que -c’est la première fois que je l’observe et que -j’apprends à l’aimer… Je n’ai jamais si mal -dormi dans un train qu’en cette nuit d’automne -de 1913, où j’emmenais, comme un colis, -Zompette vers Paris, depuis Dax, dans un -wagon de bagages… De vagues remords s’appesantissaient -sur moi ; j’aurais pu, devant -que de quitter la forêt landaise, lui rendre sa -liberté, comme j’avais fait pour tout un clan -de musaraignes et diverses tribus d’insectes… -Mais Zompette était Zompette, et je l’aimais, -ce qui ne va jamais sans cruauté, surtout de -la part de qui aime.</p> - -<p>Un grave souci me sollicitait en outre : -comment allais-je désormais pourvoir à sa -nourriture ? Les mouches étaient bien rares -dans ma maison de Paris, et la cuisinière -aurait-elle vraiment la chance de rencontrer -à peu près quotidiennement un ver de terre -ou une limace en épluchant les légumes ou -la salade ? Cet automne fut le plus beau de -ceux que j’ai connus. Les mouches abondèrent -dans mon rez-de-chaussée, et les limaces -dans les salades… Zompette embellissait -comme on dit en Gascogne, ou forcissait, -comme on dit en Avignon, pour parler d’une -jeune personne qui profite. Un jour, je me décidai -à fabriquer avec une règle, un bout de -fil de fer et un capuchon de tulle, une réduction -de filet à papillons, destiné à capturer -pour ma captive les dernières mouches. Jean -Giraudoux et Francis Carco n’hésitaient pas, -munis de cet engin, à les pourchasser jusques -au boulevard Pasteur. Loués soient-ils ici pour -cela ! Ils faisaient, ma foi, bonne chasse, et attrapaient -bien les mouches.</p> - -<p><i>Celle-qui-s’était-promenée-avec-moi-dans-la-forêt</i> — c’était -l’hiver, et Giraudoux nous -avait quittés pour l’Amérique, et Carco pour -des destinations ou des destinées inconnues — me -dit un soir :</p> - -<p>— Il vaudrait mieux porter au Bois cette -pauvre bête. Elle saura se débrouiller…</p> - -<p>Je crois que c’est la première fois que j’ai -lu des livres traitant d’animaux ; j’appris, -d’après ces livres, et pour ne pas entrer dans -des détails oiseux, que les raines, « quand -le ciel leur refuse leur pâture », vont s’engourdir -dans la vase des étangs. Je n’avais -pas un étang sous la main. Je n’avais qu’un -pot de vieux rouen garni de mousse encore -vivante, tout au moins susceptible d’être arrosée ; -et ce fut là que j’installai Zompette, -quand il n’y eut décidément plus moyen de -la nourrir.</p> - -<p>Peu après, il fallut bien reconnaître ceci, -que Zompette criait famine, — simple façon -de parler, — s’agitait, poursuivait d’inexistantes -ombres de mouches ; ceci de ce fait seul -que mon appartement gardait une température -où, décemment, les insectes eussent dû -pulluler. Il n’y avait pas de solution autre -que de prier ma concierge de colloquer le -vase de Zompette à côté de ceux qui servaient -de piédestal aux plantes vertes de divers locataires, -en plein air, dans la cour… Plantes -vertes et grenouille verte…</p> - -<p>En plein air, dans la cour… Alors, Zompette, -bien qu’élevée en captivité depuis sa -naissance à sa vraie vie, comprit ce qui se -passait sous le ciel et ne se comporta pas -autrement que si elle avait de tout temps été -libre et à elle-même livrée. Le vase de vieux -rouen était circulaire, haut d’environ vingt -centimètres, garni de sable sec et de mousse -mourante. Zompette fit ce qu’elle eût fait en -pareille saison dans la forêt landaise, lorsque -les insectes sont morts et que le froid va -venir : elle s’installa pour dormir entre la -mousse et le sable…</p> - -<p>Un matin, ma concierge vint me dire :</p> - -<p>— On ne voit plus votre grenouille… Ça ne -m’étonnerait pas que le petit chat du 4, qui -est si malin…</p> - -<p>L’avant-veille, j’avais aperçu encore, dans -une fissure du tapis de mousse, Zompette et -son museau triangulaire et ses deux mains -quasi humaines en dépit qu’elles n’aient que -quatre doigts. La veille, une seule de ces -mains apparut au bord de la lacune moussue… -Le jour où la concierge m’entretint en -la manière que j’ai dit, il faisait très froid et, -dans le pot en vieux rouen, il n’y avait visiblement -plus ni Zompette, ni son museau, ni -ses mains à quatre doigts, ni rien, ni personne…</p> - -<p>— Ce chat du 4, qui est si malin…, reprenait -ma concierge…</p> - -<p>Vaines paroles ! J’avais déjà, comme Zompette -entre la mousse et le sable, une si solide -impression de sécurité !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch9">IX<br /> -<span class="small">LE PRINTEMPS</span></h3> - - -<p>Au contraire de l’automne, qui semble tomber -des branches, le printemps paraît monter -du sol. Le thermomètre n’accuse pas une -température plus élevée qu’hier, les servantes -s’affairent encore autour des foyers, et, cependant, -il est là. Il s’annonce par une odeur qui -n’est qu’à lui, et que les végétaux, qui l’ont -perçue avant nous, consentent à nous transmettre -après s’en être voluptueusement imprégnés.</p> - -<p>Zompette, qui participait entre la mousse -et le sable à une vie alanguie et comme végétative, -a éprouvé le retour du jeune dieu à la -manière des plantes. Ses sens, depuis des -semaines inutilisés, s’éveillent et se recréent ; -le monde visuel va être riche de lignes, de -points et de mouvements alimentaires ; les -oreilles aussi se préparent à entendre le concert -immense, et une humeur visqueuse suinte -abondamment sur la membrane qui les recouvre, -les dérouillant, pour ainsi dire, les -nettoyant de la terre et du sable qui s’y sont -collés durant l’hibernation ; ces organes auditifs -renferment dans leurs cavités une corde -élastique que Zompette peut tendre à volonté -et qui doit lui transmettre, avec une précision -inimaginable pour nous, les vibrations -aériennes et les sonorités terrestres.</p> - -<p>Dans le grand concert printanier, c’est l’enfant -amour qui est chef d’orchestre ; mais -Zompette ne se préoccupera guère de ses -gestes avant un an encore ; car, à en croire -les compétences, l’entier développement des -raines, comme d’ailleurs celui des grenouilles -et des crapauds, ne s’effectue qu’avec lenteur. -Citons Lacépède, dont les observations, sur ce -point, me semblaient exactes : « <i>De même -qu’elles demeurent longtemps dans leurs véritables -œufs, c’est-à-dire sous l’enveloppe qui -leur fait porter le nom de têtards…</i> »</p> - -<p>Arrêtons. Ceci est d’un analyste précis et -clairvoyant ; car il n’y a guère de rapprochements -à faire entre les métamorphoses des -batraciens et celles des insectes, par exemple. -Les transformations de ces derniers représentent -véritablement des vies successives, -aux buts différents, certes, mais qui n’en sont -pas moins des existences parfaites, nettement -caractérisées : la chenille mange, rampe, -mais possède son <i lang="la" xml:lang="la">modus vivendi</i>, tout un jeu -d’actions et de réactions qui lui sont propres, -bref, une personnalité qui se suffit à elle-même -et à qui manque seule la possibilité de -perpétuer l’espèce ; il en est de même du papillon, -avec cette différence que c’est justement -cette possibilité qui le distingue, et qu’il -aime et vole, au lieu de manger et de ramper.</p> - -<p>Considérons, au contraire, des œufs de rainette -nouvellement pondus et fécondés : -nous y verrons un petit globule noir d’un -côté et blanchâtre de l’autre, placé au centre -d’un autre globule, dont la substance glutineuse -et hyaline doit servir de nourriture à -l’embryon ; deux enveloppes membraneuses -et concentriques le contiennent : ce sont ces -membranes qui représentent à peu de chose -près la coque de l’œuf.</p> - -<p>Après un temps plus ou moins long, suivant -la température, et qui varie aussi, nous -le verrons en éclaircissant le mystère de la -naissance de mon héroïne, quand la nécessité -l’exige, le globule noirâtre d’un côté et blanchâtre -de l’autre se développe et prend le -nom de têtard ; cet embryon déchire alors les -enveloppes qui l’emprisonnaient mollement ; -il nage dans la liqueur hyaline qui l’environne -et qui s’étend et se délaie peu à peu -dans l’eau. Il conserve pendant quelques -jours son cordon ombilical, lequel est attaché -à sa tête. Il sort de temps en temps de la matière -gluante, comme pour essayer ses forces, -mais, au début, ne s’aventure guère et se hâte -de rentrer dans cette petite masse flottante, -qui peut le soutenir ; il y revient non seulement -pour se reposer, mais pour s’y nourrir ; -comme le futur poussin dans sa coquille, il a -là le couvert et le gîte…</p> - -<p>Je passe rapidement sur les métamorphoses, -dont tant de livres scolaires ou de vulgarisation -scientifique ont popularisé l’aspect -et le progrès : c’est en général au bout d’un -mois et demi que le têtard se débarrasse de sa -dernière enveloppe pour prendre sa forme -définitive. La peau extérieure se fend sur le -dos, près de la <i>véritable</i> tête, laquelle surgit -de la fente qui vient ainsi de s’ouvrir. La -membrane qui servait de bouche au têtard se -retire en arrière et fait partie de la dépouille, -comme les branchies qui lui servaient de poumons, -et chose plus prodigieuse encore, comme -les instruments qui lui servaient d’yeux -et qui étaient apparus une semaine environ -après l’animation de la frêle chose ! Alors, les -pattes de devant commencent à sortir et à se -déployer ; et la dépouille, toujours repoussée -en arrière, laisse enfin à découvert le corps, -les pattes postérieures et la queue qui, diminuant -de jour en jour de volume, finit par -disparaître complètement, d’une façon vraiment -mystérieuse : car elle ne tombe pas d’un -coup, mais tout se passe, en vérité, comme si -elle se fondait dans l’élément qui l’entoure, -fait absolument déconcertant pour l’observateur, -fait probablement unique dans la nature -et qui est cause qu’on excuse le bon vieux -Pline d’avoir raconté sans sourciller que la -queue des jeunes batraciens se fendait en -deux pour former les pattes de derrière…</p> - -<p>Le têtard n’est donc en somme qu’un <i>œuf -animé</i>, pourvu de moyens sensoriels et locomoteurs -provisoires ; l’on comprend dans une -certaine mesure l’abbé Spallanzani qui voulait -rattacher pour ce motif les batraciens -aux vivipares ; et il est de fait que, dès la fécondation, -l’œuf est en effet animé, est déjà -têtard. Mais, puisque le têtard n’est qu’un -œuf animé…</p> - -<p>Nous parlions de printemps et je citais -Lacépède : qu’on m’excuse ; avant de conter -le roman amoureux de Zompette, il m’a paru -logique de la montrer dans son mouvant berceau. -Ceci fait, je laisse de nouveau, bien volontiers, -la parole au comte : [<i>Zompette</i>], <i>de -même qu’elle demeure longtemps dans son -véritable œuf, ne devient qu’après un temps -assez long en état de perpétuer son espèce : -ce n’est qu’au bout de trois ou quatre ans -qu’elle s’accouple. Jusqu’à cette époque, elle -est presque muette ; les mâles mêmes… ne se -font point entendre, comme si leurs cris -n’étaient propres qu’à exprimer des désirs -qu’ils ne ressentent pas encore et à appeler -des compagnes vers lesquelles ils ne sont -point encore entraînés…</i></p> - -<p>… Je me rappelle ; c’était l’été de 1914, un -bel été précoce, vite devenu trop chaud, orageux, -tourmenté. Du pot en vieux rouen, -j’avais depuis quelques jours retiré Zompette -un peu éblouie, un peu ahurie, un peu « pâlotte », -pour tout dire, et je l’avais réinstallée -dans son bocal et j’avais conclu un traité -avec un négociant en articles de pêche qui me -fournissait tous les huit jours de petits vers -rouges bien gaillards, et il y avait des limaces -dans les salades et ni Giraudoux ni Carco -n’oubliaient leur amie ; bref, pour Zompette -comme pour nous tous, ce fut un temps où -l’on éprouva véritablement cette douceur de -vivre, que d’aucuns disent qu’on ne connaîtra -jamais plus. Une nuit où, cherchant uniquement -à me renseigner sur les mœurs et coutumes -de ma pensionnaire, j’en étais peut-être -tout juste au passage de Lacépède que je -viens de citer, je m’aperçus d’un certain remue-ménage -dans le bocal. Zompette, à l’ordinaire -si réfléchie et méditative une fois gavée, -ne tenait plus en place, gambadait, sautait, -heurtant parfois de son museau camus -le tulle de sa clôture. Sachant que la lumière -artificielle a le don d’énerver ou d’abrutir ses -congénères, je la portai dans un coin obscur, -et…</p> - -<p>… Et ce fut alors tandis que je continuais -ma lecture, que retentit pour la première -fois, imprévu, lamentable et formidable, une -sorte de cri désespéré :</p> - -<p>— Kô-ô-ô-ax !! !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch10">X<br /> -<span class="small">LE RAPPEL DE L’ONDE</span></h3> - - -<p>Cette nuit-là, je ne lus pas plus avant l’œuvre -de M. de Lacépède et conçus pour la première -fois de ma vie quelques doutes vis-à-vis -de l’infaillibilité des savants officiels… -Car, enfin, à croire ce que je venais d’apprendre -en lisant, Zompette, née à la vie -durant le précédent automne, n’aurait dû -encore être qu’un bébé. Je l’examinai : deux -petites plaques brunes tachaient à présent, de -chaque côté, la blanche soie granitée de sa -gorge, ce qui est l’insigne de la puberté chez -les mâles de sa race… J’ajoute sans plus tarder -que M. de Lacépède n’avait pourtant pas -aussi tort qu’il peut y paraître : j’ai depuis -lors, en effet, acquis la certitude qu’une rainette -captive, bien soignée, régalée de mouches -par des hommes de lettres d’un grand -talent et de vers rouges acquis à prix d’or par -son maître, atteint plus vite à son complet -développement que celles de ses sœurs soumises -aux incertitudes alimentaires de la -complète liberté. Accommodation aux circonstances -qui n’a rien qui puisse surprendre -outre mesure, et que nous retrouverons tout à -l’heure dans un cas autrement intéressant et -troublant au point de vue scientifique.</p> - -<p>Le dimanche suivant, je le passai à Chelles, -comme il m’arrivait fréquemment en ces -temps heureux. Juin. Les sœurs de Zompette, -ou plutôt les mâles de sa race, poursuivirent -ce soir-là, dans les arbres du jardin de l’auberge, -un concert rauque et discord. Car, il -faut bien le reconnaître, à côté de la flûte mélodieuse -du crapaud et du brékex discrètement -grinçant de la grenouille comestible, le -<i>kô-ô-ô-ax</i> de Zompette est quelque chose de -purement exaspérant, affreux, déchirant. Déjà, -on m’avait averti, en mon domicile parisien, -que les locataires voisins se plaignaient -de la chanson de ma pensionnaire. Il me fallut -donc penser à lui chercher une compagne -digne d’elle, ou à partir pour les champs ; ce -fut cette dernière solution que j’adoptai pour -des motifs dictés au reste infiniment plus par -mon égoïsme et mon envie personnelle que -par sollicitude pour les oreilles de mes voisins…</p> - -<p>C’est à la fin d’un mois d’avril normal que -le roman amoureux de Zompette commence ; -mais ce n’est pas dans les arbres qu’elle et -ses sœurs en goûtent les plaisirs ; est-ce de -la pudeur ? Peu probable… Est-ce, comme -pourrait parfaitement l’affirmer un Bernardin -de Saint-Pierre, parce qu’elles veulent -se soustraire à tous les regards et se mettre -à l’abri de tous les dangers, pour s’occuper -plus pleinement, sans distraction et sans -trouble, de l’objet avec lequel elles vont -s’unir ?…</p> - -<p>Non, l’onde les appelle parce qu’elles y sont -nées, qu’elles savent que cet élément sera -indispensable à la première vie de leur progéniture -et il n’y a là qu’un des plus simples -des mille miracles de l’instinct… C’est la récréation, -au sens multiple et fort du mot, dans -l’élément originel… Noces assez brèves, du -reste : les femelles sont délivrées en moins de -quarante-huit heures des œufs qu’elles portent -et, très souvent, le mâle, lassé ou impatient -de reprendre sa vie aérienne, abandonne sa -femelle qui ne pond plus alors que des œufs -voués à la stérilité.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch11">XI<br /> -<span class="small">ÉCLAIRCISSEMENT D’UN MYSTÈRE</span></h3> - - -<p>Je ne vous conseille pas de faire prendre un -bain de mer à une grenouille ou à une rainette ; -certes, elles n’en meurent pas, comme -feraient des poissons d’eau douce, mais cela -les dégoûte d’étrange sorte, elles n’ont qu’une -envie, celle de regagner le sol, et je vous assure -qu’elles s’y emploient promptement. Ce -n’était donc pas dans la mer salée ou dans -l’étang non moins salé d’Hossegor que les -pères et mères des innombrables bébés-rainettes -qui pullulaient en octobre 1913 dans ce -coin de la forêt landaise avaient consommé -leurs noces, ce n’était pas dans cette onde -hostile que leurs têtards avaient pu se développer.</p> - -<p>Alors, où et comment ? Car, c’est le moment -de le répéter, nulle source ni nulle mare -douce à deux bonnes lieues à la ronde… Fallait-il -imaginer, comme on l’a cru jadis dans -les campagnes, que les grenouilles vertes ou -brunes, et les raines et les crapauds tombaient -du ciel avec les orages, lesquels se contentent -de les mettre en bonne humeur et de les exciter -au vagabondage ? Evidemment non… Mais, -si fort que ces petites et un peu puériles recherches -agacent ma curiosité, il est fort probable -que je ne serais jamais arrivé à allumer -à ce propos ma lanterne, si le hasard n’avait -soulevé la question au cours d’une conversation -que j’eus, voici deux ans, avec M. Georges -Bohn, éminent biologiste et distingué chroniqueur -scientifique au <i>Mercure de France</i>.</p> - -<p>Justement, à cette époque, son laboratoire -de la rue Cuvier était peuplé de têtards. Et ce -fut de batraciens que nous causâmes… Or, -quand j’eus parlé de Zompette et du mystère -de sa naissance au plus aimable et au plus -accueillant des hôtes :</p> - -<p>— Il existe, me dit-il, des raines autres que -la rainette verte ou commune : la <i>bossue</i>, de -Lemnos ; la <i>brune</i> et la <i>couleur-de-lait</i>, américaines ; -la <i>flûteuse</i>, qui doit être très rare et -peut-être inexistante ; et l’<i>orangée</i> de Surinam… -En les étudiant, peut-être trouveriez-vous -une solution à votre problème… Mais je -vous signale surtout une grenouille, la <i lang="la" xml:lang="la">rana -rufa</i> de Java, qui s’accouple volontiers, quand -il n’y a pas d’eau douce dans les environs, au -creux des souches ou des vieux arbres : il y -aurait peut-être pour vous quelques indices -utiles à tirer de là.</p> - -<p>Je ne saurais trop remercier M. Georges -Bohn ; ses prévisions n’étaient point trompeuses ; -ma Zompette, contrairement à la plupart -de ses sœurs ou frères des contrées riches en -sources et en viviers, n’était pas née dans -l’onde, mais au creux de quelque vieux pin. -Là, les pluies s’amassant, entretenant des mares -précaires, de l’humidité en tout cas, et -cela suffit aux noces de ses parents qui — nous -l’avons noté — n’aiment pas, mâles ou femelles, -à s’éloigner des arbres et ont toujours -hâte d’y aller reprendre leur vie pensive et -gourmande, si fortes que soient les sollicitations -de l’amour.</p> - -<p>Avec un peu de patience, j’ai pu découvrir -trois ou quatre de ces <i>nids</i>, car il n’y a pas de -mot convenant mieux à ces réceptacles d’œufs -d’une race aussi arboricole que celle des oiseaux ; -dans la pluie ou l’humidité demeurées -au creux de l’arbre, la substance glutineuse -et hyaline se comporte comme elle ferait au -fond d’une mare, et, en elle, les têtards n’évoluent -pas autrement qu’ils ne le faisaient dans -les cuvettes de verre blanc du laboratoire de -la rue Cuvier.</p> - -<p>Mais il est hors de doute que, dans ces conditions, -l’évolution de l’<i>œuf animé</i> aquatique -vers sa forme terrestre, aérienne et définitive, -est infiniment plus rapide que lorsque la ponte -a eu lieu dans une mare importante ou un -intarissable ruisseau. On assigne aux têtards -des grenouilles et des rainettes un mois et -demi ou deux mois pour devenir — en plus -petit — tels qu’ils demeurent le reste de leur -existence, mais, dans les conditions exceptionnelles -dont je parle, trois semaines suffisent, je -l’ai constaté et je l’affirme, à dépouiller notre -héroïne de sa défroque provisoire et à la lancer -vers sa nouvelle vie, armée de ses pattes -à ressort et de la teinte qui lui confère une -invisibilité herbeuse ou bocagère…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch12">XII<br /> -<span class="small">SUITE ET FIN DES ANNALES DE ZOMPETTE</span></h3> - - -<p>Les gens les plus indifférents ou les plus distraits -ne sauraient avoir oublié encore que -divers événements de quelque gravité se déroulèrent -à la fin de juillet de 1914. Nous nous -trouvions dans l’île bretonne de Bréhat, et, -les trains étant momentanément réservés aux -mobilisés, ce fut par mer que je résolus de -me rendre vers des destinées militaires encore -vagues, mais qui, selon moi, ne pouvaient tarder -à se préciser, dès que j’aurais rallié mon -centre de recrutement, dans mon Sud-Ouest -natal. Nous nous embarquâmes donc à Brest, -sur un cargo en partance pour Bordeaux, avec -divers familiers que je comptais bien hospitaliser -dans la maison maternelle, aussi longtemps -que durerait la guerre, c’est-à-dire, -ainsi que le proclamaient le bon sens, le sens -commun et, en outre, les gens bien informés, -pour une période dont la durée ne devait -excéder cinq ou six mois…</p> - -<hr /> - - -<p>L’histoire de la rainette verte, et le rapport -des quelques particularités dans l’histoire de -ma Zompette, à moi, qui peuvent jeter quelques -lueurs sur sa race tout entière, touchent -ici à leur fin.</p> - -<p>Tandis que les hasards de la servitude militaire -me ballottaient sans trêve d’un bout à -l’autre de la France, employé aux fonctions -les plus ahurissantes et les plus dépourvues -d’intérêt, Zompette demeura dans la maison -maternelle, vivant aux beaux jours dans son -bocal, dormant entre mousse et sable quand -les rigueurs de la saison avaient fait passer -de vie à trépas les derniers insectes, vouée à -l’affection et à la grande sollicitude des miens.</p> - -<p>Ils aiment comme moi les animaux, mais -non pas tous, et il faut bien reconnaître qu’il -n’y a pas grand mérite à s’intéresser à cette -petite créature peu encombrante, d’entretien -nul, et pleine de gentillesse. Je le répète : Zompette -ne s’apprivoise pas, comme peut le faire -un être tout voisin de nous, la chauve-souris, -par exemple, ou même un être infiniment lointain, -mais rendu subtil par quelques millions -de siècles de plus que nous, plus évolué, mieux -organisé : par exemple, un grillon. Elle ne -s’apprivoise pas dans le sens que, dans la -chauve-souris, j’attribue à ce terme et qui revient -à donner à apprivoisement la quasi-synonymie -du beau mot d’amitié… Mais elle -s’habitue à nous, à notre face et à nos regards, -à nos mains et à nos gestes, et quand -elle nous connaît bien, saute volontiers sur un -de nos doigts, comme un moineau privé, pour -s’emparer de la mouche qu’on lui tend.</p> - -<p>En revanche, n’imaginez pas qu’elle saurait, -comme le moineau privé, regagner sa -cage, après avoir conquis cette menue offrande. -Elle est charmante, mais elle est stupide. -Je me rappelle à ce propos que, voici quelque -quinze ans, un brave type en redingote, cravaté -de noir, surmonté d’un chapeau haut de -forme, arriva de sa province pour expliquer -aux Parisiens que l’homme « descendait », -non point du singe, mais de la grenouille, et -avec l’intention, j’en ai bien peur, de fonder -sur cette sensationnelle découverte tout un -système philosophique, sociologique, et peut-être -même religieux. Prévenue par quelques -« pays » facétieux de ce savant obscur jusque-là, -la jeunesse des écoles lui fit un accueil -grandiose, l’acclama… Il y eut, en l’hôtel des -Sociétés savantes, un banquet somptueux, suivi -d’une profusion de discours, d’où il était -à conclure que, véritablement, un nouvel ordre -de choses était né.</p> - -<p>Je m’en voudrais de contrister ce sympathique -savant, s’il est encore de ce monde, et si -un mauvais sort veut qu’il lise ma prose, mais -je me vois obligé de le contredire en cet endroit. -Stupide, mais charmante, ai-je écrit tout -à l’heure. Ceux qui se sont intéressés à mes -précédentes études naturelles savent que, certes, -j’ai maintes fois énoncé qu’<i>instinct</i> et <i>intelligence</i> -sont des mots, ne sont rien que des -mots, — que je ne suis même pas loin de supposer -que, « peut-être, après tout, l’intelligence -n’est que l’instinct en herbe… » Pourtant, -je me vois bien obligé d’écrire de mon -amie Zompette qu’elle est stupide, du moins -dans le sens que notre « intelligence » attribue -à stupidité… Bref, c’est un de ces animaux -que nous convenons d’appeler inférieurs.</p> - -<p>Animal inférieur. Oh ! sur ce point aussi, -entendons-nous… De la prétendue <i>Echelle des -êtres</i>, laquelle est sans commencement ni fin, -nous ne connaissons qu’une minime étendue ; -nous n’en demeurons pas moins persuadés -qu’il doit exister, vers l’infiniment petit, des -microbes pour les microbes et qu’au delà -du bipède-roi, dans l’avenir de la planète -Terre ou dans d’autres mondes de l’espace, -peuvent ou pourront dominer des créatures -aux yeux desquelles nous sommes ou serons, -comme dit Wells à propos de ses Marsiens, ce -que sont, à nos propres yeux, « les bêtes qui -périssent »…</p> - -<p>Animal inférieur, déjà très simplifié organiquement, -sur la parcelle par nous à peu près -connue de l’échelle infinie, et bien plus proche -déjà, pour les actions et réactions sensorielles, -du mollusque gastéropode, de ce nigaud -d’escargot, par exemple, que du reptile -infiniment plus élevé au point de vue de la -personnalité et de la compréhension. Le cœur -de Zompette est conformé de manière à pouvoir -battre sans être mis en activité par les -poumons ; il fonctionne assez durablement -quand la bestiole est placée sous la cloche de -la machine pneumatique ; si vous avez le courage -de lui arracher ce cœur en pleine vie, -vous verrez ce viscère conserver son battement -une dizaine de minutes ; et la rainette, -privée de son cœur, continuera de vivre près -d’une demi-heure, ou même plus longtemps, -si vous entretenez par des injections de sérum -une circulation artificielle. Toutes choses sur -lesquelles il serait pédantesque d’insister ici, -mais qu’il convient de signaler, puisqu’elles -prouvent que, chez les batraciens, les centres -nerveux n’obéissent qu’à moitié encore à un -ganglion cardinal, et qu’un régionalisme -excessif de la sensibilité et de la vie leur permet -de vivre ou de donner des apparences -de vie en dépit des mutilations les plus atroces. -Un ver de terre est sectionné en son milieu, -et, en voici deux au lieu d’un ; un mammifère -est décapité, et il n’en reste plus que -deux lambeaux inégaux de chair et d’os -aussitôt voués à la pourriture.</p> - -<p>Or, à tort ou à raison, force nous est bien, -momentanément tout au moins, de considérer -comme lointains pour nous, sinon inférieurs -à nous, des êtres chez qui la sensibilité et la -faculté de vie se comportent de façon si autre -qu’en nous-mêmes.</p> - -<p>Amputée soigneusement de son cerveau, dûment -pansée et bien guérie de cette opération, -Zompette, après avoir manifesté quelques -troubles passagers, n’en continuera pas moins -à sauter après les mouches à peu près aussi -habilement que ses sœurs intactes, ce qui prouve -que ses nerfs optiques et auditifs ont des -ramifications qui n’aboutissent pas nécessairement -toutes au ganglion cardinal. S’il en est -autrement, c’est que l’opérateur aura maladroitement -endommagé les nerfs optiques ou -auditifs au lieu de se borner à enlever ou à -détruire la matière cérébrale…</p> - -<p>Charmante, mais stupide…</p> - -<p>Mais que lui demandons-nous d’autre que -d’être charmante, d’être vêtue de la plus belle -tunique verte que nous puissions concevoir -et dont sa coquetterie ira jusqu’à modifier la -nuance selon la teinte des feuilles de la branche -que nous lui offrirons comme perchoir ? -Car Zompette est une admirable — encore -qu’inconsciente — artiste en fait de mimétisme. -Selon la couleur du feuillage dont -vous meublerez son bocal, celle aussi de sa -vêture se modifiera ; les feuillages sensibles du -mimosa l’inviteront à la pâleur, ceux de l’arbousier -à une verdure d’or ou de bronze ; cette -dernière robe est, selon moi, celle qui convient -le mieux à sa personnalité pensive et -vorace.</p> - -<p>Dans une autre étude, où j’essayerai de situer -l’échelon où commence la <i>personnalité</i> -chez les bêtes, il ne me sera pas très difficile -de démontrer qu’elle n’existe et ne peut se -développer que lorsqu’il s’agit d’animaux dont -les « visages » peuvent se modifier selon la -différence quantitative ou qualitative des émotions -subies. Les insectes d’une même race -sont totalement dépourvus de personnalité et, -qu’on les torture ou qu’on les flatte, présentent -une identique face qui, chez le grillon ou la -fourmi, est aussi peu expressive, aussi dépourvue -de physionomie qu’un seau à charbon, par -exemple. Il en va autrement déjà chez les -reptiles, et je vous assure, ayant eu pour amies -diverses couleuvres, qu’elles n’ont pas du tout -la même tête selon qu’on les caresse ou les -irrite… Zompette est déjà à l’étage, à l’échelon -au-dessous. Son visage ne traduit ni la douleur, -ni la joie, ni la tension du désir, ni l’apaisement -de la satisfaction ; seule la forme de -ses mains à quatre doigts, presque préhensiles, -ai-je dit, et la façon dont elle s’en sert parfois, -notamment pour bien enfoncer dans sa bouche -une proie considérable et mal happée, a -pu faire illusion au bon savant provincial dont -j’ai parlé tout à l’heure, sur sa parenté avec -nous et sa relative « humanité ».</p> - -<p>Pas plus de physionomie qu’un grillon ou -une fourmi, à cela près que la face de ceux-ci -fait penser, si l’on veut, à un seau à charbon, -tandis que la sienne évoque plutôt l’idée -d’un bijou bien ciselé ou d’un fragment de -jade : « On aura presque autant de plaisir -à les observer qu’à considérer le plumage, les -manœuvres et le vol de plusieurs espèces d’oiseaux… » -Et Lacépède, cité pour la dernière -fois, a parfaitement raison quand il s’exprime -de la sorte. Car, si Buffon et ses disciples immédiats -accueillent l’erreur avec une immense -indulgence lorsqu’il s’agit des faits particuliers, -on ne saurait leur contester la faculté -d’ouvrir larges leurs tabliers quand il pleut -des vérités premières et des considérations générales.</p> - -<p>Le printemps de 1917 me retrouva en congé -de convalescence dans ma ville natale. Printemps -seigneurial, épanoui, généreux, qui succédait -au plus rigoureux des hivers. Ma sœur -et moi, penchés vers le vase de vieux rouen, -guettions le réveil de Zompette. Elle allait entrer -dans la cinquième année de sa vie.</p> - -<p>Je ne savais pas alors qu’elle ni ses pareilles -ne vivent guère plus de quatre ans.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p3ch13">XIII<br /> -<span lang="la" class="small">SALTAVIT ET PLACUIT</span></h3> - - -<p>Charmante, mais stupide… Stupide, mais -charmante… Une figure dépourvue de toute -expression, mais ravissante. Je pense à ces -<i lang="en" xml:lang="en">sisters</i> de music-hall, aux visages aussi <i>impersonnels</i> -que celui de Zompette, mais à qui -nous sommes reconnaissants, maquillés qu’ils -sont par les lumières de la rampe comme Zompette -par le reflet du feuillage, de flatter un -instant nos yeux.</p> - -<p>Je pense encore aux dernières phrases de -la préface que Pierre Louÿs consacra à la -biographie de sa fictive Bilitis, laquelle avait -chanté et dansé sa vie, et plu aussi longtemps -que sa frêle personnalité compta aux registres -de ce bas monde.</p> - -<p>Le printemps ! Les mouches abondaient, -tous les insectes s’étaient réveillés, les grillons -allaient prendre leur costume nuptial, le dieu -archer crépitait lumineusement de toutes ses -flèches contre le vase de vieux rouen. Et Zompette, -sourde aux appels de la lumière et de -l’amour, persistait à ne point surgir de son -abri entre sable et mousse…</p> - -<p>Comme mon congé allait finir, je me décidai -à enlever la mousse avec précaution… Il n’y -avait plus, sur le sable clair, qu’un petit squelette -aplati, minutieusement intact, mais curieusement -réductible en poudre menue, dès -que mes doigts voulurent le toucher.</p> - -<p>Je vidai le contenu du vase de vieux rouen -sur le balcon.</p> - -<p>Le vent y laissa le sable et emporta dans sa -danse les restes de Zompette.</p> - - -<p class="c gap g">FIN</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td> </td><td class="small r"><div>Pages</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Préface</b></td> -<td class="bot r"><div><a href="#preface">7</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><b>I. Emile ou de la Personnalité chez les -Bêtes</b></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1">19</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Livre premier : <i>Psychologie humaine et -Psychologie animale</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1l1">25</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Livre deuxième : <i>Du Plagiat ou de la -« Singerie » chez la plupart de nos -familiers</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1l2">37</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Livre troisième : <i>Individualité et Personnalité</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1l3">51</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Livre quatrième : <i>Emile et…</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1l4">73</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Livre cinquième : <i>… les Autres</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1l5">87</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Livre sixième : <i>Les Autres… et Emile</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1l6">97</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Livre septième : <i>Le Temps et les Bêtes</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1l7">125</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Livre huitième : <i>La Mort</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1l8">139</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Livre neuvième : <i>Immortalité et Personnalité</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1l9">148</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><b>II. Coco, cacatois</b></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2">163</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><b>III. Zompette, la Grenouille verte</b></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3">173</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Prologue</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch0">175</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>La Forêt à l’Automne</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch1">177</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Rencontre de Zompette</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch2">183</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Portrait de Zompette</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch3">186</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Pourquoi si peu de révérence vis-à-vis -de mes illustres devanciers ?</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch4">195</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>De l’Habitat qui sied à Zompette captive</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch5">199</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Réputation usurpée de Zompette</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch6">203</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Les Menus de Zompette</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch7">206</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>L’Automne et le Sommeil</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch8">213</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Le Printemps</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch9">219</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Le Rappel de l’Onde</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch10">229</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Eclaircissement d’un Mystère</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch11">232</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2"><i>Suite et Fin des Annales de Zompette</i></td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch12">237</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap2" lang="la" xml:lang="la">Saltavit et placuit</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p3ch13">249</a></div></td></tr> -</table> -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em small">IMPRIMERIE RAMLOT et C<sup>ie</sup><br /> -52, <i>Avenue du Maine</i>, 52<br /> -PARIS</p> - - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EMILE ET LES AUTRES ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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